Nouveaux Cahiers du socialisme

Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

Marx dans l’Anthropocène. Vers l’idée du communisme de décroissance

5 juin 2023, par Rédaction

Je viens de terminer la lecture passionnante du livre dernier livre de Kohei Saito, Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism (2023). Selon moi, c’est l’un des meilleurs ouvrages publiés sur Marx dans les dernières années. En suivant les travaux qui ont mis en lumière les réflexions écologiques de Marx, notamment à travers son concept de “rupture métabolique”, Saito soutient une thèse intéressante et assez originale: vers la fin de sa vie, Marx aurait abandonné sa vision productiviste, eurocentrique et prométhéenne du monde, au profit de l’idée d’un “communisme décroissant”, c’est-à-dire d’une société postcapitaliste basée sur la richesse des “communs” et un meilleur équilibre entre l’humain et la nature.

“Sa dernière vision du post-capitalisme dans les années 1880 allait au-delà de l’écosocialisme, et peut être caractérisée de manière plus adéquate comme le communisme de décroissance. Cette idée jusqu’alors inconnue du communisme de décroissance apporte des idées utiles pour transcender le “réalisme capitaliste” persistant. Bien que les approches radicales suscitent aujourd’hui un intérêt croissant, il ne suffit pas de développer une critique écosocialiste du capitalisme contemporain. Ce n’est qu’en revenant aux textes de Marx qu’il est possible d’offrir une vision positive d’une société future pour l’Anthropocène. Une telle transformation radicale doit être le nouveau départ de l’histoire comme l’âge du communisme de la décroissance.” (Saito, 2013, p. 6)

Après la publication du premier tome du Capital, Saito considère qu’il y aurait une seconde “coupure épistémologique” dans l’oeuvre de Marx autour de 1868, laquelle se manifeste par l’abandon de certaines thèses évolutionnistes associées au matérialisme historique, un vif intérêt pour l’étude des sociétés non-occidentales et des sciences naturelles (géologie, botanique, agronomie, etc.), une critique plus marquée de l’État, ainsi qu’une analyse minutieuse des communes rurales russes. Saito mobilise des écrits inédits de Marx publiés récemment dans les éditions MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe), ainsi que ses correspondances avec Engels et Vera Zasulich.

Ce livre de Saito permet ainsi un rapprochement entre les perspectives de la décroissance et de l’écosocialisme qui demeurent encore sous tension depuis une dizaine d’années. On voit certes plusieurs thèses modernistes, eurocentriques et pro-technologie dans l’oeuvre de Marx, notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1848) et dans les Grundrisse (1857-58); mais Marx aurait progressivement remis en question le “caractère destructeur” des “forces productives” et questionné plus fondamentalement sa vision du monde dans les quinze dernières années de sa vie. Saito réussit à démontrer que les interprétations productivistes et “modernistes” de Marx sont surtout dues à l’héritage de Engels qui aurait contribué à orienter la lecture de Marx suite à sa mort.

“Néanmoins, la raison du succès d’Engels est largement due à sa “simplification” de la théorie de Marx, en plus de ses propres analyses pointues des événements sociaux et politiques concrets. Engels a reconnu que l’ampleur du projet de Marx dépassait largement les intérêts à courte vue de la classe ouvrière, ce qui rendrait difficile une large réception de la théorie de Marx parmi les travailleurs. L’essence de l’effort théorique d’Engels n’est donc pas une simple “déformation” de la théorie de Marx basée sur une compréhension insuffisante, mais plutôt une “reconstruction” intentionnelle de ses éléments clés d’une manière qui soit ajustable et compatible avec les mouvements socialistes et ouvriers de son époque. Pour Engels, le “marxisme” constituait une orientation intellectuelle globale pour la classe ouvrière, une contre-idéologie par rapport à la principale idéologie capitaliste de la modernisation. Dans cette tentative, cependant, Engels a fini par accorder trop d’importance à certains aspects de la théorie de Marx, tels que le “rationalisme”, le “positivisme”, la “vision progressiste de l’histoire”, le “productivisme” et l'”eurocentrisme”. […]

C’est en ce sens que l’intervention théorique d’Engels – plus ou moins légitimement – a été considérée comme responsable de la dogmatisation politique du “marxisme” ainsi que de la “déformation” de la théorie de Marx. Bien qu’Engels partage de nombreux points de vue avec Marx, il existe des différences théoriques entre eux. Cela n’est pas surprenant, car il s’agissait après tout de deux personnes différentes. Le projet philosophique d’Engels n’était pas tout à fait compatible avec les derniers efforts théoriques de Marx. C’est pourquoi la distinction entre Marx et Engels est une condition indispensable pour aller au-delà du Capital.” (Saito, 2023, p. 247-248)

Dans ce livre très riche, clair et précis de Kohei Saito, on redécouvre le caractère évolutif, créatif et hésitant de la pensée de Marx, tout en la mettant en dialogue avec des thèses de Georg Lukács (sur le métabolisme humain/nature) et des idées de Rosa Luxemburg, ainsi que les débats contemporains entre marxistes et écosocialistes (John Bellamy Foster, Jason Moore, Andreas Malm, Aaron Bastani, etc.). Saito parvient à montrer qu’il existe deux grandes tendances au sein du marxisme contemporain: 1) un courant accélérationniste et éco-moderniste, inspirée de la lecture d’Engels, qui adopte une vision productiviste et eurocentrique du monde; 2) un courant décroissanciste, issu du Marx tardif, qui résonne davantage avec d’autres courants contemporains proches des pensées écologistes, libertaires et décoloniales.

Par ailleurs, il est intéressant de croiser les analyses de Saito avec les positions communalistes de Marx vers la fin de sa vie: un rejet de plus en plus fort de l’État, la description de la Commune de Paris comme “la forme enfin trouvée de l’émancipation”, son intérêt pour les communes rurales russes, etc. La pensée de Marx aurait ainsi vécu une métamorphose simultanée à trois niveaux: rejet de la lecture moderniste/eurocentrique du monde, souci pour les enjeux liés au métabolisme humain/nature, vif intérêt pour les sociétés non-occidentales qui parviennent à articuler égalité, satisfaction des besoins et durabilité. Saito parvient à montrer que ce basculement théorique de Marx se produit autour de 1968 suite à la lecture croisée de différents auteurs:

“Il n’est pas déraisonnable de soupçonner que les transformations théoriques de Marx concernant le prométhéisme et l’ethnocentrisme se sont produites en même temps. Ce double changement est le reflet de la rupture de Marx avec le matérialisme historique. Il faut rappeler que dans la même lettre de mars 1868, où Marx trouve une “tendance socialiste” dans l’œuvre de Fraas, il trouve aussi la même tendance socialiste dans l’œuvre de Maurer. À cette époque, il lit simultanément l’étude écologique de Fraas et l’analyse historique des communes teutonnes de Maurer. Ces deux thèmes de recherche – les sciences naturelles et les sociétés précapitalistes/non occidentales – sont étroitement liés chez Marx à la fin de sa vie.

Marx s’intéressait aux communes teutoniques et à leur durabilité, et il a commencé à consacrer plus de temps à l’étude de diverses sociétés non occidentales et pré-capitalistes, en se concentrant particulièrement sur l’agriculture non capitaliste et les systèmes de propriété foncière. Après 1868, Marx a lu des ouvrages sur la Rome antique, l’Inde, l’Algérie, l’Amérique latine, les Iroquois en Amérique du Nord et les communes agraires russes. Le changement de son point de vue est clairement documenté, en particulier en ce qui concerne la Russie.” (Saito, 2023, p. 1986).

Bref, le dernier livre de Kohei Saito représente un ouvrage incontournable pour toute personne qui s’intéresse à l’oeuvre de Marx, à la décroissance, ou à un mélange des deux. Ce jeune professeur japonais de 36 ans a vendu plus de 500 000 exemplaires du livre au Japon durant la pandémie, et ce succès est sans doute dû à la qualité de ses analyses, sa précision philologique, et la pertinence du propos à l’ère de la crise climatique.

Note de lecture par Jonathan Durand Folco, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul.


Marx in the Anthropocene

Towards the Idea of Degrowth Communism

Kohei Saito, Université de Tokyo

Pierre Beaudet, intellectuel organique et frontalier

4 juin 2023, par Rédaction

Ce court article aborde la contribution intellectuelle et politique de Pierre Beaudet à partir de deux catégories d’analyse, celle de l’intellectuel organique et celle de l’épistème frontalier. L’article se base sur deux sources : d’abord sur les livres publiés par Pierre au cours des 20 dernières années, puis sur les dialogues que nous avons entretenus régulièrement au cours des quatre dernières années sur des questions d’actualité et d’organisation, principalement celles liées à la réalité politique de l’Amérique latine et aux bouleversements sociaux qui s’y sont produits au fil des ans.

Situer l’œuvre de Pierre Beaudet est une tâche complexe; son œuvre n’est pas stricto sensu un travail universitaire ou théorique, mais plutôt une élaboration constante de projets d’organisation politique et sociale alimentée par une analyse critique constante de la conjoncture politique à l’échelle internationale et au Québec. Son action politique s’est construite sur son militantisme et sur le cadre interprétatif déterminant de son analyse de la réalité, le marxisme. Son militantisme était lié à une lutte incessante contre les inégalités et le colonialisme, tandis que son cadre interprétatif était fondé sur un marxisme critique. Ainsi, nous ne pouvons pas nous référer à sa contribution intellectuelle sans mentionner le travail d’organisation soutenu et méthodique qu’il effectuait et sa capacité à doter ses projets d’une visée d’émancipation sociale basée sur la participation de multiples acteurs ayant des horizons et des objectifs différents. C’est le cas d’Alternatives, des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) et de la Grande Transition, entre autres, des organisations et initiatives qu’il a cofondées et pilotées. Il m’a dit un jour : « Pierre Beaudet est une machine à projets. Cela a été mon travail et ma vie » et je crois que c’est là, dans cette faculté de conception pratique et de planification de l’action sociale et politique, que résident son apport et sa contribution originale au Québec et à sa réalité historique et temporelle.

Sa contribution intellectuelle et politique repose donc sur son caractère d’intellectuel organique, comme il s’appelait lui-même[1]. La définition de l’intellectuel organique dans un sens gramscien réfère non seulement à la capacité de réflexion critique ou théorique des intellectuel·le·s, mais surtout à leur capacité d’organisation. Pour Gramsci : « Par intellectuels, il faut entendre non seulement les couches communément désignées par ce nom, mais en général toute la masse sociale qui exerce des fonctions d’organisation au sens large, aussi bien dans le domaine de la production que dans celui de la culture et dans le domaine politico-administratif[2] ». L’intellectualité de Pierre avait une portée pragmatique, guidée par la construction collective de petits espaces d’émancipation et de réflexion politique. C’est ce qui ressort de son livre On a raison de se révolter (2008) dans lequel il décrit le paysage intellectuel et politique de la gauche des années 1970 au Québec et les débats de gauche qui naviguaient, dans son environnement immédiat, entre la vision technico-administrative associée au Parti communiste dont il était critique et les apports des marxismes critiques, notamment, dans le cas de Pierre, le marxisme critique italien de l’après-guerre. Pour Beaudet, la question de l’organisation était clairement une question politique :

La révolution ne sera pas apportée « aux uns » (les ouvriers) par d’« autres » (les intellectuels) mais découlera d’une transformation mutuelle. Cette jonction avec les masses n’implique pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs, mais aussi une prolétarisation des intellectuels progressistes qui adoptent un style de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[3].

Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle[4].

La deuxième catégorie qui peut concourir à la compréhension de la contribution intellectuelle et politique de Pierre au Québec, selon ma compréhension, est celle de l’intellectuel frontalier. Il s’agit d’une catégorie développée dans le cadre du tournant décolonial qui nous permet de comprendre la frontière comme un élément fondamental pour la critique de la colonialité. J’évoque cette catégorie parce qu’elle permet d’expliquer la capacité de Pierre à traduire pour le public québécois ce qui se passait à l’échelle internationale. L’intellectuel frontalier va au-delà de la simple traduction de la conjoncture internationale; cela inclut également la capacité de comprendre, depuis la frontière, les effets coloniaux sur le développement. Ainsi, cette notion renvoie à la manière dont l’expansion coloniale a généré et continue de générer un troisième espace de possibilité émancipatrice qui n’est ni celui de la modernité européenne ni celui des cultures qui lui sont soumises[5]. Durant la période historique de la vie de Pierre, le débat sur le colonialisme et ses effets sur le Québec a été particulièrement intense. Sa critique contre le colonialisme est profondément liée au débat local auquel il a participé, aux effets coloniaux sur la nation québécoise et sa position dans le système mondial. Pierre par le biais du Journal des Alternatives a construit une intellectualité frontalière au Québec en dénonçant, entre autres, le colonialisme, l’apartheid et la situation palestinienne, ce qui a permis de lier les débats internationaux sur l’impérialisme et le colonialisme des puissances et le débat local sur le nationalisme et la souveraineté au Québec. Ses efforts pour créer une coopération internationale basée sur un dialogue Sud-Sud entre les intellectuel·le·s frontaliers d’Afrique du Sud, de Palestine, du Brésil et du monde en développement ont alimenté le débat sur la question nationale au Québec et ont contribué aux débats internationalistes sur la nécessité de l’altermondialisme. Ainsi, l’espace politique le plus important de cette discussion sur les possibilités d’émancipation a été sans doute la création du Forum social mondial (FSM) et sa diffusion au Québec. Le FSM a proposé et réalisé un espace d’échanges et d’émancipation. Dans ce sens, nous pourrions penser le FSM, dans la foulée de la pensée de Dussel, comme un espace d’intellectualité de frontière, un espace favorisant un dialogue interculturel entre intellectuel·le·s critiques du Sud, plutôt que de passer par le dialogue Sud-Nord[6]. Un tel dialogue est préférable parce que les acteurs du Sud ont une connaissance de leur propre culture et de la culture moderne.

Ainsi, Pierre a accompli la fonction de passeur, de traducteur et de vulgarisateur de l’état du monde pour le public québécois de sa génération, mais aussi d’autres générations dont celle des jeunes. Il était en mesure d’expliquer dans un récit clair et cohérent ce qui se passait ailleurs en illustrant la complexité des corrélations des forces géopolitiques, en dénonçant les nouvelles formes du colonialisme et de l’impérialisme des puissances et en dotant son analyse de conjoncture d’un contenu politique en lien avec ce marxisme et ce nationalisme « non identitaire » avec lesquels il s’identifiait. Ses livres témoignent de cet exercice de vulgarisation et d’analyse : Maintenant que nous sommes libres. Entretiens sur l’Afrique du Sud post-apartheid (Paris, L’Harmattan, 1996); Un jour à Luanda. Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales (Montréal, Varia, 2018); et l’édition québécoise du livre Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale[7] où les textes ont été réunis par Pierre.

En plus de ces publications, Pierre a écrit et édité plusieurs ouvrages et essais critiques sur la coopération internationale, notamment le livre Qui aide qui ? Une brève histoire de la solidarité internationale au Québec (Montréal, Boréal, 2009) dans lequel il présente une histoire critique de la coopération internationale au Québec, ses origines historiques et sociales ancrées dans la pratique sociale de la solidarité des Québécois et Québécoises et l’internationalisme de gauche. À travers son militantisme international et local, Pierre a tissé et entretenu une multitude de relations au fil du temps. Il a développé des réseaux et des échanges permanents dans le monde entier. Comme bâtisseur et facilitateur de dialogue entre le Québec et les intellectuel·le·s du Sud, il était particulièrement attentif à la situation en Afrique du Sud et en Palestine, deux pays où il a développé et maintenu des complicités politiques et militantes durant plus d’une quarantaine d’années. Mais la situation politique en Amérique latine et, en particulier, l’état et l’évolution des gouvernements de gauche dans la région l’intéressaient vivement. Il s’est enthousiasmé pour la vague rose du début du XXIe siècle et ses liens avec les débuts de l’altermondialisation. Il a aussi vu avec enthousiasme l’émergence de nouvelles formes d’organisation administrative et politique fondées sur la démocratie municipale, comme le budget participatif.

Dialogues sur l’Amérique latine

Pierre connaissait bien l’Amérique latine et m’invitait constamment à débattre avec lui de la situation dans la région et à écrire des analyses dans les Nouveaux Cahiers du socialisme et sur le site Plateforme altermondialiste. Il a été surpris et attiré par le développement théorique des nouveaux courants de gauche et marxistes dans la région, et a porté une attention particulière au monde autochtone, notamment en Bolivie et aux possibilités du MAS, le Mouvement pour le socialisme[8]. Evo Morales a tenté de réconcilier politiquement le monde indigène par la construction d’un État basé sur la « plurinationalité » dans un contexte marqué par des contradictions majeures avec le monde métis. Pierre connaissait le marxisme de José Carlos Mariátegui et avait lu Álvaro García Linera[9] avec attention ; il avait traduit, publié et postfacé le livre déjà cité contenant des essais de ces auteurs en français, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale. Pierre s’est constamment interrogé sur les relations entre les mondes aymara et quechua et le monde métis et a soulevé des questions sur la manière dont le MAS a coopté et supplanté les mouvements sociaux en Bolivie et, en général, sur la manière dont les caudillismes et les populismes latino-américains affectent la réalisation de changements sociaux significatifs à long terme. Dans ce sens, il était très critique à l’égard de l’idée de Laclau[10] selon laquelle le populisme serait un moyen légitime de créer un lien avec le peuple et de son utilisation comme une forme de construction contre-hégémonique du pouvoir. Ses critiques étaient fondamentalement liées à la manière dont le concept de prolétariat est substitué à celui de peuple dans la thèse de Laclau. Pierre considérait la notion de peuple comme une notion artificielle qui rend impossible la concrétisation de l’émancipation du prolétariat et la lutte contre le capitalisme. Il a aussi réprouvé, toujours en privé pour ne pas froisser certains de ses amis, la dérive autoritaire des gouvernements du Venezuela et du Nicaragua. Il considérait que cette dérive représentait un problème de taille pour la consolidation de la gauche régionale.

Ces dernières années, nous avons assisté dans le monde entier à des débordements sociaux comme une forme de protestation massive et virale contre la mondialisation néolibérale et le renforcement progressif et systématique de l’exclusion de grandes masses de la population. Pierre et moi avons discuté pendant de nombreuses heures de la nature et des implications de ces débordements sociaux, en particulier ceux du Chili en 2019 et de la Colombie en 2021, de leurs effets sur la géopolitique régionale. Pierre connaissait bien les détails de l’histoire de la Colombie et du Chili, il avait suivi de près ce qui s’y était passé lors des manifestations de 2011 au Chili et il établissait constamment des liens avec ce qui était arrivé au Québec lors du Printemps érable en 2012. Bien que nous ayons de nombreuses différences dans notre appréciation des explosions sociales, il a appuyé généreusement mes missions sur le terrain et les initiatives que j’ai développées pour comparer ce qui se passait dans les deux pays. Pour lui, l’émergence des protestations massives était comparable dans son origine et ses dimensions à celles de Mai 1968. De manière générale, il considérait les débordements comme la manifestation du mécontentement d’une jeunesse à la recherche d’un cadre idéologique et politique de transformation sociale sans pour autant que cette jeunesse prenne en considération les expériences historiques révolutionnaires antérieures telles que la révolution russe.

Pierre était nostalgique de la capacité de transformation politique concrète qui conférait aux mouvements politiques le cadre de l’interprétation marxiste dans une période révolutionnaire comme celle qu’il observait dans ces mobilisations sociales. En ce sens, il lui apparaissait que le potentiel transformateur d’un moment révolutionnaire, comme celui de Mai 68, risquait de se diluer dans une série de slogans incapables de bâtir de nouvelles relations sociales et institutions politiques. Pourtant, il se montrait très optimiste quant à l’appel à une assemblée constituante au Chili et au gouvernement de Gabriel Boric[11], qui représentait une nouvelle gauche latino-américaine au contenu rattaché à l’environnementalisme et au féminisme. Je pense qu’il aurait été très heureux de voir comment en Colombie, après la mobilisation sociale de 2019, pour la première fois dans l’histoire récente du pays, un parti de gauche a remporté, en juin 2022, les élections en reprenant les revendications structurelles qui avaient été formulées lors des manifestations de 2019 et en dialoguant avec une jeunesse militante autour de nouveaux contenus politiques : la démocratie territoriale, la lutte contre l’exclusion, le démantèlement du patriarcat et du racisme. Dans son livre On a raison de se révolter sur les années 1970 au Québec, il s’est penché sur ce qu’il a lui-même vécu pendant cette période d’effervescence et sur sa capacité de transformation sociale, il me semble que le même raisonnement pourrait s’appliquer à ce moment intense de mobilisation politique des jeunes que nous vivons présentement.

Car, en dépit des épreuves, il subsiste cette intuition que les années 1970, loin d’avoir représenté une dérive, ont été un formidable laboratoire. Une formidable école. Un incubateur. Un choc salutaire pour secouer l’effroyable inertie du statu quo. Nous avons appris. Nous avons créé des dynamiques qui ont été porteuses. Nous avons continué de vivre cette aspiration à travers des millions de projets qui ne cessent de proliférer depuis. Regardez le « Sommet des peuples des Amériques ». Regardez la grande « Marche des femmes contre la pauvreté et la violence ». Regardez tout cela et plus encore très attentivement. Vous y retrouverez plein de visages de l’époque, ceux dont il est question dans cet essai. Et tous ces jeunes, aujourd’hui, qui veulent s’investir dans un projet de transformation globale[12].

Épilogue

Pierre a toujours pratiqué l’optimisme de la volonté qu’il avait lu chez Gramsci. Je crois que cet optimisme était une forme persistante et consciente de son exercice d’analyse à long terme, de cette partie d’échecs permanente visant à créer des situations et à développer des projets qu’il avait toujours en tête. Il misait sur la patience stratégique, reconnaissait que l’histoire ne se jouait pas en un seul instant et comprenait que tout projet d’émancipation et de lutte impliquait des concessions, des alliances, un dialogue, une bonne dose de réalisme et de patience dans l’attente du bon moment. Pierre parlait toujours de la nécessité de construire un point de rencontre, une scène pour les mouvements sociaux dont les organisations n’étaient que les scénaristes. C’était un homme qui croyait que d’autres mondes étaient possibles et il a consacré sa vie à essayer de les transformer avec réalisme et pragmatisme et avec ses projets. Notre engagement envers son héritage nous invite à poursuivre dans la création des ponts et des convergences entre les organisations, tout en construisant de nouveaux récits inspirés de l’internationalisme, de la reconnaissance d’autrui et de l’action collective des mouvements sociaux. Nous devons continuer à tisser des collaborations pour que la transformation soit possible.

Nous nous souviendrons de Pierre, et je pense ici à toutes et tous ces ami·e·s venus d’ailleurs comme moi, à qui il demandait avec insistance ce qui se passe en Colombie, au Chili, en Haïti, en Inde, cherchant des informations et des données pour ainsi mieux saisir le rapport de forces entre la gauche et la droite et avec lesquelles il remplirait ses carnets et ses articles. Je me souviendrai qu’il a raconté à mon fils sa version de l’histoire du Québec pour les enfants, avec des coureurs des bois, des pays autochtones renversés par la Conquête. Je me souviendrai de son sourire plein de satisfaction d’avoir vécu comme il le voulait. Merci Pierre pour tant d’heures de discussion. Merci aussi de m’avoir accueilli et de m’avoir démontré, comme à tant d’autres, la générosité des Québécois et des Québécoises en ouvrant ta maison, ta famille, tes histoires, tes livres et tes réseaux.

Salvador David Hernandez, chargé du dévelopement stratégique et de la recherche à Alternatives et chargé de cours au Département de géographie de l’UQAM.


NOTES

  1. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 146.
  2. Antonio Gramsci, Cuadernos de la cárcel (Cahiers de prison), Puebla, Universidad Autónoma de Puebla, 1981, p. 412.
  3. Beaudet, 2008, op. cit., p 153.
  4. Il considérait, pour sa part, que sa seule œuvre de réflexion théorique était sa critique de Lénine, Lénine, au-delà de Lénine (Montréal, La tempête des idées, 2015) dans laquelle il estimait nécessaire une réinterprétation de sa figure intellectuelle et politique après la tombée du socialisme dit réel.
  5. Enrique Dussel, Filosofías del Sur. Descolonización y transmodernidad, Madrid, Akal, 2015.
  6. Ibid., p. 290.
  7. José Mariátegui, Álvaro García Linera, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale, Textes réunis par Pierre Beaudet, Ville Mont-Royal, M Éditeur, 2012.
  8. MAS : Movimiento al Socialismo. Il s’agit d’un parti politique de gauche fondé et dirigé par Evo Morales en 1997 et au pouvoir en Bolivie à partir de 2006, avec une brève interruption en 2019 à cause d’un coup d’État contre Evo Morales. Le MAS est retourné au pouvoir en 2020 avec l’élection de Luis Arce à la présidence.
  9. Jose Carlos Mariategui est l’auteur marxiste le plus important d’Amérique latine au début de XXe siècle. Alvaro Garcia Lineria est un théoricien marxiste et un homme politique bolivien qui a occupé jusqu’à l’année 2019 la vice-présidence du pays.
  10. Esnesto Laclau, On Populist Reason, Londres, Verso, 2005.
  11. Gabriel Boric : actuel président du Chili et figure de proue des mobilisations étudiantes de 2011.
  12. Beaudet, 2008, op. cit., p. 222.

Théorie et pratique socialistes chez Pierre Beaudet

28 mai 2023, par Rédaction

En juin 1984, un homme à peu près de mon âge, à la barbe et aux cheveux noirs, est entré dans le bureau que je partageais alors avec mes camarades du Congrès national africain (African National Congress, ANC), Rob Davies et Sipho Dlamini, au Centro de Estudos Africanos à Maputo, au Mozambique. Pierre Beaudet, s’exprimant dans un anglais fort accentué, nous annonça qu’il venait de traduire un de nos articles en français[1]. Du même souffle, il ajoutait qu’ayant appris que j’allais bientôt quitter le Mozambique, il m’offrait un emploi au sein d’un groupe anti-apartheid montréalais dont je n’avais jamais entendu parler, le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA).

Au cours des six années qui suivirent, j’allais travailler en étroite collaboration avec Pierre sur des questions liées à la lutte contre l’apartheid, en Afrique du Sud et dans tout le sous-continent de l’Afrique australe. Nos discussions, littéralement échelonnées sur des centaines d’heures, ont couvert pratiquement tous les aspects des luttes de libération en Afrique australe, du travail de solidarité, au Canada comme à l’international, de la théorie marxiste, de la crise du socialisme et de l’évolution rapide du contexte mondial des années 1980. À travers ces discussions, j’ai découvert en Pierre Beaudet l’intellectuel politique le plus incisif et le plus réfléchi que j’aie jamais rencontré. Son intelligence politique, presque innée, incarnait cette unité insaisissable de la théorie et de la pratique.

Ce furent des années d’espoir et d’agonie en Afrique australe. L’espoir provenait principalement de l’explosion de la résistance populaire interne à l’apartheid en Afrique du Sud. Cette résistance se déployait dans ses différentes manifestations, chaque soir sur les écrans de télévision du monde entier, montrant clairement que les jours du régime de l’apartheid étaient comptés. Il est impossible de faire comprendre à quiconque n’a pas vécu sous ce système obscène ce que cette promesse de la fin de l’apartheid a signifié pour nous.

Cet espoir croissant a cependant eu un coût énorme. Le régime d’apartheid a déchaîné une vague de destruction contre ses ennemis réels et imaginaires, en Afrique du Sud et bien au-delà de ses frontières. La plus grande agonie a été ressentie dans les pays voisins, principalement en Angola et au Mozambique. Les projets socialistes de ces deux anciennes colonies portugaises et leur soutien actif aux mouvements de libération sud-africain et namibien en ont fait des cibles privilégiées des guerres barbares lancées par le régime de Pretoria. Les dommages humains et matériels furent immenses et n’ont jamais été pleinement reconnus en Occident : les victimes étaient des Africains et des Africaines dont la vie ne comptait guère pour les gouvernements et les médias occidentaux. N’oublions pas que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont effectivement pleinement protégé le régime d’apartheid jusqu’à sa disparition.

Cette époque turbulente a néanmoins suscité une vague de solidarité populaire avec l’Afrique australe à travers le Canada. C’est dans ce contexte que Pierre Beaudet, Paul Puritt et Paul Bélanger ont fondé le CIDMAA en 1981. Avec Pierre à sa tête, cette petite organisation allait jouer un rôle essentiel dans la croissance du mouvement anti-apartheid au Canada au cours des années 1980. Malgré le sectarisme parfois amer qui a marqué une grande partie du mouvement, l’influence discrète et la vision de Pierre furent prégnantes, de Halifax à Victoria.

Lors du service commémoratif du 23 avril 2022, j’ai souligné le rôle de Pierre en tant que stratège et organisateur anti-apartheid clé des années 1980. Discuter du mouvement anti-apartheid au Canada sans parler de Pierre Beaudet, c’est comme discuter du socialisme sans parler de Karl Marx[2]. Bien sûr, comme l’indiquait Pierre lui-même, son travail de solidarité pendant près de cinq décennies a couvert bien plus que l’Afrique australe[3]. Je n’ai pas l’intention de revenir ici sur sa formidable contribution. Je veux plutôt esquisser ma vision de ce qui a fait de Pierre un stratège et un organisateur aussi brillant qu’efficace.

Sa perspicacité sur ce qui est possible était enracinée, avant tout, dans une compréhension profonde mais non dogmatique de la théorie marxiste. Il n’a jamais cessé de lire, de relire, de réinterpréter et de discuter les textes marxistes classiques. Pierre n’était certainement pas l’un des soi-disant adeptes du culte de Marx, trop fréquents à l’époque, toujours prêts à sortir une citation du maître, ou mieux encore de Lénine, afin de justifier leur point de vue. Il méprisait ce genre de catéchisme qui voyait ces textes classiques comme des documents sacrés, proclamant la vérité absolue, ce qui a pétrifié la pensée vivante et la méthode critique de Marx. Pour lui, bien au contraire, le marxisme était avant tout une méthode d’analyse sociale qui fournissait des outils pour ce que Lénine appelait « la substance même, l’âme vivante du marxisme, l’analyse concrète d’une situation concrète[4] ». Selon sa perspective, l’analyse devait évoluer au fur et à mesure que ces conditions concrètes changeaient. Cela signifie que les analyses écrites par Marx sur des sociétés européennes entre 1850 et 1880, ou par Lénine sur la Russie entre 1916 et 1921, ou encore par Gramsci sur le fascisme italien dans les années 1920 et 1930, ne pouvaient pas être automatiquement appliquées aux circonstances historiques très différentes de l’Afrique australe des années 1980. Ce qu’il fallait, c’était précisément un examen concret de l’évolution de la situation sur le terrain dans chacun des pays de la région. Cela peut sembler évident aujourd’hui, mais c’était une hérésie pour la plupart des marxistes de l’époque.

La conception que Pierre entretenait du marxisme a nécessité un immense effort d’apprentissage et d’analyse sociale. Une analyse méticuleuse sous-tendait son action : il étudiait en profondeur chaque situation dans laquelle il s’impliquait – qu’il s’agisse de l’apartheid en Afrique du Sud et en Afrique australe, de la question palestinienne, du Nicaragua et d’autres pays –, toujours conscient des possibilités et des limites du changement. Cette compréhension profonde de chaque situation lui donnait une perspicacité stratégique et une tactique unique.

Pierre a toujours mené sa propre analyse, cherché à tirer ses propres conclusions, plutôt que de s’aligner sans critique sur tel ou tel acteur du terrain en question. Bien qu’il ait organisé un soutien puissant au principal mouvement de libération dans chaque pays, il n’a jamais suivi sans réserve une ligne dictée par l’un d’entre eux. Il a toujours eu une appréciation aigüe de leurs forces et de leurs faiblesses. Il rejetait fermement ce qu’il appelait la théorie de la « courroie de transmission » du travail de solidarité, l’idée que le rôle des militantes et des militants devait se limiter à faire ce que les représentants locaux du mouvement de libération, qu’il s’agisse de l’ANC, du FRELIMO[5], du MPLA[6], de l’OLP[7] ou des sandinistes du Nicaragua, leur demandaient.

Au contraire, Pierre a toujours insisté pour apporter un soutien critique à ces groupes. Pour lui, le travail de solidarité a toujours eu un double objectif politique : apporter un soutien aux forces de changement dans le pays en question et élever la conscience politique et faire avancer un programme social progressiste au Québec et au Canada.

Cela signifiait, en particulier dans le cas de l’Afrique du Sud, qu’il identifiait les forces sociales de changement à l’intérieur du pays qui n’étaient pas sous le contrôle direct de l’ANC et travaillait avec elles, notamment avec le mouvement ouvrier et diverses organisations civiques. Cette attitude a profondément contrarié la mission de l’ANC au Canada, basé à Toronto. L’ANC était particulièrement offensé par ce nouveau venu du Québec, et les relations étaient – pour ne pas dire plus – glaciales et souvent carrément hostiles.

Cette capacité d’analyse indépendante de Pierre le distinguait, lui et le CIDMAA, de la plupart des militantes et militants du mouvement de solidarité canadien. Au Canada, seules deux ou trois autres personnes possédaient cette capacité d’arriver à leur propre analyse des conditions sociopolitiques en Afrique australe. Cependant, ces personnes étaient si concentrées sur les microdétails des défis majeurs de la lutte contre l’apartheid qu’elles ignoraient une grande partie du contexte global. Bien sûr, toutes et tous étaient conscients du rôle de la plupart des gouvernements occidentaux, en particulier ceux de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, ainsi que de nombreux groupes d’affaires occidentaux dans le soutien au régime d’apartheid. Cependant, tout comme Reagan et Thatcher eux-mêmes, la plupart des militants de la solidarité n’ont interprété ce rôle américain et britannique qu’à travers les lunettes de la guerre froide. L’un des principaux objectifs du travail de solidarité visait donc à convaincre un public occidental plus large de voir l’apartheid à travers le prisme des droits de la personne plutôt qu’à travers celui de la guerre froide, et à bâtir une forte pression locale pour obliger le gouvernement et les entreprises à rompre leurs liens et à commencer à agir contre l’apartheid.

L’approche de Pierre Beaudet se situait dans une compréhension plus large et beaucoup plus sophistiquée des formidables transformations mondiales en cours dans les années 1980. Il a été la première personne que j’ai rencontrée à comprendre que la révolution Thatcher-Reagan impliquait bien plus qu’un assaut de la droite contre l’État-providence, bien plus qu’une nouvelle offensive de la guerre froide. Pour Pierre, Thatcher et Reagan n’étaient au contraire que la face politique d’une intense et vaste offensive mondiale visant à libérer le capital et le marché du contrôle de l’État, à permettre la mobilité du capital, et en particulier du capital financier, d’une manière qui échapperait à tous les efforts pour la contenir.

Bien que le terme n’ait pas été utilisé à l’époque, nous qualifions aujourd’hui de mondialisation cette transformation historique du capitalisme mondial. Pierre a également été l’un des premiers à se rendre compte que ce processus saperait fatalement la viabilité de tous les projets de gauche existants – de la social-démocratie au communisme – qui s’appuyaient sur le pouvoir de l’État comme rempart contre le pouvoir du capital.

Aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, il est difficile de saisir l’originalité de sa vision de cette transformation mondiale. À l’époque, toutes les variantes de la gauche, partout dans le monde et surtout en Afrique du Sud, étaient encore essentiellement prisonnières d’un modèle de changement social axé sur l’État ainsi que d’un modèle instrumental de l’État. Dans les faits, et presque sans exception, les militants et analystes de gauche tenaient pour acquis que la capture du pouvoir de l’État était la condition préalable d’un changement social profond. Selon ces perspectives dominantes, une fois la gauche au pouvoir, tout le pouvoir de l’État pouvait être déployé en tant qu’instrument pour mettre en œuvre le changement social et saper la domination du capital.

Rétrospectivement, la décolonisation et l’émergence de l’État néocolonial auraient dû nous alerter : avant même Thatcher et Reagan, le pouvoir des nouveaux États africains indépendants sur le capital – et le culte nationaliste de la souveraineté nationale qui en découlait – était une chimère. Déjà, dans l’Afrique indépendante, des penseurs de gauche dénonçaient ce qu’ils appelaient la « flag independence » : les oripeaux de la souveraineté nationale ne changeaient rien aux relations sociales sous-jacentes et donnaient naissance à une nouvelle élite nationale corrompue. D’une certaine manière, la théorie de la dépendance latino-américaine a tenté de s’attaquer à ce problème. De même, comme Pierre n’a jamais cessé de me le rappeler, les écrits de Gramsci sur le fascisme, l’hégémonie, la culture et la guerre de position ont fourni à la gauche une mise en garde urgente et nécessaire contre une focalisation sur le pouvoir de l’État.

Cependant, dans l’ensemble, et en particulier au sein de la gauche sud-africaine et de l’ANC, ces leçons ont tout simplement été ignorées. Le cas de l’Afrique du Sud était également compliqué par l’hégémonie idéologique au sein de l’ANC du Parti communiste sud-africain (South African Communist Party, SACP) et sa version déformée du marxisme-léninisme qui suivait aveuglément la ligne directrice de Moscou. Comme je peux en témoigner par une expérience personnelle amère, toute tentative de soulever la question de savoir comment un futur gouvernement de l’ANC « post-révolution » s’attaquerait aux conséquences socio-économiques de l’apartheid s’est heurtée à la réponse standard selon laquelle « les camarades soviétiques savent comment gérer une économie industrielle, ils vont nous aider » et à la menace de mesures disciplinaires contre ceux qui insistaient pour soulever de telles questions.

Pierre ne fut jamais sous l’emprise ni du marxisme-léninisme soviétique ni de la vision stratégique proclamée par le SACP. Sa compréhension intuitive des effets imminents de la mondialisation ainsi que sa lecture de Gramsci l’ont amené à insister sur le fait que le véritable changement en Afrique du Sud nécessiterait de puissants mouvements sociaux au sein de la société civile, des mouvements qui conserveraient et leur capacité de mobilisation et leur indépendance vis-à-vis de l’ANC, et surtout du SACP. Lorsqu’il s’est installé en Afrique du Sud à la fin de l’année 1987, son travail au sein de l’Economic Trends Unit du Congress of South African Trade Unions (COSATU) a reflété cet engagement. Sa thèse de doctorat et le livre tiré de cette thèse figurent parmi les fruits de cet engagement[8].

Travailler avec Pierre Beaudet m’a obligé à réfléchir à ces questions comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Comme la quasi-totalité de la gauche sud-africaine de l’époque, j’étais prisonnier de l’idée de l’exceptionnalisme sud-africain. Voulant que, puisque l’Afrique du Sud était le seul pays industrialisé du continent, un pays doté d’un grand prolétariat urbain, principale force dans la lutte contre l’apartheid, cette lutte offrît la possibilité réelle non seulement d’éviter les « erreurs » de l’État néocolonial en Afrique, mais surtout d’envisager une transition vers le socialisme. Je souligne le fait, non négligeable, que le Parti communiste sud-africain restait résolument opposé à une telle issue. Mais l’indépendance du mouvement syndical naissant, son adoption ouverte de perspectives socialistes et le déclin évident de l’Union soviétique nous donnaient l’espoir que de nouvelles perspectives pourraient émerger de cette lutte.

Mes longues discussions avec Pierre m’ont fait réaliser que cette idée d’un quelconque exceptionnalisme sud-africain était en grande partie fondée sur des vœux pieux. Il insistait sur le fait que la gauche sud-africaine, comme partout ailleurs, était contrainte par les transformations mondiales des années 1980. Cela signifiait que le processus de transition vers une société plus égalitaire en Afrique du Sud et ailleurs serait un processus plus compliqué, plus difficile et plus long que ne l’envisageaient nos scénarios trop optimistes – et que nous devrions nous adapter à une guerre de position gramscienne plutôt qu’à une guerre de manœuvre léniniste.

Je me souviens particulièrement d’un débat que nous avons eu lors des élections fédérales canadiennes de 1988 sur la question de savoir s’il fallait soutenir le Nouveau Parti démocratique (NPD) qui, pendant un bref moment, fut en tête dans les sondages. Pierre a insisté sur le fait que la gauche était sur le point d’entrer dans le désert partout dans le monde ; que ce que nous appelons aujourd’hui la mondialisation nous obligeait à réinventer radicalement nos théories du changement social et nos modes de lutte, et que ceux-ci ne pouvaient plus être uniquement axés sur le pouvoir de l’État. J’ai été secoué quand il m’a dit qu’il pensait qu’il faudrait vingt ans, voire plus, avant de trouver une voie claire. En attendant, il était essentiel, selon lui, de construire les mouvements sociaux comme un rempart contre le nouveau pouvoir du capital mondial.

Sur ce point, et sur bien d’autres, il a eu raison. Sa pensée, son œuvre incarnaient le mot d’ordre de Gramsci voulant que ce qu’il nous faut, ce soit d’avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.

Pierre a consacré toute sa vie son intelligence politique hors du commun et toutes ses énergies à la lutte pour un monde plus juste et plus démocratique. Il l’a fait sans aucune illusion ni attente de récompense personnelle.

Bien que tranquillement convaincu de la valeur de son analyse et de sa contribution, il n’était pas du genre à claironner ses réalisations sur les toits. Mal à l’aise avec les éloges et l’attention, il a toujours préféré rester en arrière-plan. Je garde un vif souvenir de sa réaction lors de la cérémonie de clôture de la conférence anti-apartheid Prendre parti en Afrique Australe, qui s’est tenue au Palais des congrès de Montréal en 1987. Cette conférence réunissait quelque 700 délégué·e·s venus des quatre coins du Canada, des membres de la haute direction de l’ANC, des organisations anti-apartheid d’Afrique du Sud, des ministres de plusieurs gouvernements d’Afrique australe ainsi que le ministre canadien des Affaires étrangères de l’époque, Joe Clark. Marquant la première rencontre publique entre un haut responsable du gouvernement canadien et l’ANC, cette conférence a constitué une percée diplomatique majeure pour l’ANC. Le représentant en chef de l’ANC de Toronto en fut d’ailleurs vivement contrarié, car elle s’était réalisée sans la moindre implication de sa part : le tant méprisé « nouveau venu du Québec » était en effet le seul responsable. Obtenant le financement et mobilisant les organisations anti-apartheid les plus diverses de Halifax à Victoria, Pierre fut le principal organisateur et l’esprit directeur de cette rencontre historique. Bien que sa contribution fut inestimable, Pierre refusa les feux de la rampe lorsqu’à l’issue de la conférence, la présidente l’invita à la rejoindre sur scène pour souligner son rôle déterminant, et ce, en dépit des applaudissements chaleureux des participantes et participants qui l’y invitaient.

Travailler avec Pierre n’était pas toujours facile. Il pouvait se montrer impatient, parfois irritable, et il avait sa propre part de démons. Mais ces écueils exceptionnels n’étaient rien en comparaison de l’extraordinaire expérience d’apprentissage auprès de cet immense esprit politique – esprit qu’on ne rencontre qu’une fois en une génération. Sa vision allait bien au-delà des cultures et des frontières pour intégrer un internationalisme rare et authentique.

Il est difficile d’imaginer que Pierre Beaudet puisse être remplacé.

Dan O’Meara, Professeur en science politique à l’Université du Québec à Montréal.


NOTES

  1. Rob Davies et Dan O’Meara, « La “stratégie totale” en Afrique australe. La politique régionale de l’Afrique du Sud depuis 1978 », Politique africaine, no 19, 1985, p. 7-28.
  2. Pour un bref aperçu du travail de Pierre à cet égard, voir l’hommage de Marie-Hélène Bonin : <www.cahiersdusocialisme.org/a-la-memoire-de-pierre-beaudet/>,de 1:14:20 à 1:29:4.
  3. Pierre Beaudet, Un jour à Luanda. Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales, Montréal, Varia, 2018.
  4. Vladimir Ilitch Lénine, Revue de l’Internationale communiste pour les pays de langue allemande, Vienne, 1920, <https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/06/vil19200612.htm>.
  5. FRELIMO : Front de libération du Mozambique.
  6. MPLA : Mouvement populaire de libération de l’Angola.
  7. OLP : Organisation de libération de la Palestine.
  8. Pierre Beaudet, Afrique du Sud, crises et mutations, thèse de doctorat, Montréal, UQAM, 1991, et Pierre Beaudet, Les grandes mutations de l’apartheid, Paris, L’Harmattan, 1991.

L’indépendance et le socialisme chez Pierre Beaudet – Entretien avec André Vincent

28 mai 2023, par Rédaction

Pour André Vincent[1], compagnon de lutte de Pierre Beaudet depuis les années 1960, une constante dans le parcours et la pensée de son ami est le rapport que celui-ci entretenait entre la question nationale et le socialisme. Beaudet voyait une commune construction entre le projet d’émancipation sociale et le projet d’émancipation nationale. L’un et l’autre allaient de pair dans l’idée d’une transformation radicale de la société.

« C’est l’une des caractéristiques qui a fait que Pierre Beaudet a résisté à la vague marxiste-léniniste, contrairement à de nombreux membres de la gauche radicale des années 1970, soulève Vincent[2]. De plus, sa vision du socialisme comportait une dimension inclusive et démocratique, qui fera en sorte qu’il sera sympathique aux luttes internationalistes, féministes et écologiques, par exemple ».

En effet, sa conception du socialisme, comme construction évolutive, continue, était ainsi à l’opposé d’une idéologie doctrinaire : influencé par Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci, il refuse l’économisme dans l’argumentaire et le « centralisme démocratique » dans la pratique, conscient des limites de la partisanerie et des institutions centralisatrices, notamment à l’échelle internationale.

Sur la question de l’indépendance, Beaudet souhaite mettre de l’avant un fil conducteur, une tradition socialiste propre, dans la lignée de Parti pris et maintenant incarnée par Québec solidaire, qui s’oppose à la fois au nationalisme identitaire et à un indépendantisme désincarné, porté par le « Québec inc. » et incapable d’accomplir la rupture nécessaire avec l’État colonial, impérialiste et néolibéral canadien.

M.B. Au moment où tu rencontres Pierre, à la fin des années 1960, quel est le contexte ainsi que l’état de cette relation entre socialisme et indépendance ?

A.V. – C’était un contexte assez effervescent. Partout en Occident, il y avait des mobilisations rattachées au mouvement de la jeunesse, on pense bien sûr à Mai 68. Au Québec, la particularité, c’est la place de la question nationale et de l’indépendance dans ce mouvement. C’est l’époque où la réflexion intellectuelle sur la question se fait autour de la revue Parti pris et de groupes comme le Front de libération populaire ou le Front de libération du Québec (FLQ). Au cœur de cette réflexion est l’idée que l’indépendance et le socialisme vont de pair, que l’indépendance du Québec est liée aux mouvements de libération nationale, au même titre que le socialisme permettra la libération sociale.

Dans ces cercles, il y a des tendances réformistes, comme le Mouvement souveraineté-association qui deviendra le Parti québécois (PQ), et des tendances plus radicales. On pense bien entendu au FLQ qui prône la lutte armée, mais plus généralement, il y avait un mouvement populaire autour des questions de justice sociale et de libération nationale. Un signe de cela, dans les mobilisations autour de McGill français[3], les manifestants criaient : « McGill aux travailleurs, McGill aux Québécois! ».

M.B. Et puis il y a la crise d’Octobre[4]

A.V. – Le FLQ démontre que la lutte armée est un cul-de-sac. Cette idée disparait alors du paysage militant québécois, contrairement à l’Italie ou l’Allemagne. C’est l’époque où le mouvement contestataire se canalise dans les luttes ouvrières. Comme Pierre le décrit dans On a raison de se révolter, le Québec compte alors un fort mouvement gréviste, et le nombre de jours de grève atteint des niveaux records en Occident ! Les centrales syndicales vont jusqu’à publier des documents manifestes quasi révolutionnaires, et font le lien entre les luttes ouvrières et la question nationale.

C’est dans ce contexte que Pierre et moi sommes devenus des militants actifs. Pierre voyait qu’il n’y avait pas de tradition socialiste ancrée au Québec. Le Parti communiste du Canada, tout comme le Nouveau Parti démocratique, niaient le droit à l’autodétermination du Québec, ce qui suscita un grand désaccord de la part de Pierre. L’idée qu’il porte à l’époque en compagnie d’autres militants et militantes est de pallier cette absence de tradition socialiste en regardant du côté des mouvements de libération nationale.

Avec quelques autres, on a quitté l’université et on a créé une librairie, la Librairie progressiste, qui se voulait un « Maspero » québécois[5]. C’était une libraire éclectique : révolutionnaire, certes, mais sans tendance dominante et indépendante de l’Union soviétique et de la Chine maoïste, préférant se lier aux mouvements de libération nationale. C’est devenu un pôle militant, avec le Centre de recherche et d’information du Québec (CRIQ), l’Agence de presse libre du Québec (APLQ), le Centre de formation populaire (CFP), et proche des coopératives et du mouvement d’éducation populaire. On s’est ensuite rassemblé autour d’une revue théorique, Mobilisation ; on prônait la construction du parti « par le bas », avec des comités de travailleurs, des comités de journaux et des groupes populaires comme les garderies et les comptoirs alimentaires.

M.B. C’est l’influence plus « dure » du marxisme-léninisme qui va freiner cela ?

A.V. – Oui. Ces mouvements radicaux soutenaient le socialisme et l’indépendance jusqu’à ce que Charles Gagnon propose de former le groupe marxiste-léniniste En Lutte. Gagnon, pourtant un ancien felquiste, remet en question l’indépendance comme voie révolutionnaire pour le socialisme. Pierre s’oppose farouchement à cette idée, au point d’être expulsé de Mobilisation dont les membres veulent se joindre au mouvement marxiste-léniniste (ML). Pour lui, on répétait l’erreur des communistes du Canada en niant le lien entre libération nationale et socialisme. L’histoire lui donnera raison : bien qu’il ait été influent, le mouvement ML s’est éteint très rapidement.

C’est alors que Pierre devient un acteur de la gauche indépendantiste socialiste mais cette tendance est isolée car c’est l’époque du sectarisme des ML. C’est à ce moment qu’il se tourne vers la solidarité internationale et qu’il séjourne dans plusieurs pays d’Afrique notamment. Cette expérience sera formatrice pour lui et renforcera sa position sur le lien entre indépendance et justice sociale, malgré la différence des contextes.

Il fallait continuer à bâtir un mouvement par la base car Pierre n’a jamais été chaud à l’idée d’un parti centralisateur, bolchévique. Il voulait apprendre des erreurs en la matière, s’appuyant sur Victor Serge, Antonio Gramsci et le mouvement conseilliste[6]. La question de l’organisation a été au cœur de ses préoccupations et actions.

M.B. Par la suite, la période de la fin des années 1980 et les années 1990 est des plus difficile sur le plan de la mobilisation au Québec ?

A.V. – Ce furent des années très moroses. Une grande noirceur ! J’étais moi-même actif syndicalement à ce moment, on devait lutter de manière acharnée pour défendre une conception plus combative du syndicalisme : tout était au corporatisme, au partenariat social, au consensus. On est en plein dans l’âge d’or du néolibéralisme.

M.B. Dans ce contexte, comment se vit le référendum de 1995 ?

A.V. – On est encore dans la noirceur. Il y a une domination du néolibéralisme sur la question nationale, notamment avec Lucien Bouchard et Bernard Landry au PQ. Pierre la critique, mais il a peu de portée. Le mouvement indépendantiste pense alors pouvoir s’appuyer sur le « Québec inc. ». Pierre considère que c’est une erreur, une compréhension erronée du capitalisme et une mauvaise lecture des capitalistes québécois. Selon lui, pour faire l’indépendance, il faut un mouvement populaire qui va remettre en question l’exploitation et la combattre. Pour lui, il n’y a aucun sens de « reconstituer le Canada » dans un Québec indépendant. De plus, ce Québec n’a aucune chance de succès ni par cette route ni par le nationalisme identitaire, dont il est très critique. Il faut absolument s’appuyer sur un projet de société.

M.B. Comment s’organise donc la résistance au néolibéralisme ?

A.V. – De retour au Québec, Pierre s’engage dans les mouvements internationalistes, notamment contre l’apartheid, où il joue un rôle très important. Il s’intéresse aussi à ce qui se passe au Québec : ainsi Alternatives, l’ONG qu’il a cofondée, est au cœur de la mobilisation altermondialiste contre le Sommet des Amériques à Québec en 2001.

Pierre est avant tout un éducateur populaire. Il lie les concepts, les luttes et propose une voie pour se positionner là-dedans. C’est ainsi que pour lui la lutte contre le néolibéralisme se fera par l’indépendance et le socialisme, et il démontre la pertinence de cette position en lien avec les autres luttes à l’échelle internationale.

Il organise notamment des rencontres entre l’Union des forces progressistes (UFP), ancêtre de Québec solidaire, et une délégation brésilienne de gauche, alors que le leader du Parti des travailleurs (PT), Lula da Silva, vient de prendre le pouvoir. Pierre est très influencé par le modèle du Parti des travailleurs brésilien, un modèle populaire, syndical et dont la feuille de route influencera grandement la création de Québec solidaire, représentant le plus visible de la tradition portée par Pierre.

C’est aussi dans ce contexte que l’idée des Nouveaux Cahiers du socialisme émerge.

M.B.  Raconte un peu l’histoire des NCS.

A.V. – Pierre, pour qui l’information et la formation étaient des piliers de l’action politique, constatait la pauvreté des revues de gauche au Québec en cette période, différemment des décennies précédentes où on retrouvait Parti pris, Socialisme québécois

En 2006, il réunit de vieux et de plus jeunes camarades actifs dans le monde syndical, étudiant, altermondialiste et des mouvements sociaux. L’objectif n’est rien de moins que de constituer au Québec un collectif d’intellectuels organiques aux mouvements sociaux pour analyser le capitalisme moderne réel, ouvrir et alimenter les débats et dégager des perspectives et des alternatives.

Il voyait trois véhicules pour faire cela : une revue, un site Web et des rencontres de type forum. Le premier numéro des NCS parait en février 2009. Les NCS ne veulent pas être une revue universitaire. Ils se veulent ouverts, sans affiliation politique particulière.

Depuis 14 ans, la revue est publiée deux fois par année par le Collectif d’analyse politique. Ce dernier gère aussi le site Web des NCS et, de 2010 à 2017, il a organisé une université populaire d’été. Pierre a été le leader et l’organisateur de cette belle aventure[7].

M.B. On a fait un survol historique, mais au fil de cela, quelles étaient les bases de l’organisation socialiste et indépendantiste pour Pierre ?

A.V. – Pierre était réaliste. Il était bien conscient de la position du Québec au cœur de l’Empire, comme le village d’Astérix. Tout de même, il faut reconnaitre que la résistance québécoise au néolibéralisme a été très forte pour l’Amérique du Nord : le taux de syndicalisation n’a pas fléchi comme ailleurs.

Pierre comptait beaucoup sur les mouvements sociaux. La convergence des luttes était sa solution. Pour lui, l’organisation de forums, de réseaux favoriserait les échanges d’expériences et pourrait mener des luttes vers des victoires. C’est pourquoi son implication dans le Forum social mondial a été si importante, et qu’il a mis autant d’énergie à organiser la participation du Québec aux différentes éditions.

Il était conscient qu’il s’agissait là d’un travail de longue haleine. Grand partisan de Québec solidaire, il mettait toutefois en garde contre l’illusion du pouvoir : prendre le pouvoir ne garantit pas la possibilité de changer les choses. Cependant, Pierre demeurait marxiste : l’État, qui reste une institution capitaliste, doit être renversé et remplacé par des contrepouvoirs tels des conseils ouvriers selon la pensée de Gramsci.

Il tendait la main, avec peu d’espoir, à la gauche du reste du Canada. Il revenait souvent découragé des réunions avec des membres de cette gauche devant leur incompréhension du Québec. Mais les efforts étaient pour lui nécessaires, il fallait pouvoir compter sur des alliés. Ce n’était pas non plus entièrement négatif, par exemple, il entretenait de très bons liens avec Canadian Dimension, dont les membres comprennent peut-être mieux que d’autres la réalité du Québec.

Il faut aussi souligner que la situation des peuples autochtones était très importante pour lui : l’État canadien devait être remis en question notamment pour son caractère colonialiste et oppresseur.

Oui, il fallait bâtir des liens, mais il savait qu’avant tout, nous devions compter sur nos propres moyens pour réaliser le projet socialiste par le biais de l’indépendance.

Entretien mené par Milan Bernard, membre des NCS et doctorant en science politique à l’Université de Montréal.


NOTES

  1. André Vincent est un militant syndical et politique. Il fait partie du collectif qui a fondé les Nouveaux Cahiers du socialisme.
  2. Voir à ce sujet Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Une chronique des années 70. Montréal, Écosociété, 2008.
  3. En 1969, la première cohorte de finissants et finissantes des cégeps craint de ne pas avoir de place à l’université car il n’y a que deux universités francophones, l’Université de Montréal et l’Université Laval, sur six au Québec. Les étudiants et étudiantes organisent une grande campagne de mobilisation pour tenter de franciser l’Université McGill.
  4. À l’automne 1970, le FLQ enlève un diplomate et un ministre québécois; ce dernier en mourra. Ces évènements ont provoqué ce qu’on appelle la crise d’Octobre où le gouvernement d’Ottawa a appliqué la Loi sur les mesures de guerre au Québec.
  5. Référence à la fameuse maison d’édition française, située dans le Quartier latin à Paris.
  6. Le conseillisme est un courant marxiste qui mettait de l’avant les conseils ouvriers comme organisation insurrectionnelle et sociale, en opposition au « communisme de parti » de la tradition léniniste.
  7. Pour un historique plus détaillé des Nouveaux Cahiers du socialisme, on pourra consulter : Pierre Beaudet pour le Collectif d’analyse politique, « Les NCS. Les dix prochaines années », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 20, 2018.

Pour en savoir plus

LIVRES ET REVUES

SÉLECTION D’ARTICLES EN LIGNE

https://www.pressegauche.org/La-question-de-la-question-44741

  • Pierre Beaudet, « Mon octobre », Presse-toi à gauche, 29 septembre 2020,

https://www.pressegauche.org/Mon-octobre

  • Pierre Beaudet, « Les adversaires de l’émancipation », Presse-toi à gauche, 13 octobre 2020,

https://www.pressegauche.org/Les-adversaires-de-l-emancipation

  • Pierre Beaudet, « Le “nous” dans la lutte d’émancipation », Presse-toi à gauche, 20 octobre 2020,

https://www.pressegauche.org/Le-nous-dans-la-lutte-d-emancipation

  • Pierre Beaudet, « Nos amis du Canada », Presse-toi à gauche, 27 octobre 2020,

https://www.pressegauche.org/Nos-amis-du-Canada-45352

  • Pierre Beaudet, « On ne combat pas les idées à coups de bâton », Presse-toi à gauche, 1er décembre 2020,

https://www.pressegauche.org/On-ne-combat-pas-les-idees-a-coups-de-batons

  • Pierre Beaudet, « La politique, le temps long et le temps court », Presse-toi à gauche, 18 janvier 2021,

https://www.pressegauche.org/La-politique-le-temps-long-et-le-temps-court

  • Pierre Beaudet, « Les dérapages de l’identitarisme », Presse-toi à gauche, 2 mars 2021,

https://www.pressegauche.org/Les-derapages-de-l-identitarisme

Pierre Beaudet et la bataille des idées

21 mai 2023, par Rédaction

Pierre Beaudet a mené toute sa vie une lutte idéologique. Il a davantage mené la bataille des idées qu’il ne l’a analysée. Bien qu’il ait beaucoup écrit, il a voulu agir plus que commenter. Dans la bataille des idées de Pierre, les mots et les textes sont des gestes, des actions.

Cette simple thèse est le point de départ du présent texte. En parcourant des moments marquants de la vie de Pierre, je veux examiner l’évolution de son rapport à la bataille des idées, à notre lutte contre les dominants, contre leur façon de comprendre et de présenter le monde.

En suivant le parcours de Pierre Beaudet, on suit inévitablement un aspect de l’évolution de la gauche québécoise. Pierre a fondé et animé des organisations qui ont structuré la gauche. Il a contribué à faire connaitre des idées, des luttes, des personnes que le Québec ne connaissait pas ou refusait de connaitre. Tout cela est partie prenante de la bataille des idées.

Si cette question l’a préoccupé dès son jeune âge, son rapport à la lutte idéologique s’est transformé avec le temps. La naissance, la vie et la mort des organisations qu’il a aidé à mettre sur pied ont porté des enseignements, de même que le cours des évènements politiques nationaux et internationaux. Sa compréhension de ce qui était en jeu dans la lutte idéologique s’est modifiée en fonction des époques, mais toujours à partir de la distance critique et réflexive que Pierre gardait vis-à-vis des évènements.

Parti Pris

Jeune, Pierre Beaudet est pensionnaire et suit son cours classique chez les jésuites. Tout commence à cette époque avec la lecture de la revue Parti Pris qui joue un rôle majeur dans la conception que Pierre se fait de la bataille des idées. Élément central de sa politisation, cette publication radicale pose un jalon : « Bien plus qu’une simple publication, Partis Pris est un incubateur. C’est une provocation, la démonstration d’une nouvelle manière de penser[1] ».

À 16 ans, Pierre est déjà un lecteur avide. Ses études lui ont révélé les transports que peut provoquer la littérature classique ou moderne. Il découvre avec Parti Pris non pas la force des mots, terrain déjà connu, mais leur mordante actualité politique. Il comprend la capacité des mots à dire et à faire : à dire le politique, à faire découvrir le monde, à se regarder soi-même dans le monde et à comprendre le rôle qu’on y joue.

Je me plonge dans l’Algérie, Cuba, le Vietnam, le colonialisme, la révolution. Et aussi la Gaspésie, Saint-Jérôme et Hochelaga. Et ici et là bien d’autres choses encore, dont ces obscures luttes intestines livrées au sein d’une société que j’apprends, enfin, à déchiffrer. Parti Pris est surtout porteuse d’une transformation radicale, d’une mutation qui va tout changer[2].

La dernière phrase de cet extrait est mystérieuse. La transformation radicale est-elle celle que les rédacteurs de la revue proposent pour la société québécoise ? Cela semble bien le cas. Mais est-il également question d’une transformation radicale et d’une mutation qui vont tout changer chez l’adolescent et qui auraient été provoquées par la revue ? L’économie du texte autobiographique de Beaudet laisse cette question en suspens.

Je me permets de franchir le pas. La découverte d’une telle revue et, simultanément l’éveil d’un tel rapport à l’écriture et aux idées, n’est pas secondaire. Dévorer, jeune, des mots qui excitent la curiosité, dissipent la confusion et donnent envie d’agir, tout d’un coup, voilà qui structure un rapport aux idées et à leur rôle. S’impose par l’expérience la certitude que les mots écrits sur quelques feuilles de papier brochées et lus au bon moment peuvent changer des vies et que changer des vies peut changer des sociétés.

Je ne veux pas trop insister sur Parti Pris, le rapport de Pierre à la revue totémique du courant « socialisme et indépendance » n’est pas l’objet de mon texte. Néanmoins, cette question est plus vaste. Elle nous fournit un cadre d’analyse pour comprendre le rapport de Pierre à la bataille des idées. En 2014, lors de la publication, sous la direction de Jacques Pelletier, de la remarquable anthologie de Parti Pris, Pierre écrit sur le site Web des NCS :

En 1968, Parti Pris est liquidé, mais le Québec militant est en marche. La grève étudiante de l’automne est suivie de la plus grande manifestation de l’histoire contemporaine du Québec contre l’université McGill, une institution coloniale et réactionnaire. Plusieurs des rédacteurs de Parti Pris, dont Jean-Marc Piotte et Gilles Bourque, deviennent profs dans la nouvelle UQÀM, qui devient l’épicentre intellectuel de la gauche, et de laquelle émergent de nouvelles générations qui s’investissent dans l’organisation populaire. Dans cette même UQÀM, la grève des employés (printemps 1971) et celle des profs (automne 1971) distillent dans le mouvement syndical une nouvelle approche qui débouche sur la grève générale et les mobilisations massives du printemps 1972. Les anciens jeunes lecteurs de Parti Pris deviennent à leur tour intellectuels, organisateurs et stratèges avec des revues telles Mobilisation et Socialisme québécois, où la jonction avec les luttes dépasse le caractère théorique qui était celui de Parti Pris[3].

Une fois isolé du reste du texte et de l’œuvre générale de Pierre, cet extrait pourrait être perçu comme porteur d’un déterminisme vaguement idéaliste où tout parait couler de source, où la publication de Partis Pris mène inéluctablement au Front commun de 1972. On peut le lire autrement et plus en phase, je crois, avec l’approche de l’auteur. On avait besoin de Partis Pris pour qu’advienne 1972. Cette condition nécessaire, mais non suffisante, n’est pas tant la revue elle-même que l’état d’esprit qu’elle participe à mettre en place. C’est aussi la structuration d’un cadre idéologique et l’émergence d’intellectuels organiques, tant à l’université que dans les revues et les organisations. N’oublions pas que chez Gramsci, et en particulier dans la lecture qu’en fait Jean-Marc Piotte, l’intellectuel n’est pas un individu isolé qui écrit des livres et des articles. Sont compris parmi les intellectuels organiques les militants et militantes qui convainquent des personnes à se joindre au mouvement, coordonnent des équipes, font de la formation de base, rédigent des journaux, des tracts et des affiches, etc.

Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante.

Mobilisation

La revue Mobilisation nait en 1969, se transforme en organisation autour de 1973 et meurt dans un processus caricatural d’autocritique en 1975-1976. Selon le texte d’ouverture du premier numéro, son premier objectif consiste à « relancer le débat idéologique au Québec. La revue se veut donc un élément de réflexion et de recherche. Elle tentera de poser la problématique propre à la révolution québécoise[4] ».

Dans son autobiographie, Pierre raconte que lui et les camarades avec qui il milite ont commencé à s’impliquer dans la revue dans le cadre de la reprise d’une librairie maoïste qu’ils ouvrent à un plus large public, la Librairie progressiste, dont le sous-sol est converti en imprimerie. Il se décrit comme le « coordonnateur sans le titre » de la revue et du groupe qui l’entoure à partir du printemps 1972[5]. À la fin de cette même année, il se considère le scribe de service et rapidement le « chef » de ce groupe[6].

La consultation des archives de Mobilisation n’est pas aisée pour une personne pressée qui n’a pas de formation d’historien : environ 80 % des articles sont anonymes, la datation et l’ordonnancement des numéros sont partiels et épisodiques et, bien sûr, la collection nationale de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) n’a pas l’ensemble des numéros qui semblent avoir été publiés. Il est très difficile de savoir quels textes ont été écrits de la main de Pierre. Néanmoins, son passage à Mobilisation semble un facteur structurant de sa pensée de l’action idéologique. C’est un peu sa première escarmouche dans la bataille idéologique.

Pour comprendre le rapport à la bataille des idées que Pierre développe alors, les publications de l’année 1973 de Mobilisation offrent un riche contenu. D’après son autobiographie, c’est l’année où il est à la « direction » de cet organe idéologique et où la transition cahoteuse vers le marxisme-léninisme n’est pas entièrement effectuée. Or, le numéro de janvier propose un recadrage de la mission de la revue. Outre la valorisation, typique de l’époque, des opérations d’agitation-propagande en milieu de travail, on peut lire une conception du rôle de la revue qui présente une certaine originalité.

Dans cette optique, la revue serait donc un outil de débat et discussion collectif entre militants politiques, plutôt que l’organe officiel d’un ou de plusieurs groupes. Parallèlement à ce rôle de diffusion de bilans et d’expériences, MOBILISATION pourrait œuvrer à clarifier les problèmes politiques communs qui nous confrontent (tels que la forme spécifique de l’impérialisme au Québec, la question nationale, le travail dans les organisations ouvrières, le parti ouvrier, etc.) et développer une orientation idéologique et politique commune[7].

Il n’est pas question de faire de la revue un simple réceptacle de débats sans tendance politique claire, sans pour autant en faire un organe idéologique officiel, ce que sera par exemple le En Lutte! de Charles Gagnon inspiré par l’Iskra de Lénine. Selon Beaudet et l’équipe de la Librairie progressiste, la revue et le débat à partir des expériences ouvrières peuvent servir de base à la construction de l’organisation. L’influence, par ailleurs revendiquée, de l’opéraïsme italien de Lotta Continua se manifeste ici. La lutte idéologique n’est pas une « importation » des analyses marxistes dans la classe ouvrière, mais une influence réciproque entre les intellectuels et les ouvriers, où les uns transforment les autres.

Cette approche constitue la thèse centrale d’un long texte publié dans le numéro d’avril-mai 1973 de Mobilisation, « Une évaluation du travail idéologique ». Même s’il est anonyme, Pierre s’en attribue un extrait (non référencé) dans son autobiographie ; il a dû au moins écrire ce paragraphe, révélateur à mon sens de sa perception à l’époque du rôle des intellectuels :

Ces transformations – reliées en grande partie aux liens entre intellectuels et ouvriers – n’impliquent pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs et leur capacité croissante de diriger politiquement les organisations ouvrières et populaires, mais elles impliquent aussi une prolétarisation (économique, politique et idéologique) des intellectuels-progressistes qui adoptent un mode de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[8].

Le style est daté et le projet de « prolétariser » les intellectuels évoque aujourd’hui de funestes expériences, mais l’idée de construction commune et d’influence réciproque ne manque ni d’intérêt ni d’originalité. C’est une tentative stimulante de sortir du cul-de-sac imposé, et longuement discuté en sciences sociales, par la version rigide de la notion d’idéologie et son bataclan d’avant-garde et de fausse conscience qui place inévitablement les intellectuels soit en sauveurs des masses ignorantes soit en colporteurs de la pensée dominante. En donnant de l’espace à une certaine créativité par la rencontre et le partage d’expériences pratiques de lutte, Mobilisation défend une position qui n’est pas sans valeur encore aujourd’hui, position encore adoptée pour l’essentiel, mais en d’autres termes, par plusieurs militants et militantes.

Plus tard, en 1973, Mobilisation consacre un numéro entier à la propagande. Si la phraséologie marxiste-léniniste y est plus présente, le rôle de la propagande est clairement identifié : la propagande permet de construire l’organisation nécessaire à la transformation sociale, ici le parti prolétarien et révolutionnaire. Le rejet de l’« éveil de [la] conscience » que proposait Parti Pris est explicite[9], il faut maintenant organiser les masses et les pousser à agir vers un but commun. Ce qu’on appellerait aujourd’hui de la « sensibilisation » est rapidement vu comme une faiblesse petite-bourgeoise.

Ce lien nécessaire entre propagande et organisation n’est pas propre à Pierre, surtout pas à l’époque, mais il sera déterminant dans son travail subséquent. La bataille des idées n’est jamais cette fin en soi ingénue qui fleurit si généreusement chez les universitaires d’aujourd’hui. Elle est systématiquement liée à un appel clair à l’organisation politique concrète. On a certes raison de se révolter, mais pour le faire convenablement, il faut s’organiser.

SUCO, le CIDMAA et Alternatives

Au milieu des années 1970, l’intérêt de Pierre pour les enjeux internationaux et la fin abrupte de l’aventure Mobilisation le fait glisser vers la solidarité internationale, notamment avec SUCO[10]. Cette transition est aussi porteuse d’une évolution de sa conception de la bataille des idées. Est-ce simplement le murissement de sa réflexion ou est-ce bel et bien le passage du national à l’international qui provoque cette transition ? Difficile à dire à partir des documents auxquels j’ai eu accès, mais Pierre tire vraisemblablement des enseignements de l’expérience de Mobilisation pour orienter son approche de la solidarité internationale.

La première transition consiste en un rejet de l’idée de l’imminence de la révolution et de la construction d’une seule organisation qui appelle à reconnaitre sa direction[11]. En l’absence d’un combat corps à corps avec les dominants, on peut donner plus d’espace aux nuances, aux débats et aux désaccords. L’avenir de la révolution ne se joue pas dans l’heure. Plus encore, on voit Pierre adhérer à l’idée que ces nuances et cette profondeur de compréhension participent de la transformation sociale.

C’est probablement là qu’intervient la deuxième transformation, un virage vers l’information en tant que telle. Le problème des organes d’information dominants n’est plus seulement perçu comme le résultant d’une fausse analyse, mais bien comme le produit d’un silence, d’un manque d’information exacte sur un sujet. Suivant ce constat, choisir de parler de façon intelligente, précise et mesurée d’un sujet ignoré par les organes d’information dominants constitue une participation valable à la bataille des idées. Ainsi, Pierre œuvre-t-il à la mise sur pied de centres de recherche comme le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA). Leurs bulletins et d’autres publications font connaitre la réalité des guerres impérialistes et de l’exploitation dans diverses régions du monde dont les médias dominants du Québec ne parlent pas.

Ce virage s’explique entre autres à partir de l’aversion que Pierre développe envers les prises de position internationales des marxistes-léninistes québécois qui reprennent les positions chinoises officielles, quitte à devenir bêtes – la critique d’Allende comme produit de l’impérialisme soviétique – ou carrément immoraux – l’appui à Pol Pot ou à Mobutu[12]. Cependant, l’expérience de la construction de réseaux fondés sur l’expertise, l’estime pour la compréhension subtile et l’amour du travail de recherche bien fait y sont aussi de toute évidence pour quelque chose[13].

Son aventure en solidarité internationale amène également Pierre Beaudet à participer à des stratégies qui dépassent la seule scène de l’extrême gauche québécoise. Quand il contribue à faire venir au Québec Jane Fonda pour parler du Viêt Nam ou Desmond Tutu et Thabo Mbeki pour parler de la situation sud-africaine, Pierre participe parfois à contraindre les gouvernements québécois et canadien à modifier leur action[14].

On peut aussi voir cette stratégie plus grand public à l’œuvre lors de la création de l’organisation Alternatives et de la publication de son journal inséré dans Le Devoir à partir de 1994. Dans le premier numéro, Michel Lambert, grand complice de Pierre Beaudet à l’époque, écrit que la parution de ce journal sera le « premier moyen d’action » d’Alternatives. Ce premier éditorial porte d’ailleurs entièrement sur la question du discours dominant :

Partout, dans les pays industrialisés autant que dans les pays en voie de développement prédomine un seul discours : l’argent roi, le profit maitre et le déficit honteux. Partout, des hommes et des femmes, toujours plus nombreux, paient de leur vie, de leur santé, de leur éducation pour cette obsession. L’humanité se mutile au nom d’une économie et d’un productivisme qui ravalent les individus au niveau d’une simple matière première d’un objet jetable après usage, d’une marchandise qu’on magasine et qu’on méprise[15].

On voit ici la centralité que le discours occupe désormais dans la stratégie de Pierre. Nos adversaires politiques créent un discours qui sert leurs intérêts et convainc la majorité, mais qui contribue surtout à créer les rapports de domination. Pour les combattre, il faut faire entendre une voix d’opposition crédible et forte, à partir de nos propres instruments de diffusion.

Cette nouvelle approche de la bataille des idées a participé à renouveler la gauche. Alternatives et d’autres organisations créées ou profondément transformées à l’époque ont structuré une proposition intellectuelle cohérente qui a constitué une proposition programmatique de gauche cohérente par-delà le centrisme du Parti québécois.

L’altermondialisme, un féminisme renouvelé, un mouvement étudiant de nouveau combatif et une pensée écologiste qui critique le capitalisme en constituent les idées de base. L’attention aux nuances, le souci d’informer et la volonté de s’adresser à un large public auront permis de créer une vision du monde en contrepoint de la pensée dominante d’alors.

Les Nouveaux Cahiers du socialisme, La Grande Transition, le Forum social québécois

La structuration et les succès relatifs de la gauche dans les années 2010 ont été rendus possibles grâce à cette base commune. Pierre, non content d’avoir participé à donner une structure de fond au développement d’une gauche propre au Québec du XXIe siècle, a encouragé ceux et celles qui adhéraient à cette structure idéologique à aller au bout de ses conséquences logiques et à adopter des positions radicales, notamment en ce qui concerne l’écologie et la lutte contre le capitalisme. Son engagement dans les Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) en est un bon exemple.

Dans l’éditorial qui ouvre le premier numéro des NCS en 2009, on lit :

Dans le sillon de la Marche des femmes, du Sommet des peuples des Amériques, du Forum social québécois et des grandes luttes étudiantes, populaires et syndicales des dernières années se profile également un ensemble de résistances. De ces luttes émergent de nouvelles perspectives qui conjuguent les aspirations historiques des mouvements anticapitalistes à celles des « nouvelles » expressions de la lutte sociale comme le féminisme, l’écologie politique, l’altermondialisme[16].

On peut lire ici une certaine synthèse. La volonté de radicaliser les luttes de gauche vient non plus contredire mais enrichir l’idée d’un message destiné au grand public. Il nous faut des outils de propagande qui nous permettent de parler à tout le monde, mais il nous faut aussi des publications où discuter de la cohérence interne de notre mouvement. Les NCS ont donné à la gauche un lieu de débat théorique, ce qui lui manquait depuis la fin des années 1980.

Mais la cohérence théorique n’apparait pas sans débats et sans réseaux et Pierre était bien conscient de ces éléments essentiels de la bataille des idées. En participant à la création du Forum social québécois et ensuite à celle de La Grande Transition, il a contribué à mettre sur pied une structure où les gens de gauche se reconnaissent, échangent, débattent et définissent la gauche québécoise. Grâce à ces lieux communs, nous savons que nous sommes ensemble, que nous sommes de la même famille malgré nos chicanes et nos différences. Grâce aux réseaux qui s’y créent, les plus jeunes peuvent s’intégrer à nos organisations et institutions. De même, Pierre proposait d’inscrire la gauche québécoise dans des contextes internationaux où il est possible de partager des luttes et des analyses.

État de la bataille lors du décès de Pierre Beaudet

Alors que Pierre nous a quittés, comment va la bataille idéologique au Québec ? Le premier constat, c’est que la structure idéologique fondamentale de la gauche québécoise que Pierre a contribué à mettre sur pied dans les années 1990 a permis des avancées. Ces avancées ont d’abord été organisationnelles. Une génération de nouvelles organisations de gauche fondées sur ces principes a vu le jour au début des années 2000, entre autres Québec solidaire, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) et l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). D’autres organisations ont adapté leur discours de façon à épouser les contours de cette structure idéologique. Grâce à ces nouvelles capacités organisationnelles, les gains ont ensuite été décisifs. D’abord la consolidation d’un « peuple de gauche » – expression chère à François Cyr (1952-2012), un autre complice de Pierre – qui prend l’habitude de voter pour un parti de gauche, mais aussi de s’impliquer dans de nouvelles organisations. Enfin, à partir de la crise de 2008, je crois qu’on peut aussi parler d’un déplacement à gauche de la fenêtre d’Overton[17], ce qui est en partie le résultat de cette consolidation idéologique. Le discours public et politique est aujourd’hui structuré en bonne partie sur les enjeux dont Pierre Beaudet et d’autres faisaient la promotion dans les années 1990. Ce discours est le discours officiel d’opposition aux groupes dominants ; la population le sait et une partie d’elle y adhère. Comment transformer cette adhésion partielle en hégémonie au sens gramscien ? La question reste entière.

Dans des discussions que nous avons eues à l’automne 2020 et au début de l’hiver 2021, Pierre était très animé par l’idée d’une consolidation et d’une coordination plus forte de la gauche québécoise. Nous constations tous les deux qu’une grande quantité de travail se faisait en silo, notamment dans la bataille des idées. Nous percevions alors une absence d’objectifs et de stratégie claire vers la transformation sociale. En fait, les lieux où toute la gauche se rejoint pour faire ces débats et donner cette direction n’existent pas vraiment. Lors de ces échanges, Pierre était convaincu qu’avancer en rangs dispersés ne nous permettrait pas de faire les gains nécessaires pour franchir la prochaine étape de la bataille des idées.

Qui sont les Pierre Beaudet de demain ? Où se trouvent ces petites mains qui structurent dans l’ombre des organisations qui permettent à notre mouvement de grandir ? Ces nouvelles personnes devront nous convaincre d’abandonner un certain confort pour nous donner les moyens de nos ambitions et, grâce en partie à Pierre, nous avons de très grandes ambitions.

Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul à Ottawa.


NOTES

  1. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 51.
  2. Ibid.
  3. Anonyme, « Préface », Mobilisation, vol. 1, n° 1, 1969.
  4. Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 145.
  5. Ibid., p. 156-158.
  6. Anonyme, « Pourquoi une revue militante ? », Mobilisation, vol. 2, n  1, janvier 1973, p. 6-7.
  7. Anonyme, « Une évaluation du travail idéologique à partir de textes militants », Mobilisation, vol. 2, n° 4, avril-mai 1973, p. 28 et Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 153.
  8. Équipe de la Librairie progressiste, « Le rôle de la propagande dans la construction du parti révolutionnaire », Mobilisation, vol. 2, n° 5, 1973, p. 24-25.
  9. SUCO (Service universitaire canadien outre-mer, maintenant Solidarité, union, coopération) est un organisme de solidarité internationale établi à Montréal depuis 1961.
  10. Pierre Beaudet, Un jour à Luanda, Montréal, Varia, 2018, p. 61-62.
  11. Ibid., p. 57-58.
  12. Ibid., p. 126.
  13. Ibid., p. 141-146.
  14. Michel Lambert, « Le veau d’or », Alternatives, vol. 1, n° 1, novembre 1994.
  15. Collectif d’analyse politique, « Pourquoi les Nouveaux Cahiers du socialisme ? », Nouveaux Cahiers du socialisme, vol. 1, n° 1, 2009, p. 8.
  16. NDLR. Introduite par le sociologue américain Joseph P. Overton au cours des années 1990, la notion de fenêtre d’Overton, aussi appelée fenêtre de discours, désigne la gamme d’idées que le public peut accepter à un moment donné. La viabilité politique d’une idée dépend du fait qu’elle se situe dans cette fenêtre qui comprend une gamme de politiques qu’un politicien peut proposer sans être considéré comme trop extrême, pour gagner ou conserver une fonction publique. D’après Wikipédia.

Pierre Beaudet et la revue Mobilisation : une méthode d’enquête originale

8 avril 2023, par Rédaction

Au printemps 1972, Pierre Beaudet et d’autres camarades fondent la Librairie progressiste, au coin des rues Ontario et Amherst, aujourd’hui Atateken[1]. Ils et elles se procurent de petites presses de calibre commercial et achètent des livres de toutes les tendances de la gauche radicale, puis organisent une fête pour l’ouverture du lieu. La nouvelle librairie devient vite un point de repère pour la gauche en ébullition. De jeunes syndicalistes viennent s’y procurer des ouvrages sur l’économie politique ou sur les mouvements de grève qui secouent le monde. Des professeur·e·s de cégep y font imprimer le Manifeste du Parti communiste[2] qui figure dans leur plan de cours. La Librairie progressiste est aussi un lieu de rencontre. On vient y faire un tour :

En principe pour acheter des livres. Mais aussi pour se donner rendez-vous, débattre, élaborer des concertations et des stratégies, et s’engueuler aussi, de manière plus ou moins polie. C’est une sorte de café sans café, d’espace politique ouvert à presque tous les vents[3].

Une des initiatives les plus intéressantes associées à la Librairie progressiste est la publication de la revue Mobilisation. Fondée en tant qu’organe du Front de libération populaire (un petit groupe militant issu d’une scission de l’aile gauche du Rassemblement pour l’indépendance nationale), elle connait une refonte en 1972, sous la direction de Pierre Beaudet et de ses camarades de la librairie. Mobilisation se conçoit comme une revue marxiste œuvrant à l’édification du parti du prolétariat. Elle souhaite accueillir des militantes et militants de différents milieux et renforcer les liens entre les groupes et les individus progressistes.

La revue publie des textes d’analyse politique et des articles de fond sur les enjeux internationaux. On y traite par exemple de la lutte de libération en Angola ou du mouvement révolutionnaire au Chili. Mais l’aspect le plus important de Mobilisation est son travail de réflexion approfondie sur les étapes de la liaison entre les intellectuel·le·s et le mouvement ouvrier. Dans ce texte, je souhaite présenter la méthode d’enquête de Mobilisation, une approche originale qui consiste à combiner la description détaillée d’un milieu, l’analyse de l’inscription de ce milieu dans un système plus vaste, la réflexion critique sur les actions militantes posées dans ce milieu et la prise en compte des leçons à en tirer pour agir ailleurs. Loin d’avoir un intérêt purement historique, ces considérations sur la revue Mobilisation me semblent avoir une pertinence aujourd’hui, pour tenter de reconstruire le lien entre la gauche et les personnes des classes populaires.

Un contexte bouillonnant

La nouvelle mouture de Mobilisation, à partir de 1972, émerge dans un climat politique orageux, dont l’atmosphère est bien saisie par le documentaire 24 heures ou plus de Gilles Groulx[4]. De 1963 à 1968, la revue Parti pris et le Rassemblement pour l’indépendance nationale contribuent à populariser l’idée d’indépendance. En 1968, la fondation du Parti québécois soulève bien des espoirs. Mais à son premier test électoral, au printemps 1970, le nouveau parti ne fait élire que sept députés, malgré 23 % des voix. Cette distorsion du système électoral convainc plusieurs jeunes militantes et militants que la voie parlementaire est un cul-de-sac. À gauche, certaines et certains se méfient aussi déjà de ce parti dont beaucoup de membres sont issus de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

À Montréal, depuis le milieu des années 1960, des comités de citoyennes et citoyens s’activent pour revendiquer des améliorations à la vie quotidienne dans les quartiers populaires. Ils demandent – et obtiennent parfois – de nouvelles infrastructures : coopératives d’habitation, centres communautaires, écoles, etc. Forts de ces gains, mais conscients des limites de leur action, ils décident de se coaliser pour agir à l’échelle municipale. En collaboration avec les syndicats, particulièrement la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui adopte des positions de plus en plus radicales, ils se transforment en comités d’action politique (CAP) et forment le Front d’action politique (FRAP)[5], un parti municipal opposé à l’administration Drapeau.

La campagne électorale municipale se déroule à l’automne 1970… en même temps que l’enlèvement de James Cross et de Pierre Laporte par le Front de libération du Québec (FLQ) et la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau[6]. Le FRAP, associé injustement au FLQ, subit un échec cuisant. Pour beaucoup de militantes et militants des CAP, cette défaite est interprétée comme le signe que le FRAP n’avait pas un ancrage populaire assez solide. De même, face à l’ampleur de la répression militaire et policière, il devient évident pour plusieurs que l’action armée clandestine du FLQ n’est pas la voie à suivre, puisqu’elle est peu soutenue par la population.

Ces évènements se déroulent durant une période où le nombre de conflits de travail dans la province ne cesse d’augmenter, au point où, au milieu des années 1970, le Québec devient avec l’Italie une des nations occidentales où la conflictualité ouvrière est la plus grande. Les travailleuses et travailleurs obtiennent des augmentations de salaire et des améliorations de leurs conditions de travail, en plus d’expérimenter de nouvelles formes de lutte et d’exprimer une certaine aspiration au contrôle de leurs milieux de travail. Le point culminant de cette mobilisation syndicale est la grève du Front commun du secteur public au printemps 1972[7], qui reste encore aujourd’hui l’une des principales grèves de l’histoire du Québec.

Dans l’esprit de bon nombre de militantes et militants de gauche, dont une forte proportion est composée d’étudiantes et étudiants de cégep ou d’université, ces évènements se conjuguent et indiquent la direction à prendre : il faut se lier davantage à la classe ouvrière. Les groupes qui collaborent avec Mobilisation – le CAP Saint-Jacques, le CAP Maisonneuve, le Centre de recherche et d’information du Québec (CRIQ), l’Agence de presse libre du Québec (APLQ) et plusieurs autres plus petits groupes – partagent tous une lecture marxiste des qui les invite à créer des liens plus solides avec les travailleurs et les travailleuses.

L’élaboration d’une méthode d’enquête à partir du conflit à l’entreprise Rémi Carrier

Le 9 novembre 1971, une quarantaine de travailleurs et travailleuses de Rémi Carrier, une petite usine de rembourrage située sur la rue Ontario, dans l’est de Montréal, débraient pour protester contre le congédiement injuste de cinq de leurs camarades impliqués dans la campagne de syndicalisation de l’entreprise. Quand les militantes et militants du CAP Maisonneuve entendent parler du conflit dans les journaux, ils y voient une occasion de mettre en pratique leur volonté de renforcer les liens avec des ouvriers et des ouvrières. Bien accueilli·e·s sur la ligne de piquetage, les membres du CAP se joignent à la lutte et y acquièrent rapidement un rôle de direction.

Les militantes et militants du CAP Maisonneuve mènent également une enquête sur Rémi Carrier qui débouche sur la publication du dossier On s’organise, diffusé dans d’autres usines et dans les milieux étudiants. Ce texte d’une trentaine de pages a été écrit à la suite de deux semaines de rencontres entre les membres du CAP et deux groupes de dix travailleurs et travailleuses. Le dossier décrit en détail les opérations de production à l’usine. Cette description permet d’une part de montrer comment les travailleuses et les travailleurs sont divisés dans le processus de production, ce qui nuit à leur unité politique. Elle permet d’autre part de mieux comprendre comment fonctionne l’exploitation, en se servant de l’exemple concret de l’usine de rembourrage pour présenter des concepts de base du marxisme, comme le profit et la force de travail.

En juin 1974, deux ans après la fin du conflit, Mobilisation publie un dossier en profondeur qui fait le bilan de la grève à Rémi Carrier. Le texte dense reprend et approfondit certains éléments du dossier On s’organise, mais il y ajoute une description chronologique de la lutte, accompagnée de réflexions critiques sur les succès et les échecs du travail militant effectué durant la grève. Les textes de Mobilisation ne sont pas signés, mais Pierre Beaudet m’a confirmé qu’il était le principal auteur de ce dossier. L’écriture a représenté un travail de longue haleine appuyé sur des rencontres avec les principaux protagonistes de la lutte. On suppose aussi que Pierre a lui-même participé de près ou de loin aux actions de soutien à la grève, ou du moins qu’il en a suivi attentivement le déroulement avec ses camarades du CAP.

Le texte « La lutte des travailleurs de Rémi Carrier » débute par une analyse du développement des forces productives dans l’entreprise. L’usine de 75 employé·e·s à la production est en pleine expansion, grâce notamment à un contrat de Bombardier pour la fabrication de bancs de motoneige. En décrivant l’évolution et le fonctionnement de l’entreprise, Mobilisation souhaite expliquer comment le patron parvient à maintenir l’exploitation, par exemple en embauchant des jeunes et des femmes qu’il se permet de payer moins cher, ou encore en congédiant les employé·e·s dès qu’ils et elles acquièrent de l’expérience. Cette pratique entraine un taux de roulement élevé qui mine les efforts de syndicalisation[8]. Ces réflexions sur l’organisation interne de l’entreprise Rémi Carrier s’accompagnent aussi d’une analyse du rôle que les petites entreprises jouent dans l’économie capitaliste. Chargées de fabriquer des produits dont le taux de profit est bas et forcées de se concurrencer entre elles pour obtenir des contrats de joueurs plus gros, elles sont souvent amenées à surexploiter leur main-d’œuvre[9].

Après la description de l’entreprise Rémi Carrier, le texte de Mobilisation est structuré autour du récit chronologique de la grève, qui s’est étalée de novembre 1971 à avril 1972. Tout au long du récit, on fait ressortir les aspects positifs et les aspects négatifs de l’intervention des militantes et militants du CAP. On souligne ainsi que l’implication du CAP et ses efforts de sensibilisation auprès de différents groupes ont permis aux employé·e·s de Rémi Carrier d’obtenir des dons en argent et du soutien sur la ligne de piquetage, entre autres[10]. En même temps, on relève, parfois de manière sévère, les erreurs tactiques et stratégiques des membres du CAP. On affirme par exemple qu’en essayant de recruter les travailleurs les plus conscientisés dans les CAP, on les a isolés de leurs collègues. On mentionne aussi que le dossier On s’organise n’était pas suffisamment accessible pour la plupart des ouvriers et des ouvrières[11].

Le conflit à Rémi Carrier se solde en principe par une victoire. Le syndicat a été reconnu et les employé·e·s congédiés ont été réembauchés. Toutefois, durant la grève, la production, qui n’a jamais été interrompue complètement, a été réorganisée, de sorte que la moitié des ouvrières et ouvriers sont mis à pied. En pratique, il ne reste donc à peu près rien de la mobilisation exemplaire des grévistes de l’usine.

De cette première expérience de liaison avec la classe ouvrière, les militantes et militants du CAP tirent la leçon qu’au lieu de soutenir les luttes ouvrières de l’extérieur, il vaut mieux être présent à l’intérieur même des milieux de travail. Leur objectif est de mieux connaitre la réalité ouvrière et de créer au sein des entreprises des structures qui permettent aux plus politisé·e·s de rester en contact avec leurs collègues, plutôt que de se couper d’eux et elles en intégrant une organisation comme le CAP. La grève à Rémi Carrier constitue donc un des points de départ du processus d’implantation de militantes et militants en usine et dans les hôpitaux qui marque le mouvement marxiste-léniniste durant les années 1970.

En phase avec ce virage vers la classe ouvrière, le dossier de Mobilisation sur Rémi Carrier inaugure une méthode d’enquête caractérisée par les traits suivants :

  • Penser dans l’action. Les militantes et militants des groupes proches de la revue sont encouragés à s’implanter dans des milieux de travail ou à s’investir dans des projets dans les quartiers populaires. Les textes de la revue se veulent donc directement liés à ces expériences concrètes. Ils sont écrits par les acteurs de ces initiatives ou en collaboration étroite avec eux.
  • Faire l’analyse sociale, économique et politique d’un milieu pour en extraire une meilleure compréhension des facteurs qui facilitent ou entravent l’intervention militante.
  • Faire un bilan de pratique qui intègre une réflexion critique sur les bons coups et les erreurs commises durant une lutte.
  • Tirer des leçons de cette analyse pour infléchir la pratique militante, y compris en envisageant de changer de modèle d’organisation ou de milieu d’implantation si cela parait plus propice à l’action.

Une méthode d’enquête transposée à d’autres milieux de travail

La méthode d’enquête élaborée à partir de Rémi Carrier est reprise par la suite dans d’autres numéros de Mobilisation, notamment par des militantes et militants qui rendent compte de leurs premières tentatives d’implantation en milieu ouvrier. Par exemple, deux militants racontent comment, pendant deux ans, ils se sont impliqués dans la syndicalisation d’une petite usine du quartier Saint-Michel. La description de l’entreprise et de ses travailleurs permet de saisir les défis de l’organisation politique dans ce milieu : on constate en effet que les ouvriers sont divisés en fonction de leur âge, de leur poste et de leur origine ethnique[12]. L’explication du déroulement de la campagne de syndicalisation met en lumière le rôle d’adversaire que peuvent jouer les conseillers permanents des centrales syndicales dans certains contextes. Comme à Rémi Carrier, les travailleurs de l’usine de Saint-Michel mènent une grève victorieuse, mais le taux de roulement élevé et le paternalisme patronal amoindrissent considérablement les gains militants.

En vue des négociations collectives du secteur public de 1975-1976, Mobilisation publie des textes qui effectuent un retour critique sur le Front commun de 1972 et appellent à un « front commun à la base » pour les prochaines négociations[13]. L’analyse que fait Mobilisation du rôle du système hospitalier dans l’économie capitaliste justifie que des militantes et militants marxistes s’implantent dans ce secteur et y consacrent beaucoup d’énergie, alors que leurs homologues d’autres pays ont souvent tendance à négliger les milieux non industriels. De plus, Mobilisation insiste sur les efforts de l’État pour opposer les travailleurs et les travailleuses du secteur public à ceux et celles du secteur privé, ce qui incite les militantes et militants de gauche à élaborer un discours axé sur l’unité entre les différentes fractions de la classe ouvrière.

Dans les textes de la revue, l’analyse socio-économique et la réflexion stratégique se nourrissent donc mutuellement. Leur imbrication permet d’identifier les échecs qui relèvent d’obstacles structurels ou contextuels et ceux qui relèvent d’erreurs militantes. Ainsi, il est possible pour les militantes et militants d’apprendre de leurs erreurs afin de ne pas les reproduire, par exemple produire du matériel de mobilisation qui vulgarise mieux leurs analyses pour s’ajuster au niveau de compréhension des ouvriers et des ouvrières qu’ils côtoient. Il est aussi possible de concevoir des manières de contourner les obstacles structurels auxquels ils et elles font face. Par exemple, après les expériences de Rémi Carrier et de Saint-Michel, les militants et militantes font le constat que les petites entreprises sont trop précaires et trop fragiles pour y faire du travail politique et syndical durable. Ils décident donc de s’orienter plutôt vers les grandes usines et les hôpitaux, « où les conditions de stabilité et d’organisation sont plus propices pour un travail politique prolongé[14] ». Cet aller-retour entre l’action et l’analyse permet donc de s’ajuster aux conditions concrètes.

Une démarche encore actuelle

En 2019, le processus de production du numéro 22 des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) – « Valleyfield, mémoires et résistances » – a fait ressortir la persistance d’une culture militante forte dans cette ville industrielle encore aujourd’hui. Valleyfield s’est construite autour de l’usine de la Montreal Cotton, pendant un temps la plus grande usine de textile au Canada, où, en 1946, une grève victorieuse de 100 jours contre les patrons, les briseurs de grève et la police du premier ministre Maurice Duplessis a eu un retentissement important. Dans les années 1970, plusieurs jeunes militantes et militants, inspirés par cette grève héroïque, se sont impliqués dans les syndicats industriels de la région.

En juillet 2021, Pierre Beaudet a voulu poursuivre l’enquête entamée en 2019 par le dossier des NCS sur Valleyfield et pour explorer davantage ce qu’il reste de la tradition syndicale de la ville. Le dossier des NCS avait interrogé principalement des intellectuel·le·s et des militantes et militants de longue date. En 2021, Pierre proposait de faire des entrevues en profondeur avec des travailleurs et travailleuses « de la base » pour comprendre quelle est la condition ouvrière aujourd’hui. Ces rencontres auraient inclus à la fois des responsables syndicaux et des employé·e·s peu ou moins engagés, pour saisir aussi ce qui freine l’implication des travailleurs et travailleuses de la base. Les personnes participantes auraient pu relire le texte final pour s’assurer qu’il reflète bien leur pensée et leurs aspirations. La démarche se serait conclue par une table ronde « sur cette condition ouvrière, sur les espoirs et les luttes, et aussi les obstacles ».

En un sens, Pierre revenait par ce projet à la méthode d’enquête qu’il avait contribué à créer à l’époque de Mobilisation. Il s’agissait d’aller sur le terrain avec ouverture pour explorer un milieu sous toutes ses dimensions, avec la participation pleine et entière des protagonistes de ce milieu. L’objectif était aussi de mettre nos capacités de rédaction au service de personnes qui sont actives dans leur milieu, mais qui n’ont pas nécessairement la plume facile. En d’autres mots, il s’agissait d’utiliser l’écriture pour mettre en forme et synthétiser la parole des gens et rendre visible leur expérience de la vie quotidienne, afin de voir ce qui peut en surgir. Menée dans une diversité de milieux, une telle démarche d’enquête pourrait peut-être faire émerger de nouvelles pistes d’action.

Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.


NOTES

  1. Pour plus de détails sur l’histoire de Mobilisation et sur son rôle dans l’émergence du mouvement marxiste-léniniste québécois, voir le premier chapitre de ma thèse de doctorat, disponible en ligne. Guillaume Tremblay-Boily, Le virage vers la classe ouvrière. L’implantation et l’engagement des marxistes-léninistes québécois·es en milieu de travail, Montréal, Université Concordia, 2022.
  2. Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste, 1848.
  3. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 130-132.
  4. Gilles Groulx, 24 heures ou plus, documentaire politique, ONF, 1973.
  5. Sur l’expérience du FRAP telle que vécue par son président, voir Paul Cliche, Un militant qui n’a jamais lâché. Chronique de la gauche politique des années 1950 à aujourd’hui, Montréal, Varia, 2018, ainsi que Pierre Beaudet, « L’entrevue : Paul Cliche », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 13, 2015.
  6. Pour un récit de ces évènements, voir entre autres Éric Bédard, Chronique d’une insurrection appréhendée. Jeunesse et crise d’Octobre, Québec, Septentrion, 2020.
  7. En 1972, les trois grandes centrales syndicales (la Fédération des travailleurs du Québec, FTQ, la Confédération des syndicats nationaux, CSN, la Centrale de l’enseignement du Québec, CEQ) forment pour la première fois un front commun face au gouvernement dans le cadre des négociations du secteur public et parapublic. Au mois d’avril, les travailleuses et travailleurs du Front commun déclenchent une grève générale illimitée, mais ils rentrent au travail à la suite de la promulgation d’une loi spéciale. Or, quand un juge ordonne l’emprisonnement des chefs des trois centrales pour avoir incité leurs membres à défier des injonctions, cela entraine une vaste grève spontanée. Des centaines de milliers de personnes du secteur privé et du secteur public protestent contre cet outrage, ce qui amène le gouvernement à faire des concessions majeures aux syndiqué·e·s. De plus, dans certains endroits au Québec, dont Sept-Îles, les travailleuses et travailleurs expérimentent des formes d’autogestion.
  8. « La lutte des travailleurs chez Rémi Carrier » Mobilisation, vol. 3, n° 8, 1974a, p. 3.
  9. Ibid., p. 16.
  10. Ibid., p. 10.
  11. Ibid., p. 7.
  12. « La syndicalisation dans une petite usine », Mobilisation, vol. 3, n° 9, 1974b, p. 3.
  13. « Pour un Front commun à la base », Mobilisation, vol. 4, 1975, n° 8.
  14. Mobilisation, 1974a, op. cit. p. 17.

« On a raison de se révolter » – Regard sur la contribution intellectuelle, politique et militante de Pierre Beaudet

7 avril 2023, par Rédaction

Notre compagnon de vie, ami et camarade Pierre Beaudet, est parti sans prévenir, à 71 ans, le 8 mars 2022. Quelques mois à peine avant son décès, il enseignait encore à l’Université du Québec en Outaouais et était retourné à la barre d’Alternatives, cette organisation de coopération et de solidarité internationales qu’il avait contribué à créer en 1994, et qui représente encore aujourd’hui un legs important de son engagement. Ce retour à la direction d’Alternatives qu’il avait quittée en 2006 devait être temporaire, quelques mois ou une année tout au plus, histoire de lui redonner un nouveau souffle. La mort est venue contrecarrer ses plans alors qu’il croyait, et nous avec lui, pouvoir recouvrer la santé et son énergie. Pierre avait des idées plein la tête et des projets qui lui tenaient à cœur. Il rêvait de mettre sur pied un centre de formation politique pour les militantes et militants de différents mouvements sociaux, en particulier pour les plus jeunes. Contribuer à la relève militante et politique de la gauche, ici et à l’international, était un impératif et le restera jusqu’à la fin de sa vie.

Pour témoigner de son parcours, long de plus de cinquante ans au sein de la gauche québécoise et internationaliste, les Nouveaux Cahiers du socialisme ont choisi de lui consacrer ce dossier dont l’objectif est modeste et ambitieux à la fois, un peu à l’image du personnage. Il s’agit d’aller au-delà de l’hommage à son œuvre et à sa vie qui lui a été rendu le 23 avril 2022 lors d’une cérémonie à l’UQAM, son alma mater, pour souligner sa contribution intellectuelle, politique et militante. Les signataires des articles ont côtoyé Pierre, ont milité ou travaillé avec lui, mais là ne sont pas les raisons principales qui ont motivé la constitution de ce dossier.

À la lecture de l’ensemble des textes qui suivent, force est de constater que Pierre Beaudet a occupé une « place à part » dans le village d’Astérix, pour reprendre une expression qui lui était chère pour désigner le Québec, et en particulier la gauche québécoise. C’est pourquoi rendre compte de sa contribution nous apparait comme un devoir de mémoire, mais aussi un « devoir politique ».

En cette période d’hégémonie néolibérale où des organisations de coopération et de solidarité internationales[1] peinent à jouer pleinement leur rôle, s’affaiblissent, voire disparaissent face à des gouvernements pour qui « l’aide internationale » passe essentiellement par le secteur privé, à l’heure où la combativité des organisations sociales et communautaires s’est affaiblie, et enfin à l’heure où l’altermondialisme semble en recul, lire ou relire les écrits de Pierre Beaudet permet de réfléchir en vue de repenser nos analyses, pratiques et stratégies.

Comme bon nombre de jeunes de sa génération, Pierre découvre la vie militante au sein du mouvement étudiant à la fin des années 1960 et 1970, comme le rappelle André Vincent dans l’entrevue qu’il accorde à Milan Bernard, ou encore Ronald Cameron dans son texte « Le parcours d’un combattant ». Malgré son jeune âge et son manque d’expérience politique et militante, il se démarque dans les organisations dans lesquelles il s’engage, comme la Libraire progressiste et Mobilisation, par sa soif insatiable de lectures et de connaissances ainsi que par son volontarisme qui se traduit dans le nécessaire travail d’analyse, de publication et d’action. À l’issue de ce dossier, nous pourrions avancer qu’il s’agit là des trois piliers principaux de la praxis du militant et de l’intellectuel qu’il a été.

Contrairement à un certain nombre de militantes et de militants de la génération des baby-boomers qui ont été membres de partis politiques d’extrême gauche et qui ont abandonné en cours de route, ou qui en sont ressortis désillusionnés, Pierre a maintenu le cap à gauche durant plus de cinquante ans d’engagement actif. À l’encontre de plusieurs de ses camarades de l’époque, il n’a pas eu peur de sortir des sentiers battus, d’adopter une distance critique face à certains dogmes ou face à la « ligne de parti » imposée par telle organisation politique ou tel mouvement comme en fait foi l’entrevue menée avec André Vincent. Loin d’avoir jeté le bébé avec l’eau du bain, Pierre cherchait à comprendre les erreurs des pays qui ont tenté l’expérience socialiste, réfléchissait et discutait de la planification démocratique comme le relate le texte de son ancien collègue Munro. Selon Cameron, il n’hésitait pas à revisiter Lénine pour en faire une nouvelle lecture, et pour vulgariser sa contribution afin d’en faire profiter le plus grand nombre de lectrices et lecteurs possible.

Tous les auteurs et autrices qui ont contribué à ce dossier ont saisi l’importance pour Pierre de lier la théorie à la pratique. Comme l’écrit Tremblay-Pepin : « Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante ». À titre d’exemple, à peine âgé de 22 ou 23 ans, Pierre, qui joue un rôle important dans la revue marxiste Mobilisation, propose une méthode d’enquête originale en vue de rapprocher les intellectuel·le·s des classes populaires, nous dit Tremblay-Boily. Cette préoccupation restera sienne tout au long de sa trajectoire.

Toujours dans la perspective de la bataille idéologique qui nécessitait de proposer une vision du monde alternative au discours hégémonique des élites économiques et politiques, Pierre avait aussi le souci de rejoindre le public le plus large possible C’est ainsi qu’il créa ou collabora à la création d’une diversité de publications : des bulletins, des revues comme Mobilisation et les Nouveaux Cahiers du socialisme, le Journal des Alternatives et d’autres encore. Parallèlement, il signait aussi des articles dans les médias traditionnels nationaux ou accordait des entrevues aux chaines de radio ou de télévision publiques ou commencera à intervenir sur des blogues, avec deux objectifs en tête : vulgariser et rendre accessible au grand public la compréhension de conflits géopolitiques complexes et proposer une analyse critique dévoilant le plus souvent le jeu et les intérêts des puissances dominantes. Ses publications ont contribué à amener le « monde » au Québec et, en même temps, il ne perd aucune occasion pour raconter ou expliquer le Québec au reste du Canada comme le rappelle Frappier, ou à l’international, d’où ses collaborations avec Le Monde diplomatique notamment ou avec d’autres publications un peu moins connues.

On retrouve dans ces publications ou ailleurs dans des revues comme Presse-toi à gauche, ses innombrables textes sur les luttes contre l’apartheid et pour la démocratisation de l’Afrique du Sud, la résistance palestinienne contre le sionisme et l’État colonial israélien, les révoltes populaires en Amérique latine ou encore les luttes des mouvements autochtones ici ou ailleurs. Cela incite Hernandez à voir en Pierre un passeur et un « intellectuel frontalier » en mesure de traduire et d’interpréter les analyses et les stratégies de partis politiques ou de mouvements sociaux d’un pays ou d’une région du monde, selon l’histoire et les spécificités du contexte national ou international. Ismé souligne à quel point Pierre a joué un grand rôle dans la mobilisation de la gauche et du secteur progressiste québécois en solidarité avec Haïti : « Il était capable de rendre intelligible pour ses pair·e·s de la société québéoise la réalité complexe des pays du Sud dont Ayiti, loin des raccourcis et des regards réducteurs et discriminatoires de la grande presse ». Il savait ainsi faciliter les échanges et les dialogues entre militantes, militants et intellectuel·le·s de différents pays, ce qui constituait un atout indéniable pour celui qui contribuera à la construction du Forum social mondial, de la Plateforme altermondialiste ou d’autres initiatives misant sur la convergence des luttes.

Un peu dans la même perspective, O’Meara, un camarade sud-africain venu s’établir au Québec, évoque le bagage extensif de connaissances de Pierre sur l’histoire politique de nombreux mouvements de libération nationale, ce qui lui permettait par exemple de dépasser l’exceptionnalisme du cas sud-africain. En dépit de sa modestie et de sa posture politique d’allié des classes populaires, Pierre était aussi un intellectuel de haut niveau. Levy n’hésite pas à en parler comme d’un remarquable spécialiste et « savant des mouvements sociaux » en ce sens qu’il savait lire et interpréter les pratiques et stratégies des mouvements, et il savait proposer des pistes d’action. Ces caractéristiques ont d’ailleurs permis à Pierre d’assurer rapidement un leadership intellectuel et politique dans un certain nombre d’organisations de solidarité internationale dont le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA), le Centre d’études arabes pour le développement (CEAD) et Alternatives, de même qu’au sein du Forum social mondial.

Dès leur première rencontre, Pierre a invité Feroz Mehdi, qui deviendra un de ses grands amis, un camarade et un collègue de travail, « à descendre des montagnes ». Par cette métaphore, Pierre lui a appris à traduire ses idées politiques en projets « pour soutenir nos organisations partenaires à l’étranger, tout en mettant sur pied un programme de mobilisation et d’éducation populaire pour développer de façon durable et continue une conscience politique au Québec ». Hernandez, un collègue de Pierre, estime lui aussi que ce dernier a conjugué tout au long de son parcours, analyse théorique et praxis. Pour reprendre ses mots : « Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle ».

À l’instar de Frappier, plusieurs autrices et auteurs soulignent les grandes qualités de pédagogue de Pierre pour qui la formation de la relève militante était un impératif. Tour à tour, il proposera des stages, des petits contrats ou de nouveaux projets à des jeunes qui se rapprochent d’Alternatives, sans compter les programmes de stages qui ont pris de l’expansion au sein de la programmation de cette ONG. Pierre croyait en la jeunesse et à son rôle dans les luttes et mouvements de transformation sociale et politique. Il faisait confiance aux jeunes et les soutenait dans leurs apprentissages, sans paternalisme. C’est ce que relatent L’Écuyer et Gauthier, tous les deux parmi les premiers stagiaires d’Alternatives. Ils ont recueilli les propos d’autres stagiaires qui ont croisé ou côtoyé Pierre dans les années 1990 et 2000. Il vaut la peine de souligner que, jusqu’à aujourd’hui, il y aurait eu plus de 1500 stagiaires à Alternatives ou au sein d’organismes partenaires dans le Sud global depuis la mise en place de ces programmes de stages, en 1994.

Massiah, un intellectuel et camarade de France avec qui il s’est lié d’amitié surtout autour du Forum social mondial, estime que « l’internationalisme de Pierre était d’abord concret, il travaillait directement avec des mouvements dans les différentes parties du monde. Il apprenait d’eux, toujours à leur écoute, attentif aux différences, enrichi par les constructions d’avenir ancrées dans des sociétés millénaires ». Ismé observe, elle aussi, cette grande sensibilité de Pierre aux réalités des luttes du Sud global, dont celles menées en Ayiti. « Son désir sincère de rencontrer l’autre dans une relation horizontale au-delà des divergences était marquant. Pierre, pourtant farouche défenseur de ses idées, a su développer cette capacité rare d’apprendre de l’autre en toute humilité et d’enseigner à l’autre sans arrogance. Il va s’ouvrir, même si avec une certaine réserve, au féminisme, à la décolonialité », dit-elle. Comme l’évoque Massiah, l’internationalisme de Pierre était loin des rigidités et des hiérarchies. Et il adhéra à ce que son ami Vinod Raina a exprimé : « Ce sont les mouvements qui construiront l’alliance des peuples. Ce ne sont pas les partis, ni les associations, ni les ONG, ce sont les mouvements sociaux et citoyens »

Finalement, Dufour estime à propos de La Grande Transition qu’il s’agit d’une initiative qui « m’apparaît comme une forme d’aboutissement du chemin parcouru par Pierre Beaudet, en apprentissage perpétuel et dans sa volonté de rassembler ou du moins de faire converger les forces vives progressistes pour penser les alternatives, affuter leurs analyses et agir ensemble pour faire barrage à la droite, aux forces néolibérales, au capitalisme débridé, ici et ailleurs ».

Comme en témoigne ce dossier, Pierre a été de plusieurs combats politiques et intellectuels, dont certains lui tenaient particulièrement à cœur : la lutte des classes, pour reprendre une terminologie devenue moins populaire, le socialisme, la question nationale québécoise et la nécessaire alliance avec la gauche du reste du Canada, le colonialisme, la situation des Autochtones, le racisme, les luttes écologiques qu’il avait découvertes plus récemment et, bien sûr, l’internationalisme et l’altermondialisme. À cela, s’ajoute une panoplie d’autres questions qu’il défendait comme celles des droits économiques et sociaux, les luttes syndicales et féministes. Ce bref portrait est loin d’être exhaustif. Étrangement, la Palestine pourtant si présente dans son cœur et son action est relativement absente de ce dossier. Des contraintes de temps ont limité le nombre de personnes sollicitées, ce qui explique peut-être, mais n’excuse pas, cette lacune.

Malgré cela, nous espérons que ce dossier puisse faire découvrir ce grand intellectuel et militant à des jeunes et moins jeunes, qu’il les invite à lire ou relire certains ouvrages de Pierre, et qu’il les encourage à mettre en pratique les trois piliers de sa méthodologie, soit l’analyse, la production et la diffusion d’information et l’action pour mieux faire face à la crise globale actuelle. Enfin, souhaitons que ce dossier permette de dépasser l’individu et sa singularité, qu’il nourrisse nos réflexions politiques et qu’il contribue à la mémoire collective de la gauche, de l’internationalisme et son corollaire, l’altermondialisme.

Par Anne Latendresse, professeure au département de géographie à l’Université du Québec à Montréal


NOTE

  1. Surtout celles qui ont une posture critique à l’égard des orientations des gouvernements canadien et québécois.

La criminalisation de l’immigration : comment la droite gagne la bataille des idées

7 avril 2023, par Rédaction

ÉDITORIAL – Au cours des élections québécoises d’octobre 2022, l’immigration et les politiques d’accueil sont devenues l’un des principaux enjeux. La figure de l’immigrant, plus précisément celle de l’immigrant racisé, est devenue l’étranger, celui ou celle qui menace l’existence même de la nation québécoise[1]. Pour le premier ministre François Legault, et pour plusieurs acteurs politiques du Québec, l’immigration est liée au déclin de la langue française et à la disparition des valeurs québécoises[2]. De plus en plus, le gouvernement de la Coalition avenir Québec développe un discours anti-immigrant, à connotation raciste, comme l’ont montré les amalgames énoncés par le ministre Jean Boulet lors de la campagne électorale[3].

Ce discours participe de la criminalisation de l’immigration. Il se diffuse aussi en Europe, notamment en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie, en Lettonie, et plus récemment en Suède et en Italie, où l’extrême droite siège dans les gouvernements ou y détient les rênes.

Les discours et politiques anti-immigration ne sont pas chose nouvelle dans l’histoire occidentale : la fermeture à l’immigration par les États-Unis en 1921, un siècle ou presque avant l’interdiction de voyage (travel ban) de Donald Trump, avait été instaurée à la demande d’une partie du mouvement ouvrier. Ce dernier y voyait alors une façon de renforcer son pouvoir de négociation, en évitant une concurrence par le recours à des personnes particulièrement exploitées et abusées comme le sont les « nouveaux arrivants » en règle générale. Cet évènement a eu des conséquences fort dommageables, car la satisfaction de cette revendication des mouvements ouvriers américains « ferma ce qui avait été une soupape de sécurité “sociale” pour l’Europe au XIXe siècle […] et, selon E.H. Carr, cela prépara leur défaite [celle des mouvements ouvriers européens] et la montée du fascisme[4] ».

Certes, le discours et les mesures répressives ne constituent pas l’équivalent du système d’extermination mis en œuvre par le régime nazi, ni même des camps d’internement lors de la Seconde Guerre mondiale[5]. En ce début du XXIe siècle, si l’immigrant racisé est devenu un danger, la droite et l’extrême droite n’écartent pas toujours la possibilité de l’intégrer, mais selon un processus soit économique, soit identitaire, qui repose essentiellement sur les épaules du nouvel arrivant. Cette personne doit faire la démonstration de vouloir parler et apprendre la langue, le français au Québec, et on attend souvent d’elle qu’elle rejette sa langue maternelle et la culture de son pays d’origine[6]. En France, par exemple, à peine réélus, Emmanuel Macron et son gouvernement ont ouvert la porte à une attaque majeure contre les immigrants et immigrantes, en choisissant la voie de la criminalisation plutôt que de la reconnaissance de leur apport durant la pandémie[7]. Les annonces françaises sur le projet de loi en préparation indiquent une aggravation de la précarité en rendant les immigrantes et les immigrants plus vulnérables et donc corvéables à merci dans les « secteurs d’activité en tension », qui sont en fait les secteurs qui subissent une pénurie de main-d’œuvre, faute d’offrir des conditions de travail correctes.

L’idéologie de l’extrême droite fait ainsi son chemin. Certes, cette idéologie ne se réduit pas aux discours anti-immigrant; elle articule aussi un discours, des pratiques et des lois rétrogrades et répressives envers les femmes, les membres des communautés LGBTQ+, les minorités ethniques, etc. Son discours et ses actes sont aussi intersectionnels.

Cependant, c’est sur la question de l’immigration, pierre de touche de la gestion mondialisée des flux de main-d’œuvre, que l’extrême droite bénéficie du soutien des classes dirigeantes : même chez les gouvernements d’Europe où l’extrême droite n’est pas présente ni nécessaire à l’obtention d’une majorité, ses idées sur ce sujet sont reprises et mêmes affinées, en s’appuyant sur un appareil à la fois politique, économique et médiatique similaire d’un pays à l’autre, et en recourant à des réseaux de diffusion institutionnalisés, l’OCDE notamment, ou à des think tanks entre nations. Par exemple, certains débats qui se font en France migrent quasi instantanément vers le Québec. Des commentateurs et chroniqueurs à l’emploi de médias détenus par les plus grandes fortunes de leur pays respectif, et parfois proches des partis politiques ou même des politiciennes et politiciens eux-mêmes, agissent comme relayeurs, facilitant ainsi la diffusion et l’expression de ces idées sur l’immigration, entre autres.

Tout courant idéologique correspond à une lecture de la réalité socio-économique et des rapports de pouvoir et de domination qui les sous-tendent. Le parallèle avec les années 1930 peut ainsi être prolongé, car l’époque actuelle partage de nombreuses caractéristiques avec cette dernière et les années « folles » qui l’ont précédée et préparée. D’une part, le capitalisme a renoué avec la profitabilité mise à mal par l’extension du compromis fordiste, en misant cette fois encore sur la financiarisation de l’économie, les avancées technologiques et le retour ou l’aggravation de la marchandisation de la monnaie, du travail et de la nature. D’autre part, les conflits sociaux se sont intensifiés depuis 2011, ce qui exacerbe la crise de légitimité que traverse le système-monde capitaliste dans la lignée de celle des États-Unis[8].

Cette situation nourrit les stratégies de court terme de la part des classes dirigeantes. L’illustration actuelle la plus flagrante est la réponse à l’inflation, qui consiste à augmenter les taux d’intérêt au profit des détenteurs de patrimoine et des entreprises financiarisées au lieu de réduire les inégalités et l’appauvrissement et de développer des politiques de transition énergétique écologique[9]. Cette stratégie à courte vue motivée par la préservation du profit et du pouvoir permet en partie d’expliquer comment la droite peut flirter avec l’extrême droite en espérant ramasser quelques voix par-ci par-là, et prendre le dessus. Mais l’extrême droite devient en fait la droite de référence, car la politique traditionnelle de la droite disparait derrière un programme économique et le discours néolibéral.

Il ne fait aucun doute que cette capacité du capitalisme de se reproduire en surfant sur les vagues portées par les classes dirigeantes les plus réactionnaires repose aussi sur le fait qu’il domine le discours[10] et imprègne la vie sociale sous tous ses aspects. Toutefois ce système et la rhétorique faisant de l’immigration un problème difficile à gérer n’ont jamais été remis en question par la gauche traditionnelle et par celle qui participe à des élections. Pire, cette dernière a tendance à rejeter sur les classes populaires la responsabilité de la montée de l’extrême droite et de ses idées, ce qui la dédouanerait de flirter avec le cadre néolibéral pour aller chercher des voix ailleurs.

Or, si les régimes fascistes des années 1930 semblent avoir bénéficié d’un soutien des masses – soutien au sujet duquel on oublie souvent de mentionner qu’il a été acquis par la terreur des milices et des méthodes d’intimidation, de harcèlement et même d’assassinats que l’on voit renaître avec effroi au Brésil ou aux États-Unis chez les partisans de Jair Bolsonaro et de Trump –, il s’est aussi construit sur la débâcle de la gauche. Socialistes et communistes allemands étaient plus pressés de s’affronter, y compris physiquement, que de s’allier contre la menace nazie. De leur côté, les communistes espagnols, et surtout staliniens, ont préféré liquider les anarchistes plutôt que de s’allier avec eux contre Franco.

Voilà le dernier trait similaire entre les deux périodes, cette incapacité de la gauche à s’opposer et à proposer sa lecture de la situation face aux idées réactionnaires. Non pas qu’au XXIe siècle, elle se divise de façon excessive ou s’entretue. Avec l’appui des classes moyennes aisées, la social-démocratie a plutôt consenti à accepter le cadre économique forgé par la droite. Maintenant, plutôt que de se décider à reconnaitre que c’est ce qui a contribué à banaliser le néolibéralisme en le présentant comme insurmontable, en reprenant le discours sacré sur le développement économique et la croissance – pourtant incompatible avec la protection de l’environnement comme nous le savons aujourd’hui – pour « rassurer les marchés », la gauche, ses organisations traditionnelles et ses partis, parfois même étiquetés comme radicaux, rendent responsables de ses propres égarements les classes populaires qui leur font défaut. Non parce que celles-ci sont (effectivement) désillusionnées et s’abstiennent en grand nombre, mais parce qu’elles seraient peu éduquées et donc « naturellement » sensibles aux sirènes d’extrême droite. Comme si le racisme était une affaire individuelle et non pas un rapport de pouvoir et de domination inscrit dans les institutions et les biais inconscients.

Cette représentation aberrante à l’heure de l’élévation générale, à l’échelle planétaire, des niveaux d’instruction a préséance contre les faits eux-mêmes. Car, que l’on regarde au Chili, au Brésil[11], aux États-Unis, en Grèce, ceux et celles qui sauvent la démocratie ou lui rendent ses lettres de noblesse ne sont pas les classes moyennes aisées, mais les classes populaires, en manifestant massivement contre les traitements discriminatoires et liberticides envers les immigrantes et les immigrants[12], ou en se rendant malgré tout aux urnes pour infliger une défaite aux dictateurs en herbe. D’ailleurs, plusieurs études récentes confirment que le comportement électoral des classes populaires ne se distingue guère du reste de la population, si ce n’est par une plus grande abstention, sauf de la part d’un noyau conservateur actif[13].

En déniant la réalité des résistances populaires et leur radicalité, la gauche traditionnelle, ou celle qui joue le jeu électoral, laisse le champ libre aux idées d’extrême droite et de droite. Elle se contente de reprendre le modèle libéral, parlant de la nécessité de construire un « modèle d’immigration » pour donner le gout du français et de la culture québécoise aux nouvelles et nouveaux arrivants, et essayant de vanter l’immigration comme solution pratique de dernier recours, pour faire face aux difficultés de rétention de la main-d’œuvre de la part des entreprises. Les propositions de Québec solidaire pendant la campagne électorale étaient loin de remettre en question ce discours utilitaire et économique sur l’immigration.

Nous devons rompre avec ce cercle vicieux. C’est de courage moral dont nous avons besoin pour énoncer sur la scène politique qu’il faut accueillir dignement les immigrants en tant que citoyennes et citoyens, et non en les réduisant à une force de travail; pour régulariser les sans-papiers; pour favoriser les relations interculturelles. Il faut également avoir le courage de dénoncer la domination impérialiste occidentale sur les pays du Sud, domination qui constitue l’une des principales causes de cette vaste migration vers le nord.

Parallèlement, il s’agit de défendre une autre vision du vivre-ensemble, en soutenant les initiatives alternatives locales, écologiques, féministes et radicalement anticapitalistes portées par des mouvements populaires ou autochtones qui offrent en réalité des réponses globales pour peu qu’on cesse de les traiter au filtre du système économique capitaliste.

Par Milan Bernard, Alain Saint-Victor, Carole Yerochewski pour le comité de rédaction.


NOTES

  1. Voir : Marc-André Gagnon, « Pouvoirs en immigration : “une question de survie” pour la nation, signale Legault », Journal de Québec, 29 mai 2022.
  2. Voir notamment : Charles Lecavalier, « Le gouvernement Legault souhaite un “réveil national” pour stopper le déclin du français », La Presse, 29 novembre 2022.
  3. Gabriel Delisle, « Déclaration de Jean Boulet sur l’immigration : des propos “préoccupants” et “désolants” », Le Nouvelliste, 28 septembre 2022.
  4. Beverly J. Silver, Forces du travail. Les conflits ouvriers et la globalisation depuis 1870, Toulouse (France), Éditions de l’Asymétrie, 2019, p. 40.
  5. Ce constat ne vise pas à atténuer l’impact actuel des politiques anti-immigrant, qui se traduisent notamment par des morts en Méditerranée ainsi que par les conditions esclavagistes ou extrêmement brutales que la plupart subissent en devant s’en remettre à des passeurs de diverses natures. On ne peut ignorer non plus la façon dont cela alimente la traite de femmes et d’enfants.
  6. Pour une lecture critique des politiques actuelles d’immigration marquées par la colonialité du pouvoir, voir le dossier consacré à ce sujet dans le n° 27 des Nouveaux Cahiers du socialisme, Le défi de l’immigration au Québec : dignité, solidarité et résistance, 2022.
  7. Sur la criminalisation des immigrants, voir la vidéo en accès libre de Mediapart, qui interviewe notamment une avocate spécialiste du sujet : <www.mediapart.fr/journal/france/061222/projet-de-loi-immigration-nous-sommes-sur-des-propositions-racistes?utm_source=nl-video-20221211-185726&utm_medium=email&utm_campaign=ALL&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[ALL]-nl-video-20221211-185726&M_BT=1257261095238>. Cette criminalisation des immigrants va de pair avec une criminalisation de la pauvreté; voir à ce sujet le projet de loi français antisquat qui s’attaque en fait aux mal-logé·e·s en défaisant les protections obtenues dans les années 1950 par les mobilisations autour d’Emmaüs et de l’abbé Pierre, concernant l’occupation de logements vides : <www.alternatives-economiques.fr/manuel-domergue/loi-anti-squats-criminalisation-mal-loges/00105346?utm_source=emailing&utm_medium=email&utm_campaign=hebdo&utm_content=11122022>.
  8. La crise de légitimité était aussi vive dans les années 1930 et signait la fin du leadership britannique. En prolongement des analyses en termes de système-monde d’Immanuel Wallerstein et de Giovanni Arrighi, voir les contributions de Sahan Savas Karatasli, Sefika Kumral et Beverly Silver, A New Global Tide of Rising Social Protest ? The Early Twenty-first Century in World Historical Perspective, communication à la conférence annuelle de la Eastern Sociological Society, Baltimore (Maryland), 24 février 2018, ainsi que Beverly J. Silver et Corey R. Payne, « Crise de l’hégémonie mondiale et accélération de l’histoire sociale », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 25, 2021.
  9. Voir à ce propos l’entrevue de Bertrand Shepper, « Augmenter les taux d’intérêt, pas la réponse à l’inflation » par Carole Yerochewski dans le n° 28 des Nouveaux Cahiers du socialisme, 2022.
  10. Voir les travaux de Pierre Dardot et Christian Laval, notamment : Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016.
  11. Voir Franck Gaudichaud, « Tout commence au Chili », Le Monde diplomatique, janvier 2022, p. 8-9; Valério Arcary, « Le Brésil est fracturé comme jamais auparavant », Alencontre, 19 octobre 2022.
  12. Voir les grandes manifestations antifascistes du 5 mars 2020 contre un gouvernement de droite qui a légitimé l’action de gangs fascistes contre les immigrants et réfugiés présents massivement en Grèce : Sandro Mezzadra, « Entre la Grèce et la Turquie », Euronomade, 2020, < https://editionsasymetrie.org/frontieres/sandro-mezzadra-entre-la-grece-et-la-turquie/#more-158>.
  13. Voir entre autres : Nonna Mayer, « Que reste-t-il du vote de classe ? Le cas français », Lien social et Politiques, n° 49, 2003.

Après la pandémie, l’urgence d’un plan pour la transition

23 février 2023, par Rédaction
APRÈS LA PANDÉMIE[1] Depuis deux ans, la pandémie de COVID-19 a pris beaucoup de place, à la fois dans nos vies, dans la sphère publique et dans l’action gouvernementale. Il (…)

APRÈS LA PANDÉMIE[1]

Depuis deux ans, la pandémie de COVID-19 a pris beaucoup de place, à la fois dans nos vies, dans la sphère publique et dans l’action gouvernementale. Il y avait urgence; il fallait agir. On a d’ailleurs pu voir que, lorsqu’il y a un consensus politique, le gouvernement n’est pas impotent et les ressources collectives peuvent être rapidement mobilisées. Cette pandémie a néanmoins montré toute la fragilité de notre filet social. Pour assurer une sortie de crise solidaire, il est impératif de réparer ce filet social et de mettre en place de nouvelles structures pour prendre soin adéquatement les uns des autres. Par ailleurs, les enjeux environnementaux, temporairement mis en veilleuse alors que l’économie tournait au ralenti, ne sont pas disparus. C’est le grand défi planétaire de notre époque et, pour s’y attaquer, il faudra mettre tout le monde à contribution.

Pourtant, le gouvernement du Québec se contente d’une gestion à la petite semaine, bouchant quelques trous de temps à autre quand les fissures deviennent béantes. Alors que nous avons besoin d’une action d’envergure, cohérente et coordonnée, nous disposons plutôt de petites mesures ciblées et ponctuelles. Pire, nous avons un gouvernement davantage entiché des lubies d’un autre siècle, et qui, le plus sérieusement du monde, prétend qu’un projet comme le troisième lien à Québec est bon pour l’environnement.

Dans ce contexte, la gauche doit se démarquer en proposant un projet politique à la hauteur des défis de notre époque. Sans détour, nous devons mettre de l’avant qu’une transition écologique d’envergure doit être planifiée démocratiquement et non laissée aux seules « forces » du marché.

Trois éléments doivent être mis en lumière : le type de transformations devant être proposées, leur mode de financement et la manière de tirer notre épingle du jeu dans le présent contexte inflationniste.

Transformations structurelles

Pour en arriver à une économie québécoise au service des personnes dans le respect du contexte écologique, une modification fondamentale des bases sur lesquelles opère l’économie est nécessaire. On peut identifier trois catégories de transformations structurelles pour y arriver.

Premièrement, il faut aménager la société pour que toutes et tous y aient leur place et reçoivent les services dont ils ont besoin. Les dynamiques actuelles sur le marché de l’immobilier rendent l’accès à un logement décent à prix raisonnable de plus en plus difficile pour nombre de personnes. De plus, après des années de négligence et de laisser-aller, les services publics sont dans un piteux état, compromettant à la fois leur accès et leur qualité. Dans les deux cas, il faut un investissement massif et rapide pour redresser la barre : augmenter le nombre de logements en densifiant les zones urbaines d’une part et augmenter les ressources et la main-d’œuvre disponible en santé, en éducation et dans le milieu communautaire d’autre part.

En même temps, il faut modifier les règles sur lesquelles opère le marché immobilier. On doit resserrer le contrôle des loyers, par exemple, en donnant au Tribunal administratif du logement le pouvoir de décréter des hausses statutaires en fonction des caractéristiques des appartements et des rénovations effectuées, éventuellement modulables en cas de situation exceptionnelle. Ainsi, au lieu du système actuel où ce sont les locataires qui doivent contester les hausses qu’ils jugent abusives en regard des barèmes du Tribunal, ce nouveau système forcerait les propriétaires à faire eux-mêmes la démonstration que la hausse est inadéquate. On pourrait par ailleurs étendre le principe aux appartements où il y a changement de locataire, en établissant un registre de baux. Ainsi, à moins que le propriétaire soit en mesure de justifier une hausse, le même loyer devrait être demandé aux nouveaux locataires.

Deuxièmement, il faut amorcer sans tarder la transition écologique de l’économie afin de la rendre plus résiliente. Pour ce faire, c’est toute l’économie qu’il faudra, à terme, réorienter vers une production en adéquation avec le contexte environnemental, affranchie autant que possible de la dépendance actuelle aux filières de production mondialisées. À cette fin, il faudra se débarrasser des réflexes extractivistes pour cibler davantage des secteurs de transformation, moins dans un souci d’industrialisation comme fin en soi que dans une logique d’autonomie et de résilience. Dans un premier temps, il s’agira ainsi d’encourager les circuits courts et la production locale, notamment en matière d’agriculture et d’alimentation, tout en redonnant aux différentes régions et municipalités les leviers nécessaires pour effectuer des transformations économiques conséquentes. En d’autres termes, il faudra mobiliser les acteurs locaux tout en leur assurant des ressources suffisantes pour agir et en créant un contexte où les initiatives porteuses pourront être pérennes.

Graduellement, c’est toute la logique économique qui devra être modifiée. À l’organisation actuelle qui fait la part belle aux « forces » du marché pour l’orientation des ressources de la société, en fonction de critères de rentabilité financière, on devra substituer une gestion démocratique des processus économiques par les communautés concernées. L’intégration des enjeux économiques dans des processus décisionnels plus larges permettrait une prise en compte à la fois des aspects sociaux, environnementaux et de vitalité économique nécessaire afin d’assurer une transition écologique offrant de bonnes conditions de vie à toutes et à tous. En d’autres termes, plutôt que de laisser agir les « forces » du marché et d’essayer ensuite de corriger le tir les – nombreuses – fois où le résultat a des effets sociaux ou environnementaux délétères, l’économie pourrait être planifiée de manière démocratique, à différentes échelles en fonction des enjeux, pour qu’elle soit orientée vers l’atteinte des objectifs que nous nous fixerons collectivement.

C’est là le troisième élément central du projet politique : il faut réapprendre à revendiquer une expansion de nos droits démocratiques. Ces droits ne doivent pas seulement s’appliquer dans l’arène politique proprement dite, mais ils doivent également s’étendre à la sphère économique afin que nous ayons la capacité collective de décider ensemble de la direction à donner à notre société.

Une transition et des services publics, ça se finance

L’ampleur des défis auxquels nous faisons face exige de subordonner les considérations financières aux objectifs à atteindre. Il n’y a rien de responsable à maintenir un budget équilibré alors que les problèmes s’accumulent. Niveaux de dette et déficit ne doivent donc plus constituer des cibles en eux-mêmes, mais simplement une indication des ressources dont nous disposons pour amorcer la transformation vers une économie juste et résiliente. Bref, il faut revoir complètement la manière dont nos finances publiques sont pensées et construire un cadre financier qui permet d’orienter le Québec vers une trajectoire économique dynamique et pérenne sur le long terme.

L’obsession contemporaine pour le déficit public et la dette a quelque chose de risible, d’autant qu’on la suspend à loisir quand l’enjeu semble assez important, comme ce fut le cas pendant la pandémie[2]. Il faut néanmoins reconnaître certaines limites à l’action de l’État. Les ressources matérielles de toute société sont limitées et le nombre de personnes disponibles l’est également. La finance, elle, l’est beaucoup moins. Il s’agit donc d’examiner comment on peut organiser les structures financières pour que les personnes et les ressources puissent être mobilisées afin de mettre en œuvre les visées collectives.

De cette manière, si on doit emprunter pour investir en vue d’une transition écologique, il ne faudrait pas s’en empêcher sous prétexte que cela pénalise les générations futures. Celles-ci souhaitent probablement plus vivre dans un environnement sain que par l’équilibrage des comptes nationaux. Néanmoins, dans un contexte où le gouvernement québécois ne dispose pas d’une monnaie souveraine, les déficits peuvent effectivement devenir problématiques à terme. Par conséquent, le cadre fiscal peut représenter une bonne avenue pour s’assurer que chacun contribue à la hauteur de ses capacités. La timidité des gouvernements successifs à taxer adéquatement les entreprises et les plus riches a fortement contraint la capacité d’action de l’État. Diverses mesures pourraient concourir à rééquilibrer les choses, comme une taxe sur le patrimoine ou un réajustement des taxes corporatives pour les grandes entreprises, notamment en incluant des mesures d’écofiscalité.

De même, les paliers d’imposition doivent être adaptés pour les rendre plus progressifs et les gains en capitaux doivent être taxés à 100 %. De plus, les entreprises opérant au Québec et qui disposent présentement d’une vaste épargne doivent être mises à contribution. À la fin de 2021[3], les entreprises canadiennes détenaient plus de 800 milliards de dollars en dépôts et devises. Cette « surépargne » doit être utilisée pour autre chose que de la spéculation. C’est pourquoi il faut créer un programme afin que ces entreprises investissent cette épargne, notamment par des subventions conditionnelles à la réalisation de projets correspondant à certains objectifs sociaux et écologiques.

Finalement, le mandat de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) pourrait être modifié pour être en adéquation avec un projet réel de transition écologique. Il ne s’agirait plus simplement de viser un bon rendement, mais plutôt de favoriser le virage vert tout en maintenant le dynamisme de l’économie. En procédant de la sorte, il serait possible d’encourager les entreprises ancrées dans leur milieu et même, pourquoi pas, de privilégier les entreprises démocratiques de l’économie sociale. La CDPQ pourrait alors être utilisée à son plein potentiel et devenir le vaisseau amiral de la transition. Ainsi, on réorienterait les ressources dédiées à des projets peu porteurs vers d’autres permettant de bâtir une économie inclusive et résiliente.

Lié au processus de réappropriation démocratique de l’économie évoquée plus haut, on peut imaginer une mobilisation des ressources financières à l’échelle du Québec, puis une redistribution d’une partie importante de ces ressources aux communautés et aux régions, en fonction des projets et des besoins. Il s’agirait, dès lors, d’utiliser les leviers à la disposition de l’État tout en préservant et en encourageant l’autonomie et le dynamisme régional, et la solidarité entre les communautés. L’État se placerait ainsi dans une position de coordination, de soutien et d’accompagnement, se distinguant d’une approche interventionniste centralisée.

Inflation et main-d’œuvre

Un tel plan est-il réalisable dans le contexte actuel d’inflation et de taux peu élevé de chômage ? Tout à fait !

L’inflation, on le sait, vient principalement de l’extérieur, causée par une hausse du prix du pétrole et des difficultés dans les chaînes d’approvisionnement, un fait d’ailleurs admis par la Banque du Canada[4]. Cela renforce donc la nécessité de réduire la dépendance de l’économie québécoise aux énergies fossiles et aux filières de production mondialisées. En attendant, il faut aider les personnes qui sont au bas de l’échelle en indexant les prestations de manière régulière, en augmentant le salaire minimum et en rendant disponibles davantage de services publics gratuitement ou à prix modique. Plutôt que de simplement attendre que les autorités monétaires gèrent le problème, il faut aider les gens à y faire face.

C’est d’ailleurs probablement le mieux à faire à court terme. Dans la mesure où une grande partie de l’inflation vient d’ailleurs, on voit mal comment une hausse des taux d’intérêt de la part de la Banque du Canada, recette habituelle en cas d’inflation, pourrait régler la situation. Un impact négatif risque plutôt de se faire sentir sur les familles endettées, notamment pour celles qui verront le coût de leur hypothèque augmenter. Par ailleurs, les hausses de taux d’intérêt pourraient également causer un ralentissement économique, entraînant pertes d’emploi et hausse du chômage. Même en cas de diminution de l’inflation, les choses ne se seront pas améliorées pour celles et ceux qui auront perdu leur source de revenus. De plus, si la hausse du chômage est importante, elle pourra nuire aux efforts de négociation des travailleuses et des travailleurs. Les salaires ne suivant pas l’inflation, une telle situation viendrait davantage compliquer les choses. Bref, plutôt que d’utiliser, par réflexe, les vieilles recettes, nous devrions plutôt nous appliquer à transformer l’économie pour être moins sujets aux aléas économiques internationaux, tout en aidant les gens à passer au travers dans l’intérim.

Au-delà des dynamiques internationales, une portion de la hausse du coût de la vie est tout de même imputable au secteur de l’immobilier, ce qui est davantage du ressort du gouvernement québécois. On peut s’y attaquer par le biais d’un programme de construction de logements, dans le cadre d’un projet de densification des zones d’habitation. Une politique plus ferme de contrôle des loyers telle qu’évoquée plus haut, combinée à diverses mesures pour limiter la spéculation dans le secteur et d’un meilleur encadrement des locations à court terme, devrait contribuer à modérer la spirale des prix dans le secteur.

En ce qui concerne la main-d’œuvre, une bonification des ressources allouées aux services publics devrait permettre d’amenuiser les enjeux actuels en améliorant les conditions de travail. Il y aurait alors moins de surmenage, de congés de maladie ou d’absentéisme. Une telle mesure contribuerait également à diminuer le roulement de personnel. Par ailleurs, en modifiant les priorités d’investissement pour le Québec, on réorienterait à la fois les ressources financières et la main-d’œuvre prévues pour certains projets vers d’autres projets. Par exemple, pour en revenir au troisième lien, les ouvriers employés à creuser un éventuel tunnel sous le fleuve Saint-Laurent dans la région de Québec pourraient être mobilisés pour la construction d’infrastructures de transport collectif.

Par ailleurs, le Québec pourrait également bénéficier grandement de meilleures pratiques en matière d’immigration. D’une part, on peut favoriser l’inclusion des immigrantes et immigrants par une amélioration des services d’accueil et de francisation, et ce, dans toutes les régions du Québec. D’autre part, il reste encore beaucoup de travail à faire pour une reconnaissance adéquate des diplômes. Plus généralement, une posture d’ouverture et d’accueil facilitera la venue de personnes qui pourront se joindre au mouvement collectif de transformation économique.

Conclusion

La transition ne se fera pas seule. Elle doit être pensée, débattue, planifiée et mise en place avec le concours du plus grand éventail possible d’acteurs. Elle doit devenir la priorité numéro un de tout gouvernement, sans quoi les années à venir nous imposeront des changements brutaux et autoritaires.

Pour y arriver, il faudra arriver à se projeter au-delà de l’ordinaire du système économique actuel pour instaurer un ensemble de pratiques tournées vers la satisfaction des besoins des individus dans le respect de l’environnement. Ce faisant, il faudra également se départir des principes de gestion associés à cet ordinaire ; il ne s’agit plus de régler un budget d’une année à l’autre, de faire quelques ajustements à la marge, mais bien d’effectuer un virage fondamental. L’ensemble de la collectivité doit être mobilisé et avoir tout l’espace nécessaire pour s’exprimer.

Dans cette reconfiguration économique, le défi tient donc à une redéfinition de la conception d’une saine gestion des leviers économiques. Il n’est ni raisonnable ni souhaitable d’atteindre des cibles financières une année après l’autre en hypothéquant l’environnement. En même temps, il n’est pas utile non plus de dilapider les ressources dont nous disposons à poursuivre des objectifs irréalisables. Il faut donc assurer une gestion serrée, mais dans une perspective de transformation économique et sociale à court terme. Plus nous attendrons, plus la cible s’éloignera et la transition sera difficile.

Mais si au contraire nous retroussons nos manches et débutons dès maintenant, nous pouvons y parvenir. Dans la mesure où les processus économiques se verdiront, se démocratiseront, et que nous redéfinirons notre rapport au monde, nous nous rapprocherons d’une économie au service de la collectivité. Il ne tient qu’à nous de la faire advenir.

Par Mathieu Dufour, professeur d’économie à l’Université du Québec en Outaouais.


NOTES

  1. Ce texte s’inspire d’une présentation au colloque Après la pandémie : austérité, relance ou transition ?, colloque en ligne organisé par l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul (Ottawa) les 16 et 17 février 2022.
  2. Cela dit, selon les données du gouvernement du Québec, malgré les déficits encourus pendant la pandémie, la dette brute québécoise en proportion du PIB n’avait pas atteint à la fin de l’exercice 2020-2021 le niveau de 2016-2017. Il y a amplement de marge de ce côté en cas de besoin.
  3. Julia Posca, En un graphique : la surépargne des entreprises pendant la pandémie, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, janvier 2022.
  4. Anaïs Brasier, « La Banque du Canada augmente son taux directeur d’un demi-point », Radio-Canada, 1er juin 2022.

L’action politique de la CSN de 1921 à 1976 : une « indépendance partisane » en cinq temps

18 février 2023, par Rédaction
La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, 1921-1961), devenue la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1961, a eu 100 ans en 2021, ce qui nous (…)

La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, 1921-1961), devenue la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1961, a eu 100 ans en 2021, ce qui nous donne l’occasion de nous pencher sur certains aspects de son histoire. Nous nous sommes intéressé à la période de la présidence de Marcel Pepin, de 1965 à 1976. Nous tenterons de clarifier la conception de l’action politique syndicale qu’il a proposée à la centrale à travers ses rapports moraux dans le but d’expliquer l’originalité de sa contribution.

D’abord, nous nous interrogerons sur la nature du rapport entre la CTCC-CSN et les partis politiques. Sommes-nous en présence d’un rapport d’appui, de subordination ou d’indépendance ? Puis, nous examinerons la position adoptée par la CTCC-CSN à l’endroit du gouvernement. S’agit-il d’un rapport de collaboration, de critique ou d’opposition ? Nous nous demanderons s’il est juste d’affirmer, comme en fait foi un document officiel de la centrale syndicale, que « pendant les deux premières décennies de son existence, la CTCC, résolument apolitique, limita son action sur la scène publique à des réclamations législatives en évitant de prendre position directement contre les gouvernements[1] ». On y soutient également que « l’action syndicale doit dépasser la négociation. L’ouverture d’un deuxième front doit se concrétiser notamment par la mise en place de comités d’action politique[2] ». Finalement, nous nous poserons de nouvelles questions : peut-on vraiment parler d’apolitisme[3] et de neutralité politique[4] de la part de la CTCC pendant les deux premières décennies de la centrale ? À quand précisément remonte la création des comités d’action politique à la CSN ? Tout au long de cette période, qui va de 1921 à 1976, la position de la CTCC-CSN face aux partis politiques est-elle restée invariable ? Nous montrerons que l’action politique partisane de la CSN constitue une mélodie en cinq variations sur le même thème « d’indépendance partisane[5] ».

1921 à 1949 : indépendance, action politique non partisane et représentation auprès des gouvernements

Dès sa fondation en 1921, les délégués au congrès de la CTCC adoptent les Règlements et Constitution de la CTCC qui prévoient que « la CTCC ne pourra jamais s’affilier à aucun parti politique » (art. III) et qu’aucune discussion de partisanerie politique ne sera tolérée dans les congrès de la Confédération » (art. XXIX)[6]. La CTCC décide donc, dès son tout premier congrès, qu’il n’est pas question pour elle de s’affilier, de se subordonner ni d’appuyer un parti politique quelconque. Elle opte pour une action politique résolument « non partisane[7] » et s’affirme clairement en faveur d’une position d’indépendance face aux partis politiques. Les membres, cependant, restent libres d’appuyer ou non des candidats lors des campagnes électorales.

Au congrès de 1923, les délégués affirment de nouveau que la confédération et ses regroupements ne peuvent en aucun cas faire de la politique partisane[8]. Il leur est permis, par contre, de « présenter des mémoires au gouvernement, d’appuyer certaines doctrines ou de marquer leur désapprobation pour certaines lois ou certains projets de loi[9] ». Les membres demeurent toujours libres de leurs positions politiques partisanes. On demande régulièrement à la CTCC et aux regroupements affiliés de « garder leur attitude d’indépendance en matière politique[10] ». De plus, au cours « des années suivantes, de nombreuses propositions sont adoptées pour qu’un programme de réclamations politiques soit établi et pour que des questionnaires politiques soient envoyés aux candidats des différents partis afin de connaître leur position sur différents problèmes[11] ».

En 1936, le président de la CTCC, Alfred Charpentier, est d’avis « que l’on ne peut corriger l’ordre politique que par le social… La politique ne corrige rien, seul le social corrige tout[12] ». Pour lui, c’est par « l’éducation et l’instruction » que des changements politiques viendront un jour à bout de la misère sociale. Sous sa présidence (1935-1946), la ligne de conduite à l’endroit du gouvernement demeure donc la collaboration non partisane :

La CTCC n’est pas en principe un adversaire déclaré du gouvernement lorsqu’elle est forcée trop souvent de récriminer contre lui. Bien au contraire, elle a pour principe de collaborer avec le gouvernement, avec le parti au pouvoir, sans être toutefois partisane. Car il est admissible qu’un mouvement comme la CTCC puisse approuver ou désapprouver les mesures politiques qui affectent ou intéressent la classe ouvrière. Collaborer n’enlève pas le droit de critiquer pourvu que nous respections l’autorité politique[13].

En matière d’action politique, durant les deux premières décennies de son existence, la position qui se dégage des décisions des congrès de la CTCC se résume donc, pour l’essentiel, en trois points : l’indépendance et la non-affiliation de la confédération syndicale à un parti politique; le droit des membres, des dirigeants et des officiers à leurs opinions politiques; et l’autorisation pour la CTCC, en tant qu’organisation syndicale ouvrière, de présenter des mémoires et de critiquer certaines politiques gouvernementales qui intéressent ou affectent les membres de la centrale[14].

1949 : une première rupture

C’est à l’occasion du congrès de 1949 qu’une première rupture significative s’effectue dans la conception de l’action politique syndicale de la CTCC. La province de Québec est dirigée, à ce moment-là, par l’antisyndicaliste Maurice Duplessis qui ne lésine pas sur les moyens répressifs pour mâter la résistance syndicale. La grève de l’amiante à Asbestos, en 1949, ainsi que l’intransigeance du gouvernement du Québec devant les demandes répétées du mouvement syndical en vue de moderniser les relations de travail vont avoir pour effet d’amener le président Gérard Picard à demander aux congressistes de repenser le rôle politique de la centrale, toujours confessionnelle :

Il faut pourtant presser le pas et ne pas hésiter à prendre tous les moyens honnêtes, y compris l’action politique si nécessaire, pour assurer la protection efficace des travailleurs sans pour cela nuire aux autres classes de la société. L’action politique dans un mouvement comme la C.T.C.C. ne saurait être un but, mais un moyen de mieux défendre les intérêts professionnels menacés de ses membres[15].

Lors de ce congrès, les délégués adoptent une proposition débouchant sur la création d’un « comité d’action civique » ayant trois objectifs : voir à ce que les réformes économiques et sociales préconisées par la CTCC s’expriment dans la législation; faire l’éducation civique des membres de la classe ouvrière et orienter l’opinion publique vers une collaboration des classes qui respecte les exigences de la doctrine sociale de l’Église[16].

Ce « comité d’action civique » deviendra, l’année suivante, « le comité d’orientation politique » de la CTCC. Ce dernier est autorisé à rendre public le programme de la centrale syndicale en matière politique. Il s’occupe d’éduquer les syndiqués et les ouvriers pour que ceux-ci puissent se servir de leur droit de vote, conformément à leurs intérêts et au bien commun. Il informe les membres et le public sur les attitudes prises par les parlementaires face aux problèmes qui concernent autant les ouvriers que leur organisation syndicale. Pour mener à bien leurs actions, les membres du comité d’orientation politique travaillent principalement avec les conseils centraux[17].

Lors de l’élection provinciale de 1952, le comité d’orientation politique décide que le moment est bien choisi pour renseigner l’électorat et les membres de la CTCC sur ses revendications législatives. Le comité prend alors l’initiative de diffuser un document intitulé Ce qu’il faut exiger d’eux le 16 juillet prochain dans lequel il « dénonça ouvertement cinq candidats qui pouvaient être considérés comme des adversaires acharnés du mouvement syndical. Quatre de ces candidats étaient de l’Union nationale et le cinquième, un libéral. Ils furent dénoncés parce qu’ils s’étaient montrés hostiles à la CTCC[18] ». Cette intervention a donné lieu à l’adoption, au congrès de 1954, d’une résolution qui permettait à la CTCC de pratiquer une action politique non partisane à la fois directe (intervention d’appui ou de désaveu de certaines candidatures lors des élections) et indirecte par le biais de l’éducation de ses membres[19].

Bref, les différents congrès qui ont eu lieu durant les années cinquante ont montré que l’action politique de la CTCC doit exclure la création par la centrale d’un parti politique ainsi que l’affiliation à un parti et qu’elle doit rester une action non partisane. Elle peut se déployer sur deux plans : soit en faisant l’éducation politique de ses membres pour que ceux-ci soient capables de poser des gestes significatifs lors des élections; soit en autorisant le comité à se prononcer en faveur de candidats soucieux du bien commun et sympathiques aux revendications et propositions du monde ouvrier. Il importe de préciser que l’éducation politique des membres est prise en charge par les conseils centraux. Le congrès de 1958 a aussi voté :

Que le Congrès décide d’instituer une commission d’éducation politique qui aura pour mission de guider le service d’éducation de la C.T.C.C. et les comités régionaux d’éducation quant au contenu et aux techniques des programmes d’éducation politique du mouvement.

Que le Bureau confédéral de la C.T.C.C. soit autorisé à seconder toute action politique décidée sur le plan régional sauf toute action politique partisane[20].

En résumé, dès 1921, la CTCC a établi qu’elle ne s’affilierait jamais à un parti politique et cette position est inébranlable. Les membres et les dirigeants de la confédération restent libres sur le plan politique. Cependant, à la fin des années cinquante, cette liberté soulève un nombre important de critiques. C’est pour cette raison, selon Lortie, que :

La CTCC décida d’organiser et d’intensifier l’éducation politique. Le comité, à cette fin, travailla en collaboration avec les conseils centraux. C’est ainsi que ces conseils centraux commencèrent leur action politique. Sans s’affilier ouvertement à un parti, ils s’occupèrent de politique locale et aussi provinciale. Non seulement ils eurent la liberté d’agir sur le plan politique, mais de plus, le congrès de 1958 décida que le Bureau confédéral serait autorisé à seconder toute action politique décidée sur le plan régional. Une telle attitude n’avait jamais été formulée auparavant au sein de la CTCC[21].

1959 : indépendance face aux partis politiques, mais possibilité d’intervenir durant la campagne électorale

À la fin des années cinquante, plus précisément en 1959, l’article 30 de la Constitution de la CTCC prévoit dorénavant que la confédération pourra :

soumettre aux Gouvernements les différentes revendications des travailleurs et, par son comité d’éducation politique, faire connaître la nature et la portée de ces revendications. De plus, les officiers, tels que le Président et le Secrétaire général, pourront faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC. La seule restriction faite à ces officiers est que les déclarations d’ordre public leur sont interdites à l’occasion de campagnes électorales. Quant aux organisations affiliées, elles peuvent opter pour les attitudes qu’elles jugent nécessaires et utiles sur le plan politique. Enfin, comme on l’a toujours fait, on reconnaît à tous les syndiqués la plénitude de leurs droits de citoyens[22].

L’autorisation accordée au président et au secrétaire général de faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC a pour effet d’élargir les possibilités d’intervention des deux principaux dirigeants de la confédération.

1962 : de l’action politique non partisane indirecte[23] à l’action politique non partisane directe[24]

Le congrès de 1962 est l’occasion d’un réalignement majeur de la centrale. Les délégués modifient la Constitution pour permettre à ses dirigeants de se prononcer, sur la recommandation du bureau confédéral et après consultation du comité central d’action politique, soit en faveur, soit contre un parti politique. Pour Lortie, ce fut l’un des plus importants changements adoptés à ce congrès. Beausoleil précise que c’est lors de ce congrès que la CSN « s’engagea à créer des comités d’action politique à tous les niveaux et permit à ses dirigeants d’endosser un parti politique lors d’élections[25] ».

La CSN venait de décider de se donner les moyens d’étendre son action politique non partisane, directe et indirecte. Le comité central devait rester en lien avec les comités régionaux ou locaux et se pencher sur les divers régimes politiques et sur les différentes théories économiques. Les résultats de ces recherches devaient être par la suite communiqués au bureau confédéral autorisé à poser les gestes commandés par la conjoncture politique.

1965 à 1976 : l’action politique sous la présidence de Marcel Pepin, continuité et rupture

Au cours de sa présidence, de 1965 à 1976, Marcel Pepin a présenté aux congressistes de la confédération syndicale six rapports moraux dont certains ont marqué un tournant dans la direction adoptée par la centrale. Exposons d’abord le contenu de ces rapports en matière de critique de la société, d’action politique partisane ou électorale et de type de société à privilégier.

Dans son premier rapport moral, Une société bâtie pour l’homme[26], en 1966, Pepin effectue un procès bien en règle de la société libérale. Il affirme que pour améliorer la condition ouvrière, il faut changer la société tout entière et que les travailleurs doivent également être partie prenante des décisions économiques. Les réformes qu’il envisage se situent principalement au niveau des entreprises, surtout par la création de « conseils d’entreprise ». L’État doit se libérer de l’emprise du capital financier et agir de manière à instaurer un terrain d’entente entre le capital et le travail.

En 1968, dans Le deuxième front[27], Pepin poursuit sa réflexion, amorcée deux années auparavant, et étend sa perspective d’analyse critique à l’univers de la consommation, soit en dehors de l’entreprise. Il fait le constat que l’exploitation dans le monde du travail sévit toujours, mais qu’elle est plus sévère en ce qui concerne les conditions d’existence des travailleuses et des travailleurs. Il identifie dix situations et secteurs où ces conditions sont déplorables : le chômage, le logement, l’inflation, le prêt usuraire, les mesures sociales absentes, les élections, la fiscalité, les médias de masse, les honoraires professionnels et les caisses de retraite. Sur les lieux de travail, les ouvrières et les ouvriers se sont organisés pour rendre l’exploitation patronale moins aisée, mais il leur faut agir aussi sur leurs conditions d’existence. C’est pourquoi il propose notamment que la CSN lutte contre l’usure. Il se montre aussi en faveur de l’autonomie politique des travailleuses et des travailleurs, c’est-à-dire pour une action indépendante des partis politiques[28]. En plus de recommander la création d’un service d’information syndicale, il propose d’activer les comités d’action politique, afin qu’ils deviennent des lieux privilégiés de réflexion critique face aux pièges de la société de consommation, et ce, pour que le peuple prenne conscience que son destin est entre ses mains. Il écrit :

Dans l’intention et jusqu’à un certain point dans les faits, les comités d’action politique, dont l’expérience n’est pas vieille puisqu’ils remontent à deux ans à peine, visent à regrouper les salariés par comtés et par quartiers, en dehors des partis politiques, pour organiser des actions concrètes en vue d’atteindre tel ou tel objectif politique particulier et de former la population des travailleurs à une action politique autonome, collective, bien identifiée aux classes laborieuses[29].

Pepin vise la construction d’une société juste et démocratique[30]. Il ne propose pas la création de comités d’action politique car ils existent déjà. Il entend plutôt les activer, ce qui semble nécessaire selon ce qu’écrit Hélène David :

À la CSN, il y a bien maintenant un responsable des comités d’action politique depuis que leur création a été décidée, mais l’importance qu’on y accorde se juge aussi en fonction des possibilités financières qui lui sont accordées; jusqu’à maintenant ses ressources sont à peu près nulles. Le prochain budget, lors du congrès d’octobre, renseignera sur l’importance qu’on accorde réellement à l’action politique. Le rapport moral du président de la CSN en 1966 avait la teneur d’un véritable manifeste politique par sa vigoureuse critique du pouvoir dirigeant de la société, ses exigences de participation aux décisions, ses revendications concernant le droit à l’information. Mais comme personne n’a entrepris de poursuivre la réflexion et de définir des modes d’action dans cette perspective, on parle maintenant du rapport « Une société bâtie pour l’homme » comme de « l’Encyclique »; on le cite constamment, mais sa publication n’a absolument rien changé au comportement des gens[31].

Le congrès de la CSN de 1970 s’est tenu en décembre, alors que la crise felquiste d’octobre n’est toujours pas dénouée. Le rapport de Pepin s’intitule Un camp de la liberté[32]. Il constate que la collusion entre l’État et le pouvoir économique a donné naissance à un superpouvoir économicopolitique. Il envisage des luttes à mener pour instaurer et élargir la démocratisation de la vie politique ainsi que pour procéder à une réforme des lois électorales. Il réclame une politique de plein-emploi de la part des deux paliers de gouvernement et demande au gouvernement du Québec d’adopter une loi pour faire du français la langue officielle de la province et au travail. Finalement, il met de l’avant des propositions portant sur le contrôle des caisses de retraite et pour la promotion du mouvement coopératif.

En 1972, dans Pour vaincre[33], Pepin poursuit l’analyse du superpouvoir en le dénonçant plus à fond. La tâche à court terme consiste, selon lui, à « abattre » le gouvernement Bourassa lors de la prochaine élection. Pour ce faire, il propose la création d’un regroupement inédit dans l’histoire de la CSN : la création de comités populaires dans chaque district électoral du Québec. Il s’agit d’une action politique qui se veut légale et démocratique, mais il rejette toujours un appui formel de la centrale à une formation politique quelconque. Les comités populaires auxquels il pense, présents dans chaque comté électoral, regrouperaient les membres des trois centrales syndicales, la CSN, la CEQ et la FTQ[34], ainsi que tout autre travailleur ou travailleuse désirant s’y joindre. Lors des élections provinciales, les comités présenteraient un candidat ou appuieraient un candidat clairement opposé à tout candidat du parti libéral. Le candidat devrait endosser « des positions économiques et sociales des trois centrales syndicales, plus particulièrement des positions reposant sur la condamnation formelle du capitalisme et du libéralisme économique ». Pepin invite les membres de la CSN, ainsi que ceux des autres organisations syndicales, principalement la CEQ et la FTQ, à une pratique qui va au-delà d’un syndicalisme confiné à la négociation d’une convention collective. Il veut créer un regroupement des forces politiques progressistes et anticapitalistes au niveau des quartiers, des villes et des comtés. Pas question, par contre, de rompre avec la position traditionnelle de la CSN d’indépendance face aux partis politiques.

Dans son rapport Vivre à notre goût[35], en 1974, Pepin constate, devant un pouvoir politique à la merci des investisseurs étrangers anglo-américains, que la rupture avec le régime politique est inéluctable. Mais, pour prendre le pouvoir au sein de la société, il faut d’abord conquérir le pouvoir dans les lieux de travail. Il oppose le « syndicalisme tranquille » au « syndicalisme de combat », sans définir ce dernier avec précision. Il revient à la charge sur la question des comités populaires proposés au congrès précédent et insiste sur le fait que leur implantation doit se poursuivre, car l’action syndicale « quand viendra le temps […] débouchera certainement sur l’action politique directe, les travailleurs pourront alors compter sur une infrastructure de combat dans toutes les régions du Québec ». C’est dans ce rapport que Pepin identifie le socialisme comme solution alternative au capitalisme[36].

Durant ses 55 années d’existence, la CTCC a milité d’abord en faveur de la propagation de la foi chrétienne, puis elle a adhéré, durant les années 1930 à 1949, à un projet d’inspiration corporatiste avant de développer un point de vue critique sur l’automatisation au sein des entreprises et sur le libéralisme. Comme nous venons de le voir, c’est sous la présidence de Pepin que la CSN accentue sa critique de la société libérale et réclame la mise en place d’une société plus juste et démocratique. Finalement, en 1974, il propose que la CSN adhère au socialisme.

Dans Prenons notre pouvoir[37], écrit en 1976, Pepin s’intéresse à la triple crise – économique, sociale et politique – que traverse la société de cette époque. Devant cette crise, il soulève la perspective d’avenir suivante :

Au moment où pourrait se généraliser par suite d’un dégoût par ailleurs compréhensible, une espèce de retour à un sauvetage individuel, nous avons la responsabilité, le devoir, d’amener le plus grand nombre à croire et à travailler à l’avènement d’un système économique et social où c’est collectivement que les affaires seraient prises en main, que les orientations seraient décidées et que les ressources seraient utilisées[38].

La répression à l’endroit du syndicalisme militant qui mène des luttes sur différents fronts (linguistique, politique, juridique…) oblige, selon lui, à une réflexion sur la « vraie vocation » du syndicalisme. Celui qu’il a en tête doit s’attaquer aux abus du capitalisme. Il s’agit du syndicalisme de combat qui s’oppose au syndicalisme d’affaires.

Dans la section intitulée « L’action politique syndicale autonome des travailleurs », Pepin soulève deux questions incontournables à ses yeux : « Notre action syndicale a-t-elle une dimension politique ? Quelle attitude devons-nous prendre face à la politique électorale, à la formation d’un parti des travailleurs ? » Avant de répondre à ces questions, le président de la CSN se demande dans quel lieu le pouvoir de la « classe dominante » se manifeste principalement. Après avoir passé en revue la somme des appareils de domination politiques et coercitifs (le gouvernement, les tribunaux et la police), il en arrive à la conclusion que « le pouvoir politique, il faut s’en rendre compte, il faut s’ouvrir les yeux, s’exerce d’abord, et principalement, sur les lieux de travail. Dans les usines, les institutions, les hôpitaux, les écoles. […] Ce pouvoir-là est politique ! Et l’attaquer est un acte profondément politique ![39] » Puisque le lieu de travail est un espace de domination politique, « le pouvoir des travailleurs doit passer par une plus grande autonomie sur les lieux de travail, par des responsabilités accrues dans l’usine ou l’institution[40] ».

Pepin affirme cependant qu’il n’appartient pas à la CSN de faire la promotion d’un parti politique des travailleurs et des travailleuses. Il ajoute :

La CSN, en tant que centrale syndicale, n’a jamais fait de politique électorale et n’en fera jamais tant que les membres voudront que cette position soit maintenue. À tort ou à raison, c’est ainsi que nous avons fonctionné jusqu’à maintenant. Si les travailleurs en décidaient autrement, cela changerait, mais pour l’instant, il n’est pas question d’afficher le syndicalisme au chariot d’un parti politique[41].

Plus concrètement, il soutient que :

Les travailleurs doivent mettre au monde les organismes dont ils ont besoin, mais ils doivent financer ces organismes eux-mêmes. Ils doivent être indépendants de l’organisation syndicale. D’un autre côté, même si un parti politique était fondé, formé et dirigé par des travailleurs, nous n’aurions pas à nous inféoder à ce parti. Parce que même si ce parti politique existait, il ne serait pas une réponse à tous les problèmes quotidiens du monde du travail[42].

En matière d’action politique partisane, la démarche de Pepin s’oppose à l’anarcho-syndicalisme[43] et se distingue du trade-unionisme[44]. Telle est, selon nous, l’originalité de la démarche qu’il a proposée à la CSN entre 1972 et 1976.

Conclusion

En 55 ans d’existence, la CTCC-CSN a donné le droit à ses organismes affiliés d’intervenir auprès des pouvoirs publics (scolaire, municipal, provincial, fédéral). Durant ces années, les congressistes ont accepté que l’action de leur confédération déborde le cadre strict de la négociation d’une convention collective de travail et se situe sur le plan politique, grâce à des représentations auprès des gouvernements ainsi qu’à l’éducation politique de ses membres. À partir de 1952, la CTCC juge que l’action de lobby auprès des gouvernements n’est pas suffisante. Elle encourage une action politique non partisane directe en dénonçant les candidatures hostiles à la classe ouvrière ou à l’action syndicale. Le congrès de 1958 accepte que le bureau confédéral appuie toute action politique décidée sur le plan régional. En 1959, il permet aux principaux officiers de « faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC », après consultation du comité central d’action politique et dans le cadre des décisions prises par le bureau confédéral, ce qui élargit les possibilités d’intervention des deux principaux dirigeants de la confédération.

À partir de 1962, le congrès accepte que la CSN crée des comités d’action politique et permette à ses dirigeants d’endosser ou de dénoncer le programme d’un parti politique lors des élections. Dans Le deuxième front, en 1968, le président Pepin précise les champs de revendication et d’intervention et clarifie ses attentes à l’endroit des comités d’action politique. Lors du congrès de 1972, la CSN se prononce en faveur de la création de comités populaires regroupant des militantes et des militants progressistes sans égard à leur affiliation syndicale. En 1974, Pepin identifie le socialisme comme solution alternative au capitalisme, et déclare, en 1976, que ce sont les travailleurs et les travailleuses qui doivent mettre au monde les organisations politiques partisanes dont ils ont besoin, à la condition que celles-ci puissent s’autofinancer et être indépendantes de l’organisation syndicale.

Tout au long de ces 55 ans, nous observons une constance en matière d’action politique partisane. En effet, la CTCC-CSN a toujours affirmé son indépendance face aux partis politiques, même si, à partir de 1972, elle s’est montrée prête à appuyer des candidatures anticapitalistes et totalement opposées au Parti libéral du Québec. Son action politique partisane s’est surtout développée dans certains conseils centraux[45]. D’après notre étude, la relation de la CTCC-CSN avec les partis politiques est une relation « d’indépendance ». À l’endroit du gouvernement, ce fut tantôt la collaboration tantôt l’opposition, mais sans jamais renoncer à critiquer certaines politiques gouvernementales. Ainsi, de 1952 à 1976, les dirigeants de la centrale ont invité leurs membres à combattre les candidatures antisyndicales, puis, à partir de 1972, à susciter et à appuyer des candidatures anticapitalistes. Il n’est donc pas juste, selon nous, d’avancer que « pendant les deux premières décennies de son existence, la CTCC, résolument apolitique, limita son action sur la scène publique à des réclamations législatives en évitant de prendre position directement contre les gouvernements[46] ». Il ne s’agit ni d’apolitisme ni de neutralité politique.

Le président Pepin a voulu, comme plusieurs de ses prédécesseurs, que l’action syndicale dépasse le champ strict de la négociation d’une convention collective. Dans l’ouverture du Deuxième front, en 1968, il s’est attaqué plus spécifiquement aux conditions d’existence des travailleuses et des travailleurs et au monde de la consommation. Il a cherché à activer et à dynamiser les comités d’action politique, une structure qui existait depuis 1962. Avant de porter aux nues l’action politique de la CSN annoncée dans Le deuxième front et dans les rapports moraux qui ont suivi, il importe de se demander jusqu’à quel point les moyens mis en place furent réellement inédits et à la hauteur des ambitions annoncées. Marcel Pepin a osé, dans ses rapports moraux, lever le voile sur la face cachée de la pauvreté et sur l’exploitation tous azimuts de la classe ouvrière. Sa contribution originale sur le plan de l’action politique, en tant que président de la CSN, reste la création des comités populaires et l’adhésion de la centrale syndicale au projet du socialisme. Sa démarche se démarque de l’anarcho-syndicalisme et du trade-unionisme. Là réside, selon nous, l’originalité de la voie qu’il a proposée.

En somme, la vision de la CTCC-CSN en matière d’action politique, tout au long de la période 1921-1976, n’a jamais rompu avec l’alignement sur « l’indépendance partisane ». Mais il est normal que cette constante prise de position ait évolué en cinquante-cinq ans. Nous pouvons donc nous poser une nouvelle question : jusqu’à quel point une organisation, qui affilie des syndicats et non des membres individuels, est-elle en mesure d’influencer ou d’orienter l’idéologie et la position politique de ses membres ? La réponse n’est pas facile, surtout dans le cadre du syndicalisme industriel d’entreprise. La conscience de classe est souvent peu élaborée chez certaines et certains salarié·e·s syndiqués, ce qui les amène, encore aujourd’hui, à accorder leur vote à un parti politique qui agit contre leurs intérêts.

Yvan Perrier, professeur de science politique au Cégep du Vieux Montréal.


NOTES

  1. CSN, L’action politique à la CSN et les rapports avec les partis : Document de réflexion, Montréal, Comité d’orientation, 2001, p. 12.
  2. Ibid., p. 14.
  3. Par apolitisme, il faut comprendre l’attitude d’une personne ou d’une association qui récuse les idéologies, qui affirme ne pas s’occuper de politique ni se sentir concernée par la politique, ou encore qui n’affiche aucune opinion politique.
  4. Le concept de neutralité s’applique, en règle générale, à un État qui renonce à s’engager auprès d’un autre État belligérant lors d’un conflit militaire.
  5. Indépendance : qui n’a aucun lien organique avec une autre organisation. Il s’agit d’une position d’indépendance en matière d’action politique partisane, position qui est toujours en vigueur (selon l’article 7.01 des Statuts et règlements de la CSN), <www.csn.qc.ca/wp-content/uploads/2022/04/2021_status_regl_csn.pdf>.
  6. Guy Lortie, « L’évolution de l’action politique de la CSN », Relations industrielles, vol. 22, no. 4, 1967, p. 533. Sur la question de l’action politique de la CTCC-CSN, nous avons également consulté Jacques Rouillard, Histoire de la CSN 1921-1981, Montréal, Boréal Express/CSN, 1981 et Louis-Marie Tremblay, Le syndicalisme québécois. Idéologies de la C.S.N. et de la F.T.Q. 1940-1970, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1972, p. 54-61.
  7. L’action politique syndicale non partisane s’exprime concrètement à travers un jeu de pression et d’influence sur le gouvernement ou sur les personnes élues. Cependant, l’action non partisane n’exclut pas un appui occasionnel ou ponctuel à un parti politique, à une candidate ou un candidat ou à un programme électoral quelconque.
  8. Nous sommes en présence d’une action politique syndicale partisane quand une organisation syndicale est officiellement affiliée à une organisation politique (dans le modèle léniniste, le syndicat est la courroie de transmission du parti) ou quand un syndicat crée lui-même une organisation politique (dans le modèle Labour, le parti politique est l’émanation des syndicats et porte devant l’électorat les revendications syndicales).
  9. Lortie, op. cit., p. 535.
  10. Ibid.
  11. Ibid.
  12. Lortie, p. 536.
  13. Rapport du Président, congrès de la CTCC, 1939, cité par Lortie, op. cit., p. 536.
  14. Lortie, p. 536-537; Raymond Hudon, Syndicalisme d’opposition en société libérale. La culture politique de la CSN, Québec, Université Laval, 1974, p. 55 à 57.
  15. Rapport du président, congrès de la CTCC, 1949, cité par Lortie, op. cit., p. 540.
  16. Lortie, p. 541.
  17. Ibid.
  18. Lortie, p. 542.
  19. Lortie, p. 545.
  20. Lortie, p. 546.
  21. Lortie, p. 547.
  22. Lortie, p. 550.
  23. Action politique syndicale non partisane indirecte : quand l’organisation syndicale se limite à développer en son sein, auprès de ses membres ou de l’électorat un programme d’éducation politique et dépose des mémoires auprès du gouvernement.
  24. Action politique syndicale non partisane directe : quand l’organisation syndicale développe en son sein un programme d’éducation politique et dénonce ou attaque, en période électorale ou non, certaines politiques gouvernementales, ou encore critique les membres d’un gouvernement ou désapprouve en partie ou en totalité le programme d’un parti politique.
  25. Gilles Beausoleil, « Le congrès de 1962 de la C.S.N. : l’action politique », Relations industrielles, vol. 18, no 1, 1963, p. 80.
  26. Marcel Pepin, Une société bâtie pour l’homme, Rapport moral du président général, 42e congrès de la CSN, 9-15 octobre 1966.
  27. Marcel Pepin, Le deuxième front, Rapport moral de Marcel Pepin, président général, 43e congrès de la CSN, 13-19 octobre 1968.
  28. Jacques Rouillard, L’expérience syndicale au Québec. Ses rapports avec l’État, la nation et l’opinion publique, Montréal, VLB éditeur, 2009, p. 27.
  29. Pepin, Le deuxième front, 1968, p. 46.
  30. Marcel Pepin, « Le “deuxième front” de la CSN ». Prêtres et laïcs, vol. XIX, n° 2, février 1969, p. 88.
  31. Hélène David, « Outils syndicaux et pouvoir ouvrier au Québec », Le travail du permanent, CSN, vol. 4, n° 35, 1er novembre 1968, p. 140.
  32. Marcel Pepin, Un camp de la liberté, Rapport moral du président général au congrès de la CSN, Montréal, 6 décembre 1970.
  33. Marcel Pepin, Pour vaincre, Rapport moral du président général, 45e congrès de la CSN, Québec, 11 juin 1972.
  34. CEQ : Centrale de l’enseignement du Québec, aujourd’hui la Centrale des syndicats du Québec (CSQ); FTQ : la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec.
  35. Marcel Pepin, Vivre à notre goût, Rapport moral du président général de la CSN, Montréal, 1974.
  36. Ibid., p. 43 et 95.
  37. Marcel Pepin, Prenons notre pouvoir, Rapport du président, 47e congrès de la CSN, Québec, 27 juin 1976.
  38. Ibid., p. 49
  39. Ibid., p. 99
  40. Ibid., p. 101
  41. Ibid., p. 105.
  42. Ibid., p. 107.
  43. Un syndicalisme résolument anticapitaliste qui élimine la nécessité d’une organisation politique partisane ouvrière. C’est, selon ce courant, la grève générale qui engendrera une nouvelle société.
  44. Un syndicalisme qui est à l’origine d’une formation politique ouvrière sur la scène électorale.
  45. Rouillard a parfaitement raison d’écrire que la CTCC-CSN a toujours eu des réserves relativement à la création d’un parti politique des travailleurs. En matière d’action politique, sous la présidence de Pepin, à l’occasion du congrès de 1972, une véritable rupture se produit au niveau de l’action politique partisane grâce à la création des comités populaires. Jacques Rouillard, « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973) », Bulletin d’histoire politique, vol. 19, no. 2, 2011, p. 177.
  46. Voir l’introduction de l’article.

Membres