Nouveaux Cahiers du socialisme
Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

Le gouvernement Lévesque après 24 mois

Assez rapidement après son avènement au pouvoir provincial, le PQ trébuche et tergiverse. Le bloc social que ce parti tente d’ériger est secoué par ses propres contradictions. Les secteurs populaires, et pas seulement la gauche, sont interpellés par ce qui apparaît comme des « stop-and-go » perpétuels entre la volonté de changement et la peur de confronter les élites. Il y a aussi le contexte d’une crise économique que les experts appellent une « récession », qui marque la transition, tout au long des années 1970 et même 1980, entre la gestion keynésienne (celle de l’après-guerre) à la gestion néolibérale du capitalisme, « inaugurée » si on peut dire, par Pinochet au Chili, Thatcher en Angleterre et Reagan aux États-Unis. Le PQ qui après tout gère une administration provinciale, et qui ne dispose pas véritablement du pouvoir de l’État, est un petit joueur dans cette architecture du pouvoir. Mais au lieu de préparer l’affrontement inévitable, ce parti dominé par une nébuleuse petite et moyenne bourgeoise cherche à convaincre la population qu’il faut s’ajuster, pour ne pas dire, capituler devant ce nouvel « ordre » capitaliste. Pour Piotte, cette évolution dès 1978 permet d’observer la tentative péquiste de réaménager le statu quo, ce qui explique la démoralisation de la base militante, et laisse entrevoir, affirme Piotte « une lente hémorragie qui videra le P.Q. de ses forces vives et en effacera peu à peu ses marques distinctives ». (Introduction de Pierre Beaudet) 1
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La victoire du 15 novembre 1976 avait engendré beaucoup d’espoirs dans la population. Un nouveau parti, guidé par des leaders prestigieux et muni d’un programme profondément réformiste, avouait un préjugé favorable aux travailleurs et promettait d’oeuvrer à la souveraineté du Québec. Mais le Parti québécois, sous la direction de René Lévesque et avec l’aide de ses deux acolytes (Jacques Parizeau pour l’économie et Claude Morin pour les relations politiques) entreprit une série de révisions malaisées, difficiles et déchirantes, qualificatifs qui font maintenant partie de la rhétorique usuelle du Parti québécois et qui sous-tendent le raisonnement suivant : nos problèmes de conscience, signes de notre probité politique, démontrent bien que nous sommes obligés et contraints par la réalité d’adopter des mesures qui contredisent les espoirs de changements que nous véhiculions lorsque nous étions dans l’opposition.
Mais quelle est cette réalité qui détermine la politique du Parti québécois ? Jacques Parizeau, dans sa récente déclaration, l’identifie à une « situation économique profondément détériorée », causée dans le monde occidental par la « crise de pétrole » et aggravée, au Canada, par une croissance des salaires plus rapide qu’aux États-Unis. Mais les propos du politicien Parizeau souffrent de nombreuses omissions : la crise est celle du système capitaliste, et la croissance du prix du pétrole, qui en est un de ses aspects, a profité non seulement aux pays producteurs, mais aussi aux grands monopoles pétroliers, d’origine surtout américaine, qui ont vu leurs profits augmenter de façon vertigineuse. De plus, l’aggravation de la crise ici ne peut être attribuée aux victoires des syndiqués canadiens car, indépendamment de la croissance relative des salaires au Canada et aux U.S.A., le Canada a toujours subi plus durement que celui-ci les crises du système capitaliste, et les régions de l’est (Québec et les provinces de l’Atlantique) en furent plus profondément affectées que les autres régions du pays. La réalité qui détermine la politique du P.Q. est donc celle d’une économie québécoise, tissée par le système capitaliste actuellement en crise et dominée par le capital américain et canadien. Ces crises, qui scandent les réorganisations du système capitaliste, entraînent la liquidation de petites et moyennes entreprises, la détérioration des conditions de vie des travailleurs et la croissance des monopoles.
La croissance des salaires
Que les salaires aient augmenté plus rapidement au Canada qu’aux États-Unis n’est qu’un indice d’une plus grande combativité syndicale au Canada, d’un mouvement syndical moins intégré au système capitaliste ici qu’aux États-Unis. Dans cette lutte pour ne pas supporter le fardeau de la crise d’un système qu’ils ne dominent ni ne contrôlent, les syndiqués canadiens durent affronter les politiques des gouvernements fédéral et provinciaux qui, quelles que soient leurs allégeances politiques, cherchèrent solidairement à aligner la croissance des salaires des travailleurs canadiens sur celle des U.S.A. Le gel des salaires est introduit par le gouvernement Trudeau en octobre 1975, peu après de nettes victoires syndicales. En 1973, les syndiqués avaient vu leur niveau de vie baisser (l’indice des prix à la consommation grimpe de 9.1% et les augmentations de salaire se stabilisent autour de 7.5%) tandis que les profits des compagnies augmentaient de façon inflationniste depuis 1970. À la fin de 1973 et au début de 1975, les syndiqués du secteur public, surtout sous l’impulsion du Syndicat canadien de la Fonction publique, obtiennent des gains salariaux importants lors de négociations avec les divers niveaux de gouvernement. Les syndiqués du secteur privé, comme ceux du Syndicat canadien des papetiers, entrent dans la lutte pour arracher les mêmes augmentations salariales que celles obtenues par leurs confrères du secteur publie. (Au Québec, le Front commun de 1972 reçoit une formule d’indexation qui semblait alors négligeable mais qui s’avéra par la suite fort importante compte tenu de la spirale inflationniste qui s’empara de l’économie nord-américaine, et les syndiqués du secteur privé, notamment à la C.S.N., menèrent des luttes, la plupart victorieuses, pour gagner, sur la base de ce précédent, des formules d’indexation qui protégeaient leur niveau de vie). Même les dirigeants des succursales canadiennes des syndicats américains doivent emboîter le pas et, bon gré mal gré, suivre leurs membres dans une politique qui contredit celle soutenue par les maisons-mères américaines. La politique de contrôle des salaires vise à briser cette combativité ouvrière en restreignant les droits de négociation2.
Certains affirmaient jadis que la grève dans le secteur public perdait l’efficacité qu’elle avait dans le secteur privé : ici, elle s’attaquait aux profits des patrons tandis que là elle permettait à l’État d’économiser les salaires normalement versés. Cette affirmation est erronée, non pas parce que les considérations sur lesquelles elles s’appuient sont fausses, mais parce qu’elle ne tient pas compte de l’ensemble des variables qui structurent le rapport de forces entre syndiqués et patronat. L’économie canadienne est dominée par des monopoles dont la stratégie est planétaire alors que les syndicats arrivent à peine à faire front commun, même au niveau provincial ou encore dans une de ses régions : la grève, dans telle ou telle usine, n’a alors qu’une portée limitée sur la croissance de tel ou tel monopole. Dans une période de crise, la marge de manoeuvre des syndiqués est encore plus réduite : les dangers de fermetures d’usines et de mises à pied s’accumulent tandis que le marché du travail, où abondent les chômeurs, fait pression à la baisse sur les salaires. Les syndiqués du secteur public n’ont pas ces entraves : la partie patronale est clairement identifiée, elle ne peut fermer ses institutions pour en ouvrir d’autres ailleurs dans le monde et, si elle peut couper des postes, elle ne peut s’attaquer radicalement à la sécurité d’emploi de ses syndiqués. De plus, la grève dans le secteur publie suscite de tels conflits sociaux et crée de tels remous dans l’opinion publique que les gouvernements, malgré les économies que cette grève leur assure, doivent intervenir rapidement pour remettre en marche les institutions affectées par l’arrêt de travail. Depuis l’obtention du droit de grève, les négociations dans le secteur public constituent la locomotive des négociations dans le secteur privé : voilà pourquoi les représentants patronaux et leur spécialistes en relation de travail réclament l’abrogation de ce droit et, ainsi, tout reviendrait comme avant : les syndiqués du secteur public chercheraient à rattraper les avantages obtenus par les syndiqués du secteur privé mais, sans moyen de pression, tandis que ceux-ci lutteraient, seuls et faibles, contre les monopoles économiques. Les gouvernements ne se sont pas jusqu’ici sentis les reins assez solides pour enlever le droit de grève à leurs employés : ils se sont battus contre son utilisation par la propagande politique et ont cherché à le limiter par diverses entraves juridiques : lois spéciales, injonctions, services essentiels, etc.
Le gouvernement Bourassa, on le sait, emboîte le pas au gouvernement Trudeau et adopte la loi 64 qui est, pour les employés du secteur public, le décalque de la loi C-73. Mais le front commun du secteur public et parapublic gagne en 1976 des augmentations salariales supérieures à celles prévues par ces législations. On ne sait, s’il avait été réélu, ce qu’aurait respecté le gouvernement Bourassa : sa propre loi 64 ou les ententes négociées. Quoi qu’il en soit, le nouveau gouvernement du 15 novembre 1976 doit choisir : assumer son préjugé favorable aux travailleurs et son désir de -souveraineté ou s’aligner sur la politique fédérale et dénoncer les clauses salariales des conventions négociées. Il opte pour le retrait de la loi 64, seule porte de sortie pour ne pas s’aliéner, au point de départ, les syndicats. Des syndiqués du secteur privé, notamment de la Fédération des Pâtes et Papiers de la C.S.N., cherchent alors, en s’appuyant sur ce précédent, à défoncer la loi C-73, mais en vain.
Lorsque le gouvernement Trudeau décide de retirer la loi C-73, il n’a pas renoncé à aligner la croissance des salaires canadiens sur celle des U.S.A. Les ministres des Finances des onze gouvernements se réunissent alors en conférence et s’entendent sur une politique salariale qui vise à freiner cette fringante locomotive que constituent les syndiqués du secteur public. La politique patronale présentée par M. Jacques Parizeau est conforme aux décisions de cette conférence et respecte la politique adoptée par le Conseil Économique du Canada (organisme fédéral de consultation, constitué de porte-parole patronaux et de leurs intellectuels universitaires, et dont se sont retirés le représentant du C.T.C. et celui des Métallurgistes unis d’Amérique au Canada) ; « Nous recommandons que le gouvernement fédéral adopte très graduellement un système permettant de rapprocher davantage les salaires de ses fonctionnaires dans chaque province à ceux des travailleurs de même rang dans le secteur privé »3. Le gouvernement péquiste défend donc la même politique que le tant honni gouvernement Bourassa, mais il espère que ses bonnes intentions et son image progressiste lui permettront de réussir ce que le gouvernement Bourassa n’a pas obtenu avec sa rhétorique agressive et ses lois spéciales : la réduction de la croissance des salaires. La politique de Parizeau est donc conforme à l’esprit de l’association économique : le Québec adoptera et administrera souverainement des politiques de négociation dictées par ceux qui contrôlent le marché canadien. Le René Lévesque de l’opposition nous promettait de civiliser le capital : le gouvernement péquiste cherche à discipliner la force de travail et à la soumettre aux aléas de la crise économique du capitalisme.
Expliquer les compromissions de l’actuel gouvernement par la seule crise économique peut empêcher de reconnaître l’essentiel : sa subordination au système capitaliste dont il subit les transformations conjoncturelles. Évidemment, dans une phase d’expansion économique, le P.Q. aurait pu maintenir son image progressiste et défendre, par exemple, au niveau salarial, une politique qui reconnaît que le gouvernement doit être le meilleur employeur, politique qui était prônée en 1968, lorsqu’elle était au pouvoir, par nul autre que la conservatrice Union nationale4.
La classe moyenne
Certains intellectuels, que je suppose politiquement proches du P.Q., soutiennent une telle politique de restriction des salaires au nom des moins bien nantis, qui auraient vu croître leur écart des salaires avec ceux de la classe moyenne dont feraient partie les syndiqués. Nous devons examiner cette assertion de plus près.
La notion de classe moyenne renvoie à une trilogie : classe supérieure (upper class), classe moyenne (middle class) et classe inférieure (lower class). Dans cette conception, la société industrialisée est posée comme un ensemble structuré par trois étages ou niveaux. Mais les critères qui permettent de distribuer les individus dans ces trois casiers varient selon les auteurs, ce qui rend difficile de savoir de qui on parle exactement lorsqu’un polémiste utilise la notion de classe moyenne sans autres spécifications. Mais cette notion ayant été utilisée dans un débat sur les politiques salariales, retenons, pour fin d’analyse, le critère par lequel on distribuerait les individus sur une échelle salariale à trois paliers. Cependant, il faudrait aussi nous dire quel est le seuil de passage d’un palier à l’autre, car si on place tous les syndiqués dans la classe moyenne, y compris ceux qui travaillent dans les manufactures à faible technologie et à haut degré d’exploitation de la main-d’oeuvre comme dans le vêtement, se retrouvent dans la classe inférieure seuls ceux qui sont couverts par le salaire minimum et l’assistance sociale. Et s’il est exact d’affirmer la croissance de l’écart de salaires entre classe inférieure et classe moyenne, il faut aussi reconnaître une telle croissance entre celle-ci et la classe supérieure ou, en d’autres mots, admettre la tendance inhérente au système capitaliste à accroître les écarts de revenus entre les moins bien nantis et les mieux nantis.
De très nombreuses et généreuses mesures étaient prévues dans le programme du P.Q. en vue de contrecarrer cette tendance, dont celle de l’indexation du salaire minimum. Le gouvernement a adopté cette dernière mesure, puis l’a amendée suite au rapport de l’économiste Fortin, rapport qui donne une caution scientifique et québécoise à une politique déjà concoctée dans les officines d’Ottawa, comme en fait foi la recommandation suivante du Conseil économique du Canada : « Nous recommandons que, dans le cadre d’une stratégie visant à réaliser le plein d’emploi, les ministres du travail des provinces où le chômage est élevé s’efforcent d’en arriver graduellement à une situation où le salaire minimum dans ces provinces ne serait pas plus élevé que dans les provinces où le taux de chômage est inférieur à la moyenne »5. Je ne discuterai pas du modèle, des variables et des données utilisées par le professeur Fortin dans son étude ; je n’en retiendrai que l’implacable logique : au nom des impératifs du marché capitaliste nord-américain, la politique salariale du gouvernement, non seulement sur le salaire minimum mais aussi dans le secteur public et privé, doit s’aligner sur celle prévalente au Canada qui doit, elle-même, être ramenée au niveau américain6.
Ce sont surtout des femmes qui sont couvertes par la loi du salaire minimum. Et les regroupements de femmes qui, tant au sein du P.Q. qu’à l’extérieur, avaient lutté pour que le gouvernement donne suite aux promesses de son programme, reçurent comme un soufflet le recul gouvernemental sur l’indexation qui s’ajouta aux rebuffades accumulées sur trois demandes essentielles : garderies, congés maternité et droit à l’avortement libre et gratuit pour celles qui veulent y recourir. René Lévesque peut bien manifester son plaisir lors du dépôt de l’étude menée sous l’égide du Conseil du statut de la femme, mais on peut prévoir dès maintenant les suites qui lui seront données : le Conseil des Ministres, dont la conscience sera tourmentée, n’adoptera aucune recommandation qui heurterait un secteur important de l’opinion publique, qui aurait des incidences financières tangibles ou qui irait à l’encontre des lois du marché capitaliste canadien et américain.
Une autre mesure, promise par le programme du P.Q., aurait assuré aux travailleurs non syndiqués une meilleure protection et de meilleurs revenus : la sectorialisation des négociations. Et cette promesse a été le principal argument de Jean Gérin-Lajoie, directeur du district 5 des Métallurgistes unis d’Amérique, pour convaincre ses troupes d’appuyer le P.Q. et pour entraîner la F.T.Q. à collaborer avec le nouveau gouvernement. Mais cette mesure ne sera jamais concrétisée, pour les mêmes raisons que celles invoquées contre l’indexation du salaire minimum, à moins évidemment qu’une telle politique soit adoptée au Canada et aux États-Unis ! Cela, Monsieur Gérin-Lajoie le sait fort bien, même s’il continue d’afficher la même adhésion quasi inconditionnelle au P.Q.
Le message est donc clair : Québec comme Ottawa veut réaligner les salaires des syndiqués du secteur public sur ceux qui prévalent dans l’entreprise privée et contraindre les travailleurs de ce secteur de se subordonner à la politique salariale américaine qui, elle aussi, Carter vient de le réaffirmer, vise à limiter la croissance des salaires. Mais un autre motif est souvent invoqué par Ottawa et Québec pour donner une allure progressiste à leur politique salariale : les argents ainsi économisés pourraient servir à l’établissement d’un régime de revenu familial (ou minimum) garanti. Mais un tel régime permettrait-il réellement d’accroître les revenus de la classe inférieure et reposerait-il sur un système d’impôt et de taxation réellement progressiste où l’upper class serait plus pénalisée que la middle class et celle-ci, plus que la lower class ? Monsieur Fortin, qui propose lui aussi ce régime dans son rapport, devrait reprendre ses savantes analyses pour nous démontrer qu’il serait compatible, non seulement avec la tendance inhérente du système capitaliste à l’agrandissement des écarts de revenus, mais aussi avec le mode de fonctionnement du marché capitaliste canadien et américain.7 En l’absence, et pour cause, d’une telle démonstration, les syndiqués du secteur public et parapublic n’accepteront pas facilement de renoncer à leurs gains et de se serrer la ceinture au nom d’une vague et trompeuse promesse de revenu familial garanti.
L’association souveraine
Certains intellectuels demandent aux syndiqués du secteur public d’abandonner leurs revendications au nom de l’intérêt national : le peuple du Québec a élu pour la première fois dans son histoire un gouvernement souverainiste et l’étape cruciale du référendum approche à grands pas : il ne faudrait pas que les syndiqués, pour des objectifs bassement salariaux, entreprennent des luttes qui entraveraient la marche du Québec vers l’accession à la souveraineté. Mais on sait que la souveraineté défendue dans le programme du P.Q. a été fortement diluée par le tandem Lévesque-Morin : la souveraineté est couplée à l’association économique (libre circulation des marchandises, des capitaux et des travailleurs au sein des frontières canadiennes ; barrières tarifaires communes ; monnaie commune) et au pacte militaire dominé par le Pentagone (OTAN et NORAD). La souveraineté est donc limitée : la participation des Québécois à une éventuelle guerre de l’OTAN et du NORAD serait décidée ailleurs qu’ici ; des politiques aussi circonscrites que celles du salaire minimum dépendraient de cet autre gouvernement souverain qui loge à Ottawa. Mais il y a plus : le mandat qu’obtiendrait le gouvernement péquiste serait celui de négocier la souveraineté-association. Or qui dit négociations dit compromis : la demande initiale n’est toujours que le point de départ d’un processus d’échanges entre les parties pour en arriver à définir un terrain d’entente commun. Souveraineté-association d’une part et fédéralisme peu renouvelé d’autre part : l’issue négociée se retrouverait donc dans un statut particulier, plus ou moins large ou restreint selon le rapport de forces entre les parties. Les dirigeants péquistes pourront toujours menacer la partie adverse, si elle n’accepte pas la proposition de souveraineté-association, de retourner vers le peuple et de lui demander un mandat plus exigeant (réaliser la souveraineté pleine et entière ou, selon l’hypothèse de Rodrigue Tremblay, la souveraineté-association avec les U.S.A.), mais cette menace fera sourire plus d’un et ne sera guère prise au sérieux par la partie adverse.
Certains, comparant la lutte entre péquistes et fédéralistes à une partie d’échecs, affirment Que le gouvernement a eu raison de tenir compte des sondages d’opinion qui accordaient la victoire aux adversaires du souverainisme. Mais cet argument a peu de poids pour ceux Qui, de quelques centaines au début des années ‘60, sont devenus des centaines de milliers aujourd’hui et qui, par leur travail inlassable, ont porté le P.Q. au pouvoir : ils savent, par la pratique, que l’opinion publique peut être transformée, et l’élection de leur parti avait comme objectif premier de permettre l’utilisation de cette nouvelle plate-forme, le pouvoir gouvernemental, pour réaliser cette transformation. De plus, obtenir un mandat de 50% plus un des voix pour « négocier la souveraineté-association » n’a guère plus de poids auprès de l’autre partie que recueillir 40% de votes en faveur de la souveraineté-association. L’un ou l’autre mandat se compare dans le rapport de forces avec Ottawa. La victoire au référendum déterminera en grande partie le vainqueur aux élections qui suivront : une majorité de non aurait signifié la victoire du Parti libéral de Ryan, prélude à la défaite électorale du Parti de Lévesque : cela, Robert Bourassa, qui savait faire preuve de roublardise, l’a bien perçu.
Le P.Q. a le goût du pouvoir ? Mais ce n’est pas lui qui est au pouvoir ; ce sont les élus, en fait le Conseil des Ministres, sur lesquels les militants, qui ont oeuvré à leur élection, n’exercent aucun contrôle. Depuis le 15 novembre, la lutte, qui opposait les partisans des valeurs technocratiques et partisans des valeurs participationistes8 a trouvé son issue : le programme du P.Q. n’est pas, dit Lévesque, un programme de gouvernement. Le gouvernement, c’est le Conseil des Ministres dont chacun a été nommé à son poste par le P.M. lui-même. On peut toujours rétorquer que le Conseil des Ministres est sous la dépendance de l’assemblée législative, mais chacun sait que l’Assemblée Nationale est devenue beaucoup plus une salle de spectacles politiques qu’une instance législative. Le Conseil des Ministres décide : les porte-parole de l’opposition critiquent : les députés se placent devant la caméra de télévision. Il y a donc là plus de critiques qu’au sein du P.Q. – où les militants n’osent à peine exprimer ouvertement leurs désaccords de crainte de nuire au Parti et à ses déjà vieux idéaux – mais l’opposition n’y exerce pas un poids déterminant sur les décisions du Conseil des Ministres.
La réelle opposition vient de ceux qui détiennent le pouvoir économique, même lorsqu’ils ne sont pas directement représentés au Conseil des Ministres. Après la victoire du P.Q., il y eut une débauche de réunions patronales devant lesquelles les ministres paradaient, cherchant à convaincre les tenants du pouvoir économique que les réformes et la souveraineté-association prônées par le P.Q. ne contredisaient pas leurs intérêts. Les bourgeois, qui ont appris les bonnes manières, écoutaient poliment et applaudissaient froidement. Certains ministres se sont alors révoltés de ces réceptions glaciales, accusant le patronat du Québec de lâcheté nationale, mais ils durent, eux aussi, apprendre à se comporter de façon plus civilisée. Les hommes d’affaires, réalistes, préfèrent les actes aux paroles bien intentionnées, et ils les ont obtenus : les budgets de Parizeau, les plus conservateurs depuis Duplessis ; une politique salariale, dans le secteur public comme sur le salaire minimum, conforme aux demandes patronales ; la dilution progressive de l’option souverainiste. Car le capital américain et canadien, qui domine non seulement le Canada mais aussi le Québec, n’a jamais acquiescé à l’idée de souveraineté. La fraction québécoise de ce capital, celle « dont la base d’accumulation est d’abord québécoise et qui s’appuie principalement sur l’État provincial pour défendre ses intérêts »,9 fraction qui est donc constituée d’origines ethniques diverses, défend des intérêts similaires à ceux, par exemple, de son vis-à-vis albertain : non pas la souveraineté, mais la décentralisation de pouvoirs d’Ottawa aux provinces.
Évidemment, au Québec, cette fraction, pouvant s’appuyer sur le mouvement de libération d’une nation dominée, possède la force nécessaire pour être plus revendicatrice et, même, aspirer à un statut particulier. Le réseau francophone de la bourgeoisie canadian, du moins sa frange grande-bourgeoisie, ne semble manifester que refus de tout projet souverainiste10. Et on peut bien mettre ensemble des dirigeants francophones de fragiles P.M.E11. leur ajouter les dirigeants des grandes institutions coopératives et crémer le tout par les managers des appareils économiques d’État, mais on doit reconnaître que ce réseau est si dépendant du capital canadian et américain qu’il ne peut assumer un projet pleinement souverainiste. À l’exception d’individus, les bourgeois et managers oeuvrant au Québec partagent des options constitutionnelles qui varient d’un fédéralisme plus ou moins renouvelé à un statut particulier plus ou moins large. D’ailleurs, ils ne s’en cachent pas : ils le proclament, soit directement soit par l’intermédiaire de leurs divers porte-parole. C’est devant ce pouvoir économique que le gouvernement péquiste a courbé l’échine et s’est agenouillé.
Mais on ne peut obéir à deux maîtres à la fois et le gouvernement péquiste, par sa politique salariale et par son recul sur la question nationale, s’attaque aux intérêts économiques et politiques du courant social qui l’a porté au pouvoir. Plusieurs observations et enquêtes révèlent la forte présence francophone de ce que Céline St-Pierre nomme la nouvelle petite-bourgeoise12 dans le mouvement souverainiste québécois, du lointain R.I.N. au P.Q. actuel. Deux explications, qui se complètent, rendent compte de cette prédominance.
La base sociale du mouvement souverainiste
Le mouvement indépendantiste origine et se développe dans les pores de la Révolution tranquille qui, nous devons le reconnaître, participe d’une tendance qui déborde les frontières du Québec : l’extension et la réorganisation du système scolaire ; politiques de santé et de sécurités sociales dominées par Ottawa et dont les grandes lignes sont les mêmes dans les dix provinces ; gouvernements provinciaux qui, comme celui de Lougheed en Alberta, se donnent des instruments économiques pour développer l’industrie sur leurs territoires. Le contenu des réformes est donc semblable dans les dix provinces, même si elles engendrent deux effets spécifiques au Québec. Le clergé, comme élite intellectuelle dominante, se voit remplacé, lors de la réorganisation des appareils scolaires, de santé et de sécurités sociales, par une élite laïque. Or le nationalisme du premier était surtout culturel – protéger la « race canadienne-française et catholique d’un océan à l’autre» – et acceptait le lien fédéral, le pacte confédératif, même s’il en interprétait la constitution dans un sens largement autonomiste. Le nationalisme de la nouvelle petite-bourgeoise vise la souveraineté, c’est-à-dire l’extension des appareils d’État qui lui assurent la majorité de ses emplois : le mini-État du Québec13. Ce nationalisme est fortifié par les entraves mises à l’accession de la nouvelle petite-bourgeoise au secteur privé. Pourtant, les universités francophones fournissent une foule de postulants aux postes de la nouvelle petite-bourgeoise, mais ils se retrouvent sur un marché sursaturé de chômeurs. L’État québécois ne peut, faute de moyens financiers, élargir ses appareils et créer de nouveaux emplois ; le secteur privé, comme le démontraient les études de la Commission B. &B., privilégie nettement les titres scolaires des Québécois, d’origines autres que francophone, qui se sont identifiés puis assimilés à la minorité anglophone. La loi 101 prend un sens, même si elle ne s’y réduit pas, à la lumière des intérêts économiques de cette classe : réduction de l’appareil scolaire anglophone au profit de l’appareil scolaire francophone ; déclin de la minorité anglophone, qui non seulement ne pourra plus intégrer les autres minorités ethniques, mais qui se voit coupée – la perspective de Laurin ayant prévalu sur celle de Lévesque – de tout apport anglophone14. Évidemment, la loi 101 est moins contraignante que la politique que défendait le R.I.N., mais le compromis fut imposé au mouvement indépendantiste dès la fondation du P.Q. : le congrès, sommé de choisir entre l’unilinguisme et Lévesque, opta avec une faible majorité pour celui-ci. Et le bill 1, en devenant la loi 101, dut faire certains sacrifices sur l’autel du pouvoir économique : les entreprises ne sont pas contraintes de franciser leurs cadres et administrateurs : elles sont incitées à recruter et à promouvoir des Québécois, formule plus faible que l’incitation à la promotion des francophones de la loi 22 des Libéraux.
Le souverainisme est fortement marqué de valeurs culturelles, car la langue et la culture constituent, pour une large proportion de la nouvelle petite-bourgeoise, leurs principaux instruments de travail : « Plus que tout autre groupe ou couche sociale, les intellectuels, en particulier les professeurs et les fonctionnaires, ont nettement intérêt à maintenir et à consolider l’identité nationale puisque leur principal capital est culturel (maîtrise de la langue, connaissance de l’histoire politique, sociale et littéraire, etc.) et que celui-ci ne peut être mis en valeur que sur le marché national. Pour ceux-ci, la défense d’une langue et d’une culture est indissociable de la défense d’un métier et d’un marché : ce qui leur confère une qualification, c’est en fait la connaissance de la langue et aussi la nationalité »15.
Le gouvernement péquiste contredit donc l’espoir souverainiste du mouvement social qui l’a porté au pouvoir et, par sa politique salariale, s’attaque, non seulement aux intérêts économiques de l’ensemble des travailleurs, mais aussi à ceux de cette importante portion de la nouvelle petite-bourgeoise qui est syndiquée dans le secteur public et parapublic. Il n’y aura sans doute pas de scissions profondes au sein du P.Q. : le pouvoir est un fort coagulant et il est difficilement supportable pour un militant de reconnaître que son parti est devenu le miroir de ses illusions. Car comment accepter que le choix se situe entre statut particulier large, au nom de la souveraineté-association, et fédéralisme décentralisé, au nom du statut particulier (dernière déclaration de Claude Ryan) ? Entre un gouvernement québécois qui doit adopter certaines réformes pour soutenir son image progressiste et un parti libéral qui y serait contraint par les luttes populaires et syndicales qu’il ne saurait aussi bien canaliser ? Entre un parti québécois qui affirme sa «sympathie pour les travailleurs» et le parti libéral dirigé par ce Ryan qui, comme son prédécesseur Robert Bourassa, affirmait dans les éditoriaux du Devoir sa sympathie pour la social-démocratie ? Après tant d’efforts, le militant indépendantiste se voit confronté à une alternative étroite et sans risques : le réaménagement plus ou moins grand du statu quo social et national. Il est compréhensible que, après de si nombreuses années d’espoir et de militantisme, cette démoralisante alternative ne s’impose que lentement et douloureusement à la conscience des militants de la souveraineté. Aussi, plus qu’une scission, il faut prévoir une lente hémorragie qui videra le P.Q. de ses forces vives et en effacera peu à peu ses marques distinctives.
1 Ce texte de Jean-Marc Piotte a été publié dans le Devoir des 13,14 et 15 novembre 1978. Piotte a été rédacteur de Parti Pris dans les années 1960, puis fondateur-rédacteur de Chroniques, une revue partageant en gros les objectifs des Cahiers du socialisme et donc participant au grand débat sur la question nationale auquel les Cahiers ont consacré tant d’énergie.
2 Laxer, James et Robert, Le Canada des Libéraux. Éd. Québec/Amérique, 1978, p. 135 et ss.
3 Recommandation n˚ 16, Vivre ensemble (une étude des disparités régionales). Conseil économique du Canada, 1977, p. 247.
4 Piotte, Jean-Marc, Le syndicalisme de combat. Éd. coop. Albert St-Martin, 1977, p. 110. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT.]
5 Recommandation n˚ 15, Vivre ensemble (une étude des disparités régionales). Conseil économique du Canada, 1977, p. 247.
6 Notamment, pp. 91 et 92 du Rapport.
7 Michel Pelletier, « La nouvelle politique sociale du gouvernement fédéral », Le Devoir, 25 et 26 octobre 1978.
8 Murray, Vera, Le Parti québécois, HMH, 1976, 242 p.
9 Bourque, Gilles, « Le Parti québécois dans les rapports de classe », Politique aujourd’hui, nos 7-8 (1978), p. 87, et, avec Anne Legaré, Québec, une question nationale au centre impérialiste, Maspero, 1979. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT]
10 Niosi, Jorge, « La nouvelle bourgeoisie canadienne française », Les cahiers du Socialisme, n˚ 1 (printemps 1978) : 5-50.
11 Raynauld, André, La propriété des entreprises au Québec (les années ‘60). P.U.M., 1974, 160 p.
12 St-Pierre, Céline, « De l’analyse marxiste des classes sociales dans le mode de production capitaliste » Socialisme québécois, n˚ 24 (1974) : 9-33. Au niveau économique, la nouvelle petite-bourgeoisie est constituée des travailleurs salariés employés à l’organisation et à l’encadrement du travail : contremaîtres et superviseurs ; assistants-gérants et cadres administratifs des secteurs privé et nationalisé. Aux niveaux politique et idéologique, elle est constituée de ceux qui assurent l’entretien de la force de travail et son assujettissement idéologique : enseignants, journalistes, écrivains, cinéastes… La nouvelle petite-bourgeoisie n’est pas homogène, la plus grande division étant celle qui sépare, d’une part, administrateurs et cadres, et, d’autre part, administrés, pour la plupart, syndiqués. Ce fractionnement est sans doute la base sociale de la lutte, décrite par Véra Murray, entre porteurs de valeurs technocratiques et porteurs de valeurs participationistes. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT.]
13 Sur toute cette question, lire la remarquable étude de Hubert Guindon, « La modernisation du Québec et la légitimité de l’État canadien », Recherches sociographiques, vol. 18, n˚ 3 (1977). 337-366.
14 Caldwell, Gary, « L’histoire des « possédants » anglophones au Québec », Anthropologies et Sociétés, vol. 2, n˚ 1, (1978) : 167-182.
15 Fournier, Marcel, « La question nationale : enjeux et impasses » dans La chance au coureur (Jean-François Léonard éd.). Éd. Nouvelle Optique, 1978, p. 179. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT.]

Bonnet blanc, blanc bonnet ? Les programmes de Zemmour et Le Pen décryptés

Avec des partis caméléons comme le Rassemblement national (ex-Front national), il est nécessaire de ne pas se borner à la lecture ponctuelle d’un programme électoral pour saisir leur projet. D’ailleurs, dans aucun pays où elle est parvenue au pouvoir, l’extrême droite n’a jamais annoncé explicitement ce qu’elle ferait de ce pouvoir.
Pour autant, la course à laquelle se livrent Eric Zemmour et Marine Le Pen peut être, en partie, éclairée par la lecture de leur programme présidentiel respectif. Cette lecture permet en particulier de montrer que, contrairement à ce que suggère l’idée d’un recentrage de Marine Le Pen par rapport à un Zemmour qui serait plus « radical », il n’y a pas de divergence idéologique fondamentale entre les deux candidat-es mais essentiellement des différences de tactique électorale, liées à un ancrage social et des objectifs distincts.
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Leur première divergence réside dans la forme. Reconquête, le nouveau parti d’Éric Zemmour, publie, par petits paquets à partir de janvier 2022, un ensemble de vignettes thématiques listant des mesures, d’abord sur la justice, l’immigration et l’économie. Son programme complet est dévoilé mi-mars, avec 73 pages détaillant des champs de reconquête : l’identité et la souveraineté, l’excellence et la prospérité, l’art de vivre et la fraternité. Du côté de Marine Le Pen, ses « 22 mesures pour 2022 » sont sorties début février à l’occasion du meeting de Reims. Le programme est plus sobre que les 174 mesures de 2017. Pour détailler certaines thématiques (immigration, famille, défense, outre-mer, défense des animaux, tourisme etc.), des cahiers sont publiés, souvent à l’occasion d’un déplacement de la candidate.
Avec son discours outrancier, raciste et sexiste à souhait, Éric Zemmour enthousiasme les décomplexés de la droite extrême et des extrêmes-droites. Selon ses partisans, Marine Le Pen aurait abandonné les « fondamentaux ». De quoi sont faits ces supposés renoncements ? Jean-Yves Le Gallou n’a de cesse de critiquer la « pasteurisation » du RN : conformisme par peur d’être « diabolisé », refus de soutenir les militants plus radicaux, comme les Identitaires, non engagement sur les sujets dits sociétaux, refus de remettre en cause frontalement le « pouvoir des juges », de reconnaître le « Grand remplacement », de prôner la « remigration » et d’affirmer la non-compatibilité de l’Islam avec la France (voire l’Europe).
Au centre de leur programme : xénophobie et islamophobie
En matière d’immigration, d’ « islamisme » et de sécurité, fondamentaux des fondamentaux, les propositions d’Éric Zemmour n’ont pourtant rien d’originales. Le triptyque est maintenu chez Marine Le Pen et forme même les trois premières mesures de son programme.
Peine plancher, « perpétuité réelle », abaissement de la majorité pénale à 16 ans, suppression des allocations familiales et sociales pour les parents de mineurs délinquants, expulsion des étrangers délinquants, places de prison supplémentaires, présomption de légitime défense pour les forces de l’ordre… Éric Zemmour et Marine Le Pen ne se distinguent pas. Suppression du droit du sol, fin du regroupement familial, limitations du droit d’asile et de la régularisation des étrangers en situation irrégulière, sélection des étudiants étrangers, durcissement des conditions de naturalisation, suppression des prestations de solidarité pour les étrangers, expulsion systématique des clandestins… Zemmour comme Le Pen cherchent à aggraver les attaques contre les immigrés.
Le programme d’Éric Zemmour détaille comment il faut « renouer avec l’assimilation pour refaire des français » : internats d’excellence pour les meilleurs élèves du secondaire, blouse à l’école, loi sur les prénoms, service militaire et interdiction du voile islamique dans l’espace public. Marine Le Pen ne le rejoint que sur le port de l’uniforme au primaire et au secondaire, dans sa volonté de « rétablir l’excellence éducative à la française » (cahier thématique du RN sur l’école). Leurs analyses se confondent. Il est difficile de distinguer les introductions suivantes, issue l’une du programme d’Éric Zemmour (« arrêter l’immigration pour préserver notre identité »), l’autre du cahier thématique de Marine Le Pen sur le contrôle de l’immigration :
« Dans les années 1970, des choix politiques aux conséquences dramatiques ont été faits par les gouvernements successifs en matière d’immigration. Ils ont troqué une immigration de travail pour une immigration de peuplement, ils ont remplacé l’idée fondatrice de l’assimilation par le concept flou d’intégration et ils ont ouvert les vannes de l’immigration sans jamais demander son avis au peuple, et ce alors que cela ne correspondait ni aux besoins ni aux désirs du pays » (Eric Zemmour).
« L’absence de maîtrise de l’immigration depuis des décennies a conduit à ce que l’assimilation des étrangers présents sur le sol national devienne impossible. Elle a conduit au communautarisme, au séparatisme. De plus en plus de personnes vivant en France ne veulent pas vivre selon les mœurs françaises, ne reconnaissent pas la loi française et parfois veulent imposer leurs modes de vie à leurs voisins, à l’école, au travail, dans les services publics, dans l’espace public » (Marine Le Pen).
Marine Le Pen l’affirme même depuis longtemps : sa toute première mesure présidentielle sera un référendum pour modifier la Constitution. Elle veut y intégrer des dispositions sur le statut des étrangers et sur la nationalité, afin de faire prévaloir son projet de futur droit national sur le droit international. En modifiant la « hiérarchie des normes de droit » et en introduisant des mesures de discrimination dans la Constitution, Marine Le Pen prétend ne plus avoir besoin de s’attaquer frontalement à la Cour européenne des droits de l’Homme. Eric Zemmour propose de « mettre fin au gouvernement des juges »… en modifiant la Constitution et en favorisant l’usage du référendum. L’équipe de Marine Le Pen a déjà rédigé le projet de loi référendaire.
Le projet de réforme de la Constitution de Marine Le Pen prévoit aussi de « limiter l’accès à la nationalité à la seule naturalisation sur des critères de mérite et d’assimilation ». Sa nouvelle constitution empêchera l’interdiction de « la célébration de Noël en installant des crèches ou des sapins dans les lieux publics » mais aussi que « des sites soient défigurés par des installations telles que des éoliennes ». Elle « mettra un terme à l’enseignement de la langue et de la culture d’origine qui freine ou empêche l’assimilation, garantira que les 44 000 monuments historiques et les lieux de culte appartenant aux communes ou à l’État seront correctement entretenus ».
Arriver à caser, au sujet du statut des étrangers et de la nationalité : le refus des éoliennes, l’obsession des crèches et des sapins de Noël, les langues étrangères et la protection du patrimoine architectural… le tour de force est proprement zémmourien. Mais le projet est bel et bien lepéniste.
À lire son programme, on peine à trouver où Marine Le Pen renoncerait aux « fondamentaux ». Mais Jean-Yves Le Gallou a l’explication : ce serait grâce à Eric Zemmour. « Il a remis les thèmes immigration et insécurité dans le débat : il a réveillé Marine Le Pen qui a été plutôt efficace ces derniers moins » (Monde & Vie n° 1006, janvier 2022). Au RN de Marine Le Pen, on estime ne plus avoir besoin de « parler fort, parler dur, parler sans nuance pour pouvoir se faire entendre (…). Désormais, le constat est acquis, il faut convaincre de la méthode » [Marine Le Pen, dépêche AFP, octobre 2021]. Eric Zemmour et ses troupes sont restés à l’époque du « Front national, il y a trente ans ». Pour eux, Marine Le Pen « a peur des mots, aujourd’hui » (Remigration, Grand Remplacement). Ils ne la croient pas capable d’avoir « le courage d’agir demain » (Jean-Yves Le Gallou, cité par Breizh info, le 24 mars). Eric Zemmour et ses troupes font de l’agitation. Marine Le Pen évite les débordements trop outranciers pour rassurer sur le sérieux de son projet politique.
Marine Le Pen le reconnaît : « Sur les mesures à mettre en œuvre, sur l’immigration, contre l’insécurité… il [Eric Zemmour] n’apporte pas une grosse plus-value, parce qu’énormément de ses propositions sont similaires aux nôtres, sauf celles qui sont inutilement blessantes, inutilement violentes à l’égard des personnes, comme par exemple sa proposition sur les prénoms » (Marine Le Pen sur Brut mars 2022). Pour faire tomber les réticences à voter Rassemblement national, Marine Le Pen est prête à donner l’apparence d’un discours apaisé. Quoi de mieux qu’Eric Zemmour et ses cohortes de fachos bon teint, pour apparaître, sans trop d’effort, raisonnable et modérée ?
Sur la question de l’islam, elle manœuvre ainsi plus habillement. Dès 2010, dans le quotidien Présent, Marine Le Pen indiquait faire le choix de la « laïcité », plutôt que de la « croisade », pour « lutter contre l’islamisation ». En 2016 sur TF1, elle affirmait que l’Islam pouvait être compatible avec la République. En 2022, elle a le sentiment « qu’il [Eric Zemmour] est dans une forme de guerre des religions contre l’islam » (entretien sur Brut). Ce faisant, elle rejoint aussi bien le très catholique Sébastien Trejo (un ancien de l’Action française, proche d’Alain Soral et partisan d’une forme de sécession communautaire) – qui se demandait dans un entretien pour l’Academia christiana, « est-ce que nous voulons une guerre civile, comme le propose Eric Zemmour ? Qui va la faire ? » ; que Patrick Buisson, relativement proche de Zemmour – qui précisait son « différend avec Éric Zemmour » sur TV Liberté en mai 2021 :
« L’objectif, contrairement à certains, c’est la conquête du pouvoir. Vous n’arriverez pas à la conquête du pouvoir si vous laisser prospérer l’idée que l’arrivée du camp national au pouvoir entraînera une guerre civile avec les musulmans, parce qu’une bonne partie des français ne voteront pas pour vous par peur du chaos ».
Avec sa troisième mesure, Marine Le Pen se contente simplement – si l’on peut dire – de vouloir « éradiquer les idéologies islamistes et l’ensemble de leurs réseaux du territoire national ». De son côté, Éric Zemmour détaille, dans son chapitre sur l’assimilation, comment mettre un terme à « l’islamisation du pays » : interdiction du foulard dans l’espace public, interdiction de mosquées (« imposantes » précise-t-il) et « fermeture définitive des lieux de promotion du djihad ».
Sur la base ce mot-épouvantail par excellence, le flou de la mesure reviendrait à interdire le « zèle religieux » et fermer toute mosquée… de toute façon généralement non construite. Éric Zemmour avance des mesures discriminatoires pour stigmatiser les musulman-es. Ses louanges de l’assimilation, pour justifier qu’il accepterait tous les français sans distinction « d’origine, de religion ou de couleur de peau », témoignent d’une conception réductrice de « L’Identité » française. Sa vision nationaliste étriquée pousse en dernier ressort à la xénophobie, où la figure du musulman prend la forme parfaite de l’étranger honni.
Marine Le Pen est-elle si éloignée que cela ? Certes, dans le cadre de sa campagne présidentielle, elle pose pour un selfie, souriante, au côté d’une jeune fille voilée. Mais quand on martèle que les musulmans sont victimes d’un « racisme imaginaire et de persécutions supposées » (citation de Pascal Bruckner dans le Cahier d’action du RN, « Face au séparatisme islamique », 2020), l’extension du concept d’ « islamiste », un autre mot-épouvantail, pourrait être bien utile pour « éradiquer » celles et ceux qui dérangent. Gérald Darmanin nous en a déjà donné un petit aperçu démocratique avec la dissolution du CCIF.
Politique réactionnaire à tous les étages
Autre thème supposé de renoncement chez Marine Le Pen : les sujets considérés comme « sociétaux ». Éric Zemmour mentionne spécifiquement le refus de « la PMA sans père », l’interdiction des « transitions sexuelles pratiquées sur les mineurs », le refus du « genre » pour ne « reconnaître que la notion de sexe », dans son chapitre sur le soutien aux familles, « socle de la transmission et de la solidarité ». C’est avec cet esprit réactionnaire que Zemmour s’attaque à la « marchandisation du corps et de la reproduction » en refusant les « expérimentations transhumanistes » et en revendiquant l’interdiction « réelle » de la GPA (pratique déjà interdite en France et dont les débats ne concernent que le droit des enfants nés à l’étranger par GPA).
Ces thématiques sont arrivées tardivement dans son programme. Le thème rassembleur des droites serait « par excellence » l’immigration (échanges entre Paul-Marie Coûteaux et Éric Zemmour dans le Nouveau conservateur en juin 2021). Mais au-delà de la centralité de « l’immigration et de l’identité », la candidature d’Éric Zemmour est l’expression politique de la Manif pour tous, neuf ans après. Il a, en effet, été rejoint par un courant catho-souverainiste conservateur, allant du Mouvement conservateur (ancien Sens Commun) et Via (ancien Parti chrétien démocrate), aux proches de Marion Maréchal issus du RN.
Consciente que ces thématiques divisent, Marine Le Pen, en lien avec sa mesure 11 sur la mise en place du référendum d’initiative citoyenne, propose un « moratoire de trois ans sur les sujets sociétaux ». Elle précise qu’il « n’empêchera pas la stricte application de la loi », concernant la GPA. Marine Le Pen refuse de « reconnaître la filiation des enfants nés à l’étranger par GPA » (cahier thématique sur la famille). Si Marine Le Pen rappelle que la PMA sans père est un « mensonge d’État » (Brut, mars 2022), son projet vise, dans l’immédiat, à ne pas cliver outre-mesure. Les débats sont remis à plus tard.
Jordan Bardella, son jeune et fidèle lieutenant, juge que les questions « sociétales » ne sont pas des « préoccupations quotidiennes pour les français ». Il les considère cependant comme « essentielles pour la définition de notre civilisation » (L’Incorrect n° 50, janvier 2022). « Personnellement opposé » au mariage pour tous, le vice-président du RN conçoit la difficulté de revenir sur cet actuel acquis. Mais son discours est similaire à celui de La manif pour tous : la PMA pour toutes ouvre la porte à la GPA. Bardella conclut enfin sur la résistance au transhumanisme, « défi principal (…) à surmonter – mis à part l’immigration ». L’entretien avait alors fort plu au Salon beige, site internet de référence pour la cathosphère pro-zemmour.
Sur la question de l’IVG, ni Eric Zemmour, ni Marine Le Pen ne montrent de réelles accointances avec le mouvement « pro-vie », tout en s’opposant à l’allongement du délai d’intervention. Pour rassurer les plus intransigeants, le Salon Beige avait listé un ensemble de propos de Zemmour venant « tempérer » sa position. Dans ses précédents programmes, Marine Le Pen prévoyait le déremboursement des avortements multiples pour s’opposer à « l’avortement de confort ». Depuis dit-elle :
« J’ai bien vu que ça avait beaucoup choqué quand j’avais évoqué à l’époque ce terme (…) d’avortement de confort. (…) Mais je pense qu’à partir du moment où ça crée, en fait, une ambiguïté sur l’accès à l’IVG… j’ai souhaité retirer ça de mon projet » (Brut, mars 2022). Avec des mesures spécifiques pour les familles monoparentales (doubler le soutien aux mères isolées élevant des enfants tout en renforçant les contrôles pour éviter les fraudes), Marine Le Pen est plus ancrée dans le réel qu’Éric Zemmour.
Cette question recoupe des clivages à l’œuvre chez les nationalistes depuis plusieurs décennies. Au début des années 2000, Christian Bouchet, fine-fleur des nationalistes-révolutionnaires, aujourd’hui soutien affirmé de Marine Le Pen, se demandait si elle n’était pas « l’avenir du mouvement national ». Chose amusante, il citait à l’époque Éric Zemmour dans le Figaro, pour justifier la position de Générations Le Pen, le courant organisé par Marine Le Pen : « laisser le FN dans les mains d’un Gollnisch ou d’un Antony, c’est permettre au Système de se pérenniser ». Au contraire, Marine Le Pen et ses soutiens (Louis Aliot, Jean-Lin Lacapelle, Bruno Bilde…) voulaient « »dédiaboliser », moderniser, affirmer la crédibilité du FN et renforcer ses relais dans la société civile (…) La guérilla des anciens contre les modernes a déjà commencé, et Romain Marie et ses zouaves pontificaux sont déjà montés au créneau » (Résistance, novembre 2022).
Aujourd’hui Bernard Antony, soutien d’Éric Zemmour mais prêt à voter Marine Le Pen au second, reprend ses accents de Romain Marie, son pseudonyme, pour s’indigner de la « vigilance laïcarde » de Marine Le Pen (Communiqué du président de Chrétienté-Solidarité et directeur de la revue Reconquête, février 2022). Celle-ci avait eu le malheur de voir derrière Éric Zemmour « toute une série de chapelles qui, dans l’histoire du FN, sont venues puis reparties, remplies de personnages sulfureux. Il y a les catholiques traditionalistes, les païens et quelques nazis » [Marine Le Pen dans Le Figaro, février 2022]. Mettre sur un même plan, païens et catholiques traditionnalistes, c’est insupportable pour Romain Marie.
En matière de famille, le programme en 22 mesures de Marine Le Pen présente des mesures natalistes qui portent essentiellement sur le soutien économique aux « familles françaises », éléments que reprend aussi Éric Zemmour. La politique en matière de natalité et de famille du RN, inspirée du modèle hongrois, est depuis longtemps mis en relation avec la question de l’immigration et des retraites. « Il nous faut (…) soutenir et encourager la natalité française pour »concevoir » nous-mêmes les travailleurs de l’industrie, ingénieurs et entrepreneurs de demain », martelait Jordan Bardella dans un communiqué de novembre 2021. Marine Le Pen posait ainsi le débat : « mon choix est fait : c’est pas d’immigration, et de la natalité » (La Tribune, novembre 2021). Le cahier spécifique du RN sur la famille le précise : « les deux urgences d’aujourd’hui (…) pour les familles françaises sont la sécurité et le pouvoir d’achat ».
Deux candidatures pro-patronales
Avec son slogan de campagne, « rendre aux Français leur pays et leur argent », Marine Le Pen a très tôt mis l’accent sur le « pouvoir d’achat ». Du côté du RN, on ne se prive pas de dénoncer Eric Zemmour comme un « candidat de l’élite » qui fait « un bras d’honneur aux classes populaires » [Sébastien Chenu, dans L’Opinion, novembre 2021]. Au sujet des défections médiatisées de quelques cadres du RN, Marine Le Pen indique qu’ils « considèrent, à la différence de moi, le pouvoir d’achat comme un sujet tertiaire » [Le Figaro, février 2022]
Du côté d’Éric Zemmour, les préoccupations des classes populaires se limitent aux frais de carburants, au permis à points et à la limitation de vitesse à 80km/h. Supprimer les « contraintes excessives qui pèsent sur les automobilistes » est le deuxième point du chapitre « Baisser les impôts pour rendre du pouvoir d’achat à tous les français » dans le programme d’Éric Zemmour. Mais Marine Le Pen n’est pas en reste avec la démagogie automobile : « dites-vous qu’avec Marine Le Pen Présidente de la République, votre plein vous coûterait 8 euros de moins » lançait-elle en octobre 2021 sur BFM TV.
La position de Marine Le Pen sur les retraites est l’axe central de son discours en direction des salarié-e-s. Elle lui permet, en outre, de se démarquer d’Éric Zemmour, « sur le plan social (…) plutôt plus proche de Macron (…). Il est pour la retraite à 65 ans » (sur Brut en mars 2022). Sa revendication de retraite à 60 ans s’est transformée en maintien de la situation actuelle. Le départ à 60 ans, avec 40 annuités, est limité à celles et ceux ayant commencé à travailler avant 20 ans. Son argumentaire rappelle que les candidats comme Macron, Zemmour et Pécresse « ont oubliés que le but de la retraite, c’est d’offrir des années de bonheur en famille après une vie de travail pour la France ». En se présentant comme « la seule à proposer une solution qui améliore la vie des gens tout en étant plus juste et raisonnable », Marine Le Pen cherche à asseoir sa légitimité comme porte-parole des catégories populaires.
Jean-Yves Le Gallou pensait déjà en 2015, qu’« on ne vote pas Front en pensant à sa retraite » mais pour défendre « son identité » (Monde & Vie, avril 2015). Ce marqueur social de campagne n’a rien de bien radical mais révèle une divergence d’orientation stratégique : contre l’union des droites d’Éric Zemmour et Marion Maréchal, Marine Le Pen a imposé, non sans difficulté au FN puis au RN, le « ni droite, ni gauche ». Se prétendant représentante d’un soi-disant « bloc populaire », Marine Le Pen vise prioritairement l’électorat populaire, des abstentionnistes et des Gilets jaunes. Éric Zemmour a choisi siphonner la droite des Républicains.
Mais mis à part ce point spécifique des retraites, les propositions de Marine Le Pen en matière de pouvoir d’achat diffèrent peu de celles d’Éric Zemmour. Parler de pouvoir d’achat est un moyen d’éviter de parler de salaires socialisés. Le concept est évidemment inconnu à l’extrême-droite. Les deux partagent l’idée que « le niveau des cotisations sociales est un frein à l’augmentation des salaires » et prétendent que la lutte contre la fraude et contre l’immigration seront des sources principales d’économies bénéficiant aux classes populaires. Marine Le Pen se veut la championne du « pouvoir d’achat », mais surtout, pas de la hausse du SMIC : « Je ne veux mettre en place aucune mesure qui serait en réalité une contrainte pour les entreprises » (devant le think-tank patronal Ethic, janvier 2022). Leur projet économique se dévoile vraiment lorsqu’ils parlent aux patrons :
« Je suis venue vous parler de libertés : liberté de créer, liberté d’entreprendre, liberté d’innover, liberté d’investir, liberté de produire et liberté d’exporter. (…) Mon projet, c’est de défendre les entreprises françaises, qui sont le socle de la puissance française (…) C’est pourquoi je crois au rôle de l’État. Non que je sois un tant soit peu gauchiste comme on a voulu le dire ou le croire… mais parce que dans une société organisée chacun doit jouer son rôle : à vous de conquérir le monde, à l’État de vous donner les moyens de cette liberté et de cette conquête (…)
Je souhaite lancer une réflexion (…) pour mettre en place (…) une mesure qui pourrait faire taire les critiques sur les dividendes et réconcilier le travail et le capital. Vous le voyez, j’ai à cœur de protéger l’entreprise dans son entier : les investisseurs, les producteurs qu’ils soient dirigeants d’entreprises ou salariés et vos sous-traitants ou fournisseurs ».
Ainsi s’exprime Marine Le Pen devant le MEDEF en février 2022. Éric Zemmour, quant à lui, leur assure qu’« il n’y a pas de lutte des classes entre les salariés et les patrons ». Chacun fait de la baisse ou de la suppression des impôts de production est un élément essentiel de la réindustrialisation. « Je veux relancer une politique d’enracinement, y compris économique et je sais que cela fonctionne dans certaines régions, je pense par exemple, à la Vendée ». Ce n’est pas Éric Zemmour qui parle de Philippe de Villiers, son soutien à la présidentielle, mais bien Marine Le Pen devant le MEDEF.
Non détaillé dans le programme, son projet de démétropolisation est abordé devant les patrons d’Ethic puis ceux du MEDEF. Le premier outil envisagé est celui « de l’incitation fiscale », pour favoriser la localisation d’entreprises dans des villes moyennes. Éric Zemmour propose de « refaire de notre pays, une terre d’industrie » en baissant la fiscalité sur les entreprises, notamment par des « zones franches » pour « revitaliser les régions durement frappées par la désindustrialisation ». Mais Éric Zemmour le clame lors de son discours du Trocadero : « Marine Le Pen est une socialiste en économie » (mars 2022).
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Les différences entre Marine Le Pen et Éric Zemmour ne sont pas d’ordre idéologique. Leur projet se confond encore en matière de promotion aveugle du nucléaire et de place accordée à la Défense et aux armées. Éric Zemmour avec son discours radical a enclenché une dynamique entraînant celles et ceux qui « pensent obtenir auprès [de lui] ce qu’ils n’ont pas obtenu auprès de » Marine Le Pen [Marine Le Pen, Le Figaro, février 2022]. Les déçus récents du RN, les dissidents anciens du FN et les derniers rétifs à la ligne du « clan Marine Le Pen » sont allés retrouver, au sein de Reconquête, les nostalgiques de Fillon et des années Sarkozy. En portant leur projet d’union des droites derrière Éric Zemmour en 2022, ils préparent la recomposition d’un bloc nationaliste, alliant droites extrêmes et extrêmes-droites.
Si le projet de Jordan Bardella échoue – « faire en sorte de sauver la France dans trois semaines » avec Marine Le Pen, la candidate « non pas la mieux placée pour se qualifier au second tour, mais pour battre Emmanuel Macron » (au « Grand débat des Valeurs », mars 2022) – alors cette recomposition cherchera à imposer son hégémonie sur l’opposition aux prochains gouvernements. Certaines fractures subsisteront, empêchant toute réconciliation politique. De nouvelles dissensions apparaîtront, surtout quand il s’agira de maintenir des responsables locaux et investir des candidats aux élections. Mais la dynamique militante derrière Eric Zemmour et l’éventuel soutien populaire de Marine Le Pen pourraient trouver l’espace pour se combiner. Une nouvelle page de l’extrême-droite française se tourne, non moins préoccupante que celle du Front national.

Migrations au Chili : xénophobie et transition politique

Le Chili a été le théâtre d’un important phénomène migratoire qui s’est accentué au cours de la dernière décennie. Il s’agit d’un processus interrégional facilité par les technologies de la communication, la baisse des coûts de transport et les conditions politiques dans la région[1]. Selon l’Institut national de la statistique, 1 462 103 migrantes et migrants vivent actuellement au Chili, ce qui représente 7 % de la population totale du pays[2]. Au cours des cinq dernières années, on a assisté à une transformation des mouvements migratoires habituels au Chili. Alors qu’auparavant la majorité de la population migrante provenait surtout des pays limitrophes, elle est aujourd’hui originaire de différents pays d’Amérique latine et des Caraïbes tels que le Venezuela, le Pérou, Haïti, la Colombie et la Bolivie[3].
Affrontements
Cette augmentation explosive de la population migrante a eu des conséquences importantes sur la politique intérieure du Chili. Les étrangers entrés au pays depuis 2018 sous le deuxième gouvernement de droite de Sebastián Piñera ont souffert de la politique dite « Ordenar la casa » (« mettre de l’ordre dans la maison »). Cette politique s’est principalement caractérisée par d’importantes barrières à l’entrée du pays, mettant notamment l’accent sur les obstacles à la frontière et sur un discours d’exclusion des migrants[4]. Cela a donné lieu à de nombreuses expulsions sans mandat judiciaire et à de nouvelles exigences de visas consulaires pour des personnes qui en étaient auparavant exemptées – en particulier les citoyennes et citoyens d’Haïti et du Venezuela. En réaction, on assiste à une mobilisation croissante des collectifs de migrants et migrantes dans le pays, que regroupent notamment la Coordination nationale des immigrants du Chili, le Mouvement d’action des migrants, le Collectif sans frontières. Ces organisations se sont largement impliquées dans l’élaboration de mécanismes d’inclusion sociale des personnes migrantes et dans l’effort de revendication de leurs droits[5]. Elles ont également participé activement au processus de modification de la constitution généré par l’« estallido social[6] » chilien d’octobre 2019. Cependant, l’afflux de migrantes et migrants et leur organisation sociale ont été à l’origine d’une nouvelle vague de xénophobie, encouragée politiquement par de nouvelles forces de droite tel le Parti républicain, fondé par le pinochetiste José Antonio Kast, lequel propose le durcissement des politiques d’immigration du gouvernement Piñera. Des groupes d’extrême droite sont également apparus, cherchant à « occuper la rue » et à faire de l’intimidation alors que les personnes appartenant à des minorités visibles sont de plus en plus nombreuses au Chili.
Sans papiers et sans droits
Dans un contexte où évoluent parallèlement les personnes migrantes et leurs allié·e·s d’une part, et les partis et groupes opposés à l’immigration « incontrôlée » d’autre part, il s’est produit, depuis l’arrivée du gouvernement de Sebastian Pinera, un changement important relié à l’augmentation significative du nombre de personnes s’introduisant au Chili par des corridors non autorisés, principalement au nord du pays. Depuis l’imposition de nouvelles barrières à l’entrée du pays en 2018, la hausse est spectaculaire : 2 905 en 2017, 6 310 en 2018, 8 048 en 2019, 16 848 en 2020 et 23 673 jusqu’en juillet 2021[7]. Par exemple, près de 18 000 Vénézuéliens sont entrés par ces points de passage en 2021 alors qu’il n’y en avait eu que neuf en 2017. Les personnes ainsi entrées au pays sont dans l’impossibilité de régulariser leur situation d’immigrant. En conséquence, n’ayant pas d’alternative, plusieurs personnes se trouvent à vivre de ou dans la rue, notamment dans la ville d’Iquique au nord du Chili. Le refus du gouvernement Piñera d’apporter un quelconque soutien à ces gens, non plus qu’aux autorités municipales et régionales, a nourri un terreau propice à une dynamique de confrontation entre les habitants de la ville et les migrants dans les rues, qui a été exploitée par l’extrême droite.
Cette tension s’est honteusement exprimée lors des manifestations du 26 septembre 2021 à Iquique alors que les images de groupes de manifestants brûlant les maigres biens des migrantes et migrants vivant dans la rue ont fait le tour du monde. Ce n’est là qu’un exemple du conflit social engendré, au niveau régional, par des mouvements migratoires dans la foulée des crises politiques, sociales et économiques dans d’autres pays d’Amérique latine, comme le Venezuela et Haïti. Mais le plus souvent, l’exclusion sociale des personnes migrantes est invisible. Ce n’est pas pour rien que la presse internationale se demande pourquoi les Haïtiennes et les Haïtiens quittent le Chili pour migrer vers les États-Unis[8], s’exposant ainsi à des politiques migratoires encore plus restrictives. C’est pour échapper au racisme social et institutionnel existant au Chili.
Une volonté de la droite de criminaliser la situation des migrantes et des migrants
Des phénomènes aussi complexes que la migration exigent des réponses tout aussi complexes et multidimensionnelles qui s’inscrivent dans le cadre d’une approche fondée sur les droits de la personne. Il est vain de penser qu’en appliquant des politiques restrictives, en fermant les frontières et en les militarisant, le pays accueillera moins d’immigrants. Le Chili possède non seulement l’une des plus longues frontières du monde, mais aussi l’une des plus poreuses, malgré ses importantes barrières naturelles. Il serait insensé, par exemple, d’envisager, comme l’ont fait les États-Unis, d’ériger un mur d’une telle étendue pour empêcher l’entrée au pays.
La solution pour favoriser une migration « ordonnée », contrairement à l’approche de l’actuel gouvernement Piñera, et plus largement de la droite, repose sur une politique qui d’une part s’attaque aux causes du phénomène et d’autre part n’exacerbe pas les conflits sociaux. En ce sens, le leadership du président de la République est essentiel pour établir non seulement les lignes directrices d’une nouvelle politique migratoire respectueuse des droits humains, mais aussi pour développer le multilatéralisme et la coopération entre les autres pays d’Amérique latine et des Caraïbes pour faire face à la crise. Les leaders de la droite et de l’extrême droite, comme Sebastián Sichel et José Antonio Kast, mettent de l’avant des mesures qui incluent l’octroi de pouvoirs accrus aux forces armées afin de freiner l’immigration « illégale ». Ils proposent de poursuivre et de sanctionner les organisations non gouvernementales et celles de la société civile qui apportent une aide aux sans-papiers. Ou encore ils envisagent de construire un fossé frontalier et d’établir un enclos transitoire aux frontières afin de préparer leur expulsion immédiate du pays. Cette vision, outre qu’elle criminalise la migration, peut constituer une violation des droits de la personne qui entre au pays.
D’autres voies possibles
Comprendre la réalité de la migration sous l’angle des droits humains devrait être un impératif pour la gauche au XXIe siècle. Cela est d’autant plus nécessaire que ceux qui souffrent de cette crise humanitaire appartiennent toujours aux groupes les plus vulnérables de la société et ayant un risque élevé d’être exclus et discriminés. Un premier pas dans cette direction consisterait, par exemple, à adhérer au Pacte de Marrakech ou au Pacte mondial sur les migrations et à ratifier la Convention 097 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les travailleurs migrants, dans le but de garantir les droits humains des migrantes et migrants sans papiers et des réfugié·e·s. Un deuxième pas serait que le prochain président du Chili fasse la promotion de politiques qui intègrent légalement, y compris sur le marché du travail, celles et ceux qui sont entrés au pays, en tenant compte de leur contribution comme travailleurs à la construction du pays. D’autre part, le processus constituant qui dotera le Chili d’une nouvelle constitution en 2022 offre une occasion propice pour y inclure différentes dimensions du phénomène migratoire en mettant de l’avant un discours d’inclusion, d’égalité, d’interculturalité et de non-discrimination. En ce sens, la Commission des droits fondamentaux sera essentielle pour aborder constitutionnellement les droits humains, politiques et sociaux des migrantes et migrants, en rendant leur présence visible dans la nouvelle « Magna Carta ». La Commission des principes constitutionnels, de la démocratie, de la nationalité et de la citoyenneté aura également pour tâche principale de discuter et d’actualiser ce que nous entendons par citoyenneté au Chili, sachant que cela a et aura un impact direct sur la qualité de vie des migrantes et des migrants résidant au Chili.
Carolina Palma, Sebastián Vielmas,
Politicologues respectivement à Santiago du Chili et au Québec
- Oficina Regional de la OIM para América del Sur, Tendencias y datos relevantes, 2019, <https://robuenosaires.iom.int/tendencias-y-datos-relevantes>. ↑
- Instituto Nacional de Estadísticas, Población extranjera residente en Chile llegó a 1 462 103 personas en 2020, un 0,8 % más que en 2019, 2021, <https://www.ine.cl/prensa/2021/07/29/poblaci%C3%B3n-extranjera-residente-en-chile-lleg%C3%B3-a-1.462.103-personas-en-2020-un-0-8-m%C3%A1s-que-en-2019>. ↑
- Lorena Oyarzún Serrano, Gilberto Aranda et Nicolás Gissi, « Migración internacional y política migratoria en Chile: tensiones entre la soberanía estatal y las ciudadanías emergentes », Colombia Internacional, n° 106, 2021, p. 89-114. ↑
- José Luque et Moisés Rojas, « Los refugiados peruanos en Chile : de la democracia tutelada a la lucha por una nueva constitución política (1990-2020) », Revista Andina de Estudios Políticos, vol. 10, n° 1, 2020, p. 8-32. ↑
- Regina Díaz Tolosa, « Una nueva institucionalidad para la protección de los derechos de las personas migrantes en Chile », Revista Justicia & Derecho, vol. 3, n° 1, 2020, p. 67-97. ↑
- NDLR. Terme qui désigne l’« explosion de colère sociale » marquée par des manifestations monstres qui ont débuté à la suite de la hausse du prix du ticket de métro la semaine du 14 octobre 2019. ↑
- Servicio Jesuita a Migrantes (SJM-Chile), « Ingreso por paso no habilitado en 2021 llega a su máximo histórico », 6 septembre 2021, <https://sjmchile.org/2021/09/06/ingreso-por-paso-no-habilitado-en-2021-llega-a-su-maximo-historico/>.↑
- Pascale Bonnefoy, « Why Haitians in Chile keep heading north to the U.S. », York Times, 28 septembre 2021.↑

Féminismes contemporains en Amérique latine

Cet article s’appuie sur le livre 21st Century Feminismos: The Women’s movements across Latin America and the Caribbean qui comprend dix études de cas provenant de huit pays différents d’Amérique latine (Brésil, Argentine, Uruguay, Chili, Colombie, El Salvador, Mexique) et des Caraïbes (Haïti) et qui analysent la manière dont les mouvements de femmes et féministes ont réagi à des processus de changement sociétal, ont été façonnés par eux et se les sont appropriés.
Pourquoi est-il important d’étudier le mouvement féministe en 2022?
« Être une femme et survivre au Mexique est un acte de résistance. »
Il est d’abord important de comprendre le rôle des femmes dans le contexte historique colonial, chrétien, patriarcal, capitaliste et esclavagiste de l’Amérique latine. Ça veut dire le sexisme et le racisme structurels et des inégalités socio-économiques qui façonnent les rôles genrés historiquement construits. L’idéal type de la femme latino-américaine est une femme soumise et passive envers tous ceux qui l’entourent, en particulier les hommes. La version mythique de la droite conservatrice est une femme qui ignore le monde extérieur car son seul devoir dans la vie est d’être une bonne fille, épouse et mère à la maison. La violence est souvent réservée pour celles considérées « insoumises ». Mais il ne faut pas sous-estimer l’importance de race et classe dans les relations sociales et « l’harmonie sociale » du statu quo que la droite conservatrice cherche à préserver à tout prix.
D’où l’importance des luttes féministes pour l’autonomie, l’indépendance, la liberté et la prise du contrôle du corps féminin. Cela signifie avant tout de reconnaître les besoins et les intérêts particuliers des femmes. Cela est particulièrement vrai pour les questions relatives aux droits reproductifs et à la violence à l’égard des femmes, mais aussi les politiques publiques et le milieu de travail et politique. L’Amérique latine a l’un des taux les plus élevés de violence de genre au monde. On parle de la violence fait d’un partenaire intime ou d’un ancien partenaire et aussi du manque de sécurité publique (Juarez, Haiti). Une tendance importante, visible dans les pays de la région est l’avancement du cadre réglementaire qui reconnaît la violence à l’égard des femmes comme un crime et qui étend les droits et les services publics dans ce domaine, comme l’accès aux ordonnances restrictives ou aux conseils juridiques et psychologiques pour les femmes en situation de violence. Dans plusieurs pays, la définition du féminicide, qui est le meurtre d’une femme en raison de son sexe, a été reconnu dans le code pénal.
Au niveau de l’histoire contemporaine, il est important d’identifier les facteurs structurants des mouvements féministes : l’autoritarisme (passé et présent comme dans les cas d’El Salvador, de la Colombie, d’Haïti), les conflits sociaux (guerres), la capacité de l’État à faire respecter l’État de droit, systèmes politiques qui demandent des coalitions pour arriver au pouvoir et donc des alliances entre la gauche et les forces conservatrices, le pouvoir croissant des institutions religieuses dans la politique, l’usage des médias (sociaux) par les groupes conservateurs, le décalage de la culture (relations sociales) par rapport aux changements sociétaux, le modèle macro-économique qui rend le poids de la survie plus lourd pour les femmes et des politiques qui ne sont pas toujours adapté à la diversité des femmes.
Les disparités dans des politiques genrées découlent souvent de différentes combinaisons de plusieurs facteurs, tels que les particularités du cadre institutionnel de chaque pays, la force législative de la coalition au pouvoir, le pouvoir des femmes organisées dans chaque domaine politique (exécutif, législatif et judicaire) et la nature de ce dernier (qu’il soit très consensuel, comme les mesures visant à réduire la violence à l’égard des femmes, ou très controversé, comme les droits génésiques).
Pour faire avancer les revendications féministes, il faut être présente dans les rues, dans le pouvoir, dans les cours de justice, dans les médias (sociaux) et dans la production des connaissances. Ces efforts sont entrelacés et inséparables. L’horizontalité, diversité et la décentralisation du mouvement sont devenues sa puissance. Cela veut dire différents types de féministes : institutionnels, populaires, autonomes et aussi de différentes femmes (racialisées, de différentes classes sociales, sexualités). En plus, la diversité des mouvements fait sa force et contribue aux alliances avec d’autres mouvements. L’idée de base est qu’on a tout à gagner ou perdre ensemble. « S’ils en touchent une, ils nous touchent toutes. »
Un exemple du féminisme digital et dans la rue est le cyberféminisme a été utilisé non seulement pour diffuser des contenus (et sensibiliser le public), mais aussi pour organiser des manifestations ad hoc de type “flash-mob”, des rassemblements de masse, de longues marches et des sit-in prolongés, notamment devant ou à proximité de congrès ou d’autres édifices politiquement importants.
La présence au gouvernement central des partis progressistes a également contribué à une amélioration substantielle de la capacité des femmes organisées à faire passer leurs revendications sexospécifiques à travers les institutions politiques, y compris le système judiciaire. Les femmes organisées de ces pays ont développé un certain degré de collaboration avec leurs agences gouvernementales de politique féminine (fémocrates), ce qui a été important pour l’approbation de certaines politiques. Concernant les rapports entre les mouvements féministes et les gouvernements progressistes, ça ouvre la porte à une plus grande influence, mais dans certains cas, ça entraine aussi des immobilisations et même une relation néo-corporatiste. Dans certains cas, comme l’El Salvador et le Nicaragua, il n’a pas de différence avec des gouvernements de droite.
Les gains obtenus en Amérique latine sont le résultat de décennies d’organisation, de mobilisation, de travail pour faire évoluer la conversation sur l’avortement et, surtout, de travail en commun pour apporter le changement. Par exemple, cette année en Colombie, plus de 90 organisations et plus de 130 activistes ont intenté un procès pour demander à la Cour constitutionnelle de Colombie de dépénaliser l’avortement. Le travail collectif n’est qu’une des stratégies qui ont soutenu la lutte pour nos droits fondamentaux, les féministes de la région adaptant leur approche aux défis locaux.
Un autre trait du mouvement au niveau régional est la solidarité entre différents mouvements nationaux (bandanas vert, Chili) qui partagent des symboles, des stratégies et s’inspirent entre eux. Autre exemple est le slam féministe du Chili « Un violeur sur ton chemin » en 2019 qui a fait le tour du monde.
Finalement, il y a eu plusieurs avancés, mais il y a encore des défis majeurs. Il faut discerner les avancés dans le long terme et non pas de façon linéaire. Chose certaine : ces mouvements ont radicalement modifié le cours de la société au fil du temps. Sans les mouvements féministes, égalité hommes-femmes n’avancera pas. Néanmoins, l’avancement du féminisme fait réagir les forces conservatrices surtout dans la politique et les institutions religieuses. Jusqu’à présente, le contre « backlash » féministe se passe de façon stratégique en politique et dans la société.

Les travailleurs d’Amazon à Staten Island remportent une victoire historique

C’est la magie des films Disney. Mais hier, l’improbable est devenu le plus probable lorsque le groupe de travailleurs décousus qui composent l’Amazon Labour Union a pris la tête d’une élection syndicale dans un entrepôt de Staten Island, New York, mettant à portée de main une victoire syndicale historique chez le géant de l’entreprise. .
Avant le décompte des voix, la plupart des journalistes avaient rejeté les chances du syndicat indépendant, traitant au mieux l’organisation comme une curiosité. “Je pense que nous avons été négligés”, a déclaré la trésorière de l’ALU, Madeline Wesley, jeudi soir. “Et je pense que cela se termine demain lorsque nous serons victorieux.”
L’ALU a remporté une victoire décisive aujourd’hui, gagnant par une large marge pour créer le premier lieu de travail syndiqué dans le vaste réseau de centres de traitement, de livraison et de tri d’Amazon à travers les États-Unis. Les installations de l’entreprise sont concentrées dans des zones métropolitaines comme New York, Chicago et Los Angeles. Angeles, ouvrant la voie à plus d’organisation.
Le vote à l’entrepôt de Staten Island était de 2 654 en faveur de la formation d’un syndicat contre 2 131 contre. Il y a eu 67 bulletins contestés et 17 annulés; 8 325 travailleurs avaient le droit de voter.
“Nous tenons à remercier Jeff Bezos d’être allé dans l’espace, car pendant qu’il était là-haut, nous organisions un syndicat”, a déclaré le président de l’ALU, Chris Smalls, après l’annonce des résultats officiels.
Un autre entrepôt du même complexe à Staten Island, LDJ5, entamera un vote pour se syndiquer avec l’ALU le 25 avril.
CARTOGRAPHIE DES LEADERS
Jeudi soir à Brooklyn, après le dépouillement des six premières des 10 urnes, les travailleurs étaient étourdis d’excitation et d’incrédulité, dansant sur du hip-hop et riant.
“Cela semblait être un long coup”, a déclaré le vice-président de l’ALU Derrick Palmer à l’extérieur du bâtiment de Bushwick, pondérant chaque mot pour l’accent. “Mais nous sommes juste allés là-bas et l’avons fait – les travailleurs, en syndiquant le deuxième employeur privé du pays.”
Plus Palmer parlait de ce qu’ils avaient fait exactement pour accomplir cet exploit impressionnant, plus il devenait clair que ni la magie ni la chance n’avaient rien à voir avec la victoire du syndicat ; c’est l’organisation laborieuse entre travailleurs qui a obtenu la marchandise.
Palmer a travaillé comme emballeur dans le vaste complexe d’entrepôts d’Amazon pendant trois ans. Il estime que sur 100 personnes dans son département, 70% étaient de solides votants pour le oui.
“J’ai pratiquement renversé tout mon département”, a-t-il déclaré. « Ce que je vais faire, c’est étudier un groupe d’amis et aller voir le chef de la meute. Quoi que dise le chef, le reste du groupe le fera.
Michael Aguilar, un autre organisateur de l’ALU, a approuvé l’approche. Par exemple, “Cassio [Mendoza] parle à tous les travailleurs latinos du bâtiment”, a-t-il déclaré.
“Je savais que nous gagnerions grâce à Maddie [Wesley]”, a ajouté Aguilar. “Elle est tellement empathique qu’elle peut se connecter avec beaucoup de gens dans le bâtiment. Elle était l’une des principales dirigeantes. »
Le syndicat indépendant a obtenu le soutien de bénévoles de divers syndicats et groupes communautaires pour gérer une opération bancaire par téléphone. Wesley a compté le soutien du syndicat au téléphone et en se présentant à l’extérieur de l’établissement; c’est au cours d’un de ces dépôts qu’elle a recruté Aguilar pour l’effort d’organisation.
“Nos données avaient un soutien d’environ 65%, ce qui a évidemment une certaine marge d’erreur car les personnes les plus susceptibles de nous parler sont les plus susceptibles d’être des supporters”, a déclaré Wesley.
La plupart des travailleurs à qui j’ai parlé n’utilisaient pas le jargon de l’organisation, mais ils avaient clairement cartographié l’entrepôt. “Nous savons dans quels départements et sur quels quarts de travail nous bénéficions d’un solide soutien en raison de l’endroit où se trouvent nos organisateurs”, a déclaré Wesley.
Justine Medina, membre de l’ALU, a crédité les méthodes d’organisation de l’organisateur communiste William Z. Foster dans l’industrie sidérurgique pour le sens aigu de l’organisation et l’approche d’organisation ascendante du groupe. Elle et d’autres membres du comité d’organisation l’ont lu et en ont discuté, le donnant aux travailleurs pour qu’ils le lisent. (Voir l’encadré.)
UN TRAVAIL À L’INTÉRIEUR
Le caractère dirigé par les travailleurs de la campagne de syndicalisation lui a donné de la crédibilité. Lorsqu’Amazon tentait de présenter le syndicat comme un «tiers» extérieur, les arguments de ses consultants hautement rémunérés tombaient à plat, car les travailleurs posaient leurs questions à leurs collègues de l’ALU.
Les réunions dans la salle de pause ont été décisives, a déclaré Palmer : “Je m’organisais dans la salle de pause pendant mes jours de congé, environ 10 heures par jour, distribuant de la nourriture, parlant aux travailleurs et donnant des informations.”
Smalls a déclaré qu’il avait exhorté ses collègues: «Venez discuter avec moi. Ne vous contentez pas de vous fier à ce que vous entendez d’Amazon et aux rumeurs.
Mais les actions collectives étaient également cruciales. “Nous leur avons montré que nous n’avions peur de rien”, a déclaré Smalls. « Nous avons fait des rassemblements devant le bâtiment. Nous leur avons montré , mieux que nous ne pouvons en parler.
Smalls a mené une grève en mars 2020 pour protester contre l’incapacité de l’entreprise à protéger les travailleurs de la pandémie. Amazon l’a licencié par la suite, soi-disant pour avoir enfreint les protocoles Covid. Vice a rapporté que l’avocat général de la société avait insulté Smalls lors d’une réunion avec des hauts gradés, le qualifiant de “ni intelligent ni articulé”.
Ces remarques ont élevé les Smalls charismatiques au rang de visage de la campagne syndicale. Mais interrogé sur l’attention médiatique, il pointe du doigt la lutte collective et souligne que l’ALU fonctionne selon des principes démocratiques, toutes les décisions étant votées. “Je ne suis que le président par intérim”, a-t-il déclaré. « Je suis temporaire. Ce n’est pas mon syndicat; c’est l’union du peuple.
BEAUCOUP PLUS D’ENTREPÔTS
Debout dehors sous une bruine de pluie jeudi soir, il a levé la main et a pointé du doigt l’appartement de Brooklyn qu’ils ont transformé en leur base d’attache : « C’est tout ce que j’avais, c’était 20 membres du comité central et un comité de travailleurs de plus de 100 personnes. Nous avons commencé avec environ quatre.
Lorsqu’on lui a demandé si ALU envisagerait de s’affilier à un autre syndicat, il a répondu: «Je dois être avec les gens qui étaient avec moi depuis le premier jour. Nous voulons rester indépendants, et c’est mieux ainsi. C’est ainsi que nous sommes arrivés ici.
Mais, ajoute-t-il, « peu importe ce que quelqu’un fait contre Amazon, merde, ils ont mon soutien ! Il y a beaucoup de bâtiments [Amazon]. Choisissez-en un !”
Il a comparé la culture d’ALU à Money Heist , la série espagnole Netflix où un cerveau criminel connu sous le nom de “The Professor” rassemble une bande de criminels pour s’attaquer à l’État et voler des milliards d’euros à la Monnaie royale. “Appelez-moi le professeur”, plaisante-t-il.
Smalls est passé d’espoir hip-hop à leader syndical. “La vie est folle”, a-t-il dit. “C’est tout ce que je peux dire. Qui aurait pensé?”
1er avril 2022

Luis Feliz Leon est rédacteur et organisateur chez Labor Notes.luis@labornotes.org
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Comment nous l’avons fait
par Justine Médine
Mon analyse rapide et grossière des succès de l’Amazon Labour Union jusqu’à présent est assez simple. Nous venons de faire ce que vous êtes censé faire : nous avons eu un mouvement dirigé par les travailleurs.
Nous avons étudié l’histoire de la construction des premiers grands syndicats. Nous avons appris des travailleurs industriels du monde, et encore plus de la construction du Congrès des organisations industrielles. Nous avons lu les méthodes d’organisation de William Z. Foster dans l’industrie sidérurgique (une lecture incontournable, sérieusement).
Mais voici la chose de base : vous avez un véritable projet dirigé par des travailleurs – une équipe d’organisation dirigée par des Noirs et des Bruns, multiraciale, multinationale, multigenre et multi-capacité. Vous obtenez des sels avec une certaine expérience d’organisation, mais assurez-vous qu’ils sont prêts à travailler et à suivre l’exemple des travailleurs qui sont dans l’atelier depuis plus longtemps. Vous faites participer les communistes, vous faites participer des socialistes et des anarcho-syndicalistes, vous rassemblez une large coalition progressiste. Vous faites venir des camarades sympathisants d’autres syndicats, dans un rôle de soutien.
Vraiment, vous suivez simplement le livre de jeu classique. N’ayez pas peur de vous battre , de vous salir autant que les patrons le feront, d’égaler ou de battre l’énergie qu’ils apportent. N’ayez pas peur d’agiter et de contrarier les patrons, comme le devrait un syndicat. Utilisez tous les outils de votre boîte à outils ; déposez ces accusations de pratiques déloyales de travail, chaque fois que vous en avez l’occasion. Protestez et faites une action collective. Continuez à construire.
C’est le travail acharné, tous les jours : des ouvriers qui parlent à des ouvriers. Pas seulement des jeux médiatiques, mais de la solidarité, des analyses quotidiennes et des ajustements au besoin. C’est travailler en tant que collectif, apprendre ensemble et s’enseigner les uns les autres. Reprenez votre forme de combat. C’est comme ça qu’on a gagné.
Ce que je décris n’était pas mon plan, mais les efforts des travailleurs d’Amazon qui en ont eu assez de leurs mauvais traitements. J’ai eu la chance d’être recruté dans cet effort en tant que sel par le comité d’organisation en raison de mon expérience d’organisation avec la Ligue des jeunes communistes. J’ai été accueilli à bras ouverts et cela a complètement changé le cours de ma vie, mais j’ai toujours compris que mon rôle était de suivre l’exemple des travailleurs qui étaient là avant moi.
Il s’agissait d’un véritable effort collectif, dirigé par de brillants travailleurs d’Amazon poussés à s’organiser par la pandémie et les conditions de leur vie ; Chris Smalls et Derrick Palmer en particulier ont été d’excellents leaders. Je pense que ce syndicat montre la véritable possibilité de ce qui est devant nous, en tant que mouvement ouvrier, si nous nous rappelons juste comment le faire.
Justine Medina est membre du comité d’organisation d’ALU et emballeuse à l’entrepôt Amazon JFK8.

Large appui de la Société civile envers la Première Nation de Long Point face à Sayona Mining et lancement d’une pétition de soutien internationale

Le Conseil de LPFN demande au gouvernement du Québec les ressources pour mener sa propre étude d’impact des activités minières de Sayona Mining sur son territoire ancestral non cédé.
Neuf regroupements et comités citoyens, groupes environnementaux, syndicat et organisme communautaire de l’Abitibi-Témiscamingue joignent leurs voix pour soutenir la Première Nation de Long Point (LPFN) dans ses demandes adressées le 21 mars 2022 au gouvernement du Québec concernant les activités de Sayona Mining en Abitibi-Témiscamingue. Ils invitent par la même occasion l’ensemble de la population de la région à signer leur pétition de soutien internationale envers la Première Nation de Long Point. La pétition est déjà disponible en français et en anglais et elle le sera sous peu en espagnol.
Le Conseil de LPFN demande au gouvernement du Québec les ressources pour mener sa propre étude d’impact des activités minières de Sayona Mining sur son territoire ancestral non cédé. Il demande également que l’ensemble des activités minières de Sayona Mining sur le territoire Anicinape Aki, en Abitibi-Témiscamingue, soit assujetti à une seule et même étude d’impact cumulative, plutôt que de se limiter uniquement à l’évaluation du gisement Authier Lithium situé à La Motte.
Les organismes à appuyer la démarche, en date d’aujourd’hui et classés en ordre alphabétique :
- Action boréale
- Centre Entre-Femmes
- Collectif des Pas du lieu
- Coalition anti-pipeline Rouyn-Noranda
- Comité citoyen de protection de l’esker
- Conseil central de l’Abitibi-Témiscamingue–Nord-du-Québec (CCATNQ–CSN)
- Mères au front – Rouyn-Noranda
- Mères au front – Val-d’Or
- Regroupement vigilance mines de l’Abitibi et du Témiscamingue (Revimat)
Citations :
« Les membres de la Première Nation de Long Point sont les mieux placés pour analyser et prendre position sur les impacts des projets miniers qui les affectent », Élise Blais-Dowdy, co-porte-parole du Comité citoyen de protection de l’esker.
« Sans nier l’utilité du lithium pour lutter contre la crise climatique, cette lutte ne doit pas servir de prétexte, encore une fois, pour détruire les territoires des peuples autochtones sans leur accorder la place qui leur revient dans le processus décisionnel », Geneviève Béland de Mères au front – Val-d’Or.
« Nous entendons et nous partageons les préoccupations des femmes et des familles Anicinapek de Winneway, notamment en ce qui concerne les impacts sur l’eau du projet global de Sayona Mining », Julie Côté, du Centre Entre-Femmes de Rouyn-Noranda.
« N’oublions pas qu’il s’agit de la même compagnie minière qui a tenté par tous les moyens d’éviter le BAPE pour le projet Authier durant trois ans. Son grand projet a considérablement changé depuis son assujettissement de force en 2019 : les études complètes doivent être revues pour tenir compte de ces changements et des impacts des trois gisements », Marc Nantel, porte-parole du Revimat.
« Tous les projets de Sayona sont interreliés. Il faut donc évaluer en amont les impacts environnementaux de l’ensemble des activités de Sayona Mining pour permettre au public de se prononcer sur les réels enjeux environnementaux, sociaux et économiques », Félix-Antoine Lafleur, président du CCATNQ–CSN.
« Pour éviter de répéter son erreur dans le dossier Gazoduq/GNL, le gouvernement doit fermer la porte au saucissonnage des projets interreliés par un même promoteur en exigeant une seule et même évaluation environnementale », François Gagné, co-porte-parole de la Coalition anti-pipeline Rouyn-Noranda.
« Miner pour la « transition énergétique » ne changera rien à la racine du problème si nous répétons les mêmes structures du colonialisme et de dépossession des richesses naturelles que l’industrie minière reproduit partout dans le monde », Johanne Alarie, de Mères au front – Rouyn-Noranda.
« Refuser de soutenir concrètement les demandes de la Première Nation de Long Point qui vise la mise en oeuvre de leur droit à l’autodétermination nous maintiendrait dans un régime colonial pilleur de ressources naturelles », Henri Jacob, président de l’Action boréale.
« Les claims que promet de dynamiter Sayona Mining à perpétuité sont des lieux vivants, habités, occupés, aimés et partagés par les Peuples d’ici, contrairement aux actionnaires de la compagnie qui continuent cinq ans plus tard d’essayer d’éviter les évaluations environnementales les plus rigoureuses et complètes », Marie-Hélène Massy-Émond, artiste instigatrice du Collectif des Pas du lieu.

Le Québec, de terre d’accueil à club privé ?

L’immigration temporaire[1] est en plein essor au Canada depuis une quinzaine d’années. Mis à part le secteur agricole, elle est apparue plus tardivement au Québec, mais elle est devenue très intense dans plusieurs secteurs depuis l’arrivée au pouvoir de la Coalition avenir Québec (CAQ)[2]. Ce récent bond coïncide avec de nombreuses réformes pour réduire l’immigration permanente. Pour justifier ce virage, on invoque la pénurie de main-d’œuvre[3] et les délais d’admission à la résidence permanente.
La pénurie de main-d’œuvre actuelle peut-elle être qualifiée de ponctuelle ? Justifie-t-elle que des milliers d’emplois permanents soient maintenant offerts à des migrantes et migrants temporaires ? En examinant les emplois en question, on constate que les principales raisons pour faire appel à l’immigration temporaire ne sont ni passagères ni imprévisibles : trop souvent, elles sont liées aux conditions salariales, de travail et de vie peu attrayantes pour les travailleuses et travailleurs du Québec, dans un contexte compétitif relié au déclin démographique. Par ailleurs, lorsque la fermeture des frontières a réduit l’accès au travail migrant durant la pandémie de COVID-19, les salaires ont été rehaussés et ces postes ont trouvé preneurs localement[4], ce qui a redressé le taux d’emploi. Cela prouve qu’en améliorant ces conditions, la concurrence entre les secteurs et entre les régions rurales et urbaines pourrait être considérablement atténuée. Pourquoi donc ne pas emprunter cette voie ?
La logique caquiste en immigration
Pour nombre d’analystes, la politique migratoire québécoise représente un mystère dont les contradictions apparentes trouvent leur origine dans la responsabilité partagée entre Québec et Ottawa. Or, rien n’est plus réducteur et simpliste. En fait, les multiples réformes introduites en immigration par le gouvernement de François Legault expliquent une grande partie des retards d’Ottawa[5] et répondent toutes très logiquement aux mêmes impératifs politiques et économiques.
Sur le plan politique, rappelons le slogan électoral de la CAQ au sujet des personnes immigrantes : « En prendre moins mais en prendre soin ». Or, ce qu’il fallait entendre plus exactement est : « Moins d’immigration permanente mais plus d’immigration temporaire ». Aux personnes immigrantes permanentes, désormais accueillies en moindre nombre, on ouvrira grand les portes de la francisation, des programmes « d’intégration » et des incitatifs à l’installation hors des grands centres. Par contre, à la masse croissante des travailleuses et travailleurs temporaires et de leurs familles, on interdit de faire des plans, on refuse l’accès aux services publics, on réduit les obligations des employeurs et on transfère aux migrantes et migrants les responsabilités de la société d’accueil – notamment en matière d’installation, de francisation, d’intégration socioprofessionnelle et de formation[6].
Depuis l’arrivée au pouvoir de François Legault, tout a été mis en œuvre pour réduire le nombre de personnes admissibles à l’immigration permanente, ce qui répond ainsi à l’impératif politique d’une stratégie populiste :
- réforme en profondeur de la Loi sur l’immigration par le projet de loi 9;
- baisse des seuils annuels de l’immigration;
- refus de traiter 18 000 dossiers en attente depuis longtemps;
- fin de l’accès « rapide » à la résidence permanente de nombreuses et nombreux étudiants internationaux et migrants temporaires redevenus précaires par la modification du Programme de l’expérience québécoise (PEQ);
- blocage puis dilution du programme fédéral de régularisation des personnes demandeuses d’asile;
- resserrement des critères québécois de sélection des candidatures au programme régulier de l’immigration (le Programme régulier des travailleurs qualifiés du Québec, PRTQ);
- création d’obstacles administratifs au Programme de parrainage privé des réfugiés;
- difficultés multiples à la réunification familiale, etc.
Bref, la porte se referme pour des milliers de personnes migrantes qui ont trouvé du travail et qui ont prouvé qu’elles pouvaient s’intégrer.
Sur le plan économique, le gouvernement a tout de même dû faire face aux demandes du patronat qui réclame sans cesse un accès plus facile et plus rapide aux travailleuses et travailleurs migrants temporaires. Cette réponse à la raréfaction de la main-d’œuvre comporte toutefois des coûts économiques et sociaux pour certains segments du marché du travail québécois que l’immigration permanente n’entraîne pas. Des experts ont établi qu’un accès facile à une force de travail migrante, temporaire et captive, « peut inciter des employeurs à préférer les travailleurs migrants aux travailleurs nationaux, et faciliter ainsi le dumping social et le nivellement par le bas[7] ». D’autres stratégies ont maintes fois été proposées aux gouvernements par le monde du travail, mais elles incluent l’attribution d’un statut permanent aux migrants, ce que la CAQ a choisi de limiter fortement, ou ces stratégies exigeraient plus d’efforts des entreprises[8] et ne sont donc pas privilégiées par les employeurs.
Ces derniers effectuent donc de plus en plus de recrutement à l’étranger, avec l’aide financière du gouvernement du Québec, à travers le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), mais ils recrutent aussi au Québec des migrants temporaires grâce au Programme de mobilité internationale (PMI) qui permet l’obtention de permis de travail ouverts et n’exige pas d’obligations particulières de la part des employeurs[9].
De plus, une « démarche simplifiée » pour le PTET, mise en place en 2012, exempte les employeurs d’avoir à fournir la preuve de leurs efforts de recrutement au pays, pour plus d’une centaine de professions à haut salaire. Cette liste est mise à jour, et s’allonge, annuellement. Le gouvernement Legault a entrepris, dès son arrivée au pouvoir en 2018, de négocier avec le fédéral une « flexibilisation » encore plus grande des normes et balises entourant le travail migrant et censées protéger le marché de l’emploi canadien. Petit à petit, les professions admissibles à la démarche simplifiée du PTET et les exemptions aux normes deviennent toujours plus nombreuses. Tant les mesures prévues pour protéger les travailleurs d’ici que celles visant la protection des travailleurs migrants sont de moins en moins utiles, car elles sont suspendues ou inappliquées sous prétexte qu’elles alourdissent et ralentissent le processus de recrutement des migrants.
Perversion du système de l’immigration temporaire
À la veille des récentes élections fédérales de septembre 2021, le milieu des affaires québécois a été entendu : une nouvelle entente entre Québec et Ottawa qui permettrait des « assouplissements » additionnels a été annoncée le 6 août 2021[10]. Depuis lors, le ministre du Travail, qui est aussi devenu le ministre de l’Immigration[11], Jean Boulet, a précisé comment l’entente devrait se traduire pour le gouvernement fédéral. On sait que l’entente permettra de hausser le plafond du pourcentage de travailleurs étrangers temporaires (TET) admissibles pour plusieurs postes à bas salaires de divers secteurs[12]. Actuellement établi à un maximum de 10 % de la main-d’œuvre employée, par établissement, ce plafond passera à 20 % pour 16 titres d’emploi de 9 secteurs et serait même aboli dans près de 40 titres d’emploi.
En effet, à l’instar des postes exigeant des diplômes supérieurs[13], l’entente inclut désormais des postes exigeant des compétences de niveau secondaire[14] au nombre de ceux déjà admissibles au processus « simplifié ». Cette voie libère les employeurs de plusieurs exigences normalement imposées pour empêcher le PTET de tirer les salaires vers le bas et pour protéger les migrantes et migrants. La démarche simplifiée prévoit notamment : l’absence complète de limites dans l’embauche de TET par lieu de travail, la suspension des exigences d’affichage des postes et de démonstration des efforts de recrutement effectués au Québec[15], et l’extension de la durée des permis de travail de deux à maintenant trois ans.
L’entente prévoyait aussi l’élimination des responsabilités de l’employeur en matière de frais de transport, d’accès au logement et de couverture d’assurance pendant la période de carence de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), lors de l’embauche de TET dans ces postes à bas salaire comme c’est déjà le cas pour les postes à haut salaire. Heureusement, les pressions des centrales syndicales sont parvenues à faire reculer les employeurs et le gouvernement sur les obligations concernant le transport, le logement et la santé des TET. D’autres éléments de l’entente restent encore à clarifier.
Les « assouplissements » réclamés par le patronat auront malgré tout de graves effets sur le marché de l’emploi, même s’ils n’étaient introduits que temporairement dans le cadre d’un « projet-pilote » – ce dont il est permis de douter vu les précédents, lesquels ont tendance à se pérenniser. Il s’agit de mesures visant des secteurs qui souffrent de pénuries structurelles, pour des emplois dont les conditions salariales, de travail et de santé-sécurité requièrent des réformes substantielles. Il y a fort à parier qu’un apport massif de migrantes et migrants permettra le maintien de ces piètres conditions, aggravera la situation pour les travailleuses et travailleurs d’ici et entretiendra la tendance à la hausse des départs, du roulement, du chômage et de la dévitalisation de plusieurs régions, particulièrement là où la main-d’œuvre n’est pas syndiquée.
Quelle vision pour le Québec ?
Bien qu’apparemment coincé entre son électorat, qui voudrait moins d’immigration, et le milieu des affaires dont il provient et qui en veut toujours plus, le gouvernement Legault a su habilement satisfaire ces demandes contradictoires. La stratégie gagnante de la CAQ repose sur moins d’immigration permanente pour les uns (celle sur laquelle les données sont facilement accessibles) et plus d’immigration temporaire pour les autres (celle dont la gestion est opaque et dont on peut difficilement rendre compte numériquement). Les vrais perdants de la politique migratoire du Québec sont les travailleuses et les travailleurs, d’ici et d’ailleurs.
D’une part, la précarité de leur statut au pays rend les migrantes et migrants (et leurs familles) vulnérables face aux employeurs et aux agences qui les recrutent ou les placent, malgré les normes fédérales et provinciales existantes, faute d’application, de contrôles adéquats et de pénalités. D’autre part, qu’ils soient nés ici ou immigrants permanents, les collègues des migrants temporaires sont priés de les franciser « sur la job », de les former sur le tas, de leur faire comprendre les risques de lésions professionnelles et d’accepter de recommencer avec les prochains lots de travailleurs temporaires, qui arriveront sans cesse, tout en tentant de les intégrer au milieu de travail et aux structures syndicales – lorsque celles-ci existent. Le tout, sans rouspéter, même si leur présence a pour effet d’amenuiser le rapport de force face au patronat.
S’il s’avère parfois nécessaire, le recours à l’immigration temporaire ne devrait pas être illimité ni applicable à des emplois permanents, et devrait toujours être réservé aux employeurs qui auront, avant de faire appel au travail migrant, fait la preuve que le salaire offert est conforme au taux de salaire en vigueur dans la profession; démontré que l’embauche d’une personne venue de l’étranger ne nuira pas au règlement d’un conflit de travail en cours – ni ne nuira à l’emploi des personnes touchées par ce conflit –; affiché suffisamment longtemps les postes disponibles et démontré les efforts de recrutement qui ont été déployés au Québec.
La pénurie de main-d’œuvre ne peut justifier le recours croissant à des travailleuses et travailleurs migrants temporaires dans des postes permanents de l’hôtellerie et de la restauration, de la transformation alimentaire, du commerce de détail, du soin aux personnes, de l’informatique, etc. Le salaire minimum et les conditions de travail doivent être significativement rehaussés. Quant au déclin démographique, on doit s’y attaquer en rendant attrayantes les régions hors des grands centres, tant pour les jeunes qui y sont nés que pour les personnes immigrantes. On doit aussi financer la francisation des travailleurs temporaires, redonner accès à la résidence permanente à toutes les catégories de migrants dont a besoin le Québec, sans discrimination fondée sur le niveau de formation et de salaire, et retrouver nos traditions d’accueil envers les personnes réfugiées.
Le Québec accueillant des années 1950 et 1960 a su intégrer des centaines de milliers de personnes immigrantes permanentes peu qualifiées dans les rangs de la classe ouvrière, contribuant ainsi à la naissance de la classe moyenne d’aujourd’hui. Si l’on n’exige pas du gouvernement Legault un retour à cette ouverture, la résidence permanente sera désormais réservée à un petit club de privilégié·e·s aptes à faire la preuve qu’ils contribueront immédiatement et généreusement à l’assiette fiscale. Ceci a pour effet de créer une division du marché du travail, une partie étant réservée aux travailleuses et travailleurs qui disposent de tous les droits arrachés par le mouvement ouvrier, l’autre enfermant les migrantes et migrants dans un régime semblable aux maquiladoras des pays du Sud[16].
Est-ce qu’on souhaite ce genre d’apartheid du travail au Québec ? L’unique alternative est de revendiquer le renforcement des normes entourant le travail migrant, l’égalité des droits pour toutes les travailleuses et travailleurs migrants et les membres de leur famille, ainsi que l’accès dans un délai humainement raisonnable à un statut migratoire permanent qui garantit durablement les droits à la résidence, à l’emploi, à la syndicalisation et aux services publics.
Marie-Hélène Bonin est Sociologue du travail
- Rappelons que les programmes d’immigration temporaire visent à pallier les pénuries ponctuelles de main-d’œuvre, plutôt que les pénuries structurelles. Pour sa part, l’immigration permanente a pour but de contrer le déclin démographique, de contribuer à l’économie et à la société québécoise, et de pérenniser le fait français. ↑
- Au Québec, le nombre des titulaires d’au moins un permis signé en 2019 était de 23 300 dans le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), soit une augmentation de près de 75 % comparativement à la moyenne (13 384) des années 2014 à 2018. Ce nombre s’élevait à 39 715 dans le Programme de mobilité internationale (PMI), soit un nombre supérieur à la moyenne des cinq années précédentes (31 868). Voir Service de la recherche, de la statistique et de la veille, L’immigration temporaire au Québec, 2014-2019, Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Québec, novembre 2020. ↑
- Les lobbys d’affaires québécois insistent sur la croissance du taux d’emplois vacants, mais en fait le nombre de ces derniers augmente par rapport au nombre d’emplois disponibles, lequel a diminué fortement avec la pandémie. Au Québec, le taux d’emplois vacants était certes de 5,4 % au 2e trimestre de 2021, mais le taux de chômage était encore de 6,3 % en juin dernier (Statistique Canada, Indicateurs du marché du travail, mis à jour du 21 septembre 2021). De plus, le nombre de postes vacants de longue durée (90 jours ou plus) est plus adéquat pour mesurer une pénurie de main-d’œuvre. Celui-ci était de 51 935, pour un taux de postes vacants de longue durée de 1,5 %. (Emploi Québec, Bulletin sur le marché du travail au Québec, juin 2021). ↑
- Selon Emploi Québec, « le salaire offert a augmenté plus rapidement que la moyenne (+ 8,0 %) entre les premiers trimestres de 2019 (avant la pandémie) et ceux de 2021 pour les postes qui n’exigent aucun diplôme (+ 12,0 %) et pour ceux qui exigent au plus un diplôme d’études secondaires (+ 11,0 %), qui représentent ensemble plus de la moitié (52,3 %) de tous les postes vacants » (Emploi Québec, Bulletin des postes vacants au Québec, Direction de l’analyse et de l’information sur le marché du travail, premier trimestre 2021). ↑
- Anne Michèle Meggs. « Pénurie de main-d’œuvre ? Ne comptez pas sur le système d’immigration au Québec », L’Aut’ Journal, 27 octobre 2021. ↑
- « Si le Québec veut mieux profiter du potentiel des travailleurs temporaires et des immigrants non sélectionnés [réfugiés et membres de la famille] et les inciter à rester sur le territoire afin de contribuer à résorber les difficultés de recrutement du Québec, il doit renforcer les interventions à destination de ces groupes, en rendant effective l’ouverture de l’ensemble des services à ces catégories et en formant les agents aux besoins de cette clientèle particulière. », OCDE, Intégrer les immigrants pour stimuler l’innovation au Québec, Canada, Éditions OCDE, 10 juin 2020. ↑
- Bureau international du travail, Migrations de main-d’œuvre. Nouvelle donne et enjeux de gouvernance, Genève, Conférence internationale du travail, 2017. ↑
- Outre la bonification des conditions salariales et de travail, pensons par exemple à la reconnaissance des diplômes et de l’expérience, à la formation continue et à l’automatisation. ↑
- Par exemple, contrairement au PTET, le PMI n’exige pas d’évaluation d’impact sur le marché du travail (EIMT), une vérification requise par Emploi et Développement social Canada (EDSC) pour veiller à ce que l’embauche d’un travailleur étranger n’ait pas de répercussions négatives sur le marché du travail canadien. ↑
- Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, « Ententes entre Québec et Ottawa pour favoriser la venue et l’embauche de travailleurs étrangers temporaires », communiqué, Québec, 6 août 2021. ↑
- « Jean Boulet assure que les ministères du Travail et de l’Immigration sont complémentaires. “Pour moi, ça fait partie d’un coffre à outils et ça me permet d’en disposer et de répondre de façon plus globale, plus compréhensive, aux besoins du marché du travail du Québec”, a-t-il expliqué », Patrick Bellerose, « Jean Boulet hérite officiellement de l’Immigration », Journal de Québec, 24 novembre 2021. ↑
- Les postes à bas salaires sont tous ceux dont le salaire est moindre que le salaire horaire médian de toutes les professions, lequel est actuellement de 23,08 dollars l’heure. ↑
- Aux fins de différenciation des postes auxquels s’appliquent ou non les exigences du gouvernement fédéral en matière d’immigration temporaire, Ottawa et Québec se basent sur le système de Classification nationale des professions (CNP) selon les compétences requises : A, formation universitaire; B, formation technique, collégiale ou postsecondaire; C, formation de niveau secondaire ou formation spécifique à la profession; D, aucune formation préalable. Les cadres sont groupés sous 0, peu importe la formation. ↑
- Les postes de niveau C incluent, par exemple : auxiliaires dentaires, enseignants, infirmiers, bouchers industriels, commis de banque et d’assurance, conducteurs d’autobus, de métro et de camions, magasiniers et commis aux pièces, manutentionnaires, opérateurs de machinerie, opérateurs et ouvriers en foresterie, en minéralurgie et métallurgie, en transformation alimentaire, ouvriers et artisans du meuble, préposés aux bénéficiaires, vendeurs en gros et au détail… Jusqu’à présent, seuls les emplois de niveaux A et B étaient exemptés des mesures protégeant l’embauche locale (l’exemption concernait 118 titres d’emploi de niveaux A et B et en ajoutera désormais 34 de plus, sans compter les 37 de niveau C exemptés par l’entente). ↑
- Les changements prévus dans l’entente permettront aussi aux employeurs de ne plus avoir à afficher les postes pour 16 titres d’emploi de niveau D dans 9 secteurs qui incluent, par exemple : aides en cuisine et serveurs au comptoir, caissiers, commis de magasin, concierges d’immeubles, manœuvres en foresterie, en métallurgie, en pâtes et papiers, en transformation alimentaire, en transformation de caoutchouc et plastique, préposés à l’entretien ménager et au nettoyage… ↑
- Il est d’ailleurs curieux que le Canada et le Québec n’aient toujours pas signé la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1990. ↑

La vie révolutionnaire d’Alexandra Kollontai

Alexandra Mikhailovna Kollontai, l’une des socialistes et révolutionnaires les plus en vue de Russie, est née le 31 mars 1872. Kollantai était une ardente défenseure des droits des femmes de la classe ouvrière, la première femme membre d’un gouvernement et la première femme diplomate. Indépendante, tant dans sa vie personnelle que dans ses opinions politiques, elle croyait que la libération des femmes faisait partie intégrante du succès du socialisme.
Jeunesse
Kollontai est née dans une riche famille aristocratique. Une éducation confortable l’a préparée au mariage avec un riche aristocrate et à une vie de loisirs, mais elle a choisi de rompre avec son milieu privilégié et de tracer sa propre voie. En commençant par son insistance à se marier par amour plutôt que par position sociale, Kollontai a défié les normes sociales dès son plus jeune âge.
Pourtant, elle a trouvé qu’être l’épouse de Vladimir Kollontai et la mère de leur fils était loin d’être satisfaisante. Selon sa légende personnelle, une visite d’un logement ouvrier dans une usine textile en 1896 l’a exposée aux conditions déplorables dans lesquelles vivait la majeure partie de la classe ouvrière russe et lui a ouvert les yeux sur la nécessité d’un changement systémique. Elle s’est ensuite impliquée dans le mouvement marxiste clandestin et aspirait à devenir une écrivaine socialiste, mais a réalisé qu’elle avait besoin d’en savoir plus. Malgré la difficulté de quitter son mari et son fils de cinq ans, Kollontai s’est rendue à l’Université de Zurich pour étudier.
Contre le féminisme
Son séjour à Zurich a façonné le cours de sa vie personnelle et politique. De retour en Russie, elle a quitté son mari et s’est consacrée à l’amélioration du sort des femmes. Au fur et à mesure qu’elle approfondissait son étude du marxisme et solidifiait ses vues, il devint clair que son principal ennemi était le féminisme bourgeois.
Au début de la Révolution de 1905, Kollontai affronte l’Union pour l’égalité des femmes et appelle publiquement les femmes prolétaires à se dissocier des féministes bourgeoises. Elle croyait que les femmes ne pouvaient être libérées que par «l’abolition de la propriété privée, la fin du mariage traditionnel et le dépérissement de la famille».
À l’époque, « la question de la femme », une discussion sur les droits juridiques et les rôles politiques, économiques et sociaux des femmes, était devenue de plus en plus urgente à travers l’Europe. En Russie, la question était au cœur du mouvement socialiste depuis les années 1860 . En 1909, Kolontai a écrit The Social Basis of the Woman Question , qui soutenait que les femmes devraient travailler au sein du mouvement socialiste pour promouvoir leurs propres objectifs collectifs. De plus, elle pensait que le gouvernement exclusivement masculin ne créerait pas de réformes significatives pour les femmes, écrivant que “seule une participation directe au gouvernement du pays promet d’aider à améliorer la situation économique des femmes”.
De l’avis de Kollontai, les féministes bourgeoises étaient peu susceptibles de promouvoir les intérêts des femmes de la classe ouvrière. Avec Clara Zetkin, elle a insisté sur le fait que «la question de la femme» n’était pas séparée des objectifs généraux du socialisme. Au contraire, les droits des femmes étaient essentiels au succès du mouvement socialiste.
Kollontai croyait que l’oppression des femmes était inévitable sous le capitalisme et que les femmes de la classe ouvrière devaient s’organiser pour se battre pour elles-mêmes et pour leur classe. Elle écrit que “pour la majorité des femmes du prolétariat, l’égalité des droits avec les hommes signifierait seulement une part égale dans l’inégalité”. Elle croyait que la lutte des classes et la lutte pour les droits des femmes sont irrévocablement liées et que l’une ne peut pas avancer sans l’autre.
Organisation et exil
Kollontai est restée largement isolée dans ses opinions, car de nombreux socialistes russes pensaient que la révolution résoudrait à elle seule l’inégalité des femmes. Manquant de soutien et inspirée par le leadership de Clara Zetkin au sein du parti social-démocrate allemand, Kollontai s’est lancée dans l’organisation. Alors qu’elle était encore en Russie, elle a fondé un Club des femmes ouvrières, qui offrait des conférences et un accès à la bibliothèque à 200 à 300 femmes à un moment donné, et a tenté d’amener une délégation ouvrière au Congrès panrusse des femmes en 1908.
Après qu’un mandat d’arrêt l’ait forcée à l’étranger, elle organise des grèves en France et en Belgique. Elle a également participé à la Deuxième Internationale, a fait campagne pour le suffrage des femmes avec Clara Zetkin à Londres et a pris la parole au Danemark, en Suède et à Bologne. Elle a été arrêtée en Allemagne et en Suède, mais relâchée rapidement à chaque fois. Pendant son séjour à l’étranger, elle a commencé à correspondre avec Lénine et a finalement rejoint le parti bolchevique.
Après la révolution
Au retour de Kollontai en Russie juste après la révolution de 1917, Lénine la nomma commissaire au bien-être public. Bien qu’il s’agisse d’un poste secondaire, la nomination lui a permis de devenir la première femme du conseil et la première femme nommée à un gouvernement moderne.
Dans son nouveau poste, Kollontai a cherché à élargir l’accès des femmes aux services et a créé un « Palais des soins prénatals », qui a fourni des soins et un enseignement aux femmes enceintes. Malheureusement, elle s’est heurtée à une forte opposition et l’installation a été incendiée peu de temps après son ouverture. Sans se laisser décourager, elle a continué à fonder un bureau central pour la maternité et le bien-être des nourissons, mais n’avait pas assez de fonds pour effectuer des changements matériels significatifs. Plus tard, elle est devenue directrice du Zhenotdel, la section féminine du Comité central.
Kollontai est souvent connue pour ses idées sur la famille et la libération sexuelle. Elle développe ces valeurs dans l’Autobiographie d’une femme communiste sexuellement émancipée . Elle croyait que les enfants devaient être élevés et soignés dans des maisons communales loin de leurs parents, mais était consciente que cette idée ne serait pas bien accueillie par les paysannes ainsi que par les autres communistes.
Opposition ouvrière, stalinisme et diplomatie
Kollontai a vu comment les efforts des travailleurs pour établir des services publics, comme des salles à manger communes, des garderies et des approvisionnements en bois, échouaient souvent en raison d’une bureaucratie inutile. Cherchant à impliquer les travailleurs ordinaires dans le gouvernement et à contrer le pouvoir de l’État centralisé, Kollontai est devenu une cheffe de file de l’opposition ouvrière. Elle est l’auteure d’une brochure sur la question qui a suscité la colère de Lénine et a abouti à son renvoi du Zhenotdel .
Alors que Lénine soutenait Kollontai et d’autres femmes communistes dans la campagne pour les droits des femmes, le pouvoir croissant de la bureaucratie soviétique du milieu à la fin des années 1920 a finalement annulé leurs efforts et annulé un certain nombre de réformes importantes pour les femmes. La montée du stalinisme à la fin des années 1920 signifiait l’éradication de la dissidence au sein de l’URSS et la purge et le meurtre de nombreux vieux bolcheviks.
Kollontai a eu de la chance d’avoir survécu, mais cela a eu un prix. Malgré son engagement antérieur envers le pacifisme, elle a été forcée de s’adapter au stalinisme ou de fuir. Beatrice Farnsworth écrit qu’à partir de 1937, elle “a commencé… à se détruire politiquement”.
Craignant pour sa propre vie et celle de son ancien mari, Pavel Dybenko, elle a compromis ses valeurs et s’est assimilée au régime stalinien. Elle a voyagé à l’étranger pour représenter l’Union soviétique en tant que diplomate, bien que sa carrière diplomatique soit moins connue en raison du secret entourant l’affaire. Alors qu’elle se tourna vers l’écriture pour exprimer ses opinions, elle resta extérieurement dévouée au régime et reçut diverses récompenses pour ses services avant sa mort en 1952.
Un héritage révolutionnaire
Kollontai était une socialiste et révolutionnaire engagée, faisant de nombreux sacrifices personnels tout au long de sa vie. Elle était une organisatrice et une penseuse socialiste de premier plan et a joué un rôle important dans la promotion des intérêts des femmes de la classe ouvrière à l’intérieur et à l’extérieur de la Russie. Son accommodement au stalinisme et l’incapacité du gouvernement soviétique à s’appuyer sur sa vision et celle d’autres femmes socialistes pour la libération des femmes ne devraient pas diminuer ses réalisations.
Les nombreux écrits de Kollontai laissent derrière eux une vision d’une société dans laquelle l’avancement des femmes et la libération des travailleurs vont de pair. Bien que cette vision ne se soit pas réalisée de son vivant, son idéalisme et son dévouement demeurent une source d’inspiration.
Traduction NCS avec l’utilisation de Deepl

Le gouvernement du PQ, deux ans après

Lors de l’élection du PQ en novembre 1976, les couches populaires et les secteurs dynamiques du mouvement populaire sont en général contents. Il y a un soupir de satisfaction devant le fait de la défaite d’une droite dure qui mène le Québec par la répression, la corruption et la subordination. En effet, le Parti libéral du Québec (PLQ) n’a plus rien à voir avec ceux qui ont entrepris la Révolution tranquille. Le PQ pour sa part affirme un « préjugé favorable » à l’endroit des travailleurs. Il met de l’avant des personnalités qui ont joué un rôle dans les grandes luttes sociales du Québec des années 1970, tels les syndicalistes Robert Burns et Guy Bisaillon, la féministe Lise Payette, les sociaux-démocrates Jacques-Yvan Morin et Camille Laurin. D’emblée, tout en promettant le référendum, le gouvernement du PQ lance plusieurs réformes. Rapidement cependant, le discours est dégonflé devant une gestion globalement traditionnelle. Dans le domaine des politiques sociales par exemple (un des rares dossiers de compétence totalement provinciale, des analyses critiques constatent que les améliorations ont été mineures, plus encore, que les politiques ont été de « régulariser les tensions sociales par un savant dosage de mesures intégrationnistes qui, en dernière analyse, contribuent à renforcer la mainmise de l’État sur l’orientation des revendications populaires »2. (Introduction de Pierre Beaudet)
***
Sur le plan économique, le PQ essaie de ne pas effaroucher une bourgeoisie « provinciale » qui veut bien parler d’autonomie dans le contexte canadien, mais qui ne veut rien savoir de politiques qui mettraient en péril le dispositif capitaliste. En clair, le PQ pratique une politique d’austérité qui est celle qui domine dans l’ensemble canadien et que décrit Jorge Niosi (alors prof de sociologie à l’UQAM) dans le texte qui suit. En fin de compte, selon Niosi, le PQ est un parti petit-bourgeois, le « cul assis entre deux chaises », qui parle des deux coins de la bouche et qui ce faisant, ne parvient pas à s’associer à la bourgeoisie sans être non plus capable de mobiliser le peuple. C’est une explication qui est validée par les défaites subséquentes du PQ.
Le PQ est au pouvoir depuis bientôt deux ans. Pourtant, les analyses d’ensemble de la gestion du gouvernement péquiste sont plutôt rares et, qui plus est, elles sont discordantes à l’extrême. Pour certains, le PQ représente la social-démocratie au pouvoir, alors que pour d’autres, il s’agit d’un gouvernement petit-bourgeois technocratique. Certains vont même jusqu’à prétendre que l’administration péquiste est au service d’une bourgeoisie francophone. Une telle diversité de perspectives s’explique par plusieurs facteurs. D’une part, les tenants de l’interprétation sociale-démocrate se fondent surtout sur le programme électoral du PQ, alors que les seconds font plutôt référence aux origines sociales de la direction et des cadres du PQ et que les troisièmes veulent fustiger la modération des politiques économiques et sociales de l’administration péquiste.
Cet article fera un bilan des deux premières années de l’administration du PQ sur la base des politiques mises de l’avant et des rapports entretenus par le PQ avec le patronat et les syndicats. Nous ne nous attarderons nullement à juger le gouvernement péquiste à partir de son programme électoral. À plusieurs reprises, le premier ministre du Québec a déclaré qu’il se sentait lié à ce programme « par son esprit et non par sa lettre »3. Par ailleurs, il semble clair que sur une majorité de questions, le programme électoral du PQ a été ajourné sine die par le gouvernement péquiste. Il est encore trop tôt pour dire si cet ajournement est un abandon pur et simple, comme celui de Maurice Duplessis vis-à-vis sa plate-forme électorale de 1936. Pour l’instant, nous nous bornerons à étudier et juger l’administration péquiste par ses actes, c’est-à-dire par les effets réels ou attendus des lois adoptées au cours des deux ans passés, ainsi que par les rapports que cette administration a eus avec le patronat et les syndicats ouvriers. Cependant, avant de procéder à un tel bilan, il faut passer rapidement en revue les diverses interprétations du PQ comme parti politique et comme gouvernement.
Trois interprétations du Parti Québécois
Toute analyse de la politique économique et sociale du PQ au pouvoir qui se veuille autre chose qu’une simple description de la législation et de ses retombées doit partir de la suivante : quelle classe représente l’administration péquiste? À cette question, trois grandes réponses ont été données : les travailleurs (interprétation « sociale-démocrate »); la petite bourgeoisie (interprétation « technocratique ») et la bourgeoisie francophone. Examinons-les une à une.
Le PQ, parti social-démocrate
Le programme du parti, ses porte-paroles officiels, ses dirigeants et les intellectuels qui lui sont proches véhiculent l’image du PQ comme un parti social-démocrate et l’on fait souvent allusion à la social-démocratie suédoise ou norvégienne. Par exemple, René Lévesque s’est décrit lui-même comme un « socialiste modéré » dans une interview accordée en décembre 1976 à Business Week et annonça que son gouvernement chercherait le contrôle d’industries comme les banques, l’amiante et celles liées à la culture; il fit référence à la Suède comme un modèle que son administration chercherait à imiter. Dans le même sens, Daniel Latouche, politologue proche du PQ, décrit ce parti comme cherchant à instaurer une « démocratie sociale à la scandinave »4.
Nous pouvons mettre en doute la validité de cette interprétation. Comme Jean-Marc Piotte l’a fait remarquer, le PQ n’a aucun lien organique avec les syndicats ouvriers, et ce, contrairement aux partis sociaux-démocrates5. Ces derniers en effet se caractérisent par finalement en tout ou en partie en provenance des caisses syndicales; les syndicats mêmes sont souvent membres des partis sociaux-démocrates et les dirigeants et conseillers syndicaux sont fréquemment à la tête de ces partis. Or, le PQ n’admet pas la cotisation de personnes morales (comme les syndicats), pas plus qu’il n’admet l’affiliation de syndicats. Enfin, des syndicalistes (comme Guy Bisaillon) et quelques conseillers juridiques de syndicats (comme Robert Bruns et Guy Chevrette) sont parmi les dirigeants du Parti Québécois. L’action du gouvernement péquiste est plus modérée que celle des administrations sociales-démocrates; de surcroît, comme nous tenterons de le démontrer, elle est qualitativement différente des politiques économiques et sociales du travaillisme et de la social-démocratie.
Le PQ, parti bourgeois
L’interprétation du PQ comme parti de la bourgeoisie francophone vient d’une partie de la gauche québécoise. Gilles Bourque, par exemple, essaye de rendre compte de la nature de classe du PQ dans ces termes :
Le PQ n’est pas un parti monolithique, avons-nous souligné. Les analyses dont nous faisons état plus haut présentant le PQ comme un parti de la petite bourgeoisie ne sont pas fausses, elles sont incomplètes. Il est évident, cela crève les yeux, que ce parti recrute dans la nouvelle petite bourgeoisie une partie importante de son personnel politique militant et de sa clientèle de prédilection (…). Cependant, outre le fait que les têtes politiques dirigeantes de ce parti appartiennent à la bourgeoisie de l’État québécois, il ne faut jamais confondre les intérêts qu’un parti défend en dernière analyse et la situation de la classe de ses cadres politiques moyens (…); on pourrait ainsi définir le parti québécois comme un parti à composition principalement petite bourgeoisie servant en dernière analyse les intérêts de la bourgeoisie québécoise6.
Il faut tout de suite ajouter que quand Bourque parle d’une bourgeoisie québécoise, il ne fait nullement référence aux capitalistes des entreprises privées par actions (les Desmarais, Simard, Campeau, Allard, etc.) qui, eux, proclament tout haut leur foi dans la fédération canadienne. Bourque désigne par « bourgeoisie québécoise » les administrateurs des sociétés d’État et des coopératives.
Une version plus grossière de cette thèse du PQ – parti bourgeois » se retrouve dans les écrits de Pierre Fournier. Pour lui :
Le gouvernement québécois cherche avant tout à développer un capitalisme québécois francophone à forte saveur étatique. L’intervention de l’État dans ce processus ne découle d’ailleurs nullement d’un souci quelconque de justice sociale, mais bien d’un désir de renforcer la bourgeoisie locale (…). Ce programme de développement de la bourgeoisie locale comprend de multiples facettes : l’aide aux coopératives, la création et l’expansion de sociétés d’État, des programmes d’assistance financière et technique aux PME et, bien sûr, des subventions aux monopoles7.
Cette bourgeoisie québécoise de Pierre Fournier est donc beaucoup plus large puisque, à côté des coopératives et des sociétés d’État, on trouve aussi les PME et les grandes sociétés canadiennes-françaises. La thèse se complète avec celle du « nationalisme populiste ». La bourgeoisie québécoise représentée par le PQ est faible et elle s’appuie alors sur le mouvement ouvrier (populisme) véhiculant une idéologie (nationaliste) dirigée contre le colonisateur. On retrouve cette conception dans le texte de Piotte déjà cité et dans celui de R. Laliberté8.
Passons maintenant à la critique de cette thèse. Disons tout d’abord que si le PQ est un parti bourgeois, il l’est d’un type très spécial. Au Canada comme ailleurs, les partis bourgeois sont notamment financés par des associations patronales (Japon), par des compagnies et par de riches individus (États-Unis, Canada) ou par un système mixte (France)9. Or, le PQ n’accepte pas le financement par les personnes morales, y compris les associations patronales et les compagnies. Il a en outre adopté la loi no 2 sur le financement des partis, qui rend aussi ces normes obligatoires pour les autres partis, et qui fixe un maximum de 3 000 $ pour les cotisations individuelles. Quant à sa direction, à la différence des partis
libéral et conservateur, où les hommes d’affaires et leurs avocats foisonnent, il n’y a qu’une ou deux têtes d’affiche venant de la bourgeoisie francophone. Nous avons en outre tenté de démontrer dans un texte antérieur que la bourgeoisie canadienne-française du secteur privé n’est nullement indépendantiste par ses intérêts économiques et politiquement, elle est fédéraliste et libérale10. Nous allons en outre montrer que cette bourgeoisie francophone du secteur privé est à la tête du combat contre l’option souverainiste. Rappelons déjà la lettre de 326 hommes d’affaires francophones contre la loi 101, envoyée à René Lévesque et Camille Laurin le 2 juin 1977 et où l’on pouvait lire les noms de Charles Allard (de Allarco développements), Laurent Beaudoin (de Bombardier), Marcel Bélanger (de la Banque provinciale contrôlée par le Mouvement Desjardins), Paul et Louis Desmarais (de Power Corporation), Claude Castonguay (de la Laurentienne), Thérèse Forget-Casgrain (sénatrice libérale, fille de sir Rodolphe Forget, millionnaire et sénateur québécois), Lucien G. Rolland, Arthur Simard (de Sorel Industries), Antoine Turmel (de Provigo), etc.11. Rappelons aussi que la Commission Pépin-Robarts est dirigée par deux ex-membres du conseil d’administration de Power Corporation et que Claude Castonguay (de la Laurentienne) dirigea jusqu’à tout récemment le comité pour l’unité canadienne. Nous allons aussi montrer qu’au sujet de la loi 101 sur la langue, la loi 45 sur la réforme du Code de travail de la loi no 2 sur le financement des partis, etc. Les milieux patronaux (les francophones comme les non-francophones) ont bâillonné le gouvernement péquiste pour éviter qu’il adopte ces lois, pour en ajourner la discussion ou encore pour les faire modifier radicalement.
Si nous admettons que la grande bourgeoisie francophone n’est nullement péquiste, il nous reste encore à démontrer que la PME, la « bourgeoisie d’État » et les coopératives ne le sont pas non plus. Quant à la PME, ceci est clair à notre avis. D’abord, la grande majorité des petites et moyennes entreprises au Québec ne sont pas sous le contrôle de francophones. Là-dessus, les données d’André Raynault et celles d’Arnaud Sales sont concluantes : au plus un tiers des PME est sous contrôle canadien-français, les autres étant la propriété de Canadiens juifs et anglais12. Or, affirmer que le PQ est le parti de la bourgeoisie juive et anglo-saxonne relève de la pure fantaisie. En outre, le PQ n’a presque rien fait pour la PME, si ce n’est l’adoption de la loi 48 (conçue déjà par les libéraux) et qui accorde seulement quelque 40 millions $ en exemptions d’impôts aux PME pendant les deux ou trois prochaines années. Rappelons que le budget du Québec était en 1978 de 11 milliards $ et que, par comparaison, le chiffre accordé aux PME est infime. On pourrait rétorquer que la querelle de la taxe de vente s’est livrée en faveur de la bourgeoisie québécoise. Sous répondrons que dans les secteurs du vêtement, de la bonneterie et du meuble, principaux bénéficiaires de 1’exemption de la taxe, la propriété francophone n’était en 1961 que de 8,2%, 13,82 et 32,2% des établissements si l’on se fie aux seules données disponibles, celles d’A. Raynault13. La mesure du gouvernement péquiste semble plutôt avoir pour buts le redressement de l’emploi et la création d’un certain consensus des milieux d’affaires locaux (non particulièrement francophones) derrière une politique provinciale. Ajoutons que les liens entre la PME et l’administration péquiste n’ont pas été particulièrement cordiaux lors de l’augmentation du salaire minimum et lors de la discussion du Code du travail. Nous y reviendrons.
Il reste encore une analyse des liens entre la bourgeoisie d’État, les coopératives et le PQ. Disons tout de suite que le terme « bourgeoisie d’État » employé par Bourque semble s’appliquer non seulement aux administrateurs des sociétés publiques (comme Sidbec, Hydro-Québec ou la S.G.F.), mais aussi aux fonctionnaires les plus hauts placés du pouvoir exécutif (ministres, sous-ministres) et peut-être aussi à l’ensemble des membres de l’Assemblée nationale et à la haute administration de la justice. Si c’est le cas, nous nous opposons à un tel élargissement du contenu sémantique du concept. En effet, à l’exception des administrateurs des sociétés d’État, aucun autre fonctionnaire n’a de rapports de contrôle vis-à-vis des moyens de production et distribution. Si ce n’est pas la relation à ces moyens (quelle que soit la formule juridique par ailleurs) qui détermine les classes sociales, on se demande quelle est la définition de « bourgeoisie » que Bourque emploie. Dans ce qui suit, nous utiliserons le terme « bourgeoisie d’État » pour nous référer aux administrateurs de carrière dans les sociétés d’État. Quand on emploie cette définition, on s’aperçoit que le gouvernement péquiste n’a pas oeuvré en faveur de ce groupe. En effet, aucune nouvelle société d’État importante n’a été créée, et la Société nationale de l’amiante n’est encore qu’un projet. Aucune injection importante de fonds n’a été consentie aux sociétés d’État existantes et aucun remaniement d’importance n’a eu lieu au niveau de la haute administration de ces sociétés. On se demande alors en quoi le gouvernement péquiste a pu favoriser la bourgeoisie francophone d’État qui, elle, a des liens très solides avec le Parti libéral du Québec qui l’a mise sur pied.
Quant aux coopératives, nous croyons que le gouvernement péquiste a de bons rapports avec elles sans qu’il y ait pour autant de liens organiques entre le PQ et le mouvement coopératif. D’une part, le gouvernement a créé la Société de développement coopératif (SODEC) avec un budget de l.4 million $; il a aussi accordé aux caisses Desjardins une partie de l’intermédiation dans la perception des primes d’assurance automobile et il a accordé la construction du Centre des Congrès ã une société à laquelle participe le mouvement coopératif. En retour, les Caisses Desjardins ont appuyé la réforme de l’assurance automobile14. Sur la réforme de la loi (fédérale) des banques, les points de vue de Québec et du Mouvement Desjardins sont identiques : l’un et l’autre s’opposaient au dépôt obligatoire de réserves par les Caisses auprès de la Banque du Canada, et ils ont eu gain de cause15. Toutefois, on peut se demander jusqu’à quel point il ne s’agit là que d’un rapprochement conjoncturel. En effet, le Mouvement Desjardins se sentait menacé par la révision de la loi des banques qui risquait de mettre les Caisses sous la surveillance et la juridiction de la Banque du Canada. Dans cette bataille inégale, elles n’avaient d’autre choix que d’appuyer le gouvernement du Québec et elles l’ont fait, tant sous l’administration péquiste que sous le régime libéral précédent. Il reste toutefois que le mouvement coopératif dans son ensemble est la composante du secteur privé la plus proche du gouvernement péquiste. Nous croyons cependant que ce mouvement ne constitue qu’une superstructure organisationnelle pour le regroupement de la petite bourgeoisie québécoise et qu’elle est radicalement distincte des entreprises grandes et moyennes des secteurs privé et public. Son personnel dirigeant vient de la petite bourgeoisie et il n’a presque aucun contact avec la bourgeoisie francophone. De plus, ce personnel ne peut disposer des avoirs du mouvement coopératif comme s’il lui appartenait. Par ailleurs, soulignons que le PQ a suivi la ligne du régime libéral face au mouvement coopératif et que la SODEC a eu un budget presque symbolique.
Si l’administration péquiste veut développer la coopération au Québec, elle ne semble pas prête à en défrayer les coûts. La position des Caisses Desjardins a été d’ailleurs bien définie par son président, Alfred Rouleau, au début janvier 1978; critiquant de façon assez directe le gouvernement péquiste, il affirma :
Nous sommes menacés dans notre identité culturelle par les conséquences de notre urbanisation et de notre industrialisation qui nous exposent de façon plus intense aux influences nord-américaines diffusées à partir des moyens puissants que sont les mass-médias ». De telles conditions ambiantes ne sont pas liées au statut politique du Québec qui ne changera pas d’un centimètre sa situation géographique. En revanche, elles justifient d’autant plus nos revendications de moyens et de leviers adéquats de décisions pour le gouvernement du Québec, quel que soit le parti politique qu’il incarne. (…) Cependant, pour importantes que soient la question de la survivance des Québécois francophones comme peuple, et la dimension politique et constitutionnelle qui s’y greffe, nous aurions tort d’en faire un absolu pour oublier le reste. Cette tendance à polariser toute la conjoncture québécoise autour de la question constitutionnelle est évidemment encore plus aigüe depuis l’élection du Parti Québécois, le 15 novembre 1976. /…/Traditionnellement, le mouvement coopératif, particulièrement le Mouvement des caisses Desjardins, s’est toujours efforcé d’observer une neutralité politique16.
Le PQ est-il un parti populiste?
Si c’est le cas, il ne ressemble en rien au populisme latino-américain qui est une coalition de PME nationales et de syndicats ouvriers pour la défense, en dernière instance, des intérêts des industriels locaux. Les partis populistes ont des liens organiques avec des associations patronales et syndicales. Une fois au pouvoir, ils ont promu très activement l’entreprise privée nationale avec l’aide de l’État, et ils ont étatisé de nombreuses entreprises étrangères. Qu’on se souvienne des nationalisations massives du péronisme en Argentine, du nassérisme en Égypte et du cardénisme au Mexique17. Le gouvernement péquiste ne semble nullement intéressé à nationaliser quelque entreprise que ce soit, et son nationalisme en est un qui s’arrête au niveau purement culturel. En outre, il n’a aucun lien organique avec des associations patronales ou avec des syndicats ouvriers. De plus, sauf exception, il n’agit nullement en faveur de l’entreprise québécoise; l’exemple du contrat accordé à General Motors contre Bombardier en décembre 1977 est le plus retentissant des camouflets qu’il a servis à l’entreprise nationale québécoise qu’il est censé aider.
Le PQ parti petit-bourgeois
Pour nombre d’auteurs, le PQ est un parti petit-bourgeois « technocratique ». Cette expression vient vraisemblablement d’un article célèbre écrit en 1970 par Gilles Bourque et Nicole Frenette18 et cité maintes fois depuis. Même si Bourque a abandonné cette conception du PQ, elle a été reprise par plusieurs analystes de la société québécoise. En voici quelques exemples. Pour Denis Monière :
Un second courant de pensée qui s’oppose ã l’idéo1ogie de la classe dominante, mais y participe en même temps à sa façon, est véhiculé par la fraction technocratique de la petite bourgeoisie représentée politiquement par le Parti Québécois. Cette appellation ne signifie pas que le Parti Québécois soit composé essentiellement de technocrates, mais indique que les éléments ouvriers et progressistes qui forment la base de ce parti subissent la direction politique et idéologique de cette couche, qui aimerait bien que la distribution du pouvoir soit fonction de la propriété du savoir19.
Dans le même sens, pour Vera Murray :
Au niveau de presque toutes les instances, il est clair que le PQ est dirigé et contrôlé par les éléments de la nouvelle classe moyenne, constituée notamment des fonctionnaires de l’État et de ses divers appareils: administrateurs, économistes, professeurs, enseignants, journalistes20.
Pour Henri Milner, « ils sont en réalité des petits bourgeois, mais d’une variété spécifique, celle de la classe moyenne étatique »21. Alors que la plupart des auteurs mettent l’accent sur les tendances « étatisantes » ou technocratiques de cette petite bourgeoisie, Marcel Fournier souligne plutôt sa liaison professionnelle à la culture, Le PQ est essentiellement le parti des enseignants, journalistes, fonctionnaires, avocats, notaires, etc. :
La consolidation et l’élargissement d’un marché national ou linguistique sont la condition même de leur « survivance », c’est-à-dire du maintien et de l’amélioration de leur condition sociale22.
Nous partageons dans l’ensemble le point de vue de ceux qui voient dans le PQ un parti petit-bourgeois. Cette conception rend compte non seulement de la composition du parti (où les ouvriers et les capitalistes sont rares), mais aussi de son mode et de ses sources de financement (de petites cotisations individuelles) et surtout de son action administrative que nous allons analyser tout de suite, et qui consiste à mettre de l’avant les revendications culturelles, pacifier la société et servir d’arbitre entre les deux grandes classes antagonistes.
Il faut immédiatement introduire quelques nuances dans cette analyse. Tout d’abord, les auteurs qui ont étudié le PQ reconnaissent deux grandes tendances en sein de ce parti, l’une « participationniste » formée surtout par des dirigeants et conseillers syndicaux (comme R. Burns, G. Bisaillon ou G. Chevrette) et l’autre « technocratique » composée d’anciens libéraux, de hauts fonctionnaires et de quelques membres de la bourgeoisie francophone (comme R. Lévesque, C. Morin, J. Parizeau, G. Joron et J.-Y. Morin). Il nous semble que le premier groupe, qui est nettement minoritaire et moins influent que le second, remplit simplement la fonction d’articuler dans le PQ les intérêts de la classe-appui, la classe ouvrière francophone. C’est le groupe « technocratique » qui est dominant tant au niveau du parti que du cabinet ministériel.
Une deuxième nuance concerne les projets subjectifs de plusieurs membres du groupe « technocratique ». Il se peut que quelques dirigeants du PQ considèrent qu’ils représentent véritablement les intérêts d’ensemble de la nation québécoise, y compris de sa bourgeoisie. Toutefois, comme disait Marx, on ne juge ni les hommes ni les sociétés par les idées qu’ils se font d’eux-mêmes. Quel que soit le type de conciliation que l’administration péquiste veuille développer entre les différentes classes de la société québécoise, il n’en reste pas loin que ses politiques économiques, sociales et culturelles en font le représentant de la petite bourgeoisie technocratique. Nous essaierons de le démontrer dans les pages qui suivent.
Les politiques de l’administration péquiste
Pour illustrer notre thèse et analyser l’administration péquiste, nous allons prendre trois aspects centraux de son activité : la politique budgétaire et l’intervention économique; la politique de relations de travail et enfin, la politique culturelle et éducative. On peut passer plus rapidement sur d’autres aspects tels que le développement des sociétés d’État (il n’y a eu à date aucune nationalisation ni aucun développement important dans les sociétés existantes), la politique sociale ou les affaires intergouvernementales. Nous ferons rapidement mention de quelques autres lois. Dans le domaine de l’énergie (la réforme de la charte de l’Hydro-Québec p. ex.) et politique (la loi sur le financement des partis) au sein des trois grands chapitres que nous avons retenus.
Les budgets
Le 26 novembre 1976, le gouvernement annonçait la composition de son cabinet ministériel et, bien que les vieux militants indépendantistes de la gauche du PQ y occupassent des positions marginales, « le nouveau cabinet a plongé le patronat dans l’inconnu »23. Les milieux d’affaires ne connaissaient que de noms certains des nouveaux ministres. Toutefois, ces milieux d’affaires auraient pu être rassurés par la présence de MM. Parizeau et Joron à deux ministères-clés à vocation économique : les Finances et l’Énergie. Ils auraient pu se calmer encore davantage avec la nomination de Maurice Paradis, ancien conseiller spécial de Robert Bourassa, à la présidence du Conseil général de l’industrie, cet organisme parapolitique créé par Daniel Johnson en 1968 pour institutionnaliser les liens entre l’État et la classe dominante. Michel Vastel du Devoir voyait dans cette nomination « un signe de bonne volonté de M. René Lévesque à l’endroit des milieux financiers et industriels »24.
Élu au milieu de l’année budgétaire, le gouvernement péquiste a tout de même convoqué une mini-session parlementaire en décembre 1976. Cette mini-session a eu peu de résultats sur le plan économique. Elle a toutefois réussi à démontrer que le gouvernement allait appliquer une politique de restrictions budgétaires. Ainsi, la loi 82 força la Ville de Montréal à assumer sa part du déficit olympique, débarrassant la province de ce fardeau fiscal. Par ailleurs, le salaire minimum fut porté à 3,00 $, le plus élevé en Amérique du Nord. La hausse du salaire minimum déchaîna les premiers critiques des milieux patronaux, qui ont vu leurs craintes se matérialiser25. Enfin, on y annonça la politique « d’achat chez nous » qui fut appliquée à partir de janvier 1977 et qui reprit les lignes du projet libéral, lequel calquait déjà la même politique adoptée dans les autres provinces26.
Le 8 mars 1977, Lévesque ouvrait la nouvelle session. En quelques jours, Québec avait aboli la loi des mesures anti-inflationnistes ainsi que la Régie québécoise chargée de son application. Fin mars, Parizeau dépose à l’Assemblée nationale le budget pour l’année financière commençant le 1er avril et, le 12 avril, il prononce le discours du budget. Le premier budget Parizeau était nettement conservateur. On y constatait une baisse importante des emprunts gouvernementaux, le plafonnement des dépenses publiques et la non-indexation des paliers d’impôts. Seulement l75 millions $ étaient dégagés pour matérialiser les priorités du programme électoral du PQ, dont les soins dentaires gratuits pour les adolescents et les médicaments pour les personnes âgées. La décomposition par ministère montre peu de changements par rapport à l’exercice financier précédent. Toutefois, certaines données nous permettent de remettre en question tant le « préjugé favorable aux travailleurs » que l’intérêt de l’administration péquiste pour la bourgeoisie francophone. En effet, parmi les ministères qui ont perdu des plumes, on retrouve celui du Travail et de la Main-d’oeuvre (-8,9%) et des Affaires sociales (-7,0%). De l’autre côté, le budget du ministère de l’Industrie et du Commerce a été augmenté de 19,62 %, mais sa base de départ était minime : avec 112,9 millions $, il ne reçoit que 1% des crédits de l’exercice 1977-78. Le ministère qui a connu la plus forte augmentation est celui des Affaires culturelles (+29,7%); avec une hausse de 10,1%, le ministère de l’Éducation conserve sa part du gâteau fiscal27. Les réponses au budget ne se firent pas attendre. Satisfaits du plafonnement des dépenses publiques, les milieux d’affaires ont sévèrement critiqué l’absence de mesures de relance économique28. Les travailleurs y ont vu une augmentation du chômage pour l’hiver. Une fois le budget déposé, le projet de réforme de l’assurance-automobile fut porté par la ministre Payette à l’Assemblée nationale. Contrairement aux promesses préélectorales, il n’y avait pas de nationalisation complète du secteur et seuls les dommages aux personnes impliquées dans des accidents étaient repris en main par l’État. À la une, tous les milieux d’affaires concernés sont entrepris la critique du projet : les compagnies d’assurances anglophones et francophones, le Bureau d’assurance du Canada (leur association patronale), la Fédération des courtiers d’assurance du Québec et les associations patronales « at large ». Ceci se comprend parce qu’« Avec l’application du projet de réforme de l’assurance-automobile, les compagnies perdraient environ 35% des 800 millions $ de primes touchées en 1976. Ceci représente la part de l’assurance pour les blessures corporelles dont l’indemnisation serait assurée par l’État »29.
Parmi les principaux perdants de la réforme Payette adoptée finalement en décembre 1977, il y a d’abord les compagnies d’assurance francophones (dont le Groupe Commerce de St-Hyacinthe, la Laurentienne de Québec et celles du Groupe Desjardins) et anglophones (les Prévoyants du Canada, Royal Insurance, etc.) qui laissent quelque 300 millions $ de revenus nets, les courtiers qui perdent de 30 à 40% de leurs revenus nets, et les avocats à cause de l’indemnisation sans égard à la faute. Le seul gagnant est l’État30. Il n’est pas alors étonnant que le ton soit monté entre Lise Payette et les milieux d’affaires et que la ministre ait employé certains vocables colorés à l’égard des compagnies31. Si, comme l’affirment Bourque et Fournier, l’administration péquiste voulait représenter la bourgeoisie francophone, elle a raté encore une fois l’occasion de le faire.
Au cours de la session, quelques événements mineurs sont à souligner : d’abord, l’adoption d’une loi créant la Société de développement coopératif, avec un budget symbolique de 1,4 million $ par année. Il y eut aussi la loi 48 d’aide aux PME qui leur consacre quelque 540 millions $ en crédits d’impôt au cours des trois années suivantes. Ensuite, rappelons les violentes sorties de l’Union des producteurs agricoles contre le ministère de l’Agriculture qu’elle accuse d’immobilisme et de favoritisme envers l’agrobusiness multinational contre l’entreprise québécoise32 et enfin, l’annonce d’achat d’Asbestos Corporation en octobre 1977, achat qui n’est pas encore matérialisé au moment où ces lignes sont écrites (août 1978).
En mars 1978, Parizeau présente son second budget, qui ressemble au premier dans le plafonnement des dépenses publiques (+8,42) et dans le conservatisme des transferts interministériels; seulement l50 millions $ furent consacrés à des priorités nouvelles. Le grand perdant fut l’Éducation dont les crédits n’augmentèrent que de 3,82; la hausse budgétaire la plus importante est allée à l’Environnement avec +40,52. La grande nouveauté du budget était l’indexation de l’impôt sur le revenu, mais seulement pour ceux dont les revenus étaient inférieurs à 30 000 $, soit les petits et moyens salariés33.
La réponse au budget ne se fit pas attendre. Le patronat reçut avec satisfaction la limitation des dépenses, mais exprima durement son mécontentement devant la hausse de l’impôt pour les particuliers les mieux nantis. La FTQ accepta le budget, mais s’inquiéta de l’absence de mesures pour relancer l’industrie de la construction. La CSN se réjouit des allégements fiscaux pour les revenus petits et moyens, mais exprima sa préoccupation devant l’intention du gouvernement de limiter les effectifs de la fonction publique. La C.E.Q. réagit vivement contre le discours inaugural qui présageait des coupes budgétaires dans l’éducation et répétait ça avec le budget34.
Avec le budget vint l’abolition de la taxe de vente sur les vêtements, les chaussures, les textiles et l’hôtellerie. En réponse à la demande des associations patronales canadiennes, le gouvernement fédéral proposait aux provinces de réduire de 2% leur taxe de vente. Québec a préféré abolir la totalité de sa taxe, mais seulement sur quelques produits. La mesure favorise le consommateur à moindres revenus du Québec, mais aussi les cinq industries concernées, tout en contribuant à réduire le chômage dans la province. Ce n’est pas étonnant alors de constater l’approbation quasi générale qu’elle reçut de tous les milieux du Québec. Soulignons que la propriété francophone de ces cinq industries n’est pas très élevée (8,22%, 49,4%, 2,l%, 32,2% et 50% respectivement en 1961 selon les seules données disponibles)35 et que par conséquent, la mesure ne favorise pas spécifiquement la bourgeoisie francophone.
La querelle du salaire minimum montra encore un gouvernement en train de jouer à l’arbitre des antagonistes. En juin 1977, le conseil des ministres avait adopté un règlement prévoyant un rajustement du salaire minimum tous les six mois en fonction de la hausse du coût de la vie. Nous avons vu qu’il avait été augmenté à 3,00 $ en décembre 1976; il passa à 3,15 $ le 1er juillet 1977 et à 3,27 $ le 1er janvier 1978. Il aurait dû être augmenté en juillet 1978, mais les protestations des milieux d’affaires, notamment des PME, firent que le gouvernement décréta un gel du salaire minimum à 3,27 $ le 5 juillet l978. Le patronat reçut avec satisfaction la nouvelle, soulignant qu’à ce niveau, le salaire minimum restait le plus élevé en Amérique du Nord. Néanmoins, la pression syndicale fit reculer le gouvernement et quelques jours plus tard, il annonçait la hausse du salaire minimum ã 3,37 $ en octobre 1978 et à 3,47 $ en avril 1979. La mesure favorisait 7,5% des travailleurs québécois.
Sans analyser les politiques forestières et agricoles, où les projets l’emportent sur les réalisations, on peut faire un bref bilan de l’intervention économique du gouvernement péquiste. Les travailleurs ont bénéficié de l’abo1ition de la taxe de vente, de la hausse du salaire minimum et de l’abrogation des mesures anti-inflationnistes. Par contre, ils ont subi le plafonnement des dépenses qui a contribué à hausser le taux de chômage. Les milieux d’affaires (francophones et anglophones) ont bénéficié de la politique « d’achat chez nous », de l’abolition de la taxe de vente sur certains secteurs « mous » et de la politique d’aide à la PME. Par contre, ils payent des salaires minimum plus élevés, des impôts plus lourds sur les hauts revenus, et ils se sont vus arracher plus d’un tiers de l’assurance automobile (secteur où les courtiers et les compagnies d’assurance francophones sont bien implantés). Les coopératives ont reçu des bénéfices pour la distribution des plaques d’immatriculation, obtenu une Société de développement coopératif, un avis favorable ã leur projet de mise sur pied d’un centre de congrès et un appui dans leur lutte contre la loi sur les banques à Ottawa. En retour, elles ont perdu des dizaines de millions de dollars en contrats d’assurance automobile. Le secteur d’État s’est enrichi de la Société nationale de l’amiante, de la Société de l’assurance automobile et de quelques budgets accrus pour la Société de développement industriel, la Société générale de financement et Sidbec. En réponse à ces développements, les milieux syndicaux, sauf la FTQ, restent plutôt hostiles au nouveau gouvernement, les milieux d’affaires l’attaquent violemment; les coopératives quant ã elles connaissent des réactions partagées sans abandonner leur neutralité politique.
Les relations de travail
« En face de la bourgeoisie coalisée s’était constituée une coalition entre petits bourgeois et ouvriers, le prétendu Parti social-démocrate. (…) Le caractère propre de la social-démocratie se résumait en ce qu’elle réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, .non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie ».
K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte
Ce qui caractérise la politique des relations de travail du gouvernement péquiste est la tentative d’humaniser ces rapports, d’atténuer les conflits, d’amener les classes opposées à se comprendre. La première de ces tentatives est indiscutablement le sommet économique de La Malbaie, fin mai 1977. Ce « sommet » n’a laissé aucun résultat positif (ou négatif) et il n’a servi qu’à mettre en évidence les illusions d’harmonie sociale du gouvernement. Ces illusions sont revenues en force lors des grands débats entourant la réforme du Code du travail (projet de loi 45). Le 29 juillet 1977, le nouveau ministre du Travail, Pierre-Marc Johnson, déposait les réformes au Code du travail; elles étaient essentiellement les suivantes :
• Le déclenchement de la grève, l’acceptation ou le rejet d’un projet de convention collective et le retour au travail ne peuvent être décidés par un syndicat qu’à la suite d’un vote pris par scrutin secret.
• La formule Rand est généralisée.
• Les délais pour la déclaration de grève et de lock-out au cours d’une négociation sont stipulés (art. 34 à 36).
• Les employeurs doivent renvoyer les salariés qui auraient participé à des activités (non décrites) contre leur syndicat (art. 38).
• L’emploi de briseurs de grève est interdit entre l’avis de grève et la fin de la grève ou du lock-out (art. 51).
• Le rappel est prioritaire pour les anciens employés (art. 52).
La réaction du Conseil du patronat fut très vive : « Aucune des grandes préoccupations patronales des dernières années n’a été retenue au projet de Loi 5 »36.
La réaction des chambres de commerce du Québec fut plus intelligente. Elle demanda la tenue d’une commission parlementaire pour ã la fois gagner du temps et permettre aux milieux d’affaires ä travers leurs mass-médias de battre le projet37. Par contre, les syndicats appuyèrent la réforme proposée et s’opposèrent à la mise sur pied d’une commission parlementaire38. La stratégie des chambres de commerce fit boule de neige dans les milieux d’affaires et parmi les politiciens et intellectuels proches des compagnies. Tour à tour, le Conseil du patronat, le « Board of Trade », le Centre des dirigeants d’entreprise, tous les partis d’opposition, le Bâtonnier du Québec, la Fédération des écoles catholiques du Québec, un professeur d’université (Gérard Dion de l’Université Laval) et même un curé (Jacques Cousineau, Jésuite) dénoncèrent les dangers du Bill 45 et réclamèrent une commission parlementaire39. Devant l’avalanche de protestations de la bourgeoisie coalisée, Lévesque promettait une « mini-commission » fin août 1977, et ce, contre l’opposition du leader parlementaire Robert Burns.
L’artillerie lourde des milieux d’affaires fit reculer le gouvernement qui déposait fin novembre une série d’amendements restreignant notamment la portée des articles « anti-scabs ». En effet, selon ces nouveaux amendements, les employeurs pourraient embaucher pendant la durée de la grève pour conserver les services essentiels et garantir les investissements. Ces amendements ont fait se retourner la CSN et la C.E.Q. contre le projet de loi; la C.S.D. déclara qu’il serait désormais une « réforme mineure » et la FTQ maintint son approbation. En décembre 1977, sous la pression conjointe des syndicats et du Conseil national du PQ, le gouvernement précisa que sous prétexte d’assurer les services essentiels, les employeurs ne pourraient pas continuer la production. Les derniers amendements n’ont satisfait ni la CSN ni les autres centrales, pas plus que le C.P.Q. et les milieux d’affaires40. La loi adoptée en décembre 1977 entra en vigueur en février 1978. Pour la combattre, le Conseil du patronat invitait alors ses membres ã ne pas embaucher de grévistes. La troisième tentative pour « civiliser » les relations de travail au Québec a eu lieu autour de l’encadrement des négociations dans le secteur public et parapublic. Les Fronts communs de 1972 et 1975 ont convaincu le gouvernement péquiste qu’il fallait agir avec tact dans le secteur public. En effet, ce fut en mettant le frein à la Révolution tranquille, donc à l’expansion du secteur d’État, que la bourgeoisie canadienne-française avait perdu sous Bourassa l’appui de la vaste masse des fonctionnaires et travailleurs de l’État. En même temps, l’arrêt de l’expansion du secteur public avait créé une plus grande autonomie politique des classes subalternes et une plus grande combativité syndicale. En sapant le secteur d’État, le PQ risque à son tour de détruire ses propres bases sociales; c’est pourquoi il s’avance très prudemment sur ces sables mouvants. Le premier pas fut la constitution de la commission Martin-Bouchard qui déposa son rapport en février 1978. Cette commission recommandait au gouvernement de soumettre à la négociation sa politique salariale dans le secteur public et de maintenir le droit de grève des employés de l’État, mais d’en limiter l’exercice dans les services essentiels, notamment dans les hôpitaux. Craignant de nouveaux projets comme le Bill 45, le patronat demanda en avril 1978 l’étude du rapport Martin-Bouchard en commission parlementaire, mais le gouvernement s’y refusa. En échange, il déposa début juin trois projets de loi. Le Bill 50 porte sur les fonctionnaires du gouvernement provincial et il constitue une refonte de la Loi de la fonction publique. Il détermine les matières qui ne sont pas négociables, notamment la classification des emplois. Le Bill 55 laisse aux parties la possibilité de se regrouper pour négocier; ce bill fut peu controversé parce qu’il ne faisait qu’entériner la pratique antérieure. Le Bill 59 visait les syndicats dans le secteur hospitalier. Il déterminait le calendrier des négociations : pour avoir droit de grève, chaque syndicat local devra rendre publics les services essentiels qu’il entend assurer; en cas de désaccord avec la partie patronale sur les services essentiels, la liste syndicale prévaudra. Cependant, le non-respect par la partie syndicale de certains délais quant au dépôt des listes de services essentiels et de certaines restrictions pourrait leur valoir l’ajournement par l’État de leur droit de grève. Ici encore, les centrales syndicales ont vu une manoeuvre pour interdire le droit de grève dans le secteur public. Quant au patronat, il refuse d’accorder aux syndicats la définition des services essentiels. Les uns et les autres pressèrent le gouvernement de revoir le Bill 59.
Le 22 juin 1978, les lois 50 et 59 ont été sanctionnées, mais elles ne le furent pas sans créer plusieurs escarmouches entre patronat, syndicats et gouvernement. En effet, opposés à une refonte de la Loi sur la fonction publique qui leur enlève le droit de négocier la classification des emplois, les fonctionnaires ont débrayé à Québec et à Montréal les 15 et 16 juin. Le gouvernement leur fit savoir que les manifestations n’allaient pas empêcher l’adoption du bill. Quant au projet 59, le Conseil du patronat s’opposait à la définition syndicale des services essentiels et suggérait à cette fin la création d’une Régie permanente des services essentiels où les syndicats seraient minoritaires. Les syndicats se butaient sur la clause destinée ã assurer le « libre accès du public aux hôpitaux ». Comme dans le cas du projet de loi 50, les propositions patronales et syndicales furent rejetées et la Loi adoptée presque dans sa forme originale.
Au moment d’assumer l’administration provinciale, le PQ se retrouvait avec des relations de travail parmi les plus tendues au monde: le Québec était seulement comparable à l’Italie quant aux journées perdues en grève. Pour « discipliner » ces relations-là le PQ abandonne la manière forte, celle des injonctions, des briseurs de grève et de la police, et proposa des « institutions comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie » (Marx, 18 Brumaire). Ce type d’institutions sur le plan industriel se compare à celles instaurées par la Loi 2 sur le financement des partis politiques, adoptée en 1977 et combattue par le patronat, les syndicats et l’opposition41. Quelle est l’essence de cette loi? Elle interdit aux personnes morales (associations patronales, compagnies, syndicats ouvriers, organisations populaires) de financer les partis politiques. Elle fixe aussi un maximum de 3 000 $ par personne comme contribution. « C’est la transformation de la société par la voie démocratique, mais c’est une transformation dans le cadre petit-bourgeois » (Marx, le 18 Brumaire). Désormais, tous les partis devront se financer comme les partis petits-bourgeois.
La politique linguistique et culturelle
Trois événements majeurs linguistiques et culturels du Livre vert sur l’éducation et du Livre blanc sur la culture ont marqué la politique du P.Q : la Loi 101, le (il manque des mots) Jacques-Yvan Morin et le Livre blanc de M. Laurin.
Le dépôt et l’adoption de la Loi 101 sont des exemples remarquables des contradictions insurmontables qui guettent la petite bourgeoisie lorsqu’elle veut s’attaquer toute seule au grand capital sans en appeler aux travailleurs, autrement dit lorsqu’elle conçoit les rapports de force politiques comme des questions purement techniques à être réglées par des experts diplômés. Début avril 1977, Camille Laurin dépose son Livre blanc sur la langue, suivi quelques semaines plus tard du projet de loi no 1. Les réactions ne se firent pas attendre. Les avocats des compagnies, par l’entremise du Barreau du Québec critiquèrent l’unilinguisme français : « Le Barreau du Québec (…) proteste contre les recommandations du Livre blanc relatives à la langue des jugements et des plaidoiries des corporations »42.
Le Conseil du patronat et le Centre des dirigeants d’entreprises ont rapidement rejoint leurs avocats : « Aussi bien le C.P.Q. que le Centre des dirigeants d’entreprises (C.D.E.) devaient faire connaître des réactions très dures ã l’endroit du projet de M. Laurin »43. Les syndicats ouvriers et les avocats indépendants se sont par contre déclarés satisfaits du projet Laurin44. Ils ont immédiatement dénoncé l’attitude du C.P.Q. et du C.D.E. en les traitant de « rois nègres à la solde de leurs patrons anglophones »45. La Chambre de commerce du Québec a contre-attaqué, affirmant que l’économie était plus urgente que le Livre blanc et les débats linguistiques46. De leur côté, les grandes sociétés ont commencé à répandre des rumeurs de déménagement vers des zones linguistiques plus sûres47. Début juin, la bourgeoisie canadienne-française, avocats et conseillers financiers y compris, adressait à MM. Lévesque et Laurin une lettre d’opposition au projet de loi no 1 signée par plusieurs personnes dont les PDG de grandes entreprises48.
La réponse de M. Laurin fut cinglante (et sociologiquement vraie) : « il s’agit d’une déclaration d’hommes souvent identifiés aux fédéraux et au Parti libéral du Québec »49.
Pour sa part, un groupe de 160 professeurs, journalistes, écrivains, etc. (parmi lesquels il n’y avait aucun homme d’affaires) fit connaître le 6 juin une déclaration d’appui à la loi no 1, déclaration qui est parue dans les journaux. Le conflit s’annonçait donc entre les milieux d’affaires d’une part et le gouvernement appuyé par les syndicats et la petite bourgeoisie francophone d’autre part.
Début juillet toutefois, la pression du patronat fit reculer le gouvernement une première fois. Ce dernier retira le projet de loi no 1 et le remplaça par le projet de loi 101 qui, plus généreux pour l’entreprise, ne concédait rien au chapitre de la langue d’enseignement. En août, de nouveaux amendements sur la francisation des sièges sociaux ont réduit l’impact de la loi 101 sur les compagnies. À son adoption le 26 août 1977, la charte avait perdu presque tout son mordant sur le monde économique. La loi se borne à acheminer une partie des immigrants au secteur scolaire francophone. De là la réaction très vive des associations anglophones du monde de l’éducation, dont le P.A.C.T. (Provincial Association of Catholic teachers) dans le sens de désobéir à la loi dès le début du mois de septembre. La seule réaction importante des entreprises fut l’annonce, en janvier 1978, du déménagement de la Sun Life à Toronto. Il faudrait encore voir jusqu’à quel point il ne s’agit là que d’une décision arrêtée depuis longtemps et qui a trouvé une excuse dans la loi 101 et ses prétendus méfaits. Enfin, en juillet 1978, une nouvelle règlementation de la Loi 101 permet à certains sièges sociaux (ceux des compagnies qui font plus de 50 % de leurs affaires hors du Québec, soit toutes les sociétés importantes canadiennes ou étrangères) de continuer d’employer l’anglais dans leur siège. Tout compte fait, ceci signifie l’abolition de la loi pour les compagnies.
Une bonne partie de la première année de gouvernement a été occupée par la bataille linguistique. L’administration péquiste a alors senti le besoin d’arrêter les mesures dans ce secteur-là et de se consacrer davantage aux politiques économiques et sociales. Toutefois, l’activité gouvernementale dans le domaine de l’éducation et de la culture ne s’est pas stoppée complètement. Elle a plutôt pris la forme de Livres consultatifs. Le premier dans ce sens a été le Livre vert sur l’enseignement primaire et secondaire de Jacques-Yvan Morin, publié en octobre 1977. Ce livre contient des propositions en vue d’une vaste consultation d’un an, qui devrait se terminer par une réforme de l’enseignement. Ceux qui s’attendaient à une réforme en profondeur du système scolaire, suivant le programme électoral du PQ, auront été vite déçus. Le Livre vert ne remet en question ni l’enseignement privé ni l’école confessionnelle. Il n’examine ni l’abandon scolaire ni l’échec du professionnel court. Il propose en somme quelques réformes superficielles. Ici se révèle nettement le caractère caricatural de ce que le ministre de l’Éducation avait appelé le « second souffle de la Révolution tranquille » en novembre 1976. Alors que la bourgeoisie francophone avait réussi de 1960 à 1966 à arracher à l’Église le contrôle des universités et des collèges, la petite bourgeoisie qui veut l’imiter s’accommode aisément du statu quo, contre l’avis des militants du Regroupement scolaire progressiste, du PQ Montréal-Centre, etc. qui plaidaient en faveur de la déconfessionnalisation : « Le ministre (Morin) a pour sa part rappelé que l’école confessionnelle correspondait, selon les témoignages qu’il avait recueillis, à une réalité sociale, et ce, pour de nombreux parents »50.
L’explication de l’opportunisme du ministre vient du raz-de-marée confessionnel qui a balayé les élections de commissaires à la Commission des écoles catholiques de Montréal, en juin 1977. Au cours de ces élections, le Mouvement scolaire confessionnel a raflé presque tous les postes et relégué le Rassemblement scolaire progressiste à une délégation presque symbolique. Le ministre tire alors ses conclusions : le Québec est catholique, il faut donc s’en accommoder. Ce qui est contradictoire à l’extrême, c’est l’obligation pour des dizaines de milliers d’immigrants de religion protestante, juive, orthodoxe, bouddhiste ou musulmane (sans compter les athées et agénésiques) d’envoyer leurs enfants à une école catholique suivant la loi 101. Quant au maintien de l’école privée, rappelons que bon nombre des ministres du PQ y envoient leurs enfants, après être eux-mêmes passés par le système privé51.
Le Livre blanc de M. Laurin sur la culture, publié en juin l978, manifeste le même goût du statu quo. Après avoir analysé lucidement la concentration de la presse au Québec, par exemple, il conclut qu’il ne faut pas y toucher : « Il est certain que la multiplication des lois et des règlements de la part de l’État ne serait ni efficace ni légitime. (…) L’État contribuerait lui-même à étouffer la liberté d’expression »52. Il propose alors des mesures superficielles comme l’aide aux médias communautaires, les subventions à la presse régionale et locale, ou la création d’une agence de presse québécoise. Quant au contrôle des « majors » multinationales sur la distribution des films au Québec, le rapport est clair : « Quels films faut-il montrer au Québec? Les décisions sont prises à Los Angeles, à New York et à Toronto »53.
Pourtant, le Livre blanc ne propose aucune solution. Les multinationales du cinéma, tout comme les monopoles locaux de la presse, peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Les propositions concrètes se résument à une coopérative pour la distribution des livres québécois et une autre pour lancer une collection de livres de poche, la création de quelques musées et bibliothèques et d’une société de développement culturel qui pourrait prendre des participations au capital-actions d’entreprises du secteur qu’elle aura créé ou contribué à créer (lequel secteur ne grandira pas du fait qu’on aura créé une société d’État). Il n’y est nullement question de prendre le contrôle des sociétés déjà existantes. La deuxième Révolution tranquille manque de souffle sur le plan culturel aussi.
Ceux qui considèrent le PQ comme un parti social-démocrate pourront difficilement concilier l’inaction de l’administration péquiste avec les nombreuses demandes syndicales pour l’abolition de l’école privée ou pour la déconfessionnalisation de l’école. Ceux qui considèrent le PQ comme un parti de la bourgeoisie francophone s’étonneront que le gouvernement n’intervienne pas pour bousculer les relations de propriété en faveur de cette dernière. En fait, tout ce que le gouvernement a fait sur le plan éducatif, c’est augmenter la clientèle du secteur scolaire francophone de quelques milliers d’élèves. Les enseignants de ce secteur seront sans doute reconnaissants envers leur gouvernement.
Conclusion
Au cours de ses deux premières années, le gouvernement péquiste a abandonné son programme électoral, mais son administration a suivi un chemin qui l’éloigne et des revendications des travailleurs syndiqués et des désirs du patronat. En fait, lors du dépôt de chaque projet de loi, le gouvernement s’est trouvé sous le feu croisé des milieux d’affaires et des unions ouvrières. Le résultat de ces batailles rangées (notamment celles de la réforme de l’assurance automobile, du projet de loi 101 et de la loi 45) a été passablement équidistant des positions des uns et des autres, et assez proche cependant du point de vue de la classe moyenne aisée qui anime et dirige le PQ.
Le Québec sous cette administration sera français (sauf les compagnies) et catholique. Il n’y aura aucun changement important dans les rapports entre les classes. Aucune compagnie étrangère (sauf peut-être Asbestos Corporation) ne sera nationalisée. La dépendance technologique, commerciale, financière et culturelle du Québec ne sera pas changée pour ne pas trop déranger la digestion du capital. Ceci, incidemment, a fait que certains confondent le PQ avec le Parti libéral du Québec, la classe moyenne avec la bourgeoisie.
Néanmoins, on peut s’attendre à ce que la classe capitaliste canadienne, anglophone et francophone, attaque ce gouvernement et cherche à le défaire aux prochaines élections. Le ministre délégué à l’Environnement du Québec, Marcel Léger l’a lui-même reconnu :
Le ministre délégué à l’Environnement n’est guère plus confiant face au monde des affaires et des milieux financiers, aussi bien anglophones que francophones. Cette minorité possédante, dit-il, banques, compagnies de finance, compagnies d’assurance, conseils du patronat, chambres de commerce, compagnies importantes ainsi que les francophones du monde des affaires qui gravitent autour des centres de décision s’opposent en général à un transfert de pouvoir du fédéral au Québec, car ils craignent leur perte de pouvoir actuel54.
La raison de cette mésentente fondamentale entre le PQ et les milieux d’affaires francophones est l’indépendance financière et sociale de ce parti vis-à-vis le patronat. Ce n’est pas par un manque de conscience de classe que les milieux financiers sont contre le PQ et qu’ils se font traiter en retour de « rois nègres », « vendus », « inféodés » (Laurin) ou « maîtres chanteurs » (Payette). C’est parce qu’ils appartiennent à une autre classe que celle représentée par le PQ parce que les intérêts des uns et des autres ne sont pas les mêmes et parce que la classe dominante aime – lorsque c’est possible – gouverner sans intermédiaire. Les travailleurs auraient tort de considérer le PQ comme leur parti. Les quelques syndicalistes et conseillers juridiques des centrales qui y participent ne jouent dans le gouvernement péquiste qu’un rôle secondaire. De toute l’aile gauche du PQ, seul Robert Burns a dirigé un ministère, mais un ayant comme but de moraliser la vie politique du Québec, pas de défendre les intérêts des travailleurs comme tels. La véritable fonction des syndicalistes dans le PQ est d’articuler, dans une structure inégale de représentation et d’une façon subordonnée, les intérêts des travailleurs dans la coalition petite bourgeoise/ classe ouvrière. Les travailleurs n’ont que peu à gagner dans cette intégration subordonnée au pouvoir. En fait, jusqu’ici, leurs revendications spécifiques ont été presque complètement laissées de côté : 10 % des travailleurs sont présentement en chômage et un tiers de la population du Québec se trouve en dessous du seuil officiel de pauvreté. La profonde dépendance du Québec vis-à-vis les États-Unis est passée sous silence (le premier ministre provincial va périodiquement y faire des « rapports d’étape »); l’emprise des multinationales sur la province n’est pas diminuée d’un iota. « Une chose à la fois », nous crient les porte-paroles du gouvernement. « Faisons d’abord l’indépendance et ensuite, nous reprendrons notre programme électoral ». Mais qui nous dit que l’indépendance (qui glisse vers la « souveraineté-association », puis la « véritable confédération ») ne sera pas, elle aussi, ajournée sine die? Et quelle forme prendra-t-elle lorsqu’enfin nous aurons le loisir de connaître les projets gouvernementaux ? Seule classe sans organisation politique propre, et par conséquent sans autonomie politique, la classe ouvrière québécoise est aujourd’hui désarmée dans les luttes pour le pouvoir. Elle aurait tort de voir dans l’étiquette « sociale-démocrate » du PQ autre chose qu’un leurre électoral.
1 Cahier du socialisme, no 2, automne 1978
2 François Cyr et Francine Sénécal, « Les politiques sociales du PQ : un bilan critique », dans (Sous la direction de) Pierre Fournier, Capitalisme et politique au Québec, Montréal, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, page 158.
3 « Le gouvernement et le programme du P.Q. Lévesque se dit lié par l’esprit et non la lettre », dans Le Devoir, le 22 mars 1977, p. 1. « Contrarié par les décisions du Congrès, Lévesque affirmé : « Le gouvernement n’est pas lié par le P.Q. »», dans Le Devoir, le 30 mai 1977, p.1.
4 R. Lévesque dans Business Week, le 20 décembre 1976, New York, pp. 38-39.D. Latouche: « Le P.Q. à la recherche du pouvoir », dans R. Pelletier (compilateur), Partis Politiques au Québec, Hurtuhise HMH, Montréal, 1976, p. 119.
5 Jean-Marc Piotte : « Un avenir incertain », dans J.-F.Léonard (compilateur), La chance au coureur, Nouvelle Optique, Montréal, 1978, pp. 230-243.
6 Gilles Bourque: « Le Parti Québécois dans les rapports de classes », dans Politique Aujourd’hui, No 7-8, 1978, p. 90.
7 Pierre Fournier: « Projet national et affrontement des bourgeoisies québécoise et canadienne » , dans J.-F. Léonard (compilateur), La chance au coureur, op. cit., p. 49.
8 C.-R. Laliberté: « Critique du nationalisme populiste », dans J.-F. Leonard (compilateur), La chance au coureur, op.cit., pp. 82-92.
9 Sur le financement des partis bourgeois, voir notamment Ch. Yanaga: Big Business in Japanese Politics, Yale, New Haven, 1968. G.W. Domhoff: Who Rules America, Prentice Hall, New Jersey, 1967.K. Paltiel : Political Parties Financing in Canada, McGraw-Hill, Toronto, 1970.
10 J. Niosi : « La nouvelle bourgeoisie canadienne-français »e, dans Cahier du socialisme no 1, Montréal, 1978, pp. 5 -50
11 Le Devoir, 4 juin 1977, p. 5.
12 A Raynault : La propriété des entreprises au Québec, P.U.M., Montréal, 1974. Sales : « la différenciation nationale et ethnique de la bourgeoisie industrielle au Québec », dans P. Lamy et D. Juteau (éditeurs

Madeleine Albright était une tueuse

Madeleine Albright, décédée mercredi à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a été la première femme secrétaire d’État américaine. Mais les innombrables gros titres vantant ce fait risquent de réduire ses réalisations au sexe. Ce n’est pas juste : elle était bien plus qu’une pionnière.
Albright était une goule impériale, aussi impitoyable dans sa poursuite de la domination mondiale américaine que n’importe quel homme. Elle a joué un rôle central dans l’élaboration d’une politique post-guerre froide qui a semé la dévastation sur plusieurs continents. Sa biographie était poignante : sa famille a fui la persécution nazie lorsqu’elle était enfant, et vingt-six de ses proches, dont trois grands-parents, ont été assassinés pendant l’Holocauste. C’est une histoire traumatisante, mais rassurez-vous : elle a présidé à beaucoup de traumatismes et de mort pour les autres en retour.
De 1993 à 1997, Albright a été ambassadeur des Nations Unies. À ce titre, elle a présidé les sanctions brutales contre l’Irak après la guerre du Golfe, dans le but de maximiser la misère des Irakiens afin d’encourager le renversement de Saddam Hussein. Dans une interview de 1996 avec Lesley Stahl de 60 Minutes , Albright semblait suggérer que la mort des enfants des autres n’était qu’un coût de l’empire. « Nous avons entendu dire qu’un demi-million d’enfants sont morts. Je veux dire, c’est plus d’enfants que de morts à Hiroshima », a déclaré Stahl. “Et vous savez, est-ce que le prix en vaut la peine?” Albright a répondu: “Je pense que c’est un choix très difficile, mais le prix, nous pensons, le prix en vaut la peine.”
Bien que les estimations de mortalité auxquelles Stahl faisait référence aient par la suite été remises en question par des chercheurs, Albright a clairement indiqué qu’elle était tout à fait prête à infliger la mort à cette échelle. Il est difficile d’imaginer la mort de plus d’un demi-million d’enfants et la misère réfractaire, pour tant de familles, contenues dans cette seule statistique. Pourtant, c’était un « prix » qu’Albright était prêt à imposer aux citoyens ordinaires de ce pays pauvre, où les sanctions privaient les Irakiens de médicaments, d’eau potable et d’infrastructures essentielles.
La doctrine Powell – c’est-à-dire la vision de la politique étrangère de l’après-guerre froide avancée par le président des chefs d’état-major interarmées de Clinton, Colin Powell (également récemment loué ici et non gentiment) – était que les États-Unis devraient limiter leurs interventions militaires à des situations dans où ses propres intérêts nationaux sont menacés. Albright n’était pas d’accord et ils se sont affrontés sur ce que devrait être le rôle des États-Unis dans des crises comme la Bosnie. Powell a écrit dans ses mémoires qu’il « a failli avoir un anévrisme » lorsqu’elle lui a demandé : « Quel est l’intérêt d’avoir cette superbe armée dont nous parlons toujours si nous ne pouvons pas l’utiliser ?
En tant qu’ambassadrice de l’ONU, Albright a chassé le secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, du pouvoir après une campagne acharnée, un triste épisode qui éclaire sa vision de l’ordre mondial fin de siècle. Boutros-Ghali, dont le mandat était soutenu par tous les pays autres que les États-Unis, a par la suite attribué son éviction à la publication d’un rapport des Nations unies soutenant qu’une attaque israélienne contre un camp de réfugiés au Liban, qui a tué cent personnes, était délibérée et non une erreur, contrairement aux affirmations du gouvernement israélien. Les responsables américains ont démenti que c’était la raison, citant à la place des différends sur le Rwanda, la Croatie et la Bosnie. Il a froissé quelques plumes de la classe dirigeante occidentale en qualifiant la Bosnie de « guerre des riches ». De même, Boutros-Ghali, un architecte des accords de Camp David, considérait la campagne d’Albright contre lui comme une complaisance raciste ou xénophobe envers les républicains anti-ONU (Bob Dole, par exemple, s’était mis à se moquer du nom du secrétaire général égyptien : « Booootros Booootros » ou « Boo Boo »), qui ont été particulièrement animés après la mort de quinze soldats américains dans un raid bâclé de maintien de la paix de l’ONU en Somalie. Entre autres moyens de chasser le secrétaire général du pouvoir, Albright a faussement accusé Boutros-Ghali de corruption. Écrivant dans Le Monde Diplomatique à l’époque, Eric Rouleau a suggéré que, Eric Rouleau a suggéré la vraie raison de la vendetta d’Albright contre son collègue populaire :
La chute du mur de Berlin avait permis aux États-Unis de mener la guerre du Golfe presque à leur guise et cela suggérait un modèle pour l’avenir : l’ONU propose, à l’initiative de Washington et les États-Unis disposent. Mais M. Boutros-Ghali ne partageait pas cette vision de la fin de la guerre froide.
De 1997 à 2001, Albright a été secrétaire d’État, sous le président Bill Clinton. Dans ce rôle révolutionnaire très célèbre, elle a continué d’infliger des souffrances inimaginables aux Irakiens. Le sous-secrétaire général de l’ONU, Denis Halliday, a démissionné de son poste en 1999 afin de dénoncer les sanctions ; les États-Unis “tuaient sciemment des milliers d’Irakiens chaque mois”, avait- il déclaré à l’époque, une politique qu’il qualifiait de “génocide”. Bien que de nombreux Américains aient été choqués lorsque l’administration George W. Bush a envahi l’Irak, la réalité est que lorsque Bush est arrivé au pouvoir, les États-Unis bombardaient déjà l’Irak, en moyenne, environ trois fois par semaine. C’est notre fille ! Aussi belliciste qu’un homme.
Albright a également encouragé l’expansion de l’OTAN dans les anciens pays soviétiques d’Europe de l’Est, une trajectoire imprudente dont de nombreux diplomates de haut rang ont averti au fil des ans qu’elle contrarierait inévitablement la Russie. Cette politique a contribué de manière significative au terrifiant conflit nucléaire auquel nous sommes actuellement confrontés, ainsi qu’au terrible massacre de civils ukrainiens ( au moins 977 pour certains, en date d’hier, et le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme estime que le nombre réel est beaucoup plus élevé).
Albright n’a jamais pris sa retraite, une distinction que ses fans verront sans aucun doute comme un rejet de l’âgisme. Mais cela aurait été bien mieux pour tout le monde si elle avait pris un peu de temps pour profiter de ses considérables réalisations. Sa société de conseil a aidé Pfizer à éviter de partager sa propriété internationale, même si cela sauverait des vies dans le monde entier pendant la pandémie actuelle de COVID-19. Les brevets sur les vaccins restent une cause majeure d’apartheid vaccinal mondial et de mortalité massive. Mais il est peu probable que cela l’ait troublée sur son lit de mort : la mort de pauvres gens de couleur qui ne sont pas américains a toujours « valu le prix » pour Albright.
Lors de la primaire présidentielle de 2016, elle a dit des femmes (comme cette écrivaine) qui n’ont pas soutenu la candidature d’Hillary Clinton : « Il y a une place spéciale en enfer pour les femmes qui ne s’entraident pas. Plus tard, elle s’est excusée pour le commentaire dans une colonne d’opinion du New York Times, donc je ne veux pas être mesquin à ce sujet. Après tout, le peuple irakien n’a jamais obtenu d’excuses de sa part. Mais en examinant les preuves ci-dessus, il était imprudent de la part d’Albright d’envoyer d’autres femmes dans ce fameux enfer.
Presque certainement, il y a déjà une réservation à son nom dans ce lieu chaud et branché. Peut-être qu’elle y obtiendra enfin la reconnaissance qu’elle mérite, en tant que vedette parmi les bellicistes impériaux meurtriers de tout sexe.
Traduction NCS via Deepl












