Nouveaux Cahiers du socialisme

Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

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Traité sur l’interdiction des armes nucléaires – À quand sa ratification par le Canada ?

27 janvier 2022, par CAP-NCS
Adopté à l’ONU le 7 juillet 2017 par 122 pays sur 193 et entré en vigueur le 22 janvier 2021, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) a jusqu’à maintenant été (…)

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Adopté à l’ONU le 7 juillet 2017 par 122 pays sur 193 et entré en vigueur le 22 janvier 2021, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) a jusqu’à maintenant été ratifié par 59 pays. Suivant le mot d’ordre des États-Unis aux pays de l’OTAN, le Canada a boycotté tout le processus et n’a ni signé ni ratifié ce Traité. En avril 2021, un sondage Nanos révélait pourtant que les trois quarts de la population canadienne – et 82 % des Québécois et des Québécoises – sont favorables à la ratification du Traité et ce même s’il faut résister à d’éventuelles pressions étasuniennes. Quand des politicien.ne.s canadiens auront-ils le courage de faire ce premier pas en vue de retirer l’épée de Damoclès nucléaire d’au-dessus de nos têtes?

Le désarmement nucléaire demeure insignifiant et le péril nucléaire entier

Depuis 1986, la diminution de 80 % du nombre total d’ogives nucléaires dans le monde, en apparence très importante, n’a aucunement réduit le risque d’annihilation de l’humanité par les armes nucléaires. On a beau avoir la capacité de détruire l’humanité 15 ou 20 fois, celle-ci ne peut disparaître qu’une fois. En effet, même une très petite fraction des quelques 13 080 armes nucléaires actuelles suffirait – par exemple dans une guerre entre l’Inde et le Pakistan – à tuer instantanément des dizaines de millions de personnes là-bas, mais aussi à provoquer des changements climatiques pour toute la planète entraînant une famine qui pourrait tuer 1 ou 2 milliards de personnes. Une guerre nucléaire totale entre les États-Unis et la Russie créerait un « hiver nucléaire » pendant une bonne dizaine d’années, conduisant à une extinction massive de la plupart des populations humaines et animales. Nous avons déjà frôlé la catastrophe à de nombreuses reprises. Nous ne pourrons toujours être chanceux. Le désarmement nucléaire est urgent!

Deux traités majeurs : le TNP et le TIAN

Le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) est entré en vigueur en 1970. Tous les États parties s’y engageaient « à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire » (notre emphase). Mais force est de constater que les puissances nucléaires n’ont jamais vraiment rempli leur engagement à désarmer et sont même présentement engagées dans la direction opposée : elles mettent toutes en œuvre des programmes de modernisation voire d’augmentation de leur arsenal et de création de nouvelles armes nucléaires et de nouveaux vecteurs pour elles.

Les cinq « États nucléaires » du TNP (États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni et France) ont adopté une rare déclaration conjointe le 3 janvier 2022. Ils y rabâchent encore que les armes nucléaires « tant qu’elles existent, doivent servir à des fins défensives, de dissuasion et de prévention de la guerre ». Et ils s’engagent à « prévenir une course aux armements qui ne profiterait à personne et nous mettrait tous en danger » alors même qu’ils y sont déjà pleinement engagés!

C’est face à cette absence de volonté flagrante que, dès 2010, un regroupement international de gouvernements, d’ONG, d’agences des Nations Unies, etc. s’est formé en vue d’en arriver à un traité rendant illégale la possession même des armes nucléaires et visant leur interdiction totale. C’est leur travail qui a abouti au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN, 2021). Malgré ses limites – aucun État nucléaire ne l’ayant signé ou ratifié – le TIAN a le mérite de réaffirmer l’urgence du désarmement nucléaire, d’offrir un cadre pour sa réalisation et de dénoncer implicitement l’absence de bonne foi des États nucléaires  concernant cet objectif vital pour l’humanité. Ces pays affichent une fin de non-recevoir face au TIAN et entendent « préserver l’autorité et la primauté » du TNP… à jamais.

Deux poids, deux mesures

Les États-Unis et l’OTAN antagonisent de plus en plus la Russie et la Chine dans une nouvelle guerre froide qui accroit les risques de l’utilisation volontaire ou accidentelle des armes nucléaires.

Il est frappant de voir – autant dans le discours des États-Unis et de l’OTAN sur le désarmement nucléaire que dans leur discours face aux menaces que représenteraient la Russie et la Chine – que les arguments sont sans possible réciprocité. Ainsi, on affirme que les armes nucléaires sont indispensables à NOTRE sécurité, mais qu’il est totalement inacceptable que d’autres pays en acquièrent. On décrète que la présence de l’armée russe à la frontière ukrainienne est menaçante. Mais qu’en est-il de la présence militaire et des grands exercices de l’OTAN aux portes de la Russie, alors même qu’on lui avait donné l’assurance, par le passé, que cela ne se produirait jamais?

Quand ce qui est bon pour nous n’est pas permis aux autres, il n’y a pas d’ordre international équitable. Il y a plutôt la loi du plus fort. Rappelons qu’au chapitre des dépenses militaires, les États-Unis, à eux seuls, sont responsables de 39 % du total mondial, presque autant que les 12 pays suivants pris ensemble dans le classement du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). Évidemment, dans leur cas, c’est pour le bien. Ce sont les armes des autres qui sont menaçantes!

L’urgence d’agir

Face à cette spirale menaçante, nous devons exiger que le Canada rompe avec la rhétorique de nouvelle guerre froide lancée par les États-Unis contre la Chine et la Russie, qu’il cesse de jeter de l’huile sur le feu par ses déclarations et ses déploiements militaires. Et pour contribuer à amoindrir le péril nucléaire, le Canada doit cesser de défendre la politique nucléaire de l’OTAN et s’engager à signer et ratifier le TIAN.

En septembre 2020, 56 anciens premiers ministres, ministres de la Défense ou des Affaires étrangères de 20 pays membres de l’OTAN (dont le Canada), du Japon et de la Corée du Sud ont appelé les dirigeants actuels de leurs pays à « faire preuve de courage et d’audace » et à signer et ratifier le TIAN. Parmi les signataires figuraient les Canadiens Jean Chrétien, Lloyd Axworthy, John Manley, Bill Graham et Jean-Jacques Blais.

Que ce soit sur l’OTAN, les armes nucléaires, la Russie ou la Chine, la politique étrangère du Canada est plus que jamais calquée sur celle des États-Unis. Trudeau, Joly et Anand signeront peut-être eux aussi une lettre « courageuse » dans une dizaine d’années… quand ils ne seront plus en position d’agir dans le sens de leur appel.

Tout comme pour l’urgence climatique, c’est à nous, citoyennes et citoyens, de faire pression sur les élu.e.s maintenant pour qu’ils posent les gestes nécessaires face au péril nucléaire.

Judith Berlyn
Martine Eloy
Raymond Legault
Suzanne Loiselle
pour le Collectif Échec à la guerre

 

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La Banque Mondiale dévoilée

27 janvier 2022, par CAP-NCS
Éric Toussaint propose un nouveau livre [1], une histoire critique de la Banque Mondiale. C’est une véritable somme et une analyse critique, forcément critique. Elle s’inscrit (…)

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Éric Toussaint propose un nouveau livre [1], une histoire critique de la Banque Mondiale. C’est une véritable somme et une analyse critique, forcément critique. Elle s’inscrit dans une activité continue et ininterrompue, scientifique et militante. Éric Toussaint est le fondateur et un des principaux animateurs du CADTM, créé en 1990 comme Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde et renommé ensuite, en 2016, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes. Il est aussi connu pour ses recherches et ses expertises qui ont été diffusées dans plus d’une vingtaine de livres, notamment Le Système dette : histoire des dettes souveraines et de leur répudiation [2], et plusieurs centaines d’articles ainsi que, dans de nombreux pays, dans l’action des comités pour l’annulation de la dette et dans les comités d’audit de la dette.

Dans une préface percutante, Gilbert Achcar souligne que les deux institutions, Banque Mondiale (BM) et Fond Monétaire International (FMI), ont surtout sévi dans les pays du Sud ce qui explique en partie la mise en tutelle et les retards de ces pays par rapport aux pays du Nord. Elles ont mis en œuvre les mesures clés de la mutation néolibérale en imposant ses grands axiomes : la privatisation des entreprises publiques ; la réduction du secteur public qui occupe une place beaucoup plus importante dans les économies du Nord ; la précarisation du travail avec encore moins de droits que pour les travailleurs du Nord ; la réduction des déficits budgétaires, et donc des dépenses sociales et des investissements publics ; le choix pour des investissements privés libérés de toute régulation publique. Le néolibéralisme pèse plus lourdement sur les pays du Sud, d’autant qu’il ne se soucie même plus de prétendre à la démocratie libérale et soutient systématiquement les dictatures. Le levier du néolibéralisme a été constitué par la dette. C’est ce qui a permis à Éric Toussaint, fondateur du CADTM, de devenir un des meilleurs connaisseurs, expert et critique de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, et un excellent pédagogue.

Le livre d’Éric Toussaint est un modèle d’expertise citoyenne. Il présente L’histoire de la BM, et du FMI à partir de la BM, des origines à 2021. Il s’appuie sur sept études de pays : Philippines (1946 à 1986) ; Turquie (1980 à 1990) ; Indonésie (1947 à 2005) ; Corée du Sud (1945 à 1978) ; Mexique (1970 à 2005) ; Équateur (1990 à 2019) ; Rwanda (1980 à 1990). Il examine au fil des chapitres la situation dans plus d’une trentaine de pays du Sud. Le livre examine les politiques de la BM sur quelques-unes des questions majeures de la situation actuelle : la crise écologique et le changement climatique ; les réactions populaires à partir du printemps arabe (2011) ; le genre et une approche féministe de la critique de la BM portée par Camille Bruneau ; les droits humains. Le livre pose en conclusion la question de l’impunité et de la justiciabilité de la BM et propose la suppression de la BM et du FMI et leur remplacement par des institutions internationales démocratiques.

Près de quatre-vingt ans d’histoire de la Banque Mondiale

L’action de la BM s’apparente à un coup d’état permanent. Elle a apporté un appui financier, technique et économique à un nombre impressionnant de dictatures, à l’apartheid et aux dépenses coloniales des puissances coloniales. Elle a aussi pesé sur l’évolution des pays qui se sont démocratisés en exigeant le remboursement des dettes passées par les dictatures et elle a imposé le néolibéralisme par l’ajustement structurel. A partir de 1989, la BM impose le « consensus de Washington » qui définit les thèses de l’école de Chicago qui a formalisé le néolibéralisme. L’agenda proclamé de ce consensus est la réduction de la pauvreté par la croissance, le libre-jeu du marché, le libre- échange, la limitation des actions économiques des pouvoirs publics.

L’action de la BM s’apparente à un coup d’état permanent. Elle a apporté un appui financier, technique et économique à un nombre impressionnant de dictatures

L’agenda caché est d’imposer le néolibéralisme par la crise de la dette et le contrôle des sociétés. Il s’agit, au nom de la libéralisation, d’imposer l’action coercitive des institutions publiques multilatérales, le groupe BM, FMI, OMC. Les pays sont piégés par la toile d’araignée tissée par le groupe de la BM et formée par ses filiales. La BM impose et finance la privatisation ; la SFI, Société Financière Internationale, investit dans les sociétés privatisées ; l’AMGI, Agence multilatérale de garantie des investissements, garantit les investissements ; le CIRDI Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, contrôle le jugement en cas de litige.

A travers l’histoire de la BM, le livre présente une histoire de l’économie mondiale après la première guerre mondiale, la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale

A travers l’histoire de la BM, le livre présente une histoire de l’économie mondiale après la première guerre mondiale, la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale. En 1931, l’Allemagne arrête le remboursement de la dette de guerre ; les européens arrêtent de rembourser la dette aux États-Unis qui réduisent leurs exportations de capitaux ; le capitalisme se grippe. Keynes souligne qu’un pays créancier doit aider les pays débiteurs à payer leurs exportations et que les dons peuvent être préférables aux prêts. Roosevelt en tire la leçon entre 1941 et 1944 ; on voit poindre la logique du plan Marshall de 1948. Les États Unis, pour protéger et favoriser leurs exportateurs, créent l’Export import Bank of Washington en 1934 et la Banque Interaméricaine en 1940. Pour que les pays remboursent, on en fait des actionnaires et les droits de vote sont calculés sur les apports ; c’est le modèle qui servira pour le FMI et la BM.

Harry White, ministre de Roosevelt est un keynésien qui prévoit deux institutions publiques fortes avec un Fonds chargé d’assurer la stabilité des taux de change en instaurant un contrôle sur les mouvements de capitaux et des subventions à l’exportation et une Banque pour fournir des capitaux et stabiliser les prix des matières premières avec ses capitaux et sa monnaie l’unitas. Les milieux financiers refusent la règlementation de la circulation des capitaux privés et leur concurrence par des capitaux publics. Le plan est revu à la baisse : pas de monnaie internationale (le bancor de Keynes ou l’unitas de White) ; la banque doit emprunter auprès des privés ; pas de stabilisation des cours des matières. La première conférence de Bretton Woods se tiendra du 1er au 22 juillet 1944 ; 44 pays y participeront. Il n’y a pas d’accord avec l’URSS qui dénonce les institutions créées comme des filiales de Wall Street.

De 1946 à 1962, la BM va aider la reconstruction de l’Europe et va aider les métropoles coloniales dans l’exploitation de leurs colonies. Elle va soutenir les pays du Nord et leurs entreprises et intervenir dans la guerre froide en contrant les Nations Unies et ses agences. Au départ, il s’agit de tirer la leçon des années 1930 en promouvant les Nations Unies et Bretton Woods.

De 1946 à 1962, la BM a aidé les métropoles coloniales dans l’exploitation de leurs colonies.

A partir de 1947, Wall Street, à laquelle la BM doit emprunter, commence à la contrôler les institutions financières internationales. La politique des prêts de la BM impose des coûts élevés pour les emprunteurs, avec des taux d’intérêt proches du marché augmentés d’une commission et des périodes de remboursement assez courtes. La BM sélectionne des projets rentables et impose des réformes économiques draconiennes. Elle oriente les investissements vers les exportations et l’argent prêté repart dans les pays du nord qui bénéficient de 96% des dépenses ; il n’y a pas eu un seul prêt pour une école avant 1962.

Le Plan Marshall de 1948 et les accords de Londres de 1953 sur la dette allemande réduisent le rôle de la BM. La dette allemande est aménagée et très fortement réduite ; elle est réglée en 1960 et les grandes entreprises allemandes sont sauvegardées. La stratégie est de construire le bloc occidental contre l’URSS et d’éviter la contagion révolutionnaire et les exemples de la Chine après 1949 et de Cuba après 1959. C’est ce qui conduit la BM à parler du sous-développement et à déclarer s’intéresser à la pauvreté, aux inégalités, à la santé, à la scolarisation.

Pour éviter une contagion révolutionnaire la BM s’est intéressée à la pauvreté, aux inégalités, à la santé, à la scolarisation

De 1960 à 1980, la BM est toujours sous l’influence et le contrôle des États-Unis qui détiennent un droit de veto de fait. L’influence des milieux d’affaires est croissante et sert de référence. La BM crée des filiales indépendantes des gouvernements. Elle s’oppose aux politiques de substitution des importations et à la satisfaction des marchés intérieurs. Elle s’oppose aux gouvernements progressistes et soutient les dictatures comme on peut le voir avec Pinochet au Chili, les colonels brésiliens, Somoza au Nicaragua, Mobutu au Zaire, Ceausescu en Roumanie, au Vietnam du Sud, à Marcos aux Philippines, à Suharto en Indonésie, au coup d’état militaire en Turquie en 1980, … Trois chapitres détaillent les politiques de la BM aux Philippines, en Turquie et en Indonésie.

De 1960 à 1973 la BM augmente les prêts parallèlement aux investissements privés. A partir du premier choc pétrolier en 1973, la BM prête en concurrence avec le privé. Après le deuxième choc pétrolier en 1979, c’est l’heure de la riposte : la hausse des taux d’intérêt et la baisse des cours des matières premières conduit au piège de l’endettement. Le transfert net sur la dette s’inverse : entre 1983 et 1991, les pays en développement remboursent plus qu’ils n’empruntent. La dette s’envole ; elle atteint 2600 milliards en 2004 dont 23% de dette multilatérale aux Institutions financières internationales, 20% de dette publique bilatérale aux États et 57% au privé. A partir de 1980 l’ajustement structurel est imposé par le FMI et la BM. La crise de la dette mexicaine illustre cette évolution.

Depuis 1980 l’ajustement structurel est imposé par le FMI et la BM

L’envolée des taux d’intérêt américains et la chute des revenus pétroliers conduit à un surendettement colossal. L’ajustement structurel se traduit par une récession, des pertes d’emplois massives, la chute pouvoir d’achat, la privatisation des entreprises, la concentration des richesses. C’est la fin des politiques progressistes mexicaines menées de la révolution de 1910 aux années 1940.

La BM devient l’huissier des créanciers, pour les banques privées, américaines et aussi européennes et japonaises. Elle va forcer à convertir les dettes privées en dettes publiques. FMI et BM fixent les règles : les créanciers agissent collectivement, les pays endettés séparément avec défense de former un front commun. Ils doivent payer obligatoirement les intérêts, il n’y a pas d’annulation ou de réduction, que des rééchelonnements et l’intégration des intérêts dans le calcul du transfert net. Ils doivent s’engager à réaliser les politiques d’austérité.

FMI et BM fixent les règles : les créanciers agissent collectivement, les pays endettés séparément avec défense de former un front commun

Le discours se durcit par rapport aux dirigeants des pays en développement. Ils doivent appliquer les plans d’austérité des programmes d’ajustement structurel. Il s’agit de disculper les institutions financières internationales et les pays du nord et de rendre responsables les dirigeants nationaux des pays du Sud. En fait, la complicité entre les banquiers du nord et les classes dirigeantes du sud se renforce. Elle passe par les fuites de capitaux, la corruption, le placement dans les paradis fiscaux auprès des mêmes banques.

Cheryl Payer [3], dès 1975, analyse les Programmes d’ajustement structurel : abolition du contrôle des changes et sur les importations ; dévaluation de la monnaie ; contrôle de l’inflation par la hausse des taux d’intérêts et des réserves de change ; contrôle du déficit public par la baisse des dépenses ; augmentation des taxes et tarifs des services publics ; abolition des subventions ; accueil des investissements étrangers.

Les résistances aux Programmes d’ajustement structurel sont très importantes. En Amérique Latine, le Consensus de Cathagène regroupe onze pays débiteurs de 1984 à 1987. En Afrique, Thomas Sankara met en avant l’annulation de la dette en 1987. En 1989-1991, la BM et le FMI triomphent avec la chute de l’URSS. Au contre-G7, qui se déroule à Paris en juillet 1989, le mot d’ordre est « dette, colonies, apartheid, ça suffat comme ci ! » ; le CADTM s’en saisira et le prolongera. Un allègement des dettes est proposé par le plan Brady en  990.

Les résistances aux Programmes d’ajustement structurel sont très importantes

Pourtant il apparaît clairement, en  995, que la crise de la dette n’est pas résolue. En 1996, la BM lance une nouvelle initiative de réduction, le PPTE, Programme pour les Pays Très Endettés. Le Ghana de Jerry Rawlings refuse de s’y associer. Les critiques contre la BM et contre les orientations néolibérales, prennent plus d’importance avec Jubilé 2000 et les manifestations à Washington et à Madrid, à l’occasion du cinquantenaire de Bretton Woods, autour du mot d’ordre « 50 ans ça suffit !». La BM doit aussi faire face à une crise interne avec le départ de son économiste en chef, Joseph Stiglitz, qui critique ses orientations. Elle est aussi interpellée par un rapport de la commission Meltzer au Sénat des États-Unis qui revendique toujours le contrôle de la BM et de ses orientations mais qui donne l’occasion à des critiques aux États-Unis de s’exprimer. La BM affiche alors un objectif d’action pour la réduction de la pauvreté. Ce qui n’empêche pas la BM d’être compromise dans le génocide au Rwanda en 1994 et d’intervenir dans les offensives contre l’Irak. Pour autant les orientations des Programmes d’ajustement structurel et du consensus de Washington restent toujours les références de la BM et du FMI comme on a pu le voir au Sri Lanka, à Haïti, en Équateur, en Tunisie et en Égypte. Le chapitre sur l’Equateur montre les avancées et les limites des résistances d’un État aux politiques du FMI et de la BM à partir de 2006 et jusqu’à un tournant en 2011 qui accepte les oukases de la BM. Éric Toussaint a participé activement aux travaux de la Commission d’audit intégral du crédit (CAIC) à Quito 2007-2008.

Face à ces critiques, dans les années 2000, le débat au sein de la BM est analysé par son économiste en chef Anna Krueger qui pointe la différence avec les années 1970. Elle évoque le choix entre poursuivre ses activités en priorité « pour » les pays pauvres ou se concentrer sur les « soft issues », les droits des femmes, l’environnement et les ongs. Elle réaffirme la poursuite de l’agenda néolibéral qui se décline avec le maintien des institutions multilatérales, le contrôle par les États-Unis, l’annulation des dettes pour les PPTE, l’attribution de dons plutôt que des prêts, la prise en charge des services par le secteur privé, la lutte contre la corruption.

La Banque Mondiale et les grandes questions stratégiques

L’histoire critique de la BM permet à Éric Toussaint, tout au long du livre de passer en revue quelques grandes questions stratégiques : le débat sur les théories du développement ; le climat et la crise écologique ; la pandémie ; les printemps arabes ; la prise en compte du genre ; les droits humains ; les rapports aux Nations Unies ; un système multilatéral alternatif.

Le livre présente une analyse des théories de la Banque Mondiale. Elles sont caractérisées de mensonges théoriques sur le développement. C’est en fait une vision conservatrice et ethnocentrique qui se réfère à une idéologie du développement.

Le livre présente une analyse des théories de la Banque Mondiale

Le projet est de s’appuyer sur l’endettement extérieur, d’attirer des investissements étrangers et d’importer des biens de consommation. Le livre passe en revue et critique différentes théories. Le modèle de Samuelson magnifie le libre-échange. Le modèle de Rostow sur les cinq étapes du développement codifie le modèle des pays occidentaux. L’insuffisance supposée de l’épargne justifie le financement extérieur. Le modèle à double déficit, épargne et devises, se traduit par la priorité aux exportations et par la dette extérieure en devises. L’effet de ruissellement affirme que les retombées positives de la croissance pour les riches finiront par bénéficier aux pauvres. Les inégalités sont supposées découler de la croissance comme le formaliserait la courbe de Kuznets. Le chapitre sur la Corée du Sud démasque le miracle revendiqué par la BM pour justifier ses orientations. Il montre que la Corée du Sud a mis en œuvre une politique opposée à celle que met en avant la BM avec une action de l’État massive, la substitution d’importations, une industrialisation initiale appuyée sur la réforme agraire, une industrie lourde. Un modèle étatiste contraire au modèle présenté comme la référence.

L’action pour le climat et la crise écologique n’apparaissent dans les déclarations de la BM que très tardivement. Le modèle de la BM est destructeur des droits humains et de l’environnement. Les projets soutenus par la BM se traduisent par la déforestation, les mégaprojets énergétiques, la destruction des protections naturelles des côtes par les mangroves, les industries extractives, l’agrobusiness, les privatisations et l’accaparement des terres, les monocultures d’exportation, le soutien des entreprises semencières.

La politique de la BM détruit les droits humains et l’environnement

Lawrence Summers, son économiste en chef, déclarera en 1991 que les pays en développement sont en réalité sous-pollués. Ce qui n’a pas empêché la Conférence de Rio pour l’environnement de confier à la BM la gestion du Fonds Mondial de protection de l’environnement. Et Anne Krueger affirmera en 2003 que la croissance se traduit forcément par une dégradation de l’environnement, l’amélioration ne pouvant intervenir que dans un deuxième temps. Le tournant est amorcé en 2006, sans aucune autocritique, à partir du rapport Stern. La prise de conscience aux États-Unis après l’ouragan Katrina, à la Nouvelle Orléans, facilite le tournant de la BM et son intérêt pour l’environnement. Elle va soutenir la Commission globale pour l’économie et le climat qui défend le capitalisme vert. Malgré la commission des barrages et la commission des industries extractives, la BM continue à mettre en œuvre son modèle productiviste. Ce qui ne l’empêche pas de s’auto-féliciter pour son action pour l’environnement ; bien que l’on voie mal de quelle action il s’agit ! Éric Toussaint propose que les dettes qui ont servi à des projets nocifs pour l’environnement, alors que la BM savaient qu’ils l’étaient, soient considérées comme des dettes odieuses et soient annulées.

Des années 2010 à la pandémie, la période est caractérisée par la quête ratée d’une nouvelle image. En 2014, le FMI dit avoir appris de la crise financière de 2008. Mais, chassez le naturel, il revient au galop ! En fait, la contraction des dépenses publiques concerne 119 pays ; ce sont toujours des programmes d’ajustement structurel qui sont mis en œuvre. En 2021 on assiste à nouvelle étape austéritaire, combinant austérité et autoritarisme ; des mesures d’austérité sont attendues dans 159 pays pour 2022. Les dépenses liées à la pandémie se traduisent par des déficits budgétaires et une dette croissante. Le programme Doing business qui devait renouveler les programmes d’ajustement structurel tout en prolongeant les orientations néolibérales est abandonné en 2021. Les politiques de santé avaient été mises à mal par l’ajustement structurel. Il n’y a eu aucune annulation des dettes pendant la pandémie. Entre mars 2020 et 2021, la BM a reçu plus de remboursements des pays en développement qu’elle n’a octroyé de dons ou de prêts.

L’incompréhension du FMI et de la BM par rapport aux printemps arabes est révélatrice. La BM n’a pas vu venir les printemps arabes et en réponse, a confirmé ses orientations. Elle n’a pas compris les révoltes contre les dictateurs, Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte, qui étaient ses favoris.

La BM n’a pas compris les révoltes contre les dictateurs, Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte, qui étaient ses favoris 

Elle affirme que la situation des couches populaires s’était améliorée et que la pauvreté et les inégalités étaient en baisse avant 2011. Elle explique les soulèvements par le mécontentement des couches moyennes alors que le Moyen Orient est une des régions les plus inégalitaires dans le monde. La BM considère que l’augmentation des inégalités est nécessaire pour le développement. On trouve même dans certains textes de la BM cette idée incroyable : « ce n’est pas l’inégalité qui est grave, c’est l’aversion pour l’inégalité ». La BM n’a pas changé d’orientation dans la région arabe. Elle préconise toujours de privatiser les entreprises publiques, de laisser jouer le marché, de rendre les jeunes plus compétitifs et les femmes plus performantes. Le CADTM avance une approche alternative qui s’appuierait sur la prise de conscience populaire, l’auto-organisation, des politiques sociales ambitieuses, plus de justice, une libération par rapport à l’oppression.

La BM prétend prendre en compte le genre. Dans un chapitre brillant, Camille Bruneau démonte cette prétention et présente une lecture éco-féministe de la dette et de la BM. Elle souligne que les enjeux de genre sont imbriqués avec des systèmes d’oppression et des rapports sociaux inégalitaires et que les actions de la BM sont contraires à toutes les perspectives d’émancipation.

Les enjeux de genre sont imbriqués avec des systèmes d’oppression et des rapports sociaux inégalitaires

Les femmes sont impactées en tant que femmes dans un système patriarcal et par l’accroissement général des inégalités ; elles subissent les impacts genrés des programmes d’ajustement structurel et des politiques de la BM. Elle souligne le travail sous payé et gratuit d’une majorité de femmes qui seraient « naturellement » vouée au travail de care (soins, soutien, services). Les femmes sont les premières concernées avec un statut marginal sur le marché du travail, les licenciements et la précarisation, la subordination du travail domestique. La dette accentue la division sexuelle et raciale du travail el les violences sexistes. Jusqu’en 1982, les femmes sont considérées comme des paysannes arriérées et des mères de trop d’enfants. A partir de 1990, on commence à mettre en avant la réduction des inégalités entre hommes et femmes. En 1995, la Conférence de Pékin met en avant les droits des femmes.

Les femmes subissent les impacts genrés des programmes d’ajustement structurel et des politiques de la BM

Pour la BM, la réduction des inégalités passe par la participation à l’économie. En 2001, la BM avance la première gender mainstreaming strategy. En 2006, on met en avant les inégalités et les discriminations de genre avec des propositions : investir dans la protection sociale, santé, éducation des filles, eau et toujours, la propriété privée et la productivité. En 2007, le gender action plan avance que l’égalité des sexes est un atout économique. En 2015, la BM parle de croissance inclusive. C’est une action de communication plus qu’une conscience féministe ; la priorité est toujours à la dette contre les dépenses sociales. Pour le FMI, les femmes sont « un des actifs les plus sous-utilisés de l’économie » ; la réponse, c’est la mise au travail salarié des femmes. Il y a eu, avec l’évolution générale, des améliorations : le recul de l’âge de la maternité, l’accès à l’école, l’égalité formelle, la formation. Mais elles ont été remises en cause par les programmes d’ajustement structurel, les politiques agricoles qui accroissent les inégalités, les projets extractivistes qui détruisent les territoires, la destruction des services publics compensés par le travail gratuit des femmes. L’accès au microcrédit a été organisé comme le droit et le devoir des femmes à s’endetter en négligeant le travail de care et le travail gratuit. La vision de l’égalité, quand elle est affichée, vise à permettre aux femmes de rivaliser sur les marchés du travail, financiers, fonciers, des produits. Elle ne concerne pas l’accès aux structures du pouvoir ou leur remise en cause et elle impacte négativement les inégalités de genre. La dette économique s’accompagne d’une dette écologique et d’une dette reproductive.

La BM et le FMI devraient respecter les droits humains. En tant qu’institutions spécialisées des Nations Unies, elles sont tenues de le faire. Et pourtant, les institutions financières internationales refusent d’être soumises aux traités internationaux et aux droits qu’ils reconnaissent. La BM prétend qu’elle doit se limiter aux considérations économiques et n’a pas à prendre en compte les droits humains. Elle avait pourtant étendu ses compétences à la corruption, au blanchiment, au terrorisme, à la gouvernance. La BM et le FMI ne reconnaissent pas les droits collectifs des populations et des individus, Elles avancent une vision néolibérale et n’ont pas de respect des droits sociaux, économiques culturels, civils et politiques. Le seul droit qu’elles reconnaissent vraiment et font passer avant tout, c’est le droit individuel à la propriété privée.

Le seul droit que BM et FMI reconnaissent vraiment et font passer avant tout, c’est le droit individuel à la propriété privée

Les programmes d’ajustement structurel ne respectent pas les droits humains. La Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies, au niveau des sous commissions Droits économiques sociaux et culturels et Droits civils et politiques ont conclu à une violation des droits humains par les programmes d’ajustement structurel. Pour la BM, il faut empêcher les États d’intervenir dans l’économie par rapport au privé.

Le livre montre dans un de ses premiers chapitres les rapports difficiles entre la BM et le FMI, d’une part, et le système des Nations Unies. Les pays en développement avaient proposé la création du Fonds Spécial de Nations Unies pour le développement économique, le Sunfed. La BM avait réagi en créant l’AID (Agence internationale pour le développement) pour proposer des prêts aux pays pauvres. Le désaccord porte toujours sur la règle des institutions internationales : un pays, une voix. L’ONU a réussi à convaincre l’OIT (Organisation Internationale du Travail), l’UNESCO, la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) d’adopter cette règle mais pas la BM et le FMI. Par ailleurs, quand on rappelle à la BM et au FMI que toute organisation internationale, sujet de droit, doit respecter le droit international et les droits humains, elles prétendent que seuls les États, leurs actionnaires par ailleurs, seraient responsables des politiques menées, même si elles leurs sont imposées par les institutions financières internationales. Pourtant, ces politiques ont des répercussions directes sur la vie et les droits fondamentaux des peuples. La Charte des Nations Unies est un traité international qui codifie les relations internationales ; la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est une obligation. La Déclaration sur le droit au développement, adoptée en 1986 par l’Assemblée Générale des Nations Unies est tout simplement ignorée. Éric Toussaint pose alors la question de l’impunité de la BM et du FMI. Il examine pourquoi porter plainte et qui peut le faire.

Le livre se termine par une ouverture : un plaidoyer pour abolir et remplacer la BM et le FMI. Ce plaidoyer commence par 32 thèses à charge pour résumer un réquisitoire d’accusation fondée. Il propose de définir une nouvelle architecture démocratique internationale et indique quelques pistes pour y parvenir. L’OMC, Organisation Mondiale du Commerce, devrait être redéfinie pour garantir la réalisation des traités internationaux fondamentaux, à commencer par la DUDH, Déclaration Universelle des Droits Humains, et les traités environnementaux. L’Organe de Règlement des Différends de l’OMC serait supprimé. La nouvelle Banque Mondiale serait largement régionalisée ; elle accorderait des prêts à bas taux d’intérêt et des dons compatibles avec les droits sociaux et environnementaux et les droits humains en privilégiant l’intérêt des peuples et pas celui des créanciers.

Le livre se termine par une ouverture : un plaidoyer pour abolir et remplacer la BM et le FMI

Le nouveau FMI assurerait la stabilité des monnaies ; il mènerait la lutte contre la spéculation, interdirait les paradis fiscaux et la fraude fiscale, contrôlerait les mouvements de capitaux. Il pourrait aussi mettre en œuvre la collecte des taxes internationales. Des fonds monétaires régionaux pourraient être créés. La définition des trois institutions financières internationales seraient réaffirmées en tant qu’institutions spécialisées des Nations Unies.

Les Nations Unies devraient aussi être réformées en donnant plus d’importance à l’Assemblée Générale et en supprimant le droit de veto et le statut de membre permanent au Conseil de sécurité. Un dispositif international de droit, un pouvoir judiciaire international, devrait compléter la Cour Internationale de La Haye et la Cour Pénale Internationale. Le droit international ne serait pas subordonné au droit des affaires. Pour assurer une transformation sociale équitable et solidaire, il faudra rejeter le modèle de développement lié au modèle de croissance productiviste. Pour cela, il faudra briser la spirale infernale de l’endettement et abolir les dettes odieuses, en se référant à la doctrine juridique de la dette odieuse définie par Alexander Sack depuis 1927. Le financement économique et social peut être assuré par des emprunts légitimes et des impôts socialement justes, sans répondre à l’endettement par la charité. Les autorités nationales démocratiques doivent pouvoir suspendre le paiement des dettes publiques et annuler les dettes illégitimes, en s’appuyant sur un audit citoyen. Pour achever la décolonisation, il faudra définir un système international de redistribution des revenus et des richesses et inventer des mécanismes de décisions sur la destination et l’utilisation des fonds. Il s’agira aussi de constituer des regroupements régionaux avec une banque régionale commune et un fonds régional monétaire commun.

Quelques prolongements

A partir du résumé du livre nous avons une histoire critique de la BM et aussi une analyse, à partir de la logique dominante représentée par la BM, de quelques-unes des grandes questions qui se posent aujourd’hui dans l’ordre international. Dans ce livre, Éric Toussaint emploie un style direct ; il s’appuie sur une expertise et une approche scientifique et ensuite tranche et propose une action vigoureuse et radicale. Il ne se réfugie pas dans des interrogations telles que « il faudrait étudier la question de la dette », il analyse la dette et puis affirme, « il faut annuler les dettes odieuses ». Je suis assez fortement d’accord avec les analyses et les conclusions d’Éric Toussaint ; je voudrais maintenant proposer quelques réflexions en complément pour nourrir le débat sur l’ordre international en mettant l’accent sur quelques questions. Il s’agit de prolongements par rapport au livre ; en me libérant de la centralité de la BM, je mettrai plus l’accent sur les débats par rapport à l’internationalisme. Je n’aborderai que quatre questions : la périodisation des quatre-vingt dernières années ; les mouvements porteurs de radicalité ; le keynésianisme dans le débat théorique et les alliances ; les alternatives du point de vue des institutions internationales.

Cette approche met l’accent sur l’importance du mouvement de décolonisation et sur ses succès

Le débat sur la périodisation permet de mettre en lumière les contradictions de l’ordre mondial. Le livre est consacré à l’histoire, critique, de la BM ; il part donc de l’évolution de la BM et du FMI et de leurs politiques. Dès le départ, il avertit de l’importance de la lutte des classes dans chaque pays et dans le monde, sans oublier la domination patriarcale. Je voudrais, en complément, resituer cette histoire de la BM dans le mouvement de la décolonisation en accordant plus d’importance à ce mouvement et à son prolongement, l’altermondialisme. Cette approche met l’accent sur l’importance du mouvement de décolonisation et sur ses succès. En fait la BM et le FMI, en tant que mandataires des pays occidentaux, n’ont pas toujours été les meneurs du jeu. Bien sûr ils ont été offensifs et n’ont pas manqué de contraindre et d’agresser les pays du Sud ; mais ils ont aussi été en partie mis sur la défensive par rapport aux avancées de la décolonisation. Sur la longue période, et malgré les difficultés et les agressions, le mouvement principal est celui de la décolonisation et de l’importance des luttes et des avancées des peuples contre la domination.

La BM et le FMI, en tant que mandataires des pays occidentaux, n’ont pas toujours été les meneurs du jeu

Sur la longue période, les luttes des peuples remettent en cause l’impérialisme et mettent en avant la revendication de libération nationale et d’indépendance. L’histoire des luttes anticoloniales est ancienne ; elle commence avec la résistance aux conquêtes coloniales.

Sur la longue période, et malgré les difficultés et les agressions, le mouvement principal est celui de la décolonisation 

Le droit à l’autodétermination des peuples est affirmé à l’issue de la première guerre mondiale. Un mouvement politique international de la décolonisation se construit. Le Congrès des Peuples d’Orient, à Bakou en 1920, propose l’alliance stratégique entre les mouvements de libération nationale et les mouvements ouvriers. Le Congrès des Peuples Opprimés, à Bruxelles en 1927, met en avant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’indépendance nationale. L’impérialisme est identifié comme le stade suprême du capitalisme. Cette alliance va ouvrir une longue période de luttes de libération, de 1920 à 1945, qui va progressivement mettre les puissances coloniales sur la défensive.

De 1944 à 1980, ce sont les pays décolonisés qui sont à l’offensive. Après la Conférence de Bretton Woods, en 1944, commence une période avec la reconstruction de l’Europe d’un côté, les soulèvements anticoloniaux, les massacres coloniaux et les premières indépendances en Afrique et en Asie de l’autre. En 1955, a lieu, à Bandung (en Indonésie) la rencontre des 29 premiers États indépendants d’Afrique et d’Asie. On y discutera de la poursuite de la décolonisation, des risques de troisième guerre mondiale et du non-alignement, des politiques de développement des nouveaux États, des débats aux Nations Unies [4]. Après Bandung, la décolonisation s’étend avec le Ghana en 1957, la Guinée en 1958, l’Algérie en 1962, les colonies portugaises en 1975, la défaite américaine au Vietnam en  975. De 1945 à 1980, la BM et le FMI sont contestés et parfois sur la défensive par les avancées des pays décolonisés, de la révolution cubaine et de l’élargissement de Bandung à la Tricontinentale et de la première phase mouvement des non-alignés en 1961. Ce mouvement continuera avec la fin de l’apartheid en 1990. La contradiction la plus forte se situe entre 1973 et 1979. En 1973, le Mouvement des Non Alignés, réuni à Alger adopte le Nouvel Ordre Économique Mondial qui sera voté aux Nations Unies en 1974. Il propose le contrôle des matières premières, le financement du développement, l’industrialisation, le contrôle des technologies, le contrôle des multinationales. Fin 1973, à la suite de la guerre entre Israël et les pays arabes, les pays du Golfe réduisent leur production. Le prix du pétrole est multiplié par quatre. En 1979, la révolution islamique en Iran se traduit par un nouveau doublement des prix. La création en 1975 du G5 qui deviendra le G7, organise la riposte : endetter les pays du Sud, imposer des plans d’ajustement structurel, mettre en place le néolibéralisme, contrôler le Sud et accentuer la crise du bloc soviétique. La réponse par les non-alignés est rendue difficile par la division entre pays pétroliers et pays non-pétroliers.

De 1980 à 1989, c’est une période d’offensive de la BM et du FMI, sous contrôle des États-Unis. Le néolibéralisme devient la doctrine dominante. Il a été expérimenté au Chili par les Chicago boys de Milton Friedman qui ont imposé la subordination totale au marché qui définit l’ajustement structurel. Il a aussi été préparé par le directoire des pays impérialistes, le G5 qui deviendra G7, qui lance la contre-offensive de l’endettement à partir de la mise en œuvre du recyclage des pétrodollars. Le mot d’ordre est : endettez-les ! Le Mouvement des non-alignés refuse, dans un premier temps, de suivre les orientations du consensus de Washington et des institutions de Bretton Woods (le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et l’Organisation Mondiale du Commerce l’OMC). Les Non Alignés sont confrontés après la chute du mur de Berlin, en 1989 à la définition même du Non Alignement. Les pays occidentaux désignent un nouvel ennemi au nom du choc des civilisations : l’Islam. Les guerres d’Afghanistan, les deux guerres d’Irak, la destruction de la Libye, les interventions israéliennes, le jeu trouble des monarchies du Golfe, vont donner du souffle au djihadisme et renforcer les discriminations contre les musulmans en Europe et aux États-Unis.

Le mouvement altermondialiste s’affirme comme le mouvement anti-systémique du néolibéralisme [5]. Dès 1980, il met en avant le refus de la dette et des plans d’ajustement structurel. Les comités contre la dette sont très actifs dans les pays du Sud, par exemple aux Philippines, au Cameroun et en Amérique Latine. En 1988, à Berlin, le Tribunal Permanent des Peuples, tribunal d’opinion qui succède au Tribunal Russell, condamne le FMI et la BM [6]. En 1989, c’est le triomphe de Bretton Woods et des États-Unis ; la chute du mur de Berlin. L’impérialisme est confronté à une nouvelle question, la redéfinition du système international qui va consolider sa victoire. Il tente de marginaliser les Nations Unies en accusant les pays du Sud de contrôler l’Assemblée Générale, il privilégie Bretton Woods autour de la BM et du FMI et complète ces institutions avec L’OMC, l’Organisation Mondiale du Commerce. De 1989 à 1999, le mouvement altermondialiste cible Bretton Woods, l’OMC et le G7. Ce sont les grandes manifestations à Berlin, Washington et Madrid autour du mot d’ordre : le droit international ne doit pas être subordonné au droit aux affaires. En 1999, l’échec de la Conférence de Seattle qui devait affirmer le rôle central de l’OMC montre les difficultés de Bretton Woods à imposer son hégémonie. C’est à Seattle que s’affirment les nouveaux mouvements qui vont constituer la base de l’altermondialisme (mouvement syndical mondial, mouvement paysan, mouvement des femmes, mouvement écologiste, mouvement de solidarité internationale).

A partir de 2000, le mouvement altermondialiste organise les Forums sociaux mondiaux en opposition, et en alternative, au Forum économique mondial de Davos. En 2008, la crise financière, constitue une nouvelle rupture dans l’évolution du néolibéralisme. Elle est suivie à partir de 2011 par des insurrections dans plusieurs dizaines de pays, ouvre une nouvelle période ; ce sont les printemps arabes, mais aussi les indignés et les « occupy ». Le néolibéralisme entame une mutation austéritaire, combinant austéritarisme et sécuritarisme. Les mouvements réactionnaires, identitaires et d’extrême droite, se renforcent en réponse aux nouvelles formes de contestation des mouvements sociaux salariés et paysans, d’émancipation féministe, écologistes, antiracistes, des peuples autochtones, des migrants. La crise de la pandémie et du climat ouvre une nouvelle crise de civilisation. Le mouvement altermondialiste est confronté à un nécessaire renouvellement. Mais, le système dominant, celui de Bretton Woods et des États-Unis est aussi interpellé dans sa prétention à définir un développement qui vise en fait le contrôle des peuples.

Croiser la stratégie de domination, toujours à l’œuvre, avec l’histoire des réponses des peuples

J’ai insisté sur cette lecture de la période parce que, en complément de l’analyse du livre qui donne une lecture très juste de l‘histoire de la BM dans sa volonté de définir l’avenir, il nous faudra croiser la stratégie de domination, toujours à l’œuvre, avec l’histoire des réponses des peuples.

La deuxième réflexion que je proposerai, en prolongement du livre, concerne les mouvements sociaux et citoyens porteurs des résistances et des nouvelles radicalités. Le mouvement altermondialiste ne se limite pas aux forums sociaux mondiaux. Il est le mouvement anti-systémique du néolibéralisme comme modèle dominant de la mondialisation capitaliste. Le livre comprend une analyse de ces mouvements par rapport à l’action de la BM et du FMI. Il faudra prolonger ces analyses en partant de l’histoire de ces mouvements et de leurs propositions. Le mouvement ouvrier, et plus largement le mouvement des salariés et de leurs syndicats, est confronté aux nouvelles formes du travail, en liaison avec l’évolution scientifique et technique. Compte tenu de son rôle fondamental, son évolution et ses mutations seront centrales ; la stratégie par rapport au travail est un élément déterminant. Le mouvement paysan a engagé une évolution considérable avec La Via Campesina. L’agriculture paysanne se révèle plus moderniste que l’agro-industrie, plus adaptée aux impératifs écologiques et porteuses de propositions stratégiques avec la souveraineté alimentaire et l’agriculture biologique. Le mouvement écologiste est porteur d’une rupture fondamentale et radicale sur la conception du développement et de la transformation des sociétés et de la planète. Le mouvement des femmes introduit un bouleversement dans les manières de penser le sexe et le genre, il est porteur d’une rupture civilisationnelle. Le mouvement des peuples autochtones et le mouvement contre le racisme prolongent le mouvement de la décolonisation. Il en est de même avec les mouvements de migrants et de solidarité avec les migrants. Tous ces mouvements doivent définir leur stratégie par rapport aux ruptures dans l’évolution et au changement de période. C’est dans cette approche que se définira un nouveau projet commun porteur d’émancipation. Cette approche permettra de prolonger et de renouveler la définition du droit au développement, présenté dans le livre et qui avait été adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1986.

Les mouvements sociaux doivent définir leur stratégie par rapport aux ruptures dans l’évolution et au changement de période

La troisième réflexion, en prolongement du livre, concerne la question de la théorie et des alliances. Je l’aborderai à travers la question du keynésianisme. Le livre analyse, à plusieurs reprises, le keynésianisme et ses contradictions dans la définition même de Bretton Woods et dans son rejet radical par le néolibéralisme [7]. Nous sommes confrontés à une situation difficile ; il s’agit de tirer les leçons de l’échec du soviétisme comme voie de construction du socialisme et de l’échec de la sociale démocratie comme projet de transformation sociale.

Tirer les leçons de l’échec du soviétisme comme voie de construction du socialisme et de l’échec de la sociale démocratie comme projet de transformation sociale

Les compromissions du keynésianisme avec le capitalisme et les États impérialistes permettent de le comprendre. Pourtant, le keynésianisme a été contradictoire, ses références à l’action publique, à l’emploi, à la monnaie, au commerce international ne sont pas inintéressantes. Certains des disciples de Keynes, comme Joan Robinson par exemple, se sont inscrits dans des démarches marxistes. Sur le plan politique aussi, Olaf Palme en Suède par exemple a démontré l’intérêt de certaines positions internationales.

Les compromissions du keynésianisme avec le capitalisme et les États impérialistes

Aujourd’hui, la question des alliances met en évidence l’intérêt des approches keynésiennes de Joseph Stiglitz ou Paul Krugman dans leurs critiques de la BM et du FMI. L’approche de Alexandria Ocasio Cortes (AOC), de Democratic Socialist of Americas et de Bernie Sanders, pour un « internationalist green new deal » montre des renouvellements possibles de la pensée keynésienne. Il s’agit d’ouvrir le débat sur les alternatives possibles au capitalisme et au néolibéralisme en approfondissant l’approche critique du keynésianisme et du soviétisme.

La quatrième réflexion, en prolongement du livre, concerne les alternatives du point de vue des institutions internationales. Les quelques pages en conclusion du livre proposent des pistes tout à fait intéressantes. La démarche est de resituer les institutions financières internationales dans le cadre des Nations Unies tout en mettant en avant la nécessaire réforme du système des Nations Unies. C’est un chantier essentiel. C’est celui du droit international et celui de l’évolution géopolitique et de la possible multipolarité. Une des pistes pour cette réforme est de s’appuyer sur les Conférences internationales qui avaient été organisées par les Nations Unies pour résister à la marginalisation recherchée par Bretton Woods et les États-Unis. Notamment la Conférence de Rio en 1992 sur environnement et développement, prolongées par les COP Climat ; la Conférence de Copenhague sur les droits sociaux, la Conférence de Pékin sur les droits des femmes, la Conférence d’Istanbul sur le logement, la ville et les collectivités locales. Se pose alors la question de la décolonisation inachevée. La première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des États, est presque achevée.

Se pose la question de la décolonisation inachevée

On a pu en mesurer l’importance, les contradictions et les limites, d’autant que le néolibéralisme peut être caractérisé comme une forme de recolonisation. La deuxième phase de la décolonisation, celle de la libération des nations et des peuples commence. Elle interroge la nature des États et de la démocratie. Nous sommes à l’articulation des deux phases de la décolonisation, celle de l’indépendance des États qui n’est pas encore achevée et celle, qui s’ouvre, de la définition des nouveaux possibles.

 

Ma recension est un peu longue parce que c’est un livre important à lire et à diffuser. Le résumé de la présentation de l’histoire de la Banque Mondiale voudrait démontrer que ce livre remarquable est une référence pour la compréhension de l’histoire économique mondiale et pour la mise en évidence des logiques des pouvoirs dominants du mode actuel et de certaines des grandes questions stratégiques qui caractérisent la période à venir. Les prolongements s’inscrivent dans l’ouverture du débat qui concerne les logiques à l’œuvre, les résistances et les alternatives nécessaires dans les luttes pour une émancipation internationaliste des peuples.

 

Gustave Massiah


[1] Éric Toussaint, Banque Mondiale, une histoire critique, Éditions Syllepse, Paris, 2021

[2] Éric Toussaint, Le Système Dette : Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Éditions Les liens qui libèrent, Paris, 2017

[3] Cheryl Payer, The Debt Trap : The International Monetary Fund and the Third World, Editions Monthly Review Press Classic Titles, New York, 1975

[4] Gustave Massiah, Bandung, un moment historique de la décolonisation, décembre 2021https://www.cadtm.org/Bandung-un-moment-historique-de-la-decolonisation

[5] Immanuel Wallerstein, Dilemmas for the Global Left, Preface to Gustave Massiah, in collaboration with Elise Massiah, Strategy for the alternative to globalization, Black Rose Books, Montreal, 2011

[6] Robert Triffin, économiste reconnu, avait assuré une défense critique du FMI, défense parce qu’il considérait que des institutions internationales sont nécessaires, mais critique par rapport aux politiques imposées par le FMI et la BM. L’acte d’accusation avait été rédigé par Gustave Massiah ; Cheryl Payer avait participé à la session, et était intervenu sur le FMI et l’Inde https://www.ritimo.fr/opac_css/index.php?lvl=notice_display&id=3881

[7] Dans la préparation de Bretton Woods, Pierre Mendès France avait proposé une monnaie – matières premières (exposé du débat avec Pierre Mendès France dans le Bulletin de liaison du cedetim n°1 – 1967)

 

Des soins ! Pas la guerre !

26 janvier 2022, par CAP-NCS
« Nous sommes en guerre » disait Emmanuel Macron en s’adressant à la nation française le 16 mars 2020. Le lendemain, Boris Johnson annonçait aux Britanniques : « Nous devons (…)

« Nous sommes en guerre » disait Emmanuel Macron en s’adressant à la nation française le 16 mars 2020. Le lendemain, Boris Johnson annonçait aux Britanniques : « Nous devons agir comme un gouvernement en temps de guerre ». Cette même journée, de ce côté-ci de l’Atlantique, Donald Trump déclarait qu’il se considérait comme un « président en temps de guerre » combattant un « ennemi invisible » qu’il nomma ostensiblement le « virus chinois ». Le 26 mars, après un battage médiatique présentant le Québec comme la province la plus touchée par la COVID-19 au Canada, c’était au tour de François Legault d’évoquer la guerre.

Pour sa part, le Premier Ministre du Québec précisa que dans cette guerre au virus, il considérait l’ensemble du peuple québécois comme son armée : « On a actuellement une espèce d’armée de 8,5 millions de personnes pour combattre le virus. Ça risque d’être la plus grande bataille de notre vie. On va en parler longtemps. Nos petits-enfants, dans 20 ans, dans 50 ans, vont se rappeler comment le peuple québécois a réussi, ensemble, à gagner la bataille ». Mais la palme d’or de la proclamation de guerre la plus originale va sans contredit au Premier Ministre du Canada, Justin Trudeau qui, dans un discours digne d’une peinture de Magritte, a déclaré solennellement : « Ceci n’est pas une guerre », pour ensuite s’empresser d’ajouter que « le combat n’en est pas moins destructeur et dangereux » avec une « ligne de front qui se trouve partout ».

Cette surenchère dans la rhétorique guerrière semble avoir inquiété le collectif Échec à la guerre et dès le mois d’avril 2020, on pouvait lire sur leur site un texte de la professeure de sociologie Susan Sered expliquant qu’il était dangereux en termes de justice et de droits de la personne d’utiliser la métaphore « faire la guerre au Coronavirus ». Sered soulignait qu’aux États-Unis, sous Reagan puis sous Clinton, la guerre contre la pauvreté s’était transformée en guerre contre les pauvres tandis que la guerre contre la drogue était devenue une guerre contre les personnes en consommant, ciblant tout particulièrement les communautés noires. Mais cette mise en garde a eu peu d’impact. Le ton était donné. Partout en Occident, la guerre au coronavirus était déclenchée et elle continue de faire rage en ce moment encore.

Pourtant, des milliers de voix provenant du milieu scientifique se sont élevées afin d’alerter les décideurs face aux dommages collatéraux liés à une stratégie se bornant à tout miser sur les nouveaux vaccins à ARN messagers proposés par Big Pharma. Mais ces personnes ont été jugées et condamnées comme des complotistes ou des antivax nuisant à l’effort de guerre. Pour plusieurs experts ayant une perspective dissidente ou pour toutes celles et ceux qui tentent d’attirer l’attention sur des angles morts, la censure et l’ostracisme sont les sentences appliquées promptement par Big Tech et les grands médias. Tout comme lors des aventures guerrières du passé, il semble que c’est la vérité qui est la première victime de la guerre contre le coronavirus.

Mais contrairement aux guerres passées, la vérité occultée dans le cas de la guerre au Coronavirus est d’une simplicité déconcertante : Quand on est aux prises avec un virus, on ne part pas en guerre. On se soigne. Et quand il s’agit de soigner, les soignants ne devraient pas céder leurs places aux politiciens, aux militaires, aux technocrates ou aux experts en modélisations épidémiologiques. Si chaque individu est traité comme une menace virologique ambulante et non comme un être humain qui a le droit d’être soigné dans sa globalité ainsi que dans le respect de son consentement libre et éclairé, si les pays sont perçus comme des bouillons de culture de variants et non comme des entités souveraines, la guerre au coronavirus est en réalité une guerre contre les peuples.

Aujourd’hui au Québec, toute personne qui veut la paix pour elle-même et pour son prochain doit donc déserter ou refuser de se laisser enrôler dans l’armée de François Legault. Face à la guerre mondiale au Coronavirus, aucune autorité ne peut nous retirer le droit d’être des objecteurs et objectrices de conscience. En prenant comme modèle les pacifistes des années soixante qui disaient « Faites l’amour, pas la guerre! », déclarons haut et fort ce que nous exigeons pour le mieux-être de l’humanité : Des soins! Pas la guerre !

Jennie-Laure Sully

« Si loin de Dieu, si près des États-Unis » : réponse aux rabais Buy-American Auto de Biden

26 janvier 2022, par CAP-NCS
Le « Build Back Better Act » récemment adopté par les États-Unis comprend une section qui cause une grande angoisse aux cosignataires américains de l’accord commercial entre (…)

Le « Build Back Better Act » récemment adopté par les États-Unis comprend une section qui cause une grande angoisse aux cosignataires américains de l’accord commercial entre les États-Unis, le Mexique et le Canada (USMCA).* Justifiée comme répondant à la crise environnementale ainsi qu’à l’emploi, la législation américaine prévoit des rabais sur les véhicules électriques vendus aux États-Unis – mais seulement si les véhicules sont également produits aux États-Unis.

Bien que cette décision soit indissociable du nationalisme américain auquel Trump a à la fois répondu et nourri, la position de Biden ne peut être réduite à un écho de «Make America Great» de Trump. Contrairement à Trump, le plan de Biden reconnaît et répond à la fois à l’environnement et à la nécessité de soutenir la syndicalisation. Quoi qu’il en soit, les progressistes canadiens eux-mêmes ont souvent fait valoir qu’il est éminemment sensé de lier les remises versées par le gouvernement à la protection et à la création d’emplois au pays.

Pourtant, compte tenu de la dépendance écrasante des industries automobiles canadienne et mexicaine vis-à-vis du marché américain, elles pourraient être dévastées par ce dernier stratagème Buy-American. Pour Chrystia Freeland, ministre des Finances et vice-première ministre du Canada, cette étape « risque de devenir l’ enjeu bilatéral dominant entre les deux pays ».

Rabais pour les véhicules électriques

Essentiellement, les remises fonctionnent comme suit. À compter de l’adoption complète du projet de loi, une subvention de 7 500 $ sera accordée aux acheteurs de véhicules électriques, peu importe où ils sont fabriqués. Mais à partir de 2027, la subvention de 7 500 $ ne s’appliquera qu’aux véhicules fabriqués aux États-Unis. Une subvention supplémentaire de 4 500 $ sera ajoutée si – dans une affirmation remarquablement concrète du soutien de Biden au travail organisé – les véhicules sont fabriqués dans des usines syndiquées. Cela porterait la subvention potentielle à 12 000 $. (Il n’est pas clair si la mesure de « syndicalisation » s’applique uniquement aux usines d’assemblage ou aux pièces qui entrent dans l’assemblage.)

Les tensions soulevées par Freeland tournent autour de la question de savoir si l’action américaine contrevient à l’accord commercial que le Canada et le Mexique ont soutenu en grande partie précisément pour empêcher les États-Unis d’agir unilatéralement. Mais beaucoup plus doit être déballé ici. Les remises sur les véhicules sont-elles le meilleur moyen d’accélérer l’abandon des combustibles fossiles ? L’électrification des véhicules est-elle aussi essentielle pour résoudre la crise environnementale que le battage médiatique le suggère ? La préservation de l’accord commercial actuel est-elle la réponse au dilemme auquel le Canada est confronté face à la politique américaine? Que peut faire le Canada si les États-Unis ne renversent pas ou ne modifient pas leur position ? Et la démarche pro-syndicale provocatrice prise par Biden est-elle sans ambiguïté positive ?

Il est possible qu’étant donné les intérêts des constructeurs automobiles américains à protéger leurs investissements canadiens récents et prévus et leurs options dans le choix des fournisseurs, les États-Unis pourraient cette fois accepter le Canada et le Mexique. Mais les tensions sont un autre rappel de notre déséquilibre de pouvoir avec les États-Unis et de notre vulnérabilité, accord commercial ou non, aux intérêts et priorités américains alors que les circonstances aux États-Unis changent économiquement ou politiquement.

Cette vulnérabilité doit-elle être acceptée pour des raisons « pratiques » ou devrions-nous, comme l’a suggéré le chroniqueur du Toronto Star Thomas Walkom , traiter cette dernière affirmation de la puissance de l’unilatéralisme américain non seulement comme une menace, mais comme une ouverture ? Pourquoi ne pas s’appuyer dessus pour commencer à atténuer notre dépendance excessive vis-à-vis des États-Unis ? Pourquoi ne pas contrer en déclarant un programme parallèle « Achetez au Canada » ?

Rabais

Il est utile de commencer la discussion menant à la question de Walkom par un examen du programme de rabais américain. Les remises gouvernementales sur les véhicules électriques ne sont pas elles-mêmes nouvelles en Amérique du Nord. En 2016, les libéraux provinciaux ont introduit un remboursement encore plus élevé de 14 000 $ en Ontario, la plus grande province du Canada et le centre de la production automobile. Cependant, à la mi-2018, lorsque les libéraux ontariens ont été remplacés par les conservateurs, cela a été annulé . Les libéraux fédéraux ont répliqué avec de nouveaux rabais en 2019 de 2 500 $ pour les hybrides, 5 000 $ pour les véhicules entièrement électriques – bien moins que le plan provincial initial. Le Québec, à 8 000 $, a actuellement le remboursement provincial le plus élevé; avec le remboursement fédéral, cela s’élève jusqu’à 13 000 $.

Quelques jours après l’adoption du plan de rabais américain et dans les premiers jours d’une prochaine élection en Ontario, les libéraux provinciaux ont emboîté le pas en proposant des rabais sur l’achat de véhicules électriques qui correspondaient à ceux du Québec. Le NPD et les Verts ont déclaré que leurs propres programmes étaient en préparation. (Les conservateurs étaient impénitents; Ford a plutôt choisi de construire plus d’autoroutes et de paver de vastes étendues d’une ceinture de verdure actuelle.)

Mais ce qui est particulièrement significatif dans ces réactions des politiciens provinciaux et fédéraux canadiens, c’est qu’aucun d’entre eux n’est allé jusqu’à présent dans la direction de Biden. Dans aucun d’entre eux, il n’y a de lien entre les remises et la question de l’investissement et de l’emploi intérieurs, encore moins la présence d’un syndicat.

Dans tous ces cas américains et canadiens, les remboursements obligatoires sont payés par le gouvernement, c’est-à-dire le contribuable, et non par les constructeurs automobiles. Il en est ainsi malgré la responsabilité première de l’industrie pour son rôle préjudiciable dans la résolution de la crise environnementale. Même maintenant, alors que GM se présente fièrement comme soucieux de l’environnement, il fait de son mieux pour vendre des camions gourmands en carburant et très rentables avant que la conversion aux véhicules électriques ne puisse plus être évitée.

Les remises se concentrent sur les incitations du marché pour le consommateur et chouchoutent les géants de l’automobile. Pourquoi ne pas plutôt, ou même en plus, s’attaquer au côté de l’offre et fixer directement des « objectifs » – fixer une date après laquelle les moteurs à combustion interne à base de combustibles fossiles seront interdits ? L’exemple pertinent ici est que le 1er janvier 1942, le War Production Board des États-Unis a émis une ordonnance présidentielle d’urgence pour interdire la production automobile dans un délai d’un mois afin que les installations et les matériaux automobiles puissent être convertis à la priorité écrasante de l’époque : la production militaire.

L’interdiction, malgré quelques grognements de la part des entreprises, a été remarquablement fluide et réussie : Staline lui-même (alors un allié des États-Unis) a noté que sans le virage américain vers la production militaire « nous aurions perdu la guerre ». Une initiative de transformation similaire ne devrait pas être, du moins techniquement , plus difficile, et probablement plus facile, aujourd’hui, compte tenu des avancées technologiques et institutionnelles depuis lors.

Si la crise environnementale est quelque part aussi grave que les scientifiques nous le disent frénétiquement, et que les inondations et les incendies ont forcé les sceptiques et les politiciens à le reconnaître de plus en plus, alors pourquoi la volonté politique ne peut-elle pas être organisée et mobilisée pour prendre les mesures décisives prises la dernière fois que la menace était proche de la menace mondiale à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui ? Pourquoi la réponse à cette urgence est-elle encore si discrète ?

Électrification

Pourtant, en discutant des remises sur les véhicules électriques, une question préalable ne peut être évitée. Dans quelle mesure l’électrification des véhicules automobiles privés est-elle la réponse pour échapper à notre trajectoire autodestructrice actuelle ? L’attention du public aux véhicules électriques est un indicateur bienvenu d’une prise de conscience croissante que « quelque chose doit être fait ». Et l’abandon du moteur à combustion interne est un pas en avant positif. Mais la contribution des véhicules électriques comme solution définitive à la crise environnementale est exagérée et reflète souvent un désir complaisant de continuer à vivre comme avant – ce qui n’est plus possible.

Les limites des véhicules électriques en termes d’autonomie et d’accès aux bornes de recharge sont susceptibles d’être dépassées. Plus inquiétant est que les batteries utilisées dans les véhicules électriques posent elles-mêmes de graves problèmes environnementaux dans l’extraction, la fabrication et le recyclage des matériaux (en particulier le lithium et le cobalt). Et si tout ce que nous faisons est de remplacer un type de voiture par un autre, sans interrompre l’expansion de notre culture automobile, alors les pressions environnementales seront encore aggravées par l’énergie utilisée dans la fabrication de ces véhicules supplémentaires.

Le problème n’est pas que les véhicules à moteur vont disparaître de nos routes, mais plutôt qu’un changement radical dans l’équilibre des transports au détriment des particuliers est devenu essentiel. La gratuité des transports en commun doit devenir aussi évidente que la gratuité des trottoirs. Nos routes devraient être de plus en plus occupées à la fois par des véhicules électriques fournissant d’autres services publics nécessaires (fourgons postaux, véhicules utilitaires, camionnettes de livraison, ambulances, minibus) et une utilisation plus durable des voitures électriques grâce au covoiturage (comme avec les stations de vélo) et aux taxis électriques de type uber pour compléter le transport en commun.

Surtout, parler de véhicules électriques ne doit pas nous détourner des enjeux sociaux plus larges posés par l’ampleur massive de la menace environnementale. Prenons seulement deux exemples : la relation entre les contraintes environnementales et les inégalités, et entre la planification environnementale et le contrôle privé sur l’investissement.

L’étendue des inégalités dans les sociétés capitalistes est elle-même un fléau. Mais les contraintes environnementales ajoutent une dimension supplémentaire. Dans le passé, les inégalités étaient atténuées par la croissance ; la croissance a tenu la promesse que tout le monde obtiendrait plus, même de manière inégale. Mais si la carte de visite du futur nécessite des limites à la croissance matérielle, la consommation excessive et le luxe des riches deviennent plus clairement exposés comme se faisant au détriment du plus grand nombre.

Les inégalités se confondent alors avec la crise environnementale, et les inégalités autrefois tolérées sont de plus en plus perçues comme intolérables. Une plus grande égalité devient une condition de toute acceptation générale des restrictions à la consommation individuelle.

De même, lorsque l’objectif de consommation individuelle prédominait, on pouvait affirmer (dans certaines limites, bien sûr) que les sociétés privées en concurrence pour les profits privés répondaient effectivement à ces désirs. Mais si le bien-être et la survie futurs nécessitent aujourd’hui un glissement significatif des biens de consommation individuels vers un poids plus important de l’égalité et des biens et services collectifs (santé, éducation, soins aux personnes âgées, transport gratuit, événements musicaux et culturels, etc.), et si, également, la prise en compte de l’ampleur de la crise environnementale nécessite une planification dans l’intérêt social, alors les droits de propriété privée des entreprises deviennent un obstacle majeur à la restructuration de la société d’une manière respectueuse de l’environnement.

Ce qui est donc contesté par les exemples ci-dessus n’est pas seulement une politique mais le capitalisme lui-même .

Acheter Canada ?

Alors que les libéraux fédéraux, renforcés par le soutien essentiel d’Unifor, doublent la mise sur l’accord commercial, il est essentiel de se faire appel à l’histoire. Au cours des années 1980 et 1990, les syndicats – et en particulier le Syndicat canadien de l’automobile – se sont battus contre de tels accords commerciaux. Ce qu’ils ont compris, mais qui semble maintenant perdu, c’est que les accords commerciaux ne visaient pas à protéger les emplois des travailleurs, mais plutôt les droits de propriété des entreprises. La « liberté » que défendaient principalement les accords de libre-échange était la liberté des entreprises d’agir dans l’intérêt de maximiser leurs profits sans tenir compte des impacts sociaux.

Ces accords ont verrouillé les droits des entreprises – les ont constitutionnalisés – afin qu’aucun futur gouvernement ne puisse les renverser. Dans le cas particulier de tels accords avec les États-Unis, les critiques ont compris l’évidence : les accords ne seraient pas, compte tenu du déséquilibre de pouvoir en faveur des États-Unis, aussi contraignants, d’autant plus que les circonstances économiques et politiques évoluaient. D’où le malaise persistant au Canada face aux accords commerciaux avec les Américains .

Les limites de l’USMCA étaient claires dès le début, alors même que les libéraux et le président d’Unifor, Jerry Dias, ont salué l’accord comme offrant aux travailleurs un nouveau niveau de sécurité . L’accord a été signé le 1er octobre 2018 ; environ six semaines plus tard, GM a annoncé brusquement que GM Oshawa, ainsi que plusieurs usines américaines, fermeraient. GM était convaincu que cela était autorisé par l’accord commercial, rappelant la promesse de GM en 2016 de maintenir Oshawa en activité au moins jusqu’en 2020 en échange de concessions et sa réclamation ultérieure – que le syndicat n’a pas légalement contestée – que la convention collective n’a pas bloqué ce mouvement. (À la mi-2019, GM est revenu sur sa décision, mais cela n’avait rien à voir avec l’ALE – c’était le résultat de l’évolution des conditions du marché et des capacités relatives dans diverses usines nord-américaines.)

Il se peut que doubler l’USMCA conduira à certains aménagements de la US Build Better Act. D’une part, l’administration Biden ne ciblait probablement pas tant le Canada et le Mexique qu’elle était absorbée par le chaos de la politique américaine et ignorait les répercussions de la loi sur ses «partenaires». De plus, les grands constructeurs automobiles américains, qui avaient récemment annoncé des investissements importants au Canada, voudront eux-mêmes protéger ces investissements et préféreront ne pas réorganiser radicalement leurs chaînes d’approvisionnement, ce qui impliquerait d’importer davantage de composants des États-Unis pour passer le seuil de valeur (probablement 50 %) pour être considéré comme « fabriqué aux États-Unis ».

Pourtant, cela ne mettrait pas fin à la vulnérabilité de l’industrie automobile canadienne ni n’empêcherait les pressions sur le Canada si nous voulions prendre des directions qui ne plaisent pas aux États-Unis. C’est ce qui rend l’appel si prémonitoire de Walkom à penser au-delà de la mendicité pour la miséricorde, et à la place, entamer une discussion sur la lutte contre la politique Buy-American avec notre propre programme canadien.

Il y a cependant un hic à une politique d’achat au Canada axée sur l’industrie automobile. Bien qu’il puisse desservir une ou peut-être deux usines d’assemblage, la réalité est que l’industrie canadienne n’est pas assez importante pour compenser la perte du marché américain de l’automobile. L’alternative est donc beaucoup plus complexe. Il serait nécessaire d’aller au-delà de l’automobile pour convertir/diversifier les machines et les compétences existantes dans le secteur à d’autres usages sociaux.

C’est là qu’intervient la prise au sérieux de l’environnement. Si la crise environnementale signifie tout transformer dans notre façon de travailler, de voyager et de vivre – tout – et que cela nécessitera toutes sortes de biens matériels, alors pourquoi n’allons-nous pas résolument planifier pour ça maintenant ? Ce n’est pas d’accords commerciaux axés sur les affaires dont nous avons besoin, mais plutôt de l’utilisation planifiée de nos compétences et de nos capacités de production pour répondre aux besoins les plus pressants auxquels nous sommes confrontés.

Comme vous ne pouvez pas planifier ce que vous ne contrôlez pas, cela signifierait un défi fondamental pour les entreprises, y compris, comme Green Jobs Oshawa l’ a soutenu de manière convaincante, en détachant des installations productives pour répondre aux besoins sociaux, et non aux profits (comme cela aurait dû se produire pendant la pandémie). L’augmentation de ce montant et l’extension de la propriété publique impliqueraient, bien sûr, des risques et des incertitudes importants. Pourtant, si la crise environnementale est vraiment une crise existentielle nécessitant des étapes inimaginables auparavant, continuer à trébucher avec le statu quo est le plus grand danger de tous.

Pro-Syndical

Enfin, qu’en est-il de l’aspect intrigant et radical des ristournes liées à la syndicalisation? En tant que geste envers les syndicats, il s’agit d’un pas impressionnant vers la légitimation de la centralité des syndicats. Offrir des rabais plus élevés pour les véhicules fabriqués par des syndicats fait valoir essentiellement que les syndicats sont un bien social qui devrait être soutenu. Le message est que la transition vers une économie verte doit également être une transition juste et, entre autres choses, cela exige la contre-voix démocratique des travailleurs par le biais de leurs syndicats.

Aucun autre président américain, premier ministre canadien ou autre chef d’État n’est jamais allé aussi loin. Au Canada, les libéraux fédéraux, qui consacrent une grande partie de leurs efforts à brandir leurs prétendues références progressistes, notamment par rapport aux États-Unis, ont signé un accord avec Amazon pour être effectivement le fournisseur de choix de l’État canadien pendant la pandémie. Contrairement à Biden, il ne leur est jamais venu à l’esprit (ou a été rejeté si c’était le cas) de prouver leur courage en conditionnant cela à l’introduction de normes de santé et de sécurité exemplaires et en ouvrant la porte à une campagne de syndicalisation sans restriction.

Il convient de noter que cette partie du projet de loi Biden ne verra peut-être toujours pas le jour (elle n’a pas encore été adoptée par le Sénat américain). Les républicains se battront contre cela, non seulement en principe, mais pour protéger les usines automobiles non syndiquées, en grande partie asiatiques et européennes, dans leurs circonscriptions. Ils seront également conscients que la présence de syndicats dans les communautés du sud des États-Unis tend à devenir une base de soutien pour le Parti démocrate. En outre, de nombreux démocrates, déjà mécontents d’une grande partie de la loi globale, seront également prêts à abandonner la clause de syndicalisation dans le cadre de nouveaux compromis dans le projet de loi.

Mais même en laissant cela de côté, nous devons également creuser plus profondément ici. La faiblesse du mouvement ouvrier américain s’étend bien au-delà de la faible densité syndicale. Après tout, ils avaient autrefois une densité syndicale plus élevée, mais cela ne les a pas empêchés de subir leurs profondes défaites. De plus, les syndicats canadiens ont deux à trois fois la densité des syndicats américains, mais les Canadiens auraient du mal à soutenir que le mouvement syndical canadien est aujourd’hui une force sociale plus dynamique et plus importante que leurs homologues américains.

Les problèmes du mouvement ouvrier américain résident dans son incapacité, au cours des dernières décennies, à se transformer à la lumière de nouvelles circonstances et de nouvelles attaques agressives contre ses institutions et ses membres. Leurs problèmes résident autant dans leur incapacité à organiser les groupes déjà organisés que dans leur intégration des usines non syndiquées.

Résoudre cela du haut vers le bas, même s’il s’agit d’un signal de soutien crucial, ne corrigera pas ce dilemme. Cela peut même retarder la réalisation des transformations nécessaires et laisser la porte plus ouverte à leur inversion, une histoire avec des précédents dans d’autres mesures favorables aux travailleurs. Et si le pouvoir potentiel que la syndicalisation apporte est compensé par un accent accru sur la compétitivité internationale – comme le fait décidément le projet de loi Biden tout au long – alors l’espace pour les gains syndicaux dans la négociation et la recherche de gains sociaux élargis sera réduit même si les institutions syndicales grandissent en taille .

Il ne s’agit pas de dénigrer le soutien de Biden aux travailleurs, mais plutôt de suggérer que le principal problème n’est pas “d’accorder” aux travailleurs un syndicat, mais de supprimer les obstacles très considérables qui empêchent les travailleurs de prendre des décisions démocratiques qui leur appartiennent sans aucune implication des entreprises . .

Mieux vaut prolonger les étapes positives du projet de loi Pro Act et faire valoir que puisque les entreprises ont accès aux travailleurs en vertu de leur rôle sur le lieu de travail, même sans réunions captives, les syndicats devraient eux aussi avoir accès à la main-d’œuvre : accès aux travailleurs qui seront impliqués dans la décision sur la syndicalisation (tout comme les partis politiques ont régulièrement accès aux listes électorales) et l’accès à un espace dans l’usine pour les réunions collectives afin d’expliquer les syndicats aux travailleurs et de répondre à leurs questions. Et si la voie syndicale est la bonne, alors pourquoi limiter cela à l’automobile? Pourquoi ne pas donner aux travailleurs partout la liberté de facto de choisir comment ils sont représentés ?

Sommaire et conclusion

L’électrification de l’industrie automobile est beaucoup dans l’air aujourd’hui. Il y a un peu plus de cent ans (1920), Lénine décrivait le communisme comme « le pouvoir soviétique plus l’électrification de tout le pays ». Ce qui est si intéressant dans cette formulation, c’est qu’elle lie à la fois le social et le technique dans l’avancée révolutionnaire. Pour nous aussi, « l’électrification » est de plus en plus présentée comme la porte d’entrée vers un nouvel avenir. Mais sans révolution à l’horizon, l’électrification tend à être réduite à une solution technique pour préserver les modes de vie et les relations de classe que, alors que la science et la nature crient désespérément, notre planète ne peut plus se permettre.

Le passage aux véhicules électriques a un rôle progressif à jouer, mais a tendance à être survendu comme la « solution » à la crise de l’environnement. En tant que tel, il nous détourne du vrai défi de ce qui doit être fait. La crise de l’environnement est inséparable du monde des inégalités obscènes, des vies d’insécurité permanente et de la mince démocratie qui laisse notre présent et notre avenir entre les mains d’entreprises privées en concurrence pour les profits. Prendre soin de l’environnement est inséparable de faire face au capitalisme.

Éviter de telles questions au nom d’être « pratique » est, à ce stade du monde, la chose la moins pratique que nous puissions faire. Fermer les yeux sur la réalité garantit plus de la même chose, et plus de la même chose signifie un désastre inévitable. Il n’y a qu’une seule alternative : penser plus grand et plus radicalement et oser risquer au nom d’un autre avenir. •

Sam Gindin a été directeur de recherche des Travailleurs canadiens de l’automobile de 1974 à 2000. Il est co-auteur (avec Leo Panitch) de The Making of Global Capitalism (Verso), et co-auteur avec Leo Panitch et Steve Maher de The Socialist Challenge Today , l’édition américaine augmentée et mise à jour (Haymarket).

Traduction André Frappier


Notes de fin

  • * La citation dans le titre est attribuée à Porfirio Diaz, président mexicain 1884-1911, « Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si proche des États-Unis.

 

Haïti : une initiative d’Ottawa pour le maintien du régime d’apartheid

25 janvier 2022, par CAP-NCS
À l’instar d’un administrateur de colonie, le gouvernement du Canada a décidé, avec l’appui de Washington et de Paris de prolonger unilatéralement le mandat du premier ministre (…)

À l’instar d’un administrateur de colonie, le gouvernement du Canada a décidé, avec l’appui de Washington et de Paris de prolonger unilatéralement le mandat du premier ministre de facto Ariel Henri. Présidée par la ministre des affaires étrangères, Mme Jolly, la réunion des ministres des affaires étrangères des pays du Core Group du 21 janvier 2022 sur Haïti a donné la preuve une fois de plus que le peuple haïtien n’a pas d’emprise sur ses gouvernants. Ils sont choisis pour exécuter une mission qui n’a rien avoir avec les aspirations de la population.

Fait d’autant plus troublant que cet appui se fait aussi dans un contexte où M. Ariel Henri est soupçonné dans le dossier de l’assassinat crapuleux de Jovenel Moise. Il refuse toujours de répondre aux questions de la justice. Malgré tout, les prétendues grandes démocraties occidentales, dont Washington, Paris et Canada, ont non seulement imposé Ariel Henri à la tête du pays mais elles continuent également à le soutenir.

L’emprise de ces pays sur Haïti est tellement importante qu’aucune décision ne peut être prise sans explicitement demander leur aval. Bien entendu, cette domination est conforme aux intérêts des dirigeants et de l’oligarchie haïtienne qui n’attendent que des miettes dans la mise à sac des ressources du pays. En soutenant un président ou premier ministre de la trempe d’Ariel Henri, le statu quo est garanti : la politique d’Henri (dans la mesure où on peut parler de politique) est de se soumettre inconditionnellement à tous les diktats des grandes ambassades.

L’objectif des pays du Core group est de reproduire le régime du PHTK, un ramassis de malfrats qui se font appeler ouvertement « bandits légaux». Essentiellement, c’est là l’objectif : renouveler cet État mafieux afin que le pays soit sans défense contre toutes formes d’incursions, politiques, financières et économiques, des puissances impériales.

Depuis 2011, le pouvoir Phtékiste se reproduit avec les mêmes mécanismes de légitimation : les grandes ambassades occidentales décident des résultats des joutes électorales, désignent un président et imposent une structure gouvernementale. Ces ambassades font passer pour légitime des pratiques autocratiques des dirigeants qui démantèlent les principales institutions et les mécanismes de contre pouvoir du pays. On se souvient de leur appui aveugle à Jovenel Moise qui s’est approprié des prérogatives du pouvoir législatif et judiciaire. Tout cela montre clairement que dans la situation actuelle du pays, la question de l’État de droit même formel n’est qu’un verbiage pour mieux dissimuler les véritables intentions de maintien d’un ordre social ancien.

Sous le patronage du Core Group, la succession de réunions internationales sur Haïti depuis le séisme de 2010 s’inscrit dans cette même perspective de mettre hors de la sphère du pouvoir le peuple haïtien. Aucun soutien même minimal n’a été donné à la lutte des mouvements sociaux haïtien pour la reddition de comptes sur la gestion des fonds Petro Caribe, de CIRH et crimes financiers des Duvalier. Un silence assourdissant accompagne aujourd’hui encore de flagrants détournements de fonds du trésor public : des hauts fonctionnaires et sbires du régime PHTK achètent des maisons luxueuses à coût de millions de dollars au Canada et aux États-Unis, pendant que le peuple gît dans la misère abjecte. Continue ainsi le processus de blanchiment de ces fonds dans l’économie des grandes villes occidentales dont Paris, Montréal, Washington, etc.

Par ailleurs, suite à l’introduction du cholera par la MINUSTAH, aucune initiative internationale n’a été prise par les grandes ambassades occidentales en appui aux familles des 10 000 morts causés par la maladie et aux 800 000 personnes infectées. Il n’y a pas non plus de solidarité de ces prétendus amis d’Haïti pour les demandes de justice de plusieurs centaines de personnes violées par les soldats de la mission de la paix de l’ONU en Haïti. Les réunions internationales sont à sens unique. Elles ne visent qu’à encourager un ordre social d’apartheid dans lequel les classes populaires sont mises hors de la sphère de la prise des décisions politiques, économiques et sociales du pays.

Face à ce constat, nous dénonçons et rejetons l’initiative hypocrite du Core Group et du Canda en particulier pour soi-disant trouver une solution à la crise haïtienne. Pour nous, il ne fait aucun doute que l’objectif de cette initiative est de paver la voie pour une plus grande exploitation du pays. Nous nous solidarisons aux classes populaires et l’ensemble des groupes opprimés à reprendre la mobilisation contre le régime des bandits légaux (PHTK), la bourgeoisie haïtienne et leurs alliés internationaux. La solution à la crise haïtienne ne viendra pas des anciennes puissances coloniales qui ne parviennent pas à se défaire de leurs reflexes de colons. Elle ne viendra pas non plus des initiatives qui sont à la merci des grandes ambassades occidentales. Elle viendra de la lutte continue des classes ouvrières et des autres groupes opprimés contre le statu quo.

C’est pour cette lutte que nous devrons construire notre solidarité !

Pour authentification,

Par le Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’occupation d’Haïti (REHMONCO)

Renel Exentus

Frank Joseph

Montréal, le 24 janvier 2022

 

Les écoféminismes : une politique de classe pour les 99%

L’écoféminisme : une politique de classe pour les 99%

25 janvier 2022, par CAP-NCS
Manifestation pour la COP26 à Amsterdam. Bas van Est   Combien de fois avez-vous entendu parler de l’écoféminisme ? Peut-être que je serais incapable de mettre un chiffre (…)

Les écoféminismes : une politique de classe pour les 99%

Manifestation pour la COP26 à Amsterdam. Bas van Est

 

Combien de fois avez-vous entendu parler de l’écoféminisme ? Peut-être que je serais incapable de mettre un chiffre qui se rapproche d’une réalité commune, peut-être que je me suis perdue plus d’une fois en essayant d’expliquer ce que signifie parler de l’écoféminisme en général et ce que signifie en parler à partir de coordonnées anticapitalistes.

Les écoféminismes sont un espace de rencontre, où convergent courants de pensée, analyses théoriques, propositions politiques et divers mouvements sociaux. La somme de ces approches façonne un corps politique-théorique-pratique pluriel aux voix et sujets multiples qui propose de nouvelles formes d’organisation et apporte des lectures critiques sur la réalité qui nous traverse. Et s’il y a une chose que nous avons toutes apprise en lisant les écoféminismes, c’est que, ce corps divers et pluriel, ses regards sont nés de la contestation d’un système brutal, capitaliste, génocidaire, colonial et hétéropatriarcal 1/, qui est produit et reproduit sur la base de la domination, de l’exploitation et de la dépossession. Face aux multiples manières de répondre à ce défi, certaines d’entre nous pensent le faire à partir du marxisme, de la posture de féministes écosocialistes révolutionnaires, de la volonté d’articuler un écoféminisme matérialiste, décolonial et internationaliste qui permette d’articuler une politique de classe pour les 99%.

Ces lignes qui suivent recueillent des idées, des débats et des réflexions partagés dans les sphères académiques, politiques et militantes, le résultat de vouloir élargir la discussion, de vouloir la socialiser, conscients qu’ils partent d’une pensée située et territorialisée dans le Nord Global, qui change et évolue.

1. L’écoféminisme matérialiste contre le capitalocène

“Les écoféministes expliquent les liens historiques, matériels et idéologiques entre l’assujettissement des femmes et la domination de la nature.” Par cette phrase, Christelle Terreblanche commence à définir l’écoféminisme dans Pluriverse : A Post-Development Dictionary (2019) 2/ et génère un cadre de discussion clé : pourquoi parle-t-on de liens historiques, matériels et idéologiques ?

L’élaboration d’une proposition écoféministe matérialiste ne se fait pas dans un espace vide. Notre espace de débat est médiatisé par la constitution d’un courant dominant vert dans l’imaginaire collectif qui, loin d’être un élément révolutionnaire et transformateur, a signifié de nouvelles formes d’énonciation et d’accumulation du capital.

L’hypothèse du « vert » ne s’est pas traduite par des propositions pour un véritable verdissement de l’économie, la reconnaissance des limites biophysiques ou la valorisation de ces œuvres de durabilité de la vie. Elle a laissé place à des processus de marchandisation du vert et à la génération de nouveaux espaces d’accumulation, de nouvelles bulles spéculatives sur la nature, la biodiversité et le climat. L’extraction des bénéfices des catastrophes naturelles et sanitaires, de la réduction des réserves d’eau et de l’extinction des espèces, par l’émission de dettes et la consolidation de nouveaux marchés transnationaux illustre parfaitement ce processus. 3/

Dans le même temps, elle a favorisé une dépolitisation de la question environnementale à travers l’hégémonisation du récit anthropocène et la construction d’un capitalisme vert. D’une part, la consolidation du discours de l’Anthropocène dans le sens commun 4/ s’est cristallisée dans la conception d’un nous abstrait et totalisant responsable de la crise socio-écologique, cachant tous ceux qui ne sont pas privilégiés, déshumanisés et invisibles qui ont activement opposé à la destruction de la nature. Ainsi, un discours culpabilisant est généré devant un sujet global, anhistorique et de nature destructrice – l’humanité .– qui pollue tous les territoires de la même manière, qui privatise, cannibalise, exploite, détruit et inévitablement effondre le système foncier. Et d’autre part, la construction d’un capitalisme vert certifie l’entrée de la question environnementale comme marchandise et sa résolution est proposée en termes de laisser-faire du capital. La reconnaissance par le capital du problème du changement climatique n’implique pas une internalisation de ses externalités, encore moins qu’il devienne durable : cela signifie que les sociétés transnationales et les organisations financières voient la nécessité d’investir dans l’adaptation et/ou l’atténuation du changement climatique comme de nouveaux espaces d’accumulation. Dès lors, l’action se limite à tout ce qui ne remet pas en cause la racine du modèle  sans planification ni priorisation des besoins, ni questionnement des impacts sur les organismes, les communautés et les écosystèmes.

Ainsi, les écoféminismes matérialistes se construisent à partir de l’altérité. Ils sont construits en rendant visible que la crise socio-écologique, que les crises qui nous entourent, ont une racine historique, qu’elles sont le résultat de décisions politiques et de relations matérielles – et symboliques – inégales, et que celles-ci se sont produites dans un système hiérarchisé de sens. Un système qui polarise les différences entre les sujets et les pose comme des séparations naturelles et irréconciliables qui correspondent directement et naturalisent les oppressions de genre, de classe, de race et de nature, respectivement. 5/ Dès lors, les logiques de domination, d’exploitation et de dépossession des corps et de la nature répondent à un idéal performatif : un sujet autonome en possession de la raison – en termes de science, de technologie et de droit – et des moyens de production, avec les outils desquels il a le droit pour extraire le travail et la valeur de ce qu’il définit comme altérité.

Les écoféminismes matérialistes s’articulent face à une histoire sociale, politique, économique et culturelle inégale et violente. Les écoféminismes matérialistes sont une politique émancipatrice, une proposition pour les 99%, pour ceux qui soutiennent le monde.

2. Corps et sujets : qui promeut la transition ?

Si la définition du sujet révolutionnaire et de la classe a été et est une de ces discussions sans fin au sein de la praxis-théorie marxiste ; dans les féminismes, on observe un processus similaire dans la définition du sujet émancipateur et la compréhension de l’expérience incarnée, du corps. Ces débats se reproduisent et se complexifient, tentant de répondre à la question de savoir quels sujets vont favoriser la transition –ou les transitions–. Mais, en quels termes se déroule le débat ?

Les points de vue écoféministes sur la notion de travail sont au cœur du débat. À partir d’une analyse historique de la division sexuelle, raciale et transnationale du travail, Plumwood in Feminism and the Mastery of Nature(1993) ont mis en évidence l’association du travail comme celui conçu exclusivement comme productif, avec des valeurs de sociabilité et de promotion de la culture du sujet autonome et autosuffisant, celui qui se déroulait hors du domicile, dans les usines et les bureaux. Ces tâches invisibles de fourniture de bien-être, de reproduction sociale et de durabilité de la vie sont comprises comme moins que le travail, les naturalisant, les rendant précaires, les transformant en quelque chose de plus facilement appropriable. Ainsi, il a proposé de travailler à partir du postulat de la propriété et de la perception de devenir une marchandise dans le oui d’un circuit économique mondialisé.

Cette lecture conduit la théoricienne écoféministe Ariel Salleh à défendre la nécessité de situer le travail invisible de la reproduction comme un front de bataille au sein d’une politique économique écoféministe. A travers le concept de classe méta-industrielle 6/ elle cherche à reconnaître une classe sans nom, à ceux qui réalisent un travail qui a une médiation directe avec les cycles humains et naturels et qui, dans leur développement, assurent le maintien des conditions nécessaires pour maintenir la vie. C’est une classe ouvrière, de corps colonisés et subalternisés ; qui se construit à partir de l’altérité de ne pas être industriel, d’effectuer des tâches de soins et de subsistance, et de la constante contradiction structurelle d’être une ressourceindispensable sans condition reconnue de sujet politique. 7/ Ainsi, au sein de la classe méta-industrielle, on retrouve des corps féminisés, LGBTIQ+ ; organismes communautaires, ruraux, paysans, autochtones et racisés; sujets qui, par leur action, refroidissent la terre.

Stefania Barca dans Forces of Reproduction (2020) 8/ soulève quels sont les sujets clés qui montrent les contradictions du système, qui habitent ses marges et le rejettent à travers leurs pratiques quotidiennes et leurs formes d’existence. Ces sujets, qu’il appelle les forces de reproduction , sont des corps racisés, féminisés, queer ., salariés et non salariés, qui accomplissent des tâches humaines et non humaines qui, avec leur agence matérielle, maintiennent le monde en vie. Ce sont des sujets invisibles pour le système et oubliés de l’histoire, des sujets en construction du fait de la confluence des luttes (trans)féministes, indigènes, paysannes, syndicales, de défense des biens communs, de justice environnementale et de lutte contre la dette, et de toutes ces luttes pour la dignité de « vivre des vies dignes d’être vécues ».

Dans la reconnaissance de ces classes et des divers corps qui les composent, un espace de travail commun est donné : le travail de soin, de reproduction et de durabilité de la vie est compris comme travail, comme travail qui produit une valeur métabolique nécessaire et qui est climat de travail .

3. Entre reconnaissance et redistribution écoféministe : la question du sujet

Bref, si on aborde la question du sujet depuis l’écoféminisme on se retrouve dans un débat ouvert. Un débat qui se déroule à partir de positions théorico-académiques, d’expériences de lutte locales mais aussi mondiales, et des nouveaux espaces où se développe le conflit capital-vie. Ainsi, la discussion est donnée et devant les réflexions soulevées par des auteurs comme Salleh et Barca, on peut problématiser la construction du sujet : est-il juste d’assimiler la nécessité de rendre visibles les œuvres de reproduction et les corps qui les développent à la constitution du sujet ?révolutionnaire ?

Ce serait une erreur de considérer comme anecdotique la nécessité de reconnaître tout le travail de reproduction sociale et de durabilité de la vie qui s’opère dans notre métabolisme socio-écologique, ainsi que la volonté de rendre visible les corps qui les réalisent. Ainsi, il est nécessaire de faire connaître les organismes qui rendent possible la production agro-alimentaire, la pêche et la récolte, les travaux domestiques et de soins, les travaux de soins agroforestiers et forestiers, les tâches de nettoyage et d’assainissement des biens communs – naturels et urbains -, et qui portent les tâches fondamentales de fourniture de bien-être communautaire telles que l’éducation, les soins de santé, la collecte des déchets, etc. ; comprendre qu’il s’agit de formes essentielles de travail reproductif pour le développement de la vie humaine dans un contexte interdépendant et éco-dépendant. Et oui, comme le recueille Barca dans son approche, ce sont des tâches humaines et non humaines, d’où la nécessité de reconnaître et de rendre visibles les processus fondamentaux que des milliers d’espèces effectuent pour le maintien et la durabilité de nos écosystèmes. La question de la reconnaissance n’est pas mineure, c’est une large reconnaissance intra-espèce mais aussi inter-espèces ; mais la reconnaissance dérivée de l’accomplissement de ces tâches ne constitue pas le sujet révolutionnaire.

Nous concevons que le sujet se construit dans la lutte des classes, il se construit à travers l’auto-organisation pour l’émancipation ; Elle n’est pas donnée seulement par le développement d’un rôle historique et stratégique au sein de la structure, mais par la dispute politique collective qui se produit à partir de ce lieu. Ainsi, le rôle de la reconnaissance dans la conception du sujet est important mais il n’est pas déterminant et, au risque de commettre un androcentrisme, il peut dépasser les réalités qui interviennent dans la lutte des classes.

Un autre axe de problématisation que nous pouvons trouver est la caractérisation du sujet. Les propositions de classe formulées par Salleh et Barca découlent d’une révision historique des formes d’organisation et des relations de pouvoir, reconnaissant, rendant visible et valorisant tout ce qui devient altérité. Ainsi, tant la classe méta-industrielle que les forces de reproduction se configurent autour de l’altérité, s’appuyant sur des sujets aux caractéristiques spécifiques et conférant à ces caractéristiques un potentiel révolutionnaire et transformateur en soi .. Mais, si l’on observe que la composition du sujet révolutionnaire aujourd’hui est formée par une diversité de corps racisés, féminisés, paysans, indigènes, salariés et non salariés, entre autres caractéristiques, ceux-ci ne sont pas en eux-mêmes constitutifs du sujet.

Nous ne partons pas de vues essentialistes ou mécanistes : si le sujet se construit dans la lutte, c’est en elle que nous observons et observerons les caractéristiques du sujet révolutionnaire ; étant conscient que nous pouvons constater que tous les corps n’y répondent pas. Par conséquent, la caractérisation du sujet n’est pas stable et ne répond pas intrinsèquement à ce qui est considéré comme une altérité : il est en mouvement, en constante évolution dans les espaces de la lutte des classes.

En proposant l’écoféminisme comme une politique de classe pour les 99%, au lieu de définir un nouveau sujet, nous soulignons comment, à partir des coordonnées écoféministes matérialistes, nous avons la capacité d’étendre le sujet de classe au-delà des secteurs des travailleuses. Cela acquiert une importance particulière à une époque comme celle d’aujourd’hui où, comme le décrit Tithi Bhattacharya (2019), la production de la vie génère de plus en plus de conflits face aux impératifs de production du capital. C’est pour cette raison que les organismes qui accomplissent les tâches de reproduction sociale et de durabilité de la vie sont placés dans une position stratégique de lutte révolutionnaire. C’est à ce point que les lectures écoféministes matérialistes élargissent le regard sur le sujet ; et c’est à partir de là,

Joana Bregolat  fait partie de la zone d’écosocialisme d’Anticapitalistas.


Notes

1/ Martí, J. (2020, septembre). Entretien avec Maristella Svampa et Marta Pascual. Pluriel. Viento Sur , 171. https://vientosur.info/los-ecofeminismos-se-enfrentan-a-una-forma-de-do-que-violent-los-bodies-las-personas-y-la-tierra/

2/ Terrerblanche, C. (2019). « Écoféminisme ». Dans : Kothari, A., Salleh, A., Escobar, A. Demaria, F., et Acosta, A. (eds.). Plurivers. Un dictionnaire post-développement . New Delhi: Tulika Books, 163-166.

3/ Bregolat, J. (2021). Où est la justice mondiale dans les accords verts ? Propositions de pactes verts mondiaux et internationalistes. Barcelone : Observatori del Deute en la Globalització. https://odg.cat/en/publication/where-is-global-justice-in-the-green-pacts/

4/ Goodman, J. et Salleh, A. (2013). L’« économie verte » : hégémonie et contre-hégémonie de classe. Mondialisations, 10(3), 411-424.

5/ Plumwood, V. (1993). Féminisme et maîtrise de la nature . Londres : Routledge.

6/ Salleh, A. (2017 [1997]). L’écoféminisme comme politique : la nature, Marx et le postmoderne. Londres : ZedBooks.

7/   Salleh, A. (2000). La classe méta-industrielle et pourquoi nous en avons besoin, Democracy & Nature, 6(1), 27-36.

8/ Barça, S. (2020). Force de reproduction. Notes pour un anthropocène contre-hégémonique (Éléments en humanités environnementales). Cambridge : Cambridge University Press.

 

 

 

 

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Culture et communications : lutte à la précarité et assainissement des milieux de travail, au cœur de priorités syndicales

24 janvier 2022, par CAP-NCS
Le 25e Congrès de la Fédération de la culture et des communications (FNCC–CSN) s’est terminé vendredi le 21 janvier, au terme de quatre journées de débats et d’ateliers portant (…)

2022_01_21_FNCC_CSN

Le 25e Congrès de la Fédération de la culture et des communications (FNCC–CSN) s’est terminé vendredi le 21 janvier, au terme de quatre journées de débats et d’ateliers portant sur les principaux enjeux en matière de relations de travail, de financement et d’encadrement législatif du secteur des médias, de l’information et de la culture.

Les travaux effectués par les congressistes ont permis de mettre au jour de nombreux facteurs contribuant à la précarisation des conditions de travail du secteur de l’information et de la culture : des encadrements législatifs déficients, notamment à l’endroit des travailleurs autonomes et du statut de l’artiste, la déstabilisation des productions culturelles et médiatiques par les géants du Web et les transformations entraînées par le recours intensif au télétravail. La cyberintimidation dans le milieu journalistique et les cultures de gestion contribuant aux environnements de travail malsains ont également retenu l’attention des représentantes et représentants syndicaux.

Ceux-ci ont par ailleurs salué les nombreux combats menés par les syndicats de la fédération au cours des trois dernières années. L’instauration d’un crédit d’impôt sur la masse salariale des salles de nouvelles devra être maintenue et renforcée. Le sauvetage du Soleil, du Droit, de la Tribune, du Nouvelliste, de la Voix de l’Est et du Quotidien du Saguenay par la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i), mise sur pied par les syndicats de la fédération, aura contribué à freiner l’érosion de l’information dans les régions du Québec.

« Au cours des dernières années, ce sont les travailleuses et les travailleurs que nous représentons qui ont été les premiers à identifier les menaces à notre environnement journalistique, médiatique et culturel, a rappelé la présidente de la fédération, Annick Charette. Ce sont ces personnes qui ont su faire preuve de courage, d’imagination et d’une très grande solidarité pour stabiliser la situation. Notre action doit se poursuivre afin de protéger nos droits en matière de travail et d’assainir nos milieux de travail, trop souvent soumis à des dynamiques malsaines en matière d’organisation du travail. »

Nouveau comité exécutif
Les congressistes ont reporté à la présidence de la fédération Annick Charette, qui en assumait l’intérim depuis l’été dernier. Annick Charette provient du Syndicat général des employé-es de Télé-Québec. Elle sera épaulée de Stéphane-Billy Gousse, issu du Syndicat des employé-es de bureau du Soleil et élu au poste de secrétariat général et trésorerie. Aux postes de vice-présidence ont été élus Karine Tremblay, du Syndicat des employé-es de La Tribune, ainsi que Pierre Tousignant et Josianne Létourneau, tous deux du Syndicat des travailleuses et travailleurs de Radio-Canada.

Plus d’une centaine de participantes et de participants ont pris part, en format virtuel depuis mardi, au 25e Congrès de la Fédération nationale des communications et de la culture, affiliée à la CSN.

 

Le vaccin cubain pourrait permettre de sauver des millions de vies

24 janvier 2022, par CAP-NCS
Une grande partie de la couverture médiatique à propos de Cuba la semaine dernière s’est concentrée sur les manifestations anti-gouvernementales qui n’ont pas eu lieu. On a (…)

Une grande partie de la couverture médiatique à propos de Cuba la semaine dernière s’est concentrée sur les manifestations anti-gouvernementales qui n’ont pas eu lieu. On a accordé beaucoup moins d’attention à un événement qui pourrait avoir un énorme impact mondial : la campagne de vaccination de l’île.

Après douze mois difficiles, au cours desquels une réouverture trop hâtive a entraîné une recrudescence de la pandémie, un pic des décès et une fermeture paralysante du pays, le succès du programme de vaccination a permis de renverser le cours de la pandémie dans le pays. Cuba est désormais l’un des rares pays à faible revenu à avoir non seulement vacciné la majorité de sa population, mais aussi le seul à l’avoir fait avec un vaccin qu’elle a développé elle-même.

Cette saga laisse entrevoir une issue possible pour les pays en développement, qui continuent de lutter contre la pandémie dans un contexte d’apartheid vaccinal imposé par les économies capitalistes. Elle prouve également, de manière plus générale, le potentiel d’une science médicale qui ne répond pas au profit privé.

Le pari le plus sûr

Selon l’université Johns Hopkins, à l’heure où nous écrivons ces lignes, Cuba a entièrement vacciné 78 % de sa population, ce qui la place au neuvième rang mondial, devant des pays riches comme le Danemark, la Chine et l’Australie (les États-Unis, avec un peu moins de 60 % de leur population vaccinée, se classent au cinquante-sixième rang). Le retournement de situation depuis le début de la campagne de vaccination, en mai, a permis de redresser la situation du pays face au double choc de la pandémie et de l’intensification du blocus étatsunien.

Après un pic de près de dix mille infections et de près de cent décès par jour, ces deux chiffres sont désormais en chute libre. À la fin du mois dernier, 100 % des Cubain.e.s avaient reçu au moins une dose de vaccin. Le 15 novembre, le pays a rouvert ses frontières au tourisme, qui représente environ 10% de ses revenus économiques et les écoles ont récemment rouvert leurs portes. Cuba fait donc figure d’exception parmi les pays à faible revenu, qui n’ont vacciné que 2,8 % de leur population. Cette situation est due en grande partie à la thésaurisation des vaccins par les pays développés et au maintien zélé des monopoles de brevets, qui empêchent les pays plus pauvres de développer des versions génériques des vaccins qui ont été produits grâce à des fonds publics.

La décision de Cuba de mettre au point ses propres vaccins, dont deux, Abdala, qui tire son nom d’un poème écrit par un héros de l’indépendance et Soberana 2, qui signifie « souverain » en espagnol, ont été officiellement approuvés en juillet et août, a été déterminante à cet égard. Selon Vicente Vérez Bencomo, directeur de renommée internationale de l’Institut Finlay, spécialisé dans la recherche sur les vaccins, le pays a fait un « pari sûr » en décidant de ne pas accélérer le processus de développement du vaccin. De cette manière, Cuba a non seulement réussi à éviter de dépendre d’alliés plus importants comme la Russie et la Chine, mais a également garanti la possibilité d’ajouter un nouveau produit à ses exportations dans une époque d’énorme adversité économique.

Ces efforts sont déjà en cours. Le Vietnam, dont seulement 39 % de la population est entièrement vaccinée, a signé un accord avec Cuba pour l’achat de 5 millions de doses et son allié communiste a récemment expédié le premier lot de 1 million de doses, dont 150 000 sous forme de dons. Le Venezuela (avec 32 % de la population entièrement vaccinée) a également accepté d’acheter un lot du vaccin à trois doses pour l’équivalent de 12 millions de dollars et a récemment commencé à l’administrer, tandis que l’Iran (51 %) et le Nigeria (1,6 %) ont accepté de s’associer au pays pour développer leurs propres vaccins. La Syrie (4,2 %) a récemment discuté avec des responsables cubains de la possibilité de faire de même.

Les deux vaccins font partie d’une série de cinq vaccins contre le COVID que Cuba développe actuellement. Il s’agit notamment d’un vaccin nasal unique, qui fait actuellement l’objet d’essais cliniques de phase II et qui, selon l’un des scientifiques dirigeant la recherche, s’il s’avère sûr et efficace, serait très utile, la cavité nasale étant la principale voie d’entrée du virus dans l’organisme. Dans le même paquet se trouve un vaccin de rappel spécialement conçu pour les personnes déjà vaccinées avec d’autres vaccins et qui a récemment été testé sur des touristes italien.nes., Cuba a annoncé en septembre avoir entamé les démarches pour d’obtenir l’approbation de l’Organisation Mondiale de la Santé pour ses vaccins qui ouvrirait la voie à leur adoption généralisée.

Un vaccin différent

Selon Helen Yaffe, maître de conférences en histoire économique et sociale à l’université de Glasgow, outre leur pays d’origine, plusieurs caractéristiques des vaccins cubains les rendent uniques. Tout d’abord, il y a la décision de Cuba d’opter pour un vaccin protéique plus traditionnel plutôt que pour la technologie plus expérimentale de l’ARNm utilisée pour les vaccins COVID qui nous est maintenant familière et qui était en cours de développement depuis des décennies avant que le début de la pandémie ne permette sa percée.

De ce fait, le vaccin cubain peut être conservé au réfrigérateur ou même à température ambiante, contrairement aux températures subpolaires requises pour stocker le vaccin Pfizer ou aux températures négatives qu’exige le vaccin Moderna. « Dans les pays du Sud, où une grande partie de la population n’a pas accès à l’électricité, la réfrigération constitue un obstacle technologique supplémentaire » explique Helen Yaffe.

De plus, la technologie de l’ARNm, n’ayant jamais été utilisée sur des enfants auparavant, cela a entraîné un décalage considérable entre la vaccination des adultes et celle des enfants dans le monde développé (les vaccins pour les enfants de moins de cinq ans sont encore en cours de développement). En revanche, Cuba a cherché dès le départ à créer un vaccin que les enfants pourraient prendre. Depuis le mois de novembre, plus de 80 % de la population de l’île âgée de deux à dix-huit ans est complètement vaccinée.

Alors qu’environ deux tiers des enfants sont déscolarisés en Amérique latine et dans les Caraïbes depuis septembre, Cuba a rouvert ses salles de classe. Gloria La Riva, militante et journaliste indépendante qui a visité Cuba tout au long de l’année et qui se trouve à La Havane depuis la mi-octobre, a décrit la scène qui s’est déroulée à la Ciudad Escolar 26 de Julio alors que les parents et les grands-parents étaient venus assister à la réouverture de l’école :

« C’est un événement très important pour les familles », dit-elle. « Tout le monde ressent une énorme fierté ».

Le pouvoir de la médecine à but non lucratif  

Il y a un autre facteur important qui rend le vaccin cubain spécial. « Le vaccin cubain est entièrement produit par le secteur public de la biotechnologie », explique Helen Yaffe.

Alors qu’aux États-Unis et dans d’autres pays développés, les médicaments qui sauvent des vies sont le fruit d’investissements publics, cela ne signifie pas que des entreprises privées n’en tirent pas profit et n’en contrôlent pas la distribution. Mais le secteur cubain de la biotechnologie est entièrement détenu et financé par des fonds publics. Cela signifie que Cuba a réussi la démarchandisation d’une ressource humaine vitale : la direction politique exactement opposée à celle que nous avons connue au cours de ces quatre dernières décennies de néolibéralisme.

Cuba a investi des milliards de dollars dans la création d’une industrie nationale de la biotechnologie, surtout depuis les années 1980, lorsqu’elle a dû renforcer ce secteur en raison d’une épidémie de dengue et de nouvelles sanctions économiques imposées par Ronald Reagan.  Malgré un blocus écrasant des États-Unis, responsables d’un tiers de la production pharmaceutique mondiale, le secteur biotechnologique cubain a réussi à prospérer : il produit près de 70 % des quelque huit cents médicaments consommés par les Cubain.e.s et huit des onze vaccins du programme national d’immunisation du pays ; il exporte des centaines de millions de vaccins par an dont les revenus sont ensuite réinvestis dans le secteur.

« Tous les vaccins issus de l’innovation scientifique sont très chers et sont économiquement inaccessibles au pays », a récemment déclaré M. Vérez Bencomo à propos de la décision de Cuba de développer ses propres vaccins.

Ce secteur jouit d’une renommée internationale. Cuba a remporté dix médailles d’or de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) des Nations Unies pour avoir, entre autres, mis au point le premier vaccin au monde contre la méningite B en 1989. En 2015, Cuba est devenu le premier pays à éliminer la transmission du VIH et de la syphilis de la mère à l’enfant, grâce à ses médicaments rétroviraux et à son robuste système de santé publique.

En ce sens, Cuba a pu faire l’impensable : développer son propre vaccin et surpasser la plupart des pays développés dans la lutte contre la pandémie et ce, malgré sa taille, ses faibles revenus et la politique d’asphyxie économique menée par un gouvernement hostile situé au large de ses côtes. Les campagnes de solidarité internationale ont également été cruciales. Lorsque le blocus américain a entraîné une pénurie de seringues sur l’île, mettant en péril sa campagne de vaccination, des groupes de solidarité des États-Unis ont envoyé 6 millions de seringues à Cuba, le gouvernement mexicain en a envoyé 800 000 de plus et plus de 100 000 supplémentaires ont été envoyées par la Chine.

 Une source d’espoir

Pourtant, les perspectives sont incertaines. L’utilisation des vaccins au Venezuela a suscité des objections de la part des syndicats de pédiatres et des autorités médicales et scientifiques du pays qui utilisent le même argument que d’autres critiques : les résultats des tests n’ont pas été soumis à un processus d’examen par les pairs ni publiés dans des revues scientifiques internationales. L’Organisation Panaméricaine de la Santé a demandé à Cuba de publier ses résultats.

Pour sa part, M. Vérez Bencomo blâme l’hostilité de la communauté internationale à l’égard de Cuba. Dans un entretien accordé en septembre, il a accusé les grandes revues de discrimination à l’égard des scientifiques cubain.e.s : ces revues scientifiques ont l’habitude de rejeter les soumissions des Cubain.e.s tout en publiant par la suite des recherches similaires menées dans d’autres pays et agissent comme « une barrière qui tend à marginaliser les résultats scientifiques provenant des pays pauvres ».

Ce sont là de graves accusations de la part d’un scientifique respecté dans le monde entier. Lauréat du Prix National de Chimie de Cuba et de la médaille d’or de l’OMPI en 2005, M. Vérez Bencomo a dirigé une équipe avec René Roy, le scientifique canadien qui a mis au point le premier vaccin semi-synthétique au monde, réduisant ainsi les coûts de l’immunisation contre l’Haemophilus influenzae de type B. Après avoir participé à la mise au point d’un vaccin peu coûteux contre la méningite, il s’est vu interdire en 2005 de se rendre en Californie pour y recevoir un prix, le Département d’État de George W. Bush jugeant sa visite « préjudiciable aux intérêts des États-Unis ». En 2015, il a été fait chevalier de la Légion d’honneur par Marisol Touraine, la ministre française des affaires sociales et de la santé de l’époque, qui l’a félicité pour son travail et l’a qualifié « d’ami de la France. » » (Vérez Bencomo n’a pas répondu à une demande d’interview).

Bien que la reprise de Cuba après la pandémie suggère que la confiance de Vérez Bencomo et celle du gouvernement cubain dans les vaccins est rationnelle, il faudra sans doute attendre un certain temps avant qu’ils ne reçoivent l’aval de la communauté scientifique internationale. Si cela se produit, nous disposerons d’un argument supplémentaire pour remettre en question le modèle actuel de développement des vaccins qui, selon le décalogue de Big Pharma, considère que seule la concurrence pour le profit est capable de produire le type d’innovation permettant de sauver des vies dont le monde a désespérément besoin.

Plus important encore, il pourrait s’agir d’un moyen pour les pays en développement de sortir enfin du trou noir de la pandémie dont ils ne semblent pas près de sortir, plusieurs mois après le déploiement des vaccins dans les pays riches. Les gouvernements occidentaux continuent de s’opposer aux appels lancés par les pays du Sud pour qu’ils renoncent aux brevets sur les vaccins et leur permettent de fabriquer ou d’acheter des versions génériques moins chères. Ce faisant, non seulement ils nuisent à la majorité de la population mondiale, mais, ironiquement, ils nous mettent tous et toutes en danger, si de nouvelles souches résistantes aux vaccins mutent dans les boîtes de Pétri de la taille d’un pays que cette politique déséquilibrée a créées. En ce sens, nous devrions tous et toutes espérer que les vaccins cubains se révèlent aussi efficaces que le prétendent les scientifiques qui les ont mis au point.

Branko Marcetic est un rédacteur de Jacobin et l’auteur de Yesterday’s Man : The Case Against Joe Biden. Il vit à Chicago.

Brésil. Des militant·e·s du PT lancent un manifeste contre l’alliance entre Lula et Alckmin

21 janvier 2022, par CAP-NCS
Mardi 11 janvier, la presse et les réseaux sociaux ont fait écho à une initiative des militant·e·s du PT, une pétition en ligne contre la possible alliance entre Lula et (…)

Mardi 11 janvier, la presse et les réseaux sociaux ont fait écho à une initiative des militant·e·s du PT, une pétition en ligne contre la possible alliance entre Lula et Geraldo Alckmin, l’ancien Tucano [allusion à son statut d’ancien gouverneur de l’Etat de São Paulo] qui se rapproche de Solidariedade [parti créé en 2013, social-libéral], tout en parlant au PSB-Parti socialiste brésilien et au PSD-Parti social-démocratique. Cette pétition a le soutien de poids lourds du PT, comme les ex-présidents légendaires du parti: Rui Falcão [député fédéral du Minas Gerais] et José Genoino [député fédéral de São Paulo]. [Voir à propos du ticket Lula-Alckmin l’article publié sur ce site le 3 décembre 2021 https://alencontre.org/ameriques/amelat/bresil/bresil-face-a-un-possible-ticket-presidentiel-lula-alckmin-limportance-dune-candidature-unie-de-la-gauche.html.]

Après des rumeurs sur la scène politique et les conversations entre Lula et Alckmin, le débat sur une éventuelle alliance Lula-Alckmin a provoqué d’importantes discussions dans les rangs militants de la gauche. Dans le manifeste [voir ci-dessous] qui accompagne la pétition, les promoteurs affirment qu’un éventuel gouvernement de gauche ferait face à «l’opposition du bolsonarisme, du lavajatisme [allusion à la candidature de l’ancien juge Sergio Moro qui utilisa la campagne anti-corruption, dite Lava Jato, entre autres contre Lula] et du néolibéralisme», des forces politiques qui «ont applaudi et bénéficié de la condamnation, de l’emprisonnement et de l’interdiction de Lula en 2018». Le manifeste dénonce le rôle de l’ancien gouverneur de São Paulo dans tout ce processus qui a culminé avec l’élection de Bolsonaro, comme l’expression ultime du coup d’Etat initié en 2016 [destitution de Dilma Rousseff].

«Geraldo Alckmin a participé et soutenu publiquement l’ensemble de ce coup d’Etat et de cette opération néolibérale», poursuivent les pétitionnaires, rappelant même une partie de la biographie d’Alckmin et de ses quatre mandats de gouverneur de São Paulo [il a été vice-gouverneur en 1994 et 1998 de Mario Covas, puis gouverneur de mars 2001 à mars 2006 et de janvier 2011 à avril 2018], marqués par une «longue trajectoire de lutte contre les positions nationales, démocratiques et développementistes». Son administration a été marquée par des attaques «contre les travailleurs en général, contre les fonctionnaires, contre ceux et celles des secteurs de la santé et l’éducation, contre la sécurité publique, contre les hommes et les femmes noirs, contre les jeunes et les étudiants, contre les habitants de la périphérie, contre les conditions environnementales».

La pétition semble être dirigée vers la base militante du PT. Dans ce sens elle tend à limiter ce débat sur la politique des alliances dans un cadre limité au cercle du PT et non comme un débat qui impliquerait la gauche dans son ensemble ainsi que les mouvements sociaux, dans le but de construire une alternative politique pour le pays.

Le texte, sous forme de pétition, n’aborde pas non plus des questions fondamentales, comme celle du programme, c’est-à-dire quelles propositions pour le pays devrait avancer la candidature de Lula afin de répondre aux besoins du peuple brésilien et combattre les inégalités socio-économiques, en réalisant, comme le souligne le texte lui-même, des «transformations profondes au Brésil».

Le manifeste ouvre toutefois une discussion importante qui devrait inclure l’ensemble des militant·e· de gauche et des mouvements sociaux dans le pays, comme les mouvements féministes, antiracistes, LGBTQIA+, de la jeunesse et des travailleurs, afin que nous puissions construire un projet d’indépendance de classe, sans bourgeois et sans putschistes, et un front de gauche qui fasse appel aux masses et renforce la lutte pour le pouvoir dans une perspective qui serve la majorité populaire et fasse progresser des mesures anticapitalistes. (Texte publié le 11 janvier 2022 sur le site Esquerda Online, qui représente la tendance Resistencia du PSOL; traduction rédaction A l’Encontre)

Rédaction Esquerda Online

Les chemins de traverse du projet de « contribution santé » du gouvernement de la CAQ

20 janvier 2022, par CAP-NCS
D’entrée de jeu, fixons une balise! Je tente d’expliciter la signification de l’imposition de la « contribution santé » (euphémisme pour signifier une forme d’amende ou de taxe (…)

D’entrée de jeu, fixons une balise! Je tente d’expliciter la signification de l’imposition de la « contribution santé » (euphémisme pour signifier une forme d’amende ou de taxe spéciale) qu’envisage d’implanter le gouvernement de François Legault comme mesure répressive contre les personnes non vaccinées. Sa position soulève plusieurs questions sur le plan de l’éthique et des droits. J’ouvre donc la porte au questionnement et au débat, mais il n’est nullement question de présenter une forme de plaidoyer en faveur des personnes non vaccinées.

Point de départ de François Legault : la crise dans le système hospitalier proviendrait du fait que les 10 % des personnes non vaccinées formeraient un contingent de 50 % des cas de COVID-19 dans les hôpitaux. Au nom de l’État, le premier propose donc une mesure répressive à l’égard de ces gens.

Évidemment, il importe de rappeler que ne pas se faire vacciner est un droit, mais il ne faut pas perdre de vue que le privilège qu’accorde un droit implique aussi des responsabilités. Loin de moi l’idée que les personnes non vaccinées ont tous les droits, mais elles n’ont pas à assumer leurs responsabilités dans leur vie dans la société; au contraire, chaque citoyen et chaque citoyenne a le devoir de contribuer au bien-être sanitaire de la société. Le philosophe et éthicien Edgar Morin le rappelle clairement : « La conscience de responsabilité est le propre d’un individu-sujet doté d’autonomie (dépendante comme toute autonomie). La responsabilité a toutefois besoin d’être irriguée par le sentiment de solidarité, c’est-à-dire d’appartenance à une communauté. Il nous faut assumer à la fois notre responsabilité pour notre propre vie (ne pas laisser forces ou mécanismes anonymes prendre en charge notre destin) et notre responsabilité à l’égard d’autrui[1] ». Ce principe établi, regardons d’un peu plus près les dimensions éthiques de la position de l’État par rapport aux personnes non vaccinées alors que le premier ministre semble vouloir imiter le président Emmanuel Macron, lequel clame vouloir « emmerder » les personnes non vaccinées.

Pour juguler la pandémie, le gouvernement du Québec a développé l’art de faire avaler des mesures répressives à la population, notamment le couvre-feu et la « contribution santé » sous deux motifs : d’une part pour les punir de ne pas se conformer aux exigences des mesures sanitaires et, d’autre part, pour les faire contribuer aux frais des services de santé. Cette position correspond tout à fait aux pratiques populistes auxquelles le premier ministre Legault nous a habitués, lorsqu’il évoque à répétition l’appui de la majorité comme justification de mesures répressives au lieu de discuter d’actions fondées sur l’analyse des dynamiques réelles vécues sur le terrain.

D’une manière étonnante, devant cette position axée sur la pénalisation, la majorité de la population semble approuver sans sourciller; la soumission, l’indolence voire l’indifférence correspondent à des attitudes d’acceptation tacite. Le ras-le-bol des effets psychosociaux de la pandémie et les discours alarmistes redondants sur la menace induite par les personnes non vaccinées sur l’état de santé général ont fini par créer les conditions favorables à l’acceptation d’à peu près n’importe quoi. Par ailleurs, personne n’a vraiment démontré l’efficacité de mesures répressives pour contrer les effets négatifs de l’invasion du virus omicron. Nous voilà devant un nœud gordien, car les mesures coercitives semblent considérées normales, ce qui soulève des questions quant à la pertinence et à la portée de telles tactiques d’intervention. Dans un article récent paru dans le journal Le Devoir, Jean-François Nadeau a bien cerné l’enjeu de cette décision en soulignant le fait que s’attaquer à une catégorie particulière de citoyens permet de faire oublier les problèmes structurels qui gangrènent le système de santé : « L’idée de frapper la vie des non-vaccinés a vite fait son chemin, comme si de rien n’était. Une « contribution santé », une amende salée imputée aux non-vaccinés, un passeport pour autoriser la simple circulation intérieure : les dirigeants de l’État québécois semblent bouillir d’une rage vaine, qui s’alimente de leur propre impuissance. Et nous, qui les regardons devenir ainsi vindicatifs, ne pouvons nous empêcher de penser qu’ils se cherchent ainsi un objet pour se venger de leur inefficacité[2] ».

Stigmatiser « l’ennemi » comme justificatif d’une politique répressive.

Devant la levée de boucliers, François Legault cherche-t-il une voie d’évitement à la confrontation en se tournant vers une stratégie machiavélique, faire payer les récalcitrant.e.s au vaccin ? En utilisant cette attaque frontale, il stipule que les personnes non vaccinées forment un bloc monolithique. Il s’agit là d’une manière connue mise de l’avant pour stigmatiser un groupe de personnes; pensons aux Italiens et aux Japonais enfermés dans des camps de travail et/ou dépossédés de leurs biens durant la guerre 1939-1945 parce qu’on les a définis comme des ennemis associés aux gouvernements fascistes de l’Italie et du Japon de l’époque. Heureusement, le Québec n’en est pas là, mais il n’en demeure pas moins que la rhétorique moralisatrice et culpabilisante qui associe les personnes non vaccinées à des nuisances aux mesures sanitaires et au bon fonctionnement du système hospitalier s’avère un précédent dangereux. Il s’agit d’une argumentation ad hominem, car les individus visés ne jouissent même pas de la sacro-sainte présomption d’innocence propre à notre système de justice. Ils.elles sont tous.toutes coupables par association.

Voyant l’impasse dans laquelle il se retrouve après s’être peinturé dans le coin, le premier ministre se drape maintenant d’une cape démocratique en proposant, contrairement à ses réactions habituelles de repli sur ses positions, de faire appel aux partis d’opposition pour se décharger de la responsabilité de l’adoption d’une loi spéciale. Il leur demande de discuter de sa proposition spécifiquement applicable aux personnes non vaccinées. Si les partis l’approuvent, il pourra clamer qu’ils doivent porter l’odieux de l’adoption d’une telle loi et, s’ils refusent, il se présentera devant sa majorité en répétant, une fois de plus, qu’il voulait bien satisfaire leur soif de vengeance à l’égard des personnes non vaccinées, mais l’opposition a refusé. Le piège tendu lui donnerait un résultat gagnant-gagnant. Sur le plan des communications, ce n’est rien d’autre qu’une approche démagogique.

Cette stratégie gouvernementale s’inscrit dans la considération de l’attitude de plus en plus répandue qu’est l’acceptation des idées de la droite véhiculée un peu partout; en scrutant un peu cette tendance, on la voit au Québec avec la place magistrale qu’occupent les stations de radio populistes et démagogique de la ville de Québec, la création récente du Parti conservateur du Québec et, aux États-Unis, avec l’omniprésence médiatique de Donald Trump et ses groupes de soutien fanatisés de même qu’en Europe avec la présence de plus en plus marquée des partis et groupes d’extrême droite. À cet égard, le journal Le Monde a relaté récemment une manifestation organisée par un groupe d’extrême droite affublé d’un nom symbolique, Les patriotes. La manifestation sous le signe de symbole nazi a défilé dans Paris le 15 janvier en toute impunité même si quelques manifestants ont menacé de mort quelques journalistes présents[3].

Ces éléments de contexte induisent une question à caractère éthique à savoir la responsabilité citoyenne.

À quoi les citoyens et les citoyennes donnent-ils leur accord ?

L’allégeance populaire aux mesures imposées correspond souvent au désir de sécurité et de maintien d’un ordre social plutôt vague. Même si le gouvernement du Québec donne l’impression de faire cavalier seul et d’innover au sein du Canada avec sa manière de gérer la crise sanitaire, l’utilisation de la répression repose sur des pratiques vieilles comme le monde; quand un chef d’État se présente comme un César fort et rassurant, capable de résoudre les problèmes et de mettre les récalcitrants au pas, beaucoup de gens le perçoivent comme une figure paternelle de la nation et le vénèrent. Quand se crée un fort taux d’approbation et de confiance, il devient plus facile de jeter un « ennemi » en pâture au peuple et d’annoncer qu’il urge de le combattre voire de l’éliminer de la scène publique; l’histoire en fournit de nombreux exemples (les étrangers, les communistes, les syndicalistes, les juifs, etc.). Dans une telle situation, un chef paraît bien en justifiant les mesures répressives, surtout quand le virus continue ses ravages et exaspère beaucoup de gens. On peut alors jouer à l’inquisiteur et ouvrir la porte aux censeurs de tout acabit; les rues en regorgent. L’opinion publique en arrive donc à condamner facilement les gens qui dérangent leur quiétude et qui s’opposent aux règles imposées et respectées par la majorité. On ne vit plus au temps de la peste, quand brûler une sorcière inventée sur un bûcher servait d’exutoire au peuple regroupé pour assister à ce triste spectacle au grand plaisir de la foule, mais punir sans distinction et prématurément peut donner l’impression de mettre le doigt sur le mal fondamental. Mutatis mutandis, d’une certaine façon, sommes-nous en train de reproduire la culture du bannissement et des procès populaires vindicatifs et expéditifs auxquels les réseaux sociaux nous ont habitués ?

Dans la crise actuelle, le premier ministre Legault fait souvent référence à la cohésion et à l’adhésion sociales massives des Québécois.es aux mesures sanitaires, alors il se sert de cette assertion pour justifier ses positions. À cet égard, il manipule souvent des sophismes élémentaires; ainsi, ses mesures répressives à l’égard des personnes non vaccinées permettraient de sauver le système de santé. Mais il n’y a pas là un rapport de cause à effet. Il ne suffit pas de dire que 50 % des personnes non vaccinées forment les nouvelles cohortes de patients dans les hôpitaux pour justifier des mesures répressives.

Une autre question demeure : a-t-on vraiment analysé en profondeur d’autres stratégies d’intervention ? Le premier ministre Legault a lancé une idée en l’air sans en évaluer la portée. Le « gros bon sens » et la spontanéité dont il se montre fier s’arriment mal avec une analyse rigoureuse. Par ailleurs, il aime contrôler son message et ses messagers. Il tolère mal la critique et la méthode forte le sert bien sur le plan de sa popularité en vue d’une prochaine élection. On aime bien sa figure paternaliste et on le laisse aller avec ses mesures discutables plus démagogiques que scientifiques alors que les véritables problèmes des services de santé découlent de décisions politiques antérieures et actuelles qui portent sur l’échafaudage d’un système de santé hospitalo-centré pharaonique.

La gestion de la crise ne correspond pas du tout à un concours de popularité. Comme le souligne Émilie Nicolas, la débandade du système de santé est en marche depuis des dizaines d’années: « Il y avait, en 1976, environ 7 lits d’hôpital par mille habitants au Canada. En 2019, nous en étions à 2,5. Le déclin de la capacité hospitalière du système de santé publique s’est fait lentement, au fil des coupes budgétaires et des réformes douteuses. Les problèmes sont structurels et ne dépendent pas seulement des mauvais comportements d’un groupe d’individus donnés. Si bien que pour bien des gens, il est désormais normal que les urgences débordent et que les ressources humaines ne suffisent pas[4].

Le problème s’inscrit dans la cadre des visées de privatisation promues par les gouvernements successifs soumis aux dogmes du néolibéralisme depuis quelques décennies. Rongé par des logiques de rentabilité, coincé entre le manque de courage des gouvernants et le peu d’appétence de certains praticiens pour la notion d’intérêt général, notre fameux modèle de services publics se rétrécit comme une peau de chagrin et est de moins en moins égalitaire.

La considération des droits s’impose.

Dans le contexte de ce débat sur la répression à l’égard des personnes non vaccinées, je salue les interventions de la Ligue des droits et libertés qui rappelle « que le gouvernement a le devoir de s’assurer que les droits et libertés de l’ensemble de la population sont respectés et pris en compte lors de décisions. Et dans le contexte COVID, les droits des personnes vulnérables et marginalisées doivent recevoir une attention particulière afin d’éviter les discriminations et les exclusions lors de l’adoption de nouvelles politiques ou directives[5] ».

De son côté, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) a déjà rappelé au gouvernement du Québec, le 10 décembre dernier, que « Le droit à la santé est mis de l’avant dans l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels auquel le Québec est signataire depuis 1976. […] Le droit à la santé est un droit fondamental et il est clair que depuis 21 mois, c’est la priorité autant à l’échelle globale qu’au niveau du Québec. Dans le contexte du vieillissement de la population et les répercussions de la pandémie sur la santé, il ne fait pas de doute que la reconnaissance explicite de ce droit représenterait une avancée importante sur le plan de la protection des libertés et des droits fondamentaux de toutes les personnes qui se trouvent au Québec[6] ».

L’atteinte aux droits de la personne fait aussi rage en France. Dans le journal L’Humanité du 19 janvier 2022, Aurélien Soucheyre mentionne que « si tous ces parlementaires sont favorables à la vaccination contre le Covid, qu’ils encouragent, ils s’inquiètent de la mise en place sans cesse accentuée d’un régime d’exception restreignant les libertés publiques et individuelles, et interrogent la « nécessité »et la « proportionnalité » des mesures attentatoires imposées aux non-vaccinés[7] ». Et la Ligue des droits de l’homme abonde dans le même sens : La Ligue des droits de l’homme (LDH) s’inquiète elle aussi d’une loi « dont l’effet immédiat sera de priver toute personne n’ayant pas un schéma vaccinal complet d’activités sociales quotidiennes », entravant les « droits les plus fondamentaux » que les institutions publiques « ont pourtant la responsabilité première d’assurer à chacune et chacun ».

Le Québec a grandement besoin de balises différentes de celles proposées par le gouvernement. Quand l’État impose des sanctions généralisées à une catégorie de la population dans l’indifférence, l’insouciance généralisée et l’acceptation massive, il faut nous demander si elles portent atteinte aux droits de la personne.

Dans la dynamique actuelle, l’atteinte aux droits des personnes visées ne fait l’objet d’aucun débat et ne semble pas préoccuper le gouvernement. C’est là que se pose le questionnement sur la responsabilité éthique de l’État. Yves Boisvert rappelle que « c’est parce que l’État n’est efficace que dans une perspective universaliste que la dynamique de la confrontation des particularismes exige la mise en place d’un nouveau mécanisme de régulation[8] ». Et il ajoute que « le postmodernisme laisse plutôt présager l’idée que nous sommes dans une ère d’équilégitimité des différences qui devrait permettre de coexister pacifiquement. Cette cohabitation pacifique des différences devrait se solidifier au fur et à mesure que la culture du compromis se développera[9] ». Cette approche implique qu’il faille aborder les enjeux de société sous l’angle de l’adhésion volontaire afin d’assurer la cohésion sociale et la justice sociale en tenant compte des diverses dimensions d’une situation. En d’autres termes, les décisions unilatérales et autocratiques du gouvernement mettent en péril le « contrat social » de la communauté globale. Une perspective éthique demande de l’ouverture au dialogue quand il s’agit de trouver des solutions et une entente par un consensus social minimal. La démarche fait appel à un sens responsabilités qui va au-delà de positions à forte connotation idéologique fermée au débat. Yvan Perrier rappelle qu’une mesure qui prend forme de loi et qui implique des sanctions peut découler d’une décision unilatérale de l’État, mais peut, évidemment, reposer sur « le résultat d’une négociation entre acteurs sociaux d’une même entreprise[10] ».

En résumé, pénaliser les personnes non vaccinées peut paraître LA solution de prime abord, mais il faut poursuivre la réflexion pour faire ressortir toutes les facettes. Je ne clame pas ma vérité, mais mon doute. Je souhaite que l’Assemblée nationale et des experts poursuivent le débat.

Et pour conclure, cette situation me ramène à Louis Aragon qui dans son poème Ils condamnent leur liberté[11] dans lequel il rappelle que les humains peuvent fort bien se soumettre sans raison à des mesures qui condamnent leur liberté. Cette attitude est une façon de dérouler le tapis rouge à des mesures toujours plus répressives.

Ils condamnent leur liberté

Avec le sourire de la trahison

Toujours ils vont s’agenouiller

Au temple de la raison

Que peuvent-ils espérer

À se soumettre de cette façon

Les hommes comme prisonniers

De leurs pensées sans horizon.

 

André Jacob, artiste pour la paix

Professeur retraité de l’UQAM

Mascouche, le 19 janvier 2022

 


  1. Morin, Edgar (2004). La méthode. 6. Éthique, Paris, Seuil, p.109 – 110.
  2. Nadeau, Jean-François, « Les égoïstes », dans Le Devoir, 17 janvier 2022. https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/660978/les-egoistes
  3. https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2022/01/16/soupcons-de-saluts-nazis-en-plein-paris-gerald-darmanin-effectue-un-signalement-a-la-justice_6109728_1653578.html
  4. Nicolas, Émille. « Démantèlement public 101 », dans Le Devoir, 13 janvier 2022.https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/659982/demantelement-public-101
  5. Pierre, Alexandra et Catherine Descôteaux. « Les drois et libertés, à mettre en œuvre collectivement », dans Le Devoir, 15 janvier 2022.https://www.ledevoir.com/opinion/idees/660762/contribution-sante-les-droits-et-libertes-a-mettre-en-oeuvre-collectivement
  6. CDPDJ. « La Commission réitère au gouvernement du Québec sa recommandation d’inscrire le droit à la santé dans la Charte des droits et libertés à l’occasion de la Journée internationale des droits de la personne ».https://www.cdpdj.qc.ca/fr/actualites/JIDH-2021
  7. Soucheyre, Aurélien, « Libertés publiques. Un passe vaccinal qui fait mal à l’État de droit », dans L’Humanité, 19 janvier 2022. https://www.google.com/url?q=https://68y8k.r.ag.d.sendibm3.com/mk/cl/f/ybLl1SXUgKtez9Trfkrz4I4LbieQaaGuKPQl2By4JQSnfY_m2HOf4RTHDuwqv2jeA5KtGG-lr8b1zyX_xlDKpZ33BU0Eb1j3yWqCdLgeP17b21utZ5A-4Gl4Jkq5e9yVyhnpRueAYkI7Iq3PE74Dp_joP5MwW-UwQ2Au4tLwYAj9rDdCE8yu_3LakeO_rAdmQk_3oP0lAAtyT2B2uabOkSn6PX1PcdWxfQYSokIdfE8DhN7DSZrh6WfiYIfOBlUa8oVPEbLVLBYSEntOFPJrJ1szxTwCCuRYAC1PlSqoOs6lN9yb4GdOdJr4WVIaZgRmsjXHxNrv2_bim6gUivtO4893fnGPpVQem2jlIAeaNp-GELHLtzkN-fEDG-RCGGcf8nGKfWgF4SZEhES73NzVplm0XllnJRof9S1k&source=gmail&ust=1642693889837000&usg=AOvVaw1FobhtpfQZtBFwScU7aGst
  8. Boisvert, Yves (1997), « L’éthique comme suppléance politique : une approche moderniste », dans Giroux, Guy (dir.), La pratique sociale de l’éthique, Montréal, Bellarmin, p. 61.
  9. Ibid. p. 62
  10. Perrier, Yvan (1997), « Régulation et code d’éthique dans le réseau de la santé et des services sociaux », dans Giroux, Guy (dir.), La pratique sociale de l’éthique, Montréal, Bellarmin, p. 224.
  11. https://www.eternels-eclairs.fr/poesie-poemes-engages.php

 

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