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Recommandations du rapport CESE Genre et transition écologique

27 août 2024, par Association Adéquations — , ,
Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a adopté en mars 2023 un avis et un rapport « Inégalités de genre, crise climatique, et transition écologique ». Ces (…)

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a adopté en mars 2023 un avis et un rapport « Inégalités de genre, crise climatique, et transition écologique ». Ces travaux ont été présentés lors de l'atelier du 22 juin, organisé par Adéquations et Wide Autriche. On trouvera ci-dessous les recommandations du rapport.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/06/22/recommandations-du-rapport-cese-genre-et-transition-ecologique/

Le CESE formule un ensemble de préconisations articulées en six axes :

AXE 1 : Améliorer et visibiliser la connaissance et la recherche sur l'impact différencié des effets du changement climatique et de la dégradation de l'environnement sur les femmes et les hommes

1 – Intégrer dans les rapports du GIEC les études et données sexospécifiques disponibles relatives au climat
PRÉCONISATION #1
Demander au GIEC de produire, en vue de son 7ème rapport et pour les suivants, un rapport spécial qui synthétise la recherche internationale existante sur les impacts différenciés du changement climatique sur les femmes et les hommes, basé sur des données sexospécifiques et insistant sur le besoin de leur développement là où elles sont insuffisantes, afin de mettre en œuvre les objectifs du programme d'action de la conférence mondiale sur les femmes de Pékin et le plan genre de la CCNUCC

2 – Construire des politiques publiques relatives au climat et la transition écologique basées sur des données ventilées par sexes
PRÉCONISATION #2
Intégrer la dimension genrée dans l'étude d'impact préalable des projets et propositions de lois qui concernent la transition écologique et dans les évaluations de leur mise en œuvre, permettant de mieux appréhender leurs effets différenciés sur les femmes et les hommes. Renforcer les moyens du Service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes (SDFE) et repenser sa place institutionnelle afin d'en faire le service public garant de l'évaluation genrée des législations de la transition écologique.

3 – Mieux identifier, pour la promouvoir, la place des femmes dans les métiers de la transition écologique, qu'ils soient verts ou verdissants
PRÉCONISATION #3
Compléter et adapter la nomenclature de l'ONEMEV afin de rendre plus pertinents les indicateurs genre des métiers verts et verdissants pour mieux identifier les métiers qui doivent impérativement se transformer et les leviers de cette transformation pour atteindre les objectifs de transition écologique.

4 – Construire la donnée publique permettant de mieux identifier les effets différenciés des dégradations de l'environnement et des catastrophes naturelles et industrielles sur les femmes et les hommes
PRÉCONISATION #4
Systématiser aux échelles internationale, nationale et locales, le recueil de données ventilées par sexe lors de l'évaluation des effets des dégradations environnementales et des catastrophes naturelles et technologiques dans les études d'impacts environnementales des projets publics et privés.

5 – Intégrer la dimension genrée et l'exposome dans la recherche publique en santé-environnement
PRÉCONISATION #5
Initier des programmes et projets de recherche pluridisciplinaire sur l'exposome qui accordent davantage de visibilité aux impacts différenciés de l'exposition aux dégradations environnementales entre les femmes et les hommes, notamment pour mieux les prendre en compte dans la reconnaissance des maladies professionnelles ; veiller à ce que les appels à projets et partenariats noués par l'agence nationale de la recherche, l'ANSES et le CNRS, prennent en compte la dimension genrée ; intégrer ces enjeux de recherche et d'évaluation scientifique par l'exposome dans le 5ème Plan national santé environnement (PNSE) 2025-2030

6 – Identifier les comportements différenciés des femmes et des hommes dans la production et la consommation pour diffuser les bonnes pratiques
PRÉCONISATION #6
Encourager la recherche sur le rôle différencié des femmes en tant que moteur du changement en faveur des modes de production et de consommation plus durables, recueillir des données factuelles sur la manière et les secteurs où les femmes ont déjà un effet positif sur l'action climatique et l'environnement afin d'identifier les bonnes pratiques, de les soutenir et de les généraliser.

AXE 2 : Développer la diplomatie féministe en matière de politiques environnementales et de développement durable

7 – Veiller à la sécurité des personnes déplacées, en particulier les femmes et les filles, victimes du changement climatique
PRÉCONISATION #7
Intégrer dans l'article L435-1 du Code de l'Entrée, du Séjour et du Droit d'Asile (CESEDA) relatif aux titres de séjours pour motifs humanitaires, une disposition reconnaissant que les risques climatiques, environnementaux et sanitaires du pays d'origine entrent pleinement dans les critères permettant la délivrance d'une carte de séjour temporaire pour raisons humanitaires ou motifs exceptionnels ; mettre en œuvre des mécanismes de contrôle dans les centres d'accueil des personnes déplacées ou migrantes pour éradiquer les violences à caractère sexiste et sexuelle, notamment le harcèlement que les femmes et les jeunes filles peuvent y subir.

8 – Évaluer la mise en œuvre des engagements internationaux de la France pour l'intégration du genre dans ses politiques climatiques et de protection de la biodiversité
PRÉCONISATION #8
Saisir la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) d'une mission de contrôle de la mise en œuvre des engagements de la France en matière de droit à l'égalité femmes-hommes dans les plans nationaux climat et les stratégies nationales pour la biodiversité, conformément à ses engagements dans le cadre des « plans genre » de la Convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique – CCNUCC et de la Convention sur la diversité biologique – CDB.

9 – Revoir à la hausse les ambitions de la diplomatie féministe de la France et donner à celle-ci une dimension programmatique
PRÉCONISATION #9
Mieux définir, piloter et donner une dimension programmatique à la diplomatie féministe ; atteindre progressivement l'égaconditionnalité dans les politiques portées par le ministère des affaires étrangères à l'horizon 2025 et s'engager, conformément au plan d'action genre de l'UE, à ce qu'au moins 85% des financements d'aide publique au développement dédiés à l'adaptation au changement climatique visent également l'égalité de genre

10 – Aboutir à l'égaconditionnalité dans l'octroi des crédits dédiés aux investissements liés au climat et abonder le Fonds de soutien aux organisations féministes
PRÉCONISATION #10
Pérenniser et mieux doter financièrement le Fonds de Soutien aux Organisations Féministes (FSOF) et flécher les financements pour qu'émergent davantage de projets portés par des femmes ou comportant des enjeux de genre, notamment via les fonds intermédiés et permettre aux projets modestes de mieux accéder à ces financements en simplifiant les procédures d'attribution.

11 – Pérenniser la coordination de l'action internationale de la France en matière d'intégration du genre dans ses engagements internationaux climatiques et renforcer la formation et la participation des femmes aux négociations climatiques
PRÉCONISATION #11
Renforcer les moyens et pérenniser la mission de « Point focal » du ministère en charge de l'environnement et des questions climatiques, conformément aux engagements internationaux de la France ; promouvoir, soutenir et développer la formation et la participation des femmes aux négociations climatiques.

12 – Promouvoir la place des femmes dans la prévention et la résolution des conflits armés
PRÉCONISATION #12
Intégrer la thématique des femmes et du changement climatique dans le plan « Femmes paix et sécurité » et renforcer l'amélioration des conditions de vie des femmes dans les zones de conflits à travers l'aide humanitaire.

AXE 3 : Engager l'intégration croisée des politiques de réduction des inégalités liées au genre et des politiques environnementales nationales et locales

13 – Intégrer la dimension du genre dans la réforme des mécanismes de budgétisation et de fiscalité environnementale
PRÉCONISATION #13
Revoir les instruments budgétaires des investissements de la transition écologique ainsi que les instruments des fiscalités environnementale, énergétique et agricole, afin de prévenir et corriger leurs éventuels effets négatifs sur les femmes ; renforcer en particulier le critère genre dans les marchés publics des aménagements et équipements de la transition écologique.

14 – Intégrer la dimension de genre dans toutes les politiques de planification environnementale
PRÉCONISATION #14
Intégrer un indicateur des inégalités de genre et, plus globalement, de la justice environnementale dans les planifications environnementales nationales : les différents scenarios de transition écologique, la Stratégie française énergie-climat (SFEC), la Stratégie nationale bas carbone (SNBC), le Plan national d'adaptation au changement climatique (PNACC), la Stratégie nationale pour la biodiversité (SNB) et la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) qui devront être adoptés au premier semestre 2024, ainsi que dans leurs déclinaisons locales.

15 – intégrer le genre dans les études d'impact des grands projets publics et privés soumis, de par leurs risques, à évaluation environnementale
PRÉCONISATION #15
Ajouter la dimension genre au critère « population et santé humaine » de l'évaluation environnementale des projets nationaux et locaux, publics et privés, soumis à cette procédure (L121-1 III 1° du code de l'environnement), et s'assurer d'une analyse complète de ce critère en particulier pour les projets d'aménagement du territoire, d'infrastructures et d'équipements publics.

16 – Favoriser le croisement des thématiques genre et environnement au sein des collectivités territoriales
PRÉCONISATION #16
Intégrer la mixité et la lutte contre les inégalités de genre dans les politiques d'aménagement du territoire et les équipements publics et encourager les collectivités locales à créer des synergies entre les services chargés de la transition écologique et ceux chargés de promouvoir l'égalité femmes- hommes ou en instaurant des services transversaux.

AXE 4 : Faire s'engager davantage les acteurs et actrices privés et publics dans une transition écologique intégratrice des inégalités de genre à la la fois comme causes et comme effets croisés

17 – Identifier les données sexospécifiques dans les bilans carbone des entreprises
PRÉCONISATION #17
Modifier l'instrument « bilan carbone » des entreprises pour pouvoir identifier des données sexospécifiques, former les experts et expertes en bilan carbone aux questions de genre et accompagner techniquement et financièrement les entreprises s'engageant dans cet exercice.

18 – Mieux identifier et intégrer plus systématiquement le volet genre dans la prévention des risques sociaux au titre du devoir de vigilance des entreprises
PRÉCONISATION #18
Dans le cadre des plans de vigilance prévus au titre du « devoir de vigilance » des entreprises, développer les analyses des éventuels effets négatifs directs et indirects des activités économiques des grandes multinationales françaises, de leurs filiales et sous-traitants sur les femmes (en termes de santé, de conditions de travail, de sécurité comme de modification des espaces constituant des ressources dont elles ont la charge) ; porter l'inscription explicite de la question de genre dans le volet « droits humains et environnementaux » dans le cadre des négociations autour de la proposition de directive européenne prévoyant d'élargir cette obligation aux entreprises européennes.

19 – Mieux intégrer les problématiques d'égalité de genre aux sujets environnementaux de la RSE et de la RSO et promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes dans les entreprises
PRÉCONISATION #19
Décloisonner, avec l'aide de la plateforme nationale d'actions globales pour la responsabilité sociale et sociétale des entreprises de France Stratégie, les piliers environnement et égalité des politiques RSE/RSO des entreprises privées et publiques et de la fonction publique et promouvoir un comportement responsable des entreprises en matière d'égalité femmes-hommes.

20 – Généraliser dans toute structure employeuse l'intégration du genre dans les espaces du dialogue social où les sujets environnementaux sont débattus
PRÉCONISATION #20
Généraliser l'intégration du genre dans les informations débattues dans le cadre des attributions environnementales des espaces du dialogue social : comités sociaux et économiques (CSE), comités sociaux d'administration (CSA), comités sociaux territoriaux et comités sociaux d'établissements.

AXE 5 : Former, éduquer et renforcer la mixité des métiers verts et verdissants

21 – Intégrer la justice environnementale au prisme du genre dans l'éducation à l'environnement à l'école
PRÉCONISATION #21
Dans le cadre de l'enseignement scolaire et de la formation tout au long de la vie, intégrer au sein des modules d'éducation à l'environnement les questions d'inégalités de genre ; intégrer la thématique égalité dans le vademecum pour éduquer au développement durable à l'horizon 2030.

22 – Intégrer le genre et encourager la mixité dans l'évolution des activités liées aux métiers « verts » et « verdissants »
PRÉCONISATION #22
Renforcer la mixité des métiers « verts et verdissants » et la promotion des femmes aux postes à responsabilité dans ces métiers ; intégrer une dimension genrée dans les plans de transformation des secteurs d'activités les plus concernés par la transition écologique ; communiquer sur leur attractivité et sur les valeurs qu'ils peuvent donner à celles et ceux en quête de sens dans leur vie professionnelle

AXE 6 : Démocratie environnementale : permettre aux femmes d'être des actrices centrales des débats

23 – Instaurer progressivement la parité dans la représentation française aux instances internationales en matière de climat et d'environnement
PRÉCONISATION #23
Instaurer la parité dans la représentation française aux COP et dans les instances décisionnelles des mécanismes et fonds climat tels que le Fonds vert pour le climat (GCF), le Fond pour l'environnement mondial (GEF), le Fonds d'investissement pour le climat, le Mécanisme de développement propre (CDM) et le Fonds d'adaptation.

24 – Rendre les modalités de participation citoyenne plus inclusives
PRÉCONISATION #24
Adapter le temps du débat démocratique en tenant compte des contraintes pesant sur les femmes (horaires des réunions, gardes d'enfants…) ; initier de nouveaux espaces de participation plus favorables aux femmes (living Lab, tiers lieux, maisons de projet, etc.) ; développer des techniques égalitaires et innovantes (éducation populaire ; prise de parole alternée, ateliers non mixtes etc.) ; intégrer les outils permettant de suivre à distance les grands débats et d'y prendre la parole.

http://www.adequations.org/spip.php?article2665bona

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Le manque de femmes dans les instances de pouvoir mondiales entrave le progrès, selon une haute fonctionnaire de l’ONU

27 août 2024, par Ashifa Kassam — ,
Selon Amina Mohammed, la sous-représentation des femmes entrave la résolution des conflits et l'amélioration de la santé et du niveau de vie. Tiré de Entre les lignes et (…)

Selon Amina Mohammed, la sous-représentation des femmes entrave la résolution des conflits et l'amélioration de la santé et du niveau de vie.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/06/23/le-manque-de-femmes-dans-les-instances-de-pouvoir-mondiales-entrave-le-progres-selon-une-haute-fonctionnaire-de-lonu/

Le manque de femmes aux tables de décision dans le monde entrave les progrès en matière de lutte contre les conflits ou d'amélioration de la santé et du niveau de vie, a déclaré la femme la plus haut placée des Nations unies.

« Nous représentons la moitié de la population. Et ce que nous apportons à la table est incroyablement important et manque », a déclaré Amina Mohammed, secrétaire générale adjointe des Nations unies. « Je pense que c'est la raison pour laquelle la plupart de nos indices de développement humain sont si mauvais, pourquoi nous avons tant de conflits et nous sommes incapables de sortir des conflits. »

Depuis sa nomination en 2017, Mme Mohammed n'a cessé de s'élever contre la sous-représentation des femmes dans la politique, la diplomatie et même l'assemblée générale de l'ONU. Ses efforts ont permis de mettre en lumière le fait que les femmes restent reléguées aux marges du pouvoir dans le monde entier ; l'année dernière, la proportion mondiale de femmes législateurs s'élevait à 26,9%, selon l'Union interparlementaire suisse.

S'adressant au Guardian, M. Mohammed a déclaré que « la flexion des muscles et la testostérone » dominaient souvent les tables du pouvoir dans le monde.

« Je pense que cela changerait si les femmes étaient présentes à la table des négociations », a-t-elle déclaré.

Elle a rapidement reconnu que le monde avait connu une poignée de femmes dirigeantes qui n'avaient pas utilisé leur position pour plaider en faveur d'une plus grande paix ou d'une résolution des conflits.

« Il est vrai que nous voyons des femmes au pouvoir et qu'elles sont parfois à l'image des hommes », a-t-elle déclaré. Mais elle a estimé qu'il était injuste de juger les femmes sur une base individuelle alors qu'elles se trouvaient encore dans les limites d'un système dominé par les hommes. « Nous ne jugeons pas les hommes de cette manière ».

Ses remarques interviennent au cours d'une année où le nombre de personnes appelées à voter n'a jamais été aussi élevé, mais où les candidates sont nettement moins nombreuses. Sur les 42 pays où se tiendront des élections cette année, seuls quelques-uns ont des candidates ayant une chance raisonnable de l'emporter.

Au début du mois, l'Islande a élu l'entrepreneuse Halla Tómasdóttir à la présidence, tandis qu'au Mexique, la climatologue de gauche Claudia Sheinbaum est récemment devenue la première femme présidente du pays.

Alors que l'Islande a une longue tradition d'élection de femmes, Mme Mohammed a déclaré qu'elle avait été surprise par le Mexique, « où l'on peut avoir une communauté machiste, mais où l'on voit des femmes fortes accéder à la présidence ». « Et puis l'Europe, nous pensions qu'il y en aurait plus. Pourquoi n'y en a-t-il pas ? C'est un peu étrange, n'est-ce pas ?

Les analystes ont longtemps pointé du doigt une série de facteurs, allant de la montée en flèche des abus en ligne au harcèlement sexuel, pour expliquer la faible participation des femmes à la vie politique en Europe et au-delà. À l'approche des élections européennes, les défenseurs et les défenseuses des droits des êtres humains ont mis en garde contre la montée du soutien à l'extrême droite, qui pourrait se traduire par une diminution du nombre de femmes élues, ces partis ayant tendance à moins se préoccuper de l'équilibre entre les hommes et les femmes.

Mme Mohammed a mis en évidence une autre raison de la sous-représentation des femmes, en pointant du doigt les nombreuses parties de la société qui considèrent que les femmes au pouvoir « enlèvent de la valeur plutôt qu'elles n'en ajoutent », a-t-elle déclaré. « Nous devons changer cette mentalité. »

Cependant, lorsqu'il s'agit d'augmenter le nombre de femmes à ces tables, les décennies de lents progrès suggèrent que l'approche actuelle n'est pas à la hauteur, a-t-elle déclaré.

« Nous n'avons cessé d'envisager des solutions de fortune : mettre des femmes au pouvoir, mettre en place des mesures de discrimination positive. Et nous n'avons jamais fait le lien avec les femmes elles-mêmes pour qu'elles se constituent un électorat et qu'elles aillent voter », a-t-elle déclaré. « Nous devons donc d'abord avoir une conversation avec les femmes. Car si nous faisons cela pour les femmes, cela ne devrait-il pas être fait par les femmes ? Je pense que nous avons raté cette étape parce que nous avons pris le train du féminisme et de la parité… nous avons laissé la base derrière nous ».

Son appel à repenser les choses est soutenu par la situation de plus en plus désastreuse à laquelle sont confrontées de nombreuses femmes dans le monde. L'année dernière, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a déclaré que les progrès mondiaux en matière de droits des femmes « s'évanouissaient sous nos yeux », citant l'effacement des femmes de la vie publique en Afghanistan et les nombreux endroits où les droits sexuels et reproductifs des femmes étaient réduits à néant. « L'égalité des sexes s'éloigne de plus en plus », a-t-il averti. « Si l'on s'en tient à la trajectoire actuelle, ONU Femmes la place à 300 ans d'ici.

Ashifa Kassam, correspondante pour les affaires de la Communauté européenne
https://www.theguardian.com/world/article/2024/jun/19/amina-mohammed-un-women-under-representation-at-global-tables-of-power
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)

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Pour une société antivalidiste

27 août 2024, par Collectif — ,
EluEs, militantEs , militantEs antivalidistes, nous avons décidé de lancer un appel aux candidatEs du Nouveau Front Populaire afin qu'elles et ils s'engagent pour faire (…)

EluEs, militantEs , militantEs antivalidistes, nous avons décidé de lancer un appel aux candidatEs du Nouveau Front Populaire afin qu'elles et ils s'engagent pour faire progresser enfin les droits et les libertés des personnes handicapées, dans le sens de leur autodétermination.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Nous insistons également sur la nécessité de mettre la solidarité nationale au coeur de ces politiques publiques, alors qu'elle est malmenée depuis plusieurs années, par la primauté donnée à la solidarité familiale au détriment de la situation des proches et des aidantEs.

Nous demandons donc aux candidatEs du Nouveau Front Populaire de s'engager publiquement pour :

La transcription dans le droit français de la Convention ONU des droits des personnes handicapées et sa mise en oeuvre effective ;

Un droit à la vie autonome des personnes handicapées entièrement financé par la solidarité nationale, des budgets d'assistance personnelle et services pour la vie autonome répondant aux besoins et aspirations des personnes handicapées, avec un échéancier de désinstitutionnalisation et un moratoire sur la création de places en institutions ;

La fin du report des obligations de mise en accessibilité (physique, communicationnelle et numérique) et l'imposition de sanctions significatives en cas de non-respect de l'accessibilité universelle ;

En matière de logement, l'abrogation de l'article 64 de la loi ELAN et un programme national de construction de logements accessibles et adaptables, assorti d'une obligation d'installation d'ascenseur dès le 1er niveau ;

Un droit inconditionnel à la scolarité de tous les enfants et à la formation de tous les adultes avec tous les moyens humains, matériels, pédagogiques et organisationnels nécessaires et des locaux permettant l'organisation du suivi médico-social en son sein ;

L'abrogation de l'article 1er de la loi de 2005 avec la fin de la confusion entre associations représentatives des personnes handicapées et associations gestionnaires d'établissements et services dont le conflit d'intérêt est dénoncé par l'ONU

Une représentation réelle et effective des personnes handicapées, avec des Conseils Départementaux Consultatifs de l'Autonomie et un Conseil National des Personnes Handicapées ayant voix délibérative et dont les membres soient éluEs localement au sein des MDPH, parmi les représentantEs de collectifs militants non gestionnaires.

Ces propositions constituent des mesures urgentes, elles n'épuisent pas le besoin criant d'agir pour les droits des personnes handicapées et de mettre en place des politiques publiques antivalidistes.

Gwenaelle Austin, Adjointe PCF au Maire du 19ème, chargée des séniors et des solidarités entre les générations, des relations avec les Foyers de Travailleurs Migrants, de la lute contre les inégalités et contre l'exclusion, et de l'accès aux droits
Cécile Bossavie, conseillère d'arrondissement PS (Paris 19ème) chargée de l'accessibilité universelle et des personnes en situation de handicap,
Laure Botella Secrétaire nationale du PS en charge de la lute contre les violences faites aux femmes et des politiques d'égalité,
Andréa Fuchs Adjointe PS au maire de Paris 19ème, chargée de la participation citoyenne et des conseils de quartier, de l'égalité femmes hommes, des droits humains et de la lute contre les discriminations,
Audrey Henocque, 1ère adjointe au maire de Lyon (69)
Andy Kerbrat, député sortant de Nantes (LFI – PEPS),
Fatima Khallouk, adjointe au Maire d'Alfortville (94) déléguée à la jeunesse, responsable de la commission nationale des droits des personnes en situation de handicap du PCF,
Samira Laal, secrétaire nationale du PS au handicap et à l'inclusion,
Odile Maurin, élue municipale (Toulouse), référente PEPS, mouvement antivalidiste),
Camille Naget, conseillère PCF de Paris, élue de Paris 19ème,
Sébastien Peytavie, député sortant de la Dordogne (Génération.s)
Marie Piéron, adjointe au maire PCF d'Ivry (94

https://confpeps.org/33529-2/

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Les experts de l’ONU s’alarment de la situation du Peuple Autochtone Kanak dans le territoire non autonome de Nouvelle-Calédonie

27 août 2024, par ohchr.org — , ,
GENÈVE – Le Parlement français a adopté le 14 mai 2024 un projet de loi qui dégèle le corps électoral en Nouvelle-Calédonie, un territoire non autonome sous administration (…)

GENÈVE – Le Parlement français a adopté le 14 mai 2024 un projet de loi qui dégèle le corps électoral en Nouvelle-Calédonie, un territoire non autonome sous administration française dans le Pacifique Sud, démantelant un des fondements de l'Accord de Nouméa, a déclaré aujourd'hui les experts de l'ONU dans un communiqué.

Tiré de Entre les lignes et les mots

« Le ministère français de l'Intérieur a élaboré et présenté un autre projet de loi, connu sous le nom de « projet Marty », qui menace de démanteler les autres acquis majeurs de l'Accord de Nouméa liés à la reconnaissance de l'identité Autochtone Kanak, des diverses institutions coutumières Kanakes, ainsi que du droit coutumier, et des droits fonciers », les experts ont déclaré.

L'Accord de Nouméa est un accord-cadre signé en 1998 entre le gouvernement français, le mouvement indépendantiste dirigé par le Peuple Kanak et les partis anti-indépendantistes de Nouvelle-Calédonie. L'accord décrit un processus de transfert progressif et irréversible du pouvoir de la France à la Nouvelle-Calédonie, conduisant à une série de référendums d'autodétermination.

« Le Peuple Kanak occupe la région de la Nouvelle-Calédonie depuis des milliers d'années, soit depuis 3000 ans avant Jésus-Christ », les experts ont déclaré. « La tentative de démantèlement de l'Accord de Nouméa porte gravement atteinte à leurs droits humains et à l'intégrité du processus global de décolonisation ».

« Le gouvernement français n'a pas respecté les droits fondamentaux à la participation, à la consultation et au consentement libre, préalable et éclairé des Peuples Autochtones Kanaks et de ses institutions, y compris le Sénat coutumier », ont averti les experts.

Des dizaines de milliers de manifestants Kanaks se sont mobilisés pacifiquement depuis février pour dénoncer ces réformes. En l'absence de dialogue, un violent conflit fait rage depuis mai 2024. Le gouvernement français a déployé des moyens militaires et un usage excessif de la force ce qui aurait conduit parmi les Kanaks à plusieurs morts, 169 blessés, 2235 arrestations y compris des d'arrestations et détentions arbitraires et plus de 500 victimes de disparitions forcées.

« Nous sommes particulièrement préoccupés par les allégations concernant l'existence de milices lourdement armées de colons opposés à l'indépendance », les experts ont déclaré. « Le fait qu'aucune mesure n'ait été prise par les autorités pour démanteler et poursuivre ces milices soulève de sérieuses inquiétudes quant à l'état de droit ».

Les experts ont noté que la consultation de 2021 sur la souveraineté de la colonie française de Nouvelle-Calédonie s'est déroulée en pleine pandémie de Covid-19, au mépris du deuil coutumier Kanak et malgré les objections des autorités et organisations coutumières Kanakes.

Les experts ont exhorté le gouvernement français à garantir l'État de droit et à continuer à travailler avec le Comité spécial de la décolonisation et les autorités coutumières Kanakes pour faire respecter le principe d'irréversibilité de l'Accord de Nouméa. « Les accords conclus dans le cadre de l'Accord doivent être garantis constitutionnellement jusqu'à ce que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté, conformément à l'engagement de la France », ils ont déclaré.

Les experts ont été informés qu'à l'issue des élections législatives françaises, le projet de loi modifiant la composition du corps électoral a été suspendu, mais ils ont demandé son abrogation complète.

« Nous sommes à la disposition des autorités françaises pour fournir les recommandations nécessaires », les experts ont ajouté.

https://www.ohchr.org/fr/press-releases/2024/08/france-un-experts-alarmed-situation-kanak-indigenous-peoples-non-self

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Quelle est la prochaine étape pour la gauche au Venezuela ?

27 août 2024, par Alejandro Velasco — , ,
Pour que la révolution renoue avec les succès au Venezuela, ses partisans, dans le pays et à l'étranger, doivent d'abord reconnaître qu'ils ont perdu. Au premier coup d'œil, la (…)

Pour que la révolution renoue avec les succès au Venezuela, ses partisans, dans le pays et à l'étranger, doivent d'abord reconnaître qu'ils ont perdu. Au premier coup d'œil, la situation semble par trop familière. Une nouvelle élection âprement disputée au Venezuela, une nouvelle victoire du gouvernement chaviste assiégé depuis longtemps, une nouvelle série d'allégations de fraude de la part de l'opposition soutenue par les États-Unis. Il s'agit d'un scénario bien rodé qui se répète depuis près de 25 ans.

20 août 2024 | tiré du site entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/08/20/quelle-est-la-prochaine-etape-pour-la-gauche-au-venezuela/#more-84991

C'est ce qui s'est passé en 2004 lorsque, à la suite d'une tentative de coup d'État, d'une grève de l'industrie pétrolière et de violentes manifestations visant à évincer Hugo Chávez, les opposants ont tenté de renverser le président pour ensuite prétendre à tort qu'il y avait eu fraude alors qu'il l'avait emporté haut la main. C'est ce qui s'est passé en 2012, lorsque Chávez, rongé par le cancer, s'est assuré une nouvelle victoire éclatante alors que les sondages préélectoraux annonçaient une victoire de l'opposition, ce qui a donné lieu à de nouvelles allégations non prouvées de fraude électorale. Et c'est ce qui s'est passé en 2013 lorsque, un mois après la mort de Chávez, son successeur désigné, Nicolás Maduro, a obtenu une courte majorité pour s'emparer de la présidence, ce qui a donné lieu à des manifestations et à de nouvelles allégations de fraude, une fois de plus sans fondement.

Dans ce contexte, il peut être tentant pour ceux qui ont soutenu ou soutiennent encore ce que Chávez appelait une révolution bolivarienne – un mouvement qui vise à rendre le Venezuela, et ensuite le reste de l'Amérique latine, plus réceptif aux besoins populaires – de rejeter les affirmations de l'opposition selon lesquelles Maduro a falsifié les élections pour obtenir un nouveau mandat de six ans. D'autant plus que le gouvernement américain a annoncé qu'il reconnaîtrait la victoire de l'opposition, alors que la plupart des pays de la région se gardent bien de le faire. (Les efforts déployés par les États-Unis pour évincer Chávez, puis Maduro, sont allés des sanctions ciblées au financement d'un gouvernement fictif en exil, en passant par le lancement d'une campagne de « pression maximale » visant à isoler le Venezuela et à étrangler son économie).

Des fraudes avérées

Mais la réalité, c'est que cette fois-ci, c'est différent. Dix jours après le scrutin, il ne fait plus guère de doute que M. Maduro a perdu sa tentative de réélection et que son gouvernement a l'intention de rester au pouvoir, défiant ainsi la volonté des électeurs vénézuéliens. La preuve en est fournie en partie par le refus persistant des autorités électorales de rendre publiques les données relatives aux circonscriptions, comme elles l'ont fait rapidement lors des élections précédentes et comme la loi l'exige, ou de produire des données prouvant ce qu'elles affirment être une « campagne de piratage brutale » ayant ciblé leur système de vote. Des preuves sont également disponibles sur la plateforme en ligne de l'opposition, qui héberge des copies de ce qui paraît constituer plus de 80% des résultats des circonscriptions, donnant au candidat de l'opposition, Edmundo Gonzalez, une marge de victoire de deux contre un. Elles résident également dans les déclarations publiques de gouvernements par ailleurs favorables au chavisme – au Brésil, en Colombie et au Mexique – qui conditionnent la reconnaissance des résultats à une vérification indépendante des résultats annoncés par le Conseil national électoral.

Mais la preuve la plus solide se trouve probablement dans les rues. Dans les jours qui ont suivi la victoire supposée de M. Maduro, des manifestations parfois violentes, mais le plus souvent pacifiques, ont éclaté dans tout le Venezuela. Contrairement aux précédentes vagues d'agitation post-électorale, qui impliquaient principalement les plus fervents partisans de l'opposition parmi les classes moyennes du pays, ces manifestations ont commencé dans des zones où le chavisme a longtemps tenu le haut du pavé, dans les barrios et les secteurs populaires au cœur du projet politique de M. Chávez. À ce jour, les affrontements avec les forces de l'ordre ont provoqué près de deux douzaines de morts et plus d'un millier d'arrestations.

Les autorités accusent des agitateurs extérieurs formés au Texas. Mais le croire, c'est ignorer délibérément ce que la dernière décennie a fait comme mal au Venezuela et tout ce qu'elle a fait perdre d'attrait au chavisme, autrefois puissant et majoritairement populaire. Depuis son arrivée au pouvoir, M. Maduro a détourné les ressources, qui s'amenuisent en raison de la baisse des prix du pétrole, vers un cercle étroit de ses partisans, surtout au sein de l'armée et de l'appareil de sécurité, afin de consolider le contrôle exercé par le gouvernement. Cela a signifié la réduction ou l'élimination pure et simple des programmes sociaux et des dispositifs de participation qui caractérisaient le chavisme.

Du mécontentement aux manifestations

Lorsque le mécontentement des chavistes de base s'est transformé en mouvement de protestation, Maduro a réagi en lançant des opérations de police spéciales visant officiellement à lutter contre la criminalité mais qui ont pris pour cible la jeunesse urbaine, ce qui a donné lieu à des milliers d'exécutions extrajudiciaires destinées à empêcher les barrios de bouger. Plus récemment, afin de lutter contre l'hyperinflation et de tirer profit des envois de fonds effectués par les plus de 7 millions de migrants vénézuéliens vivant à l'étranger, Maduro a dollarisé l'économie du pays, abandonnant à leur sort ceux qui ne disposent que d'un accès minimal aux maigres aides de l'État ou aux envois de fonds des émigrés.

Certes, les sanctions américaines ont exacerbé la crise vénézuélienne. Mais elles n'en sont pas la cause et n'expliquent pas non plus pourquoi des secteurs fidèles au gouvernement depuis 25 ans s'en sont détournés lors des élections. C'est plutôt la combinaison de l'austérité, de la corruption, de la répression et de la dollarisation sous Maduro, tout ceci frappant les bases historiques du soutien au chavisme, qui a pour la première fois permis de faire basculer la présidence vers l'opposition.

Mais déterminer s'il s'agit là de la fin du chavisme, c'est une autre question, dont la réponse reposera en grande partie sur la solidarité de la gauche. Même si l'opposition a finalement remporté la présidence, elle sera confrontée à des défis gigantesques une fois au pouvoir. Depuis qu'il a remodelé l'État, le chavisme contrôle toutes les institutions gouvernementales, y compris l'Assemblée nationale, la plupart des gouvernorats et des mairies, l'armée et la police. Si elle veut être, comme elle le prétend depuis longtemps, une alternative démocratique au chavisme, l'opposition devra œuvrer au sein de l'État chaviste et non le purger. En outre, même si elle a maintenu une unité notable pendant la campagne, l'opposition se compose sur le plan idéologique d'un large éventail de protagonistes. Les voix les plus fortes ont appelé à la mise en œuvre d'un programme néolibéral orthodoxe, à la privatisation de la compagnie pétrolière d'État et de l'enseignement public ainsi qu'au démantèlement de ce qui reste des filets de sécurité sociale, et ceci en faveur du secteur privé et des capitaux étrangers. Il reste à voir si ce programme l'emportera ou s'il fracturera la coalition de l'opposition.

Mais surtout, une opposition au pouvoir devra faire face à sa principale faiblesse : considérer les secteurs populaires comme acquis ou, pire, les rejeter purement et simplement. Oui, ces secteurs se sont retournés contre ce qu'est devenu le chavisme. Mais supposer qu'ils ont donné carte blanche à l'opposition est pour le moins exagéré. Il en va de même pour l'hypothèse selon laquelle ils se sont retournés contre tout ce que le chavisme incarnait autrefois. Aider à reconstruire les programmes sociaux et les mécanismes de participation plutôt qu'à les démanteler sera déterminant dans le processus politique qui suivra. Soutenir ce travail et défendre ceux et celles qui constituaient autrefois le noyau dur du chavisme devrait être la pierre angulaire de la solidarité de la gauche. Mais pour avoir une quelconque crédibilité, la gauche doit d'abord défendre la souveraineté populaire.

Pour la gauche

Pour la gauche, il s'agit de choisir entre soutenir une personne ou un processus, un choix que Chávez lui-même avait bien compris. Face à une réélection difficile en 2012, qui s'est avérée être sa dernière, il a parlé franchement à la presse de ses perspectives. « Si je perds […], je serai le premier à l'admettre et à céder le pouvoir, et j'appellerai mes partisans, civils et militaires, des plus modérés aux plus radicaux, à obéir à la volonté du peuple. Et c'est ce qu'il faut faire, car ce ne serait pas la fin du monde pour nous. Une révolution ne se fait pas en un jour, elle se fait tous les jours ».

Le 28 juillet, Maduro a perdu. Pour que la révolution gagne à nouveau au Venezuela, ses partisans, dans le pays et à l'étranger, doivent d'abord reconnaître la défaite et les nombreux dérapages qui l'ont entraînée, puis se mettre au travail pour soutenir le chavisme dans l'opposition, et non pas au pouvoir.

Alejandro Velasco
Publié à l'origine dans The Nation
https://anticapitalistresistance.org/whats-next-for-the-left-in-venezuela/
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepL
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article71726

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Argentine - Conflit dans l’huile, un conflit de pouvoir

27 août 2024, par Eduardo Lucita — , ,
Le conflit entre les syndicats et les chambres de commerce du secteur des oléagineux est né de différends dans les négociations sur l'ajustement des salaires et implique (…)

Le conflit entre les syndicats et les chambres de commerce du secteur des oléagineux est né de différends dans les négociations sur l'ajustement des salaires et implique également le gouvernement. Sous cette lutte de répartition se cache un autre conflit, plus politique et idéologique.

Tiré de Inprecor
16 août 2024

Par Eduardo Lucita

Chiffres et pourcentages

Depuis le début de l'année jusqu'à aujourd'hui, les salaires des travailleurs des oléagineux ont augmenté de 77 %, contre un taux d'inflation de 79,8 %. L'offre des employeurs est de 12 % en juillet et de 5 % en septembre, ce qui, selon leurs estimations, donnerait une augmentation cumulée de 94 % qui dépasserait l'inflation prévue pour cette période. En revanche, pour les syndicats du secteur, l'offre patronale est insuffisante. Selon les critères qu'ils ont adoptés il y a une quinzaine d'années, lorsqu'ils ont repris le syndicat, les augmentations ne sont pas définies en pourcentage mais en fonction de la valeur d'un panier de biens de base permettant au travailleur et à sa famille de vivre dans la dignité. Ainsi, dans cette discussion, ils soutiennent que l'augmentation devrait garantir un plancher de 1 550 000 pesos (1510 €), ce qui implique une augmentation salariale de 25 %.

Guerre de communiqués

La grève nationale de l'huile décidée par la Fédération des oléagineux et la SOEA (Sindicato de Obreros y Empleados Aceiteros - Syndicat des travailleurs et employés des oléagineux) San Lorenzo a été déclarée, lors d'une assemblée générale réunissant plus de 250 délégué·es, après trois semaines de négociations infructueuses au cours desquelles les syndicats ont exigé une proposition salariale améliorée par rapport à celle des patrons. Il s'agit d'un conflit entre une fraction du capital basée sur un secteur industriel de haute technologie, l'un des meilleurs au monde, qui réalise des profits extraordinaires, et une fraction de travailleurs, avec de bons salaires, conscients de leur rôle stratégique dans l'économie nationale, avec une organisation syndicale et une direction honnête, basée sur la tradition de la démocratie ouvrière : la consultation de la base et le respect de ce qu'elle décide.

« Nous ne voyons aucune raison objective pour que notre proposition ne soit pas acceptée et que nous puissions continuer à travailler afin de ne pas nuire davantage à l'industrie », indique le communiqué des chambres patronales. « Cette grève a commencé après trois semaines de réunions au cours desquelles ils n'ont fait que retarder le dialogue ». « Ils ont le temps, nous ne l'avons pas », répondent les dirigeants syndicaux.

Les employeurs affirment qu'ils versent des salaires parmi les meilleurs du pays, que les travailleurs gagnent 2,8 millions de pesos par mois (ce qui est difficilement vérifiable) et que les grévistes perdront le présentéisme (1) qu'ils estiment à 50 000 pesos par jour. Les travailleurs se demandent qui gagne le plus, ceux d'entre nous qui veulent vivre dans la dignité ou « les entreprises multinationales et les groupes nationaux qui triangulent les exportations, font fuir les devises étrangères et inscrivent ce qu'ils exportent dans une déclaration sous serment ».

Complications dans la chaîne de valeur

La paralysie de la production affecte l'ensemble du secteur, qu'il s'agisse des installations industrielles, de la logistique, des ports ou même des routes. Elle complique les exportations, avec des camions bloqués et des navires en attente dans les principaux ports du pays. Selon la Chambre des entrepreneurs d'oléagineux (CIARA), ce sont 15 000 camions qui n'ont pas pu être déchargés en quatre jours et 12 000 autres dont les dates de chargement et d'arrivée ont été suspendues. Vingt navires attendent également d'entrer dans les ports (on dit que certains ont déjà fait demi-tour pour charger au Brésil). Les pertes sont estimées en millions de dollars (2).

Tout cela retarde encore la liquidation d'une récolte qui avance lentement, à la fois parce que les prix internationaux sont à leur plus bas niveau des quatre dernières années, et parce que les entreprises céréalières attendent une dévaluation ou une amélioration, même indirecte, du taux de change pour liquider les restes de soja et de blé, ce qui impliquerait un revenu de 13 milliards et de 2,8 milliards de dollars respectivement.

Plus qu'un conflit salarial

Le gouvernement comprend que le conflit complique sa politique d'augmentation de l'entrée de dollars dans les réserves et d'obtention de recettes fiscales par le biais de retenues à la source, c'est pourquoi il tente d'inciter les employeurs à accepter la conciliation obligatoire. Mais les employeurs ont refusé de s'asseoir à la table des négociations si les syndicats ne lèvent pas la grève. Ils affirment que « le conflit va au-delà de la revendication salariale », soutiennent « que les syndicats remettent en cause la réforme du travail et le rétablissement de l'impôt sur le revenu pour la 4ème catégorie, ainsi que la recherche d'un espace politique au sein de la CGT », et exigent qu'ils leur « rendent les clés », en d'autres termes : ils ont perdu le contrôle du secteur. Les travailleurs répondent que les employeurs utilisent le conflit pour imposer une dévaluation, qu'ils s'en servent pour faire pression sur le gouvernement, et que nous « ne voulons pas perdre ce que nous avons gagné au cours d'années de lutte ».

La grève, initialement déclarée pour 24 heures, est devenue illimitée. Pour l'instant, après 4 jours de grève, les négociations sont suspendues et aucune solution n'est en vue.

La question de fond

La grève est plus qu'un conflit sur la répartition des revenus, mais elle ne porte pas sur la réforme du travail ou l'impôt sur le revenu, comme l'affirment les patrons. Il s'agit d'un conflit de pouvoir entre ceux qui détiennent les moyens de production et d'échange dans le secteur et les travailleurs qui sont ceux qui actionnent l'ensemble du secteur agro-industriel. Lorsqu'ils le paralysent, comme ces derniers jours, ils en disputent le contrôle (la clé). C'est à cela que réagissent les propriétaires du capital (chambres et bourses de commerce...) et leurs principaux porte-paroles médiatiques, en réagissant violemment (3), parce que cela peut être imité par d'autres travailleurs en lutte.

En fin de compte, il s'agit du conflit de classe historique dans le système du capital. Entre ceux qui produisent la richesse et ceux qui se l'approprient et en jouissent.

Le 12 août 2024, traduit par Laurent Creuse

1. En Argentine, le présentéisme est utilisé comme une incitation économique pour les travailleurs qui n'ont pas d'absences injustifiées et qui sont présents tous les jours sur leur lieu de travail. Ceux qui ne manquent pas le travail reçoivent une récompense économique, tandis que ceux qui sont absents perdent cet avantage.
2. Si l'on multiplie cette somme par le nombre de navires en attente, elle s'élève à quelque 10 millions de dollars. « Et le dernier effet est international, c'est la perte de crédibilité. L'Argentine est redevenue un port sale. La plupart des navires qui devaient arriver dans le pays ont été détournés vers le Brésil, qui prend les dollars que l'Argentine perd. Cela représentera moins de devises étrangères au cours du mois prochain.
3. Voir la vidéo du journaliste Alejandro Fantino, porte-parole privilégié du Président Milei.

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La gauche latino-américaine entre la Chine, les États-Unis, le progressisme tardif et l’extrême-droite

Claudio Katz vient de publier un livre en espagnol intitulé America Latina en la encrucijada global [1] (en français « L'Amérique latine au carrefour global » ou « L'Amérique (…)

Claudio Katz vient de publier un livre en espagnol intitulé America Latina en la encrucijada global [1] (en français « L'Amérique latine au carrefour global » ou « L'Amérique latine à la croisée des chemins »). Claudio Katz est économiste, marxiste, professeur à l'université de Buenos Aires, auteur d'une quinzaine de livres portant sur la théorie de la Dépendance cinquante ans après, portant sur l'impérialisme aujourd'hui, sur les enjeux pour la gauche latinoaméricaine. Son nouveau livre se concentre sur l'Amérique latine et aborde les relations du continent avec la Chine et avec l'impérialisme américain.

Le livre se compose de cinq parties : dans une première partie Claudio Katz analyse la stratégie de l'impérialisme américain depuis le début du XIXe siècle jusqu'à aujourd'hui. Il montre que l'impérialisme américain a connu une phase montante au cours de laquelle il a remplacé les anciennes puissances coloniales comme l'Espagne et le Portugal au cours du XIXe siècle, et le Royaume-Uni à partir de la fin de la Première Guerre mondiale. Puis, aprè avoir dominé totalement l'Amérique latine, cet impérialisme est entré en déclin, notamment par rapport à la grande puissance montante que constitue la Chine.

11 juillet 2024 | tiré du site du CADTM | Photo : Manifestation au Chili en 2019, José Miguel Cordero Carvacho, CC, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestaci%C3%B3n_con_bengala_en_Plaza_Italia_%282019%29.jpg
https://www.pressegauche.org/ecrire/?exec=article_edit&new=oui&id_rubrique=73

Dans cette première partie, Claudio Katz analyse également la politique de la Chine en Amérique latine et l'attitude des classes dominantes latinoaméricaines par rapport à cette nouvelle puissance.
La deuxième partie porte sur les caractéristiques de l'extrême droite en Amérique latine. Sa nature spécifique, sa manière d'opérer. Cette partie se termine par une analyse du phénomène Javier Milei qui est devenu président de l'Argentine à la fin de l'année 2023, début de l'année 2024.

La troisième partie porte sur les expériences du nouveau progressisme, issu des grandes mobilisations populaires qui ont secoué plusieurs parties de l'Amérique latine en 2019.

La partie 4 porte sur les débats au sein de la gauche au sujet de ces nouveaux gouvernements progressistes et il analyse par ailleurs spécifiquement ce qu'il considère comme les 4 pays qui composent un axe alternatif à l'impérialisme américain, à savoir le Venezuela, la Bolivie, le Nicaragua et Cuba. La partie 5 porte sur les nouvelles résistances populaires dans la période récente et aborde les questions de l'alternative.

Les États-Unis et la Chine vis-à-vis de l'Amérique latine

Jusqu'aujourd'hui les États-Unis, comme le montre Claudio Katz, ont une position dominante en Amérique latine. Selon Katz : « Entre 1948 et 1990, le département d'État a participé au renversement de 24 gouvernements. Dans quatre cas, les troupes américaines ont agi, dans trois cas, les assassinats de la CIA ont prévalu, et dans 17 cas, les coups d'État ont été dirigés depuis Washington. » [2] (Katz, p. 49) Ils disposent de bases militaires dans plusieurs pays, dont la Colombie, où les États-Unis possèdent neuf bases. Mais ils en disposent aussi au Sud du continent (3 bases militaires au Paraguay). Leur flotte est prête à intervenir sur tout le pourtour de l'Amérique latine, que ce soit sur la façade de l'Atlantique Sud ou que ce soit sur la façade de l'océan Pacifique.

"Les États-Unis possèdent douze bases militaires au Panama, douze à Porto Rico, neuf en Colombie, huit au Pérou, trois au Honduras et deux au Paraguay. Ils disposent également d'installations similaires à Aruba, au Costa Rica, au Salvador et à Cuba (Guantánamo). Aux îles Malouines, le partenaire britannique fournit un réseau OTAN relié à des sites dans l'Atlantique Nord. Katz, p. 50 [3] "

En même temps, Claudio Katz montre que depuis les années 2010, la Chine a réussi à entrer en compétition avec les intérêts américains en Amérique latine et aux Caraïbes avec une politique d'investissements qui permet des rachats d'entreprises et une politique de crédit très dynamique et massive. Ce qui est tout à fait intéressant dans le livre, c'est qu'il montre que la Chine utilise à son avantage les outils que, pendant près de deux siècles, les USA ont utilisé, à l'exception de l'outil militaire (ce qui extrêmement important).

De quoi s'agit-il ? En fait, les États-Unis ont réussi à convaincre les gouvernements d'Amérique latine, en particulier à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, de passer des accords de libre commerce. Comme les États-Unis avaient une économie qui était technologiquement nettement plus avancée que les pays d'Amérique latine, grâce à ces traités, ils gagnaient systématiquement par rapport aux producteurs locaux, que ce soient des capitalistes dans l'industrie ou dans l'agrobusiness ou des petits producteurs agricoles. Les produits américains avaient une supériorité en termes de productivité, de technologie et donc en termes de compétitivité.

Mais les États-Unis sont une puissance économique qui est entrée en déclin, tandis que la Chine est en plein essor. Par rapport aux économies de l'Amérique latine mais aussi par rapport aux États-Unis, elle a désormais un avantage au niveau de la productivité, dans une série de domaines au niveau technologique et donc au niveau compétitivité. Et c'est la Chine maintenant qui utilise des outils économiques auxquels recourait systématiquement les États-Unis, c'est-à-dire la signature de traités de libre commerce bilatéraux avec un maximum de pays de l'Amérique latine et de la Caraïbe, tandis que les États-Unis, qui avaient essayé de mettre en place un traité de libre commerce pour toutes les Amériques à des conditions dominées par lui, sous le nom de l'ALCA, a vu cet accord être abandonné suite au refus de toute une série de gouvernements d'Amérique du Sud en 2005. Depuis lors, son déclin économique s'est accentué par rapport à la Chine et les États-Unis ne sont plus vraiment en état de convaincre des pays du Sud de signer des accords de libre-échange. Et surtout, ils ne sont plus en condition de vraiment bénéficier de tels accords, à cause de la concurrence de la Chine. En conséquence, c'est la Chine qui privilégie le dogme du libre commerce et des avantages mutuels que tirent les différentes économies si elles adoptent ce type d'accords. La Chine tire avantage de cela parce que, comme Claudio Katz le montre à juste titre, ses produits sont bien plus compétitifs en Amérique latine que les produits réalisés par les économies latino-américaines ou par les États-Unis et les produits exportés par les économies d'Amérique latine vers la Chine sont essentiellement des matières premières, des minéraux, du soja transgénique. Et donc ils ne représentent pas une véritable concurrence pour les productions chinoises. La Chine tire entièrement bénéfice du type de relations qu'elle développe avec les pays d'Amérique latine, en gagnant des parts de leur marché intérieur au détriment de la production locale. On assiste à une re-primarisation des économies et ça se voit très clairement dans le type d'exportations que l'Amérique latine réalise sur le marché mondial et notamment vers la Chine, celle-ci devenant le plus important partenaire commercial de plusieurs pays d'Amérique latine, comme c'est notamment le cas pour l'Argentine et le Pérou.

Claudio Katz démontre que la Chine tire un maximum d'avantages avec l'Amérique latine, parce que les gouvernements latino-américains sont incapables de concevoir une politique commune et de mettre au point une politique d'intégration favorisant le développement du marché intérieur et de la production locale pour le marché intérieur.

Il indique que la Chine ne se comporte pas complètement comme un pays impérialiste traditionnel, elle n'utilise pas la force armée. La Chine n'accompagne pas ses investissements avec des bases militaires, contrairement aux États-Unis.

Comme indiqué plus haut, Claudio Katz fait la liste des agressions militaires auxquelles se sont livré les États-Unis en Amérique latine et cette liste est évidemment impressionnante et tranche tout à fait avec le comportement de la Chine à l'égard de l'Amérique latine et de la Caraïbe. Il explique correctement que la Chine n'est pas devenue une puissance impérialiste au plein sens du terme (ce qui est différent de la Russie, c'est moi qui le précise ici). Il affirme que le capitalisme n'est pas pleinement consolidé en Chine. Cela veut-il dire que la direction chinoise pourrait effectuer un virage et s'éloigner du capitalisme ? On peut tout à fait franchement en douter. Par ailleurs, il reprend l'affirmation selon laquelle en Chine, le développement économique a sorti 800 millions de personnes de la pauvreté sans expliquer sur quelles bases il affirme cela : quelles études ? quelles données chiffrées ? Cela veut-il dire par exemple que, dans les années 1970, il y avait 800 millions de pauvres de plus (c'est-à-dire avant les réformes de Deng Xiaoping des années 80) ? Pour parler de 800 millions de personnes sorties de la pauvreté, il faudrait préciser par rapport à quelle année, à la population de quelle année, dire sur quelles bases est déterminée la ligne de pauvreté.

Cette question est vraiment très importante et l'argumentation de Claudio Katz manque cruellement de fondements. Les chiffres qu'il donne sont ceux donnés par la Banque mondiale, par les autorités chinoises et j'ai montré dans plusieurs écrits que les évaluations de la Banque mondiale sont tout à fait contestables. D'ailleurs la Banque mondiale avait reconnu elle-même en 2008 avoir surestimé de 400 millions le nombre de personnes sorties de la pauvreté.

Pour en savoir plus : Les divagations de la Banque mondiale concernant le nombre de pauvres sur la planète, CADTM, 6 avril 2021

Faute de références données par Claudio Katz, on peut se demander s'il se base sur les chiffres de la Banque mondiale sans le dire et, si ce n'est pas le cas, sur quelles données statistiques. Il ferait bien d'apporter les précisions nécessaires, cela renforcerait son argumentation.

Par ailleurs, Claudio Katz reconnait sans difficulté qu'on a assisté au rétablissement d'une classe capitaliste importante en Chine et il critique ceux qui disent que la Chine est au centre du projet socialiste de notre époque. Il dit que cette classe capitaliste ambitionne de reprendre le pouvoir. Claudio Katz pense qu'une rénovation socialiste est possible mais on peut lui demander si cela peut venir de la direction du PCC. Je pense qu'il faut dire clairement que la réponse est négative : la rénovation socialiste ne viendra pas de la direction du PCC.

Claudio Katz affirme, par ailleurs, à juste titre que la Chine ne fait pas partie du Sud global.

Katz écrit : « Tous les traités promus par la Chine renforcent la subordination et la dépendance économiques. Le géant asiatique a consolidé son statut d'économie créancière, profitant de l'échange inégal, captant les excédents et s'appropriant les revenus.
La Chine n'agit pas comme un dominateur impérial, mais elle ne favorise pas non plus l'Amérique latine. Les accords actuels aggravent la primarisation et la fuite de la plus-value. L'expansion extérieure de la nouvelle puissance est guidée par des principes de maximisation des profits et non par des normes de coopération. Pékin n'est pas un simple partenaire et ne fait pas partie du Sud. » (p.73) [4]

Pour en savoir plus sur la Chine comme puissance créancière : Éric Toussaint, Série sur la Chine comme puissance créancière publiée par CADTM en février 2024
[Partie 1] Questions/réponses sur la Chine comme puissance créancière de premier ordre
[Partie 2] Questions/réponses sur la Chine : Comment la Chine prête-t-elle ?
[Partie 3] Questions/réponses sur la Chine : La Chine fait-elle pareil que la Banque mondiale, le FMI et les États-Unis ?
[Partie 4] Questions/réponses sur la Chine : La Chine pourrait-elle prêter autrement ?

Le mythe du succès des politiques néolibérales

Dans la partie 2 de son livre Claudio Katz commence par s'attaquer à la politique des néolibéraux latino-américains et montre à quel point, quand ils ont été et quand ils sont au gouvernement, comme dans une série de pays aujourd'hui, cela n'amène aucun véritable progrès pour le continent.
Claudio Katz montre que le soi-disant succès des politiques néolibérales en l'Amérique latine est un véritable mythe puisque les classes dominantes et les gouvernements à leur service restent dans une situation de soumission à l'impérialisme américain, mais en plus, s'ouvrent à la politique de la Chine, qui déplait aux USA, sans pour autant offrir une véritable alternative de développement économique et humain pour l'Amérique latine. Ce qui intéresse la Chine c'est l'exploitation des matières premières du continent et recevoir une part de celles-ci nécessaires à l'atelier du monde que constitue la Chine puis ensuite réexporter les produits manufacturés vers différents marchés dont le marché latino-américain.
Claudio Katz montre que la pauvreté reste à un niveau très élevé et même augmente, touchant 33 % de la population. L'extrême pauvreté touche 13,1 % de la population de l'Amérique latine tandis qu'il y a une augmentation des inégalités en faveur des 10 % les plus riches.

La croissance économique est très lente si on considère la croissance de la période 2010-2024 qui s'est élevée à 1,6 % annuellement. On voit qu'elle est inférieure à la période 1980-2009 où elle atteignait 3 % et à la période 1951-1979, pendant laquelle elle a atteint 5 % annuellement.

Ensuite, Claudio Katz revient sur les indépendances latino-américaines qui, pour la plupart, ont eu lieu dans les années 1820. Il montre que ces indépendances ont débouché sur un nouveau type de subordination à l'égard de nouvelles puissances, d'abord la Grande-Bretagne, qui était en lutte pour conquérir son espace au détriment de l'Espagne et du Portugal, puis, à partir de la fin du 19e, des États-Unis. Je souligne que j'avais abordé cette question dans mon livre « Le système dette » où je consacre plusieurs chapitres au 19e siècle et au début du 20e et où je démontre que c'est à la fois les accords de libre commerce d'une part et le type d'endettement auquel se sont livrés les gouvernements des pays latinoaméricains qui ont abouti notamment à un nouveau cycle de dépendance/subordination avec le rôle fondamental néfaste joué par les classes dominantes complices des différents impérialismes nouveaux.

Pour en savoir plus : Éric Toussaint, La dette et le libre-échange comme instruments de subordination de l'Amérique latine depuis l'indépendance, publié le 21 juin 2016
Éric Toussaint - Martín Mosquera, Cinq thèses contenues dans le livre « Le Système dette », Jacobinlat/CADTM, 30 mai 2022,

La montée de l'extrême-droite en Europe et en Amérique latine : spécificités et similitudes

Ensuite, dans la deuxième partie, Claudio Katz, de manière très intéressante, aborde la question de la montée de l'extrême droite en Amérique latine. Pour montrer le caractère spécifique de cette montée, il commence par analyser les caractéristiques de l'extrême droite en Europe et de sa croissance. Puis il analyse les caractéristiques propres des extrêmes droites en Amérique latine. À la différence de l'extrême droite en Europe ou aux États-Unis la question de l'immigration n'est pas au centre du discours de l'extrême droite même si, dans certains pays comme le Chili, elle utilise l'argument et l'épouvantail que représenteraient les migrant·es. Cependant, ça n'est pas généralisé, à la différence de ce qui se passe dans le discours de Trump ou le discours des différentes variantes de l'extrême droite en Europe, y compris au gouvernement.Par exemple Giorgia Meloni en Italie, Viktor Orban en Hongrie, le RN en France, l'AFD en Allemagne, le VB et la NVA en Belgique, le FPÖ en Autriche,..

En Amérique latine, l'extrême droite, c'est le cas en Bolivie ou au Pérou, utilise un discours raciste, qui n'est pas dirigé contre les migrant·es, car il prend pour cible la majorité indigène, les peuples natifs. La dénonciation de la menace communiste, sous la forme du castrisme, du chavisme et d'autres expériences latino-américaines au cours desquelles la gauche radicale a marqué des points constitue un thème dans le discours de l'extrême droite, plus qu'en Europe parce qu'au cours des cinquante dernières années, la menace directe d'expériences se réclamant du socialisme n'y a pas eu la même prégnance qu'en Amérique latine. Katz montre aussi l'importance des mouvements évangéliques, extrêmement réactionnaires et la revendication par l'extrême droite latino-américaine de la suprématie blanche d'origine européenne et notamment ibérique. L'extrême droite latino-américaine magnifie la colonisation depuis Christophe Colomb comme une œuvre civilisatrice, d'où, d'ailleurs, les connexions étroites de l'extrême droite dans plusieurs pays latino-américains avec le parti Vox en Espagne qui fait de même.

Claudio Katz montre également que dans certains cas, notamment le bolsonarisme au Brésil, l'extrême droite, qui a réussi à conquérir le gouvernement en 2019 jusqu'à la réélection fin 2022 de Lula à la présidence, a fait preuve d'une capacité de mobilisation de masse. Et malgré sa défaite électorale, le bolsonarisme garde une capacité de mobilisation de masse comme il l'a montré en février 2024 en mobilisant à Sao Paulo près de 200 000 personnes. Dans le discours de l'extrême droite latino-américaine, la répression extrêmement dure à l'égard des classes « dangereuses » et des délinquants est une caractéristique importante. C'est le cas du gouvernement de Nayib Bukele au Salvador [5] qui a procédé à de nombreuses exécutions extrajudiciaires et qui a créé la plus grande prison de toute l'Amérique latine au nom de la lutte contre le narcotrafic. On peut également citer l'utilisation par Jair Bolsonaro de milices dans des quartiers populaires, notamment à Rio de Janeiro.

Une partie très intéressante de la seconde partie du livre de Claudio Katz porte sur une réflexion sur le fascisme, sur l'extrême droite aujourd'hui. Je ne vais pas rentrer dans le détail des concepts qu'utilise Claudio Katz, je laisse le lecteur découvrir son apport très intéressant en la matière.

Ensuite, toujours dans la deuxième partie, Claudio Katz prend plusieurs exemples de différents pays où il analyse la politique de l'extrême droite. Il prend l'exemple du Brésil de Bolsonaro puis la Bolivie, suivis du Venezuela, de l'Argentine de Javier Milei, de la Colombie puis du Pérou, avec ensuite quelques références à Nayib Bukele au Salvador et à la situation de l'Équateur ainsi qu'à celle du Paraguay, en quelques paragraphes seulement.

Parmi les éléments d'explication de la montée de l'extrême droite, il y a naturellement les déceptions dans un secteur des classes populaires par rapport aux expériences de gouvernements progressistes, mais il y aussi l'activité de l'impérialisme américain, l'activité des églises évangélistes et le manque de réaction ferme des gouvernements progressistes à l'égard de la menace d'extrême droite. Katz montre que lorsqu'il y a eu une réaction très ferme, notamment en Bolivie, cela a donné des résultats.

La nouvelle vague progressiste latino-américaine : un progressisme tardif modéré souvent porté au gouvernement par de grandes mobilisations

Avec la partie 3, Claudio Katz aborde les expériences de gouvernements progressistes. Il commence par constater qu'il y a eu une vague progressiste qui a commencé en 1999 et s'est terminée en 2014. Elle a été suivie d'un reflux conservateur qui a provoqué des mobilisations populaires dans un certain nombre de pays et qui a débouché, à partir de 2021-2022 surtout, sur une nouvelle vague progressiste. Il souligne que cette nouvelle vague progressiste est en retrait par rapport à la période 1999-2014, c'est-à-dire que les gouvernements progressistes mènent des politiques beaucoup moins radicales que celle menée, par exemple, par Hugo Chávez au Venezuela (1999-2012), Evo Morales dans la première période de son mandat en Bolivie (2005-2011) ou Rafael Correa (2007-2011). Cette vague progressiste, qui est moins radicale, touche des pays qui n'avaient pas été concernés par la vague antérieure, à savoir le Mexique, la Colombie depuis 2022 avec le gouvernement de Gustavo Petro, le Chili avec le gouvernement de Gabriel Boric.

Lecture complémentaire : Franck Gaudichaud et Éric Toussaint, Gauches et droites latino-américaines dans un monde en crise, 19 juin 2024

Claudio Katz analyse successivement l'expérience tout à fait récente, c'est-à-dire depuis le début de 2023, du retour de Lula à la présidence du Brésil, puis l'accession de Gustavo Petro à la présidence de la Colombie. Il fait un bilan d'Alberto Fernández, président de l'Argentine de 2019 jusqu'à la victoire de Javier Milei à la fin de l'année 2023. Il analyse la politique de Andrés Manuel López Obrador au Mexique depuis 2018, celle de Gabriel Boric au Chili et, enfin celle de Pedro Castillo au Pérou, qui a été renversé en 2022.

Je partage largement les jugements que Claudio Katz exprime à l'égard des gouvernements que je viens de mentionner et je recommande la lecture de cette partie.

En résumé, ce qui ressort des gouvernements progressistes de la période 2018-2019, dans le cas du Mexique et de l'Argentine et puis de la période 2021-2022 pour Brésil, Colombie, Chili et Pérou, c'est leur manque de radicalité, le fait qu'elles maintiennent largement le schéma extractiviste agro-exportateur, qu'aucun traité de libre commerce n'est abrogé. Claudio Katz est particulièrement dur dans la critique à l'égard du gouvernement de Gabriel Boric au Chili et de celui de Pedro Castillo au Pérou. Je laisse le lecteur et la lectrice lire les arguments de Claudio Katz que je partage largement.

La politique internationale de Lula

Ensuite, Claudio Katz, toujours dans la troisième partie, aborde la politique internationale et régionale de la part de certains gouvernements progressistes et notamment de celui qui est le plus important au niveau économique, à savoir le Brésil. Il montre que Lula est favorable au traité entre le Mercosur et l'UE. Une des raisons qui pousse Lula à réduire la déforestation en Amazonie est de répondre aux exigences de l'UE qui est sous la pression des lobbies industriels européens mais aussi des protestations dans les pays européens de la part des mouvements sociaux, des agriculteurs qui parle de concurrence déloyale des exportateurs brésiliens. Il y a des exigences environnementales qui sont avancées et bien sûr Lula souhaite certainement réduire la déforestation sous la pression des exigences des peuples autochtones d'Amazonie et des mouvements écologistes mais est d'autant plus convaincu de le faire que c'est une exigence de l'UE et qu'il veut mettre en place le traité Mercosur-UE.

J'ajoute que la gauche en Europe est opposée à ce traité. Il faut également souligner que la gauche des mouvements sociaux, la gauche écologiste, les mouvements des peuples originaires d'Amérique latine et du Mercosur s'opposent à la signature de ce traité, toujours en cours de négociation, et ce depuis des années.

Par ailleurs, Claudio Katz explique que le gouvernement Lula souhaite l'adoption d'une monnaie de compte entre pays du Mercosur de manière à réduire l'utilisation du dollar entre les pays. C'est important pour renforcer les relations économiques entre l'Argentine et le Brésil, parce que l'Argentine manque de réserves de change, et le Brésil, qui exporte beaucoup en Argentine a besoin qu'elle puisse lui acheter ses marchandises, notamment sous la pression du grand capital industriel brésilien qui est très fort dans le domaine de la construction automobile et pour qui le marché argentin est important. Et donc l'adoption d'une unité de compte dans le Mercosur, et notamment entre l'Argentine et le Brésil, permettrait à l'Argentine de se passer des dollars, qu'elle n'a d'ailleurs pas en quantité suffisante, et de réaliser ses achats de produits importés du Brésil. Le Brésil de Lula est aussi intéressé par l'exploitation du champ de gaz liquide appelé Vaca Muerta en Argentine à laquelle s'opposent les mouvements sociaux, la gauche et les mouvements écologistes de ce pays. L'idée de Lula, c'est d'importer du gaz liquide via un gazoduc qui arriverait au sud du Brésil, en particulier à Porto Alegre, et qui remplacerait l'approvisionnement du Brésil en gaz liquide provenant de Bolivie, parce que les réserves boliviennes sont en train de se tarir à une vitesse accélérée.

Katz explique également que Lula voudrait faire rentrer la Bolivie et le Venezuela dans le Mercosur.
À remarquer que dans ce livre, Claudio Katz n'utilise pas l'apport théorique de l'économiste marxiste brésilien Rui Mauro Marini [6], à propos du sous-impérialisme brésilien, ou de l'impérialisme périphérique brésilien et de son rôle par rapport à ses voisins. Ceci dit Claudio Katz l'a fait dans d'autres ouvrages [7] ; mais cela aurait pu être utile pour les lecteur·ices du présent livre. Une deuxième absence dans le livre de Claudio Katz (mais il ne peut pas écrire sur tout) c'est les BRICS, le rôle du Brésil dans les BRICS et les attentes de Lula à leur égard. Ce n'est pas une dimension marginale de la problématique d'ensemble qu'aborde Claudio Katz dans son livre ; le rôle des BRICS, la question de l'adoption ou non d'une monnaie commune, le rôle de la nouvelle banque de développement basée à Shanghai, qui est présidée par l'ancienne présidente du Brésil, Dilma Rousseff, qui avait succédé à Lula. Je pense que cela méritait un développement dans ce livre.

Pour en savoir plus sur les BRICS : Éric Toussaint,Les BRICS et leur Nouvelle banque de développement offrent-ils des alternatives à la Banque mondiale, au FMI et aux politiques promues par les puissances impérialistes traditionnelles ?, CADTM, 22 avril 2024,
Lire aussi : Centre tricontinental, BRICS ? Une alternative pour le Sud ? Cetri/Syllepse, 2024, https://www.cetri.be/BRICS-une-alternative-pour-le-Sud

Les limites des politiques des gouvernements progressistes

Ensuite, toujours dans la partie 3, Claudio Katz, après avoir abordé la politique avec le Mercosur, les traités de libre commerce, la relation économique avec les États-Unis, revient sur la politique de la Chine en Amérique latine dans une partie tout à fait intéressante que je n'ai pas le temps de résumer ici mais qu'il est important de connaitre. Je partage aussi son avis sur le fait que les gouvernements progressistes n'ont pas du tout pris une position à la hauteur du défi que représente la question de la dette, de la nécessité d'auditer les dettes réclamées à l'Amérique latine et je suis aussi d'accord sur le fait que le Brésil de Lula, lors des premiers mandats de Lula, au début des années 2000, a saboté le lancement de la Banque du Sud. J'y ai consacré récemment un article dans lequel je reviens en détail sur comment Lula a saboté la mise en activité de la Banque du Sud dans les années qui ont suivi 2007-2008, donc je partage son analyse sur la question.

Pour en savoir plus sur le blocage de la Banque du Sud : Éric Toussaint, L'expérience interrompue de la Banque du Sud en Amérique latine et ce qui aurait pu être mis en place comme politiques alternatives au niveau du continent , CADTM, 10 mai 2024.

En termes d'alternatives, Claudio Katz affirme que si les gouvernements progressistes voulaient réellement essayer de mettre en œuvre une politique continentale alternative au modèle néolibéral extractiviste exportateur, ils devraient créer ensemble une entreprise publique latino-américaine pour exploiter le lithium.

Claudio Katz affirme également qu'il faudrait que les gouvernements progressistes adoptent une politique de souveraineté financière, sortant du type d'endettement actuel et du contrôle qui est exercé par le FMI sur la politique économique de nombreux pays de la région. Il affirme qu'il faudrait un audit général des dettes et qu'une série de pays les plus fragiles devraient suspendre le paiement leur dette. Il dit que, si ce n'est pas fait, il n'y aura pas moyen de mettre en place une alternative et il affirme qu'il faudrait reprendre la voie laissée à l'abandon de la Banque du Sud, pour créer une nouvelle architecture continentale. Là aussi, on ne peut que partager son point de vue.

Les débats dans la gauche latino-américaine

Dans la partie 4 de son livre Claudio Katz aborde les débats au sein de la gauche latino-américaine et notamment l'attitude à adopter face à la droite et l'extrême droite et face aux gouvernements progressistes avec leurs limites.

Il affirme que c'est un devoir d'exprimer des critiques claires à l'égard des gouvernements progressistes sans, bien sûr, se tromper d'ennemis. Il faut sans aucun doute d'abord s'attaquer aux politiques de la droite et aux forces de droite, aux interventions impérialistes, en particulier à celles des États-Unis, mais également à la politique voulue par la Chine dans la région, mais il ne faut surtout pas se limiter à cela. Il faut aussi analyser et critiquer, quand c'est nécessaire, les limites des politiques des gouvernements dits progressistes. Claudio Katz montre l'énorme responsabilité de la gestion de la présidence d'Alberto Fernández en Argentine, à partir de 2019, dans la victoire de l'anarcho-capitaliste d'extrême droite Javier Milei.

Par rapport à ces politiques, je reprends une citation tout à fait correcte de Claudio Katz qui dit « il faut rappeler que l'option de gauche se forge en soulignant que la droite est l'ennemi principal et que le progressisme échoue par impotence ou complicité ou manque de courage par rapport à son adversaire mais qu'il ne faut pas confondre la droite au gouvernement avec ces gouvernements progressistes et dire qu'ils sont de même nature. Il y a une distinction fondamentale entre les deux et si on oublie cela on est incapable de concevoir une alternative et une politique correcte ».

"« Le progressisme échoue par impotence ou complicité ou manque de courage par rapport à son adversaire » Claudio Katz"

Pour prendre un exemple de cela il explique que l'incapacité d'une partie de la gauche en Équateur de voir le danger que représentait l'élection de Lasso a provoqué la victoire de ce banquier en 2021, alors qu'une alliance entre les composantes de la gauche aurait pu donner un résultat différent.

Comme exemple positif, il montre par contre que la compréhension qu'a eu le Parti pour le socialisme et la liberté (PSOL) en 2020-2022 de l'importance de combattre en priorité le danger d'une réélection de Jair Bolsonaro et donc d'appeler à voter dès le premier tour en faveur de Lula a été bénéfique et a permis de vaincre Bolsonaro. Car effectivement, la victoire de Lula sur Bolsonaro s'est jouée à très peu de voix et si le PSOL n'avait pas appelé à voter Lula, il est fort possible que Bolsonaro aurait été réélu. L'écrasante majorité des voix de Lula vienne de sa base électorale mais l'apport du PSOL a été important à la marge pour lui donner l'avantage.

Et là il explique que face à Javier Milei, donc très récemment, à la fin de l'année 2023, il y a eu un débat dans la gauche radicale argentine et une partie de celle-ci n'a pas voulu, pour le second tour, appeler à voter pour Sergio Massa le candidat péroniste néolibéral face au candidat d'extrême droite Javier Milei. Katz a tout à fait raison de soulever cette question et de souligner l'importance de faire front face à la droite. Ce qui est certain c'est que même si toute l'extrême gauche argentine regroupée dans le FIT-U avait appelé à voter pour le candidat néolibéral péroniste Sergio Massa, cela n'aurait pas permis la défaite de Milei, parce que celui-ci a gagné avec un avantage très important.

En prenant l'exemple du Chili, Claudio Katz souligne le fait que dans un premier temps il y a eu une grande mobilisation de la gauche en 2021 pour éviter la victoire du candidat de l'extrême droite pinochetiste José Antonio Kast, ce qui a permis au candidat de la gauche, Gabriel Boric, de gagner mais qu'ensuite, la modération de Boric, ses hésitations, ont produit la défaite sur le nouveau projet de constitution en septembre 2022 : l'interprétation qu'a donné Gabriel Boric du rejet de la nouvelle constitution, qui était pourtant très modérée, et qu'il a présentée comme trop radicale a finalement renforcé le discours de la droite, Boric allant de concession en concession à l'égard de la droite.

Claudio Katz et l' « axe radical » : Venezuela, Bolivie et Nicaragua

Après avoir analysé les politiques des gouvernements progressistes modérés, Katz aborde ce qu'il appelle l'axe radical. C'est, à mes yeux, une partie du livre qui est peu convaincante. Il range le Venezuela, la Bolivie et le Nicaragua dans cette catégorie et je ne comprends pas pourquoi Claudio Katz y met le Nicaragua, alors qu'il explique lui-même que le seul point commun entre ces trois pays est qu'ils sont sous le feu de l'impérialisme américain. Je ne pense pas qu'on puisse définir un pays comme faisant partie de l'« axe radical » simplement par le fait que Washington combatte ce gouvernement.

Il aurait mieux valu élaborer une catégorie spécifique dans laquelle mettre le Nicaragua. Le Nicaragua est un pays où il y a eu une authentique révolution qui a abouti à une victoire en 1979. Ensuite, une défaite électorale est arrivée en février 1990, marquant le début d'un processus de dégénérescence du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) sous la direction de Daniel Ortega. Processus suivi par une véritable trahison du processus révolutionnaire antérieur par une alliance d'Ortega avec la droite, y compris la plus réactionnaire, sur différentes questions, et notamment la question de l'avortement. Il faut aussi citer le tournant pro-Washington et pro-FMI du gouvernement de Daniel Ortega. C'est d'ailleurs la soumission au FMI qui a produit une rébellion populaire en avril 2018. Jusqu'en avril 2018, le régime de Daniel Ortega s'entendait très bien avec les États-Unis et avec le FMI. C'est le FMI qui a voulu une réforme des retraites qui a produit une révolte de secteurs populaires et notamment de la jeunesse, que Daniel Ortega a réprimé de manière absolument brutale comme le dénonce d'ailleurs de manière correcte Katz dans ce livre et dans un article datant de 2018. C'est après cette répression criminelle du mouvement social que Washington a décidé de s'opposer nettement au régime d'Ortega. Heureusement, Claudio Katz critique la répression à laquelle s'est livré Ortega et ne cache pas qu'en plus, son gouvernement a réprimé ensuite tous les candidat·es qui souhaitaient se présenter contre lui aux élections qui ont suivi. Il a, y compris, mis en prison, comme le dit et le dénonce Claudio Katz, d'anciens dirigeants révolutionnaires. Malheureusement Katz ne produit pas une analyse d'ensemble de ce qui s'est passé au Nicaragua.

Pour en savoir plus sur le Nicaragua : Claudio Katz, Le Nicaragua fait mal, CADTM, 6 août 2018
Éric Toussaint, Nicaragua : L'évolution du régime du président Daniel Ortega depuis 2007
, CADTM, 25 juillet 2018.
Éric Toussaint, Nicaragua : Poursuite des réflexions sur l'expérience sandiniste des années 1980-1990 afin de comprendre le régime de Daniel Ortega et de Rosario Murillo, CADTM, 12 août 2018.

L'analyse qu'il fait du processus en Bolivie est largement correcte à mon avis. Par contre, sur le Venezuela, il atténue très fortement ses critiques à l'égard du gouvernement de Nicolás Maduro. Il parle du chavisme en général, comme si Maduro constituait le prolongement de la politique de Hugo Chávez, alors qu'à mon avis, il y a une rupture qui s'est produite entre la politique menée par Chávez jusqu'à sa mort en 2013 et la politique introduite par Maduro. Certes, Nicolás Maduro renforce des faiblesses et des incohérences qui existaient déjà dans la politique suivie par Chávez mais les éléments les plus problématiques de la politique de Chávez sont amplifiés par la consolidation d'une ‘bolibourgeoisie' que critique d'ailleurs Claudio Katz. Katz ne cache pas qu'il y a une composante importante du gouvernement de Maduro qui est constituée d'un nouveau secteur capitaliste, né des entrailles du chavisme. Mais, malheureusement, il parle à peine de la répression des luttes sociales et du mouvement ouvrier. Il ne critique pas la manière dont Maduro combat ses anciens alliés comme le Parti communiste vénézuélien qui est quasiment mis dans l'illégalité.

Claudio Katz et Cuba

Après avoir abordé ce que Claudio Katz appelle l'« axe radical », qui serait constitué par le Venezuela, la Bolivie et le Nicaragua, il passe à l'analyse de Cuba. Claudio Katz montre correctement à quel point Cuba constitue un exemple, une référence et un espoir pour une grande partie de la gauche latinoaméricaine et on pourrait dire au-delà de l'Amérique latine. Il montre qu'il y a une évolution qui va vers le renforcement des inégalités à Cuba mais il met l'accent sur ce qu'il appelle la ‘prouesse' du gouvernement cubain pour affronter le blocus et les problèmes auxquels l'économie cubaine est confrontée. Tout en partageant largement une partie de l'analyse que fait Claudio Katz de Cuba, on peut souligner qu'il adopte une position insuffisamment critique par rapport à la question des relations des autorités cubaines avec le peuple au cours des dernières années, notamment au moment des importantes protestations dont parle Claudio Katz, en particulier le 11 juillet 2021. Il passe sous silence le fait que le gouvernement cubain a répondu d'une manière très maladroite dans un premier temps à la protestation du 11 juillet, en appelant les communistes à se mobiliser dans la rue, perspective que le gouvernement a ensuite très vite abandonnée parce que cela aurait pu déboucher sur des affrontements dont l'issue aurait pu être néfaste. Claudio Katz n'en parle pas du tout et il ne parle pas non plus de la vague de condamnations extrêmement lourdes prononcées par la justice cubaine contre toute une série de manifestant·es. Des condamnations qui vont de 5 ans à 20 ans de prison et qui visent à intimider les protestataires potentiels. Bien sûr, Cuba est sous la menace permanente et tout à fait concrète d'une intervention directe des États-Unis. Bien sûr, les effets de l'embargo décrété par Washington depuis 1962 sont tout à fait palpables. Bien sûr, il y a immixtion des États-Unis dans les affaires intérieures de Cuba, mais le recours à des condamnations aussi lourdes mérite d'être critiqué et, en tout cas, d'être mentionné. Katz aurait dû parler de ces condamnations et donner son point de vue.

En ce qui concerne le futur, Claudio Katz a raison de dire que ce n'est pas simplement la participation populaire, le contrôle ouvrier qui pourraient régler les problèmes de Cuba. Les problèmes de l'économie cubaine sont d'une telle nature que plus de participation populaire et citoyenne à elle seule ne permettrait pas de les résoudre. Il faudrait bien sûr opter pour une politique économique, dans un contexte tout à fait défavorable, qui réponde vraiment aux problèmes de l'économie cubaine et se poser la question de la priorité donnée au tourisme. Cette priorité est source d'une nouvelle dépendance par rapport aux rentrées en devises que génère le tourisme, alors qu'elle implique d'énormes coûts parce qu'il faut importer par exemple les aliments et d'autres produits qui sont nécessaires pour l'industrie touristique.

Je partage néanmoins l'avis de Claudio Katz sur le fait qu'il n'y a pas, jusqu'ici, reconstitution d'une classe capitaliste à Cuba. La direction cubaine ne veut pas la restauration du capitalisme et il ne faut pas confondre la possibilité qu'il y a dans le cadre du système cubain actuel d'accumuler un enrichissement dans des activités privées avec la naissance d'une véritable classe capitaliste capable de se fixer comme objectif de reprendre le pouvoir à Cuba. Par contre, il faut certainement se poser la question du risque qu'il y a qu'un secteur de la bureaucratie cubaine considère que finalement, il n'y a que la voie de la restauration du capitalisme, le modèle vietnamien ou chinois, qui permettrait une croissance économique. Dans ce cas, une partie de cette bureaucratie pourrait se fixer comme objectif de se convertir en nouvelle classe capitaliste mais cela n'a pas eu lieu. Cela ne veut pas dire que ces secteurs n'existent pas mais, pour le moment, ce ne sont pas eux qui sont à la tête du gouvernement cubain. Ce qui est sûr, c'est que le gouvernement cubain est dans une sorte d'impasse : il n'a pas opté pour la restauration capitaliste mais en même temps, il ne trouve pas les moyens d'adopter une politique économique et une politique de fonctionnement de la société assurant une plus grande participation citoyenne permettant à Cuba de se maintenir dans un cadre durable non capitaliste tout en améliorant les conditions de vie de la population. C'est un défi extrêmement dur à relever, mais qui est encore possible pour Cuba aujourd'hui. De toute façon, face à la politique agressive de l'impérialisme étasunien, il faut faire bloc et défendre les conquêtes de la révolution cubaine.

Les mobilisations populaires

Pour rappel Claudio Katz, correctement, considère qu'il y a eu un cycle progressiste prolongé de 1999 à 2014. On peut discuter si celui-ci a pris fin en 2014 ou si cela a eu lieu plus tôt en 2011, 2012 ou 2013, mais peu importe, le cycle a duré entre une douzaine et une quinzaine d'années, entre l'élection de Hugo Chavez fin 1998 et le reflux qu'on a connu dans différents pays d'Amérique latine. Entre 2014 et 2019, on a constaté un retour des gouvernements de droite, appliquant des politiques néolibérales dures qui ont provoqué une succession de très grandes mobilisations populaires. Cela a été le cas en Bolivie, au Chili, en Colombie, au Pérou, au Honduras, au Guatemala et en Haïti.

Ces grandes mobilisations populaires de 2019-2020 ont débouché, à l'exception d'Haïti et de l'Équateur, sur l'arrivée au gouvernement de forces progressistes de centre gauche qui ont modifié la situation de prédominance de gouvernements de droite. Si bien qu'en 2023-2024, 80 % de la population de l'Amérique latine vit dans des pays à majorité progressiste. C'est très important d'indiquer, comme le fait Claudio Katz, que les victoires électorales des forces progressistes en Bolivie, Colombie, Chili, Pérou, Honduras et Guatemala n'ont été possibles que grâce aux énormes mobilisations populaires qui les ont précédées.

Argentine, Brésil et Mexique

Comme le souligne Claudio Katz, il faut ajouter trois pays, les plus peuplés, à cette liste de pays avec des gouvernements progressistes, à savoir le Mexique depuis 2018, l'Argentine entre fin 2019 et fin 2023 et le Brésil depuis janvier 2023. Dans le cas de ces trois pays, les gouvernements progressistes ne sont pas arrivés au pouvoir suite à de très importantes mobilisations populaires. En Argentine, le gouvernement d'Alberto Fernández, arrivé à la gestion des affaires du pays en 2019, n'a pas été porté là par d'énormes mobilisations populaires, même s'il y a eu des mobilisations contre le gouvernement néolibéral de Mauricio Macri, qui a présidé le pays de 2015 à 2019. Dans le cas du Mexique, Andres Manuel López Obrador (AMLO) est arrivé au pouvoir sans avoir été porté massivement dans l'année ou les deux années qui ont précédé son élection par d'énormes mobilisations. Certes, quelques années auparavant, il y avait eu de très importantes mobilisations y compris dans lesquelles il avait joué un rôle. Ces mobilisations s'opposaient à la fraude électorale qui avait empêché AMLO d'accéder à la présidence. Dans le cas de Lula, son retour au pouvoir comme président début 2023, là non plus, n'a pas été le résultat d'un énorme mouvement populaire. C'était le résultat dans les urnes de la politique désastreuse du gouvernement d'extrême droite de Jair Bolsonaro et notamment sa gestion calamiteuse de la pandémie de coronavirus.

La Bolivie, le Chili, la Colombie, le Honduras et le Guatemala

Par contre, dans les cas de la Bolivie, du Chili, de la Colombie, du Honduras et du Guatemala, les gouvernements progressistes sont issus de grandes mobilisations populaires qui ont immédiatement précédé.

L'Équateur, Haïti et le Panama

Enfin, comme le fait remarquer Claudio Katz, il y a trois pays où il y a eu d'énormes mobilisations dans les rues, à répétition d'ailleurs, mais sans que cela ne débouche sur la victoire électorale de la gauche ou du centre gauche. Ces trois pays sont l'Équateur, Haïti et le Panama. En Équateur il y a une énorme mobilisation populaire en octobre 2019 qui a permis d'éviter un programme du FMI, notamment consistant en une augmentation importante du prix des combustibles. Cela a conduit à la défaite du gouvernement de Lenín Moreno et du plan du FMI en 2019, mais cela n'a pas été suivi, aux élections de 2021 par la victoire de la gauche, notamment pour les raisons invoquées précédemment dans le livre, c'est-à-dire la division entre la Conaie et le mouvement politique de Rafael Correa, en avril 2021, lorsque le banquier Guillermo Lasso a été élu.

Il y a une deuxième grande montée de luttes populaires en juin 2022, contre Guillermo Lasso qui a dû, lui aussi, comme son prédécesseur Lenín Moreno, jeté le gant et faire de très importantes concessions au mouvement populaire, ce dont j'ai rendu compte dans l'épilogue que j'ai écrit pour le livre Sinchi, portant sur la rébellion de juin 2022, publié sur le site de Contretemps.

Cette énorme mobilisation populaire, dans laquelle la Conaie a joué un rôle clé, avec d'autres secteurs de la population, n'a pas abouti non plus à la victoire d'un gouvernement de gauche aux élections qui ont suivi, là encore suite à la division entre la Conaie et le mouvement lié à Rafael Correa, dit « corréisme », qui a abouti alors à la victoire d'un multi millionnaire du secteur de la banane et de l'extractivisme, Daniel Noboa.

Puis il y le cas d'Haïti, avec des mobilisations extrêmement fortes, à répétition, mais avec une crise politique permanente, sans solution et sans arrivée au pouvoir d'un gouvernement de gauche.

Enfin il y a le Panama, avec d'énormes mobilisations du secteur de l'enseignement et, en 2023, d'énormes mobilisations victorieuses de différents secteurs de la population (dont les enseignant·es, mais touchant tous les secteurs populaires) contre un énorme projet minier à ciel ouvert, mais ne débouchant pas sur la victoire d'un gouvernement de gauche. Aux dernières élections c'est un président de droite, José Raúl Mulino, qui a été élu.

Les alternatives

La dernière partie du livre de Claudio Katz porte sur les alternatives et il faut souligner que, de manière pertinente, il affirme qu'il faut à la fois résister à la domination exercée par l'impérialisme des États-Unis et résister à la dépendance économique qu'a générée la Chine dans les accords qu'elle a passés avec l'Amérique latine. Claudio Katz affirme qu'il faut agir par rapport à ces deux défis si on veut trouver une voie latino-américaine au développement, si on veut améliorer les revenus des secteurs populaires et si on veut réduire l'inégalité dans la région ; il dit qu'il s'agit de deux batailles différentes, que les deux ennemis ne sont pas identiques mais les deux batailles doivent être menées. Par rapport à Washington, il s'agit de récupérer la souveraineté et par rapport à la Chine, il s'agit de réagir à ce qu'il appelle une « régression productive » qui est générée par les traités signés avec Pékin. Une « régression productive », cela veut dire une re-primarisation de l'économie. En effet, comme nous l'avons expliqué plus haut, l'Amérique latine se spécialise dans ses relations avec la Chine dans l'exportation des matières premières non transformées, et importent de la Chine des produits manufacturés. Katz considère qu'il faut remettre en cause les traités de libre commerce signés avec la Chine. Il considère que l'Amérique latine devrait négocier en bloc avec la Chine, ce qui n'est absolument pas le cas. Pour le moment les gouvernements des différents pays latinoaméricains, suivant le désir des classes dominantes locales, passent des accords avec la Chine. Comme ces classes dominantes se spécialisent largement dans l'import-export, elles y trouvent leur avantage mais cela ne permet absolument pas de diversifier les économies latinoaméricaines, de reprendre leur industrialisation et donc il faudrait, selon Claudio Katz, renégocier les accords avec les Chinois, de manière à ce que ceux-ci fassent des investissements dans la production manufacturière et pas simplement dans les industries extractives primaires. Il faudrait réindustrialiser, il faudrait que l'Amérique latine obtienne des transferts de technologies de façon à redémarrer un cycle de développement industriel diversifié.

Comme les gouvernements actuels et les classes dominantes locales n'adoptent pas une politique alternative aux politiques déterminées par les relations avec les États-Unis ou avec la Chine, il faut largement s'en remettre aux mobilisations des mouvements sociaux et Claudio Katz prend en exemple le positionnement et les actions menées par les organisations du réseau mondial, fortement présent en Amérique latine, de La Via Campesina. Cette organisation mondiale a intégré dans son programme d'action le rejet des traités de libre-échange.

Les mouvements sociaux et les réseaux internationaux

Claudio Katz prend note que les grandes mobilisations de la fin des années 1990 et du début des années 2000, dans le cadre du FSM, des luttes contre l'OMC à Seattle, les luttes en Europe contre l'accord multilatéral sur les investissements qui était négocié dans le cadre de l'OCDE, ont pris fin, malheureusement, et toute une série de traités de libre-échange ont été signés. Rappelons que les mobilisations, notamment en Amérique latine en 2005, avaient abouti à une victoire contre l'accord de libre commerce des Amériques voulu par l'administration de Georges W. Bush. Depuis lors, il n'y a pas eu de grandes mobilisations et dans le cadre du projet de la Nouvelle route de la soie, la Chine a réussi à imposer toute une série d'accords de libre-échange avec des pays latino-américains ou est en train de poursuivre la finalisation de nouveaux accords avec des pays qui n'ont pas encore signé avec la Chine. Il y a également des accords de libre commerce signés avec d'autres puissances.

Au niveau des accords de libre-échange signés avec la Chine, Claudio Katz mentionne l'accord signé en 2004 entre le Chili et la Chine, l'accord entre le Pérou et la Chine signé en 2009, l'accord entre le Costa-Rica et la Chine signé en 2010, et, plus récemment, l'accord avec l'Équateur signé en 2023, avec un gouvernement particulièrement de droite.

Face à cela, Claudio Katz dit très justement qu'il faut réussir à recréer les espaces d'unité régionale par en bas pour relancer une grande dynamique de mobilisations.

Au niveau des objectifs, Claudio Katz affirme correctement qu'il s'agit de récupérer la souveraineté financière, mise à mal par l'endettement extérieur et par le contrôle qu'exerce le FMI sur la politique économique. Selon Katz, il faut imposer un audit général sur les dettes et la suspension du paiement de la dette pour les pays soumis à un endettement très élevé afin de jeter les bases d'une nouvelle architecture financière. Il faut aussi avancer vers la souveraineté énergétique en créant de grandes entités inter-étatiques pour dégager des synergies et mettre en commun toute une série de ressources naturelles, les exploiter en commun et, notamment, en créant une entreprise publique latino-américaine d'exploitation et de transformation du lithium.

Claudio Katz affirme que l'alternative doit être une stratégie vers le socialisme. Selon lui Hugo Chávez a eu le mérite de réaffirmer l'actualité de la perspective socialiste et, depuis sa mort, personne d'autre ne l'a remplacé de ce point de vue. Katz affirme qu'il faut une stratégie transitoire pour rompre avec le système capitaliste. Il affirme qu'il faut lutter contre l'impérialisme américain qui s'est lancé dans une nouvelle guerre froide contre la Russie et la Chine. Il affirme également la nécessité de lutter contre l'extrême-droite et l'adaptation de la social-démocratie aux politiques néolibérales. Cette adaptation de la social-démocratie a favorisé, selon Katz, le renforcement de l'extrême-droite.

Nécessité d'un programme radical, révolutionnaire, de transition anticapitaliste

Claudio Katz en appelle à la nécessité d'un programme « radical, révolutionnaire, de transition anticapitaliste ». Il ajoute : « cette plateforme implique la démarchandisation des ressources naturelles, la réduction de la journée de travail, la nationalisation des banques et des plateformes digitales afin de créer les bases d'une économie plus égalitaire ».

Claudio Katz part de la constatation qu'il n'y a pas une actualité de victoires révolutionnaires simultanées ou successives à la différence de ce qui s'est passé au vingtième siècle avec la succession de révolutions victorieuses en Russie tsariste, en Chine, puis au Vietnam et à Cuba. Néanmoins, il estime qu'il faut réaffirmer que seule une solution socialiste à la crise du capitalisme peut offrir une véritable solution pour l'humanité. Il affirme que l'Amérique latine restera et constitue toujours une région du monde d'où peut surgir un renouvellement de la poursuite d'alternatives de type socialiste même si des processus comme celui de l'Alba, l'association entre le Venezuela, la Bolivie l'Équateur, lancé par Chávez au début des années 2000, a ont connu un repli.

Conclusion : Un livre indispensable

En somme le livre de Claudio Katz est une lecture obligatoire pour les militantes et les militants, les chercheurs et les chercheuses qui veulent comprendre la situation actuelle de l'Amérique latine du point de vue politique, économique et social. L'intérêt de l'approche de Claudio Katz est que, non seulement, il analyse les politiques suivies par les gouvernements des grandes puissances, que ce soit les États-Unis, la Chine ou d'autres grandes puissances, mais aussi les politiques des classes dominantes de la région latinoaméricaine ; il étudie la dynamique des luttes sociales et, enfin, il considère que c'est par en bas qu'on peut recréer un projet socialiste.

On peut juste regretter que la dimension de la crise écologique et l'urgence qui s'impose pour y trouver des solutions, dans un cadre socialiste, n'est pas suffisamment centrale dans le livre, y compris au niveau des conclusions, même si c'est clair que Claudio Katz soutient une démarche écologiste socialiste. Mais son livre gagnerait en force si Katz développait explicitement cet aspect à différents endroits de sa réflexion.

L'auteur remercie Claude Quémar pour sa collaboration et Maxime Perriot pour la relecture finale.

Le site de Claudio Katz en espagnol (mais pas que) : https://www.lahaine.org/katz/

Autres publications de Claudio Katz en français :

Qu'est-ce que le néolibéralisme ?
• • Samir Amin,Giovanni Arrighi, François Chesnais, David Harvey, Makoto Itoh, Claudio Katz
• • DansActuel Marx 2006/2 (n° 40)

Sous l'empire du capital. L'impérialisme aujourd'hui. Mont-Royal, M éditeur. 2014 [2011]

Trois regards sur les poussées réactionnaires latino-américaines
• Claudio Katz, Javier Tolcachier, Irene León, Traduction de l'espagnol Marleen Roosens, François Polet
• Dans CETRI, Amérique latine : les nouveaux conflits. Éditions Syllepse, 2023

• Amérique latine : essor et déclin de la doctrine Monroe
• Claudio Katz, Traduction de l'espagnol Carlos Mendoza
• Dans CETRI, Anticolonialisme(s). Éditions Syllepse, 2023

Notes

[1] Claudio Katz, America Latina en la encrucijada global , Batalla de Ideas-Buenos aires, Ciencias Sociales-La Habana, 2024, 366pp, ISBN : 978-987-48230-9-0 https://batalladeideas.ar/producto/america-latina-en-la-encrucijada-global/

[2] « Entre 1948 y 1990, el Departamento de Estado estuvo involucrado en el derrocamiento de 24 gobiernos. En cuatro casos, actuaron efectivos estadounidenses, en tres ocasiones prevalecieron los asesinatos de la CIA, y en 17 hubo golpes teledirigidos desde Washington. » Katz, p. 49.

[3] « Estados Unidos cuenta con doce bases militares en Panamá, doce en Puerto Rico, nueve en Colombia, ocho en Perú, tres en Honduras, y dos en Paraguay. Mantiene, además, instalaciones del mismo tipo en Aruba, Costa Rica, El Salvador y Cuba (Guantánamo). En las Islas Malvinas, el socio británico asegura una red de la OTAN conectada con los emplazamientos del Atlántico norte » Katz, p. 50

[4] « Todos los tratados que ha promocionado China acrecientan la subordinación económica y la dependencia. El gigante asiático afianzó su estatus de economía acreedora, lucra con el intercambio desigual, captura los excedentes y se apropia de la renta.
China no actúa como un dominador imperial, pero tampoco favorece a América Latina. Los convenios actuales agravan la primarización y el drenaje de la plusvalía. La expansión externa de la nueva potencia está guiada por principios de maximización del lucro y no por normas de cooperación. Beijing no es un simple socio y tampoco forma parte del Sur Global. » Katz, p. 73-74.

[5] ONU GENEVE, Arrestations massives, allégations de torture, d'exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées aux mains de la police et des forces armées, 18 novembre 2022, https://www.ungeneva.org/fr/news-media/meeting-summary/2022/11/dialogue-el-salvador-experts-committee-against-torture-praise Myriam Belmahdi, LA GUERRE CONTRE LES MARAS AU SALVADOR : JUSTIFICATION DES VIOLATIONS SYSTEMIQUES DES DROITS HUMAINS, 18 nov. 2023, https://reesahaixmarseille.wixsite.com/association/post/la-guerre-contre-les-maras-au-salvador-justification-des-violations-syst%C3%A9miques-des-droits-humains La Jornada, « Bukele : la ilusión de la seguridad », 27/05/2024, https://www.jornada.com.mx/2024/05/27/opinion/002a1edi

[6] Ruy Mauro Marini (1973) The Dialectics of Dependency, Monthly Review, New York, 2022 https://monthlyreview.org/product/the-dialectics-of-dependency/

[7] Claudio Katz, La teoría de la dependencia cincuenta años después, Argentine, Ed. Batalla de Ideas, 2018, https://libreriacarasycaretas.com/productos/la-teoria-de-la-dependencia

La Colombie est confrontée à « l’une des plus grandes crises humanitaires au monde » alors que les groupes armés se renforcent

Huit ans après l'accord de paix de 2016 entre les forces gouvernementales et la guérilla, qui devait mettre fin à un demi-siècle de conflit, environ 5 millions de Colombiens (…)

Huit ans après l'accord de paix de 2016 entre les forces gouvernementales et la guérilla, qui devait mettre fin à un demi-siècle de conflit, environ 5 millions de Colombiens sont toujours déplacés à l'intérieur du pays et un nombre croissant de personnes vivent dans des zones contrôlées par des groupes armés. La violence qui sévit dans le pays a poussé de nombreuses personnes à fuir, souvent en passant par le dangereux Darién Gap entre la Colombie et le Panama voisin. Pour en savoir plus sur la situation sécuritaire en Colombie et l'état du processus de paix, nous nous entretenons avec Jan Egeland, secrétaire général du Conseil norvégien pour les réfugiés, et le Dr Manuel Rozental, un médecin et militant colombien qui fait partie du groupe Pueblos en Camino, ou Personnes sur le chemin.

15 août 2024 | tiré su site democracy now !
https://www.democracynow.org/2024/8/15/colombia_violence

NERMEEN SHAIKH : Nous poursuivons notre conversation avec Jan Egeland, le secrétaire général du Conseil norvégien pour les réfugiés. Il nous rejoint depuis Bogotá, en Colombie, où il s'est penché sur la façon dont les groupes armés renforcent leur contrôle sur certaines parties de la Colombie. Selon le Conseil norvégien pour les réfugiés, plus de 8 millions de Colombiens vivent dans des zones où des groupes armés opèrent. Il s'agit d'une augmentation de 70 % par rapport à 2021. Environ 5 millions de Colombiens sont toujours déplacés à l'intérieur du pays, huit ans après l'accord de paix de 2016. La violence en Colombie a forcé de nombreuses personnes à fuir le pays, souvent en passant par le dangereux Darién Gap, situé entre la Colombie et le Panama.

AMY GOODMAN : En plus de Jan Egeland, nous sommes rejoints par Manuel Rozental. C'est un médecin et militant colombien avec plus de 40 ans d'implication dans l'organisation politique de base avec les jeunes, les communautés autochtones et les mouvements sociaux urbains et ruraux, et a été exilé à plusieurs reprises pour ses activités politiques. Rozental fait partie du groupe Pueblos en Camino.

Jan Egeland, commençons par vous. Expliquez-nous pourquoi le Conseil norvégien pour les réfugié-e-s, pourquoi vous, en tant que son chef, êtes en Colombie en ce moment.

JAN EGELAND : Parce que c'est l'une des plus grandes crises humanitaires sur Terre, vraiment, et qu'elle est complètement négligée par le reste du monde, et qu'elle se produit au milieu de l'hémisphère occidental. Je suis rentré tard hier soir d'un voyage au fin fond de la forêt tropicale de Nariño, dans le sud-ouest de la Colombie, et j'y ai rencontré des tribus indiennes qui sont sur le point d'être exterminées à cause des conflits armés continus — il y a huit conflits armés en Colombie, entre les nombreux groupes armés et aussi avec l'armée. Et il y a toutes sortes de cartels de la drogue qui sont alimentés par le commerce de la drogue. Il en va de même pour les nombreux groupes armés. Et la population civile est sous le feu croisé. Je suis donc vraiment secoué de voir combien de personnes sont maintenant complètement sans protection dans un conflit armé qui s'étend. Soit dit en passant, beaucoup de ceux qui ne sont pas protégés sont aussi des réfugiés, des Vénézuéliens, des migrants qui marchent vers le nord pour se protéger et, qui, espèrent-ils se dirigent vers l'Amérique du Nord.

NERMEEN SHAIKH : Jan Egeland, pourriez-vous nous parler spécifiquement de l'impact de ces multiples conflits sur la région amazonienne ? La déforestation en Amazonie colombienne a augmenté, et certaines données suggèrent que la déforestation dans la région est 40 % plus élevée que l'année dernière, en raison des conflits dans la région. Pourriez-vous nous parler des groupes à qui vous avez parlé là-bas, les groupes autochtones, et des raisons pour lesquelles le conflit est particulièrement dévastateur dans cette région ?

JAN EGELAND : C'est parce qu'il n'y a pas d'État. Ils appellent cela ausencia de estado ici, qu'il n'y a pas d'appareil d'État, pas de services d'État, pas de force publique et d'ordre dans une grande partie de la Colombie, qui est un beau pays avec d'énormes forêts tropicales, des montagnes, une nature vierge.

Quelque 80 groupes autochtones sont en réalité sur le point d'être exterminés. Leur culture a vraiment disparu parce qu'ils ont été déplacés de leurs terres par ces groupes armés et les barons de la drogue — il y a souvent un chevauchement entre eux — pour la terre, pour le commerce de la coca. Il y a une augmentation de la production de stupéfiants. Et les stupéfiants sont le carburant de la violence. Et la population civile, qui n'est pas protégée, est déplacée.

Nous sommes des groupes humanitaires qui font de leur mieux pour aider. J'ai passé quatre heures avec mes collègues en bateau sur les rivières pour rencontrer certains de ces groupes autochtones et les communautés afro-colombiennes. Et ils souffrent complètement seuls. Nous pouvons leur apporter une aide humanitaire, mais nous ne pouvons pas leur donner de protection. Et puis nous voyons que des gens qui ont toutes les armes du monde brûlent la forêt, déplacent les gens et travaillent en toute impunité.

AMY GOODMAN : Je veux faire participer à cette conversation Manuel Rozental, le médecin et militant colombien, pour parler des causes profondes de la violence, Manuel, et pour parler de ce que fait le gouvernement. Des négociations de cessez-le-feu sont en cours avec les factions armées, y compris les FARC. Et quelle est l'importance de l'implication des États-Unis dans tout cela ?

M. MANUEL ROZENTAL : Merci. Bonjour. Et c'est bon d'entendre la voix de Jan Egeland. Nous nous souvenons bien de lui ici de son précédent séjour en Colombie.

Oui, l'une des choses que j'aimerais ajouter aux commentaires de M. Egeland, c'est que, oui, bien sûr, ce qu'il dit est absolument vrai en ce qui concerne la coca et les différentes factions armées, mais il faut se rappeler que lorsque l'accord de paix a été signé entre les FARC et le gouvernement colombien, même avant cet accord qui a été signé en 2016, d'énormes concessions d'extraction de pétrole ont été accordées à des sociétés transnationales dans toute la région amazonienne. Il faut donc ajouter ces facteurs pour commencer à expliquer ce qui se passe.

Je vais vous donner une image de ce que M. Egeland décrit. La Colombie est en train de devenir une série, ou pourrait le devenir, si elle continue dans cette direction – elle pourrait devenir une série de territoires criminels autonomes, d'immenses territoires, non seulement ruraux, mais certainement ruraux, avec les données qui nous ont déjà été fournies, mais urbains et ruraux. Les factions armées, peu importe, elles peuvent se présenter comme de droite, de gauche, impliquées dans le trafic de drogue, etc. – d'énormes factions armées sont liées à des mafias locales qui sont également liées aux positions gouvernementales et à l'État. Et ces connexions, ces assemblées, prennent le contrôle des territoires et contrôlent les populations, de telle sorte que, par exemple, si vous voyez qu'il y a une diminution du nombre d'assassinats, d'enlèvements, etc., cela signifie généralement que ces factions armées ont pris le contrôle des territoires, et elles ont établi une forme violente de gouvernement et d'État.

Il y a donc une absence d'un État que l'on pourrait qualifier d'État idéal qui assure la santé, l'éducation, la protection, etc. Mais il y a une présence d'un autre type d'État en train de s'établir en Colombie. Et c'est ainsi, et cela peut arriver, sur fond d'inégalités sociales extrêmes, d'extrême pauvreté, qui a poussé les gens vers deux types d'économies, les économies illégales. L'une d'entre elles est de survivre grâce à ce qui est disponible, c'est-à-dire la coca, la production de marijuana. La Colombie produit 92% de la cocaïne mondiale et presque autant de marijuana. Et alors, l'autre type d'économie est la guerre elle-même. Si vous êtes recruté, vous recevez une sorte de revenu, ou vous le faites. Donc, c'est notre État. Il n'y a pas d'absence d'État ; c'est l'État de la Colombie. Et c'est lié, dans de nombreux cas et dans de nombreux territoires, à une forme de gouvernement et d'État qui s'est traditionnellement engagé dans ce genre d'activités, donc cette combinaison d'activités.

Maintenant, l'implication des États-Unis dans ce dossier, je vais juste faire un petit commentaire simple. Et ce commentaire est que le général Laura Richardson, qui est en charge du Commandement sud du Pentagone des États-Unis, a clairement indiqué que l'intérêt pour cette région, toute la région, inclut l'Amazonie et d'autres territoires pour les ressources. C'est donc le vieux discours impérial en termes de concurrence contre les Chinois et les Russes pour le contrôle de ces territoires, et le principal et seul intérêt est extractif. Le reste n'est que discours. C'est donc ce que nous vivons.

Amy, en fait, je me souvenais juste, en écoutant M. Egeland, de votre livre sur le Nigeria il y a des années. Je suis dans le nord du Cauca. M. Egeland sait que ce qui se passe ici est la même réalité qu'à Nariño. Et ce que nous vivons, c'est ce que vous avez décrit au Nigeria lorsque vous avez été arrêté par des gens armés, et que vous n'avez pas été tué, par miracle, parce que votre vie était entre leurs mains. C'est le pouvoir, le gouvernement et l'État en Colombie. Le reste n'est que discours et image. Ce n'est pas différent de ce qui se passe avec Barbecue en Haïti, bien qu'à un degré différent mais avec des spécificités.

NERMEEN SHAIKH : Alors, Manuel, pourriez-vous parler du gouvernement du président Gustavo Petro et des politiques que le gouvernement a eues en ce qui concerne ces multiples conflits armés et la crise qui se déroule, sa politique de paix totale, et qu'est-ce qui en est ressorti ?

M. MANUEL ROZENTAL : Les intentions de ce gouvernement sont excellentes, et c'est pourquoi il a reçu cet appui massif. Et sa proposition initiale en tant que candidat était la paix totale, et c'est ce qu'il fait. La paix totale signifie négocier avec tous les acteurs armés. Certains sont des acteurs politiques, ou se présentent comme des insurrections politiques, et les autres comme des groupes criminels.

Il a donc proposé une approche différenciée à chacun d'entre eux. Il devrait se soumettre à la justice à des conditions favorables en échange de la paix. Les autres négocieraient une solution politique. Après la signature de l'accord de paix en Colombie, il n'a pas été respecté par le gouvernement et a conduit non pas à l'existence d'une seule faction armée, les FARC, mais à de nombreuses factions armées. Donc, dans ce contexte, Petro propose ce processus et commence à y travailler.

Le problème de la proposition du président Petro est double. Premièrement, c'est une répétition de l'erreur commise, je pense intentionnellement, par le président Santos, qui est lauréat du prix Nobel, c'est-à-dire une négociation qui a exclu la population. Il s'agissait d'une négociation entre les factions armées, au nom du peuple, pour répartir le pays et les ressources du pays entre ces factions. Et puis, bien sûr, cela n'a pas été respecté par les gouvernements qui sont revenus. Aujourd'hui, Petro fait de même. Il négocie avec les factions armées. Et les communautés et les populations qui en souffrent, comme l'a exposé M. Egeland, sont essentiellement ignorées. C'est donc une erreur.

La deuxième erreur – et c'est une énorme erreur – est précisément dans un discours abordant l'économie de la drogue et l'économie extractiviste, mais, en pratique, ne développant pas d'alternatives réelles, concrètes, viables et réalisables à cela. Et il fait partie d'un gouvernement qui est en fait sous le contrôle d'un État qui est devenu une structure autoritaire de type mafieux. Donc ça ne pouvait pas marcher. Mais les intentions sont bonnes. Le discours est bon. Mais les gens se sentent désespérés sur le terrain.

NERMEEN SHAIKH : Eh bien, nous avons Jan Egeland de retour en studio à Bogotá. Jan Egeland, pourriez-vous continuer sur ce que vous avez dit plus tôt et parler de vos rencontres avec des responsables en Colombie ?

JAN EGELAND : Il est vrai que le gouvernement essaie de faire beaucoup pour apporter la paix et le développement à tous ces groupes vulnérables. Mais le fait est que depuis l'accord de 2016, qui a apporté tant d'espoir, et le prix Nobel au président Santos, comme Manuel l'a dit, les FARC se sont démobilisées, mais ensuite beaucoup d'autres groupes ont pris leur espace, ont pris le territoire, se sont emparés du commerce de la drogue, et il n'y avait pas de gouvernement pour aider à apporter une alternative, un développement alternatif. des services alternatifs à la population. Il y avait donc un vide, et il a été comblé par d'autres hommes armés, et certains d'entre eux, des FARC, sont maintenant de retour. Je vous rencontrerai aujourd'hui — et le gouvernement doit alors en faire beaucoup plus et travailler plus efficacement avec la communauté internationale.

Je rencontrerai les diplomates ici à Bogotá aujourd'hui, et je leur dirai : « Écoutez, nous avons moins de fonds aujourd'hui pour les projets de développement, pour l'aide humanitaire, pour le soutien aux tribus indiennes en voie d'extermination. Il y a moins de soutien pour l'alternative à la guerre qu'il n'y en avait auparavant. Et on ignore que les gens perdent espoir au Venezuela voisin, dans une grande partie de la Colombie, en Équateur, en Amérique centrale et dans de nombreuses autres parties du monde. Alors, bien sûr, les gens partent vers le nord dans l'espoir d'une vie meilleure dans le Nord. Si vous ne donnez pas aux gens de l'espoir là où ils sont et de la sécurité là où ils sont, bien sûr, ils se dirigeront vers le nord, vers les États-Unis, le Canada et le Mexique. Je le ferais dans la même situation s'il n'y avait pas d'espoir pour moi et ma famille, ni une vie meilleure et si ne n'avais pas une certaine protection contre la violence.

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Tunisie. Une élection sans opposition pour Kaïs Saïed

27 août 2024, par Lilia Blaise — , ,
La liste officielle des candidats à l'élection présidentielle du 6 octobre ne compte que trois candidats, dont le chef d'État sortant Kaïs Saïed. La plupart de ses adversaires (…)

La liste officielle des candidats à l'élection présidentielle du 6 octobre ne compte que trois candidats, dont le chef d'État sortant Kaïs Saïed. La plupart de ses adversaires potentiels ont été évincés ou ont eux-mêmes jeté l'éponge face aux nombreux obstacles administratifs rencontrés pour se présenter. Beaucoup de Tunisiens observent de loin le glissement imperceptible du pays vers un régime de pouvoir personnel.

Tiré d'Orient XXI.

Dans l'ancien palais beylical de Ksar Saïd, à quelques mètres du parlement, Farouk Bouasker, président de l'Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) donne, durant une conférence de presse organisée le samedi 10 août, les noms des candidats à la présidentielle du 6 octobre 2024. Lorsqu'il s'arrête au bout de trois noms – sur les 17 candidatures déposées —, dont celui de l'actuel président de la République Kaïs Saïed, l'étonnement est palpable parmi les journalistes.

La Tunisie n'a pas connu une telle situation depuis l'élection présidentielle de 1999, sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, lorsqu'une loi constitutionnelle a autorisé d'autres candidats à se présenter. Le président avait alors gagné avec 99,45 % des voix face à deux rivaux consentis pour la forme, mais qui n'avaient aucune chance dans un système dictatorial où les résultats étaient truqués et l'opposition muselée. Deux décennies plus tard, le scrutin du 6 octobre doit servir à conforter la dérive autoritaire vers laquelle s'oriente le pays.

Course d'obstacles

L'éventualité d'un second tour n'a même pas été mentionnée dans le calendrier électoral. « Tout a été fait pour dégoûter l'électeur d'aller voter, et décourager les candidats de se présenter. C'est un piège, car la faible participation, soit par boycott soit par désintérêt, facilitera la réélection de Kaïs Saïed », explique Kamel Jendoubi, militant des droits humains et premier président de l'Instance électorale de 2011 à 2014. Déjà en juillet 2023, les élections législatives avaient connu un taux de participation exceptionnellement faible de 11 %. Jendoubi fustige également le rôle ambigu et politique joué par l'ISIE dans l'enclenchement d'un processus électoral, dénoncé par la société civile et des partis politiques de gauche comme « anti-démocratique », dans un communiqué commun publié le 1er août.

Depuis le début de la date du dépôt des candidatures qui a commencé le 29 juillet, de nombreux candidats ont en effet dénoncé les obstacles administratifs insurmontables pour se présenter. Des prisonniers politiques, dont Issam Chebbi et Ghazi Chaouachi, membres des partis de centre gauche Al-Joumhoury et le Courant démocrate et qui n'ont toujours pas été jugés depuis plus d'un an, n'ont pas réussi à se procurer les formulaires nécessaires pour récolter les parrainages, malgré les procurations signées à leurs proches depuis le début de leur détention. Et pour cause : l'ISIE a exigé une autre procuration, spécifique aux élections, pour pouvoir présenter son dossier de canditature.

Pour le parrainage, 10 000 signatures d'électeurs répartis sur 10 circonscriptions sont requises, dont 500 au minimum par circonscription, « un démarchage déjà très compliqué selon le nouveau découpage électoral qui a créé 167 circonscriptions dont certaines, très petites », explique Kamel Jendoubi. L'autre alternative était de récolter 40 signatures d'élus des collectivités locales ou encore les parrainages de 10 députés, alors que les deux chambres parlementaires sont toutes les deux acquises au président sortant. Déjà avant le dépôt des candidatures, plusieurs personnes ont été arrêtées pour tentative de falsification et d'achat de parrainages. Certaines de ces tentatives sont avérées. « Nous avons voulu éviter les risques de fraudes par rapport à 2019 donc nous avons verrouillé le système », se défend un membre de l'ISIE en marge de la conférence, sans donner plus de détails sur le processus de vérification.

Dans le cas d'Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), ses avocats ont demandé à ce qu'un huissier de justice soit envoyé à la prison de la Manouba où elle est détenue depuis octobre 2023, poursuivie dans plusieurs affaires dont celle pour « attentat dans le but de changer la forme du gouvernement ». L'huissier devait attester et valider sa procuration pour déléguer son dépôt de candidature à ses avocats. Bien que sans réponse, ses avocats ont tenu à déposer un dossier incomplet, sans parrainages : « À l'impossible, nul n'est tenu. Nous allons faire un recours auprès du tribunal administratif pour "fait du prince", et dénoncer la façon dont l'administration bloque de façon arbitraire les démarches d'un citoyen », explique Nafaa Lâaribi, l'un des représentants d'Abir Moussi.

Exclusion méthodique

Les obstacles administratifs n'ont pas touché que les membres de l'opposition en prison. En plus de la question des parrainages, il y a celle de l'obtention du bulletin n°3 (B3), l'équivalent de l'extrait de casier judiciaire. Cette exigence pour constituer un dossier de candidature, contestée par l'opposition, avait pourtant été rejetée par le tribunal administratif pour la présidentielle de 2014. L'obtention du B3 a ainsi été un obstacle pour plusieurs candidats annoncés, dont Mondher Zenaïdi, plusieurs fois ministre sous Ben Ali et vivant en France depuis la révolution de 2011.

Safi Saïd, essayiste, ancien conseiller de l'ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi et ancien député de tendance nationaliste arabe, a décidé de jeter l'éponge quand l'ISIE l'a informé une première fois que son dossier était « incomplet », sans B3 et sans suffisamment de parrainages validés par l'Instance : « J'ai clairement vu que les chances n'étaient pas égales et que les règles et les critères du jeu n'étaient pas clairs », a-t-il déclaré dans un communiqué en date du 9 août, ajoutant qu'il risquait de participer à un « one man show de très mauvais goût » selon ses mots, en référence à la probable réélection du président Kaïs Saïed. De son côté, l'amiral Kamel Akrout, ancien conseiller du président défunt Béji Caïd Essebssi (2014 – 2019) a qualifié de « mascarade » la liste des candidats retenus le 10 août, ajoutant qu'il allait boycotter l'élection.

Autre moyen mobilisé contre les candidats : la justice. Ainsi, la veille de la date butoir du dépôt des candidatures, la présidente du PDL est condamnée à deux ans de prison dans le cadre d'une affaire l'opposant à l'ISIE qui avait porté plainte contre elle pour avoir critiqué le processus électoral législatif en 2023. La plainte de l'ISIE s'est basée sur le décret 54, ciblant la diffusion de rumeurs ou d'intox et utilisé majoritairement pour museler toute voix dissidente. Le même jour, l'ancien ministre de la santé et ex-membre du parti islamiste Ennahda Abdelatif Mekki a également été condamné pour achat de parrainages à huit mois de prison avec sursis, et une interdiction de se présenter aux élections. Il est depuis assigné à résidence.

La même sentence a frappé le candidat déclaré Lotfi Mraïhi, également condamné le 18 juillet à huit mois de prison et à l'inéligibilité « à vie », une première. D'autres candidats disent avoir découvert pendant leur démarche de dépôt de dossier des poursuites judiciaires à leur encontre, à l'image de Néji Jalloul, ancien ministre de l'éducation (2015 – 2017), découvrant avoir été condamné par contumace en mai 2024 à 6 mois de prison pour falsification de parrainages dans la présidentielle de 2019.

Un « coup de strike » pour éliminer les adversaires politiques, selon les mots du journal en ligne Business News, (1) et qui a touché une dizaine de candidats dont l'ex-candidate à la présidentielle de 2019, Leila Hammami, ou encore l'homme de médias, Nizar Chaari.

Dans ce contexte électoral, les médias sont également sous pression. La journaliste indépendante Khaoula Boukrim s'est vu retirer son accréditation par l'ISIE pour couvrir la présidentielle car elle n'aurait « pas assuré une couverture neutre et objective du processus électoral ». Le Syndicat des journalistes a dénoncé à plusieurs reprises les ingérences de l'ISIE dans le travail et le contenu journalistique. Malgré les résistances de certains journalistes, la couverture de la campagne présidentielle risque d'être timorée et muselée, la plupart des émissions de radio de grande écoute s'étant vidées de leurs présentateurs et chroniqueurs les plus aguerris dans le débat politique, sans compter les journalistes en prison tels que Borhen Bsaies, Mourad Zeghidi et la chroniqueuse et avocate Sonia Dahmani qui avaient l'habitude d'analyser la situation politique.

Human Rights Watch a publié un article le 20 août (2) pour dénoncer ce climat d'exclusion, appelant le gouvernement à « cesser ses ingérences politiques dans le processus électoral » et exhortant la communauté internationale « à ne plus garder le silence » face « à un processus électoral d'ores et déjà terni ». Pour Bassam Kawaja, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de l'ONG :

  • Après avoir emprisonné des dizaines d'opposants et d'activistes de renom, les autorités tunisiennes ont écarté presque tous les concurrents sérieux de la course à la présidence, réduisant cette élection à une simple formalité.

Président ou candidat ?

Selon la liste préliminaire, ce sont Zouhair Maghzaoui, secrétaire général du parti nationaliste arabe Le Mouvement du peuple qui a approuvé le coup de force du 25 juillet 2021, ainsi qu'Ayachi Zammel, ex-député Nidaa Tounes en 2019 et président du parti libéral Azimoun, qui disputeront la mandature suprême face à Kaïs Saïed. Le recours de sept candidats – parmi lesquels Mondher Zenaïdi, Abir Moussi et Imad Daïmi, ancien conseiller du président Moncef Marzouki — dont les dossiers ont été refusés, a été rejeté par le tribunal administratif le week-end du 18 août. Entre les possibilités d'appel et de pourvoi en cassation, la bataille va durer jusqu'au 4 septembre, date à laquelle l'ISIE donnera la liste finale des candidats.

Dans ce contexte, Kaïs Saïed, qui a déclaré avoir récolté 242 000 parrainages lors du dépôt de sa candidature, est bien parti pour faire cavalier seul le 6 octobre. La campagne électorale semble avoir déjà été enclenchée avant son démarrage officiel, le 14 septembre, malgré un désintérêt que l'on suppose dans la population pour le scrutin et ses enjeux politiques, étant donné le faible taux de participation aux législatives de 2023 et pour le référendum constitutionnel de 2022. Depuis l'annonce du rendez-vous du 6 octobre, le président de la République, qui a fait connaître sa candidature sur la page officielle de la présidence de la République, enchaîne les déclarations sur l'état du pays et sur de nombreux problèmes qu'on peut assimiler à ceux d'une campagne électorale.

Ainsi, Kaïs Saïed multiplie les visites officielles dans le pays pour dénoncer les coupures d'eau à répétition, fruit de « sabotages » selon ses mots — et non du stress hydrique ni de l'état du réseau de distribution — ; l'état des transports publics qui l'a amené à ordonner l'acquisition immédiate de 1 000 bus ou encore les tentatives « d'ingérence et d'infiltration visant à perturber la situation sociale » qui le poussent à faire le point régulièrement avec le ministre de l'intérieur. Il a limogé inopinément son premier ministre Ahmed Hachani mercredi 7 août pour le remplacer par le ministre des affaires sociales Kamel Madouri, une décision inexpliquée rendue publique sur la page Facebook officielle de la présidence de la République.

Face aux critiques et à ce qu'il appelle une « campagne enragée contre l'État tunisien et le peuple tunisien souverain » menée par « d'aucuns » qui feraient partie de « lobbies », le président affirme que ces « élections ne sont pas une guerre », ajoutant, lors d'une réunion avec le ministre de l'intérieur le 23 août au Palais de Carthage, que « toutes les tentatives visant à envenimer la situation sont des tentatives désespérées ».

À l'approche de la rentrée, Kaïs Saïed se saisit aussi du dossier des enseignants suppléants précaires ou encore des conditions de travail des femmes agricoles à l'occasion de la Journée nationale de la femme le 13 août. Une chercheuse tunisienne qui a souhaité garder l'anonymat observe :

  • Sa capacité à apporter des solutions est de plus en plus questionnée, que ce soit au niveau des commentaires, parfois critiques, sur la page Facebook de la Présidence, ou via certaines invectives d'habitants qui le prennent à parti.

Un mandat de dépôt a été émis contre un enseignant à la retraite pour une publication sur Facebook critique de la visite de Kaïs Saïed à Sidi Bouzid, berceau de la révolution, le 13 août.

La diminution des mouvements sociaux

Aux problèmes du manque d'eau qui faisaient encore l'objet des récriminations de certains habitants à Sidi Bouzid lors de la visite présidentielle s'ajoute un bilan en demi-teinte pour le chef de l'État selon l'ONG anti-corruption I-Watch. Dans un rapport publié le 27 juillet, celle-ci souligne que sur les 72 promesses émises par Kaïs Saïed depuis son arrivée au pouvoir en 2019, seulement 12 % ont été tenues, alors que l'homme dispose des pleins pouvoir depuis le 22 septembre 2022. Le document dénonce notamment le flou entourant toujours certains projets comme la Fondation Fidaa pour les blessés et martyrs de la révolution et les victimes de terrorisme – un des chevaux de bataille de Kaïs Saïed —, ou encore les entreprises communautaires, censées pouvoir résoudre le problème du chômage. Pour son travail, l'ONG a été visée par une plainte de l'ISIE mi-août, accusée d'avoir publié « des sondages en période électorale » dans son rapport des cinq ans de gouvernance du Président. I-Watch a dénoncé dans un communiqué cette plainte « visant à restreindre son action ».

La relative stabilité du pays peine à faire oublier l'inflation galopante, le taux de chômage et la croissance qui stagne à 1 %. « On observe qu'il y a eu beaucoup moins de mouvements sociaux en Tunisie [depuis 3 ans], mais cela ne reflète pas une baisse du mécontentement ou du désarroi social pour autant », selon la journaliste Rim Saoudi qui intervenait lors de la conférence de presse d'I-Watch. Elle explique :

  • La baisse des protestations est liée à deux facteurs, le fait d'être taxé de « non patriote » car en bloquant la production, beaucoup de manifestants sont perçus comme des perturbateurs. Mais ils craignent aussi la criminalisation de toute forme de dissidence ou de voix critique du régime.

La journaliste oppose à la baisse de protestation sociale les chiffres alarmants de la hausse de l'émigration irrégulière : depuis le début de l'année 2024, plus de 30 000 tentatives d'émigration ont été empêchées par les autorités, et plus de 52 000 personnes ont tenté de franchir les frontières maritimes vers l'Europe, dont une majorité de Subsahariens. Dernièrement, les gardiens de but d'un club de football de Tataouine dans le sud tunisien ont fait partie de ces arrivées clandestines à Lampedusa.

Malgré ce bilan, Kaïs Saïed bénéficie encore d'un capital confiance auprès d'une partie de la population, difficile à quantifier faute de sondages. Cette frange perçoit ses campagnes de limogeages de commis de l'État ou encore ses sermons publics devant des directeurs de sociétés publiques « comme une façon d'appliquer la loi et de remettre les choses dans l'ordre », selon Boubaker, pêcheur à Radès, dans la banlieue sud de Tunis.

Pour Kamel Jendoubi, malgré le crédit dont bénéficie encore Kaïs Saïed dans certains milieux, « il faut attendre septembre pour voir si, avec les dépenses de la rentrée scolaire, les Tunisiens vont prêter attention à l'enjeu électoral et à ce qui se passe politiquement, car ce scrutin reste un enjeu très important pour l'avenir du pays », conclut-il. Pour beaucoup, la tentation du boycott reste très présente, « à cause du manque de crédibilité du processus mais surtout de l'absence d'alternative viable », ajoute la chercheuse tunisienne citée plus haut, qui attribue ce problème à plusieurs facteurs : « Le manque de charisme ou de propositions de programmes cohérents des autres candidats et aussi le vide politique qui n'a toujours pas été résorbé depuis le 25 juillet 2021. »

Notes

1- Raouf Ben Hédi, « Un strike du pouvoir élimine d'un coup dix candidats à la présidentielle », Business News, 6 août 2024.

2- « Tunisie : Des candidats potentiels à la présidence empêchés de se présenter », 20 août 2024, site de Human Rights Watch.

Rwanda-RD Congo. La guerre des récits

27 août 2024, par Archie Macintosh, Jason Stearns — , , ,
Alors que les combats font rage dans l'est de la République démocratique du Congo, les régimes de Kinshasa et de Kigali se sont lancés dans une guerre de l'information qui fait (…)

Alors que les combats font rage dans l'est de la République démocratique du Congo, les régimes de Kinshasa et de Kigali se sont lancés dans une guerre de l'information qui fait la part belle aux mythes et aux intoxications. Le Rwanda peut compter sur son armée digitale sur les réseaux sociaux, et la RDC sur quelques influenceurs, à commencer par l'essayiste conspirationniste Charles Onana.

Tiré d'Afrique XXI.

Dans sa réflexion sur la photographie de guerre, Regarding the Pain of Others (Picador, 2003), la critique Susan Sontag écrit que les images d'atrocités ne provoquent pas nécessairement d'empathie. Elles peuvent susciter « un appel à la paix. Un cri de vengeance. Ou simplement une conscience étonnée, continuellement réalimentée par les informations photographiques, que des choses terribles se produisent ».

Le conflit en République démocratique du Congo (RDC) soulève une autre possibilité : que ces photos ne soient tout simplement jamais prises. Oui, il y a 7 millions de personnes déplacées par la violence – le troisième total le plus élevé au monde après le Soudan et la Syrie, selon l'ONU –, mais celle-ci est présentée comme trop complexe, avec des dizaines de groupes armés qui se battent pour une myriade de raisons, souvent très locales. Pour de nombreux Occidentaux, elle est également « trop africaine », trop périphérique par rapport aux intérêts des superpuissances. Cela conduit à des statistiques qui donnent à réfléchir : au cours de l'année écoulée, le quotidien états-unien The New York Times a publié 53 articles sur le Congo, contre 3 278 sur l'Ukraine. Le conflit dans ce pays d'Afrique centrale n'a pas fait l'objet d'un seul sujet sur la chaîne de télévision états-unienne Fox News.

Pour les personnes touchées par la violence, les images sont bien sûr gravées dans leur mémoire. Sontag, qui écrivait à la suite des attentats du 11 septembre 2001, craignait que les images de violence n'unissent pas, mais divisent au contraire ; qu'elles ne suscitent pas le dégoût de la guerre, mais un désir de vengeance. Les récits contradictoires autour du conflit congolais, instrumentalisés par les démagogues, illustrent son propos. Ces récits, souvent considérés comme de la propagande ou des conspirations diffusées par des personnes extérieures, façonnent la prise de décision et la violence sur le terrain.

« Nous sommes prêts à nous battre »

Du côté congolais, un raccourci populaire consiste à faire porter au Rwanda la responsabilité de la violence dans l'Est. Comme l'a récemment déclaré le président Félix Tshisekedi : « Une chose est responsable de cette situation, c'est l'agression rwandaise. » Lors de la campagne électorale de 2023, à l'issue de laquelle il a été réélu, il s'est lancé dans une diatribe en public : « Je veux m'adresser au président rwandais Paul Kagame, pour lui dire ceci : puisqu'il a voulu se comporter comme Adolf Hitler en ayant des visées expansionnistes, je lui promets qu'il finira comme Hitler. »

On retrouve des hyperboles similaires de l'autre côté de la frontière, au Rwanda. Le président Paul Kagame accuse son homologue de propager l'idéologie du génocide de 1994 contre les Tutsis (qui a fait 1 million de morts en trois mois) et affirme que le M23, un groupe armé composé majoritairement de Tutsis congolais, se bat simplement pour protéger sa communauté. Bien que Kagame ait nié soutenir le M23 (ce que confirment pourtant plusieurs enquêtes de l'ONU, dont celle-ci), il a également précisé qu'il n'avait besoin de personne pour lui donner la permission d'envoyer des troupes de l'autre côté de la frontière afin de protéger ses concitoyens contre les rebelles rwandais qui colportent l'idéologie du génocide. « Nous sommes prêts à nous battre, a-t-il déclaré à la presse, nous n'avons peur de rien. »

Il est facile de trouver des failles dans ces deux récits. Kagame ne peut être tenu pour responsable de tous les conflits qui se chevauchent et s'imbriquent chez son voisin, mais, d'un autre côté, il est malhonnête d'affirmer que les rebelles rwandais au Congo, parmi lesquels figurent des génocidaires en fuite qui ont constitué le gros des dirigeants des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) en 2000, constituent encore une menace imminente pour le Rwanda. Et pourtant, ces récits fonctionnent parce qu'ils touchent des cordes sensibles.

Une guerre de perceptions

Ils trouvent un écho profond dans les deux pays car la guerre ne se déroule pas seulement sur le champ de bataille, mais aussi sur les réseaux sociaux et dans la conscience collective. Le cardinal de Kinshasa, Fridolin Ambongo, a accusé le Rwanda d'avoir des « ambitions expansionnistes » et de s'adonner au « pillage systématique » des ressources congolaises. Le chanteur Fally Ipupa, l'une des plus grandes stars de RDC, a déclaré qu'il ne se produirait plus au Rwanda. Le médecin congolais Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix en 2018, a appelé les donateurs occidentaux à sanctionner le Rwanda. Dans un sondage réalisé en 2022, 77 % des Congolais interrogés estimaient que le Rwanda était responsable du conflit dans leur pays.

Quant au Rwanda, il est clair que le parti au pouvoir se sent injustement accusé. « Le Rwanda n'hésitera jamais et ne s'excusera jamais de protéger la sécurité de son peuple », a déclaré Paul Kagame. S'il est difficile d'évaluer l'opinion populaire dans un pays aussi autoritaire – et alors que le gouvernement diffuse souvent son point de vue par le biais d'une armée digitale sur les réseaux sociaux –, de nombreux Rwandais, notamment les plus âgés, craignent que les divisions ethniques du passé soient ravivées et que l'étincelle vienne de l'est de la RDC. Trente ans après le génocide, pas moins de 25 % de la population (1) – et davantage encore au sein des rescapés du génocide contre les Tutsis – souffre de troubles de stress post-traumatique (TSPT) (2).

Le ressentiment des Congolais à l'égard du Rwanda a des racines profondes. En 1994, lors du génocide contre les Tutsis du Rwanda, 1 million de réfugiés ont traversé la frontière pour se réfugier en RDC (à l'époque le Zaïre). Parmi eux se trouvaient des éléments de l'armée rwandaise vaincue par le Front patriotique rwandais (FPR), ainsi que des milices tristement célèbres, telles que les Interahamwe (constituées de civils), responsables des massacres pendant le génocide. Deux ans plus tard, en 1996, le nouveau gouvernement rwandais, dirigé par Paul Kagame (réélu pour un quatrième mandat le 15 juillet 2024 avec plus de 99 % des suffrages exprimés), a pris la tête d'une coalition de pays voisins qui, ensemble avec une coalition des rebelles congolais, l'Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), a démantelé les camps de réfugiés et a fini par mettre un terme aux trente-deux années de règne de Mobutu Sese Seko.

Cette coalition a été suivie d'une série d'insurrections soutenues par le Rwanda : le RCD, le CNDP et, plus récemment, le M23. Chacune de ces rébellions s'est appuyée sur les communautés congolaises hutues et tutsies, et chacune d'entre elles s'est livrée à des violations des droits humains, souvent dans le but déclaré de défendre ces communautés. Des intérêts matériels réels contribuent à alimenter ces rébellions, comme l'exploitation des ressources minières, mais la violence a également été alimentée par des récits comportant une forte dose de démagogie et de révisionnisme historique.

Les thèses conspirationnistes de Charles Onana

L'un des protagonistes de ce révisionnisme est Charles Onana, un écrivain franco-camerounais prolifique. Grâce à sa petite maison d'édition, Duboiris, basée à Paris, il a publié vingt-six livres, au rythme de plus d'un par an pendant deux décennies. Malgré leur qualité disparate et leur rigueur douteuse, il a réussi à obtenir des soutiens importants. L'un de ses ouvrages, Ces tueurs tutsi au cœur de la tragédie congolaise (2009), a été préfacé par Cynthia McKinney, membre du Congrès américain. Un autre, Côte d'Ivoire : le coup d'État (2011), par l'ancien président sud-africain Thabo Mbeki. Son dernier livre, Holocauste au Congo. L'omerta de la communauté internationale (L'Artilleur, 2023), est présenté par l'ancien ministre français de la Défense de Jacques Chirac (1995-1997), Charles Millon.

La popularité d'Onana a augmenté en RDC ces dernières années en surfant sur la dernière offensive du M23 soutenue par le Rwanda, qui a débuté en novembre 2021. En mars 2024, il a été invité d'honneur par le gouvernement congolais, accueilli par une fanfare de la police et le déploiement d'une garde militaire lourdement armée, pour une série de conférences dans des universités publiques et au Parlement. On peut trouver son dernier livre partout à Kinshasa, sur les bureaux des parlementaires et dans des librairies pourtant peu achalandées. On peut aussi voir des affiches avec des agrandissements de la couverture de son livre dans certaines manifestations de Congolais de la diaspora.

Peu d'universitaires sérieux considèrent ce dernier livre comme un travail scientifique solide. Comme beaucoup de penseurs conspirationnistes, Onana fait passer des spéculations, des insinuations et des mensonges pour des conclusions scientifiques, avec des notes de bas de page élaborées et des références à des documents provenant des archives des gouvernements états-unien et français. Mais il est rare que ces sources étayent réellement ses affirmations.

Compte tenu de la complexité du conflit congolais, le plus grand atout rhétorique d'Onana est peut-être sa simplicité. Selon lui, la crise congolaise est orchestrée depuis le début par le gouvernement rwandais, qui est lui-même au service des États-Unis, des membres de l'élite française et des multinationales. Depuis 1990, lorsque le FPR de Kagame a lancé son offensive sur le Rwanda depuis l'Ouganda, « l'idée principale était d'installer à la tête du Rwanda un leader capable d'envahir le Congo-Zaïre et de s'emparer de ses richesses au profit des compagnies minières occidentales et des intérêts privés anglo-américains soutenus par certains dirigeants occidentaux », écrit-il. Résultat, selon lui : 10 millions de Congolais tués, un demi-million de femmes violées, des millions de tonnes de minerais pillées et 110 000 kilomètres carrés de forêts détruits. Des chiffres repris sans recul par le président congolais lui-même dans une interview accordée au quotidien français Le Monde en mars 2024 : « Au Congo, il y a eu 10 millions de morts », a-t-il affirmé (3).

Onana est dans la bonne moyenne, mais il manque de nuances et de rigueur. Plusieurs études de mortalité et analyses statistiques suggèrent que le nombre de décès dus aux conséquences humanitaires des conflits se chiffre en millions. Les meurtres directs sont probablement beaucoup moins nombreux, même s'ils se chiffrent en centaines de milliers. Il est également probable que des dizaines de milliers de femmes ont été violées par des groupes armés, bien que les données à cet égard soient rares.

Le génocide des Tutsis, une « supercherie »

Onana est un habitué de ce genre d'hyperboles et de déformations. Il a soutenu que « la théorie selon laquelle un régime hutu aurait planifié le “génocide” [sic] au Rwanda est l'une des plus grandes escroqueries du XXe siècle ». Sa version des événements au Rwanda a été contestée en France : il a été mis en examen en 2022 pour contestation publique de l'existence de crime contre l'humanité. En octobre 2019, sur la chaîne d'information LCI, l'auteur avait déclaré que, « entre 1990 et 1994, il n'y [avait] pas eu de génocide contre les Tutsis, ni contre quiconque ».

Ce sont ses écrits les plus récents qui étendent ces théories aux guerres en RDC. Voici la version condensée de son argumentation : le plan des rebelles du FPR de Kagame était depuis le début de pousser une grande partie de la population rwandaise à fuir au Congo, car cela lui fournirait – ainsi qu'à ses alliés états-uniens et aux industriels – une bonne excuse pour envahir le Zaïre, renverser Mobutu et piller les minéraux congolais.

Comme toute bonne conspiration, il est difficile de réfuter certains des éléments avancés, même si l'auteur n'apporte que peu de preuves. Il mélange des faits bien connus avec des demi-vérités et des mensonges. En 1994, quelque 1,3 million de réfugiés rwandais ont effectivement fui vers la RDC (beaucoup d'autres ont fui vers la Tanzanie). Mais cela faisait-il partie d'un complot visant à modifier la démographie rwandaise en faveur des Tutsis, et d'un stratagème visant à créer un prétexte pour envahir le Zaïre ? Malgré les documents qu'il cite, il manque de preuves. Et les éléments circonstanciels suggèrent le contraire : en 1996, lorsque la nouvelle armée rwandaise (contrôlée par Kagame) a envahi le Zaïre, la grande majorité des réfugiés sont rentrés chez eux, au Rwanda. Ceux de la Tanzanie voisine ont fini par le faire également. Si l'objectif était de modifier radicalement les proportions ethniques du Rwanda, cela n'a pas fonctionné.

L'aveuglement de Washington et le mythe d'un « Tutsiland »

Concernant le rôle des États-Unis, l'administration Clinton, qui culpabilisait d'avoir joué un rôle déterminant dans le retrait des Casques bleus pendant le génocide, s'est montrée compréhensive à l'égard du nouveau gouvernement du FPR. Elle a apporté un soutien humanitaire et a contribué à la mise en place d'une campagne visant à convaincre les réfugiés de rentrer chez eux, à la création d'un programme de déminage et, ce qui est le plus controversé, à la formation d'officiers rwandais à la contre-insurrection.

Cette politique était à courte vue. Le soutien au nouveau régime et l'empathie pour les traumatismes subis par la société rwandaise ont aveuglé la politique de Washington, l'amenant à fermer les yeux ou à ignorer les rapports faisant état des massacres commis par les nouvelles autorités rwandaises et le FPR à l'intérieur du pays et au Zaïre (renommé RDC en 1997). Les mots de l'attaché de défense états-unien en poste à l'époque à Kigali, le lieutenant-colonel Tom Odom, commentant un massacre de personnes déplacées à Kibeho, au Rwanda, en 1995, sont à ce titre révélateurs : « Les morts étaient tragiques… Par rapport aux 800 000 morts du génocide, les 2 500 morts n'étaient qu'un dos d'âne. » Néanmoins, les preuves démontrant un plan d'ensemble préconçu et soutenu par les États-Unis dans le but de piller les ressources congolaises, comme l'affirme Onana, sont faibles.

Dans la deuxième partie de son livre, l'ethnicité occupe une place prépondérante et troublante. Selon Onana, depuis les années 1980, Kagame et le président ougandais Yoweri Museveni auraient l'intention de créer un « empire Tutsi-Hima » s'étendant de l'Ouganda au Rwanda, au Burundi et à la RDC. L'objectif de ce « Tutsiland », comme il l'appelle, serait de permettre aux puissances anglo-saxonnes d'exercer une influence sur l'ensemble de l'Afrique. Leurs tentacules seraient très étendues : « Un puissant lobby anglo-saxon travaille sur ce dossier depuis des années, avec des liens étroits au bureau du secrétaire général des Nations unies, dans d'autres agences de l'ONU, en Allemagne, au Congrès américain, en Grande-Bretagne et au bureau de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) [rebaptisée Union africaine en 2002, NDLR] », écrit l'auteur franco-camerounais.

Il laisse par ailleurs entendre que Kagame a utilisé des femmes pour gagner la confiance des chefs d'État du Congo-Brazzaville, de la République centrafricaine et d'ailleurs. Les racines de ce stéréotype rappellent la propagande génocidaire : les femmes tutsies étaient souvent dépeintes comme une cinquième colonne, un ennemi intime, cherchant toujours à défendre leur « race » par des moyens détournés. On en trouve des exemples dans Kangura, la publication qui diffusait des messages de haine pendant la période précédant le génocide. Ainsi, une caricature de février 1994 suggère que Roméo Dallaire, général de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar), a choisi le camp du FPR parce que séduit par une femme tutsie...

« Ils sont tous pareils »

Des rappels de cette rhétorique restent omniprésents au Congo. En 2023, l'ancien ministre Justin Bitakwira, un allié du président congolais, a déclaré dans une interview : « Un Tutsi est un criminel né. Ils sont tous pareils. Quand on voit un Tutsi, on voit un criminel. Quand ils sont en position de faiblesse, ils peuvent dormir dans votre lit pendant six mois. Et lorsqu'ils accèdent au pouvoir, ils nient vous avoir jamais connu. Je n'ai jamais vu une race aussi méchante. » Boketshu Wayambo, un influenceur populaire de la diaspora, a publié une vidéo sur YouTube dans laquelle il proclame : « Frères à Kinshasa, vous devriez cibler les Rwandais, tous les Tutsis qui sont à Kinshasa... Ils sont en train de transformer la terre de Dieu en un Tutsiland ! » Deux universitaires de la région ont dressé une liste de vingt-sept diffusions sur YouTube contenant un discours similaire et visionnées des centaines de milliers de fois (4).

Ironiquement, en dépit des références nationalistes invoquées par ces démagogues, ces obsessions ont une origine clairement coloniale. Les colons européens dans cette région, inspirés par les théories raciales en vogue aux États-Unis et en Europe à l'époque, étaient influencés par l'« hypothèse hamitique » – du nom biblique de Cham, qui déshonora son père, Noé, et fut maudit pour être le « serviteur des serviteurs » –, selon laquelle tout signe de sophistication dans l'architecture, la culture ou la politique africaines devait forcément être d'origine étrangère, apporté par les descendants des peuples du Moyen-Orient en Afrique.

En 1902, un prélat catholique français a déclaré à propos des Tutsis : « Leur apparence intelligente et délicate, leur amour de l'argent, leur capacité à s'adapter à toutes les situations semblent indiquer une origine sémitique. » (5) Un religieux belge décrivait quant à lui en 1948 les Hutus comme « le type le plus commun de Noirs, brachycéphales et prognathes, au goût et aux aptitudes agronomiques, sociables et joviaux [...] aux lèvres épaisses et au nez écrasé, mais si bons, si simples, si loyaux » (6).

Ces récits ont des impacts réels. Par exemple, Onana régurgite, dans un langage pseudo-scientifique, le mensonge selon lequel les Tutsis congolais de la province du Sud-Kivu, où ils sont appelés Banyamulenge, seraient des immigrés récents et n'auraient donc aucun droit à la citoyenneté – et donc à la terre – au Congo. Il affirme que toutes les guerres qui ont éclaté dans l'est de la RDC depuis la chute du président Mobutu ont été alimentées par les revendications « fallacieuses » des Banyamulenge.

Le croquemitaine dont le Rwanda avait besoin

Ce faisant, Onana laisse commodément de côté les nombreuses sources tirées d'histoires orales et de documents coloniaux qui montrent que cette communauté vit sur les hauts plateaux du Sud-Kivu depuis le XIXe siècle au moins, et probablement avant. Là encore, les confabulations d'Onana ne sont pas anodines : Martin Fayulu, un leader de l'opposition congolaise, a fait de la négation de l'identité banyamulenge un argument de campagne ; le député Muhindo Nzangi, qui est ensuite devenu ministre de l'Éducation, a fait des déclarations similaires en 2020 ; et les groupes armés de la province du Sud-Kivu appellent constamment à l'expulsion de tous les Banyamulenge du Congo.

Selon Charles Onana, les institutions congolaises ont été systématiquement infiltrées par des Tutsis. Dans un discours tenu à l'université de Kinshasa le 17 mars 2024, il a appelé le gouvernement à traquer et à extirper ces « traîtres ». Évoquant les nombreux rapports (de l'ONU notamment) selon lesquels l'armée congolaise est responsable d'abus généralisés dans le conflit en cours, il écrit : « Ce ne sont pas des [officiers] militaires congolais qui commettent les crimes mentionnés dans ces rapports, mais des mercenaires rwandais et burundais et des miliciens banyamulenge intégrés dans cette armée. Au sein des FARDC, ils font exactement ce qu'ils ont toujours fait en tant que miliciens ou mercenaires dans leurs “rébellions” respectives. » Inutile de dire que c'est absurde : il est largement prouvé que les soldats congolais issus d'autres communautés se sont également rendus coupables de nombreuses exactions.

Onana, de manière perverse, pourrait bien être le croquemitaine dont le Rwanda avait besoin. De leur côté, les dirigeants rwandais présentent leur propre histoire, également trompeuse, pour justifier leurs actions. Il n'y a pas d'exemple similaire à celui d'Onana pour diffuser leur version des événements. Le pouvoir de Kigali est organisé différemment, avec peu de place pour les voix indépendantes. C'est le gouvernement lui-même, par le biais de ses médias affiliés et de ses sympathisants en ligne, qui alimente les débats.

Le président Paul Kagame, arrivé au pouvoir en 2000 après avoir été vice-président et ministre de la Défense à partir de 1994, a établi un lien entre la situation actuelle en RDC et le génocide des Tutsis lors des 30e commémorations du génocide, en avril 2024. Soulignant le crescendo des discours de haine à l'encontre des membres congolais de la communauté tutsie, il a déclaré : « Les auteurs du génocide ne sont pas les seuls à avoir commis des actes de génocide. Les auteurs du génocide au Rwanda, qui ont fui en 1994, ont depuis lors collaboré avec les gouvernements de la RDC. Et ce qu'ils font aujourd'hui s'apparente à un génocide. » Son gouvernement affirme que les FDLR sont intégrées dans l'armée congolaise dans le but de retourner au Rwanda et de poursuivre leur projet génocidaire.

Prophétie autoréalisatrice

Onana est une cible privilégiée du gouvernement rwandais, en particulier de son armée numérique, hyperactive sur les réseaux sociaux. Kigali l'accuse de minimiser ou de nier le génocide de 1994 et d'attiser la haine contre la communauté tutsie. Un site lié au gouvernement qualifie son livre de « bible de la haine », un compte similaire sur X (ex-Twitter) dit qu'il est devenu « le totem de ces manifestations [anti-Rwanda], de Paris à Bruxelles, de Goma à Kinshasa » (voir ci-dessous).

Certaines parties du récit rwandais sont exactes. L'armée congolaise a une longue histoire de collaboration avec les FDLR, y compris au cours des dernières années. Et il ne fait aucun doute que la communauté tutsie congolaise souffre de discriminations et est persécutée. Le problème est que les autorités rwandaises se trompent de séquence : aucun de ces facteurs ne semble avoir provoqué leur soutien récent au M23. Au contraire, l'intervention militaire rwandaise a été une prophétie autoréalisatrice, aggravant le sentiment anti-Tutsis et relançant la collaboration entre l'armée congolaise et les FDLR.

Il est utile de remonter à janvier 2019, lorsque Félix Tshisekedi est arrivé au pouvoir. Après son investiture, il a cherché à intensifier la collaboration avec le Rwanda. Il s'est rendu à Kigali et a déposé une gerbe au mémorial du génocide de Gisenyi, une première pour un dirigeant congolais. Kagame lui a rendu la pareille quelques mois plus tard en assistant aux funérailles du père de Tshisekedi à Kinshasa, sous les applaudissements de la foule dans le stade national. Le chef de l'État congolais a ensuite poursuivi la politique de son prédécesseur qui consistait à autoriser les troupes rwandaises à se déployer dans l'est de la RDC et à mener des opérations ciblées, souvent aux côtés des troupes congolaises, contre les rebelles rwandais. En septembre 2019, ils ont tué le chef des FDLR, le général Sylvestre Mudacumura. Quelques mois plus tard, ils ont éliminé Laurent Ndagijimana, le chef d'une faction dissidente des FDLR, le Conseil national pour le renouveau de la démocratie (CNRD).

Brève lune de miel

Cette collaboration militaire a duré jusqu'aux premiers mois de 2021. En juin de cette année-là, Tshisekedi a rendu visite à Kagame au Rwanda. Ils ont signé plusieurs accords, dont un qui donnait à une société proche du FPR le droit de raffiner l'or d'une importante société d'extraction aurifère de l'État congolais. En novembre 2021, Kagame a une nouvelle fois rencontré son homologue à Kinshasa – en marge d'une conférence sur la masculinité positive – où les deux hommes ont réaffirmé leur collaboration.

Pendant ce temps, la partie sud de la province du Nord-Kivu, où le M23 est apparu, était relativement calme. De nombreuses troupes congolaises s'étaient déplacées vers le nord, où elles se battaient contre des rebelles islamistes, les Forces démocratiques alliées (Allied Democratic Forces, ADF, affiliées à l'État islamique en Afrique centrale). Avant le retour du M23 en novembre 2021, il y avait peu de signes d'une menace imminente de la part du gouvernement congolais ou des FDLR pour le Rwanda.

Une explication probable de ce qui a déclenché l'escalade réside dans les relations contrariées du Rwanda avec deux autres voisins. Mi-2021, Félix Tshisekedi a commencé à renforcer ses liens avec l'Ouganda, signant des accords de construction de routes et d'investissements. Puis, le 16 novembre 2021, un trio de kamikazes s'est fait exploser dans le centre de Kampala, la capitale ougandaise, tuant 4 personnes et en blessant 37. Le gouvernement ougandais a alors déployé plusieurs milliers de soldats en RDC pour mener des opérations conjointes contre l'ADF, tenue pour responsable de l'attentat. Cette projection de la puissance militaire et économique de l'Ouganda en RDC a été perçue comme une menace par les responsables de la sécurité du Rwanda.

Au même moment, le gouvernement burundais, qui avait (et a toujours) également des relations tendues avec le Rwanda, déployait son armée en RDC contre un groupe rebelle burundais basé sur son territoire. Le Rwanda s'est senti cerné par des forces hostiles et a réagi en déployant entre 3 000 et 4 000 soldats en RDC pour soutenir le M23.

D'immenses intérêts économiques en jeu

Les motifs sécuritaires et économiques sont difficiles à démêler. Le Rwanda, tout comme l'Ouganda et le Burundi, profite de l'instabilité en RDC. Même avant la crise du M23, il a tiré parti de la faiblesse de l'État pour projeter ses propres réseaux économiques dans l'arrière-pays congolais en soutenant les réseaux de trafiquants qui font passer de grandes quantités d'or, d'étain et de tungstène au Rwanda (7). Depuis 2016, l'or passé en contrebande depuis la RDC est la principale exportation de chacun de ces trois pays – certaines années, il a représenté jusqu'à la moitié de leurs exportations.

Un argument similaire peut être avancé en ce qui concerne la persécution des Tutsis congolais. Ce phénomène ne fait aucun doute. Pourtant, il n'y a pas eu de recrudescence du sentiment anti-Tutsis avant la réapparition du M23, en novembre 2021. Certes, quelque 80 000 Tutsis congolais vivent dans des camps de réfugiés au Rwanda, certains depuis près de trente ans. Et certes, le sentiment anti-Tutsis est instrumentalisé par les politiques congolais pour gagner en popularité et détourner l'attention des Congolais et ainsi éviter d'assumer leurs échecs socio-économiques. Mais il semble peu probable que cela ait été la principale motivation du Rwanda pour soutenir le M23 – dans toutes les réunions entre Tshisekedi et Kagame avant le réveil de la rébellion, dont la dernière date de mi-2021, il n'y a aucune trace publique de cette question.

Les protestations du Rwanda au sujet de la discrimination touchant les Tutsis ne correspondent pas non plus à la façon dont son gouvernement a traité les réfugiés tutsis congolais dans son propre pays. Par exemple, en 2018, la police a ouvert le feu sur une foule de réfugiés banyamulenge qui protestaient contre la réduction de leurs rations alimentaires, tuant au moins douze personnes. Le CNDP et le M23 ont aussi procédé à plusieurs reprises au recrutement forcé de civils tutsis, dont des enfants, dans des camps au Rwanda, ce qui a été documenté par plusieurs rapports (ici et notamment) des enquêteurs de l'ONU.

Le rêve du « Grand Rwanda »

C'est plutôt en réponse à la rébellion du M23 que les persécutions contre la communauté tutsie ont augmenté en s'appuyant sur les mêmes arguments conspirationnistes qu'Onana cherche à crédibiliser et à infuser. En novembre 2023, dans la ville frontalière de Goma, une foule a lynché un soldat banyamulenge, qu'elle a accusé d'être un combattant du M23 en raison de ses traits physiques. Selon l'ONG Human Rights Watch, plusieurs Tutsis ont été tués dans des circonstances similaires, tandis que des dizaines de personnes ont été arrêtées en raison de leur identité ethnique. Le Rwanda a pu pointer du doigt ces cas de haine et d'extrémisme, arguant qu'il s'agissait là des véritables sources du conflit.

Enfin, certaines personnalités rwandaises influentes ont justifié l'intervention en RDC en évoquant un « Grand Rwanda » et en rappelant que le Rwanda a des prétentions historiques sur certaines parties de l'est de la RDC qui remontent au XIXe siècle. Il existe un précédent célèbre : alors que le Rwanda lançait sa première invasion du Zaïre, en 1996, le président de l'époque, Pasteur Bizimungu, avait montré à des diplomates la carte d'un Rwanda 50 % plus grand que ses frontières actuelles qui s'étendait à l'intérieur de la RDC. Des cartes similaires ont été montrées lors des itorero, des programmes d'éducation civique organisés dans tout le pays au cours desquels les participants ont été informés de l'âge d'or précolonial supposé du Rwanda. Kagame a repris ce thème dans un discours en 2023, en déclarant : « En ce qui concerne le M23 [...], vous devez savoir que les frontières tracées pendant la période coloniale ont découpé nos pays en morceaux. Une grande partie du Rwanda a été laissée de côté, l'est du Congo et le sud-ouest de l'Ouganda. [...] C'est l'origine du problème. »

Même si les frontières du passé justifiaient une agression militaire (ce n'est pas le cas), la revendication du Rwanda sur l'est de la RDC est ténue. Comme l'ont souligné des historiens, les armées rwandaises n'ont occupé que brièvement des petites parties de cette région au XIXe siècle, sans jamais les contrôler totalement. Et si certains chefs locaux leur ont rendu hommage, ils étaient aussi souvent farouchement indépendants. Malheureusement, ces récits historiques renforcent également au Congo l'idée d'une volonté du gouvernement du Rwanda d'établir un « Tutsiland », fantasme colporté par Charles Onana et par d'autres.

Un discours séduisant

Malgré ses nombreuses inexactitudes, Onana a touché un point sensible. Fatigués des guerres sans fin et des interventions internationales, de nombreux Congolais – à en juger par les centaines de milliers de personnes qui ont vu ses vidéos sur YouTube – semblent être d'accord avec cette réécriture inversée des causes de la guerre. Si le Congo est dans cette situation désastreuse après vingt-huit années de conflits, c'est que quelqu'un a voulu qu'il en soit ainsi, se disent-ils. Cette logique du « cui bono » (« à qui profite le crime ? ») est séduisante. Les souffrances du Congo ont été si colossales qu'il est rassurant de penser qu'elles sont le résultat d'un complot mondial.

Il est vrai qu'en ce qui concerne le Rwanda et ses interventions répétées, la communauté internationale a été complice. Le Rwanda dépend encore largement de l'aide. Selon la Banque mondiale, le pays a reçu 1,25 milliard de dollars d'aide publique au développement en 2021, soit 74 % des dépenses du gouvernement central. Son logo « Visit Rwanda » figure sur les maillots des clubs de football d'Arsenal (Angleterre), du Bayern Munich (Allemagne) et du Paris Saint-Germain (France). En pleine offensive du M23 en 2022, des dirigeants du monde entier ont assisté au sommet bisannuel du Commonwealth accueilli par Kagame. Et, en 2023, plusieurs célébrités – dont le comédien Kevin Hart, l'acteur Idris Elba et le ministre britannique des Affaires étrangères Andrew Mitchell – ont été les invités d'honneur de la cérémonie gouvernementale de baptême des gorilles. Alors que les États-Unis, alliés traditionnels du Rwanda de Kagame, se montrent de plus en plus critiques à l'égard de son intervention en RDC, beaucoup d'autres pays continuent de souscrire à la thèse rwandaise selon laquelle il ne fait que se protéger et protéger la communauté tutsie, ou au moins détournent leur regard.

Mais il est difficile de trouver des preuves des conspirations plus vastes qu'Onana essaie de vendre. Si l'on met de côté les allégations d'empires tutsis, il y a la question plus crédible du profit des entreprises. Il ne fait aucun doute que beaucoup ont tiré parti des guerres congolaises, des marchands d'armes aux politiciens cyniques. Mais qu'en est-il des multinationales ?

Extractivisme et corruption

Lorsque le code minier a été rédigé, en 2002, avec le soutien de la Banque mondiale, sa logique était que la privatisation des ressources minérales – qui étaient toutes sous le contrôle de l'État sous Mobutu – conduirait à une plus grande prospérité. Pour ce faire, le code prévoyait de généreuses incitations fiscales pour que les étrangers investissent dans un environnement risqué. Au cours de la décennie suivante, les entreprises ont fini par s'emparer des concessions minières les plus lucratives, parfois dans des circonstances douteuses, des centaines de millions de dollars disparaissant au profit d'intermédiaires et de politiciens véreux.

Le Trésor public congolais en a aussi profité : son budget national en 2024 est au moins vingt fois plus élevé qu'il ne l'était en 2002. Et pourtant, le pays reste un lieu d'extraction de matières premières où la valeur ajoutée est faible, voire inexistante, et où de grandes quantités de capitaux s'envolent vers des paradis fiscaux offshore. Mais ces injustices sont liées à l'organisation plus large de l'économie mondiale et ne sont pas inhérentes à la RDC.

L'exploitation minière est à forte intensité de capital et nécessite une stabilité politique et des infrastructures de qualité. On voit donc mal comment cette guerre du M23 a pu favoriser le capital international. Par ailleurs, ce capital n'est pas intrinsèquement lié à la politique états-unienne : la plus grande société minière de la RDC est aujourd'hui Glencore PLC, dont le siège est en Suisse, et qui est cotée aux Bourses de Londres et de Johannesburg ; la plupart des autres grandes sociétés minières sont chinoises ; enfin, l'entrepreneur minier le plus important de la période postconflit est sans doute Dan Gertler, un milliardaire israélien qui a été sanctionné par le gouvernement états-unien pour corruption en RDC.

En outre, la quasi-totalité de ces grandes exploitations minières est située loin des zones de conflit. Là, des chaînes d'approvisionnement relient les mineurs à des négociants et à des centrales d'achat internationales basées dans le monde entier, qui expédient le minerai à l'étranger pour qu'il y soit raffiné. L'or, de loin le produit le plus précieux à l'heure actuelle, est acheminé vers les Émirats arabes unis via l'Ouganda, le Burundi et le Rwanda. L'étain est traité en Asie de l'Est et en Asie du Sud-Est. De nombreux acteurs internationaux profitent donc du chaos qui règne en RDC. Cependant, une grande partie de ces profits est liée aux injustices systémiques de l'économie mondiale et non à une conspiration visant à aggraver le conflit sur place. L'apathie et le caractère exploiteur du système international, et non l'intention criminelle, sont probablement les principaux coupables.

Des visions qui alimentent les violences

Cet attentisme nous ramène aux comparaisons entre la RDC et d'autres grands cataclysmes de notre époque : Gaza, l'Ukraine, la Syrie. La crise de la RDC occupe une place médiatique et diplomatique marginale par rapport à ces conflits. Cette indifférence a permis aux relations personnelles – comme celles entre certains membres des institutions états-uniennes, françaises et britanniques et l'élite dirigeante du Rwanda – et à la culpabilité liée à l'inaction pendant le génocide de 1994 d'influencer les décisions politiques.

Les récits de certaines élites politiques de Kinshasa qui vendent une histoire unique, à savoir que le Rwanda est irrédentiste et impérial et cherche à tirer des bénéfices en faisant la guerre à son voisin, ont plusieurs conséquences néfastes : non seulement cette ligne de raisonnement peut attiser les stéréotypes ethniques et la persécution, mais elle permet aussi au gouvernement congolais de se dédouaner de ses propres manquements et de ses transgressions.

À Kigali, un scénario contradictoire, mais à bien des égards complémentaire, s'est aussi installé. Le Rwanda y est dépeint comme la victime incomprise et infortunée de militants occidentaux des droits humains en croisade et de responsables congolais aux intentions génocidaires. Le Rwanda nie officiellement être impliqué en RDC, mais affirme que s'il l'était, ce serait dans le cadre d'un combat noble pour se défendre et protéger les Tutsis congolais.

Ces deux visions qui se renforcent mutuellement alimentent la violence et empêchent de trouver des solutions à la crise persistante. Il y a aussi, bien sûr, des intérêts en jeu : les élites de la RDC et du Rwanda profitent énormément du conflit, tout comme les multinationales. Il est vrai aussi que les gouvernements d'Europe et des États-Unis ont joué un rôle important dans l'exacerbation de la crise. Pourtant, pour résoudre ces conflits, il faut s'intéresser à la manière dont ces discours sont racontés et légitimés, et aux raisons pour lesquelles ils séduisent les acteurs politiques ainsi qu'un public plus large dans la région et au-delà. Tant que Kinshasa pourra rejeter la responsabilité sur le « méchant Rwanda » et que Kigali pourra pointer du doigt les milices xénophobes en RDC, il sera difficile de trouver une solution durable au conflit.

Notes

1- Paul Nkubamugisha Mahoro, Prévalence de l'ESPT dans la population rwandaise. Diversités de figures cliniques et comorbidités, Thèse de doctorat. Université de Genève, 2015.

2- Musanabaganwa C, Jansen S, Fatumo S, Rutembesa E, Mutabaruka J, Gishoma D, Uwineza A, Kayiteshonga Y, Alachkar A, Wildman D, Uddin M, Mutesa L., « Burden of post-traumatic stress disorder in postgenocide Rwandan population following exposure to 1994 genocide against the Tutsi : A meta-analysis », J Affect Disord, octobre 2020.

3- Coralie Pierret, « Félix Tshisekedi, président de la RDC : “Le Rwanda n'est pas seul responsable des malheurs du Congo” », Le Monde Afrique, 30 mars 2024.

4- Felix Mukwiza Ndahinda, Aggée Shyaka Mugabe, « Streaming Hate : Exploring the Harm of Anti-Banyamulenge and Anti-Tutsi Hate Speech on Congolese Social Media », Journal of Genocide Research, mai 2022.

5- Cité par Gérard Prunier dans The Rwanda Crisis : History of a Genocide (1959–1994), Hurst & Co, 1995.

6- Cité par Jean-Pierre Chrétien dans L'Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d'histoire, Aubier, 2000.

7- Kigali a exporté 654 millions de dollars d'or en 2022 selon les derniers chiffres du FMI, et 176 millions de dollars d'étain et de tungstène, dont une grande partie provient probablement de l'est de la RDC.

Soudan, une histoire chaotique (1/4)

27 août 2024, par Olivier Vallée — , ,
Entre les massacres des populations de Gaza et la guerre fratricide de l'Ukraine et de la Russie, les populations du Soudan sont chassées, pillées et affamées sans que la (…)

Entre les massacres des populations de Gaza et la guerre fratricide de l'Ukraine et de la Russie, les populations du Soudan sont chassées, pillées et affamées sans que la communauté internationale ne s'en alarme outre mesure. Cette tragédie oubliée frappe pourtant une immense contrée au cœur de l'Afrique, dessinée par l'empire ottoman dès 1821 et devenue la caricature de la colonisation britannique après 1898, dont le sort est décisif pour les nouveaux équilibres régionaux.

Tiré de MondAfrique.

Dans ce premier papier d'une série consacrée au Soudan, Mondafrique revient sur l'histoire mouvementée et sur l'importance géopolitique de ce grand pays hélas livré à une guerre civile sans précédent entre deux clans militaires.

Paris enviait à Londres ce morceau d'Afrique irrigué par le Nil et prolongement de l'Égypte, qui fut longtemps un fleuron de « la sublime Porte ». Le Mali n'avait-il pas été baptisé « le Soudan français » par la France coloniale ? La fascination pour cette immense tranche du cake africain découpé à la conférence de Berlin en 1885 et livré à l'Angleterre était totale.

Les maitres nouveaux étrangers du Soudan ont vite fait d'abandonner le Sud, peuplé de Noirs, aux razzias d'esclavagistes venus de la mer rouge et de l'océan indien. Le nord du Soudan où se trouve la capitale Khartoum est considéré par les colonisateurs comme une zone dotée de quelques rudiments de service public et d'infrastructures qui permettent d'exploiter le potentiel agricole considérable de terres fertiles.

Quand le Soudan devient une nation indépendante, l'élite éduquée du Nord s'installe au pouvoir. La division du pays se renforce : un centre arabe qui génère un système d'exploitation ; dans les régions périphériques, le Darfour et le Sud du pays à la frontière de l'Érythrée notamment, des groupes nomades et des sédentaires négro-africains.

Des guerres civiles à répétition

Les premières élites intellectuelles et/ou économiques sont historiquement liées aux grands partis politiques soudanais que sont le Democratic Unionist Party (DUP) mené par la famille Mirghani et adossé à la confrérie de la Khatmyya et le National Umma Party (NUP) dirigé par la famille Al Mahdi qui s'adosse aux Ansar (les Ansar sont les « compagnons » de la famille Al Mahdi descendante de Mohamed Ahmed Ibn Abdallah qui se proclame Mahdi à la fin du XIXe siècle et établit, après avoir chassé Turcs et Britanniques, un régime théocratique au Soudan).

Les divisions religieuses et raciales, les inégalités économiques et l'exclusion des partis politiques de la vie institutionnelle vont susciter des guerres civiles à répétition.

La sécession du Sud

Le Sud finira par faire sécession et possède à présent sa capitale et son gouvernement à Juba. Au Nord, la vie politique est marquée par l'alternance et parfois la conjugaison d'une forme démocratie parlementaire et de régime militaire. Il en ressort la formation d'un État prédateur et autoritaire que ses dirigeants, civils ou en uniforme, reproduisent dans le temps. Dans ce contexte, la guerre devient un mode d'expression politique d'autant plus que le pays est marqué par la grande révolte du Mahdi qui va défaire l'empire britannique en la personne de Gordon Pacha.

Après l'accession à la souveraineté nationale, la révolution apparait au Soudan comme une voie de libération incarnée par un puissant parti communiste. Les Américains y mettront bon ordre en favorisant la réaction et les militaires. Un jeu dangereux qui aboutit en 1989 à l'accession au pouvoir du National Islamic Front (NIF)qui deviendra le National Congress Party (NCP), dont le programme est inspiré par la Malaisie : une administration autoritaire, un Islam militant et la suprématie raciale arabe.

La parenthèse démocratique

Dix ans après, en 1999, ce cocktail explosif de pouvoir sans partage est servi par l'extraction abondante de pétrole. L'élite de la capitale s'enrichit un peu plus et la périphérie s'appauvrit davantage. L'industrie pétrolière est accaparée par le haut commandement militaire, les grands commerçants et les castes de l'administration. Conforté par de puissants alliés internationaux et soucieux de préserver l'identité arabo-musulmane, le régime signe avec la rébellion du Soudan du Sud, le SPLM, des accords de paix en 2005. Ces accords de paix prévoient l'organisation d'un référendum d'autodétermination du Soudan du Sud en 2011 et la tenue d'élections nationales « libres » en 2010.

Durant cette période (début des années 2000 à 2010), et malgré le conflit meurtrier du Darfour, le Soudan connaît une période de (très) relative libéralisation politique. Les partis politiques sortent de la clandestinité et commencent à reprendre des activités, de multiples associations et syndicats étudiants se créent ou se mobilisent pour contester la domination des groupes islamistes liés au pouvoir sur les campus.

De nombreuses associations et ONG voient le jour dans le sillage du regain d'activité des partis politiques, du conflit au Darfour et de l'apport financier des ONG internationales.

Omar El Bechir, l'homme clé

Il ne faut certes pas surévaluer cette libéralisation politique : les partis politiques sont toujours sévèrement contrôlés, la presse subit la censure et la violence de la National Intelligence Security Service (services secrets). On verra ce@e mouvance civile tenter de revenir au premier plan avec l'évic2on d'Omar el Béchir.

Celui-ci a d'ailleurs bati son pouvoir les services extérieurs et intérieurs de sécurité soudanais. Lesquels onten charge de contrôler la presse et les opposants et commande un certain nombre d'unités paramilitaires -comme les Rapid Support Forces- jusqu'en 2018. C'est l'année du réaménagement du système soudanais de défense et de sécurité.

Cette fin de rêgene d'Omar el Béchir coincide, hélas, avec début de la terrible guerre qui oppose les Sudan Armed Forces (SAF) du chef des armées et les Rapid Support Forces (RSF) des militaires dissidents.

« J’ai fini par donner ma fille sinon ils l’auraient prise de force »

27 août 2024, par Mehdi Labzaé — , ,
Durant dix-huit mois, le chercheur Mehdi Labzaé a parcouru les camps de déplacés du Tigray de l'Ouest, dans le nord de l'Éthiopie. Il a recueilli des centaines de témoignages (…)

Durant dix-huit mois, le chercheur Mehdi Labzaé a parcouru les camps de déplacés du Tigray de l'Ouest, dans le nord de l'Éthiopie. Il a recueilli des centaines de témoignages de survivants de la guerre que se livrent les nationalistes amharas et les Forces de défense du Tigray. Ce deuxième volet dévoile notamment la notion de « pureté » ethnique utilisée pour trier les populations et la mise en esclavage d'une partie d'entre elles.

Tiré d'Afrique XXI.

Les propos de survivants originaires de Delesa Qoqah confirment le caractère planifié et organisé des massacres, des arrestations et des expulsions. Ils affirment avoir demandé au nouvel administrateur de leur donner des cartes d'identité afin qu'ils puissent se maintenir légalement sur zone : « On a demandé à Gétenet Alemu, l'un des administrateurs, et il a dit : “C'est au-dessus de mes responsabilités, je n'ai pas eu d'ordre clair”, puis quand il est revenu d'une réunion à Addi Remets, il a dit : “Moi, je ne vous sauverai pas.” » La hiérarchie administrative donnait des ordres, et les massacres n'ont pas été commis dans un contexte d'effondrement des chaînes hiérarchiques. Ils sont le résultat d'un emballement de la politique de nettoyage ethnique entamée dès les premières semaines de la guerre.

Les habitant·es qui mentionnent Gétenet Alemu le connaissaient depuis des décennies. C'est là toute la complexité et la tragédie de la situation : à Wolqayt, avant la guerre, se trouvaient des locuteurs du tigrigna originaires d'autres zones du Tigray, dont certains avaient été installés là, surtout dans les basses terres, par le régime du Front de libération du peuple du Tigray (TPLF), qui avait administré la zone jusqu'en novembre 2020. À l'arrivée des nationalistes amharas, ces gens ont fui en masse. Mais, dans les hautes terres et plus près du Tekezé, d'autres locuteurs du tigrigna sont restés et ont rejoint les nouveaux maîtres et leur revendication d'un « Wolqayt amhara ». Nombreux étaient les habitants de Wolqayt à avoir des raisons d'en vouloir au TPLF, notamment quant aux enjeux fonciers, et certains ont donc accueilli favorablement les miliciens, en se déclarant alors « Amharas ».

Les miliciens qui sont arrivés de la région Amhara ont dû cohabiter avec ces Wolqaytés qu'ils disaient « libérer » du joug tigréen. Souvent, les nouvelles administrations locales ont été peuplées à la fois d'anciens habitants et de nouveaux, armés. Des familles ont été divisées. À May Gaba, un fils a rejoint les TDF après avoir vu les exactions commises par son père, membre de la nouvelle équipe de l'administration. Abrha (1), le survivant du massacre de May Gaba cité dans la première partie de ce récit, se souvient des Wolqaytés de la nouvelle administration qui identifiaient les Tigréens pendant la rafle : « Ces gars-là, on les a vus grandir », se lamente-t-il. Parmi les membres de la nouvelle administration qui ont donné l'ordre de tuer se trouvait même le parrain d'un de ses enfants. Un autre témoin, qui a perdu des membres de sa famille dans le massacre de Qorarit, raconte comment un ami d'enfance et petit frère d'un des administrateurs locaux a fui vers le Tigray au début de la guerre. Il ne s'en est pas sorti.

« Nous, on est de vrais Amharas »

À Delesa Qoqah, ce sont deux anciens instituteurs qui ont pris les rênes de l'administration locale, nommé le « qebelé », et supervisé les massacres. Armés, ils ont aussi aidé des Fanno (le nom donné aux miliciens nationalistes amharas) arrivés de la région Amhara à identifier les « Tigréens », c'est-à-dire ceux qui ne pouvaient pas prouver la naissance d'un de leurs parents dans la région. L'administrateur principal du qebelé pendant les dix années précédant la guerre n'en revient pas : « On les croyait des nôtres et ce sont eux qui nous ont tués. »

Dans certains villages, des seuils de « pureté » ont été établis. Ne pouvaient rester que les gens capables d'établir qu'un seul de leurs grands-parents n'était pas amhara ou wolqayté. Un homme, né à Humera et qui aurait sur cette base pu se dire wolqayté, raconte : « Quand ils nous arrêtaient, ils avaient des critères, ils disaient “pur Tigréen”, “pur Amhara”, et ensuite ils avaient des niveaux : 50/50, 75/25, etc. Ils disaient aussi “premier junta” [surnom péjoratif faisant référence au TPLF, NDLR], “deuxième junta”, “troisième junta”… Les premiers étaient ceux qui étaient 100 % tigréens, les deuxièmes ceux qui avaient un parent tigréen, et les troisièmes ceux qui avaient un grand-parent tigréen. »

Des gens qui n'avaient jusqu'alors jamais affiché de différences avec leurs voisins, tous parlant tigrigna au quotidien, se revendiquaient soudain Amhara. Interrogée à la mi-mars 2024, le lendemain de sa traversée du Tekezé, Rigat raconte comment sa voisine l'a dénoncée aux miliciens. « Elle a dit : “Nous, on est de vrais Amharas”, car elle est amhara par sa mère. Elle se pavanait : “Moi je suis 50-50, toi t'es une Tigréenne d'Adwa ! » Cette ville est connue pour avoir vu naître plusieurs membres fondateurs ou importants du TPLF. La femme raconte comment des différends personnels avec sa voisine ont abouti à des oppositions politiques : « Je l'ai vue grandir, on était voisines ! Elle aussi est tigréenne. D'ailleurs, son père est ici, il a [fui et] traversé [la rivière Tekezé] dès le début ! »

« Les Tsellim Bét, c'est fait pour être vendus »

La souplesse des définitions des groupes ethniques joue dans la perpétuation de la violence. Des personnes qui parviennent à se présenter comme « wolqaytés » pendant des mois peuvent soudainement être dénoncées comme « tigréennes ». C'est ce qui est arrivé à plusieurs administrateurs locaux des premières heures de l'occupation. En prison, Elias a vu défiler des administrateurs Fanno qui avaient perdu la confiance de leurs camarades. Dans la vallée du Tekezé, côté Wolqayt, vivent des populations noires qui parlent tigrigna et sont considérées comme tigréennes, mais leur apparence physique plus foncée leur vaut le nom de « Tsellim Bét » (« foyer des Noirs », en tigrigna). Historiquement, de nombreux Tsellim Bét ont été réduits en esclavage. Les plus âgés d'entre eux se rappellent de kidnappings et de réductions en esclavage dans les années 1970, lors de la précédente guerre civile (2). À l'arrivée des Fanno, en novembre 2020, les Tsellim Bét n'ont pas été forcément perçus comme Tigréen·nes, et beaucoup sont resté·es sur place.

Ar'aya, présent lors du massacre de Delesa Qoqah (3), raconte : « Ils nous ont tous emmenés en réunion, ils nous ont fait lever la main en disant : “Les junta, levez la main.” On a levé la main, puis ils nous ont dit de la baisser. » Dans l'esprit de nationalistes amharas habités par des conceptions racistes, il est impensable que des descendant·es d'esclaves, perçu·es comme Noir·es, se vivent comme des Tigréen·nes, perçu·es eux comme rouges, ou « habesha » (4).

Mais petit à petit, la vie des Tsellim Bét sous l'occupation s'est largement complexifiée. Certain·es rapportent les menaces de Fanno : « Les Tigréens, on va les tuer ; les Tsellim Bét, c'est fait pour être achetés et vendus. » « On est là pour vous vendre et vous acheter comme avant ! » Les meurtres de Tsellim Bét accusé·es d'être des espion·nes du TPLF se sont alors multipliés. Ar'aya précise : « Ils ont commencé à dire que les Tsellim Bét étaient des “junta” quand ils n'ont plus eu de Tigréens [qui ont tous fini par fuir, NDLR] ». Les nationalistes amharas ont arrêté des Tsellim Bét et les ont accusés de passer des appels téléphoniques aux TDF pour leur donner des informations.

Pour les Tséllim Bét et les Tigréen·nes, le travail forcé est difficilement évitable. Les nouveaux propriétaires fonciers, souvent des Fanno ou d'anciens voisins wolqaytés, ne paient pas les salaires pour les activités agricoles. Yordi, une jeune femme Tsellim Bét mariée à un Tigréen, raconte qu'elle et son mari s'étaient déplacés dans une localité reculée après l'assassinat de son beau-père. Loin de leurs terres habituelles, elle confie : « On labourait un peu d'autres terres, mais les Wolqaytés venaient et prenaient tout. Ils disaient : “Tu es Tigréen.” Quand tu travailles, ils disent qu'ils vont te payer mais ils ne le font pas. Moi-même, j'ai travaillé deux jours. Quand j'ai demandé l'argent, ils m'ont dit : “Il n'y a pas d'argent, de quel argent tu parles ?” » La personne qui avait assuré son recrutement était l'administrateur principal de son qebelé.

« Il n'a rien fait alors qu'il a eu un enfant avec ma fille »

Là où les accords de métayage dans l'essentiel des sociétés éthiopiennes est d'au minimum la moitié de la production (ekul) pour le métayer, voire les deux tiers (siso), à Wolqayt, les trois quarts de la production sont maintenant réservés au « propriétaire » des terres. Mais tous ne respectent pas le partage négocié en début de saison. Un jeune homme qui pensait travailler pour un tiers de la récolte de champs appartenant à un Fanno local témoigne : « Au final, il ne m'a donné qu'1 quintal alors que j'en avais récolté 63 ! Je lui ai demandé pourquoi il faisait ça, que ce n'était pas le contrat, et il m'a dit : “Eh, mais t'es Tigréen ! Tu as oublié Addi Remets ? Tu veux y retourner ? Les Tigréens, ça ne demande pas leur dû !” » Le Fanno en question avait recruté ce jeune à sa sortie de la prison d'Addi Remets, lui ayant au préalable fait payer une caution.

Listant les contraintes pesant sur les gens restés sur place ainsi que les crimes commis, Ar'aya fait une allusion aux violences sexuelles de manière un peu moins furtive que l'essentiel des déplacé·es, qui évoquent rarement cet aspect pourtant central dans la brutalité quotidienne : « Les femmes, c'est de force ou en les kidnappant. » Pendant la guerre au Tigray, plus de 120 000 femmes ont été victimes de viols, généralement en réunion.

Parmi les déplacés du Tigray de l'Ouest, de rares hommes racontent comment ils ont dû laisser derrière eux une épouse ou une fille. « Moi-même, j'ai fini par donner ma fille à un gars originaire [de la région Amhara]. C'était une bonne élève, elle était jeune. J'ai fini par céder car je savais que sinon [lui et ses amis miliciens] allaient la prendre. » L'abandon forcé d'une enfant ne protège pas les parents tigréens : « Ensuite, quand, avec mon autre fille, nous avons été enfermés, il n'a rien fait. Je l'ai appelé pour qu'il nous aide et il n'a même pas daigné répondre au téléphone. Il n'a rien fait alors qu'il a eu un enfant avec ma fille… »

Lorsqu'ils ont conquis la zone, en novembre 2020, certains miliciens se sont vantés de vouloir « rectifier la lignée » en violant les femmes tigréennes ou en leur infligeant des mutilations afin de les empêcher de donner naissance à des Tigréen·nes : les femmes tigréennes, mariées de force à des hommes en armes amharas, ont ainsi été placées dans une situation d'esclavage sexuel.

(À suivre)

Notes

1- Tous les prénoms ont été changés.

2- Entre 1974 et 1991, l'Éthiopie a été plongée dans une guerre civile opposant notamment le régime militaire du Derg au TPLF. Pendant cette période, Wolqayt n'était pas administré par l'État central. Des groupes armés et surtout des bandits y opéraient, dont certains ont commis des kidnappings et des razzias et relancé le commerce d'esclaves.

3- Les 29 et 30 octobre 2021, au moins 100 personnes ont été tuées.

4- Un colorisme marqué imprègne le sens commun dans l'essentiel des sociétés éthiopiennes. Dans les sociétés amharas et du Tigray, beaucoup de personnes ne se perçoivent pas comme Noires, mais comme Habeshas (qui a donné naissance à « Abyssin »), terme faisant référence aux locuteurs des langues sémitiques du nord de l'Éthiopie. « Noir » fait références aux populations du Sud et des marges de l'Empire, marquées par le stigmate de la traite.

Des délégué-e-s non engagé-e-s protestent contre le silence imposé aux voix palestiniennes au congrès du Parti démocrate

27 août 2024, par Democracy now ! — , ,
Alors que les délégué-es « non engagés » [1] continuent leur sit-in juste à l'extérieur de la Convention nationale démocrate pour protester contre le refus du parti de répondre (…)

Alors que les délégué-es « non engagés » [1] continuent leur sit-in juste à l'extérieur de la Convention nationale démocrate pour protester contre le refus du parti de répondre aux demandes de présenter un orateur palestinien américain sur la scène principale, nous entendons deux délégué-e-s non engagés qui ont fait un effort concerté pour mettre la guerre d'Israël contre Gaza au premier plan et pour faire avancer la campagne de Harris sur sa politique au Moyen-Orient. Asma Mohammed, directrice de campagne pour Vote Uncommitted Minnesota et déléguée du Minnesota, dit qu'il y a une déception et une trahison généralisées parmi les délégué-e-s qui ont le sentiment que leurs voix en faveur des droits des Palestiniens sont ignorées. « Ce niveau de silence, ce niveau d'exclusion n'a pas sa place dans notre Parti démocrate », ajoute Abbas Alawieh, cofondateur du Mouvement national non engagé et délégué non engagé du Michigan.

22 août 2024 | tiré du site de Democracy now !

AMY GOODMAN : Juste à l'extérieur du United Center, le centre de congrès, nous sommes rejoints par Asma Mohammed, directrice de campagne pour Vote Uncommitted Minnesota et co-présidente de la délégation non engagée du Minnesota, l'une des 11 délégué-e-s non engagées du Minnesota au DNC. Elle a passé toute la nuit au sit-in, bien qu'elle n'ait pas prévu de le faire, et nous l'avons invitée à parler du gouverneur Walz. Elle est originaire de Minneapolis.

Mais à l'heure actuelle, dans ce sit-in – qui a semblé vous surprendre tous hier soir lorsque vous avez appris que votre demande d'un orateur américano-palestinien avait été refusée – pouvez-vous décrire ce que vous comprenez qu'il se passe ? Je crois comprendre que Roger Lau, le directeur exécutif du Comité national démocrate, est resté avec vous toute la nuit, préoccupé par le fait qu'il voulait s'assurer que vous ne soyez pas arrêté. Mais vos exigences n'ont pas été satisfaites. Explique-moi pourquoi tu es assise là, Asma. Je sais que la vidéo peut être un peu louche ici, mais nous avons pensé qu'il était vraiment important d'entendre votre voix depuis le site du sit-in.

ASMA MOHAMMED : Oui, et je vais demander à Abbas de partager dans un instant aussi. Mais il était important de s'asseoir ici, car la demande n'a pas été satisfaite. Nous plaçons la barre la plus basse pour notre parti. Et nous avons reçu des questions comme : « Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi est-ce le moment ? Parce que c'est notre parti. J'ai passé plus d'une décennie de ma vie à m'organiser pour les démocrates de haut en bas du scrutin, professionnellement. En tant que démocrate, j'ai le droit de demander un Palestinien. Je ne suis pas Palestinien moi-même, mais je plaide pour qu'un Palestinien, comme Ruwa Romman, comme Abdelnasser Rashid, comme les brillants dirigeants élus et représentants palestiniens que nous avons, puisse avoir la chance de parler de ce qui s'est passé à Gaza au cours des 10 derniers mois, de pouvoir parler de ce qu'ils ressentent en ce moment en tant qu'Américains d'origine palestinienne.

Et le fait que cela ait été refusé m'a rappelé – cela m'a fait sentir que cette rencontre, cette fête, n'est pas assez grande. Et je pense que pour ceux qui nous regardent, les messages que je reçois des gens de ma communauté sont les suivants : avons-nous notre place dans ce parti en ce moment ? Et en tant que démocrate, je ne veux jamais envoyer ce message à mon peuple. Je ne veux jamais que mes gens aient l'impression qu'ils n'ont pas leur place dans ce parti. Je vais donner la parole à Abbas.

NERMEEN SHAIKH : Eh bien, assis à côté de vous, Asma, nous voyons Abbas Alawieh, qui a également passé la nuit. Abbas, pourriez-vous nous parler de la façon dont cette nuit s'est déroulée et du type de réponse que vous attendez maintenant de la part du DNC ?

ABBAS ALAWIEH : Merci beaucoup. C'est un plaisir d'être avec vous.

En tant que délégués non engagés, Asma et moi sommes 30 délégués non engagés qui sont venus à la convention en faveur d'un cessez-le-feu qui arrête les bombes et qui réunit tous les captifs, tous les captifs israéliens et palestiniens, avec leurs familles. Nous sommes venus ici en tant que 30 délégués non engagés. Nous nous sommes organisés pendant que nous sommes ici. Tout un tas de délégués de Harris se sont joints à nous. Nous sommes près de 300, ce que nous appelons, des délégués du cessez-le-feu. La position que nous représentons est très populaire parmi les démocrates. Nous devons cesser d'envoyer des armes qui tuent des civils. C'est ainsi que nous obtiendrons un cessez-le-feu. Telles sont les revendications de notre mouvement.

Alors que nous continuons à faire valoir ces demandes, nous avons eu une demande secondaire, que nous avons pensé — nous pensons que nos demandes sont très raisonnables. Arrêtez de tuer les gens que nous aimons. Mais nous avons eu une demande secondaire que nous pensions être un slam dunk dans le parti de la représentation, dans le parti où tout le monde a au moins le droit d'être entendu. Nous avons pensé que dans le parti qui permettrait à un dirigeant d'Uber de s'exprimer depuis la scène principale – Uber, une entreprise qui traite terriblement ses travailleurs, je pourrais ajouter – dans ce parti, au moins ils permettraient à un Américain d'origine palestinienne de parler depuis la scène en ce moment où notre propre gouvernement a si profondément contribué. malheureusement, horriblement, à la douleur que ressentent les Palestiniens et les Américains d'origine palestinienne.

Et donc, du jour au lendemain, nous avons réfléchi à notre demande centrale. Nous avons besoin que notre gouvernement cesse d'envoyer des armes. Nous sommes aussi, honnêtement, dans un état de choc. Ce niveau de silence, ce niveau d'exclusion, cela n'a pas sa place dans notre Parti démocrate. Et nous savons que la majorité des électeurs démocrates à travers le pays sont d'accord avec nous. Nous sommes consternés que la direction du Parti démocrate nous ait donné une réponse négative. Nous espérons que ce ne sera pas leur réponse finale. Nous sommes toujours assis ici, juste en face du United Center. J'ai mon téléphone. J'attends que le Parti démocrate rappelle et nous dise, espérons-le, que ce n'est pas un parti qui réduit au silence les Palestiniens et ceux qui défendent les droits de l'homme des Palestiniens.

AMY GOODMAN : Quand nous avons appris que vous aviez le sit-in et que nous nous sommes précipités vers le United Center, vous avez tous semblé aussi surpris que n'importe qui d'avoir cela, car vous avez obtenu ce que vous pensiez à l'époque être le non final, bien que rien ne soit définitif. Mais vous avez le directeur exécutif du DNC juste là, du Comité national démocrate. Asma Mohammed, c'est vrai ? Roger Lau. Et pouvez-vous lui poser ces questions ? Je veux dire, il est resté avec toi toute la nuit.

ABBAS ALAWIEH : oui. Nous avons donc été en contact avec tout un tas de personnes, à la fois au DNC et dans l'équipe de la vice-présidente Harris. Il ne s'agit donc pas d'un seul individu. Nous savons que tout le monde dans la direction démocrate a été au courant de cette demande. Donc, le problème n'est pas avec un seul individu.

Le problème est, malheureusement, un problème systémique dans notre parti, un problème systématique dans notre pays, où il y a des forces pro-guerre. Il y a des forces pro-guerre dans notre pays. Ils ne sont pas la majorité. Nous sommes la majorité, et nous allons gagner. Nous mettrons fin à la guerre. C'est ce que veut le peuple américain. Mais il y a des forces pro-guerre qui gagnent de l'argent avec chaque bombe supplémentaire qui lâche et tue des bébés. C'est la chose difficile dans laquelle nous sommes assis.

Et pour une raison quelconque, après un très long va-et-vient avec le DNC, où ils – où nous leur donnions des noms, et nous avions des membres du Congrès qui contactaient également l'équipe du vice-président, et des gens qui poussaient de l'intérieur – après tout cela, et après que nous nous sentions très proches, Sorti de nulle part – sorti de nulle part, la réponse est non. Quelqu'un y a opposé son veto. Je ne sais pas qui ils sont. Ils s'opposent probablement aux droits de l'homme des Palestiniens. Mais nous sommes des gens qui soutiennent tous les droits de l'homme. Nous soutenons les droits de l'homme pour tous, y compris les Palestiniens. Et nous sommes la majorité dans ce pays.

ASMA MOHAMMED : Quatre-vingt-six pour cent des démocrates soutiennent un cessez-le-feu. Je sais que les gens qui sont à cette convention veulent entendre un Palestinien. Ils ont besoin d'entendre un Palestinien. En tant que personne qui n'est pas palestinienne, je veux entendre un Palestinien sur cette scène principale. Ils méritent cette étape. Ils ont besoin de cette étape. Ne pensez-vous pas qu'au cours des 10 derniers mois, nous devons au moins cela aux Américains d'origine palestinienne ? Oui.

AMY GOODMAN : Asma, nous vous avions initialement réservé avant ce sit-in. Vous alliez être en studio. Vous êtes un délégué non engagé du Minnesota. Et nous voulions vous demander – et nous terminerons par cette question : quel est votre gouverneur, le gouverneur du Minnesota Tim Walz, qui parlait à l'intérieur du centre de convention, où vous aviez prévu d'être hier soir, alors que vous vous asseyiez tous à l'extérieur – quelle est sa position vis-à-vis des délégués non engagés et autour de Gaza ?

ASMA MOHAMMED : Avec les électeurs non engagés, il a été en fait très gentil. Après que nous, 46 000 électeurs, nous ayons rejoints pour dire que nous voulons la fin du génocide, il a dit : « Ces gens ont besoin d'être entendus. » Et en ce moment, il a l'occasion de dire à son colistier de nous écouter. Il a l'occasion de dire : « Nous devons les laisser monter sur la scène principale. » Il a l'occasion de dire : « Nous devons arrêter d'envoyer des bombes. » Donc, s'il a l'impression que nous avons besoin d'être entendus, comme il l'a dit le 6 mars, le lendemain des élections primaires au Minnesota, alors il doit le dire très clairement à ce moment-là, parce que, en tant qu'habitants du Minnesota, nous faisons toujours, toujours référence au défunt sénateur Paul Wellstone, et nous disons : « Nous faisons tous mieux quand nous faisons tous mieux. » Eh bien, je pense que cela inclut aussi les Palestiniens.

AMY GOODMAN : Asma Mohammed, nous tenons à vous remercier infiniment d'être parmi nous, une déléguée non engagée du Minnesota, et Abbas Alawieh, un délégué non engagé du Michigan. Ils participent tous les deux à un sit-in. Nous leur parlons là où ils se trouvent, juste à l'extérieur du United Center, juste à l'extérieur de la Convention nationale démocrate.


[1] des membres du Parti démocrate qui font de l'arrêt d'envoi d'armes à Israël, la condition de leur soutien au Parti démocrate aux prochaines élections

Des délégué-es non engagé-es protestent contre le silence imposé aux voix palestiniennes au congrès du Parti démocrate

27 août 2024, par Democracy now ! — , ,
Alors que les délégué-es « non engagé-es » [1] continuent leur sit-in juste à l'extérieur de la Convention nationale démocrate pour protester contre le refus du parti de (…)

Alors que les délégué-es « non engagé-es » [1] continuent leur sit-in juste à l'extérieur de la Convention nationale démocrate pour protester contre le refus du parti de répondre aux demandes de présenter un orateur palestinien américain sur la scène principale, nous entendons deux délégué-es non engagé-es qui ont fait un effort concerté pour mettre la guerre d'Israël contre Gaza au premier plan et pour faire avancer la campagne de Harris sur sa politique au Moyen-Orient. Asma Mohammed, directrice de campagne pour Vote Uncommitted Minnesota et déléguée du Minnesota, dit qu'il y a une déception et une trahison généralisées ressenties parmi les délégué-es qui ont le sentiment que leurs voix en faveur des droits des Palestinien-nes sont ignorées. « Ce niveau de silence, ce niveau d'exclusion n'a pas sa place dans notre Parti démocrate », ajoute Abbas Alawieh, cofondateur du Mouvement national non engagé et délégué non engagé du Michigan.

22 août 2024 | tiré du site de Democracy now !

AMY GOODMAN : Juste à l'extérieur du United Center, le centre de congrès, nous sommes rejoints par Asma Mohammed, directrice de campagne pour Vote Uncommitted Minnesota et co-présidente de la délégation non engagée du Minnesota, l'une des 11 délégué-es non engagé-es du Minnesota au DNC. Elle a passé toute la nuit au sit-in, bien qu'elle n'ait pas prévu de le faire, et nous l'avons invitée à parler du gouverneur Walz. Elle est originaire de Minneapolis.

Mais à l'heure actuelle, dans ce sit-in – qui a semblé vous surprendre tous hier soir lorsque vous avez appris que votre demande d'un orateur américano-palestinien avait été refusée – pouvez-vous décrire ce que vous comprenez qu'il se passe ? Je crois comprendre que Roger Lau, le directeur exécutif du Comité national démocrate, est resté avec vous toute la nuit, préoccupé par le fait qu'il voulait s'assurer que vous ne soyez pas arrêté-es. Mais vos exigences n'ont pas été satisfaites. Expliquez-moi pourquoi vous êtes assise là, Asma. Je sais que la vidéo peut être un peu louche ici, mais nous avons pensé qu'il était vraiment important d'entendre votre voix depuis le site du sit-in.

ASMA MOHAMMED : Oui, et je vais demander à Abbas de partager dans un instant aussi. Mais il était important de s'asseoir ici, car la demande n'a pas été satisfaite. Nous plaçons la barre la plus basse pour notre parti. Et nous avons reçu des questions comme : « Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi est-ce le moment ? Parce que c'est notre parti. J'ai passé plus d'une décennie de ma vie à organiser pour les démocrates de haut en bas du scrutin, professionnellement. En tant que démocrate, j'ai le droit de demander un-e Palestinien-ne. Je ne suis pas Palestinienne moi-même, mais je plaide pour qu'un ou une Palestinienne, comme Ruwa Romman, comme Abdelnasser Rashid, comme les brillant-es dirigeant-es élu-es et représentant-es palestinien-nes que nous avons, puissent avoir la chance de parler de ce qui s'est passé à Gaza au cours des 10 derniers mois, de pouvoir parler de ce qu'ils et elles ressentent en ce moment en tant qu'Américain-es d'origine palestinienne.

Et le fait que cela ait été refusé m'a rappelé – cela m'a fait sentir que cette rencontre, cette fête, n'est pas assez grande. Et je pense que pour ceux et celles qui nous regardent, les messages que je reçois des gens de ma communauté sont les suivants : avons-nous notre place dans ce parti en ce moment ? Et en tant que démocrate, je ne veux jamais envoyer ce message à mon peuple. Je ne veux jamais que mes gens aient l'impression qu'ils n'ont pas leur place dans ce parti. Je vais donner la parole à Abbas.

NERMEEN SHAIKH : Eh bien, assis à côté de vous, Asma, nous voyons Abbas Alawieh, qui a également passé la nuit. Abbas, pourriez-vous nous parler de la façon dont cette nuit s'est déroulée et du type de réponse que vous attendez maintenant de la part du DNC ?

ABBAS ALAWIEH : Merci beaucoup. C'est un plaisir d'être avec vous.

Comme délégué-es non engagé-es, Asma et moi sommes parmi 30 délégué-es non engagé-es qui sont venus à la convention en faveur d'un cessez-le-feu qui arrête les bombes et qui réunit tous les captifs, israéliens et palestiniens, avec leurs familles. Nous sommes venus ici en tant que 30 délégués non engagés. Nous nous sommes organisés pendant que nous sommes ici. Tout un tas de délégués de Harris se sont joints à nous. Nous sommes près de 300, ce que nous appelons, des délégués du cessez-le-feu. La position que nous représentons est très populaire parmi les démocrates. Nous devons cesser d'envoyer des armes qui tuent des civils. C'est ainsi que nous obtiendrons un cessez-le-feu. Telles sont les revendications de notre mouvement.

Alors que nous continuons à faire valoir ces demandes, nous avons eu une demande secondaire, dont nous avons pensé — nous pensons que nos demandes sont très raisonnables. Arrêtez de tuer les gens que nous aimons. Mais nous avons eu une demande secondaire que nous pensions être un lancer coulé dans le parti de la représentation, dans le parti où tout le monde a au moins le droit d'être entendu. Nous avons pensé que dans le parti qui permettrait à un dirigeant d'Uber de s'exprimer depuis la scène principale – Uber, une entreprise qui traite terriblement ses travailleur-euses, je pourrais ajouter – dans ce parti, au moins ils permettraient à un Américain d'origine palestinienne de parler depuis la scène en ce moment où notre propre gouvernement a si profondément contribué. malheureusement horriblement, à la douleur que ressentent les Palestinien-nes et les Américain-es d'origine palestinienne.

Et donc, du jour au lendemain, nous avons réfléchi à notre demande centrale. Nous avons besoin que notre gouvernement cesse d'envoyer des armes. Nous sommes aussi, honnêtement, dans un état de choc. Ce niveau de silence, ce niveau d'exclusion, cela n'a pas sa place dans notre Parti démocrate. Et nous savons que la majorité des électeurs démocrates à travers le pays sont d'accord avec nous. Nous sommes consternés que la direction du Parti démocrate nous ait donné une réponse négative. Nous espérons que ce ne sera pas leur réponse finale. Nous sommes toujours assis ici, juste en face du United Center. J'ai mon téléphone. J'attends que le Parti démocrate rappelle et nous dise, espérons-le, que ce n'est pas un parti qui réduit au silence les Palestinien-nes et ceux qui défendent les droits humains des Palestinien-nes.

AMY GOODMAN : Quand nous avons appris que vous faisiez le sit-in et que nous nous sommes précipités vers le United Center, vous avez tous semblé aussi surpris que n'importe qui de faire cela, car vous avez obtenu ce que vous pensiez à l'époque être le non final, bien que rien ne soit définitif. Mais vous avez le directeur exécutif du DNC juste là, du Comité national démocrate. Asma Mohammed, c'est vrai ? Roger Lau. Et pouvez-vous lui poser ces questions ? Je veux dire, il est resté avec vous toute la nuit.

ABBAS ALAWIEH : Oui. Nous avons donc été en contact avec tout un tas de personnes, à la fois au DNC et dans l'équipe de la vice-présidente Harris. Il ne s'agit donc pas d'un seul individu. Nous savons que tout le monde dans la direction démocrate a été mis au courant de cette demande. Donc, le problème ne concerne pas un seul individu.

Le problème est, malheureusement, un problème systémique dans notre parti, un problème systématique dans notre pays, où il y a des forces pro-guerre. Il y a des forces pro-guerre dans notre pays. Ils ne sont pas la majorité. Nous sommes la majorité, et nous allons gagner. Nous mettrons fin à la guerre. C'est ce que veut le peuple américain. Mais il y a des forces pro-guerre qui gagnent de l'argent avec chaque bombe supplémentaire qui est lâchée et tue des bébés. C'est la chose difficile dans laquelle nous sommes assis.

Et pour une raison quelconque, après un très long va-et-vient avec le DNC, où ils – où nous leur donnions des noms, et nous avions des membres du Congrès qui contactaient également l'équipe du vice-président, et des gens qui poussaient de l'intérieur – après tout cela, et après que nous nous soyons sentis très proches, sortie de nulle part – sortie de nulle part, la réponse a été non. Quelqu'un y a opposé son veto. Je ne sais pas qui ils sont. Ils s'opposent probablement aux droits humains des Palestinien-nes. Mais nous sommes des gens qui soutiennent tous les droits humains. Nous soutenons les droits humains pour tous et toutes, y compris les Palestinien-nes. Et nous sommes la majorité dans ce pays.

ASMA MOHAMMED : Quatre-vingt-six pour cent des démocrates soutiennent un cessez-le-feu. Je sais que les gens qui sont à cette convention veulent entendre un-e Palestinien-ne. Ils ont besoin d'entendre un-e Palestinien-ne. En tant que personne qui n'est pas palestinienne, je veux entendre un-e Palestinien-ne sur cette scène principale. Ils méritent cette étape. Ils ont besoin de cette étape. Ne pensez-vous pas qu'au cours des 10 derniers mois, nous devons au moins cela aux Américain-es d'origine palestinienne ? Oui.

AMY GOODMAN : Asma, nous avions initialement réservé votre présence avant ce sit-in. Vous alliez être en studio. Vous êtes une déléguée non engagée du Minnesota. Et nous voulions vous demander – et nous terminerons par cette question : quel est votre gouverneur, le gouverneur du Minnesota Tim Walz, qui parlait à l'intérieur du centre de convention, où vous aviez prévue être hier soir, alors que vous vous asseyiez tous et toutes à l'extérieur – quelle est sa position vis-à-vis des délégué-es non engagé-es et autour de Gaza ?

ASMA MOHAMMED : Avec les électeurs et électrices non engagés, il a été en fait très gentil. Après que nous, 46 000 électeurs, nous aient rejoints pour dire que nous voulons la fin du génocide, il a dit : « Ces gens ont besoin d'être entendus. » Et en ce moment, il a l'occasion de dire à son colistier de nous écouter. Il a l'occasion de dire : « Nous devons les laisser monter sur la scène principale. » Il a l'occasion de dire : « Nous devons arrêter d'envoyer des bombes. » Donc, s'il a l'impression que nous avons besoin d'être entendus, comme il l'a dit le 6 mars, le lendemain des élections primaires au Minnesota, alors il doit le dire très clairement à ce moment-ci, parce que, en tant qu'habitant-es du Minnesota, nous faisons toujours, toujours référence au défunt sénateur Paul Wellstone, et nous disons : « Nous faisons tous mieux quand nous faisons tous mieux. » Eh bien, je pense que cela inclut aussi les Palestinien-nes.

AMY GOODMAN : Asma Mohammed, nous tenons à vous remercier infiniment d'être parmi nous, une déléguée non engagée du Minnesota, et Abbas Alawieh, un délégué non engagé du Michigan. Ils participent tous les deux à un sit-in. Nous leur parlons là où ils se trouvent, juste à l'extérieur du United Center, juste à l'extérieur de la Convention nationale démocrate.

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[1] des membres du Parti démocrate qui font de l'arrêt d'envoi d'armes à Israël, la condition de leur soutien au Parti démocrate aux prochaines élections

Au Royaume-Uni, la victoire en trompe-l’œil des antiracistes

27 août 2024, par Laure Van Ruymbeke — , ,
Après des jours d'émeutes racistes dans les rues d'Angleterre et d'Irlande du Nord, la tension est retombée. Pourtant, malgré « l'élan de solidarité » des « marcheurs (…)

Après des jours d'émeutes racistes dans les rues d'Angleterre et d'Irlande du Nord, la tension est retombée. Pourtant, malgré « l'élan de solidarité » des « marcheurs anti-haine », la période reste « effrayante », selon des militants.

Londres (Royaume-Uni), correspondance

16 août 2024 | tiré du site de Reporterre.net
https://reporterre.net/Au-Royaume-Uni-la-victoire-en-trompe-l-oeil-des-antiracistes

Le Royaume-Uni a la gueule de bois. Pendant une dizaine de jours, de Plymouth sur la côte sud, à Sunderland au nord de l'Angleterre, en passant par Belfast en Irlande du Nord, des émeutes racistes ont violemment secoué le pays — les pires, selon certains, depuis un siècle, par leur ampleur et leur étendue.

Le 29 juillet dernier, trois fillettes ont été assassinées à Southport dans une attaque au couteau faussement attribuée sur les réseaux sociaux à un migrant de confession musulmane, arrivé récemment par bateau. Munis de battes, de briques ou de bouteilles, des émeutiers d'extrême droite s'en sont alors pris aux mosquées et aux logements hébergeant des demandeurs d'asile, avec des slogans islamophobes et racistes. Ils ont vandalisé des magasins appartenant à des musulmans, incendié des voitures et même une bibliothèque à Liverpool. La police a arrêté plus de 1 000 personnes, de 11 à 69 ans, dont près de 600 poursuivis et à ce jour 120 condamnés. Leur visage, nom et âge circulent depuis dans les médias.

Marches antiracistes

Une date a marqué une bascule : mercredi 7 août. Ce soir-là, alors que la police avait identifié de possibles émeutes dans une centaine d'endroits du pays, des contre-manifestants antiracistes — auxquels s'est joint le député antifasciste français Raphaël Arnault — se sont mobilisés par milliers. « La nuit où les marcheurs anti-haine ont tenu tête aux voyous », titrait le Daily Mail.

Depuis, les émeutiers, qui font honte à 73 % de Britanniques, se sont tus et les associations antiracistes organisent des manifestations avec des pancartes « Refugees welcome ! » (« Les réfugiés sont les bienvenus ! ») Une victoire ?

« C'est formidable de voir cet élan d'amour et de solidarité envers les communautés musulmanes et les demandeurs d'asile, nous avons vu des habitants, dont des Blancs, aider à nettoyer les rues et reconstruire les mosquées, indique Rohini Kahrs, de la fondation pour la justice raciale Runnymede Trust. Mais il ne s'agit pas selon moi d'une victoire antifasciste. C'est une période effrayante pour les personnes racisées et les musulmans en particulier qui sont intimidés dans la rue. » Le maire de Londres, Sadiq Khan, a lui aussi indiqué « ne pas se sentir en sécurité en tant que musulman ».

« Racisme institutionnel »

Selon plusieurs associations, ce racisme exacerbé n'est pas une surprise. Le Royaume-Uni a été incapable de lutter contre le racisme institutionnel, accuse un rapport publié par Runnymede Trust et Amnesty International le 12 août dernier. « C'est le résultat d'années de discours hostiles de la part de certains médias et d'hommes politiques, qui nient totalement l'humanité des personnes qui ont besoin d'asile », confirme de son côté Leila Zadeh, directrice exécutive de Rainbow Migration, qui fournit un soutien psychologique aux demandeurs d'asile LGBTQI+.

Ainsi, dès 2007, le gouvernement travailliste a introduit la notion d'« environnement hostile » à l'encontre des travailleurs clandestins, largement amplifiée sous les conservateurs. « Un changement significatif s'est amorcé en 2013 lorsque l'équipe de Theresa May — alors ministre de l'Intérieur — a eu l'idée de conduire des vans dans des quartiers défavorisés de Londres avec ce slogan : “Rentrez à la maison ou vous risquez d'être arrêté” », souligne Parth Patel, chercheur à l'Institut pour la recherche publique (IPPR).

Il y a ensuite eu le Brexit et son lot de promesses anti-immigration. Puis, « face à la montée du vote populiste, les conservateurs ont ajusté leur politique ». Le parti a ainsi voulu expulser les migrants vers le Rwanda ; un échec. Rishi Sunak a eu pour slogan : « Stop the boats » (« Arrêtez les bateaux »). Suella Braverman, ancienne ministre de l'Intérieur aux sorties controversées, a mis en garde contre l'arrivée d'un « ouragan de migrants » et a qualifié les marches pro-Palestine de « marches de la haine ». Une rhétorique reprise dans les médias, traditionnels comme les tabloïds.

Confronté à sa première grande épreuve, le Premier ministre travailliste Keir Starmer incarne-t-il l'espoir d'un changement ? « Dans l'immédiat, il a su traiter la phase aigüe de la crise, répond Parth Patel. Reste à savoir quelles réponses il apportera sur le long terme. »

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Royaume-Uni :* les travaillistes propagent un « {vieux message de peur et d’hostilité} », après l’annonce du gouvernement d’augmenter les expulsions de migrants

27 août 2024, par Théo Bourrieau — , ,
Le nouveau gouvernement britannique a annoncé mercredi 21 août une série de mesures pour lutter contre l'immigration, notamment en augmentant le nombre d'expulsions. Le (…)

Le nouveau gouvernement britannique a annoncé mercredi 21 août une série de mesures pour lutter contre l'immigration, notamment en augmentant le nombre d'expulsions. Le gouvernement « promeut un message séculaire de peur et d'hostilité à l'égard de certaines des personnes les plus victimisées et traumatisées », a réagi *Amnesty International Royaume-Uni *(*1*).

Par Théo Bourrieau <https://www.humanite.fr/auteur/theo...> ,
Tiré de L'Humanité, France, le 21 août 2024

Nombreux liens dans le texte sur www.humanite.fr/monde/immigration/royaume-uni-les-travaillistes-propagent-un-vieux-message-de-peur-et-dhostilite-apres-lannonce-du-gouvernement-daugmenter-les-expulsions-de-mi <http://www.humanite.fr/monde/immigr...>

Si la victoire du parti travailliste au Royaume-Uni, lors des élections législatives du 4 juillet, n'était pas une surprise, les positions sécuritaires du nouveau gouvernement en matière d'immigration l'étaient encore moins. Le nouveau Premier ministre Keir Starmer, représentant l'aile droite du parti travailliste, avait pourtant abandonné le projet de ses prédécesseurs d'expulser les migrants arrivés illégalement vers le Rwanda dès son arrivée au pouvoir.

Mais, mercredi 21 août, le gouvernement britannique, la ministre de l'Intérieur en tête, a annoncé une série de nouvelles mesures pour lutter contre l'immigration. « Nous prenons des mesures fortes et claires pour renforcer la sécurité à nos frontières et veiller à ce que les règles soient respectées et appliquées » a déclaré Yvette Cooper. « Des personnels sont redéployés pour augmenter le nombre de renvois de demandeurs d'asile déboutés, qui a chuté de 40 % depuis 2010 », continue la nouvelle ministre de l'Intérieur qui veut atteindre dans les six prochains mois le niveau d'expulsions de 2018.

*Des « penchants islamophobe et anti-migrants »*

Steve Valdez-Symonds, directeur du programme sur les droits des réfugiés et des migrants à *Amnesty International Royaume-Uni *a déclaré que les travaillistes ne font que « réchauffer » la rhétorique du gouvernement précédent et devraient plutôt se concentrer sur la mise en place d'itinéraires sûrs pour réduire les dangers des passages frontaliers et le risque que les personnes vulnérables soient exploitées par des gangs criminels. Le gouvernement « propage un message séculaire de peur et d'hostilité à l'égard de certaines des personnes les plus victimisées et traumatisées », fustige le responsable d'Amnesty.

Après les émeutes d'extrême droite qui ont éclaté dans des dizaines de villes d'Angleterre début août, la thématique de l'immigration est plus que jamais au centre des débats au Royaume-Uni. « Les émeutes sont le résultat d'années de peur raciste, de politique anti-immigrés et de langage antimusulman qui ont atteint un pic après qu'Israël a commencé son génocide à Gaza », expliquait dans nos colonnes *Ashok Kumar,* professeur d'économie politique à l'université de Londres (*2*).

Le professeur, à l'origine de nombreuses publications sur des sujets aussi divers que la théorie urbaine, le développement, la crise capitaliste, les mouvements des travailleurs, les chaînes d'approvisionnement mondiales et l'identité, anticipait la politique des nouveaux ministres britanniques : « le gouvernement de Keir Starmer durcira ses penchants islamophobe et anti-migrants pour apaiser la foule, mais assouplira peut-être les mesures d'austérité ». Pour l'instant, ses prédictions semblent se concrétiser.

(*1*) www.amnesty.org/en/location/europe-and-central-asia/western-central-and-south-eastern-europe/united-kingdom/report-united-kingdom/

(*2*) www.bbk.ac.uk/our-staff/profile/9159291/ashok-kumar

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Élections britanniques de 2024 : Défis et opportunités

27 août 2024, par Feminist Dissent — , ,
Feminist Dissent commence par noter un immense soulagement face à l'ampleur des victoires contre les conservateurs. Nous partageons le dégoût que tant de personnes ont ressenti (…)

Feminist Dissent commence par noter un immense soulagement face à l'ampleur des victoires contre les conservateurs. Nous partageons le dégoût que tant de personnes ont ressenti à l'égard des conservateurs (en particulier de la dernière administration), qui ont vu les services publics littéralement réduits à néant tandis que les principaux membres du gouvernement reprenaient les théories conspirationnistes racistes de l'extrême-droite.

Le rejet par l'électorat de cette stratégie flagrante de division sociale, et de bon nombre des personnalités qui y étaient associées, a été non seulement important, mais aussi profondément gratifiant. En même temps, il y a des réserves importantes à ces bonnes nouvelles : le taux de participation électorale a atteint un niveau historiquement bas, ce qui montre à quel point de nombreuses personnes se sentent désengagées de l'ensemble du processus politique. Il est clair que si la colère est grande contre ce que les conservateurs ont fait subir au Royaume-Uni par leurs politiques sociales et économiques destructrices et génératrices de divisions, il est difficile de savoir dans quelle mesure les choses changeront réellement sous l'impulsion des travaillistes. Contrairement à la situation qui prévalait lors du dernier raz-de-marée travailliste en 1997, le Royaume-Uni est plus pauvre, plus divisé et a désespérément besoin de reconstruire son économie, ses services publics et surtout ses institutions démocratiques, qui ont été si profondément ternies par le dernier gouvernement conservateur. Les travaillistes ont un mandat pour le changement, mais dans quelle mesure l'institueront-ils ?

Dans cette discussion, nous ne voulons pas simplement réitérer les critiques politiques de Starmer qui ont été formulées par de nombreux groupes de gauche, féministes et antiracistes. Nous souhaitons plutôt nous concentrer sur certaines questions clés que la plupart de ces commentaires n'ont pas abordées, et réfléchir aux possibilités d'intervention que la situation actuelle offre à un mouvement politique de gauche, féministe et antiraciste.

La communautarisation de l'électorat : la politique de l'identité dans les élections
L'un des paradoxes du dernier gouvernement est qu'il était le plus diversifié jamais vu en Grande-Bretagne, tout en étant idéologiquement le plus raciste. Comment comprendre qu'un ministre de l'intérieur britannique d'origine asiatique, dont les parents ont immigré en Grande-Bretagne, se fasse le champion de l'expulsion des demandeurs d'asile vers le Rwanda et les décrive comme une invasion ? De nombreux membres de la gauche ont réagi avec perplexité, comme si ces personnes trahissaient quelque chose. Toutefois, si l'on considère cette situation dans le contexte de la communautarisation politique des identités des minorités ethniques, elle prend tout son sens. L'une des caractéristiques les plus significatives de cette élection, rarement commentée dans les médias grand public, est la mesure dans laquelle les Sud-Asiatiques sont désormais appelés à voter selon des critères religieux plutôt que de classe ; ils sont appelés à voter en tant que « musulmans », « hindous » et « sikhs ».

Le processus de communautarisation se poursuit discrètement depuis un certain temps. Lors des élections de 2019, les conservateurs ont cherché à utiliser des tactiques d'intimidation religieuse pour attirer les électeurs et les électrices hindous. Les forces de l'hindutva avaient déjà produit des vidéos de soutien à David Cameron en Grande-Bretagne et à Donald Trump aux États-Unis. Ce qui a été le plus remarquable dans cette élection, c'est la confiance avec laquelle la politique de la « banque de votes » religieuse sud-asiatique a été affirmée dans le domaine public, et la façon dont ces groupes ont exigé que les politiciens adhèrent à leurs agendas. Cela reflète une croissance plus large du rôle de la politique identitaire, qui se manifeste non seulement par le vote religieux dans les communautés minoritaires, mais aussi par la politique identitaire nationaliste blanche représentée par le Parti réformiste, autre grand vainqueur de cette élection.

En ce qui concerne le vote religieux dans les communautés musulmanes, la presse en a largement rendu compte en parlant d'un « vote pro-Gaza réduisant les majorités travaillistes ». Dans le cas de Jonathon Ashworth à Leicester South, cela a conduit non seulement à la réduction de certaines majorités travaillistes, mais aussi à l'éviction d'un député travailliste en exercice dans ce qui est considéré comme un siège « sûr ». Mais ce qui a été moins commenté, c'est le rôle de la politique d'identité religieuse et des groupes fondamentalistes qui s'organisent dans cet espace politique.

L'organisation « The Muslim Vote » illustre clairement ce processus. Elle a fait campagne pour la « paix en Palestine » contre les positions pro-israéliennes affichées dans le refus initial du parti travailliste de soutenir un cessez-le-feu à Gaza. Les membres de ce groupe ont cherché à obtenir un soutien pour différent·es candidat·es musulman·es « indépendant·es » et à se situer dans une campagne globale en affirmant qu'elles et ils constituent « la plus grande campagne politique musulmane jamais mise en place dans l'histoire de la communauté musulmane britannique ». Avec des slogans tels que « paix en Palestine, égalité au Royaume-Uni », ces groupes semblent avoir des positions que de nombreuses personnes progressistes soutiendraient.

Cependant, nous ne devons pas nous faire d'illusions sur le fait qu'il s'agit d'une tentative majeure de reconstituer des allégeances politiques avant tout sur une base religieuse. Il ne s'agit pas seulement de l'importance des « identités culturelles », comme beaucoup pourraient le penser. Il s'agit plutôt d'un processus dans lequel les communautés sont contraintes d'accepter les normes fondamentalistes et les étranger·es doivent accepter ces dirigeants comme des porte-parole légitimes ou uniques. Ce processus a des implications majeures pour la position des femmes, des jeunes filles et des minorités sexuelles dans ces communautés – et il est également très significatif pour la façon dont il déplace complètement les questions concernant les personnes ayant des intérêts communs au-delà des frontières religieuses, telles que les affinités en tant que travailleurs/travailleuses ou en tant que femmes.

Si les chefs religieux musulmans peuvent se positionner aux côtés de personnalités progressistes anti-guerre comme Jeremy Corbyn sur la question de la Palestine, leurs programmes politiques plus larges sont plus régressifs que les normes patriarcales traditionnelles déjà présentes dans ces communautés. Le groupe Muslim Vote est soutenu par le MEND et l'Association musulmane de Grande-Bretagne (MAB), qui représentent tous deux cette forme de politique fondamentaliste. Par exemple, ces deux groupes ont défendu des définitions de l'« islamophobie » qui associent la critique légitime de la doctrine islamique au racisme, créant ainsi un code du blasphème de facto. Ils ont activement fait campagne pour introduire une forme autoritaire de politique religieuse dans l'éducation (en promouvant la ségrégation sexuelle dans les écoles et en s'opposant à l'éducation sexuelle) et, plus généralement, dans la politique sociale (où ils ont défendu des initiatives telles que les tribunaux religieux).

Au sein des communautés musulmanes, ces groupes réduisent activement au silence les voix dissidentes, en particulier celles des femmes et des jeunes filles. Les médias ont évoqué les problèmes d'intimidation lors des élections. Mais ce qui n'a pas été évoqué, c'est la manière dont ces intimidations ont été dirigées de manière agressive contre des députées travaillistes laïques telles que Rushanara Ali (Bethnal Green et Stepney), Shabana Mahmood (Birmingham Ladywood) et Jess Phillips (Birmingham Yardley). Cette dernière est importante dans la mesure où, contrairement à nombreuses et nombreux autres députés travaillistes qui ont également été confrontés à l'hostilité en raison du refus initial du parti de critiquer Israël, Jess Phillips avait déjà quitté le banc du parti travailliste en signe de protestation contre la position du parti à cet égard.

De l'autre côté du camp du vote religieux, les hindous se sont mobilisés pour le vote hindou en utilisant un manifeste hindou et en organisant des réunions dans les temples hindous à travers le pays. Ce manifeste contient une série d'exigences. La plus sérieuse d'entre elles demande à Keir Stammer de lutter contre les crimes de haine à l'encontre des hindous, ce qui a été décrit comme de l'« hindouphobie », bien qu'il n'y ait aucune preuve de sa prévalence au Royaume-Uni. Comme pour la promotion de l'islamophobie, l'hindouphobie a été inventée pour créer un espace permettant aux hindous de projeter une idée de victimisation hindoue qui est étroitement liée à l'agenda nationaliste hindou de l'actuel premier ministre indien Narendra Modi.

Ainsi, l'agenda pour la reconnaissance des communautés religieuses ou confessionnelles est mené par des forces de droite qui sont connectées au niveau mondial. Par exemple, le manifeste hindou est soutenu par des forces hindoues telles que le Hindu Forum of Great Britian, le Hindu Council UK, le National Council of Hindu Temples et d'autres qui ont été mobilisées dans le cadre de la tentative de Modi de s'emparer de la diaspora hindoue indienne. Ce sont ces mêmes organisations qui se sont opposées avec succès à l'introduction d'une législation contre la discrimination fondée sur la caste au Royaume-Uni et qui se sont mobilisées pour réclamer des écoles confessionnelles, l'inclusion de l'« hindouphobie » dans la politique sociale et le discours public et des contrôles stricts de l'immigration – sans doute pour se présenter comme une communauté minoritaire respectueuse de la loi et bien intégrée par rapport aux nouvelles et nouveaux migrants illégaux et aux « musulman·es qui ne méritent pas ».

Dans le même ordre d'idées, un manifeste sikh a été lancé le 7 juin, visant en grande partie le parti travailliste, que la plupart des sikhs soutiennent encore. Mais comme les autres, il promeut une identité politique sikh khalistanaise et demande au Royaume-Uni de déclassifier les groupes khalistanais en tant que terroristes. Il est intéressant de noter que le document ne mentionne pas les groupes à l'origine de cette initiative et qu'il est donc moins transparent que les autres.

Leicestershire est l'un des endroits où cette communautarisation de l'électorat s'est le plus manifestée. D'une part, dans la circonscription de Leicester South, la musulmane indépendante Shokat Adam a éliminé le travailliste Jonathon Ashworth. De l'autre côté de la ville, il est très ironique de constater que le seul gain des conservateurs sur les travaillistes dans l'ensemble des élections s'est produit à Leicester Est, où Shivani Raja a remporté le siège des travaillistes pour les conservateurs – c'est la première fois en 37 ans que cette circonscription élit un conservateur. Shivani Raja a mené sa campagne sur une base totalement communautaire, se positionnant comme une Gujarati hindoue plutôt qu'asiatique. En dehors de la ville de Leicester, Lee Anderson – qui avait quitté les conservateurs pour rejoindre le parti réformiste – a remporté pour ce dernier la circonscription d'Ashfield, qui est historiquement un siège travailliste sûr pour les anciens mineurs. Des récits anecdotiques émanant de communautés minoritaires du Leicestershire indiquent aujourd'hui qu'Ashfield est « une zone interdite aux personnes non blanches ». Il a également été prouvé que le travail de l'extrême droite consistant à associer les Asiatiques aux gangs de toilettage à Rotherham a également eu un impact dans cette circonscription, ce qui reflète le pouvoir de mobilisation de cette question.

Nous assistons ici à une consolidation de la politique identitaire en tant que force au sein d'un certain nombre de circonscriptions britanniques. Si les programmes politiques de ces identités sont différents et s'expriment différemment dans la rhétorique musulmane, hindoue ou nationaliste blanche, ils sont tous le reflet les uns des autres dans la mesure où chaque identité se positionne en opposition à un « establishment » qui « n'écoute pas » un groupe d'électeurs et d'électrices méprisées et victimisése. À une époque où la méfiance à l'égard des institutions démocratiques est si grande et où tant de personnes se sentent incertaines de ce que l'avenir leur réserve, à elles et à leurs familles, les politiques identitaires s'adressent aux peurs et aux angoisses des gens, mais dans le langage réactionnaire d'un concours ethnique à somme nulle, où les différents groupes sont montés les uns contre les autres. Les formes de mobilisation politique qu'elles proposent ne feront que renforcer les forces les plus réactionnaires et chauvines au sein de toutes ces communautés et encourageront le blâme, l'aliénation et le racisme. Les programmes politiques qu'ils proposent ne s'attaquent à aucun des problèmes réels auxquels les gens sont confrontés, car ces problèmes sont généralisés : le logement, le coût de la vie, l'emploi précaire et le mauvais état des services publics. Ce dont nous avons besoin ici, ce sont des campagnes politiques qui rassemblent les persones sur la base de leurs besoins et qui proposent un vaste programme progressiste, plutôt que de se préoccuper d'identités culturelles victimisées.

Les limites du parti travailliste

Alors que la gauche s'inquiète à juste titre du danger que représente la montée d'une droite nationaliste suprématiste blanche, profondément raciste à l'égard des musulman·es, elle a tendance à réduire les manifestations plus larges du racisme au seul racisme anti-musulman. Comme nous l'avons noté par le passé, cette tendance a créé la base d'alliances entre la gauche et les fondamentalistes musulmans. La question de savoir comment créer une alternative est un enjeu majeur pour une gauche féministe laïque et antiraciste, et cela ne viendra pas du Labour ou des nombreuses sections de la gauche qui ont soutenu sans esprit critique des groupes tels que MEND et Cage. Les travaillistes seront également préoccupés par les bouleversements électoraux causés par les indépendants dans les régions à forte population musulmane, ce qui pourrait donner aux dirigeant·es travaillistes une raison supplémentaire de s'acoquiner avec les leaderships religieux minoritaires dans un effort pour « regagner la confiance ». C'est bien sûr sous le dernier gouvernement travailliste de Tony Blair que le « multiconfessionnalisme » a réellement pris son essor, et il est probable que ce type d'approche reviendra sous la direction de Starmer.

La question de l'immigration a été largement soulevée par les conservateurs et les réformistes lors des élections, et certaines parties de l'électorat se sont ralliées aux arguments que l'on trouvait autrefois principalement dans les groupes d'extrême droite, selon lesquels l'immigration mine la Grande-Bretagne et l'« identité britannique ». Le parti travailliste se devait évidemment de répondre à ces arguments, mais ce qu'il a proposé est profondément décevant. La proposition de Keir Starmer, l'une de ses six promesses électorales, est de créer une « force de sécurité frontalière » qui cherchera à « briser les gangs de trafiquants ». Cette politique est vouée à l'échec car elle ne reconnaît pas que le pouvoir des gangs de trafiquants repose sur l'absence de moyens sûrs et légaux d'émigrer au Royaume-Uni. Non seulement les travaillistes n'ont pas plaidé en faveur d'une immigration sûre par crainte d'être attaqués par la presse et les groupes de droite et de se rendre impopulaires sur le plan électoral, mais ils ont utilisé le même langage que la droite – en acceptant que l'immigration en tant que telle est un problème qu'il faut réduire. Ce faisant, les travaillistes n'ont fait que donner aux réformistes un bâton pour les battre.

Il est important de noter que si le parti réformiste a remporté quatre sièges sur cinq face aux Tories, il est arrivé en deuxième position dans 89 circonscriptions travaillistes, dont beaucoup dans les régions industrielles en déclin du Nord, du Nord-Est et des Midlands. Dans le même temps, il est important de reconnaître que, contrairement à la situation en France, l'extrême droite est sous-développée au Royaume-Uni. Le parti réformiste existe à peine en tant que mouvement politique organisé, malgré le nombre élevé de voix qu'il a obtenues. Il semble également que les divisions entre les conservateurs et celles et ceux qui se situent plus à droite se poursuivent. Suella Braverman, qui, à un moment donné, était considérée comme une dirigeante capable d'unir les différentes sections de la droite au sein du parti conservateur, semble aujourd'hui moins populaire qu'elle ne l'était autrefois. Si la droite a une carte à jouer en manipulant les craintes liées à l'immigration, elle est encore faible sur le plan organisationnel et la question de savoir qui dirigera et donnera une orientation aux conservateurs dans la période post-électorale est toujours d'actualité.

Des espaces pour l'intervention féministe ?

La dé-sélection de Faiza Shaheen par le parti travailliste avant les élections est profondément ironique car, plus que toute autre candidate musulmane indépendant,e elle a fait entendre une voix musulmane ouvertement laïque. Certaines d'entre nous ont participé à sa campagne et ont noté l'éventail des différentes circonscriptions qu'elle a réunies. Il est significatif qu'en quatre semaines, cette campagne ait obtenu autant de voix que le parti travailliste, privant ainsi ce dernier d'une victoire qui aurait dû être facile. Cette affaire montre que les forces progressistes ont encore la possibilité de développer des mobilisations progressistes qui reflètent une vision plus optimiste et plus égalitaire de la Grande-Bretagne et, surtout, qui ne sont pas liées aux formes de politique identitaire évoquées plus haut. Malgré la défaite de cette campagne électorale, la coalition de forces qui s'est réunie ici a pour objectif de poursuivre ce travail.

Tout en reconnaissant les limites du parti travailliste, il est également important de reconnaître que les gouvernements travaillistes ont accompli des choses précieuses dans le domaine de la politique sociale, en particulier en ce qui concerne les questions de droits sociaux. Il sera important de réfléchir à la manière dont nous nous orientons vers eux et dont nous exigeons davantage d'eux. Il y aura probablement des espaces où les travaillistes pourront adopter des éléments de politique que nous soutiendrons ou hésiter sur des politiques que nous pensons qu'ils devraient soutenir. Quelle sera, par exemple, l'approche du parti travailliste en matière d'éducation et le rôle des groupes religieux dans ce domaine ? Quelle sera la position du parti travailliste sur des questions telles que l'introduction de l'éducation sexuelle et relationnelle et le développement continu de tribunaux religieux qui constituent une menace directe pour les droits des femmes issues de minorités ? Verrons-nous de nouvelles approches de la question de la violence à l'égard des femmes et des jeunes filles – un problème de plus en plus grave ? Des espaces d'intervention féministe et antiraciste sont susceptibles d'émerger en fonction des événements sur le terrain. Tout en restant critique, Feminist Dissent considère également qu'il est important d'être attentif à ces opportunités lorsqu'elles se présentent et d'essayer d'influencer la politique lorsque nous le pouvons.

https://feministdissent.org/blog-posts/2024-uk-elections-challenges-and-opportunities/
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)

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Comment des conditions extrêmes ont poussé les Ukrainiens à des « transformations sociales » pour leur la survie commune

Depuis plus de deux mois, les Ukrainiens subissent de graves coupures d'électricité dues aux tirs de roquettes. Et la situation risque de se détériorer considérablement cet (…)

Depuis plus de deux mois, les Ukrainiens subissent de graves coupures d'électricité dues aux tirs de roquettes. Et la situation risque de se détériorer considérablement cet hiver. Cependant, la vie montre qu'il est possible d'améliorer la vie quotidienne même face à des coupures de courant qui durent des mois, si les gens se soutiennent mutuellement et si les autorités locales font leur travail de manière désintéressée. C'est cette approche des difficultés qui est abordée dans cet article.

20 août 2024 | tiré du site entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/08/22/comment-des-conditions-extremes-ont-pousse-les-ukrainiens-a-des-transformations-sociales-pour-leur-la-survie-commune/#more-85093

Dans les zones de la ligne de front de l'Ukraine, de nombreux villages sont privés d'électricité depuis un an ou plus. La situation est d'autant plus compliquée qu'il est impossible d'effectuer des travaux de réparation, la zone environnante étant régulièrement bombardée. Néanmoins, les habitants ont réussi à organiser des conditions de vie acceptables. Les habitants s'entraident de manière désintéressée en s'équipant, en partageant des générateurs, en remettant en état les infrastructures de transport incendiées, en livrant du bois de chauffage aux endroits « les plus chauds » et en organisant un « budget du peuple » pour répondre aux besoins les plus urgents. Nous publions des récits sur la vie des habitants de quatre villages des régions de Kharkiv, Soumy et Mykolaiv.

« Tout le monde vit une situation similaire »

La plupart des Ukrainiens savent par expérience que les coupures de courant prolongées entraînent une détérioration des conditions de vie, notamment des problèmes d'eau, de chauffage et de communication. Dans le cas des régions de la ligne de front, qui sont soumises à des bombardements réguliers, il est également difficile de se déplacer et d'acheminer des médicaments et de la nourriture. Néanmoins, de nombreuses personnes choisissent de vivre près de la ligne de front, même dans ces conditions extrêmes – malgré le danger, elles préfèrent rester chez elles. Viktoriia Kolodochka, chef du district Tokarivsky de la collectivité territoriale de Derhatchi dans l'oblast de Kharkiv, a expliqué à Commons que quatre villages de son district sont privés d'électricité depuis deux ans : Kochubeivka, Shopyne, Tokarivka et Hoptivka. Avant la guerre, un millier de personnes vivaient dans ces villages. Aujourd'hui, ils sont 69, dont 50 à Hoptivka.

Au fil du temps, les gens se sont adaptés à l'absence d'électricité. Les réfrigérateurs ne fonctionnant pas, la nourriture doit être préparée pour un seul repas. Les denrées périssables (beurre, soupes) sont conservées dans des bassines d'eau, qui sont changées fréquemment, ce qui permet de conserver les aliments jusqu'à deux jours. Les vêtements sont lavés à la main. Pour ce faire, ils chauffent l'eau avec un feu, mais le plus souvent ils utilisent du gaz en bouteille car il y a un problème de bois de chauffe dans la région. Il n'y a pas de moyens de communication dans les villages. Un système satellitaire Starlink, offert à titre gracieux, est mis en marche deux fois par semaine pour permettre aux habitants de communiquer avec leur famille.

Grâce à la participation active du starosta1, de l'administration locale autonome et de bénévoles, les habitants de la région résolvent le problème du manque d'électricité à l'aide de générateurs. Nombre d'entre eux disposent également de batteries. Mais le problème le plus aigu reste le chauffage. L'État fournit gratuitement du bois de chauffage aux habitants des zones de la ligne de front, mais il y a des problèmes de livraison. Selon Viktoriia Kolodochka, le bois de chauffage doit être transporté jusqu'au village par des voitures avec remorque, car les camions sont visés par des tirs. Cependant, il n'est pas possible de transporter beaucoup de bois en voiture, alors pour avoir le temps de le distribuer, il faut commencer à le stocker à la fin de l'été.

Il convient de noter que les conditions de vie extrêmement difficiles n'ont pas divisé les habitants du village de la ligne de front. Selon Viktoriia Kolodochka, les habitants aident les personnes seules et les personnes handicapées : ils apportent de l'eau, nettoient la maison et recouvrent les fenêtres d'un film plastique. Les hommes des villages voisins aident à la livraison du bois de chauffage, qu'ils apportent gratuitement à Hoptivka dans leurs propres voitures.

« Chacun d'entre eux a vécu une situation similaire, alors ils essaient d'aider. Je voudrais ajouter que les sarostas sont aussi devenus beaucoup plus amicaux. Nous pouvons même dire que nous avons développé une relation familiale. Nous restons toujours en contact les uns avec les autres, nous nous entraidons autant que possible et nous partageons nos expériences » déclare Viktoriia Kolodochka.

Aujourd'hui, cette femme, qui vit dans la ville voisine de Dubivka, doit travailler comme assistante sociale, infirmière et psychologue en plus d'être starosta. En outre, elle doit rendre visite à chaque habitant des villages privés d'électricité, car l'absence de communication ne lui permet pas d'atteindre les gens autrement.

Nous avons créé une « route de la vie »

Un autre exemple est le village de Ryzhivka dans la communauté Bilopilska de l'Oblast de Soumy, qui est situé près du village russe de Tyotkino dans l'oblast de Koursk et qui est régulièrement bombardé. Pour la première fois, le village a été privé d'électricité à l'automne 2022 : un obus a endommagé une ligne électrique à 500 mètres de la frontière. Mais grâce à l'initiative d'un habitant, le chef forestier du district, Sergei Anikin, l'électricité a pu être rétablie. L'homme a réussi à convaincre une équipe d'électriciens qui a accepté de se rendre sur les lieux de l'accident mais avec le véhicule d'Anikin, car les véhicules non locaux étant sous le feu de tirs. Les dégâts sont réparés, mais quelques mois plus tard, la ligne électrique est à nouveau bombardée. Cette fois, les électriciens ont refusé catégoriquement de repartir pour des raisons de sécurité. Les villageois n'ont pas été en mesure de réparer la ligne par eux-mêmes, même s'ils avaient une certaine expérience et les outils nécessaires fournis par les électriciens.

Depuis le printemps dernier, Ryzhivka est privé d'électricité. Les habitants ont élu Sergei Anikin à la tête du village parce qu'il s'occupait activement de l'approvisionnement en nourriture et de l'aide humanitaire. Anikin affirme que son travail de starosta a eu un impact majeur sur sa santé et a failli lui coûter la vie. L'homme a essuyé des tirs à plusieurs reprises. Une fois, il s'est même empêtré dans un fil-piège, mais heureusement, la mine n'a pas explosé, et Sergei et la femme qui marchait derrière lui ont survécu. À plusieurs reprises, le starosta a déminé manuellement des tronçons de route. Il dit avoir eu peur au début, mais s'y être habitué par la suite. Selon Anikin, les habitants de Ryzhivka se sont rapidement habitués à l'absence totale d'électricité et ont déployé tous leurs efforts pour s'adapter.

« Il a été difficile de vivre sans électricité pendant les trois premiers jours. Ensuite, on commence à s'adapter. Nous avons mis en place un « point » pour les gens, où nous avons installé un générateur, et les habitants pouvaient venir recharger leurs téléphones portables le matin et l'après-midi. Nous avons également utilisé le générateur pour fournir de l'eau, car notre village dispose d'un système centralisé d'approvisionnement en eau » a-t-il déclaré.

Selon le starosta, les bénévoles et les autorités locales ont partiellement aidé la population en lui fournissant des générateurs domestiques. Les habitants ont souvent coopéré avec leurs voisins et acheté un générateur pour plusieurs familles. Il est devenu courant de s'appeler les uns les autres et de s'inviter à recharger téléphones et batteries. Le principe des habitants est que si j'aide aujourd'hui, ils pourront m'aider demain. En raison des routes détruites et minées et des bombardements constants, le village est pratiquement isolé. Les services gouvernementaux et les bénévoles ne peuvent pas s'y rendre. Un jour, les habitants se sont rendu compte que l'eau avait emporté les routes qu'ils pouvaient emprunter pour quitter le village. La seule solution était de construire un pont sur le ruisseau. Mais c'était dangereux, car il y avait toujours un risque de bombardement.

« À cette époque, il ne restait plus que dix hommes valides. J'ai proposé de construire un pont et j'ai été soutenu, personne n'a eu besoin d'être persuadé. Tout le monde a compris qu'il construisait pour lui-même. À ce moment-là, j'ai compris que depuis longtemps j'avais du soutien, que les gars m'aideraient toujours » explique Sergey Anikin.

Les gens ont travaillé pendant deux semaines pendant deux heures, car après les tirs de mortier commençaient. Cependant, le pont a été construit et, heureusement, les gens n'ont pas été blessés. Le village a connu un jour sombre en mars de cette année, lorsque près de 70% de la localité a été détruite à la suite d'un puissant bombardement qui a duré cinq jours. Aujourd'hui, seules six personnes vivent à Ryzhivka, les autres ayant quitté les lieux.

Responsabilité à l'égard des autres

Un autre village de la communauté de Bilopilska, Obody, est privé d'électricité depuis plus d'un an et ne compte plus que 65 habitants sur 600. La ligne électrique endommagée qui alimente le village est située à quelques centaines de mètres de la frontière et doit être remplacée sur quatre kilomètres. Les autorités locales avaient prévu de poser un câble souterrain depuis le village voisin de Katerynivka, mais des problèmes d'autorisation n'ont pas permis de le poser.

L'approvisionnement en eau est aujourd'hui le problème le plus important du village. En raison de la chaleur torride du mois de juillet, l'eau des étangs et des puits s'est presque tarie. Toutefois, grâce au système centralisé d'approvisionnement en eau du village et aux puissants générateurs, les habitants et les animaux ne souffrent pas de la soif, même si l'eau est fournie toutes les heures et que les habitants doivent faire des réserves au cas où. De nombreux villageois se sont approvisionnés en générateurs. Selon la cheffe du village, Olena Minakova, il était prévu de doter plusieurs foyers d'un générateur puissant, mais en raison de la distance qui les sépare, ils ont abandonné cette idée. Par conséquent, les autorités communautaires et les bénévoles ont aidé les villageois à se procurer certains générateurs, tandis que les autres ont été achetés par les habitants à leurs propres frais : certains ont économisé sur leur pension, d'autres ont été aidés par leurs enfants. Ceux qui le souhaitent peuvent recharger leurs téléphones au bureau du starosta. Il n'y a actuellement aucune communication dans le village, car l'antenne relais située dans le village voisin a été endommagée par les tirs d'obus. Pour rejoindre leurs proches, les habitants d'Oboda doivent parcourir cinq kilomètres le long d'une route bombardée, souvent menacée par des drones FPV.

L'aide humanitaire, les médicaments, le carburant et la nourriture sont principalement livrés au village par Olena Minakova et son mari, qui est chauffeur et effectue également de nombreuses autres tâches. Avant la guerre, elle était chargée des questions sociales, mais après le licenciement du précédent chef de village pour des raisons de santé, elle a accepté la proposition de devenir starosta. Elle aurait pu partir depuis longtemps, mais elle a décidé de rester avec ses concitoyens parce qu'elle se sentait responsable. Le travail d'Olena est difficile. Elle doit s'occuper de nombreuses questions importantes, au péril de sa vie. Une ou deux fois par semaine, Olena et son mari doivent quitter le village pour apporter aux gens tout ce dont ils ont besoin. Dans le même temps, des avions, des hélicoptères et des drones survolent souvent le village, et il y a régulièrement des bombardements.

« Il y a des mines le long des routes et dans les champs, et les routes elles-mêmes sont dans un tel état que nous devons rouler à faible vitesse. Ce n'est pas effrayant, mais on se signe et on par t » explique Olena Minakova.

Le couple dispose d'une voiture de fonction, une Lada. Cependant, le véhicule consomme beaucoup de carburant, indispensable au fonctionnement des générateurs du village, et la municipalité ne peut pas en fournir davantage. Olena et son mari utilisent donc principalement leur voiture, qu'ils doivent souvent ravitailler en essence à leurs frais.

Malgré les conditions difficiles, Olena Minakova nous assure qu'elle ne remarque aucune dépression parmi les villageois. Les gens s'efforcent de maintenir le village en bon état, en gardant les routes propres et en fauchant les mauvaises herbes sur le bord des routes. Ils s'efforcent d'avoir une apparence soignée et de s'habiller correctement. Selon la starosta, cela soulage psychologiquement les gens. En outre, la communauté villageoise s'efforce de résoudre tous les problèmes ensemble.

« Je constate que les gens sont devenus plus amicaux. Cela se manifeste par de petites choses. Les voisins informent toujours les autres de la disponibilité de l'aide humanitaire. Si une personne vient au bureau de la starosta, elle apporte les appareils électroniques que les gens lui ont donné pour les charger. Au printemps, ils s'aident mutuellement à planter dans les jardins. Pour cela, ils utilisent tout ce qu'ils ont : un tracteur, une charrue, un cheval. Ils s'intéressent constamment à la vie des autres. Si quelqu'un ne sort pas, ils s'inquiètent pour lui et lui rendent visite » explique Olena Minakova. Elle note que, malgré les difficultés, les villageois continuent de croire que les temps difficiles prendront bientôt fin.

Se créer ses propres ressources

L'expérience des habitants du village de Zelenyi Hai, dans la communauté de Shevchenkivska, dans la région de Mykolaïv, est intéressante : après neuf mois de privation d'électricité et de bombardements, les habitants ont créé un fonds d'entraide qui leur permet de répondre rapidement aux problèmes sociaux locaux. Zelenyi Hai a été privée d'électricité en mars 2022. L'une des attaques contre l'école a tué plusieurs personnes, dont l'ancien du village. Ensuite, le chef de la communauté de Shevchenkivska, Oleh Pylypenko, a été fait prisonnier. Le village s'est donc retrouvé pratiquement sans gouvernance. Oksana Hnedko, une habitante de Zelenyi Hai qui était chargée à l'époque des questions sociales dans le village, a déclaré qu'elle a commencé à aider activement ses compatriotes à résoudre les difficultés liées à la fourniture de l'aide humanitaire. En même temps, elle s'occupait constamment de son mari à l'hôpital – il était directeur d'école et était l'un de ceux qui avaient souffert du bombardement de l'école. Cependant, les médecins n'ont pas pu sauver la vie de son mari.

« Les organisations humanitaires étaient prêtes à nous fournir de l'aide, mais elles nous ont demandé de l'apporter nous-mêmes au village en raison de l'intensité des bombardements. L'un de nos agriculteurs locaux a donc pris en charge l'acheminement de l'aide humanitaire jusqu'au village. Il a également branché ses propres générateurs au château d'eau, qu'il a ravitaillé lui-même. C'est ainsi que les habitants de Zelenyi Hai ont eu de l'eau malgré l'absence d'électricité », a déclaré Oksana Gnedko, qui est aujourd'hui la starosta du village.

Les hostilités autour du village ont pris fin en novembre 2022. À cette époque, de nombreuses organisations caritatives sont venues au village et ont non seulement pour aider à la reconstruction, mais ont également installé de puissants panneaux solaires pour alimenter l'approvisionnement en eau. Les villageois ont décidé de créer un fonds d'entraide afin de pouvoir utiliser leurs propres ressources pour résoudre rapidement divers problèmes dans le village. Par exemple, en termes d'aménagement paysager, de soutien, etc.

« Nous comprenons que certains villages ont besoin de plus d'argent que nous pour leur reconstruction. Nous avons donc décidé d'utiliser nos propres ressources pour les soutenir. Nous avons tenu une réunion au cours de laquelle nous avons élu un trésorier qui présente des rapports sur nos finances. Nous finançons notre fonds par des contributions – 50 UAH par mois par chaque personne – c'est la décision qu'ont prise les gens eux-mêmes. Cela semble être une petite somme d'argent, mais au bout d'un certain temps, elle s'avère être un montant considérable. Nous décidons également de toutes les questions liées aux dépenses lors de l'assemblée générale. Nous en discutons dans un groupe fermé sur Viber » explique Oksana Gnedko.

Les villageois ont déjà utilisé le fonds pour améliorer le cimetière et carreler l'allée, ce dont ils sont très fiers. La starosta note l'intérêt des villageois à résoudre les problèmes ensemble. « Pour moi, le village est unique parce que les gens étaient déjà unis avant, mais pendant la guerre, ils sont devenus encore plus amicaux » conclut-elle.

L'expérience des habitants des communautés de première ligne avec lesquels nous nous sommes entretenus montre que, bien qu'il soit extrêmement difficile de vivre sans électricité, dans les situations extrêmes où l'aide de l'État est limitée, les gens sont obligés de s'organiser eux-mêmes. Dans cette interaction, la richesse et le profit personnel cèdent généralement le pas aux objectifs collectifs, de sorte que les gens unissent leurs forces, aident activement ceux qui ne peuvent pas s'occuper d'eux-mêmes et s'attaquent de manière désintéressée aux problèmes sociaux. Plus les membres de la société sont impliqués dans ce processus de construction de liens horizontaux de solidarité, plus les citoyens seront en mesure de relever les défis d'une époque où il est vain de s'en remettre aux autorités.

20 aout 2024
Alexander Kitral
Publié par Commons.
Illustration Katya Gritseva.
Traduction Patrick Le Tréhondat.

1 Poste administratif pour représenter les intérêts de tous les habitants. NdT.

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En Inde, le viol et le meurtre d’une médecin déclenchent des manifestations

27 août 2024, par Jayshree Bajoria — ,
Il faut appliquer les lois contre les abus sexuels, y compris sur le lieu de travail. Des milliers d'Indiennes et d'Indiens sont descendus dans la rue pour protester contre le (…)

Il faut appliquer les lois contre les abus sexuels, y compris sur le lieu de travail. Des milliers d'Indiennes et d'Indiens sont descendus dans la rue pour protester contre le viol et le meurtre d'une médecin dans un hôpital public de la ville de Calcutta la semaine dernière. Ils réclament la justice et une meilleure sécurité dans les hôpitaux et sur les campus médicaux.

Tiré de Entre les lignes et les mots

L'attaque a mis en lumière la façon dont des millions de femmes indiennes restent exposées aux abus sur le lieu de travail, et continuent de se heurter à de graves obstacles pour obtenir justice pour violences sexuelles.

Le 9 août, une stagiaire en médecine âgée de 31 ans a été retrouvée morte dans une salle de séminaire. Selon les médias, elle s'était endormie dans la salle de classe après une journée de travail épuisante de 36 heures parce qu'il n'y avait pas d'espace de repos désigné pour le personnel. L'autopsie a montré que son corps présentait de graves blessures, notamment des fractures, suggérant une agression brutale. Un bénévole de l'hôpital a été arrêté.

L'Inde dispose de lois telles que la Loi sur la Prévention du harcèlement sexuel au travail, ou loi POSH (Prevention of Sexual Harassment at the Workplace Act, ou POSH Act) pour lutter contre la violence et le harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Les lois contre le viol et les abus sexuels ont été renforcées après qu'un viol collectif et un meurtre à Delhi en 2012 ont déclenché des manifestations à l'échelle nationale.

Les autorités n'ont cependant ni appliqué efficacement ces lois, ni garanti que des comités examinent des plaintes de harcèlement sexuel dans les secteurs formel et informel.

Si la plupart des entreprises du secteur privé et des administrations publiques ont mis en place des comités de plaintes internes, beaucoup n'existent que sur le papier. Les employeurs ne font pas grand-chose pour améliorer la culture du lieu de travail en sensibilisant les gens à ce qui constitue le harcèlement sexuel, et aux conséquences d'un tel comportement.

Certaines manifestantes ont affirmé que l'administrateur de l'hôpital de Calcutta avait rejeté la faut sur la victime, et tenté de dissimuler le crime. Une foule a tenté de perturber les manifestations, ravivant les inquiétudes concernant les obstacles rencontrés par les victimes et leurs familles dans les cas de violences sexuelles. Des enquêteurs fédéraux sont actuellement chargés de cette affaire.

La ministre en chef de l'État du Bengale-Occidental a exigé que « les coupables soient pendus » d'ici le 18 août. Imposer la peine de mort peut avoir un attrait populaire après un crime aussi horrible, mais cela ne protégera pas les filles et les femmes des abus et de la violence. Cela nécessite des réformes systémiques, notamment une meilleure application des lois et des protections dans les espaces publics ainsi que sur le lieu de travail et dans les institutions. Human Rights Watch s'oppose à tout recours à la peine de mort.

En Inde, les femmes et les filles devraient ont le droit de vivre et de travailler dans la dignité, sans craindre pour leur sécurité.

Jayshree Bajoria
Directrice adjointe, division Asie
https://www.hrw.org/fr/news/2024/08/15/en-inde-le-viol-et-le-meurtre-dune-medecin-declenchent-des-manifestations

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Le mouvement de protestation au Bangladesh a gagné contre la répression

27 août 2024, par Sushovan Dhar — , ,
Les manifestations de masse au Bangladesh ont renversé Sheikh Hasina après que la répression de l'État ait fait des centaines de morts. Mais le gouvernement intérimaire dirigé (…)

Les manifestations de masse au Bangladesh ont renversé Sheikh Hasina après que la répression de l'État ait fait des centaines de morts. Mais le gouvernement intérimaire dirigé par le gourou du microcrédit Muhammad Yunus n'est pas en mesure de s'attaquer aux graves problèmes sociaux auxquels sont confrontées les classes populaires du pays.

Tiré d'Inprecor
18 août 2024

Par Sushovan Dhar

Après quinze ans au pouvoir, la Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, a démissionné et a fui le pays le 5 août, chassé par de jeunes manifestant·es. Ce qui avait commencé comme un mouvement contre les quotas dans la fonction publique s'est transformé en un soulèvement général contre le pouvoir autocratique de Hasina et de son parti, la Ligue Awami (LA).

La situation a changé au cours d'une période de cinq semaines, et la victoire finale a été réalisée au prix de plus de quatre cents vies et de plusieurs milliers de blessé·es et de disparu·es. La tournure des événements dans ce pays d'Asie du Sud évoque le Sri Lanka en 2022, ou encore la révolte de masse qui a contraint le président des Philippines, Ferdinand Marcos, à fuir le pays en 1986 après deux décennies de régime autocratique.

Le 5 août, Hasina n'a eu que quarante-cinq minutes pour démissionner et quitter le pays, alors que des centaines de milliers de manifestant·es sont descendus dans la rue, prêts à défier le couvre-feu à tout prix. La veille encore, elle semblait nier que son mandat de Première ministre était terminé. Cependant, une marée populaire l'a emportée comme un puissant tsunami. Le chef de l'armée a facilité sa fuite.

Un cercle complet

Avec l'éviction d'Hasina, un cercle complet de la politique de la LA a été bouclé. La phase de consolidation la plus récente de la Ligue a commencé avec sa victoire aux élections de 2008, lorsque l'alliance de quatorze partis qu'elle dirigeait a remporté une majorité écrasante de 263 sièges sur 300. Bien que le parti ait été au pouvoir à deux reprises auparavant (1971-75 et 1996-2001), il s'agit d'une victoire historique.

Les élections parlementaires initialement prévues pour janvier 2007 ont été suspendues après des mois de bouleversements politiques. Entre-temps, un gouvernement intérimaire soutenu par l'armée a continué à gouverner, ce qui a évoqué le spectre d'une autre dictature militaire, bien que sous la forme d'une mascarade. Au cours de ses vingt premières années d'existence, le Bangladesh a été soit sous un régime militaire direct, soit administré par un gouvernement soutenu par l'armée pendant près de seize de ces années.

Cette victoire a également marqué la consolidation prolongée du pouvoir par la Ligue Awami. Considéré comme une force laïque en raison de ses racines historiques et de son rôle de leader dans la guerre de libération, le parti a accédé au pouvoir en s'appuyant sur cette nostalgie. Depuis 2007, un nouveau mouvement de la société civile, soutenu par la LA, a intensifié les demandes de jugement des criminels de guerre ayant collaboré avec l'armée du Pakistan occidental.

Le parti d'opposition Bangladesh Nationalist Party (BNP), qui a gouverné entre 2001 et 2006, a participé aux élections en s'alliant avec Jamaat-e-Islami, un groupe islamique radical. Les observateurs ont également vu dans ces élections un rejet public des idéaux islamiques radicaux et une répudiation de la politique religieuse.

Deux tournants

Le mouvement pour la restauration de la démocratie en 1990 (populairement connu sous le nom de Mouvement anti-autoritaire des années 90), après des années de régime militaire, constitue le premier tournant positif dans l'histoire du Bangladesh indépendant. Des millions de personnes ont défilé dans les rues à partir de novembre 1997 pour réclamer le rétablissement d'un régime civil.

Le pays a été pris en otage par des gangsters militaires entre 1982 et 1990, sous le règne du chef de l'armée, H. M. Ershad. Son régime a été un épisode sombre marqué par des meurtres et des agressions, des arrestations et des détentions arbitraires, la corruption et le pillage, accompagnés de l'anéantissement de la démocratie et des valeurs démocratiques. Un soulèvement populaire a chassé Ershad et ouvert la voie à la démocratie parlementaire.

Le mouvement a contribué à l'émergence d'une nouvelle conscience progressiste, en particulier chez les jeunes, ainsi qu'à certaines réformes constitutionnelles. Il a permis de délégitimer l'emprise de l'armée sur la politique. Les partis politiques sont parvenus à un consensus sur la future trajectoire démocratique de la nation – un consensus qui a été violé par la suite. La Ligue Awami et le BNP ont grandement bénéficié de la perception qu'ils étaient à l'avant-garde de ces luttes.

Le deuxième tournant majeur a été le mouvement de 2013, populairement connu sous le nom de mouvement Shahbag, exigeant la peine capitale pour les criminels de guerre. La LA a d'abord soutenu cette mobilisation, car elle servait ses propres intérêts et objectifs. Cependant, les manifestant·es du Shahbag ont commencé à réclamer une démocratisation plus large de la société et la fin des injustices socio-économiques.

Dans un premier temps, la Ligue a tenté de contrôler le mouvement, mais n'y est pas parvenue. Elle a alors retiré les cadres de son parti et harcelé les dirigeants de Shahbag, tout en encourageant les querelles internes dans leurs rangs, ce qui a paralysé la lutte. La gauche bangladaise a continué à participer aux manifestations de Shahbag, mais les organisations de gauche étaient peu nombreuses et n'avaient qu'un impact limité sur la scène politique du pays.

En 2014, le mouvement a perdu son élan. Ce faisant, le pays a perdu l'une de ses plus grandes chances de parvenir à une véritable démocratisation et de s'attaquer aux injustices socio-économiques sous la pression des mouvements auto-organisés de la base. En fin de compte, le mouvement Shahbag a été anéanti.

Répression de l'opposition

Après avoir atteint cet objectif, la Ligue Awami a continué à démanteler son adversaire politique, le BNP. Pour la LA, le Jamaat-e-Islami et d'autres groupes islamiques étaient également un facteur à prendre en compte, mais le BNP était son adversaire électoral immédiat. Les dirigeants de la LA ont rapidement compris que le mécontentement à l'égard de leur bilan de mauvaise gouvernance pouvait profiter au BNP sur le plan électoral.

Les dirigeants du BNP ont été arrêtés au hasard et des accusations ont été portées contre eux, ce qui a déstabilisé le parti. En outre, le BNP a longtemps bénéficié d'un soutien important de la part de l'armée. Toutefois, l'intérêt de l'establishment militaire pour le pouvoir civil ayant diminué, la force du parti s'est affaiblie.

Son bilan, lorsqu'il était au pouvoir entre 2001 et 2006, était également caractérisé par la corruption et des attaques violentes contre l'opposition, y compris une tentative d'assassinat de Hasina à l'aide d'une grenade en 2004. Ce bilan a discrédité le parti et a contribué à son déclin continu, lorsqu'il a été combiné à l'utilisation impitoyable de l'appareil d'État par la Lige Awami à l'encontre de son rival. Le BNP a tenté en vain de manipuler le système électoral pour s'accrocher au pouvoir en 2006, mais la Ligue a fait preuve d'une maîtrise supérieure de ces tactiques.

Le BNP s'est retiré des élections de 2014 au motif qu'elles se déroulaient dans des conditions inéquitables. Il a exigé la démission d'Hasina en tant que Première ministre pour laisser la place à une personnalité « impartiale » et « non membre d'un parti » pour superviser les élections. Cette abdication a simplement donné le pouvoir à la Ligue sur un plateau, 153 candidats sur 300 étant élus sans contestation.

la Ligue Awami a ensuite bloqué les activités politiques du BNP dans tout le pays, et des milliers de procès ont été intentés contre les dirigeants et les militants du parti, allant de la corruption à l'accusation de meurtre. Le parti n'a pas été en mesure de se remettre de ces attaques sur plusieurs fronts et a recouru à la violence après 2014, ce qui a donné à la Ligue l'occasion de le cibler davantage. Khaleda Zia, deux fois Première ministre du BNP, a été emprisonnée pour corruption en février 2018.

Un tournant à droite

Dans le même temps, les forces de gauche engagées dans les mouvements populaires ont également été confrontées au harcèlement et à la répression. L'État a pris pour cible les dirigeants du mouvement Rampal en les accablant de fausses accusations et en les intimidant physiquement, et les mouvements de travailleurs ont subi le même sort.

Les islamistes bangladais avaient l'habitude de soutenir le BNP lors des élections. Cependant, avec le déclin du BNP, ces forces ont commencé à participer à l'arène électorale de leur propre chef. Pendant ce temps, la Ligue Awami a compromis ses références laïques historiques en formant une alliance tacite avec Hefazat-e-Islam, un groupe islamiste radical qui a été responsable du meurtre de blogueurs laïques.

Le front politique dirigé par la LA comprenait plusieurs partis islamistes conservateurs. En outre, le gouvernement de Hasina a accordé certaines concessions aux forces islamistes, comme la validation des madrasas Qawmi, des écoles religieuses au programme conservateur qui ne sont pas réglementées par le gouvernement. Ces écoles se concentrent uniquement sur l'enseignement religieux et enferment les étudiants issus des couches les plus pauvres de la population dans des dogmes religieux mystiques. Tous ces développements ont eu lieu malgré la prétention de la Ligue à être le sauveur suprême de la communauté religieuse hindoue minoritaire au Bangladesh.

La Ligue Awami a de plus en plus pris le contrôle de l'administration de l'État par le biais du processus des nominations [de fonctionnaires] et a mis les médias et l'intelligentsia sous contrôle grâce à un mélange d'incitations et de coercition. À la fin de l'année 2018, la LA avait une emprise ferme sur la bureaucratie, le système judiciaire et même l'armée, traditionnellement considérée comme un soutien majeur du BNP.

Les résultats des élections de 2018 ont même dépassé les attentes les plus optimistes de la Ligue, ses candidats remportant 288 des 300 sièges en jeu. Les élections suivantes, en janvier 2024, ont été un simulacre, l'ensemble de l'opposition étant absente du scrutin. Cela a poussé la résistance dans l'arène extraparlementaire, culminant dans les manifestations qui ont évincé Hasina.

Le gouvernement intérimaire

Trois jours après le départ d'Hasina, l'économiste Muhammad Yunus, lauréat du prix Nobel de la paix en 2006, a prêté serment en tant que chef du gouvernement intérimaire du Bangladesh. Officiellement appelé « conseiller en chef », M. Yunus dirigera une équipe de dix-sept personnes, composée de bureaucrates et d'officiers militaires à la retraite, de personnalités d'ONG, d'avocats, d'universitaires et d'autres personnes, ainsi que de quelques leaders étudiants impliqués dans la rébellion. L'équipe est diversifiée en termes d'origine de ses membres ainsi que sur le plan ethnique et religieux, bien qu'elle ne contienne aucun représentant de la classe ouvrière.

L'érosion constante des institutions démocratiques au Bangladesh a suscité une profonde haine à l'égard des partis politiques existants. Yunus était une figure appropriée pour diriger le gouvernement intérimaire en tant que personnalité connue qui projette l'image d'une personne s'élevant au-dessus de la politique partisane tout en promouvant le développement national. Il a également été harcelé par le gouvernement d'Hasina et a failli être contraint de quitter le pays, ce qui a renforcé la sympathie à son égard.

Pour M. Yunus, cette aventure fait suite à de précédentes tentatives infructueuses d'entrer dans le champ politique. Alors que de grandes attentes sont désormais placées en lui, nous devons garder à l'esprit son rôle antérieur, en tant que promoteur des programmes de microcrédit. Loin de représenter un remède à la pauvreté rurale, ces programmes n'ont fait qu'imposer des charges supplémentaires aux pauvres. Sa défense zélée des politiques néolibérales a fait de Yunus la coqueluche des gouvernements occidentaux et de la Banque mondiale.

La Ligue Awami étant discréditée, les deux principales forces politiques restantes, le BNP et le Jamaat-e-Islami, espèrent que des élections anticipées les porteront au pouvoir. Cette dernière force, en particulier, semble être très bien organisée, avec des réseaux de militants dans tout le pays, et ne voudra certainement pas laisser passer cette chance.

Le soulèvement de juillet a été couronné de succès grâce à la participation d'un large éventail de forces sociales. Comme dans d'autres luttes contre des régimes autocratiques, l'aspiration populaire était celle de la liberté, largement exprimée en termes plutôt vagues et abstraits. En d'autres termes, il ne s'agissait pas d'un mouvement guidé par des positions idéologiques clairement définies.

Les étudiant.es ont d'abord protesté pour la réforme du système des quotas, mais la répression de l'État a déclenché un soulèvement de masse impliquant de larges pans de la classe ouvrière et de la classe moyenne bangladaises, qui s'est achevé par le soulèvement qui a balayé Hasina. Les étudiant.es ont gagné la confiance de la population et devront tracer la voie à suivre.

On peut certainement espérer que l'esprit du mouvement étudiant contribuera à favoriser une prise de conscience beaucoup plus claire de la nature d'un programme de transformation. Outre les demandes d'élections démocratiques et d'État de droit, les principaux points de ce programme comprendront des gains économiques tels que des salaires plus élevés et de meilleures protections sociales, ainsi qu'une action en faveur de la justice climatique - le Bangladesh est immensément vulnérable à l'impact du changement climatique. On ne peut pas compter sur le gouvernement intérimaire ou ses successeurs probables pour relever l'un de ces défis.

À long terme, les événements de juillet ne déboucheront sur une issue positive que si la classe ouvrière et les autres groupes opprimés sont en mesure de jouer un rôle de premier plan, en surmontant les divisions religieuses et ethniques de la société bangladaise. Si les étudiant.es ont amorcé la révolution, les travailleurs devront veiller à ce qu'elle aboutisse. C'est là que réside le plus grand défi pour la gauche au Bangladesh.

Le 14 août 2024

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Après la démission d’Hasina, la lutte se poursuit au Bangladesh face à la vacance du pouvoir

27 août 2024, par Badrul Alam — , ,
Le 5 août, à 14h30, Sheikh Hasina a démissionné de son poste de Premier ministre et s'est enfuie en hélicoptère vers l'Inde avec une partie de ses forces spéciales de sécurité. (…)

Le 5 août, à 14h30, Sheikh Hasina a démissionné de son poste de Premier ministre et s'est enfuie en hélicoptère vers l'Inde avec une partie de ses forces spéciales de sécurité. Elle se trouve actuellement à Delhi et certains rapports indiquent qu'elle souhaite se rendre à Londres pour y obtenir l'asile politique, mais la Grande-Bretagne lui refuse l'entrée en raison des violations des droits de l'homme qu'elle a commises.

Tiré de Inprecor
9 août 2024

Par Badrul Alam

Le même jour, à 16 heures, le chef d'état-major de l'armée bangladaise, le général Waker-uz-Zaman, a déclaré à la télévision nationale que l'armée assumerait la responsabilité du maintien de l'ordre public. Il a ajouté qu'un gouvernement intérimaire serait formé pour gérer les affaires courantes du pays et a promis d'organiser rapidement des élections libres et équitables. Les chefs de l'armée ont rencontré le président, Mohammed Shahabuddin, dans la soirée et ont discuté de la formation du gouvernement intérimaire. Shahabuddin a également convoqué les dirigeants des différents partis politiques représentés au parlement, y compris le principal parti d'opposition, le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP). Tous ont accepté de former un gouvernement intérimaire.

Cependant, les coordinateurs du mouvement étudiant anti-discrimination ont proposé de former un gouvernement intérimaire avec ceux qui ont dirigé le mouvement de masse. Ils ont déclaré qu'ils n'accepteraient aucune autre forme de gouvernement sans leur consentement, en particulier un gouvernement dirigé par l'armée. Ils ont souligné leur objectif primordial, qui est d'éliminer toute discrimination de la société. Les coordinateurs étudiants ont estimé qu'il restait encore beaucoup de travail à faire, même si Hasina est maintenant tombée, et ont exprimé leur intérêt à faire partie du gouvernement national intérimaire. Ils ont exhorté tous les étudiant.es et les autres personnes à défendre la révolution et à veiller à ce qu'aucune autre force réactionnaire ne profite du soulèvement.

En outre, ils ont proposé que le Dr Muhammad Eunus soit le chef du comité consultatif du gouvernement intérimaire. Bien que le régime de Hasina ait longtemps ciblé Eunus, ses politiques ne sont pas sans controverse. Il est bien connu pour son soutien au microcrédit pour résoudre les problèmes sociaux, et sa position est plus importante dans la sphère des ONG qu'au sein des communautés marginalisées. Certaines organisations et partis de gauche l'ont déjà critiqué comme étant l'atout de l'impérialisme américain.

Ainsi, malgré la démission d'Hasina, la lutte pour la vacance du pouvoir se poursuit au Bangladesh.

Néanmoins, le mouvement qui a débuté le 15 juillet avec l'assassinat de six étudiants à l'université de Dhaka et après la mort d'Abu Sayed, un étudiant en quatrième année d'anglais à l'université Begum Rokeya, abattu en plein jour par la police à Rangpur, a atteint un point culminant le 5 août.

Lors de son ultime jour de règne, l'autocrate a encore mordu, ses forces de sécurité ayant fait au moins 39 autres victimes. En fin de compte, la dictature n'a pas pu se maintenir face à la pression de millions d'étudiant.es et de citoyen.nes. Dans les derniers instants d'Hasina en tant que Premier ministre, les autorités de sécurité ont défié ses ordres et refusé d'abattre d'autres civils. Elles lui ont donné deux options : s'accrocher au pouvoir ou abandonner et s'enfuir. Elle a choisi de fuir le pays. Hasina a utilisé tous les outils de répression à sa disposition contre le peuple pour conserver le pouvoir, mais elle a finalement été vaincue.

Le mouvement des étudiant.es a commencé par la demande de réforme d'un système de quotas discriminatoire. Les mesures de plus en plus répressives prises par Hasina les ont contraints à élargir leurs revendications, notamment en demandant la démission de plusieurs responsables de la Ligue Awami et l'indemnisation des familles des personnes tuées ou blessées lors des manifestations. Les étudiant.es se sont engagé.es dans diverses actions, y compris la désobéissance civile. Hasina a qualifié les manifestants de « razakar » (traîtres à la lutte pour l'indépendance en 1971 qui ont collaboré avec les criminels de guerre pakistanais), ce qui a conduit les étudiant.es à intensifier leurs revendications et leur stratégie. Ils ont élaboré neuf revendications alors que Hasina a eu recours à une répression accrue. Plus tard, ils se sont concentrés sur une revendication clé - la démission d'Hasina - qu'ils ont obtenue avec succès.

L'autocrate avait également annoncé un couvre-feu total dans tout le pays le 18 juillet afin de réprimer le mouvement étudiant. Cependant, les étudiant.es et les masses ont ignoré le couvre-feu et ont continué à descendre dans la rue. Plus tard, le régime est allé encore plus loin en déclarant que les soldats tireraient sur les manifestant.es à vue. Cependant, toutes les mesures qu'ils ont prises ont été audacieusement brisées par les masses d'étudiant.es. Ils sont restés debout face aux balles de l'armée et de la police en offrant leur vie sans hésitation.

Depuis le 15 juillet, plus de 339 étudiants ont été tués par la police, selon un grand quotidien d'information. Mais, selon une enquête privée, le nombre de morts pourrait être encore plus élevé, se chiffrant à plusieurs milliers. Des milliers d'étudiant·es ont été blessé·es et torturé·es : certain.nes ont perdu la vue, d'autres ont des parties du corps mutilées.

En fin de compte, le dernier règne de Hasina a duré environ 16 ans. Son régime a été marqué par des violations généralisées des droits de l'homme, la corruption, le pillage des richesses de l'État, la disparition forcée d'activistes, des exécutions extrajudiciaires, l'organisation de fausses élections, etc. Elle devrait être jugée par des tribunaux internationaux pour ses violations des droits de l'homme et sa complicité dans le génocide.

Traduction pour ESSF de Pierre Rousset avec l'aide de DeepL.https://www.europe-solidaire.org/sp...

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À Gaza, la déshumanisation des Palestiniens par Israël atteint un nouveau sommet

L'armée israélienne a décidé de réduire les effectifs de l'unité Oketz, l'unité 7142, en amont de son annulation. L'unité pour les chiens et leurs dresseurs a souffert d'une (…)

L'armée israélienne a décidé de réduire les effectifs de l'unité Oketz, l'unité 7142, en amont de son annulation. L'unité pour les chiens et leurs dresseurs a souffert d'une pénurie ces derniers temps. Un grand nombre de chiens ont été tués dans la bande de Gaza, et il a donc été décidé d'utiliser des moyens moins coûteux et plus efficaces. Il s'avère que la nouvelle unité, à laquelle l'ordinateur de l'armée israélienne n'a pas encore donné de nom, donne les mêmes résultats opérationnels. Il n'est pas nécessaire de dresser les chiens pendant des mois, ni d'utiliser les muselières en fer qui ferment leurs mâchoires effrayantes, et leur nourriture sera également moins chère : au lieu de la coûteuse nourriture pour chiens Bonzo, les restes des rations de combat.

Tiré de France Palestine Solidarité. Article publié dans Haaretz. Photo : Israël utilise des chiens pour attaquer et abuser sexuellement les Palestiniens lors des raids et dans les prisons, 17 juillet 2024 @ Quds News Network

Les frais d'inhumation et de commémoration seront également annulés : les chiens Oketz étaient généralement enterrés dans le cadre de cérémonies militaires, avec des soldats en pleurs et des articles à faire pleurer en première page du bulletin d'information de l'armée, Yedioth Ahronoth. Les chiens de remplacement n'ont pas besoin d'être enterrés, leurs corps peuvent simplement être jetés. Les cérémonies commémoratives annuelles du 30 août pour les chiens peuvent également être supprimées. Les nouveaux chiens n'auront pas de monument. Les âmes sensibles des soldats qui les manipulent ne seront plus endommagées lorsqu'ils mourront.

Le projet pilote est en cours et il y a déjà un mort dans la nouvelle unité. Bientôt, l'armée israélienne exportera les connaissances qu'elle a acquises à d'autres armées dans le monde. En Ukraine, au Soudan, au Yémen et peut-être même au Niger, elles seront heureuses de s'en servir.

Selon la page Wikipédia consacrée à l'Oketz : "L'unité active un matériel de guerre unique, le chien, qui offre des avantages opérationnels uniques qui n'ont pas de substitut humain ou technologique". Oups, une erreur. Il n'y a peut-être pas de substitut technologique, mais un substitut humain a été trouvé. Le terme "humain" est bien sûr exagéré, mais l'armée israélienne dispose d'un nouveau type de chien, bon marché, obéissant et bien mieux entraîné, dont les vies valent moins.

Les nouveaux chiens de l'armée sont les habitants de la bande de Gaza. Pas tous, bien sûr, mais seulement ceux que l'éclaireur de l'armée choisit avec soin, parmi 2 millions de candidats ; les auditions ont lieu dans les camps de personnes déplacées. Il n'y a pas de restriction d'âge.

Les chasseurs de têtes de l'armée ont déjà trouvé des enfants et des personnes âgées, et il n'y a aucune restriction à l'activation de la nouvelle main-d'œuvre. Ils les utilisent et les jettent ensuite. Entre-temps, ils n'ont pas été formés aux missions d'attaque et à l'identification olfactive des explosifs, mais l'armée y travaille. Au moins, ils ne mordront pas les enfants palestiniens dans leur sommeil comme les anciens chiens des Baskerville.

Mardi, Haaretz a publié en première page la photo d'un des nouveaux chiens : un jeune habitant de Gaza menotté, vêtu de haillons qui étaient autrefois des uniformes, les yeux couverts d'un chiffon, le regard baissé, des soldats armés à ses côtés. Yaniv Kubovich, le correspondant militaire le plus courageux d'Israël, et Michael Hauser Tov ont révélé que l'armée utilise des civils palestiniens pour vérifier les tunnels à Gaza. "Nos vies sont plus importantes que les leurs", disent les commandants aux soldats, répétant ce qui est une évidence.

Ces nouveaux "chiens" sont envoyés menottés dans les tunnels. Des caméras sont attachées à leur corps, et l'on peut entendre le bruit de leur respiration effrayée.

Ils "nettoient" les puits, sont détenus dans des conditions pires que les chiens Oketz et leur activité s'est généralisée, systématisée. Al-Jazeera, boycottée en Israël pour "atteinte à la sécurité", a révélé le phénomène. L'armée l'a nié, comme d'habitude, avec ses mensonges. Deux reporters de Haaretz ont rapporté l'histoire complète mardi, et elle est terrifiante.

Certains soldats ont protesté à la vue des nouveaux "chiens", plusieurs courageux ont même témoigné auprès de Breaking the Silence. Mais la procédure, qui avait été expressément interdite par la Haute Cour de justice, a été adoptée à grande échelle dans l'armée. La prochaine fois que le public protestera contre le fait que Benjamin Netanyahu ignore les décisions de la Haute Cour, nous devrions nous rappeler que l'armée ignore aussi effrontément ses décisions.

Le processus de déshumanisation des Palestiniens a atteint un nouveau sommet. Haaretz a rapporté que le haut commandement de l'IDF était au courant de l'existence de la nouvelle unité. Pour l'armée, la vie d'un chien vaut plus que celle d'un Palestinien. Nous disposons à présent de la version officielle.

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Les femmes, particulièrement victimes de la guerre à Gaza

27 août 2024, par Maria João Guimarães — , , ,
L'expérience des femmes à Gaza reste l'une des histoires les moins racontées de cette guerre, nous a déclaré Juliette Touma, directrice de la communication de l'UNRWA (Office (…)

L'expérience des femmes à Gaza reste l'une des histoires les moins racontées de cette guerre, nous a déclaré Juliette Touma, directrice de la communication de l'UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) [1].

Tiré de A l'Encontre
24 août 2024

Par Maria João Guimarães

Deir al-Balah, 16 août 2024.

Elles sont victimes des bombardements meurtriers, et cela dans un pourcentage élevé. Lorsque le nombre de morts a dépassé les 40 000 la semaine dernière, Volker Türk, Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, a déclaré que la majorité d'entre eux étaient des femmes et des enfants. Selon les autorités sanitaires de Gaza, sur les 40 139 décès enregistrés (au 18 août), 20 573 étaient des hommes, 11 707 des femmes et dans 7859 cas, la répartition restait inconnue. Chez les adultes, la répartition était la suivante : 12 927 hommes, 5956 femmes, 10 627 enfants (moins de 18 ans) et 277 personnes âgées (là encore, dans 7859 cas, ces données n'étaient pas disponibles).

Elles subissent également, comme avant le 7 octobre, des actes de violence au sein de la famille, dans une société où elles sont subordonnées. « Bien sûr, elles m'ont aussi parlé de la violence de genre – des histoires, des histoires et encore des histoires », a déclaré Muhannad Hadi, relatant une réunion avec des femmes dans le territoire, ce qui l'a bouleversé.

Le fait d'être contraint à se déplacer implique des défis particuliers pour les femmes.

Au cours de la première phase de la guerre, des problèmes spécifiques ont été signalés, tels que l'accouchement en l'absence de maternité, parfois dans les camps de déplacés, ou le simple fait qu'il n'y ait pas de produits hygiéniques pour les menstruations. Ces problèmes continuent de se poser. Selon l'OMS, la bande de Gaza compte actuellement environ 50 000 femmes enceintes, dont 5500 devraient accoucher le mois prochain, 1400 d'entre elles devant subir une césarienne.

Les problèmes d'hygiène des femmes déplacées se poursuivent également. « Une femme m'a dit qu'elle avait eu ses règles cinq fois sans pouvoir se doucher une seule fois », a déclaré Muhannad Hadi dans un entretien diffusé sur le site web des Nations unies. « Imaginez le désespoir. Si une femme raconte une telle chose à un étranger, c'est qu'elle a atteint toutes ses limites », a commenté le fonctionnaire de l'ONU – sans parler même d'un homme, dans une société conservatrice et religieuse comme Gaza.

D'autres femmes lui ont montré leurs mains, où il a pu voir l'effet de la collecte constante de bois pour cuisiner, parce qu'il n'y a pas de combustible (Israël en restreint l'entrée, affirmant qu'il est utilisé par le Hamas).

Pour Muhannad Hadi, le thème récurrent qui revenait dans la conversation qu'il a eue avec un groupe de femmes âgées d'une vingtaine ou d'une trentaine d'années – « Elles pourraient être ma sœur ou ma femme », a-t-il précisé – était justement la protection de la vie privée. « Une femme m'a expliqué qu'elle avait deux jeunes filles. Pour les baigner, sa sœur les entoure d'un rideau, puis elle attend que la mère des filles revienne avec leurs vêtements propres. Parce que c'est tout ce qu'elles ont », a-t-elle déclaré.

90% de la population est déplacée

Les Nations unies estiment que le conflit a entraîné le déplacement contraint de 1,9 million de personnes, soit 90% de la population. De nombreuses personnes ont été déplacées à plusieurs reprises, emportant à chaque fois ce qu'elles pouvaient, au cours de longs voyages, parfois à pied, ce qui signifie que beaucoup de choses sont laissées derrière elles (et depuis le début de la guerre, il y a eu un automne, un hiver, un printemps et un été).

La journaliste Rita Baroud, qui a écrit un article [le 20 août] sur le site de The New Humanitarian, raconte qu'elle a déjà été obligée de déménager 12 fois. Une note dans le texte ajoute que depuis sa rédaction le 16 août, Rita Baroud a encore dû se déplacer suite aux ordres de l'armée israélienne pour que les civils quittent certaines parties de Deir al-Balah.

Même s'il y a – ou s'il y avait – suffisamment d'eau potable, certaines femmes boivent le minimum pour ne pas avoir à aller aux toilettes, de peur d'être « harcelées, abusées ». Cela entraîne une augmentation des infections urinaires et nuit particulièrement aux femmes enceintes.

Dans les familles qui ont la chance d'avoir une tente – la plupart des abris ne sont pas des tentes, explique Muhannad Hadi – les familles trouvent un coin et font un trou dans le sol, qu'elles recouvrent d'une couverture. Les femmes s'en servent comme toilettes. Même si les familles dorment à côté.

Certaines femmes ont dit qu'elles aimeraient pouvoir faire une chose : se peigner. Elles ne le peuvent pas, car elles n'ont pas d'intimité. Dans la bande de Gaza, on estime qu'environ 90% des femmes se couvrent les cheveux. Les raisons ne sont pas seulement religieuses, le hijab sert aussi à éviter les regards indésirable. Les femmes ont l'occasion d'enlever leur foulard et de se coiffer lorsqu'elles se trouvent dans l'intimité de leur « foyer », avec leur famille, ce qui est impossible dans les abris tels que les écoles ou les cours d'hôpitaux.

« Une femme m'a dit qu'elle portait le même hijab depuis neuf mois », raconte Muhannad Hadi. Neuf mois, jour et nuit, le même hijab. Elle ne peut pas l'enlever.

Rita Baroud raconte qu'elle utilise une partie de l'eau qui lui reste après s'être brossé les dents pour s'enduire le visage le matin. Elle n'a pas de miroir, mais elle sait que « j'ai beaucoup changé. Ma peau est pleine d'acné et mes cheveux sont abîmés. J'ai perdu environ 12 kg. »

Shampoing : 29 euros

Le manque d'eau et de produits pour se laver les cheveux (selon le Washington Post, le savon coûte l'équivalent de plus de 11 euros à Deir al-Balah, dans le centre, où vivent de nombreuses personnes déplacées, et une bouteille de shampoing coûte 29 euros) est aggravé par la pénurie de peignes, a déclaré à Reuters [13 août] la pédiatre Lobna al-Azaiza.

Le conseil qu'elle leur donne ? Se couper les cheveux. Certaines femmes, comme la vidéaste et journaliste Bisan Owda [ses vidéos ont été partagées par ABC News, Le Monde, la BBC et Al-Jazeera], ont déjà publié des messages sur les réseaux sociaux, expliquant qu'elles ne peuvent pas garder leurs cheveux. De plus, elles craignent les poux, qui se répandent dans les abris surpeuplés, et sont donc nombreuses à se raser les cheveux et à raser ceux de leurs filles.

Muhannad Hadi a également déclaré qu'il avait été fortement impressionné par ce que lui avait dit l'une des femmes : « Je suis sûre d'une chose : je ne suis pas une femme – mais je ne sais pas ce que je suis. » (Article publié dans le quotidien Publico le 22 août 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)


[1] Laure Stephan, dans Le Monde du 19 août, a consacré un article sur la numérisation des documents administratifs en possession de l'UNRWA « avec l'ambition de retracer les arbres généalogiques de cinq générations de réfugiés ». Ce travail pose de suite la question du « sort des réfugiés palestiniens [qui] reste irrésolu : leur droit au retour ou à une compensation, inscrit dans la résolution 194 des Nations unies, votée en décembre 1948, demeure valide ». La campagne du gouvernement israélien contre l'UNRWA trouve là une de ses principales explications. Ceux qui se font complices de cette « campagne de propagande » s'associent – sous une forme ou une autre – à la politique des Netanyahou, Smotrich, Ben Gvir… Ils ne sont pas absents des cercles du pouvoir helvétiques. (Réd.)

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En Égypte, la vie terriblement précaire des Palestiniens qui ont fui Gaza

Laissés pour compte par les autorités locales, les Gazaouis qui ont réussi à entrer sur le territoire égyptien ne bénéficient pas du statut de réfugié et vivent dans des (…)

Laissés pour compte par les autorités locales, les Gazaouis qui ont réussi à entrer sur le territoire égyptien ne bénéficient pas du statut de réfugié et vivent dans des conditions très difficiles, raconte le magazine américain “Foreign Policy”.

Tiré de Courrier international. Publié à l'origine dans Foreigh policy.

L'Égypte a beau refuser d'accueillir des réfugiés en provenance de la bande de Gaza, plus de 100 000 Palestiniens ont trouvé refuge sur le sol égyptien depuis le début de l'offensive israélienne.

Khaled Shabir, 29 ans, en fait partie. Il est arrivé en Égypte en mars, quatre mois après le bombardement de sa maison à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, par l'armée israélienne. Ses parents sont morts dans le raid aérien ; lui a survécu avec plusieurs fractures, au pied, à la jambe et aux mains. Il a été transféré à l'hôpital puis dans un centre médical local.

Les Palestiniens dont la vie est en danger à cause de problèmes de santé peuvent obtenir un transfert médical gratuit pour l'Égypte. Mais Khaled Shabir a dû passer par les services, payants, de l'agence de voyages Hala, la seule à proposer un passage sécurisé de la bande de Gaza vers l'Égypte.

Hala, dont le propriétaire entretiendrait des liens privilégiés avec les autorités égyptiennes, facture entre 2 500 et 5 000 dollars [entre 2 200 et 4 500 euros] par personne le passage de la frontière, une somme énorme pour la plupart des Palestiniens. Khaled Shabir n'en avait pas les moyens mais, grâce à une campagne de financement participatif, il a réussi à réunir les 5 000 dollars nécessaires à son passage. “Les médecins de l'hôpital s'étaient pris de sympathie pour moi et ils ont renoncé aux honoraires de mes opérations.”

Un contexte égyptien tendu

Comme la plupart des Palestiniens récemment arrivés en Égypte, Khaled Shabir s'est retrouvé dans une position inconfortable. Officiellement, il n'a pas le statut de réfugié, et il n'a donc pas droit aux aides internationales, contrairement à ses concitoyens à Gaza.

Sur les huit Palestiniens vivant en Égypte interrogés pour cet article, aucun n'a reçu d'aide humanitaire des organisations internationales. Ces réfugiés clandestins dépendent donc de la bonne volonté des associations locales et risquent de se retrouver dans une situation de grande précarité.

Les Palestiniens en exil arrivent en Égypte dans un contexte tendu puisque le pays traverse actuellement sa pire crise économique depuis des décennies. Ces dernières années, l'inflation a atteint des records, les loyers et la nourriture ne cessent d'augmenter et des millions de personnes vivent dans la pauvreté.

Il est donc particulièrement difficile pour les Palestiniens de s'en sortir. La majorité des derniers arrivants n'ont pas de papiers officiels et ne peuvent donc pas inscrire leurs enfants dans les écoles, postuler pour des emplois, recevoir des soins médicaux ou bénéficier des aides de l'État.

À court d'argent

Même pour ceux qui ne sont pas à plaindre financièrement, la situation se complique à mesure qu'ils puisent dans leurs économies. Nagham, une étudiante en commerce de 23 ans, a quitté Gaza à la fin de janvier pour aller vivre chez des parents au Caire après la destruction de sa maison par l'armée israélienne.

Comme elle avait déjà un permis de séjour et était inscrite à l'université du Caire, Nagham n'a rien eu à débourser pour passer la frontière. Mais après son arrivée dans la capitale égyptienne, elle a dû vendre son alliance et d'autres bijoux afin de faire venir son mari. “Notre situation financière est actuellement très précaire”, dit-elle.

Kamel Mohamed a 23 ans. Il a quitté Gaza en avril et, selon lui, la majorité des étudiants qu'il connaît venus de Gaza sont à court d'argent, surtout après avoir payé les frais de passage de la frontière. Il essaie de décrocher une bourse pour étudier à l'université en Égypte ou dans d'autres pays arabes. Mais, pour l'instant, il ne reçoit rien des organisations internationales et dépend de la petite allocation mensuelle que lui octroient deux associations locales en Égypte.

“Invités” mais pas réfugiés

Le plus gros problème, c'est que ceux qui ont fui la bande de Gaza ne sont pas officiellement considérés comme des réfugiés. Ce qui veut dire que les deux principales agences onusiennes, le Haut-Commissariat pour les réfugiés et l'UNRWA, ne peuvent leur apporter aucune aide matérielle.

Le gouvernement égyptien refuse d'accorder un statut de réfugié aux Palestiniens depuis 1978, même s'il les appelle “nos invités” ou “nos frères”. Il s'oppose depuis longtemps à l'installation d'un bureau de l'UNRWA au Caire et à l'accueil de la population de Gaza sur son territoire, par crainte qu'ils ne viennent menacer la sécurité de la région et qu'Israël refuse le retour dans l'enclave des Palestiniens déplacés.

Mais, selon de nombreux spécialistes, l'Égypte a une obligation légale d'accueillir les réfugiés sur son sol. Pour l'instant, en l'absence de papiers officiels, la plupart des Palestiniens qui sont récemment arrivés de la bande de Gaza risquent d'être renvoyés chez eux.

Pour autant, le gouvernement égyptien prend en charge certains Palestiniens victimes de la guerre. Le ministre de la Santé, Khaled Abdel Ghaffar, a annoncé en mai que, depuis le début du conflit, environ 5 500 blessés avaient été évacués en Égypte pour recevoir des soins médicaux. Ces Palestiniens sont soignés aux frais du gouvernement égyptien. La procédure est cependant longue et compliquée.

“C'était un calvaire, ce voyage”, raconte Oum Qusai, qui a pu quitter Gaza pour que sa fille de 6 ans, Nour, soit opérée. La fillette avait perdu un œil lors du bombardement de sa maison en octobre. Après six mois passés à l'Hôpital européen de Gaza, Oum Qusai a finalement réussi à obtenir que sa fille soit transférée gratuitement en Égypte. Mais, comme elles n'avaient pas de passeport, elle a dû attendre avec la fillette et ses deux autres enfants pendant douze heures au poste-frontière de Rafah avant de pouvoir entrer en Égypte.

“Ils arrivent avec leurs vêtements pour tout bagage”

Une fois arrivés dans le pays, la plupart des Palestiniens soignés gratuitement n'ont pas le droit de quitter l'hôpital. Un grand nombre de ces patients, ainsi que les proches qui les accompagnent, disent se sentir prisonniers de ces hôpitaux, ils ne sont autorisés à sortir du bâtiment que s'ils retournent à Gaza. Des bénévoles égyptiens s'organisent pour apporter aux patients palestiniens de la nourriture, des médicaments et des vêtements. Ils se plaignent cependant de la lourdeur des démarches administratives à faire pour obtenir un droit de visite à cause des mesures de sécurité très strictes en vigueur dans ces hôpitaux.

En novembre, Sherif Mohyeldin, un chercheur égyptien, a lancé For the People, une association d'une soixantaine de membres qui vient en aide aux Palestiniens blessés et à leurs familles au Caire et à Alexandrie. Jusqu'à présent, et grâce aux dons, cette initiative a réussi à aider plus de 1 200 Palestiniens à payer leur nourriture et leurs loyers.

“Les gens arrivent avec leurs vêtements pour tout bagage, explique Sherif Mohyeldin. Ils souffrent beaucoup, sur le plan tant physique que psychologique.” L'association n'a pas encore trouvé de solutions pour les malades qui ont besoin d'une prothèse ou d'une chimiothérapie, des soins au coût faramineux, mais aussi pour les étudiants palestiniens, dont les frais de scolarité annuels dépassent les 4 000 dollars [3 600 euros].

Abdullah Abou Al-Aoun, 26 ans vient d'une famille aisée de Gaza, et lui aussi essaie d'aider ses concitoyens en Égypte. Sa famille possédait de nombreux bâtiments et deux restaurants à Gaza, tous bombardés par l'armée israélienne. Après avoir fui Gaza, il a ouvert un restaurant de chawarma au Caire grâce au passeport égyptien de sa mère et aux économies de sa famille. Il a embauché trois jeunes Gazaouis dans son nouveau restaurant et apporte une aide financière à d'autres familles palestiniennes installées au Caire.

  • “Les familles qui sont venues en Égypte se retrouvent sans rien.”

De nombreux Palestiniens savent qu'ils vont sans doute devoir rester encore plusieurs années en Égypte. “Ce qui m'inquiète le plus, c'est de ne pas savoir de quoi sera fait demain, avoue Nagham. Quand pourra-t-on retourner chez nous ? Et où allons-nous vivre, sous une tente ou dans les ruines de nos maisons ?”

Azza Guergues

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Stockage de données, IA… Comment Amazon, Microsoft et Google contribuent à l’effort de guerre israélien

Des données de renseignement collectées en masse à Gaza sont stockées par l'armée israélienne chez Amazon Web Services (AWS), le cloud d'Amazon, dévoile une enquête du média (…)

Des données de renseignement collectées en masse à Gaza sont stockées par l'armée israélienne chez Amazon Web Services (AWS), le cloud d'Amazon, dévoile une enquête du média israélien indépendant +972 Magazine. Mais le géant du e-commerce n'est pas le seul à collaborer avec Tsahal : Microsoft et Google sont également de la partie, via leurs services de cloud et leurs outils d'intelligence artificielle.

Tiré d'Europe solidaire sans frontière. Article publié à l'origine par +972 Magazine.« Selon trois sources du renseignement [israélien], la coopération de l'armée avec AWS est particulièrement étroite : le géant du cloud fournit à la direction du renseignement militaire israélien une ferme de serveurs qui est utilisée pour stocker des masses de données de renseignement qui aident l'armée dans la guerre », détaille +972 Magazine.

En effet, les quantités de données (notamment des milliards de fichiers audio) collectées par l'armée israélienne à Gaza sont telles qu'elles nécessitent l'espace « illimité » proposé par AWS pour pouvoir les stocker. Selon un témoignage, les militaires ayant besoin d'accéder aux données travaillent avec deux écrans, un branché sur leur propre base de données et un sur AWS. Ces données ont parfois été utilisées pour déclencher des frappes, tuant ou blessant des civils.

En 2021, le gouvernement israélien a signé un contrat avec Amazon et Google baptisé Projet Nimbus, afin de faciliter le transfert des données de ses administrations vers le cloud des deux entreprises –dont certains salariés ont protesté, voire démissionné dans la foulée. L'enquête de +972 Magazine dévoile que, depuis octobre 2023 et le début de l'offensive à Gaza, des unités de l'armée israélienne stockent des données classifiées chez Amazon et Google dans le cadre du Projet Nimbus, ainsi que chez Microsoft.

Transcription automatique et reconnaissance faciale
Pendant longtemps, Microsoft, via son service Azure, a en effet été le principal fournisseur cloud de Tsahal, jusqu'à ce qu'Amazon propose un meilleur prix. Alors que l'armée israélienne devait précédemment effacer les anciennes données de ses serveurs au fur et à mesure, elle peut désormais tout conserver, et agréger toutes ces informations pour (notamment) choisir les cibles de ses bombardements. Microsoft a également proposé à l'armée israélienne ses outils de reconnaissance faciale.

« Un autre avantage majeur [des] géants du cloud réside dans leurs capacités d'intelligence artificielle et dans les fermes de serveurs GPU qui les prennent en charge », poursuit le média. Amazon, Google et Microsoft proposent notamment de la transcription automatique des fichiers audio en texte, ce qui permet de libérer l'armée israélienne de cette tâche. Rappelons que Tsahal utilise l'IA pour déclencher des frappes très meurtrières, comme déjà dévoilé par +972 Magazine.

Amazon héberge déjà des données classifiées pour les services de renseignement britanniques et australiens ainsi que le Pentagone. Avec Google et Amazon, elle est aussi candidate au projet Sirius, un cloud extrêmement sécurisé destiné au ministère israélien de la défense, qui devrait accueillir des données encore plus sensibles.

Camille Lemaître

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Les dilemmes du Hezbollah face à la guerre sur Gaza

Depuis le 7 octobre 2023, des escarmouches opposent l'armée israélienne au Hezbollah. En novembre 2023, le secrétaire général du mouvement Hassan Nasrallah, après un long (…)

Depuis le 7 octobre 2023, des escarmouches opposent l'armée israélienne au Hezbollah. En novembre 2023, le secrétaire général du mouvement Hassan Nasrallah, après un long silence était intervenu pour définir la stratégie de son organisation face à la guerre contre Gaza. Nous republions l'article publié à ce moment.

Tiré d'Orient XXI.
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Le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah a brisé le silence le 3 novembre. Celui dont on attendait la réaction depuis l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre avait jusque-là laissé le cheikh Hachem Safieddine, président du conseil exécutif du Hezbollah et Naïm Qassem, le secrétaire général adjoint, s'exprimer sur la situation à Gaza et dans le sud du Liban. Dans une allocution très attendue, le secrétaire général du Hezbollah a tenu à clarifier son positionnement et sa stratégie. Rejetant les spéculations occidentales sur la participation iranienne, le leader du parti chiite libanais a précisé que l'opération découlait d'une « décision palestinienne à 100 % », dont il n'était lui-même pas au fait.

Sur l'ouverture d'un deuxième front à la frontière libanaise, objet de toutes les attentes, le « Sayyid » est resté assez énigmatique. Il a précisé que la milice était entrée en guerre depuis le 8 octobre pour soutenir son allié gazaoui, attirer vers le nord une partie de l'armée israélienne et ainsi alléger la pression sur Gaza. « Ce qui se passe à la frontière peut paraître modéré pour certains. Mais ce n'est pas le cas », a-t-il affirmé.

Le souvenir douloureux de 2006

Pour l'heure, les combats restent très localisés, avec des escarmouches, des infiltrations, des tirs sur des postes d'observation. Le parti de Nasrallah cible majoritairement les fermes de Chebaa, territoire libanais occupé militairement par les forces israéliennes depuis juin 1967. Malgré les morts recensés des deux côtés de la frontière libano-israélienne (56 du côté du Hezbollah et moins d'une dizaine parmi les Israéliens), les deux belligérants se cantonnent à des réponses très limitées, de manière à maintenir un équilibre de la dissuasion. Les villages frontaliers libanais et israéliens ont tout de même été évacués, tandis qu'Amnesty International accuse l'armée de Tel-Aviv d'utiliser délibérément du phosphore blanc sur des zones civiles et agricoles.

Certes, Nasrallah a prévenu : « Une escalade, sur le front [libanais], dépend de deux choses : l'évolution de la situation à Gaza, et le comportement de l'ennemi sioniste vis-à-vis du Liban ». Malgré les discours belliqueux, les dernières rencontres entre le cheikh Saleh Al-Arouri, chef adjoint du bureau politique du Hamas et Ziad Al-Nakhala, secrétaire général du Mouvement du djihad islamique en Palestine (MJIP), ainsi que les avertissements de la diplomatie iranienne, le Hezbollah doit prendre en compte la situation intérieure libanaise dans son positionnement. Des Forces libanaises de Samir Geagea au Parti socialiste progressiste de Taymour Joumblatt en passant par le Courant patriotique libre de Gebran Bassil et le premier ministre sortant Najib Mikati, toute la classe politique libanaise redoute l'embrasement et appelle ainsi la milice chiite à la responsabilité. Nabih Berri, président du Parlement libanais, dirigeant de Amal et allié du Hezbollah, sert d'intermédiaire entre ce dernier et les émissaires étrangers. Le leader du « Parti de Dieu » a d'ailleurs indiqué que les chancelleries arabes avaient pris contact avec lui depuis le début des hostilités à Gaza pour éviter une escalade régionale.

Indépendamment du consensus politique, le souvenir de la guerre de l'été 2006 est vif pour toute la société libanaise. En réponse à une opération spéciale du Hezbollah visant à prendre en otage des soldats israéliens à la frontière, l'armée israélienne avait bombardé tous les points vitaux du pays (les centrales d'électricité, les ponts, l'aéroport, les industries), paralysant son économie. Israël avait tiré plus de 3 000 obus par jour sur l'ensemble du Liban, y compris à Beyrouth. En plus de vouloir neutraliser les capacités militaires du mouvement chiite, le cabinet de sécurité mené par le premier ministre de l'époque Ehud Olmert entendait mettre en porte à faux le gouvernement libanais de Fouad Siniora, lui reprochant sa neutralité à l'égard du parti chiite.

Au-delà des pertes civiles importantes causées par les raids israéliens — environ 1 200 morts dont une majorité de civils et plus de 4 000 blessés —, le pays a connu l'exode de près d'un million de personnes et la reconstruction des bâtiments s'est élevée à plus de 2,8 milliards de dollars (2,62 milliards d'euros). À l'échelle du Proche-Orient, le Hezbollah est sorti auréolé de cette « victoire divine » sur les forces israéliennes, mais ce conflit a toutefois ravivé les fractures internes au sein de l'échiquier politique libanais, en particulier sur la question de l'arsenal militaire du groupe.

Aujourd'hui, et particulièrement depuis 2019, le Liban est dans une situation économique catastrophique et n'a plus de président depuis le départ de Michel Aoun il y a un an. Même si la majorité de la population soutient la cause palestinienne, l'ouverture d'un deuxième front contre Israël reste impopulaire, toutes confessions confondues.

Une intervention du Hezbollah rendrait de surcroît caduc l'accord de délimitation des frontières maritimes avec Israël. Signé le 27 octobre 2022, il permet au pays du Cèdre d'espérer des retombées économiques grâce aux forages du gaz offshore dans le champ de Cana au large de ses côtes.

Des relations qui remontent à 1992

Outre l'importance de l'équation libanaise, la relation avec le Hamas permet de comprendre la perception du conflit par le Hezbollah. Bien que faisant partie de « l'axe de la résistance » piloté par Téhéran, les deux partis islamistes ne sont pas pour autant alignés sur le même agenda politique et défendent avant tout des intérêts propres.

Le 10 avril 2023, alors que le chef du bureau politique du mouvement islamiste palestinien Ismaël Haniyeh se trouvait à Beyrouth, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, en grande difficulté sur le plan interne, avait assuré qu'il ne « permettrait pas au Hamas terroriste de s'établir au Liban », et promis de « restaurer la sécurité » dans son pays en agissant « sur tous les fronts ». Hassan Nasrallah avait en effet promu dans un récent discours l'importance d'une « unité de fronts » contre Israël. Objet de tous les fantasmes, cette confédération de milices n'est pas pour autant structurée et ne forme pas de bloc homogène.

Après s'être immiscé activement dans la création du Hezbollah dans les années 1980, Téhéran s'intéresse aux différentes factions palestiniennes. Même si la République islamique ne participe pas à la création du Hamas en 1987, les Gardiens de la révolution vont, dès les années 1990, transmettre des armes et de l'argent au mouvement gazaoui. Une première délégation du mouvement va se rendre à Téhéran, en 1991, et y ouvrira un bureau politique. De surcroît, des combattants gazaouis vont être formés dans des camps en Iran ou au Liban.

Les premiers contacts officiels entre les milices islamistes remontent à 1992 et l'expulsion de centaines de Palestiniens du Hamas et du MJIP, dont Ismaël Haniyeh, vers le camp de Marj El-Zohour au Sud-Liban. Les relations se sont renforcées compte tenu de la fermeture des bureaux du parti islamiste en Jordanie en 1999. Khaled Mechaal, alors chef du Hamas de la bande de Gaza, prend ses quartiers à Damas. En 2000, le mouvement gazaoui ouvre un bureau à Beyrouth. Les différents groupuscules multiplient les contacts et coopèrent sous la houlette de Téhéran.

Une alliance en dents de scie

Mais cette relation va se détériorer avec les « printemps arabes » et, notamment, la révolution en Syrie. Si le MJIP s'aligne sur l'agenda politique de Téhéran dès 2012, Khaled Mechaal, devenu le chef du bureau politique du Hamas à l'étranger, quitte Damas pour Doha, soutien important des soulèvements arabes. Il prend officiellement fait et cause pour les insurgés syriens lors d'un discours en Turquie en septembre 2012. S'adressant personnellement au président turc Recep Tayyip Erdoğan, il le remercie pour son soutien au peuple syrien. L'ascension de Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans en Égypte est venue renforcer leurs espoirs de parvenir à insuffler un vent révolutionnaire islamiste sunnite à l'échelle de la région. La même année, le cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani est le premier chef d'État à se rendre à Gaza depuis que le Hamas en a pris le contrôle en 2007, et promet une aide de 400 millions de dollars (374 millions d'euros). À l'aune des changements régionaux de la nouvelle décennie, le Hamas passe davantage sous le giron qatari pour des raisons pragmatiques et idéologiques.

D'après certaines sources proches du Hezbollah et du gouvernement syrien, les brigades Ezzedine Al-Qassam, branche armée du Hamas, auraient participé de manière active à la guerre en Syrie aux côtés des rebelles et des djihadistes (1). Plusieurs miliciens auraient notamment supervisé l'entraînement de l'armée Khalid Ibn Al-Walid et de la brigade Al-Farouq avant des combats contre le Hezbollah et l'armée loyaliste syrienne lors de la bataille d'Al-Qusayr à la frontière libanaise en mai 2013. Ils auraient notamment partagé leur expertise en matière de construction de tunnels. La même année, le prêche de l'imam frériste Youssef Al-Qaradawi à la mosquée Al-Doha en présence de Khaled Mechaal provoque l'ire de Téhéran et du parti chiite libanais. Le cheikh égyptien qualifie la milice libanaise de « parti de Satan » et la République islamique d'« alliée du sionisme ». Résultat, l'Iran divise par deux son aide financière au Hamas et les bureaux du mouvement palestinien à Beyrouth sont fermés.

La radicalisation de l'opposition syrienne et la prise par l'organisation de l'État islamique (OEI) du plus grand camp palestinien de Syrie, Yarmouk, en 2015, poussent le Hamas à renouer avec Téhéran et le Hezbollah. La convergence des intérêts, à savoir la lutte contre Israël, prend le dessus sur les divergences passées. De surcroît, compte tenu de l'échec du camp frériste au Proche-Orient, de la Tunisie à l'Égypte en passant par la Turquie, le mouvement islamiste reprend finalement le chemin de Damas en octobre 2022, grâce à la médiation du parti d'Hassan Nasrallah. En somme, le parti chiite agit à la fois comme intermédiaire politique pour ressouder les liens de « l'axe de la résistance » et comme conseiller militaire auprès des autres milices.

Les deux groupes sont constamment en lien par le biais du bureau du Hamas de Beyrouth dirigé par Ali Barakeh, en exil dans la capitale libanaise depuis plusieurs années. Les leaders des factions palestiniennes ont leurs entrées à Beyrouth et coordonnent leurs actions. Néanmoins, le Hamas et le Hezbollah ne constituent pas pour autant les deux faces d'une même pièce : l'un opère selon un agenda palestinien bien précis tandis que l'autre fait partie intégrante de l'échiquier politique libanais.

Le scénario de l'ouverture d'un deuxième front par le Hezbollah dépendrait de plusieurs conditions. Par pragmatisme politique, celui-ci n'utilise pas tous ses leviers de pression contre l'armée israélienne, limite l'escalade de la violence et se cantonne, pour le moment, à un rôle d'appui et de conseiller militaire et stratégique auprès des différents groupes gazaouis. L'organisation d'Hassan Nasrallah tient surtout compte de l'opinion libanaise, farouchement opposée à l'extension du conflit. Mais les éventuelles pressions de Téhéran et l'évolution de la situation à Gaza pourraient changer la donne, donnant lieu à une augmentation des accrochages sur le front nord, à l'issue incertaine.

Notes

1- Voir Leila Seurat, Le Hamas et le monde, CNRS éditions, 2015.

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L’assassinat d’Ismaïl Haniyeh : Benyamin Netanyahou veut pousser l’Iran à entrer en guerre

27 août 2024, par Houshang Sepehr — , , ,
Le 31 juillet, il est environ deux heures du matin quand une explosion retentit dans nord de la capitale iranienne, Téhéran. Ismaïl Haniyeh, chef politique du Hamas, vient (…)

Le 31 juillet, il est environ deux heures du matin quand une explosion retentit dans nord de la capitale iranienne, Téhéran. Ismaïl Haniyeh, chef politique du Hamas, vient d'être assassiné. La victime était invitée par le régime pour assister à la cérémonie de d'investiture du nouveau président iranien, Massoud Pezeshkian. L'assassinat de Haniyeh est survenu au lendemain d'une frappe israélienne ayant tué un haut responsable militaire du Hezbollah, Fouad Shukr, près de Beyrouth.

Tiré d'Europe solidaire sans frontière.

Si Israël est resté silencieux, cet assassinat ciblé porte la marque des services secrets de l'État hébreu, habitués à traquer et à tuer les commanditaires des attaques sur son sol et ses citoyen.nes. « J'ai donné l'ordre au Mossad d'agir contre les chefs du Hamas où qu'ils se trouvent », avait prévenu Benyamin Netanyahou, au lendemain des attaques terroristes du 7 octobre. « Leurs heures sont comptées. Où qu'ils soient, ce sont des hommes morts », avait renchéri le ministre de la Défense, Yoav Gallant.

Selon l'agence de presse semi-officielle iranienne Fars, affiliée aux Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI), Ismaïl Haniyeh, a été assassiné par un « projectile à courte portée » tiré de son lieu d'hébergement à Téhéran dans une opération que l'Iran impute à Israël, a annoncé samedi le Corps des Gardiens de la Révolution islamique (CGRI), le bras armé du régime.

« D'après les enquêtes et investigations, cette opération terroriste a été menée en tirant un projectile à courte portée avec une ogive d'environ 7 kilogrammes depuis l'extérieur du lieu d'hébergement d'invitées provoquant une forte explosion », ont-ils indiqué dans un communiqué publié par l'agence officielle Irna.

Mais le New York Times avance un autre scénario. Ce serait un engin explosif, placé depuis deux mois dans l'appartement, qui aurait tué le chef du Hamas et un de ses gardes du corps. La résidence, surveillée par les Gardiens de la révolution, aurait donc souffert d'une importante faille de sécurité. Les services de renseignements iraniens auraient, eux aussi, été incapables de prévenir un tel acte. Un véritable camouflet infligé à l'État théocratique.

Selon le média Axios, la bombe aurait été déclenchée par des agents du Mossad se trouvant sur le sol iranien. Ce n'est pas la première fois qu'Israël arrive à tuer des personnalités en Iran. De nombreux responsables du programme nucléaire iranien ont trouvé la mort dans des attentats à la bombe. L'Israël n'a jamais revendiqué ces assassinats.

L'assassinat d'Ismail Haniyeh, négociateur en chef et chef politique du Hamas, détruit la perspective d'un accord de cessez-le-feu imminent. Netanyahou s'est toujours opposé à un accord qui mettrait fin à la guerre. À cet égard, le journal israélien Haaretz a révélé que lors des précédents cycles de négociations, Netanyahu a activement et stratégiquement divulgué des informations sensibles aux médias à des moments critiques afin de saboter les négociations entre Israël et le Hamas.

Quels sont les objectifs poursuivis par Netanyahu en assassinant Ismail Haniyeh à ce moment et à ce lieu ?

Pourquoi Israël essaye-t'il d'entraîner l'Iran dans une guerre totale au Moyen-Orient alors qu'il n'a pas la capacité économique d'entrer dans cette guerre ?

Pour le régime de Téhéran c'est Israël qui était certainement derrière l'assassinat audacieux de Haniyeh. Le gouvernement israélien a délibérément placé l'Iran dans une position de honte face aux Palestiniens afin de maximiser la possibilité de représailles iraniennes. A noter que l'assassinat a eu lieu quelques heures seulement après l'investiture du nouveau président iranien, Massoud Pezeshkian.

L'ancien chef adjoint du Conseil de sécurité nationale d'Israël a également souligné que Benjamin Netanyahu veut déclencher une guerre plus large et y entraîner les États-Unis. Bien qu'Israël paierait un lourd tribut si l'Iran entrait dans une guerre à grande échelle au Moyen-Orient, le déclenchement de la guerre et l'escalade des conflits en Israël serviraient les intérêts de Netanyahu de diverses manières. Dans ce qui suit, nous verrons pourquoi Netanyahu a bénéficié de l'assassinat d'Ismail Haniyeh.

Les six objectifs d'Israël en assassinant Haniyeh

- Premier objectif : l'assassinat de Haniyeh, détruirait la perspective d'un accord de cessez-le-feu imminent.

Netanyahou s'est toujours opposé à un accord qui mettrait fin à la guerre à Gaza. À cet égard, le journal israélien Haaretz a révélé que lors des précédents cycles de négociations, Netanyahu avait activement et stratégiquement divulgué des informations sensibles aux médias à des moments critiques afin de saboter les négociations entre l'Israël et le Hamas.

Joe Biden, le président des États-Unis d'Amérique, en réponse à une question sur la question de savoir si Netanyahu prolongerait la guerre pour le bien de sa vie politique, a répondu : « Il y a de nombreuses raisons de conclure que oui ». Netanyahu sait que l'accord sur les otages israéliens avec le Hamas ferait s'effondrer son gouvernement et mettrait fin à son règne de Premier ministre. Il est également probable que s'il était condamné par la justice israélienne, cela signifierait une réactivation de son procès pour corruption, qui pourrait le conduire en prison. C'est pourquoi le négociateur Netanyahou est réticent à conclure les négociations, et tente de parvenir à une impasse par tous les moyens.

- Deuxième objectif : l'assassinat de Haniyeh, risque d'affaiblir Kamala Harris si elle remporte l'élection présidentielle américaine.

Alors que l'administration Biden a toujours accusé le Hamas d'avoir empêché la conclusion d'un accord, des indications semblent montrer que Harris pourrait adopter une approche différente en ce qui concerne Israël et le Hamas, et rendre possible un accord entre eux. Après une visite à Washington la semaine dernière, Kamala Harris a déclaré : « Comme je l'ai dit au Premier ministre Netanyahu, le moment est venu pour cet accord d'être conclu. »

- Troisième objectif : l'assassinat d'Ismaïl Haniyeh, a également affecté les négociations potentielles entre les États-Unis et l'Iran.

L'élection de Massoud Pezeshkian, avait fait de la reprise des négociations du JCPOA1 et de la détente des relations étrangères, le centre de sa politique étrangère dans les débats électoraux. Bien que cela ait pu ouvrir une petite fenêtre pour la relance de la diplomatie, l'escalade de la tension provoquée par cet assassinat a gravement affaibli la perspective de construire un consensus à Téhéran en faveur de telles négociations. Cette idée d'affaiblissement est renforcée par le fait que certains responsables politiques iraniens pensent qu'Israël a assassiné Haniyeh avec le soutien de l'administration Biden. L'ambassadeur d'Iran aux Nations unies a également écrit dans une lettre au président du Conseil de sécurité des Nations unies que l'attaque « n'aurait pas pu avoir lieu sans l'autorisation et le soutien des services de renseignement des États-Unis ».

- Quatrième objectif : étant donné l'opposition de longue date d'Israël à l'amélioration des relations américano-iraniennes, il est très peu probable l'assassinat de Haniyeh lors de l'investiture de Pezeshian soit une coïncidence.

C'est exactement au moment où un présidant partisan de rapprochement avec pays occidentaux est investi que Netanyahu a cherché à forcer les États-Unis à entrer en guerre avec l'Iran. Bien que l'accent des États-Unis ait été mis davantage sur le programme nucléaire iranien, le désir d'Israël d'une attaque directe des États-Unis contre l'Iran est un secret de polichinelle.

Il faut rappeler que le rapprochement du présidant Obama avec l'Iran en 2015 a déplacé l'équilibre des forces régionales loin des États du Golfe et d'Israël, et a bouleversé l'équilibre des forces entre l'Iran et Israël. Pour le régime iranien l'un d'objectifs de JCPOA était d'être censé augmenter les capacités d'armement conventionnel de l'Iran en allégeant les sanctions contre l'Iran dans l'accord nucléaire promis par Obama. JCPOA a autrefois joué un rôle essentiel à la création de la ceinture de sécurité des pays dits de l'Axe de la Résistance (Iran, Syrie, et Liban), qui était censée protéger ces pays des attaques israéliennes.

- Cinquième objectif : Israël a pendant des années cité les divisions entre les diverses factions palestiniennes comme un obstacle majeur aux pourparlers de paix.

La semaine dernière via les efforts de la Chine, un accord a été conclu sur la formation d'un gouvernement d'unité nationale pour gouverner Gaza après la guerre. Ismail Haniyeh a joué un rôle important dans la conclusion de cet accord de Pékin signé par toutes les factions palestiniennes, du Fatah au Hamas.

Le soutien des pays de “l'Axe de la Résistance” à la cause palestinienne est purement verbal. Et pendant ce temps là, Israël a eu les mains libres pour assassiner Haniyeh afin de tenter :

d'empêcher la paix avec les Palestiniens,

de mener dans une impasse la poursuite des négociations avec Yahya Sinwar à Gaza pour l'échange de prisonniers,

de contrôler avec l'aide de la coalition menée par les Etats-Unis, les représailles probables de l'Iran et ses alliés.

- Sixième objectif : l'assassinat d'Ismail Haniyeh par Israël est destiné à provoquer une réponse iranienne, qui pourrait facilement dégénérer en une guerre plus large et engager les États-Unis au Moyen-Orient plus que jamais.

En avril, l'administration Biden a redoublé ses efforts pour contrôler les conséquences de lancements de missiles iraniens contre Israël après la destruction du consulat iranien à Damas, afin d'empêcher une escalade incontrôlable des tensions au Moyen-Orient.

Mais cette fois, à la veille des élections présidentielles américaines, l'administration Biden ne peut pas empêcher de manière décisive le Moyen-Orient de sombrer dans la guerre totale, à moins qu'elle ne veuille tracer des lignes rouges publiques contre Netanyahu. Cela pourrait viser le soutien électoral des démocrates, et Biden préfère qu'Israël fasse ce qu'il veut pour se défendre.

Tout de suite après l'assassinat, des dizaines d'officiers de haut rang des renseignements, ainsi que des responsables de la sécurité ont été arrêtés, sous l'accusation d'être des espions ennemis. Seulement deux semaines avant l'assassinat le ministre des renseignements s'est vanté d'éradiquer tous les nids d'espions dans l'ensemble du pays.

Dans cette situation le régime mène une guerre verbale virulente contre Israël pour sauver la face devant une telle humiliation.

« Israël a commis une « erreur stratégique » qui va lui « coûter cher » en tuant la semaine dernière à Téhéran le chef politique du Hamas Ismaïl Haniyeh », a déclaré le 8 octobre à l'AFP le ministre iranien des Affaires étrangères par intérim Ali Bagheri, après une réunion extraordinaire de l'Organisation de la coopération islamique (OCI). Il a accusé Israël - qui n'a pas commenté la mort d'Ismaïl Haniyeh - de vouloir « étendre la guerre » dans la région, tout en jugeant qu'il n'a « ni la capacité ni la force » pour combattre l'Iran.

Dans une lettre adressée au nouveau chef du Hamas, Yahya Sinwar, le général Esmail Ghaani a présenté ses condoléances à Yahya Sinwar pour le martyre de l'ancien chef du Bureau politique du Hamas. « Il ne fait aucun doute que le sang du martyr Haniyeh influencera la dure vengeance du régime sioniste par la République islamique ».

La récente visite de Netanyahu aux États-Unis a montré qu'il est peu probable que les États-Unis se laissent entraîner dans une guerre directe avec l'Iran.

Il est par contre probable que l'Iran réponde à la terreur sur son propre sol par un renouvelement de sa dissuasion défensive envers Israël. Mais la probabilité que l'Iran entre délibérément dans une guerre à grande échelle est nulle étant donnée la faiblesse de son infrastructure économique et de longues années de sanctions économiques.
Vu le degré très élevée de détestation du pouvoir iranien par son propre peuple, un défaite militaire mènerait sans aucun doute à un chute du régime. Et comme dans tous les régimes dictatoriaux, sauvegarder et conserver le pouvoir politique vient avant toutes autres considérations.

Le 13 août 2024

Note

1 - Accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action - JCPOA), signé le 14 juillet 2015 par les parties suivantes : l'Iran, les pays du P5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies — les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et le Royaume-Uni — auxquels s'ajoute l'Allemagne. Cet accord imposait des restrictions à l'activité nucléaire iranienne en échange d'un allègement des sanctions. Les négociations sur le nucléaire sont actuellement dans l'impasse après, en 2018, le retrait unilatéral des États-Unis qui ont réimposé de sévères sanctions économiques à Téhéran.

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Extrême droite : la résistible ascension

26 août 2024, par La France insoumise — , ,
23 août 2024 https://www.youtube.com/watch?v=ZEMmSey4boU&t=3623s Vendredi 23 août à 13h30, discussion autour du livre : Extrême droite : la résistible ascension, publié (…)

23 août 2024
https://www.youtube.com/watch?v=ZEMmSey4boU&t=3623s

Vendredi 23 août à 13h30, discussion autour du livre : Extrême droite : la résistible ascension, publié aux Éditions Amsterdam.

Avec Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme, Ugo Palheta, sociologue, spécialiste de l'extrême droite et Clémence Guetté, Vice-présidente LFI-NFP de l'Assemblée nationale, co-présidente de l'Institut La Boétie.

BOLSHEVIK WOMEN – Femmes, pouvoir et révolution en Union soviétique

26 août 2024, par Archives Révolutionnaires
L’article qui suit présente, de manière détaillée, l’ouvrage de l’historienne Barbara Evans Clements, Bolshevik Women. À l’encontre du mythe d’une tradition marxiste aveugle à (…)

L’article qui suit présente, de manière détaillée, l’ouvrage de l’historienne Barbara Evans Clements, Bolshevik Women. À l’encontre du mythe d’une tradition marxiste aveugle à la question des femmes ou d’un processus révolutionnaire dont elles auraient été exclues, l’ouvrage met en valeur la participation extrêmement active des femmes à la Révolution russe. En soulignant les apports pratiques et théoriques des militantes bolchéviques dès le début du XXe siècle, Evans Clements participe aussi à la remise en cause d’un certain narratif qui fait de la « découverte » des interconnexions entre les oppressions de classe et de genre un phénomène récent. Nous souhaitions rendre compte de la richesse de cette œuvre et rendre accessible les points saillants de cette solide contribution, qui n’est actuellement disponible qu’en anglais.

Le livre de Barbara Evans Clements, Bolshevik Women[1], fait le récit de toutes ces militantes russes, qui, avant 1921, ont rejoint la fraction bolchévique du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). Autrice de deux autres ouvrages portant sur l’histoire des femmes en URSS, Bolshevik feminist: the life of Aleksandra Kollontai (1979) et Daughters of revolution: a history of women in the USSR (1994), Evans Clements enseigne l’histoire à l’université d’Akron.

À la jonction entre l’étude historique et le portrait sociologique, Bolshevik Women s’appuie sur une base de données contenant des informations sur 545 bolshevichki[2] pour brosser un portrait de l’engagement des militantes au sein du parti tout au long du XXe siècle. L’ouvrage examine les raisons pour lesquelles ces femmes sont devenues des révolutionnaires, le travail qu’elles ont accompli dans la clandestinité avant 1917, leur participation à la révolution et à la guerre civile ainsi que leur contribution à la construction de l’URSS. Nuancée et précise, l’étude montre que les bolshevichki ont joué un rôle important, notamment en tant que propagandistes, oratrices, organisatrices, fonctionnaires et dirigeantes d’opérations clandestines ou militaires. Elle décrit aussi l’effort remarquable fait par plusieurs d’entre elles pour mettre sur pied un programme général d’émancipation des femmes. L’ouvrage révèle les défis auxquels les militantes ont été confrontées, entre autres celui de concilier leur travail révolutionnaire, exigeant et chronophage, avec leur rôle de mère ou leur vie amoureuse. En nous racontant l’Union soviétique telle que l’ont vécue les militantes bolchéviques, l’œuvre retrace l’évolution de la place des femmes dans cette société ainsi que les rapports entre militantisme, pouvoir et genre en URSS.

L’autrice a utilisé des mémoires, biographies, articles de journaux et archives, notamment de la Société des anciens bolchéviques, pour enrichir son étude des premières militantes du parti. Quelques portraits plus personnalisés nous permettent, tout au long du livre, de suivre les trajectoires de personnalités plus connues comme Alexandra Kollontai, Inessa Armand, Elena Stassova, Rosalia Zemliachka, Konkordia Samoïlova, Ievguenia Bosch, Klavdiya Nikolaïeva et Aleksandra Artioukhina[3]. La vie de ces militantes est particulièrement bien documentée, car la plupart d’entre elles ont occupé des postes importants au sein du gouvernement soviétique après 1917.

De gauche à droite : Nadejda Kroupskaïa en 1890 ; Rosalia Zemliatchka au début des années 1900 ; Sofia Nikolaïevna en 1895. Images domaine public.

Qui rejoint le parti et pourquoi ?

Une révolutionnaire est dure, tenace et, si nécessaire, sans pitié. Elle est également diligente, rationnelle et peu sentimentale. Elle est membre à part entière d’un mouvement égalitaire ; sa place dans le mouvement, elle l’a gagnée en étant prête à se sacrifier complètement pour ses objectifs. Sa loyauté première n’est pas envers elle-même, sa famille ou envers les autres femmes. Sa loyauté va à ses camarades, au mouvement révolutionnaire et au projet de transformation sociale[4].

Bolchevik Women, 19

L’ouvrage débute par la période prérévolutionnaire, alors que le parti, illégal, lutte contre l’autocratie tsariste. Il explore les conditions et les limites de l’engagement des femmes au sein des milieux révolutionnaires, puis rend compte des raisons qui ont poussé certaines d’entre elles à devenir marxistes. Au tournant du XXe siècle, les militantes bolchéviques sont pour beaucoup issues des classes moyennes, tandis que leurs camarades sont majoritairement d’origine ouvrière, un phénomène qu’on retrouve aussi chez les différents groupes radicaux en Russie. La précarité, les responsabilités familiales ainsi que les notions sexistes réservant la politique aux hommes sont des obstacles plus difficiles à franchir pour les femmes ouvrières que pour leurs homologues plus éduquées des milieux plus aisés[5]. Malgré ces obstacles, il reste qu’entre 1890 et 1910, la Russie compte « plus de femmes radicales que n’importe quel autre pays d’Europe[6] ». C’est après 1917 et durant la guerre civile que les prolétaires et les paysannes rejoignent en masse les rangs des bolchéviques. Dans une Russie en plein bouleversement révolutionnaire, ces jeunes femmes se politisent rapidement. Elles participent aux réunions des clubs ouvriers ou rejoignent les rangs du Komsomol, l’organisation de la jeunesse communiste, avant de devenir membres à part entière du parti et de militer dans ses différents secteurs.

Plusieurs militantes sont attirées par le marxisme en raison de sa critique du patriarcat, qui le différencie d’autres mouvements radicaux russes de l’époque. Les œuvres de Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), et d’Auguste Bebel, La femme et le socialisme (1891), sont parmi les premières œuvres révolutionnaires à traiter de l’histoire de domination masculine et des moyens pour la renverser. Ces textes soulignent que les inégalités entre hommes et femmes résultent de rapports sociaux et non d’une infériorité biologique ou psychologique des femmes. Ils situent l’origine de ces inégalités dans l’établissement de la propriété privée et l’émergence ultérieure de la société de classe, qui a remplacé la famille matrilinéaire des sociétés « communistes primitives » par un ordre patriarcal où les hommes contrôlent les moyens de production. Dans cette société, la femme est reléguée au statut de possession et on exige d’elle (et seulement d’elle) une monogamie sans faille, puisque celle-ci garantit la transmission du patrimoine masculin aux enfants légitimes du père. Selon Bebel et Engels, l’abolition de la propriété privée supprimerait les fondements matériels du patriarcat et rendrait possible l’intégration des femmes en tant que citoyennes à part entière dans la société. Dans la vision utopique de Bebel, sous le socialisme :

toutes les coutumes qui prescrivent la subordination des femmes [seraient] remplacées par la croyance en l’égalité complète des sexes. Les femmes travailleraient dans le domaine de leur choix, le ménage et l’éducation des enfants seraient pris en charge par des institutions communautaires, et les enfants grandiraient sans savoir qu’il existe des différences importantes entre les garçons et les filles[7].

Pour la tradition marxiste, la transformation radicale de la société a comme corollaire l’émancipation des femmes, un projet alléchant pour de nombreuses jeunes femmes russes désireuses de bouleverser un ordre qui maintient leur infériorité légale et économique.

Rejoindre les bolchéviques, c’est aussi rejoindre une faction révolutionnaire particulièrement résolue, dont l’éthique personnelle est fondée sur la твердость (tverdost, la dureté, la fermeté). Pour les militantes, la tverdost revêt une signification particulière, car elle s’oppose à la faiblesse, la sentimentalité et la frivolité, des traits considérés comme « universellement féminins » dans l’Europe des XIXe et XXe siècles, et utilisés pour justifier la position subalterne des femmes en société. En mettant de l’avant leur maîtrise de soi, leur rationalité et leur sens du devoir, les militantes affichent des qualités alors associées aux hommes. Elles affirment ainsi leur égalité intrinsèque avec ces derniers. Inessa Armand illustre le contraste entre la tverdost des militantes bolchéviques et les notions conventionnelles de la féminité lorsqu’elle décrit les réactions de ses camarades à son égard : « Lorsque nous t’avons rencontrée, tu nous as semblé si douce, si fragile et si faible, mais il s’avère que tu es de fer[8] ».

En rejoignant les rangs des révolutionnaires, les militantes sont amenées à vivre de nouvelles expériences en dehors du cadre traditionnel du foyer. Au sein de l’underground révolutionnaire, elles s’engagent dans la propagande auprès de divers secteurs de la population, veillent à maintenir la communication entre les cellules par des messages codés ou organisent des réunions et des actions clandestines. Durant l’année 1917, elles haranguent les foules avec des discours révolutionnaires, prennent part aux manifestations et font de l’agitation en milieu ouvrier. Au cours de la guerre civile (1917-1921), elles suivent des cours d’éducation politique, distribuent des journaux, collectent des dons pour l’effort de guerre, prodiguent des soins aux soldats blessés ou participent à diverses corvées. Plusieurs militantes partent aussi au front. Là, elles sont nombreuses à occuper le poste nouvellement créé de « responsable politique[9] », dont la tâche est d’expliquer les enjeux politiques de la guerre civile aux soldats. Si quelques communistes sont froissés par la place que prennent ces femmes dans les structures militaires, ce sont les armées blanches qui expriment leur plus vive indignation face au rôle de premier plan des militantes bolchéviques au front. Pour les contre-révolutionnaires, rien n’évoque autant la destruction de la civilisation qu’une femme armée d’un fusil, soutenue par ses camarades masculins prêts à lui obéir[10].

Tout cet univers de sens, de l’underground moscovite au front ukrainien, nous est présenté à travers les nombreux portraits de vie que propose l’ouvrage. Nous sommes amenés à comprendre le parcours de ces femmes, dont plusieurs anonymes, et leur choix de rejoindre les bolchéviques. À certains moments, Evans Clements présente un panorama de l’activité des militantes aux quatre coins du pays : « À la fin de l’été 1920, tandis que Samoïlova sillonne l’Ukraine, Bosch récupère à Moscou, Zemliachka terrorise la Crimée, Stasova s’installe à Tbilissi, et Inessa et Kollontai travaillent au Jenotdel, l’Armée rouge gagne la guerre civile[11] ». L’autrice arrive à bâtir un récit qui immerge le lectorat dans l’univers – politique, physique et mental – de ces partisanes, permettant de s’approprier le sens des actions de chacune.

De gauche à droite : Inessa Armand en 1916, Aleksandra Artioukhina avant 1917, Elena Stasova vers 1920, Alexandra Kollontaï vers 1920, Ievguenia Bosch en 1911 et Maria Ilinitchna Oulianova, soeur cadette de Lénine, vers 1911.

Le « féminisme bolchévique » : Rabotnitsa et le Jenotdel

Ces bolshevichki ne considéraient pas les coutumes patriarcales et la position secondaire des femmes dans le monde du travail comme de simples conséquences malheureuses du système de propriété auxquelles il faudrait remédier dans un avenir indéterminé ; à leurs yeux, il s’agissait de préoccupations centrales, d’injustices fondamentales qui devaient figurer en bonne place dans la liste des méfaits du capitalisme. Elles ne voulaient pas que les femmes prolétaires souffrent et restent immobiles jusqu’à ce que la révolution arrive. Au contraire, malgré les doutes et la désapprobation que cela suscitait chez les sociaux-démocrates plus conventionnels, elles se sont efforcées de rallier les femmes au mouvement révolutionnaire.

Bolchevik Women, 107.

L’ouvrage met en valeur le « féminisme bolchévique », développé par les militantes. Rejetant le « féminisme bourgeois » qu’elles jugent réformiste et reflétant les aspirations des femmes des classes dominantes, les militantes bolchéviques inventent leur propre « féminisme » révolutionnaire, basé sur les doctrines socialistes et centré sur les besoins des femmes des classes populaires.

Préoccupées par leur survie au jour le jour, disposant de peu de ressources sociales et ayant peu d’occasions de se politiser, les ouvrières constituent un groupe que les révolutionnaires ont initialement énormément de difficulté à rejoindre. La plupart des ménagères, quant à elles, sont ouvertement hostiles à l’activité politique de leurs proches, l’arrestation de leur mari pouvant s’avérer catastrophique pour elles et leurs enfants. Malgré ces difficultés, quelques militantes décident de prendre les choses en main : en 1913, Konkordiya Samoïlova organise un premier rassemblement pour la Journée des femmes, une action d’envergure s’adressant directement aux femmes du prolétariat. Puis, le journal du parti, la Pravda, fait paraître dans ses colonnes une chronique régulière traitant de la vie des ouvrières. Le 8 mars 1914, c’est le premier numéro d’un journal spécifiquement adressé aux ouvrières, Rabotnitsa (La Travailleuse), qui voit le jour[12]. Seulement sept numéros paraissent avant que le journal soit définitivement interdit par les autorités. La feuille est toutefois réactivée après la révolution[13]. Plus militant, le Rabotnitsa de 1917 laisse la place à plusieurs lettres d’opinion ou d’articles soutenant le principe du salaire égal pour un travail égal, critiquant les propositions de licenciement des femmes mariées formulées par certains syndicats ou dénonçant le harcèlement sexuel des ouvrières sur leurs lieux de travail. Dans un numéro de juin, Mme Boretskaia, qui se présente comme une rabotnitsa, écrit que les ouvriers « sont pour l’égalité des droits en paroles, mais lorsqu’il faut agir, il s’avère qu’une poule n’est pas un oiseau et une baba [une « bonne-femme » n.d.l.r.] n’est pas un être humain[14] ». Rabotnitsa fait aussi campagne contre l’alcoolisme et la violence conjugale, alors endémiques en Russie. Une rubrique sur le code juridique invite les femmes vivant avec des conjoints violents à divorcer, un droit nouvellement acquis avec la révolution de 1917. Liant la transformation de la vie matérielle et la transformation des consciences, les rédactrices de Rabotnitsa font la promotion des expériences de réorganisation de la vie familiale comme les appartements communaux, de l’établissement de services tels les crèches et les cafétérias, ou des fermes collectives gérées par les femmes[15]. Dynamique, créatif et affirmatif, ce « féminisme bolchévique » se popularise au cours des années 1920, notamment grâce à l’intervention des militantes dans la presse. Les sujets abordés par le journal surprennent par leur modernité, traitant de situations qui ont encore cours un siècle plus tard, comme la violence conjugale, le harcèlement sexuel ou des difficultés, pour les femmes en lutte, d’obtenir le soutien actif de leurs camarades masculins.

À gauche : affiche du Jenotdel encourageant les femmes à fonder des coopératives paysanes (1918). À droite : un numéro de 1923 du magasine Rabotnitsa (La Travailleuse). Images domaine public.

Malgré l’obtention de certains droits formels importants suite à la révolution, de nombreuses Soviétiques continuent de faire face à des difficultés matérielles, puisque la guerre civile et les troubles politiques laissent des régions entières dévastées. Plusieurs reprochent au nouveau pouvoir de n’avoir pas considérablement amélioré leurs conditions de vie. C’est pour cultiver l’appui des femmes des classes populaires au nouveau gouvernement que le parti autorise, en 1919, la création du Département du travail parmi les femmes, plus connu sous l’acronyme Jenotdel. D’abord dirigé par Inessa Armand, puis Sofia Smidovich (1922-24), Klavdiya Nikolaïeva (1924-25) et Aleksandra Artioukhina (1925-30), le Jenotdel devient rapidement le porte-voix des revendications féminines en URSS. Les animatrices du Jenotdel sillonnent les routes de Russie, donnant des conférences qui attirent des milliers d’auditrices, tandis que le département soutient la création de crèches et de cantines sur les lieux de travail et encourage la mise en place de coopératives d’achats ou de fermes collectives. Pour de nombreuses femmes du peuple, le Jenotdel constitue leur premier lieu de formation technique et politique[16]. Les dirigeantes du département forment également des zhenskii aktiv, des cadres réparties dans tout le système soviétique dont la tâche est de s’assurer que les politiques mises en œuvre répondent aux besoins des paysannes et des ouvrières[17].

Le nouveau gouvernement compte quelques femmes importantes. En tant que commissaire à la protection sociale, Alexandra Kollontaï est la première femme à occuper un poste de ministre dans un gouvernement européen. Loin de n’être qu’un symbole, la position lui est octroyée principalement en raison de son expérience, elle qui avait déjà produit une étude approfondie sur l’état des soins maternels et infantiles en Europe. Kollontaï est l’une des architectes de la médecine socialisée soviétique. Son influence a été déterminante dans la réforme du droit civil (notamment sur la question du mariage) et du droit du travail (dans l’élaboration de lois pour protéger la santé des travailleuses)[18]. Vera Lebedeva, gynécologue-obstétricienne et militante bolchévique, dirige l’Institut pour la protection de la maternité et de l’enfance dès 1918. Elle met en place un réseau de crèches et d’écoles maternelles dotées d’un pédiatre qui peut conseiller les parents et prodiguer des soins, dans l’objectif de réduire la mortalité infantile, encore très importante à l’époque. Nadejda Kroupskaïa, quant à elle, est au cœur de l’élaboration d’un programme national d’éducation aux adultes. Bref, de nombreuses militantes participent à la construction du système socialiste durant les années de la guerre civile. En outre, la présence même de femmes au sein des institutions constitue déjà une petite révolution en soi, les postes administratifs sous le tsarisme étant fermés aux personnes issues des rangs inférieurs de la société et, bien sûr, à toutes les femmes[19].

L’ouvrage, s’il traite des aspects politiques de l’engagement des militantes, laisse aussi entrevoir ses dimensions plus personnelles, notamment son caractère éreintant. Le sous-développement de la Russie et six ans de guerre laissent le pays exsangue. Les militant·e·s, tout comme la population en général, sont mal nourri·e·s et vivent dans des conditions précaires. Travaillant douze heures à quatorze heures par jour dans des conditions difficiles, la plupart des militant·e·s contractent des maladies graves ou succombent à la dépression, et nombre d’entre eux et elles perdent la vie en menant leur travail politique bien avant les années 1930[20].

À gauche : Alexandra Kollontai et les déléguées à la Conférence de Bakou (1920). À droite : Kollontaï dans ses fonctions de Commissaire à la protection sociale (1918). Images domaine public.

Transformations, stagnations et reculs

Pour chaque Kollontaï qui déplorait les changements au sein du parti, il se trouvait beaucoup de femmes plus jeunes qui pensaient que tout ce que la Russie avait fait si rapidement – l’ouverture de l’éducation aux couches populaires, la promotion de la classe ouvrière et des paysans à des postes d’autorité, l’assaut contre l’influence de l’Église et des coutumes traditionnelles, la création d’idées artistiques radicalement nouvelles – montrait que l’URSS conduisait le monde vers un avenir d’abondance et de justice.

Bolchevik Women, 244.

Malgré le dynamisme du « féminisme bolchévique » et l’immense avancée des femmes russes en termes de droits formels après 1917, la période de la guerre civile se caractérise par une certaine stagnation du statut des femmes au sein du parti. D’une part, la centralisation et la militarisation de celui-ci, rendues nécessaires par les exigences de la guerre, favorisent les réseaux informels masculins. D’autre part, l’afflux massif de nouveaux et nouvelles militant·e·s transforme l’univers du parti. Un monde de différence sépare en effet les communistes de la première heure, versé·e·s dans les théories progressistes européennes et marqué·e·s par les valeurs de l’intelligentsia russe, et les nouvelles recrues de l’Armée rouge, fraîchement sorti·e·s des villages paysans où un homme qui bat sa femme constitue un fait banal[21].

La décennie 1930, quant à elle, est marquée par la fin de la NEP[22], la collectivisation de l’agriculture et l’industrialisation. Elle s’accompagne d’une transformation importante des idées entourant le rôle des femmes et la structure familiale. Les idées d’amour libre, de destruction de la famille bourgeoise, de vie communautaire ou de prise en charge collective des enfants proposées par des militantes comme Kollontaï sont désavouées par le parti à la fin des années 1920. De plus, plusieurs de ces idées s’avèrent assez impopulaires auprès de la population soviétique, déjà confrontée à d’importants bouleversements sociaux depuis le début du siècle[23]. La nouvelle famille soviétique qui se développe dans les années 1930 est une famille nucléaire ; le couple est composé de conjoints liés par l’amour, le respect mutuel et la fidélité. Si ce modèle rompt avec la famille russe traditionnelle, élargie et explicitement patriarcale, il reste finalement très proche de l’idéal bourgeois de la famille qui existe ailleurs en Europe (modèle né, et c’est un fait à noter, en même temps que la société industrielle). La femme soviétique des années 1930 est une citoyenne, une mère et une travailleuse. Elle participe à la production, mais peut aussi trouver son bonheur dans le soin qu’elle prodigue à sa famille. Son rôle patriotique, elle le joue, entre autres, en inculquant des valeurs communistes à ses enfants. Au contraire de l’intransigeante bolshevichka, la mère de famille soviétique est chaleureuse et maternelle[24].

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