Nouveaux Cahiers du socialisme

Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

Recension du livre de François Moreau, Le développement international des banques canadiennes.

25 mars 2022, par CAP-NCS
Enfin un livre sur l’activité extérieure des banques canadiennes. Rares sont les études qui s’intéressent à la dimension internationale de « nos banques». Certes W. Clenderning (…)

Enfin un livre sur l’activité extérieure des banques canadiennes. Rares sont les études qui s’intéressent à la dimension internationale de « nos banques». Certes W. Clenderning et P. Nagy ont publié des études sur l’activité internationale des banques, mais ces do­cuments ne couvrent que la période d’après 1960 et sont très descriptifs. D’autre part Tom Naylor et Jorge Niosi ont aussi exploré ce domaine dans une dimension plus large. Leurs réflexions axées sur le concept de capital financier canadien ont porté sur une période historique plus réduite, dans le cas de Naylor, ou sur les firmes multinationales canadiennes, autres que les banques, pour Niosi. François Moreau est le premier à publier un livre sur l’histoire de l’activité internationale des banques canadiennes, de l’origine à nos jours, et à confronter ce développement aux modèles théoriques existants. La tâche était ambitieuse et non sans difficultés, surtout en si peu de pages.

L’ouvrage recouvre donc une dimension théorique et une dimension descriptive. Cette deuxième partie nous apporte des informations abondantes et pertinentes qui devraient nous permettre de tester la validité des différents modèles théoriques sur l’inter­ nationalisation des banques appliqués au cas canadien. L’analyse théorique est sans doute la partie qui soulève le plus d’interrogations. La présentation, sur laquelle nous reviendrons, des différents modèles expliquant le processus d’internationalisation des banques est claire et pédagogique. Là n’est pas le problème. Ce qui m’apparaît plus difficile c’est l’utilisation de l’expérience canadienne pour valider ou non les modèles, puisque tel est le but de l’auteur.

Tous les modèles présentés ici présupposent que l’interna­tionalisation des banques doit être étudiée à partir d’entités nationales politiquement et économiquement bien définies, ayant atteint une certaine maturité dans le•.ir développement économique (sa­turation des marchés, concentration). Le Canada d’avant 1914 ne répondait certainement pas à cette prémisse, l’on ne peut donc pas légitimement utiliser le XIXe siècle canadien comme source empirique pour rejeter certains de ces modèles. L’utilisation de ces modèles ne devient pertinente que pour la période d’après 1945.

La première vague d’internationalisation des banques dites canadiennes ne reposait pas sur des phénomènes propres à l’économie canadienne: formation d’un· capital financier national ou saturation d’un secteur bancaire oligopolistique. La création des premières banques au Canada était d’abord destinée au financement du commerce international, pas celui du «Canada» mais de celui de la Grande-Bretagne.

Il y a sans doute pas de hasard, si les banques canadiennes furent créées aux lendemains de la bataille de Waterloo et au début des années 1820. Cette période, après la crise de «recon­version » qu’a connue la Grande-Bretagne, fut marquée par une forte expansion commerciale. L’indépendance des pays latino­ américains, la forte croissance des États-Unis permirent l’ouverture de nouveaux marchés d’importance. L’essor des exportations bri­ tanniques vers le nouveau monde, financées par des emprunts contractés à Londres, amena la création en Grande-Bretagne, de même qu’au Canada, de nombreuses sociétés financières. La Banque de Montréal, puis les autres banques furent des banques britanniques créées dans une colonie pour faciliter avant tout le commerce entre l’Angleterre et les États-Unis, accessoirement entre l’Angleterre et le Canada. Le système bancaire canadien en formation était un prolongement, une branche, du système britannique. Les « merchant banks» du Canada, comme celles de Londres, vont participer au financement du commerce mondial dès leur création. Ce financement n’est pas celui de banques coloniales, les banquiers canadiens étaient de fait des britanniques. Leurs liens avec des « maisons» anglaises le prouvent.

L’internationalisation des banques canadiennes, jusqu’au tournant du siècle, doit être analysée comme celle de banques anglaises et aussi comme celle de banques américaines et non comme l’internationalisation de banques du Canada, puissance économique en pleine maturité, même secondaire, comme le fait l’auteur. François Moreau souligne bien sûr la situation excep­tionnelle de ces banques établies au Canada qui ont su tirer profit à la fois de l’Empire et des États-Unis (p. 66), mais leur internationalisation ne correspondait pas à l’évolution d’un capital financier canadien. Il n’y a pas de parallèle entre le déploiement extérieur des banques et le développement économique du Canada jusqu’aux années 1920-1930 dans le sens des prémisses des modèles. La deuxième vague après 1960 sera plus conforme.

Les modèles théoriques étudiés sont regroupés en trois familles de pensée. La première lie le développement de l’activité inter­ nationale des banques à la croissance du commerce mondial. Cette thèse trop mécanique n’a aucune valeur explicative et à juste titre est jugée insatisfaisante. La deuxième famille regroupe trois théories: celle des avantages oligopolistiques, celle de la réaction oligopolistique et celle du cycle du produit. Dans les trois cas il s’agit d’appliquer au secteur bancaire l’analyse de la firme sur l’investissement à l’étranger. Une des hypothèses ici est la concentration du secteur dans le pays d’origine, il s’agit donc de modèles très contemporains. Si l’on exclut les faits du siècle dernier, la critique de François Moreau n’atteint alors son but que pour la théorie du cycle du produit. Ce qui est l’essentiel car les deux autres membres de la famille ne sont pas de véritables théories, mais plutôt des «auxi­liaires» utiles pour des théories plus globales. En oubliant le XIXe siècle, l’auteur nous montre bien la faiblesse de ces théories pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, surtout que ces modèles sont «des extrapolations abusives du cas des États­ Unis» d’après-guerre.

La dernière famille de pensée est l’approche marxiste. Mal­heureusement l’auteur la limite aux auteurs «classiques» , parti­culièrement Hilferding et Lénine, négligeant les avancées récentes, entre autres celles de W. Andreff et O. Pastré. Pour les banques canadiennes ce modèle ce heurte aussi au problème du XIXe siècle canadien. François Moreau nous expose bien le modèle de ces auteurs classiques et souligne la nécessité de la centralisation, de la concentration et même de la cartellisation pour qu’il y ait exportation de capital industriel et bancaire (pp. 32 à 39). L’économie canadienne d’avant 1914 n’avait pas ces caractéristiques.

F. Moreau contourne la difficulté en parlant du Canada comme « impérialisme secondaire» (p. 65); vraiment c’est vouloir abso­lument sauver le modèle. D’ailleurs le modèle marxiste classique, contrairement aux autres, est peu confronté à l’expérience canadienne dans ce livre. L’auteur refuse de voir que le modèle d’Hilferding est difficilement applicable au Canada non pas uniquement par la non maturité de l’économie canadienne, mais surtout par la nature différente des banques canadiennes, essentiellement commerciales et non d’affaires comme les banques européennes analysées par Hilferding.

Certes l’analyse marxiste est l’instrument le plus puissant pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, mais le modèle des auteurs classiques avec son concept de capital financier, fusion organique du capital industriel et du capital bancaire, recouvre une autre réalité que celle du Canada, du XIXe ou du xxe siècle. Il faut découvrir ou inventer un nouveau modèle, ce que ne fait pas F. Moreau.

Malgré certaines faiblesses théoriques ce livre demeure un jalon important dans l’élaboration d’un modèle théorique capable de tenir compte de l’expérience bancaire canadienne.

Bernard Elie, Université du Québec à Montréal

François Moreau, Le développement international des banques canadiennes, Montréal, éd. Saint- Martin, 1985, 159 p.


URI: http://id.erudit.org/iderudit/040541ar DOI: 10.7202/040541ar

Politique, n° 10, 1986, p. 137-141.

Note : les règles d’écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

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L’immigration à l’ombre de la pandémie

24 mars 2022, par CAP-NCS
Entrevue avec John Shields[1] Au Canada, face à la pandémie de COVID-19, les autorités publiques ont lancé toute une gamme de programmes pour soutenir différents segments de (…)

Entrevue avec John Shields[1]

Au Canada, face à la pandémie de COVID-19, les autorités publiques ont lancé toute une gamme de programmes pour soutenir différents segments de la population, l’économie, les systèmes de santé, les gouvernements locaux et beaucoup plus. Cependant, ces interventions n’ont pas eu les mêmes effets pour tout le monde. Trop d’immigrantes et d’immigrants ont été exclus des programmes de soutien, même si les populations immigrantes ont des taux de chômage plus élevés et une fragilité financière accrue en raison de la pandémie. D’autre part, il s’est avéré que les immigrants ont été plus à risque de contracter le virus vu leurs types d’emploi, leur dépendance à l’égard du transport public et leur résidence dans des quartiers densément peuplés. Enfin, la fermeture des frontières a eu de graves conséquences, notamment envers les demandeurs d’asile provenant des États-Unis, sans compter les dizaines de milliers de personnes en attente d’un visa d’entrée à titre d’immigrants ou de réfugiés.

P.B. – On dit souvent que la pandémie a révélé des défaillances structurelles dans le système canadien, notamment en ce qui concerne les populations immigrantes…

J.S. – Pour moi, la situation très pénible vécue par des immigrants et des immigrantes est la conséquence des transformations structurelles du capitalisme et de l’État au Canada, transformations qu’on associe généralement au projet néolibéral. Pendant des décennies, le système de santé, notamment, a été affaibli, privatisé en partie, comme on l’a vu pour les CHSLD[2]. La sécurité des citoyens a été érodée. Tout le monde a été affecté, mais les plus vulnérables l’ont été davantage. Les immigrants l’ont été de manière disproportionnée. À Toronto, on a établi cette situation de manière précise en comptabilisant les personnes malades et contaminées selon leur code postal. On a ainsi pu démontrer que le taux d’infection pour les populations immigrantes était deux fois supérieur à la moyenne.

P.B. – Comment expliquer ce grand écart ?

J.S. – Il y a d’abord les conditions de travail dans les créneaux d’emploi occupés par les immigrantes et les immigrants, comme la santé, les services domestiques, la restauration, les entrepôts, la transformation alimentaire, l’agriculture. Dans ces secteurs, la distanciation sociale est quasiment inapplicable. Ce sont les immigrants qui composent le gros des effectifs dans les emplois « 3-D » (dangerous, dirty, difficult). Il faut ajouter la situation du logement car beaucoup d’immigrants habitent des domiciles surpeuplés, ce qui rend la vie difficile à ceux et celles qui doivent travailler à la maison. Selon Statistique Canada, deux fois plus de personnes noires que de personnes blanches sont décédées des suites de la COVID.

P.B. – S’ajoutent la précarité et la mobilité…

J.S. – Les politiques néolibérales ont amené les employeurs, publics comme privés, à limiter l’accès à des emplois permanents et à ouvrir, au nom de la flexibilité, le travail à forfait, souvent par l’intermédiaire d’agences avec lesquelles les liens contractuels sont minimes. Les gens, on le voit, sautent d’un emploi à l’autre, d’un endroit à l’autre, dans des conditions qui ont favorisé des éclosions lors de la première phase de la pandémie. Cette situation frappe les personnes à bas revenus de toute origine, mais une majorité d’immigrantes et d’immigrants racisés se trouve dans cette catégorie.

P.B. – C’est donc moins un dispositif qui discrimine les immigrants que la surexploitation qui frappe des secteurs de la classe ouvrière…

J.S. – Il y a la discrimination qui s’exerce « naturellement », car ce sont les immigrantes et les immigrants qui sont au bas de l’échelle, mais dans les conditions actuelles, ils sont pénalisés par toutes sortes de facteurs, dont la non-reconnaissance des diplômes, l’expérience dite « canadienne » qui leur fait défaut, les difficultés d’apprentissage linguistiques. La plupart du temps, cela leur prend beaucoup de temps pour se sortir du cercle vicieux des jobs « 3-D » et de la précarité. Selon Statistique Canada, les travailleurs qui sont ici depuis cinq ans représentent environ 3 % de la main-d’œuvre totale, mais ils ont constitué 21 % de celles et ceux qui ont été licenciés. Plus de la moitié des pertes d’emploi ont frappé les bas salarié·e·s (16 dollars de l’heure et moins) dans la vague de licenciements qui a suivi la fermeture partielle de l’économie à partir de 2020.

P.B. – La COVID a aggravé tout cela…

J.S. – Plus de 500 000 immigrants et immigrantes n’ont pas eu accès aux subventions salariales ! Plusieurs n’avaient pas occupé un travail salarié assez longtemps. D’autres n’ont pas leurs documents en règle, donc pas de numéro d’assurance sociale. Les dizaines de milliers de sans-papiers évidemment n’existent pas dans ce système. Des milliers d’étudiantes et d’étudiants étrangers ayant un statut temporaire étaient également exclus de la prestation canadienne d’urgence (PCU)[3].

P.B. – Et il y a eu la fermeture des frontières…

J.S. – Les premières restrictions ont été imposées en mars 2020 par le gouvernement fédéral. Les personnes demandeuses d’asile et les réfugié·e·s se sont retrouvés dans l’impossibilité d’entrer au Canada. Des centaines de personnes ont été renvoyées aux États-Unis. Et il y a au pays plus de 30 000 personnes en attente d’une décision concernant leur statut.

P.B. – Les travailleuses et les travailleurs dits temporaires, à forfait, sont encore plus fragiles…

J.S. – Le fait que leur travail est lié officiellement à un employeur particulier et qu’ils n’ont pas le droit de changer d’emploi constitue le pilier d’un système très dur où ces travailleurs n’ont pas le choix d’accepter les conditions souvent misérables qu’on leur offre. La situation des travailleurs agricoles qui habitent des roulottes à quatre ou huit par chambre, payés au salaire minimum, est connue. Dans les usines de transformation alimentaire, la COVID a frappé très fort comme dans l’usine de Cargill High River en Alberta (qui produit 40 % de la viande consommée au pays) et où les taux d’infection ont été considérables. Personne d’autre au Canada n’accepterait cela, mais eux, ils n’ont pas le choix.

P.B. – C’est un système qui fonctionne « bien » pour le capitalisme néolibéral ?

J.S. – Les travailleurs sous étroite surveillance peuvent difficilement résister, même si certains le font. Également, la fonctionnalité de ce système consiste à garder le prix des aliments au plus bas niveau, ce qui fait rouler toute l’économie…

P.B. – Quels sont les points de friction ?

J.S. – Régulièrement, il y a des campagnes pour mobiliser les secteurs vulnérables comme les travailleurs temporaires. Les résultats sont mitigés, compte tenu des conditions qu’on a évoquées plus haut. Il faut noter également la montée d’un discours populiste de droite, qui cible davantage les immigrants racisés et qui empoisonne l’atmosphère dans certains quartiers « chauds » de la périphérie de Toronto. On entend de plus en plus dans les médias de droite un discours qui présente les immigrants et les immigrantes comme une menace qui met en péril notre « sécurité ». Ce problème a particulièrement affecté les communautés originaires de l’Asie de l’Est, pointées par les médias comme porteuses du « virus chinois ».

P.B. – Qu’est-ce qui s’en vient maintenant ?

J.S. – La pandémie et ses nombreuses séquelles vont perpétuer une situation de peur et de tensions. Il est possible que le tournant vers la droite s’accentue par des mesures austéritaires qui vont frapper davantage les plus vulnérables. D’un autre côté, beaucoup de gens ont pris conscience que l’affaiblissement des programmes sociaux pendant 20 ans de néolibéralisme n’était vraiment pas une bonne idée. Ils ont vu le gouvernement sortir des milliards de dollars alors qu’on nous disait que l’État ne pouvait pas payer. Il y a des secteurs importants de la population qui estiment que la source du problème relève du néolibéralisme, et non pas d’une « catastrophe microbienne » imprévisible.

P.B. – Qu’est-ce qui peut être fait à court terme ?

J.S. – Il est évident que les travailleuses et les travailleurs du soin (care), dont celles et ceux en première ligne dans les établissements de santé et regroupant un grand nombre de travailleurs immigrants, doivent être mieux traités. L’obtention d’un emploi stable rattaché à un employeur identifié doit remplacer le système actuel des agences. Il en va de même pour les travailleurs temporaires. Quant aux demandeurs d’asile et aux nombreuses personnes qui sont sans-papiers, la moindre chose est d’ouvrir les portes du pays et de régulariser leur statut.

Pierre Beaudet, rédacteur aux Nouveaux Cahiers du socialisme


  1. John Shields est professeur à l’Université Ryerson de Toronto. En 2021, il a publié avec Zainab Abu Alrob, doctorante à l’Université Ryerson, un rapport sur les migrations et le système d’immigration canadien : COVID-19, Migration and the Canadian Immigration System. Dimensions, Impact and Resilience. Ce rapport s’inscrit dans le cadre d’un projet de l’Université York, Immigration et résilience en milieu urbain, IRMU, appuyé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. On retrouvera le rapport complet, en anglais, à : https://bmrc-irmu.info.yorku.ca/files/2020/07/COVID-19-and-Migration-Paper-Final-Edit-JS-July-24-1.pdf?x82641. L’entrevue a été réalisée le 2 septembre 2021.
  2. CHSLD : centres d’hébergement de soins de longue durée.
  3. Il y avait en 2019 plus de 640 000 étudiantes et étudiants étrangers dans les établissements d’éducation, dont près de 200 000 occupaient un emploi.

 

Rapport de classe et obstacles économiques à l’association1

23 mars 2022, par CAP-NCS
Dès sa création, le PQ, sous la direction de René Lévesque, délaisse le discours traditionnel de l’indépendance pour adopter le projet de souveraineté-association. Le tiret (…)

Dès sa création, le PQ, sous la direction de René Lévesque, délaisse le discours traditionnel de l’indépendance pour adopter le projet de souveraineté-association. Le tiret entre « souveraineté » et « association » n’est pas fortuit. Il reflète un projet distinct, comme l’explique une brochure du Centre de formation populaire : « Alors que l’indépendance signifie une rupture importante dans le système politique institutionnel canadien et implique une modification fondamentale des rapports de classes au Québec et au Canada, le projet de souveraineté-association vise à un réaménagement des rapports dans le cadre d’une continuité du système constitutionnel (…) Le projet implique une renégociation des rapports entre les diverses fractions de la bourgeoisie au Canada et au Québec. Les protagonistes principaux du projet, que représente le PQ, sont constitués par une alliance entre diverses fractions bourgeoisies et petites-bourgeoises (qui) désirent aménager de façon différente leur présence au sein du capitalisme nord-américain en agrandissant l’espace politique et économique qui leur est actuellement dévolu tout en permettant une harmonisation des intérêts de la bourgeoisie nord-américaine (américaine, canadienne et québécoise) dans le cadre d’un système politique stabilisé »2.

Pour autant, ce projet rencontre l’hostilité des classes dominantes au Canada (et aux États-Unis). Celles-ci, on le verra lors du référendum, se sont liguées pour vaincre le PQ, ce qui peut sembler paradoxal. En réalité expliquent Lacroix (prof de sociologie à l’UQAM) et Levasseur (prof de sciences politiques à l’Université Laval), le projet « entre en conflit avec la tendance à l’expansion internationale du grand capital canadien, en menaçant de tronçonner ses bases arrière et en visant un changement qualitatif de l’intégration économique du Québec dans l’ensemble continental ». À ce problème s’en ajoute toutefois un autre. Pour gagner, le PQ a besoin d’un large appui des couches populaires qui espèrent que le changement de statut du Québec sera un pas en avant dans l’émancipation. Or, la direction du PQ qui ne veut pas un « grand » changement » craint de susciter l’enthousiasme populaire de peur de faire part aux dominants !

***

C’est donc un pari impossible à gagner, selon les deux auteurs qui prévoient avant tout le monde que le camp du oui perdra le référendum. Autre conclusion qui se dégage de leur analyse : à terme (après le référendum), le PQ va se replier sur un autonomisme provincial, ce qui exigera « d’isoler au sein du mouvement syndical et populaire, les forces de gauche et d’extrême gauche susceptibles de transformer les inévitables déceptions des classes dominées et subalternes en une protestation d’ensemble contre l’organisation des rapports politiques ». C’est ce qui surviendra dès 1982 au cours du deuxième mandat du gouvernement du PQ. D’une part, René Lévesque adoptera la stratégie dite du « beau risque » en négociant la constitution avec le gouvernement libéral et en s’appuyant sur le Parti conservateur enclin à une politique de décentralisation. D’autre part, il s’engagera dans un duel très dur avec le mouvement syndical en adaptant à la manière québécoise le programme néolibéral qui envahit l’Amérique du Nord des années 1980.

De l’affaire Riel à la crise des conscriptions, en passant par la querelle des écoles françaises à l’extérieur du Québec et par les événements d’octobre 1970, toute l’histoire du Canada est périodiquement ponctuée de crises d’unité nationale, tantôt ouvertes tantôt feutrées. Ces tensions permanentes sont en fait profondément ancrées dans les caractéristiques mêmes du modèle d’unification nationale sous-jacent à la formation de l’État canadien. L’unification politique des colonies britanniques s’opère ici, en effet, de manière essentiellement défensive, passive, graduelle et conservatrice, c’est-à-dire par à-coups, sans mobilisation populaire et sous l’impulsion et la direction quasi exclusives d’une poignée de grands marchands, de banquiers, de promoteurs de chemins de fer et de politiciens conservateurs qui n’ont alors pour seul objectif que de réorganiser, en étroite association d’ailleurs avec le capital britannique et le gouvernement impérial, les finances publiques des colonies afin de parachever la construction des infrastructures ferroviaires requises pour relancer leurs activités extractives et commerciales3. Expressément destinée à garantir institutionnellement l’hégémonie politique de cette bourgeoisie commerciale au sein du nouvel État national canadien, l’union fédérale édifiée en 1867 s’avère cependant extrêmement instable et fragmentaire, c’est-ã-dire travaillée du dedans par un ensemble complexe de contradictions et de conflits touchant d’une part ã la répartition des juridictions et des compétences entre le fédéral et les provinces, et d’autre part ã la préservation des particularités linguistiques, culturelles et territoriales des Québécois, des Métis, des Amérindiens et Inuits, et des minorités francophones hors Québec4. Il ne faut pas oublier bien sûr de parler des contradictions et des conflits, qui dérivent dès l’origine de l’inégal développement entre les diverses régions du nouveau pays. Gérés tantôt par voie coercitive, tantôt par voie de compromis et de concessions (le plus souvent selon ces deux voies simultanément), ces multiples contradictions et conflits ne débouchèrent toutefois jamais sur une modification profonde des rapports de domination sous-jacents à la formation et au développement de l’État national canadien5.

L’arrivée au pouvoir du PQ déclenche en revanche une crise d’unité nationale autrement plus aigüe, car les conflits et les contradictions qui sont à la source de l’actuelle crise canadienne ne peuvent manifestement être gérés et résolus, de manière stable, qu’au prix d’une transformation substantiel – celui de la structure de domination nationale mise en place en 1867. Ceci ne signifie évidemment pas que le Canada soit inévitablement appelé à disparaître en tant qu’espace national distinct. Simplement, cela peut suggérer que la résolution de la présente crise de l’unité canadienne passe de façon obligée par une profonde restructuration des rapports de domination nationale articulés historiquement à la formation du Canada comme État-nation. Cette restructuration pourrait revêtir des formes extrêmement diverses, allant de l’indépendance pure et simple du Québec à l’occupation militaire prolongée de la province et à la répression systématique du mouvement indépendantiste (le tout accompagné d’une politique de centralisation autoritaire des pouvoirs au niveau du gouvernement fédéral), en passant par la souveraineté-association du Québec ou par un fédéralisme fortement décentralisé, etc. Le choix de l’une ou l’autre de ces stratégies de sortie de crise est finalement fonction de la configuration des rapports de classes et de l’évolution conjoncturelle des relations de force entre ces classes dans le champ politique.

En ce sens, l’issue de la crise actuelle ouverte par la victoire du PQ aux élections de novembre 1976 dépendra avant tout des rapports politiques entre les classes et fractions de classes constitutives de la société canadienne (étant entendu ici que le grand capital américain est directement représenté au sein du bloc au pouvoir par l’une de ces fractions). Ces relations de classes, aussi bien entre les diverses fractions de la classe dominante canadienne qu’entre celle-ci et les classes dominées/subalternes, constituant autant de réseaux d’obstacles venant peser sur l’adoption et la mise en oeuvre de ces diverses stratégies de réorganisation structurelle des rapports de domination nationale au Canada. Cependant, avant de procéder à l’analyse des obstacles qui s’opposent à la souveraineté-association comme forme spécifique de solution à la crise actuelle, un dernier mot concernant les fondements à la fois structurels et conjoncturels de celle-ci. C’est l’évidence même, le traitement de cette crise est directement fonction des contradictions structurelles et des problèmes conjoncturels qui sont à sa source. Si la présente crise de l’unité nationale

canadienne fut largement précipitée par la défaite électorale du Parti libéral et l’accession au pouvoir d’une formation politique qui n’a jamais caché son option souverainiste, elle a par contre ses racines dans un ensemble de tendances structurelles qui remontent en fait à la fin de la Seconde Guerre mondiale et, plus particulièrement, au début des années soixante. L’élection du 15 novembre devant être lue comme un événement particulier opérant une formidable condensation des contradictions et des conflits dérivant de ces tendances structurelles et des contre-tendances introduites pour les contrecarrer. Certes, il est impossible, dans les limites de ce texte, de rendre compte de l’ensemble des processus ayant concouru ã la genèse de l’actuelle crise. Aussi nous bornerons-nous ici ã énoncer quelques hypothèses de travail très générales qui, nous l’espérons, seront susceptibles de rendre intelligibles les coordonnées de cette crise.

Tendances structurelles à la base de la présente crise

La mise en question des rapports de domination nationale sous-jacents à la fondation de l’État canadien est, sans nul doute, liée directement à la renaissance et au développement, d’une ampleur extraordinaire, des luttes nationalistes (nationalitaires n’existe pas) au Québec depuis plus de 15 ans, c’est-à-dire de cet ensemble hétérogène de pratiques revendicatives visant à préserver la langue, la culture et le territoire d’un groupe social historiquement constitué comme nationalité distincte6. Certes, quand on a souligné l’importance de cette protestation nationaliste, l’on a dit quelque chose d’essentiel pour la compréhension de la genèse de l’actuelle crise d’unité nationale, mais il reste encore et surtout à rendre compte des conditions de formation et de développement de ces pratiques sociales conflictuelles. Ceci signifie concrètement cerner les tendances structurelles qui impulsent l’apparition, la formation, la transformation, la réactualisation et la prolifération de ces revendications nationalistes qui débouchent, à l’automne 1976, sur le ralliement de larges couches de la classe ouvrière et de la nouvelle petite bourgeoisie salariée urbaine, et de certaines fractions de la bourgeoisie, au PQ et à son projet de souveraineté-association.

Parmi ces tendances structurelles, deux nous apparaissent particulièrement décisives : l’accentuation des inégalités régionales de développement d’une part, et l’extraordinaire croissance de l’intervention des États provinciaux d’autre part. Ces deux tendances s’enracinent dans les caractéristiques du système des apports de classes défini par le nouveau modèle d’accentuation du capital graduellement mis en place après la fin de la Seconde Guerre mondiale au Canada.

Développement inégal et régionalisation de l’économie canadienne

Le développement inégal est un trait permanent du capitalisme canadien. Dès le lendemain de la formation de la Confédération, les provinces du centre (Ontario et Québec) se constituent en effet comme le pivot industriel et financier du pays et tout le système ferroviaire est d’ailleurs construit de manière à consacrer leur hégémonie économique. Cette tendance à l’inégal développement ne fera par.la suite que s’accentuer avec la mise en oeuvre, à partir de 1879, de la « National Policy » qui aura notamment pour conséquence d’institutionnaliser le fractionnement et l’éclatement du pays en plusieurs sous-champs régionaux se spécialisant tantôt dans l’extraction et l’exportation de produits naturels et de matières premières (Maritimes et provinces de l’Ouest), tantôt dans la production de biens de production et d’équipement (Ontario), tantôt enfin dans la production manufacturière de biens de consommation courante et dans l’extraction et la transformation primaire de certains produits naturels et matières premières (Québec)7.

Loin de corriger ces inégalités de développement, le nouveau modèle d’accumulation du capital mis en place après 1945 les approfondira considérablement. Défini par une croissance continue, rapide et quasi illimitée du surplus économique, ce modèle d’accumulation appelle en effet à une pénétration massive et systématique du capital américain qui va se loger dans les branches industrielles les plus productives et les plus stratégiques pour le développement économique du pays8. Cette pénétration du capital américain, sous forme d’investissements directs, débouche sur une continentalisation tendancielle de l’ensemble des processus de mise en valeur et d’accumulation du capital au Canada et elle a pour conséquence de brancher plus ou moins organiquement l’appareil productif canadien sur le champ industriel américain. À son tour, ce processus de continentalisation accélère et approfondit en fait la désarticulation du champ industriel canadien, précipite le déclin de l’axe économique est-ouest au profit d’un axe nord-sud, consolide la concentration de l’industrie lourde et technologiquement avancée dans le sud de l’Ontario et renforce la vocation traditionnelle du Québec comme aire de fabrication de biens de consommation courante et comme zone d’extraction et de transformation primaire de produits naturels et de matières premières.

Croissance et autonomisation des États provinciaux

Ce processus de fragmentation de l’espace national canadien est par ailleurs systématiquement alimenté et accentué, depuis la fin des années cinquante, par la tendance à l’autonomisation progressive des appareils d’État provinciaux par suite de l’accroissement considérable de leur champ d’intervention9. L’une des caractéristiques centrales du modèle d’accumulation intensive de capital qui émerge au sortir de la Seconde Guerre mondiale, est en effet l’intervention désormais massive et permanente de l’État dans l’organisation, le programme nation et la régulation de la croissance du surplus économique, la logique étatique étant graduellement devenue la logique organisatrice dominante des rapports sociaux depuis 1945. Dans un premier temps, le gouvernement fédéral assumera l’essentiel de la responsabilité de ces nouvelles interventions étatiques, prenant notamment en charge la direction du processus de reconversion de l’économie de guerre.

Compte tenu toutefois que la plupart des domaines d’intervention en forte croissance (santé, sécurité sociale, éducation, formation/qualification de la force de travail, développement industriel, infrastructures routières, consommation collective) sont soit de juridiction exclusivement provinciale, soit de compétence partagée d’une part, et que la mise en valeur accélérée des ressources naturelles induit un fort accroissement des revenus des États provinciaux d’autre part10, ceux-ci sont progressivement amenés à jouer un rôle de plus en plus décisif, à partir de la fin des années 50, dans la régulation de l’accumulation du capital et dans la gestion/légitimation des rapports de classes qui en dérivent. Ceci ouvre la voie à une autonomisation croissante des États provinciaux à l’égard de l’État fédéral.

Ce renforcement des capacités d’interventions des États provinciaux soulèvera cependant un ensemble de nouveaux conflits touchant à la délimitation des domaines et compétences d’action de chacun des niveaux de gouvernement, et à la répartition des ressources fiscales requises pour en assurer le financement. Ces conflits sont particulièrement aigus au Québec où l’expansion quantitative et qualitative de l’action de l’État s’opère, en raison de la configuration spécifique du champ des rapports de classes et de l’organisation du système politico-administratif à la fin des années 50 et au début des années 60, avec une allure sans précédent et une stratégie unique au Canada11.

Contre-tendance à la fragmentation et conjoncture de crise économique et étatique

Ces tendances structurelles à la fragmentation et à l’éclatement économiques et politiques du pays furent cependant contrecarrées, du moins tendanciellement, par un ensemble d’initiatives politiques de l’État fédéral. Ces initiatives visaient, au nom de l’intérêt national, d’une part à corriger les inégalités régionales de développement, et d’autre part à coordonner et programmer la croissance des interventions des gouvernements

provinciaux, à amorcer la mise en place de nouveaux programmes nationaux, à redistribuer équitablement les ressources fiscales du pays entre les diverses provinces, et à associer institutionnellement les États provinciaux à la formulation ou à l’administration des grandes politiques nationales.

L’introduction par le gouvernement fédéral de ces contre-tendances destinées à s’opposer à la balkanisation du pays ne fit cependant, sur une longue période, qu’exacerber encore plus les tensions suscitées par le développement inégal des régions et l’autonomisation croissante des États provinciaux. Loin de réduire et de désamorcer la virulence des conflits politiques engendrés par ces tensions, ces contre-tendances eurent en effet pour conséquence de politiser davantage ces conflits et ces affrontements, de les systématiser, de les dramatiser et de les globaliser. Ainsi, l’actuelle crise de l’unité nationale canadienne est-elle le produit complexe de l’interaction entre ces tendances à la fragmentation économique et politique du pays, et des contre-tendances introduites pour colmater ces brèches ?

À partir des années 70, l’impact de cette interaction est considérablement accru par le développement d’une sévère crise économique se doublant d’une crise non moins profonde de l’action étatique. Ainsi, alors que les effets du développement inégal se font encore plus dramatiquement sentir que par le passé, à la suite de la progression du taux de chômage et de la fermeture de toute une série d’entreprises d’une part, et que les États provinciaux sont systématiquement appelés d’autre part à la rescousse du capital et contraints d’accroître leurs interventions de type « intégratif » afin de désamorcer les conflits sociaux au moment même où il leur faut par ailleurs rationaliser et planifier leurs actions et réduire leurs dépenses, l’État fédéral par contre est plus que jamais forcé à promulguer une politique d’ensemble de gestion de la crise et, par conséquent, contraint de renforcer la subordination institutionnelle des gouvernements provinciaux. Cette conjoncture de crise ayant pour effet d’alimenter considérablement les mouvements de revendication régionalistes et autonomiste, notamment au Québec où ils se greffent et s’articulent à un mouvement de contestation nationaliste extrêmement puissant. Ainsi, loin de constituer l’expression de la phase finale du combat séculaire d’une nation tronquée et humiliée luttant désespérément pour la reconquête de son identité perdue, l’accession au pouvoir du PQ en novembre 1976 est le résultat de la condensation d’une triple protestation (nationaliste, régionaliste et autonomiste) à la faveur d’une crise économique et étatique d’où le PQ tire sa force et sa faiblesse, sa capacité de mobilisation et ses contradictions de cette fusion à dominante de revendications nationalistes, régionalistes et autonomistes.

Souveraineté-association

À la lumière de ce que nous venons de dire du contexte dans lequel se fait l’arrivée au pouvoir du PQ nous comprenons l’importance du projet politique qu’il met de l’avant. Cependant, ce projet demeure relativement vague, du moins dans la composante association, ce qui ajoute aux hésitations, réticences et résistances qu’il rencontre. Avant de recenser et d’analyser ces obstacles, nous voulons identifier les caractéristiques spécifiques du projet souveraineté-association, ce qui permettra par la suite de mieux saisir la nature et l’interrelation des obstacles intérieurs et extérieurs au Québec que rencontre ce projet aux composantes contradictoires.

Pour faire cet essai de définition de la souveraineté-association, nous avons effectué une brève analyse de contenu du discours portant sur ce projet. Même si elle n’est pas exhaustive, cette analyse est toutefois suffisante pour nous permettre de saisir l’essentiel du projet et ainsi de pouvoir entrevoir, et ce, sans faire de spéculation indue, les obstacles se matérialisant à l’encontre de la souveraineté-association.

La souveraineté

La protestation du 15 novembre 1976 a un fondement objectif. En effet, les « performances » économiques du Québec étaient et sont encore loin d’être excellentes, tout particulièrement celles de l’industrie manufacturière12. Non seulement les perspectives n’étaient et ne sont pas brillantes dans l’immédiat, mais le futur n’était et n’est pas de meilleur augure étant dans la parfaite continuité de développement inégal des régions13 caractérisant toute l’histoire de la formation sociale canadienne, inégalité de développement jouant en faveur de l’0ntario et à propos duquel on accuse Ottawa de laisser faire ou d’accentuer le phénomène14.

Au cours des deux décennies précédentes et plus particulièrement au cours des années 1960 se développent au Québec plusieurs réactions au développement des inégalités régionales et à l’oppression nationale. Selon le PQ, le militantisme syndical, le coopératisme et la création d’entreprises d’État sont au Québec autant de réactions contre cet état de fait et manifestent: « (…) la volonté de rapatrier les centres de décision majeurs de l’économie et, en les rapatriant, d’en modifier l’organisation »15.

Du vieillissement de l’appareil de production, du morcellement de l’industrialisation, du chômage, de l’investissement non proportionnel à l’importance de la population, on accuse le gouvernement central, le gouvernement d’une nation étrangère. En somme, le PQ propose aux Québécois de « rapatrier la portion de leurs instruments collectifs de développement qui sont actuellement entre les mains d’un parlement et d’un gouvernement contrôlés majoritairement – et depuis le début par des gens différents, d’une autre nationalité »16. « Quant à la satisfaction des Canadiens vis-à-vis les structures politiques, on s’entendra sans peine pour dire qu’elle est loin d’être grande à travers le pays, mais que l’insatisfaction est surtout sentie et subie au Québec où la très grande majorité des habitants les rejettent dans leurs formes actuelles. Bien simplement, ces structures sont fondées sur deux principes : l’association des groupes humains concernés et l’inégalité entre ces groupes humains »17. Il s’agit donc, pour « corriger » la situation, de prendre le contrôle des instruments collectifs nécessaires pour pouvoir s’autogouverner, pour diriger son avenir collectif, pour organiser sa vie économique, sociale et culturelle18. Pour réaliser cet avenir collectif, il faut à cette nation un État moderne qui permettra ã ce peuple d’être enfin maître chez lui19 :

Pensons seulement à l’incroyable chantier collectif que constituera, pour des milliers de Québécois, l’organisation d’un État enfin cohérent. Cet État sera enfin doté de toutes ces compétences déterminantes qui nous échappent dans le cadre provincial alors qu’au niveau fédéral, notre place sera toujours minoritaire et en quelque sorte concédée aux coloniaux par les métropolitains de la majorité anglophone. Il jouera ce rôle de moteur central qu’un état remplit dans toute société contemporaine. Avec les charges immenses qu’il doit assumer, la puissance de ses instruments législatifs et la masse d’impôts qu’il perçoit (plus du tiers du produit national), seul un État fort de tous ces pouvoirs a les moyens de s’atteler aux tâches suprêmes de planification, d’animation et de coordination que requiert aujourd’hui le développement collectif 20.

Récupérer les centres de décisions et plus particulièrement en ce qui concerne le développement, cela veut dire récupérer la possession des moyens financiers21 et les centres de décision susceptibles de permettre de planifier, d’organiser le développement de la structure industrielle22. Cependant, cette récupération des centres de décision, cette

revendication d’autonomie n’en est pas une d’autarcie. Le PQ évoque l’impossibilité de vivre en vase clos23, et même l’impossibilité de briser la communauté d’existence avec cette nation canadienne-anglaise qui pourtant est étrangère à la nation québécoise :

Entendue comme la brisure d’une communauté d’existence, elle est d’ailleurs impossible et c’est la raison pour laquelle (…) les Québécois et les autres Canadiens doivent vivre ensemble sans qu’une séparation de corps soit possible d’aucune façon. Ils ont beau être différents, ils sont poignés pour cohabiter ensemble, pour être voisins sur le même bout de terre, entre deux océans24.

En fait, la séparation, la brisure, est impossible; l’autonomie ne peut être que relative. En fait, le projet de souveraineté, c’est l’intention du fédéral de récupérer, par et pour l’État québécois, une capacité d’intervention. Pourquoi une intervention ? Pour planifier, animer et coordonner le développement collectif25. Afin d’entrevoir les obstacles, il reste donc à savoir spécifiquement quels intérêts sont défendus et comment ils le sont par ce projet. Or, cela apparaît plus clairement dans le projet d’association, et ce, malgré le vague entourant la conception de cette partie du projet souveraineté-association.

L’association

Très peu de précisions ont été jusqu’ici apportées par le PQ à son projet d’association. Même si on affirme la nécessité de faire ces précisions26 et qu’on annonce des « révélations inédites » de M. Parizeau au prochain colloque des HEC, il reste que nous en sommes pour le moment réduits à des hypothèses. C’est forcément une limitation très importante à l’évaluation des obstacles que rencontre ou rencontrera ledit projet. Toutefois, nous pensons qu’en scrutant la conception qu’a le PQ du développement, il est possible de contourner cette limitation.

Si on se fie à certaines versions, l’association recherchée tient à l’impossible brisure, au fait qu’il est impossible de ne pas cohabiter avec les étrangers canadiens-anglais27. Cette impossibilité de couper, cette nécessité de cohabiter, c’est une nécessité économique. Non seulement l’étroitesse du marché défend au Québec l’autarcie28, mais la proximité et la domination de « Big-Brother-USA » sur l’économie canadienne et québécoise rend obligatoires certains accords politiques entre autres monétaires et douaniers29 et l’articulation de stratégies industrielles30. Certes, ce projet n’est pas uniquement un projet de résistance à l’oncle Sam, c’est aussi et surtout le projet d’une renégociation des places respectives dans la distribution des instruments de développement et donc des effets du développement.

(…) Nous proposons une nouvelle forme d’association basée sur l’égalité entre les deux nations du Canada, dans le respect des minorités. (…) En fait, le PQ propose d’organiser différemment et sur des bases solides le voisinage dans l’espace canadien. (…) en procédant à des négociations d’association pour la mise en commun d’outils de développement, sur la base de l’égalité et de la souveraineté des parties. Dans cette proposition, l’égalité et la souveraineté doivent être non négociables alors que le reste, lui, l’est et il peut prendre plusieurs formes31.

Bien sûr, les formes que peut prendre l’association sont déterminées. Toutes sont conditionnées par l’objectif central de la revendication qui, lui, est non négociable : la récupération de la capacité d’intervention de l’État, rendre négociable une modification de l’intégration dans le champ d’accumulation du capital nord-américain32. Le succès de ce projet de modification de l’insertion du Québec dépend de la conjoncture immédiate de la confiance qu’inspire aux investisseurs l’actuel gouvernement du Québec. Ce n’est pas sans raison que René Lévesque rappelait au patronat que les grandes firmes multinationales (GM, Alcan, CIL, etc.) s’étaient inscrites dans le projet de développement économique mis de l’avant par son gouvernement en investissant au Québec33.

Ce fait est d’ailleurs un indice de la stratégie de développement industriel que ce gouvernement veut mettre de l’avant. Cette stratégie s’articule autour de la volonté de planifier son développement34 et se déploie en 3 principes : 1) Maintenir une industrie domestique dans les secteurs de besoins vitaux, maintien s’accompagnant de mesures visant à consolider les éléments les plus concurrentiels de ces secteurs; 2) Assurer par des négociations commerciales la réalisation d’objectifs de spécialisation et d’exportation dans les secteurs de produits finis où le Québec a une bonne position concurrentielle ; 3) Axer le développement du Québec sur une plus grande transformation de nos ressources naturelles35.

Cette stratégie vise donc la « modernisation et la remise à jour de l’économie québécoise »36. Elle est orientée par la théorie de la spécialisation internationale – conception du développement industriel – sur la base des avantages comparés37, et caractérisée par l’intervention de l’État afin de briser les circuits enfermant le Québec dans l’approfondissement de son développement inégal38. Dans cette stratégie, certains secteurs sont définis comme devant être du ressort exclusivement québécois39, d’autres comme devant être à majorité québécoise40 et enfin d’autres sont considérés comme ouverts au contrôle étranger41. Cette stratégie se caractérise donc par l’apparente contradiction entre la récupération du contrôle de la propriété dans certains secteurs et l’ouverture dans d’autres. Ce fait « associé à la volonté d’aider (…) les PME innovatrices et à fort potentiel de croissance »42, lesquelles (PME) réalisent actuellement 48,2 % de l’emploi manufacturier québécois43; et « associé » à la volonté de récupérer le contrôle du secteur financier indique très nettement la nature de classe du projet d’association mis de l’avant par le PQ. En fait, l’analyse du projet péquiste de développement nous permet de constater que ce n’est pas un projet véritablement autonomiste au sens où il ne mène pas à une véritable indépendance économique et politique, qui nécessite : 1) « l’élimination du pouvoir des classes sociales et des formations politiques liées à l’impérialisme et qui acceptent de collaborer avec lui »44; 2) l’expropriation du grand capital étranger et une modification profonde des rapports monétaires, douaniers, financiers et commerciaux45; 3) une profonde transformation sociale aboutissant à la disparition des classes liées à l’impérialisme46. En fait une politique de véritable autonomie/indépendance nécessite l’abandon de la rentabilité capitaliste47, parce que la question fondamentale posée par le problème du développement est: le développement, pour qui? Or une politique de développement pour le peuple48 ne peut que conduire au rejet des règles de rentabilité actuelles et à une révision fondamentale des priorités dans l’allocation des ressources. En fait, le projet péquiste de souveraineté-association n’est pas véritablement un projet d’autonomie politique et économique, pour la bonne raison qu’il ne conteste en rien la logique interne du champ d’accumulation49.

C’est un projet qui se situe toujours dans la logique de la rentabilité capitaliste. Il est d’autant moins un projet d’autonomie qu’il ne repose pas principalement sur l’accumulation nationale50, mais sur le partage du contrôle des secteurs laissant au grand capital étranger de nombreux secteurs, et ce, parmi les plus productifs.

Il ne propose qu’une réorganisation du contrôle de certaines parties du champ d’accumulation. Il s’agit du projet d’une classe qui conteste l’actuelle organisation des circuits d’accumulation du capital. C’est là la caractéristique fondamentale du projet et c’est ce qui détermine la nature des obstacles qu’il rencontre. En fait, le projet péquiste de souveraineté-association n’a aucune chance de se matérialiser si la classe ouvrière au Québec remet en cause la logique du profit. De plus, ce projet rencontre un obstacle extérieur dans et par le refus de réorganiser le champ d’accumulation, refus que lui oppose la fraction de la bourgeoisie exerçant actuellement le contrôle. Il s’agit donc pour la fraction contestatrice de « renégocier » son intégration, une nouvelle insertion dans le champ d’accumulation.

Dans les années à venir, le Québec va donc devoir forcément, pour être dans la course mondiale, s’intégrer à un bloc économique puissant. La solution nord-américaine semble la plus réaliste à cause d’une multitude de facteurs (proximité, technologie, etc.). Cependant, cette intégration devra se faire d’une manière consciente et ordonnée. En effet, la situation qui prévaut actuellement ne doit plus durer, à savoir que la majorité de nos exportations nord-américaines sont constituées à 80% de produits primaires ou semi-ouvrés, alors que les produits que nous importons de cette même source sont constitués de produits finis. (…) Dans le futur, si nous options pour une intégration au marché nord-américain, il faut que nous ayons un rôle important à jouer dans le processus de transformation. Nous ne devons pas nous contenter d’être un fournisseur de matières premières, mais participer activement à l’activité commerciale profitant ainsi des économies d’échelle et de la spécialisation, tout en gardant une certaine autonomie d’action51.

Cette volonté de commander une réorganisation du champ d’accumulation du capital est, dans le secteur financier52, particulièrement significative et caractéristique de la nature de classe du projet péquiste de souveraineté-association. En effet, cette volonté a comme fondement le fait indéniable que le Québec est systématiquement exproprié, à travers le système bancaire et financier canadien, du capital formé au Québec. Le Québec est en effet exportateur net de capital, mais ce qui est fondamental, c’est que cette exportation se fait en faveur du Canada (lire : principalement l’Ontario)53. La sortie de capitaux vers le Canada atteint un record de 886 millions en 1954, soit 43% du capital formé cette année. Le taux moyen s’élève à 33% entre 1947 et l958, contre seulement 16% entre 1959 et 1971, soit la moitié moins. Les taux les plus faibles surviennent en 1964 et 1965, au plus fort de la « Révolution tranquille » (…). Dès lors, un tel mouvement ne peut guère que passer par le secteur financier; il a donc le caractère d’un investissement de portefeuille54.

La volonté de contrôler majoritairement le secteur financier veut donc dire pour la classe pilotant le projet d’association la revendication du contrôle sur les retombées (en termes d’accumulation) de la formation du capital au Québec. C’est une volonté de faire en sorte que le capital formé au Québec s’y accumule, mais dans quelles mains?

Question fondamentale, comme nous l’avons souligné plus haut, qui indique pour qui se fait le développement. Or, à la lumière du fait que le projet péquiste de développement ne met pas de l’avant la socialisation de la propriété de l’appareil de production et de ce que nous avons dit aux paragraphes précédents, il devient évident que ce projet d’association favorise le contrôle de ceux qui détiennent la propriété des moyens de production.

Plus particulièrement, il s’agira d’aider et de favoriser les PME innovatrices et à fort potentiel de croissance55; avec l’aide de la Société de réorganisation industrielle de rendre le contrôle et la propriété sur certains secteurs à des groupes privés québécois (entre autres coopératifs)56; et par une intervention planifiée sur l’amont et l’aval d’un certain nombre de filières économiques (hydro-électricité, matériel électrique, pâtes et papier, amiante, etc.) de se mettre en remorque du grand capital international : les GM, CIL, lTT, Alcan, etc., ceux-là mêmes qui, aux dires du premier ministre René Lévesque, ont voté leur confiance au Québec.

Il s’agira donc de faire en sorte que le capital formé au Québec s’y accumule, et dans une forte proportion dans des mains québécoises. Le projet d’association à ce titre, c’est celui d’une fraction de classe qui conteste le contrôle dont elle est l’objet, la volonté de se dégager de ce contrôle pour prendre, en termes de classe et non de nation, sa part du gâteau :

Ces couches sociales entendent pousser jusqu’au bout les tendances à l’autonomisation de cet appareil d’État et s’en servir comme appui pour transférer sans contrôle local, le système bancaire et financier, entreprendre un programme très agressif de concentration et de modernisation économiques et lancer un secteur d’entreprises capables d’affronter la concurrence internationale57.

Le projet de souveraineté-association du PQ constitue donc fondamentalement la recherche d’une bourgeoisie dans le marché canadien et mondial, et dans la division internationale du travail. C’est là précisément que nous devons concevoir l’obstacle extérieur fondamental au projet de la souveraineté-association.

Les obstacles à la souveraineté-association

Les obstacles externes

Ce projet ambitieux, mais en continuité avec la tendance à l’autonomisation de l’appareil d’État québécois, entre cependant en conflit avec la tendance à l’expansion internationale du grand capital canadien, en menaçant de tronçonner ses bases arrière et en visant un changement qualitatif de l’intégration économique du Québec dans l’ensemble continental, changement menaçant pour l’intégration du Canada lui-même.

Les obstacles externes que rencontre le projet de souveraineté-association tiennent, comme nous l’avons souligné, à sa nature de classe. Essentiellement, ce projet constitue celui d’une fraction de la bourgeoisie qui revendique la modification de son insertion dans le bloc au pouvoir canadien et qui vise ainsi la récupération des capacités d’intervention de l’État québécois. Or, l’obstacle que ne peut manquer de susciter un pareil projet est d’autant plus radical qu’est l’exigence du nouveau partage du gâteau. Exigence précisément que le PQ traite comme non négociable, ne considérant comme négociables que les formes d’association (lire ici la modification de l’insertion dans le champ d’accumulation). C’est donc dire que l’actuelle fraction dominante au sein du bloc au pouvoir canadien se voit placée devant l’exigence d’une fraction subordonnée de ce bloc, fraction qu’elle dépossède du capital formé dans la région où cette dernière est ancrée, de remettre en question la distribution et l’organisation des « positions» d’appropriation du capital dans le champ d’accumulation spécifique de la formation sociale canadienne.

Ainsi, le principal obstacle externe au projet péquiste tient au fait que la fraction dominante de la bourgeoisie canadienne exerçant le pouvoir d’État risque fort de refuser d’évacuer (en termes de propriété économique) des secteurs fondant matériellement son hégémonie, notamment le secteur financier où elle est omniprésente. Cette fraction hégémonique ne peut accepter le fractionnement des capacités d’intervention de l’État fédéral au profit de l’État québécois sans du coup accepter de saper son propre pouvoir. C’est à ce titre précisément que l’accession du PQ au pouvoir et la mise en oeuvre de son projet de souveraineté-association approfondissent et aggravent considérablement l’actuelle crise de l’État canadien enracinée dans la crise économique qui secoue l’ensemble des pays capitalistes avancés.

Ce refus d’une nouvelle articulation « moins centralisée » de la propriété économique dans le champ d’accumulation et d’un nouveau partage des capacités d’intervention étatique tient aussi au fait qu’un État « associé », mais souverain, pourrait éventuellement contracter des alliances extérieures au continent nord-américain58. Toute entente de ce genre aurait évidemment des conséquences importantes sur l’appareil de production, mais également sur l’organisation du circuit de réalisation du profit. Autrement dit, c’est toute l’organisation du champ d’accumulation du capital qui en serait modifiée et cette perspective est difficilement acceptable pour les fractions bourgeoises actuellement dominantes au sein du système de rapports de classes défini par ce champ d’accumulation.

Ce risque de modification du champ d’accumulation est d’autant plus grand que les rapports d’oppression ayant alimenté le développement des luttes nationalistes au Québec risquent de conduire au glissement du projet péquiste vers une véritable politique d’autonomisation de l’État québécois. Or cela, la fraction dominante du bloc au pouvoir canadien, autant que celle qui gère l’articulation du champ d’accumulation nord-américain, ne le tolérerait pas. Comme nous l’avons souligné plus haut, cette politique signifierait en effet le rejet de la logique capitaliste et impliquerait une transformation radicale des alliances. Ce serait alors toute la carte géopolitique de l’Amérique du Nord qui en serait transformée, et toute l’actuelle politique de défense de cette partie de l’hémisphère en serait par conséquent mise en question. C’est évidemment un risque que ne peut se permettre de prendre la fraction bourgeoise dominante dans le champ d’accumulation concerné, c’est-à-dire nord-américain.

Il reste cependant que le projet de souveraineté-association est objectivement porté à l’avant-scène par un ensemble de luttes dont l’ampleur ne peut que grandir tant et aussi longtemps que s’accentuent les effets du développement inégal dans le contexte actuel de crise économique. Si cette crise a largement contribué à porter le PQ au pouvoir, elle constitue simultanément un dernier obstacle extérieur de taille à la mise en oeuvre du projet péquiste de souveraineté-association. La présente crise économique, réfléchie ici dans sa dimension internationale, limite en effet considérablement la possibilité de commander avec succès une redéfinition des insertions dans le champ d’accumulation du capital, compte tenu du type de restructuration exigée par son dépassement à l’intérieur de l’actuel système des rapports de classes.

Ce système de rapports de classes commande en effet, et toute l’histoire du capitalisme l’atteste, un mode de dépassement de ses crises passant de manière obligée par une restructuration centralisée du bloc au pouvoir dans chacune des formations sociales capitalistes. Or, le projet péquiste ouvre précisément la voie à une restructuration décentralisée d’autant moins acceptable que le processus d’accumulation en Amérique du Nord donne des signes d’essoufflement et requiert ainsi une modification structurelle de l’appareil de production. Or, cette nécessité fait que la bourgeoisie dominante a un besoin accru de capitaux afin de procéder à cette transformation de l’appareil de production. En revanche, le projet péquiste exige justement que l’élément moteur de cette transformation, le capital formé, soit redistribué de manière décentralisée. C’est là une exigence à laquelle ne consentira bourgeoisie dominante que si on l’y force.

Donc les obstacles externes au projet de souveraineté-association impliquent que ce dernier est tendanciellement bloqué à son point central, c’est-à-dire l’exigence d’une modification de l’insertion et la récupération des capacités d’intervention, l’issue de la partie étant fonction du rapport des forces en présence :

(…) Il devient important et, à mesure que le temps avance, pressant non seulement de préciser la proposition de départ pour l’association recherchée, mais également de construire la solidarité nécessaire au Québec afin que les porte-paroles québécois disposent d’un pouvoir de négociation leur permettant d’établir un véritable rapport de force. Celui-ci est essentiel, car lui seul peut garantir des résultats satisfaisants pour les parties négociantes »59.

Ainsi, plus le PQ réussira à créer un soutien général à son projet, et plus le refus de renégocier représentera, pour la fraction dominant l’actuel bloc au pouvoir, un risque élevé. Plutôt que de risquer, par son refus, un glissement vers une véritable politique d’autonomie économique, le bloc au pouvoir et sa fraction hégémonique consentiront à une refonte du « pacte confédératif » , si et seulement si le PQ réussi à maîtriser, au Québec, les rapports de classes, si et seulement s’il réussit à faire avaler aux ouvriers son préjugé favorable pour les ouvriers, les amenant ainsi à se fondre et à se confondre dans l’unité nationale60. Autrement dit, si et seulement si le PQ surmonte l’obstacle le plus important, l’obstacle interne au projet de souveraineté-association, c’est-à-dire l’opposition affichée par le prolétariat québécois et l’ensemble des classes dominées. Phrase à compléter…

Obstacles internes

Le danger principal du point de vue de la stabilité économique du grand capital canadien réside probablement dans la possibilité que la direction nationaliste québécoise devienne incapable de contrôler le mouvement dont elle tire présentement sa force. Ce mouvement risque alors de prendre une dynamique autrement radicale.

Le principal obstacle au projet d’association préconisé par le PQ a tout lieu en effet de résider dans l’opposition que ne peut manquer de manifester le mouvement ouvrier québécois à une pareille stratégie d’intégration économique fondée sur la reproduction des rapports de classes de type capitaliste et des relations de dépendance à l’égard du capital étranger. Malgré sa prétention à constituer le parti de tous les Québécois quel que soit leur classe d’appartenance, le PQ tire en effet sa force de l’appui largement inorganisé61, mais enthousiaste d’une très large fraction des travailleurs salariés québécois, notamment ceux de ces travailleurs regroupés en syndicats. Pour la majorité de ces travailleurs toutefois, cet appui à un parti souverainiste procède d’abord et avant tout d’un soutien aux orientations réformistes et aux idéaux sociaux-démocrates véhiculés par le programme du PQ. Le projet de souveraineté politique du Québec n’a par conséquent de chance d’emporter l’adhésion stable du mouvement ouvrier québécois qu’à condition de se prolonger en un projet de souveraineté économique, bref qu’à condition que la souveraineté politique induise la mise en oeuvre d’un ensemble de réformes structurelles amorçant la transition à un nouveau mode de développement économique et à un type nouveau d’organisation des rapports sociaux. Il en est de même d’autre part pour une fraction non négligeable de la nouvelle petite bourgeoisie salariée urbaine (enseignants, journalistes, producteurs culturels, animateurs sociaux et culturels, professionnels à l’emploi des appareils étatiques et paraétatiques) dont l’adhésion militante au PQ est largement fondée sur l’espoir que l’accession à la souveraineté politique enclenchera notamment un processus de réappropriation collective des ressources naturelles, une réorganisation passablement radicale des rapports sociaux dans les domaines du travail et de la consommation collective et une profonde redéfinition des objectifs et des modes d’opération de l’État québécois62.

Le PQ lui-même d’ailleurs a largement contribué à susciter de tels espoirs et de telles attentes de changements structurels dans l’organisation des rapports de classes au Québec. Non seulement a-t-il calmé bien haut son préjugé favorable aux travailleurs sur son idéal social-démocrate, mais nombre de passages de son programme officiel ouvrent des perspectives de transformation radicale de la structure économique sociale. Notons simplement qu’au chapitre des objectifs généraux du parti en matière économique, il est proclamé la nécessité « de fonder la politique économique sur des objectifs humains et sociaux » et résolu à cette fin :

d’établir un système économique éliminant toute forme d’exploitation des travailleurs et répondant aux besoins réels de l’ensemble des Québécois plutôt qu’aux exigences d’une minorité économique favorisée; de subordonner les critères de rentabilité économique aux critères de rentabilité sociale63.

Compte tenu cependant que le projet d’association mis de l’avant par le PQ, aussi flou soit-il, vise essentiellement à restreindre la souveraineté du Québec aux circuits économiques canadien et nord-américain tout en renégociant certains des termes de cette intégration, et à offrir des garanties qu’un Québec souverain restera ouvert au capital étranger pourvu que les entreprises concernées respectent la souveraineté politique et les particularités linguistiques et culturelles du Québec, il est aisé de prévoir que la mise en oeuvre de ce projet d’association se heurtera à de vives oppositions de la part du mouvement ouvrier et d’une couche importante de la nouvelle petite-bourgeoisie salariée urbaine. Ces oppositions tendront à se développer aussi bien au sein du parti lui-même que dans la rue et dans les entreprises, et risquent fort de déboucher, à moyen terme, sur un projet de souveraineté autrement plus radical et sur une crise profonde des rapports politiques entre les classes. Tout cela nous porte à dire qu’on ne suscite pas impunément des espoirs de réorganisation structurelle des rapports sociaux sans que ne se profilent à l’horizon des mouvements d’opposition et de protestation qui mettent radicalement en question les politiques visant à restreindre la portée de ces changements et de ces réformes. De plus, la capacité des dirigeants du PQ à négocier une éventuelle association économique est-elle fonction, en dernière analyse, de leur capacité à réduire l’ensemble des incertitudes liées à cette opposition potentielle, fonction par conséquent de leur capacité :

• à intégrer et/ou à délégitimer les divers mouvements sociaux en formation et en développement après l’accession du Québec à la souveraineté politique, de manière à empêcher qu’ils ne s’articulent et ne se greffent à une contestation politique ouvrant sur un projet d’indépendance économique;

• à assurer la légitimation des rapports de classes actuels et des relations de dépendance qui en résultent, de façon à refroidir les espoirs de transformation suscités par le propre programme du parti;

• à ne pas enfin se laisser déborder sur leur gauche, c’est-à-dire leur capacité d’une part à maintenir une certaine distance entre le mouvement syndical et populaire et le parti lui-même, et d’autre part à isoler, au sein du mouvement syndical et populaire, les forces de gauche et d’extrême gauche susceptibles de transformer les inévitables déceptions des classes dominées et subalternes en une protestation d’ensemble contre l’organisation des rapports politiques.

Tout le dilemme du PQ réside précisément dans le fait qu’il ne peut espérer gagner un large soutien populaire à son projet de souveraineté politique sans entretenir des espoirs de grands changements sociaux et économiques, et qu’il ne peut par ailleurs espérer gagner l’assentiment des milieux capitalistes américains et canadiens à son projet d’association économique sans garantir que la souveraineté du Québec impulsera par des bouleversements importants dans la structure des rapports de classes et des relations de dépendance.


1 Cahiers du socialisme, numéro 2, automne 1978. Le texte est extrait d’une communication des auteurs présentée au colloque de l’ACSALF, Ottawa, mai 1978.

2 CFP, Le référendum, un enjeu politique pour le mouvement ouvrier, Montréal 1979.

3 Voir T. Naylor, History of Canadian Business , Lorimer Publishers, Toronto, 1975; et H.J. Aitken, “Defensive Expansionism: the State and Economic Growth in’Canada”, dans W. Easterbrook et M. Watkins, Approaches to Canadian Economic History, Mc Clelland and Stewart, Toronto, 1967.

4 Voir les articles de L. Panitch, R. Whitaker et de G. Stevenson dans le livre dirigé par L. Panitch, The Canadian State, Presses de l’Université de Toronto, 1977; et le texte de B Bernier, L’établissement de l’Etat national canadien, département d’anthropologie, Université de Montréal, 1978.

5 Sur la relation entre rapports de domination nationale et formation des Etats capitalistes modernes, voir G. Bourque, L’Etat capitaliste et la Question nationale, Presses de l’Université de Montréal, 1977; et C. Levasseur, « Mouvements nationalitaires et structure de domination nationale » , Université Laval, département de science politique, 1977, 55 pages.

6 Là-dessus voir C. Levasseur, op. cit.

7 Voir T. Naylor, op. cit., W. Clement, The Canadian Corporate Elite , Mc Clelland and Stewart, Toronto, 1975; W. Clement, Continental Corporate Power ,Mc Clelland and Stewart, Toronto, 1977 et H. Chorhey, “Regional Underdevelopment and Cultural Decay”, dans Imperialism Nationalism and Canada , New Hogtown Press, Toronto, 1977.

8 Voir W. Clement, 1975 et 1977.

9 Voir G. Stevenson, “Federalism and the Political Economy of the Canadian State”, dans L. Panitch, op. cit.

10 Idem.

11 Voir le texte de M. Renaud, « Réforme ou illusion? ». Une analyse des interventions de l’Etat québécois dans le domaine de la santé, dans Sociologie et Sociétés, vol. 9, no 1, avril 1977.

12 Document de travail, Ministère de l’Expansion économique régionale, Ottawa, « Perspectives régionales », dans « Industrie manufacturière au Canada, en Ontario et au Québec », revue Commerce, avril 1978, p. 78.

13 Rodrigue Tremblay, « Position du Québec », revue Commerce, ibid, p; 97.

14 Rodrigue Tremblay, ibid, p. 97.

15 Conseil exécutif du PQ, Quand nous serons vraiment chez nous, octobre 1972, p. 55.

16 Jean-Pierre Charbonneau (député de Verchères), « Souveraineté-Association : l’option encore la plus claire », Le Devoir 3-05 1978 p. 5

17 J.-P. Charbonneau, ibid, p. 5.

18 J.-P. Charbonneau, ibid, p. 5.

19 J.-P. Charbonneau, ibid, p. 5.

20 Conseil exécutif du PQ, op. cit., p. 22.

27 « Nous devons exporter pour prospérer. Cela implique des contraintes », Conseil exécutif du PQ, 22, op. cit., p. 56.

28 Conseil exécutif du PQ, ibid, pp. 131 à 135.

29 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 95.

30 J.-P. Charbonneau, op. cit., p. 5.

31 « Par exemple, si d’autres ententes analogues au pacte de l’automobile devaient être conclues, leurs effets bénéfiques devraient se faire sentir de façon plus tangible au Québec» , Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 98.

32 (…) avec leur argent ont voté leur confiance, au Québec“, Michel Vastel, «Escalade dans la polémique entre Québec et le patronat», Le Devoir, 15-02-1978.

33 « Le Québec, tout en reconnaissant la nécessité d’une collaboration avec le gouvernement fédéral en cette matière, est convaincu qu’il lui appartient au premier chef de définir les principaux éléments de cette stratégie », Rodrigue Tremblay, p. 100

34 Rodrigue Tremblay, ibid, p. 100.

35 Conseil exécutif du PQ, op. cit., p. 105

36 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 98.

37 « Une fois l’opération terminée, le cartel rompu et un groupe québécois organisé, rien n’empêche la SRI (Société de Réorganisation Industrielle) de vendre le contrôle du nouveau groupe à un organisme coopératif, une partie du capital à la Caisse de Dépôt et, sa mise récupérée, de procéder au même genre d’opération dans un autre secteur », Conseil exécutif du PQ, op. cit., p. 79.

38 Equipement culturel, mass-média, distribution de l’imprimé, acier primaire, etc., Conseil exécutif du PQ, ibid, pp. 97 et 98.

39 Banques, compagnies de fiducie et d’assurances, compagnies de chemin de fer, industries de base dans le domaine des produits électriques et de l’outillage de communication, amiante, etc., Conseil exécutif du PQ, ibid, pp. 98, 99 et 100.

40 Tout le secteur minier exception faite de l’amiante, des secteurs de technologie complètement nouvelle, etc., Conseil exécutif du PQ, ibid . 100.

41 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 95.

42 Ministère de l’expansion économique région 1, Ottawa, op. cit., p. 80.

43 Charles Bettelheim, « La problématique du développement) » , dans Planification et-croissance accélérée, Maspero, Paris, 1975, pp. 43 et 44.

44 Samir Amin, ibid. Le développement inégal, Minuit, 9 Paris, 1973, p. 253

45 Samir Amin, ibid, p. 168.* Pourquoi une étoile ?

46 « Toute l’articulation des formations sociales à l’échelle mondiale, sur la base de la division internationale du travail en se limitant à l’économique, repose en dernière instance sur la règle capitaliste du profit et l’inégalité du développement des forces productives ici et là. La logique du profit est donc rationnelle pour le développement capitaliste des uns, ceux qui occupent historiquement une place privilégiée dans la hiérarchie mondiale, et irrationnelle pour le développement des autres », Christian Palloix, L’économie mondiale capitaliste et les firmes multinationales, Maspero, Paris, 1977, T. 1, p- 19.

47 « L’expérience et le raisonnement montrent qu’une telle politique d’investissements, si elle doit aboutir comme on le désire à une indépendance nationale croissante, doit reposer principalement sur l’accumulation nationale et non pas sur des concours financiers extérieurs qui risqueraient bien souvent de maintenir, éventuellement sous des formes nouvelles, la situation de dépendance qui prévalait jusque-là et que l’on veut faire cesser », Charles Bettelheim, « Les exigences de la lutte contre le sous-développement », dans op. cit., p. 50.

48 A. Dayan, « La structure des exportations du Quêbec », dans Prospective socioéconomique du Québec Sous-système extérieur ; l’environnement international et le rôle du Québec dans la division du travail , OPDQ, Québec 1977, p. 79.

49 Conseil exécutif du PQ, op. cit., pp. 75 à 86.

50 F, Moreau, « Les flux de capitaux Québec extérieur » dans Prospective socio-économique du Québec, op. cit., pp. 114 a 123.

51 F. Moreau, ibid., p. 119.

52 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 95.

53 Conseil exécutif du PQ, op. cit., pp. 78 et 79.

54 F, Moreau, op. cit., p. 122.

55 F, Moreau, op. oit., p. 123.

56 Luc-Normand Tellier, « Les scénarios possibles de l’avenir », Le Devoir, 24-10-1977.

57 J.P. Charbonneau, op. cit., p. 5.

58 F. Moreau, op, cit., p. 123.

59 Car, à la différence des partis sociaux-démocrates traditionnels, le PQ n’entretient pas de rapports organiques avec les appareils syndicaux.

60 Notamment une large participation des travailleurs et des usagers à la gestion des services publics et parapublics

61 Conseil exécutif du PQ, Quand nous serons vraiment chez nous, octobre 1972

62 CFP, Le référendum, un enjeu politique pour le mouvement ouvrier, Montréal 1979.

63 Conseil exécutif du PQ, Quand nous serons vraiment chez nous, octobre 1972

 

Nous avons besoin d’une solidarité des peuples avec l’Ukraine et contre la guerre

22 mars 2022, par CAP-NCS
Shaun Matsheza – Quelle est la situation en Ukraine et quel est son impact sur vous, votre famille et vos amis ? Denys Gorbach – Je suis personnellement en sécurité, car ma (…)

Shaun Matsheza – Quelle est la situation en Ukraine et quel est son impact sur vous, votre famille et vos amis ?

Denys Gorbach – Je suis personnellement en sécurité, car ma compagne et moi sommes loin de l’Ukraine. Bien que la situation n’aide certainement pas à vivre et à fonctionner au quotidien. Outre l’anxiété générée par les nouvelles, j’ai encore de la famille là-bas. Ma tante et mon beau-père ont passé une semaine environ à se cacher dans des caves parce qu’ils vivent dans la banlieue est de Kiev, qui a été touchée par l’une des premières frappes aériennes le 24 au matin.

Denis Pilash – Le premier jour de l’invasion, j’étais encore à Kiev. Mon plan initial était d’y rester, mais on m’a convaincu de m’installer dans un endroit plus sûr en Ukraine et ici la situation est plus ou moins bonne. C’est devenu une grande plaque tournante pour l’afflux de réfugiés d’un côté et l’afflux d’aide humanitaire de l’autre. Je suis impliqué dans un réseau de volontaires d’une université locale, qui distribue l’aide humanitaire aux personnes qui ont été relogées ici ainsi qu’aux personnes plus proches des lignes de front de la guerre. Lorsque vous essayez de suivre des centaines de vos amis pour vérifier s’ils sont en sécurité, l’angoisse est la même. Il y en a plusieurs avec lesquels je n’ai pas eu de contact depuis plusieurs jours, qui sont toujours dans les banlieues de Kiev lourdement touchées, et dont je ne sais pas comment ils vont. Vous avez donc cette anxiété et une sorte d’horreur existentielle tous les jours quand vous recevez les nouvelles. J’ai des amis d’amis qui ont déjà été tués. Et l’un des pires sentiments est de savoir que, même si nous évitons un scénario catastrophe comme la guerre nucléaire, il semble que nous nous dirigeons vers un conflit prolongé, dans lequel de nombreuses personnes seront arrachées de leurs maisons et dispersées partout. C’est un sentiment sombre.

 

Shaun Matsheza – C’est une situation terrible, terrible. Je comprends qu’il est très difficile pour quiconque, à l’heure actuelle, de déterminer exactement quelle pourrait être la stratégie de la Russie. Mais où pensez-vous que cela mène ?

Denys Gorbach – Eh bien, je ne suis pas un analyste militaire, mais d’après ce que je vois, nous ne devrions pas compter sur des concessions significatives de la part de Zelensky. Non pas parce qu’il est un super-héros comme le dépeint la presse occidentale aujourd’hui, mais parce qu’il n’a tout simplement pas le choix. Même s’il devait accepter une concession importante pour mettre fin à la guerre, il y a un risque énorme qu’il soit déposé par un coup d’État nationaliste. Il a visiblement fait le choix d’être déposé, si nécessaire, par une force d’occupation plutôt que par ses concitoyens ukrainiens. De même, il semble que Poutine se soit mis dans une situation où, s’il recule, son pouvoir interne sera compromis. Pour l’instant, je ne vois aucun signe de désescalade du conflit.

 

Shaun Matsheza – Êtes-vous d’accord, Denis ?

Denis Pilash – Eh bien, oui, je ne suis pas non plus un analyste militaire, mais d’après ce que nous avons vu cette dernière semaine, l’invasion russe a vraiment été un désastre en termes de préparation. On dirait qu’ils avaient prévu une guerre éclair en douceur, la prise des grandes villes en quelques jours et l’accueil des libérateurs. Au lieu de cela, il y a beaucoup de problèmes de logistique et ils ont été confrontés à un rejet total de la part de la population dans toutes les régions qu’ils ont saisies. Il y a de grands rassemblements contre l’occupation russe et la majorité des autorités locales refusent de collaborer avec les forces d’occupation. Elles ont donc clairement fait un mauvais calcul et ne semblent pas avoir de plan B clair. Et cela nous amène au danger d’une guerre prolongée où Poutine ne se retirera pas sans concessions significatives et où Zelensky et l’Ukraine n’ont pas d’autre option que de résister.

Les autorités ukrainiennes disent qu’elles essaient de trouver une voie vers un cessez-le-feu, mais on ne s’attend pas à grand-chose car la Russie s’en tient toujours à ses exigences initiales. Certaines nouvelles sont très confuses. Par exemple, des rumeurs affirment que la Russie va faire revenir le président déchu Ianoukovitch, qui est devenu la risée de presque tout le monde en Ukraine et qui est profondément méprisé. Si c’est le cas, la Russie n’a aucun rapport avec la réalité. C’est pourquoi il est assez difficile de faire un pronostic.

 

Shaun Matsheza – Alors, dans la situation actuelle, que peuvent faire les gens ? Il semble malheureusement qu’il y ait beaucoup de divisions à gauche sur la façon de réagir. A quoi ressemble la solidarité ?

Denys Gorbach – Eh bien, en termes de division, il y a par exemple ce qu’on appelle le campisme, qui trouve ses racines dans la guerre froide, lorsqu’une partie importante de la gauche occidentale soutenait l’Union soviétique. Quelle qu’ait été sa logique dans le passé, c’est une aberration aujourd’hui, alors que la Russie est clairement un pays capitaliste dont le leader, Poutine, est un anticommuniste explicite qui fulmine en disant qu’il déteste Lénine et les bolcheviks pour avoir détruit le précieux Empire russe. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, les descendants des campistes croient que les années 70 sont toujours là, ce qui nous amène à cette triste situation où une partie de la gauche mondiale soutient toute personne anti-américaine, surtout s’il s’agit de la Russie, qui est d’une manière ou d’une autre toujours associée à l’Union soviétique, au communisme et aux ours.

Je pense que c’est le bon moment pour que tous les membres de la gauche mondiale repensent leur analyse. Un bon point de départ serait de refuser tout parti pris géopolitique dans l’analyse des événements qui se déroulent en dehors de son propre pays. Trop souvent, dans l’analyse de la gauche, seuls l’OTAN ou Poutine se voient attribuer un rôle, mais les dizaines de millions de personnes vivant en Ukraine se voient refuser ce rôle. Nous devons nous rappeler que les Ukrainiens ne sont pas seulement des personnes, ils sont en fait vos camarades de classe. La plupart d’entre eux sont des hommes et des femmes qui travaillent, qui partagent beaucoup de soucis quotidiens et qui méritent d’être pris en compte lorsque vous formulez vos positions.

Denis Pilash – Oui, je suis tout à fait d’accord. Les Ukrainiens ne sont pas seulement des pions sur un échiquier géopolitique. Tout comme notre compréhension de la corruption de l’administration Abbas et de la nature d’extrême droite du mouvement Hamas ne devrait pas être un obstacle pour entendre la détresse du peuple palestinien. De même, invoquer l’extrême droite ukrainienne ou la corruption et les oligarques ukrainiens ne devrait pas être un obstacle à la solidarité des gens avec les victimes directes des bombes russes et de l’impérialisme russe, ainsi qu’avec les victimes des oligarques et de l’extrême droite.

Nous devons nous concentrer sur les besoins des populations de tous ces pays et non sur des abstractions. Toutes ces discussions sur les « préoccupations légitimes de sécurité » de la Russie, par exemple. Avons-nous parlé des préoccupations légitimes des États-Unis en matière de sécurité, concernant Cuba ou la Grenade ? Ces « préoccupations de sécurité » donnent-elles à une puissance impériale le droit d’intervenir et de procéder à cette agression ? Bien sûr que non. Vous devez donc appliquer ce même principe à l’Ukraine et à tous les autres pays touchés par l’impérialisme.

Et je dois aussi dire que c’est exaspérant de voir le retour de ce campisme. Dans les années 1990 et au début des années 2000, je pense que la grande majorité de la gauche internationale était critique à l’égard des guerres d’Eltsine et de Poutine en Tchétchénie, et ne se faisait aucune illusion sur le jeu de grande puissance de la Russie pour rétablir sa sphère d’influence. Mais miraculeusement, sans même que le Kremlin ne fasse de gros efforts, leur propagande a été acceptée par une partie de la gauche, même si le gouvernement russe travaille aussi volontiers avec l’extrême droite européenne et les forces ultra-conservatrices.

Pendant ce temps, les États d’Europe centrale et orientale sont parfois même rejetés comme n’étant pas de véritables États, traités comme des nations sans histoire, comme des peuples de seconde zone.

 

Shaun Matsheza – Quel type de soutien les forces progressistes peuvent-elles apporter au peuple ukrainien ? Est-il juste que la gauche s’allie aux demandes de soutien militaire ?

Denys Gorbach – C’est une question difficile pour la gauche, comment soutenir tout ce qui est lié à l’armée. Personnellement, j’aime la position de Gilbert Achcar, un chercheur de Londres, qui appelle à une position anti-impérialiste radicale, qui selon lui devrait consister à s’opposer à une zone d’exclusion aérienne et à des propositions similaires, car cela conduirait à un affrontement militaire direct entre les grandes puissances impérialistes et à une possible guerre nucléaire mondiale totale. Mais d’un autre côté, cela vaut la peine de soutenir les livraisons d’armes à un petit pays qui tente de se défendre contre une attaque impérialiste, comme cela s’est produit au Vietnam ou en Corée qui ont bénéficié d’une aide militaire importante de la part de la Chine et de l’Union soviétique.

Denis Pilash – Oui. Il y a une grande tradition historique de soutien aux guerres des peuples dans les petits pays qui sont attaqués ou opprimés par les grandes puissances impériales. Cela fait partie intégrante des projets politiques de gauche depuis le 19e siècle, depuis le soutien de la Première Internationale aux luttes polonaises et irlandaises, etc. et plus tard avec le soutien à la décolonisation de nombreux pays.

Si vous avez encore des réserves en raison de considérations ou de convictions différentes ou de croyances pacifistes strictes qui vous empêchent de soutenir l’aide militaire ou la résistance militaire, il existe encore de nombreuses façons de soutenir la population civile, notamment l’aide humanitaire et le soutien à la résistance non violente dans les villes et villages occupés. Il existe un large éventail d’actions qui peuvent être entreprises par chaque personne, organisation ou mouvement.

 

Shaun Matsheza – En tant que Zimbabwéen et membre de réseaux africains, je vois beaucoup de commentaires sur la façon dont le conflit ukrainien est rapporté et expliqué au monde, ce qui est très différent des autres conflits. Nous voyons également des images d’étudiants africains réfugiés traités différemment des autres réfugiés ukrainiens, des rapports sur le racisme, la discrimination pour monter dans le train, etc. Quel serait votre message aux personnes qui ne sont pas européennes, qui ne sont pas investies dans la dynamique européenne, mais qui veulent vraiment faire partie du mouvement pour la paix au niveau mondial ?

Denys Gorbach – Il y a cette expression inventée par un de nos collègues qui a appelé l’Ukraine le pays le plus au nord du Sud global. Je pense que c’est juste, surtout si vous regardez la situation macroéconomique et les tendances démographiques. Cela se traduit par une racialisation des Ukrainiens si l’on considère que le racisme est une question de rapports de force. Bien sûr, nous passons pour des Blancs en termes de couleur de peau, et nous sommes certainement Blancs en Ukraine dans nos interactions avec les personnes racialisées locales telles que les Roms ou les étudiants noirs. Mais en Europe occidentale, mon statut social chute dès que j’ouvre la bouche pour révéler mon accent slave. Cependant, à cause de la guerre, les Ukrainiens sont devenus en quelque sorte « blanchâtres » pour l’Occident et presque humains en termes de traitement.

Ce regard raciste, cette idéologie qui privilégie l’Europe et mesure la qualité des gens en fonction de leur proximité avec cette idée d’Europe occidentale est malheureusement aussi très répandue en Ukraine. Les incidents racistes à la frontière doivent être condamnés. Nous assistons à une discrimination non seulement en fonction de la couleur de la peau, mais aussi de la couleur du passeport. Par exemple, les réfugiés de Biélorussie font également l’objet de discriminations, même s’ils ont fui en Ukraine pour échapper au régime, mais ils sont accusés de faire partie du régime.

Le bon côté des choses, c’est que nous avons vu qu’il était possible d’établir des conditions plus ou moins décentes pour les réfugiés fuyant une guerre dans un pays non industrialisé. Je pense donc qu’il s’agit d’un bon précédent sur lequel nous pouvons nous appuyer pour demander que le même type de régime juridique et le même niveau de solidarité soient étendus aux réfugiés venant de toutes les autres parties du monde. Nous méritons tous le même type de traitement.

Denis Pilash – Même dans le cadre de ce traitement préférentiel des réfugiés ukrainiens, il y a déjà des rapports sur certains réfugiés qui sont exploités ou discriminés en Europe. Nous devons également mettre en avant ceux qui sont dans les positions les plus vulnérables, comme les citoyens étrangers ou les personnes sans citoyenneté ou les minorités discriminées, comme les Roms. J’espère que la situation en Ukraine sera le point de départ d’une discussion plus large sur la manière de traiter les personnes qui fuient et demandent l’asile de manière beaucoup plus humaine.

Je tiens également à dire que les gens de gauche ne doivent pas penser que si des gens sont bien traités et félicités par des personnes telles que Boris Johnson, ils ne sont pas nos amis. Que leurs amis doivent être nos ennemis. Nous devons comprendre que des personnalités telles que Johnson, Erdogan et d’autres qui se présentent comme de grands défenseurs de l’Ukraine utilisent cette situation de manière cynique et ne sont pas de véritables amis du peuple ukrainien.

Il est très symbolique que, juste avant l’invasion russe, nous ayons reçu une délégation de syndicalistes et de politiciens britanniques de gauche qui se sont entretenus avec des personnes sur le terrain – des militants des syndicats et des groupes de défense des droits de l’homme, des mouvements féministes – et ont montré leur solidarité face à une véritable agression. Vous n’avez pas eu une telle réponse de la part de la droite ou du centre libéral. Il s’agissait d’un véritable soutien de la base entre les exploités de la classe ouvrière, les opprimés et les exclus, confrontés aux mêmes systèmes d’exploitation, de discrimination et d’exclusion. C’est pourquoi nous avons besoin de cette solidarité au niveau des personnes, et pas seulement de cette fausse solidarité au niveau des gouvernements.

 

Shaun Matsheza – Un dernier mot ou message ?

Denys Gorbach – Je pense que ces tristes circonstances montrent qu’il est grand temps de construire une solidarité pratique qui soit anticapitaliste, anti changement climatique et anti militariste. Nous avons besoin concrètement de joindre ces trois agendas dans un mouvement qui peut se lever aujourd’hui contre la guerre, ainsi que contre l’impérialisme qui détruit notre planète.

Denis Pilash – J’espère qu’en faisant des demandes spécifiques à la situation ukrainienne, nous pouvons aussi aller vers quelque chose de plus global. Ainsi, lorsque nous parlons de soutien et d’aide aux réfugiés ukrainiens, notre demande s’étend aux réfugiés du monde entier. Si nous demandons l’annulation de la dette extérieure ukrainienne, cela inclut la question de l’endettement de la majorité des pays, en particulier des pays les plus pauvres. Si nous demandons la saisie des avoirs des oligarques russes et peut-être aussi ukrainiens pour les utiliser dans la reconstruction de l’Ukraine, nous ouvrons aussi la question des échappatoires fiscales utilisées partout par la classe capitaliste mondiale pour stocker ses avoirs. Si nous demandons l’arrêt de l’approvisionnement en pétrole et en gaz de la Russie, nous devrions également l’étendre à des États tels que l’Arabie saoudite et sa guerre criminelle au Yémen. Ce sont tous des empires de combustibles fossiles auxquels il faut mettre fin avec une reconstruction écosocialiste du système mondial.

Ainsi, chaque petit problème fait partie d’une discussion plus large. C’est pourquoi il est important d’avoir cette solidarité et cet échange entre les peuples de différentes régions, qui sont tous affectés par les mêmes problèmes, même s’ils sont confrontés à des dynamiques et des contextes spécifiques.


Traduction S. Prezioso pour Contretemps. 

Texte original paru le 11 mars 2022 sur https://www.tni.org/en/article/we-need-a-peoples-solidarity-with-ukraine

 

 

La traite des personnes, conséquence systémique d’un régime déficient

22 mars 2022, par CAP-NCS
En guise de présentation J’ai eu, depuis près de dix ans, le privilège de travailler directement avec des femmes migrantes de Montréal qui ont survécu à la traite et à (…)

En guise de présentation

J’ai eu, depuis près de dix ans, le privilège de travailler directement avec des femmes migrantes de Montréal qui ont survécu à la traite et à l’exploitation. La plupart d’entre elles sont des travailleuses domestiques migrantes, elles ont connu des conditions proches de la servitude domestique et du travail forcé. D’autres sont des étudiantes internationales, des travailleuses temporaires ou des demandeuses d’asile, qui ont été victimes d’exploitation et de sévices de la part de leur employeur, de leur famille élargie, d’une connaissance ou d’un amoureux. Ces situations les ont conduites à la perte de leur statut d’immigration. Leurs histoires et leurs expériences sont le sujet principal de cet article. En tant qu’immigrante et colonisée, je m’en voudrais de ne pas reconnaître le rôle joué par le colonialisme dans le traitement des peuples autochtones au Canada. L’absence d’exemples de leur vécu dans ce texte ne vise pas à minimiser cette réalité, mais reflète plutôt mes expériences personnelles dans le secteur communautaire des droits des migrants et migrantes et en tant que membre de la diaspora philippine à Montréal. En effet, la traite et l’exploitation des migrants – et en particulier celles des femmes migrantes racisées – font partie du projet colonial permanent du Canada et sont directement liées au traitement et aux conditions des femmes et des filles autochtones.

En accompagnant de nombreuses migrantes dans leurs efforts pour obtenir des droits fondamentaux, j’ai constaté de visu que le Canada ne parvient pas à faire respecter les droits des migrantes victimes de traite ni à leur offrir un soutien adéquat à la suite de tels sévices. Si chaque expérience de traite est unique, les conditions sociales sous-jacentes aux violations de droits qui permettent à de nombreuses femmes migrantes racisées d’être exploitées et maltraitées au Canada se ressemblent. Les survivantes de la traite ont généralement subi de multiples formes de discrimination et de violence, qui créent ensemble ce qu’on appelle fréquemment le « spectre de l’exploitation[1] ». Ce spectre renvoie à toute une série d’abus, y compris des conditions de travail dangereuses et des violations du Code criminel ainsi que des droits de la personne. Cela englobe des actes tels qu’un traitement inégal ou dégradant, des conditions de travail abusives et dangereuses, du harcèlement, de la séquestration, des agressions, de la violence sexuelle, etc., ce qui peut s’apparenter, finalement, à de la traite.

Dans cet article, je partage certaines de mes observations sur la base du principe que les violations des droits de la personne constituent à la fois une cause et une conséquence de la traite des êtres humains. Par exemple, les femmes racisées sont souvent criminalisées par les autorités policières et exclues des programmes sociaux, faute d’un statut d’immigration. Je soutiens également que nous devons avoir une compréhension plus globale de la traite au Canada dans un cadre axé sur les droits de la personne et sur le vécu des survivantes. Cela inclut le développement d’une voie directe vers le statut de résidence permanente pour les migrantes victimes de la traite. En outre, nous devons nous concentrer sur les causes profondes de la traite, liée à d’autres formes de violence et d’abus systémiques auxquels font face les communautés racialisées du pays.

Criminalisation du statut d’immigration précaire

Au Canada, la traite des personnes est d’abord et avant tout perçue comme une question de criminalité et de sécurité nationale[2]. Pour cette raison, les initiatives de « lutte contre la traite » visent principalement à sévir contre des actes criminels individuels plutôt qu’à soutenir les survivantes ou à s’attaquer aux conditions sociales qui créent des situations d’exploitation. Ce contexte est particulièrement problématique pour les femmes migrantes à statut précaire qui, même après avoir subi une exploitation et une violence très graves, sont souvent traitées comme des criminelles plutôt que comme des êtres humains ayant des droits.

Cela est illustré par le cas de Sara[3] que j’ai d’abord rencontrée dans un centre de détention pour personnes immigrées. Elle était arrivée au Canada comme étudiante internationale. Aux prises avec une grande précarité financière, elle s’était jointe à une agence d’escortes et avait été exploitée par un homme pendant un peu plus d’un an. Son expérience dans l’industrie du sexe a pris fin lorsqu’elle a été arrêtée par la police, envoyée en détention pour violation des conditions de son permis de travail, accusée de plusieurs infractions pénales liées à la prostitution et à la traite des personnes. Pendant 16 mois, Sara a été détenue soit dans un centre de détention pour migrants, soit en prison, sans faire l’objet de poursuites. Finalement, les accusations retenues contre elle ont été abandonnées lorsqu’elle a accepté de témoigner contre l’homme qui l’exploitait; ensuite, elle a été libérée dans la communauté à certaines conditions.

Importante car attendue depuis longtemps, la libération de Sara a soulevé une foule de nouveaux défis pour elle. Sans statut, elle n’avait ni le droit d’accéder à des soins de santé ni à de l’aide financière. Elle n’avait pas d’endroit où vivre, pas de documents d’identité, pas d’argent, ni de téléphone, de vêtements d’hiver, ou d’autres produits de première nécessité. Sans permis de travail, elle ne pouvait pas trouver d’emploi. Elle n’avait pas d’amis dans le pays et aucun moyen de contacter sa famille, à qui elle n’avait pas parlé depuis plus de deux ans.

En tant que migrante racisée sans statut, Sara était traitée comme une criminelle même si elle ne risquait plus de poursuites pénales. Elle n’était plus emprisonnée mais devait vivre sous surveillance et dans la crainte d’être expulsée. Elle était un témoin clé dans les poursuites pénales engagées contre son trafiquant, mais son importante contribution n’avait pas été reconnue de manière pratique ou de façon à améliorer sa qualité de vie. Au lieu de cela, elle a dû compter sur de la « charité » et de la « gentillesse » pour survivre et répondre à ses besoins. Son droit de vivre dans la dignité, en sécurité, et de faire ses propres choix était limité par des lois restrictives sur l’immigration et par des programmes sociaux qui la considéraient comme une personne sans valeur et comme une étrangère.

Des cas comme celui de Sara montrent comment, au nom de la « sécurité publique et nationale », les migrantes et migrants à statut précaire paient un prix élevé pour leur situation d’exploitation. Le Canada prétend soutenir « l’autonomisation » des survivantes de la traite dans sa Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes, dont un pilier entier est consacré à la « protection des survivantes[4] ». Cependant, d’après mon expérience, on fait bien peu pour supprimer les nombreux obstacles bureaucratiques et administratifs qui empêchent les migrantes à statut précaire de satisfaire leurs besoins et de vivre dans la dignité. La perte du statut d’immigrant est l’une des conséquences les plus courantes de l’exploitation, et les trafiquants s’en servent souvent pour intimider et contraindre les migrantes. Cette tactique est efficace, puisque la criminalisation et la détention sont des risques très réels pour les migrantes racisées à statut précaire qui entrent en contact avec les forces de l’ordre.

La « victime parfaite »

La représentation répandue de la traite des personnes au Canada demeure un stéréotype centré sur le récit d’un sauvetage de la « victime parfaite[5] ». Ce stéréotype continue d’imprégner et d’influencer le discours social et politique dominant sur la traite. Il charrie un sous-texte de bienveillance et d’humanisme que le Canada ne prodigue généralement pas aux communautés migrantes ou racialisées.

En effet, une interprétation aussi étroite de ce qui constitue la traite, de ses conséquences et de ce qu’est une survivante porte gravement préjudice aux communautés migrantes. Elle crée des barrières importantes pour les migrantes racisées à statut précaire qui ne peuvent accéder à certains recours et ressources; loin d’être facilement accessibles, ces avantages exigent souvent un statut d’immigration légal. Cette vision exclut les nombreuses formes d’exploitation qui touchent les communautés vulnérables comme les travailleurs agricoles, les aides-soignantes et les autres travailleuses et travailleurs migrants ne correspondant généralement pas au moule de la « victime parfaite ». En outre, ce récit ignore le fait que de nombreuses migrantes victimes de la traite sont criminalisées en raison de leur propre exploitation. Il tend également à détourner l’attention des causes profondes de la traite des personnes, causes qui découlent des mêmes forces d’oppression et de violence systémique au cœur de nombreux autres problèmes de justice sociale.

Les causes profondes de la traite des personnes

Les moteurs de la traite se trouvent dans les inégalités structurelles. Il s’agit notamment de politiques et de lois adoptées au niveau des États, ainsi que des pratiques culturelles normatives qui empêchent certaines personnes d’exercer leurs droits et d’accéder aux ressources dont elles ont besoin et qu’elles méritent par ailleurs[6]. Les inégalités que doivent affronter les migrantes racisées à l’échelle mondiale ont été forgées par des formes contemporaines et historiques de colonialisme et de politiques économiques néolibérales, ce qui a entraîné une distribution extrêmement inégale de la richesse et des ressources. Cela permet de comprendre comment fonctionne la traite des personnes au Canada et à l’échelle internationale, particulièrement pour de nombreuses communautés autochtones et migrantes racisées du Sud.

Les femmes sont de plus en plus nombreuses à migrer pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, un phénomène que l’on appelle parfois la « féminisation de la migration[7] ». La migration forcée due à de mauvaises conditions de vie ou à d’autres situations dangereuses présente également des risques pour la santé, la sécurité et le bien-être[8]. La demande mondiale de services bon marché, associée à une extrême précarité économique, pousse souvent les femmes à rechercher de meilleures conditions de subsistance à l’étranger.

Cependant, la plupart des emplois offerts aux migrantes racisées sont des emplois « sales, dangereux et dégradants[9] » ; en d’autres termes, il s’agit d’emplois qui ont peu de valeur sociale, mal rémunérés et susceptibles d’exposer les femmes migrantes à des pratiques d’exploitation ou de discrimination, comme dans le cas du travail domestique ou du travail de soignante[10].

Le spectre de l’exploitation

En outre, les femmes migrantes racisées sont souvent considérées comme des travailleuses recherchées, parce que les personnes et les institutions du Nord sont convaincues qu’elles sont « moins chères, plus travaillantes et soumises[11] ». La perception problématique comme quoi les femmes migrantes accepteraient des conditions d’emploi et de vie inférieures aux normes ouvre la voie à l’exploitation et à la traite. Cette perspective est également ancrée dans les lois canadiennes sur l’immigration, qui appliquent un programme économique néolibéral visant à répondre aux besoins à court terme du marché du travail et qui traitent les migrants comme une source de main-d’œuvre bon marché et jetable. L’exploitation est en outre facilitée par des politiques d’immigration intrinsèquement dommageables, comme le système de « permis de travail fermé » qui lie le statut d’immigration d’une personne à une tierce partie, comme un employeur ou un conjoint.

Il est bien connu que les programmes utilisant des permis de travail fermés, comme le Programme des travailleurs étrangers temporaires ou le Programme des aides familiaux résidants (aujourd’hui aboli), ont donné lieu à de nombreux abus de la part des employeurs[12]. Ce sont les membres les plus marginalisés des communautés migrantes qui font les frais de ces politiques et pratiques d’exploitation ; et les migrantes racisées sont touchées de façon disproportionnée[13]. Les nombreuses travailleuses et travailleurs domestiques migrants que j’ai côtoyés à Montréal ont été victimes de graves violations des droits de la personne et d’autres types de sévices qui s’inscrivent dans le « spectre de l’exploitation ». De plus, ces personnes passent continuellement à travers les mailles des recours juridiques et des programmes sociaux conçus pour aider les personnes vulnérables, ce qui rend leurs problèmes invisibles.

Vers une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et le vécu des survivantes

Adopter une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et sur les survivantes signifie prévenir l’exploitation en rendant notre société plus juste et équitable. Pour faire respecter les droits des migrantes racisées, il faut modifier les institutions et les pratiques qui maintiennent l’inégalité structurelle.

En plaçant la « sécurité nationale » au-dessus de la protection du droit individuel à la sécurité et à la justice, nous laissons sur le pavé les migrantes racisées. Cette approche basée sur « la loi et l’ordre » fait du tort aux survivantes, ne contribue guère à prévenir la traite de celles-ci et peut même les exposer à une exploitation supplémentaire si elles sont expulsées vers leur pays d’origine. Il faut en finir avec les « récits de sauvetage », ne plus mettre l’accent sur le « crime » et les « frontières violées », mais sur les conditions dans lesquelles les migrantes sont forcées d’arriver et de vivre au Canada[14].

En outre, l’absence de protections juridiques significatives en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et l’absence de voie directe vers un statut permanent constituent un obstacle important pour les personnes migrantes victimes de la traite qui cherchent à obtenir réparation ainsi qu’un moyen de stabiliser leur vie après l’exploitation. Plus précisément, le principal outil permettant à ces migrants de régulariser leur statut d’immigration – le permis de séjour temporaire pour les victimes de la traite des personnes (PST-VTP) – reste un mécanisme discrétionnaire et faible pour soutenir certaines et certains membres les plus vulnérables de notre société. L’utilisation incohérente de ce permis reflète la façon dont les migrantes victimes de la traite sont souvent traitées : avec suspicion, et comme si elles étaient des menaces potentielles à la sécurité publique, plutôt que comme des personnes ayant des droits et des motifs légitimes de rester au Canada.

Le Canada s’est engagé à reconnaître et à faire respecter les droits établis en vertu de divers traités internationaux sur les droits, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Plusieurs militants affirment que pour honorer ses engagements, le Canada doit offrir à toutes et à tous, y compris aux migrantes et migrants sans statut, un accès égal aux droits civils, politiques, économiques et socioculturels. Dans cette optique, le statut d’immigrant ne devrait pas constituer un obstacle à l’exercice, par les migrants, de leurs droits les plus fondamentaux au Canada.

Les points de départ pour l’adoption d’une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et des survivantes comprennent l’abolition des permis de travail « fermés » qui lient les individus à un seul employeur ; la création d’une politique d’immigration équitable qui permet une immigration permanente pour les personnes de tous les horizons, y compris les survivantes de la traite ; la fin de la détention des immigrantes et immigrants ; et pour finir, des investissements conséquents dans des initiatives communautaires axées sur l’élimination des inégalités structurelles et de la violence systémique.

Il est grand temps que le Canada traite les survivantes de la traite et les communautés de migrants avec le respect et la dignité qu’elles et ils méritent. Les migrantes victimes de la traite des personnes ne sont pas des « autres ». Elles sont membres de nos communautés, et leurs droits, leur bien-être sont directement liés aux nôtres.

Leah Woolner est coordonnatrice bilingue du Réseau des femmes et chercheuse associée à l’Université McGill.


  1. Klara Skrivankova, Between decent work and forced labour : examining the continuum of exploitation, York (Angleterre), Fondation Joseph Rowntree, 2010.
  2. Estibaliz Jimenez, « La criminalisation du trafic de migrants au Canada », Criminologie, vol. 46, n° 1, 2013.
  3. Pseudonyme utilisé pour protéger l’identité de cette personne.
  4. Sécurité publique Canada, Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes 2019-2024, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2019, <www.passengerprotect-protectiondespassagers.gc.ca/cnt/rsrcs/pblctns/2019-ntnl-strtgy-hmnn-trffc/2019-ntnl-strtgy-hmnn-trffc-fr.pdf>.
  5. Voir Jayashri Srikantiah, « Perfect victims and real survivors. The iconic victim in domestic human trafficking law », Boston University Law Review, vol. 87, n° 1, 2007, p. 157.
  6. Laura Barnett, La traite des personnes, Publication n° 2011-59-F, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, 2011, révisé 2016, < https://lop.parl.ca/staticfiles/PublicWebsite/Home/ResearchPublications/BackgroundPapers/PDF/2011-59-f.pdf>.
  7. Paulina Lucio Maymon, « The feminization of migration. Why are women moving more ? », Cornell Policy Review, 5 mai 2007, <http://www.cornellpolicyreview.com/the-feminization-of-migration-why-are-women-moving-more/>.
  8. Cathy Zimmerman et Rosilyne Borland, Caring for Trafficked Persons. Guidance for Health Providers, Organisation internationale pour les migrations, 2009. <https://publications.iom.int/system/files/pdf/ct_handbook.pdf>.
  9. En anglais, on parle des emplois « 3-D » : dangerous, dirty, degrading ou difficult.
  10. Manolo I. Abella, « Migrant workers’ rights are not negotiable », dans Migrants Workers, Labour Education 2002/4 n° 129, Organisation internationale du travail, 2002, <https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_dialogue/—actrav/documents/publication/wcms_111462.pdf>.
  11. Ibid.
  12. Fay Faraday, Made in Canada. How the Law Constructs Migrant Workers’ Insecurity, Toronto, Metcalf Foundation, septembre 2012.
  13. Jacqueline Oxman-Martinez, Andrea Martinez et Jill Hanley, « Trafficking women : gendered impacts of canadian immigration policies », Journal of Migration and Integration, vol. 2, n°  3, 2001, p. 297-313.
  14. Jennifer K. Lobasz, « Beyond border security : feminist approaches to human trafficking », Security Studies, vol. 18, n° 2, 2009, p. 319 – 344.

 

Même si la Russie capture Kiev, Poutine a déjà été vaincu après avoir déclenché une guerre impossible à gagner

21 mars 2022, par CAP-NCS
Les chars et l’artillerie russes se déploient pour attaquer Kiev et Kharkiv, mais, même s’ils réussissent à capturer les villes, cela ne changera rien au fait que la Russie a (…)

Les chars et l’artillerie russes se déploient pour attaquer Kiev et Kharkiv, mais, même s’ils réussissent à capturer les villes, cela ne changera rien au fait que la Russie a déjà été vaincue dans la guerre en Ukraine .

Le président Vladimir Poutine a lancé une guerre qu’il ne pourrait jamais gagner contre 44 millions d’Ukrainiens soutenus par les États-Unis et l’Europe dans l’attente folle que sa campagne militaire serait une promenade de santé. Ce faisant, il a uni le reste de l’Europe contre la Russie, forçant l’Allemagne, la France et l’Italie à s’aligner sur les États-Unis et la Grande-Bretagne, plus radicaux, à un degré jamais vu, même au plus fort de la guerre froide contre l’Union soviétique.

Mais la nature et le moment de la défaite russe restent d’une importance cruciale car la Russie reste une superpuissance nucléaire , techniquement capable de tuer une grande partie de la population de la planète. Si la guerre en Ukraine se poursuit pendant longtemps, il est trop facile de voir comment la guerre russe en Ukraine pourrait dégénérer en un conflit conventionnel contre l’OTAN, puis basculer dans un échange nucléaire.

La faiblesse même de Moscou exposée au cours de la semaine dernière rend plus probable qu’elle considérerait l’option nucléaire comme la seule carte de grande valeur qui lui reste face aux forces supérieures de l’OTAN. De plus, les erreurs de jugement paranoïaques de Poutine suggèrent que ses décisions sur le déploiement d’armes nucléaires pourraient être tout aussi irrationnelles.

La guerre nucléaire est peut-être encore une perspective lointaine, mais elle est plus proche qu’elle ne l’était il y a une semaine. Cela rend une sortie diplomatique de la crise ukrainienne particulièrement attrayante plutôt que de la laisser s’aggraver encore, même si l’issue finale ne fait aucun doute. La Chine – dernier allié important de la Russie, quoique de plus en plus éloigné – dit, après des discussions avec l’Ukraine, qu’elle est prête à aider à négocier un cessez-le-feu. Il s’est abstenu plutôt qu’il n’a opposé son veto à la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant l’invasion et s’est dit « extrêmement préoccupé par les dommages causés aux civils ». La Chine semble avoir été prise par surprise par l’invasion elle-même, ridiculisant les avertissements occidentaux et n’évacuant pas les citoyens chinois.

Il y aura un élément d’autoprotection dans la position chinoise. Ils ne voudront pas être entachés par les conséquences de l’erreur directe de Poutine ou devenir la cible de sanctions.

La Russie et l’Ukraine ont eu un cycle de négociations et ont toutes deux déclaré qu’elles étaient disposées à participer à un autre mercredi. Le président Volodymyr Zelensky dit que les bombardements devront cesser avant qu’il y ait des négociations, mais la probabilité est une escalade et non une désescalade.

Non seulement les bombardements ne s’arrêtent pas, mais ils deviennent de plus en plus intenses. La Russie semble planifier des assauts militaires traditionnels sur Kiev et Kharkiv, en utilisant des chars et de l’infanterie soutenus par la puissance de feu de l’artillerie et des frappes aériennes. Les Russes diront probablement aux civils de partir avant qu’ils n’attaquent ou ne soient traités comme des combattants.

Si cela se produit, cela pourrait déclencher un exode massif qui sauvera des vies, mais en même temps paralysera les villes ukrainiennes en tant que centres politiques, administratifs, commerciaux et informationnels. C’était le schéma des sièges en Syrie, en Irak, au Liban et à Gaza au cours des 40 dernières années, quelle que soit la nationalité de l’armée assiégeante.

La Russie paiera inévitablement un lourd tribut pour ce style de guerre brutal, car chaque civil tué ou blessé dans un bombardement sera photographié sur une caméra de téléphone portable et les atrocités seront diffusées dans le monde entier. Cela renforcera encore le statut de paria de la Russie et rendra les négociations plus difficiles.

Même si les principales villes ukrainiennes tombent, la résistance se poursuivra dans le reste du pays, et il est peu probable que l’armée russe ait les effectifs nécessaires pour la réprimer.

Un problème pour accepter un cessez-le-feu est que le plan d’invasion de Poutine n’avait de sens que si les troupes russes étaient accueillies à bras ouverts par la population ukrainienne. Comme on pouvait s’y attendre, cela ne s’est pas produit, mais Poutine a fait des demandes maximalistes équivalant à la reddition inconditionnelle du gouvernement ukrainien, dénoncé par Poutine comme « néo-nazis », et pour que l’armée ukrainienne remette ses armes. Des demandes moindres auraient pu inclure une promesse de l’Ukraine de ne pas rejoindre l’OTAN et de reconnaître l’annexion de la Crimée.

Il est donc difficile pour Poutine de se retirer simplement sans atteindre aucun de ses objectifs en Ukraine et après avoir payé un lourd tribut en sanctions, qui étrangleront l’économie russe pour les années à venir. L’une des principales raisons de l’arrivée au pouvoir de Poutine était qu’il semblait garantir que la crise financière russe d’août 1998 ne se reproduirait pas, pourtant près d’un quart de siècle plus tard, c’est exactement ce qu’il a assuré.

Il sera venu à l’esprit de nombreux Russes en privé que tout accord de paix mettant fin à cette guerre serait moins préjudiciable à la Russie si Poutine ne détenait plus le pouvoir au Kremlin. Mais se débarrasser de lui après 22 ans est une autre affaire. Saddam Hussein s’est accroché en tant que dirigeant irakien pendant 13 ans après son invasion calamiteuse du Koweït en 1990, qui est l’épisode de l’histoire moderne qui ressemble le plus à la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine.

 

 

Un premier hommage à Pierre Beaudet

21 mars 2022, par CAP-NCS
Pierre était un ami, un camarade, un frère. Pierre est toujours présent et l’avenir sera marqué par ce tout qu’il a apporté. En préparant ce premier hommage, il y a tellement (…)

Pierre était un ami, un camarade, un frère. Pierre est toujours présent et l’avenir sera marqué par ce tout qu’il a apporté. En préparant ce premier hommage, il y a tellement de souvenirs qui me remontent en mémoire ! Je vais commencer par quelques retours et j’y reviendrai dans les différentes manifestations d’hommages qui lui seront rendus.

Pierre était un roc sur lequel on pouvait s’appuyer. Un roc plein d’humour et d’humanité. Il aimait la vie et la révolution. Rêver et travailler à faire vivre la révolution n’est-ce pas le meilleur moyen d’aimer la vie en oeuvrant à construire un monde plus juste et plus fraternel ?

Dans les années 1980, Marc Mangenot nous apprend qu’un lieu de résistance, une librairie de Montréal, est interdite et va fermer. Le cedetim exprime sa solidarité. Nous faisons la connaissance d’un jeune homme engagé dans le mouvement indépendantiste radical québécois et très attentif aux revendications des peuples premiers du Canada. C’est la première rencontre avec Pierre Beaudet. Commence alors une amitié de quarante ans qui ne se démentira jamais.

Pierre rappellera son parcours dans On a raison de se révolter, une chronique des années 1970. Il raconte les deux pôles de son engagement, d’un côté la transformation radicale de la société québécoise et de l’autre les mouvements révolutionnaires dans le monde. En 1994, il participe à la création d’Alternatives avec la détermination de créer une association radicale construite à partir d’un mouvement large. Il s’agit de démontrer dans la pratique qu’on peut ne pas se laisser entraîner par certaines des dérives de l’ongéisation tout en pratiquant une ouverture qui permet d’appuyer les mouvements qui défendent des perspectives radicales en matière de défense des droits fondamentaux. C’est l’émergence des mouvements sociaux et politiques qui, sans être des partis politiques, renouvellent l’engagement politique à partir des luttes sociales, politiques et idéologiques. C’est aussi l’ouverture vers les mouvements syndicaux, ouvriers, salariés et paysans, les peuples autochtones, les mouvements des pays du Sud qui s’élargira aux nouvelles radicalités, au féminisme et aux mouvements de genre, à l’écologie et au climat, à la lutte antiraciste et contre les discriminations. C’est l’invention d’une nouvelle culture de l’émancipation.

Pierre va s’engager dans les débats sur le développement à partir d’une démarche critique. Il combinera les approches de l’engagement politique radical avec la pratique dans la conduite de programmes d’action, de la recherche théorique, de l’enseignement. Il inscrira cet engagement dans la discussion critique sur le développement en mettant en avant les grands enjeux de la solidarité et de la coopération internationale. Il analysera les effets négatifs de la mondialisation et soutiendra les pratiques d’autonomie en Afrique, en Amérique Latine et en Asie. Il appuiera directement les actions de mouvements dans de nombreux pays, en Angola, au Brésil, en Inde, au Pakistan, en Afrique du Sud, en Palestine, au Niger, … Chaque fois qu’un mouvement défend son autonomie et s’inscrit dans la défense des droits fondamentaux, il cherchera, à partir de la camaraderie avec les animateurs de ces mouvements, de réunir les moyens pour les renforcer et les faire reconnaître.

Alternatives et le cedetim s’engagent dans une longue histoire commune. D’abord dans le soutien aux mouvements des peuples des pays du Sud. Ensuite, dans l’émergence du mouvement altermondialiste avec les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel, contre les politiques des institutions internationales, le FMI, la Banque Mondiale, puis l’OMC. Nous apprendrons beaucoup de choses d’Alternatives. De la longue lutte contre la Zone de Libre échange des Amériques qui commencera dès 1994 jusqu’aux grandes mobilisations de 2001. Et de manière plus directe avec l’expérience internationaliste d’Alternatives, notamment son programme de volontaires qui nous servira à définir le lancement d’Echanges et Partenariats.

En 1998, avec Pierre, nous travaillons à Bruxelles, avec Samir Amin et François Houtard, pour lancer le Forum Mondial des Alternatives, le FMA. Le FMA participera en janvier 1999 au Contre-Sommet de Davos avec quelques organisations, notamment Attac, la KTCU de Corée du Sud, le MST Brésilien, des paysans burkinabés, des femmes québécoises. Ce Contre-Sommet précédera les manifestations contre l’OMC à Seattle en décembre 1999. Et précédera le premier FSM à Porto-Alegre en janvier 2001.

A partir de 2001, l’altermondialisme ouvre une nouvelle période de rencontres et de visibilité internationaliste. C’est le début des Forums sociaux à Porto Alegre en 2001. Dans le même temps, le mouvement québécois joue un rôle majeur dans les mobilisations qui auront raison de la Zone de libre échange des Amériques. Pierre et Alternatives Montréal jouent un rôle de premier plan dans la succession des forums sociaux, à Porto Alegre (2001, 2002, 2003, 2005), Mumbaï (2004), Bamako (2006), Caracas (2006), Karachi (2006), Nairobi (2007), Belem (2009), Dakar (2011), Tunis (2013, 2015), Montréal (2016), Salvador de Bahia (2018).

Pierre et Alternatives Montréal, avec le Cedetim-IPAM à Paris proposent de construire Alternatives International, Alterinter, avec des mouvements luttant contre les injustices sociales, le néolibéralisme, l’impérialisme et la guerre. On y retrouve Alternatives citoyens Niger à Niamey, Alternatives Asie à New Delhi, Alternatives Information Center à Jérusalem, Alternatives Terrazul à Fortaleza, le Forum des Alternatives Maroc à Rabat, Teacher Creative Center à Ramallah, Un Ponte Per à Rome.

La crise financière de 2008 interpelle le mouvement des Forums sociaux mondiaux. Il est clair qu’il s’agit d’une rupture. Le Forum de Belém est l’apogée du processus des FSM. Les mouvements porteurs de nouvelles radicalité émergent dans le Forum. Le mouvement paysan, le mouvement féministe, les peuples autochtones, les mouvements antiracistes et contre les discriminations, les migrants mettent en avant l’hypothèse d’une crise de civilisation, de la civilisation qui s’est imposée depuis 1492. La proposition d’un possible compromis, celui d’un green new deal, avancé par la commission des Nations Unies présidée par Joseph Stiglitz et Amartya Sen, fait long feu. C’est l’austéritarisme qui s’impose, une nouvelle version du néolibéralisme combinant austérité et autoritarisme. Les contradictions s’exacerbent avec les insurrections et les flambées des printemps arabes, des indignados et des occupy d’un côté et de l’autre les répressions, les dictatures et les guerres. Pierre développe dans cette période ses capacités de pessimisme actif, soucieux des échecs et des répressions et attentif à tout ce qui émerge de nouveau. Il n’anime plus Alternatives ; il se plonge dans l’enseignement et s’investit dans le mouvement social au Québec.

En 2010, nous sommes à Ramallah au Forum Mondial sur l’éducation ; Alterinter accompagne Refaat qui avec le Teacher Creative Center, est un des principaux animateurs du Forum de Ramallah. Nous discutons à trois, Pierre, Vinod et moi de la situation. Nous savons qu’il faut renouveler fondamentalement le processus des forums et nous savons qu’en attendant de dégager une nouvelle voie, il faut continuer à les assumer. Que faire alors ? Dans la discussion animée qui s’engage, nous nous retrouvons à partir d’une phrase de Gramcsi, sur la nécessité d’un intellectuel collectif international des mouvements sociaux. Nous venons de lancer intercoll. C’est le lancement d’un nouveau projet qui va bien nous occuper. C’est avec une grande tristesse que nous assistons au départ de Vinod qui nous a tant apporté.

Nous commençons par une rencontre internationale à Paris. Puis, avec le soutien de Pierre, Shenjing et Mei organisent un séminaire à Taiwan avec des intellectuels chinois engagés dans les différents courants d’opinion en Chine. Pierre fera un exposé brillant définissant intercoll ; il expliquera que le défi est d’être capable de traduire les concepts dans les différentes cultures pour construire une culture d’engagement international. Ainsi dira-t-il, il s’agit de savoir comment les différentes cultures pourront comprendre et s’approprier une nouvelle notion comme « buen vivir » qu’on ne peut réduire à « bien vivre ». Nicolas Haeringer fera évoluer intercoll vers intercoll.net, un réseau de sites internet. Et Glauber le développera dans plusieurs directions. Pierre va créer à Montréal, avec Ronald Cameron, Plateforme altermondialiste qui sera un des vecteurs d’intercoll.

Chaque fois que je retourne dans mes souvenirs, je retrouve des échanges avec Pierre, des interrogations et des réflexions. Et, à chaque fois, les discussions s’orientent vers des interrogations fondamentales, un retour sur nos sources de référence autour du marxisme et de l’internationalisme. Et à chaque fois, la discussion s’oriente vers des propositions d’initiatives innovantes, de nouveaux chemins à explorer, de nouveaux engagements, vers l’optimisme de la volonté.

Pierre aimait écrire et il écrivait beaucoup et très bien. Il aimait les livres, les revues et les journaux. On peut retrouver sur internet les 579 articles qu’il va rédiger pour Presse toi à gauche. Il lance Plateforme altermondialiste et aussi Les nouveaux cahiers du socialisme. Il prépare des livres qu’il compose, pour chaque livre, avec une équipe de trois ou quatre personnes et dans lesquels il donne la parole et il suscite des contributions multiples. C’était un magnifique éditeur internationaliste. On trouvera ci-dessous les titres de quelques un des livres qu’il a écrit et coordonné.

Pierre avait une volonté farouche et une grande force de travail. Il savait que la révolution n’était pas l’arrivée dans un monde meilleur, un genre de paradis, la résolution de toutes les contradictions. Mais il savait que chaque révolution ouvre un nouveau monde, des nouveaux possibles ; qu’elle permet un dépassement, un dépassement de soi, qu’elle crée de l’inattendu et renouvelle l’espoir. Son histoire, c’est celle de la passion et l’engagement. Avec parfois et même souvent, des déceptions et des échecs, des défaites. Mais sans jamais tomber dans la désillusion et le renoncement. Avec sa capacité de résistance, sa volonté farouche et son enthousiasme intact.

Pierre avait son Internationale formée par toutes celles et tous ceux, dans toutes les parties du monde, qu’il aimait et qui l’aimaient. Je voudrais dire toute mon affection à ses ami.e.s et camarades. En commençant par Anne, Alexandre et Victor qui ont contribué à sa force et à ce qu’il a apporté pour l’avenir d’un autre monde possible, d’un nouveau monde meilleur et juste.

Quelques livres de Pierre Beaudet

Photo André Querry

La discrimination par la porte d’en arrière

18 mars 2022, par CAP-NCS
À partir des théories de la colonialité du pouvoir[2], nous proposons une lecture des effets socioéconomiques du débat et de l’adoption de la loi 21, la Loi sur la laïcité de (…)

Photo André Querry

À partir des théories de la colonialité du pouvoir[2], nous proposons une lecture des effets socioéconomiques du débat et de l’adoption de la loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, sur les groupes ciblés, particulièrement des femmes musulmanes et racisées. Par cet article, nous voulons contribuer à mettre en lumière l’un des angles négligés dans les analyses critiques du nationalisme identitaire au Québec, à savoir les effets simultanés du racisme, du capitalisme et du patriarcat dans le vécu des personnes racisées.

De la colonialité

L’une des thèses centrales des théoriciennes et théoriciens décoloniaux est que la colonialité n’est pas un événement historique limité dans le temps, mais un processus qui a encore lieu présentement, c’est-à-dire que la structure des rapports de pouvoir que nous connaissons à l’échelle globale se base sur les rapports de pouvoir construits progressivement à partir de 1492 sur la douloureuse expérience sociohistorique du colonialisme et de l’esclavage. L’eurocentrisme chrétien imposé par les colonisateurs aux Autochtones des Amériques par la colonisation et aux Noir·e·s par l’esclavage a participé à configurer des catégories et des identités de race, de genre et de sexualité, des catégories sur lesquelles s’exerce le pouvoir aujourd’hui.

Alors que le colonialisme classique, avec siège dans la métropole, s’est transformé, donnant lieu à d’autres modalités et structures de domination (protectorats, néocolonialisme exercé par des moyens économiques, etc.), la colonialité inscrite dans les rapports de pouvoir peut se définir comme la « radicalisation et naturalisation de la non-éthique de la guerre[3] ».

Construction de la hiérarchisation

Comme l’ont montré les féministes autochtones, noires et chicanas, les catégories de race, de genre et de sexualité assignent un statut d’infériorité aux groupes racisés et ethnicisés et imposent des régimes oppressifs : capitaliste/racial/genré/hétérosexiste. Autrement dit, la colonialité constitue le lieu d’énonciation qui rend possible un système-monde basé sur de nombreuses hiérarchisations qui opèrent à la faveur de l’homme blanc européen chrétien. Ramón Grosfoguel résume ainsi ces hiérarchies : 1- hiérarchie de classe; 2- division internationale à l’ethnoraciale globale; 5- hiérarchie de genre; 6- hiérarchie sexuelle; 7- hiérarchie spirituelle à la faveur des chrétiens; 8- hiérarchie épistémique; 9- hiérarchie linguistique (langues européennes versus non européennes)[4].

La « menace musulmane »

Au Québec, les débats sur la loi 21 ont contribué à stigmatiser davantage des communautés et des individus déjà fortement affectés par le racisme et la discrimination, et plus spécifiquement les femmes musulmanes, les communautés juives et sikhes. Ces débats sont survenus dans un contexte où l’islamophobie et la violence contre les musulmans et les musulmanes ont pris une ampleur alarmante[5]. Ils s’inscrivent en continuité avec les discussions antérieures sur les accommodements raisonnables (2006-2008) et sur le projet de loi 60, souvent dénommé « charte des valeurs » (2014), des moments qui ont tous servi à ventiler des discours racistes de plus en plus ouverts[6] et qui participaient à construire une image des minorités religieuses, et plus spécifiquement des musulmans et musulmanes, comme étant une sérieuse menace pour la société québécoise. Dans ces discours, l’image des femmes voilées est construite sur une dualité contradictoire qui présente celles-ci tantôt comme les vecteurs redoutables de l’islamisme qui tendent à radicaliser les jeunes et tantôt comme des femmes soumises, et par ce fait, représentant un recul pour les droits des femmes québécoises.

Les figures d’autorité

Lors de l’étude de la loi 21, un échange qui illustre le fonctionnement contemporain de la colonialité du pouvoir a eu lieu. L’échange mettait en scène des figures d’autorité importantes : le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (l’autorité politique) d’une part, et le sociologue émérite du Québec d’autre part (l’autorité scientifique). Guy Rocher prenait le contrepoids de l’historien Gérard Bouchard, opposé à la loi 21, qui avait insisté sur le manque de preuves scientifiques concernant l’éventuel endoctrinement des élèves de la part des enseignantes portant le hijab. À la défense du ministre, Guy Rocher a avoué qu’on ne peut pas faire la preuve scientifique de la mauvaise influence des professeur·e·s qui portent des signes religieux, mais que, dans l’état d’incertitude, il fallait appliquer le « principe de précaution » contre les « risques possibles » pour protéger les élèves, les enseignantes et enseignants et les parents. Ce dialogue télévisé entre deux importantes figures d’autorité qui discutent sur la « preuve » du danger que représentent les musulmans et les musulmanes ne peut qu’encourager les propos injurieux, racistes et les actes discriminatoires et haineux, déjà à la hausse[7].

Le rituel et le langage

Les rapports coloniaux de pouvoir ainsi « performés » ont gagné en acceptabilité par la force de leur répétition, dans une sorte d’itération offensive, pour reprendre l’expression de Judith Butler[8]. La réalisation de ce rituel a été orchestrée par l’État à travers la mise en scène répétée des commissions dans un contexte où « la division entre le laïc et le religieux a, en fait, fonctionné comme une ligne de couleur qui marque la différence entre l’Occident moderne et éclairé et des musulman·e·s tribaux et religieux[9] ». La loi 21 constitue désormais la mise en acte qui rend concevable et acceptable de retirer un droit fondamental à des minorités religieuses racialisées, au nom d’un danger dont il n’est plus nécessaire de faire la preuve.

Racisme, sexisme et inégalités

La colonialité du pouvoir porte en elle une logique économique qui participe à organiser le capitalisme à l’échelle globale et la distribution mondiale du travail à la faveur de l’Europe. Elle a produit le système-monde capitaliste où la main-d’œuvre bon marché (cheap labor) se trouve dans les périphéries[10] selon une distribution racisée et genrée du travail qui opère de façon à positionner les descendantes et les descendants des sociétés colonisées et mises en esclavage en bas de l’échelle économique. La hiérarchisation des relations raciales, sexuelles, spirituelles, épistémiques et de genre sont constitutives de ce système-monde capitaliste. À l’ère néolibérale, on assiste à une accélération des inégalités entre le Sud global et le Nord global où les femmes racisées sont particulièrement affectées. Les logiques du capitalisme global créent un besoin de main-d’œuvre bon marché que les femmes issues du Sud global doivent combler. Il n’est donc pas imprudent de parler d’une surreprésentation des femmes racisées dans les emplois précaires (« femmes de ménage », services et restauration, garde d’enfants, etc.) des grandes villes du centre[11]. Les femmes de couleur se retrouvent confinées au double travail reproductif, payé et non payé, et cela est rendu possible par des mécanismes relationnels et imbriqués de race et de genre, dont l’analyse est souvent absente dans les perspectives féministes classiques. Dans les représentations dégradantes de la féminité racialisée qui découlent de l’esclavage et du colonialisme, les femmes racialisées sont considérées comme aptes à faire les tâches ingrates. Les effets structurels de la division du travail sont alimentés par des mécanismes oppressifs de racisme et de sexisme qui se cachent derrière le discours des compétences ou de l’éducation.

L’expérience québécoise

Au Québec, les stéréotypes négatifs dominants sur les femmes portant le hijab, qui ont acquis une légitimité juridique grâce à loi 21, participent à une logique raciste, patriarcale et capitaliste qui précarise les femmes musulmanes en les rendant davantage exploitables. Cela ne fera que renforcer les inégalités sociales qui affectent particulièrement les immigrantes issues d’anciennes colonies, dont les femmes musulmanes. En effet, au Québec, ces femmes immigrantes racisées sont surreprésentées dans les emplois précaires et dévalorisés comme la garde d’enfants et les soins des personnes âgées. Paradoxalement, les féministes nationalistes (que Farris[12] qualifie de fémonationalistes) se sont peu efforcées de dénoncer les conditions socioéconomiques précaires des femmes racisées et musulmanes, et ont, elles aussi, mis l’accent sur le danger du hijab.

Les résultats

Les exclusions prévues dans la loi 21 sont l’aboutissement de plusieurs tentatives de marginalisation économique des femmes musulmanes puisqu’il était déjà question pendant le débat autour de la « charte des valeurs » de leur interdire le travail dans les milieux de garde d’enfants. Or, le travail en milieu de garde offre plusieurs possibilités aux femmes racisées, ce qui leur permet de contourner les effets de la discrimination à l’embauche – en étant à leur compte ou en travaillant avec d’autres femmes racisées – et leur donne la possibilité d’un emploi à temps partiel, localisé dans les quartiers qu’elles habitent, afin de conjuguer travail et responsabilités familiales.

Une étude, dont l’objectif était d’établir le profil des femmes de l’arrondissement de Saint-Laurent à Montréal, a démontré que le lieu de naissance à l’étranger et la langue maternelle précarisent davantage certaines femmes :

  • 78,1 % des répondantes ont un revenu de moins de 30 000 dollars par année;
  • le pourcentage augmente à 81,1 % lorsqu’on considère les femmes nées à l’extérieur du Canada;
  • le pourcentage augmente à 89,5 % pour les femmes nées à l’extérieur du Canada et parlant l’arabe;
  • malgré le fait que les répondantes de notre échantillon soient souvent plus scolarisées que la moyenne québécoise, leur revenu se loge dans les catégories les plus faibles;
  • l’impact du faible revenu est d’autant plus important si l’on tient compte du fait que les logements où le nombre d’habitants est le plus élevé se situent dans les catégories de revenus les plus faibles (entre 2 et 6 personnes).

Conclusion

Même si le gouvernement québécois a présenté la Loi sur la laïcité de l’État comme une mesure progressiste et « modérée », celle-ci permet plutôt d’institutionnaliser le sexisme, le racisme et la discrimination à l’emploi. Le racisme ambiant, amplifié par le débat sur la loi 21 et les mesures concrètes établies par cette loi consolident les hiérarchies économiques et les mécanismes d’inégalité constitutifs de la colonialité. Cette loi fait partie d’un processus à travers lequel le gouvernement de la Coalition avenir Québec fait la promotion d’une société exclusive, marquée par des écarts socioéconomiques importants et stables, processus dont fait aussi partie la législation en matière d’immigration, qui, entre autres, vise à la fois à réduire le nombre d’immigrants et d’immigrantes et à augmenter la « bonne » immigration, c’est-à-dire celle des Européens et Européennes.

On assiste un peu partout à une multiplication des lois visant les musulmans et les musulmanes. Il suffit de rappeler le décret du président étatsunien Donald Trump Protéger la nation de l’entrée de terroristes étrangers (2017), la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques en France, l’interdiction de construction de minarets en Suisse ou, pire encore, la nouvelle loi sur la citoyenneté en Inde (2019). Dans tous ces cas de figure, un groupe dominant discute, statue et légifère sur les droits d’une minorité. Ce qui nous apparaît le plus inquiétant, ce sont les processus qui, non seulement ont rendu possibles ces lois, mais surtout la manière dont ces processus déplacent le curseur de l’indicible en matière d’actes et de discours sur les musulmans et les musulmanes.

Finalement, les différents débats sur les minorités religieuses menés par le groupe dominant de la société au nom des valeurs d’une société québécoise, dont l’épisode de la loi 21, participent à une subalternisation de groupes et de personnes racisées. La subalternisation en question opère en même temps que le renforcement d’une place privilégiée pour les Québécois et les Québécoises de descendance européenne. Les places contraires occupées par les subalternes et les privilégiés renvoient ici à une dynamique relationnelle qui, d’un côté, construit les aspects symboliques, où les personnes eurodescendantes sont associées aux bonnes valeurs, à la bonne religion et à la bonne culture. Dans cette construction symbolique, le déni des oppressions historiques que vivent les personnes issues des sociétés anciennement colonisées se fait au profit de la valorisation d’une certaine culture québécoise construite comme blanche et eurodescendante. L’autre aspect de la dynamique qui construit les subalternes et les privilégiés est la transformation de ce capital symbolique et social en bien-être matériel. Les discussions qui ont entouré la loi 21 confortent et consolident les préjugés racistes qui sont à la base des taux de chômage plus élevés des personnes racisées, de leur déqualification professionnelle et de leurs conditions précaires de vie. La loi 21 représente un plafond qui, loin d’être invisible, est ostentatoirement dressé contre les femmes musulmanes.

Leila Benhadjoudja, Leila Celis[1]  sont Respectivement professeure adjointe à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa, professeure de sociologie à l’UQAM


  1. Ce texte est une version abrégée du chapitre écrit par les deux autrices, « Colonialité du pouvoir au temps de la loi 21. Pistes de réflexion », dans Leila Celis, Dia Dabby, Dominique Leydet et Vincent Romani (dir.), Modération ou extrémisme ? Regards critiques sur la loi 21, Québec, Presses de l’Université Laval, 2020.
  2. Parmi les références sur le concept de colonialité, voir Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global », Multitudes, vol. 3, n° 26, 2006, p. 51-74; Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes, vol. 3, n° 6, 2001, p. 56-71; Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 3, n° 51, 2007, p. 111-18.
  3. Nelson Maldonado-Torres, « On the coloniality of being », Cultural Studies, vol. 21, n° 2-3, 2007, p. 240-270.
  4. Grosfoguel, op. cit.
  5. Leila Benhadjoudja, « Laïcité narrative et sécularonationalisme au Québec à l’épreuve de la race, du genre et de la sexualité », Studies in Religion/Sciences Religieuses, vol. 46, n° 2, 2017, p. 72-91.
  6. Marie-Claude Haince, Yara El-Ghadban et Leïla Benhadjoudja (dir.), Le Québec, la Charte, l’Autre. Et après ?, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014; Benhadjoudja, ibid.
  7. Jean-Sébastien Imbeault et Houda Asal, Les actes haineux à caractère xénophobe, notamment islamophobe : résultats d’une recherche menée à travers le Québec, Québec, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2019.
  8. Judith Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.
  9. Gada Mahrouse, « Minimizing and denying racial violence : insights from the Québec mosque shooting », Canadian Journal of Women and the Law, vol. 30, n° 3, 2018, p. 476.
  10. Immanuel Wallerstein, Le système du monde, du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980.
  11. Evelyn Nakano Glenn, « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », dans Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 21-63.
  12. Sara R. Farris, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University Press, 2017.

 

La guerre en Ukraine pourrait déclencher une catastrophe au Moyen-Orient

17 mars 2022, par CAP-NCS
Des Syriens transportent du pain jusqu’à leur maison à Raqa, l’ancienne “capitale” du groupe État islamique (EI) en Syrie. Photo par Delil Souleiman/AFP via Getty Images Au (…)

Des Syriens transportent du pain jusqu’à leur maison à Raqa, l’ancienne “capitale” du groupe État islamique (EI) en Syrie. Photo par Delil Souleiman/AFP via Getty Images

Au cours des sept dernières années, dans le cadre d’une campagne militaire caractérisée par un mépris endémique de la vie civile, les bombes, les armes à sous-munitions et les missiles non guidés de Vladimir Poutine se sont abattus sur les écoles, les hôpitaux, les installations d’eau et les élevages de volaille de la Syrie. Aujourd’hui, alors que les forces russes s’inspirent des pages du manuel militaire appliqué en Syrie et répandent la terreur en Ukraine, les économies fragiles du Moyen-Orient – dont beaucoup sont meurtries par la guerre – s’affrontent à un nouveau contrecoup de l’aventurisme du président russe: une insécurité alimentaire encore plus profonde.

Dans de nombreuses économies arabes, le pain représente la majorité des calories consommées. Son coût est une question politique. A l’échelle mondiale, les prix des denrées alimentaires sont à leur plus haut niveau depuis 2011, lorsqu’une flambée du coût de la vie a contribué à déclencher le Printemps arabe. Les gouvernements donateurs ayant considérablement réduit leur aide, le moment actuel ne pourrait pas être pire.

En Egypte, le plus grand importateur de blé au monde – dont 80% provient d’Ukraine et de Russie – le pain est fortement subventionné depuis des décennies. Pour le pain plat baladi (pita), le consommateur paie environ un dixième du prix de production, ce qui le rend abordable pour le tiers de la population qui vit sous le seuil de pauvreté. Si l’Egypte et ses voisins ne peuvent se permettre de maintenir cette subvention face à la hausse rapide des coûts (le blé est déjà 50% plus cher qu’avant l’invasion de l’Ukraine), les résultats politiques pourraient être explosifs.

Un consultant en transport maritime travaillant sur le dossier du Yémen a déclaré au New Statesman que l’Australie proposait désormais de vendre du blé aux entreprises yéménites au prix faramineux de 600 dollars la tonne [fin février-début mars, la tonne se situait autour de 355-360 dollars]. Le blé ukrainien aurait coûté en moyenne environ 255 dollars. De nombreux fournisseurs des Etats-Unis hésitent également à entrer sur le marché yéménite, ont-ils ajouté, en raison de la possibilité que les rebelles houthistes soient à nouveau désignés comme une organisation terroriste [en février 2021, l’administration avait renoncé officiellement à qualifier les rebelles houthistes de terroristes], ce qui aurait des répercussions sur les liens commerciaux et la distribution de l’aide humanitaire aux 17,4 millions de Yéménites en situation d’insécurité alimentaire (selon le Programme alimentaire mondial).

«Le Yémen ne peut plus se nourrir tout seul, alors quand vous avez un choc comme celui-ci sur le marché… c’est désespérément inquiétant», a déclaré Richard Stanforth d’Oxfam, ajoutant que selon ses sources, entre décembre 2021 et mars 2022, 42% des céréales du Yémen provenaient d’Ukraine.

Le Liban, déjà en proie à l’un des plus grands effondrements économiques de l’histoire, importe jusqu’à 90% de son blé et de son huile de cuisson d’Ukraine et de Russie. Face aux pénuries annoncées, il ne lui reste, au mieux, qu’un mois de réserves de blé. Même si les appels lancés par les ministres du Liban aux Etats-Unis pour qu’ils contribuent à financer les réserves d’urgence aboutissent, il n’y a plus aucun endroit où stocker du blé après que les principaux silos à grains ont été éventrés lors de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020.

Piégé dans une crise déclenchée par des décennies de corruption rampante, le Liban s’est rendu inutilement vulnérable aux chocs du marché mondial. Selon des analystes, le pays n’a pas fait grand-chose pour réduire sa dépendance à l’égard des importations depuis que la gravité de la crise de la sécurité alimentaire s’est révélée avec force il y a deux ans.

Le pain n’est pas le seul problème, explique Richard Stanforth. Les prix des céréales et les pénuries potentielles affectent l’alimentation du bétail dans toute la région. La Russie est également l’un des plus grands exportateurs d’engrais au monde.

Alors que les prix mondiaux du pétrole s’envolent, le Liban et le Yémen sont confrontés à une grave détérioration cumulative de la valeur de leurs monnaies locales: le pouvoir d’achat s’effondre alors que le prix des produits de base nécessaires s’envole. C’est une parfaite tempête. [Dans cette tempête les opérateurs des fonds spéculatifs sur les matières premières alimentaires accentuent l’ampleur des vagues et la force des vents. Ils disposent, aujourd’hui, de données satellitaires qui leur permettent d’anticiper le potentiel de récoltes dans un contexte de crise climatique (incendies liés à la sécheresse en Argentine) et de les articuler, sur les marchés à terme, aux effets à court terme d’une guerre comme celle en cours en Ukraine, en tenant compte ainsi des modifications escomptées des diverses productions internationalisées, sur plusieurs mois. Ce qui est décidé à la Bourse de Chicago se répercute dans l’assiette à trois quarts vide d’une famille paupérisée d’Egypte. Réd.]

Dans le nord du Yémen, contrôlé par les Houthis, il faut déjà trois jours pour atteindre le bout d’une queue de ravitaillement en carburant et pour acheter 20 litres d’essence. Dès lors, beaucoup se rabattent sur le marché noir pour acheter du carburant très cher. Au Liban, les files d’attente pour le carburant commencent à s’allonger à nouveau.

«La majorité des denrées alimentaires du Yémen transitant par le port d’Al-Hodeïda [situé sur la mer Rouge], même si le prix des céréales restait le même, le coût du carburant pour les transporter à travers le pays sera toujours répercuté sur le consommateur», a déclaré Richard Stanforth. Selon l’un de ses collègues yéménites, les détaillants locaux ont été informés qu’ils devaient s’attendre à une nouvelle hausse de 30% du coût des produits à base de blé dans les jours à venir.

«Même si vous pouvez acheter le blé au double du prix, très peu de personnes au Yémen pourront réellement se le permettre», nous a déclaré un représentant de l’un des plus grands importateurs de céréales du Yémen. «Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’importation de marchandises contrôlée par l’Etat, tout dépend du secteur privé. Cela signifie qu’il n’y a pas de subventions (comme pour de nombreux autres gouvernements arabes), ce qui laisse le peuple yéménite, déjà affamé, vulnérable à la fluctuation des prix du marché et à la concurrence du secteur privé.»

Le Yémen se prépare à une situation que le Liban ne connaît que trop bien, après un été de graves pénuries de carburant l’année dernière. L’impossibilité de se procurer du carburant peut avoir des conséquences catastrophiques sur l’approvisionnement en électricité des foyers et des hôpitaux, sur les pompes à eau et sur les services Internet.

Deux semaines après le début d’une guerre qui se déroule à des milliers de kilomètres, la crise du carburant et du pain s’étend déjà à tout le Moyen-Orient. L’Egypte a augmenté le prix d’une miche subventionnée pour la première fois depuis les années 1980. Au Liban, le coût de 20 litres de carburant représente plus des deux tiers du salaire minimum. La Syrie rationne le blé. Au cours de la semaine dernière au Yémen, les prix des aliments de base tels que l’huile de tournesol ont augmenté de 40%, les produits laitiers de 30% et le blé de 25%, ce qui a déclenché des achats de panique dans certaines régions à l’approche du Ramadan, qui commence le 2 avril.

Compte tenu de la détérioration de la situation monétaire au Liban, au Yémen, en Syrie et en Afghanistan, de larges pans de la population sont vulnérables aux pénuries alimentaires et aux augmentations des prix du carburant. Les taux de pauvreté, l’insécurité alimentaire et la faim augmentent de jour en jour, laissant les ONG craindre que les budgets d’aide existants – et en diminution – soient détournés vers l’Ukraine.

Au Yémen, des poches de famine sont de retour pour la première fois en deux ans; 90 % des réfugiés syriens au Liban vivent dans une pauvreté abjecte; et plus de 12 millions de Syriens sont confrontés à l’insécurité alimentaire onze ans après le début de la guerre. La crise ukrainienne a déclenché une catastrophe humanitaire de plus en plus grave au Moyen-Orient. (Article publié par The New Statesman, le 15 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Le contentieux constitutionnel dans les années 1960 (1)

17 mars 2022, par CAP-NCS
Au tournant des années 1970, la question nationale s’enlise dans ce qui est présenté comme un débat constitutionnel. Les camps sont polarisés autour de deux options. D’un côté, (…)

Au tournant des années 1970, la question nationale s’enlise dans ce qui est présenté comme un débat constitutionnel. Les camps sont polarisés autour de deux options. D’un côté, les partisans de la souveraineté, regroupés autour du PQ, qui estiment que le cadre canadien est un carcan empêchant la « nation » québécoise de se développer. Seule la souveraineté, affirment-ils, permettra de compléter la Révolution tranquille.

De l’autre côté, les adeptes du « fédéralisme renouvelé », proches de Pierre-E.Trudeau, qui proposent le cadre fédéral comme lieu d’épanouissement et de démocratie. Pour ce deuxième camp, le nationalisme québécois est un « mal absolu », une simple modernisation des idéologies cléricales qui ont dominé sous le duplessisme. Comme dit auparavant, la gauche canadienne et québécoise a partagé en gros cette optique, jusque dans les années 1960 2.

Pour les intellectuels de gauche, notamment ceux qui émergent autour des Cahiers du socialisme, cette polarisation est en grande partie un leurre puisque chacun des deux grands « camps » s’inscrit dans la perspective d’une modernisation capitaliste et surtout, occulte les luttes de classes qui traversent alors l’État, tant l’État fédéral que l’État québécois. Les institutions ne peuvent échapper à l’insertion dans des rapports de classe capitalistes3.

Pour Brunelle (professeur de sociologie à l’UQAM), la gauche doit démêler tout cela et éviter de tomber dans le piège « où il s’agit d’élucider la question de l’enchevêtrement des pouvoirs des bureaucraties fédérale et québécoise d’une part, et un enjeu plus proprement politique où il s’agit de consolider l’État – qu’il s’agisse de l’État fédéral ou de l’État québécois – par la marginalisation ou l’inféodation de l’État adverse selon le cas d’autre part ».

La vraie question est celle de l’État capitaliste et des intérêts de classe qui le sous-tendent, « d’autant plus importante que cette question (constitutionnelle) sert de paravent à une « indépendance » ou à une « autonomie » – qu’il s’agisse des niveaux fédéral ou provincial – qui n’est, en définitive, que la forme paradoxale que revêt dans ce contexte une dépendance économique dont les tenants et aboutissants sont extranationaux aussi bien pour le Canada que pour le Québec. (Introduction de Pierre Beaudet)

***

Nous chercherons à poursuivre dans le présent travail une réflexion amorcée où nous avions tenté de poser quelques jalons susceptibles d’aider à saisir la portée politique et sociale du contentieux constitutionnel au Canada et au Québec dans l’après-guerre. Nous avions à ce moment-là fait valoir une première mise en garde, à savoir qu’il s’agit – au départ à tout le moins – d’éviter de prétendre qu’aux contraintes du partage des pouvoirs entre deux ordres de gouvernements doivent correspondre des rapports entre fractions de classes. Il ne peut s’agir là tout au plus que d’une hypothèse de travail qui doit être vérifiée empiriquement dans un contexte sociohistorique particulier. Si une telle validation peut certes contribuer à préciser l’analyse et à raffiner notre connaissance des rapports de classes au Canada et au Québec, elle ne nous en apparaît pas moins secondaire par rapport à la prise en compte d’un phénomène majeur qui détermine en première et en dernière analyse ces rapports intérieurs et les conflits ou les coalitions qu’ils peuvent connaître. Ce facteur est bien sûr celui qu’exerce la domination américaine qui le constitue4. En effet, le réaménagement de la stratégie américaine d’approvisionnement en richesses naturelles vers le milieu des années cinquante, joint au fait que ce sont les provinces qui ont, en vertu de la Constitution, entière autorité et propriété sur leurs ressources, explique que le flux des échanges nord-sud puisse servir de base matérielle à l’établissement d’une alliance originale entre capital national et capital étranger. Or, le plus étonnant n’est pas cette situation passablement complexe en vertu de laquelle les liens économiques régionaux avec un puissant voisin tendraient à dissoudre un pays, mais bien dans ce fait complètement exceptionnel d’un pouvoir central qui, malgré son inféodation aux politiques et à l’idéologie américaines parvient à raffermir l’indépendance économique du pays et à se faire de la sorte et fort paradoxalement l’instrument même d’une éventuelle dislocation politique du pays. Bien sûr, ni le gouvernement américain, ni non plus le gouvernement canadien ne veulent cette dislocation, mais l’un et l’autre doivent composer avec les forces économiques en présence dont les lois aveugles jouent en faveur de l’extension et de l’intensification de l’interdépendance régionale dans un axe nord-sud. Il s’ensuit que les provinces canadiennes en viennent objectivement à se comporter de plus en plus comme de purs et simples états américains5 et, parallèlement, que le rôle, la place et la fonction de l’État canadien sont, objectivement, de tenter de contrer cette mainmise et d’accroître l’espace national d’accumulation.

Un exemple, emprunté à Hugh Aitken6, peut aider à comprendre la nature de ces relations : si historiquement, la construction d’un réseau de transport a pu servir de base d’accumulation pour une bourgeoisie canadienne, la construction de ce maître oeuvre qu’a été la Voie maritime du Saint-Laurent a servi cette fin d’une manière bien spécifique, en réalité, ce ne sont pas les demandes répétées du gouvernement canadien auprès du gouvernement fédéral américain depuis 1895 qui ont mené les États-Unis à signer une entente avec le Canada portant sur la construction d’une voie maritime le long du Saint-Laurent en 1954, mais bien, dans la ligne tracée par le Rapport Paley publié en 1952, les nécessités d’ouvrir de nouvelles mines de fer et, en particulier, d’exploiter les gisements du Nouveau-Québec et du Labrador à des prix comparables à ceux pratiqués dans l’exploitation du Mesabi Range au Minnesota et des gisements de Terre-Neuve.

Dans ces conditions, le parachèvement en 1959 de la Voie maritime grâce aux mises de fonds des gouvernements fédéraux, américain et canadien, allait permettre d’accélérer et d’intensifier l’exportation de richesses naturelles vers le sud, c’est-à-dire de la périphérie vers le heartland américain.

C’est sur la base de telles constatations que nous avions été amenés à prétendre qu’une des caractéristiques essentielles du capitalisme canadien dans l’après-guerre réside dans cette impossibilité pour la bourgeoisie canadienne d’assurer à ce moment-là l’expansion de secteurs capitalistes d’accumulation nationaux et à affirmer que la contrepartie de cette contrainte se fait sentir au point de vue politique, puisque l’on assiste à cette impossibilité de fait à ce moment-là pour le parti au pouvoir à Ottawa de consolider la suprématie de l’État fédéral sur toutes les provinces : à cet égard, l’incapacité de parvenir à une entente au sujet du «rapatriement» de la Constitution de Londres en constitue rétrospectivement l’illustration la plus significative.

Ainsi, les contraintes économiques de la dépendance expliqueraient qu’« après environ un demi-siècle d’efforts et d’échecs, le Canada (ait été) dans une situation unique : (d’être) le seul pays indépendant au monde qui ne puisse modifier sa propre Constitution »7. Bien sûr, cette « situation unique » s’expliquerait ici précisément par la dépendance alors que dès que le Canada atteindra effectivement une certaine « indépendance » économique, cette impossibilité ne jouera plus.

Cela étant établi, dans les pages qui suivent, nous allons tenter de cerner spécifiquement les enjeux sociopolitiques intérieurs que recouvrent les rapports constitutionnels dans le contexte canadien des années soixante. Pour ce faire, nous explorerons l’évolution des relations constitutionnelles entre les gouvernements fédéral et québécois depuis le début de la « Révolution tranquille » en tentant de dégager les rapports sociaux qui se sont noués autour de cet enjeu. Dans un deuxième temps, nous dégagerons quelques éléments d’analyse de ces enjeux.

Les antécédents : l’approche duplessiste des années 1950

Les relations entre le fédéral et la province de Québec tout au long des années cinquante s’apparentent davantage à une guerre de positions où chaque palier de gouvernement entend marquer des points contre l’autre qu’à des négociations tendant à l’établissement d’un terrain d’entente au sujet du partage des compétences législatives ou l’aménagement d’ententes fiscales8.

Lancé sur la voie d’une centralisation accélérée justifiée par le déploiement de l’effort de guerre et rendu encore plus aigu par des engagements militaires souscrits dans le cadre d’accords comme ceux de l’O.T.A.N.9 signés à Washington le 4 avril 1949, le gouvernement canadien mène une politique qui se veut plus « indépendante » sur le plan international et plus « nationale » sur le plan interne. Mackenzie-King d’abord – jusqu’à son abandon de la politique en 1948 – et Louis Stephen Saint-Laurent ensuite – jusqu’à la défaite de son parti aux élections de 1957 – prirent un ensemble d’initiatives politiques qui visaient à raffermir l’autonomie du Canada par rapport à l’Angleterre. Ainsi, en 1947, le Canada obtient la reconnaissance de la citoyenneté canadienne par la Couronne britannique : en 1949, le droit de modifier unilatéralement la Constitution dans les domaines relevant de la compétence exclusive du gouvernement fédéral et, la même année, la suppression des recours en appel au Conseil privé de Londres ; puis en 1952, la nomination d’un Canadien comme gouverneur général.

Les deux mesures adoptées en 1949 en particulier affectaient directement l’autonomie provinciale et, à ce titre, méritent qu’on s’y arrête quelque peu. En premier lieu, si l’amendement à l’A.A.N.B. (no 2) de 194910 ne touchait pas les pouvoirs dévolus aux provinces en vertu de la Constitution, il n’en créait pas moins un précédent important à deux égards : d’abord, dans la mesure où « cette modification fut obtenue sans consultation des gouvernements des provinces et sans leur assentiment »11, elle allait paver la voie à toutes ces négociations en vue d’arriver à une « formule » de rapatriement de la Constitution entre le fédéral et les provinces ; ensuite, par voie de conséquence, cette initiative enfermait ces négociations dans des discussions autour de formules de rapatriement précisément, formules d’où toute considération sociale se trouvait de la sorte évacuée au profit d’une approche à la fois toute pragmatique et stratégique à la question constitutionnelle.

Comme le soulignait Louis S. St-Laurent, il s’ensuit de cela que l’enjeu constitutionnel peut prétendre être ou affecter de n’être qu’un enjeu « administratif »12 pour les provinces, voire une simple question de « raison » comme le fera valoir plus tard Pierre-E. Trudeau13 alors qu’il en va tout autrement : cet enjeu servira vaille que vaille à jeter les fondations d’un « pacte » dont les portées sociale et politique sont considérables et incalculables.

En deuxième lieu, l’abolition des appels au Conseil privé de Londres instaurait la Cour suprême du Canada comme tribunal de dernière instance, en particulier dans tout litige constitutionnel susceptible d’opposer le fédéral aux provinces. Or, autant la Cour suprême – à cause de sa composition et de son mode de nomination – tend à favoriser le pouvoir central, autant l’on avait fait grief au Conseil privé de favoriser plutôt les provinces aux dépens du fédéral, et ce, dans l’intention de maintenir la sujétion de ce dernier à la Couronne et de prévenir l’émancipation politique internationale du Canada.

C’est d’ailleurs en ce sens que l’initiative du fédéral mettait définitivement en veilleuse une interprétation autonomiste des pouvoirs dévolus aux provinces en vertu de la Constitution.

Par ailleurs, sur le plan interne ou national, c’est-à-dire sur le plan plus proprement administratif, les gouvernements qui se succèdent à Ottawa créent toute une série d’organismes dans les domaines les plus divers comme les communications, le transport ou la construction domiciliaire. C’est ainsi que la Société Radio-Canada est créée en 1936, l’Office national du film en 1939, la Société centrale d’hypothèque et de logement en 1945, la Société des télécommunications transmarines en 1950, l’Administration de la voie maritime du Saint-Laurent et le Comité consultatif sur le développement de l’énergie atomique, tous deux en 195414, sans oublier, bien sûr, le Conseil des arts en 1957.

Face à ces initiatives, le gouvernement dirigé par Duplessis adoptait une attitude essentiellement défensive qui consistait ou bien à refuser purement et simplement les subventions, par exemple, ou bien à répondre aux mesures adoptées par des équivalents provinciaux sans portée sociale effective comme ce fut le cas pour l’adoption de la Loi de Radio-Québec en 194415. Néanmoins, parmi les mesures plus ou moins ponctuelles adoptées, deux méritent d’être retenues à cause de leurs effets à plus long terme sur le contentieux constitutionnel dans les années qui suivirent : il s’agit de l’institution d’une Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, la Commission Tremblay, en 1953 et l’implantation d’un régime provincial d’impôt sur le revenu en 195416. Si la première entendait définir une théorie et une stratégie autonomistes face aux recommandations du rapport Rowell-Sirois, la seconde visait à pourvoir la province de sommes indispensables à son développement.

Autant l’approche duplessiste se voulait essentiellement « nationale » et défensive, quel qu’ait été le parti au pouvoir à Ottawa, autant celle de son successeur instaurera la collaboration dans la mesure où Paul Sauvé saura imposer auprès de Diefenbaker une formule qui fera long feu après sa disparition, celle dite d’« opting-out », formule en vertu de laquelle un gouvernement provincial pouvait bénéficier de subventions fédérales sans être tenu par l’affectation proposée17. Auparavant en effet, les subventions étaient bien sûr conditionnelles, ce qui explique que la pratique même de la subvention utilisée à outrance par le fédéral ait été prise à partie par la Commission royale d’enquête instituée par Duplessis en 1953 ; la Commission Tremblay avait en effet conclu à cet égard :

L’inconvénient le plus grave d’une politique de subventions est de créer chez les gouvernements qui les reçoivent des habitudes de dépendance dont il est presque impossible de se débarrasser. Grâce aux subventions, des services sont organisés ; on doit les compléter, les perfectionner et pour cela on demande des subventions nouvelles ou plus considérables… Le total des paiements généraux faits par le gouvernement fédéral aux provinces révèle, en effet, une progression constante au cours des dernières années… il en est résulté une sujétion croissante au gouvernement central des gouvernements provinciaux qui ont accepté les subventions18.

On peut d’ailleurs prendre une mesure du degré de soumission que cette pratique avait pu instaurer en faisant état de la place que ces subventions tenaient dans les budgets des provinces, – si, en effet, toujours selon le Rapport Tremblay, en 1955, le Québec « réussissait à faire face à ses obligations au moyen de ses propres ressources », les subventions fédérales comptaient pour entre le cinquième et la moitié des revenus de toutes les autres provinces19.

Autour de la « formule Fulton-Favreau », 1960 à 1966-67

À partir du moment où le régime des subventions conditionnelles laisse place à des ententes fiscales plus souples, on peut s’attendre à un véritable rétablissement de relations entre le fédéral et les provinces ; c’est d’ailleurs ce qui faisait écrire à un journaliste à l’été 1961 :

Il devient de plus en plus évident que l’actuel gouvernement libéral à Québec fait davantage pour renforcer la Confédération qu’aucun gouvernement provincial l’avait fait depuis que cette Constitution est devenue loi en 1867 »20.

D’ailleurs, pour appuyer ce diagnostic, il faut préciser que c’était à l’instigation du premier ministre Jean Lesage que pour la première fois depuis 1926, en décembre 1960 est convoquée à Québec une conférence interprovinciale des premiers ministres.

Toutefois, si le Nouveau Journal annonce en décembre de cette année-là que « le Canada s’achemine sur la voie de la souveraineté absolue »21, quelques semaines plus tard, Paul Gérin-Lajoie rejettera la formule de rapatriement de la Constitution proposée par Fulton, ministre de la Justice dans le cabinet Diefenbaker22. En bref, cette formule prévoit trois mécanismes d’amendement d’une Constitution éventuellement rapatriée, car c’est de là, on le sait, que sourd tout le contentieux autour de cette question ; ces trois mécanismes s’appliquent à trois ordres d’amendements : 1. ceux que le fédéral peut faire seul ; 2. ceux qu’il peut opérer de concert avec quelques provinces ou la majorité d’entre elles ; 3. ceux qui ne peuvent être acquis sans l’accord de toutes les provinces.

À cet égard, on peut vraisemblablement conclure que la soumission que les divers gouvernements qui s’étaient succédé à Ottawa avaient tenté d’arracher à la province de Québec en particulier sera acquise par la collaboration et la négociation avec la conséquence suivante : la question nationale, momentanément écartée de l’enjeu constitutionnel, va traverser et éventuellement diviser le Parti libéral lui-même.

Bien sûr, cette collaboration concernant le rapatriement n’entraîne nullement une soumission administrative directe et c’est ce qui explique qu’en février 1962, Lesage refuse d’accorder son appui à un amendement de l’A.A.N.B. qui aurait eu pour effet « (d’établir) un programme contributoire de pensions de vieillesse »23, ce qui conduira plus tard à la mise sur pied de deux programmes distincts, l’un administré par le fédéral pour les neuf provinces, l’autre géré par l’État québécois. Entre-temps toutefois, à compter de ce refus, les rapports semblent se détériorer entre le fédéral et le Québec au point où, à l’hiver 1963, certains craignent que le gouvernement central ne procède sans l’accord duQuébec24. Les choses devaient cependant changer avec les élections fédérales tenues ce printemps-là25. En effet, le 8 avril 1963, les libéraux défont les progressistes-conservateurs à Ottawa et Lester B. Pearson devient premier ministre du pays26.

Or, si la « formule Fulton » avait pu être prise à partie par Paul Gérin-Lajoie, ministre de l’Éducation et spécialiste en droit constitutionnel du gouvernement, qui avait exigé le retrait de l’amendement apporté unilatéralement à la Constitution par le fédéral en 1949 (le numéro 2), la même intransigeance se concevait plus difficilement à partir du moment où la « formule » était reprise par le ministre de la Justice à Ottawa, Guy Favreau, qui se trouvait ainsi à y voir accoler son nom.

Dorénavant, la question du « rapatriement » passera par toute une série de négociations autour de la « formule Fulton-Favreau » et le gouvernement à Ottawa reprendra l’échéancier des conservateurs et tentera de parvenir à une entente pour commémorer le centenaire de la Confédération en 1967. Dans le même temps, de toute part au Québec, le « pacte colonial » est de plus en plus violemment pris à partie par des regroupements de citoyens comme la Société Saint-Jean-Baptiste, par des partis comme le Rassemblement pour l’indépendance nationale (le RIN), quand il n’est pas stigmatisé par des groupuscules révolutionnaires.

C’est donc dans un contexte social passablement survolté que l’Assemblée nationale sera saisie d’une motion de Jean-Jacques Bertrand, député unioniste de Missisquoi, favorisant la création d’un comité spécial de l’Assemblée qui aurait pour fonction de déterminer comment des « États généraux » de la nation canadienne-française pourraient être convoqués afin d’établir les objectifs que devrait viser la nouvelle constitution27.

En tout état de cause – et sans entrer dans la petite histoire de l’amendement proposé par Gérin-Lajoie qui avait pour fonction de déplacer l’enjeu social et d’ouvrir plutôt l’éventuel comité aux seuls « spécialistes », ce qui avait donné lieu à la fameuse répartie de Lesage fustigeant les « non instruits » – en tout état de cause, donc, il n’y aura pas de convocation d’États généraux sous l’égide de la coalition au pouvoir, mais plus simplement, la mise sur pied d’un Comité de la Constitution de l’Assemblée législative en mai 1963. Sortant de l’ombre après plusieurs mois d’inaction à l’automne, le Comité décidera d’entendre des « spécialistes » dont le professeur Jean Beetz, le R. P. Richard Arès, Mgr P.-É. Gosselin (du Conseil de la survivance française), Jean Marchand (de la C.S.N.) et P.-E. Trudeau qui devait présenter un mémoire au nom de « groupes populaires » en général de la C.S.N. en particulier28.

Dans son Mémoire, Trudeau développe la thèse en vertu de laquelle la pratique du fédéralisme canadien aurait en vérité entraîné une véritable décentralisation au pays. Il appuie son interprétation du fonctionnement de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique sur l’accroissement des dépenses provinciales par rapport à celles du gouvernement central dans l’après-guerre, après avoir établi que :

Les dépenses provinciales pour des biens et des services passèrent de 3 % à 4 % du produit national brut ; les mêmes dépenses par les municipalités (et on sait que celles-ci tombent sous la juridiction des provinces) se sont accrues de 5 % à 8 % ; cependant que les dépenses fédérales ont diminué de 10 % à 7 %29.

Il conclut alors à une « orientation vers la décentralisation » du fédéralisme canadien. Or, ces raisonnements sont trompeurs à deux égards. Premièrement, ce calcul de la part respective des dépenses publiques selon les niveaux de gouvernements ne démontre rien et ne peut tout au plus que servir à illustrer leur accroissement, car si l’on suivait en effet la voie tracée, il faudrait conclure que ce sont bien en définitive les gouvernements municipaux qui ont vu leurs « fonctions » croître dans l’après-guerre puisque ce sont (d’après les chiffres fournis par Trudeau lui-même) ces dépenses qui ont connu les plus forts taux de croissance en pourcentage du P.N.B. Deuxièmement, un accroissement des dépenses à un niveau local ou régional ne correspond à une décentralisation que dans la mesure où il y a effectivement pouvoir de taxation, c’est-à-dire un contrôle sur les sources de revenus ; à cet égard, le gouvernement canadien détient toujours la prérogative, de sorte que ses paiements de transferts aux provinces, loin d’en faire un « agent de la province » comme l’écrira plus tard Stevenson30, établit bien au contraire sa prééminence et sa domination, exactement de la même manière que les subsides versés par les provinces aux municipalités établissent la concentration des pouvoirs auparavant détenus par les municipalités aux mains des gouvernements provinciaux et nullement une soi-disant décentralisation, encore moins une démocratisation, au niveau municipal.

D’ailleurs, les rédacteurs du Mémoire présenté en 1964 par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal au Comité parlementaire de la Constitution faisaient valoir au contraire que :

La deuxième Grande Guerre favorisa directement cette évolution constitutionnelle (vers le centralisme fédéral, D.B.)… Il suffit de rappeler quelques mesures importantes : plan national d’assurance- chômage (1941)…, conférence fédérale-provinciale sur le rétablissement d’après-guerre au cours de laquelle le gouvernement fédéral avoua officiellement sa ferme intention de conserver ses revenus du temps de guerre (1945-1946)…, institution d’une Commission royale d’enquête présidée par Vincent Massey, sur les arts, les lettres et les sciences (1949), abolition des appels au comité judiciaire du Conseil privé (1949) auquel les partisans du centralisme fédéral reprochaient d’avoir vicié la constitution de 1867, amendement constitutionnel donnant au parlement fédéral le droit de modifier seul la constitution canadienne en ce qui concerne les pouvoirs attribués au gouvernement central (1949)31.

Comme quoi nous avons affaire de part et d’autre à un véritable dialogue de sourds, à telle enseigne que le mandat du « Comité de la Constitution » à l’effet de :

(Déterminer) des objectifs à poursuivre par le Canada français dans la révision du régime constitutionnel canadien, et des meilleurs moyens d’atteindre ces objectifs32.

Pendant ce temps, la « formule Fulton-Favreau » est battue en brèche, d’abord par Daniel Johnson qui la condamne en janvier 1965, ensuite, l’année suivante, par le premier ministre Lesage lui-même qui confirme son abandon en janvier 196633.

Toutefois, la question de la convocation des « États généraux du Canada français » n’était pas restée lettre morte ; lancé lors d’un congrès de la Fédération des Sociétés Saint-Jean- Baptiste en 1961, le projet est appuyé en 1964 par plusieurs « corps intermédiaires » parmi lesquels on peut notamment citer la Fédération des collèges classiques, la F.T.Q., la C.S.N., l’U.C.C., le Conseil de la vie française en Amérique, l’Association d’éducation du Québec, la Corporation des instituteurs et institutrices du Québec, l’Association canadienne des Éducateurs de langue française et le Conseil d’Expansion Économique34.

Enfin, les « assises nationales » des États généraux se tiendront du 23 au 26 novembre 1967, à Montréal, un mois après le congrès du Parti libéral où l’on avait assisté au départ de René Lévesque et à la fondation du Mouvement Souveraineté-Association et quatre mois après la visite du général de Gaulle au Québec. C’est dans ces conditions que la jonction entre question nationale et pouvoir politique provincial devient de nouveau possible.

Vers le rejet de la Charte de Victoria

Avec la « fin des illusions »35, le contentieux constitutionnel va se déplacer parallèlement à deux niveaux distincts, social et politique, alors que précédemment – jusqu’au rejet de la proposition de convocation des États généraux par l’Assemblée et la décision d’engager le débat autour de et entre « spécialistes » – ces niveaux étaient étroitement imbriqués. Dorénavant, la critique du système fédéral sera ébauchée en dehors des partis officiels – jusqu’à la formation du P.Q. en tout cas – tandis que ces mêmes partis établiront divers compromis en vue de former une alliance tactique contre le mouvement national naissant.

La critique de l’État unitaire

Les approches de René Lévesque et Claude Morin – entre autres – à l’analyse de la stratégie et de la pratique politiques du gouvernement central dans les années soixante en particulier convergent sur au moins un élément essentiel, à savoir l’absence d’homologie dans les relations entre le fédéral et les neuf provinces anglophones d’une part, et celles du fédéral avec le Québec d’autre part, différences qu’ils expliquent en définitive par la nature des fonctions « nationales » assumées par le Québec par opposition à celles assumées par les autres provinces et le fédéral.

Ainsi, d’entrée de jeu, dans son ouvrage intitulé : Le pouvoir québécois… en négociation, Claude Morin établit les critères qui prévaudront dans son analyse des rapports entre le fédéral et le Québec :

Notre guide d’appréciation (des dossiers qui suivent, D.B.) est la confirmation des pouvoirs du gouvernement québécois (en cas de litige avec le gouvernement fédéral) et surtout l’acquisition de pouvoirs nouveaux. En somme, pour nous, les changements dans la situation relative du Québec sont positifs et s’orientent dans la bonne direction pour autant que son gouvernement devienne plus fort juridiquement, financièrement et politiquement36.

Cette évaluation rejoint d’ailleurs la problématique définie par Jacques Parizeau et René Lévesque en 1967, au moment de leur rupture avec le Parti libéral du Québec :

La politique des gouvernements du Québec ne s’est à peu près pas démentie depuis bon nombre d’années : de plus en plus d’argent ou de pouvoirs fiscaux sans condition. Nos gouvernements ne demandaient pas de décentralisation de la politique, ils voulaient déterminer leur propre politique37.

En d’autres mots, le propre de l’approche de ces souverainistes consiste à ne pas entrer dans le débat sur les diagnostics à poser concernant la nature des rapports entre le fédéral et le Québec, mais il consiste plutôt à renvoyer dos-à-dos centralisme et décentralisation pour établir les besoins propres à l’édification d’un État québécois fort. C’est ainsi que dans Option Québec, les critiques adressées à l’endroit de la stratégie et de la pratique du fédéralisme canadien s’alimentent à même les expressions de « confusion sans pareille » (p. 90), de « décentralisation anarchique plutôt que rationnelle » (p. 101), d’« effondrement du pouvoir central » (p. 103), etc.

Nous avons affaire en définitive à deux logiques – Claude Morin dira plus tard « deux options »38 – qui s’affrontent sur deux terrains différents : d’un côté, l’adaptation du cadre fédéral aux pressions sociales du pays grâce à l’implantation de réformes visant à décentraliser ou centraliser, à accroître ou à réduire le bilinguisme, selon les impératifs de tous ordres, les pressions ou les conjonctures ; de l’autre, à la consolidation d’un État québécois centralisé dont l’émergence même implique le recul de l’État fédéral canadien : il n’est plus ici question d’adapter le cadre fédéral actuel ou l’union fédérative intervenue en 1867, mais bien d’édifier un appareil d’État « nouveau », ce qui a pour conséquence première immédiate de contraindre bien sûr l’État fédéral à un repli politique et économique en dehors des frontières du Québec c’est-à-dire, en définitive, de dissoudre

l’« unité » actuelle dans l’une ou l’autre forme d’union ou d’association. En d’autres mots, l’application d’une telle logique entraîne de facto la déstabilisation ou la désagrégation de l’État fédéral, exactement de la même manière que l’« option canadienne », au contraire, le consolide et contraint la province à l’intégration.

Posé dans ces termes, l’enjeu constitutionnel ne se laisse pas piéger par l’approche développée par Trudeau et plusieurs constitutionnalistes pour lesquels la question est plutôt posée en termes de centralisation ou de décentralisation.

La « stratégie » provinciale

Au moment où Daniel Johnson devient premier ministre, en juin 1966, la situation politique se trouve rétablie dans les termes conflictuels qui prévalaient au début des années soixante : alors que les Libéraux avaient été confrontés aux progressistes-conservateurs, ce sont maintenant les unionistes qui affrontent les Libéraux à Ottawa ; le dialogue entre libéraux aux niveaux provincial et fédéral dans l’après-guerre n’aura duré que trois ans et il ne reprendra qu’avec l’arrivée de Bourassa au pouvoir en 1970.

Or, s’il est question, tout de suite après ces élections, d’une « formule Favreau-Johnson »39, le dialogue ne sera pas repris ; pire, avec le « coup monté » de la visite du général de Gaulle et la publicité internationale que vaut au Québec un slogan séparatiste repris par le chef de l’État français et proféré du haut du balcon de l’hôtel de ville de Montréal par un après-midi de juillet, il sera rompu. Toutefois, plutôt que l’Union Nationale, ce sont les « souverainistes » qui tireront profit de cette publicité40.

Entre-temps, c’est-à-dire entre septembre 1967 et les élections fédérales tenues en juin 1968 où le Parti libéral reprendra le pouvoir avec une majorité absolue – ce qui ne s’était pas vu depuis l’exploit de Diefenbaker en mars 1958 – surviennent, coup sur coup, le départ de Diefenbaker et son remplacement par Stanfield et le départ de Pearson et son remplacement par Trudeau. Or, au cours de ces élections, Trudeau attaque davantage le « nationalisme » de Johnson que son adversaire Stanfield à tel point qu’un analyste n’exclut pas la possibilité d’une éventuelle « coalition en sous-main (des) quatre partis – entre les Libéraux fédéraux et provinciaux d’une part et les conservateurs et l’Union Nationale d’autre part – dans le but d’écraser le ferment séparatiste »41.

Or, cette prévision se réalisera quelque temps après, mais de manière quelque peu différente : c’est en effet à l’occasion des élections provinciales tenues au printemps 1970 que libéraux de tout poil et unionistes se ligueront contre le Parti Québécois, permettant alors au P.Q. de devenir dans les faits l’opposition officielle à l’Assemblée nationale et de déclasser ainsi l’Union Nationale. Il vaut peut-être de rappeler au passage, afin d’éclairer quelque peu ce réaménagement, que Daniel Johnson était disparu à l’automne 1968 et qu’il avait été remplacé par Jean-Jacques Bertrand. Par ailleurs, il importe également d’indiquer que la collusion entre l’Union Nationale et le Parti libéral du Québec avait déjà joué et qu’elle s’était une première fois exprimée à l’occasion de l’adoption du bill 63 à l’automne 1969 où les opposants libéraux au projet de loi de l’Union Nationale avaient été sommés de quitter le parti.

C’est ainsi qu’à la suite des élections provinciales de 1970, l’on semble rapidement s’acheminer vers une entente entre les deux niveaux de gouvernements au sujet du « rapatriement » de la Constitution. Interrompue depuis 1966, la question est maintenant rouverte. Néanmoins, malgré un consensus obtenu entre tous les premiers ministres à une séance de travail en février 1971, la Charte de Victoria, élaborée et discutée entre les 14 et 16 juin, sera finalement rejetée par Bourassa le 24 à cause de l’impossibilité d’obtenir une « disposition supplémentaire destinée à accroître les pouvoirs des provinces en matière sociale »42, et c’est sur cet échec que nous interrompons ce bref rappel historique pour passer maintenant à l’analyse comme telle.

La question de la démocratie et de la décentralisation

La première partie de ce travail visait à fournir quelques indications chronologiques et historiques susceptibles d’éclairer le débat plus proprement théorique que suscite l’étude du contentieux constitutionnel. De ces éléments ressortent essentiellement deux enjeux que nous voudrions aborder maintenant. Le premier de ces enjeux concerne l’opposition qui s’est nouée tout au long de ces années entre l’« ouverture » et la « fermeture » du débat autour de ces questions ; il s’agit, en d’autres mots, de la question de la démocratisation du débat lui-même. Quant au second enjeu, il porte sur la décentralisation et l’autonomie politique et il s’agira à cette occasion d’établir quelques distinctions de base entre politique et administration, entre concentration bureaucratique et autonomie politique.

Constitution et société

L’entente ou la mésentente autour de « formules » plus ou moins compliquées d’amendement d’une constitution occulte la question de fond, à savoir qu’un texte de cette importance engage moins des « spécialistes » qu’une société. Vouloir soustraire le débat à une critique sociale un tant soit peu ouverte semble être la fonction première et dernière non seulement de ces « formules » elles-mêmes, mais également de toute la stratégie politique mise en place par les deux paliers de gouvernements depuis vingt ans. Cette stratégie s’appuie sur la négociation de mécanismes juridiques qui, à leur tour, occultent la fonction sociale d’une loi fondamentale. En vérité, le droit constitutionnel ne s’embarrasse pas de l’analyse des classes et c’est sans doute la meilleure marque de son manque de pertinence sociale que cette incapacité dans laquelle se trouvent ses spécialistes de fixer papier un texte qui corresponde à autre chose qu’à des perceptions subjectives, élitistes, voire réactionnaires, du contexte social canadien43.

La « solution » aux contradictions dans lesquelles s’enferre la croissance capitaliste dans le contexte canadien ne saurait être recherchée dans le juridisme, mais elle doit plutôt être dégagée de l’analyse de la théorie et de la pratique du fonctionnement des institutions existantes. À cet égard d’ailleurs, les travaux qui émanent des partis ou regroupements de gauche sur la question ne font pas non plus le poids dans la mesure où ils sont loin d’être tous édifiants et, règle générale, s’alimentent davantage aux sources de l’idéalisme qu’ils ne puisent dans une analyse un tant soit peu exhaustive de l’histoire sociale récente44.

En effet, la question de la démocratisation de l’enjeu national au Canada est indissociable de la critique des institutions existantes et, à son tour, cette critique n’est possible que dans la mesure où le fonctionnement autocratique de ces institutions est révélé. En d’autres mots, la démocratisation n’a de sens et de portée sociale effective que si elle est alimentée par la critique. Cette première réflexion établie, il faut d’ores et déjà aller plus loin et aborder la raison fondamentale qui explique ce qui peut n’apparaître, pour le moment, que comme une simple question de stratégie.

Pour ce faire, il faut poser carrément la question suivante : pourquoi la classe au pouvoir et ses représentants politiques cherchent-ils systématiquement à soustraire le contentieux constitutionnel à une critique ? Parce que cette critique risquerait de toucher de trop près les institutions politiques existantes et leurs fonctions sociales effectives ou concrètes. C’est en ce sens que la question nationale doit demeurer enfermée dans le juridisme et que la discussion doit tourner autour de formules – de rapatriement, d’amendement, etc. – si l’on ne veut pas que la critique, en attaquant le coeur même de la légitimation par excellence de l’État capitaliste, sa Constitution, n’en vienne à dissoudre les fondements idéologiques et politiques de l’État et à soumettre l’État lui-même à la critique.

Cette possibilité est trop sérieuse, comme est trop fragile l’articulation entre la Constitution et l’État, pour que l’on ne soit pas porté à voir dans ce constant effort d’une classe dominante l’expression d’une volonté renouvelée de maintenir et de sauver « son » État. Ce n’est dès lors ni par choix, ni par souci d’efficacité, ni non plus par mauvaise foi, mais, plus fondamentalement, par nécessité, que cette classe est contrainte, pour garantir l’État, de soustraire l’État (suggestion : de le soustraire…) et à la critique et à la démocratie. Il faudrait pouvoir ici et à cette occasion reprendre le discours hégélien et la critique marxiste de Hegel et de l’État pour démontrer cette nécessité et, dans le même temps, expliquer ce que Lucio Colletti a appelé ce « processus d’hypostase réel » qu’est l’État45.

Or, en déviant sur les formules, voire sur la nation, le discours critique laisse intact l’État et, ce faisant, occulte la relation entre État et capital d’une part, la fonction concrète de l’État capitaliste dans le maintien et l’approfondissement des rapports entre classes de l’autre, alors que ce sont précisément ces relations qu’il faut pouvoir révéler dans toutes leurs articulations – et non pas uniquement dénoncer à coup de slogans – pour pouvoir isoler et transformer ces processus46.

Sous cet angle, il apparaît ainsi qu’État et démocratie sont, en théorie comme en pratique, inconciliables. Cependant, il apparaît surtout que la Constitution est en tout premier lieu (à changer pour primordiale, pour éviter la répétition de « premier lieu » ?) et le tout premier lieu de l’hypostase de l’État telle qu’elle est donnée dans un document fondamental qui est la caution à la fois théorique, juridique et idéologique de la règle de droit qui se trouve, à son tour, à tenir la légitimation de toutes les institutions publiques, qu’il s’agisse du Parlement, du bureau du premier ministre, du Sénat, etc.

Dans ces conditions, « ouvrir le débat » c’est non seulement scruter l’État en tant que légitimation suprême d’un pouvoir de classe, c’est également remettre en cause les institutions publiques qui actualisent la pratique politique et la légitimation de ces pratiques que ces institutions sont censées défendre, qu’il s’agisse de la soi-disant séparation des pouvoirs – entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire – par opposition à la structuration de ces pouvoirs – à la domination de l’exécutif, notamment sur les deux autres.

L’avantage des « formules » est que celles-ci piègent le débat dès le départ en l’enfermant dans des modalités et laissent ainsi intactes aussi bien les institutions que leurs légitimations.

En ce sens, on pourrait être porté à croire ou à laisser croire que la question du « rapatriement » est sans importance, c’est-à-dire qu’elle n’a ou n’aurait aucune portée sociale effective dans la mesure où un tel déplacement n’aurait en définitive aucun rapport avec la structuration des classes dans la société canadienne. Or, il n’en est rien, puisque le « rapatriement » soulève en même temps le problème de l’interprétation du système politique fédéral actuel et c’est bien d’ailleurs sur ces interprétations que le processus achoppe et non sur la nécessité ou l’inutilité du rapatriement comme tel. C’est ce que nous allons maintenant chercher à cerner.

Quelle autonomie ?

Une démarche courante dans l’étude des rapports entre les deux niveaux de gouvernements au Canada consiste à poser et à opposer des phases de centralisation à des phases de décentralisation. Ainsi, pour Simeon, par exemple :

Les observateurs de la scène fédérale ont été unanimes à relever l’accroissement du pouvoir fédéral dans l’immédiat après-guerre ; (alors qu’) aujourd’hui, ils sont à peu près tous aussi unanimes à relever l’affaiblissement du pouvoir fédéral »47.

Autour de ce diagnostic se rejoignent aussi bien Pierre-E. Trudeau que Garth Stevenson : le contexte canadien serait à cet égard « unique » dans l’histoire récente des pays développés48. Or, nous allons le voir immédiatement, la question touche moins l’enjeu de la décentralisation qu’elle porte sur la nature des mécanismes employés.

En effet, une des principales constantes dans le fonctionnement du fédéralisme canadien est celle en vertu de laquelle c’est à l’État fédéral que revient la responsabilité de prélever la masse des impôts par rapport à chaque province prise isolément. Ce pouvoir de taxation fonde d’ailleurs la « prééminence » du gouvernement central dans l’élaboration des politiques économiques, tout comme dans celle des politiques sociales. Néanmoins – et c’est là que réside l’originalité du système – une fois prélevées, ces ponctions sont ensuite partiellement redistribuées aux provinces. Il s’ensuit de ce fonctionnement, comme l’a fort judicieusement noté Michel Pelletier, que :

Si on essaie de dégager une caractéristique des interventions fédérales et québécoises respectivement, au cours de la décennie (c’est-à-dire, les années ‘60, D.B.), on remarque d’une part que la très grande majorité des mesures proprement dites nouveaux programmes, etc., furent d’origine ou d’inspiration fédérales, tandis que la plupart des interventions d’origine québécoise prirent plutôt la forme de réformes institutionnelles. En d’autres termes, le contenu des mesures sociales est fédéral, tandis que la forme – le cadre institutionnel – est d’origine québécoise49.

Ceci veut dire que, tandis que les politiques sont élaborées et définies au niveau fédéral, leur administration en est dévolue au niveau provincial – en ce qui concerne le Québec en tout cas. Si l’on est donc justifié de parler de décentralisation, il faut immédiatement ajouter que celle-ci n’est qu’administrative et nullement politique. Au contraire d’ailleurs, rien ne nous permet de conclure que ce qui se passe dans tous les pays capitalistes développés n’est pas vérifiable au Canada, à savoir que l’on assiste également ici au développement et à l’extension d’un processus de centralisation politique qui va de pair d’ailleurs avec la concentration économique.

La meilleure mesure que l’on puisse prendre de cette constante nous est fournie dans la part grandissante que prennent les subventions fédérales dans les budgets des provinces et cette part, en ce qui concerne le Québec spécifiquement, croît notablement au cours de la décennie 1962-63 à 1972-73.

En effet, en 1962-63, comme l’indique le tableau ci-après, le Québec pourvoyait dans une proportion d’un peu plus de 90% à la perception de ses revenus tandis que, dix ans plus tard, cette proportion ne s’établit plus qu’à 74%, pourcentage qui recouvre en particulier des sommes s’élevant à plus de $751 millions versées au chapitre des subventions conditionnelles en 1974-75.

C’est donc dire que le Québec, malgré des visées autonomistes défendues dans la foulée du Rapport Tremblay, se trouve financièrement de plus en plus dépendant à l’endroit des transferts effectués par le gouvernement fédéral d’une part et, corollairement, que la province se trouve progressivement intégrée aux mécanismes financiers définis et aux conditions tracées par le fédéral d’autre part. À cet égard d’ailleurs, le Québec fait de moins en moins figure de cas d’exception et en vient au contraire à ressembler de plus en plus, administrativement à tout le moins, aux autres provinces canadiennes.

Dans ces conditions, il est bien évident que les interprétations courantes du contentieux constitutionnel doivent être révisées afin de prendre en compte cette inféodation accélérée de l’économie et de la politique québécoise aux nécessités de l’accumulation du capital dans le cadre d’une économie canadienne et d’une économie continentale.

Conclusion

L’avantage de l’utilisation d’une approche fondée sur la distinction entre centralisation politique et concentration bureaucratique est qu’elle permet de déplacer l’angle d’analyse dans une étude du contentieux constitutionnel et, éventuellement, d’appréhender ce conflit sous l’angle d’une intégration des économies régionales canadiennes aux besoins de la consolidation d’une économie continentale.

À cet égard, la question de l’État est, ici comme partout ailleurs, la question-clé et elle sera d’autant plus centrale et son enjeu d’autant plus important que cette question sert de paravent à une « indépendance » ou à une « autonomie » – qu’il s’agisse des niveaux fédéral ou provincial – qui n’est, en définitive, que la forme paradoxale que revêt dans ce contexte une dépendance économique dont les tenants et aboutissants sont extranationaux aussi bien pour le Canada que pour le Québec.

Dans de telles conditions, le contentieux constitutionnel recouvre deux enjeux que ces protagonistes tendent systématiquement à confondre, à savoir un enjeu essentiellement administratif où il s’agit d’élucider la question de l’enchevêtrement des pouvoirs des bureaucraties fédérale et québécoise d’une part, et un enjeu plus proprement politique où il s’agit de consolider l’État – qu’il s’agisse de l’État fédéral ou de l’État québécois – par la marginalisation ou l’inféodation de l’État adverse selon le cas d’autre part.

Dans la confrontation qui s’annonçait entre le fédéral et le Québec avec l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois, il n’apparaissait pas clairement lequel de ces enjeux était en cause et on louvoyait au contraire en fonction d’impératifs tactiques de l’un à l’autre, politisant ou dépolitisant ce contentieux au gré des conjonctures. Il n’en demeure pas moins que, compte tenu des implications sociales et politiques de ce contentieux et de la possibilité qui est ouverte de l’étaler au grand jour, il faut maintenant s’opposer à ce que l’on referme la question et à ce que l’on reporte ou fasse dévier le débat. Il importe au contraire de s’opposer au statu quo, condition première et dernière de l’amorce d’une critique de l’État capitaliste et de ses fonctions concrètes dans l’accumulation à l’échelle continentale.


1 Cahiers du socialisme, numéro 2, automne 1978.

2 Une grosse « exception » à cette position a été celle de Stanley Ryerson. Longtemps dirigeant du Parti communiste canadien, Ryerson finit par reconnaître à la fin des années 1950 que le Canada a été construit sur l’oppression nationale du peuple québécois. Par la suite, il quittera le PCC et deviendra indépendantiste. Voir Stanley Bréhaut-Ryerson, Le Capitalisme et la Confédération: aux sources du conflit Canada-Québec (1760- 1873). Montréal, Parti Pris, 1978.

3 Dorval Brunelle, La désillusion tranquille, Hurtubise, Montréal, 1978.

4 Voir Aitken, Hugh, G. J., American Capital and Canadian Resources, Cambridge, Harvard U. Press, 1961, pp. 84 sq.; et : « Defensive Expansionism : The State and Economic Growth in Canada », dans : Easterbrook, W. T. et Watkins, M. H. (éditeur), Approaches to Canadian Economic History, Toronto, Mc Clelland and Stewart Ltd., the Carleton Library, no 31, 1967, pp. 183-221.

5 C’est également Hugh Aitken qui a relevé que les provinces canadiennes gagneraient davantage politiquement à disposer de deux sénateurs chacune auprès du Congrès américain. Cf. American Capital Resources, op. cit., p. 178.

6 Aitken, H. G. J., « Defensive Expansionism : The State and Economic Growth in Canada », op. cit., pp. 212-217.

7 Trudeau, Pierre-E., « La position du Premier Ministre du Canada » (soumise à la Conférence de Victoria en 1971), dans : Prévost, Jean-Pierre, La crise du fédéralisme canadien, Paris, P.U.F., Coll. Dossiers Thémis, no 52, 1972, p.

8 Pour une estimation des « pertes » ainsi encourues et imputables à la politique autonomiste suivie à cette époque, voir : Bernard, André, La politique au Canada et au Québec, 2ième édition, Montréal, P.U.Q., 1977, pp. 384 sq.

9 Cf. Spaak, Paul-Henri, Why NATO ?, Londres, Penguin Books, 1959.

10 Le premier adopté cette année-là concernait, rappelons-le, l’admission de Terre-Neuve dans la Confédération.

11 Favreau, Guy, Modification de la Constitution du Canada, Ottawa, Imprimeur de la Reine, février 1965, p. 14. Par ailleurs, il est peut-être utile de rappeler que l’A.A.N.B. de 1949 (no 1) concernant l’entrée de Terre-Neuve dans la Confédération a également été adopté sans consultation et ce fait, moins important sans doute que celui rapporté ici, constitue un indicateur important d’une pratique fédérale qui consiste à consulter le moins possible les provinces. Après tout, l’adjonction d’une dixième province intéressait – ou aurait dû intéresser – au plus haut point les neuf autres. (Duplessis avait réagi quant à lui en faisant valoir, à bon droit, que l’entrée de Terre-Neuve allait modifier le rapport des sièges au Parlement en faveur des provinces anglophones) Idem, p. 14.

12 Cf. Le discours prononcé par le Premier Ministre St-Laurent à l’Université Queen’s le 21 octobre 1951 et cité par : Ohearn, Peter J. T., Peace, Order and Good Government. A New Constitution for Canada, Toronto, The Macmillan Co. of Can. Ltd., 1964, p. 32.

13 Interprétation propre au Premier Ministre Trudeau, qui sera étudiée plus en détail dans la section suivante. Cf. « Fédéralisme, nationalisme et raison », dans : Trudeau, P.-E., Fédéralisme et société canadienne-française, Montréal, Éditions H.M.H., pp. 191-215.

14 Cette liste est loin d’être exhaustive et il faudrait y ajouter également : la Banque du Canada (1935), la Commission canadienne du blé (1935), la Banque de développement industriel (1945) et le Conseil national de la productivité (1960). Cf. Ashley, C.A. et Smails, R. G. H., Canadian Crown Corporations, Toronto, The Macmillan Co. of Can. Ltd., 1965.

15 Sur toute cette question et, plus particulièrement, pour une analyse autonomiste des événements en cause, on pourra se référer à : Rumilly, Robert, L’autonomie provinciale, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1948. De surcroît, Rumilly établit clairement la tactique adoptée par le fédéral à compter des années de guerre en matière constitutionnelle qui consiste à décourager l’éventuelle formation d’une coalition de toutes les provinces et à isoler progressivement le Québec de manière à mettre constamment le gouvernement provincial sur sa défensive.

16 Respectivement les lois 1-2 Elizabeth II, ch. 4 et 3-4 El. II, ch. 17.

17 Sur cette formule et, en général, sur l’histoire du Québec entre septembre 1959 et janvier 1960, on pourra consulter : Bombardier, Denise, Les « cent jours » du gouvernement Sauvé, Thèse de M.A. (sc. po.), Université de Montréal, 1971.

18 Rapport de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, volume 1, Québec 1956, p. 388.

19 Idem, p. 387, où les auteurs fournissent les pourcentages suivants : « Terre-Neuve, 38 % ; l’Île-du-Prince-Édouard, 47,5% ; la Nouvelle-Écosse, 38% ; le Nouveau-Brunswick, 34% ; l’Ontario, 37,5% ; le Manitoba, 45,5% ; la Saskatchewan, 27,5% ; l’Alberta, 19,5% ; la Colombie-Britannique, 23% ».

20 Cf. Rouyn-Noranda Press, du 31 août 1961.

21 Cf. Le Nouveau Journal du 2 décembre 1961.

22 Cf. Le Devoir du 15 décembre 1961. Gérin-Lajoie exige en effet le retrait de l’amendement 1949 (no 2) avant d’approuver la formule Fulton. Le journaliste relève à cette occasion le paradoxe suivant : quatre des ministres provinciaux avaient donné leur accord à une formule semblable alors qu’ils siégeaient à la Chambre des Communes à Ottawa. Il s’agit de Jean Lesage, Bona Arsenault, Lionel Bertrand (député en 1946) et de René Hamel (Bloc populaire).

23 Cf. Le Devoir, 14 février 1962.

24 Cf. Le Devoir, 22 janvier 1963, où l’on peut lire que Diefenbaker, dans un discours, fait référence au fait que « seul le Québec n’a pas encore donné son assentiment à l’amendement de l’article 94-A pour l’établissement d’un plan contributif de pensions de vieillesse… ».

25 Nous ne pouvons, dans un cadre aussi restreint, relever les causes de la défaite de Diefenbaker. Il n’en demeure pas moins que ces élections sont fort importantes à plusieurs égards et surtout du fait que la question de l’armement atomique était au coeur du débat. L’intervention d’un général américain, Lauris Norstad, sur le contentieux nucléaire et les engagements du Canada vis-à-vis de l’O.T.A.N. lors d’une conférence de presse tenue à Ottawa le 2 janvier 1963 sont à retenir parmi les causes de cette défaite. Cf. Spencer, Robert, « External Affairs and Defence », dans : Saywell, John (ed.), Canadian Annual Reuiew for 1963, Toronto, U. of T. Press, 1964, pp. 282 sq.

26 Voir : Bergeron, Gérard, Du duplessisme à Trudeau et Bourassa, Montréal, Parti-pris, 1971, p. 296. Rappelons que l’année précédente, en 1962, des élections avaient été tenues aux deux niveaux, fédéral (le 18 juin) et provincial (le 14 novembre). Ajoutons qu’au fédéral, en 1962, en 1963, puis en 1965, les élections ont porté au pouvoir des gouvernements minoritaires.

27 Cf. le Montreal Star du 9 mai 1963.

28 Cf. La Presse du 25 octobre 1963. Le Comité s’était doté d’un sous-comité directeur en juillet comprenant G.E. Lapalme, président; P. Gérin-Lajoie, René Lévesque, Daniel Johnson et J.-J. Bertrand ; Claude Morin, secrétaire et Ch. Pelletier, secrétaire -adjoint. Cf. La Presse du 18 juillet 1963. Sur la petite histoire de ce mémoire : Le Borgne, Louis, La C.S.N. et la question nationale, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, 1976, pp. 70 sq.

29 Trudeau, P. -E., « Le Québec et le problème constitutionnel », dans : Le fédéralisme et la société canadienne-française, op. cit., pp. 7-59, à la p. 46. Cette argumentation et la thèse de la décentralisation seront reprises près de 13 ans plus tard par Garth Stevenson. Cf. « Federalism and the Political Economy of the Canadian State », dans : Panitch, Leo (ed.), The Canadian State : Political Economy and Political Power, Toronto, U. of T. Press, 1977, pp. 71 sq. à la p. 80.

30 Stevenson, Garth, op. cit., p. 89.

31 Le fédéralisme, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et les Canadiens-français, Mémoire de la S.S.J.B. de Montréal au Comité parlementaire de la Constitution du Gouvernement du Québec, Montréal, Éditions de l’Agence Duvernay Inc., mai 1964, pp. 59-60.

32 Cité par Trudeau, P.-E., « Le Québec et le problème constitutionnel », op. cit., p. 9.

33 Cf. La Presse du 27 janvier 1965 et L’Action du 21 janvier 1966. Entre-temps, Gérard Picard, président du Conseil Central de Montréal, avait dénoncé la délégation de pouvoirs et la tendance à la constitution d’un état unitaire au Canada dans une série d’articles publiés dans le Devoir en octobre 1965. Plus tôt, en juin, la Chambre de Commerce de Montréal s’était carrément opposée à la « délégation du pouvoir législatif » prévue dans la « formule F.-F. » Cf. Le Devoir du 11 juin 1965.

34 Voir : Les États généraux du Canada français, Montréal, Éditions de l’Action nationale, 1967, pp. 22 sq. La C.S.N. est absente de l’assemblée qui devait préparer la convocation des États généraux, en mars 1966.

35 Titre du numéro spécial de Socialisme 66 consacré aux élections provinciales de juin, Montréal, oct.-déc. 1966, nos 9-10.

36 Morin, Claude, Le pouvoir québécois… en négociation, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1972, p. 13.

37 Parizeau, Jacques, « Québec-Canada : en plein cul-de-sac », dans : Lévesque, René, Option Québec, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1968, pp. 97-113, à la p. 105.

38 Cf. Le combat québécois, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1973, pp. 178 sq.

39 Cf. La Presse du 28 juin 1966.

40 Cf. « Éditorial : le cran d’arrêt dans les vieux partis », dans : Socialisme 68, Montréal, no 14, pp. 3-7.

41 Sur cette question, voir : Bergeron, Gérard, Du duplessisme… », op. cit., pp. 485 sq.

42 Cf. Prévost, Jean-Pierre, op. cit., pp. 74 sq.

43 En dehors des travaux de Paul Gérin-Lajoie, P.-E. Trudeau ou Claude Morin, on pourra consulter : O’Hearn, Peter, J.T., Peace, Order and Good Government. A New Constitution for Canada, Toronto, The Macmillan Co. of Can. Ltd., 1964, ainsi que les essais de Daniel Johnson (Égalité ou indépendance, Montréal, Éditions Renaissance, 1965), Jean-Guy Cardinal (L’Union (vraiment) nationale, Montréal, Éditions du Jour, 1969) ou Mario Beaulieu (La victoire du Québec, Montréal, Leméac, 1971) etc. Cette approche s’éloigne considérablement de l’effort collectif tenté par les intellectuels de la Révolution américaine et de l’analyse classique qu’ils ont produit sur la question : The Federalist Papers, (N.Y., Mentor Books, 1961).

44 Le meilleur exemple de ceci nous est encore fourni par les analyses du P.C.C. et du P.C.Q.. Cf. Desautels, Guy, William Hashtan, Bruce Magnuson, Hervé Fuyet et Samuel Walsh, Pour l’autodétermination du Québec. Plaidoyer marxiste, Montréal, Éditions Nouvelles Frontières, 1978. À l’opposé, on pourra trouver une analyse fouillée et sérieuse, malgré une sous-estimation des forces nationalistes actuelles qui conduit les rédacteurs à « prédire » que le PQ ne saurait gagner le pouvoir, dans Travailleurs québécois et lutte nationale, Montréal, Éditions Militantes, 1974.

45 Colletti, Lucio, Le marxisme et Hegel, Paris, Éditions Champ Libre, 1976, pp. 257 sq. à la p. 288.

46 Ce que ne fait pas toujours la critique, fut-elle du droit. Ainsi Michel Miaille (L’État du droit. Introduction à une critique du droit constitutionnel, Paris, Maspéro/P.U.G., 1978) reste en deçà de la possibilité d’une dissolution de l’État par la critique et pose plutôt les jalons d’une approche instrumentaliste de l’État.

47 Simeon, Richard, Federal-Provincial Diplomacy. The Making of Recent Policy in Canada, Toronto, U. of T. Press, 1972, p. 10.

48 Voir supra note 4 ; et : Stevenson, Garth op. cit. pp. 80 sq.

49 Pelletier, Michel et Yves Vaillancourt, Les politiques sociales et les travailleurs, Cahier IV : Les années ‘60, par Michel Pelletier, Montréal, 1974, p. 273.

 

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