Nouveaux Cahiers du socialisme
Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

La traite des personnes, conséquence systémique d’un régime déficient

En guise de présentation
J’ai eu, depuis près de dix ans, le privilège de travailler directement avec des femmes migrantes de Montréal qui ont survécu à la traite et à l’exploitation. La plupart d’entre elles sont des travailleuses domestiques migrantes, elles ont connu des conditions proches de la servitude domestique et du travail forcé. D’autres sont des étudiantes internationales, des travailleuses temporaires ou des demandeuses d’asile, qui ont été victimes d’exploitation et de sévices de la part de leur employeur, de leur famille élargie, d’une connaissance ou d’un amoureux. Ces situations les ont conduites à la perte de leur statut d’immigration. Leurs histoires et leurs expériences sont le sujet principal de cet article. En tant qu’immigrante et colonisée, je m’en voudrais de ne pas reconnaître le rôle joué par le colonialisme dans le traitement des peuples autochtones au Canada. L’absence d’exemples de leur vécu dans ce texte ne vise pas à minimiser cette réalité, mais reflète plutôt mes expériences personnelles dans le secteur communautaire des droits des migrants et migrantes et en tant que membre de la diaspora philippine à Montréal. En effet, la traite et l’exploitation des migrants – et en particulier celles des femmes migrantes racisées – font partie du projet colonial permanent du Canada et sont directement liées au traitement et aux conditions des femmes et des filles autochtones.
En accompagnant de nombreuses migrantes dans leurs efforts pour obtenir des droits fondamentaux, j’ai constaté de visu que le Canada ne parvient pas à faire respecter les droits des migrantes victimes de traite ni à leur offrir un soutien adéquat à la suite de tels sévices. Si chaque expérience de traite est unique, les conditions sociales sous-jacentes aux violations de droits qui permettent à de nombreuses femmes migrantes racisées d’être exploitées et maltraitées au Canada se ressemblent. Les survivantes de la traite ont généralement subi de multiples formes de discrimination et de violence, qui créent ensemble ce qu’on appelle fréquemment le « spectre de l’exploitation[1] ». Ce spectre renvoie à toute une série d’abus, y compris des conditions de travail dangereuses et des violations du Code criminel ainsi que des droits de la personne. Cela englobe des actes tels qu’un traitement inégal ou dégradant, des conditions de travail abusives et dangereuses, du harcèlement, de la séquestration, des agressions, de la violence sexuelle, etc., ce qui peut s’apparenter, finalement, à de la traite.
Dans cet article, je partage certaines de mes observations sur la base du principe que les violations des droits de la personne constituent à la fois une cause et une conséquence de la traite des êtres humains. Par exemple, les femmes racisées sont souvent criminalisées par les autorités policières et exclues des programmes sociaux, faute d’un statut d’immigration. Je soutiens également que nous devons avoir une compréhension plus globale de la traite au Canada dans un cadre axé sur les droits de la personne et sur le vécu des survivantes. Cela inclut le développement d’une voie directe vers le statut de résidence permanente pour les migrantes victimes de la traite. En outre, nous devons nous concentrer sur les causes profondes de la traite, liée à d’autres formes de violence et d’abus systémiques auxquels font face les communautés racialisées du pays.
Criminalisation du statut d’immigration précaire
Au Canada, la traite des personnes est d’abord et avant tout perçue comme une question de criminalité et de sécurité nationale[2]. Pour cette raison, les initiatives de « lutte contre la traite » visent principalement à sévir contre des actes criminels individuels plutôt qu’à soutenir les survivantes ou à s’attaquer aux conditions sociales qui créent des situations d’exploitation. Ce contexte est particulièrement problématique pour les femmes migrantes à statut précaire qui, même après avoir subi une exploitation et une violence très graves, sont souvent traitées comme des criminelles plutôt que comme des êtres humains ayant des droits.
Cela est illustré par le cas de Sara[3] que j’ai d’abord rencontrée dans un centre de détention pour personnes immigrées. Elle était arrivée au Canada comme étudiante internationale. Aux prises avec une grande précarité financière, elle s’était jointe à une agence d’escortes et avait été exploitée par un homme pendant un peu plus d’un an. Son expérience dans l’industrie du sexe a pris fin lorsqu’elle a été arrêtée par la police, envoyée en détention pour violation des conditions de son permis de travail, accusée de plusieurs infractions pénales liées à la prostitution et à la traite des personnes. Pendant 16 mois, Sara a été détenue soit dans un centre de détention pour migrants, soit en prison, sans faire l’objet de poursuites. Finalement, les accusations retenues contre elle ont été abandonnées lorsqu’elle a accepté de témoigner contre l’homme qui l’exploitait; ensuite, elle a été libérée dans la communauté à certaines conditions.
Importante car attendue depuis longtemps, la libération de Sara a soulevé une foule de nouveaux défis pour elle. Sans statut, elle n’avait ni le droit d’accéder à des soins de santé ni à de l’aide financière. Elle n’avait pas d’endroit où vivre, pas de documents d’identité, pas d’argent, ni de téléphone, de vêtements d’hiver, ou d’autres produits de première nécessité. Sans permis de travail, elle ne pouvait pas trouver d’emploi. Elle n’avait pas d’amis dans le pays et aucun moyen de contacter sa famille, à qui elle n’avait pas parlé depuis plus de deux ans.
En tant que migrante racisée sans statut, Sara était traitée comme une criminelle même si elle ne risquait plus de poursuites pénales. Elle n’était plus emprisonnée mais devait vivre sous surveillance et dans la crainte d’être expulsée. Elle était un témoin clé dans les poursuites pénales engagées contre son trafiquant, mais son importante contribution n’avait pas été reconnue de manière pratique ou de façon à améliorer sa qualité de vie. Au lieu de cela, elle a dû compter sur de la « charité » et de la « gentillesse » pour survivre et répondre à ses besoins. Son droit de vivre dans la dignité, en sécurité, et de faire ses propres choix était limité par des lois restrictives sur l’immigration et par des programmes sociaux qui la considéraient comme une personne sans valeur et comme une étrangère.
Des cas comme celui de Sara montrent comment, au nom de la « sécurité publique et nationale », les migrantes et migrants à statut précaire paient un prix élevé pour leur situation d’exploitation. Le Canada prétend soutenir « l’autonomisation » des survivantes de la traite dans sa Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes, dont un pilier entier est consacré à la « protection des survivantes[4] ». Cependant, d’après mon expérience, on fait bien peu pour supprimer les nombreux obstacles bureaucratiques et administratifs qui empêchent les migrantes à statut précaire de satisfaire leurs besoins et de vivre dans la dignité. La perte du statut d’immigrant est l’une des conséquences les plus courantes de l’exploitation, et les trafiquants s’en servent souvent pour intimider et contraindre les migrantes. Cette tactique est efficace, puisque la criminalisation et la détention sont des risques très réels pour les migrantes racisées à statut précaire qui entrent en contact avec les forces de l’ordre.
La « victime parfaite »
La représentation répandue de la traite des personnes au Canada demeure un stéréotype centré sur le récit d’un sauvetage de la « victime parfaite[5] ». Ce stéréotype continue d’imprégner et d’influencer le discours social et politique dominant sur la traite. Il charrie un sous-texte de bienveillance et d’humanisme que le Canada ne prodigue généralement pas aux communautés migrantes ou racialisées.
En effet, une interprétation aussi étroite de ce qui constitue la traite, de ses conséquences et de ce qu’est une survivante porte gravement préjudice aux communautés migrantes. Elle crée des barrières importantes pour les migrantes racisées à statut précaire qui ne peuvent accéder à certains recours et ressources; loin d’être facilement accessibles, ces avantages exigent souvent un statut d’immigration légal. Cette vision exclut les nombreuses formes d’exploitation qui touchent les communautés vulnérables comme les travailleurs agricoles, les aides-soignantes et les autres travailleuses et travailleurs migrants ne correspondant généralement pas au moule de la « victime parfaite ». En outre, ce récit ignore le fait que de nombreuses migrantes victimes de la traite sont criminalisées en raison de leur propre exploitation. Il tend également à détourner l’attention des causes profondes de la traite des personnes, causes qui découlent des mêmes forces d’oppression et de violence systémique au cœur de nombreux autres problèmes de justice sociale.
Les causes profondes de la traite des personnes
Les moteurs de la traite se trouvent dans les inégalités structurelles. Il s’agit notamment de politiques et de lois adoptées au niveau des États, ainsi que des pratiques culturelles normatives qui empêchent certaines personnes d’exercer leurs droits et d’accéder aux ressources dont elles ont besoin et qu’elles méritent par ailleurs[6]. Les inégalités que doivent affronter les migrantes racisées à l’échelle mondiale ont été forgées par des formes contemporaines et historiques de colonialisme et de politiques économiques néolibérales, ce qui a entraîné une distribution extrêmement inégale de la richesse et des ressources. Cela permet de comprendre comment fonctionne la traite des personnes au Canada et à l’échelle internationale, particulièrement pour de nombreuses communautés autochtones et migrantes racisées du Sud.
Les femmes sont de plus en plus nombreuses à migrer pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, un phénomène que l’on appelle parfois la « féminisation de la migration[7] ». La migration forcée due à de mauvaises conditions de vie ou à d’autres situations dangereuses présente également des risques pour la santé, la sécurité et le bien-être[8]. La demande mondiale de services bon marché, associée à une extrême précarité économique, pousse souvent les femmes à rechercher de meilleures conditions de subsistance à l’étranger.
Cependant, la plupart des emplois offerts aux migrantes racisées sont des emplois « sales, dangereux et dégradants[9] » ; en d’autres termes, il s’agit d’emplois qui ont peu de valeur sociale, mal rémunérés et susceptibles d’exposer les femmes migrantes à des pratiques d’exploitation ou de discrimination, comme dans le cas du travail domestique ou du travail de soignante[10].
Le spectre de l’exploitation
En outre, les femmes migrantes racisées sont souvent considérées comme des travailleuses recherchées, parce que les personnes et les institutions du Nord sont convaincues qu’elles sont « moins chères, plus travaillantes et soumises[11] ». La perception problématique comme quoi les femmes migrantes accepteraient des conditions d’emploi et de vie inférieures aux normes ouvre la voie à l’exploitation et à la traite. Cette perspective est également ancrée dans les lois canadiennes sur l’immigration, qui appliquent un programme économique néolibéral visant à répondre aux besoins à court terme du marché du travail et qui traitent les migrants comme une source de main-d’œuvre bon marché et jetable. L’exploitation est en outre facilitée par des politiques d’immigration intrinsèquement dommageables, comme le système de « permis de travail fermé » qui lie le statut d’immigration d’une personne à une tierce partie, comme un employeur ou un conjoint.
Il est bien connu que les programmes utilisant des permis de travail fermés, comme le Programme des travailleurs étrangers temporaires ou le Programme des aides familiaux résidants (aujourd’hui aboli), ont donné lieu à de nombreux abus de la part des employeurs[12]. Ce sont les membres les plus marginalisés des communautés migrantes qui font les frais de ces politiques et pratiques d’exploitation ; et les migrantes racisées sont touchées de façon disproportionnée[13]. Les nombreuses travailleuses et travailleurs domestiques migrants que j’ai côtoyés à Montréal ont été victimes de graves violations des droits de la personne et d’autres types de sévices qui s’inscrivent dans le « spectre de l’exploitation ». De plus, ces personnes passent continuellement à travers les mailles des recours juridiques et des programmes sociaux conçus pour aider les personnes vulnérables, ce qui rend leurs problèmes invisibles.
Vers une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et le vécu des survivantes
Adopter une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et sur les survivantes signifie prévenir l’exploitation en rendant notre société plus juste et équitable. Pour faire respecter les droits des migrantes racisées, il faut modifier les institutions et les pratiques qui maintiennent l’inégalité structurelle.
En plaçant la « sécurité nationale » au-dessus de la protection du droit individuel à la sécurité et à la justice, nous laissons sur le pavé les migrantes racisées. Cette approche basée sur « la loi et l’ordre » fait du tort aux survivantes, ne contribue guère à prévenir la traite de celles-ci et peut même les exposer à une exploitation supplémentaire si elles sont expulsées vers leur pays d’origine. Il faut en finir avec les « récits de sauvetage », ne plus mettre l’accent sur le « crime » et les « frontières violées », mais sur les conditions dans lesquelles les migrantes sont forcées d’arriver et de vivre au Canada[14].
En outre, l’absence de protections juridiques significatives en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et l’absence de voie directe vers un statut permanent constituent un obstacle important pour les personnes migrantes victimes de la traite qui cherchent à obtenir réparation ainsi qu’un moyen de stabiliser leur vie après l’exploitation. Plus précisément, le principal outil permettant à ces migrants de régulariser leur statut d’immigration – le permis de séjour temporaire pour les victimes de la traite des personnes (PST-VTP) – reste un mécanisme discrétionnaire et faible pour soutenir certaines et certains membres les plus vulnérables de notre société. L’utilisation incohérente de ce permis reflète la façon dont les migrantes victimes de la traite sont souvent traitées : avec suspicion, et comme si elles étaient des menaces potentielles à la sécurité publique, plutôt que comme des personnes ayant des droits et des motifs légitimes de rester au Canada.
Le Canada s’est engagé à reconnaître et à faire respecter les droits établis en vertu de divers traités internationaux sur les droits, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Plusieurs militants affirment que pour honorer ses engagements, le Canada doit offrir à toutes et à tous, y compris aux migrantes et migrants sans statut, un accès égal aux droits civils, politiques, économiques et socioculturels. Dans cette optique, le statut d’immigrant ne devrait pas constituer un obstacle à l’exercice, par les migrants, de leurs droits les plus fondamentaux au Canada.
Les points de départ pour l’adoption d’une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et des survivantes comprennent l’abolition des permis de travail « fermés » qui lient les individus à un seul employeur ; la création d’une politique d’immigration équitable qui permet une immigration permanente pour les personnes de tous les horizons, y compris les survivantes de la traite ; la fin de la détention des immigrantes et immigrants ; et pour finir, des investissements conséquents dans des initiatives communautaires axées sur l’élimination des inégalités structurelles et de la violence systémique.
Il est grand temps que le Canada traite les survivantes de la traite et les communautés de migrants avec le respect et la dignité qu’elles et ils méritent. Les migrantes victimes de la traite des personnes ne sont pas des « autres ». Elles sont membres de nos communautés, et leurs droits, leur bien-être sont directement liés aux nôtres.
Leah Woolner est coordonnatrice bilingue du Réseau des femmes et chercheuse associée à l’Université McGill.
- Klara Skrivankova, Between decent work and forced labour : examining the continuum of exploitation, York (Angleterre), Fondation Joseph Rowntree, 2010. ↑
- Estibaliz Jimenez, « La criminalisation du trafic de migrants au Canada », Criminologie, vol. 46, n° 1, 2013. ↑
- Pseudonyme utilisé pour protéger l’identité de cette personne. ↑
- Sécurité publique Canada, Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes 2019-2024, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2019, <www.passengerprotect-protectiondespassagers.gc.ca/cnt/rsrcs/pblctns/2019-ntnl-strtgy-hmnn-trffc/2019-ntnl-strtgy-hmnn-trffc-fr.pdf>. ↑
- Voir Jayashri Srikantiah, « Perfect victims and real survivors. The iconic victim in domestic human trafficking law », Boston University Law Review, vol. 87, n° 1, 2007, p. 157. ↑
- Laura Barnett, La traite des personnes, Publication n° 2011-59-F, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, 2011, révisé 2016, < https://lop.parl.ca/staticfiles/PublicWebsite/Home/ResearchPublications/BackgroundPapers/PDF/2011-59-f.pdf>. ↑
- Paulina Lucio Maymon, « The feminization of migration. Why are women moving more ? », Cornell Policy Review, 5 mai 2007, <http://www.cornellpolicyreview.com/the-feminization-of-migration-why-are-women-moving-more/>. ↑
- Cathy Zimmerman et Rosilyne Borland, Caring for Trafficked Persons. Guidance for Health Providers, Organisation internationale pour les migrations, 2009. <https://publications.iom.int/system/files/pdf/ct_handbook.pdf>. ↑
- En anglais, on parle des emplois « 3-D » : dangerous, dirty, degrading ou difficult. ↑
- Manolo I. Abella, « Migrant workers’ rights are not negotiable », dans Migrants Workers, Labour Education 2002/4 n° 129, Organisation internationale du travail, 2002, <https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_dialogue/—actrav/documents/publication/wcms_111462.pdf>. ↑
- Ibid. ↑
- Fay Faraday, Made in Canada. How the Law Constructs Migrant Workers’ Insecurity, Toronto, Metcalf Foundation, septembre 2012. ↑
- Jacqueline Oxman-Martinez, Andrea Martinez et Jill Hanley, « Trafficking women : gendered impacts of canadian immigration policies », Journal of Migration and Integration, vol. 2, n° 3, 2001, p. 297-313. ↑
- Jennifer K. Lobasz, « Beyond border security : feminist approaches to human trafficking », Security Studies, vol. 18, n° 2, 2009, p. 319 – 344. ↑

Même si la Russie capture Kiev, Poutine a déjà été vaincu après avoir déclenché une guerre impossible à gagner

Les chars et l’artillerie russes se déploient pour attaquer Kiev et Kharkiv, mais, même s’ils réussissent à capturer les villes, cela ne changera rien au fait que la Russie a déjà été vaincue dans la guerre en Ukraine .
Le président Vladimir Poutine a lancé une guerre qu’il ne pourrait jamais gagner contre 44 millions d’Ukrainiens soutenus par les États-Unis et l’Europe dans l’attente folle que sa campagne militaire serait une promenade de santé. Ce faisant, il a uni le reste de l’Europe contre la Russie, forçant l’Allemagne, la France et l’Italie à s’aligner sur les États-Unis et la Grande-Bretagne, plus radicaux, à un degré jamais vu, même au plus fort de la guerre froide contre l’Union soviétique.
Mais la nature et le moment de la défaite russe restent d’une importance cruciale car la Russie reste une superpuissance nucléaire , techniquement capable de tuer une grande partie de la population de la planète. Si la guerre en Ukraine se poursuit pendant longtemps, il est trop facile de voir comment la guerre russe en Ukraine pourrait dégénérer en un conflit conventionnel contre l’OTAN, puis basculer dans un échange nucléaire.
La faiblesse même de Moscou exposée au cours de la semaine dernière rend plus probable qu’elle considérerait l’option nucléaire comme la seule carte de grande valeur qui lui reste face aux forces supérieures de l’OTAN. De plus, les erreurs de jugement paranoïaques de Poutine suggèrent que ses décisions sur le déploiement d’armes nucléaires pourraient être tout aussi irrationnelles.
La guerre nucléaire est peut-être encore une perspective lointaine, mais elle est plus proche qu’elle ne l’était il y a une semaine. Cela rend une sortie diplomatique de la crise ukrainienne particulièrement attrayante plutôt que de la laisser s’aggraver encore, même si l’issue finale ne fait aucun doute. La Chine – dernier allié important de la Russie, quoique de plus en plus éloigné – dit, après des discussions avec l’Ukraine, qu’elle est prête à aider à négocier un cessez-le-feu. Il s’est abstenu plutôt qu’il n’a opposé son veto à la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant l’invasion et s’est dit « extrêmement préoccupé par les dommages causés aux civils ». La Chine semble avoir été prise par surprise par l’invasion elle-même, ridiculisant les avertissements occidentaux et n’évacuant pas les citoyens chinois.
Il y aura un élément d’autoprotection dans la position chinoise. Ils ne voudront pas être entachés par les conséquences de l’erreur directe de Poutine ou devenir la cible de sanctions.
La Russie et l’Ukraine ont eu un cycle de négociations et ont toutes deux déclaré qu’elles étaient disposées à participer à un autre mercredi. Le président Volodymyr Zelensky dit que les bombardements devront cesser avant qu’il y ait des négociations, mais la probabilité est une escalade et non une désescalade.
Non seulement les bombardements ne s’arrêtent pas, mais ils deviennent de plus en plus intenses. La Russie semble planifier des assauts militaires traditionnels sur Kiev et Kharkiv, en utilisant des chars et de l’infanterie soutenus par la puissance de feu de l’artillerie et des frappes aériennes. Les Russes diront probablement aux civils de partir avant qu’ils n’attaquent ou ne soient traités comme des combattants.
Si cela se produit, cela pourrait déclencher un exode massif qui sauvera des vies, mais en même temps paralysera les villes ukrainiennes en tant que centres politiques, administratifs, commerciaux et informationnels. C’était le schéma des sièges en Syrie, en Irak, au Liban et à Gaza au cours des 40 dernières années, quelle que soit la nationalité de l’armée assiégeante.
La Russie paiera inévitablement un lourd tribut pour ce style de guerre brutal, car chaque civil tué ou blessé dans un bombardement sera photographié sur une caméra de téléphone portable et les atrocités seront diffusées dans le monde entier. Cela renforcera encore le statut de paria de la Russie et rendra les négociations plus difficiles.
Même si les principales villes ukrainiennes tombent, la résistance se poursuivra dans le reste du pays, et il est peu probable que l’armée russe ait les effectifs nécessaires pour la réprimer.
Un problème pour accepter un cessez-le-feu est que le plan d’invasion de Poutine n’avait de sens que si les troupes russes étaient accueillies à bras ouverts par la population ukrainienne. Comme on pouvait s’y attendre, cela ne s’est pas produit, mais Poutine a fait des demandes maximalistes équivalant à la reddition inconditionnelle du gouvernement ukrainien, dénoncé par Poutine comme « néo-nazis », et pour que l’armée ukrainienne remette ses armes. Des demandes moindres auraient pu inclure une promesse de l’Ukraine de ne pas rejoindre l’OTAN et de reconnaître l’annexion de la Crimée.
Il est donc difficile pour Poutine de se retirer simplement sans atteindre aucun de ses objectifs en Ukraine et après avoir payé un lourd tribut en sanctions, qui étrangleront l’économie russe pour les années à venir. L’une des principales raisons de l’arrivée au pouvoir de Poutine était qu’il semblait garantir que la crise financière russe d’août 1998 ne se reproduirait pas, pourtant près d’un quart de siècle plus tard, c’est exactement ce qu’il a assuré.
Il sera venu à l’esprit de nombreux Russes en privé que tout accord de paix mettant fin à cette guerre serait moins préjudiciable à la Russie si Poutine ne détenait plus le pouvoir au Kremlin. Mais se débarrasser de lui après 22 ans est une autre affaire. Saddam Hussein s’est accroché en tant que dirigeant irakien pendant 13 ans après son invasion calamiteuse du Koweït en 1990, qui est l’épisode de l’histoire moderne qui ressemble le plus à la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine.

Un premier hommage à Pierre Beaudet

Pierre était un ami, un camarade, un frère. Pierre est toujours présent et l’avenir sera marqué par ce tout qu’il a apporté. En préparant ce premier hommage, il y a tellement de souvenirs qui me remontent en mémoire ! Je vais commencer par quelques retours et j’y reviendrai dans les différentes manifestations d’hommages qui lui seront rendus.
Pierre était un roc sur lequel on pouvait s’appuyer. Un roc plein d’humour et d’humanité. Il aimait la vie et la révolution. Rêver et travailler à faire vivre la révolution n’est-ce pas le meilleur moyen d’aimer la vie en oeuvrant à construire un monde plus juste et plus fraternel ?
Dans les années 1980, Marc Mangenot nous apprend qu’un lieu de résistance, une librairie de Montréal, est interdite et va fermer. Le cedetim exprime sa solidarité. Nous faisons la connaissance d’un jeune homme engagé dans le mouvement indépendantiste radical québécois et très attentif aux revendications des peuples premiers du Canada. C’est la première rencontre avec Pierre Beaudet. Commence alors une amitié de quarante ans qui ne se démentira jamais.
Pierre rappellera son parcours dans On a raison de se révolter, une chronique des années 1970. Il raconte les deux pôles de son engagement, d’un côté la transformation radicale de la société québécoise et de l’autre les mouvements révolutionnaires dans le monde. En 1994, il participe à la création d’Alternatives avec la détermination de créer une association radicale construite à partir d’un mouvement large. Il s’agit de démontrer dans la pratique qu’on peut ne pas se laisser entraîner par certaines des dérives de l’ongéisation tout en pratiquant une ouverture qui permet d’appuyer les mouvements qui défendent des perspectives radicales en matière de défense des droits fondamentaux. C’est l’émergence des mouvements sociaux et politiques qui, sans être des partis politiques, renouvellent l’engagement politique à partir des luttes sociales, politiques et idéologiques. C’est aussi l’ouverture vers les mouvements syndicaux, ouvriers, salariés et paysans, les peuples autochtones, les mouvements des pays du Sud qui s’élargira aux nouvelles radicalités, au féminisme et aux mouvements de genre, à l’écologie et au climat, à la lutte antiraciste et contre les discriminations. C’est l’invention d’une nouvelle culture de l’émancipation.
Pierre va s’engager dans les débats sur le développement à partir d’une démarche critique. Il combinera les approches de l’engagement politique radical avec la pratique dans la conduite de programmes d’action, de la recherche théorique, de l’enseignement. Il inscrira cet engagement dans la discussion critique sur le développement en mettant en avant les grands enjeux de la solidarité et de la coopération internationale. Il analysera les effets négatifs de la mondialisation et soutiendra les pratiques d’autonomie en Afrique, en Amérique Latine et en Asie. Il appuiera directement les actions de mouvements dans de nombreux pays, en Angola, au Brésil, en Inde, au Pakistan, en Afrique du Sud, en Palestine, au Niger, … Chaque fois qu’un mouvement défend son autonomie et s’inscrit dans la défense des droits fondamentaux, il cherchera, à partir de la camaraderie avec les animateurs de ces mouvements, de réunir les moyens pour les renforcer et les faire reconnaître.
Alternatives et le cedetim s’engagent dans une longue histoire commune. D’abord dans le soutien aux mouvements des peuples des pays du Sud. Ensuite, dans l’émergence du mouvement altermondialiste avec les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel, contre les politiques des institutions internationales, le FMI, la Banque Mondiale, puis l’OMC. Nous apprendrons beaucoup de choses d’Alternatives. De la longue lutte contre la Zone de Libre échange des Amériques qui commencera dès 1994 jusqu’aux grandes mobilisations de 2001. Et de manière plus directe avec l’expérience internationaliste d’Alternatives, notamment son programme de volontaires qui nous servira à définir le lancement d’Echanges et Partenariats.
En 1998, avec Pierre, nous travaillons à Bruxelles, avec Samir Amin et François Houtard, pour lancer le Forum Mondial des Alternatives, le FMA. Le FMA participera en janvier 1999 au Contre-Sommet de Davos avec quelques organisations, notamment Attac, la KTCU de Corée du Sud, le MST Brésilien, des paysans burkinabés, des femmes québécoises. Ce Contre-Sommet précédera les manifestations contre l’OMC à Seattle en décembre 1999. Et précédera le premier FSM à Porto-Alegre en janvier 2001.
A partir de 2001, l’altermondialisme ouvre une nouvelle période de rencontres et de visibilité internationaliste. C’est le début des Forums sociaux à Porto Alegre en 2001. Dans le même temps, le mouvement québécois joue un rôle majeur dans les mobilisations qui auront raison de la Zone de libre échange des Amériques. Pierre et Alternatives Montréal jouent un rôle de premier plan dans la succession des forums sociaux, à Porto Alegre (2001, 2002, 2003, 2005), Mumbaï (2004), Bamako (2006), Caracas (2006), Karachi (2006), Nairobi (2007), Belem (2009), Dakar (2011), Tunis (2013, 2015), Montréal (2016), Salvador de Bahia (2018).
Pierre et Alternatives Montréal, avec le Cedetim-IPAM à Paris proposent de construire Alternatives International, Alterinter, avec des mouvements luttant contre les injustices sociales, le néolibéralisme, l’impérialisme et la guerre. On y retrouve Alternatives citoyens Niger à Niamey, Alternatives Asie à New Delhi, Alternatives Information Center à Jérusalem, Alternatives Terrazul à Fortaleza, le Forum des Alternatives Maroc à Rabat, Teacher Creative Center à Ramallah, Un Ponte Per à Rome.
La crise financière de 2008 interpelle le mouvement des Forums sociaux mondiaux. Il est clair qu’il s’agit d’une rupture. Le Forum de Belém est l’apogée du processus des FSM. Les mouvements porteurs de nouvelles radicalité émergent dans le Forum. Le mouvement paysan, le mouvement féministe, les peuples autochtones, les mouvements antiracistes et contre les discriminations, les migrants mettent en avant l’hypothèse d’une crise de civilisation, de la civilisation qui s’est imposée depuis 1492. La proposition d’un possible compromis, celui d’un green new deal, avancé par la commission des Nations Unies présidée par Joseph Stiglitz et Amartya Sen, fait long feu. C’est l’austéritarisme qui s’impose, une nouvelle version du néolibéralisme combinant austérité et autoritarisme. Les contradictions s’exacerbent avec les insurrections et les flambées des printemps arabes, des indignados et des occupy d’un côté et de l’autre les répressions, les dictatures et les guerres. Pierre développe dans cette période ses capacités de pessimisme actif, soucieux des échecs et des répressions et attentif à tout ce qui émerge de nouveau. Il n’anime plus Alternatives ; il se plonge dans l’enseignement et s’investit dans le mouvement social au Québec.
En 2010, nous sommes à Ramallah au Forum Mondial sur l’éducation ; Alterinter accompagne Refaat qui avec le Teacher Creative Center, est un des principaux animateurs du Forum de Ramallah. Nous discutons à trois, Pierre, Vinod et moi de la situation. Nous savons qu’il faut renouveler fondamentalement le processus des forums et nous savons qu’en attendant de dégager une nouvelle voie, il faut continuer à les assumer. Que faire alors ? Dans la discussion animée qui s’engage, nous nous retrouvons à partir d’une phrase de Gramcsi, sur la nécessité d’un intellectuel collectif international des mouvements sociaux. Nous venons de lancer intercoll. C’est le lancement d’un nouveau projet qui va bien nous occuper. C’est avec une grande tristesse que nous assistons au départ de Vinod qui nous a tant apporté.
Nous commençons par une rencontre internationale à Paris. Puis, avec le soutien de Pierre, Shenjing et Mei organisent un séminaire à Taiwan avec des intellectuels chinois engagés dans les différents courants d’opinion en Chine. Pierre fera un exposé brillant définissant intercoll ; il expliquera que le défi est d’être capable de traduire les concepts dans les différentes cultures pour construire une culture d’engagement international. Ainsi dira-t-il, il s’agit de savoir comment les différentes cultures pourront comprendre et s’approprier une nouvelle notion comme « buen vivir » qu’on ne peut réduire à « bien vivre ». Nicolas Haeringer fera évoluer intercoll vers intercoll.net, un réseau de sites internet. Et Glauber le développera dans plusieurs directions. Pierre va créer à Montréal, avec Ronald Cameron, Plateforme altermondialiste qui sera un des vecteurs d’intercoll.
Chaque fois que je retourne dans mes souvenirs, je retrouve des échanges avec Pierre, des interrogations et des réflexions. Et, à chaque fois, les discussions s’orientent vers des interrogations fondamentales, un retour sur nos sources de référence autour du marxisme et de l’internationalisme. Et à chaque fois, la discussion s’oriente vers des propositions d’initiatives innovantes, de nouveaux chemins à explorer, de nouveaux engagements, vers l’optimisme de la volonté.
Pierre aimait écrire et il écrivait beaucoup et très bien. Il aimait les livres, les revues et les journaux. On peut retrouver sur internet les 579 articles qu’il va rédiger pour Presse toi à gauche. Il lance Plateforme altermondialiste et aussi Les nouveaux cahiers du socialisme. Il prépare des livres qu’il compose, pour chaque livre, avec une équipe de trois ou quatre personnes et dans lesquels il donne la parole et il suscite des contributions multiples. C’était un magnifique éditeur internationaliste. On trouvera ci-dessous les titres de quelques un des livres qu’il a écrit et coordonné.
Pierre avait une volonté farouche et une grande force de travail. Il savait que la révolution n’était pas l’arrivée dans un monde meilleur, un genre de paradis, la résolution de toutes les contradictions. Mais il savait que chaque révolution ouvre un nouveau monde, des nouveaux possibles ; qu’elle permet un dépassement, un dépassement de soi, qu’elle crée de l’inattendu et renouvelle l’espoir. Son histoire, c’est celle de la passion et l’engagement. Avec parfois et même souvent, des déceptions et des échecs, des défaites. Mais sans jamais tomber dans la désillusion et le renoncement. Avec sa capacité de résistance, sa volonté farouche et son enthousiasme intact.
Pierre avait son Internationale formée par toutes celles et tous ceux, dans toutes les parties du monde, qu’il aimait et qui l’aimaient. Je voudrais dire toute mon affection à ses ami.e.s et camarades. En commençant par Anne, Alexandre et Victor qui ont contribué à sa force et à ce qu’il a apporté pour l’avenir d’un autre monde possible, d’un nouveau monde meilleur et juste.
Quelques livres de Pierre Beaudet
- – Pierre Beaudet, Les grandes mutations de l’apartheid, Ed L’Harmattan, 1991
- – Pierre Beaudet, On a raison de se révolter, Ed Ecosociété, 2008
- – Pierre Beaudet , Jessica Schafer , Paul Haslam, Introduction au développement international, Ed PUO, 2008
- – Pierre Beaudet, Qui aide qui ?, Ed Boréal, 2009
- – Pierre Beaudet, Raphaël Canet, Marie-José Massicotte, L’altermondialisme : Forums sociaux, résistances et nouvelle culture politique, Ed Ecosociété, 2010
- – Flavie Achard, Sébastien Bouchard, Pierre Beaulne, Pierre Beaudet, Etat : pouvoirs et contre-pouvoirs – Nouveaux cahiers sociaux, 2010, Ed Ecosociété
- – Pierre Beaudet, F. Guillaume Dufour, Andréa Lévy, Louis Marion, Sid Ahmed Soussi,
- « Du Prolétariat au précariat. Le travail à l’ombre du capitalisme contemporain »Les nouveaux cahiers du socialisme, 2012
- – Pierre Beaudet, Marc Becker, José Carlos Mariategui, Harry E. Vanden, Indianisme et paysannerie en Amérique latine: socialisme et libération, Ed Syllepse, 2013
- – Pierre Beaudet, Raphael Canet, Amélie Nguyen, Passer de la réflexion à l’action, Les grands enjeux de la coopération et de la solidarité internationale. Ed M 2013
- – Pierre Beaudet, Thierry Drapeau, L’internationale sera le genre humain, de l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui, Ed M, 2015
- – Pierre Beaudet, Quel socialisme? Quelle démocratie?, Ed Varia Québec, 2016
- – Pierre Beaudet, Un jour à Luanda, Ed Varia Québec, 2018

La discrimination par la porte d’en arrière

À partir des théories de la colonialité du pouvoir[2], nous proposons une lecture des effets socioéconomiques du débat et de l’adoption de la loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, sur les groupes ciblés, particulièrement des femmes musulmanes et racisées. Par cet article, nous voulons contribuer à mettre en lumière l’un des angles négligés dans les analyses critiques du nationalisme identitaire au Québec, à savoir les effets simultanés du racisme, du capitalisme et du patriarcat dans le vécu des personnes racisées.
De la colonialité
L’une des thèses centrales des théoriciennes et théoriciens décoloniaux est que la colonialité n’est pas un événement historique limité dans le temps, mais un processus qui a encore lieu présentement, c’est-à-dire que la structure des rapports de pouvoir que nous connaissons à l’échelle globale se base sur les rapports de pouvoir construits progressivement à partir de 1492 sur la douloureuse expérience sociohistorique du colonialisme et de l’esclavage. L’eurocentrisme chrétien imposé par les colonisateurs aux Autochtones des Amériques par la colonisation et aux Noir·e·s par l’esclavage a participé à configurer des catégories et des identités de race, de genre et de sexualité, des catégories sur lesquelles s’exerce le pouvoir aujourd’hui.
Alors que le colonialisme classique, avec siège dans la métropole, s’est transformé, donnant lieu à d’autres modalités et structures de domination (protectorats, néocolonialisme exercé par des moyens économiques, etc.), la colonialité inscrite dans les rapports de pouvoir peut se définir comme la « radicalisation et naturalisation de la non-éthique de la guerre[3] ».
Construction de la hiérarchisation
Comme l’ont montré les féministes autochtones, noires et chicanas, les catégories de race, de genre et de sexualité assignent un statut d’infériorité aux groupes racisés et ethnicisés et imposent des régimes oppressifs : capitaliste/racial/genré/hétérosexiste. Autrement dit, la colonialité constitue le lieu d’énonciation qui rend possible un système-monde basé sur de nombreuses hiérarchisations qui opèrent à la faveur de l’homme blanc européen chrétien. Ramón Grosfoguel résume ainsi ces hiérarchies : 1- hiérarchie de classe; 2- division internationale à l’ethnoraciale globale; 5- hiérarchie de genre; 6- hiérarchie sexuelle; 7- hiérarchie spirituelle à la faveur des chrétiens; 8- hiérarchie épistémique; 9- hiérarchie linguistique (langues européennes versus non européennes)[4].
La « menace musulmane »
Au Québec, les débats sur la loi 21 ont contribué à stigmatiser davantage des communautés et des individus déjà fortement affectés par le racisme et la discrimination, et plus spécifiquement les femmes musulmanes, les communautés juives et sikhes. Ces débats sont survenus dans un contexte où l’islamophobie et la violence contre les musulmans et les musulmanes ont pris une ampleur alarmante[5]. Ils s’inscrivent en continuité avec les discussions antérieures sur les accommodements raisonnables (2006-2008) et sur le projet de loi 60, souvent dénommé « charte des valeurs » (2014), des moments qui ont tous servi à ventiler des discours racistes de plus en plus ouverts[6] et qui participaient à construire une image des minorités religieuses, et plus spécifiquement des musulmans et musulmanes, comme étant une sérieuse menace pour la société québécoise. Dans ces discours, l’image des femmes voilées est construite sur une dualité contradictoire qui présente celles-ci tantôt comme les vecteurs redoutables de l’islamisme qui tendent à radicaliser les jeunes et tantôt comme des femmes soumises, et par ce fait, représentant un recul pour les droits des femmes québécoises.
Les figures d’autorité
Lors de l’étude de la loi 21, un échange qui illustre le fonctionnement contemporain de la colonialité du pouvoir a eu lieu. L’échange mettait en scène des figures d’autorité importantes : le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (l’autorité politique) d’une part, et le sociologue émérite du Québec d’autre part (l’autorité scientifique). Guy Rocher prenait le contrepoids de l’historien Gérard Bouchard, opposé à la loi 21, qui avait insisté sur le manque de preuves scientifiques concernant l’éventuel endoctrinement des élèves de la part des enseignantes portant le hijab. À la défense du ministre, Guy Rocher a avoué qu’on ne peut pas faire la preuve scientifique de la mauvaise influence des professeur·e·s qui portent des signes religieux, mais que, dans l’état d’incertitude, il fallait appliquer le « principe de précaution » contre les « risques possibles » pour protéger les élèves, les enseignantes et enseignants et les parents. Ce dialogue télévisé entre deux importantes figures d’autorité qui discutent sur la « preuve » du danger que représentent les musulmans et les musulmanes ne peut qu’encourager les propos injurieux, racistes et les actes discriminatoires et haineux, déjà à la hausse[7].
Le rituel et le langage
Les rapports coloniaux de pouvoir ainsi « performés » ont gagné en acceptabilité par la force de leur répétition, dans une sorte d’itération offensive, pour reprendre l’expression de Judith Butler[8]. La réalisation de ce rituel a été orchestrée par l’État à travers la mise en scène répétée des commissions dans un contexte où « la division entre le laïc et le religieux a, en fait, fonctionné comme une ligne de couleur qui marque la différence entre l’Occident moderne et éclairé et des musulman·e·s tribaux et religieux[9] ». La loi 21 constitue désormais la mise en acte qui rend concevable et acceptable de retirer un droit fondamental à des minorités religieuses racialisées, au nom d’un danger dont il n’est plus nécessaire de faire la preuve.
Racisme, sexisme et inégalités
La colonialité du pouvoir porte en elle une logique économique qui participe à organiser le capitalisme à l’échelle globale et la distribution mondiale du travail à la faveur de l’Europe. Elle a produit le système-monde capitaliste où la main-d’œuvre bon marché (cheap labor) se trouve dans les périphéries[10] selon une distribution racisée et genrée du travail qui opère de façon à positionner les descendantes et les descendants des sociétés colonisées et mises en esclavage en bas de l’échelle économique. La hiérarchisation des relations raciales, sexuelles, spirituelles, épistémiques et de genre sont constitutives de ce système-monde capitaliste. À l’ère néolibérale, on assiste à une accélération des inégalités entre le Sud global et le Nord global où les femmes racisées sont particulièrement affectées. Les logiques du capitalisme global créent un besoin de main-d’œuvre bon marché que les femmes issues du Sud global doivent combler. Il n’est donc pas imprudent de parler d’une surreprésentation des femmes racisées dans les emplois précaires (« femmes de ménage », services et restauration, garde d’enfants, etc.) des grandes villes du centre[11]. Les femmes de couleur se retrouvent confinées au double travail reproductif, payé et non payé, et cela est rendu possible par des mécanismes relationnels et imbriqués de race et de genre, dont l’analyse est souvent absente dans les perspectives féministes classiques. Dans les représentations dégradantes de la féminité racialisée qui découlent de l’esclavage et du colonialisme, les femmes racialisées sont considérées comme aptes à faire les tâches ingrates. Les effets structurels de la division du travail sont alimentés par des mécanismes oppressifs de racisme et de sexisme qui se cachent derrière le discours des compétences ou de l’éducation.
L’expérience québécoise
Au Québec, les stéréotypes négatifs dominants sur les femmes portant le hijab, qui ont acquis une légitimité juridique grâce à loi 21, participent à une logique raciste, patriarcale et capitaliste qui précarise les femmes musulmanes en les rendant davantage exploitables. Cela ne fera que renforcer les inégalités sociales qui affectent particulièrement les immigrantes issues d’anciennes colonies, dont les femmes musulmanes. En effet, au Québec, ces femmes immigrantes racisées sont surreprésentées dans les emplois précaires et dévalorisés comme la garde d’enfants et les soins des personnes âgées. Paradoxalement, les féministes nationalistes (que Farris[12] qualifie de fémonationalistes) se sont peu efforcées de dénoncer les conditions socioéconomiques précaires des femmes racisées et musulmanes, et ont, elles aussi, mis l’accent sur le danger du hijab.
Les résultats
Les exclusions prévues dans la loi 21 sont l’aboutissement de plusieurs tentatives de marginalisation économique des femmes musulmanes puisqu’il était déjà question pendant le débat autour de la « charte des valeurs » de leur interdire le travail dans les milieux de garde d’enfants. Or, le travail en milieu de garde offre plusieurs possibilités aux femmes racisées, ce qui leur permet de contourner les effets de la discrimination à l’embauche – en étant à leur compte ou en travaillant avec d’autres femmes racisées – et leur donne la possibilité d’un emploi à temps partiel, localisé dans les quartiers qu’elles habitent, afin de conjuguer travail et responsabilités familiales.
Une étude, dont l’objectif était d’établir le profil des femmes de l’arrondissement de Saint-Laurent à Montréal, a démontré que le lieu de naissance à l’étranger et la langue maternelle précarisent davantage certaines femmes :
- 78,1 % des répondantes ont un revenu de moins de 30 000 dollars par année;
- le pourcentage augmente à 81,1 % lorsqu’on considère les femmes nées à l’extérieur du Canada;
- le pourcentage augmente à 89,5 % pour les femmes nées à l’extérieur du Canada et parlant l’arabe;
- malgré le fait que les répondantes de notre échantillon soient souvent plus scolarisées que la moyenne québécoise, leur revenu se loge dans les catégories les plus faibles;
- l’impact du faible revenu est d’autant plus important si l’on tient compte du fait que les logements où le nombre d’habitants est le plus élevé se situent dans les catégories de revenus les plus faibles (entre 2 et 6 personnes).
Conclusion
Même si le gouvernement québécois a présenté la Loi sur la laïcité de l’État comme une mesure progressiste et « modérée », celle-ci permet plutôt d’institutionnaliser le sexisme, le racisme et la discrimination à l’emploi. Le racisme ambiant, amplifié par le débat sur la loi 21 et les mesures concrètes établies par cette loi consolident les hiérarchies économiques et les mécanismes d’inégalité constitutifs de la colonialité. Cette loi fait partie d’un processus à travers lequel le gouvernement de la Coalition avenir Québec fait la promotion d’une société exclusive, marquée par des écarts socioéconomiques importants et stables, processus dont fait aussi partie la législation en matière d’immigration, qui, entre autres, vise à la fois à réduire le nombre d’immigrants et d’immigrantes et à augmenter la « bonne » immigration, c’est-à-dire celle des Européens et Européennes.
On assiste un peu partout à une multiplication des lois visant les musulmans et les musulmanes. Il suffit de rappeler le décret du président étatsunien Donald Trump Protéger la nation de l’entrée de terroristes étrangers (2017), la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques en France, l’interdiction de construction de minarets en Suisse ou, pire encore, la nouvelle loi sur la citoyenneté en Inde (2019). Dans tous ces cas de figure, un groupe dominant discute, statue et légifère sur les droits d’une minorité. Ce qui nous apparaît le plus inquiétant, ce sont les processus qui, non seulement ont rendu possibles ces lois, mais surtout la manière dont ces processus déplacent le curseur de l’indicible en matière d’actes et de discours sur les musulmans et les musulmanes.
Finalement, les différents débats sur les minorités religieuses menés par le groupe dominant de la société au nom des valeurs d’une société québécoise, dont l’épisode de la loi 21, participent à une subalternisation de groupes et de personnes racisées. La subalternisation en question opère en même temps que le renforcement d’une place privilégiée pour les Québécois et les Québécoises de descendance européenne. Les places contraires occupées par les subalternes et les privilégiés renvoient ici à une dynamique relationnelle qui, d’un côté, construit les aspects symboliques, où les personnes eurodescendantes sont associées aux bonnes valeurs, à la bonne religion et à la bonne culture. Dans cette construction symbolique, le déni des oppressions historiques que vivent les personnes issues des sociétés anciennement colonisées se fait au profit de la valorisation d’une certaine culture québécoise construite comme blanche et eurodescendante. L’autre aspect de la dynamique qui construit les subalternes et les privilégiés est la transformation de ce capital symbolique et social en bien-être matériel. Les discussions qui ont entouré la loi 21 confortent et consolident les préjugés racistes qui sont à la base des taux de chômage plus élevés des personnes racisées, de leur déqualification professionnelle et de leurs conditions précaires de vie. La loi 21 représente un plafond qui, loin d’être invisible, est ostentatoirement dressé contre les femmes musulmanes.
Leila Benhadjoudja, Leila Celis[1] sont Respectivement professeure adjointe à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa, professeure de sociologie à l’UQAM
- Ce texte est une version abrégée du chapitre écrit par les deux autrices, « Colonialité du pouvoir au temps de la loi 21. Pistes de réflexion », dans Leila Celis, Dia Dabby, Dominique Leydet et Vincent Romani (dir.), Modération ou extrémisme ? Regards critiques sur la loi 21, Québec, Presses de l’Université Laval, 2020. ↑
- Parmi les références sur le concept de colonialité, voir Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global », Multitudes, vol. 3, n° 26, 2006, p. 51-74; Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes, vol. 3, n° 6, 2001, p. 56-71; Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 3, n° 51, 2007, p. 111-18. ↑
- Nelson Maldonado-Torres, « On the coloniality of being », Cultural Studies, vol. 21, n° 2-3, 2007, p. 240-270. ↑
- Grosfoguel, op. cit. ↑
- Leila Benhadjoudja, « Laïcité narrative et sécularonationalisme au Québec à l’épreuve de la race, du genre et de la sexualité », Studies in Religion/Sciences Religieuses, vol. 46, n° 2, 2017, p. 72-91. ↑
- Marie-Claude Haince, Yara El-Ghadban et Leïla Benhadjoudja (dir.), Le Québec, la Charte, l’Autre. Et après ?, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014; Benhadjoudja, ibid. ↑
- Jean-Sébastien Imbeault et Houda Asal, Les actes haineux à caractère xénophobe, notamment islamophobe : résultats d’une recherche menée à travers le Québec, Québec, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2019. ↑
- Judith Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997. ↑
- Gada Mahrouse, « Minimizing and denying racial violence : insights from the Québec mosque shooting », Canadian Journal of Women and the Law, vol. 30, n° 3, 2018, p. 476. ↑
- Immanuel Wallerstein, Le système du monde, du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980. ↑
- Evelyn Nakano Glenn, « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », dans Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 21-63. ↑
- Sara R. Farris, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University Press, 2017. ↑

La guerre en Ukraine pourrait déclencher une catastrophe au Moyen-Orient

Des Syriens transportent du pain jusqu’à leur maison à Raqa, l’ancienne “capitale” du groupe État islamique (EI) en Syrie. Photo par Delil Souleiman/AFP via Getty Images
Au cours des sept dernières années, dans le cadre d’une campagne militaire caractérisée par un mépris endémique de la vie civile, les bombes, les armes à sous-munitions et les missiles non guidés de Vladimir Poutine se sont abattus sur les écoles, les hôpitaux, les installations d’eau et les élevages de volaille de la Syrie. Aujourd’hui, alors que les forces russes s’inspirent des pages du manuel militaire appliqué en Syrie et répandent la terreur en Ukraine, les économies fragiles du Moyen-Orient – dont beaucoup sont meurtries par la guerre – s’affrontent à un nouveau contrecoup de l’aventurisme du président russe: une insécurité alimentaire encore plus profonde.
Dans de nombreuses économies arabes, le pain représente la majorité des calories consommées. Son coût est une question politique. A l’échelle mondiale, les prix des denrées alimentaires sont à leur plus haut niveau depuis 2011, lorsqu’une flambée du coût de la vie a contribué à déclencher le Printemps arabe. Les gouvernements donateurs ayant considérablement réduit leur aide, le moment actuel ne pourrait pas être pire.
En Egypte, le plus grand importateur de blé au monde – dont 80% provient d’Ukraine et de Russie – le pain est fortement subventionné depuis des décennies. Pour le pain plat baladi (pita), le consommateur paie environ un dixième du prix de production, ce qui le rend abordable pour le tiers de la population qui vit sous le seuil de pauvreté. Si l’Egypte et ses voisins ne peuvent se permettre de maintenir cette subvention face à la hausse rapide des coûts (le blé est déjà 50% plus cher qu’avant l’invasion de l’Ukraine), les résultats politiques pourraient être explosifs.
Un consultant en transport maritime travaillant sur le dossier du Yémen a déclaré au New Statesman que l’Australie proposait désormais de vendre du blé aux entreprises yéménites au prix faramineux de 600 dollars la tonne [fin février-début mars, la tonne se situait autour de 355-360 dollars]. Le blé ukrainien aurait coûté en moyenne environ 255 dollars. De nombreux fournisseurs des Etats-Unis hésitent également à entrer sur le marché yéménite, ont-ils ajouté, en raison de la possibilité que les rebelles houthistes soient à nouveau désignés comme une organisation terroriste [en février 2021, l’administration avait renoncé officiellement à qualifier les rebelles houthistes de terroristes], ce qui aurait des répercussions sur les liens commerciaux et la distribution de l’aide humanitaire aux 17,4 millions de Yéménites en situation d’insécurité alimentaire (selon le Programme alimentaire mondial).
«Le Yémen ne peut plus se nourrir tout seul, alors quand vous avez un choc comme celui-ci sur le marché… c’est désespérément inquiétant», a déclaré Richard Stanforth d’Oxfam, ajoutant que selon ses sources, entre décembre 2021 et mars 2022, 42% des céréales du Yémen provenaient d’Ukraine.
Le Liban, déjà en proie à l’un des plus grands effondrements économiques de l’histoire, importe jusqu’à 90% de son blé et de son huile de cuisson d’Ukraine et de Russie. Face aux pénuries annoncées, il ne lui reste, au mieux, qu’un mois de réserves de blé. Même si les appels lancés par les ministres du Liban aux Etats-Unis pour qu’ils contribuent à financer les réserves d’urgence aboutissent, il n’y a plus aucun endroit où stocker du blé après que les principaux silos à grains ont été éventrés lors de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020.
Piégé dans une crise déclenchée par des décennies de corruption rampante, le Liban s’est rendu inutilement vulnérable aux chocs du marché mondial. Selon des analystes, le pays n’a pas fait grand-chose pour réduire sa dépendance à l’égard des importations depuis que la gravité de la crise de la sécurité alimentaire s’est révélée avec force il y a deux ans.
Le pain n’est pas le seul problème, explique Richard Stanforth. Les prix des céréales et les pénuries potentielles affectent l’alimentation du bétail dans toute la région. La Russie est également l’un des plus grands exportateurs d’engrais au monde.
Alors que les prix mondiaux du pétrole s’envolent, le Liban et le Yémen sont confrontés à une grave détérioration cumulative de la valeur de leurs monnaies locales: le pouvoir d’achat s’effondre alors que le prix des produits de base nécessaires s’envole. C’est une parfaite tempête. [Dans cette tempête les opérateurs des fonds spéculatifs sur les matières premières alimentaires accentuent l’ampleur des vagues et la force des vents. Ils disposent, aujourd’hui, de données satellitaires qui leur permettent d’anticiper le potentiel de récoltes dans un contexte de crise climatique (incendies liés à la sécheresse en Argentine) et de les articuler, sur les marchés à terme, aux effets à court terme d’une guerre comme celle en cours en Ukraine, en tenant compte ainsi des modifications escomptées des diverses productions internationalisées, sur plusieurs mois. Ce qui est décidé à la Bourse de Chicago se répercute dans l’assiette à trois quarts vide d’une famille paupérisée d’Egypte. Réd.]
Dans le nord du Yémen, contrôlé par les Houthis, il faut déjà trois jours pour atteindre le bout d’une queue de ravitaillement en carburant et pour acheter 20 litres d’essence. Dès lors, beaucoup se rabattent sur le marché noir pour acheter du carburant très cher. Au Liban, les files d’attente pour le carburant commencent à s’allonger à nouveau.
«La majorité des denrées alimentaires du Yémen transitant par le port d’Al-Hodeïda [situé sur la mer Rouge], même si le prix des céréales restait le même, le coût du carburant pour les transporter à travers le pays sera toujours répercuté sur le consommateur», a déclaré Richard Stanforth. Selon l’un de ses collègues yéménites, les détaillants locaux ont été informés qu’ils devaient s’attendre à une nouvelle hausse de 30% du coût des produits à base de blé dans les jours à venir.
«Même si vous pouvez acheter le blé au double du prix, très peu de personnes au Yémen pourront réellement se le permettre», nous a déclaré un représentant de l’un des plus grands importateurs de céréales du Yémen. «Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’importation de marchandises contrôlée par l’Etat, tout dépend du secteur privé. Cela signifie qu’il n’y a pas de subventions (comme pour de nombreux autres gouvernements arabes), ce qui laisse le peuple yéménite, déjà affamé, vulnérable à la fluctuation des prix du marché et à la concurrence du secteur privé.»
Le Yémen se prépare à une situation que le Liban ne connaît que trop bien, après un été de graves pénuries de carburant l’année dernière. L’impossibilité de se procurer du carburant peut avoir des conséquences catastrophiques sur l’approvisionnement en électricité des foyers et des hôpitaux, sur les pompes à eau et sur les services Internet.
Deux semaines après le début d’une guerre qui se déroule à des milliers de kilomètres, la crise du carburant et du pain s’étend déjà à tout le Moyen-Orient. L’Egypte a augmenté le prix d’une miche subventionnée pour la première fois depuis les années 1980. Au Liban, le coût de 20 litres de carburant représente plus des deux tiers du salaire minimum. La Syrie rationne le blé. Au cours de la semaine dernière au Yémen, les prix des aliments de base tels que l’huile de tournesol ont augmenté de 40%, les produits laitiers de 30% et le blé de 25%, ce qui a déclenché des achats de panique dans certaines régions à l’approche du Ramadan, qui commence le 2 avril.
Compte tenu de la détérioration de la situation monétaire au Liban, au Yémen, en Syrie et en Afghanistan, de larges pans de la population sont vulnérables aux pénuries alimentaires et aux augmentations des prix du carburant. Les taux de pauvreté, l’insécurité alimentaire et la faim augmentent de jour en jour, laissant les ONG craindre que les budgets d’aide existants – et en diminution – soient détournés vers l’Ukraine.
Au Yémen, des poches de famine sont de retour pour la première fois en deux ans; 90 % des réfugiés syriens au Liban vivent dans une pauvreté abjecte; et plus de 12 millions de Syriens sont confrontés à l’insécurité alimentaire onze ans après le début de la guerre. La crise ukrainienne a déclenché une catastrophe humanitaire de plus en plus grave au Moyen-Orient. (Article publié par The New Statesman, le 15 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Le contentieux constitutionnel dans les années 1960 (1)

Au tournant des années 1970, la question nationale s’enlise dans ce qui est présenté comme un débat constitutionnel. Les camps sont polarisés autour de deux options. D’un côté, les partisans de la souveraineté, regroupés autour du PQ, qui estiment que le cadre canadien est un carcan empêchant la « nation » québécoise de se développer. Seule la souveraineté, affirment-ils, permettra de compléter la Révolution tranquille.
De l’autre côté, les adeptes du « fédéralisme renouvelé », proches de Pierre-E.Trudeau, qui proposent le cadre fédéral comme lieu d’épanouissement et de démocratie. Pour ce deuxième camp, le nationalisme québécois est un « mal absolu », une simple modernisation des idéologies cléricales qui ont dominé sous le duplessisme. Comme dit auparavant, la gauche canadienne et québécoise a partagé en gros cette optique, jusque dans les années 1960 2.
Pour les intellectuels de gauche, notamment ceux qui émergent autour des Cahiers du socialisme, cette polarisation est en grande partie un leurre puisque chacun des deux grands « camps » s’inscrit dans la perspective d’une modernisation capitaliste et surtout, occulte les luttes de classes qui traversent alors l’État, tant l’État fédéral que l’État québécois. Les institutions ne peuvent échapper à l’insertion dans des rapports de classe capitalistes3.
Pour Brunelle (professeur de sociologie à l’UQAM), la gauche doit démêler tout cela et éviter de tomber dans le piège « où il s’agit d’élucider la question de l’enchevêtrement des pouvoirs des bureaucraties fédérale et québécoise d’une part, et un enjeu plus proprement politique où il s’agit de consolider l’État – qu’il s’agisse de l’État fédéral ou de l’État québécois – par la marginalisation ou l’inféodation de l’État adverse selon le cas d’autre part ».
La vraie question est celle de l’État capitaliste et des intérêts de classe qui le sous-tendent, « d’autant plus importante que cette question (constitutionnelle) sert de paravent à une « indépendance » ou à une « autonomie » – qu’il s’agisse des niveaux fédéral ou provincial – qui n’est, en définitive, que la forme paradoxale que revêt dans ce contexte une dépendance économique dont les tenants et aboutissants sont extranationaux aussi bien pour le Canada que pour le Québec. (Introduction de Pierre Beaudet)
***
Nous chercherons à poursuivre dans le présent travail une réflexion amorcée où nous avions tenté de poser quelques jalons susceptibles d’aider à saisir la portée politique et sociale du contentieux constitutionnel au Canada et au Québec dans l’après-guerre. Nous avions à ce moment-là fait valoir une première mise en garde, à savoir qu’il s’agit – au départ à tout le moins – d’éviter de prétendre qu’aux contraintes du partage des pouvoirs entre deux ordres de gouvernements doivent correspondre des rapports entre fractions de classes. Il ne peut s’agir là tout au plus que d’une hypothèse de travail qui doit être vérifiée empiriquement dans un contexte sociohistorique particulier. Si une telle validation peut certes contribuer à préciser l’analyse et à raffiner notre connaissance des rapports de classes au Canada et au Québec, elle ne nous en apparaît pas moins secondaire par rapport à la prise en compte d’un phénomène majeur qui détermine en première et en dernière analyse ces rapports intérieurs et les conflits ou les coalitions qu’ils peuvent connaître. Ce facteur est bien sûr celui qu’exerce la domination américaine qui le constitue4. En effet, le réaménagement de la stratégie américaine d’approvisionnement en richesses naturelles vers le milieu des années cinquante, joint au fait que ce sont les provinces qui ont, en vertu de la Constitution, entière autorité et propriété sur leurs ressources, explique que le flux des échanges nord-sud puisse servir de base matérielle à l’établissement d’une alliance originale entre capital national et capital étranger. Or, le plus étonnant n’est pas cette situation passablement complexe en vertu de laquelle les liens économiques régionaux avec un puissant voisin tendraient à dissoudre un pays, mais bien dans ce fait complètement exceptionnel d’un pouvoir central qui, malgré son inféodation aux politiques et à l’idéologie américaines parvient à raffermir l’indépendance économique du pays et à se faire de la sorte et fort paradoxalement l’instrument même d’une éventuelle dislocation politique du pays. Bien sûr, ni le gouvernement américain, ni non plus le gouvernement canadien ne veulent cette dislocation, mais l’un et l’autre doivent composer avec les forces économiques en présence dont les lois aveugles jouent en faveur de l’extension et de l’intensification de l’interdépendance régionale dans un axe nord-sud. Il s’ensuit que les provinces canadiennes en viennent objectivement à se comporter de plus en plus comme de purs et simples états américains5 et, parallèlement, que le rôle, la place et la fonction de l’État canadien sont, objectivement, de tenter de contrer cette mainmise et d’accroître l’espace national d’accumulation.
Un exemple, emprunté à Hugh Aitken6, peut aider à comprendre la nature de ces relations : si historiquement, la construction d’un réseau de transport a pu servir de base d’accumulation pour une bourgeoisie canadienne, la construction de ce maître oeuvre qu’a été la Voie maritime du Saint-Laurent a servi cette fin d’une manière bien spécifique, en réalité, ce ne sont pas les demandes répétées du gouvernement canadien auprès du gouvernement fédéral américain depuis 1895 qui ont mené les États-Unis à signer une entente avec le Canada portant sur la construction d’une voie maritime le long du Saint-Laurent en 1954, mais bien, dans la ligne tracée par le Rapport Paley publié en 1952, les nécessités d’ouvrir de nouvelles mines de fer et, en particulier, d’exploiter les gisements du Nouveau-Québec et du Labrador à des prix comparables à ceux pratiqués dans l’exploitation du Mesabi Range au Minnesota et des gisements de Terre-Neuve.
Dans ces conditions, le parachèvement en 1959 de la Voie maritime grâce aux mises de fonds des gouvernements fédéraux, américain et canadien, allait permettre d’accélérer et d’intensifier l’exportation de richesses naturelles vers le sud, c’est-à-dire de la périphérie vers le heartland américain.
C’est sur la base de telles constatations que nous avions été amenés à prétendre qu’une des caractéristiques essentielles du capitalisme canadien dans l’après-guerre réside dans cette impossibilité pour la bourgeoisie canadienne d’assurer à ce moment-là l’expansion de secteurs capitalistes d’accumulation nationaux et à affirmer que la contrepartie de cette contrainte se fait sentir au point de vue politique, puisque l’on assiste à cette impossibilité de fait à ce moment-là pour le parti au pouvoir à Ottawa de consolider la suprématie de l’État fédéral sur toutes les provinces : à cet égard, l’incapacité de parvenir à une entente au sujet du «rapatriement» de la Constitution de Londres en constitue rétrospectivement l’illustration la plus significative.
Ainsi, les contraintes économiques de la dépendance expliqueraient qu’« après environ un demi-siècle d’efforts et d’échecs, le Canada (ait été) dans une situation unique : (d’être) le seul pays indépendant au monde qui ne puisse modifier sa propre Constitution »7. Bien sûr, cette « situation unique » s’expliquerait ici précisément par la dépendance alors que dès que le Canada atteindra effectivement une certaine « indépendance » économique, cette impossibilité ne jouera plus.
Cela étant établi, dans les pages qui suivent, nous allons tenter de cerner spécifiquement les enjeux sociopolitiques intérieurs que recouvrent les rapports constitutionnels dans le contexte canadien des années soixante. Pour ce faire, nous explorerons l’évolution des relations constitutionnelles entre les gouvernements fédéral et québécois depuis le début de la « Révolution tranquille » en tentant de dégager les rapports sociaux qui se sont noués autour de cet enjeu. Dans un deuxième temps, nous dégagerons quelques éléments d’analyse de ces enjeux.
Les antécédents : l’approche duplessiste des années 1950
Les relations entre le fédéral et la province de Québec tout au long des années cinquante s’apparentent davantage à une guerre de positions où chaque palier de gouvernement entend marquer des points contre l’autre qu’à des négociations tendant à l’établissement d’un terrain d’entente au sujet du partage des compétences législatives ou l’aménagement d’ententes fiscales8.
Lancé sur la voie d’une centralisation accélérée justifiée par le déploiement de l’effort de guerre et rendu encore plus aigu par des engagements militaires souscrits dans le cadre d’accords comme ceux de l’O.T.A.N.9 signés à Washington le 4 avril 1949, le gouvernement canadien mène une politique qui se veut plus « indépendante » sur le plan international et plus « nationale » sur le plan interne. Mackenzie-King d’abord – jusqu’à son abandon de la politique en 1948 – et Louis Stephen Saint-Laurent ensuite – jusqu’à la défaite de son parti aux élections de 1957 – prirent un ensemble d’initiatives politiques qui visaient à raffermir l’autonomie du Canada par rapport à l’Angleterre. Ainsi, en 1947, le Canada obtient la reconnaissance de la citoyenneté canadienne par la Couronne britannique : en 1949, le droit de modifier unilatéralement la Constitution dans les domaines relevant de la compétence exclusive du gouvernement fédéral et, la même année, la suppression des recours en appel au Conseil privé de Londres ; puis en 1952, la nomination d’un Canadien comme gouverneur général.
Les deux mesures adoptées en 1949 en particulier affectaient directement l’autonomie provinciale et, à ce titre, méritent qu’on s’y arrête quelque peu. En premier lieu, si l’amendement à l’A.A.N.B. (no 2) de 194910 ne touchait pas les pouvoirs dévolus aux provinces en vertu de la Constitution, il n’en créait pas moins un précédent important à deux égards : d’abord, dans la mesure où « cette modification fut obtenue sans consultation des gouvernements des provinces et sans leur assentiment »11, elle allait paver la voie à toutes ces négociations en vue d’arriver à une « formule » de rapatriement de la Constitution entre le fédéral et les provinces ; ensuite, par voie de conséquence, cette initiative enfermait ces négociations dans des discussions autour de formules de rapatriement précisément, formules d’où toute considération sociale se trouvait de la sorte évacuée au profit d’une approche à la fois toute pragmatique et stratégique à la question constitutionnelle.
Comme le soulignait Louis S. St-Laurent, il s’ensuit de cela que l’enjeu constitutionnel peut prétendre être ou affecter de n’être qu’un enjeu « administratif »12 pour les provinces, voire une simple question de « raison » comme le fera valoir plus tard Pierre-E. Trudeau13 alors qu’il en va tout autrement : cet enjeu servira vaille que vaille à jeter les fondations d’un « pacte » dont les portées sociale et politique sont considérables et incalculables.
En deuxième lieu, l’abolition des appels au Conseil privé de Londres instaurait la Cour suprême du Canada comme tribunal de dernière instance, en particulier dans tout litige constitutionnel susceptible d’opposer le fédéral aux provinces. Or, autant la Cour suprême – à cause de sa composition et de son mode de nomination – tend à favoriser le pouvoir central, autant l’on avait fait grief au Conseil privé de favoriser plutôt les provinces aux dépens du fédéral, et ce, dans l’intention de maintenir la sujétion de ce dernier à la Couronne et de prévenir l’émancipation politique internationale du Canada.
C’est d’ailleurs en ce sens que l’initiative du fédéral mettait définitivement en veilleuse une interprétation autonomiste des pouvoirs dévolus aux provinces en vertu de la Constitution.
Par ailleurs, sur le plan interne ou national, c’est-à-dire sur le plan plus proprement administratif, les gouvernements qui se succèdent à Ottawa créent toute une série d’organismes dans les domaines les plus divers comme les communications, le transport ou la construction domiciliaire. C’est ainsi que la Société Radio-Canada est créée en 1936, l’Office national du film en 1939, la Société centrale d’hypothèque et de logement en 1945, la Société des télécommunications transmarines en 1950, l’Administration de la voie maritime du Saint-Laurent et le Comité consultatif sur le développement de l’énergie atomique, tous deux en 195414, sans oublier, bien sûr, le Conseil des arts en 1957.
Face à ces initiatives, le gouvernement dirigé par Duplessis adoptait une attitude essentiellement défensive qui consistait ou bien à refuser purement et simplement les subventions, par exemple, ou bien à répondre aux mesures adoptées par des équivalents provinciaux sans portée sociale effective comme ce fut le cas pour l’adoption de la Loi de Radio-Québec en 194415. Néanmoins, parmi les mesures plus ou moins ponctuelles adoptées, deux méritent d’être retenues à cause de leurs effets à plus long terme sur le contentieux constitutionnel dans les années qui suivirent : il s’agit de l’institution d’une Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, la Commission Tremblay, en 1953 et l’implantation d’un régime provincial d’impôt sur le revenu en 195416. Si la première entendait définir une théorie et une stratégie autonomistes face aux recommandations du rapport Rowell-Sirois, la seconde visait à pourvoir la province de sommes indispensables à son développement.
Autant l’approche duplessiste se voulait essentiellement « nationale » et défensive, quel qu’ait été le parti au pouvoir à Ottawa, autant celle de son successeur instaurera la collaboration dans la mesure où Paul Sauvé saura imposer auprès de Diefenbaker une formule qui fera long feu après sa disparition, celle dite d’« opting-out », formule en vertu de laquelle un gouvernement provincial pouvait bénéficier de subventions fédérales sans être tenu par l’affectation proposée17. Auparavant en effet, les subventions étaient bien sûr conditionnelles, ce qui explique que la pratique même de la subvention utilisée à outrance par le fédéral ait été prise à partie par la Commission royale d’enquête instituée par Duplessis en 1953 ; la Commission Tremblay avait en effet conclu à cet égard :
L’inconvénient le plus grave d’une politique de subventions est de créer chez les gouvernements qui les reçoivent des habitudes de dépendance dont il est presque impossible de se débarrasser. Grâce aux subventions, des services sont organisés ; on doit les compléter, les perfectionner et pour cela on demande des subventions nouvelles ou plus considérables… Le total des paiements généraux faits par le gouvernement fédéral aux provinces révèle, en effet, une progression constante au cours des dernières années… il en est résulté une sujétion croissante au gouvernement central des gouvernements provinciaux qui ont accepté les subventions18.
On peut d’ailleurs prendre une mesure du degré de soumission que cette pratique avait pu instaurer en faisant état de la place que ces subventions tenaient dans les budgets des provinces, – si, en effet, toujours selon le Rapport Tremblay, en 1955, le Québec « réussissait à faire face à ses obligations au moyen de ses propres ressources », les subventions fédérales comptaient pour entre le cinquième et la moitié des revenus de toutes les autres provinces19.
Autour de la « formule Fulton-Favreau », 1960 à 1966-67
À partir du moment où le régime des subventions conditionnelles laisse place à des ententes fiscales plus souples, on peut s’attendre à un véritable rétablissement de relations entre le fédéral et les provinces ; c’est d’ailleurs ce qui faisait écrire à un journaliste à l’été 1961 :
Il devient de plus en plus évident que l’actuel gouvernement libéral à Québec fait davantage pour renforcer la Confédération qu’aucun gouvernement provincial l’avait fait depuis que cette Constitution est devenue loi en 1867 »20.
D’ailleurs, pour appuyer ce diagnostic, il faut préciser que c’était à l’instigation du premier ministre Jean Lesage que pour la première fois depuis 1926, en décembre 1960 est convoquée à Québec une conférence interprovinciale des premiers ministres.
Toutefois, si le Nouveau Journal annonce en décembre de cette année-là que « le Canada s’achemine sur la voie de la souveraineté absolue »21, quelques semaines plus tard, Paul Gérin-Lajoie rejettera la formule de rapatriement de la Constitution proposée par Fulton, ministre de la Justice dans le cabinet Diefenbaker22. En bref, cette formule prévoit trois mécanismes d’amendement d’une Constitution éventuellement rapatriée, car c’est de là, on le sait, que sourd tout le contentieux autour de cette question ; ces trois mécanismes s’appliquent à trois ordres d’amendements : 1. ceux que le fédéral peut faire seul ; 2. ceux qu’il peut opérer de concert avec quelques provinces ou la majorité d’entre elles ; 3. ceux qui ne peuvent être acquis sans l’accord de toutes les provinces.
À cet égard, on peut vraisemblablement conclure que la soumission que les divers gouvernements qui s’étaient succédé à Ottawa avaient tenté d’arracher à la province de Québec en particulier sera acquise par la collaboration et la négociation avec la conséquence suivante : la question nationale, momentanément écartée de l’enjeu constitutionnel, va traverser et éventuellement diviser le Parti libéral lui-même.
Bien sûr, cette collaboration concernant le rapatriement n’entraîne nullement une soumission administrative directe et c’est ce qui explique qu’en février 1962, Lesage refuse d’accorder son appui à un amendement de l’A.A.N.B. qui aurait eu pour effet « (d’établir) un programme contributoire de pensions de vieillesse »23, ce qui conduira plus tard à la mise sur pied de deux programmes distincts, l’un administré par le fédéral pour les neuf provinces, l’autre géré par l’État québécois. Entre-temps toutefois, à compter de ce refus, les rapports semblent se détériorer entre le fédéral et le Québec au point où, à l’hiver 1963, certains craignent que le gouvernement central ne procède sans l’accord duQuébec24. Les choses devaient cependant changer avec les élections fédérales tenues ce printemps-là25. En effet, le 8 avril 1963, les libéraux défont les progressistes-conservateurs à Ottawa et Lester B. Pearson devient premier ministre du pays26.
Or, si la « formule Fulton » avait pu être prise à partie par Paul Gérin-Lajoie, ministre de l’Éducation et spécialiste en droit constitutionnel du gouvernement, qui avait exigé le retrait de l’amendement apporté unilatéralement à la Constitution par le fédéral en 1949 (le numéro 2), la même intransigeance se concevait plus difficilement à partir du moment où la « formule » était reprise par le ministre de la Justice à Ottawa, Guy Favreau, qui se trouvait ainsi à y voir accoler son nom.
Dorénavant, la question du « rapatriement » passera par toute une série de négociations autour de la « formule Fulton-Favreau » et le gouvernement à Ottawa reprendra l’échéancier des conservateurs et tentera de parvenir à une entente pour commémorer le centenaire de la Confédération en 1967. Dans le même temps, de toute part au Québec, le « pacte colonial » est de plus en plus violemment pris à partie par des regroupements de citoyens comme la Société Saint-Jean-Baptiste, par des partis comme le Rassemblement pour l’indépendance nationale (le RIN), quand il n’est pas stigmatisé par des groupuscules révolutionnaires.
C’est donc dans un contexte social passablement survolté que l’Assemblée nationale sera saisie d’une motion de Jean-Jacques Bertrand, député unioniste de Missisquoi, favorisant la création d’un comité spécial de l’Assemblée qui aurait pour fonction de déterminer comment des « États généraux » de la nation canadienne-française pourraient être convoqués afin d’établir les objectifs que devrait viser la nouvelle constitution27.
En tout état de cause – et sans entrer dans la petite histoire de l’amendement proposé par Gérin-Lajoie qui avait pour fonction de déplacer l’enjeu social et d’ouvrir plutôt l’éventuel comité aux seuls « spécialistes », ce qui avait donné lieu à la fameuse répartie de Lesage fustigeant les « non instruits » – en tout état de cause, donc, il n’y aura pas de convocation d’États généraux sous l’égide de la coalition au pouvoir, mais plus simplement, la mise sur pied d’un Comité de la Constitution de l’Assemblée législative en mai 1963. Sortant de l’ombre après plusieurs mois d’inaction à l’automne, le Comité décidera d’entendre des « spécialistes » dont le professeur Jean Beetz, le R. P. Richard Arès, Mgr P.-É. Gosselin (du Conseil de la survivance française), Jean Marchand (de la C.S.N.) et P.-E. Trudeau qui devait présenter un mémoire au nom de « groupes populaires » en général de la C.S.N. en particulier28.
Dans son Mémoire, Trudeau développe la thèse en vertu de laquelle la pratique du fédéralisme canadien aurait en vérité entraîné une véritable décentralisation au pays. Il appuie son interprétation du fonctionnement de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique sur l’accroissement des dépenses provinciales par rapport à celles du gouvernement central dans l’après-guerre, après avoir établi que :
Les dépenses provinciales pour des biens et des services passèrent de 3 % à 4 % du produit national brut ; les mêmes dépenses par les municipalités (et on sait que celles-ci tombent sous la juridiction des provinces) se sont accrues de 5 % à 8 % ; cependant que les dépenses fédérales ont diminué de 10 % à 7 %29.
Il conclut alors à une « orientation vers la décentralisation » du fédéralisme canadien. Or, ces raisonnements sont trompeurs à deux égards. Premièrement, ce calcul de la part respective des dépenses publiques selon les niveaux de gouvernements ne démontre rien et ne peut tout au plus que servir à illustrer leur accroissement, car si l’on suivait en effet la voie tracée, il faudrait conclure que ce sont bien en définitive les gouvernements municipaux qui ont vu leurs « fonctions » croître dans l’après-guerre puisque ce sont (d’après les chiffres fournis par Trudeau lui-même) ces dépenses qui ont connu les plus forts taux de croissance en pourcentage du P.N.B. Deuxièmement, un accroissement des dépenses à un niveau local ou régional ne correspond à une décentralisation que dans la mesure où il y a effectivement pouvoir de taxation, c’est-à-dire un contrôle sur les sources de revenus ; à cet égard, le gouvernement canadien détient toujours la prérogative, de sorte que ses paiements de transferts aux provinces, loin d’en faire un « agent de la province » comme l’écrira plus tard Stevenson30, établit bien au contraire sa prééminence et sa domination, exactement de la même manière que les subsides versés par les provinces aux municipalités établissent la concentration des pouvoirs auparavant détenus par les municipalités aux mains des gouvernements provinciaux et nullement une soi-disant décentralisation, encore moins une démocratisation, au niveau municipal.
D’ailleurs, les rédacteurs du Mémoire présenté en 1964 par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal au Comité parlementaire de la Constitution faisaient valoir au contraire que :
La deuxième Grande Guerre favorisa directement cette évolution constitutionnelle (vers le centralisme fédéral, D.B.)… Il suffit de rappeler quelques mesures importantes : plan national d’assurance- chômage (1941)…, conférence fédérale-provinciale sur le rétablissement d’après-guerre au cours de laquelle le gouvernement fédéral avoua officiellement sa ferme intention de conserver ses revenus du temps de guerre (1945-1946)…, institution d’une Commission royale d’enquête présidée par Vincent Massey, sur les arts, les lettres et les sciences (1949), abolition des appels au comité judiciaire du Conseil privé (1949) auquel les partisans du centralisme fédéral reprochaient d’avoir vicié la constitution de 1867, amendement constitutionnel donnant au parlement fédéral le droit de modifier seul la constitution canadienne en ce qui concerne les pouvoirs attribués au gouvernement central (1949)31.
Comme quoi nous avons affaire de part et d’autre à un véritable dialogue de sourds, à telle enseigne que le mandat du « Comité de la Constitution » à l’effet de :
(Déterminer) des objectifs à poursuivre par le Canada français dans la révision du régime constitutionnel canadien, et des meilleurs moyens d’atteindre ces objectifs32.
Pendant ce temps, la « formule Fulton-Favreau » est battue en brèche, d’abord par Daniel Johnson qui la condamne en janvier 1965, ensuite, l’année suivante, par le premier ministre Lesage lui-même qui confirme son abandon en janvier 196633.
Toutefois, la question de la convocation des « États généraux du Canada français » n’était pas restée lettre morte ; lancé lors d’un congrès de la Fédération des Sociétés Saint-Jean- Baptiste en 1961, le projet est appuyé en 1964 par plusieurs « corps intermédiaires » parmi lesquels on peut notamment citer la Fédération des collèges classiques, la F.T.Q., la C.S.N., l’U.C.C., le Conseil de la vie française en Amérique, l’Association d’éducation du Québec, la Corporation des instituteurs et institutrices du Québec, l’Association canadienne des Éducateurs de langue française et le Conseil d’Expansion Économique34.
Enfin, les « assises nationales » des États généraux se tiendront du 23 au 26 novembre 1967, à Montréal, un mois après le congrès du Parti libéral où l’on avait assisté au départ de René Lévesque et à la fondation du Mouvement Souveraineté-Association et quatre mois après la visite du général de Gaulle au Québec. C’est dans ces conditions que la jonction entre question nationale et pouvoir politique provincial devient de nouveau possible.
Vers le rejet de la Charte de Victoria
Avec la « fin des illusions »35, le contentieux constitutionnel va se déplacer parallèlement à deux niveaux distincts, social et politique, alors que précédemment – jusqu’au rejet de la proposition de convocation des États généraux par l’Assemblée et la décision d’engager le débat autour de et entre « spécialistes » – ces niveaux étaient étroitement imbriqués. Dorénavant, la critique du système fédéral sera ébauchée en dehors des partis officiels – jusqu’à la formation du P.Q. en tout cas – tandis que ces mêmes partis établiront divers compromis en vue de former une alliance tactique contre le mouvement national naissant.
La critique de l’État unitaire
Les approches de René Lévesque et Claude Morin – entre autres – à l’analyse de la stratégie et de la pratique politiques du gouvernement central dans les années soixante en particulier convergent sur au moins un élément essentiel, à savoir l’absence d’homologie dans les relations entre le fédéral et les neuf provinces anglophones d’une part, et celles du fédéral avec le Québec d’autre part, différences qu’ils expliquent en définitive par la nature des fonctions « nationales » assumées par le Québec par opposition à celles assumées par les autres provinces et le fédéral.
Ainsi, d’entrée de jeu, dans son ouvrage intitulé : Le pouvoir québécois… en négociation, Claude Morin établit les critères qui prévaudront dans son analyse des rapports entre le fédéral et le Québec :
Notre guide d’appréciation (des dossiers qui suivent, D.B.) est la confirmation des pouvoirs du gouvernement québécois (en cas de litige avec le gouvernement fédéral) et surtout l’acquisition de pouvoirs nouveaux. En somme, pour nous, les changements dans la situation relative du Québec sont positifs et s’orientent dans la bonne direction pour autant que son gouvernement devienne plus fort juridiquement, financièrement et politiquement36.
Cette évaluation rejoint d’ailleurs la problématique définie par Jacques Parizeau et René Lévesque en 1967, au moment de leur rupture avec le Parti libéral du Québec :
La politique des gouvernements du Québec ne s’est à peu près pas démentie depuis bon nombre d’années : de plus en plus d’argent ou de pouvoirs fiscaux sans condition. Nos gouvernements ne demandaient pas de décentralisation de la politique, ils voulaient déterminer leur propre politique37.
En d’autres mots, le propre de l’approche de ces souverainistes consiste à ne pas entrer dans le débat sur les diagnostics à poser concernant la nature des rapports entre le fédéral et le Québec, mais il consiste plutôt à renvoyer dos-à-dos centralisme et décentralisation pour établir les besoins propres à l’édification d’un État québécois fort. C’est ainsi que dans Option Québec, les critiques adressées à l’endroit de la stratégie et de la pratique du fédéralisme canadien s’alimentent à même les expressions de « confusion sans pareille » (p. 90), de « décentralisation anarchique plutôt que rationnelle » (p. 101), d’« effondrement du pouvoir central » (p. 103), etc.
Nous avons affaire en définitive à deux logiques – Claude Morin dira plus tard « deux options »38 – qui s’affrontent sur deux terrains différents : d’un côté, l’adaptation du cadre fédéral aux pressions sociales du pays grâce à l’implantation de réformes visant à décentraliser ou centraliser, à accroître ou à réduire le bilinguisme, selon les impératifs de tous ordres, les pressions ou les conjonctures ; de l’autre, à la consolidation d’un État québécois centralisé dont l’émergence même implique le recul de l’État fédéral canadien : il n’est plus ici question d’adapter le cadre fédéral actuel ou l’union fédérative intervenue en 1867, mais bien d’édifier un appareil d’État « nouveau », ce qui a pour conséquence première immédiate de contraindre bien sûr l’État fédéral à un repli politique et économique en dehors des frontières du Québec c’est-à-dire, en définitive, de dissoudre
l’« unité » actuelle dans l’une ou l’autre forme d’union ou d’association. En d’autres mots, l’application d’une telle logique entraîne de facto la déstabilisation ou la désagrégation de l’État fédéral, exactement de la même manière que l’« option canadienne », au contraire, le consolide et contraint la province à l’intégration.
Posé dans ces termes, l’enjeu constitutionnel ne se laisse pas piéger par l’approche développée par Trudeau et plusieurs constitutionnalistes pour lesquels la question est plutôt posée en termes de centralisation ou de décentralisation.
La « stratégie » provinciale
Au moment où Daniel Johnson devient premier ministre, en juin 1966, la situation politique se trouve rétablie dans les termes conflictuels qui prévalaient au début des années soixante : alors que les Libéraux avaient été confrontés aux progressistes-conservateurs, ce sont maintenant les unionistes qui affrontent les Libéraux à Ottawa ; le dialogue entre libéraux aux niveaux provincial et fédéral dans l’après-guerre n’aura duré que trois ans et il ne reprendra qu’avec l’arrivée de Bourassa au pouvoir en 1970.
Or, s’il est question, tout de suite après ces élections, d’une « formule Favreau-Johnson »39, le dialogue ne sera pas repris ; pire, avec le « coup monté » de la visite du général de Gaulle et la publicité internationale que vaut au Québec un slogan séparatiste repris par le chef de l’État français et proféré du haut du balcon de l’hôtel de ville de Montréal par un après-midi de juillet, il sera rompu. Toutefois, plutôt que l’Union Nationale, ce sont les « souverainistes » qui tireront profit de cette publicité40.
Entre-temps, c’est-à-dire entre septembre 1967 et les élections fédérales tenues en juin 1968 où le Parti libéral reprendra le pouvoir avec une majorité absolue – ce qui ne s’était pas vu depuis l’exploit de Diefenbaker en mars 1958 – surviennent, coup sur coup, le départ de Diefenbaker et son remplacement par Stanfield et le départ de Pearson et son remplacement par Trudeau. Or, au cours de ces élections, Trudeau attaque davantage le « nationalisme » de Johnson que son adversaire Stanfield à tel point qu’un analyste n’exclut pas la possibilité d’une éventuelle « coalition en sous-main (des) quatre partis – entre les Libéraux fédéraux et provinciaux d’une part et les conservateurs et l’Union Nationale d’autre part – dans le but d’écraser le ferment séparatiste »41.
Or, cette prévision se réalisera quelque temps après, mais de manière quelque peu différente : c’est en effet à l’occasion des élections provinciales tenues au printemps 1970 que libéraux de tout poil et unionistes se ligueront contre le Parti Québécois, permettant alors au P.Q. de devenir dans les faits l’opposition officielle à l’Assemblée nationale et de déclasser ainsi l’Union Nationale. Il vaut peut-être de rappeler au passage, afin d’éclairer quelque peu ce réaménagement, que Daniel Johnson était disparu à l’automne 1968 et qu’il avait été remplacé par Jean-Jacques Bertrand. Par ailleurs, il importe également d’indiquer que la collusion entre l’Union Nationale et le Parti libéral du Québec avait déjà joué et qu’elle s’était une première fois exprimée à l’occasion de l’adoption du bill 63 à l’automne 1969 où les opposants libéraux au projet de loi de l’Union Nationale avaient été sommés de quitter le parti.
C’est ainsi qu’à la suite des élections provinciales de 1970, l’on semble rapidement s’acheminer vers une entente entre les deux niveaux de gouvernements au sujet du « rapatriement » de la Constitution. Interrompue depuis 1966, la question est maintenant rouverte. Néanmoins, malgré un consensus obtenu entre tous les premiers ministres à une séance de travail en février 1971, la Charte de Victoria, élaborée et discutée entre les 14 et 16 juin, sera finalement rejetée par Bourassa le 24 à cause de l’impossibilité d’obtenir une « disposition supplémentaire destinée à accroître les pouvoirs des provinces en matière sociale »42, et c’est sur cet échec que nous interrompons ce bref rappel historique pour passer maintenant à l’analyse comme telle.
La question de la démocratie et de la décentralisation
La première partie de ce travail visait à fournir quelques indications chronologiques et historiques susceptibles d’éclairer le débat plus proprement théorique que suscite l’étude du contentieux constitutionnel. De ces éléments ressortent essentiellement deux enjeux que nous voudrions aborder maintenant. Le premier de ces enjeux concerne l’opposition qui s’est nouée tout au long de ces années entre l’« ouverture » et la « fermeture » du débat autour de ces questions ; il s’agit, en d’autres mots, de la question de la démocratisation du débat lui-même. Quant au second enjeu, il porte sur la décentralisation et l’autonomie politique et il s’agira à cette occasion d’établir quelques distinctions de base entre politique et administration, entre concentration bureaucratique et autonomie politique.
Constitution et société
L’entente ou la mésentente autour de « formules » plus ou moins compliquées d’amendement d’une constitution occulte la question de fond, à savoir qu’un texte de cette importance engage moins des « spécialistes » qu’une société. Vouloir soustraire le débat à une critique sociale un tant soit peu ouverte semble être la fonction première et dernière non seulement de ces « formules » elles-mêmes, mais également de toute la stratégie politique mise en place par les deux paliers de gouvernements depuis vingt ans. Cette stratégie s’appuie sur la négociation de mécanismes juridiques qui, à leur tour, occultent la fonction sociale d’une loi fondamentale. En vérité, le droit constitutionnel ne s’embarrasse pas de l’analyse des classes et c’est sans doute la meilleure marque de son manque de pertinence sociale que cette incapacité dans laquelle se trouvent ses spécialistes de fixer papier un texte qui corresponde à autre chose qu’à des perceptions subjectives, élitistes, voire réactionnaires, du contexte social canadien43.
La « solution » aux contradictions dans lesquelles s’enferre la croissance capitaliste dans le contexte canadien ne saurait être recherchée dans le juridisme, mais elle doit plutôt être dégagée de l’analyse de la théorie et de la pratique du fonctionnement des institutions existantes. À cet égard d’ailleurs, les travaux qui émanent des partis ou regroupements de gauche sur la question ne font pas non plus le poids dans la mesure où ils sont loin d’être tous édifiants et, règle générale, s’alimentent davantage aux sources de l’idéalisme qu’ils ne puisent dans une analyse un tant soit peu exhaustive de l’histoire sociale récente44.
En effet, la question de la démocratisation de l’enjeu national au Canada est indissociable de la critique des institutions existantes et, à son tour, cette critique n’est possible que dans la mesure où le fonctionnement autocratique de ces institutions est révélé. En d’autres mots, la démocratisation n’a de sens et de portée sociale effective que si elle est alimentée par la critique. Cette première réflexion établie, il faut d’ores et déjà aller plus loin et aborder la raison fondamentale qui explique ce qui peut n’apparaître, pour le moment, que comme une simple question de stratégie.
Pour ce faire, il faut poser carrément la question suivante : pourquoi la classe au pouvoir et ses représentants politiques cherchent-ils systématiquement à soustraire le contentieux constitutionnel à une critique ? Parce que cette critique risquerait de toucher de trop près les institutions politiques existantes et leurs fonctions sociales effectives ou concrètes. C’est en ce sens que la question nationale doit demeurer enfermée dans le juridisme et que la discussion doit tourner autour de formules – de rapatriement, d’amendement, etc. – si l’on ne veut pas que la critique, en attaquant le coeur même de la légitimation par excellence de l’État capitaliste, sa Constitution, n’en vienne à dissoudre les fondements idéologiques et politiques de l’État et à soumettre l’État lui-même à la critique.
Cette possibilité est trop sérieuse, comme est trop fragile l’articulation entre la Constitution et l’État, pour que l’on ne soit pas porté à voir dans ce constant effort d’une classe dominante l’expression d’une volonté renouvelée de maintenir et de sauver « son » État. Ce n’est dès lors ni par choix, ni par souci d’efficacité, ni non plus par mauvaise foi, mais, plus fondamentalement, par nécessité, que cette classe est contrainte, pour garantir l’État, de soustraire l’État (suggestion : de le soustraire…) et à la critique et à la démocratie. Il faudrait pouvoir ici et à cette occasion reprendre le discours hégélien et la critique marxiste de Hegel et de l’État pour démontrer cette nécessité et, dans le même temps, expliquer ce que Lucio Colletti a appelé ce « processus d’hypostase réel » qu’est l’État45.
Or, en déviant sur les formules, voire sur la nation, le discours critique laisse intact l’État et, ce faisant, occulte la relation entre État et capital d’une part, la fonction concrète de l’État capitaliste dans le maintien et l’approfondissement des rapports entre classes de l’autre, alors que ce sont précisément ces relations qu’il faut pouvoir révéler dans toutes leurs articulations – et non pas uniquement dénoncer à coup de slogans – pour pouvoir isoler et transformer ces processus46.
Sous cet angle, il apparaît ainsi qu’État et démocratie sont, en théorie comme en pratique, inconciliables. Cependant, il apparaît surtout que la Constitution est en tout premier lieu (à changer pour primordiale, pour éviter la répétition de « premier lieu » ?) et le tout premier lieu de l’hypostase de l’État telle qu’elle est donnée dans un document fondamental qui est la caution à la fois théorique, juridique et idéologique de la règle de droit qui se trouve, à son tour, à tenir la légitimation de toutes les institutions publiques, qu’il s’agisse du Parlement, du bureau du premier ministre, du Sénat, etc.
Dans ces conditions, « ouvrir le débat » c’est non seulement scruter l’État en tant que légitimation suprême d’un pouvoir de classe, c’est également remettre en cause les institutions publiques qui actualisent la pratique politique et la légitimation de ces pratiques que ces institutions sont censées défendre, qu’il s’agisse de la soi-disant séparation des pouvoirs – entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire – par opposition à la structuration de ces pouvoirs – à la domination de l’exécutif, notamment sur les deux autres.
L’avantage des « formules » est que celles-ci piègent le débat dès le départ en l’enfermant dans des modalités et laissent ainsi intactes aussi bien les institutions que leurs légitimations.
En ce sens, on pourrait être porté à croire ou à laisser croire que la question du « rapatriement » est sans importance, c’est-à-dire qu’elle n’a ou n’aurait aucune portée sociale effective dans la mesure où un tel déplacement n’aurait en définitive aucun rapport avec la structuration des classes dans la société canadienne. Or, il n’en est rien, puisque le « rapatriement » soulève en même temps le problème de l’interprétation du système politique fédéral actuel et c’est bien d’ailleurs sur ces interprétations que le processus achoppe et non sur la nécessité ou l’inutilité du rapatriement comme tel. C’est ce que nous allons maintenant chercher à cerner.
Quelle autonomie ?
Une démarche courante dans l’étude des rapports entre les deux niveaux de gouvernements au Canada consiste à poser et à opposer des phases de centralisation à des phases de décentralisation. Ainsi, pour Simeon, par exemple :
Les observateurs de la scène fédérale ont été unanimes à relever l’accroissement du pouvoir fédéral dans l’immédiat après-guerre ; (alors qu’) aujourd’hui, ils sont à peu près tous aussi unanimes à relever l’affaiblissement du pouvoir fédéral »47.
Autour de ce diagnostic se rejoignent aussi bien Pierre-E. Trudeau que Garth Stevenson : le contexte canadien serait à cet égard « unique » dans l’histoire récente des pays développés48. Or, nous allons le voir immédiatement, la question touche moins l’enjeu de la décentralisation qu’elle porte sur la nature des mécanismes employés.
En effet, une des principales constantes dans le fonctionnement du fédéralisme canadien est celle en vertu de laquelle c’est à l’État fédéral que revient la responsabilité de prélever la masse des impôts par rapport à chaque province prise isolément. Ce pouvoir de taxation fonde d’ailleurs la « prééminence » du gouvernement central dans l’élaboration des politiques économiques, tout comme dans celle des politiques sociales. Néanmoins – et c’est là que réside l’originalité du système – une fois prélevées, ces ponctions sont ensuite partiellement redistribuées aux provinces. Il s’ensuit de ce fonctionnement, comme l’a fort judicieusement noté Michel Pelletier, que :
Si on essaie de dégager une caractéristique des interventions fédérales et québécoises respectivement, au cours de la décennie (c’est-à-dire, les années ‘60, D.B.), on remarque d’une part que la très grande majorité des mesures proprement dites ‑nouveaux programmes, etc., ‑furent d’origine ou d’inspiration fédérales, tandis que la plupart des interventions d’origine québécoise prirent plutôt la forme de réformes institutionnelles. En d’autres termes, le contenu des mesures sociales est fédéral, tandis que la forme – le cadre institutionnel – est d’origine québécoise49.
Ceci veut dire que, tandis que les politiques sont élaborées et définies au niveau fédéral, leur administration en est dévolue au niveau provincial – en ce qui concerne le Québec en tout cas. Si l’on est donc justifié de parler de décentralisation, il faut immédiatement ajouter que celle-ci n’est qu’administrative et nullement politique. Au contraire d’ailleurs, rien ne nous permet de conclure que ce qui se passe dans tous les pays capitalistes développés n’est pas vérifiable au Canada, à savoir que l’on assiste également ici au développement et à l’extension d’un processus de centralisation politique qui va de pair d’ailleurs avec la concentration économique.
La meilleure mesure que l’on puisse prendre de cette constante nous est fournie dans la part grandissante que prennent les subventions fédérales dans les budgets des provinces et cette part, en ce qui concerne le Québec spécifiquement, croît notablement au cours de la décennie 1962-63 à 1972-73.
En effet, en 1962-63, comme l’indique le tableau ci-après, le Québec pourvoyait dans une proportion d’un peu plus de 90% à la perception de ses revenus tandis que, dix ans plus tard, cette proportion ne s’établit plus qu’à 74%, pourcentage qui recouvre en particulier des sommes s’élevant à plus de $751 millions versées au chapitre des subventions conditionnelles en 1974-75.
C’est donc dire que le Québec, malgré des visées autonomistes défendues dans la foulée du Rapport Tremblay, se trouve financièrement de plus en plus dépendant à l’endroit des transferts effectués par le gouvernement fédéral d’une part et, corollairement, que la province se trouve progressivement intégrée aux mécanismes financiers définis et aux conditions tracées par le fédéral d’autre part. À cet égard d’ailleurs, le Québec fait de moins en moins figure de cas d’exception et en vient au contraire à ressembler de plus en plus, administrativement à tout le moins, aux autres provinces canadiennes.
Dans ces conditions, il est bien évident que les interprétations courantes du contentieux constitutionnel doivent être révisées afin de prendre en compte cette inféodation accélérée de l’économie et de la politique québécoise aux nécessités de l’accumulation du capital dans le cadre d’une économie canadienne et d’une économie continentale.
Conclusion
L’avantage de l’utilisation d’une approche fondée sur la distinction entre centralisation politique et concentration bureaucratique est qu’elle permet de déplacer l’angle d’analyse dans une étude du contentieux constitutionnel et, éventuellement, d’appréhender ce conflit sous l’angle d’une intégration des économies régionales canadiennes aux besoins de la consolidation d’une économie continentale.
À cet égard, la question de l’État est, ici comme partout ailleurs, la question-clé et elle sera d’autant plus centrale et son enjeu d’autant plus important que cette question sert de paravent à une « indépendance » ou à une « autonomie » – qu’il s’agisse des niveaux fédéral ou provincial – qui n’est, en définitive, que la forme paradoxale que revêt dans ce contexte une dépendance économique dont les tenants et aboutissants sont extranationaux aussi bien pour le Canada que pour le Québec.
Dans de telles conditions, le contentieux constitutionnel recouvre deux enjeux que ces protagonistes tendent systématiquement à confondre, à savoir un enjeu essentiellement administratif où il s’agit d’élucider la question de l’enchevêtrement des pouvoirs des bureaucraties fédérale et québécoise d’une part, et un enjeu plus proprement politique où il s’agit de consolider l’État – qu’il s’agisse de l’État fédéral ou de l’État québécois – par la marginalisation ou l’inféodation de l’État adverse selon le cas d’autre part.
Dans la confrontation qui s’annonçait entre le fédéral et le Québec avec l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois, il n’apparaissait pas clairement lequel de ces enjeux était en cause et on louvoyait au contraire en fonction d’impératifs tactiques de l’un à l’autre, politisant ou dépolitisant ce contentieux au gré des conjonctures. Il n’en demeure pas moins que, compte tenu des implications sociales et politiques de ce contentieux et de la possibilité qui est ouverte de l’étaler au grand jour, il faut maintenant s’opposer à ce que l’on referme la question et à ce que l’on reporte ou fasse dévier le débat. Il importe au contraire de s’opposer au statu quo, condition première et dernière de l’amorce d’une critique de l’État capitaliste et de ses fonctions concrètes dans l’accumulation à l’échelle continentale.
1 Cahiers du socialisme, numéro 2, automne 1978.
2 Une grosse « exception » à cette position a été celle de Stanley Ryerson. Longtemps dirigeant du Parti communiste canadien, Ryerson finit par reconnaître à la fin des années 1950 que le Canada a été construit sur l’oppression nationale du peuple québécois. Par la suite, il quittera le PCC et deviendra indépendantiste. Voir Stanley Bréhaut-Ryerson, Le Capitalisme et la Confédération: aux sources du conflit Canada-Québec (1760- 1873). Montréal, Parti Pris, 1978.
3 Dorval Brunelle, La désillusion tranquille, Hurtubise, Montréal, 1978.
4 Voir Aitken, Hugh, G. J., American Capital and Canadian Resources, Cambridge, Harvard U. Press, 1961, pp. 84 sq.; et : « Defensive Expansionism : The State and Economic Growth in Canada », dans : Easterbrook, W. T. et Watkins, M. H. (éditeur), Approaches to Canadian Economic History, Toronto, Mc Clelland and Stewart Ltd., the Carleton Library, no 31, 1967, pp. 183-221.
5 C’est également Hugh Aitken qui a relevé que les provinces canadiennes gagneraient davantage politiquement à disposer de deux sénateurs chacune auprès du Congrès américain. Cf. American Capital Resources, op. cit., p. 178.
6 Aitken, H. G. J., « Defensive Expansionism : The State and Economic Growth in Canada », op. cit., pp. 212-217.
7 Trudeau, Pierre-E., « La position du Premier Ministre du Canada » (soumise à la Conférence de Victoria en 1971), dans : Prévost, Jean-Pierre, La crise du fédéralisme canadien, Paris, P.U.F., Coll. Dossiers Thémis, no 52, 1972, p.
8 Pour une estimation des « pertes » ainsi encourues et imputables à la politique autonomiste suivie à cette époque, voir : Bernard, André, La politique au Canada et au Québec, 2ième édition, Montréal, P.U.Q., 1977, pp. 384 sq.
9 Cf. Spaak, Paul-Henri, Why NATO ?, Londres, Penguin Books, 1959.
10 Le premier adopté cette année-là concernait, rappelons-le, l’admission de Terre-Neuve dans la Confédération.
11 Favreau, Guy, Modification de la Constitution du Canada, Ottawa, Imprimeur de la Reine, février 1965, p. 14. Par ailleurs, il est peut-être utile de rappeler que l’A.A.N.B. de 1949 (no 1) concernant l’entrée de Terre-Neuve dans la Confédération a également été adopté sans consultation et ce fait, moins important sans doute que celui rapporté ici, constitue un indicateur important d’une pratique fédérale qui consiste à consulter le moins possible les provinces. Après tout, l’adjonction d’une dixième province intéressait – ou aurait dû intéresser – au plus haut point les neuf autres. (Duplessis avait réagi quant à lui en faisant valoir, à bon droit, que l’entrée de Terre-Neuve allait modifier le rapport des sièges au Parlement en faveur des provinces anglophones) Idem, p. 14.
12 Cf. Le discours prononcé par le Premier Ministre St-Laurent à l’Université Queen’s le 21 octobre 1951 et cité par : Ohearn, Peter J. T., Peace, Order and Good Government. A New Constitution for Canada, Toronto, The Macmillan Co. of Can. Ltd., 1964, p. 32.
13 Interprétation propre au Premier Ministre Trudeau, qui sera étudiée plus en détail dans la section suivante. Cf. « Fédéralisme, nationalisme et raison », dans : Trudeau, P.-E., Fédéralisme et société canadienne-française, Montréal, Éditions H.M.H., pp. 191-215.
14 Cette liste est loin d’être exhaustive et il faudrait y ajouter également : la Banque du Canada (1935), la Commission canadienne du blé (1935), la Banque de développement industriel (1945) et le Conseil national de la productivité (1960). Cf. Ashley, C.A. et Smails, R. G. H., Canadian Crown Corporations, Toronto, The Macmillan Co. of Can. Ltd., 1965.
15 Sur toute cette question et, plus particulièrement, pour une analyse autonomiste des événements en cause, on pourra se référer à : Rumilly, Robert, L’autonomie provinciale, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1948. De surcroît, Rumilly établit clairement la tactique adoptée par le fédéral à compter des années de guerre en matière constitutionnelle qui consiste à décourager l’éventuelle formation d’une coalition de toutes les provinces et à isoler progressivement le Québec de manière à mettre constamment le gouvernement provincial sur sa défensive.
16 Respectivement les lois 1-2 Elizabeth II, ch. 4 et 3-4 El. II, ch. 17.
17 Sur cette formule et, en général, sur l’histoire du Québec entre septembre 1959 et janvier 1960, on pourra consulter : Bombardier, Denise, Les « cent jours » du gouvernement Sauvé, Thèse de M.A. (sc. po.), Université de Montréal, 1971.
18 Rapport de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, volume 1, Québec 1956, p. 388.
19 Idem, p. 387, où les auteurs fournissent les pourcentages suivants : « Terre-Neuve, 38 % ; l’Île-du-Prince-Édouard, 47,5% ; la Nouvelle-Écosse, 38% ; le Nouveau-Brunswick, 34% ; l’Ontario, 37,5% ; le Manitoba, 45,5% ; la Saskatchewan, 27,5% ; l’Alberta, 19,5% ; la Colombie-Britannique, 23% ».
20 Cf. Rouyn-Noranda Press, du 31 août 1961.
21 Cf. Le Nouveau Journal du 2 décembre 1961.
22 Cf. Le Devoir du 15 décembre 1961. Gérin-Lajoie exige en effet le retrait de l’amendement 1949 (no 2) avant d’approuver la formule Fulton. Le journaliste relève à cette occasion le paradoxe suivant : quatre des ministres provinciaux avaient donné leur accord à une formule semblable alors qu’ils siégeaient à la Chambre des Communes à Ottawa. Il s’agit de Jean Lesage, Bona Arsenault, Lionel Bertrand (député en 1946) et de René Hamel (Bloc populaire).
23 Cf. Le Devoir, 14 février 1962.
24 Cf. Le Devoir, 22 janvier 1963, où l’on peut lire que Diefenbaker, dans un discours, fait référence au fait que « seul le Québec n’a pas encore donné son assentiment à l’amendement de l’article 94-A pour l’établissement d’un plan contributif de pensions de vieillesse… ».
25 Nous ne pouvons, dans un cadre aussi restreint, relever les causes de la défaite de Diefenbaker. Il n’en demeure pas moins que ces élections sont fort importantes à plusieurs égards et surtout du fait que la question de l’armement atomique était au coeur du débat. L’intervention d’un général américain, Lauris Norstad, sur le contentieux nucléaire et les engagements du Canada vis-à-vis de l’O.T.A.N. lors d’une conférence de presse tenue à Ottawa le 2 janvier 1963 sont à retenir parmi les causes de cette défaite. Cf. Spencer, Robert, « External Affairs and Defence », dans : Saywell, John (ed.), Canadian Annual Reuiew for 1963, Toronto, U. of T. Press, 1964, pp. 282 sq.
26 Voir : Bergeron, Gérard, Du duplessisme à Trudeau et Bourassa, Montréal, Parti-pris, 1971, p. 296. Rappelons que l’année précédente, en 1962, des élections avaient été tenues aux deux niveaux, fédéral (le 18 juin) et provincial (le 14 novembre). Ajoutons qu’au fédéral, en 1962, en 1963, puis en 1965, les élections ont porté au pouvoir des gouvernements minoritaires.
27 Cf. le Montreal Star du 9 mai 1963.
28 Cf. La Presse du 25 octobre 1963. Le Comité s’était doté d’un sous-comité directeur en juillet comprenant G.E. Lapalme, président; P. Gérin-Lajoie, René Lévesque, Daniel Johnson et J.-J. Bertrand ; Claude Morin, secrétaire et Ch. Pelletier, secrétaire -adjoint. Cf. La Presse du 18 juillet 1963. Sur la petite histoire de ce mémoire : Le Borgne, Louis, La C.S.N. et la question nationale, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, 1976, pp. 70 sq.
29 Trudeau, P. -E., « Le Québec et le problème constitutionnel », dans : Le fédéralisme et la société canadienne-française, op. cit., pp. 7-59, à la p. 46. Cette argumentation et la thèse de la décentralisation seront reprises près de 13 ans plus tard par Garth Stevenson. Cf. « Federalism and the Political Economy of the Canadian State », dans : Panitch, Leo (ed.), The Canadian State : Political Economy and Political Power, Toronto, U. of T. Press, 1977, pp. 71 sq. à la p. 80.
30 Stevenson, Garth, op. cit., p. 89.
31 Le fédéralisme, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et les Canadiens-français, Mémoire de la S.S.J.B. de Montréal au Comité parlementaire de la Constitution du Gouvernement du Québec, Montréal, Éditions de l’Agence Duvernay Inc., mai 1964, pp. 59-60.
32 Cité par Trudeau, P.-E., « Le Québec et le problème constitutionnel », op. cit., p. 9.
33 Cf. La Presse du 27 janvier 1965 et L’Action du 21 janvier 1966. Entre-temps, Gérard Picard, président du Conseil Central de Montréal, avait dénoncé la délégation de pouvoirs et la tendance à la constitution d’un état unitaire au Canada dans une série d’articles publiés dans le Devoir en octobre 1965. Plus tôt, en juin, la Chambre de Commerce de Montréal s’était carrément opposée à la « délégation du pouvoir législatif » prévue dans la « formule F.-F. » Cf. Le Devoir du 11 juin 1965.
34 Voir : Les États généraux du Canada français, Montréal, Éditions de l’Action nationale, 1967, pp. 22 sq. La C.S.N. est absente de l’assemblée qui devait préparer la convocation des États généraux, en mars 1966.
35 Titre du numéro spécial de Socialisme 66 consacré aux élections provinciales de juin, Montréal, oct.-déc. 1966, nos 9-10.
36 Morin, Claude, Le pouvoir québécois… en négociation, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1972, p. 13.
37 Parizeau, Jacques, « Québec-Canada : en plein cul-de-sac », dans : Lévesque, René, Option Québec, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1968, pp. 97-113, à la p. 105.
38 Cf. Le combat québécois, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1973, pp. 178 sq.
39 Cf. La Presse du 28 juin 1966.
40 Cf. « Éditorial : le cran d’arrêt dans les vieux partis », dans : Socialisme 68, Montréal, no 14, pp. 3-7.
41 Sur cette question, voir : Bergeron, Gérard, Du duplessisme… », op. cit., pp. 485 sq.
42 Cf. Prévost, Jean-Pierre, op. cit., pp. 74 sq.
43 En dehors des travaux de Paul Gérin-Lajoie, P.-E. Trudeau ou Claude Morin, on pourra consulter : O’Hearn, Peter, J.T., Peace, Order and Good Government. A New Constitution for Canada, Toronto, The Macmillan Co. of Can. Ltd., 1964, ainsi que les essais de Daniel Johnson (Égalité ou indépendance, Montréal, Éditions Renaissance, 1965), Jean-Guy Cardinal (L’Union (vraiment) nationale, Montréal, Éditions du Jour, 1969) ou Mario Beaulieu (La victoire du Québec, Montréal, Leméac, 1971) etc. Cette approche s’éloigne considérablement de l’effort collectif tenté par les intellectuels de la Révolution américaine et de l’analyse classique qu’ils ont produit sur la question : The Federalist Papers, (N.Y., Mentor Books, 1961).
44 Le meilleur exemple de ceci nous est encore fourni par les analyses du P.C.C. et du P.C.Q.. Cf. Desautels, Guy, William Hashtan, Bruce Magnuson, Hervé Fuyet et Samuel Walsh, Pour l’autodétermination du Québec. Plaidoyer marxiste, Montréal, Éditions Nouvelles Frontières, 1978. À l’opposé, on pourra trouver une analyse fouillée et sérieuse, malgré une sous-estimation des forces nationalistes actuelles qui conduit les rédacteurs à « prédire » que le PQ ne saurait gagner le pouvoir, dans Travailleurs québécois et lutte nationale, Montréal, Éditions Militantes, 1974.
45 Colletti, Lucio, Le marxisme et Hegel, Paris, Éditions Champ Libre, 1976, pp. 257 sq. à la p. 288.
46 Ce que ne fait pas toujours la critique, fut-elle du droit. Ainsi Michel Miaille (L’État du droit. Introduction à une critique du droit constitutionnel, Paris, Maspéro/P.U.G., 1978) reste en deçà de la possibilité d’une dissolution de l’État par la critique et pose plutôt les jalons d’une approche instrumentaliste de l’État.
47 Simeon, Richard, Federal-Provincial Diplomacy. The Making of Recent Policy in Canada, Toronto, U. of T. Press, 1972, p. 10.
48 Voir supra note 4 ; et : Stevenson, Garth op. cit. pp. 80 sq.
49 Pelletier, Michel et Yves Vaillancourt, Les politiques sociales et les travailleurs, Cahier IV : Les années ‘60, par Michel Pelletier, Montréal, 1974, p. 273.

Le concept de nation[1]

Au début des années 1960, la nouvelle gauche québécoise cherche à se réapproprier les acquis du marxisme, à la lumière d’un immense travail théorique qui se fait partout dans le monde. C’est un labeur tente de sortir des sentiers battus du socialisme « réellement existant », paralysé par les expériences désastreuses de l’Union soviétique et des partis communistes. Au Québec, le marxisme et le socialisme ont eu avant la révolution tranquille une existence ténue, confinée aux marges de la société, sans beaucoup d’influence sur les mouvements populaires. Les groupes socialistes, y compris le Parti communiste canadien (le plus gros groupe) sont en fin de compte des groupuscules, malgré des efforts ici et là de militants et de militantes comme Léa Roback, Madeleine Parent, Henri Gagnon[2]. Parmi les obstacles que la gauche ne survient pas à surmonter à l’époque figure la question nationale québécoise. Le PCC notamment connaît une importante scission en 1947, la majorité des membres québécois s’en retirant.
Plus tard dans le cadre de la revue Parti Pris, la réflexion continue et reproche à la gauche d’avoir ignoré non seulement les revendications nationales québécoises, mais aussi les enseignements de Marx sur les contradictions sociales et nationales. Tout au long des années 1960 et 1970, ce débat traverse la gauche : quelle est la place de la lutte pour l’émancipation nationale dans le cadre du projet socialiste ? Est-ce que le concept de nation est « récupérable » par la gauche, malgré ses connotations droitières ? Peut-on s’inspirer des luttes de libération nationale dans le tiers-monde et refonder une pensée révolutionnaire ?
Dès 1968 dans Parti Pris, Gilles Bourque, avec Gilles Dostaler et Luc Racine, se démarque du projet du PQ « qui ne vise qu’à donner aux Québécois que quelques morceaux de plus d’un immense casse-tête dont les pièces maîtresses demeureraient entre les mains des Américains et des Canadiens-anglais »[3]. Par ailleurs, Bourque estime que l’héritage de Marx sur la question nationale est ambigu. Il regarde davantage du côté des successeurs dont Lénine et Mao qui évitent de tomber dans des « embûches réductionnistes », l’une économiciste qui évacue l’analyse des problèmes relatifs à l’État et au domaine politique, l’autre idéaliste qui tend à « réduire l’analyse en la rabattant sur l’unique question dite ‘culturelle’ »[4].
C’est dans ce contexte que Bourque, qui est alors professeur au département de sociologie de l’UQAM, signe un texte dans le premier numéro des Cahiers du socialisme. Pour Bourque, la nation n’est rien d’autre qu’un ensemble de classes en lutte. Ce n’est une réalité désincarnée, encore moins « éternelle ». Pour la décortiquer, il faut cependant sortir du marxisme ossifié, la remettre dans son contexte historique et comprendre que la gauche doit la réapproprier. En réalité, la « vision et l’action politique de chaque classe de la société dominante et de la société dominée ne sont pas déterminées, de façon immédiate, par l’appartenance à sa nation, mais bien plutôt par sa position au sein des rapports de production »[5]. (Introduction de Pierre Beaudet)
***
La nation constitue effectivement un groupe réel, mais la très grande difficulté de la définir adéquatement résulte de deux problèmes théoriques : son rapport à la question des classes et la sous-détermination qui la constitue dans sa réalité même.
Commençons par la première difficulté. Il faut constater de façon non équivoque que l’analyse de la nation pose en son cœur même la question des rapports de classes. La nation, c’est d’abord et avant tout un ensemble de classes en lutte. C’est une forme spécifique des rapports de classes. Les nations se sont formées en Europe durant la transition au capitalisme dans la lutte de la bourgeoisie contre l’aristocratie, lutte qui s’articule dans des rapports « d’alliance » conflictuels avec la paysannerie et le prolétariat naissant. La naissance de cette nouvelle forme de rapports entre les classes (de la forme spécifique que prendront les groupes linguistiques sous le capitalisme) s’analyse à travers l’étude du développement du marché (national) sous l’effet du procès de domination des rapports de productions capitalistes, lesquels, pour s’affirmer, déterminent aussi la formation d’un nouveau type d’État (national) et l’apparition d’une nouvelle idéologie (nationaliste). On comprend ici que les nations apparaissent sous l’effet d’un mode de production spécifique qui crée la question nationale et la formation sociale nationale.
Une tentative de définition marxiste de la nation doit donc envisager directement et de façon absolument prioritaire la question des rapports de classes. Si la nation constitue une forme spécifique des rapports de classes, il est clair que l’on ne peut définir cette forme sans s’attacher d’abord et avant tout aux rapports qui la créent. Seule cette façon de procéder permettra de considérer la forme que prend la nation pour ce qu’elle est. Nous prendrons ici pour exemple la « formation psychique » et la « culture commune à la nation » retenues dans la définition de Staline. Si l’on peut à juste titre parler des caractéristiques nationales de la culture, il est clair que cette culture est d’abord et avant tout une culture de classe. Son caractère spécifique résulte précisément des rapports de classes, de la lutte des classes dont elle est issue. Il n’y a pas d’abord une culture et ensuite des classes, il y a des cultures de classes qui tirent leur spécificité de la particularité de la lutte des classes à travers laquelle elles s’élaborent. L’échec de la plupart des définitions de la nation résulte précisément du fait que l’on ne voit pas que des rapports fondamentalement antagoniques peuvent créer des spécificités (et donc des possibilités d’alliance) sans produire une homogénéité et une identité qui nieraient l’antagonisme qui les fondent.
La nation matérialise donc une forme spécifique de rapports de classes. Considérons-la provisoirement comme un ensemble de classes en lutte, ensemble historiquement déterminé. L’analyse du groupe national renvoie ainsi de façon absolument prioritaire à l’histoire et à la multiplicité des formes et des situations historiques. Aussi est-il extrêmement dangereux de tenter de produire une définition fonctionnant par addition de caractéristiques. L’histoire démontre à satiété comment les nations étant en perpétuel procès de formation ou de dissolution, il faut éviter de tomber dans une casuistique servant des intérêts plus ou moins douteux.
Parler d’un ensemble historiquement déterminé de classes en lutte, c’est déjà référer implicitement à un ensemble de critères, mais sans qu’il soit nécessaire de les additionner. On pense d’abord à celui de la langue, bien sûr : on s’imagine mal un rapport de classes sans code sémantique dominant permettant la communication. L’assimilation constitue d’ailleurs le soutien principal de la nationalisation des rapports sociaux sous l’effet du MPC. De la même façon, on ne saurait parler de nation sans la présence d’ensembles idéologiques produisant une représentation de ce rapport de classes : en clair, une idéologie nationaliste ou, à tout le moins, une idéologie posant l’existence des particularités nationales. Enfin, si l’on traite d’une lutte de classes historiquement déterminée, on prend en considération l’existence d’effets politiques pertinents. La nation doit se manifester politiquement à travers la spécificité de la lutte des classes. Au Québec, cette spécificité se matérialise dans des appareils politiques provinciaux qui permettent de reconnaître facilement la nation québécoise. Toutefois, l’inexistence de pouvoirs politiques régionaux n’empêche nullement que puisse exister une spécificité de la lutte des classes manifestant sur la scène politique l’existence d’une nation différente. Ainsi, la présence des Acadiens du Nouveau- Brunswick, minorité dans une province, se manifeste sur les scènes politiques provinciale et fédérale sous une forme et dans des luttes particulières. Les Acadiens, ensemble de classes en lutte historiquement déterminé, se différencient à la fois des Québécois et des Canadiens. Ils me semblent donc constituer une nation. Cette spécificité qui les particularise remonte d’ailleurs à la Nouvelle -France alors que les contacts réels entre l’Acadie et le Canada étaient peu fréquents.
On se rend compte que la prise en considération de la lutte des classes nous permet d’introduire la question politique au cœur même du problème de la définition de la nation. La politique est au contraire exclue dès le départ dans la définition de Staline, qui décrit la nation comme une somme d’individus.
Cet ensemble de classes est historiquement déterminé. L’analyse des nations renvoie donc à une multiplicité d’histoires concrètes, mais ces histoires s’articulent à une époque déterminée du déroulement de l’Histoire. Ces ensembles sont historiquement déterminés sous l’effet d’un mode de production spécifique : le mode de production capitaliste. Cet aspect de la définition est presque unanimement admis chez les marxistes, comme chez les non-marxistes, même si cela choque les nationalistes qui croient à l’éternité de leurs fantasmes. Il faut cependant éviter de faire une lecture simpliste de cette affirmation. La question nationale peut apparaître et les nations peuvent se former même si le capitalisme n’est pas pleinement développé au sein d’une formation sociale. Son apparition comme phénomène social se situe durant la transition alors que le capitalisme n’est pas encore dominant. De même, c’est souvent la particularité régionale de l’articulation du mode de production capitaliste avec un ou des modes de production précapitalistes qui favorise la reproduction de nations différentes au sein d’un même État : ainsi, la présence massive des francophones au sein d’une agriculture de petite production marchande a très certainement contribué à la production et à la reproduction d’une spécificité de la lutte des classes au Québec. Le capitalisme ne domine pas seulement sur le plan économique les modes de production précapitalistes : on voit comment sa dominance modèle la spécificité des luttes de classes en lui donnant une forme nationale.
La nation constitue donc un ensemble sous-déterminé. Toutefois, voilà la très grande difficulté du problème, si c’est dans la lutte des classes qu’est créée et reproduite la nation, les deux phénomènes (la classe et la nation) ne sont pas absolument réductibles l’un à l’autre dans leur matérialité historique. Ainsi, la nation ne peut être unilatéralement définie comme un groupe d’individus, puisqu’elle est créée dans sa réalité même par la lutte des classes. Le procès d’affirmation du mode de production capitaliste tend à détruire les groupes linguistiques existant avant son apparition. Il tend à les faire disparaître en les fondant littéralement dans une seule et même nation ou en provoquant la redéfinition des groupes linguistiques « récalcitrants » comme des nations dominées et des minorités nationales.
On ne peut donc définir la nation sans la rapporter directement au phénomène de la lutte des classes. C’est ce que nous avons fait jusqu’ici en la considérant d’abord et avant tout comme un ensemble historiquement déterminé de classes en lutte. On ne devrait cependant pas pour autant réduire la définition de la nation à la seule réalité des rapports de classes. Ainsi, même si en le faisant, on saisit la réalité fondamentale, on ne peut définir la nation unilatéralement comme une structure de classe, ce que j’avais fait dans Classes sociales et question nationale au Québec[6].
La nation ne s’analyse que dans son procès de formation et de reproduction, lequel est en fait un procès d’assimilation continu de différents agents appartenant ou avant appartenu à des groupes linguistiques différents. C’est donc dire qu’il n’y a pas de structure de classes nationalement pure. Toutes les classes dans la plupart, sinon dans toutes, les formations sociales capitalistes, sont marquées d’un rapport majorité-minorité. On ne peut donc produire une définition exclusivement « classiste » de la nation sans tomber dans le réductionnisme et, curieusement, dans le nationalisme lui-même. On risque, en effet, dans ce dernier cas, de produire des analyses affirmant l’existence de structures de classes
nationalement hétérogènes (surtout dans le cas des États multinationaux)[7]. Le mode de production capitaliste, dans le même procès sans cesse à reproduire, divise les agents en classes et les regroupe en nations. Il les recrute dans les classes précapitalistes et dans les rapports sociaux collectivistes (bandes, tribus…) et n’en finit plus de remodeler en nations les groupes linguistiques qui regroupaient ces agents et les différenciaient les uns des autres.
Je me risquerai donc à définir la nation comme l’ensemble spécifique des agents divisés-regroupés dans le procès de la lutte des classes déterminé par le mode de production capitaliste.
Soulignons pour terminer que le caractère de sous-détermination souligné plus haut implique que le traitement de la question nationale exige un appareil conceptuel qui dépasse largement la seule définition adéquate de la nation. Bien plus, la définition non-nationaliste de la nation, le concept même de nation ne peut être produit de façon pleinement satisfaisante que dans son rapport à d’autres concepts plus englobant : J’ai proposé ceux de question nationale, de formation sociale nationale et de groupe linguistique. C’est, semble-t-il, la lecture qui doit être faîte des textes de Lénine qui pose le politique comme lieu surdéterminant de la question nationale. En élaborant une théorie de l’État national, Lénine place l’analyse sous la primauté de la lutte des classes. Nous ne reprendrons pas ici l’exposition de ces propositions, le lecteur pouvant se référer à notre ouvrage. Qu’il nous suffise de constater que le concept de formation sociale nationale peut nous permettre de poser le problème de la sous-détermination du groupe national. Type spécifique de formation sociale dominé par le capitalisme, la formation sociale nationale réunit un ensemble de classes antagonistes et non antagonistes dont les agents peuvent être de nations différentes[8]. On peut saisir ici, à travers la création du marché national et de l’État national, l’effet d’assimilation-nationalisation des groupes linguistiques en une seule et même nation, en même temps qu’il est permis d’ouvrir l’analyse aux contre-tendances à l’assimilation et à la question de la production et de la reproduction de nations différentes au sein d’une même formation sociale. On peut ainsi penser la forme nationale des luttes de classes sans réduire l’analyse à l’opposition entre des nations. Il est aussi permis de poser la primauté de la lutte des classes dans le champ national sans surestimer la réalité nationale, mais aussi sans la nier, ce qui est tout aussi dangereux théoriquement et politiquement.
- Les Cahiers du Socialisme, numéro 1, printemps 1978. ↑
- Voir Robert Comeau et Bernard Dionne, Les communistes au Québec 1936-1956. Sur le Parti communiste du Canada / Parti ouvrier-progressiste. Montréal : Les Presses de l’Unité, 1981. ↑
- Gilles Bourque, Gilles Dostaler et Luc Racine, « Pour un mouvement socialiste et indépendantiste » », Parti Pris, vol. 5, nos 8-9, été 1968, reproduit dans Parti Pris, une anthologie, 2013. ↑
- Gilles Bourque, L’État capitaliste et la question nationale, Presses de l’Université de Montréal, 1977. Page 364. ↑
- Gilles Bourque (1970), Classes sociales et question nationale au Québec 1760-1840, édition électronique réalisée à partir du livre de Gilles Bourque (1970), Classes sociales et question nationale au Québec 1760-1840. Montréal, Les Éditions Parti Pris, 1970, 352 pages. Collection Aspects. ↑
- Gilles Bourque, Classes sociales et question nationale au Québec 1760-1840, Parti Pris, Montréal, 1970. ↑
- Ainsi, l’analyse du Québec en termes de double structure de classes introduite dans mon ouvrage Classes sociales et question nationale au Québec (op. cit.), est reprise dans Bourque-Frenette : « La structure nationale québécoise» (op. cit.) et, plus récemment, dans Denis Monière : Le développement des idéologies au Québec, Éditions Québec-Amérique, Montréal, 1977. Ces trois textes flirtent à des degrés divers avec cette problématique. ↑
- Ceci n’exclut nullement la présence au sein de la formation sociale nationale d’autres ensembles sociaux qui ne sont ni des classes ni des nations : les clans et les tribus par exemple qui, même s’ils sont le plus souvent en voie de dissolution, ne sont devenus ni des classes ni des nations. Nous ne tentons de saisir ici que la tendance dominante déterminée par le MPC sur la formation sociale. ↑

Décès d’Alain Krivine : une invitation à la réflexion

Alain est salué, à juste titre, pour sa fidélité envers ses engagements. Une fidélité qu’il a pu « incarner », car il était l’une des figures les plus connues de la génération militante des années 1960. Figure reconnue bien au-delà des frontières de l’Hexagone, car nous manifestions alors de Bruxelles à Berlin et que des liens de communauté de lutte se tissaient dans le monde. Il en va évidemment de même pour Daniel Bensaïd et d’autres « figures » de l’époque, comme Jacques Sauvageot, plus rapidement passé sous les radars médiatiques.
A s’en tenir aux personnalités radicales les plus « visibles » des années 60, on pourrait craindre que les défections aient été plus nombreuses que les fidélités. Elles et ils sont pourtant très nombreu.ses à avoir, anonymement, poursuivi sous une forme ou une autre (locale, associative et syndicale, politique) leurs engagements. En témoigne la multiplication de ce que nous avons appelé les « nouveaux mouvements sociaux » dans les années 90, bien souvent impulsés avec la participation de militant.es formé.es dans les années 60-70. Nous étions des millions de jeunes révoltés et il est normal qu’une grande partie d’entre nous retourne au quotidien, sans pour autant démériter en quoi que ce soit. La « génération 68 » ne s’est pas décomposée, elle a ensemencé – puis s’est heurtée à la longue durée et à la puissance de la contre-révolution néolibérale, du refoulement généralisé des droits, aux guerres en permanences, au risque de s’épuiser.
Alain était un permanent (salarié) de nos organisations successives. C’était aussi mon cas (j’ai dû être « recruté » un peu avant lui). De fil en aiguille (ce n’était pas prévu ainsi) nous sommes tous deux devenus des permanents de très longue durée. En principe, il n’est pas bon de devenir « permanent à vie », et je le déconseille. L’être pour une période de cinq ans est plus raisonnable – avec une commission d’embauche prête à aider au retour à un emploi « normal ». Je dois néanmoins avouer que je ne regrette rien : ma vie de permanent a été très riche et variée, en particulier sur le plan international, elle m’a permis de tisser de précieux liens et solidarités, d’apprendre sans fin à apprendre. Point de regrets non plus, je pense, pour Alain.
Le permanentariat – ses richesses et ses dangers – est une facette de l’histoire d’Alain qui mérite d’être abordée à l’heure où un décès – attendu et redouté – invite à un regard rétrospectif
Métier ? « Révolutionnaire professionnel ». Cela fait drôle sur un CV et un peu mytho, mais jusqu’à la fin des années 70, on ressentait l’actualité internationale de la révolution. Une fois les années 1980 passées, nous nous sommes rendu compte que nous risquions d’être longtemps des révolutionnaires sans révolution, une épaisse brume brouillant l’horizon, ressentant intimement la tension entre le nécessaire et le possible. Comme en témoignent tant de souvenirs dans ces pages, Alain s’est dépensé sans compter dans cette période claire obscure pour soutenir – une réunion, une lutte, un combat, la fondation d’une organisation outre Hexagone… avec un engagement particulièrement profond vis-à-vis de la Russie, là où il avait vécu sa première expérience fondatrice.
Investi à partir du milieu des années 70 dans des activités internationales, je n’ai recommencé à côtoyer Alain que 20 plus tard, de retour à Paris (sans pour autant rompre mes liens et solidarités tissés en Asie), puis me retrouvant dans l’équipe au Parlement européen, après les élections de 1999 – lui comme député (tout arrive !) avec Roselyne Vachetta, moi rattaché au groupe de la GUE/NGL. Nous nous considérions toujours comme des permanents, simplement avec de nouvelles fonctions. Qu’est-ce que cela voulait concrètement dire ? Notamment que de son indemnité et de mes émoluments (très conséquents), nous ne gardions que le montant du salaire que nous recevions antérieurement, utilisant le reste pour des activités politiques diverses. Une tradition que bien peu de PC respectaient encore – avec pour notable précision que nous étions tous sur la même grille de salaires, quelles que soient les tâches assumées. Autre précision qui a son importance, j’ai effectivement travaillé pour le groupe de la GUE/NGL (en particulier ses activités internationales) avec son président de l’époque, Francis Wurtz.
Être révolutionnaire sans révolution pendant des décennies n’est pas sans conséquences sur les organisations, les collectifs de direction, et les individus concernés. Toutes les failles de fonctionnement – il y en a toujours – peuvent se payer plus cher. Nous n’en sommes pas sortis indemnes et si l’on veut apprendre de l’expérience de notre génération, il faut éclairer ses parts d’ombre, et ne pas seulement voir ses lumières. Mais ce travail autocritique, c’est plutôt à nous de (continuer à) le faire.
Puisque j’évoque l’appartenance à une génération militante, est-ce à dire qu’Alain et moi appartenions à la même ? Vu d’aujourd’hui, la réponse semble évidemment positive. Pourtant, c’est à la fois vrai et faux. Si l’on remonte à nos origines, ce n’est en effet pas entièrement le cas. Dans les années 60, quelques années pouvaient faire la différence. Nous avons certes vécu une expérience fondatrice, commune, majeure, et nous avons été lancés pour longtemps sur orbite sous l’impulsion de Mai 68. Une chance rare. Cependant, Alain avait 5 ans de plus que moi et un engagement encore plus précoce, notamment dans la solidarité clandestine avec le combat d’indépendance en Algérie. Ce ne fut pas mon cas – quand nous avons fondé la JCR, j’étais un jeune militant et lui un cadre.
Pierre Rousset est spécialiste des révolutions asiatiques et cofondateur du Front solidarité Indochine . Il a participé aux événements de Mai 681 et à la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR)1 . Il fait partie de la direction de la Quatrième Internationale.

La question nationale québécoise à l’ombre du capitalisme

La collection « Regards croisés sur la gauche québécoise » L’historiographie québécoise traditionnelle a pendant longtemps ignoré la gauche, mais plus largement encore, les mouvements sociaux. Des pans entiers de l’histoire québécoise sont rayés de la carte. Cette situation commence cependant à changer dans les années 1960 avec des travaux d’avant-garde comme ceux de Stanley Ryerson et d’Alfred Dubuc, puis d’une nouvelle génération d’historiens et de sociologues, notamment à l’Université du Québec à Montréal, qui publient des essais percutants dans le cadre des revues comme Parti Pris et Révolution Québécoise. Dans les années 1970, le mouvement de « libération » de l’histoire s’accélère à travers diverses expériences politiques et intellectuelles dont celles du FRAP et des interventions des mouvements populaires pour relancer la perspective de la transformation. Après l’éclipse des années 1980, le regain d’intérêt pour une « autre histoire » suscite d’autres initiatives (notamment le Bulletin d’histoire politique du Québec), projets et publications. L’édition ou la réédition d’essais historiques, d’analyses et de mémoires connaissent une embellie depuis les dernières années, notamment avec Lux Éditeur, Écosociété et M Éditeur, ainsi que les revues Les Nouveaux Cahiers du socialisme et À Bâbord. La collection « Regards croisés sur la gauche québécoise » s’inscrit donc dans un mouvement d’idées important qui ne survient pas par hasard, mais qui, au contraire, coïncide avec l’irruption de nouvelles générations militantes. Celles-ci savent que le présent est fait du passé, selon l’expression de Marx : « Le poids des générations mortes pèse lourd dans le cerveau des vivants ». Ce qui est moins connu parfois est que le présent fabrique le passé, c’est-à-dire qu’il le relit, le réinterprète et, à la lumière des développements contemporains, nous permet de mieux comprendre les dédales de la pensée et de l’intervention des générations antérieures.
Révision des textes : Chantal Drouin
Introduction
En 1978, dans l’effervescence québécoise de l’époque naît une revue, les Cahiers du socialisme. Son but est de relire la société québécoise au prisme des classes et des luttes de classes, plus particulièrement « de faire l’analyse des « rapports entre classes sociales au Québec et au Canada, de la nature de l’État capitaliste fédéral et québécois, de la place du Canada dans le système impérialiste, des voies d’organisation et d’accession au pouvoir des classes opprimées, de la question nationale »[1]. L’« aventure » durera jusqu’en 1984 [2].
L’irruption du Parti Québécois
Les Cahiers du socialisme apparaissent au moment où le mouvement populaire se retrouve confronté à un nouveau contexte. En 1976 en effet, le Parti Québécois (PQ) remporte les élections provinciales grâce à un fort appui populaire. Bien que mis en place par des éléments dissidents du Parti Libéral et un groupe social principalement composé de professionnels et de technocrates, le PQ est de toute évidence le choix du peuple et même des éléments organisés du peuple à travers le riche tissu associatif qui prend la forme de syndicats, de groupes populaires, de mouvements étudiants et féministes, etc. D’emblée, le PQ se présente comme un parti ayant un « préjugé favorable » pour les travailleurs et travailleuses. Au début du mandat effectivement, des réformes sont mises en place, dans le domaine du travail (la loi 45 interdisant l’utilisation de scabs), de la protection des consommateurs (mise en place d’un système public d’assurance-automobile), du monde rural (zonage agricole) et bien sûr, la loi 101 dont le but est de faire du français la langue dominante. Dès la fin des années 1970, le PQ remplit sa promesse de tenir un referendum sur l’avenir du Québec, d’où le projet de « souveraineté-association », qui débouche sur le vote de 1980. Les organisations populaires sont interpellées : faut-il participer à cette stratégie ? De quelle manière ? N’y a-t-il pas un risque d’être instrumentalisés dans une lutte entre élites ?
Les divisions de la gauche
Après plusieurs années de mobilisation et d’organisation populaire, les militants et les militantes de gauche sont dans une situation précaire. Des fractures sévères éparpillent la gauche entre plusieurs tendances. Dans la lignée de Charles Gagnon, une gauche dite « marxiste-léniniste » (ou « ML ») est structurée autour du groupe En Lutte ! et plus tard, du Parti communiste ouvrier. Grands rivaux pour s’imposer comme LE parti révolutionnaire, ces formations politiques s’entendent cependant pour décrier non seulement le PQ, mais l’idée même de la souveraineté, selon En Lutte ! :
Le prolétariat du Québec doit savoir qu’il n’a rien à gagner à flirter avec le mouvement indépendantiste québécois dont les intérêts fondamentaux sont anti-ouvriers ; le prolétariat du Québec doit reconnaître pleinement que son avenir réside dans la révolution socialiste et que celle-ci n’est possible que dans l’unité des forces ouvrières et populaires du Canada tout entier[3].
Jusqu’au référendum de 1980, les groupes « ML » mènent campagne contre le projet du PQ en prônant l’abstention ou l’annulation lors du referendum :
Nous ne militons pas en faveur de la séparation du Québec parce qu’elle nuirait à la cause révolutionnaire du prolétariat en le divisant face à la bourgeoisie canadienne, notre ennemi principal, et en affaiblissant notre peuple face aux visées hégémoniques des deux superpuissances. (…) Le PQ, parti bourgeois anti-ouvrier, n’est pas le défenseur conséquent de la nation québécoise. Il doit être combattu pour ce qu’il est : un parti nationaliste bourgeois pour qui les intérêts de classe priment sur les intérêts nationaux[4].
L’influence de ces groupes est réelle auprès de segments du mouvement populaire qui cherchent un projet qu’ils espèrent « authentiquement révolutionnaire » autour d’un projet totalement défini. L’indépendance, selon cette vision, est une terrible tromperie qui risque de fragmenter le Canada et de le rendre plus vulnérable à l’influence des États-Unis. La révolution prolétarienne canadienne, par ailleurs, reconnaîtra le droit à l’autodétermination du peuple québécois.
Après la défaite du « oui » cependant, une crise larvée éclate parmi ces groupes qui entrent alors dans une période de déclin irrésistible[5]. Le PCO se dissout en 1983, précédé d’En Lutte ! en 1982. Certes, il serait simpliste d’attribuer le déclin des « ML » à leur position extrême sur la question nationale, puisque plusieurs autres éléments ont déclenché cette crise terminale (la place des femmes dans l’organisation, le style de fonctionnement quasi-militaire, une pensée caractérisée par la « ligne juste » envers et contre tout, etc.).
Socialisme et indépendance
Si les « ML » en mènent large à la fin des années 1970, ils ne constituent pas le seul courant dominant dans le mouvement populaire. Des réseaux pluralistes agissent dans les mouvements populaires et expriment la continuité de l’option « socialisme et indépendance » élaborée dès les années 1960. Cette option continue l’opération politique et intellectuelle entreprise par divers mouvements comme le Parti socialiste du Québec et le Mouvement de libération populaire, les revues Parti Pris et Révolution québécoise. L’idée est de mener une lutte de libération nationale contre le colonialisme et le capitalisme[6]. Au bout de la ligne, la majorité de cette génération militante finit par accepter l’idée que l’indépendance du Québec est une condition préalable à l’émancipation sociale et se rallie au PQ. C’est ce qu’exprime Jean-Marc Piotte à l’époque :
On peut définir le courant Lévesque comme social-démocrate, et, entre la social-démocratie et le néo-capitalisme, la marge est plus qu’étroite. Mais il faut voir aussi le progrès que marque Lévesque par rapport au parti libéral et à l’UN (…) Et, plus important, une large fraction des masses les plus politisées et les plus conscientes suivent Lévesque (…) Se situer hors du mouvement Lévesque, c’est se condamner à être marginal, sans aucune prise réelle sur les événements, sur les masses populaires. C’est se condamner à créer une autre petite secte qui éclatera au bout de quelques années[7].
Cependant, toutes les personnes impliquées dans la gauche intellectuelle et militante de l’époque ne sont pas d’accord
L’initiative du mouvement indépendantiste est momentanément passée à ces petits bourgeois qui sont motivés par des intérêts de classe immédiats. La domination économique croissante des Américains sur le Québec, les limites à leur liberté politique qu’entrainent cette domination, et le pouvoir centralisateur d’Ottawa réduisent leur rôle et leur pouvoir à presque rien. Incapable de s’attaquer à la puissance économique yankee, convaincue même de pouvoir s’en passer, la bourgeoisie indépendantiste québécoise (…) ne rêve plus qu’à se débarrasser de cet intermédiaire constitué par la bourgeoisie anglo-saxonne de Montréal et de Toronto[8].
Plus tard, cette thématique évolue sous l’influence de mouvements radicalisés voulant toujours lier l’émancipation sociale à l’émancipation nationale, avec une certaine emphase sur le premier terme de l’équation (tels le Front de libération populaire, les Comités d’action politique du FRAP, la revue Mobilisation et même une fraction du Front de libération du Québec). Même d’autres groupes continuent d’argumenter en faveur d’une indépendance par et pour les travailleurs :
Il n’y a qu’une seule solution possible : que le peuple québécois sous la direction des travailleurs organisés renverse la domination impérialiste, libère les forces productives de l’emprise du capital nord-américain et prenne collectivement le contrôle de la richesse sociale. Le nationalisme déplace les problèmes en insistant sur les aspects ethniques et culturels de la domination étrangère : « C’est la faute aux Anglais ! C’est contre Ottawa qu’il faut se battre ! ». Alors qu’en réalité les responsables étaient et sont encore avant tout capitalistes, anglais autrefois, surtout américains aujourd’hui. Pour le faire, d’abord libérer nos consciences, changer notre mentalité individualiste pour une solidarité et une conscience claire des intérêts communs de la classe ouvrière (…) Nous rendre capables de reprendre en mains nos moyens de production, notre sol, nos ressources naturelles, en somme, l’ensemble de notre richesse sociale[9].
À la veille du référendum de 1980, des centrales syndicales comme la CSN et la CEQ (l’ancêtre de la CSQ), des mouvements communautaires et étudiants, et des organisations de gauche tels le Regroupement pour la socialisme (RPS), le Groupe socialiste des travailleurs (GST) et le Groupe marxiste révolutionnaire (GMR)[10] convergent pour à la fois se distancier du PQ qui est pour eux un « parti bourgeois », tout en proclamant la nécessité d’une indépendance par et pour le peuple :
Nous sommes indépendantistes parce que l’oppression de la nation québécoise constitue un problème social majeur dont la solution ne peut être trouvée dans le cadre du système fédéral canadien (…) Dans ce contexte, les classes populaires francophones frappées à la fois par l’exploitation capitaliste, par le sous-développement régional et par l’oppression nationale se trouvent à constituer une force potentielle de changement social stratégique[11].
Pour plusieurs syndicalistes de gauche de l’époque :
Il est important de soustraire les travailleurs de l’influence du PQ. Ceci implique une lutte idéologique dans le but de dégager la portée réelle de la lutte nationale et la nécessité d’une hégémonie des travailleurs organisés dans cette lutte. Renforcer la lutte nationale, c’est s’attaquer à l’ennemi principal dans lutte nationale et à des ennemis dans la lutte anticapitaliste. C’est lier ensemble lutte de classe et lutte nationale comme condition de développement de l’organisation politique autonome des travailleurs[12].
Dans le contexte du référendum de 1980, ces courants de gauche pro-indépendance ont font campagne pour un « oui critique », ce qui veut dire oui à la question posée concernant l’accession à la souveraineté, et critique à l’endroit du PQ :
Le défi de la bourgeoisie québécoise est réaménager son espace dans le capitalisme nord-américain. Le PQ espère trouver un partenaire prêt à élaborer un fédéralisme renouvelé tout en lui donnant plus de pouvoir (…) Au contraire, l’indépendance sera le moment d’un nouveau rapport de forces, d’une brèche dans le système de domination capitaliste en Amérique du Nord (…) L’indépendance préconisée par le mouvement ouvrier québécois implique l’élaboration d’une stratégie anti-impérialiste et anticapitaliste à l’échelle continental.
Plus encore :
Notre appui à l’indépendance est un aspect de la lutte politique pour le socialisme, c’est une position de démarcation sans équivoque avec le nationalisme, car nous sommes conscients que les intérêts des travailleurs sont antagoniques à ceux de la bourgeoisie et de toute autre force sociale qui préconise une « autre voie » que le socialisme, ce qui conduirait le Québec à s’intégrer d’une nouvelle manière dans le système capitaliste mondial[13].
Par rapport au PQ, la gauche indépendantiste précise que :
Les projets qu’il véhicule tant sur la question sociale et économique que sociale, sont colorés et déterminés par sa volonté de construire un bloc social, une alliance de classe, dans lesquels la première place revient au capital, la seconde aux petites-bourgeoisies de couches supérieures et la troisième seulement aux classes populaires. Cela signifie que le gouvernement du PQ sacrifie les classes populaires chaque fois qu’il est impossible de leur faire des concessions sans heurter en même temps les capitalistes de la petite et de la moyenne entreprise[14].
Après la défaite du référendum de 1980, la tendance « indépendance et socialisme », comme les autres groupes de gauche connaîtra un déclin[15]. Ce déclin est la conséquence de plusieurs facteurs dont une certaine démobilisation temporaire des mouvements populaires, le désarroi idéologique reliée au collapse des groupes marxistes et du socialisme «réellement existant» et à d’autres facteurs importants qui méritent d’être étudiés mais qui ne sont pas l’objet de cette publication
Une revue et un projet
Face à cette évolution, de jeunes intellectuels, pour la plupart professeurs à l’UQAM, décident à la fin des années 1970 de reprendre un certain nombre de débats plus ou moins mis de côté depuis la disparition de la revue Parti Pris, dont l’influence a été importante entre 1963 et 1968. D’ailleurs, un certain nombre de rédacteurs de Parti Pris se retrouve dans les Cahiers du socialisme. D’emblée, la question nationale, dans le contexte du référendum annoncé, devient un des thèmes privilégiés. De concert avec divers secteurs du mouvement populaire et des réseaux de gauche indépendantes, la revue s’acharne à décortiquer la nature du bloc de classe qu’essaie de construire le PQ, de manière à s’en distinguer et à proposer un projet contre-hégémonique enraciné dans la société et dans ses luttes. À cette époque, plusieurs professeurs des départements de sciences sociales de l’UQAM sont engagés dans une réflexion critique et pédagogique, pour poursuivre une rigoureuse analyse théorique d’une part, et traduire celle-ci d’une manière à interpeller une partie importante de la gauche et du mouvement populaire, ce qui fait que les textes ne sont pas contraints à la forme académique en usage.
Ce qu’on retrouve dans le recueil
Le premier texte provient du numéro de lancement des Cahiers (par Gilles Bourque) et tente de mettre sur la table un certain nombre d’hypothèses concernant le fait national. Pour Bourque, la nation n’est pas une réalité intangible et éternelle, mais un processus marqué par la lutte des classes. Le tout doit être historicisé à travers les luttes traversant l’espace canadien et québécois depuis 1945 (comme l’explique Dorval Brunelle). Par la suite, les rédacteurs des Cahiers tentent d’expliquer le « phénomène » du PQ à travers les rapports de classe (Levasseur et Lacroix), la gestion du pouvoir (Niosi, Piotte et Dostaler), et la composition des groupes sociaux au coeur du projet péquiste (Bourque et Légaré). Cette analyse est poursuivie dans d’autres textes qui analysent la stratégie des dominants (le collectif du Centre de formation populaire) et la nature du projet libéral-fédéraliste (Brunelle). Le tout constitue un bon aperçu des débats, travaux et recherches en cours à cette époque de démarcation. L’échec du référendum de 1980, suivi du détournement du PQ vers la gestion néolibérale et l’abandon du projet de souveraineté (la politique dite du « beau risque » consistant à appuyer le gouvernement conservateur à Ottawa), mettra un terme temporaire à ces explorations, du moins jusque dans les années 1990, ce qui explique sans doute la dislocation du projet des Cahiers.
Aujourd’hui, la tradition des Cahiers continue sous la forme des Nouveaux Cahiers du socialisme.
- « Présentation », Les Cahiers du socialisme, numéro 1, 1978, p. 2. ↑
- Richard Poulin, « Des revues engagées, Cahiers du socialisme, Critiques socialistes et Nouveaux Cahiers du socialisme », Bulletin d’histoire politique, volume 19, numéro 2, hiver 2011. ↑
- 11 Marc Ferland et Yves Vaillancourt, Socialisme et indépendance au Québec, Éditions Albert Saint-Martin, 1981, pages 62-63.En Lutte !, Pour l’unité du prolétariat canadien, publié par En Lutte !, avril 1977, page 27. ↑
- Document d’entente politique pour la création de la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada, novembre 1975. ↑
- David Milot et al., « Histoire du mouvement marxiste-léniniste au Québec 1973-1983 », Bulletin d’histoire politique du Québec, volume 13, numéro 1, automne 2004. ↑
- Lucille Beaudry, « Le marxisme au Québec: une hégémonie intellectuelle en mutation (1960-1980). » publié dans l’ouvrage sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme. Les Presses de l’Université du Québec, 1990. ↑
- Jean-Marc Piotte, « Lettre à une militante », Partis Pris, volume 5, numéro 8, été 1968. ↑
- Charles Gagnon, « Proposition pour la révolution nord-américaine », été 1968, reproduit dans Charles Gagnon, Feu sur l’Amérique, Écrits volume un 1966-72, Lux Éditeur, 2006 ↑
- CAP Maisonneuve et Cap Saint-Jacques, La nécessité d’une organisation politique des travailleurs, avril 1972 ↑
- Ces deux derniers se réclamant de l’héritage de la Quatrième Internationale ↑
- Marc Ferland et Yves Vaillancourt, Socialisme et indépendance au Québec, Éditions Albert Saint-Martin, 1981, pages 62-63. ↑
- Bernard Normand et Victor Lapalme, Travailleurs québécois et lutte nationale, Document de travail de la CEQ, janvier 1973, p. 71. ↑
- CFP, La question nationale, un défi à relever pour le mouvement ouvrier, mai 1978. ↑
- Yves Vaillancourt avec la collaboration d’Annie Antonès, Le PQ et le social, éléments de base des politiques sociales du gouvernement du Parti Québécois, 1976-1982, Éditions Saint-Martin, 1983. ↑
- Le Regroupement pour le socialisme, le Mouvement socialiste (créé en 1980 par Marcel Pepin) et le Groupe socialiste des travailleurs seront tous dissous. Voir à ce sujet Pierre Beaudet, « La radicalisation des mouvements sociaux dans les années 1970, Bulletin d’histoire politique, « La gauche au Québec depuis 1945 », volume 19, no 2, automne 2010. Les raisons complexes de ce déclin seront développées dans un autre cahier de la collection. ↑

LES CAHIERS, LES REVUES, LA CONJONCTURE – Les Cahiers du socialisme (1981)

Les Cahiers du socialisme sont une revue publiée à Montréal de 1978 à 1984. D’abord centrée autour du nationalisme de gauche, la revue s’oriente davantage vers le socialisme à partir du numéro 7 puis vers les questions internationales et culturelles dans les derniers numéros, avant de cesser sa publication à la suite du numéro 16. La revue est animée principalement par des professeur.es du département de sociologie de l’UQAM et a le statut de revue scientifique malgré qu’elle délaisse souvent l’analyse au profit du positionnement politique. La revue se dissocie des organisations d’extrême-gauche comme des partis politiques et des syndicats, se voulant un lieu d’analyse indépendant, mais se lie de fait à des groupes socialistes. Les articles les plus pertinents de la revue restent d’ailleurs ceux de la « période socialiste » des Cahiers, qui sont les plus engagés et les plus significatifs politiquement.
Faisant le bilan de son parcours ainsi que de l’état des publications de gauche au tournant des années 1980, les Cahiers du socialisme publient dans le numéro 8 (automne 1981) un éditorial critique traitant ces questions. La revue est alors en repositionnement théorique et cherche à évaluer son rôle dans l’univers des publications radicales au Québec, cherchant notamment à être moins académique et plus attentive à la lutte des classes. Nous republions ici cet éditorial qui offre à la fois une présentation des groupes et des publications de gauche actifs dans les années 1970 ainsi que l’appréciation critique des Cahiers vis-à-vis de ceux-ci. L’éditorial offre ensuite un aperçu du projet politique défendu par la revue, à savoir un socialisme devant mener le Québec à l’indépendance.
Notons enfin que les Cahiers du socialisme ont une postérité littéraire dans la revue des Nouveaux cahiers du socialisme (publiés depuis 2009) qui se réclament directement des Cahiers des années 1980. Les idées des premiers Cahiers sont aussi reprises par Québec Solidaire, qui reconduit donc certaines apories présentes dans la revue. Le parti politique reste aux prises avec la contradiction interne du « réformisme socialisant » en régime capitaliste, avec le rôle contradictoire des syndicats – collaborant avec le patronat – dans la lutte pour le socialisme ou encore avec le problème du dépassement du nationalisme québécois puisque celui-ci se base sur une souveraineté coloniale inconciliable avec les droits des peuples autochtones. Cette convergence des idées entre Cahiers des années 1980, Nouveaux cahiers du socialisme et Québec Solidaire est très perceptible dans le présent éditorial de 1981.
Les Cahiers, les revues, la conjoncture
Par Pierre Milot et Jean-Guy Lacroix (pour le Comité de rédaction)
La problématique « indépendance et socialisme » avait, dans les années 60, regroupé les progressistes autour de la revue Parti Pris ; dans une moindre mesure la revue Socialisme (devenue par la suite Socialisme Québécois) avait joué un certain rôle dans l’élaboration et la diffusion de cette problématique.
Avec l’éclatement de Parti Pris et le passage d’une partie de ses collaborateurs au PQ, avec les « évènements d’Octobre » et leurs conséquences pour l’ensemble du mouvement ouvrier et populaire, avec le développement du courant contre-culture endigué au sein de la revue Mainmise au début des années 70, la problématique « indépendance et socialisme » s’est progressivement canalisée dans l’appareil péquiste tout en s’élaguant de ses postulats fondamentaux (et plus particulièrement ceux concernant la question du socialisme).
Ce processus devait s’accélérer avec l’arrivée de la presse marxiste-léniniste (La Forge, En Lutte !, etc.) qui mettait de l’avant le projet d’un socialisme canadien, reléguant la question nationale dans les abîmes du nationalisme bourgeois. C’est ainsi que des revues comme Mobilisation et le Bulletin populaire en vinrent à adopter la conception d’un socialisme pan-canadien, la question nationale devenant une « contradiction secondaire » selon la grille d’analyse maoïste appliquée par les « m-l » canadiens, au milieu des années 70.

Il faut se rappeler qu’en 1972, lorsque Charles Gagnon publia « Pour le Parti Prolétarien » (brochure qui donna naissance au groupe En Lutte !), il y était question de socialisme québécois : ce n’est qu’en 1974, au moment où en En Lutte ! s’ajusta à la politique extérieure chinoise des « trois mondes » que la thèse du socialisme canadien fut mise de l’avant. Puis en 1975 avec l’arrivée de la Ligue Communiste (marxiste-léniniste) du Canada (qui donnera naissance au PCO), la défense de l’indépendance nationale… du Canada sera lancée comme mot d’ordre : la Ligue ira même jusqu’à proposer l’appui des marxistes-léninistes à l’augmentation du budget militaire du gouvernement fédéral ! L’application de la « théorie des trois-mondes » au Canada avait donc produit l’équation suivante : il faut défendre l’indépendance nationale du Canada, pays du « second monde », contre l’impérialisme américain (pays du « premier monde »), et par conséquent s’opposer à toute déstabilisation de la structure canadienne par la question nationale1.
Les thèses « m-l » eurent une influence considérable parmi certaines revues socio-culturelles de cette époque. C’est ainsi qu’entre 1977 et 1978 deux revues (Stratégie et Champs d’application) se sont littéralement sabordées pour se mettre « au service du prolétariat canadien » (i.e. rallier les rangs de la Ligue ou d’En Lutte !), tandis que Chroniques s’est dissoute suite à une longue polémique avec Stratégie et Champs d’application à propos du réalisme socialiste et du marxisme-léninisme sur le front culturel.
Documents divers de l’organisation En Lutte ! (1972-1982) et d’autres groupes marxistes-léninistes.
Bien que la revue Possibles aie publié depuis 1976 quelques numéros où soufflait la brise d’un nationalisme autogestionnaire bien éloigné de la bourrasque « m-l », il faudra attendre 1978 et la parution du Temps fou, d’Interventions critiques en économie politique et des Cahiers du socialisme pour voir réapparaître un certain type de questionnement sur les formes de transition au socialisme, la nature de classe du projet péquiste, de même qu’une redéfinition des stratégies de résistance basées sur les groupes autonomes et les alternatives régionales (dont la revue Focus du Saguenay-Lac-Saint-Jean est un reflet actif).
Si Le Temps fou palliait à un manque au niveau de la « critique de la vie quotidienne », les Cahiers quant à eux répondaient à un « vide théorique » dû au rabaissement de la question nationale par le pouvoir péquiste et à la réduction dogmatique du socialisme par l’orthodoxie marxiste-léniniste.
Avec l’avènement des années 80 et « l’impasse » causée par les résultats du référendum, c’est à une restructuration des forces progressistes que l’on assiste : la problématique « indépendance et socialisme » revient en filigrane mais à partir de postulats nouveaux axés sur la critique des pratiques politiques antérieures. C’est ainsi que la publication du mensuel Presse-libre, au début de l’année dernière, est venue soulever un fond d’air frais parmi les militants syndicaux et les membres des groupes populaires.
D’autre part, bien des choses ont « évolué » dans la presse « m-l », et plus particulièrement au sein du journal En Lutte ! qui a innové en instituant dans ses pages une chronique (plus ou moins régulière) sur les « Débats au sein de la gauche ». En fait, cette chronique à surtout servi de tentative de rapprochement avec la gauche socialiste québécoise : c’est dans cette optique qu’ont été analysés les livres de Bourque-Dostaler (« Socialisme et indépendance »), de Dézy-Ferland-Lévesque-Vaillancourt (« La conjoncture au Québec… »), de même que le recueil collectif « L’impasse » (sous la direction de Laurin-Frenette et Léonard). En parallèle à cette démarche qui a toutes les allures d’une opération tactique de survie politique, le journal En Lutte ! s’est lancé dans la publication de « Documents pour la critique du révisionnisme », où l’on se pose de « sérieuses questions » sur Staline, les années 30 en URSS et sur les « erreurs » de la IIIe Internationale ! Au printemps dernier, le journal annonçait la faillite d’En Lutte ! dans sa tentative de reconstruction d’une nouvelle Internationale monolithique (programme et statuts communs, etc.), et un article récent proposait l’hypothèse qu’En Lutte ! abandonne son projet de parti prolétarien et se réorganise à la façon du groupe italien Lotta Continua. Un débat intéressant à suivre pour la gauche socialiste québécoise, mais qui laisse perplexe à bien des égards. Quant au PCO, mieux implanté dans les syndicats, il poursuit une démarche moins dogmatique qui le démarque peu à peu du maoïsme d’antan.
Quelques numéros de la revue Le Temps fou (1978-1983).
C’est dans ce bouillonnement des nouvelles pratiques politiques et culturelles que les Cahiers du socialisme entendent s’inscrire dans les mois et les années à venir : déjà l’éditorial du numéro 7 (hiver-printemps 81) avait posé les balises d’une certaine relance de la revue à partir d’un socle moins académique et plus près de la mouvance des alternatives actuelles.
La « crise du marxisme » engendrée par les pratiques politiques des pays du « socialisme réel », le rejet de certaines formes organisationnelles hyper-centralisées par le mouvement féministe, ont entraîné la remise en question des relations parti-syndicats (l’exemple polonais n’a plus à être rappelé) et des rapports hiérarchiques hommes-femmes (les scissions provoquées par des femmes au sein d’organisations politiques en témoignent). La question nationale québécoise et la lutte des Autochtones ne constituent pas une problématique séparée, et c’est à ce titre que les Cahiers entendent s’interroger et débattre par des textes théoriques de fond, des analyses conjoncturelles et des dossiers thématiques.
C’est donc la conjoncture actuelle qui a déterminé l’objectif de la transformation des Cahiers, c’est-à-dire faire de la revue un instrument de réactualisation de la problématique « indépendance et socialisme » et montrer la nécessité du projet de société qui en découle. Il s’agit en somme de faire des Cahiers un outil de discussion s’inscrivant dans la convergence présente d’initiatives militantes (le Regroupement des militants pour le socialisme, le Comité des 100, le Centre de Formation Populaire, etc.), dans une ouverture à une pluralité de gauche.
Cette perspective « ouverte » vise à assurer que dans cette effervescence d’idées se développe un projet unifié de société par l’enrichissement des diverses propositions et non pas par un réductionnisme auquel conduirait une démarcation par la négative et le ralliement à un dogme, tel que nous l’a montré la « lutte pour l’unité » des « m-l » canadiens par le passé.
Quelques numéros des revues Champs d’application (qui se saborde au profit de l’organisation En Lutte !) et Chroniques (1975-1977).
La conjoncture actuelle semble se caractériser par la démarcation positive, la mise en lumière des points de rapprochement. On peut même affirmer qu’émerge, sur la base des leçons tirées de l’expérience politique des pratiques militantes antérieures, un mouvement de convergence de la gauche socialiste québécoise autour du projet « socialisme et indépendance » (il faut noter qu’ici l’inversion des termes n’est pas qu’une simple nuance sémantique mais un effet politique qui postule un objectif stratégique).
L’idée que le projet alternatif de société doit intégrer conjointement socialisme ET indépendance est de plus en plus partagée, par rapport à l’ancienne tactique de l’indépendance d’abord, le socialisme ensuite.
Les dix dernières années ont été déterminantes dans l’évolution de cette analyse historique. D’une part la vague « m-l », malgré sa relative importance, n’a pas conduit à une unification populaire dans un projet de société, d’autre part la gestion sociale péquiste, avec son lot de désillusions chez les militants des syndicats et des groupes populaires, a fait en sorte que malgré son accession au pouvoir et sa réélection le PQ n’a pu imposer au peuple québécois son projet de Souveraineté-Association.
L’actuel mouvement de convergence, au sein de la gauche socialiste québécoise, cherche à lever l’obstacle historique que constituait pour le peuple québécois la traditionnelle division de l’indépendance et du socialisme, division faisant du socialisme une question séparée de l’indépendance. C’est ce postulat qui a fait que les organisations de gauche ont toutes trébuché sur la question nationale par le passé. Avec pour conséquence que ni le vieux PCC (Parti Communiste Canadien), ni le NPD (Nouveau Parti Démocratique), ni les « m-l » canadiens n’ont réussi à véritablement s’implanter au Québec et à être légitimé par les couches populaires et ouvrières québécoises. À l’inverse, le nationalisme « traditionnel » comme le nationalisme « moderne » de la Révolution tranquille et de la Souveraineté-Association n’ont jamais intégré les revendications ouvrières et populaires que pour les détourner de leurs objectifs propres, au nom de la Nation. Le peuple québécois s’est toujours tôt ou tard détaché de ces mouvements et partis politiques : c’est ce que montre la « rupture populaire » avec le duplessisme, avec la Révolution tranquille, et c’est ce qui pend au nez du PQ qui, le sachant fort bien, tente de raviver la flamme (même celle « de gauche » !) de ses adhérents par un appel à la survie de la communauté nationale.
Marcel Pepin (1926-2000), président de la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN) de 1965 à 1976, instigateur du Comité des 100 et de leur manifeste puis fondateur du Mouvement Socialiste du Québec en 1981.
La question nationale doit être abordée nécessairement et prioritairement par le point de vue des couches ouvrières et populaires : c’est le projet socialiste qui doit donner tout son sens à la revendication d’indépendance. Cette échappée interdit donc de penser une quelconque fraction de la bourgeoisie québécoise comme un allié ou d’imaginer accorder une nouvelle « chance au coureur ». Ce projet socialiste ne pourra s’élaborer qu’en solidarité avec les peuples autochtones et les travailleurs immigrés.
Mais doit-on considérer que la problématique « socialisme et indépendance » constitue le seul axe du projet alternatif ? N’y a-t-il pas d’autres composantes de réflexion et de revendications qui doivent se fusionner dans ce projet et ainsi enrichir cette alternative de société par les solidarités multiples bien qu’autonomes ? Comme nous le mentionnions plus haut, la question des femmes constitue un élément fondamental de questionnement des pratiques politiques passées. Cette attitude témoigne d’une rupture avec l’analyse dogmatique qui centre toute sa théorisation et sa stratégie autour d’une « contradiction principale » sous laquelle sont subsumées toutes les « contradictions secondaires », au fur et à mesure qu’elles surgissent ou resurgissent dans un contexte donné.
Proposer que la revue soit un instrument de débat concerne donc en premier lieu l’interrogation sur l’identification et l’articulation des axes structuraux de socialisme comme processus de rupture du capitalisme, ce qui implique une analyse historique des sociétés dites socialistes, les pays du « socialisme réel ».
Il faudra chercher à saisir la signification des pratiques politiques nouvelles, les analyser, les critiquer, en révéler les contradictions, témoigner de leur existence. Bref, faire place à la pratique sociale tout en travaillant à la théorie de cette pratique.
Le Comité de rédaction compte annoncer à l’avance la thématique de certains numéros à venir, de sorte que des dossiers puissent être montés à partir de groupes ou d’individus œuvrant dans divers champs : ainsi le numéro 9 devrait simultanément faire appel à des témoignages provenant des différents fronts de lutte (question nationale, mouvement féministe, lutte des Autochtones et des immigrants, groupes populaires, etc.) à partir de la thèse présentée ici d’un mouvement de convergence de la gauche socialiste québécoise.
Les changements annoncés dans l’éditorial du numéro 7 sont en cours. Le présent texte en témoigne de même que l’élargissement du Comité de rédaction. D’autres transformations sont à venir au niveau d’une meilleure distribution de la revue à Montréal et dans les régions du Québec.

Notes :
[1] Sur cette thèse, voir MILOT, Pierre, « Le schisme Chine-Albanie et le mouvement marxiste-léniniste canadien », in Les Cahiers du socialisme, no. 6, automne 1980.














