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L’enseignement supérieur en Outaouais : un retard historique à combler

2 octobre, par Rédaction

Le 5 mars 1954, par un acte politique inédit, le gouvernement de Maurice Duplessis transformait le Séminaire Saint-Charles-Borromée de Sherbrooke en une université, créant ainsi l’Université de Sherbrooke plus ou moins telle qu’elle est connue aujourd’hui.

À l’époque, l’idée était de fonder une université qui permettrait de faire contrepoids à l’Université Bishop, qui avait été fondée plus d’un siècle auparavant, en 1843, et qui était rattachée à l’Église d’Angleterre. Duplessis et le député de Sherbrooke, John Samuel Bourque, estimaient important de contribuer à la consolidation d’une élite catholique francophone dans cette région fortement anglophone. C’est aussi pourquoi, dès le départ, l’Université de Sherbrooke a été formellement rattachée à l’Église notamment par son chancelier, l’archevêque catholique de la municipalité. Le fait que dès sa fondation, cette université ait pu compter sur une faculté des arts, une faculté de droit, une faculté des sciences, et ait pu donner des cours non seulement dans le domaine du droit, mais aussi du commerce et des sciences est en ce sens particulièrement significatif.

Les travaux réalisés au cours des dernières années en histoire de l’éducation ont en effet montré que la création des institutions scolaires n’est jamais purement gratuite et libre de considération politique ou idéologique. Dans des contextes coloniaux, par exemple, les premières écoles avaient généralement pour principale fonction d’enseigner les rudiments de la santé physique, de l’hygiène et d’une certaine forme d’adhésion aux institutions et aux autorités. Dans ces contextes, les premières universités, lorsqu’elles existaient, servaient essentiellement à former les enseignants, les petits cadres et les ingénieurs utiles à la gestion de la colonie. La création des facultés de droit, de sciences ou de philosophie, par exemple, n’est généralement arrivée que beaucoup plus tardivement[1].

En Outaouais, le contexte est radicalement différent, mais ne change pas le fait que la création des établissements d’enseignement supérieur et leur développement sont intimement liés à des considérations tout autant politiques qu’économiques.

Histoire de l’enseignement supérieur en Outaouais

En 1896, le pasteur et historien John L. Gourlay notait que le fondateur de la ville de Hull, Philemon Wright, ne semblait pas avoir été particulièrement préoccupé par l’établissement d’institutions scolaires ou communautaires. Il écrivait alors : « Sauf pour loger les ouvriers et les aides, il [Wright] n’était pas disposé à se donner la peine de construire une ville[2] ».

Pourtant, même si avant 1900, Hull ne comptait ni hôpital, ni orphelinat, ni hospice, ni séminaire, ni scolasticat[3], l’Outaouais a bel et bien pu profiter d’un certain essor dans ces domaines. En effet, comme ailleurs au Québec, la région a pu compter sur un établissement d’enseignement supérieur dès le milieu du XIXe siècle, le Collège Bytown. Ce collège, qui deviendra l’Université d’Ottawa, a été créé plus ou moins à la même période que l’Université Bishop, l’Université Laval et l’Université de Montréal. Cela dit, comme pour tout ce qui relevait plus ou moins des communautés religieuses en Outaouais – la santé, l’éducation et même les médias –, c’est surtout du côté de la ville de Bytown que les principales institutions s’installèrent. Les premiers hôpitaux du côté québécois ne seront ainsi créés que dans les années 1900 à Maniwaki et à Buckingham. Hull, pourtant le troisième centre urbain de la province, dut attendre 1911 pour avoir son hôpital.

À l’époque, le fait que plusieurs établissements d’importance s’installaient sur la rive sud de la rivière des Outaouais ne soulevait pas nécessairement de grandes préoccupations. Non seulement la rive nord était sensiblement moins populeuse, mais l’Acte d’Union de 1840 avait en fait fusionné les juridictions du Bas-Canada et du Haut-Canada. Bytown, renommée Ottawa en 1855, et Hull se trouvaient ainsi toutes deux dans la Province of Canada. La distinction entre les deux rives était donc moins marquée qu’elle l’avait déjà été et qu’elle ne le sera plus tard. Dans le domaine de l’éducation, de façon générale « [l]a population outaouaise fréquentait le séminaire d’Ottawa, le scolasticat des oblats, le collège séraphique des capucins à Ottawa, le collège universitaire des dominicains à Ottawa, etc.[4] »

Le réseau des établissements postprimaires du côté québécois reste ainsi très fragile jusqu’à la fin des années 1960. Pendant toute la première moitié du XXe siècle, l’Outaouais ne comptait qu’un seul collège classique près de la frontière, le Collège Saint-Alexandre, ainsi qu’une seule école normale, le Collège Saint-Joseph. À partir de 1940, quelques établissements voient le jour, notamment pour offrir une formation classique aux jeunes filles qui n’y avaient pas accès; ce sera le cas du Collège Marguerite-d’Youville et de l’externat classique Marie-Médiatrice[5].

C’est donc sur ces fondations relativement chétives que doivent s’installer le Cégep de Hull en 1967 et l’Université du Québec à Hull (UQAH) en 1981.

Des mobilisations sans grandes retombées

Le retard de l’Outaouais dans le domaine de l’enseignement supérieur ne semble pas avoir été bien évalué lors de la création des cégeps et de l’Université du Québec. Il n’est par ailleurs pas impossible de penser que, au moins pendant un temps, les élites hulloises, qui continuaient à profiter des établissements ontariens, y compris pour l’apprentissage du droit, du commerce ou des sciences, pouvaient croire que les établissements québécois n’avaient pas réellement pour fonction de les remplacer, mais d’offrir une formation plutôt de type professionnel. Ainsi, alors qu’il aurait sans doute été nécessaire de reconnaitre la réalité outaouaise et de financer la création de nouveaux programmes dès la fondation des établissements d’enseignement supérieur de la région, rien n’indique que des investissements particuliers aient été réalisés en ce sens.

Pis encore, la fondation de l’UQAH concorde en fait avec une période de récession et de rigueur budgétaire, prenant notamment la forme de compressions dans le financement des universités. Suivent donc « deux décennies au cours desquelles les universités subissent une succession de coupures budgétaires, alors que l’UQAH n’a pas encore reçu sa part d’appui spécifique pour la création de programmes et la construction des installations afférentes[6] ». De fragile, la situation de l’enseignement supérieur en Outaouais devient alors préoccupante. Dès 1986, l’Office de planification et de développement du Québec (OPDQ) sonne l’alarme. Les auteurs du bilan économique de l’OPDQ écrivent alors :

Les deux institutions d’enseignement postsecondaires (Université et Collège) sont affectées par la conjoncture de décroissance des investissements dans leur domaine. Cette situation cause un nouveau retard dans l’implantation de programmes essentiels au développement de la région[7].

Quinze ans plus tard, la situation est telle que les établissements d’enseignement supérieur de l’Outaouais estiment nécessaire de mettre en place un processus de consultation et de concertation avec les acteurs régionaux pour élaborer une vision stratégique du développement de l’enseignement supérieur. Ces consultations ont mené à la tenue du Forum sur l’enseignement supérieur en Outaouais, réunissant l’Université du Québec en Outaouais (UQO, ex-UQAH), le Cégep de l’Outaouais et le Cégep Heritage College.

Parmi les constats alarmants qui se sont dégagés de ce forum, mentionnons : une offre de formation incomplète pour les collèges et l’université de l’Outaouais, un investissement en recherche nettement inférieur à la moyenne provinciale et un taux de fréquentation postsecondaire parmi les plus bas au Québec[8].

Bien que la principale préoccupation des intervenantes et intervenants locaux était et demeure assurément l’adéquation formation-emploi et la vitalité du marché du travail, une réflexion plus large sur l’importance culturelle et scientifique d’avoir accès à des établissements d’enseignement supérieur se formalise. Des revendications se font ainsi de plus en plus entendre en faveur de la création de programmes universitaires en droit et en médecine et pour une offre de programmes scientifiques, notamment en reconnaissant le nouvel Institut québécois d’aménagement de la forêt de feuillus (IQAFF) devenu l’Institut des sciences de la forêt tempérée (ISFORT). L’ISFORT a finalement été rattaché à l’UQO en 2012[9].

Sur le plan de la recherche toujours, depuis le début des années 2000, le Cégep de l’Outaouais avait tenté à plusieurs reprises d’obtenir un centre collégial de transfert des technologies (CCTT). Jusqu’en 2018, l’Outaouais était la seule région du Québec qui n’avait toujours pas un tel centre. Les CCTT sont des centres de recherche appliquée, de soutien technique, de formation et de diffusion des connaissances financés par l’État. Ils sont reconnus pour jouer un rôle clé dans le développement et la mise en œuvre de projets d’innovation tant technologique que sociale. Il est généralement admis que l’implication des enseignantes et enseignants ainsi que des étudiantes et étudiants collégiaux dans les activités des CCTT enrichit l’enseignement et suscite l’intérêt des jeunes pour les carrières scientifiques. Au fil des ans et des demandes, un nombre impressionnant de raisons différentes a été fourni par le ministère de l’Éducation ou de l’Enseignement supérieur pour refuser l’octroi d’un CCTT en Outaouais : absence d’expertise régionale particulière, absence d’un créneau d’excellence en emploi ou, plus ironique, le peu de programmes scientifiques présents au sein de l’établissement.

Entre 2003, date du forum régional, et 2010, plusieurs initiatives ont donc été concrétisées afin de contribuer à réduire les iniquités observées par les intervenantes et intervenants en enseignement supérieur en Outaouais. Toutefois, les établissements ont souvent été confrontés à des barrières administratives et à un manque d’engagement politique qui est venu exacerber le retard existant. Ainsi, en 2010, le retard en matière de programmes, d’infrastructures et de financement s’était encore aggravé. C’est à cette époque que la Table Éducation Outaouais (TÉO), instance régionale de concertation en persévérance scolaire et réussite éducative (IRC), regroupant des personnes représentant les milieux scolaires, l’enseignement supérieur, les différents ministères et des élu·e·s municipaux, a jugé nécessaire d’amorcer un mouvement de mobilisation autour de la question de l’enseignement supérieur. Cette mobilisation s’incarna par la création de l’Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais (ACESO) dont le premier mandat était de dresser un portrait le plus fidèle possible de la réalité de l’enseignement supérieur en Outaouais[10].

Le travail réalisé par l’équipe de l’ACESO en 2011 était d’une grande qualité et servira d’assise pour les travaux de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) en 2018[11] et de l’Observatoire du développement de l’Outaouais (ODO) en 2021[12] et 2022[13]. À titre d’exemple, le travail de l’ACESO permettait, pour la première fois, de quantifier le nombre d’étudiantes et d’étudiants de l’Outaouais qui choisissent d’étudier du côté ontarien ainsi que les effets que cette situation a sur le financement des établissements d’enseignement supérieur du Québec. Le portrait réalisé par l’ACESO déboucha sur la publication de sa Déclaration de l’Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais[14] dans laquelle on retrouvait à la fois une analyse à jour de la situation de l’enseignement supérieur en Outaouais et les demandes des intervenantes et intervenants du milieu.

Portrait de l’enseignement supérieur en Outaouais en 2025

Depuis 2011, plusieurs choses ont changé et contribuent assurément à la vitalité de l’enseignement supérieur en Outaouais. À ce titre, soulignons que, depuis 2023, l’UQO peut offrir un programme de droit – quelque 70 ans après la création de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. De même, notons que l’engagement obtenu de la part du gouvernement Legault pour la création d’un campus unifié de l’UQO à Gatineau demeure ferme[15]. Du côté du cégep, non seulement un CCTT lui a été octroyé, mais il a eu l’autorisation d’offrir six nouveaux programmes d’études techniques au cours des dernières années – techniques juridiques, techniques de diététique, technologie de l’architecture, technologie de radiodiagnostic, gestion et intervention en loisir, technique de travail social. Enfin, en 2019, « l’Assemblée nationale du Québec a adopté à l’unanimité une motion reconnaissant le statut particulier de l’Outaouais en raison de sa situation frontalière avec Ottawa[16] ».

Pourtant, comme le craignaient déjà à l’époque les médias régionaux, cette motion demeure un acte strictement symbolique qui n’aura eu que de faibles retombées. En 2025, malgré ces développements, la situation de l’enseignement supérieur reste, à bien des égards, une aberration lorsqu’elle est comparée à celle d’autres régions du Québec. Les travaux récents de l’ODO et de l’IRIS permettent d’illustrer cette situation.

En 2022, l’ODO estimait que dans le domaine de l’enseignement supérieur, la Mauricie et le Saguenay-Lac-Saint-Jean peuvent être retenus comme des régions comparables. Ces régions présentent une population similaire et des installations semblables, notamment le fait qu’elles comptent une université du réseau de l’Université du Québec[17]. Par ailleurs, quand cela s’avère possible, il est aussi intéressant de comparer la réalité outaouaise avec celle de l’Estrie qui, malgré qu’elle présente une population relativement équivalente, a pu profiter de la création d’une université francophone beaucoup plus tôt.

La population étudiante

Sur le plan de l’effectif étudiant, des différences majeures existent entre l’Outaouais et les autres régions du Québec. Au collégial, en 2020-2021, alors que l’Outaouais comptait 15,36 étudiants par 1 000 habitants (pour un total de 6 164 étudiants) inscrits au diplôme d’études collégiales (DEC), la Mauricie en comptait 19,32 et le Saguenay-Lac-Saint-Jean en comptait 24,35[18]. L’année 2020-2021 est assez représentative des retombées positives de quelques-unes des initiatives prises au cours des précédentes années. Or, malgré ces efforts, on peut noter qu’il existe encore un important manque à gagner en termes de population étudiante allant de 3,96 à 8,99 étudiants par 1 000 habitants. L’ODO estime ainsi que, considérant la moyenne des régions comparables, l’Outaouais devrait compter quelque 2 600 étudiantes et étudiants supplémentaires au DEC.

Si l’on admet que les étudiantes et étudiants de l’Outaouais, malgré certains enjeux sur le plan de la réussite sur lesquels nous reviendrons, ne sont pas radicalement différents de ceux des autres régions, on peut s’interroger sérieusement sur ce qui advient de ces jeunes et de leurs aspirations d’études.

À l’échelle universitaire, la situation semble encore plus préoccupante. Toujours en 2020-2021, alors que l’Outaouais comptait 4 737 étudiantes et étudiants universitaires, soit 11,80 étudiants par 1 000 habitants, ce même ratio était de 18,45 au Saguenay-Lac-Saint-Jean et de 46,51 en Mauricie[19]. Notons au passage que ce ratio était de 60,2 en Estrie en 2016-2017[20]. L’ODO estime ainsi que quelque 7 700 étudiantes et étudiants universitaires manquent à l’appel en Outaouais. Ce constat apparait dramatique. Où sont ces étudiantes et étudiants ? Soulignons enfin que l’Université d’Ottawa, à elle seule, comptait 44 693 étudiants, dont 13 408 étudiantes et étudiants francophones en 2020[21].

Ce manque d’étudiantes et d’étudiants collégiaux et plus encore d’étudiantes et d’étudiants universitaires parait pour le moins inquiétant lorsqu’on tente d’explorer plus en détail l’accès aux études universitaires à l’échelle de l’Outaouais. En effet, il existe d’importantes variations d’accès à l’enseignement supérieur entre les milieux plus urbains et les milieux plutôt ruraux en Outaouais. En exploitant les données du recensement de 2016 liées au grade universitaire des personnes, l’ODO estime que 24,4 % de la population avait un grade universitaire à Gatineau en 2016 alors qu’à l’extérieur de ce centre urbain les pourcentages variaient de 7,6 % à 15,7 %[22]. Notons enfin que ce même ratio était de l’ordre de 37,7 % à Ottawa à la même période. Pour l’ODO, « [c]es écarts importants s’expliquent, entre autres, par le fait que les principaux secteurs d’activité en milieu rural ne nécessitent pas d’études universitaires[23] ».

Il convient aussi de rappeler que, malgré l’installation récente d’un campus du Cégep Heritage College à Campbell’s Bay principalement dédié à l’éducation à l’enfance et à la gestion et à la production animale, il n’existe aucun accès réel à l’enseignement supérieur à l’extérieur du centre urbain de Gatineau. En fait, « [t]outes les municipalités des MRC de Papineau, de Pontiac et de la Vallée-de-la-Gatineau sont situées à plus de 40 km d’un cégep[24] » ou d’une université.

Il est difficile de déterminer avec certitude si cet enjeu contribue au faible effectif étudiant en Outaouais. Rappelons néanmoins que si l’Outaouais compte deux cégeps et un établissement collégial privé, tous installés à Gatineau dans un rayon d’environ 12 km, d’autres régions comparables du Québec présentent une répartition géographique sans doute plus équitable de leurs établissements collégiaux. À ce titre, la Mauricie a un cégep à Trois-Rivières et un autre à Shawinigan en plus d’un établissement privé à Trois-Rivières ; le Saguenay-Lac-Saint-Jean a un cégep à Chicoutimi, un à Jonquière, un à Alma et un autre à Saint-Félicien alors que l’Estrie compte un cégep à Granby et un autre à Sherbrooke, en plus du cégep Champlain à Lennoxville et du Séminaire de Sherbrooke.

Les programmes

La situation n’est pas radicalement différente sur le plan des programmes de formation offerts à la population outaouaise. Au cours des dernières années, l’ACESO en 2011, l’IRIS en 2018, et l’ODO en 2021 et 2022 ont fait un travail remarquable d’illustration du déficit de programmes d’études de l’Outaouais. Ils ont utilisé plusieurs indicateurs allant du nombre de programmes par étudiant au nombre d’habitants par programme. Par souci de concision, nous nous limiterons ici au nombre de programmes par 100 000 habitants, ce qui a aussi l’avantage d’être les données les plus récentes.

D’abord, au collégial, on compte 10,47 programmes de DEC par 100 000 habitants (pour un total de 42) en Outaouais. Ce même indicateur est plutôt de 16,42 en Mauricie et de 37,64 au Saguenay-Lac-Saint-Jean[25]. En ce qui a trait aux attestations d’études collégiales (AEC), les données datent du début des années 2010, mais on parlait alors de 80 programmes offerts en Outaouais pour 150 au Saguenay-Lac-Saint-Jean et 210 en Mauricie[26].

En somme, pour l’année 2020-2021, le fossé à combler en Outaouais pour atteindre la moyenne des régions comparables quant au nombre de programmes de DEC serait, selon l’ODO, de 16,65 programmes par 100 000 habitants, soit quelque 67 programmes supplémentaires[27]. Les quelques ajouts récents ne permettent pas de se rapprocher du compte.

À l’échelle universitaire, en additionnant les programmes de baccalauréat, de maitrise et de doctorat, l’Outaouais compte 14,95 programmes par 100 000 habitants (pour un total de 60) alors que le Saguenay-Lac-Saint-Jean en compte 26,53 et la Mauricie 34,66[28]. Ainsi, toutes proportions gardées, le manque de programmes universitaires serait de l’ordre de 15,61 programmes par 100 000 habitants pour un total de quelque 63 programmes d’études supplémentaires[29].

En somme, au collégial comme à l’université, il faudrait essentiellement doubler le nombre de programmes offerts en Outaouais pour que l’offre soit enfin comparable à celle existant ailleurs au Québec.

Il est donc évident que l’Outaouais souffre d’un déficit important de programmes d’études postsecondaires. Il est difficile d’admettre que cette situation n’a pas en retour des conséquences sur la population étudiante en enseignement supérieur. À ce sujet, l’ODO estime que plus « de 6 500 étudiant·e·s résidant en Outaouais poursuivent annuellement leurs études supérieures à Ottawa, soit 4 000 de plus que le nombre estimé en 2011[30] », et ce, malgré le temps de déplacement nécessaire et des frais de scolarité autrement plus élevés du côté ontarien. On peut croire que cette situation est due au moins en partie à la réputation des établissements ontariens, mais il parait difficile d’exclure l’offre de programme comme une variable importante dans la décision des étudiantes et étudiants de la région.

Conclusion

Malgré des données évidentes et une certaine mobilisation depuis plus de 30 ans, la situation de l’Outaouais dans le domaine de l’enseignement supérieur demeure pour le moins préoccupante. Bien entendu, on pourrait toujours se dire que l’enjeu n’est pas si grand alors qu’en fait, il existe une offre de formation collégiale et universitaire tout à fait adéquate dans la région considérant les établissements ontariens. Or, ce serait oublier d’abord que cela implique nécessairement de déléguer une fonction sociale importante à une autre juridiction, et donc de renoncer à un certain droit de regard et à certains pouvoirs dans le domaine de l’offre de formation ou des programmes d’études à offrir. Ce serait aussi oublier que l’accès aux études supérieures en Ontario est beaucoup plus dispendieux et que près de 25 % des formations qui y sont offertes ne sont pas reconnues par l’État québécois ou les ordres professionnels du Québec[31]. Enfin, cela occulterait que, malgré qu’il soit difficile de savoir exactement combien d’étudiantes et d’étudiants québécois étudient du côté ontarien, les revenus liés aux frais d’inscriptions de même que ceux reliés à une importante partie des dépenses assumées par ceux-ci pendant leurs études et leurs stages restent aussi du côté ontarien.

Il convient cependant de reconnaitre que la situation actuelle de l’enseignement supérieur en Outaouais est aussi corollaire de l’état de la réussite et de la diplomation qui demeure préoccupant en Outaouais. Comme cela s’observe en ce qui concerne la proportion de personnes détenant un diplôme universitaire, il existe des écarts importants sur le plan de la réussite scolaire et éducative entre les secteurs urbains de la ville de Gatineau et les régions plutôt rurales. Pourtant la question de la pauvreté dans ces milieux est souvent niée, et ce, même si la TÉO[32] reconnait que les « conditions économiques » des familles est un déterminant important de la réussite.

Cela dit, on peut constater deux points tout particulièrement marquants dans la situation actuelle de l’enseignement supérieur en Outaouais, outre le fait que cette situation demeure dramatique près de 40 ans après les premières doléances formelles adressées à Québec. D’abord, malgré le travail impressionnant réalisé par les intervenantes et intervenants des milieux de l’éducation, à travers la création de l’ACESO notamment, il ne semble pas avoir été possible de mobiliser plus largement la population autour de cet enjeu. La Déclaration de l’ACESO en 2011 était signée par des intervenantes et intervenants des milieux scolaires, mais aussi des élu·e·s, des dirigeantes et dirigeants d’entreprises, des athlètes, des groupes citoyens et des municipalités. Pourtant, le mouvement s’est essoufflé ou n’a pas été entretenu après la mise à jour de la Déclaration en 2017 ou l’octroi du statut particulier de la région en éducation en 2019[33]. Est-ce à dire qu’à l’époque, plusieurs pensaient la chose gagnée ou est-ce simplement que la mobilisation s’est essoufflée d’elle-même pendant la COVID-19 ? Pourtant, on sait que la pression des citoyens et citoyennes a déjà réussi à porter fruit dans le domaine en Outaouais. Après une fermeture de trois ans, c’est en effet grâce à « l’insistance des réclamations de la population hulloise [que] le Collège [Marguerite-d’Youville] reprend vie en 1952 dans une toute nouvelle construction située boulevard Taché, en bordure de la rivière des Outaouais[34] ». Dans tous les cas, la situation actuelle témoigne d’une mobilisation qui n’était sans doute pas aussi profondément ancrée qu’elle aurait dû l’être et invite à la réflexion. Ne serait-il pas d’intérêt de rappeler la fonction non seulement économique des établissements d’enseignement supérieur, mais aussi leur fonction culturelle et scientifique ? Plus encore, les efforts réalisés par les établissements de l’Outaouais pour se rapprocher des milieux citoyens pourraient sûrement être accrus et déployés afin de réaffirmer la fonction démocratique des cégeps et des universités, fonction que la montée des discours autoritaires ou les crises socioécologiques rendent tous les jours plus urgente.

Le deuxième point marquant réside dans la portée et l’importance de la volonté politique sur le développement de l’enseignement supérieur des régions. La fondation de l’Université de Sherbrooke en 1954 selon une logique purement politique l’illustre on ne peut mieux. En Outaouais, historiquement, cette volonté aura été, au départ, peu présente alors que la petite bourgeoisie n’avait d’yeux que pour les institutions d’Ottawa et, depuis les années 1980, elle aura été souvent défaillante. Encore récemment, alors que la région est la seule au Québec qui n’a toujours pas de résidence pour ses étudiantes et étudiants de cégep, c’est sans l’engagement de l’État québécois que le Cégep de l’Outaouais tente d’aller de l’avant avec la réalisation d’un premier projet en ce sens[35]. De même, il est loin d’être clair que l’État permettra à l’éventuel campus unifié de l’UQO de profiter d’un gymnase pour la pratique de sports nécessitant de grandes surfaces ou pour réaliser des travaux de recherche, et ce, alors qu’elle est la seule Université du Québec, à part la TÉLUQ, à ne pas pouvoir profiter de telles installations[36].

Par Charles-Antoine Bachand, professeur en fondements de l’éducation à l’Université du Québec en Outaouais


  1. Damiano Matasci, Miguel Bandeira Jerónimo et Hugo Gonçalves Dores (dir.), Repenser la « mission civilisatrice ». L’éducation dans le monde colonial et postcolonial au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020.
  2. « Except to house workmen and helpers, he [Wright] was not disposed to trouble himself about building a city ». Cité dans Raymond Ouimet, La dépendance de l’Outaouais à l’égard de l’Ontario, 2019, p. 1. Disponible sur le site Équité Outaouais : https://equiteoutaouais.com/#!/pages/documentation.
  3. Ibid.
  4. Ibid., p. 4.
  5. Andrée Dufour, « Le Collège Marguerite-d’Youville de Hull, 1945-1964. Un collège classique féminin en milieu ouvrier », Histoire sociale/Social History, vol. 47, n° 93, 2014 ; Gérald Pelletier et Jean Harvey, « Le paysage institutionnel », dans Chad Gaffield (dir.), Histoire de l’Outaouais, Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1994 ; Odette Vincent-Domey, « Vers une présence institutionnelle… », dans Chad Gaffield (dir.), Histoire de l’Outaouais, Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1994.
  6. Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais (ACESO), Déclaration de l’Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais, Gatineau, Table Éducation Outaouais, 20 juin  2011, p. 5.
  7. Office de planification et de développement du Québec, Bilan socioéconomique de l’Outaouais, 1986, p. 24. Cité dans ACESO, 2011, p. 6.
  8. ACESO, 2011, op. cit., p. 6.
  9. UQO, La création de l’Institut des sciences de la forêt feuillue tempérée (ISFORT) : le premier jalon de l’arrivée des sciences naturelles à l’UQO, février 2012.
  10. ACESO, 2011, op. cit.
  11. Bertrand Shepper, Effets du retard de financement public sur les systèmes de santé et d’éducation postsecondaire en Outaouais, Montréal, IRIS, 2018.
  12. Amélie Bergeron, Lynda Gagnon et Alexandre Dubé-Belzile, « Accès à l’éducation : un déséquilibre entre les deux rives au détriment de l’Outaouais », dans Chantal Doucet (dir.), Situation transfrontalière de l’Outaouais et de l’Est ontarien : impacts et opportunités, Gatineau, Observatoire du développement de l’Outaouais, 2021 
  13. Alexandre Bégin et Iacob Gagné-Montcalm, L’Outaouais en mode rattrapage. Suivi des progrès pour combler le retard historique de la région en santé, éducation et culture, Gatineau, Observatoire du développement de l’Outaouais, 2022.
  14. ACESO, 2011, op. cit.
  15. Daniel LeBlanc, « UQO : le campus unifié toujours sur les rails », Le Droit, 16 avril 2024.
  16. Bergeron, Gagnon et Dubé-Belzile, 2021, op. cit., p. 13.
  17. Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit.
  18. Ibid.
  19. Ibid.
  20. Shepper, 2018, op. cit.
  21. Bergeron, Gagnon et Dubé-Belzile, 2021, op. cit.
  22. Cette situation prévaut pour toutes les MRC de la région, sauf pour la MRC des Collines-de-l’Outaouais, particulièrement favorisée, qui présente un ratio exceptionnel de 23,1 % de la population détenant un grade universitaire.
  23. Ibid., p. 5.
  24. Table Éducation Outaouais et ÉCOBES – recherche et transfert, Portrait de la réussite éducative en Outaouais, février 2021, p. 1.
  25. Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit.
  26. ACESO, 2011, op. cit.
  27. Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit.
  28. Ibid.
  29. Ibid.
  30. Bergeron, Gagnon et Dubé-Belzile, 2021, op. cit., p. 7.
  31. ACESO, 2011, op. cit.
  32. Table Éducation Outaouais et ÉCOBES, 2021, op. cit.
  33. Daniel LeBlanc, « Statut particulier de l’Outaouais : satisfaction dans le monde de l’éducation et de la culture », Le Droit, 31 octobre 2019.
  34. Dufour, 2014, op. cit., p. 66.
  35. Daniel LeBlanc, « Projet majeur de 450 chambres pour le Cégep de l’Outaouais », Le Droit, 3 février 2025.
  36. Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit.

 

Le droit à la santé en Outaouais : un portrait d’hier à aujourd’hui

23 septembre, par Rédaction

En matière de santé, la région de l’Outaouais continue de faire les manchettes, pour de mauvaises raisons : « Gatineau : pire urgence du monde occidental[1] »; « Notre population est en danger[2] »; « L’Outaouais a assez souffert[3] ». La plus récente illustration de ce qui est devenu une crise permanente de la santé en Outaouais est la mise en place d’un plan d’urgence au printemps 2024 pour éviter une rupture de services en imagerie médicale à l’Hôpital de Hull, où est situé le centre régional de traumatologie et de soins critiques[4]. Les bris[5] et les fermetures[6] de services de santé sont devenus choses courantes en Outaouais, particulièrement dans les milieux ruraux. Devant une situation aussi préoccupante à Gatineau, quatrième ville la plus peuplée du Québec, et devant la dégradation constante du système public de santé partout dans la région, prenons un pas de recul pour nous demander comment se porte le droit à la santé en Outaouais.

Ce texte vise à dresser un portrait de l’état du droit à la santé dans la région de l’Outaouais d’hier à aujourd’hui. Nous présentons d’abord quelques indicateurs sur les réalités socioéconomiques et les inégalités sociosanitaires caractérisant l’Outaouais en ce début de XXIe siècle. Par la suite, nous traçons une brève mise en contexte historique du droit à la santé dans la région. Comme on le sait, le droit à la santé, c’est-à-dire « le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre[7] », inclut, mais aussi dépasse, l’accessibilité gratuite et universelle aux services de santé. Le droit à la santé s’inscrit en interdépendance avec l’ensemble des droits humains universels. Un retour dans l’histoire de l’Outaouais nous amène en effet à nous intéresser à l’interdépendance entre santé et logement en dressant un parallèle entre le passé canadien-français de la région et la réalité outaouaise actuelle en matière de violation du droit au logement. Avant de conclure sur quelques réflexions politiques, nous présentons enfin une série de données sur le sous-financement public de la santé et les problèmes d’accessibilité et de qualité des services publics de santé en Outaouais, lesquels constituent un terreau fertile pour la privatisation de la santé.

Les inégalités sociales de santé en Outaouais : quelques indicateurs

Les résidentes et résidents de l’Outaouais le savent bien : au-delà des anecdotes et des faits divers médiatisés, la réalité outaouaise est souvent reléguée aux marges dans le discours politique québécois. Afin de mieux connaitre cette réalité négligée à l’intérieur du Québec, examinons quelques indicateurs socioéconomiques et sanitaires[8].

En 2020, la population de l’Outaouais s’élevait à 401 388 habitants, soit 4,68 % de la population du Québec[9]. De ce nombre, 72,31 % résident dans la ville de Gatineau et le reste dans les quatre municipalités régionales de comté (MRC) des zones rurales de l’Outaouais. En 2018, le revenu disponible par habitant en Outaouais était de 27 318 $ contre 29 924 $ pour l’ensemble du Québec. Mis à part le territoire de Gatineau (9,1 %) et celui de la MRC des Collines-de-l’Outaouais (5,5 %), les taux de la mesure de faible de revenu étaient en 2018 plus élevés dans les MRC de Papineau (10,9 %), de Pontiac (13,6 %) et de la Vallée-de-la-Gatineau (15,6 %) que dans le reste du Québec (9,5 %)[10].

Ces disparités de revenu en Outaouais par rapport à l’ensemble du Québec, mais également à l’intérieur de la région, se traduisent par des inégalités sociales de santé, que l’on peut mesurer par l’espérance de vie[11] et l’indice de défavorisation matérielle et sociale[12]. Le Tableau 1 présente l’espérance de vie dans les territoires de l’Outaouais pour 2019.

Tableau 1. Espérance de vie en Outaouais en 2019

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Source : Institut de la statistique du Québec. Présenté dans Bertrand Schepper et Guillaume Hébert, Portrait des inégalités d’accès aux services de santé en Outaouais, Montréal, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2021.

Encore une fois, on voit une iniquité régionale par rapport à l’ensemble du Québec : l’espérance de vie dans l’ensemble des territoires de l’Outaouais, mis à part la MRC des Collines-de-l’Outaouais, est plus basse que la moyenne québécoise. De plus, comme l’ont observé Schepper et Hébert, les communautés des MRC de Pontiac et de la Vallée-de-la-Gatineau, où l’espérance de vie est la plus faible en Outaouais, se retrouvent presque toutes dans le dernier quintile de l’indice de défavorisation matérielle. Dans ces deux MRC, 12 communautés sur un total de 13 comptent entre 11,6 % et 28,4 % de personnes autochtones.

Dans le secteur Hull de la ville de Gatineau, le portrait de la défavorisation est peut-être encore plus criant. Comme le montre le Tableau 2, neuf des 21 communautés du secteur Hull ont un indice de défavorisation matérielle et sociale combinée dans le quintile le plus élevé.

Tableau 2. Indice de défavorisation de neuf communautés du secteur Hull de Gatineau

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Source : Observatoire du développement de l’Outaouais. Présenté dans Bertrand Schepper et Guillaume Hébert, Portrait des inégalités d’accès aux services de santé en Outaouais, Montréal, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2021.

La concentration de défavorisation dans les communautés urbaines du secteur Hull s’inscrit clairement à l’intersection de la concentration dans ces neuf communautés de personnes issues de l’immigration (de 13,4 % à 28,2 % de la population dans ces communautés) et de personnes autochtones en milieu urbain (entre 2,4 % et 7,6 % de ces populations).

Or, comme nous allons maintenant le voir, la réalité actuelle de l’Outaouais, marquée par une importante diversité culturelle – Gatineau figurant parmi les principales portes d’entrée de l’immigration au Québec – mais aussi par des inégalités sociales de santé substantielles, reflète toujours le lourd passé de la région en matière de droit à la santé.

Santé et logement en Outaouais d’hier à aujourd’hui : exclusion sociale et iniquités sociosanitaires

Située sur le territoire non cédé de la nation algonquienne, l’ancienne ville de Hull, aujourd’hui le secteur du centre de la ville fusionnée de Gatineau, a été au cœur de la colonisation, puis de l’industrialisation de l’Amérique du Nord britannique et du Canada. De 1861 à 1871, l’industrialisation entraine l’arrivée dans le canton de Hull d’une importante population canadienne-française : celle-ci passe à cette époque de 420 à 4 461 habitants, alors que la population anglophone passe de 3 291 à 3 857 habitants[13]. En matière de droit à la santé, l’histoire régionale a notamment été marquée dès le milieu du XIXe siècle par les effets néfastes sur la santé au travail de l’industrie de l’allumette, avec à sa tête la compagnie E.B. Eddy, contre laquelle s’est mobilisé le premier mouvement syndical féminin au pays, celui des « allumettières », fondé en 1918-1919[14].

Afin de mieux comprendre les problèmes sociosanitaires actuels dans la région de l’Outaouais, il est utile de revenir sur l’expérience hulloise et outaouaise des conditions matérielles des Canadiens français et des Canadiennes françaises. Les graves crises du logement et de l’itinérance qui sévissent de manière particulièrement aigüe en Outaouais en ce début de XXIe siècle s’inscrivent malheureusement en continuité avec le passé de la région. Comme l’explique l’auteur Raymond Ouimet :

Dès le début de 1937, des familles érigent des maisons rudimentaires, pour ne pas dire des cabanes, sur la rive ouest du ruisseau de la brasserie [à Hull], entre le boulevard Montclair et le pont du sentier du ruisseau de la Brasserie (alors un pont de chemin de fer). En 1941, ce secteur de la ville devient un véritable bidonville, nommé Creekside, où vivent dans un grand dénuement plus d’une centaine de personnes. Surnommé, avec mépris, Punaiseville et Puceville, le Creekside est qualifié de honte de la ville par les bien-pensants de tous bords pour qui les pauvres sont les artisans de leur propre malheur[15].

Frappés également par la crise des années 1930, les habitants et habitantes des bidonvilles de Hull figuraient parmi les exclus du capitalisme industriel anglo-saxon au Canada français. Pendant les années 1940 et 1950, le Creekside constituera une réalité à Hull, alors que la ville est également aux prises avec plusieurs logements surpeuplés[16]. Pendant ce temps, les autorités publiques contribueront à la stigmatisation et même à la répression des personnes sans logement.

On le sait, les grandes catastrophes de la première moitié du XXe siècle, période marquée par deux guerres mondiales, la Grande Dépression des années 1930 et l’expérience du totalitarisme, vont conduire à des prises de conscience quant à l’avenir de l’humanité face aux défaillances de sociétés fondées sur les principes libéraux de la liberté individuelle, de l’égalité formelle et de la propriété privée. Ces catastrophes ayant émergé dans les pays du centre du capitalisme viendront mettre en lumière les paradoxes de la « civilisation libérale » : le capitalisme industriel et l’utopie du marché autorégulateur sont des menaces aux libertés individuelles et à la démocratie[17]. Par exemple, la réduction du logement à une marchandise ne permet pas de garantir l’accès à un toit et à des conditions de vie dignes pour l’ensemble de la population.

Dans l’après-guerre, le système international de l’Organisation des Nations unies sera ainsi institué sur la reconnaissance des droits politiques, sociaux, culturels et économiques. Les nouvelles institutions internationales et le développement du droit international signaleront la nécessité pour les États de mettre en place des politiques visant la réalisation concrète de droits collectifs. Dans le préambule de sa constitution adoptée en 1946, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) reconnait le droit à la santé en le définissant comme le droit à « un état complet de bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou de handicap ». Le texte poursuit : « La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale[18] ».

En Outaouais, même avec l’effort de guerre et ses retombées sur le développement économique, les conditions sociosanitaires et de logement des classes populaires hulloises tarderont à s’améliorer.

Dans les années d’après-guerre, la ville de Hull offre un spectacle désolant. La compagnie E.B. Eddy a beaucoup réduit la production de son usine de papier. Des centaines d’ouvriers se retrouvent sans emploi. Le délabrement des quartiers populaires ne fait que s’accentuer. Il y a un manque criant de logement. Forcées d’habiter dans des abris insalubres, des milliers de personnes vivent littéralement dans ce qu’on appellerait aujourd’hui des bidonvilles. Sans accès à un système d’aqueduc, encore moins à une usine de filtration d’eau, la population survit à peine et crie famine[19].

En 1952, le Creekside regroupera plus de 400 personnes et la police forcera le démantèlement du bidonville en septembre de la même année. Il en résultera que près de 300 personnes se déplaceront vers des taudis autour du lac Leamy et près de la Gatineau Boom Company[20].

À la fin des années 1960 survient un autre épisode dans l’histoire des problèmes de logement à Hull : la décision du gouvernement fédéral du premier ministre libéral Pierre Elliott Trudeau de construire un important complexe d’édifices gouvernementaux dans le centre-ville de Hull, aujourd’hui connu sous le nom de Place du Portage, toujours parmi les plus grands complexes d’espaces à bureaux du monde. La construction de Place du Portage exigera des milliers d’expropriations. La Ville de Hull met alors en œuvre un projet de « rénovation urbaine » entrainant « la démolition de plus de 1500 logements occupés par environ 6000 personnes[21] ». L’objectif, qui n’a toujours pas été atteint, était d’implanter 25 % des emplois du gouvernement fédéral sur la rive québécoise[22]. Dès le début des années 1970, de grandes mobilisations citoyennes[23] se mettront en branle en réaction à ces transformations imposées par les autorités fédérales et municipales, lesquelles vont créer d’importantes fractures sociales, urbaines et économiques dont le centre-ville de Hull ne s’est en quelque sorte jamais remis. C’est dans ce contexte, au tournant des années 1970, que les premiers logements sociaux seront construits à Hull, principalement pour loger les victimes de la « rénovation urbaine »[24].

Transportons-nous maintenant un demi-siècle plus tard. Depuis quelques années, la grave crise du logement dans la région de l’Outaouais et la ville de Gatineau s’est développée à l’intersection d’au moins deux autres crises, celles de l’itinérance et des surdoses. Ces « crises », qui sont en fait des résultats de la déresponsabilisation des États en matière de logement, des conséquences nuisibles de la financiarisation, de la spéculation et de l’inflation immobilières, ainsi que des vases communicants entre l’industrie pharmaceutique licite et l’économie informelle criminalisée, sévissent ailleurs. Cependant, leurs conséquences sont particulièrement aigües à Gatineau.

En 2023, le taux d’inoccupation dans le marché des logements locatifs était de 1,1 % à Gatineau (contre 2,1 % à Montréal) et le prix du loyer moyen des logements de deux chambres s’élevait à 1252 $, en hausse de 8,9 % sur un an (contre 1096 $, en hausse de 7,9 % à Montréal)[25]. Comme le soulignait la mission d’observation sur la situation du logement à Gatineau de la Ligue des droits et libertés dans son rapport de 2021[26], la crise du logement en Outaouais s’est vue renforcée par une série de catastrophes survenues avant la pandémie de COVID-19 : les inondations printanières de 2017 (plus de 2 200 résidences touchées dont plusieurs dans les quartiers défavorisés du secteur Gatineau) ; la tornade de force EF3 en 2018 (2 407 logements touchés dont près de 20 % inhabitables, notamment dans le quartier du Mont-Bleu où réside une importante population issue de l’immigration récente) ; et de nouvelles inondations printanières en 2018 (touchant près de 2 000 logements dans les mêmes quartiers qu’en 2017).

Avec le manque d’ambition des politiques de logement et la confiance excessive de celles-ci envers l’industrie immobilière, mais aussi en raison des récentes catastrophes climatiques, c’est le retour du Creekside « version XXIe siècle » sur les berges du ruisseau de la Brasserie et sur le site de l’ancien aréna Guertin dans le secteur Hull. Les habitantes et habitants du ruisseau de la Brasserie figurent aujourd’hui parmi les exclus de la plus récente phase du capitalisme, structurée par le pouvoir des industries de la finance, de l’assurance et – c’est particulièrement le cas en Outaouais – de l’immobilier. Montant en puissance depuis les années 1980, l’économie « FIRE » (basée sur les secteurs de la finance, des assurances et de l’immobilier[27]) a constitué la couche sur laquelle sont venus se superposer, plus récemment, le technocapitalisme[28] de monopole et son oligarchie au pouvoir aux États-Unis.

Phénomène également « importé » des États-Unis, les campements de personnes itinérantes sont malheureusement devenus chose commune dans les grandes villes canadiennes lors des dernières années. De 2018 à 2023, l’Outaouais a connu une augmentation de 268 % du nombre de personnes itinérantes, la plus forte au Québec[29]. Alors que les autorités municipales et provinciales se renvoient la balle, on peine à trouver des solutions pérennes et, surtout, pleinement humaines. Autre rappel du contrôle des classes pauvres digne du XIXe siècle, le conseil municipal de Gatineau s’est résigné, en 2024, à accepter un projet privé de « village » temporaire de conteneurs sur le site Guertin, logeant 100 personnes, proposé par une grande firme immobilière[30]. Même dans des territoires ruraux comme la MRC de la Vallée-de-la-Gatineau et la ville de Maniwaki, les dernières années furent marquées par une transformation du visage de l’itinérance et une explosion du nombre de personnes en situation d’itinérance dans tout l’Outaouais[31].

Enfin, de 2021 à 2023, on compte plus de 100 personnes mortes de surdoses de médicaments et de drogues en Outaouais[32]. Avec un taux de mortalité par surdose de 2,62 par 10 000 habitants, la crise des surdoses à Gatineau a été la plus importante au Québec de 2019 à 2022[33]. L’Outaouais est en effet devenu un « épicentre des surdoses », notamment en raison de sa situation géographique, localisée entre Toronto et Montréal. Malgré les crises sociosanitaires sévissant en Outaouais, les services en matière d’itinérance, d’injection supervisée et de santé mentale sont largement insuffisants dans la région, à l’instar des services publics de santé en général. La violation du droit à la santé et son interdépendance avec le droit au logement tendent à être normalisées à Gatineau et en Outaouais, d’hier à aujourd’hui. Une autre violation du droit à la santé qui tend à être normalisée en Outaouais est la dégradation de l’accessibilité, de la qualité et de la sécurité des services de santé publics et universels.

Sous-financement et dégradation du système public de santé en Outaouais : un terreau fertile pour la privatisation de la santé

Au cours des années 1950, il n’y avait toujours à Hull que le seul hôpital Sacré-Cœur de la rue Laurier, petit et vétuste, malgré l’augmentation de la population locale. Des subventions parvenaient au compte-gouttes du gouvernement provincial, surtout avant une élection. Ainsi, lors de l’élection provinciale de 1956, le gouvernement de l’Union nationale avait remis, par l’entremise de son candidat dans Hull, Roland Saint-Onge, un chèque de 440 000 $ à l’hôpital, au milieu d’un spectacle électoraliste bien orchestré. Il faudra attendre jusqu’en février 1958 pour que ce vieil édifice ferme définitivement, avec la construction d’un nouvel hôpital, sur le boulevard Gamelin. Les patients comme le personnel y furent transférés en plein hiver[34] !

Les crises évitables du logement, de l’itinérance et des surdoses entrainant autant de violations du droit à la santé, s’inscrivent dans le contexte d’iniquités majeures entre l’Outaouais et le reste du Québec en matière de financement public de la santé et d’accessibilité aux services de santé. Les effets de ce sous-financement sont nombreux. Si certains des effets à long terme sur l’état de santé de la population outaouaise sont difficilement mesurables, la dégradation du système public de santé marque profondément la vie quotidienne des résidents et résidentes et des communautés de l’Outaouais. Examinons les principales données quant au sous-financement public de la santé en Outaouais et quant à ses principales conséquences sur l’accessibilité, la qualité, la sécurité et la privatisation des services de santé dans la région.

En santé, l’Outaouais souffre d’un sous-financement historique avéré : en 2021-2022, la région a reçu 79,7 % de la moyenne des dépenses par habitant en santé dans les autres régions du Québec[35]. Cette iniquité dans l’allocation interrégionale du financement public de la santé s’est traduite par un manque à gagner annuel de 206 millions de dollars en 2020-2021[36]. Au fil des années, ce sous-financement chronique contribue à une importante et constante détérioration des services publics de santé dans la région, tant et si bien qu’il n’est pas exagéré de revendiquer, en plus d’un réinvestissement public massif de la part du gouvernement du Québec, des investissements additionnels visant à compenser cette détérioration du réseau de la santé et des services sociaux de l’Outaouais.

Ce sous-financement public de la santé, combiné à la situation géographique frontalière de l’Outaouais, du fait de sa proximité avec l’Ontario, force plusieurs personnes à traverser la rivière des Outaouais pour obtenir des services dans la province voisine. De 2010-2011 à 2021-2022, la Régie de l’assurance maladie du Québec a ainsi versé en moyenne 112 millions de dollars par année en services hospitaliers requis par des résidents et des résidentes de l’Outaouais en Ontario[37]. Au fil du temps, ces dépenses de l’État québécois en Ontario contribuent au sous-investissement dans les services et les infrastructures de santé en Outaouais.

On observe des conséquences majeures du sous-financement public de la santé en Outaouais. La région figure parmi les derniers de classe dans plusieurs catégories de service : nombre de lits de courte et de longue durée, temps d’attente aux urgences, durée de séjour sur civière aux urgences. Les problèmes d’accessibilité aux services de santé en Outaouais s’expliquent d’abord par d’importants manques d’infirmières et de médecins dans le réseau public de la santé. Comme le montre le Tableau 3, en 2022, il manquait en Outaouais 264 médecins et 1 138 infirmières pour rejoindre les moyennes québécoises.

Tableau 3. Nombres d’infirmières en soins directs et de médecins manquant en Outaouais par rapport à la moyenne québécoise[38]

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La même année, cela représente 2,07 médecins par 1000 habitants en Outaouais contre 2,55 dans l’ensemble du Québec, et 5,67 infirmières par 1000 habitants contre 8,88 dans l’ensemble du Québec[39]. Les problèmes de conditions de travail en santé et services sociaux, causés par ce manque de personnel, ainsi que le sous-financement de l’éducation postsecondaire en Outaouais et la concurrence de l’Ontario, sont autant de facteurs contribuant à l’aggravation des problèmes de recrutement et de rétention du personnel de la santé dans la région.

Le sous-financement public et le manque de personnel contribuent en Outaouais à d’importants problèmes de qualité et de sécurité des services publics de santé. En 2021, Action santé Outaouais[40] rappelait, dans son rapport L’Outaouais à la croisée des chemins[41], que l’accessibilité à plusieurs services ne répond pas aux normes provinciales, surtout dans les MRC rurales les plus défavorisées, par exemple en soins de première ligne, aux urgences, en services psychosociaux, en imagerie diagnostique, en chirurgies prioritaires, en services aux personnes ainées, en santé mentale, aux jeunes en difficulté et en dépendance. En 2018-2019, l’Outaouais se classait 12e sur 16 régions du Québec pour le nombre d’incidents et d’accidents médicaux liés par exemple aux chutes de patients et de patientes, à la prise de médicaments et aux tests de laboratoire et d’imagerie[42]. Pire, de 2014-2015 à 2018-2019, les décès en milieu hospitalier et à la suite de chirurgies majeures se sont maintenus à des niveaux plus élevés que dans l’ensemble du Québec et même que la moyenne canadienne[43].

Ces problèmes d’accessibilité, de qualité et de sécurité des services publics de santé en Outaouais représentent sans surprise un terreau fertile pour la privatisation de la santé. Rappelons d’abord que la privatisation de la santé, encouragée par les gouvernements successifs et, notons-le, par la dernière réforme adoptée par le gouvernement de la Coalition avenir Québec en 2023, vient vampiriser le personnel du réseau public en favorisant le transfert des travailleuses et des travailleurs vers le secteur privé. Dans un contexte de sous-financement public et de concurrence de l’Ontario, la privatisation contribue à accentuer le grave manque de personnel de la santé en Outaouais. L’Outaouais constitue donc une triste illustration de l’affaiblissement du réseau public de santé causé par le recours au privé. Par exemple, dans les dernières années, la région a vécu la plus forte diminution du nombre de chirurgies effectuées dans les hôpitaux publics. De 2020-2021 à 2022-2023, la proportion des chirurgies réalisées dans le privé en Outaouais est passée de 0,5 % à 49 %, une augmentation de plus de 14 000 %[44]. Pendant ce temps, le nombre de chirurgies dans les hôpitaux publics de l’Outaouais a diminué de 24 %, alors qu’il a pourtant augmenté de 4 % dans le reste du Québec[45].

On peut prendre la mesure du paradoxe de la privatisation de la santé dans une région comme l’Outaouais avec le cas de l’imagerie médicale. Au printemps 2024, une crise éclate en imagerie médicale dans la région : le départ prochain de technologues vers l’Ontario déclenche un risque de rupture de service à l’Hôpital de Hull, le centre régional de traumatologie et de soins critiques. Le 15 juin 2024, on apprend que le Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de l’Outaouais, face à un taux d’occupation de postes de technologue de 56 %, lance un appel d’offres au secteur privé pour combler des besoins de remplacement en imagerie médicale dans les hôpitaux urbains et ruraux de la région[46]. À la suite d’une importante mobilisation des organisations syndicales et de la société civile en Outaouais, le gouvernement du Québec accepte, en septembre 2024, d’élargir à l’ensemble des hôpitaux de la région les nouvelles primes temporaires offertes aux technologues des hôpitaux urbains, sans quoi on aurait assisté à un exode des professionnel·le·s des territoires ruraux[47]. Le 3 février 2025, on apprend que 7 585 patients et patientes sont en attente d’une imagerie par résonance magnétique (IRM) en Outaouais[48]. Le CISSS de l’Outaouais explique alors cette longue liste d’attente par un taux d’occupation de moins de 40 % des postes en imagerie médicale au département d’IRM de l’Hôpital de Hull[49].

Si la privatisation de la santé était une solution, l’Outaouais aurait été l’une des premières à le savoir. La privatisation de la santé contribue aux problèmes d’accessibilité et de manque de personnel dans les services publics de santé en Outaouais. En plus de réduire la voix des citoyens et citoyennes et des communautés dans la gouvernance de la santé au profit des actionnaires, le privé en santé est inefficace, inéquitable et coûteux.

Conclusion : mobilisation et pistes de solution pour la santé en Outaouais

L’Outaouais n’est évidemment pas la seule région québécoise à souffrir d’inégalités de santé et de violation du droit à la santé. Dans les sociétés capitalistes, l’état du droit à la santé dépend largement de l’étendue de la marchandisation du travail, du revenu, du logement et des soins de santé et, à l’inverse, de la présence de politiques de démarchandisation visant la réduction de la dépendance des personnes face aux marchés[50]. La question politique fondamentale sous-jacente aux actions sur les déterminants sociaux de la santé doit être la suivante : dans quelle mesure les États participent-ils à faire du logement et des services de santé des droits plutôt que des marchandises ?

La position de l’Outaouais dans l’histoire du capitalisme canadien, sa réalité géographique et les choix politiques en santé, comme le sous-financement, la centralisation et la privatisation, ont eu et continuent d’avoir des impacts spécifiques sur le droit à la santé dans la région. Ces choix politiques ne sont pas étrangers à la réputation de l’Outaouais comme « château fort libéral ». Or, après des décennies de règne du Parti libéral du Québec dans la région, le parti ayant occupé la circonscription provinciale de Gatineau pendant 56 années consécutives, l’élection de candidats de la Coalition avenir Québec dans la région n’a toujours pas conduit à la fin du sous-financement de la santé. L’inaction des gouvernements successifs a généré une dégradation de l’accessibilité et de la qualité des services publics de santé en Outaouais. Malgré l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec le 30 octobre 2019 d’une motion reconnaissant les « particularités importantes » de l’Outaouais[51], le réinvestissement public en santé se fait toujours attendre. Avec l’annonce de l’éventuelle construction du Centre hospitalier affilié universitaire de l’Outaouais, la région fait face au risque que le réinvestissement nécessaire en santé se limite à un mégahôpital régional, aussi nécessaire soit-il, alors que la dégradation du reste du réseau public de santé se poursuit et que le manque de personnel continue de s’accentuer. D’ailleurs, comment expliquer que la principale institution d’éducation postsecondaire de la région, l’Université du Québec en Outaouais, soit toujours dépourvue d’une faculté de médecine ?

Faisant face à des défis colossaux, l’Outaouais persévère dans sa mobilisation pour la défense du droit à la santé. Ancrées dans le contexte des expériences collectives et individuelles des problèmes sociosanitaires régionaux, ces actions de mobilisation revendiquent également un changement de paradigme à l’échelle des politiques nationales de santé. Donnons deux exemples de mobilisation portée par des citoyens et citoyennes de l’Outaouais dans la recherche de solutions en santé.

En 2011, le Comité des sans-médecins d’Action santé Outaouais publiait un rapport d’enquête conscientisante sur les obstacles dans l’accès au réseau public de santé. Fruit d’une consultation citoyenne de 180 personnes de 2009 à 2011, le rapport propose :

la mise sur pied d’une clinique médicale multidisciplinaire entièrement publique, orientée sur la prévention et composée uniquement de salariés. Ce projet pilote serait un lieu d’expérimentation d’une série d’autres recommandations […], comme la remise en question du paiement à l’acte des omnipraticiens et une répartition plus efficace des responsabilités qui feraient une place plus importante dans le réseau public à d’autres professionnels aptes à assumer davantage de responsabilités en soins de santé primaires […], comme les infirmières, les dentistes (et les hygiénistes dentaires), les psychologues, les sages-femmes, les physiothérapeutes[52].

En 2024, Action santé Outaouais publiait cette fois un rapport de consultation citoyenne[53] sur la santé dans les milieux ruraux de la région, tenue en novembre 2023 et ayant réuni une centaine de personnes dans les quatre territoires ruraux de la région. Les citoyens et citoyennes et les groupes ayant participé à l’évènement y ont identifié des solutions prioritaires[54], par exemple :

  • décentraliser le système de santé en mettant en place une véritable gestion locale ;
  • redonner la priorité aux citoyens et citoyennes et assurer la participation citoyenne dans les instances décisionnelles ;
  • favoriser le recrutement et la rétention du personnel en offrant des conditions attrayantes et des salaires concurrentiels ;
  • redonner et consolider des offres de services en centres locaux de services communautaires tout en bonifiant leur budget ;
  • que le statut particulier de l’Outaouais s’accompagne d’une stratégie régionale, de mesures, de cibles et de ressources afin que cette reconnaissance puisse générer des améliorations réelles des services de santé de la région.

En plus de revendiquer un réinvestissement public massif et de proposer des solutions adaptées à leur région, les citoyens et citoyennes et les mouvements sociaux sont en Outaouais bien conscients que les solutions aux problèmes régionaux passent nécessairement par des politiques de décentralisation et de démocratisation de la gouvernance de la santé et par la défense du système public et universel de santé contre les intérêts particuliers des lobbys de la privatisation de la santé.

Mathieu Charbonneau est sociologue, professeur à temps partiel à l’Université Saint-Paul et directeur d’Action Santé Outaouais.


  1. Radio-Canada, « Gatineau : “une des pires urgences du monde occidental”, selon un coroner », 26 août 2016.
  2. Dre Christal Dionne, « Santé en Outaouais : “Notre population est en danger”, Le Droit, 22 avril 2024.
  3. Daniel LeBlanc, « Budget sabré et Santé Québec : “L’Outaouais a assez souffert” », Le Droit, 27 novembre 2024.
  4. Radio-Canada, « Le CISSS en mode séduction pour éviter une rupture de services à l’Hôpital de Hull », 18 avril 2024.
  5. Ani-Rose Deschatelets, « Nouvelle rupture de service en imagerie au CLSC de la Petite-Nation », Le Droit, 12 avril 2024.
  6. Maude Ouellet, « Obstétrique à Shawville : “Les mesures ne réussissent pas”, dit le nouveau PDG du CISSSO », Radio-Canada, 9 février 2023.
  7. Nations unies, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, résolution 2200 A (XXI), article 12, Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies, 16 décembre 1966, entrée en vigueur en 1976.
  8. Dans cette première partie, nous reprenons les données analysées par Bertrand Schepper et Guillaume Hébert, Portrait des inégalités d’accès aux services de santé en Outaouais, Montréal, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2021.
  9. Source : Institut de la statistique du Québec. Présenté dans Schepper et Hébert, 2021, op. cit.
  10. Ibid.
  11. L’espérance de vie « correspond au nombre moyen d’années qu’une génération fictive pourrait s’attendre à vivre si elle était soumise tout au long de sa vie aux conditions de mortalité d’une année ou d’une période donnée » : Institut de la statistique du Québec, Espérance de vie, sans date.
  12. Sur une échelle de 1 (quintile le moins défavorisé) à 5 (quintile le plus défavorisé), l’indice de défavorisation matérielle et sociale (IDMS) « comprend deux dimensions. La dimension matérielle reflète la privation de biens et de commodités de la vie courante des personnes résidant dans un territoire et ayant comme conséquence un manque de ressources matérielles (évaluée par l’éducation, l’emploi et le revenu). La dimension sociale renvoie à la fragilité du réseau social, de la famille à la communauté (évaluée par le fait de vivre seul, d’être monoparental et d’être séparé, divorcé ou veuf). L’IDMS regroupe ainsi six indicateurs qui ont été choisis pour leur relation avec l’état de santé et l’une ou l’autre des deux formes de défavorisation » : Institut national de santé publique du Québec, Indice de défavorisation matérielle et sociale, Québec, sans date.
  13. Pierre Louis Lapointe, « Hull », L’encyclopédie canadienne, 2006. Consulté le 19 février 2025.
  14. Kathleen Durocher, Pour sortir les allumettières de l’ombre. Les ouvrières de la manufacture d’allumettes E.B. Eddy de Hull (1854-1928), Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2022.
  15. Raymond Ouimet, « La crise du logement 1936-1952 : le cas du Creekside », Le Droit, 19 février 2021.
  16. Ibid.
  17. Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 2009.
  18. Organisation mondiale de la santé, Constitution, 1946.
  19. Pierre Raphaël Pelletier, Les dépossédés du Vieux-Hull, Ottawa, Les Éditions David, 2020, p. 35.
  20. Ouimet, Le Droit, 2021, op. cit.
  21. Raymond Ouimet, « Hull : du centre-ville au centre-vide », Le Droit, 3 mars 2023.
  22. Roger Blanchette, « Hull, champs de bataille! », À bâbord!, n° 40, été 2011.
  23. En 1963, l’Assemblée générale de l’Ile de Hull a été créée en collaboration avec Mgr Paul-Émile Charbonneau, premier évêque de Hull, premier diocèse indépendant de l’archidiocèse d’Ottawa. En 1972, l’Assemblée sera renommée Regroupement des Comités de citoyens de Hull. En 1973, la Table ronde des organismes volontaires d’éducation populaire de l’Outaouais (TROVEPO) sera fondée afin de regrouper les groupes populaires de Hull. Voir Blanchette, À bâbord!, 2011, op. cit. et TROVEPO, La petite histoire de la Table ronde des OVEP de l’Outaouais (TROVEPO), 1973-2013 – 40 ans de luttes, 2014.
  24. Ouimet, Le Droit, 2021, op. cit.
  25. Société canadienne d’hypothèques et de logement, Rapport sur le marché locatif. Canada et régions métropolitaines, janvier 2024.
  26. François Saillant, La situation du logement à Gatineau et ses impacts sur les droits humains. Rapport de la mission d’observation, Montréal, Ligue des droits et libertés, 2021.
  27. Le terme FIRE vient des termes anglais finance, insurance and real estate. Voir André Orléan, Le pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob, 1999 et François Chesnais, « Le capital de placement : accumulation, internationalisation, effets économiques et politiques », dans François Chesnais (dir.), La finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configuration, conséquences, Paris, La Découverte, 2004, p. 15‑50.
  28. Luis Suarez-Villa, « The rise of technocapitalism », Science & Technology Studies, vol. 14, n° 2, 2001, p. 4‑20.
  29. Lise Denis, « L’Outaouais au centre de la “crise de l’itinérance” » au Québec », Le Devoir, 14 septembre 2023.
  30. Françoise Goulet-Pelletier, « Itinérance : la Ville de Gatineau investit 1,5 M $ pour le projet Village Transitiôn », Radio-Canada, 10 octobre 2024.
  31. Antoine Fontaine, « Une première Nuit des sans-abri à Maniwaki pour “démystifier” les préjugés », Radio-Canada, 19 octobre 2024.
  32. Ce nombre provient du calcul de l’auteur à partir des chiffres rapportés par diverses sources médiatiques : 27 décès en 2021, 45 en 2022 et au moins 33 en 2023. Voir respectivement : TVA Gatineau/Ottawa, « Surdoses : 27 décès en 2021 à Gatineau », 27 avril 2022 ; Jadrino Huot, « Les surdoses toujours bien présentes à Gatineau », Noovo Info, 19 avril 2023 ; Étienne Fortin-Gauthier, « Gatineau, ligne de front de la crise des surdoses », Noovo Info, 20 février 2024.
  33. Frédérik-Xavier Duhamel, « L’Outaouais, point chaud de la crise des opioïdes », La Presse, 12 novembre 2022.
  34. Gilles Bédard-Lalonde, Le Hull des années 1950. La dernière décennie traditionnelle, Montréal, Éditions Carte blanche, 2018, p. 60.
  35. Alexandre Bégin, L’Outaouais en mode rattrapage. Suivi des progrès de la région en santé, éducation et culture, Gatineau, Observatoire du développement de l’Outaouais, mars 2024, p. 7. Notons que l’Outaouais souffre également d’iniquités régionales dans le financement public des services sociaux, de l’éducation professionnelle et postsecondaire, de la culture et des organismes communautaires.
  36. Ibid., p. 8.
  37. Ibid., p. 9.
  38. Ibid., p. 13.
  39. Ibid., p. 12.
  40. Tirant ses origines du Dispensaire des citoyens de l’Ile de Hull fondé en 1970, Action santé Outaouais est le seul organisme d’éducation populaire autonome et de défense collective du droit à la santé au Québec. Voir : https://actionsanteoutaouais.org/.
  41. ASO, L’Outaouais à la croisée des chemins. Portrait de la situation du système de soins de santé, Gatineau, Action santé Outaouais, 2021.
  42. Ibid., p. 22.
  43. Ibid., p. 27.
  44. Anne Plourde, L’Outaouais comme cas d’école des effets délétères de la privatisation des chirurgies, Montréal, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2024.
  45. Ibid.
  46. Radio-Canada Ottawa-Gatineau, « Le CISSS de l’Outaouais fait appel au privé pour combler les besoins en imagerie médicale », 15 juin 2024.
  47. Antoine Fontaine, « La prime de 22 000 $ pour les technologues est élargie à l’ensemble de l’Outaouais », Radio-Canada Ottawa-Gatineau, 7 septembre 2024.
  48. Anne-Charlotte Carignan, « Plus de 7500 personnes en attente pour une IRM en Outaouais », Radio-Canada, 3 février 2025.
  49. Ibid.
  50. Gøsta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Cambridge, Polity, 1990.
  51. Assemblée nationale du Québec, Procès-verbal de l’Assemblée, 30 octobre 2019, N° 75, p. 1314. Motion reproduite dans Bégin, L’Outaouais en mode rattrapage, 2024, op. cit.
  52. ASO, Les soins de santé à Gatineau : la voix des citoyens entendue. Rapport de l’enquête populaire sur les obstacles à l’accès au réseau public de santé à Gatineau, Gatineau, Action santé Outaouais, 2011, p. IV.
  53. ASO, Mieux comprendre la réalité rurale pour assurer l’accessibilité aux services de santé : analyse thématique des ateliers de discussion du 9 novembre 2023, Rapport synthèse de l’évènement public « conférence-atelier » du 9 novembre 2023, Gatineau, Action santé Outaouais, 2023, 8 pages.
  54. Ibid.

Réflexions d’une féministe de l’Outaouais

21 septembre, par Rédaction

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2024, une organisation féministe de la région de l’Outaouais m’a invitée à participer à un panel pour témoigner d’une partie de mon cheminement féministe[2]. Afin de guider mes réflexions et de m’aider dans cette tâche, la coordinatrice de l’événement m’a demandé de répondre à trois questions ; celles-ci m’ont amenée à un exercice pour le moins stimulant qui m’a fourni l’occasion de faire le point sur mon parcours comme féministe, comme femme et comme militante, un exercice que je n’avais fait qu’une fois dans ma vie.

Mes débuts comme féministe

Dans les années 1970, alors que j’étais dans la vingtaine, mon féminisme était déjà militant et se définissait comme une lutte pour les droits des femmes que je comprenais alors comme une lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes sur le plan des revendications sociales. Une fois reconnues comme « personnes », une fois le droit de vote gagné, une fois le droit à l’éducation supérieure acquis tout comme le droit d’avoir un compte bancaire et le droit au travail, d’importants chantiers restaient bien ouverts pour les femmes. Pour moi, les revendications pressantes de l’époque englobaient la lutte contre la pauvreté et la violence faite aux femmes, le respect de leurs droits sexuels et reproductifs, le droit d’accès aux mêmes professions que les hommes de même que le droit à l’égalité dans la rémunération pour des emplois d’égale valeur.

Je voyais, et je vois toujours, l’inégalité entre les hommes et les femmes, surtout sur le plan économique, comme l’origine et la raison principale de la perpétuation de la violence faite aux femmes et aux enfants. Le travail des femmes n’étant pas évalué avec les mêmes critères que le travail des hommes, cela laissait entendre que le travail qu’elles faisaient n’était pas aussi important que celui des hommes parce que leur travail semblait nécessiter moins d’effort physique. Cette lutte, non achevée à l’époque, tristement, demeure loin d’être terminée aujourd’hui. Mes rencontres et mes pratiques m’ont cependant enseigné, dans les années qui ont suivi, qu’il ne suffit pas de trouver une solution à l’oppression patriarcale pour venir à bout de l’ensemble des oppressions subies par les femmes.

Les femmes autochtones du Québec, les femmes racisées, les femmes de deuxième génération issue de l’immigration, les femmes rencontrées dans le travail effectué à la Fédération des femmes du Québec, particulièrement pendant les États généraux de l’action et la réflexion féministes[3] qui se sont déroulés de mai 2011 à l’automne 2013, m’ont aidée à comprendre la nécessité d’élargir la définition du féminisme pour reconnaitre les réalités d’autres femmes.

Ces différents féminismes ont révélé que les femmes entre elles n’étaient pas toutes égales. Ces femmes, parce qu’elles se trouvaient à l’intersection de plusieurs oppressions, ont mis en lumière des formes d’oppression comme le racisme et le colonialisme qui étaient prioritaires pour elles, mais non prioritaires pour le mouvement féministe québécois en général.

Comme Rosa Pires nous l’explique si bien dans l’introduction de son ouvrage Ne sommes-nous pas Québécoises :

En 1851, Sojourner Truth, une abolitionniste noire américaine, ne voyant pas sa réalité reflétée ni dans le mouvement abolitionniste dirigé par les hommes noirs du Sud ni dans les revendications des femmes blanches du Nord, s’exclama devant une assemblée de suffragettes : « Ne suis-je pas une femme ? ». Ce cri du cœur, devenu célèbre et maintes fois cité depuis, révélait d’un trait les décalages existants [sic] entre les revendications d’un féminisme qui se prétend universel et les conditions de vie des Afro-Américaines[4].

En tant que fille d’immigrants, l’autrice nous explique qu’elle a longtemps eu de la difficulté à se retrouver parmi les étiquettes que le Québec donnait aux femmes de deuxième génération issue de l’immigration. Elle ne se retrouvait pas tout à fait dans le NOUS québécois ni tout à fait dans le EUX, voire dans le ELLES. Elle a aussi observé qu’elle n’était pas seule dans cette situation. Comme Sojourner Truth, elle se demandait : « Ne sommes-nous pas Québécoises ? »

Un féminisme pluriel, intersectionnel, anticolonial et antiraciste

À ce sujet, citons ce que la politicologue Diane Lamoureux rappelait, dans sa préface au livre de Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire :

Depuis quelques années, les débats sur l’intersectionnalité, l’héritage colonial et les mouvements décoloniaux à l’intérieur des pays euroaméricains soulèvent beaucoup d’intérêt dans le mouvement féministe. Certains secteurs du féminisme québécois, plus spécifiquement, cherchent à dépasser un rapport colonial avec les femmes autochtones en prenant acte du fait que le rapport que les Blanc·he·s québécois entretiennent avec les populations autochtones est colonial. À la recherche d’un féminisme plus inclusif et soucieux de la diversité des postures féministes, il peut nous être utile d’apprendre ce que pensent d’autres féministes, qui réfléchissent au sens du féminisme à partir de l’expérience qui est la leur[5].

Depuis, le travail effectué en préparation de la Marche Du pain et des roses en 1995, les Marches mondiales des femmes aux cinq ans depuis 2000, et celui réalisé dans le cadre de la tenue des États généraux de l’action et de l’analyse féministes (2011 à 2013), tout ce travail collectif m’a aidée à redéfinir, à reconceptualiser ce qu’était pour moi le féminisme. Ma définition du féminisme s’est ainsi enrichie, à l’instar de celle de bien d’autres femmes, et elle est devenue plus inclusive. Mais il reste encore beaucoup à faire pour nous, féministes du XXIe siècle. Il faut déconstruire les systèmes d’oppression qui nous entourent et il faut le faire également en nous-mêmes, individuellement et collectivement.

À la lumière de ces travaux, discussions et études, notre féminisme à toutes gagnerait à se définir comme une lutte pour les droits des femmes et pour l’égalité des femmes entre elles. En fait, pour atteindre une véritable solidarité, ou pour travailler en ce sens, notre féminisme à toutes gagnerait à devenir pluriel, intersectionnel, anticolonial et antiraciste. Ce n’est pas moi qui le dis. Référons-nous à nouveau à Diane Lamoureux :

Il me semble également que les féministes blanches ont aujourd’hui un pas de plus à faire : surmonter le solipsisme blanc, pour reprendre l’expression d’Adrienne Rich, ce qui implique non seulement de comprendre les privilèges dont je jouis comme femme blanche, intellectuelle, universitaire vivant dans un pays du Nord, mais aussi travailler activement à les déconstruire dans les débats féministes, de même que prendre acte de l’apport à la fois cognitif et épistémique des féminismes de la « marge » pour l’action et la théorie de toutes les féministes[6].

C’est pourquoi il serait à mon avis important de tendre vers un féminisme pluriel, toujours collectif, qui sait incorporer plusieurs féminismes; un féminisme intersectionnel, c’est-à-dire qui tient véritablement compte des femmes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression et comprendre quelles sont ces oppressions que sont la race, le genre, la condition sociale, le sexe, etc.; un féminisme anticolonial qui cherche activement la voix des femmes qu’on n’entend pas habituellement, des femmes que la population dominante a fait taire et dont la première oppression est d’être privée de voix; enfin, un féminisme antiraciste qui fait sienne l’injonction portée notamment par Ibram X. Kendi[7], à savoir que le non-racisme ne peut être qu’un leurre et qu’il importe plutôt d’être activement antiraciste et de travailler à l’encontre des politiques racistes.

À ce titre, plusieurs femmes ont grandement contribué à façonner la féministe que je suis en voie de devenir et à enrichir mon féminisme.

Il y a les femmes autochtones, par exemple, issues de communautés matrilinéaires, qui étaient souvent les dirigeantes dans leurs communautés avant la colonisation européenne, car c’était un système matriarcal : on les a vues au cœur de la résistance durant la crise d’Oka en 1990. Il faut reconnaitre le système d’oppression intergénérationnel qu’elles et leurs descendantes et descendants ont subi.

Les femmes noires, souvent descendantes d’un système de pouvoir esclavagiste, ont su elles aussi se sculpter, se définir un féminisme basé sur leur expérience à elles, fait de luttes diverses.

Les femmes de deuxième génération issues de l’immigration ont poursuivi une démarche semblable, à la recherche d’une approche qui leur permettrait de faire accepter leur agentivité par la société québécoise afin d’y prendre enfin leur pleine place.

Ce qui m’a lancée sur la voie féministe

Je suis devenue militante en Outaouais pendant mes années universitaires en sociologie, au début des années 1970. Pendant ces années, mon éveil politique a bondi de façon significative. Gatineau étant à côté d’Ottawa, la capitale du Canada, plusieurs manifestations aboutissaient sur la colline du Parlement dès qu’il s’agissait d’un enjeu fédéral, comme le combat de Bonnie Robichaud, ou à la Cour suprême s’il s’agissait d’enjeux provinciaux, mais à consonance pancanadienne, comme dans la cause de Chantale Daigle.

Mais surtout, la ville de Hull était, vers la fin des années 1960, le siège d’une énorme transformation urbaine pilotée par les gouvernements fédéral et provincial qui désiraient asseoir une présence fédérale forte du côté québécois et qui avaient une volonté de transférer des emplois fédéraux en sol québécois. Des comités de citoyennes et citoyens se sont créés dans la foulée des nombreuses expropriations et démolitions de maisons de la population ouvrière de l’Ile de Hull afin de construire de grands bâtiments pour accueillir les fonctionnaires. Mentionnons qu’à la même époque est sortie l’étude d’ÉZOP-Québec, Une ville à vendre[8], qui présentait une analyse détaillée de ce qui se passait dans la ville de Québec en matière de « rénovation urbaine ». Je me suis jointe à d’autres personnes qui voulaient participer à ces comités dans une ultime tentative pour appuyer les travailleuses et travailleurs qui, dans plusieurs cas, perdaient à la fois leur emploi et leur logement.

Je me suis aussi impliquée auprès des groupes de femmes et des membres de comités de condition féminine alors que se préparaient les célébrations de la Journée internationale des droits des femmes, toujours dans les années 1970. Je participais à toute autre mobilisation, notamment en appui aux travailleurs et aux travailleuses de la compagnie E.B. Eddy.

Puis, je suis devenue employée de l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), un syndicat pancanadien où les droits humains, leur connaissance, leur pratique et leur enseignement étaient à l’honneur. Des gains énormes ont été obtenus grâce à ses membres et à leurs mobilisations. Je crois qu’on pourrait dire que mon féminisme a vraiment pris racine à ce moment-là. Il faut comprendre qu’une grande partie des membres de ce syndicat étaient des femmes, non rémunérées à leur juste valeur et dont beaucoup provenaient de l’Outaouais québécois où le gouvernement fédéral était le principal employeur.

Luttes syndicales de femmes de la région transfrontalière Outaouais-Est ontarien

En 1980, les 47 000 commis aux écritures, employé·es du fédéral, un groupe constitué à 76 %, de femmes, ont non seulement défié l’employeur par rapport à leurs conditions de travail et de salaires injustes, mais elles et ils ont également fait avancer leur syndicat qui avait tenté initialement de les empêcher d’exercer leur droit de grève au moment où elles et ils jugeaient stratégiquement opportun de le faire. Les négociations pour ce groupe progressaient à pas de tortue; leurs salaires et conditions de travail accusaient un retard sérieux par rapport à d’autres employé·es du fédéral, dans une période où les taux d’inflation étaient catastrophiques, autour de 17-18 %, les gens en perdaient leur logement. Les membres du groupe ont devancé la date légale du début de leur grève et sont sorti·es en grève – durant neuf jours – sans que l’ordre du syndicat soit donné[9]. Plusieurs de ces employées feront partie de la plainte sur l’équité salariale quelques années plus tard.

Une autre cause célèbre est celle de Bonnie Robichaud, victime de harcèlement sexuel à son travail comme préposée à l’entretien ménager au ministère de la Défense nationale. Sans grand soutien extérieur pendant longtemps, mais persévérante, elle a réussi, avec l’appui des femmes de son syndicat surtout, à rendre publique son importante cause de harcèlement sexuel qui s’est rendue jusqu’en Cour suprême. Cette dernière a statué pour la première fois qu’il était de la responsabilité des employeurs du Canada de garantir un milieu de travail sûr, respectueux et exempt de harcèlement[10].

La lutte pour l’équité salariale pour les groupes d’emploi à prédominance féminine, dont le groupe des commis, secrétaires, sténographes et commis au traitement des données, a duré des années pour les femmes membres de l’AFPC qui tentaient de faire reconnaitre la valeur de leur travail. Ces femmes et leur syndicat ne se sont pas laissé berner par les offres dérisoires du ministre Marcel Massé, président du Conseil du trésor, et elles ont gagné le 29 octobre 1999[11]. Beaucoup de femmes et d’hommes employés de la fonction publique fédérale et habitant en Outaouais faisaient partie de ces luttes.

La décennie 1985-1995 a été déterminante pour moi en tant que féministe, ainsi que pour plusieurs autres femmes de ma génération, celles qui amorçaient alors la quarantaine. Les événements qui se sont déroulés pendant cette période ont laissé des traces qui sont encore douloureuses.

Le combat pour l’avortement et l’affaire Chantale Daigle en 1989

L’affaire Chantale Daigle a été un moment particulièrement troublant pour les femmes de l’Outaouais qui ont assisté à son aboutissement. Il s’agit de la lutte acharnée d’une femme, soutenue par un grand nombre de femmes de partout au Québec, pour la liberté de disposer de son corps, pour le droit de choisir ce qu’elle estimait le mieux pour elle dans un contexte pour le moins difficile.

Chantale Daigle entretient une relation houleuse avec un conjoint jaloux et violent qu’elle décide de quitter au début de l’été 1989. Elle apprend, peu de temps avant la rupture, qu’elle est enceinte. Elle ne veut pas avoir d’enfant avec cet homme. En route vers une clinique d’avortement au Québec, elle apprend que son ex-conjoint a réussi à obtenir une injonction le 7 juillet lui interdisant jusqu’au 17 juillet d’avoir un avortement.

À ce moment, elle entend se conformer à la décision de la cour car il y a quelques cas qui lui donnent espoir. À Toronto, dans le cas de Barbara Dodd, un juge a refusé d’accorder une injonction pour la raison qu’il estimait qu’une femme a un droit absolu sur son propre corps. Or, le juge de la Cour supérieure du Québec émet l’injonction et avance même, dans son jugement, que le géniteur a des droits sur le fœtus. Chantale Daigle et son avocat interjettent appel afin de faire annuler l’injonction.

La Coalition québécoise pour l’avortement libre et gratuit rassemble alors plus d’une dizaine de milliers de manifestantes et manifestants en plein mois de juillet pour l’appuyer dans son combat rendu public par les médias. La Coalition estime entre autres que cette injonction se compare à la prise en otage du corps de la femme et constitue une réelle atteinte à sa vie privée. La Coalition soutient encore que de forcer une femme à porter dans son corps un enfant qu’elle ne veut mener à terme est une violence psychologique et physique.

Chantale Daigle ne veut pas aller à l’encontre des tribunaux, elle demeure confiante, mais le temps presse. Elle est à 22 semaines de grossesse. La Coalition l’appelle et vérifie auprès d’elle si elle veut toujours se faire avorter et, si oui, si elle envisage d’aller aux États-Unis où il est possible d’avoir un avortement à 24 semaines de grossesse. Elle répond oui aux deux questions. La Coalition l’a accompagnée tout au long de ces démarches. Elle a par ailleurs amassé des fonds pour son voyage ou pour l’aider à prendre soin de l’enfant advenant qu’elle eût décidé de le garder.

La Cour d’appel du Québec maintient l’injonction interdisant l’avortement par un vote de trois contre deux. Christine Tourigny, à l’époque seule femme juge de la Cour d’appel du Québec, et Roger Chouinard inscrivent leur dissidence dans laquelle ils expliquent que, selon eux, ce jugement violait le droit des femmes en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. En l’absence d’une loi spécifique à ce sujet, Mme Tourigny a soutenu que la loi générale du Québec ne pouvait être interprétée de façon à restreindre un droit reconnu par la Constitution canadienne.

Les juges de la Cour suprême qui, le 8 août 1989, en pleines vacances estivales, siègent pour entendre la cause apprennent en cours d’audition que Mme Daigle a eu un avortement la semaine précédente. Les juges décident, après délibération, de demeurer saisis de la cause parce que Mme Daigle, qui n’avait pas respecté l’injonction, pourrait quand même être accusée d’outrage au tribunal. Que la Cour suprême décide de siéger d’urgence est déjà inusité, de rester saisie du dossier en dépit de l’impossibilité de donner suite au recours invoqué l’est tout autant.

Dans une décision rendue sur le banc, les juges de la Cour suprême cassent l’injonction de la Cour d’appel du Québec. Dans leur décision écrite qui est sortie au mois de novembre 1989, les juges affirment : « Aucun tribunal du Québec ni d’ailleurs n’a jamais admis l’argument voulant que l’intérêt du père à l’égard d’un fœtus qu’il a engendré puisse fonder le droit d’opposer un veto aux décisions d’une femme relativement au fœtus qu’elle porte[12] ».

Il y a quand même des préoccupations à avoir quant à la question de l’avortement au Canada. Dans une analyse du cheminement de ce dossier jusqu’en 2011, Diane Lamoureux constate notamment que les arrêts de la Cour suprême portent surtout sur la défense des médecins qui sont attaqués pour avoir pratiqué des avortements[13].

Le gouvernement conservateur fédéral de Brian Mulroney a quand même légiféré sur le sujet immédiatement après l’affaire Daigle et a même failli faire adopter une législation régressive sur l’avortement qui ne reconnaissait toujours pas le droit de la femme de décider sans l’intervention d’un médecin. Le projet de loi défendu par Mulroney a bel et bien été adopté au Parlement, notamment par les troupes conservatrices dites progressistes de l’époque, lors d’un vote de 140 voix contre 131. Le projet a finalement été défait de justesse par un vote de 43 voix contre 43 au Sénat alors qu’une majorité était nécessaire pour l’adoption finale.

Stephen Harper, qui a formé le gouvernement conservateur suivant en 2006, avait dit en campagne électorale qu’il n’avait pas l’intention de présenter un nouveau projet de loi sur l’avortement, mais il n’a pas interdit à ses député·e·s de le faire. Il y a ainsi eu quatre projets de loi privés concernant le droit de reproduction des femmes présentés par ses député·e·s pendant qu’il était au pouvoir, dont un pour donner des droits au fœtus sous la Charte canadienne des droits. Rien n’empêcherait un autre gouvernement de faire la même chose avec un chef du Parti conservateur, Pierre Poilièvre par exemple.

L’importance de la solidarité

La décision écrite de la Cour suprême dans l’affaire Chantale Daigle a été publiée le 11 novembre 1989. Trois semaines et demie plus tard, le 6 décembre, survenait le drame du féminicide multiple à l’École polytechnique de l’Université de Montréal…

Lors de leur sortie de la chapelle ardente consacrée à 10 des 14 victimes du massacre survenu à Polytechnique, nombreuses et nombreux étaient celles et ceux qui rappelaient l’importance de la solidarité pour venir à bout de la violence faite aux femmes :

On a beaucoup mis en valeur la réussite individuelle au cours des 10 ou 15 dernières années et on a omis les valeurs de la vie en société. La solidarité et l’égalité sont des valeurs à mettre à l’ordre du jour. Ce serait alors une façon d’atténuer la peine épouvantable que tous ressentent aujourd’hui[14].

Chantale Daigle a pris la parole lors du rassemblement de la Coalition québécoise pour l’avortement libre et gratuit en souvenir des victimes de ce terrible féminicide. Elle a lancé un message contre la violence, particulièrement contre celle des hommes, comme dans son cas et dans celui du féminicide de Polytechnique.

Les attaques contre les droits des femmes sont encore nombreuses et peuvent en décourager plusieurs. Dans la lutte pour l’équité salariale dans la fonction publique fédérale par exemple, si la solidarité n’avait pas été au rendez-vous, les femmes n’auraient jamais eu gain de cause. L’offre du gouvernement, après de longs mois de négociation basée sur des preuves tangibles fondées en droit pour 230 000 femmes, était de 1,5 milliard de dollars. En l’absence de solidarité, elles n’auraient peut-être même pas eu ce montant, mais avec la solidarité des femmes, notamment celles qui étaient membres de l’AFPC, elles ont tenu bon et elles ont pu obtenir 3,6 milliards de dollars en réparation[15].

Chantale Daigle était indéniablement déterminée et courageuse, mais l’appui d’autres femmes lui a permis de tenir jusqu’au bout et de se solidariser avec le mouvement féministe par la suite. Il y a eu beaucoup d’exemples de solidarité au Québec, mais les plus marquants pour moi ont eu lieu à partir de 1995, en commençant par la Marche Du pain et des roses.

Les femmes avaient d’abord élaboré ensemble des revendications, et elles ont marché pendant 10 jours, à raison de 20 km par jour, jusqu’à Québec. Cette marche rappelait les revendications des ouvrières des usines de textile du début du siècle dernier, avec des femmes comme Léa Roback et Madeleine Parent, qui luttaient pour de meilleures conditions économiques leur permettant de vivre, le pain, et pour une meilleure qualité de vie, les roses.

Et puis, à la suite de la Conférence internationale des femmes de Beijing, en 1996, sous les auspices des Nations unies, les femmes ont construit leur solidarité à travers le monde entier, une solidarité partie des femmes du Québec, fortes de leur expérience de la Marche Du pain et des roses.

La Marche mondiale des femmes, dont la première a eu lieu en l’an 2000[16], a exigé la mise sur pied d’un Secrétariat international. La coordination de la première marche s’est faite à partir du Québec, mais, selon mon souvenir, il y avait des secrétariats établis dans chacun des pays participants.

La première Marche mondiale s’est donné New York comme destination où Françoise David, présidente de la Fédération des femmes du Québec à l’époque, s’est adressée à l’Assemblée générale des Nations unies sur les thèmes de la pauvreté et de la violence faite aux femmes.

Pour la marche suivante, en 2005, qui a demandé un effort de coordination extraordinaire, les femmes du monde entier ont élaboré la Charte mondiale des femmes pour l’humanité. Cette Charte, élaborée lors de la rencontre du Comité international de la Marche mondiale des femmes à Kigali au Rwanda, comprend un préambule et cinq sections qui représentent les valeurs que défendent les femmes.

En conclusion, je présente quelques extraits de la Charte mondiale des femmes pour l’humanité en espérant qu’ils puissent servir d’inspiration forte face aux événements inquiétants qui assaillent le monde actuel. J’ajoute que la Marche mondiale des femmes 2025 a été lancée le 8 mars dernier, Journée internationale des droits des femmes. Des événements auront lieu à plusieurs moments durant l’année pour aboutir à un rassemblement final le 18 octobre à Québec.

Charte mondiale des femmes pour l’humanité – Extraits

Adoptée à la 5rencontre internationale de la Marche mondiale des femmes au Rwanda, le 10 décembre 2004[17]

 

Préambule

La Marche mondiale des femmes, dont nous faisons partie, identifie le patriarcat comme le système d’oppression des femmes et le capitalisme comme le système d’exploitation d’une immense majorité de femmes et d’hommes par une minorité.

 

Ces systèmes se renforcent mutuellement. Ils s’enracinent et se conjuguent avec le racisme, le sexisme, la misogynie, la xénophobie, l’homophobie, le colonialisme, l’impérialisme, l’esclavagisme, le travail forcé. Ils font le lit des fondamentalismes et intégrismes qui empêchent les femmes et les hommes d’être libres. Ils génèrent la pauvreté, l’exclusion, violent les droits des êtres humains, particulièrement ceux des femmes, et mettent l’humanité et la planète en péril.

 

Cette Charte se fonde sur les valeurs d’égalité, de liberté, de solidarité, de justice et de paix.

 

Égalité

Affirmation 2. Aucune condition humaine ou condition de vie ne peut justifier la discrimination.

Affirmation 3. Aucune coutume, tradition, religion, idéologie, aucun système économique, ni politique ne justifie l’infériorisation de quiconque et n’autorise des actes qui remettent en cause la dignité et l’intégrité physique et psychologique.

 

Liberté

Affirmation 1. Tous les êtres humains vivent libres de toute violence. Aucun être humain n’appartient à un autre. Aucune personne ne peut être tenue en esclavage, forcée au mariage, subir le travail forcé, être objet de trafic, d’exploitation sexuelle.

 

Solidarité

Affirmation 3. Les ressources naturelles, les biens et les services nécessaires à la vie de toutes et de tous sont des biens et des services publics de qualité auxquels chaque personne a accès de manière égalitaire et équitable.

 

Justice

Affirmation 1. Tous les êtres humains, indépendamment de leur pays d’origine, de leur nationalité et de leur lieu de résidence, sont considérés comme des citoyennes et des citoyens à part entière jouissant de droits humains (droits sociaux, économiques, politiques, civils, culturels, sexuels, reproductifs, environnementaux) d’une manière égalitaire et équitable réellement démocratique.

 

Paix

Affirmation 3. Toutes les formes de domination, d’exploitation et d’exclusion de la part d’une personne sur une autre, d’un groupe sur un autre, d’une minorité sur une majorité, d’une majorité sur une minorité, d’une nation sur une autre sont exclues.

Blanche Roy est retraitée de l’Alliance de la Fonction publique du Canada et militante féministe depuis de nombreuses années.


  1. Djeneba Dosso, « AGIR Outaouais – Le groupe de femmes de l’Outaouais organise une journée d’action de réseautage et de conférences », Bulletin de Gatineau, mars 2024.
  2. On trouvera le contexte de ces états généraux dans l’article d’Élisabeth Garant, « Le féminisme dans tous ses états », paru dans Relations, n° 751, septembre 2011.
  3. Rosa Pires, Ne sommes nous pas Québécoises ?, Montréal, Remue-ménage, 2019, p. 7.
  4. Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire, Montréal, Remue-ménage, 2016, traduit de l’anglais par Diane Lamoureux.
  5. Ibid., p. 11.
  6. Ibram X. Kendi, How to Be an Antiracist, Londres, One World, 2023.
  7. L’équipe de recherche ÉZOP-Québec (Étude des zones prioritaires de Québec) publie, en 1972, une étude intitulée Une ville à vendre, éditée par le Conseil des œuvres et du bien-être. En 1981, les Éditions coopératives Albert Saint-Martin à Laval publient une synthèse de la recherche du groupe ÉZOP-Québec.
  8. France Simard, « Plainte du Conseil du trésor. Stewart reçoit une sommation » et « Commis : le gouvernement porte plainte. Une grève illégale ? », Le Droit, 3 octobre 1980, p. 1 et 5.
  9. Jugement de la Cour suprême, Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor) [1987] 2 RCS 84.
  10. L’AFPC-Québec souligne les 25 ans de l’entente fédérale en matière d’équité salariale, 30 octobre 2024.
  11. Cour suprême, Tremblay c. Daigle [1989] 2 R.C.S. 530.
  12. Diane Lamoureux, La lutte pour la liberté d’avortement au Québec 1969-1989, Strasbourg, Congrès de l’Association Française de Science Politique (AFSP), 2011.
  13. Jean Doré, maire de Montréal, dans Josée Boileau, « Près de 10 000 personnes éplorées sur les tombes des étudiantes abattues », Le Devoir, 11 décembre 1989, p. 1.
  14. AFPC, Équité salariale : des changements au fédéral, 29 octobre 2021.
  15. Une histoire brève de la Marche mondiale des femmes, 2010.
  16. Marche mondiale des femmes, Charte mondiale des femmes pour l’humanité.

 

Les employées de soutien scolaire : invisibles, essentielles… et oubliées par l’État

30 août, par Rédaction
Depuis longtemps, les médias et beaucoup de politiciennes et politiciens parlent des enseignantes quand vient le temps de parler du personnel scolaire. Ce raccourci médiatique (…)

Depuis longtemps, les médias et beaucoup de politiciennes et politiciens parlent des enseignantes quand vient le temps de parler du personnel scolaire. Ce raccourci médiatique contribue à augmenter l’invisibilité du personnel de soutien scolaire. Pourtant, son rôle est essentiel dans la vie quotidienne des élèves. Ces personnes accueillent les élèves à leur arrivée à l’école le matin, elles sont présentes et aident au bon déroulement du dîner. La secrétaire répond aux appels des parents, les ouvriers s’assurent que l’école est en bon état. On ne peut plus se permettre de mettre ces employées[2] à l’écart.

Les employées de soutien scolaire, ce sont 43 classes d’emploi en Outaouais. On peut regrouper ces classes d’emploi en trois grandes familles : le service direct à l’élève, le soutien administratif et le soutien manuel. Mis à part les postes relevant du soutien manuel, ces emplois sont généralement occupés par des femmes. Ce sont souvent des emplois précaires, à salaire peu élevé et à temps partiel. Le salaire moyen des employées de soutien ne permet pas de vivre hors de la pauvreté, selon les chiffres de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS)[3].

Le présent texte veut faire connaitre les employées de soutien scolaire de l’Outaouais, qui elles sont, ce qu’elles font et dans quelles conditions elles doivent exercer leurs fonctions. Nous ferons également une présentation des principaux enjeux syndicaux et des luttes à mener pour les employées de soutien scolaire en Outaouais.

Les employées de soutien scolaire en Outaouais

En Outaouais, les employées de soutien scolaire ont un profil varié. Ce sont majoritairement des femmes, à 78 %. Cette prédominance souligne l’importance de la contribution des femmes au milieu scolaire. Il est difficile de brosser un portrait médian de l’employée de soutien scolaire. En ce qui concerne l’âge, le spectre va de la jeune femme en début de carrière à la femme retraitée qui fait quelques heures en service de garde ou comme surveillante d’élèves, en passant par la maman à la maison qui travaille quelques heures pendant que les enfants sont à l’école. Les origines culturelles sont diversifiées également : on voit de plus en plus de personnes issues de l’immigration dans les milieux scolaires, comme partout ailleurs en Outaouais, mais c’est inégal selon le lieu où est situé l’établissement. Leur scolarité est hétérogène parce que les exigences d’emploi sont très variées : diplôme d’études secondaires ou d’études professionnelles, attestation d’études collégiales, diplôme d’études collégiales techniques ou d’études universitaires. Différents parcours de vie peuvent également amener des femmes à joindre le personnel des écoles et des centres de services scolaires à titre de personnel de soutien.

Les employées de soutien scolaire font face à des réalités professionnelles spécifiques : leurs postes sont précaires, à temps partiel, peu valorisés et dont le salaire moyen est insuffisant pour répondre aux besoins de base[4]. Ce sont plus de 50 % des employées de soutien qui ont un statut précaire ; ces femmes travaillent à temps partiel et ont des horaires irréguliers. De plus, la majorité d’entre elles sont mises à pied pendant l’été et doivent recourir à l’assurance-emploi.

Le manque de reconnaissance constitue un problème majeur. Bien que leur travail soit essentiel, les employées de soutien scolaire sont souvent perçues comme moins importantes que les enseignantes, ce qui fait en sorte qu’elles se sentent moins valorisées. Comme leur salaire moyen annuel en 2023-2024 est de 24 704,78 $[5], leur situation financière précaire contribue à un sentiment de dévalorisation pour beaucoup d’entre elles. Enfin, l’environnement de travail est stressant; elles doivent gérer des situations difficiles, comme un comportement incorrect des élèves, leur violence et celle des parents, et ce, sans avoir les ressources nécessaires pour effectuer leur travail en profondeur, pour faire de la prévention et travailler en amont. Le rapport 2023 du Secrétariat à la condition féminine constate que « le fait d’occuper un emploi à prédominance féminine s’associe à un niveau plus faible de bien-être, de reconnaissance […] ainsi qu’à un niveau plus élevé de détresse psychologique, d’insomnie et de demandes émotionnelles en moyenne[6] ». Cela décrit bien la réalité des employées de soutien scolaire.

Les fonctions des employées de soutien dans les écoles

Les employées de soutien scolaire assurent plusieurs rôles dans les écoles. Elles s’occupent, entre autres, de l’accueil, du secrétariat, de la surveillance lors des récréations et lors de la période du diner. Elles peuvent soutenir l’enseignante dans ses enseignements, adapter du travail pour des élèves à besoins particuliers ou accompagner et aider ces élèves à réaliser leurs travaux scolaires. Elles veillent au bien-être des élèves handicapé·e·s ainsi qu’à leur hygiène et à leur sécurité. Les employées de soutien scolaire peuvent aussi accompagner des élèves dans une démarche de modification de leur comportement, elles peuvent planifier, organiser et animer des ateliers ou des activités visant à développer des habiletés sociales, cognitives et de communication des élèves. Elles peuvent intervenir auprès d’un élève en situation de crise et favoriser son retour au calme. Les employées de soutien scolaire peuvent aussi être responsables de la création d’activités qui aident le développement global de l’élève dans le cadre du programme du service de garde[7]. Ce ne sont ici que quelques exemples des fonctions des employées de soutien scolaire.

Ces tâches relèvent de différentes classes d’emploi. En Outaouais, comme on l’a déjà dit, on compte quarante-trois classes d’emploi différentes. Il est plus simple de définir le personnel de soutien scolaire par la négative : n’est pas une employée de soutien scolaire, toute personne qui n’est, dans l’école, ni cadre, ni enseignante, ni professionnelle.

Une grande variété d’emploi, une grande variété d’employées qui ont toutes, de près ou de loin, une incidence sur la réussite scolaire des élèves. Si certaines employées ne sont que rarement en contact direct avec les élèves, leur travail reste indispensable au bon fonctionnement des centres de services scolaires. On oublie souvent que le support administratif est à la base même des activités quotidiennes des écoles. La technicienne en organisation scolaire participe activement à fabriquer les horaires de l’école, la technicienne en transport scolaire détermine les circuits, la programmation des horaires, la rédaction des contrats et des règlements ainsi que le contrôle de leur application. Ces employées qui travaillent souvent dans l’ombre sont véritablement les maitres d’œuvre de la présence des élèves à l’école. Cependant, c’est la triste réalité, ces personnes sont souvent mises de côté quand on parle du milieu scolaire. En effet, on préfère simplifier le message dans les médias, mettre de l’avant la profession enseignante et passer outre toutes les autres professions.

Les conditions de travail des employées de soutien

On l’a déjà mentionné, les employées de soutien scolaire ont un statut précaire. Les emplois sont peu rémunérés et comptent souvent des heures fragmentées. Beaucoup sont également des emplois cycliques qui comportent une mise à pied pendant la période estivale. Selon les données du Conseil du trésor, les employées de soutien scolaire avaient, en 2023-2024, un salaire annuel brut moyen de 24 704,78 $. À titre de comparaison, Statistiques Canada évaluait, en 2022, à 25 303 $ le seuil de faible revenu avant impôt pour une personne vivant seule dans une ville comme Gatineau[8]. Selon la publication de l’IRIS de 2024[9], le revenu viable à Gatineau, soit l’équivalent du revenu après impôt nécessaire pour mener une vie hors de la pauvreté, est de 38 146 $ pour une personne seule, de 50 052 $ pour une famille monoparentale dont l’enfant fréquente un centre de la petite enfance (CPE) et de 78 145 $ pour une famille de deux parents dont les deux enfants fréquentent un CPE. Ces données démontrent bien la précarité financière dans laquelle se retrouve une bonne proportion des employées de soutien scolaire.

Les conditions de travail des employées de soutien scolaire sont de plus en plus difficiles. Ces dernières années, la violence a augmenté dans le milieu scolaire. En Outaouais, environ 25 % des employées de soutien disent avoir été victimes de violence au courant de l’année scolaire 2023-2024, selon un sondage effectué par la Fédération du personnel de soutien scolaire CSQ (FPSS-CSQ)[10]. Il faut souligner que 50 % des personnes sondées disent ne pas remplir de déclaration quand elles sont victimes d’un geste violent. De plus en plus de parents font, comme les élèves, preuve d’incivilité, et ces comportements sont également en augmentation. De plus en plus de secrétaires ont affaire à des parents qui manquent de respect, crient ou insultent.

Par ailleurs, le personnel de soutien scolaire n’échappe pas à la pénurie actuelle de main-d’œuvre. La main-d’œuvre qualifiée est rare, ce qui alourdit la tâche des employées de soutien qualifiées en poste étant donné qu’elles doivent effectuer elles-mêmes un travail autre que le leur ou accompagner des personnes non qualifiées. Ces tâches supplémentaires ne sont pas reconnues, non plus que le temps nécessaire pour les accomplir. Personne ne revoit les demandes à la baisse. Bref, l’employée doit effectuer ses tâches normales, en plus de devoir compenser pour l’absence d’une personne qu’on aurait dû embaucher ou le manque de formation d’une autre, et ce, dans le même temps. Enfin, l’organisation du travail dans les écoles est souvent modifiée sans que les personnes principalement touchées par les modifications ne soient consultées. Certaines employées doivent travailler sept heures par jour, sans avoir de pause pour diner, car on attend d’elles qu’elles soient constamment avec les élèves. Aller aux toilettes pendant sa journée de travail peut parfois devenir problématique.

Il faut aussi prendre en compte la faible valorisation sociale et professionnelle des employées de soutien scolaire. En effet, quand on parle des écoles au Québec, on parle des enseignantes et on néglige les autres employées. Cette habitude contribue largement au sentiment d’invisibilité qui habite les employées de soutien scolaire. On oublie qu’une école ne peut pas fonctionner si les employées de soutien ne sont pas présentes. Pensons à la secrétaire d’école qui s’occupe d’orienter les suppléants et suppléantes de la journée, d’accueillir les élèves en retard, de contacter les parents des élèves absents, de répondre aux appels, de gérer les petits bobos des élèves, pour ne nommer que quelques-unes de ses tâches. Une école, c’est beaucoup plus que des enseignantes. L’équipe école au complet doit être mise en valeur. Par leurs rôles différents et complémentaires, les employées de soutien scolaire sont toutes indispensables au succès des élèves.

Dans son rapport de 2023, le Secrétariat à la condition féminine considère la non-reconnaissance de toutes les tâches effectuées comme un des principaux problèmes des emplois à prédominance féminine. De nombreux emplois d’employées de soutien scolaire sont de l’ordre du « prendre soin ». Des études démontrent que plusieurs tâches sont invisibles et informelles. Il y a également un manque de reconnaissance des compétences généralement attribuées au genre féminin, telles que les compétences relationnelles, humaines, cognitives, émotives, etc.[11] Il va sans dire que la présence historiquement moins importante des femmes dans la sphère politique a un lien avec ce manque de reconnaissance. Si plus de décideurs et de personnes en position de pouvoir avaient vécu la réalité des employées de soutien scolaire ou celle d’un emploi à prédominance féminine, fort est à parier que cela aurait eu un effet sur leur vision et leurs propositions politiques. Il faut sans doute faire des changements et travailler à rendre les rôles politiques plus accessibles aux femmes et plus attrayants.

Enjeux syndicaux et politiques publiques

L’action syndicale en Outaouais est forte et dynamique. Les syndicats militent pour de meilleures conditions de travail, des salaires équitables et la reconnaissance des métiers et fonctions. Considérant les nombreux enjeux syndicaux et leur complexité, le Syndicat du soutien scolaire de l’Outaouais (SSSO-CSQ) effectue un travail d’envergure. La précarité de l’emploi, le bas niveau des échelles salariales au regard de celles des professions comparables, la difficulté des conditions de travail et l’ampleur de la charge de travail constituent les principaux défis à relever. Le syndicat revendique des postes à temps plein et un horaire non fractionné pour garantir aux employées de soutien sécurité et stabilité financière ainsi que la possibilité de concilier famille et travail. Il revendique aussi une meilleure échelle salariale afin de rendre plus faciles le recrutement et la rétention du personnel qualifié. La pénurie est de plus en plus marquée et le personnel non légalement qualifié ou sans formation plus nombreux. Il est donc important d’attirer les jeunes diplômées et de garder le personnel qualifié. Le syndicat revendique des conditions de travail décentes, entre autres un milieu de travail sécuritaire, exempt de violence. Il réclame aussi une charge de travail raisonnable qui tienne compte de l’augmentation des besoins des élèves et de l’insuffisance des ressources nécessaires pour accomplir efficacement les tâches. Nombre d’employées de soutien n’ont même pas le temps de prendre une pause dans la journée. Ces conditions de travail difficiles mènent plusieurs d’entre elles vers l’épuisement professionnel, ou encore vers une réorientation de carrière.

Le rôle des employées de soutien est essentiel, et malgré cela, le gouvernement refuse de les soutenir en effectuant des coupes budgétaires et en demandant un gel d’embauche. Ces décisions gouvernementales ont un impact direct sur les conditions de travail des employées de soutien parce qu’elles réduisent les ressources et demandent de faire plus avec moins. En Outaouais, le gouvernement du Québec impose une réduction budgétaire de 5,5 millions de dollars dans le réseau de l’éducation[12].

Lors des dernières négociations, les employées de soutien en Outaouais ont pu voir des progrès sur le plan du salaire et des assurances. Malgré ces avancées, nous militons toujours pour l’augmentation du taux horaire afin que la paye des employées soit réellement améliorée. Quant aux assurances, il y a encore beaucoup de travail à faire pour que la protection soit comparable à celle offerte ailleurs, malgré l’augmentation de la part de l’employeur obtenue lors des dernières négociations. Les employées de soutien ont besoin d’une nette amélioration de leurs conditions de travail et d’un salaire décent. Le Syndicat du soutien scolaire de l’Outaouais continuera assurément d’intervenir, de mobiliser et de lutter en ce sens.

On l’a déjà dit, les femmes constituent 78 % des employées de soutien. Ces emplois méritent d’être pleinement reconnus pour leur importance et leur contribution essentielle. Sans employées de soutien, pas d’école ! Il faut continuer à se mobiliser et à mettre de l’avant les travailleuses dans la lutte pour leurs droits. Leur travail, invisible mais indispensable, mérite une reconnaissance. La solidarité est donc déterminante pour faire face aux défis liés à l’équité salariale et à la sous-valorisation des emplois à prédominance féminine. Lorsque les femmes s’unissent et se soutiennent mutuellement, elles renforcent leur voix collective, une voix incontournable face aux injustices persistantes dans le monde du travail. La mobilisation collective permet de faire davantage de sensibilisation à l’égard de la nécessité de rémunérer les femmes à la hauteur de leur contribution, et met en lumière les inégalités systémiques, en particulier dans les métiers du prendre soin où l’immense majorité des personnes qui y travaillent sont des femmes. Cette mobilisation est également cruciale pour la défense des droits des femmes, afin de garantir qu’elles aient un accès équitable à toutes les possibilités d’avancement professionnel, sans être freinées par des discriminations salariales ou des stéréotypes de genre. Il est donc indispensable que la solidarité féminine ne soit pas seulement un principe, mais un moteur de changement vers l’égalité entre les sexes.

Un appel à la reconnaissance

Les travailleuses du soutien scolaire font donc face à plusieurs défis, notamment le fait d’occuper des emplois peu rémunérés, qui comptent un nombre d’heures insuffisant, des horaires irréguliers et une mise à pied cyclique l’été. Cela contribue à maintenir ces femmes dans la précarité et à entretenir un sentiment d’insatisfaction. Ce dernier peut à son tour amener les gens à quitter le milieu de l’éducation. En Outaouais, on assiste à un exode des employées de soutien scolaire au profit d’emplois dans la fonction publique fédérale. Ces emplois sont souvent mieux rémunérés et les conditions de travail meilleures. Par ailleurs, la violence de plus en plus importante dans nos milieux constitue un autre défi : les paroles comme les gestes violents font maintenant partie du quotidien des travailleuses.

Il n’y a pas de solution parfaite aux problèmes des employées de soutien scolaire de l’Outaouais. Cependant, il est essentiel que leur contribution au milieu scolaire et à la société québécoise soit reconnue à sa juste valeur. Il ne s’agit pas seulement de souligner la journée ou la semaine du personnel de soutien. Il faut aller au-delà, il faut en faire plus. Avec les années, les employées de soutien se sont appauvries et ont été dévalorisées par le gouvernement. La juste reconnaissance de leur implication à tous les moments de la vie des élèves constitue une exigence minimale pour rendre leur valeur à ces professions qui passent souvent inaperçues aux yeux du public québécois. Difficile de parler de reconnaissance et de valorisation sans parler de salaires. Il est évident que les salaires doivent être augmentés. Il est complètement ridicule et injuste que des gens employés par l’État ne soient pas capables de se sortir de la pauvreté. Les employées de soutien scolaire méritent mieux. Ce n’est pas normal qu’elles quittent un emploi qu’elles aiment, en milieu scolaire, pour aller vers un emploi de la fonction publique fédérale pour une question de salaire.

Bien que le portrait qui a été fait de la situation des employées de soutien scolaire peut sembler un peu sombre, un vent de changement politique pourrait apporter bien des améliorations. Sur le plan local, un travail énorme s’effectue pour faire connaitre le personnel de soutien scolaire. Le Syndicat du soutien scolaire de l’Outaouais ne manque pas une occasion de faire valoir son point de vue et celle de ses membres sur différentes situations difficiles. Il faut absolument dénoncer les coupes et le gel des embauches et des dépenses qui mettent une pression sur les employées de soutien scolaire. La Fédération du personnel de soutien scolaire de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) est également très présente dans les médias et réagit aux événements qui surviennent dans le milieu scolaire. Cette présence médiatique contribue à faire valoir l’importance du personnel de soutien scolaire. Cependant, ce combat ne peut pas être mené seul. Il faut que les politiciennes et politiciens modifient leur discours pour que la société amorce un changement dans sa perception de l’importance des employées de soutien scolaire. Il va sans dire que les autres acteurs du milieu scolaire pourraient également contribuer à améliorer cette situation et à favoriser une prise de conscience plus grande au sein de la société. Une école sans personnel de soutien scolaire, ça ne peut pas fonctionner. Il est temps que la société le reconnaisse, que les femmes et les hommes politiques le reconnaissent et que cela transparaisse dans les négociations, tant sur le plan salarial que sur celui des conditions de travail.

Par Maude Sioui-Daoust, vice-présidente secteur Draveurs du Syndicat du soutien scolaire de l’Outaouais et Mélanie Déziel-Proulx, vice-présidente aux dossiers spéciaux du même syndicat.


  1. Dans le texte, le féminin désigne les femmes et les hommes étant donné que la majorité des employées de soutien scolaire sont des femmes.
  2. Eve-Lyne Couturier et Guillaume Tremblay-Boily, Le revenu viable en 2024 : sortir de la pauvreté dans un contexte de crise du logement, Montréal, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2024.
  3. Couturier et Tremblay-Boily, ibid. ; Statistique Canada. Tableau 11-10-0241-01. Seuils de faible revenu (SFR) avant et après impôt selon la taille de la communauté et la taille de la famille, en dollars courants, 26 avril 2024.
  4. Secrétariat du Conseil du trésor, L’effectif de la fonction publique du Québec 2021-2022 – Équivalents temps complets (ETC). 
  5. Secrétariat à la condition féminine, Pour la valorisation des emplois à prédominance féminine. Analyse de la sous-valorisation des emplois à prédominance féminine et recommandations visant à leur assurer une meilleure reconnaissance, rapport 2023, gouvernement du Québec, septembre 2023.
  6. Comité patronal de négociation pour les centres de services scolaires francophones, Plan de classification. Personnel de soutien, édition du 8 février 2024.
  7. Statistique Canada, 26 avril 2024, op. cit.
  8. Couturier et Tremblay-Boily, 2024, op. cit.
  9. Fédération du personnel de soutien scolaire (CSQ), Sondage sur la violence auprès du personnel de soutien scolaire de la FPSS-CSQ, avril 2024.
  10. Secrétariat à la condition féminine, 2023, op. cit.
  11. Fatoumata Traoré, « Compressions en éducation : “C’est de l’austérité”, dit un syndicat en Outaouais », Radio-Canada, 18 décembre 2024.

Les dynamiques et particularités de l’Outaouais syndical

30 août, par Rédaction
On dit souvent de l’Outaouais qu’elle est l’oubliée des régions québécoises. Sa position frontalière et la proximité de sa plus grande ville, Gatineau, avec Ottawa, font qu’on (…)

On dit souvent de l’Outaouais qu’elle est l’oubliée des régions québécoises. Sa position frontalière et la proximité de sa plus grande ville, Gatineau, avec Ottawa, font qu’on la considère régulièrement comme une dépendance de l’Ontario ou du fédéral, à l’écart des dynamiques sociales et politiques du Québec. Ce cliché tenace ne résiste pourtant pas à l’épreuve des faits, et si sa position frontalière donne évidemment une couleur particulière à l’Outaouais, elle reste profondément québécoise tant dans sa culture que dans les enjeux qu’elle rencontre et dans la façon dont s’y structure la société civile. À cet égard, l’histoire et la situation actuelle du syndicalisme dans la région montrent bien comment elle contribue à ce mouvement essentiel de la société québécoise tout en rencontrant des défis qui lui sont propres. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous proposons ici un aperçu de l’Outaouais syndical passé et présent, tout en nous concentrant sur une organisation en particulier, la Confédération des syndicats nationaux (CSN), dont l’histoire est intrinsèquement liée à celle de la région.

Portrait de l’Outaouais syndical

La plupart des grandes organisations syndicales québécoises sont représentées en Outaouais. La Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) y dispose d’un conseil régional comme la CSN qui y compte un conseil central, chaque conseil rassemblant les syndicats de leur centrale dans la région. Dans le domaine de l’éducation, les enseignantes et enseignants des centres de services scolaires francophones sont représentés par le Syndicat de l’enseignement de l’Outaouais (SEO), membre fondateur de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) lorsque ses syndicats membres se sont séparés de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) en 2006. Ironiquement, c’est une ancienne présidente du SEO, Suzanne Tremblay, qui représente aujourd’hui la circonscription de Hull à l’Assemblée nationale sous la bannière de la Coalition avenir Québec (CAQ). Sa présence au sein du caucus caquiste ne semble toutefois pas avoir freiné les ambitions antisyndicales du parti au pouvoir, comme le montre le dépôt récent du projet de loi 89 visant à restreindre considérablement l’exercice du droit de grève. Dans le domaine de la santé et des services sociaux, le portrait syndical de l’Outaouais correspond à celui de bien d’autres régions du Québec, comme l’illustre la représentation syndicale au sein du Centre intégré en santé et services sociaux de l’Outaouais (CISSSO). À la suite notamment des réorganisations et des maraudages imposés par le gouvernement du Québec dans les dernières décennies, la CSN y conserve la représentation des personnels paratechniques, auxiliaires et de métiers, ainsi que des personnels de bureau et administratifs, tandis que les professionnel·le·s, techniciennes et techniciens sont représentés par l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) et les infirmières, infirmières auxiliaires et inhalothérapeutes par la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ). Le reste du secteur public et parapublic compte sur les joueurs habituels au Québec, notamment la CSN (par exemple à la Société des alcools du Québec, mais aussi, fait plutôt inusité, au sein des cols bleus de la Ville de Gatineau), le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) (notamment dans les grandes sociétés d’État telle Hydro-Québec ainsi que dans le secteur municipal et paramunicipal) et les deux syndicats indépendants, le Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ) et le Syndicat des professionnelles et professionnels du Gouvernement du Québec (SPGQ).

Une particularité de la région tient bien entendu à l’importance de la fonction publique fédérale. La centralité de cet employeur tant à Ottawa qu’à Gatineau a des répercussions importantes sur les dynamiques syndicales dans la région. D’une part, il est fréquent que des travailleuses et travailleurs vivent dans une ville/province et travaillent dans l’autre. Cela a des incidences sur les structures syndicales qui cherchent à les représenter tant dans leur milieu de travail que dans leur milieu de vie. Comment, en effet, mobiliser des membres travaillant au Québec, mais payant des impôts et utilisant des services publics situés en Ontario, et vice-versa ?

Ce paradoxe est renforcé par le fait que le syndicat représentant la vaste majorité de ces travailleuses et travailleurs, l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), dispose de sa propre structure régionale couvrant tant la rive québécoise que la rive ontarienne de la région de la capitale fédérale. Les membres de l’AFPC en Outaouais ne sont ainsi pas rattachés à l’AFPC-Québec, mais bien à l’AFPC-Région de la capitale nationale (RCN). Cela n’a pas été sans poser problème au Conseil régional de la FTQ en Outaouais qui s’est parfois retrouvé à partager les mêmes plates-bandes que la structure régionale d’un de ses principaux affiliés; de récentes discussions visent toutefois à permettre une meilleure coordination entre les deux structures. La centralité de la fonction publique fédérale dans la région, et en son sein des membres de l’AFPC, fait aussi en sorte de donner un statut particulièrement important à la vice-présidence régionale de l’AFPC, qui est régulièrement sollicitée dans les médias pour parler des réalités de ses membres, mais aussi pour jouer, à l’occasion, le rôle de porte-parole informel des syndicats de la région. Le fait que deux de ces anciens vice-présidents occupent aujourd’hui des fonctions syndicales de premier plan à l’échelle nationale – Larry Rousseau, devenu vice-président exécutif du Congrès du travail du Canada, et Alex Silas, devenu vice-président exécutif national de l’AFPC – confirment l’importance de ce poste et son rôle prééminent au sein du mouvement syndical de la région.

Dans le secteur privé, on retrouve des syndicats majoritairement affiliés à la FTQ, notamment des sections locales UNIFOR dans l’industrie forestière et de la transformation du bois, historiquement importante dans la région, mais aussi dans le commerce et la distribution (par exemple les Travailleurs et Travailleuses unis de l’alimentation et du commerce – TUAC), dans les télécommunications (on pense en particulier aux membres du SCFP chez Vidéotron qui ont récemment vu se terminer un lockout extrêmement long) ou encore dans la construction avec les syndicats de métiers. La CSN a quant à elle une présence assez faible dans le secteur privé en Outaouais, à quelques exceptions près, comme le syndicat de la scierie Louisiana Pacific à Maniwaki.

Une riche histoire syndicale

Les racines syndicales sont profondes en Outaouais; celles de la famille des syndicats catholiques ont été particulièrement documentées à l’occasion du 100e anniversaire du Conseil central des syndicats nationaux de l’Outaouais (CCSNO) qui rassemble aujourd’hui les syndicats CSN de la région, mais dont les origines remontent, au même titre que sa centrale, au syndicalisme confessionnel[2]. Curieusement, l’Association ouvrière de Hull, fondée en 1912 et qui sera le prélude au CCSNO actuel, était à ses débuts affiliée aux Chevaliers du travail, une organisation syndicale nord-américaine sans lien avec l’Église, mais également distincte des grands syndicats étatsuniens qui s’établissaient alors au Canada et au Québec. Sa conversion au catholicisme est étroitement liée à la grande influence de l’Église dans la région d’Ottawa-Hull, notamment auprès des francophones, pour qui elle représentait un marqueur identitaire, jusque dans leurs organisations syndicales. Outre l’évêché d’Ottawa, dont relève l’Outaouais québécois jusque dans les années 1960, la Congrégation des oblats joue un rôle central, notamment en fondant plusieurs institutions francophones dans la région, dont l’Université d’Ottawa et le journal Le Droit. Il n’est donc pas surprenant que, dès 1919, le Conseil central national des ouvriers de Hull (ancêtre direct du CCSNO) voie le jour et que, deux ans plus tard, ce soit dans ses locaux que sera fondée la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), prédécesseur de la CSN.

Difficile d’ignorer dans ces prémices historiques du syndicalisme catholique en Outaouais les luttes épiques des allumettières en 1919 et 1924[3]. Hull produisait à l’époque 99 % des allumettes consommées au Canada non seulement grâce aux abondantes forêts de l’Outaouais, mais aussi du fait des usines de transformation installées très tôt dans la région.

La propriété de ces entreprises était concentrée dans les mains de quelques grands propriétaires, dont E.B. Eddy, d’origine étatsunienne. Il employait dans ses usines d’allumettes une main-d’œuvre essentiellement féminine et soumise à des risques importants, notamment la nécrose maxillaire causée par l’exposition au phosphore blanc. Les conditions de travail sont en outre misérables, et les travailleuses encadrées exclusivement par des contremaitres masculins. Elles s’organisent donc au sein d’un syndicat catholique et réussissent, grâce à leur solidarité et à leur mobilisation, à faire reconnaitre leur syndicat et à améliorer leurs conditions de travail. Elles sont pour l’occasion largement soutenues par l’opinion publique et par les institutions contrôlées par les Oblats. Les allumettières de Hull deviendront un symbole important pour le mouvement ouvrier de l’Outaouais et au-delà. Fondatrices de l’un des premiers syndicats féminins au Canada, elles seront reconnues en 2007 dans une toponymie notoirement dominée par les hommes, alors que la Ville de Gatineau nommera un important nouveau boulevard en leur honneur, et que la plus récente bibliothèque municipale de la ville se verra baptisée du nom de leur porte-parole, Donalda Charron, en 2020.

Cet épisode ne doit pas pour autant faire oublier les tendances très conservatrices qui marquent également le syndicalisme catholique de l’époque. Si les femmes connaissent à Hull un remarquable taux de syndicalisation de 50 % en 1922, contre à peine 2 % dans le reste du Québec, elles n’ont pas le droit de participer aux assemblées de leur propre conseil central, et encore moins d’y occuper un poste électif. L’aumônier y garde une influence considérable et assure le respect d’orientations anticommunistes féroces, dans la lignée de celles adoptées par la CTCC à l’échelle nationale.

Il est par ailleurs important de noter que plusieurs syndicats d’établissements industriels se joignent aux « syndicats internationaux », sans lien avec l’Église, au prix de luttes de haut vol telle la lutte à la Maclaren à Buckingham où deux travailleurs, dont le président du syndicat, sont assassinés par les briseurs de grève, les scabs, embauchés par l’employeur en 1906. Plusieurs de ces sections syndicales sont les précurseurs de celles aujourd’hui affiliées à UNIFOR.

Le syndicalisme catholique en Outaouais évoluera ensuite à l’image du reste du Québec. L’Église y perdra progressivement son influence et les syndicats gagneront en combativité. Leur laïcisation se fera dans les années 1960. C’est aussi à cette époque que le gouvernement mené par Pierre E. Trudeau – dont ironiquement fait partie un ancien président de la CTCC-CSN, Jean Marchand – impose une restructuration draconienne du centre-ville de Hull avec la construction du complexe Portage visant notamment à assurer la mise sous tutelle, tant politique qu’administrative, de la rive québécoise par le pouvoir fédéral. De ce traumatisme collectif marqué par un grand nombre d’évictions et une crise du logement sans précédent naitront par ailleurs une vaste mobilisation et un dense mouvement social, notamment dans le domaine de la lutte pour le logement et des coopératives d’habitation. Celle-ci marquera durablement le tissu social de la région, où des organismes comme Logemen’occupe et d’importants réseaux de coopératives constituent aujourd’hui des alliés importants pour le mouvement syndical.

Les années 1960 sont aussi celles où l’on voit le portrait économique de la région changer brusquement. D’un mouvement dominé par les industries privées, en particulier celles liées à l’exploitation forestière et à la transformation du bois, le syndicalisme voit le secteur public prendre une place centrale en quelques années à peine, non seulement avec le développement de la fonction publique fédérale, mais aussi avec la mise en place des grands réseaux publics et des entreprises d’État par le gouvernement du Québec. C’est à ces transformations que l’on doit le paysage syndical que nous connaissons aujourd’hui et que nous avons exposé précédemment.

Région négligée, région mobilisée

L’histoire plus récente du CCSNO, sans résumer à elle seule l’ensemble des dynamiques syndicales dans la région, nous donne toutefois un aperçu des grands enjeux qui se posent aujourd’hui au mouvement ouvrier en Outaouais. Nous nous appuyons ici sur une enquête réalisée entre 2018 et 2021 sur les organisations syndicales régionales au Québec, comprenant notamment la distribution d’un questionnaire aux délégué·es du congrès triennal du CCSNO en 2019, des entrevues avec plusieurs membres de son exécutif et une analyse des résolutions adoptées par ses congrès dans la décennie 2010.

Un premier constat s’impose : la place prépondérante occupée par les syndicats du secteur public. À cet égard, la composition du CCSNO illustre bien la transition vécue par la région vers une économie de services et le statut de pôle de services publics qu’y occupe en particulier la ville de Gatineau. Ainsi, l’important Syndicat des travailleurs et travailleuses de la santé et des services sociaux de l’Outaouais, fruit des fusions et des consolidations forcées par le gouvernement du Québec dans ce secteur, est de loin le principal affilié du conseil central. À l’image d’autres structures au sein de la CSN, le CCSNO a d’ailleurs dû revoir ses statuts afin de garantir une représentation adéquate de ce mégasyndicat de la santé sans pour autant lui permettre de pouvoir contrôler à lui seul le conseil. Les observations réalisées pendant les instances du CCSNO permettent toutefois de noter la présence et la participation active d’autres syndicats du secteur public, mais en provenance de différentes fédérations sectorielles, notamment les syndicats des cols bleus de la ville de Gatineau, des employé·es de magasin et de bureau de la SAQ et des professeur·es du Cégep de l’Outaouais.

Cette centralité des services publics s’observe aussi dans les résolutions adoptées au courant des années 2010. La préservation et la protection de ces services y occupent une place très importante. En cela, le CCSNO est en phase avec les orientations de sa centrale, dictées par un contexte politique d’austérité et des coupes régulières faites dans les grands réseaux publics par le gouvernement du Québec. Cependant, on note que plusieurs préoccupations environnementales reviennent régulièrement dans les revendications du Conseil. Il s’oppose notamment très tôt à l’instauration d’un dépotoir de déchets nucléaires à Chalk River, en Ontario, en amont de la rivière des Outaouais, dont une défaillance pourrait avoir des conséquences environnementales catastrophiques sur la région. On voit aussi apparaitre des demandes pour améliorer la qualité du transport en commun à Gatineau, une ville marquée par l’étalement urbain et dont le réseau de transport collectif est notoirement connu pour les importants défis qu’il rencontre.

Là où le CCSNO se distingue des conseils centraux des autres régions, c’est lorsque l’on se penche sur les affinités partisanes de ses délégué·es. Dans les trois régions où nous avons mené notre enquête, l’Outaouais, l’Abitibi-Témiscamingue et le Montréal métropolitain, nous avons demandé aux délégué·es aux congrès des conseils centraux de la CSN de quel parti ils et elles se sentaient les plus proches sur la scène politique québécoise. L’Outaouais est la seule région où la majorité des délégué·es ont répondu « aucun » (52 %)[4]. Ce résultat était également élevé en Abitibi-Témiscamingue, mais pas majoritaire (43 %)[5] tandis que Québec solidaire (QS) arrivait largement en tête des choix dans le Montréal métropolitain (47 %)[6]. Souvenons-nous que ce coup de sonde suivait de seulement quelques mois l’élection générale de 2018 au cours de laquelle la scène politique québécoise s’était vue considérablement chamboulée, notamment par l’émergence de deux organisations, la CAQ et QS, au détriment des « vieux partis », le Parti libéral et le Parti québécois[7]. Bien que ce réalignement partisan se veuille une réponse au cynisme et au désengagement politique, les délégué·es que nous avons sondés semblaient encore bien déconnectés des organisations censées les représenter à Québec.

Il semble raisonnable d’émettre l’hypothèse que ce sentiment d’aliénation exprimé de façon particulièrement forte par les militantes et militants syndicaux de l’Outaouais soit en lien avec la position de la région elle-même vis-à-vis du pouvoir politique québécois, de son sentiment d’être « prise pour acquise » et ainsi négligée par l’État provincial. Historiquement considérée comme acquise aux « rouges[8] » en raison de sa proximité avec Ottawa et du rapport de dépendance avec cette dernière qui lui a été imposé, l’Outaouais a pourtant envoyé un coup de semonce en élisant trois, puis quatre député·es caquistes sur ses cinq circonscriptions en 2018, puis en 2022, incluant dans le « château fort » libéral de Hull. Malgré cela, le « statut particulier » qui lui a été reconnu par l’Assemblée nationale en 2019 ne semble toujours pas porter ses fruits, même sous un gouvernement « bleu ».

Cela se reflète également dans le design des coalitions populaires régionales auxquelles ont participé les organisations syndicales, au premier rang desquelles le CCSNO, dans les dernières années. Comme dans bien d’autres régions du Québec, les années des gouvernements libéraux Charest et Couillard avaient vu se former un Réseau de vigilance en Outaouais qui rassemblait largement les acteurs des milieux syndicaux, militants et communautaires. Bien qu’il ait servi de solide base de mobilisation en opposition aux politiques néolibérales et austéritaires, il n’a pas survécu, notamment aux tensions intersyndicales créées par les maraudages forcés en santé et services sociaux, ainsi qu’à d’autres divergences existant au sein des groupes citoyens. À cet égard, notre enquête montre que la solidarité intersyndicale et plus largement les coalitions populaires sont plus difficiles à faire vivre en région que dans le Montréal métropolitain. Toutefois, ce réseau a récemment été réactivé sous le nom de Coalition Solidarité Outaouais, semblant indiquer une nouvelle volonté de création d’un espace à la fois intersyndical et ouvert aux organisations populaires afin notamment de résister aux coupures budgétaires et aux tentatives de privatisation larvée du réseau de la santé.

Il n’est pas anodin de constater que les coalitions populaires importantes qui se sont refondées en Outaouais et auxquelles les syndicats ont activement participé, se sont toutes axées sur le sentiment d’abandon et d’iniquité ressenti par la population de la région. La coalition Équité Outaouais, lancée en 2018, insiste ainsi sur le traitement injuste fait à la région en matière de santé et services sociaux, d’éducation et de justice sociale. Sans que les syndicats n’y participent directement, la coalition SOS Outaouais, lancée en 2024 par la Fondation Santé Outaouais, se centre quant à elle plus spécifiquement sur le déficit de services en santé en se basant notamment sur les études de l’Observatoire du développement de l’Outaouais qui a fait la démonstration des retards vécus dans plusieurs secteurs de la région[9]. Il semble donc que ce sentiment d’aliénation vis-à-vis de Québec, cette impression d’être oublié dans son propre pays et d’en vivre les conséquences concrètes au quotidien soit aussi un ressort important de mobilisation, voire de fierté. L’histoire a montré que même face à des adversaires féroces et dans un contexte hostile, qu’il s’agisse de l’antisyndicalisme d’un E.B. Eddy ou des velléités assimilatrices d’un Pierre E. Trudeau, l’Outaouais sait se tenir debout et résister. Son mouvement syndical en témoigne et les luttes d’hier continueront d’inspirer celles d’aujourd’hui et de demain, quoi qu’en pensent les pouvoirs politiques, à Ottawa comme à Québec.

Par Thomas Collombat, professeur titulaire de science politique à l’Université du Québec en Outaouais et directeur du Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais. Certaines des données utilisées dans cet article sont tirées d’une recherche financée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH).


  1. Soulignons ici l’excellent travail de l’historien Roger Blanchette, principal auteur de la brochure 1919-2019. Conseil central des syndicats nationaux de l’Outaouais. Pionnier du mouvement syndical québécois, publiée en février 2019 par le Conseil central des syndicats nationaux de l’Outaouais à l’occasion de son centenaire et dont sont tirées plusieurs des données utilisées dans cette partie.
  2. Voir à ce propos l’ouvrage de Kathleen Durocher, Pour sortir les allumettières de l’ombre. Les ouvrières de la manufacture d’allumettes E.B. Eddy de Hull (1854-1928), Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2022.
  3. Le taux de réponse à nos questionnaires distribués en Outaouais était de 62,5 %.
  4. Taux de réponse de 78,5 %.
  5. Taux de réponse de 57 %.
  6. Voir Thomas Collombat et Xavier Lafrance, « Recomposition de la gauche québécoise et rôle politique du syndicalisme », Recherches sociographiques, vol. 63, n° 1-2, 2022, p. 131-155.
  7. NDLR. Les « rouges » étant le Parti libéral.
  8. Voir notamment le rapport L’Outaouais en mode rattrapage. Suivi des progrès pour combler le retard historique de la région en santé, éducation et culture rédigé par Alexandre Bégin et Iacob Gagné-Montcalm et publié en avril 2022 par l’Observatoire du développement de l’Outaouais.

 

Une histoire de solidarité régionale populaire

24 août, par Rédaction
Page couverture du journal du comité logement appelé Logement-Va-Pu, 1974 Dans les années 1960-1970, la ville de Hull vit une période de réaménagement urbain qui la défigure (…)

Page couverture du journal du comité logement appelé Logement-Va-Pu, 1974

Dans les années 1960-1970, la ville de Hull vit une période de réaménagement urbain qui la défigure et laisse des traces qui sont encore visibles aujourd’hui. Plus de 5000 personnes sont expropriées et 2000 logements détruits pour faire place aux grands bâtiments requis par le gouvernement de Pierre E. Trudeau pour héberger les services des gouvernements (fédéral, provincial, municipal). « Ces démolitions signifiaient la démolition de 10 % du stock de logements de la ville ou de plus de 25 % du quartier de l’Ile de Hull[2] ». Les ravages s’effectuent dans les quartiers populaires et les personnes touchées appartiennent à la classe ouvrière.

Les premiers comités de citoyens et citoyennes prennent racine sur l’Ile de Hull à la fin des années 1960 dans ce contexte d’expropriations et de destruction. Des prêtres, des animateurs sociaux et quelques citoyens se regroupent pour mener une vaste enquête-participation qui vise à déterminer les principaux besoins de la population de l’Ile et à cerner pourquoi les gens n’interviennent pas ou peu dans les décisions politiques, économiques et sociales qui touchent leurs conditions de vie et de travail, et ce, malgré le contexte de dévastation[3]. L’enquête a aussi pour objetectif de mobiliser la population[4]. Notant que beaucoup de personnes vivent dans les mêmes conditions difficiles, on y constate que la population n’a pas d’organisations pour défendre ses intérêts. Plusieurs comités de travail (santé, chômage, aide sociale, logement, etc.) se mettent sur pied et ceux-ci mènent directement à la création des premiers groupes populaires : l’Association des locataires de Hull qui devient Logement-Va-Pu (aujourd’hui Logemen’occupe), le Dispensaire des citoyens de l’Ile de Hull (aujourd’hui Action Santé-Outaouais), le Regroupement populaire de l’île (aujourd’hui l’Association pour la défense des droits sociaux-Outaouais), la Maison du chômeur (devenu le feu Mouvement Action Chômage), un journal populaire et la première maison de quartier appelée le Centre d’animation familiale (CAF). Ces groupes ont pour objectif de rassembler et de défendre les intérêts des citoyens et citoyennes des quartiers populaires. Rapidement, les groupes populaires se réunissent, d’abord au sein de l’Assemblée générale de l’Ile de Hull (AGIH) qui devient, en 1972, le Regroupement des Comités de citoyens de Hull (RCCH).

À tour de rôle, les groupes populaires mènent différents combats contre les expropriations massives du « vieux Hull » et la présence envahissante du fédéral. Ils luttent pour la construction de nouveaux logements et pour l’amélioration des logements insalubres et délabrés. Ils bataillent pour l’obtention d’un feu de circulation pour la sécurité des enfants et pour défendre les droits des personnes assistées sociales et des chômeurs et chômeuses. Ils mènent des luttes pour obtenir des services médicaux et pharmaceutiques sur l’Ile de Hull tout comme une épicerie populaire et une garderie populaire.

De la solidarité syndicale et populaire

Les groupes populaires s’insèrent dans la tradition régionale des luttes syndicales. D’ailleurs, à cette époque, on ajoute souvent le qualificatif « ouvrier et populaire » aux mots « classe », « culture », « luttes » et « quartiers ».

Sur le terrain, l’affinité entre le populaire et l’ouvrier démontre une solidarité organique. Des travailleuses et travailleurs sont membres des conseils d’administration des groupes populaires (de chômeurs, de consommateurs, d’accidentés du travail). Sans mandat formel de leur syndicat, ces personnes y siègent parce qu’elles se sentent impliquées dans les luttes menées par les groupes pour améliorer les conditions de vie.

De même, les groupes populaires mobilisent activement en appui aux luttes syndicales. Un texte trouvé dans les archives de la Table ronde des organismes d’éducation populaire de l’Outaouais (TROVEPO) résume la complicité des luttes :

Bien sûr, les groupes populaires mènent aussi des actions concrètes pour l’amélioration des conditions de vie et de travail. Mais il est important de préciser que notre action ne se limite pas à nos membres seulement ou même au secteur de la population que nous touchons directement.

Lorsque le comité des travailleurs(euses) accidentés(es) présente un mémoire en commission parlementaire sur la santé-sécurité en milieu de travail, c’est l’ensemble des travailleurs(euses) qui est concerné par ces revendications.

Lorsque le Mouvement Action Chômage mobilise les travailleurs(euses) avec ou sans emploi face à une diminution de la semaine de travail ou à une politique de plein emploi, cette action englobe les revendications fondamentales de tous les travailleurs(euses).

Lorsque le comité Logmen’occupe manifeste pour obtenir de meilleures conditions de logement, lorsque les six garderies populaires de la Table ronde revendiquent plus de garderies populaires et plus de subventions pour fonctionner, c’est à l’ensemble des travailleurs(euses) avec ou sans emploi que cela profite[5].

La lutte pour le maintien des quartiers du centre-ville de Hull solidifie la solidarité entre les différents syndicats et groupes populaires de la ville. Dès le premier Front commun du secteur public et parapublic en 1972, puis en 1976 et 1983, les groupes populaires prennent une part active aux lignes de piquetage et donnent des appuis concrets aux syndicats de la région en solidarité avec leurs revendications.

Lors de l’importante grève chez E.B. Eddy, en 1975, plusieurs groupes populaires en lien avec le Comité de solidarité des travailleurs de l’Outaouais soutiennent activement les grévistes. Un spectacle-bénéfice, l’Hiver Show, est organisé avec des artistes de la région pour venir en aide aux travailleurs et travailleuses. De même, l’ACEF, l’Association coopérative d’économie familiale, offre aux grévistes un service de consultation budgétaire ainsi qu’un service de négociation avec les banques et les caisses populaires des grévistes.

Un peu plus tard, en novembre 1981, les groupes populaires de la région prennent part à la grande manifestation syndicale sur la colline du Parlement à Ottawa alors que 100 000 personnes manifestent contre les politiques économiques du gouvernement libéral fédéral et les hauts taux d’intérêt.

En 1982, le taux de chômage officiel atteint 13 % et l’inflation annuelle frôle les 12 %. Le milieu syndical de l’Outaouais, de concert avec les groupes de chômeurs et chômeuses et des groupes de jeunes de la région, se joint à la Grande Marche pour l’emploi des travailleurs et travailleuses avec ou sans emploi et répond à l’appel d’une mobilisation nationale : une délégation de l’Outaouais marche de Hull à Montréal pour dénoncer la crise du chômage et revendiquer un programme de plein emploi. En 1982-1983, le Mouvement Action Chômage, avec les comités de condition féminine des syndicats et plusieurs groupes de femmes, réclame des améliorations à la loi sur l’assurance-chômage concernant les prestations de maternité.

Une histoire régionale du syndicalisme de lutte

Le mouvement syndical de l’Outaouais prend son essor au début du XXe  siècle. Hull, entourée de grandes rivières et de forêts, vit alors une période remarquable d’industrialisation et de croissance. On y développe l’hydroélectricité et on construit des usines de pâtes et papiers et des fabriques connexes relevant de l’exploitation du bois.

Avec l’industrialisation vient une syndicalisation de la main-d’œuvre. La région a été le témoin de plusieurs luttes et initiatives ouvrières significatives. Quatre en particulier frappent l’imaginaire.

La première grève

En septembre 1891, le premier grand conflit ouvrier éclate à Hull. Prétextant un environnement économique défavorable, plusieurs patrons décident de réduire le salaire des ouvriers. Furieux, quelques employés de la scierie Perley arrêtent de travailler en protestation. Dans les jours qui suivent, 2 400 ouvriers, qui travaillent dans les neuf plus grosses scieries de la région, emboitent le pas. Il s’agit d’un mouvement spontané, non organisé : il n’y a pas de syndicat à l’époque. D’après l’historien Roger Blanchette, ce mouvement de masse marque une étape cruciale de l’histoire ouvrière de la région. Alors que la milice coloniale de l’époque intervient et met brutalement fin au débrayage, les travailleurs ont démontré une force et une solidarité exemplaires. Cette grève spontanée a démontré la nécessité pour les travailleurs de s’organiser.

L’assassinat de deux travailleurs syndiqués à Buckingham

En 1906, les travailleurs de Maclaren, compagnie qui règne en despote sur la vallée de la Lièvre, dans l’est de la région, essaient de créer un syndicat. Ils ont essentiellement deux revendications : la parité avec les autres travailleurs de la région et la reconnaissance de leur syndicat. Maclaren rejette ces demandes, décrète un lockout à l’usine de Buckingham et embauche des fiers-à-bras américains de l’agence Thiel Detective Service Company pour briser la grève. Tendant un piège aux ouvriers, ces hommes armés tirent sur eux et tuent le président du syndicat Thomas Bélanger et un autre travailleur François Thériault. Un syndicat ne réussira à voir le jour à la MacLaren qu’en 1944.

Le Syndicat des ouvrières des allumettes

Au début du XXe siècle, 99 % des allumettes de bois utilisées au Canada sont produites dans les usines d’E.B. Eddy à Hull. Les employées sont de jeunes filles âgées de 12 à 22 ans. Outre les conditions de travail inhumaines (salaire de 25 cents par jour, journée de travail de onze heures), les filles doivent tremper chaque allumette dans du phosphore blanc, un produit toxique qui provoque une maladie appelée nécrose maxillaire et qui entraine chez plusieurs d’entre elles l’amputation de la mâchoire inférieure. Le phosphore n’est interdit qu’en 1914. En 1919, les filles refusent une modification de leurs conditions de travail et l’employeur décrète un lockout. Les filles fondent le Syndicat des ouvrières des allumettes. La compagnie utilise tous les moyens, menaces et chantage, pour essayer de briser leur solidarité, mais elles refusent de céder et restent unies. Les ouvrières obtiendront finalement la reconnaissance syndicale et une amélioration, quoique légère, de leurs conditions de travail. Cela marque un tournant majeur dans l’histoire ouvrière, puisque ce syndicat est le premier syndicat féminin de l’histoire du Canada.

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Photo : Salvador David Hernandez

La fondation de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), l’ancêtre de la CSN

L’Association ouvrière de Hull, un regroupement syndical non confessionnel, est fondée en 1912. À la suite d’une pression cléricale énorme, l’association se confessionnalise et devient le Conseil central national des ouvriers de Hull en 1919. Celui-ci est membre fondateur de la Confédération des travailleurs catholiques canadiens (CTCC) créée à Hull en 1921. La CTCC se déconfessionnalise et devient la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1960. Pour sa part, le Conseil central des syndicats nationaux de l’Outaouais, membre de la CSN, fête ses 100 ans en 2019 et publie un recueil qui raconte une partie de l’histoire syndicale de la région.

La crise économique des années 1930 marque le déclin du secteur industriel dans la région de l’Outaouais. Une telle transformation a des conséquences sur le monde ouvrier. Cependant, à partir de 1960, la région, et Hull en particulier, se transforme radicalement. Les implications de l’expansion de l’État social, dont l’implantation du gouvernement fédéral au centre-ville, et les effets de la Révolution tranquille entrainent des changements économiques, sociaux et syndicaux. Les secteurs primaire et secondaire disparaissent presque complètement pour être remplacés par une économie fondée sur les services. Les syndicats regroupant des employé·e·s du gouvernement du Canada sont de plus en plus présents à Hull.

Sources :

Roger Blanchette, Conseil central des syndicats nationaux de l’Outaouais, 1919-2019. Pionnier du mouvement syndical québécois, Service des communications CSN, 2019.

Roger Blanchette, L’Outaouais, Collection Les régions du Québec… histoire en bref, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009.

La Coalition populaire régionale de l’Outaouais

Dans les années 1980, les relations entre le mouvement syndical et le mouvement populaire se formalisent. La Coalition populaire régionale de l’Outaouais (CPRO) est la première grande coalition permanente qui regroupe l’ensemble des mouvements syndical et populaire de la région. Elle sera active pendant quinze ans.

Membre régional de Solidarité populaire Québec (SPQ)[6], la CPRO accueille l’enquête nationale de SPQ sur le désengagement de l’État en 1987. Sous la forme d’une commission populaire itinérante, celle-ci recueille auprès du « monde ordinaire » des histoires qui documentent l’impact des compressions budgétaires du gouvernement provincial sur la population.

Cette tournée dynamise le milieu syndical et populaire de l’Outaouais sur l’importance de se mobiliser contre l’Accord de libre-échange (ALÉ) liant le Canada et les États-Unis. La mobilisation reprend avec enthousiasme chez les militants et militantes et la CPRO multiplie les activités de formation et les actions sur la question durant les années1985 à 1987. L’ALÉ est signé en 1987, mais la coalition régionale poursuit la résistance contre le deuxième projet du libre-échange liant le Canada et les États-Unis au Mexique, l’ALENA, en 1994.

Sur un autre front, la CPRO appelle à la mobilisation contre le démantèlement du régime d’assurance-chômage. Par les réformes Valcourt du gouvernement conservateur et Axworthy du gouvernent libéral, le gouvernement fédéral cherche à transférer la responsabilité de la lutte contre le chômage du pouvoir public aux personnes sans emploi. En février 1993, une délégation de l’Outaouais se joint aux 40 000 personnes qui manifestent à Montréal par un froid de moins 25 degrés Celsius pour exiger une présence accrue du gouvernement fédéral dans le combat contre le chômage.

La CPRO travaille également d’arrache-pied contre un autre aspect de la réforme Axworthy qui saborde le Régime d’assistance publique Canada (RAPC)[7]. Ce régime étant éliminé, le transfert des fonds fédéraux dans le champ social est sérieusement réduit.

En 1991, la CPRO se lie à la Ligue des droits et libertés pour poursuivre la Sûreté du Québec (SQ) devant les tribunaux. On découvre que la SQ avait placé, durant les années 1980, un informateur au sein des groupes populaires de Hull. La police obtient ainsi des informations sur les personnes ainsi que sur les stratégies internes du mouvement. On est à l’époque de la consultation Bélanger-Campeau sur l’avenir du Québec et à la veille d’un deuxième referendum sur la souveraineté. Dans ce contexte fébrile, plusieurs groupes, dont la CPRO, jugent essentiel de faire valoir leurs droits devant la justice. Ils accusent la SQ d’avoir illégalement surveillé des personnes et des organisations, une violation de leurs droits. Malheureusement, un vice de procédure provoque l’abandon de la poursuite judiciaire. D’autres pratiques policières douteuses dans la région seront abordées plus loin.

La dernière grande campagne à laquelle participe la CPRO survient dans le contexte de morosité généralisée des milieux syndicaux et populaires qui suit l’adoption des accords de libre-échange et l’arrivée du néolibéralisme. Pour relancer une mobilisation large autour d’un projet de société, SPQ demande à ses membres d’imaginer « le Québec dans lequel on voudrait vivre ». La CPRO répond à l’appel et organise la mobilisation régionalement afin de participer à la démarche collective qui mène à l’adoption de la Charte d’un Québec populaire[8].

Le Réseau de vigilance Outaouais

Solidarité Populaire Québec met fin à ses activités en 2001. Cette décision met en évidence le défi pour le milieu syndical et le milieu communautaire de travailler en coalition permanente. Au Sommet socio-économique de 1996, le projet avoué du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard est de faire avaler le « déficit zéro » par l’ensemble des partenaires – syndicaux, coopérants, communautaires et entrepreneuriaux. Pendant le Sommet, le « déficit zéro » se heurte à l’objectif de la « pauvreté zéro » porté par une bonne partie du mouvement social québécois. Plusieurs personnes déléguées du mouvement social, dont le représentant de SPQ, claquent la porte pour montrer l’impossibilité de réconcilier l’irréconciliable. Le mouvement syndical ayant choisi de rester, un froid s’installe entre celui-ci et une partie du milieu populaire. SPQ en paie le prix car les syndicats retirent leur soutien financier : c’est la fin pour SPQ.

En 2004, peu de temps après le sabordage de SPQ, le Réseau de vigilance se forme à l’échelle nationale, réunissant sensiblement les mêmes acteurs syndicaux et populaires que SPQ. Comment expliquer le changement de cap ? En un mot : la réingénierie du gouvernement de Jean Charest.

Les coalitions intersyndicales et communautaires fonctionnent mieux quand toutes les parties partagent une même analyse politique. S’il y a des frictions, c’est souvent sur des éléments moins essentiels comme des gestes à poser ou des calendriers à suivre. Lorsque les libéraux de Jean Charest prennent le pouvoir en 2003, la résistance est immédiate. Autant le milieu syndical que celui du communautaire craignent le projet libéral à venir. La réingénierie de l’État, le recours à la sous-traitance, le délestage des services publics vers le privé et vers le communautaire, l’utilisation des partenariats public-privé (PPP), la vulnérabilité des programmes sociaux… la liste des appréhensions est longue.

Dans l’Outaouais, les organisations syndicales CSN, FTQ, FIQ, SFPQ[9] et les groupes communautaires comme la TROVEPO, l’ACEF, Logemen’occupe partagent l’urgence de faire front commun contre l’idéologie néolibérale du nouveau gouvernement. Ce front commun régional s’appelle le Réseau de vigilance Outaouais (RVO).

Le premier geste public du RVO est pour souligner le premier anniversaire du gouvernement libéral à l’automne 2004 : quelques centaines de personnes identifiées au RVO bloquent l’accès au Casino du Lac-Leamy à Hull. Le casino est fermé pendant plusieurs heures. Cette action dérange et elle est hautement médiatisée. Fait cocasse, les policiers municipaux eux-mêmes en négociation syndicale démontrent une tolérance inhabituelle envers les manifestants et manifestantes.

Dans les années qui suivent, la résistance au gouvernement libéral, et notamment à son projet de réingénierie, se maintient. À l’instar des centrales et des regroupements nationaux, le RVO met en œuvre des séances de formation et produit des outils de sensibilisation autant pour ses membres que pour le grand public. Il démontre comment le projet libéral est l’expression québécoise de la mondialisation du néolibéralisme. Plusieurs mobilisations, pas énormes mais régulières, permettent de garder les enjeux à l’avant-scène des organismes syndicaux et communautaires de la région.

L’élection, en 2007, d’un gouvernement minoritaire libéral envoie la réingénierie aux calendes grecques. Le RVO oriente alors son travail de formation et de mobilisation contre les nouvelles politiques d’austérité qui vont – surprise ! – dans le même sens que celles du gouvernement précédent. Il intervient sur la fiscalité pour en revendiquer un rééquilibrage dans le sens de la justice fiscale. Il résiste au saccage du programme d’assurance-emploi du gouvernement conservateur fédéral en 2013. Une occupation du bureau de Service Canada, qui a pris fin par l’arrivée des chiens de la police, sera la dernière action du RVO.

Le 1er mai

La Journée internationale des travailleuses et des travailleurs avec ou sans emploi s’organise annuellement dans l’Outaouais par le milieu syndical et le milieu communautaire. Un mandat d’abord confié à la Coalition populaire régionale de l’Outaouais (CPRO), ce mandat devient par la suite celui du Réseau de vigilance Outaouais (RVO). Plus récemment, un comité régional de solidarité, majoritairement composé du communautaire, en assume la responsabilité.

Le 1er mai demeure le moment privilégié de rencontre entre les militantes et militants syndicaux et communautaires. Sauf quand une mobilisation nationale à Montréal est décrétée par les centrales syndicales (typiquement lors des négociations du secteur public), le 1er mai se fête à Hull, souvent au parc Fontaine, un ilot de verdure qui a échappé aux démolitions des années 1970.

L’exception à cette règle : en 2012, la cour interdit aux personnes en processus judiciaire, en raison de leurs gestes politiques, de circuler sur presque toute l’Ile de Hull. En solidarité, le RVO s’est joint au Conseil du travail d’Ottawa pour marquer le 1er mai dans la ville voisine.

Confrontations avec la police

L’action du RVO ne se limite pas aux seuls enjeux portés par les organisations syndicales et communautaires nationales. Un enjeu régional qui prend beaucoup de place s’avère celui de la répression policière du droit de manifester dont un incident charnière se produit lors du Sommet des trois amigos, tenu à Montebello en 2007[10].

Trois policiers de la Sûreté du Québec, déguisés en manifestants et ayant des roches en main, sont photographiés par un militant syndical. Ils incitent une foule pacifique à poser des gestes de violence. L’incident soulève un tollé. En conférence de presse, le RVO exige que le gouvernement Harper tienne une enquête publique sur cette action policière. Le gouvernement ne répondant pas aux demandes de la coalition, une vingtaine de manifestantes et manifestants déguisés en policiers, mais sans roches dans les mains…, occupent le bureau de comté de Lawrence Cannon, ministre fédéral de la Sécurité nationale. L’action dérange, mais le gouvernement ne fournira jamais d’explication au geste policier.

D’autres dérapages policiers ont suscité l’intervention du RVO. Ainsi, des Gatinois et Gatinoises figurent parmi les 1 200 personnes arrêtées lors du G20 à Toronto en 2010, la plus vaste opération de détention préventive dans l’histoire canadienne. Deux ans plus tard, durant la grève étudiante, des centaines de personnes arborant le carré rouge sont arrêtées à Gatineau. On y retrouve des syndicalistes et des personnes du milieu communautaire qui appuient les revendications étudiantes. Les représentantes et représentants du mouvement social, réunis au sein du RVO, dénoncent en 2010 et en 2012 l’abus du pouvoir policier et les restrictions au droit de manifester. Ils interpellent les élu·e·s afin qu’ils mettent la police au pas. La TROVEPO, membre du RVO, crée un fonds légal. À la suite d’une sollicitation populaire, plus de 10 000 dollars sont ramassés et remis aux associations étudiantes pour aider à payer les frais juridiques des personnes arrêtées.

La grève étudiante de 2012 en Outaouais

Le Printemps érable de 2012 a constitué une mobilisation étudiante et sociale d’ampleur historique au Québec, et l’Outaouais y a pleinement pris part. Dès février, les étudiantes et étudiants du Cégep de l’Outaouais et de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) ont entrepris des votes de grève qui ont abouti le 23 mars à l’adoption d’une grève générale illimitée à l’UQO. Manifestations et piquetages se sont alors multipliés. La mobilisation était quotidienne. Les étudiantes et étudiants de l’Outaouais prenaient collectivement les décisions quant à la stratégie et aux tactiques à adopter et coordonnaient leurs actions. Fidèle au slogan « La grève est étudiante, la lutte est populaire », les milieux communautaires et syndicaux de l’Outaouais ont appuyé le mouvement de contestation et se sont joints régulièrement aux diverses manifestations et actions.

La répression policière s’est toutefois intensifiée après l’adoption d’une injonction imposant la reprise des cours le 16 avril. Une occupation pacifique du pavillon Alexandre-Taché de l’UQO a été brutalement dispersée. Le lendemain, professeur·e·s, étudiantes et étudiants ont été menacés, bousculés, violentés et, pour certaines et certains, arrêtés sous prétexte d’entrave au travail policier. Arborer un « carré rouge » suffisait pour être suspecté, voire considéré comme coupable par association. Des témoignages suggèrent que la police tenait des registres des personnes impliquées dans le mouvement et les interpellait parfois par leur prénom dans la rue. Le 18 avril, à environ 500 mètres des campus principaux de l’UQO, la police de Gatineau a déployé une imposante souricière et arrêta plus de 150 personnes avant de les transporter en autobus au poste de police, marquant ainsi une criminalisation du simple fait de manifester pacifiquement.

Ce printemps de contestation a nourri une conscience politique renforcée chez les jeunes de l’Outaouais. Elles et ils sont resté·es solidaires et engagé·es et ont pris conscience de leur pouvoir d’agir comme citoyennes et citoyens.

Un ouvrage collectif sous la coordination de Francine Sinclair, Stéphanie Demers et Guy Bellemare intitulé Tisser le fil rouge. Le Printemps érable en Outaouais : récits militants a été publié en 2014 chez M Éditeur. On y retrouve les témoignages de plusieurs participantes et participants à ces mobilisations.

Charles-Antoine Bachand

Le déclin du Réseau de vigilance Outaouais

L’élection du gouvernement minoritaire de Jean Charest en 2007 freine les ardeurs du Réseau de vigilance national qui met fin à ses activités. Cependant, plusieurs réseaux de vigilance régionaux, dont le RVO, poursuivent leurs activités.

En 2010, la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics, qui devient plus tard la Coalition Main rouge, prend la relève pour résister aux politiques d’austérité des gouvernements de Jean Charest et de Philippe Couillard. Cette nouvelle coalition comprend la partie la plus mobilisée du mouvement communautaire, féministe et étudiant. S’y joignent quelques syndicats et instances régionales du mouvement ouvrier. Pendant plusieurs années, la Main rouge éduque, mobilise et revendique des services publics et des programmes sociaux de qualité. Elle intervient pour une justice fiscale. Pour faire avancer ses demandes, elle adopte un plan d’action rempli d’actions robustes, nombreuses et souvent dérangeantes (action directe, occupations, mobilisations éclair). La Main rouge se définit comme une coalition d’action.

En parallèle, les grandes centrales syndicales nationales et quelques organismes communautaires créent, en 2014, une deuxième coalition nationale qui s’appelle Refusons l’austérité. Celle-ci partage la même critique des politiques du gouvernement provincial que la Main rouge, mais diffère dans le choix des moyens d’action. Le plan d’action de Refusons l’austérité privilégie des gestes plus traditionnels comme les grandes manifestations et les rassemblements et ils sont moins fréquents.

Dans l’Outaouais, l’existence de deux coalitions nationales va sonner le glas du RVO. Une partie des membres, surtout en provenance du communautaire, embrasse les stratégies de la Main rouge. D’autres, généralement syndicaux, se rallient davantage au calendrier et aux actions proposées par la coalition soutenue par les centrales. Un clivage s’ouvre dans l’Outaouais à l’automne 2014 lorsque le RVO est saisi de deux demandes distinctes de mobilisation, les deux étant relativement rapprochées dans le temps et les deux provenant des deux coalitions nationales. Le débat est acrimonieux, le sens de la solidarité est remis en question de sorte que le RVO implose. La solidarité régionale vit une crise qui durera quelques années.

D’autres lieux de solidarité intersyndicale et communautaire

D’autres lieux importants de solidarité régionale, réunissant une partie du milieu syndical et communautaire, méritent d’être soulignés. Sur la problématique de la pauvreté, le Collectif régional de l’Outaouais (CRO) fait de l’éducation et de la mobilisation sur cet enjeu pendant plus de 15 ans, de la fin des années 1990 jusqu’au début des années 2010. Le Comité régional de la Marche mondiale des femmes assure la mobilisation pour chacune des marches quinquennales. La Coalition Urgence Logement milite à partir de 2003 pour élargir le front de lutte pour contrer la crise du logement. Enfin, deux incarnations de L’Outaouais à l’urgence (début des années 1970, début des années 2010) permettent aux milieux syndicaux de se joindre à la population dans la mobilisation sur les iniquités régionales en matière de santé.

Période post-COVID

À la suite de la dissolution du RVO, l’Outaouais vit une période pauvre en mobilisation sur des enjeux politiques. Pour combler ce vide, un comité régional de mobilisation se crée en 2018, fondé par plusieurs regroupements et groupes de base du communautaire. Ce comité s’approprie le mandat d’organiser le 1er mai ; s’y joignent un syndicat CSQ et le Conseil central de la CSN. Mais la pandémie de COVID-19 brise cet élan de mobilisation collective.

À l’automne 2024, une tentative pour faire revivre un mouvement large de solidarité intersyndicale et communautaire dans la région prend forme. La Coalition solidarité Outaouais est mise sur pied. Se dotant d’un plan de travail sur deux ans, le nouveau lieu de solidarité regroupe, entre autres, les instances régionales des principales centrales syndicales et les principaux regroupements du communautaire. On s’attaquera principalement aux enjeux régionaux, dont la crise du logement et les iniquités en santé vécues par cette région transfrontalière.

Tout en apprenant des leçons du passé, la nouvelle coalition s’abreuvera sans doute de la longue histoire de solidarité régionale.

Une expérience unique de solidarité financière à la TROVEPO

En 1971, le ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) crée le Programme d’aide aux organismes volontaires en éducation populaire[11]. L’année suivante, huit groupes de la région de l’Outaouais obtiennent des subventions du MEQ. Ils se solidarisent en formant la Table ronde des OVEP de l’Outaouais (TROVEPO)[12], le premier regroupement régional des groupes populaires au Québec. Ils se donnent comme mission « de rendre accessible aux différents comités de citoyen.nes le programme de subvention ».

Les membres de la TROVEPO adoptent une forme de solidarité financière inusitée qui va durer plus de 25 ans. La subvention OVEP reçue par chacun des huit membres de la Table ronde est mise en commun pour être ensuite redistribuée selon les besoins de chaque groupe et de chaque milieu.

Après deux ans, les groupes demandent au MEQ de reconnaitre formellement la TROVEPO comme demandeur unique de financement, mais le Ministère refuse. En 1975, les groupes retournent au MEQ la subvention que chacun a reçue et demandent de la recevoir à nouveau, mais de façon collective. À l’automne 1977, le MEQ accepte d’accorder l’accréditation unique à la TROVEPO et de lui verser une seule subvention qui sera redistribuée auprès de ses membres. La TROVEPO sera le seul regroupement régional québécois à obtenir le statut d’accréditation unique auprès du MEQ[13].

Au fil du temps, cette pratique de « demande unique » est souvent contestée, surtout par le ministère de l’Éducation, mais également par certains membres du regroupement qui souhaitent davantage d’autonomie quant aux décisions financières. Néanmoins, pour les groupes qui y adhèrent, le fonctionnement collectif autour du financement exprime une solidarité remarquable. En permettant aux groupes de l’Outaouais de faire financer leurs propres priorités, il a facilité la naissance de plusieurs nouveaux groupes, sans l’ingérence du Ministère.

L’adoption de la Politique de reconnaissance de l’action communautaire autonome en 2001 entraine la fin du financement de l’éducation populaire autonome par le MEQ et la fin de la demande regroupée de l’Outaouais.

 

Par Vincent Greason, militant sociocommunautaire. Vincent Greason a travaillé à la Table ronde des OVEP de 2001 à 2020.


  1. Marc Bachand, « Comités de citoyens et enjeux urbains à Hull », Revue internationale d’action communautaire, vol. 44, n° 4, 1980.
  2. L’Association coopérative d’économie familiale de l’Outaouais (ACEFO), le plus vieux groupe populaire de l’Outaouais, constitue une exception. Existant depuis 1966, elle est la suite d’une initiative syndicale. Pour la petite histoire, Pauline Marois a été permanente à l’ACEFO dans les années 1970. Quelques décennies plus tard, elle devient la première ministre du Québec.
  3. L’enquête de participation est une initiative soutenue par Paul-Émile Charbonneau, l’évêque du nouveau diocèse de Hull qui mandate l’abbé Michel Lacroix pour coordonner l’initiative.
  4. TROVEPO, Les liens entre le mouvement syndical et le mouvement populaire, document non daté. Cité dans TROVEPO, La Petite histoire de la Table ronde des OVEP de l’Outaouais, 1973-2013 – 40 ans de luttes, 2014.
  5. Solidarité populaire Québec est la première grande coalition permanente au Québec. Créée en 1985, elle est formée par les grandes centrales syndicales et les regroupements nationaux du communautaire en réaction aux budgets successifs du gouvernement du Parti québécois qui sabrent les finances publiques.
  6. Le RAPC a été un programme de transfert fédéral pour soutenir les programmes sociaux provinciaux (santé, éducation postsecondaire, aide sociale, garderies, etc.). En l’abolissant, le gouvernement fédéral affaiblit le programme d’aide sociale québécois, et ce, alors que le Québec est en pleine période de crise économique.
  7. Solidarité populaire Québec, La Charte d’un Québec populaire, Montréal, 1994.
  8. CSN : Confédération des syndicats nationaux; FTQ : Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec; FIQ : Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec; SFPQ : Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec.
  9. Les amigos sont Stephen Harper du Canada, George W Bush des États-Unis et Felipe Calderon du Mexique. À Montebello, un village situé dans l’est de l’Outaouais, il y a une auberge où se réunissent souvent des personnages politiques.
  10. Le Programme OVEP, MEQ, 1971-1972 est le premier programme de financement gouvernemental destiné au soutien des groupes populaires. Voir : Comité histoire du MEPACQ, Faire mouvement. Les quarante ans du Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2022.
  11. La TROVEPO est membre fondatrice, avec les trois regroupements régionaux en éducation populaire de Québec, de Montréal et de l’Estrie, du Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire (MÉPACQ) en 1981.
  12. Le regroupement régional de Québec-Chaudière-Appalaches fonctionne aussi par demande regroupée, mais chaque groupe participant est accrédité individuellement par le Ministère. La Fédération des familles monoparentales et recomposées du Québec et la Fédération des ACEF, deux regroupements nationaux, fonctionnent également par demandes regroupées. La politique de la nouvelle gestion publique n’est pas encore dans le décor.

 

Gatineau : luttes d’une ville frontalière (Introduction au dossier)

18 août, par Rédaction
Gatineau est une ville méconnue de bien des Québécoises et Québécois. Située sur la rive nord de la rivière des Outaouais, sur les territoires traditionnels non cédés de la (…)

Gatineau est une ville méconnue de bien des Québécoises et Québécois. Située sur la rive nord de la rivière des Outaouais, sur les territoires traditionnels non cédés de la nation algonquine Anishinabeg, elle constitue aujourd’hui la quatrième plus grande ville québécoise en termes de population, avec près de 300 000 habitantes et habitants. Séparée de l’Ontario et de la capitale fédérale Ottawa par la rivière des Outaouais, c’est une ville marquée par une réalité et des enjeux transfrontaliers. Ce positionnement sociogéographique fait en sorte qu’elle vit plusieurs problématiques qui lui sont propres par rapport à d’autres villes québécoises.

Ville riche d’histoire, Gatineau est également un berceau du syndicalisme et du mouvement populaire québécois. Ici encore, la situation transfrontalière joue un rôle déterminant puisque la rivière des Outaouais se dresse davantage en mur de ciment qu’en cours d’eau. Peu de luttes, passées ou actuelles, sont menées conjointement par les groupes qui résident des deux côtés de la rivière, un exemple classique des deux solitudes.

Ce dossier des Nouveaux Cahiers du socialisme aborde plusieurs enjeux auxquels font face les femmes et les hommes de cette ville et de sa région. Le choix des sujets a dû tenir compte d’un certain nombre de contraintes, ce qui a malheureusement mis de côté des questions importantes. Ainsi, nous n’abordons pas la situation de fragilité croissante de la langue française dans un Gatineau submergé par une population ottavienne voisine largement anglophone. Nous ne traitons pas non plus des répercussions sur la ville de l’installation de nombreux nouveaux arrivants et arrivantes ni du sort des municipalités de l’Outaouais qui se trouvent en périphérie de la grande ville-centre qu’est Gatineau. Cela dit, plusieurs contributions évoquent ces questions en filigrane.

Un peu de contexte

La présente ville de Gatineau est un amalgame de cinq villes fusionnées par une loi québécoise de 2002. D’ouest en est, les cinq villes historiques – qui pour certaines avaient déjà vécu plusieurs mouvements de fusion depuis la fin du XIXe siècle – étaient : Aylmer, Hull, Gatineau, Masson-Angers et Buckingham. Alors que la population de toute la région administrative de l’Outaouais, en augmentation importante depuis quelques années, se chiffre à 419 000 personnes en 2023[2], plus de 71 % de la population, soit 298 000 personnes[3], habitent la seule ville de Gatineau.

La population d’Ottawa, ville voisine et, rappelons-le, capitale d’un État centralisateur par moments et colonial à plusieurs titres, vient quant à elle de dépasser le million de personnes. Voici donc un premier enjeu : à plusieurs égards, Gatineau, ville québécoise marquée par sa situation frontalière, vit à l’ombre de la capitale fédérale.

Être adossée à la capitale du Canada détermine plusieurs particularités. Bon nombre de Québécoises et Québécois travaillent pour le gouvernement fédéral à Ottawa mais habitent au Québec. De même, de nombreuses Ottaviennes et Ottaviens travaillent à Gatineau, mais résident en Ontario. Les Gatinoises et Gatinois vont chercher différents services qui leur font défaut – publics, commerciaux et culturels – de l’autre côté de la rivière. Plusieurs y travaillent, y obtiennent des services de santé, y étudient, y font leurs achats et y pratiquent leurs loisirs. Ainsi, des dizaines de milliers de personnes traversent quotidiennement la frontière et d’autres, étonnamment, n’ont même jamais mis les pieds dans la ville voisine.

Qui plus est, puisque les logements coûtent moins cher au Québec, plusieurs Ontariennes et Ontariens choisissent de s’y installer, ce qui crée une pression à la hausse à la fois sur la disponibilité des logements et sur leur coût du côté québécois de la rivière, voire sur le nombre de places en garderie. Le rapport de François Saillant[4] pour le compte de la Ligue des droits et libertés documente bien les répercussions de cet état de fait transfrontalier.

Un aperçu du dossier

C’est à la fin des années 1960 que le gouvernement fédéral choisit d’accroitre sa présence sur le territoire québécois par l’implantation d’un immense projet de réaménagement urbain qui détruit une bonne partie du centre-ville de Hull. Des milliers de personnes sont expropriées et des centaines de logements, voire des quartiers populaires entiers, sont démolis. L’article de Vincent Greason trace les origines du mouvement populaire à Hull à cette époque et sa résistance à la destruction de son milieu. Le mouvement populaire se joint au mouvement ouvrier qui existe depuis longtemps pour tisser des liens de solidarité intersyndicale et populaire qui se poursuivent jusqu’à nos jours et qui permettent de mener de nombreuses batailles.

Deux articles font état de la longue tradition de luttes syndicales de la région. Thomas Collombat montre comment l’histoire et le contexte frontalier donnent aux syndicats de l’Outaouais une couleur particulière. En même temps, ces derniers restent profondément québécois dans leur culture syndicale et dans leurs interactions avec la société civile. Son analyse s’appuie principalement sur une étude des syndicats affiliés à la Confédération des syndicats nationaux (CSN).

Maude Sioui-Daoust et Mélanie Déziel-Proulx du Syndicat du soutien scolaire de l’Outaouais (SSSO-CSQ), quant à elles, lèvent le voile sur les conditions de travail des employées de soutien qui œuvrent comme piliers invisibles mais essentiels de l’enseignement dans le réseau scolaire. Ces travailleuses, car 78 % du personnel de soutien scolaire sont des femmes, accueillent les élèves à leur arrivée à l’école le matin, aident au bon déroulement du diner, répondent aux appels des parents, etc. Alors que les conditions précaires décrites ne sont pas propres à l’Outaouais, si on fait exception de l’exode des employées de soutien scolaire vers des emplois dans la fonction publique fédérale qui offrent généralement de meilleures conditions de travail, l’article met en évidence des problèmes particulièrement urgents vécus partout dans la province. Pour sa part, Blanche Roy, travailleuse à la retraite de l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), témoigne des luttes des femmes et livre une réflexion personnelle sur l’évolution de son féminisme pendant des décennies d’expérience comme travailleuse et militante syndicale.

D’autre part, des enjeux concernant la santé et l’éducation en Outaouais présentent des spécificités compte tenu de la situation transfrontalière de la région. Mathieu Charbonneau, directeur d’Action Santé Outaouais – un organisme unique au Québec voué à la défense collective des droits – fait le point sur l’état du droit à la santé en Outaouais et de ses rapports avec d’autres droits. Il propose un retour historique qui montre comment les conditions sociosanitaires et de logement des classes populaires francophones ont été maintenues à un niveau exécrable. Encore aujourd’hui, les indicateurs socioéconomiques et sanitaires illustrent les inégalités sociales et les défis liés à l’accessibilité et à la qualité des services publics en Outaouais, et comment cette situation préoccupante constitue un terreau propice à la privatisation de la santé.

Dans son texte, Charles-Antoine Bachand retrace l’histoire de l’éducation postsecondaire en Outaouais. La comparaison avec d’autres régions du Québec met en lumière la façon dont le sous-financement chronique de l’éducation et le manque de programmes mènent à un faible taux de fréquentation. La proximité d’Ottawa a pu masquer ce déficit, mais au prix de coûts élevés pour les étudiantes et étudiants québécois qui font leurs études dans la capitale. À titre d’exemple, l’Université du Québec en Outaouais (UQO) a été fondée dans les années 1980, alors que le gouvernement du Québec amorçait le processus de déconstruction de l’État social. Conséquemment, le manque de financement adéquat jumelé à l’absence de volonté politique a privé la région des ressources nécessaires au développement d’établissements d’enseignement postsecondaires capables de répondre à l’ensemble des besoins de sa population.

Gatineau et sa région doivent relever d’autres défis sociaux, dont celui du logement. Les expropriations massives du centre-ville de l’ile de Hull (oui, une partie de l’ancienne ville de Hull est une ile !) au début des années 1970 ont marqué à tout jamais l’histoire de la ville. Cependant l’entrevue avec Bill Clennett et Anna Salter documente le fait que, malgré le manque criant de logements à Gatineau, les pratiques d’expropriations et de démolitions ne relèvent pas uniquement de l’histoire ancienne puisqu’elles se poursuivent encore de nos jours. La saga de l’Ilot de la caserne fait réfléchir à ce que la Ville a, ou n’a pas, appris des leçons du passé.

Même si la démolition des logements n’est pas la cause directe du fléau de l’itinérance qui s’abat actuellement sur le grand Gatineau, loin de là, il est cependant indéniable que la crise du logement exacerbe bel et bien le phénomène. Vanessa L. Constantineau et Alexandre Gallant du Collectif régional de lutte à l’itinérance en Outaouais (CRIO) illustrent par leur texte les nombreuses violations de droits humains vécues par les personnes sans-abri – celui de se loger, de s’alimenter et d’avoir un niveau de vie décent –, mais surtout qu’il s’agit de droits interreliés.

Pour affronter plusieurs situations problématiques, Gatineau et la région de l’Outaouais ont non seulement une longue tradition de luttes sociales et syndicales, mais elles ont souvent été un carrefour d’où ont émergé des initiatives inédites. L’École d’été citoyenne présentée par Martin Chartrand résulte d’une idée mise en application par plusieurs membres de la communauté universitaire outaouaise et qui aborde la présence de l’UQO sous un autre angle que celui de l’enseignement supérieur. Cette école d’été citoyenne a ensuite été reprise et soutenue largement par l’ensemble du milieu social de Gatineau et de la région. Depuis 2023, elle réunit des personnes en provenance des milieux communautaire, syndical et universitaire, dans une démarche de formation et d’échange sur différents aspects de la justice sociale et de la prise en charge citoyenne.

Ce dossier des Nouveaux Cahiers du socialisme sur Gatineau et plus largement sur la réalité outaouaise met en lumière les dynamiques uniques qui façonnent cette ville et cette région. Son histoire, marquée par des luttes sociales et syndicales, témoigne d’une résilience face à des défis transfrontaliers d’importance, qu’il s’agisse du logement, de l’accès aux services ou du sous-financement des institutions locales. Les articles réunis ici montrent que ces enjeux s’inscrivent dans un contexte plus large de transformations urbaines et sociales, souvent infléchies par la proximité d’Ottawa. Malgré cette pression, Gatineau demeure un terreau d’initiatives citoyennes et de mobilisations qui méritent d’être reconnues. Ce dossier ne prétend pas épuiser le sujet, mais il ouvre la voie à une réflexion plus approfondie sur l’avenir de cette ville et de sa région en pleine mutation. En valorisant les savoirs et les expériences de la population outaouaise, il invite à reconnaitre les particularités de cette région souvent méconnue et souligne l’urgence des défis qui lui sont propres.

Par Vincent Greason, militant sociocommunautaire de l’Outaouais, Charles-Antoine Bachand, professeur en fondements de l’éducation à l’Université du Québec en Outaouais et Flavie Achard, coordonnatrice des Nouveaux Cahiers du socialisme.


  1. Institut de la statistique du Québec, <https://statistique.quebec.ca/fr/produit/publication/outaouais-panorama>.
  2. Institut de la statistique du Québec, <https://statistique.quebec.ca/fr/produit/tableau/estimations-de-la-population-des-municipalites-de-25-000-habitants-et-plus>.
  3. François Saillant, La situation du logement à Gatineau et ses impacts sur les droits humains. Rapport de la mission d’observation, Montréal, Ligue des droits et libertés, 2021.

 

Ni dystopie ni barbarie : s’organiser pour résister au fascisme de Trump et consorts

12 août, par Rédaction
Les temps sont sombres. Depuis que Donald Trump a de nouveau accédé à la présidence de la première puissance militaire mondiale, l’Histoire sordide de la domination s’accélère. (…)

Les temps sont sombres. Depuis que Donald Trump a de nouveau accédé à la présidence de la première puissance militaire mondiale, l’Histoire sordide de la domination s’accélère. Avec sa garde rapprochée, dont fait partie Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, Trump démantèle l’appareil d’État pour laisser le champ libre à une quasi-dictature des grandes entreprises « libérées » ainsi de toute entrave règlementaire et nous amène à une forme de fascisme où le cartel de la technologie de pointe joue un rôle prédominant. La surveillance de nos comportements, grâce aux données personnelles que s’approprient Google, Facebook et cie, s’ajoute désormais à une guerre directe contre la démarche scientifique, qui n’a rien à envier aux autodafés des nazis. Au nom là aussi de la défense de la grandeur – mythique – d’une nation qui serait supérieure aux autres, l’utilisation de tout un lexique de plus d’une centaine de termes comprenant « femme », « diversité », « changement climatique », « opprimés » et, bien sûr, « transgenre » est de facto interdite dans la recherche, tandis que des bases de données scientifiques et médicales sont retirées des sites web ministériels ou remodelées pour se conformer à la propagande idéologique du monde MAGA de Trump.

C’est tout un ordre mondial qui bascule par l’action du gouvernement étatsunien. Même si elles varient d’un jour à l’autre, selon la réaction des « marchés », guère friands d’incertitudes, et la montée du mécontentement au sein y compris de ses propres électeurs et électrices, les déclarations de Trump visant à s’emparer des richesses du sous-sol du Groenland ou du Canada, par la force s’il le faut, ou à prendre possession de Gaza en expulsant les Palestiniens et Palestiniennes, l’expriment sans ambigüité : le consensus qui présidait à la création des institutions de l’après-Seconde Guerre mondiale, comme l’ONU ou l’Union européenne, pour régler les différends entre pays par la négociation en référence à des principes de droit ne tient plus. Même les politiques néolibérales de libre-échange ne résistent pas aux coups de force de Trump, qui ramène clairement ce qui se joue sur la scène internationale à une logique de purs rapports de force, à l’instar de la stratégie suivie par Poutine en Ukraine, par Netanyahou à Gaza ou par Xi Jinping vis-à-vis de Taïwan, dont on peut anticiper une future occupation.

Mais peut-on vraiment parler d’un retour à la loi du plus fort ? Le monde était-il vraiment sorti depuis la Seconde Guerre mondiale de la barbarie exterminatrice façonnée par le colonialisme ? Un temps, l’Occident a pu y croire, en faisant abstraction de ce qui se passait dans les pays périphériques et parmi les populations noires ou racisées ou les communautés autochtones en Europe et en Amérique du Nord, et au Québec plus spécifiquement. Les populations des pays du Sud n’étaient-elles pas en train d’arracher leur indépendance et leurs droits – même si c’était au prix de massacres, comme en Corée en 1950[1] ou au Vietnam ? Les États-Unis n’ont jamais renoncé à étouffer les révoltes, à armer les groupes paramilitaires de droite et à intervenir afin de sécuriser leurs visées impérialistes, comme ils le font actuellement au Moyen-Orient.

Les conflits armés n’ont donc jamais cessé, du moins au Sud. « La guerre est inhérente à l’impérialisme comme elle le fut aux empires », résume Étienne Balibar[2]. La domination impérialiste s’y est aussi exercée à coup de blocus et de manipulations « stratégiques » dans l’ombre, ce qui alimente et légitime les agissements antidémocratiques et nourrit des bandes armées. Les États-Unis n’étaient pas seuls. Des pays européens y ont participé comme, par exemple, la France qui menait sa politique « françafricaine », faite de corruptions et d’appuis occultes à des coups d’État contre les démocraties naissantes. On ne peut pas oublier non plus les « ajustements structurels » réclamés par le Fonds monétaire international (FMI) qui a mis à genoux l’Afrique et d’autres parties du monde.

Aveuglés par l’illusion d’une démocratisation du capitalisme, et négligeant comment les rapports Nord-Sud entretenaient une hiérarchisation des populations et maintenaient des pratiques colonialistes de prédation, nous avons oublié que les processus d’accumulation qui soutiennent la course aux profits et à la rente ne sont pas domesticables. La classe capitaliste, incarnée aujourd’hui par des Musk ou des Zuckerberg (groupe Meta) qui critiquaient le Trump élu en 2017, mais qui lui apportent à présent des appuis de taille, montre encore une fois qu’elle choisit toujours de soutenir l’extrême droite pour préserver ses intérêts, même si c’est au prix d’étouffer la démocratie et d’ériger en système la déshumanisation de l’Autre. C’est l’une des principales leçons que nous pouvons tirer de la comparaison avec les années 1930.

Face à cette tragédie du capitalisme qui se rejoue en s’aggravant jusqu’à miner nos conditions de vie et nos solidarités sociales, et, clairement, jusqu’à l’ensemble des conditions d’existence des vivants sur la Terre, nous croyons que c’est en dessinant les pistes d’autres rapports sociaux – et les luttes en ce sens sont nombreuses dans le monde – que nous serons mieux équipé·e·s pour résister.

Faire du Québec un chantier d’expériences de solidarités locales et internationales

Cependant, plutôt qu’à un « que faire » directif, c’est à un « comment faire » inclusif que nous croyons utile de réfléchir. Concrètement, si l’on ne veut pas reproduire le deux poids, deux mesures auquel on a assisté entre le déploiement immédiat de la solidarité avec les Ukrainiens et les Ukrainiennes et la réticence à nommer le génocide palestinien, si l’on ne veut pas qu’en s’organisant pour résister localement, cela signifie consentir aux inégalités globales, voire à les amplifier, entre des pays centres et des pays périphériques et au sein des populations, la question suivante se pose : comment avancer pour que le Québec devienne un chantier d’expériences de solidarités locales et internationales au profit de la démocratie, de l’égalité de race[3], de classe, de genre, d’âge… ? Si c’est la vision d’un futur qui est le moteur de nos actions présentes, cette vision a besoin de s’inscrire dans un ensemble concret, territorialisé dans le temps et l’espace.

L’ancrage territorial d’un « comment faire » renvoie à la reconnaissance des nations autochtones et de leurs droits ancestraux. Il donne à voir les interdépendances globales et nous invite à être attentifs et attentives aux répercussions des propositions locales, de façon à ce qu’elles mettent en œuvre également des solidarités internationales avec les populations qui, partout dans le monde, luttent déjà contre l’extractivisme, pour un commerce équitable et une économie solidaire, pour l’autodétermination, contre les formes d’apartheid envers les femmes et contre l’exclusion des personnes migrantes renvoyées à la mort en mer ou dans des pays commettant les pires exactions. Dans la façon d’articuler local et global se joue « la question du rapport dialectique entre universalité et particularité dans la lutte contre l’impérialisme[4] ». Elle demande de reconnaitre la multiplicité des luttes, condition pour arriver à constituer des causes communes.

Un exemple qui peut illustrer l’importance de se questionner sur le comment articuler des « engagements “anti systémiques” locaux et globaux[5] » est celui de la construction de circuits courts de production et de consommation, notamment en agriculture. Peuvent-ils se développer sans intégrer une volonté de remettre en cause les déséquilibres dans les échanges commerciaux entre le Nord et le Sud et l’actuel système d’immigration à deux vitesses[6], héritage du passé colonial et raciste du Canada ? Car ce système met à la disposition des employeurs – dans l’agriculture et dans nombre de secteurs d’activités – une main-d’œuvre aux pieds et poings liés, alimentant des formes contemporaines d’esclavage. La réponse ne peut consister à renvoyer, c’est-à-dire exclure, les personnes migrantes, alors que leur présence au Nord est aussi une façon de transférer des richesses au Sud, et que nombre de ces personnes ont de toute façon fait le choix de vivre au Québec ou ailleurs au Canada.

Avec cet exemple qui illustre la multiplicité des enjeux enchevêtrés, le questionnement sur le « comment faire du Québec un chantier… » comprend nécessairement une autre face. Celle-ci porte sur le « comment redonner du pouvoir aux premières concernées, les populations dominées et exploitées ? » Comment les convaincre que cette fois, leur parole sera prise en compte ? Car c’est de la mobilisation des premières et premiers concernés que viendront les propositions susceptibles de combattre vraiment les inégalités multiples en articulant des réponses intersectionnelles, locales et globales. C’est à partir de ces mobilisations que peuvent émerger de nouvelles subjectivités remettant en cause le partage impérialiste du monde, ou des sujets collectifs « hybrides » ou « intersectionnels » formant des réseaux transnationaux de luttes.

Comment peuvent se réapproprier une capacité d’agir des personnes perçues comme minoritaires, mais constituant une masse à l’intersection de plusieurs dominations, et qui sont enfermées dans une précarité renforcée par les inégalités et les violences genrées et racisées, la difficulté à joindre les deux bouts, la peur de perdre son logement ou d’être expulsées…? Comment créer les conditions d’un mouvement massif, allant au-delà de ce que font déjà, malgré leurs faibles moyens, des communautés autochtones, ou nombre d’organismes communautaires de lutte contre la pauvreté, pour les droits des personnes migrantes, pour un salaire minimum viable, pour les droits des femmes…, ou nombre de syndicats agissant dans le commerce de détail, les résidences privées pour ainées et autres secteurs d’activités où les conditions de travail et de rémunération sont basses et les possibilités de s’organiser difficiles. En témoigne la réponse d’Amazon à la syndicalisation d’un de ses entrepôts[7], qui a consisté à les fermer tous au Québec.

À l’exemple du mouvement des Gilets jaunes en France, dont la colère contre l’accroissement des inégalités sociales et écologiques s’est déployée à partir du refus d’être taxés pour une situation – la pollution – dont les classes populaires ne sont guère responsables comparées aux classes dominantes, on peut penser que les mobilisations des populations dominées se nouent autour d’enjeux qui reconnaissent leur vécu collectif et son expression.

Parmi les différentes publications produites après le retour de Trump, des propositions concrètes s’adressent en premier lieu aux populations dominées. Celle de Mathieu Dufour et Audrey Laurin-Lamothe[8] consiste à sortir de la logique marchande « trois piliers sociaux et économiques » : la distribution alimentaire, en créant une société d’État non monopolistique; le logement social, en reprenant les propositions du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) dont celle d’avoir 20 % de logement hors marché d’ici 15 ans; les services publics, en les revalorisant par « une taxation massive des biens de luxe » et en les « humanisant » par la restitution de leurs droits (la résidence permanente) aux travailleuses et travailleurs migrants temporaires ou sans papiers et aux réfugié·e·s. Pour Dufour et Laurin-Lamothe, il va de soi que les réponses locales doivent tenir compte de notre dette écologique à l’égard des Suds. Ces mesures apporteraient ainsi « sécurité économique et paix d’esprit » et renforceraient les capacités d’agir et de se solidariser.

Une proposition de Maxim Fortin et Anne Plourde[9] cible plus particulièrement le système de santé et la réparation des inégalités face aux enjeux climatiques. Dénutrition, paludisme, pollution, désertification, etc. : les populations des Suds sont beaucoup plus exposées et vont continuer à payer un lourd tribut si rien n’est fait pour contrer un tel processus. Même au Nord, les personnes pauvres, les communautés autochtones, les minorités ethniques et racisées, les personnes handicapées sont surexposées aux effets des changements climatiques.

Or, Fortin et Plourde constatent que les mesures étatiques et institutionnelles au Nord ne sont pas à la hauteur des engagements pris, faute justement de voir les premières et premiers concernés associés à l’élaboration et à la mise en œuvre des solutions. Il et elle proposent en conséquence d’adopter une approche de justice environnementale, c’est-à-dire d’octroyer un pouvoir de décision, par des processus participatifs, aux populations concernées.

Redonner du pouvoir suppose aussi d’appuyer les luttes en cours des travailleuses et travailleurs, notamment celle contre Amazon, parce qu’elle est fédératrice de plusieurs enjeux : arriver à encadrer ou à exproprier l’activité des plateformes; organiser les employé·e·s et faire cesser leur robotisation ainsi que leur surveillance algorithmique; créer des solidarités concrètes entre les travailleuses et travailleurs de cette plateforme dans les différents pays où elle intervient.

Ces questionnements ne sont pas secondaires, ils sont au cœur de toute volonté de « faire converger les luttes ». Car il ne suffit pas d’appeler sincèrement à se rassembler lorsqu’on constate que les luttes restent cloisonnées selon le statut social, le genre ou la racisation alors qu’on est censé partager les mêmes intérêts. Comme le soulignait Émilie Nicolas[10], des souffrances se sont accumulées en raison des actes de domination et des conflits multiformes, ici et ailleurs dans le monde. Elles dressent des pensées de haine et de vengeance qui demandent à être reconnues pour s’éteindre. L’intérêt commun n’existe pas a priori : il ne peut provenir que d’une construction collective dont le processus doit être débattu dès maintenant, du moins si l’on ne veut pas que la résistance qui s’organise aboutisse, comme durant les siècles passés du capitalisme, à proposer un compromis qui obtient le consentement d’une minorité de population pour… continuer à s’emparer des richesses sur le dos d’une majorité d’autres[11].

L’accès à Internet et à l’intelligence artificielle devrait aussi être d’emblée inclus dans les biens communs essentiels à sortir de la logique du marché et à soumettre à un contrôle collectif. Notamment parce qu’il est fondamental de ne plus voir se répandre des messages dévalorisants ou violents concernant les personnes racisées ou pauvres, les femmes, les personnes LGBTQ+, celles handicapées, les jeunes, etc. Nous ne pouvons pas minimiser le pouvoir de la haine qui se déverse en ligne et sa capacité à détruire un sentiment de sécurité et d’appartenance à une communauté humaine.

En outre, grâce aux systèmes d’intelligence artificielle, la production de messages mensongers mais soigneusement formatés a envahi la toile. L’obligation morale de se référer à des faits, qui encadrait la production des discours dominants et des contre-récits contestataires de l’ordre social, semble dépassée. Or, comme le souligne Maria Ressa, journaliste et opposante à l’ex-dictateur philippin : « Sans faits, pas de vérité. Sans vérité, pas de confiance. Sans confiance, pas de réalité partagée[12] ». Comme il n’est pas possible de réguler des algorithmes[13], démarchandiser l’usage du web suppose d’exproprier les GAFAM ou de développer nos propres applications.


  1. Voir Kang Han, Impossibles adieux, Paris, Grasset, 2023.
  2. Étienne Balibar, « Géométries de l’impérialisme au XXIsiècle », AOC, 25 novembre 2024.
  3. Le terme de race ne signifie pas que la race existe mais que cette construction sociale opère : le racisme et la racisation de populations sont toujours présents dans nos sociétés et le terme de race maintient visible ce rapport de domination.
  4. Étienne Balibar, « Géométries de l’impérialisme au XXIsiècle », AOC, 26 novembre 2024.
  5. Ibid.
  6. Par la création de programmes de travail temporaire aux permis fermés, qui ne donnent pratiquement pas accès à la résidence permanente et qui visent principalement la main-d’œuvre des pays du Sud.
  7. André-Philippe Doré, «Comment des militants et militantes ont pu devenir le sable dans l’engrenage d’Amazon», Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 32, automne 2024.
  8. Mathieu Dufour et Audrey Laurin-Lamothe, « Quelques pistes économiques pour contrer le vent de droite », Le Devoir, 15 février 2025.
  9. Maxim Fortin et Anne Plourde, Crise climatique, inégalités de santé et justice environnementale : donner au système de santé la capacité d’agir, Montréal, IRIS, 2025.
  10. Intervention à la conférence de clôture de la Grande Transition le 21 mai 2023.
  11. Giovanni Arrighi et Beverly J. Silver, Chaos and Governance in The Modern World System, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999.
  12. « Without facts, you can’t have truth; without truth, you can’t have trust; without trust, you can’t have shared reality ». Discours de Maria Ressa lors de la réception du prix Nobel de la paix le 10 décembre 2021.
  13. Yanis Varoufakis, Technofeudalism. What Killed Capitalism, Londres, Bodley Head/Penguin, 2023.
Manifestation - Syndicat des travailleuses et travailleurs d’Amazon Laval

Comment des militants et militantes ont pu devenir le sable dans l’engrenage d’Amazon

23 janvier, par Rédaction

Manifestation - Syndicat des travailleuses et travailleurs d’Amazon Laval

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Le 13 mai 2024, le Syndicat des travailleuses et travailleurs d’Amazon Laval a été officiellement accrédité. Il s’agit du premier et du seul syndicat d’Amazon au pays. La nouvelle a fait le tour des médias, mais on a donné très peu d’attention à l’organisation du syndicat sur le terrain et aux motivations des membres à s’organiser. À Lachine, à Vancouver et à Toronto, les campagnes de syndicalisation n’ont pas mené à une accréditation, alors pourquoi les militantes et militants syndicaux ont-ils gagné à l’entrepôt DXT4 de Laval ?

Cet article a d’abord pour but d’offrir un aperçu des spécificités de l’exploitation chez Amazon, puis d’exposer les méthodes qui ont mené les syndicalistes à une première réussite. Sera ensuite abordée la question de l’organisation syndicale de nouveaux arrivants et arrivantes qui forment une majorité dans l’entrepôt nouvellement syndiqué.

Ce texte s’appuie d’abord sur deux entretiens approfondis que j’ai eu la chance d’avoir avec Jean-François, un ancien travailleur d’Amazon licencié durant la campagne de syndicalisation, et avec Jacques, un ancien militant de la Fédération autonome de l’enseignement qui s’est fait embaucher à l’entrepôt DXT4 pour des raisons pécuniaires, mais surtout politiques. L’article est aussi le fruit de nombreux échanges avec des membres de l’exécutif du nouveau syndicat, avec d’anciennes et anciens commis qui ont travaillé dans différents entrepôts de la région de Montréal, avec des militantes et militants impliqués au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (IWC-CTI) et avec des journalistes qui ont couvert le dossier.

Au Canada, Amazon compte environ 45 000 employé·e·s et a franchi le cap des 50 entrepôts en 2022. Au Québec, on en comptera bientôt une vingtaine, dont huit dans la grande région de Montréal. La plupart sont des centres d’expédition, désignés par le sigle DXT, mais les plus impressionnants sont les centres de distribution, désignés par le sigle YUL.

Le premier entrepôt qui a fait les manchettes sur le plan de la syndicalisation fut YUL2 situé à Lachine. Un travailleur, Manuel Espinar Tapial, avait fait signer environ 80 cartes de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) dans ce centre de distribution. Une offensive antisyndicale de la part d’Amazon est cependant venue à bout de cette campagne[1].

C’est dans cet entrepôt que le CTI a aussi commencé à s’impliquer dans la lutte contre Amazon. Le Centre a depuis formé un comité dédié aux aspects du travail dans les entrepôts de la multinationale, lequel organise des événements et fait pression pour qu’Amazon respecte les normes du travail. Le Comité Amazon du CTI demande entre autres que, conformément à la loi, l’employeur cesse de renvoyer les employé·e·s qui sont prosyndicat en guise de représailles et qu’il forme un comité de santé et de sécurité au travail. La force du CTI, habitué à accompagner les travailleurs et travailleuses d’entrepôt, se situe sur le plan de l’intervention dans des cas d’abus ou de blessures professionnelles.

Des conditions propices à la syndicalisation

On ne peut pas dire que les conditions de travail sont bonnes dans un entrepôt Amazon. Le travail est ardu physiquement et commande de répéter les mêmes gestes des centaines de fois chaque jour. À DXT4, les travailleurs et les travailleuses passent une partie de la journée devant un convoyeur qui leur dicte le rythme de travail et émet une alarme si les colis ne sont pas ensachés assez rapidement.

L’autre occupation principale d’une ou d’un employé de centre d’expédition impose de soulever des charges allant jusqu’à 50 lb (22 kg). Récemment, les chariots sur lesquels les lourds sacs de colis doivent s’empiler ont été munis de bras hydrauliques qui assument une partie de l’effort de soulèvement des sacs, mais, selon Jacques, ces bras ralentissent en fait le travail.

Les aides technologiques qui ont pour effet d’« allonger le travail » sont mal vues car chez Amazon, seule la cadence de travail compte. La travailleuse ou le travailleur est en effet constamment surveillé. Durant la « cueillette », c’est-à-dire le moment du quart de travail où les sacs de colis sont placés sur les chariots, le taux de complétion des commandes (« les rates » dans le jargon) est constamment calculé. Les commis sont munis de lecteurs de codes QR et doivent sans cesse numériser des codes pour que le système informatique puisse fournir en temps réel les variations en productivité des employé·e·s.

Dans un article de Radio-Canada, un travailleur d’Amazon du Québec avait exprimé ainsi cette condition : « On a littéralement un cellulaire accroché à notre main qui nous dit quoi faire, avec un scanner au bout du doigt. On est l’extension d’un robot[2] ». À la supervision numérique s’ajoute la supervision humaine de la part des cadres de l’entrepôt, qui vont, par exemple, aller avertir ceux et celles qui passent trop de temps aux toilettes.

Selon Jacques, ce n’est pas tellement qu’Amazon veut voir sa main-d’œuvre être la plus rapide possible, mais qu’elle garde une vitesse de travail constante. Même s’il demeure un employé parmi les plus rapides, quand il est relativement moins efficace qu’à l’habitude, Jacques se fait questionner par ses superviseurs. Les salarié·e·s sont, en effet, beaucoup plus facilement transformés en données managériales si le nombre de colis qu’ils traitent dans un temps donné est stable.

Il y a cependant deux exceptions à cette règle générale : lorsque l’équipe du quart précédent a pris du retard ou lorsque la quantité de colis est anormalement élevée. Durant la haute saison qui va de la mi-octobre jusqu’au début de janvier, on témoigne de rythmes beaucoup plus intenses, ce qui amène une augmentation des blessures[3]. Celles-ci sont d’ailleurs un fléau dans l’entreprise. Le travailleur interviewé par Radio-Canada affirmait qu’en « un an de travail, je pense que tout le monde a une blessure[4] ».

Les employé·e·s à qui j’ai parlé s’accordent sur le fait que le travail d’entrepôt chez Amazon n’est pas à classer parmi les pires au Québec et que nous ne sommes pas ici dans une situation des plus dramatiques, mais qu’il s’agit certainement de conditions qui usent rapidement le corps et les nerfs des travailleurs et travailleuses. Bien que Jacques trouve une certaine satisfaction à accomplir ce travail éreintant, il ne croit pas pour autant qu’il soit normal qu’il faille quotidiennement déplacer des tonnes de colis pour payer le loyer[5].

Au Québec, les pires conditions de travail chez Amazon sont réservées aux livreurs et livreuses qui sont à l’embauche de sous-traitants, ce qui dédouane Amazon de toutes les infractions aux normes du travail et d’autres abus lorsqu’ils adviennent.

Il est notable d’ailleurs qu’Amazon, suivant les préceptes du management à la mode, prenne des initiatives pour tenter que les salarié·e·s se sentent partie prenante de l’entreprise et que leur exploitation soit maquillée. On parle de nourriture offerte par les cadres, de séances collectives d’étirement, du spectacle occasionnel d’employé·e·s de bureau qui viennent maladroitement aider sur le plancher et, dans un cas spécifique, d’une séance surréelle de motivation où une gérante sautillait en encourageant les travailleurs et travailleuses. Somme toute, Jacques estime que les cadres de l’entrepôt ont du succès à créer une certaine complicité avec leurs subordonné·e·s.

Des conditions de travail dictées par le marché

Selon Jean-François, les conditions de travail dans les entrepôts sont juste assez bonnes – en comparaison des emplois les plus précaires de la province – pour qu’Amazon réussisse facilement à recruter des commis. Les offres d’emploi affichées par Amazon sont normalement comblées en quelques jours et la compagnie reçoit toujours des dizaines de candidatures quand elle ouvre des postes. Les salaires – par exemple, les commis débutent à 20 dollars de l’heure – sont corrects pour quelqu’un qui n’a pas la possibilité d’obtenir un emploi qualifié ou syndiqué.

Cet engouement pour les emplois chez Amazon est, en fait, l’un des piliers de la stratégie économique du géant. L’objectif de la compagnie est de toujours avoir le strict minimum de main-d’œuvre, et ce, au point où l’entreprise préfère licencier en grand nombre des membres du personnel dans un moment de faible demande pour engager à nouveau quelques mois plus tard. Contrairement à beaucoup d’entreprises qui favorisent le délestage ou la réduction des heures individuelles travaillées plutôt que de prendre le risque de briser des liens d’emploi en période morte, Amazon ne craint pas la pénurie de personnel.

L’instabilité de la main-d’œuvre dans les entrepôts est telle que le New York Times a rapporté en 2021 que le taux moyen de roulement de l’ensemble de la main-d’œuvre du comté de Richmond dans l’État de New York avait dépassé le cap des 100 % dans l’année qui a suivi l’ouverture d’un entrepôt d’Amazon dans la région[6]. L’entreprise se comporte, de fait, en capitaliste commercial exemplaire qui a orienté sa stratégie de gestion du personnel sur le principe que « la quantité d’ouvriers, emballeurs et transporteurs, etc., dépend de la masse des marchandises, objets de leur activité, et non l’inverse[7] ».

Encore une fois comme capitaliste exemplaire, Amazon a mis en place tout un appareil administratif et légal qui lui permet de faire des congédiements massifs sans pour autant inquiéter les autorités du travail comme la Commission des normes, de l’équité, de la santé et sécurité du travail (CNESST). Les commis sont ainsi classés en deux catégories : les badges bleus et les badges blancs. Les premiers sont des employé·e·s permanents alors que les seconds se savent sous la constante épée de Damoclès du congédiement sans raison autre que les pressions du marché.

Le renvoi de badges blancs sert aussi de représailles de la part des patrons. Radio-Canada rapportait en 2019 qu’un licenciement massif de 300 personnes aux États-Unis avait eu lieu pour punir les travailleurs et travailleuses qui avaient une productivité trop basse[8]. À DXT4, l’octroi de badges bleus a été suspendu peu après la syndicalisation de l’entrepôt.

Cette catégorie de commis plus précaires, constamment inquiets de se faire congédier s’ils n’en viennent pas à obtenir un badge bleu, sert d’ailleurs de tampon protecteur pour Amazon en ce qui concerne une possible syndicalisation. Les travailleurs interviewés sont unanimes : les badges blancs ont peur de s’impliquer dans le syndicat à cause de leur situation. Certaines personnes souhaitaient même attendre d’avoir le badge bleu pour signer leur carte d’adhésion.

Si les badges blancs sont les plus vulnérables au renvoi, les badges bleus peuvent eux aussi être mis à la porte par Amazon avec une relative facilité. Les statistiques constamment recueillies sur chaque employé·e servent à la ou à le discipliner par rapport à son travail, mais aussi à donner une justification pour le renvoi de certains « éléments à problème », au nombre desquels on compte les syndicalistes ou les gens qui se sont déjà blessés au travail.

Jean-François est d’avis qu’Amazon pratique un « eugénisme de la main-d’œuvre » en « purgeant » sournoisement la main-d’œuvre des commis à risque de se blesser. Selon lui, un premier accident de travail constitue une garantie soit de se faire renvoyer, soit de se blesser une deuxième fois à brève échéance. Les blessé·e·s, explique-t-il, reçoivent d’abord une assignation temporaire, comme il se doit de la part d’un capitaliste exemplaire, où ils exécutent des travaux moins difficiles. Ceux-ci sont cependant réintégrés assez rapidement au travail régulier, où ils font face à un choix difficile : ne pas atteindre la productivité d’avant leur accident de travail ou bien procéder trop vite par rapport à ce qu’exigerait leur réadaptation.

Ainsi, selon un employé de l’autre entrepôt de Laval, DXT5, un travailleur s’est forcé à maintenir sa productivité malgré qu’il ait été en rémission d’un cancer, ce qui l’a amené à faire une crise cardiaque. Cependant, la situation optimale pour Amazon est que le commis baisse la cadence et qu’il soit renvoyé pour des raisons de productivité, car s’il se blesse, il fera plutôt augmenter les cotisations à la CNESST.

L’ensemble de ces éléments constitue, sur le fond, plus l’essence de la grossière exploitation à la sauce Amazon que les bas salaires et l’ardeur du travail physique qu’on retrouve dans tant d’autres milieux de travail au Québec.

Ce qui a fait gagner le syndicat de Laval

Quand j’ai demandé à Jean-François ce qui a permis de remporter la victoire à DXT4, il semblait d’abord peu inspiré : « On a juste fait signer des cartes ». Comment a-t-on syndiqué ce qui n’avait jamais été syndiqué au Canada ? En faisant signer des cartes ?

La vérité, précise-t-il, est que du point de vue des tactiques proprement dites, rien n’était vraiment nouveau dans la campagne de syndicalisation de DXT4. Les militants ont appliqué ce qui constitue l’ABC de la mobilisation et de l’organisation. D’abord, il faut faire enquête, « parler au monde » dans les termes de Jean-François. Ensuite, il faut identifier des meneurs et des meneuses dans l’entrepôt. Finalement, il faut créer des comités pour embarquer ces contacts dans le mouvement de syndicalisation et les pousser à faire signer des cartes par leurs collègues proches.

À ces fondations solides s’ajoutent la distribution de matériel d’agitation, des barbecues et divers autres événements pour rallier les travailleurs au mouvement de syndicalisation. Les ressources de la CSN ont été utiles en cette matière, notamment pour permettre de multiplier les interventions à l’extérieur de l’entrepôt et pour ainsi épauler la part principale du travail qui se fait entre collègues dans l’entrepôt.

La syndicalisation est en effet le fruit du travail d’employé·e·s de l’entrepôt, et non celui d’une centrale syndicale ou d’un groupe politique qui intervient depuis une position externe. Législation oblige, la signature des cartes et la « sollicitation » se fait en dehors du lieu de travail, mais la mobilisation se fait néanmoins entre collègues et non pas entre un intervenant syndical et un travailleur.

La combinaison ultime entre le travail externe et le travail interne est venue de la part de militants syndicaux qui ont réussi à recruter d’autres militants et militantes syndicalistes pour que ceux-ci rejoignent également la force de travail d’Amazon et qu’ils fassent signer des cartes d’adhésion à la CSN. La tactique est vieille comme la lutte des classes ; il a été assurément bénéfique que quelques militants de gauche sans emploi aient bien voulu aller au cœur de la bête pour faire œuvre utile[9].

Là où il y a nouveauté, c’est en ce qui concerne la stratégie à plus long terme. L’envoi de militants dans un milieu de travail pour le syndiquer, ce qu’on appelle dans le jargon le salting, est quelque chose de tout à fait commun et, encore une fois, il s’agit d’une tactique éprouvée, mais les militants qui donnent actuellement du fil à retordre aux sous-fifres de Jeff Bezos ne sont pas des salts.

Ce groupe de militants n’est pas dans l’entrepôt de manière temporaire. L’objectif de ses membres est l’organisation à long terme des travailleurs et travailleuses d’Amazon au Canada et non pas seulement de syndiquer un nouveau milieu de travail. Dans un événement organisé en juin dernier par le collectif Archives Révolutionnaires, un membre du syndicat, questionné sur le futur de son implication militante dans le syndicat nouvellement formé, sur ce qu’il fera « après », a rétorqué : « C’est ma vie ».

Cette position surprend chez la gauche syndicale parce que l’« infiltration » d’un milieu de travail est généralement une chose de courte durée. Par exemple, un des grands succès du Syndicat industriel des travailleurs et travailleuses (SITT-IWW) de Montréal fut la syndicalisation du restaurant Frites Alors! sur la rue Rachel à Montréal en 2016. Trois membres du SITT avaient noyauté le personnel du restaurant et avaient pu en quelques mois organiser leurs collègues selon les lignes stratégiques de leur syndicat anarchosyndicaliste. Aucun des activistes n’est cependant resté plus de quelques mois supplémentaires au restaurant et le syndicat disparut rapidement[10].

Selon Jean-François, lui-même un militant entré chez Amazon pour la lutte syndicale, faire entrer des alliés à son travail pour faire signer plus de cartes n’est pas ce qui permet de bâtir un syndicat fort qui s’appuie sur ses membres. La stratégie du SITT était, au fond, la version anarchiste de la stratégie adoptée par les Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce pour syndiquer des hôtels : former un syndicat avec des militants et militantes qui s’engagent temporairement, puis laisser les syndiqué·e·s se débrouiller.

L’idée que les militants syndicaux puissent être des activistes venant principalement de l’extérieur des milieux de travail et qu’ils infiltrent temporairement un endroit, si nécessaire, est radicalement différente de celle qui anime les syndicalistes d’Amazon de Laval. Jacques croit que les élu·e·s syndicaux devraient par exemple pouvoir être libérés une demi-journée par semaine, mais qu’ils devraient travailler la majorité du temps « sur le plancher ».

La volonté des militants d’Amazon de s’engager pour une longue période dans la lutte pour améliorer les conditions de travail d’un endroit médiocre peut, selon certains à gauche, être rapprochée de la tradition de l’« implantation ». Apparue à la fin des années 1960, mais peut-être davantage popularisée par le Parti communiste ouvrier et En lutte ! dans les années 1970, cette pratique consistait à joindre un milieu de travail ouvrier et à y organiser les travailleurs selon des lignes révolutionnaires. Le phénomène n’a pas eu lieu seulement au Québec, mais il a aussi été observé dans le mouvement antirévisionniste international.

Bien qu’on la croyait jadis rangée dans le placard du folklore marxiste-léniniste, l’implantation est récemment réapparue dans les débats de gauche au Québec. Certaines publications comme L’Établi de Robert Linhart[11] ont ravivé des discussions entre de jeunes militants prêts à se jeter dans la lutte ouvrière et des vétérans qui ont connu l’époque où il était courant pour un révolutionnaire d’aller travailler à l’usine.

Il n’est pas tellement surprenant, en fait, de retrouver de plus en plus de militants radicalisés au sein du mouvement étudiant qui soient prêts à plonger dans l’organisation en milieu de travail ouvrier. Il se trouve que beaucoup de jeunes prolétaires destinés à une ascension de classe ont finalement été obligés de remettre leur projet et d’occuper un emploi au bas de l’échelle « en attendant », voire de simplement abandonner leur plan de carrière pour aller vers un diplôme d’études professionnelles (DEP) ou un diplôme d’études collégiales (DEC). Une statistique parlante à ce sujet, c’est que près de 10 % de la main-d’œuvre du domaine de la construction au Québec possède un diplôme universitaire[12].

Le travail d’implantation présente d’ailleurs un attrait certain pour les militants et militantes qui croient que le pouvoir vient du peuple (populistes de gauche, démocrates radicaux, maoïstes, etc.). Les mots d’ordre, les tracts, les discours visent assurément plus juste s’ils sont rédigés par des gens qui connaissent intimement une réalité que s’ils sont rédigés par des acteurs externes. De la même manière, il est beaucoup plus aisé d’établir un lien de confiance avec des travailleurs en vue d’organiser un syndicat si on travaille à leurs côtés. « On est complices, on est dans la gang », exprime Jacques.

Un ancien travailleur d’un entrepôt de Lachine donnait comme exemple qu’il a fait signer sa première carte grâce à des discussions qu’il a eues en faisant du covoiturage. L’employé d’une centrale syndicale qui distribue des tracts aux portes de l’entrepôt ne peut pas avoir ce type de discussion mi-politique mi-papotage qui permet de saisir comment convaincre quelqu’un d’adhérer au syndicat.

Le plus dur est à venir

Établir ces liens solides avec les autres travailleurs et travailleuses est d’autant plus important que tous les militants et militantes de DXT4 s’entendent sur une chose : la lutte ne fait que commencer et le plus dur est à venir.

Amazon est prêt à tout pour ne pas reconnaitre le syndicat légalement constitué. Aux États-Unis, la multinationale conteste carrément la validité du National Labour Relations Board, tandis qu’ici elle essaie de contester le principe de l’accréditation automatique quand plus de 50 % des employé·e·s ont signé une carte d’adhésion. La tactique d’Amazon devant le Tribunal administratif du travail a même été de se présenter en défenseur de la démocratie[13].

Aussi stupide que soit l’attaque légale d’Amazon, elle sert avant tout à retarder le processus de négociation et à laisser plus de temps à ses experts en démantèlement syndical pour faire leur sale besogne. À l’entrepôt de Staten Island (New York), cette approche patronale a réussi : le syndicat, pris à poireauter en attendant que l’appareil judiciaire s’occupe des diversions légales d’Amazon, a vu des conflits internes émerger[14].

La lutte dans les entrepôts d’Amazon constitue donc obligatoirement une lutte prolongée. Les bases organisationnelles qui ont permis à faire adhérer une majorité d’employé·e·s au syndicat doivent, suivant cette idée, devenir encore plus solides. Les « relais » qui avaient comme tâche de faire signer les cartes parmi les travailleurs doivent devenir des assises du syndicat. Les mots d’ordre, les objectifs, les tactiques doivent venir de tout le monde qui travaille dans l’entrepôt et pas seulement des quelques éléments qui ont une expérience militante. C’est seulement en refusant le « dirigisme » et en mettant de l’avant les membres de la base que l’unité du syndicat peut être préservée.

L’unité est déjà rudement mise à l’épreuve puisque les patrons s’évertuent à faire de la propagande antisyndicale. Jacques ou d’autres travailleurs doivent souvent prendre la parole pour contredire les gérants durant les réunions quotidiennes, car ceux-ci glissent d’habiles mensonges à l’encontre du syndicat dès qu’ils le peuvent. Ces mensonges sont d’autant plus faciles à propager qu’une grande majorité des employé·e·s de DXT4 sont immigrants et ne connaissent pas nécessairement leurs droits.

Manœuvrer en territoire multiculturel

On a vu ces dernières années un essor de l’intersectionnalité et de la décolonisation sur le plan théorique, mais bien peu de travail pratique de la gauche s’est tourné vers l’exploitation des « damnés de la terre » sur leur lieu de travail, hormis l’imposant travail du CTI. Cependant, la limite du CTI est qu’il n’est pas un syndicat ; il ne mène donc pas directement une lutte entre exploiteurs et exploités. Des ONG – on a nommé le CTI, mais il y a aussi le Front de défense des non-syndiquéEs – veillent sur les usines, les manufactures et les entrepôts où on retrouve une forte proportion de migrantes et migrants mais la gauche n’est généralement pas présente à l’intérieur des murs.

Ce n’est pas qu’on ne rencontre pas de travailleurs ou de travailleuses de gauche dans ces milieux, mais personne n’a su les intégrer au mouvement progressiste québécois. Par exemple, on retrouve chez Amazon des commis indiens qui ont participé au mouvement de révolte agricole qui a secoué leur pays en 2020 et 2021, mais ils n’ont jamais été sollicités par la gauche d’ici avant de rencontrer les militants d’Amazon.

L’isolement auquel font face beaucoup de travailleurs précaires migrants sera dur à rompre tant qu’il n’y aura pas dans leurs quartiers et leurs lieux de travail des militants québécois prêts à les mobiliser. Jean-François soulignait lors de notre discussion que depuis la désindustrialisation et la lente réindustrialisation qui s’en est suivie, les milieux ouvriers de grande ampleur n’ont généralement pas été syndiqués. Les usines et entrepôts bâtis dans les dernières décennies offrent ainsi des conditions de travail plutôt médiocres au point où un poste de commis chez Amazon apparait comme un emploi de choix pour beaucoup de travailleurs migrants.

L’abandon par la gauche des secteurs qui constituaient traditionnellement les châteaux forts des partis communistes, comme l’industrie manufacturière ou la construction, est parfois justifié par l’argument qu’il faut s’éloigner de la classe ouvrière blanche et masculine qui constitue la majorité dans plusieurs de ces secteurs. Cependant, ces secteurs sont ceux où, dans les dernières années, l’on voit la main-d’œuvre migrante augmenter et la main-d’œuvre canadienne diminuer[15]. La gauche s’est ainsi, par souci d’inclusivité, partiellement détournée des milieux où se développe l’exploitation des migrants et migrantes.

Jacques estime que plus de 90 % de ses collègues à DXT4 sont des personnes immigrantes, dont beaucoup de réfugié·e·s et d’étudiants et étudiantes. Le fait de travailler côte à côte avec eux et elles fut, selon les syndicalistes rencontrés, un facteur décisif pour gagner la confiance de certains meneurs organiques des microcommunautés migrantes présentes dans l’entrepôt.

Car, pour des raisons de langue notamment, les membres de différentes nationalités se regroupent habituellement ensemble dans les entrepôts Amazon. Pour gagner la confiance des nombreux travailleurs et travailleuses qui s’expriment peu en français ou en anglais, pour briser la barrière culturelle qui peut nuire aux échanges, les syndicalistes d’Amazon ont dû faire un effort d’inclusivité qui n’était pas sur le plan du discours, mais sur celui des actes, soit s’inclure dans les conditions de vie de ces gens. L’atomisation, les divisions culturelles ne peuvent être vaincues qu’en faisant partie du quotidien de ceux et celles qu’on souhaite voir se libérer.

Par André-Philippe Doré, boulanger et ancien délégué syndical à l’Alliance de la fonction publique du Canada


  1. David Savoie, « Syndicalisation : le cas d’Amazon porté devant le Tribunal administratif du travail », Radio-Canada, 10 février 2024.
  2. David Savoie, « Amazon, c’est l’exploitation avec le sourire », Radio-Canada, 29 mars 2023.
  3. Comité de Montréal, « La haute saison d’Amazon tue », L’Étoile du Nord, 19 janvier 2024, <https://etoiledunord.media/un-travailleur-meurt-pendant-la-frenesie-des-fetes-de-fin-dannee-la-haute-saison-damazon-tue/>.
  4. Savoie, op. cit., 29 mars 2023.
  5. L’Étoile du nord avance qu’au centre de distribution YUL2, les travailleurs et travailleuses soulèvent de 2 à 7 tonnes de colis par jour, suivant la période. Voir Comité de Montréal, op. cit., 19 janvier 2024.
  6. Jodi Kantor, Karen Weise et Grace Ashford, « The Amazon that customers don’t see », New York Times, 15 juin 2021, <https://www.nytimes.com/interactive/2021/06/15/us/amazon-workers.html>.
  7. Karl Marx, Le capital, livre 3, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 288.
  8. Radio-Canada, « Amazon procède au licenciement d’employés à l’aide d’un système automatisé », 26 avril 2019.
  9. Aucun parmi eux n’était un employé ou un militant de la CSN avant d’aller travailler chez Amazon.
  10. « Solidarity and power in the face of a terrified employer : the IWW campaign at Frite Alors », Organizing Work, 2019, <https://organizing.work/2019/02/solidarity-and-power-in-the-face-of-a-terrified-employer-the-iww-campaign-at-frites-alors/>.
  11. Robert Linhart, L’Établi, Paris, Minuit, 1981.
  12. Guichets-Emploi (Gouvernement du Canada), Construction: Profil sectoriel (SCIAN 23) et perspectives 2023-2025 au Québec, <https://www.guichetemplois.gc.ca/analyse-tendances/rapports-marche-travail/quebec/construction>.
  13. Comité de Montréal, « Amazon achète du temps au Tribunal administratif du travail », L’Étoile du Nord, 20 juin 2024, <https://etoiledunord.media/amazon-achete-du-temps-au-tribunal-administratif-du-travail/>.
  14. Alex N. Press, « As Amazon refuses to bargain, divisions have emerged in the Amazon labor union », Jacobin, juillet 2023.
  15. Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Les personnes immigrantes et le marché du travail québécois, 2020, <https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/immigration/publications/fr/recherches-statistiques/ImmigrantsMarcheTravail2020.pdf>.

 

Notes de lecture (Hiver 2024)

20 décembre 2024, par Rédaction

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Robert Leroux, Les deux universités, Paris, Éd. du Cerf, 2022,

Des essais de professeurs d’université annonçant gravement la mort de l’université sont publiés depuis au moins 70 ans et ce n’est pas près de s’arrêter, malgré le fait inconvenant que l’université soit toujours vivante. La crise du wokisme des dernières années a ravivé cette littérature du maquis départemental. Le sociologue de l’Université d’Ottawa Robert Leroux ajoute sa pierre à ce curieux édifice avec l’ouvrage Les deux universités. Le sous-titre nous renseigne sur le critère de démarcation : Postmodernisme, néo-féminisme, wokisme et autres doctrines contre la science. Dès l’introduction, on comprend que la lutte en est à ses derniers soubresauts, car le postmodernisme contrôle déjà l’essentiel de l’université. Ses résistants sont « de plus en plus minoritaires » (p. 12), la situation est « grave et désespérée », il n’est « pas exagéré » d’affirmer que l’université « est en ruines » (p. 14).

Le premier chapitre tente de préciser l’état des lieux. On y rencontre le « postmodernisme », jamais défini, mais appréhendé comme l’opposé de la science et de la raison. L’auteur cite des tenants de l’approche scientifique des sciences sociales comme Aron, Weber, et surtout Raymond Boudon avec qui il a déjà travaillé. Leroux invoque les intellectuels des décennies précédentes qui nous prévenaient de la mort de l’université pour appuyer ses critiques actuelles, sans considérer que leurs prédictions se sont toutes avérées fausses. Il affirme par exemple qu’on ne lit plus les « classiques », citant des références des années 1960 qui disaient la même chose, ou encore le fait que presque personne n’ose critiquer le postmodernisme, s’appuyant sur des critiques du postmodernisme de Leo Strauss et de Michael Oakeshott des années 1950.

L’élan se poursuit au second chapitre, où l’auteur s’attarde sur des sujets plus précis. La position « diversitaire », qui « se veut un rejet de la nature humaine et de la démocratie, de même qu’elle est anti-scientifique » est maintenant tellement dominante sur les campus que la majorité en est réduite au silence (p. 79). À cause de l’adoption de critères EDI (équité, diversité, inclusion), « les universités nord-américaines […] sont devenues des fourre-tout, des foutoirs, des repaires d’idéologues » (p. 90). Leroux se plaint de revues anti-scientifiques comme le Journal of Transgender Studies ou le Journal of African Studies qui ont comme point commun de ne pas exister (il y a eu brièvement un JAS dans les années 1980) (p. 90). Mais sa fougue se dirige surtout vers le personnel administratif et professoral. Les recteurs sont des profs ratés, la haute administration est constituée d’« idéologues soucieux de promouvoir l’étude de sujets à la mode afin de multiplier le nombre d’étudiants » (p. 87), le corps professoral en sciences sociales est homogène à gauche et ces profs sont incapables d’enseignement car ils n’ont pas de culture générale; bref, ce sont de futurs recteurs.

Le troisième chapitre porte sur « l’art du sophisme ». Exemple de sophisme démonté : « [L]es inégalités sont naturelles. L’idée selon laquelle le capitalisme, qui est ici considéré comme un phénomène naturel, est la source de toutes les inégalités, est donc fausse » (p. 105). Le sophisme domine le champ de la formation. Les étudiants gradués doivent « se réclamer » de Foucault et de Derrida « pour espérer obtenir un poste à l’université » (p. 109); on glisse ainsi rapidement du sophisme vers le postmodernisme, qui sera l’objet du reste du chapitre. Un professeur est ciblé : David Jaclin, chercheur sur les questions de l’« animalité » qui fait effectivement partie de la mouvance des critical studies. Leroux démolit les thèses et l’homme sur sept pages (p. 120-126), sans toutefois préciser qu’il s’agit d’un de ses collègues de département.

Au quatrième chapitre, on passe au « néo-féminisme », qui inclut les débats contemporains sur le genre. D’abord, c’est « la règle du nihilisme » (p. 138). Les idées de Judith Butler et consorts « triomphent sans partage dans nos universités » (p. 152). Leroux en a long à dire au sujet d’un numéro spécial sur le féminisme de la revue Sociologie et Sociétés en 1981, qui aurait selon lui « entaché » la réputation de la revue (p. 149). Il s’attarde également sur La domination masculine (Seuil, 1998) de Pierre Bourdieu, qu’il juge incompréhensible. À la fin, il cite le professeur américain Mike Adams, un critique du féminisme dont il apprécie l’« humour grinçant », mais qu’on aurait « forcé à prendre sa retraite » pour ses propos (p. 164-165). En fait, Adams est un personnage hautement controversé depuis longtemps. C’est un provocateur de droite populiste qui humiliait fréquemment ses propres étudiants et étudiantes sur les réseaux sociaux, et qui avait notamment comparé les mesures sanitaires pandémiques à l’esclavagisme.

Le dernier chapitre est une attaque en règle contre le wokisme, au cas où les quatre précédents n’avaient pas été assez clairs. Le mouvement woke « déteste notre monde, il souhaite non seulement le réformer, mais le détruire » (p. 193). C’est une « machine de guerre idéologique dont le but, plus ou moins explicite, est d’anéantir la raison, la logique et la vérité » (p. 195). L’auteur donne l’exemple de l’Université Princeton, où « on vient d’abolir les programmes d’études grecques et latines » (p. 194), sauf que les cours de grec et de latin sont toujours au programme, mais ils sont passés d’obligatoires à cours à option. Leroux s’en prend à l’« autochtonisation » des universités, exemplifiée entre autres par des jardins autochtones sur plusieurs campus, « preuve supplémentaire que les mauvaises idées, gangrenées par le politiquement correct, se répandent aussi rapidement qu’un microbe » (p. 202). Pour Leroux toutefois, le phénomène woke n’est pas nouveau; il perçoit une continuité des premières manifestations du postmodernisme jusqu’à aujourd’hui. Ce point le distingue de la plupart des anti-wokes, mais c’est bien le seul.

En effet, l’ouvrage est tout à fait conforme au genre anti-woke défilant constamment dans nos librairies. Il cite de nombreux ouvrages, mais quasiment jamais de sources primaires « wokes ». L’aspect le plus surprenant de l’ouvrage est peut-être ses 49 références à une obscure revue américaine, Academic Questions. Après recherche, il s’agit de la revue maison de la National Association of Scholars, un pastiche de droite populiste de la très officielle National Academy of Sciences. Contrairement à la seconde, la première a pour objectif de fournir aux médias des « experts » dans les débats courants qui vont présenter des positions climatosceptiques, antiavortement, anti-vaccin, etc.

Le mouvement anti-woke est un univers parallèle qui a atteint l’autonomie parfaite : un système de think tanks, de publications et d’experts qui peuvent désormais entièrement se citer les uns les autres pour prouver l’existence de cet univers. L’hégémonie woke à l’université n’existe pas, point. Voilà une vérité empirique plate, mais comment est-il possible qu’autant de professeurs se trompent ? Comment peut-on critiquer la vision farfelue du monde académique véhiculée dans Les deux universités, alors que ses thèses sont appuyées littéralement par des centaines de références qui disent la même chose ? Mais ces références sont rarement académiques. Les maisons d’édition universitaires et les revues savantes sérieuses ne s’intéressent pas à ce genre de truc. L’institution du savoir a malgré tout ses mécanismes de défense…

Par Learry Gagné, philosophe et chercheur indépendant

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Catherine Dorion, Les têtes brûlées. Carnets d’espoir punk, Montréal, Lux, 2023

Plusieurs avaient hâte de lire le nouveau livre de cette « égérie sulfureuse de la gauche déjantée et féministe[1] ». Pour le souffre, on repassera. Mais pour le reste, l’égérie, la gauche, le féminisme et le caractère déjanté (devenu punk entretemps), tous les ingrédients sont là.

Les carnets sont structurés de façon chronologique, nous invitant à revivre le parcours politique de cette députée de Québec solidaire (QS), Catherine Dorion, depuis le Sommet des Amériques en 2001 jusqu’à ses adieux définitifs à la vie parlementaire en 2022. L’essai se subdivise en quatre sections principales, chacune insistant davantage sur une thématique précise, mais sans s’interdire la possibilité de réfléchir au-delà du thème prédominant. Le traitement des différents enjeux abordés adopte tantôt le mode du témoignage, tantôt un ton plus intellectuel, mobilisant alors des autrices et des auteurs reconnus dans leur discipline respective : sociologie, anthropologie, philosophie, etc.

La première section, la plus volumineuse, porte surtout sur la relation complexe et contradictoire que la députée artiste entretient avec l’univers médiatique. Elle nous offre ici l’une des démonstrations les plus fécondes de l’ouvrage, celle qui analyse la rationalité propre à la bulle médiatique dans laquelle est enfermée la colline Parlementaire. Cette bulle impose ses règles aux élu·e·s et au personnel politique, si bien qu’elle crée un univers désincarné, indépendant et autosuffisant. Même la députation solidaire doit se soumettre aux règles impitoyables de cette bulle, au risque d’y sacrifier sa créativité et son action politique émancipatrice.

On ne pourra pas dire qu’avant octobre 2018, Mme Dorion n’avait prévenu personne de ce qu’elle s’apprêtait à faire et du style qui serait le sien, advenant une victoire électorale de Québec solidaire dans la circonscription de Taschereau. Les carnets illustrent bien dans quelle mesure la citoyenne et militante a su miser sur son originalité et son talent artistique pour communiquer son message politique et soutenir les mobilisations autour de différentes causes, dont sa propre élection. Qu’à cela ne tienne, l’industrie médiatique montera en épingle la moindre fantaisie vestimentaire ou déclaration décapante de la jeune députée. Au point où celle-ci se met vite à dos la haute direction du parti, qui ne tolère pas d’être médiatiquement reléguée au second plan et qui estime que les écarts de Dorion lui volent la vedette.

La critique des médias est très détaillée et comprend une grande variété de dimensions. Les quelques pages dédiées à l’animateur André Arthur sont édifiantes. Elles montrent à quel point la vie de l’autrice, dès l’enfance, est marquée au fer rouge par certains dérapages radiophoniques, comme ceux dont le roi Arthur avait fait sa spécialité. L’hypertrophie du « commentariat », aux dépens de la recherche fouillée et rigoureuse de l’information, est également attaquée, ainsi que l’hégémonie des multinationales du numérique, qui non seulement aggravent la crise des médias, mais concentrent le capital, standardisent l’information et abrutissent les individus.

Peu à peu, on plonge dans la seconde thématique centrale de ce livre, l’aliénation par le travail et, plus globalement, par le désir de performance dans une société définie comme productiviste. La députée Dorion décrit avec brio le processus par lequel elle perd progressivement la souveraineté sur sa propre existence. Le caractère chronophage de la fonction de député est ciblé bien sûr, mais aussi le rythme effréné découlant de son désir d’être à la hauteur des attentes de tout le monde : ses concitoyens et concitoyennes, son caucus, le personnel parlementaire, ses ami·e·s et sa famille.

Elle déplore non seulement cette accélération frénétique typique de notre ère, mais aussi la perte de sens qui accompagne trop souvent une grande part des tâches professionnelles qu’elle doit accomplir. La joute partisane à l’Assemblée nationale l’inspire peu, y compris le travail en commission parlementaire, qui devrait pourtant être l’occasion de montrer publiquement la plus-value qu’un parti comme QS peut apporter au débat public et au processus législatif. À sa décharge, reconnaissons que notre parlement provincial (comme le fédéral d’ailleurs) est resté une institution conservatrice, engluée dans un régime britannique conçu d’abord pour préserver les intérêts des classes dominantes. Certaines des caractéristiques vieillottes du Salon bleu sont d’ailleurs mises en évidence dans ce livre, comme la dichotomie entre code vestimentaire strict pour les hommes et absence totale d’un tel code pour les femmes − l’arrivée de celles-ci à l’Assemblée nationale n’ayant pas été prévue, semble-t-il.

En définitive, l’addition de toutes ces aliénations, celles découlant du traitement médiatique, du travail parlementaire et de la discipline de parti, aura raison de la santé de Mme Dorion : santé physique d’abord, mais plus durablement, santé mentale. Ce dernier sujet s’avère être un fil conducteur du livre, permettant d’apprécier la gravité des défis que l’autrice a dû affronter. On pourrait même parler d’épreuves, notamment lorsqu’on découvre certains épisodes clés de sa vie familiale.

Inversement, et heureusement, le travail de circonscription a été stimulant et profitable. L’association locale de la circonscription de Taschereau est dépeinte comme très dynamique et semble avoir connu une existence riche et trépidante. La députée décrit entre autres comment elle et son équipe ont fait du « local de circo » une ruche pouvant accomplir une variété de mandats, allant du soutien aux luttes à l’animation sociopolitique et intellectuelle.

L’avant-dernière dernière section propose une critique du fonctionnement de l’appareil parlementaire de QS, ayant lui aussi sa propre rationalité − plus ou moins partagée par Dorion − et dont l’immense pouvoir peut compromettre le caractère démocratique du parti lui-même. La personnalité de Gabriel Nadeau-Dubois est au cœur de l’insatisfaction exprimée par la députée solidaire; sa manière d’assumer la fonction de co-porte-parole jouerait un rôle de premier plan dans la critique exprimée. On a envie de demander à l’autrice si le jour où il n’occupera plus ce poste, QS redeviendra à ses yeux un parti sain et attrayant.

Elle répond indirectement à cette question en invoquant la loi d’airain de l’oligarchie formulée par le politologue Robert Michels (p. 279), qui s’applique à QS comme aux autres formations. Dorion dénonce l’émergence d’une puissante bureaucratie qui présiderait aux destinées du courant solidaire. Au bout du compte, on s’interroge : cette loi implique-t-elle de jeter le bébé avec l’eau du bain ? Quelle action politique de gauche faut-il mettre de l’avant ? La forme parti demeure-t-elle pertinente ou doit-on au contraire miser sur autre chose que l’action partisane ? Quel bilan faire de l’évolution des forces de gauche au Québec ces 20 dernières années ? Quelles sont les perspectives pour les mouvements sociaux à la recherche d’une action politique émancipatrice ? Devraient-ils intégrer l’équation électorale à leur travail et si oui, comment ? Ces questions sont grosso modo esquivées.

Un autre angle mort de ce livre est la perspective de l’indépendance du Québec, pourtant le centre de gravité de l’engagement politique de Catherine Dorion. Celle-ci revient brièvement sur la création d’Option nationale (ON), début officiel de sa trajectoire de politicienne, avec sa candidature pour ON en 2012 dans Taschereau. La fusion d’ON et de QS est présentée comme une étape positive, mais est à peine effleurée. Quel bilan en faire aujourd’hui ? Et plus largement, le projet d’indépendance est-il encore fécond ? Quelle place devrait-il occuper dans l’action politique de gauche ?

La dernière section présente des hommages que la députée a reçus en fin de mandat et communique le bonheur qu’elle éprouve à l’approche de son retour à la vie civile. La grande qualité d’écriture de ce livre indique que la flamme qui anime Catherine Dorion est loin d’être éteinte et qu’une brillante nouvelle vie l’attend.

Par Philippe Boudreau, professeur de science politique au Collège Ahuntsic

IMPÉRIALISME, PASSÉ ET PRÉSENT (L') : SAUL,SAMIR: Amazon.ca: Livres

Samir Saul, L’impérialisme, passé et présent. Un essai, Paris, Les Indes savantes, 2023

Il ne faut pas se faire d’illusion : s’il est vrai, comme le disait Lénine, que « l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme », le phénomène ne date pas de la modernité. Il puise sa source aussi loin qu’à l’aube des premières civilisations, au moment où les premiers regroupements humains se sédentarisent et délaissent progressivement la chasse et la cueillette pour pratiquer l’élevage et l’agriculture.

C’est le point de départ de l’analyse que fait Samir Saul du phénomène de l’impérialisme qui, selon l’acception qu’il privilégie, s’incarne de différentes manières selon les époques, les contextes sociopolitiques et économiques, les ressources naturelles disponibles, les aléas du climat et, aussi, quoique de façon plus ponctuelle, selon les croyances religieuses et les idéologies.

L’ouvrage est divisé en quatre parties, chacune correspondant à des époques précises de l’évolution de l’impérialisme. Pour mieux en comprendre les tenants et aboutissants, on pourrait cependant regrouper les différentes phases de ce phénomène de nature à la fois politique et économique en deux moments essentiels : 1) plus près de nous, l’impérialisme « post-colonial » (depuis 1945) avec la mainmise des États-Unis sur les affaires internationales et 2) l’impérialisme proprement « colonial », que l’auteur qualifie de « moderne » (Renaissance – XVIIIe siècle) ou de « contemporain » (XIXe – milieu XXe). Quant à la « préhistoire » de l’impérialisme (Antiquité gréco-romaine et ses prédécesseurs, Sumer, Babylone, Assyrie), on peut l’inscrire dans la période strictement « coloniale », non pas, évidemment, pour des raisons « historiques », mais pour des raisons « théoriques », dans la mesure où elle se rattache, en quelque sorte, au type d’impérialisme qui a précédé celui du capitalisme financier de notre époque alors que celui-ci se rattache à l’impérialisme de la modernité au moment de l’avènement du capitalisme, sa phase actuelle étant tout à fait inédite.

Ainsi, « l’impérialisme étant l’extraction à l’étranger d’avantages économiques par des moyens extraéconomiques[2] », il va sans dire qu’il est corrélatif à des rapports inégalitaires entre peuples et nations. Il prend appui sur une inégalité de fait (ou « naturelle ») et l’accentue par des pratiques de spoliation, d’extorsion, de colonisation qui vont se raffiner au fil du temps, devenant plus efficaces, systématiques, structurées, jusqu’à ce que les relations internationales deviennent des relations parfaitement intégrées dans des rapports de domination économique et, ultimement, financière. Déjà à Athènes, la nécessité d’élargir le champ d’action de la Cité au-delà des frontières délimitées par la première implantation va finir par se faire sentir : accroissement de la population, pauvreté des terres arables, dépendance des importations d’aliments de première nécessité, la ville va augmenter ses exportations en se spécialisant, ce qui va affecter les petits producteurs incapables de s’adapter à l’agriculture à grande échelle, les réduisant à la mendicité, au travail servile et à l’« exil », d’où les premières colonies de peuplement pour soulager la métropole de cette masse d’indigents et pour éviter les conflits sociaux.

Rome pousse un peu plus loin cette logique, mais dans un sens différent qui préfigure les impérialismes à l’ère moderne. La dynamique coloniale ne répond plus à un besoin vital de survie ou de première nécessité, mais bien à une politique « impériale » assumée, à une volonté de domination et d’expansion de la civilisation « romaine » aux limites des contrées « barbares ». Cette mégalomanie va causer la perte de l’Empire qui ne pourra plus répondre aux besoins toujours plus grands en esclaves, en ressources naturelles, en butins de guerre, en impôts : « Rome consomme beaucoup et produit peu » (p. 25). À partir de la fin de la guerre froide, les États-Unis vont se retrouver dans une situation semblable : leur productivisme à grande échelle qui les a hissés au sommet de la hiérarchie des pays développés va se muer en économie rentière avec des déficits commerciaux et de paiements faramineux, ainsi qu’une dette pharaonique qui, paradoxalement, sera financée par leur principal concurrent au statut de première économie mondiale : la Chine.

En fidélité à une approche « matérialiste » de l’histoire, Samir Saul place au centre de son analyse de l’impérialisme la question cruciale du développement des moyens de production, qui s’inscrit lui-même dans des rapports de production spécifiques à un moment déterminé de l’évolution des sociétés humaines, donc des relations entre forces productives et propriétaires de ces moyens de production à l’échelle internationale. Ceci est d’autant plus vrai que l’impérialisme, en tant que théorie et pratique délibérée, effectue un saut « qualitatif » au moment de l’émergence du capitalisme au tournant du XVIe siècle, à l’époque de ce que fut la Renaissance, non seulement celle de la culture des élites et de l’« humanisme » philosophique, mais aussi celle des techniques de navigation, des connaissances pratiques pour la maitrise des éléments, du savoir scientifique à ses balbutiements, en corrélation avec une nouvelle vision du monde qui se met en place.

De méditerranéens jusqu’à la fin du Moyen-Âge, les empires vont désormais se constituer à partir de la côte Atlantique en direction de l’Amérique et de l’Afrique, avec un prolongement en Asie du Sud-Est. Le XIXe siècle sera l’occasion d’un autre changement majeur dans les dynamiques impériales avec les deux industrialisations qui vont placer la Grande-Bretagne au rang incontesté de première puissance mondiale. Adviennent les deux grandes guerres du XXe siècle, qui ne sont rien d’autre que l’expression d’une volonté impérialiste « germanique » de détrôner l’Empire « britannique », échec monumental qui va entrainer avec lui toute l’Europe dans une totale dévastation, ouvrant grandes les portes aux États-Unis, puissance montante qui attendait son heure.

Encore une fois, l’impérialisme, comme phénomène à la fois politique, économique et même « culturel », échappe à une grille d’analyse qui serait par trop « naturaliste », ayant la prétention de pouvoir prédire ses développements ultérieurs à partir de ses comportements passés. L’avènement de l’impérialisme américain au sortir de la Deuxième Guerre mondiale est un bel exemple des bifurcations possibles de l’histoire des civilisations. Désormais, nul besoin de colonies de peuplement, de possessions territoriales d’outre-mer, de guerres coûteuses en argent et en hommes pour garder le contrôle sur le commerce international. La conjoncture est tellement favorable à l’Amérique que les pratiques coloniales usuelles en la matière deviennent « archaïques »; superpuissance capitaliste qui dépasse en influence toutes les autres réunies, et ce, malgré un ennemi d’importance, l’URSS, quoique d’un nouveau genre parce qu’« idéologique », les États-Unis vont envahir et contrôler le monde par la force de leur économie, le dollar se substituant à l’étalon-or comme monnaie de réserve internationale, ses multinationales dictant les politiques économiques de pays « souverains », sa puissance militaire, surtout depuis le démantèlement du Pacte de Varsovie, surpassant de loin celle des éventuels « compétiteurs ».

À la suite de cette longue et profonde investigation (très érudite et remarquablement articulée de la part de l’auteur) du phénomène de l’impérialisme à travers l’histoire, il serait tentant d’en déduire que cette propension à imposer sa loi, à accaparer terres, ressources, force de travail pour son seul profit et à développer des technologies, des moyens de coercition de plus en plus efficaces est consubstantielle à l’avènement de la civilisation, dans la mesure où l’économie de type agricole qui la caractérise s’accompagne nécessairement d’une complexification des structures socioéconomiques, d’une augmentation des besoins en nourriture, en infrastructures, en outillage, d’un élargissement de l’espace habité, cultivé, réservé à l’élevage et d’un accroissement de la population comme conséquence « logique » du passage d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire.

L’impérialisme, comme pratique et comme idéologie, s’est ancré de façon indélébile dans les relations internationales depuis la Mésopotamie, plusieurs millénaires av. J.-C. jusqu’à l’Empire américain au XXIe siècle; constitue-t-il pour autant un horizon indépassable de la vie en société ? Il faudrait un autre ouvrage, plus philosophique celui-là, pour apporter des éléments de réponse à cette terrible question. En attendant, voilà comment l’auteur pose le problème dans sa conclusion :

L’impérialisme est-il une nécessité ou un choix ? […] On ne connaît pas de période historique où elle [la voie de l’enrichissement relativement rapide et facile] n’a pas été empruntée. […] Pour une puissance qui perd ses ramifications impérialistes, une autre la remplace au pied levé. C’est dire que s’il n’y a pas nécessité d’impérialisme conformément à une logique inexorable, la permanence de l’impérialisme se vérifie empiriquement (p. 275-276).

Par Mario Charland, détenteur d’une maîtrise en philosophie de l’Université du Québec à Trois-Rivières


  1. Denise Bombardier, « La députée aux longues jambes », Journal de Montréal, 5 novembre 2019.
  2. L’impérialisme, p. 125 : « … l’usage de la force pour réussir et venir à bout des rivaux [en étant] une donnée constante ».

 

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