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À la grand-messe des conservateurs américains, la récupération politique de l’Ukraine va bon train

1er mars 2022, par CAP-NCS
Donald Trump lors de la réunion des conservateurs américains (CPAC) à Orlando, le 26 février 2022. © Photo Joe Raedle / Getty Images via AFP   Orlando (Floride).– « Cette (…)

Donald Trump lors de la réunion des conservateurs américains (CPAC) à Orlando, le 26 février 2022. © Photo Joe Raedle / Getty Images via AFP

 

Orlando (Floride).– « Cette invasion n’aurait jamais eu lieu si l’élection présidentielle de 2020 n’avait pas été truquée. » C’était plus fort que lui. Devant le public chauffé à blanc de la CPAC (Conservative Political Action Conference), le grand rassemblement des conservateurs américains, Donald Trump n’a pas pu s’empêcher d’utiliser la crise ukrainienne pour taper sur les démocrates et réécrire l’histoire.

Très attendu par les militant·es présent·es par centaines samedi, dans un hôtel d’Orlando, pour l’écouter au troisième et avant-dernier jour de cette convention annuelle, il ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Tout en qualifiant le courageux président ukrainien Volodymyr Zelensky de « gars bien », il a rappelé que celui-ci lui avait apporté son soutien dans l’affaire du coup de fil que Trump lui avait passé en 2019 pour le presser d’ouvrir une enquête sur Joe Biden et son fils Hunter, alors membre du conseil d’administration d’une entreprise ukrainienne, Burisma. Un geste qui avait valu au milliardaire président sa première mise en accusation (« Impeachment ») par la Chambre des représentants.

Après avoir critiqué la « stupidité » des leaders occidentaux face à Poutine et la « faiblesse » de Joe Biden, il a déploré que le gouvernement démocrate ait fait passer la souveraineté de l’Ukraine avant la protection des frontières américaines face à l’immigration illégale, tenue pour responsable de la hausse de la criminalité et du trafic de drogue. « Leur obsession, depuis des mois, est de prévenir l’invasion d’un pays étranger à des milliers de kilomètres, a-t-il dit. Mais les Américains méritent un président qui va empêcher l’invasion de notre pays aussi. »

Ces déclarations du leader de fait du Parti républicain érigent l’Ukraine en nouveau thème de campagne contre Joe Biden, à l’approche des élections de mi-mandat (« midterms ») de novembre prochain. Un tiers du Sénat et l’intégralité de la Chambre des représentants sont remis en jeu lors de ce scrutin, où les démocrates pourraient bien perdre leur majorité dans les deux Chambres du Congrès.

La jeune garde défend l’indifférence

L’Ukraine s’est invitée à la CPAC à la dernière minute, l’événement ayant démarré quelques heures seulement après l’invasion russe. Sur la grande scène bleu-blanc-rouge où se sont succédé les stars du « Trumpland », comme dans les couloirs fourmillant de casquettes rouges « Make America Great Again », on a prié pour le peuple ukrainien, loué la bravoure des citoyens ordinaires sur place qui défendent leur « liberté et leur patrie », comme les Américain·es devraient le faire contre le « régime Biden »« L’Ukraine rappelle l’importance de notre Deuxième amendement », qui protège le droit à avoir une arme à feus’est même aventuré un intervenant.

Cela ne signifie pas pour autant que le public de la CPAC a l’intention de se précipiter pour venir en aide au pays. À la différence de la vieille garde du Parti républicain et de l’establishment politique et intellectuel du mouvement conservateur, favorable à la fermeté face à Poutine, une nouvelle génération d’élu·es et de militant·es biberonné·es au principe de l’« Amérique d’abord » (« America First »), martingale du trumpisme, prône l’indifférence face au sort de Kiev.

« Je suis plus préoccupé par les cartels qui essaient d’infiltrer notre pays que par un différend à des milliers de kilomètres d’ici, dans des villes dont on n’arrive pas à prononcer le nom », a déclaré jeudi Charlie Kirk, fondateur d’une association d’étudiants conservateurs et star de la droite américaine, quelques heures seulement après le début de l’invasion. Il a été copieusement applaudi par le public de la CPAC.

Rogan O’Handley, un influenceur conservateur qui se fait surnommer « DC Draino », suivi par 2,2 millions de personnes sur Instagram, a tenu le même discours : « Il y a beaucoup de républicains de l’establishment ou des gens du complexe militaro-industriel qui vous diront qu’il est dans l’intérêt national de se battre là-bas. Mais ce n’est pas vrai », lance-t-il. Suggérant un complot de la part du président démocrate, il lâche, vigoureusement applaudi, que « Biden est l’instigateur de tout ça à cause de l’affaire Burisma. Donald Trump a été mis en accusation à cause d’un coup de téléphone à l’Ukraine et maintenant il y a une invasion ».

Certains candidats et candidates aux primaires républicaines pour les élections de mi-mandat y sont aussi allés de leur commentaire. Candidat au Sénat dans l’Ohio, J. D. Vance a affirmé, samedi, que le « leadership du pays était focalisé sur des choses qui n’ont rien à voir avec la classe moyenne ». « J’en ai marre qu’on me dise que nous devons nous préoccuper davantage de personnes loin d’ici que de ma fille et ma grand-mère dans l’Ohio ! », a-t-il ajouté.

Tucker Carlson, l’animateur le plus regardé du câble (plus de 4 millions de téléspectatrices et téléspectateurs tous les soirs), est l’un des défenseurs les plus influents de cette position du « laisser-faire ». Mercredi, il s’est même demandé dans son show pourquoi Vladimir Poutine était aussi détesté. « Est-il responsable de la délocalisation de tous les emplois de la classe moyenne de nos villes ? », a-t-il lancé à son public.

Isolationnisme ou « russification » ?

Ses propos reflètent deux phénomènes à l’œuvre au sein du Parti républicain : un désir isolationniste fort causé par le fiasco des guerres en Irak et en Afghanistan, mais aussi la « russification » de la base sous Donald Trump, qui s’est montré accommodant envers le leader russe, au point de mettre dans l’embarras les cadres de son propre parti. Aujourd’hui, les sondages d’opinion laissent clairement entendre que l’électorat républicain apprécie davantage le président russe que l’électorat démocrate.

Donald Trump, dont la candidature en 2016 a bénéficié de la campagne de désinformation du Kremlin, a donné voix à ce sentiment. Dans une interview, il a qualifié mardi la reconnaissance par Vladimir Poutine des deux territoires pro-russes à l’est de l’Ukraine de stratégie « de génie ». Ronald Reagan se retourne dans sa tombe…

Chuck Gedney, un jeune producteur laitier rencontré à la CPAC, ne veut pas commenter les déclarations controversées de son champion, mais il reconnaît que « les conservateurs sont divisés sur l’Ukraine ». Lui ne se pose pas de question : « Je suis des agriculteurs ukrainiens sur Facebook et je sais que la situation est inquiétante. Les États-Unis ne peuvent pas se permettre de tourner le dos à ce pays », explique-t-il. Debbie Epling est du même avis. Cette supportrice de Donald Trump, portant des boucles d’oreilles à l’effigie du milliardaire et une robe aux couleurs du drapeau américain, accorde même un bon point à Joe Biden : « Il a eu raison de dire que nous n’enverrons pas d’hommes en Ukraine. Nous ne voulons plus de guerre sans fin. En revanche, nous devons soutenir l’armée et la population ukrainiennes en fournissant des armes, du matériel, de la nourriture… »

Certaines personnalités ont cherché à sensibiliser le public aux implications de la crise sur l’économie américaine et la stabilité mondiale. K. T. McFarland, ancienne conseillère en politique étrangère qui a travaillé dans les administrations Reagan et Trump, a parlé notamment de l’augmentation des prix à la pompe, de l’alliance sino-russe et de la menace que Poutine faisait peser sur les pays de l’Otan. Mais elle n’a pas franchement remporté l’applaudimètre…

“Notre monde est proche d’un réchauffement nucléaire, mais ils sont davantage préoccupés par le réchauffement climatique.”

Donald Trump

S’il y a bien une chose sur laquelle la droite s’accorde, c’est, sans surprise, l’incompétence de Joe Biden et des démocrates. « À chaque fois que les frontières européennes ont été redessinées, un président démocrate était au pouvoir : la Crimée en 2014 sous Barack Obama et sous Joe Biden en 2022 », a fait valoir un intervenant. « En voyant le retrait chaotique d’Afghanistan, Poutine a senti la faiblesse de Biden », a affirmé un autre.

D’autres encore ont rappelé que Joe Biden avait commis la faute de donner son feu vert à l’oléoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l’Allemagne en 2021, dans un geste d’apaisement envers Angela Merkel après quatre années de tensions avec Donald Trump. Pour Scott Walker, ancien gouverneur du Wisconsin, c’est plutôt « la faiblesse woke » qui est en cause. Manière de dire que les démocrates se sont souciés davantage du politiquement correct et de la promotion de la « cancel culture » que de la menace russe.

Pour plusieurs des intervenants et intervenantes, la solution est toute trouvée : sortir les foreuses pour extraire du pétrole et du gaz américains afin de cesser toute importation de sources d’énergie russes et contenir les prix à la pompe. Et si Biden pouvait en profiter pour vendre la production aux pays européens, cela serait encore mieux.

Certains l’ont d’ailleurs accusé – à tort – d’avoir sabordé la production énergétique américaine en prenant des mesures pour suspendre le forage des terres contrôlées par l’État fédéral et tué le projet d’oléoduc Keystone XL entre les États-Unis et le Canada. La mise à mort de ce projet d’infrastructure colossal, dénoncé de longue date par les groupes de défense de l’environnement, avait suscité le mécontentement du secteur pétrolier. Avec la crise ukrainienne, Trump voudrait le relancer. « Notre monde est proche d’un réchauffement nucléaire, mais ils sont davantage préoccupés par le réchauffement climatique », a-t-il remarqué samedi à propos des leaders démocrates.

Même s’il n’est plus au pouvoir, Trump n’a rien perdu son habileté à exploiter une crise.

 

NON à la guerre en Ukraine !

1er mars 2022, par CAP-NCS
La guerre d’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine doit cesser immédiatement. De réelles négociations doivent s’engager en vue de garantir la non-expansion de l’OTAN à (…)

La guerre d’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine doit cesser immédiatement. De réelles négociations doivent s’engager en vue de garantir la non-expansion de l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie et l’application des Accords de Minsk en guise de résolution de la guerre civile qui dure depuis 2014 en Ukraine.

Une agression injustifiable

L’agression et l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont injustifiables. Elles violent le droit international de façon évidente. Les présenter comme une opération de défense des républiques sécessionnistes de Donetsk et de Lougansk relève de la pratique typique des États agresseurs qui se drapent de motifs humanitaires, comme les États-Unis et leurs alliés l’ont fait nombre de fois depuis la fin de la Guerre froide.

Si la Russie peut légitimement prétendre que l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est jusqu’à ses frontières représente une menace sécuritaire pour elle, cela ne l’autorise aucunement à attaquer un pays voisin et à le transformer en zone tampon pour ses propres intérêts.

La propagande dans laquelle nous baignons

Il n’y a pas que la Russie qui est présentement en guerre. Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN mènent aussi une guerre à coups de sanctions et en armant l’Ukraine. Des consultations au sein de l’OTAN ont conduit à une déclaration de son secrétaire général, Jens Stoltenberg, le 25 février, à l’effet que l’OTAN s’engageait à défendre tous ses alliés, incluant l’Ukraine. Simultanément, pour la première fois depuis sa mise en place en 2004, la Force de réaction rapide l’OTAN, comprenant 40 000 militaires, a été activée.

Nous assistons aussi à une véritable guerre de l’opinion, sans contexte ni regard critique. La rare unanimité des dirigeants politiques occidentaux nous est présentée comme étant celle du monde entier. Leurs déclarations grandiloquentes les campent comme étant profondément préoccupés…

… par les coûts humains de cette guerre… sans qu’on leur rappelle les 929 000 morts et les 38 millions de réfugié.e.s causés par leurs propres guerres « contre le terrorisme »;

… par le droit international qui viendrait tout juste de voler en éclats… alors que les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN l’ont enfreint à répétition contre la Serbie, l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, et la Syrie;

… par la nécessité de ne pas laisser de tels crimes impunis, alors que les Bush, Cheney, Rumsfeld et Blair, responsables de crimes semblables, et à plus grande échelle, n’ont jamais été officiellement vilipendés, encore moins visés par quelque poursuite légale ou sanction que ce soit.

Ces jours-ci, nos médias nous informent des horribles conséquences de la guerre pour la population ukrainienne. Mais quand ceux et celles qui subissent ces conséquences font face à NOS propres agressions ou à celles de nos alliés, que ce soit en Afghanistan ou en Irak, au Yémen ou en Palestine, ce robinet de l’empathie humaine – toujours nécessaire! – ne laisse plus couler une seule goutte.

Une guerre qui pourrait bien servir les États-Unis

Les États-Unis, chef de file de l’OTAN, détiennent la clé d’une issue rapide à cette guerre : annoncer que l’OTAN renonce définitivement à solliciter l’adhésion de l’Ukraine et s’engage à respecter un statut de neutralité pour ce pays. Mais ce serait contraire à tout ce qu’ils ont concocté depuis des années. Et, pour le moment en tout cas, cette guerre les arrange bien. Elle contribue à asseoir leur nouvelle orientation de « compétition stratégique » avec la Russie et la Chine auprès de tous les alliés de l’OTAN, à justifier les pressions pour qu’ils augmentent leurs dépenses et leurs effectifs militaires, à accroitre leurs déploiements dans les pays d’Europe de l’Est, à consolider la peur et leur rôle dans la « protection » de l’Europe.

La Russie espérait peut-être accentuer en sa faveur les divisions au sein de l’OTAN. Mais son agression actuelle est en train de produire le contraire. L’Allemagne vient même de réviser sa position historique de ne pas envoyer d’armes dans les zones de conflit en décidant de fournir des armes antichars et des missiles antiaériens à l’Ukraine. Elle a aussi annoncé une très importante augmentation de son budget militaire. De plus, l’agression russe pourrait amener plusieurs pays européens à revoir leur stratégie d’approvisionnement en gaz naturel – dont 40 % provient de la Russie – en se tournant vers d’autres sources, dont les États-Unis et le Canada.

D’urgence, exigeons la fin de la guerre et de réelles négociations

La guerre, l’activité humaine la plus terrifiante et destructrice, s’abat maintenant sur l’Ukraine, avec son cortège de morts, de blessé.e.s, de réfugié.e.s. Un jour ou l’autre, tout cela devra aboutir à des négociations. Maintenant ou après combien de milliers, de dizaines de milliers, ou de centaines de milliers de victimes?

La situation est rapidement en train de dégénérer. Pour la première fois de son histoire, l’Union européenne (UE) soutient militairement un pays en guerre, en envoyant 450 millions d’euros d’armements à l’Ukraine. Elle annonce que son Centre satellitaire à Madrid soutiendra l’Ukraine dans le renseignement spatial et elle décrète la censure des médias Russia Today et Sputnik News. Liz Truss, la secrétaire aux affaires étrangères du Royaume-Uni, appuie « absolument » les citoyens britanniques qui veulent aller combattre en Ukraine. La Suisse rompt avec sa tradition de neutralité et participe aux sanctions financières contre la Russie. Alors même que le président Zelensky a accepté de négocier avec la Russie, il demande qu’elle soit exclue du Conseil de sécurité de l’ONU parce ses actions frôleraient le génocide. Et il demande l’adhésion immédiate de l’Ukraine à l’UE. Le 27 février, par référendum, la Biélorussie a notamment retiré de sa constitution la partie qui en faisait une zone libre d’armes nucléaires. Pour couronner le tout, face à l’extrêmement dangereuse mise en état d’alerte des forces nucléaires stratégiques de la Russie, la Maison blanche jette encore plus d’huile sur le feu en déclarant que « nous devons continuer à endiguer ses actions de la manière la plus ferme possible » et que « nous avons la capacité de nous défendre ». Soyons clairs : il n’y a PAS de défense contre une guerre nucléaire; c’est la survie même de l’humanité qui est en jeu!

Dans tout cela, avec ses déploiements militaires en Lettonie et en Pologne, son appel à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, ses ventes d’armes à ce pays et sa propagande primaire antirusse et antichinoise, le Canada joue un rôle particulièrement funeste.

Les enjeux globaux du réchauffement climatique et des pandémies exigent une collaboration mondiale plus urgente que jamais. Il est impératif de réagir fortement, dans tous les pays, pour éviter que nos dirigeants économiques et politiques nous plongent plutôt dans l’affrontement, la haine les uns des autres et une psychose de guerre généralisée. Les seuls bénéficiaires sont les complexes militaro-industriels, eux aussi des menaces à la survie de l’humanité.

Nous saluons le courage de nos allié.e.s en Russie qui manifestent contre la guerre dans des conditions de répression très dures et nous exigeons aussi la fin de l’agression russe. Nous exigeons également la fin des manœuvres d’encerclement de l’OTAN vis-à-vis la Russie et la fin de l’attisement des ressentiments et des peurs instrumentalisés pour des intérêts qui ne sont pas les nôtres.

 

 

La guerre de Poutine en Ukraine, des questions et quelques réponses

28 février 2022, par CAP-NCS
Le 24 février 2022, le lendemain de la célébration du « jour de la Patrie » en Russie, Vladimir Poutine a donné l’ordre à ses troupes d’attaquer l’Ukraine. Il s’agit d’un (…)

Le 24 février 2022, le lendemain de la célébration du « jour de la Patrie » en Russie, Vladimir Poutine a donné l’ordre à ses troupes d’attaquer l’Ukraine.

Il s’agit d’un crime contre l’humanité, au sens du « crime d’agression » défini par le statut de la Cour pénale internationale (article 8 bis) et d’une violation absolue de la Charte des Nations Unies du 26 juin 1945.

 Questions immédiates :

Pourquoi Poutine attaque-t-il maintenant ?

Depuis plusieurs mois, Poutine construit une logique d’escalade, pensant sans doute que le moment est opportun après la débâcle américaine en Afghanistan, et sûr de ne pas risquer de réaction militaire de l’OTAN aujourd’hui.

Poutine a clairement fait monter la pression, sachant que son exigence de « graver dans le marbre » pour l’éternité la non-adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie était inacceptable sous cette forme (alors que par ailleurs Français et Allemands ont toujours exprimé clairement depuis 2008 leur rejet d’une adhésion à court terme)…

Le 21 février Poutine a délibérément « brulé ses vaisseaux », rendant toute désescalade impossible. Ses discours étaient des déclarations de guerre : le néo-tsariste appelant à la « dénazification » de l’Ukraine, puis sa reconnaissance de « l’indépendance » des républiques séparatistes « dans leurs frontières administratives » des deux « oblasts » (districts), c’est-à-dire avec les 2/3 du Donbass sous contrôle ukrainien – signifiant la mort définitive du processus de Minsk (processus international de négociation pour le règlement du conflit du Donbass).

Quels sont les scénarios possibles et les conséquences à court terme ?

Contrôler militairement le pays est « techniquement » possible (l’Occident ayant explicitement annoncé qu’il n’y aurait pas d’engagement militaire direct pour l’empêcher), mais politiquement et financièrement incroyablement coûteux. Prendre le contrôle de l’ensemble du Donbass est plus facile, mais tout de même très compliqué.

Sans doute certains généraux et Poutine lui-même pensent-t-ils que la guerre sera courte, comme en Géorgie en 2008. Ils veulent décapiter l’Ukraine (y compris par l’élimination physique de dirigeants). Veulent-ils occuper durablement Kiev (ils n’avaient, contrairement à ce que pensait Sarkozy jamais eu l’intention de prendre Tbilissi en Géorgie en 2008) ? Ou « simplement » détruire les capacités militaires de l’Ukraine et prendre le contrôle de tout le Donbass ? Espèrent-ils un mouvement en leur faveur des russophones d’Ukraine (plus qu’improbable) ? L’avenir le dira. Mais quoiqu’il arrive sur le plan militaire ces prochains jours, la guerre va durer.

Les conséquences, déjà importantes, vont être énormes, sur le plan économique (à l’échelle mondiale, notamment sur le prix de nombreuses matières premières), géopolitique (bien sûr… et la Chine, qui pense à Taiwan « observe attentivement » ce qui se passe ), évidemment pour les Ukrainiens, mais aussi pour les Russes surtout si la phase militaire du conflit dure.

Si on compare à la crise géorgienne de 2008, (comparaison souvent faite avec ses territoires sécessionistes et l’intervention militaire russe), on peut multiplier plus que considérablement les effets et conséquences…

Ce qui est quasi certain c’est que le retour « au calme » n’est pas pour demain

 Et pour mieux comprendre….

Que faut-il retenir de l’histoire de l’Ukraine ?

Rappelons tout d’abord quelques points d’histoire, au moins récente. Il existe une forte personnalité linguistique et culturelle ukrainienne, une histoire longue depuis la création de la ville de Kiev par les Vikings (Varègues) et de l’espace féodal, chrétien et slave de la première « Rus », jusqu’aux inclusions de territoires aujourd’hui ukrainiens dans les Etats tsariste, autrichien, et polonais.

A la fin du tsarisme en 1917, l’Ukraine a déclaré son indépendance et a été déchirée par une guerre civile opposant entre eux nationalistes ukrainiens de Symon Petlioura, armées allemandes et plus tard polonaises avec des alliés locaux, armées blanches nationalistes russes soutenue militairement sur le terrain par la France jusqu’en 1919, armées socialistes révolutionnaires et anarchistes ukrainiennes et armée rouge bolchéviques. Ces dernier ont triomphé et reconnu en mai 1919 une République socialiste d’Ukraine qui deviendra cofondatrice de l’URSS en 1922. Lénine a favorisé ce processus et il s’est opposé au nationalisme « grand-russien » qui pouvait empêcher la constitution de l’URSS. En 1941 certains Ukrainiens, surtout à l’Ouest du pays ont bien accueilli les envahisseurs allemands et le leader Stephan Bandera a soutenu les nazis (même si ceux-ci l’ont un temps emprisonné pour avoir parlé d’indépendance). Conscient de la force du sentiment national ukrainien, Staline (pourtant l’organisateur de la grande famine qui a frappé particulièrement l’Ukraine en 1932-33) a offert aux ukrainiens une compensation symbolique, l’obtention du statut de « membre fondateur de l’ONU » à côté de l’URSS (dont elle était par ailleurs membre).

Dans son discours néo-tsariste du 21 février 2022, Poutine a expliqué que l’Ukraine n’existait pas, que c’était une « malheureuse invention de Lénine et des bolcheviks ».

La République d’Ukraine indépendante depuis 1991, compte plus de 45 millions d’habitants, sa superficie est celle de la France. La langue ukrainienne (langue officielle) est pratiquée par une majorité de la population, le russe par une forte minorité (et accessoirement aussi par la majorité des ukrainophones). L’ouest, rural, longtemps sous domination autrichienne est plus ukrainophone que l’Est et le Sud, plus industriels sont plus russophones. Et à Kiev comme dans beaucoup d’autres villes, on parle les deux, parfois un mélange… La division linguistique n’est pas un facteur explicatif du conflit, de même que de supposés divisions « ethniques ».

 Est-il exact que les promesses de « sécurité collective » en Europe faite par l’Occident n’ont pas été honorées ?

A la fin des années 1980 les dirigeants occidentaux avaient explicitement proposé à Mikhaël Gorbatchev un deal prévoyant le non-développement de l’Alliance Atlantique et de son bras armé, l’OTAN et la construction d’une nouveau système de sécurité collective en Europe, avec pour pivot l’OSCE (L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe). Rien de cela ne s’est produit, et l’OTAN s’est étendue – sans qu’il y ait d’ailleurs le moindre débat sur son fonctionnement et son rôle alors que les conditions qui avaient présidé à sa création n’existaient plus. Les partis de gouvernements de gauche ou de droite en Europe n’ont d’ailleurs rien proposé à ce sujet.

Quand L’URSS s’est effondrée, les rapports de propriété ont été bouleversés, sous la houlette des organisations financières occidentales, et, dans une atmosphère de pillage, des oligarques ont pris le contrôle d’une bonne partie de l’économie soviétique, en particulier en Russie et en Ukraine. En Russie, un pouvoir politique central a cependant été restauré autour de Poutine et ceux des oligarques qui n’acceptaient pas cette tutelle ont été écartés.

 Ou en était l’Etat ukrainien avant 2014 ?

L’indépendance de l’Ukraine a été votée à 90% en décembre 1991 (80% dans l’est, 50% en Crimée) et le pays a cédé les armes nucléaires présentes sur son sol à la Russie (à des fins de désarmement) en échange de la garantie de l’intégrité de ses frontières promise par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Chine et la Russie (à Budapest en décembre 1994).

Il n’y a pas eu en Ukraine de consolidation d’un pouvoir exécutif puissant et le poids des oligarques est resté considérable, en particulier dans les régions industrielles, dans un pays ravagé par la corruption. Dans les années 2000, émergent d’un côté un pôle « pro-occidental » incarné un temps par Viktor Ioutchenko et Ioulia Tymochenko, électoralement influent à l’Ouest et à Kiev, et qui a bénéficié en 2004 du soutien d’une partie de la jeunesse lors de la « révolution orange » et de l’autre côté un pôle plutôt « prorusse » incarné par Victor Ianoukovitch et son Parti des régions arborant la couleur bleue et électoralement influent à l’Est et au Sud. Le pays n’est cependant pas pour autant clivé « Orange contre Bleu », c’est plutôt un dégradé d’Ouest en Est… mais avec partout la corruption des oligarques plus ou moins « bleus » ou « oranges », et toutefois des élections, des libertés publiques et une société civile assez solide.

Après des élections gagnée par les « bleus » Ianoukovitch a abandonné un projet d’accord avec l’Union européenne (qui déplaisait à Moscou), provoquant en 2014 la « révolte de Maidan », un fort mouvement populaire avant tout anti-corruption, y compris dans certaines villes de l’est.

 Quelle guerre a commencé en 2014 ?

Dans la confusion qui a suivi, en février 2014, les forces spéciales russes ont pris le contrôle de la Crimée. Cette province, donnée à l’Ukraine en 1954 par le pouvoir soviétique d’alors est peuplée de personnes qui se considèrent sans doute plus comme Russes que comme Ukrainiens russophones, mais aussi de russophones qui se sentent plus Ukrainiens et de Tatars, la population autochtone musulmane d’origine, massacrée par les Russes, puis déportée par Staline et dont le retour dans sa patrie a toujours été entravé.

Dans ce même contexte, en avril 2014, des milices locales, avec le concours de forces spéciales russes, ont tenté de prendre le contrôle des territoires électoralement « bleus » à l’est de l’Ukraine. L’échec a été cuisant dans la grande ville de Kharkov, mais ils sont parvenus à s’emparer de deux régions du Donbass, autoproclamées « Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk ». Au départ l’objectif semblait être de déstabiliser l’ensemble du pays et ramener Yanoukovitch au pouvoir, mais très vite cet objectif a été abandonné, Yanoukovitch éliminé et le pouvoir des séparatistes consolidé dans les deux entités (au prix d’une répression forte). Depuis, dans cette région, la guerre n’a pas cessé, elle a fait près de 15 000 morts et provoqué le déplacement de 2 millions de personnes. De part et d’autre de la ligne de front la moitié de la population du Donbass , surtout les jeunes, est partie.

Un « processus de Minsk » a été défini en septembre 2014 pour sortir de la crise, dans la perspective d’une Ukraine fédéralisée ; il a été relancé en 2015 par les Allemands et les Français dans le « format Normandie » (discussions entre Français, Allemands, Ukrainiens et Russes – ces derniers en contact avec les séparatistes). Sans résultat.

La crise actuelle a-t-elle été déclenchée par l’OTAN ?

Bien sûr le refus occidental de construire une vraie sécurité collective au moment de la fin de l’URSS a produit des effets à long terme, tandis que les pays d’Europe centrale adhéraient à l’OTAN comme une « police d’assurance américaine ». Et bon nombre de Russes pouvaient considérer la chose comme une forme de menace.

Les pays de l’OTAN n’ont pas été avares non plus de diverses formes de provocations et gesticulations militaires ces dernières années. Cependant la crise actuelle n’a pas du tout été déclenchée par des actions des Américains mais bien par la concentration d’un nombre inédit de forces militaires russes aux frontières de l’Ukraine, à l’Est, au nord par le Bélarus et au Sud par la Mer Noire.

 Quelles était les hypothèses sur les projets de Poutine avant son offensive militaire ?

On pouvait penser que l’objectif premier de Poutine était de restaurer la place de grande puissance de la Russie – en particulier vis-à-vis des Américains, et – mais ce n’est pas nouveau – de considérer d’Union européenne comme un club d’impuissants. L’Etat Russe, jadis cœur d’Empire, a été humilié par l’Occident et « déclassé » comme puissance. La politique de la restauration poutinienne consiste à poser des jalons de reconquête politique (affirmation de puissance), idéologique (nationaliste), territoriale : la Russie a profité des crises à sa périphérie pour contrôler certains territoires (Abkhazie et Ossétie du sud en Géorgie, Transnistrie en Moldavie) ou assurer une forme de tutelle sur des Etats voisins, tout récemment avec les crises des dictatures en Bélarus et au Kazakhstan, et sur l’Arménie démocratique, dans le contexte de la défaite des Arméniens face à l’Azerbaïdjan.

Dans son entreprise de « restauration » Poutine peut compter sur quelques atouts : des ressources en hydrocarbure, mais aussi d’indéniables capacités militaires et militaro-industrielles, un certain savoir-faire idéologico-médiatique pour s’assurer la sympathie de nationaux-populistes ou de secteurs déclassés de population dans les opinions publiques occidentales, une capacité d’alliances (du moins pour le moment) avec la Chine, jusqu’à un certain point avec l’Iran, parfois avec la Turquie (mais celle-ci est foncièrement opposée à l’invasion de l’Ukraine -pays auquel elle fournit des armes.

La « restauration » du statut de grande puissance de la Russie passe par un interventionnisme au-delà des frontières de l’ancien empire, : soutien décisif au régime de Bachar El-Assad ; et la présence militaire et économique russe dans ce pays depuis 2015, l’interventionnisme ouvert de l’Etat russe ou avec les mercenaires du groupe Wagner en Afrique (Libye, Centre-Afrique, Mozambique, Mali…)

Avant même la crise actuelle Poutine avait donc déjà marqué des points. Il a réintroduit la Russie comme acteur majeur du jeu mondial…. Et forcé les Américains et généralement l’occident à le considérer comme tel. Mais à long terme il risque d’en perdre beaucoup et dépendre de plus en plus du soutien Chinois.

 Quelle était la situation avant l’agression en Russie et en Ukraine ?

Poutine cherche à créer un climat d’unité patriotique face à « la menace occidentale » et dans sa « guerre de libération de l’Ukraine ». A bien des égards cela semble mieux marcher… en dehors de la Russie qu’en Russie même, dont les habitants ne sont guère partants pour une guerre prolongée et qui ne seront pas aussi enthousiastes que lors de la « prise » de la Crimée de 2014, qui avait alors provoqué une forme d’unanimité patriotique assurant à Poutine une popularité inégalée. Toujours est-il que la régime s’est incroyablement durci ses derniers temps avec la destruction systématique des oppositions politiques (à commencer par Alexis Navalny), des médias indépendants et de la société civile (comme l’ONG Mémorial)… Aujourd’hui la répression à l’intérieur de la Russie est à un niveau inégalé depuis l’URSS des années 1970.

En Ukraine la menace poutinienne a eu plutôt pour effet de construire l’unité nationale et d’éloigner les Ukrainiens de leurs cousins Russes. Dans ce contexte l’extrême droite ukrainienne, électoralement faible, surtout après Maidan (2,5% aux législatives de 2019) mais active et organisée peut en profiter surtout sous occupation russe. Le président Volodimyr Zelinsky a été élu presque par hasard par des Ukrainiens las des dirigeants corrompus – (comédien il incarnait le rôle … d’un Président de la République dans un feuilleton télé !). Pour le moment l’ambiance est plutôt à l’unité nationale autour de lui. Après avoir tenté la dissuasion de la résistance civile et de la cohésion face au risque d’invasion, il fait face courageusement à l’agression d’une puissance militaire infiniment plus forte.

 Existe-t-il des forces de paix sur le terrain ?

Du côté russe il est bien entendu extrêmement difficile de s’exprimer, pourtant ces forces existent, ainsi une à circulé en Russie d’artistes, intellectuels, militants civiques, qui osent déclarer : Nous, citoyens russes responsables et patriotes de notre pays, faisons appel aux dirigeants politiques de la Russie et lançons un défi ouvert et public au parti de la guerre, qui s’est formé au sein du gouvernement. Nous exprimons le point de vue de cette partie de la société russe qui déteste la guerre et considère même l’utilisation d’une menace militaire et d’un style criminel dans la rhétorique de la politique étrangère comme un crime [1]. Des militants russes et ukrainiens ont cosignés un appel international Assez de guerre en Europe ! [2] Depuis l’agression des voix anti-guerre, relativement nombreuses, réussissent à se faire entendre et même à s’exprimer dans les rues dès le premier jour, malgré la répression gouvernementale (plusieurs centaines d’arrestations dans plus d’une cinquantaine de ville)…Des pétitions d’intellectuels, d’artistes, de journalistes, de membres du corps médical, se multiplient.

La propagande poutinienne sur le « génocide des Russes en Ukraine », les « nazis de Kiev » ou « l’agression en cours de l’OTAN » est omniprésente en Russie, ce qui ne signifie pas ipso facto que la majorité des Russes y adhère, mais pas non plus que cette majorité est prête à s’engager contre la guerre… Si celle-ci dure (ce qui est possible), si la situation économique se dégrade (ce qui est certain), les choses peuvent évoluer…

En Ukraine, comme le disait avant l’offensive poutinienne Nina Potarska, de la section ukrainienne de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, il est difficile de s’exprimer quand le militarisme envahit tous les esprits. Pourtant des voix se sont élevées contre la logique de guerre, au sein d’une société civile encore vigoureuse. Dans la situation d’invasion actuelle, c’est encore plus dur, et nombre de militants sont absorbés par des tâches humanitaires ou rejoignent la résistance sous les drapeaux… Mais contrairement à la Russie, leur expression est toujours possible.

 Que pouvons-nous faire ?

L’expression de notre solidarité politique avec les Russes anti-guerre, menacé d’anéantissement, notre action solidaire avec les organisations de la société civile ukrainienne qui se sentaient bien seule avant l’offensive et réclament notre aide pour faire cesser les combats aujourd’hui.

Le propagande pro-Poutine demeure extrêmement présente en France (même si la Poutinophilie de l’extrême droite a été remise en cause par l’agression actuelle). A gauche le rappel incessant de la situation des années 1980-90, des erreurs (et surtout défaites) stratégiques de l’époque, de l’absence de la construction de mécanisme de sécurité équilibrés, semble justifier une paralysie actuelle, avec des arguments pour justifier celle-ci, concernant ce qui a eu lieu il y a plus de trente ans ! Certaines forces de gauche ignorant la réalité ukrainienne et russe, ne voient en Ukraine qu’un pays soumis à l’Occident ou pire accréditent la propagande poutinienne d’un pouvoir « nazi » avec des hordes « fascistes » arpentant les boulevards. Extrême-droite est présente en Ukraine (quoiqu’électoralement infiniment plus marginale qu’en France) mais il y aussi une société civile particulièrement dynamique, active dans la défense des droits humains, des migrants, des personnes déplacées du Donbass depuis 8 ans, dans les luttes des femmes et des LGBTQI+, ainsi que sur les luttes sociales et syndicales…

Ce « campisme » est une attitude fréquente dans certains milieux supposés progressistes en Europe et Amérique du Nord, dans le Monde Arabe, en Afrique, en Amérique Latine. Il consiste à trouver des vertus aux impérialismes rivaux des Occidentaux, dont l’impérialisme néo-tsariste (par exemple à soutenir l’intervention russe quand il s’agit de sauver le régime criminel de Bachar Al Assad ou celle des mercenaires du groupe Wagner en Lybie ou en Afrique sahélienne et centrale). Toute complaisance de ce type envers l’agression actuelle doit évidemment être vigoureusement dénoncée.

L’immédiateté actuelle, c’est faire reculer la soldatesque poutinienne, avant que les blessures ne laissent des cicatrices indélébiles et que l’engrenage de l’insécurité s’étende.

Mais il est surtout avant tout nécessaire de défendre ceux qui sur place, en Russie s’opposent aux actions guerrières, et de ne pas laisser isolée la société civile ukrainienne. L’action par exemple de la coalition internationale CivilM+, qui lie des mouvements citoyens Ukrainiens et Russes, avec le soutien d’Allemands, de Français, de Néerlandais et quelques autres est un exemple de ce qui peut être fait.

Et après ?

Nous ne savons pas dans quel état nous serons quand cette crise-ci sera terminée. Pour l’heure, nous ne pouvons que constater le défaut congénital des gauches vertes et radicales, pour ne pas parler des sociaux-démocrates, à penser ces sujets qui vont de la « dissuasion » à la « responsabilité de protéger », sinon en quelques slogans « pacifistes » et/ou « anti-impérialistes » creux, dont témoigne aussi cette campagne présidentielle française. Il faut reprendre l’ensemble du sujet, pour la France, pour l’Europe, pour le Monde. Urgemment !


• Bernard Dreano, Assemblée européenne des citoyens (AEC), réseau international Helsinki Citizens’ Assembly (HCA)

Notes

[1] Cet appel est disponible en Russe sur https://echo.msk.ru/blog/echomsk/2972500-echo/

[2https://euroalter.com/no-more-war-in-europe/

 

 

Les dirigeants des grandes puissances jouent avec le feu

25 février 2022, par CAP-NCS
Il n’est pas exagéré de dire que ce qui se passe actuellement au cœur du continent européen est le moment le plus dangereux de l’histoire contemporaine et le plus proche d’une (…)

Il n’est pas exagéré de dire que ce qui se passe actuellement au cœur du continent européen est le moment le plus dangereux de l’histoire contemporaine et le plus proche d’une troisième guerre mondiale depuis la crise des missiles soviétiques à Cuba en 1962. Il est vrai que, jusqu’à présent, ni Moscou ni Washington n’ont fait allusion à l’utilisation d’armes nucléaires, même s’il ne fait aucun doute que les deux pays ont mis leurs arsenaux nucléaires en état d’alerte face aux circonstances actuelles. Il est également vrai que le degré d’alerte militaire aux Etats-Unis n’a pas encore atteint celui qu’il avait atteint en 1962. Mais le déploiement militaire russe aux frontières de l’Ukraine dépasse les niveaux de concentration de troupes à une frontière européenne observés aux moments les plus chauds de la «guerre froide», tandis que l’escalade verbale occidentale contre la Russie a atteint un stade dangereux accompagné de gesticulations et de préparatifs militaires qui créent une possibilité réelle de conflagration.

Les dirigeants des grandes puissances jouent avec le feu. Vladimir Poutine peut penser qu’il ne fait que déplacer la reine et la tour sur le grand échiquier afin de forcer l’adversaire à retirer ses pièces. Joe Biden peut croire qu’il s’agit d’une bonne occasion pour lui de redorer son image nationale et internationale, très ternie depuis son échec embarrassant dans l’organisation du retrait des forces étatsuniennes d’Afghanistan. Et Boris Johnson peut croire que les rodomontades prétentieuses de son gouvernement sont un moyen bon marché de détourner l’attention de ses problèmes politiques intérieurs. Il n’en reste pas moins que, dans de telles circonstances, les événements acquièrent rapidement leur propre dynamique au son des tambours – une dynamique qui dépasse le contrôle de tous les acteurs, pris individuellement, et risque de déclencher une explosion qu’aucun d’entre eux n’avait initialement souhaitée.

En Europe, la tension actuelle entre la Russie et les pays occidentaux a atteint un degré jamais vu sur le continent depuis la Seconde Guerre mondiale. Les premiers épisodes de guerre qui s’y sont déroulés depuis lors, les guerres des Balkans dans les années 1990, n’ont jamais atteint le niveau de tension prolongée et d’alerte entre les grandes puissances elles-mêmes auquel nous assistons aujourd’hui. Si une guerre devait éclater en raison de la tension présente – même si elle ne faisait initialement que sévir sur le sol ukrainien – la situation centrale et la taille même de l’Ukraine suffisent à faire du danger de propagation de l’incendie à d’autres pays européens limitrophes de la Russie, ainsi qu’au Caucase et à l’Asie centrale, un péril grave et imminent.

La cause principale de ce qui se passe aujourd’hui est liée à une série de développements, dont la première et principale responsabilité incombe au plus puissant qui en a eu l’initiative – c’est-à-dire, bien sûr, les Etats-Unis. Depuis que l’Union soviétique est entrée dans la phase terminale de son agonie sous Mikhaïl Gorbatchev, et plus encore sous le premier président de la Russie post-soviétique, Boris Eltsine, Washington s’est comporté envers la Russie comme un vainqueur impitoyable envers un vaincu qu’il cherche à empêcher de pouvoir jamais se redresser. Cela s’est traduit par l’expansion de l’OTAN, dominée par les Etats-Unis, en y intégrant des pays qui appartenaient auparavant au Pacte de Varsovie dominé par l’URSS, au lieu de dissoudre l’Alliance occidentale parallèlement à son homologue orientale. Cela s’est également traduit par le fait que l’Occident a dicté une politique économique de «thérapie de choc» à l’économie bureaucratique de la Russie, provoquant une crise socio-économique et un effondrement d’énormes proportions.

Ce sont ces prémisses qui ont le plus naturellement conduit au résultat contre lequel l’un des conseillers les plus éminents de Gorbatchev – un ancien membre du Soviet suprême et du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique –, Georgi Arbatov, avait mis en garde il y a trente ans, lorsqu’il avait prédit que les politiques occidentales à l’égard de la Russie conduiraient à «une nouvelle guerre froide» [1] et à l’émergence d’un régime autoritaire à Moscou, renouant avec la vieille tradition impériale de la Russie. C’est ce qui s’est produit avec l’arrivée au pouvoir de Poutine qui représente les intérêts des deux blocs les plus importants de l’économie capitaliste russe (dans laquelle se mêlent capitalisme d’Etat et intérêts privés): le complexe militaro-industriel – qui emploie un cinquième de la main-d’œuvre industrielle russe, en plus des effectifs des forces armées – et le secteur pétrolier et gazier.

Le résultat est que la Russie de Poutine pratique une politique d’expansion militaire qui va bien au-delà de ce qui prévalait à l’époque de l’Union soviétique. A l’époque, Moscou n’a déployé de forces de combat en dehors de la sphère qui était tombée sous son contrôle à la fin de la Seconde Guerre mondiale que lors de l’invasion de l’Afghanistan à la fin de 1979, invasion qui a précipité l’agonie de l’URSS. Quant à la Russie de Poutine, après avoir retrouvé une vitalité économique, depuis le début du siècle, grâce à l’augmentation du prix des combustibles, elle est intervenue militairement hors de ses frontières à une fréquence comparable à celle des interventions militaires étatsuniennes avant la défaite au Vietnam, et entre la première guerre des Etats-Unis contre l’Irak en 1991 et la sortie peu glorieuse des forces étatsuniennes de ce pays, vingt ans plus tard. Les interventions et les invasions de la Russie ne se limitent plus à son «étranger proche», c’est-à-dire les pays adjacents à la Russie, qui étaient dominés par Moscou à travers l’URSS ou le Pacte de Varsovie. La Russie post-soviétique est intervenue militairement dans le Caucase, notamment en Géorgie, en Ukraine et plus récemment au Kazakhstan. Mais elle mène également, depuis 2015, une guerre en Syrie et intervient sous un déguisement qui ne trompe personne en Libye et plus récemment en Afrique subsaharienne.

Ainsi, entre le regain de belligérance russe et la poursuite de l’arrogance des Etats-Unis, le monde se trouve au bord d’une catastrophe qui pourrait grandement accélérer l’anéantissement de l’humanité, vers lequel notre planète se dirige par le biais de la dégradation de l’environnement et du réchauffement climatique. Nous ne pouvons qu’espérer que la raison l’emportera et que les grandes puissances parviendront à un accord répondant aux préoccupations de sécurité de la Russie et recréant les conditions d’une «coexistence pacifique» renouvelée qui réduirait la chaleur de la nouvelle guerre froide et l’empêcherait de se transformer en une guerre chaude qui serait une catastrophe énorme pour toute l’humanité. (Article traduit en anglais à partir de l’original arabe publié dans Al-Quds al-Arabi, 25 janvier 2022; traduction de l’anglais par la rédaction de A l’Encontre)


[1] «Eurasia Letter : A New Cold War», Georgi Aabatov, in Foreign Policy. No.95, Summer 1994 (pp. 90-103)

 

 

La Colombie dépénalise l’avortement

25 février 2022, par CAP-NCS
À Bogota (Colombie), des militantes célèbrent la décision de la Cour constitutionnelle dépénalisant l’avortement, lundi 21 février 2022. © Photo : Raul Arboleda / AFP (…)

À Bogota (Colombie), des militantes célèbrent la décision de la Cour constitutionnelle dépénalisant l’avortement, lundi 21 février 2022. © Photo : Raul Arboleda / AFP

 

Bogota (Colombie).– « La maternité sera désirée ou ne sera pas ! » Après des années de bras de fer légal et institutionnel, ce slogan des féministes colombiennes devient réalité. L’avortement est désormais autorisé en Colombie, pour n’importe quel motif,  jusqu’à la 24e semaine de gestation. La décision de la Cour constitutionnelle a été votée lundi 21 février par cinq voix de magistrats contre quatre. À bien des égards, elle est historique. Depuis 2006, l’avortement n’était permis que dans trois cas de figure : à la suite d’un viol, si la grossesse mettait en danger la vie de la mère ou si le fœtus n’était pas viable.

Par cette décision de justice, « nous avons réussi à faire de la Colombie un pays à l’avant-garde en Amérique latine et dans les Caraïbes, et nous sommes à présent le pays avec l’une des législations les plus progressistes au monde », se réjouissait lundi Ana Cristina Gonzalez, médecin et docteure en bioéthique, dans une émission en direct sur le site internet du quotidien El Tiempo. Elle dirige Causa Justa, un mouvement regroupant des organisations féministes, des médecins et des avocat·es, à l’origine de la décision de la cour.

En 2020, Causa Justa avait lancé une action légale demandant à la Cour constitutionnelle d’éliminer le délit d’avortement du Code pénal. Si ce but n’a pas été atteint, il est rendu ineffectif par la décision de lundi. « Nous considérons que ce point-là reste très important, puisque la notion de délit est à la base même de la stigmatisation », selon Ana Cristina Gonzalez, arborant le foulard vert adopté par les activistes argentines et devenu le symbole de la lutte pour la légalisation sur le continent — et au-delà.

« Nous vivons dans un État laïque et les décisions de politique publique ne sauraient être prises avec des interférences de caractère religieux, et encore moins de la part d’autorités religieuses qui ont fait tant de mal aux femmes et à d’autres catégories de la population pendant des siècles », lance la directrice de Causa Justa. En Colombie, la Cour constitutionnelle est traditionnellement plus progressiste que le reste des institutions. En 2013, par exemple, elle avait officialisé le mariage pour tous.

Pourtant, jusqu’à l’annonce de cette décision lundi après-midi, le jeu semblait serré – tout dépendait de la décision d’un magistrat remplaçant. Dans le centre de Bogota, le verdict final a provoqué les explosions de joie parmi les militantes réunies devant le palais de justice. Les foulards verts brandis par des poings levés se sont agités dans une foule quasi exclusivement féminine, célébrant une victoire dans la lutte contre le patriarcat. À quelques mètres, les militant·es « provida », antiavortement, étaient en deuil.

De manière générale, sur le continent, les lois, le système pénal et les mentalités restent fortement influencés par l’Église catholique. L’avortement est encore un délit passible de prison dans la quasi-totalité des pays d’Amérique centrale et du Sud. Jusque récemment, il n’était autorisé sans condition qu’à Cuba, au Guyana, en Uruguay et au Mexique. Fin décembre, l’Argentine s’ajoutait à la liste.

La Colombie est désormais le pays latino-américain dépénalisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) jusqu’au stade le plus avancé de la grossesse – 24 semaines de gestation, dix semaines de plus qu’en Argentine, 12 semaines de plus que dans les autres pays du continent ayant dépénalisé l’avortement. Ce délai légal particulièrement long soulève de vives critiques.

« Je ne peux pas concevoir qu’un bébé de six mois, qui est déjà viable hors de l’utérus de sa mère, puisse à présent être assassiné en Colombie », lance dans une vidéo publiée sur Twitter la sénatrice Paloma Valencia, du parti de droite conservatrice Centre démocratique. Ce délai de 24 semaines laisse perplexes de nombreux citoyens et citoyennes, y compris parmi les partisan·es de l’IVG.

« Ce malaise est compréhensible », concède Elizabeth Castillo, avocate et activiste féministe. Selon elle, l’interruption volontaire de grossesse « devrait être pratiquée le plus tôt possible, mais elle devrait pouvoir l’être également aussi tard que possible quand cela est nécessaire. Cela concerne des femmes dans une situation extrême, soit les cas médicalement complexes ou les femmes les plus vulnérables ». Moins de 20 % des avortements seraient réalisés aux deuxième et troisième trimestres. Autour de la 24e semaine, la pratique serait très marginale.

« Ce qui change à présent, c’est que les prestataires des services de santé vont avoir beaucoup moins de complications pour pratiquer les avortements », ajoute l’avocate. Citant une récente enquête, elle précise : « Dans ce pays, plus de 50 % des grossesses ne sont pas désirées. »

Dans sa communication annonçant la décision, la Cour Constitutionnelle a par ailleurs exhorté le Parlement et l’exécutif à légiférer sur la question, et à établir une politique de santé publique encadrant cette décriminalisation. Au Parlement colombien, où depuis toujours la droite traditionnelle est fortement représentée, les propositions autour de la légalisation de l’IVG n’ont jamais prospéré. « Cela prendra du temps », prédit Elizabeth Castillo.

En effet, le droit des femmes à disposer de leurs corps est loin de faire l’unanimité dans le pays andin comme sur le reste du continent sud-américain. D’après une enquête sur le sujet réalisée en 2021 par l’institut de sondage Ipsos dans 28 pays, seuls 26 % des Colombien·nes approuvaient une légalisation totale, et 36 % uniquement dans certaines circonstances, pour raisons médicales ou après un viol. Ils et elles étaient 20 % à être totalement contre.

Les plus hostiles évoquent la légalisation d’un « génocide ». Certains politiques, comme Alejandro Ordoñez, actuel ambassadeur de la Colombie à l’Organisation des États américains, s’y réfèrent en ces termes. La plupart des membres du Centre démocratique, le parti de la droite conservatrice dont est issu l’actuel président Ivan Duque, sont antiavortement. Le chef de l’État a d’ailleurs critiqué sur la radio La FM une « décision prise par cinq personnes »« On ne saurait rendre si triviale la pratique de l’avortement en Colombie, et encore moins la convertir en une pratique généralisée, car elle va contre le principe même de la vie depuis la conception, reconnu par la Cour constitutionnelle », a déclaré le président colombien. 

Dans le pays andin, on estime le nombre d’avortements clandestins à 400 000 annuels. C’est l’un des principaux arguments soutenant la décision de la cour : même si l’avortement est interdit, il est tout de même largement pratiqué dans le pays de manière clandestine et inégalitaire. Il est bien sûr payant, les plus riches ayant accès aux avortements les moins dangereux pour la santé de la mère. D’après le ministère de la santé, environ 70 femmes et adolescentes meurent chaque année lors d’IVG clandestines. Et une grande partie des Colombiennes, dans les campagnes et les quartiers les plus pauvres, n’y ont pas accès.

La décision de la Cour constitutionnelle prend effet immédiatement. Mais dans ce pays aux multiples retournements et mécanismes juridiques, tout·e citoyen·ne muni·e de solides arguments pourrait demander l’annulation de cette décision. En attendant, les militantes féministes colombiennes et latino-américaines savourent cette victoire, espérant voir la vague verte gagner l’ensemble du continent.

 

 

Invasion russe de l’Ukraine : Vladimir Poutine dans les pas de Saddam Hussein ?

25 février 2022, par CAP-NCS
Il existe un parallèle frappant entre le comportement de Vladimir Poutine à l’égard de la Géorgie en 2008, de l’Ukraine en 2014 et maintenant, d’une part et, d’autre part, le (…)

Il existe un parallèle frappant entre le comportement de Vladimir Poutine à l’égard de la Géorgie en 2008, de l’Ukraine en 2014 et maintenant, d’une part et, d’autre part, le comportement de Saddam Hussein à l’égard de l’Iran au lendemain de sa révolution de 1979 et du Koweït en 1990. Les deux hommes ont eu recours à la force, accompagnée de revendications remarquablement similaires, afin de réaliser des ambitions expansionnistes. Saddam Hussein a envahi le territoire iranien à l’automne 1980, prétendant sauver les habitants arabophones de la province du Khuzestan, après les avoir encouragés à se rebeller contre le pouvoir de Téhéran et à déclarer une république indépendante, l’Arabistan. Cette invasion a marqué le début d’une guerre de huit ans, dont le premier effet a été de permettre au nouveau régime iranien de mettre fin au chaos qui a suivi la révolution contre le pouvoir du Shah et de consolider ses rangs. Après un nombre total de morts des deux côtés estimé à un million, ainsi qu’une dévastation et une destruction généralisées, les deux pays se retrouvent à la case départ à la fin de la guerre.

Dix ans plus tard, Saddam Hussein réitère son comportement imprudent en envahissant le Koweït, arguant qu’il s’agit d’une province irakienne découpée par les Britanniques, renouvelant ainsi une vieille revendication qui avait conduit à des tensions militaires entre le gouvernement d’Abd al-Karim Qasim et les autorités du Protectorat britannique au Koweït, lorsque celles-ci avaient décidé d’accorder à ce dernier son « indépendance » en 1961. Le résultat de cette deuxième invasion décidée par Saddam Hussein a été l’occasion donnée aux États-Unis tout d’abord de déployer leurs forces dans la région du Golfe à une échelle sans précédent ; ensuite de bombarder l’Irak « jusqu’à l’âge de pierre », comme le secrétaire d’État de l’époque, James Baker III, en aurait menacé le ministre des affaires étrangères irakien de l’époque, Tariq Aziz, peu avant la guerre ; enfin, et surtout, d’affirmer de manière spectaculaire leur suprématie en tant que seule superpuissance restante dans un monde qui était entré dans un « moment unipolaire » après des décennies de « bipolarité ».

Que les Arabes du Khuzestan aient ou non le droit à l’autodétermination et à l’indépendance, et que les revendications de l’Irak sur le Koweït soient légitimes ou non, n’est pas la question ici. Le comportement imprudent de Saddam Hussein s’est manifesté par sa mauvaise évaluation de l’équilibre des forces dans les deux cas. L’Irak est sorti des deux guerres dévasté et extrêmement affaibli, tandis que le dictateur irakien n’a réussi qu’à renforcer ses adversaires iraniens et américains. Il avait cru que le chaos qui régnait en Iran en 1980 ne ferait qu’empirer à cause de l’invasion irakienne, tout comme il pensait en 1990 que l’Amérique, militairement paralysée depuis sa sortie du Vietnam, n’oserait pas l’affronter.

Quel est le rapport avec Vladimir Poutine ? Le maître du Kremlin ne cache pas sa nostalgie de l’empire des tsars russes, reprochant à plusieurs reprises aux bolcheviks d’avoir appliqué lors de la Révolution russe le principe d’autodétermination en dessinant la carte des républiques soviétiques. Il tient particulièrement, et à juste titre, à empêcher l’élargissement de l’OTAN à des républiques qui, il y a trente ans, faisaient partie de l’URSS et étaient donc soumises à la tutelle russe. En 2008, pour empêcher la Géorgie d’adhérer à l’OTAN, Poutine (qui dirigeait alors le pays depuis le bureau du premier ministre, derrière une façade présidentielle nommée Dmitri Medvedev) a justifié l’invasion de son territoire par son soutien à la sécession des provinces d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud qu’il encourageait à revendiquer leur « indépendance », comme Saddam Hussein l’avait fait avec l’ »Arabistan ».

En 2014, Poutine a invoqué son désir de réparer ce qu’il considérait comme une erreur commise par les dirigeants de l’Union soviétique lorsqu’il a envahi la Crimée et l’a formellement annexée à la Russie, pour empêcher l’Ukraine de rejoindre l’OTAN, comme Saddam Hussein avait rêvé de le faire avec le Koweït. La même année, Poutine est également intervenu militairement dans les provinces de Donetsk et de Louhansk, dans l’est de l’Ukraine, après avoir encouragé les séparatistes locaux à déclarer à leur tour leur « indépendance », comme il l’avait fait en Géorgie et comme le dirigeant irakien avait tenté de le faire en Iran. Dans les cas géorgien et ukrainien, Poutine a estimé que les États-Unis étaient trop faibles pour l’affronter : en 2008, ils étaient de plus en plus embourbés en Irak et, en 2014, sortis d’Irak après un échec abyssal, ils connaissaient un renouvellement partiel de la paralysie militaire qui les avait frappés après le Vietnam.

Les circonstances en 2008 et 2014 et par la suite ont semblé valider le jugement de Poutine. L’OTAN a touché le fond lorsque Donald Trump a remporté la présidence américaine en 2016, faisant perdre aux alliés traditionnels de Washington leur confiance dans la fiabilité de la protection américaine. Ils ont souhaité que Joe Biden efface l’héritage de Trump, mais ont été rapidement déçus. En effet, après sa honteuse retraite d’Afghanistan face aux talibans, la crédibilité de l’Amérique a atteint son point le plus bas depuis que sa défaite au Vietnam s’est achevée avec l’arrivée des forces communistes dans la capitale, Saigon. Poutine a donc dû considérer que la situation est devenue favorable à une nouvelle étape. Il a donc intensifié sa pression sur l’Ukraine, avec en toile de fond la reprise des affrontements entre les séparatistes et les forces gouvernementales ukrainiennes et l’entrée en lice de la Turquie, membre de l’OTAN, pour livrer des drones à Kiev. Si l’on ajoute à cela la pénurie mondiale qui a entraîné une forte hausse des prix du pétrole et du gaz, principales sources de revenus de l’État russe, tous les éléments sont réunis.

Cela signifie-t-il que les calculs de Vladimir Poutine sont plus intelligents et plus rationnels que ceux de Saddam Hussein, indépendamment des ressemblances entre leurs aventures militaires ? La réponse probable est que, si les calculs de Poutine se sont avérés corrects jusqu’à présent, il a pris, avec ses récentes actions, un risque plus aventureux que jamais. Joe Biden en profitera pour redorer son image bien écornée, tout comme Boris Johnson : après leurs prophéties auto-réalisatrices, les deux hommes doivent être heureux que Poutine leur donne l’occasion de détourner l’attention de leurs échecs. L’Alliance atlantique se trouve renforcée et dynamisée après avoir été malade (rappelez-vous le commentaire d’Emmanuel Macron sur l’OTAN « en état de mort cérébrale » il y a environ deux ans et demi). Le comportement de Poutine a peut-être même motivé les voisins de la Russie, la Finlande et la Suède, à rejoindre l’OTAN, après plus de soixante-dix ans de neutralité. Ce qui est encore plus dangereux pour la Russie, c’est qu’elle va devoir faire face à une pression économique occidentale considérablement accrue, ce qui va certainement l’affaiblir beaucoup plus que Poutine et son entourage semblent le croire. En fait, la Russie s’engage dans un cas typique de « surextension impériale », pour reprendre l’expression de Paul Kennedy. Elle agit militairement bien au-delà de sa capacité économique, avec un PIB inférieur à celui du Canada, et inférieur même à celui de la Corée du Sud, soit un peu plus de 7% du PIB américain.


Gilbert Achcar est professeur à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Il a notamment publié Le Choc des barbaries : Terrorismes et désordre mondial (2002, 2004, 2017), La Poudrière du Moyen-Orient avec Noam Chomsky (2007), Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (2009), Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (2015) et Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe (2017). Il publiera bientôt The New Cold War : Chronicle of a Confrontation Foretold. 

Nicaragua. Histoire d’une trahison

24 février 2022, par CAP-NCS
Dora María Téllez, la «Comandante Dos», figure historique de la Révolution nicaraguayenne qui, en 1979, a renversé la dictature de la dynastie Somoza qui a étouffé le Nicaragua (…)

Dora María Téllez, la «Comandante Dos», figure historique de la Révolution nicaraguayenne qui, en 1979, a renversé la dictature de la dynastie Somoza qui a étouffé le Nicaragua pendant des décennies, a été condamnée, il y a quelques jours, à huit ans de prison. Le procès qui l’a condamnée a été une farce grotesque: elle a eu droit à quatre minutes de parole.

Dans le même procès, une autre figure de proue du Sandinisme, aujourd’hui disparu, Victor Hugo Tinoco [ancien membre de la guérilla, ambassadeur aux Nations unies, critique d’Ortega il sera expulsé du FSLN en 2005 et rejoindra le Mouvement de rénovation sandiniste qui deviendra Unamos- Unión Democrática Renovadora], a été condamné à treize ans d’emprisonnement.

Récemment a été déclaré le décès en prison du commandant Hugo Torres, qui fut général lorsque l’armée sandiniste existait [voir à ce sujet l’article publié  le 16 février 2022].

Un élément révèle assez clairement le genre de personne qu’Ortega est devenu: le commandant Hugo Torres et Dora María Téllez ont mené, en 1979, une initiative militaire qui a permis la libération du désormais dictateur, Daniel Ortega, qui se trouvait dans les prisons de Somoza.

Exilés et détenus

Nombreux sont ceux qui ont été des figures particulièrement marquantes de la période d’existence du sandinisme – de la victoire de 1979 à la défaite électorale de 1990 – et qui sont aujourd’hui exilés, isolés ou détenus.

Ce qui était au départ une soif de pouvoir du couple Ortega-Murillo [président et vice-présidente] s’est transformé en une copie grossière de la dictature de la dynastie Somoza. Et si, au début, cette prise de conscience m’a ouvert une brèche dans l’âme, aujourd’hui elle me remplit d’indignation.

Souvenirs de la révolution

Je me souviens bien que le 24 janvier 1980 était un jeudi. Ce jour-là, je me suis rendu pour la première fois au Nicaragua sandiniste. La révolution qui a renversé Anastasio Somoza avait exactement six mois et cinq jours.

Jusque-là, j’avais gardé un contact à distance avec l’écrivain Sergio Ramírez, dont je suis toujours un ami proche.

Je me souviens encore de l’émotion de cette première d’une très longue série de visites pendant le régime sandiniste qui a liquidé la dynastie qui avait pillé et étouffé ce beau pays pendant des décennies.

Ce furent mes jeunes années, et avec une poignée d’étrangers qui m’ont soutenu et ont essayé de collaborer, j’ai pu avoir de nombreux contacts avec plusieurs membres du gouvernement.

Dans ces réunions informelles, souvent de longs dîners qui duraient des heures, j’étais, toujours aux côtés d’autres sandinistes, avec Daniel Ortega.

Il m’est apparu comme un homme fermé, au regard méfiant, qui n’a craqué qu’une seule fois: en 1986, lorsqu’il m’a parlé de son frère Camilo, tué au combat face aux forces de Somoza alors qu’il était très jeune. Ce jour-là, il m’a également raconté que de l’âge de 15 à 34 ans, lui, Daniel, n’avait pas de maison: il vivait caché, errant d’un endroit à l’autre. Pour la première et unique fois, j’ai ressenti quelque chose d’humain dans cette figure de pierre.

Notre dernière rencontre a eu lieu à Rio de Janeiro, à la mi-1990, lors d’une réunion avec des artistes et des intellectuels, quelques mois après sa défaite électorale face à Violeta Chamorro [qui sera présidente la république d’avril 1990 à janvier 1997].

Piñata et après

Je ne suis jamais retourné au Nicaragua. De loin, je connaissais la «piñata», c’est-à-dire le pillage [de biens, de terres, etc.] qui a conduit certaines des plus hautes personnalités sandinistes, dont Ortega, à devenir millionnaires.

J’avoue qu’avec d’autres amis étrangers qui avaient vécu de si près la Révolution, j’ai mis du temps à accepter comme vrai ce qui était vrai. Même à cet égard, les traîtres sont devenus des copies conformes des somozistes.

Celle des sandinistes a été la dernière révolution de ma génération et, selon leur modèle, peut-être la dernière de l’histoire. A plusieurs reprises, nous avons eu le sentiment que les sandinistes conduisaient les Nicaraguayens vers quelque chose de très proche de la réalisation de rêves impossibles, de la possibilité de toucher le ciel de leurs mains.

Je chérirai à jamais dans ma mémoire les moments vécus durant ces années d’espoir, qui semblaient être d’une réelle luminosité.

Après avoir perdu les élections, à la suite de l’agression armée brutale menée par Washington avec le soutien des secteurs les plus réactionnaires du Nicaragua, le sandinisme a commencé à se déchirer. Il n’a pas fallu longtemps pour que ce qui avait été une Révolution vivante et belle commence à être trahi d’une manière vile et impardonnable.

A l’espoir qui a vaincu la dynastie Somoza a succédé une autre dynastie, tout aussi perverse, abusive, meurtrière. Depuis 2006, c’est-à-dire depuis 16 ans, le couple présidentiel manipule de manière absurde les élections afin de maintenir son pouvoir absolu.

Le pire des traîtres

Daniel Ortega est maintenant à la tête de cette nouvelle dynastie qui réprime, persécute et tue même les jeunes étudiants comme l’a été son frère Camilo lorsqu’il a été assassiné par la dynastie précédente.

Un traître est et sera toujours un traître, une figure abjecte et méprisable. Mais il y a des traîtres d’une pire espèce. José Daniel Ortega Saavedra appartient, avec «mérite et brio», à cette seconde espèce. (Article publié par le quotidien argentin Pagina 12, le 20 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

 

État espagnol : quand tout sent le pourri dans le PP

23 février 2022, par CAP-NCS
Par JACQUES BERGER La guerre totale entre Casado et Ayuso met en lumière certaines des pires pratiques de corruption et de guerre sale utilisées tout au long de son histoire (…)

Par JACQUES BERGER

La guerre totale entre Casado et Ayuso met en lumière certaines des pires pratiques de corruption et de guerre sale utilisées tout au long de son histoire par le principal parti de la droite espagnole, non seulement contre ses ennemis politiques mais aussi en son sein.

Elle survient également quelques jours après l’échec de son projet d’obtenir la majorité absolue aux élections anticipées en Castille-et-León ; C’était la première force, mais avec 31 sièges, ce qui l’oblige à trouver une formule qui lui permette de gouverner cette Communauté sans avoir à céder à toutes les exigences que Vox lui adresse déjà. Des élections au cours desquelles ce parti d’extrême droite a vu se consolider les résultats qu’il avait déjà obtenus lors des dernières élections générales de 2019, passant de 1 à 13 sièges, bien qu’avec 10% de voix en moins, tandis que le PSOE et l’UP ont connu un revers notable (ils sont passés respectivement de 35 à 28 sièges et de 2 à 1), principalement au profit d’Unión del Pueblo Leonés (avec 3 sièges) et de Soria ¡Ya! (avec 3 autres),

Nouveau circuit ?

Sans aucun doute, un nouveau cycle s’ouvre maintenant, mais pas celui que le toujours principal leader de l’opposition voulait dans son aspiration à atteindre la Moncloa, mais celui qui se déchaîne au sein de son parti et dans lequel on ne peut exclure la scénario du pire : une rupture organique, tôt ou tard, entre les deux secteurs opposés, même s’il existe aussi de nombreux intérêts communs qui peuvent pousser à une recomposition qui, de toute façon, n’empêchera pas d’importants dommages collatéraux.

Bien sûr, les précédents ne manquent pas pour ce mélange de corruption et de sale guerre qui caractérise le PP depuis ses origines et, surtout, ces dernières décennies : le tamayazo de 2003 (qui, en achetant deux députés du PSOE, a donné au gouvernement la Communauté de Madrid à la marraine politique d’Ayuso, Esperanza Aguirre) ; l’espionnage du gestapillo d’Angel Carromero désormais démissionnaire aux dirigeants de son propre parti, ou celui du sinistre Villarejo à l’ex-trésorier Bárcenas, la longue histoire de macro-scandales de corruption (avec le Gürtel comme déclencheur de la motion de censure qui a chassé Rajoy du bureau Moncloa) [1] , ou, plus récemment, sa collusion avec deux députés de l’UPN pour empêcher le décret gouvernemental de réforme du travail d’aller de l’avant.

C’est pourquoi les motifs juridiques ne manquent pas pour justifier, comme l’a soutenu Javier Pérez Royo [2] , d’exiger l’interdiction de ce parti, déjà qualifié par la justice d’« organisation criminelle ». Car, ne l’oublions pas, il s’agit d’une formation politique qui porte dans ses gènes ses origines franquistes [3] et qui consolide des réseaux de corruption et une « classe public-privé » (Pastor, 2010 : 93) qui sont ancrées dans le capitalisme immobilier et extractiviste et dans le noyau dur de l’appareil d’État. Alors, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est que désormais toutes les tensions au sein de cette trame d’intérêts se manifestent avec toute leur cruauté , comme les protagonistes eux-mêmes ont dû l’admettre.

Cette guerre survient également à un moment où Pablo Casado se rapproche de plus en plus du discours qu’Ayuso a développé lors de sa campagne électorale réussie en mai de l’année dernière, s’adaptant à la pression d’offrir une version néolibérale et néoconservatrice de Trump à la version espagnole qui lui permet de contrecarrer l’influence de Vox dans une partie grandissante de son électorat [4] .

Une lutte pour le pouvoir

Ainsi, cela n’a pas beaucoup de sens de rechercher des différences entre les deux dirigeants sur le plan idéologique. C’est, purement et simplement, une lutte pour le pouvoir dont l’évolution dépendra probablement de la position adoptée par les principaux barons autonomes dans les prochains jours, avec le président galicien, Feijóo, en tête, qui semble miser sur un Congrès extraordinaire. au cas où les deux prétendants ne parviendraient pas bientôt à un armistice. Un conflit dont l’issue sera sans aucun doute influencée par l’alignement que prennent les principaux pouvoirs médiatiques et, avec eux, le poids de la rue, avec des initiatives telles que la manifestation appelée ce dimanche 20 février à Madrid en faveur d’Ayuso en devant le siège du PP.

Car le rôle que peuvent jouer ces acteurs pas si secondaires est le principal atout du président madrilène face à Casado : son indéniable leadership charismatique lui permet de se présenter en victime, malgré les preuves évidentes de la corruption dans laquelle elle a été impliquée. .. au pire moment de la pandémie. Mobilisant ses partisans pour la défense de sa « liberté » d’entreprendre… au détriment de l’argent public, et « surtout, ma famille » face à l’espionnage subi, il tire une nouvelle fois des arguments pour sortir de son recours constant au népotisme. en arrière-plan et les réseaux clients.

Cette complicité gagnée parmi sa base la plus militante est ce qui corrobore comment, au cours des dernières décennies, ce que le juge Joaquim Bosch définit comme un « électorat corrompu » s’est consolidé : ces « citoyens qui applaudissent les traitements de faveur et les pratiques frauduleuses, sachant qu’ils le sont. Ce manque de valeurs éthiques favorise notamment la corruption. Une complicité qui ne signifie pas nier le poids d’autres facteurs qui peuvent expliquer le succès électoral d’Ayuso et qui ont à voir avec les racines sociales, culturelles et idéologiques de son néolibéralisme trumpiste à la madrilène . Mais pas pour ça il faut dédaigner la contamination de son fidèle électorat à tout vadans la défense commune de leurs intérêts et privilèges de pouvoir ou de statut. On pourrait faire valoir la même chose, évidemment, concernant Casado malgré le fait qu’il veut se présenter maintenant avec le désir de se distancer du passé corrompu de son parti… recourant aux pires méthodes de la gestapillo .

Comme ils l’affirment du PSOE -qui a aussi une histoire de corruption et de sale guerre qu’il ne faut pas oublier- et aussi de l’UP, il n’y a aucun espoir qu’une droite “démocratique et moderne, européenne” émerge de cette crise, surtout quand Ce que nous observons dans de nombreux pays voisins, comme la France, c’est une adaptation croissante à l’agenda et aux discours de l’extrême droite respective de la part de ces anciennes droites.

Cette guerre interne éclate également lorsque Vox peut se présenter comme la seule opposition crédible au gouvernement PSOE-UP, après la décomposition de Ciudadanos et, désormais, la division interne grandissante dans les rangs du PP quant à la tactique à adopter face à ce parti. . Certains chroniqueurs médiatiques comme El Confidencial prédisent déjà une surprise de l’extrême droite au PP au cas où Casado continuerait à diriger cette formation aux prochaines élections législatives.

En revanche, de l’autre côté, celui du peuple de gauche, dans certains secteurs la résignation se répand face à la politique du moindre mal et, dans d’autres, la déception face à un gouvernement qui n’a pas tenu les principales promesses que, bien que modéré, contenait son programme électoral, comme ceux liés à l’abrogation de la réforme du travail de 2012, la réforme fiscale ou, on le craint aussi, celui de la loi bâillon, dont le projet a déjà été critiqué comme un simple « maquillage ” par différentes organisations sociales dont Amnesty International. Dès lors, on ne peut s’étonner qu’au milieu d’une démobilisation quasi générale, le vide laissé par ces partis ait facilité l’émergence de nouvelles forces politiques provinciales .dans les institutions ni, surtout, que la désaffection des citoyens à l’égard de la politique et des partis en général augmente.

Tout cela se déroule, en somme, dans un contexte international où il est difficile de trouver des différences substantielles entre les principaux partis du régime, coïncidant à la fois dans leur obéissance aux diktats de la Commission européenne – comme le ministre du Travail a dû le faire admettre, Yolanda Díaz- et le FMI, qui demande déjà des ajustements en 2023. Ou, ce qui est encore plus scandaleux, la servilité dont ils font preuve envers l’impérialisme américain, avec lequel ils ont d’emblée serré les rangs pour favoriser l’escalade militaire de l’OTAN face à la crise ouverte autour de l’Ukraine. Un conflit qui nous oblige à retrouver la mémoire des mouvements anti-OTAN et antimilitaristes des décennies passées afin d’entreprendre des initiatives capables d’endiguer la menace réelle du déclenchement d’une guerre dont les conséquences seraient désastreuses au-delà de la région directement touchée.

Ce sera face à la montée en puissance de Vox et son contrôle grandissant de l’agenda politique, ainsi qu’au manque de volonté du PSOE et de son gouvernement (l’UP devient simple spectateur de sa dérive de plus en plus évidente vers le centre) pour rompre avec les limites marquées par la Commission européenne, la CEOE et les grandes transnationales, car il faudra reprendre force et enthousiasme pour montrer qu’il existe une autre voie possible : celle qui a marqué la confluence entre syndicale, sociale et politique les organisations dans la nécessité d’aller au-delà de la non-abrogation de la réforme du travail de 2012 ; la réaffirmation du mouvement féministe dans les rues avant le 8 mars prochain ; la lutte acharnée de différents groupes dans leur défense du droit à un logement décent, ou des campagnes comme celle que mène actuellement une Initiative populaire pour une réglementation extraordinaire des étrangers. A partir de ces espaces et d’autres en reconstruction, il faudra travailler, avec une « lente impatience », à reconstruire de nouveaux fronts communs et pôles politiques alternatifs.


Les références

Pastor, Jaime (2010) “Corruption politique vs. démocratie et socialisme par en bas », vent du sud , 110, pp. 88-96. Accessible sur https://vientosur.info/corrupcion-politica-vs-democracia-y-socialismo-desde-abajo/

Notes :

 

[1] Voir aussi l’article de Nuria Alabao dans CTXT, 17/02/2022 : « Après la guerre des gangs du PP… il y a le même »)  https://ctxt.es/es/20220201/Firmas/38789/Nuria- Alabao -PP-Ayuso-Casado-lutte-interne-corruption.htm

[2] https://www.eldiario.es/contracorriente/ilegalizar-pp_132_8758203.html

[3]   À cet égard, la publication récente du livre, La Patria en la portfolio , du juge Joaquim Bosch, est très opportune, car elle nous rappelle comment l’héritage de corruption systémique de la dictature franquiste n’a pas été éradiqué pendant la a mythifié la Transition et comment, malgré quelques succès judiciaires, elle survit dans de nombreuses institutions, avec la monarchie comme plus haute représentation, et dans la société.

[4]   Je me réfère aux articles de Luisa Martín Rojo et Laura Camargo récemment publiés dans viento sur , 180, où ils analysent l’évolution discursive d’Ayuso et de Pablo Casado.

 

Haïti. Le Mouvement paysan de Papaye : combattre conjointement la déforestation et la crise climatique

23 février 2022, par CAP-NCS
Par Joe Parkin Daniels Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, a souvent été synonyme de déforestation et de calamité environnementale. On dit souvent que (…)

Par Joe Parkin Daniels

Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, a souvent été synonyme de déforestation et de calamité environnementale. On dit souvent que sa frontière avec la République dominicaine peut être vue depuis l’espace, tant la différence est marquée entre les forêts luxuriantes à l’est et les terres incultes à l’ouest.

«Dans la nature, tout est lié l’un à l’autre», explique Jean-Baptiste Chavannes qui a fondé, en 1973, le Mouvement paysan de Papaye (MPP- Mouvman Peyizan Papay), qui lutte contre la déforestation et la crise climatique dans les régions les plus pauvres d’Haïti.

A chaque mois qui passe, les malheurs d’Haïti semblent s’aggraver. Depuis deux ans, des mobilisations généralisées et des pénuries de carburant constantes rythment la vie quotidienne. En juillet [le 7 juillet 2021] de l’année dernière, le président de ce pays des Caraïbes, Jovenel Moïse, a été assassiné à son domicile. Le mois suivant, le sud appauvri de l’île a été frappé par un tremblement de terre d’une magnitude de 7,2 sur l’échelle de Richter. Il a tué au moins 2200 personnes et détruit des dizaines de milliers de maisons. Puis, en septembre 2021, une vague d’expulsions de ressortissants haïtiens des Etats-Unis – dans un contexte d’augmentation alarmante des enlèvements à Haïti [entre autres de 16 missionnaires des Etats-Unis et d’un Canadien] – a plongé l’île dans une plus grande instabilité.

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L’injustice environnementale et l’insécurité alimentaire sont à la base de la plupart des problèmes de ce pays dynamique mais en proie à d’énormes difficultés. En effet, 4,4 millions de personnes (sur une population de près de 11 millions) sont menacées par la faim. La déforestation généralisée depuis des siècles, due en grande partie au commerce colonial du bois ainsi qu’à l’abattage plus récent des arbres pour le combustible de cuisson [charbon de bois], a endommagé les terres fertiles et les a rendues vulnérables à l’érosion, aux inondations et à la sécheresse. Les ouragans saisonniers font des ravages sur les maisons et les moyens de subsistance. Ils contribuent chaque année à la dégradation de l’agriculture.

Les précédents projets internationaux de «développement», imposés de haut en bas, ont inondé les marchés haïtiens de denrées alimentaires de base non durables, entravant les efforts des agriculteurs locaux pour parvenir à la souveraineté alimentaire.

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Le MPP est une organisation de base qui cherche à lutter contre la crise climatique et l’insécurité alimentaire qui en découle. Il travaille avec les agriculteurs et agricultrices du secteur vivrier de base à travers Haïti. Fort de plus de 40 ans d’expérience dans les zones rurales du Plateau central d’Haïti, le MPP collabore avec 60’000 membres pour revitaliser les paysages déboisés afin que les personnes qui y vivent puissent se nourrir, tout en augmentant la couverture forestière dans le but d’aider à réduire les niveaux d’émission de carbone.

«La lutte pour la souveraineté alimentaire va de pair avec la lutte contre le réchauffement climatique», a déclaré Jean-Baptiste Chavannes.»Toutes les actions visant la souveraineté alimentaire auront un impact direct sur la crise climatique».

Le MPP réalise son travail directement avec les populations locales, tout en essayant de réduire la dépendance des agriculteurs et agricultrices vis-à-vis des organisations multinationales et des organisations caritatives qui ont souvent mal géré les ressources et contribué aux désastres d’Haïti, a déclaré Jusléne Tyresias, directrice du programme du MPP.

«Une approche locale est meilleure car elle crée des emplois directs, valorise les connaissances, les compétences et les ressources locales», a-t-elle déclaré, ajoutant que les grandes ONG internationales dépensaient souvent leurs ressources dans des hôtels et des transports coûteux, plutôt que d’utiliser le savoir-faire local. «Les locaux qui vivent sur le territoire seront plus impliqués parce qu’ils connaissent mieux la gravité du problème que ceux qui viennent de l’extérieur.»

Cette approche locale a été saluée par des bailleurs de fonds internationaux, dont le Fonds pour le climat (Clima Fund. Resourcing Grassroots Solutions). Le Global Greengrants Fund UK, l’un des quatre partenaires caritatifs de l’Appel 2021 pour la justice climatique lancé par le Guardian et l’Observer, est membre du Clima Fund et utilisera sa part des dons recueillis par l’appel pour financer des projets locaux tels que le PPM.

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«Le MPP est un exemple fantastique du type de mouvements populaires que le Clima Fund finance dans plus de 160 pays dans le monde; ils démontrent l’efficacité de la construction de solutions à partir de la base – pas seulement ce qui est mis en place, mais aussi comment c’est construit, et avec qui», a déclaré Lindley Mease, directrice du Clima Fund. «Ces mouvements populaires répondent aux besoins matériels d’une île ravagée par le climat grâce: à une nourriture culturellement appropriée et abondante; à des systèmes durables de récupération de l’eau; à une meilleure santé des sols, tout en maintenant en activité un effectif de 61’000 personnes, dirigées par un groupe de femmes». En tant que membres du mouvement international d’agriculteurs La Via Campesina, qui compte 200 millions de membres, ils montrent comment une organisation stratégique et collective peut refroidir la planète à grande échelle».

Grâce au travail du MPP, des secteurs entiers du plateau central, autrefois ravagés par la déforestation, regorgent aujourd’hui de vie. Le réseau de paysans et paysannes du MPP a planté des dizaines de millions d’arbres, tandis qu’ont été installées des infrastructures d’approvisionnement en eau pour les maisons et des cultures, tout en formant à l’agroécologie des femmes et des jeunes Haïtiens et Haïtiennes. Des panneaux solaires ont été installés sur les maisons, réduisant ainsi la dépendance au bois comme combustible. Une station de radio diffuse des formations et des conseils écologiques.

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«Au plan régional et international, le MPP s’inscrit dans le cadre des efforts mondiaux visant à renforcer les mouvements féministes de base, et fait partie d’un mouvement mondial de petits agriculteurs et agricultrices qui font progresser la souveraineté alimentaire avec La Via Campesina», a déclaré Sara Mersha, directrice des subventions et de la commmunication à Grassroots International, après avoir visité l’un des projets du MPP.

«C’est cette combinaison de stratégies – avec un accent mis sur une forte organisation et une connexion avec la terre – qui me fait comprendre ce que signifie le slogan du MPP et de Via Campesina: “les petits agriculteurs et agricultrices refroidissent la planète!”».

Le MPP a également utilisé des équipes d’intervention rapide lors des fréquentes catastrophes naturelles en Haïti, notamment le tremblement de terre qui a frappé le sud du pays en août 2021. Immédiatement après cette tragédie, le MPP a fourni de la nourriture, de l’eau et des abris, avant d’introduire des stratégies de résilience à long terme, comme la distribution de semences et le développement d’infrastructures locales.

En 2010, lorsqu’un tremblement de terre a rasé une grande partie de la capitale, Port-au-Prince, et ses environs, tuant plus de 220’000 personnes, le MPP a mis en place des éco-villages, dans lesquels les survivant·e·s et les victimes ont appris à vivre et à cultiver de manière durable.

Malgré la diversité de son champ d’action, le fondateur du MPP considère que le travail du mouvement repose sur un principe clé: la souveraineté. «La souveraineté est définie comme le droit de chaque personne à définir des politiques de production alimentaire respectueuses de l’environnement», a déclaré Jean-Baptiste Chavannes. «Le respect de la vie humaine; le respect des droits des familles paysannes sur les terres agricoles; les droits des peuples indigènes sur leurs territoires; le respect des droits des femmes et le respect de la culture; ainsi que les façons de nourrir les gens.»(Article publié par The Guardian, le 8 janvier 2022; traduction par la rédaction A l’Encontre)

 

Le gouvernement Legault et le verdissement du capitalisme

22 février 2022, par CAP-NCS
ÉDITORIAL – Bernard Rioux,[1] pour le comité de rédaction. François Legault s’est éveillé bien tardivement à toute préoccupation environnementale. Il avait durement (…)

ÉDITORIAL

– Bernard Rioux,[1] pour le comité de rédaction.

François Legault s’est éveillé bien tardivement à toute préoccupation environnementale. Il avait durement critiqué le premier ministre Philippe Couillard pour avoir mis fin à l’exploration du pétrole sur l’ile d’Anticosti[2] et dans le Grand Nord québécois[3]. Il a été élu comme premier ministre du Québec en 2018, sans que son programme électoral contienne quelque élément d’importance concernant la lutte aux changements climatiques.

Les mobilisations d’envergure de 2019 qui ont rassemblé des centaines de milliers de personnes à travers le Québec ont illustré l’ampleur de la sensibilisation de la population à la problématique des changements climatiques. Le premier ministre a compris qu’il n’était plus possible de nier cette réalité. Sa réponse a été de développer une politique environnementale visant le verdissement de l’accumulation du capital et de déployer une stratégie de communication prétendant faire du Québec un phare d’un « virage vert » en Amérique du Nord.

Un virage vert aux différentes dimensions

Le gouvernement Legault présente à l’automne 2020 son Plan pour une économie verte 2030 (PEV)[4] qui comporte les transformations socioécologiques les plus « pragmatiques » possible.

Des cibles « raisonnables » sans moyens pour les atteindre

Le PEV reconduit la cible fixée par le gouvernement Couillard d’une réduction de 37,5 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à 1990, une cible présentée comme ambitieuse. Il convient que son plan ne pourra atteindre que la moitié de cette cible. Il est même prévu de recourir à l’achat de permis d’émission sur le marché du carbone pour permettre au Québec de s’en approcher[5]. Dans un document stratégique interne intitulé Conditions de réussite du Plan de mise en œuvre 2021-2026 du PEV, on découvre que le gouvernement a identifié 15 millions de tonnes de réduction potentielle (plus de la moitié de la cible) sous forme d’achat à la bourse du carbone Québec-Californie. « Les réductions d’émission réalisées en Californie seraient ainsi achetées par de grands émetteurs québécois sous forme de droits de polluer et le Québec se créditerait de cette dépollution qui a, en réalité, eu lieu sur le territoire américain[6]

La confiance accordée au marché du carbone et au capital financier

Un bilan de la bourse du carbone montre le caractère tout à fait aléatoire des mécanismes de marché pour la réduction des émissions de GES. L’expérience a démontré que les entreprises n’abandonnent pas leur objectif de produire plus pour vendre plus. En fait, le marché du carbone ne permet pas d’atteindre les cibles fixées même si ces dernières sont en deçà de ce que préconise le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Ainsi, le Québec n’a réussi à réduire ses émissions de GES que de 9,1 % de 1990 à 2016, et les émissions ont continué d’augmenter, particulièrement en 2016 et 2017 dans les 100 entreprises les plus polluantes du Québec.

L’électrification des automobiles au centre du Plan vert

La proposition du PEV d’interdire la vente de voitures neuves à combustion interne à partir de 2035 relève davantage d’un plan de communication que d’un plan de lutte aux changements climatiques. Cette mesure ne s’appliquera que dans 15 ans et ne concernera même pas l’ensemble des camions et des voitures commerciales. Le programme Roulez vert prévoit une aide de 8000 dollars à l’achat d’une voiture électrique. Les subventions du programme constituent une véritable manne gouvernementale fournie aux grands de l’automobile pour faciliter leur conversion et pour gonfler leurs ventes et leurs profits. Cette priorité a l’avantage de ne rien bousculer des habitudes de la population et conduira à un nouvel élargissement du parc automobile tout en maintenant les problèmes de congestion et d’étalement urbain.

Le gouvernement Legault mentionne les différents projets de transport collectif, mais il continue de dépenser deux fois plus d’argent pour le réseau routier et pour l’électrification des automobiles que pour le transport collectif[7]. Dans ce contexte, le troisième lien, la construction d’un tunnel sous-fluvial entre Québec et la Rive-Sud, dont le coût est évalué à 10 milliards de dollars, est le projet le plus électoraliste et le plus insensé qui soit. Il est révélateur des limites du « tournant vert » du gouvernement Legault. Présenter ce projet comme un projet carboneutre, comme l’a fait le ministre des Transports, François Bonnardel, est tout simplement stupéfiant et risible[8]. Tous les experts ont répété que ce projet va permettre un nouvel étalement urbain et le maintien de l’utilisation de l’auto solo.

L’ouverture à un nouvel extractivisme

La priorité donnée à une politique de mobilité centrée sur l’automobile individuelle débouchera sur la relance de l’exploitation de ressources minières (lithium, cobalt, nickel) et énergétiques. C’est la porte ouverte à un nouvel extractivisme. Devant les profits envisagés de ce tournant, les multinationales australiennes et brésiliennes ont déjà investi ou prévoient d’investir pour prendre le contrôle de cette filière. Dans un premier temps, le gouvernement Legault prétendait vouloir contrôler l’entièreté de la chaine de valeur, de l’extraction de minerai à la production de batteries pour la conversion du système de transport. Ces ambitions du premier ministre sont déjà abandonnées et son ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, est maintenant à la recherche d’investisseurs internationaux. Le gouvernement se dit prêt à appuyer leurs investissements avec de l’argent public et à faire du sol québécois un bar ouvert aux multinationales du secteur minier[9].

Une privatisation de la transition énergétique sous l’aile d’Hydro-Québec

Faire du Québec la pile de l’Amérique du Nord

L’hydroélectricité, cette énergie abondante et à faible coût, a été utilisée pour attirer des industries énergivores comme celles du secteur de l’aluminium, de l’électrochimie ou des cimenteries. Elle a aussi permis d’attirer des entreprises polluantes et émettrices de GES qui consomment aujourd’hui près de la moitié de la production électrique[10].

La vente de l’énergie hydroélectrique aux États du nord-est des États-Unis ou à l’Ontario pourrait selon François Legault faire du Québec la batterie de l’Amérique du Nord. Au lieu d’utiliser cette énergie et l’expertise qui lui est liée pour améliorer l’efficacité énergétique et opérer une avancée à marche forcée sur la réduction des émissions de différentes industries, on cherche à l’exporter dans une démarche purement extractiviste. L’expérience nous montre que l’accès aux énergies renouvelables ne mène pas automatiquement à la baisse de la production des énergies fossiles mais plutôt à l’ajout de ces nouvelles sources d’énergie afin de répondre à une économie insatiable d’énergie et de croissance. La batterie de l’Amérique du Nord n’est qu’un slogan creux d’affairistes qui ne sert qu’à verdir la logique d’une production toujours plus considérable[11].

Le gaz naturel élevé au rang d’énergie propre

De 2018 à 2021, le gouvernement Legault a laissé ouverte la porte à l’exploitation pétrolière et gazière sur le territoire québécois. Il a apporté son soutien au projet GNL-Québec car il présentait le gaz naturel comme une énergie de transition. Le PEV va jusqu’à parler, en ce qui concerne les systèmes de chauffage des bâtiments, d’une « complémentarité optimale des réseaux électrique et gazier[12]».

Ce n’est qu’à la veille de la rencontre de la COP26, pour verdir son image, qu’il a pris la décision de retirer son soutien à GNL-Québec dont l’acceptabilité sociale était remise en question par le rapport du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) et dont le financement était de plus en plus problématique. Il a également profité de cette occasion pour affirmer que son gouvernement allait interdire toute exploration et toute exploitation pétrolière et gazière sur le territoire québécois. C’était pour François Legault un coup de communication fumant alors que les réserves pétrolières et gazières au Québec sont fort marginales et sans grandes promesses de développement. Il s’est d’ailleurs empressé de promettre de compenser les entreprises des énergies fossiles détenant des permis sur une partie importante du territoire québécois[13]. Des intervenants du mouvement écologiste ont déjà lancé une pétition contre cette intention du gouvernement caquiste[14].

Les énergies renouvelables sous le contrôle de l’entreprise privée

Pour le gouvernement Legault, les énergies renouvelables (l’éolien, le solaire…) devront se développer sous le contrôle d’entreprises privées étrangères, et cela, sans plan d’ensemble et sans consultation citoyenne véritable. Hydro-Québec renonce à son rôle de maître d’oeuvre de la production d’énergies renouvelables au Québec, et le gouvernement s’avère incapable de planifier et d’opérer une transition énergétique effective vers les énergies renouvelables sur le territoire québécois.

Le soutien au développement de la filière de l’hydrogène

À son retour de la COP26, le premier ministre ne tarissait pas d’éloges pour la filière de l’hydrogène vert[15]. Le développement de cette filière était déjà dans le Plan pour une économie verte. La perspective d’utiliser le faible coût de l’électricité pour développer l’hydrogène vert et l’exporter est envisagée par le gouvernement de la CAQ. Énergir en collaboration avec Hydro-Québec cherche à verdir la distribution de gaz naturel en prétendant utiliser leur réseau pour faciliter la distribution de l’éventuelle production de l’hydrogène vert[16].

Le refus d’une rupture avec une agriculture industrielle exportatrice centrée sur la production carnée

Le PEV semble incapable de voir au-delà de la réduction du gaspillage et d’une meilleure gestion des matières résiduelles. Une agriculture d’élevage intensif centrée sur l’exportation est responsable « de 9,8 % des émissions de gaz à effet de serre du Québec en 2017 (4e secteur émetteur)[17] ». Le gouvernement Legault maintient cette politique et se tient loin d’une véritable agriculture écologique.

Conclusion : des orientations irresponsables

Le mot d’ordre de Legault est simple : plus de richesse, moins de GES; son message aux entreprises est clair : « Faites un tournant vert, c’est le moyen moderne de s’enrichir et d’accumuler, et nous vous soutiendrons financièrement en plus ». Il met en œuvre un capitalisme vert le plus grossier et le moins subtil qui soit.

La sortie des énergies fossiles attendra. La consommation de gaz naturel, produit par des procédés de fracturation et présenté comme une énergie de transition, se voit promettre un avenir radieux. Toute la politique environnementale gouvernementale est soumise aux impératifs de la profitabilité des entreprises privées et à la logique du marché. En cela, le gouvernement de la CAQ se range du côté de tous les gouvernements de l’Amérique du Nord, du côté de l’écocapitalisme.

Au lieu de répondre à la majorité de la population du Québec qui, par de nombreuses mobilisations (manifestations, pétitions, pactes citoyens…), a maintes fois manifesté son inquiétude et sa volonté d’agir vers une transition juste et véritable, le gouvernement fait du sur-place, en s’appuyant sur la classe d’affaires et sur une partie de la classe moyenne qui pense encore que l’on peut remodeler le capitalisme.

Le Québec a besoin d’une planification publique et démocratique à long terme centrée sur la satisfaction des besoins de la population. Cela nécessiterait de vastes chantiers collectifs visant à redéfinir la politique énergétique, à revoir la politique de mobilité pour sortir du règne de l’automobile, à progresser dans la rénovation d’un cadre bâti qui économise l’énergie, et à s’engager dans la migration vers une agriculture de proximité. Tout cela dans la perspective de diminuer la croissance des dépenses d’énergie et des ressources naturelles et d’en finir avec les productions inutiles et l’obsolescence planifiée.

Produire moins, partager plus, favoriser une économie de proximité. Cette orientation est écartée du revers la main par le gouvernement, car son orientation est de réduire la transition écologique à un verdissement permettant l’enrichissement de la classe entrepreneuriale du Québec. Par ses politiques irresponsables, le gouvernement Legault nous prépare un avenir plus que difficile.


  1. Bernard Rioux est membre du Collectif d’analyse politique, éditeur des Nouveaux Cahiers du socialisme. Il est aussi rédacteur à Presse-toi à gauche.
  2. Geneviève Lajoie, « Anticosti : Legault ouvert à l’exploration des hydrocarbures », TVA Nouvelles, 17 octobre 2017.
  3. Yannick Donahue, « Legault n’exclut pas l’exploitation des hydrocarbures dans le Grand Nord », Radio-Canada, 3 septembre 2018.
  4. Gouvernement du Québec, Plan pour une économie verte 2030. Politique-cadre d’électrification et de lutte contre les changements climatiques, Québec, 2020, <www.quebec.ca/gouv/politiques-orientations/plan-economie-verte/>.
  5. Jean-Thomas Léveillé, « Réduction des GES. Un plan vert pour atteindre 50 % de l’objectif », La Presse, 16 novembre 2020.
  6. Thomas Gerbet, « Réduction des GES du Québec : “de la triche” ? », Radio-Canada, 16 novembre 2020.
  7. Marc-André Gagnon, « Budget Girard : nos routes coûtent encore cher. Les investissements dans le réseau routier sont deux fois plus importants qu’en transport en commun », Journal de Québec, 25 mars 2021.
  8. Geneviève Lajoie, « 3e lien carboneutre : Québec compensera la pollution par la plantation d’arbres », Journal de Québec, 24 novembre 2021.
  9. Francis Halin, « L’opposition écorche la filière batterie de Fitzgibbon », Journal de Montréal, 13 janvier 2021.
  10. Normand Mousseau, Gagner la guerre du climat. Douze mythes à déboulonner, Montréal, Boréal, 2017, p. 53.
  11. Joyce Nelson, « Pourquoi le grand pari du Québec sur l’hydroélectricité est une mauvaise nouvelle pour le climat, Presse-toi à gauche! 9 novembre 2021.
  12. Plan pour une économie verte 2030, op. cit., p. 53; Ulysse Bergeron, « Synergie renforcée entre Hydro-Québec et Énergir pour le chauffage », Le Devoir, 4 janvier 2021.
  13. François Carabin, « François Legault prêt à payer pour sortir le Québec des hydrocarbures », Le Devoir, 20 octobre 2021.
  14. Eau secours, Finis les cadeaux à l’industrie pétrolière et gazière, pétition, 24 novembre 2021.
  15. Hugo Pilon-Larose, « La Presse à la COP26. Legault rêve d’hydrogène vert », La Presse, 5 novembre 2021.
  16. Normand Beaudet, « Hydrogène vert….les gazières se débattent, comme des diables dans l’eau bénite », Presse-toi à gauche!, 7 décembre 2021.
  17. Plan pour une économie verte 2030, op. cit., p. 57.

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