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Accord Trump-Poutine : Point de départ pour la refonte du nouvel ordre international réactionnaire

L'Ukraine, pays envahi, est parvenue à défendre son indépendance au cours de cette terrible guerre de trois ans, au prix de grands sacrifices, face à la puissante armée de l'agresseur impérialiste. Cela n'aurait bien sûr pas été possible sans l'approvisionnement en armes fourni par l'Occident, mais le facteur principal reste le courage et la grande détermination du peuple ukrainien. C'est ainsi que l'intellectuel de gauche russe Ly Budaitskis évoque le sacrifice de l'Ukraine.
| 10 mai 2025 |tiré de viento sur | Version originale en basque
https://vientosur.info/el-punto-de-partida-para-la-remodelacion-del-nuevo-orden-internacional-reaccionario/
L'économiste Michael Roberts affirme : « L'invasion russe de l'Ukraine a eu des conséquences terribles pour le peuple ukrainien. 46 000 civils et peut-être 500 000 soldats sont morts. Des millions ont fui à l'étranger et des millions d'autres ont été contraints d'abandonner leur foyer. Kiev a perdu 50 000 travailleurs et travailleuses. Le PIB de l'Ukraine a chuté de 25 %, et 7,1 millions d'Ukrainien·nes vivent aujourd'hui dans la pauvreté. »
Lorsque la Russie a lancé son invasion générale en février 2022, les États-Unis ont d'abord conseillé à Zelensky de fuir le pays, pensant qu'il n'était pas possible d'arrêter l'armée russe. Pourtant, le peuple ukrainien a réussi à repousser les troupes russes, à la surprise des États-Unis comme de Poutine. C'est alors que les États-Unis et l'OTAN ont commencé à fournir une aide militaire et économique à l'Ukraine. Toutefois, ce soutien a été limité : suffisant pour permettre à l'Ukraine de résister, mais pas pour vaincre la Russie. Tel n'a jamais été l'objectif.
Nous devons garder tout cela à l'esprit pour évaluer correctement le tournant qui s'est produit depuis que Trump a pris la présidence des États-Unis. En échange de l'aide fournie (qui a représenté un gigantesque marché pour l'industrie de l'armement), les États-Unis veulent désormais imposer à l'Ukraine l'exploitation de minerais rares sur son territoire, et, en guise de coup de poignard dans le dos, l'obliger à accepter les territoires volés par Poutine si elle veut obtenir la paix. Autrement dit, l'alliance de deux impérialismes cherche à coloniser l'Ukraine, chacun selon ses propres intérêts.
Ce n'est pas la première fois qu'une grande puissance impérialiste change de cap et s'allie à un ancien ennemi. Rappelons le rapprochement soudain de Richard Nixon avec la Chine au début des années 1970, ce qui prolongea de plusieurs années la guerre du Vietnam (Mao réduisit son aide au Vietnam du Nord).
Mais il existe un précédent encore plus frappant : le pacte Hitler-Staline de 1939. L'alliance entre l'Allemagne fasciste et la Russie stalinienne a ouvert la voie à la Seconde Guerre mondiale.
Comme à cette époque, aujourd'hui le destin de l'Ukraine concerne le monde entier, car il pose la question des droits et de la souveraineté des petits États. Si l'accord entre Trump et Poutine sur la division du territoire et des ressources naturelles de l'Ukraine va de l'avant, il constituera un précédent comparable à l'Accord de Munich de 1938 et montrera que les petits États ne sont que des pions dans le jeu des grandes puissances. Cela devrait nous inquiéter.
Si ce soi-disant plan de paix se concrétise, une partie de l'Ukraine serait annexée par Poutine et une autre deviendrait une colonie économique de l'impérialisme américain. En plus d'entériner l'annexion, la Russie reconstruirait son appareil militaire — actuellement réduit (ses forces étant presque épuisées en raison des lourdes pertes subies, notamment en soldats et en armement lourd, comme les chars et l'artillerie) — pour se préparer à de futures attaques contre ses voisins. L'idée que la Russie chercherait à envahir toute l'Europe est simpliste et fausse : elle n'en a ni la force ni l'intérêt. Mais il est indéniable qu'elle nourrit des ambitions impérialistes à l'égard de ses voisins, en particulier la Finlande et les pays baltes. La Moldavie et la Géorgie sont également dans sa ligne de mire. La peur de la Russie dans ces pays peut nous sembler exagérée, mais elle est fondée. L'histoire en témoigne.
Nous ne pouvons faire nôtre le discours des oligarques et des militaristes qui disent : « Si tu veux la paix, prépare la guerre ! » À cette idée, nous opposons : « Non à la guerre qui nous tue ! Non à la paix qui nous opprime ! », contre la fausse Pax Romana.
Les choses sont claires sur ce point. L'Union européenne veut nous impliquer dans une course à l'armement et promouvoir un climat de guerre sous prétexte d'aider l'Ukraine. Elle prévoit de dépenser 800 milliards d'euros dans l'armement et les armées. Sur ce total, 650 milliards devront être versés par les États membres, et les 150 milliards restants seront une dette mutualisée garantie par le budget de l'Union.
Nous devons exprimer notre rejet total de ces projets et, en même temps, condamner la présence de l'OTAN sur nos territoires et œuvrer à sa dissolution. Contre tous les blocs militaires — OTAN, OTSC, AUKUS — qu'ils soient occidentaux ou orientaux, et pour la dénucléarisation.
Cependant, au-delà de la question ukrainienne, il est utile de comprendre ce qui se cache derrière le pacte Trump-Poutine. Depuis longtemps, nous condamnons la posture impérialiste de l'actuelle Union européenne néolibérale ou du Parti démocrate aux États-Unis. Mais attention : ce que veulent Trump et Poutine, c'est une Europe encore plus droitière et plus réactionnaire, où Le Pen, Orban, Meloni, Abascal et consorts seraient les nouveaux maîtres du continent.
À court terme, ce plan vise à écraser l'Ukraine et à protéger les partis trumpistes et les souverainistes d'extrême droite en Occident.
Nous devons emprunter une autre voie : internationaliste, anti-impérialiste et antiraciste. Sans énergies fossiles, sans nucléaire, sans agro-industrie. Une Europe différente : démocratique, sociale, féministe, ouverte, généreuse et écologique. Développant la sécurité sociale, renforçant les services publics, luttant contre les inégalités, construisant une Europe qui éradiquerait la pauvreté. Cela suppose de socialiser la finance, l'énergie, l'industrie de l'armement (en la reconvertissant vers d'autres activités) et d'autres secteurs clés.
C'est là la meilleure manière d'atteindre une véritable paix. Ici et partout ailleurs.
Joxe Iriarte est militant d'Alternatiba
6 mai 2025
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L’Afrique dans l’ombre portée de l’extrême droite mondiale

Dans le brouhaha des nouvelles recompositions géopolitiques et géostratégiques mondiales, les alliances d'extrême droite doivent être abordées dans toutes leurs subtilités et complexités, en particulier pour ce qui concerne leur enchevêtrement avec l'Afrique, dont la lecture n'est pas aussi évidente qu'il y paraît.
Tiré d'Afrique XXI.
Donald Trump a récemment fait les gros titres en accusant, sur sa propre plateforme Truth Social, le gouvernement sud-africain de « confisquer des terres et de traiter très mal certaines catégories de personnes ». Pretoria a adopté début 2025 une nouvelle loi sur l'expropriation des terres, et Trump a senti qu'il pouvait en tirer profit. Elon Musk, son homme de main milliardaire, a joué un rôle similaire sur sa plateforme X, où il a mis en avant le récit, d'extrême droite, d'un génocide blanc se produisant dans son pays natal, dont les principales victimes seraient les fermiers afrikaners.
Le célèbre groupe suprémaciste afrikaner AfriForum s'est senti entendu et a salué Trump en sauveur, même si peu de fermiers semblent finalement prêts à accepter son offre de quitter leur vie encore relativement privilégiée en Afrique du Sud pour commencer une nouvelle vie dans l'Amérique de Trump, le « Make America Great Again » (MAGA). La reconnaissance par le président états-unien de leur détresse est le fruit d'années de travail idéologique autour de la notion de génocide blanc. De nombreux groupes d'extrême droite dans le monde, y compris l'Alternative für Deutschland (AfD), en Allemagne, ont commencé à adopter cette idée, et l'expression déborde le cas sud-africain, comme le montre, par exemple, la revendication du terroriste de Christchurch, qui a tué 49 personnes dans une mosquée néo-zélandaise en 2019 (on pourrait aussi citer les attaques terroristes d'Anders Breivik en Norvège ou la fusillade de Buffalo en 2022 aux États-Unis).
Ce n'était pas la première fois que Trump avait les yeux rivés sur l'Afrique du Sud. En 2018, il avait tweeté : « J'ai demandé au secrétaire d'État @SecPompeo d'étudier de près les saisies et expropriations de terres et d'exploitations agricoles en Afrique du Sud, ainsi que les meurtres à grande échelle de fermiers. » Cette déclaration était, en fait, le retweet d'un message du présentateur d'extrême droite Tucker Carlson. L'ancien présentateur de Fox News avait accueilli une délégation d'AfriForum en tournée aux États-Unis pour forger des alliances avec des conservateurs autour de leur situation. Dirigé par Kallie Kriel et Ernst Roest, le groupe présentait les Afrikaners comme des victimes du racisme anti-Blancs, de l'expropriation des terres et de la violence génocidaire. Bien entendu, Trump ne se souciait pas vraiment des Afrikaners blancs, mais il avait récupéré cette affaire à des fins idéologiques : il est certain que la perte de privilèges et de biens sous l'effet de la domination de la majorité noire pouvait toucher un point sensible de sa base dans le monde entier.
Se garder d'une lecture trop étroite
Si ce seul élément devrait nous inciter à explorer davantage les liens entre l'extrême droite et ce qui se passe en Afrique, le risque est de se cantonner à une lecture trop étroite à partir d'une perspective africaine. Par exemple, d'un point de vue africain, on pourrait considérer la montée des tensions politiques et la polarisation sociale en Europe et en Amérique du Nord – sur lesquelles ont prospéré les Républicains MAGA de Trump, l'AfD en Allemagne ou les Fratelli d'Italia de Meloni – comme des problèmes internes à des pays étrangers ; des problèmes d'hommes blancs qu'ils n'ont qu'à résoudre entre eux. Pourquoi embrasser la guerre des autres ? Les Africains l'ont déjà fait, sous la contrainte, sans en tirer ni récompense ni reconnaissance.
Naturellement, on pourrait concevoir une autre position qui souligne la nature très transnationale (1) de la progression de l'extrême droite reliant des pays aussi différents que les États-Unis, le Brésil, l'Allemagne, la Hongrie, l'Argentine, l'Inde et l'Afrique du Sud (ainsi que d'autres pays africains). Un autre point de vue, plus géopolitique, pourrait analyser la poussée de l'extrême droite, en particulier le second mandat revanchard de Donald Trump et sa volonté de bouleverser complètement l'ordre national et international, comme marquant le début d'une nouvelle ère avec laquelle les dirigeants africains devront composer. Dans cet ordre mondial en pleine recomposition, l'Afrique doit affirmer sa place ; elle doit tout repenser, de l'aide au commerce, des partenariats mondiaux à la transformation structurelle intérieure.
Nous avons choisi un autre point de vue, qui scrute les fondements idéologiques de l'extrême droite, qui cherche à comprendre pourquoi l'Afrique et la pensée d'extrême droite ne s'excluent pas mutuellement, pourquoi « l'Afrique », en tant que continent et catégorie, n'est pas insignifiante pour l'extrême droite mondiale. Je ne suis pas le premier à lancer cet appel (2), mais dans les lignes qui suivent, je voudrais souligner quatre points, pour le moment absents du débat qui pointe sur l'Afrique et l'extrême droite (mondiale). Je laisse de côté l'évidence que l'« Afrique » joue également le rôle d'épouvantail migratoire pour galvaniser le soutien populaire contre l'immigration, comme l'ont montré maintes fois des partis comme l'AfD en Allemagne ou la Lega ou Fratelli d'Italia en Italie.
L'imbrication de l'Afrique avec l'extrême droite mondiale
Le premier aspect – et le plus inconfortable – de l'imbrication entre l'Afrique et l'extrême droite est celui de l'attirance. Il faut rappeler que l'extrême droite mondiale n'est pas un bloc homogène et que l'on peut observer, par exemple, des différences notables sur ce qu'elle veut faire de l'État-nation (de sa destruction à son renforcement). Néanmoins, certains éléments de l'appareil idéologique de l'extrême droite ont développé un pouvoir transversal et trouvent du soutien même parmi des groupes sociaux improbables compte tenu de la place de la suprématie de la race blanche dans la pensée de l'extrême droite : la méfiance de l'extrême droite à l'égard de la mondialisation et de l'universalisme libéral, son penchant ouvertement patriarcal et autoritaire et son adhésion à d'autres types de hiérarchies/inégalités sociales rigides, sa position sur les droits sexuels/de reproduction et les questions LGBTQ, ses divergences avec les institutions démocratiques et les bureaucraties indépendantes ainsi que l'attachement idéologique de certains groupes d'extrême droite à un monde d'États-nations relativement homogènes, organisés autour d'une culture dominante, peuvent trouver un écho auprès d'acteurs politiques et de populations sur le continent et ailleurs dans le Sud global.
Le dernier point, par exemple, explique pourquoi on peut considérer la politique hindoue-nationaliste et antimusulmane du Premier ministre indien, Narendra Modi, comme fortement marquée à l'extrême droite, beaucoup de ces mouvements croyant que « les hiérarchies sociales sont naturelles, voire ordonnées par Dieu (ou les dieux) ».
Dans le même ordre d'idées, les positions militantes et revanchardes contre les LGBTQ (3) sont partagées par les politiciens et les activistes du Brésil, d'Ouganda, du Kenya et du Ghana et par les hommes politiques états-uniens d'extrême droite. La croisade des églises évangéliques fait, sans aucun doute, le pont entre ces géographies éloignées.
Des mégastars de la droite états-unienne séduisent en Afrique
En outre, le courant libertaire qui en est venu à définir la politique d'extrême droite aux États-Unis et ailleurs pourrait également séduire les jeunes et les entrepreneurs du continent socialisés dans un monde où l'« Africapitalisme » (4), les start-up et les hommes d'affaires comme créateurs de richesse sont devenus des figures normalisées. Prenons l'exemple de la mégastar de la droite radicale états-unienne Jordan Peterson et de ses débats sur YouTube avec l'entrepreneur sénégalais Magatte Wade, membre du réseau Atlas.
Alors que l'on pourrait penser que l'ancien professeur de psychologie de l'université de Toronto ne s'adresse qu'à quelques dévots de sa « fraternité de la rationalité blanche » qui le considèrent comme la voix de la raison dans un monde en proie au « wokisme », le psychologue omniscient, qui aborde tous les sujets, de la dépression masculine à la science du climat, semble rassembler une audience considérable dans les cercles noirs du monde entier. Les discours de Peterson et de Wade sont très proches dans leurs diatribes contre le « collectivisme » et la « victimisation », et tous deux défendent une définition étroite de la liberté : celle du capital. Dans cette vision, les problèmes de l'Afrique n'ont pas pour racines un monde organisé autour de la suprématie blanche, des relations commerciales injustes ou d'autres dépendances postcoloniales. Sont plutôt à blâmer les héritages historiques de la planification socialiste, une bureaucratie étouffante et une mauvaise gestion publique qui contraignent les Africains à être des entrepreneurs nés : une affirmation déjà formulée auparavant par des penseurs comme Olumayowa Okediran ou l'économiste ghanéen disparu George Ayittey.
À l'autre extrémité du spectre libertaire campent des personnages comme Andrew Tate, une personnalité des médias sociaux qui s'enorgueillit de sa misogynie et fait l'étalage éhonté de sa richesse. Par sa performativité de mâle alpha, Tate séduit un grand nombre de jeunes hommes en Afrique et ailleurs dans le Sud. Mais les jeunes hommes africains n'ont pas besoin de sortir du continent pour ça. Le Kényan Eric Amunga (et probablement beaucoup d'autres) offre désormais une alternative africaine plus proche. Le libertarianisme a pris de nouvelles formes et l'on verra si la version néoréactionnaire de ce mouvement, qui façonne désormais les actions de la « fraternité techno » (5) au sein ou à proximité du gouvernement états-unien, se manifestera dans d'autres zones géographiques.
Une utopie raciste surgie du passé
Le deuxième aspect de l'enchevêtrement Afrique-extrême droite est un désir utopique-nostalgique. Il est chargé de racisme et de sentiments anti-Noirs et symbolise le visage suprémaciste blanc plus ouvert de l'extrême droite, avec lequel la plupart des habitants du continent devraient avoir, d'emblée, un problème. Déjà, pendant le premier mandat de Trump, la Rhodésie était devenue le nouveau Valhalla de certains suprémacistes blancs, pour qui les luttes dans l'Amérique MAGA et le Zimbabwe étaient liées (« Make Zimbabwe Rhodesia Again ». En tant qu'État ethno-nationaliste géré par une minorité d'hommes blancs « rationnels » et hétérosexuels, ce pays semble avoir captivé l'imagination de certains membres de l'extrême droite comme une utopie passée à poursuivre. Dans ces cercles, il ne s'agit pas seulement de célébrer le gouvernement raciste de Ian Smith parce qu'il a dirigé un État discriminatoire (9 % de la population dictait sa loi aux autres), mais aussi parce qu'il est perçu comme ayant excellé dans l'autarcie et la résilience après avoir rompu avec la Grande-Bretagne lors de la déclaration unilatérale d'indépendance en 1965.
Comme nous l'avons vu plus tôt, l'Afrique du Sud a également attiré l'attention de l'extrême droite et elle est le seul pays du continent abritant une importante minorité de colons blancs aux inclinations d'extrême droite. Le Zimbabwe indépendant et l'Afrique du Sud contemporaine incarnent l'opposé de ce que veulent les suprémacistes blancs d'extrême droite. Les luttes foncières au Zimbabwe ont sans aucun doute réveillé des réflexes plus traditionnels chez les conservateurs et l'extrême droite, Mugabe s'étant attaqué à l'un des principaux piliers de la suprématie blanche coloniale, à savoir le droit de propriété privée. L'Afrique du Sud irrite plutôt l'extrême droite contemporaine, car sa politique d'émancipation économique des Noirs peut être efficacement perçue comme le cas ultime de la politique de Diversité, Équité et Inclusion honnie et démantelée par Donald Trump. Ainsi, l'Afrique du Sud est plus directement liée aux luttes idéologiques actuelles autour de l'attitude « woke » aux États-Unis et en Europe.
À ce stade, on ne peut que spéculer sur les raisons pour lesquelles la Rhodésie de l'apartheid l'emporte sur l'Afrique du Sud de l'apartheid dans l'imaginaire utopique et nostalgique de certains groupes d'extrême droite. L'une des raisons pourrait être que, son histoire étant moins connue, ses symboles peuvent être utilisés en public sans être immédiatement reconnaissables, ce qui confère à celui qui l'évoque un « statut d'initié ». Une autre raison pourrait être la nature du régime de Smith. Il s'aligne très bien avec les conceptions survivalistes du « dernier homme blanc debout ». En effet, le gouvernement rhodésien n'a pas seulement combattu les mouvements de libération des Noirs à l'intérieur et à l'extérieur de son territoire ; il a également défié l'autorité de l'ancienne mère patrie coloniale, la Grande-Bretagne, qui « cherchait désespérément à préserver la cohésion du Commonwealth […] et a été contrainte de faire des concessions aux membres africains qui exigeaient une position ferme à l'égard du régime d'apartheid de la Rhodésie », comme l'écrivait le site d'information Africa Is a Country dans l'article « The dangers of white totalitarianism », en décembre dernier. Aux yeux des suprémacistes blancs familiers du sujet, les manœuvres politiques du pays qui a donné naissance à Cecil Rhodes (Premier ministre de la colonie du Cap) ne sont rien d'autre que de la faiblesse.
Le syndrome du faux ami
Le troisième aspect de l'enchevêtrement Afrique-extrême droite est un aspect que j'appellerais le « syndrome du faux ami », une version du célèbre « l'ennemi de mon ennemi est le problème de mon ami ». Des États du Sahel comme le Mali et le Burkina Faso ont connu des coups d'État militaires portés par de forts sentiments populaires contre la Françafrique, la Russie remplissant le vide en tant qu'acteur géopolitique prétendument amical et anticolonial. Certains pourraient célébrer prématurément ces alliances comme une rupture avec la colonialité euro-atlantique – un désir qui doit être pris au sérieux, mais qui pourrait rapidement se révéler une nouvelle impasse. Il y a quelque temps, le théoricien décolonial Walter Mignolo a fait la une des journaux avec une critique du livre India, that Is Bharat, de Saj Deepak (rétractée par la suite). Deepak a été une source idéologique clé de l'Hindutva (nationalisme hindou) de Modi, mais son engagement décolonial a dû envoyer des signaux tentants.
Alexandre Douguine, homme politique et philosophe russe dont la pensée idéologique sur les grandes civilisations culturellement indépendantes est une source d'inspiration intellectuelle importante pour l'extrême droite, a récemment adopté Modi pour sa guerre contre la mentalité coloniale et contre les « récits contrôlés par l'Occident ». De même, Ramón Grosfoguel a été critiqué dans les cercles féministes radicaux pour avoir négligé la nature profondément patriarcale du régime iranien, symbolisée récemment par l'assassinat brutal de Mahsa Amini aux mains de la police des mœurs iranienne, dans son soutien à l'Iran en tant que force anti-impérialiste. Je suis moi-même très enclin à la pensée décoloniale, et les deux penseurs ont produit un travail important, mais je trouve ces alliances très problématiques. Elles ne peuvent fonctionner sans heurts que si l'on n'adopte pas une approche véritablement intersectionnelle déclinée le long du spectre alliant pensée et pratique (repoussoir que les critiques féministes d'Amérique latine et d'ailleurs ont utilisé à maintes reprises contre les théoriciens masculins de la décolonialité).
Revenons maintenant à l'Afrique. La Russie a été une force centrale des Brics, visant un ordre mondial alternatif « en solidarité avec les demandes africaines d'achèvement du processus de décolonisation » (6), comme l'a déclaré il y a quelque temps le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Ces dernières années, la Russie est passée maître dans l'art de déstabiliser les systèmes politiques des pays occidentaux par le biais de la cyberguerre et d'armées de trolls diffusant des fausses nouvelles. La Russie a ainsi joué un rôle clé dans la montée et le renforcement de l'extrême droite dans divers contextes. Le président Poutine a soutenu la politique de l'homme fort qui a fini par caractériser la montée de l'extrême droite, en particulier aux États-Unis – un soutien qui a donné naissance à une forme ouverte et profondément revancharde de suprématie blanche. En Allemagne, des centaines de pages Facebook « C'était mieux avant » ont vu le jour ces dernières années. Ces plateformes exploitent les attitudes racistes et nativistes d'une partie de la population allemande et représentent généralement un passé blanc, homogène et « monochrome », que les observateurs opposeraient cognitivement à un présent marqué par la diversité démographique et l'immigration : les effets destructeurs de la mondialisation. Les sentiments suscités par ces sites web profitent clairement aux partis d'extrême droite et résolument anti-Noirs tels que l'AfD, qui a beaucoup progressé en ravivant des conceptions ethniques de l'Allemagne que d'autres partis ont également adoptées.
La Russie chérit-elle vraiment la vie des Noirs ?
Si l'on considère que l'idéologie de Poutine est largement inspirée de la pensée ethno-nationaliste d'Alexandre Douguine (7), l'invasion de l'Ukraine par la Russie peut être considérée comme une mise en œuvre des idées de ce dernier. Depuis de nombreuses années, Douguine plaide pour une résistance aux forces du libéralisme occidental et la construction d'une civilisation eurasienne plus grande, impénétrable au mondialisme de l'Otan et au libéralisme occidental. Comme nous l'avons déjà souligné, cet objectif s'étend désormais au continent africain, où les régimes favorables à la France en Afrique de l'Ouest ont été renversés par des coups d'État militaires soutenus par la Russie, et où le groupe mercenaire Wagner mène des guerres pour le compte de divers régimes africains.
Mais à quel point la Russie est-elle une amie ? Tout d'abord, son soutien à des forces ouvertement racistes et suprémacistes en Europe et en Amérique du Nord suggère que les Africains ne devraient pas trop lui faire confiance. Les ambitions impériales de la Russie jettent un doute supplémentaire sur la bienveillance de ses actions, dont les retombées ont déjà fait beaucoup de mal aux Africains, victimes de la flambée des prix des denrées alimentaires provoquée par la guerre en Ukraine ou des atrocités commises par le groupe Wagner au Mali, au Soudan, en Centrafrique ou au Mozambique. Le groupe lui-même est connu pour ses liens avec l'extrême droite. Ses atrocités portent l'empreinte de formes profondément racialisées d'ultraviolence infligée aux Africains. Rien que le nom de Wagner aurait dû tirer la sonnette d'alarme : son fondateur, Dmitri Outkine, était un admirateur du compositeur préféré d'Hitler, et sa musique est la bande-son de la guerre, de la conquête et des volontés totalitaires.
Enfin, il ne faut pas oublier les années de violence anti-Noirs en Russie. Peu de dirigeants africains ont reconnu ce problème, mais ces événements font douter que les autorités russes chérissent réellement la vie des Noirs. Comme le souligne le Moscow Times, un journal russe anglophone considéré comme un agent étranger depuis 2024, « cette image de Moscou ami de l'Afrique se heurte au problème persistant du racisme en Russie, où une discrimination quotidienne omniprésente est souvent ponctuée d'actes de violence extrêmes tels que le meurtre de Ndjelassili ». (Étudiant gabonais, François Ndejlassili a été victime d'un crime raciste en 2023 en Russie.) Je vous épargne un quatrième point, mais demandons-nous au moins pourquoi Tucker Carlson, une voix éminente contre Black Lives Matter et un détracteur des efforts de redistribution des terres en Afrique du Sud, se présente aussi comme un ami de Poutine : ça n'est évidemment pas l'amour des vies noires qui les réunit.
L'appétit pour les ressources
Il est certain que l'extrême droite mondiale ne constitue pas un bloc homogène, comme on peut l'observer dans le contexte européen, où les différents partis semblent se partager entre une « extrême droite occidentaliste et atlantiste » et une « extrême droite de gauche » : d'une part, une extrême droite occidentaliste et atlantiste fondée sur la suprématie de la race blanche et l'idée d'une nécessaire maîtrise de l'ordre mondial par l'Occident dont l'armée est identifiée à l'Otan, et, d'autre part, une extrême droite antiaméricaine, eurasienne et prorusse, qui voit dans la fin de l'ordre unipolaire états-unien une occasion à saisir. Mais il faut voir que le sentiment anti-Noirs et les conceptions profondément patriarcales du pouvoir, du genre et de la politique sont des points de convergence entre ces deux groupes.
Le dernier aspect de l'enchevêtrement Afrique-extrême droite que je voudrais mentionner est celui de la volonté d'accéder aux ressources. Si la Russie, par l'intermédiaire du groupe Wagner, ne fait pas exception, la course aux terres rares dans le cadre de la compétition géopolitique sur l'intelligence artificielle entre les États-Unis et la Chine mérite une attention particulière. Alors que le premier mandat de Trump a été marqué par une version adoucie de la doctrine « America First », ses récentes revendications sur le canal de Panama, le golfe du Mexique, le Groenland et le Canada évoquent une stratégie plus expansionniste conforme à la doctrine Monroe originale (8). Afin de s'assurer l'accès à des infrastructures et à des ressources rares qui sont essentielles dans la course géo-économique et géopolitique avec la Chine, Trump est prêt à arracher par la force une plus grande Amérique dans laquelle aucune autre puissance ne saurait s'immiscer.
Étant donné que les frères techno de la Silicon Valley sont désormais directement liés au gouvernement états-unien, notamment Elon Musk et Peter Thiel, et que Trump a récemment lancé une nouvelle initiative d'intelligence artificielle (« Stargate »), on peut s'attendre à ce que la nouvelle administration états-unienne recoure à des moyens plus robustes pour accéder aux richesses africaines dont elle a besoin pour sa révolution IA. Après tout, « [c]es minerais ne proviennent pas des entreprises technologiques de la Silicon Valley ; ils sont extraits de trous creusés dans la terre, souvent par des travailleurs vulnérables dans des conditions difficiles », écrivait ODI Global en février 2025 dans un article intitulé « Critical minerals, critical moment : Africa's role in the AI revolution ». L'Afrique détient 30 % des minerais essentiels au développement à venir de l'électronique et de l'IA, et les entreprises de la Silicon Valley se sont elles-mêmes jetées dans la ruée par des moyens plus directs. Par ailleurs, ce n'est probablement pas une coïncidence si le Rwanda s'est senti autorisé à utiliser son mandataire, le M23, pour annexer littéralement des parties de l'est de la RD Congo, riche en terres rares, à une époque où les forces d'extrême droite aux États-Unis et en Israël discutent ouvertement de l'annexion du territoire d'autres peuples.
Alors, que faire ?
La lutte pour un nouvel ordre mondial n'a pas seulement été un objectif historiquement important pour les acteurs politiques en Afrique et ailleurs au Sud : elle reste aussi inachevée. Alors que l'hégémonie euro-atlantique est en train de décliner, les penseurs, les mouvements sociaux et les dirigeants politiques africains doivent tracer un chemin résolument éclairé par une analyse intersectionnelle du pouvoir, du savoir et du capital, qui comprenne la genèse de la suprématie blanche, la façon dont elle peut emprunter différentes formes (et couleurs), et comment cela finit par entraver la quête de modèles économiques, sociaux et environnementaux plus égalitaires, plus inclusifs, plus durables, moins violents et moins nocifs.
Alors que l'extrême droite mondiale semble engranger trop de succès avec sa manière de briser et de bâtir le monde, les forces progressistes du continent doivent imaginer des horizons mondiaux qui échappent aux spectres de la colonialité, de la suprématie blanche et du patriarcat toxique. Les idées sont déjà là (9). Il suffit de les adopter.
Notes
1- Conférence SciencesPo, Center for International Studies : « Global Right, Global White, South Africa and the Geopolical Imaginary of the Radical Right », septembre 2024, lien ici
2- « Unequal Worlds ; an Inequality Research Podcast », lien ici, « Could Far-Right Politics Rise in Africa ? Analyzing the Possibilities and Potential Manifestations », Ujasusi Blog, lien ici, et, en particulier, projet « World of the Right », Cambridge University Press)
3- « It's Not Just Uganda : Behind the Christian Rights Onslaught in Africa », The Nation, 4 avril 2014.
4- « “Africapitalism” and the limits of any variant of capitalism », Review of African Political Economy, 16 juillet 2020.
5- La Silicon Valley a été le creuset d'un fascisme techno incarné notamment par Peter Thiel, le fondateur de PayPal, et Elon Musk, membres de ce qu'on appelle aussi la PayPal Mafia.
6- « Decolonialism of the Far-Right », Miri Davidson, 24 mai 2024.
7- « Aleksandr Dugin and the ideology of national revival : Geopolitics, Eurasianism, and the conservative revolution », Taylor & Francis Online, European Security, volume 11, 2002.
8- voir ici.
9- « Imagining Global Futures », Boston Review, lien ici ; « The Audacity to Disrupt », Feminist Macroeconomic Acamedy, lien PDF ici ; Inocent Moyo et J. Sabelo Ndlovu-Gatsheni, The Paradox of Planetary Human Entanglements, Challenges of Living Together, Routledge, 2022 ; « Déclaration de Dakar », Musée des civilisations noires, 3 novembre 2022.
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Afrique du sud : Une démocratie indigne

Trois décennies après l'apartheid, les Sud-Africains attendent toujours un logement, des terres et la dignité, tandis que les élites réclament une patience qui ne sert qu'elles-mêmes.
Tiré d'Afrique en lutte.
Trente et un ans après la chute de l'apartheid administratif, l'Afrique du Sud se trouve à un tournant délicat entre la promesse d'une démocratie fondée sur les droits et la réalité vécue d'inégalités généralisées, d'inertie bureaucratique et d'une confiance publique érodée. La Constitution de 1996 a consacré la justice administrative – le droit à des décisions légales, raisonnables et procéduralement équitables de la part des organismes publics – et a élevé la dignité humaine au rang de valeur fondamentale. Pourtant, pour des millions de Sud-Africains noirs, les interactions quotidiennes avec les services gouvernementaux trahissent ces idéaux. L'ancien président Thabo Mbeki a autrefois loué la « patience » des pauvres comme un atout politique, mais cette patience même, ancrée dans l'espoir et la résilience, a trop souvent été exploitée pour retarder ou nier une justice réelle.
La démocratie sud-africaine est, à bien des égards, devenue indigne : ses systèmes administratifs trahissent systématiquement les plus vulnérables, obligeant les citoyens à attendre indéfiniment des droits garantis sur le papier, tandis qu'une élite politique et une nouvelle classe restreinte de bénéficiaires s'accaparent impunément les ressources de l'État. Comprendre cette réalité exige de retracer les significations de la justice administrative, de la dignité et de la patience, avant de se pencher sur les manières dont les Sud-Africains se sont historiquement rebellés contre la trahison politique. Il est également nécessaire de prendre en compte l'incapacité des partis politiques à rendre des comptes, les dysfonctionnements administratifs qui creusent les inégalités, et les cas emblématiques – logement, réparations de la CVR, anciens combattants et restitution des terres – qui révèlent les failles de la promesse constitutionnelle. Enfin, cet essai examine comment le privilège blanc, amplifié par des groupes comme AfriForum et des acteurs internationaux pendant et après l'administration Trump, aggrave les frustrations nationales et alimente un déclin alarmant de la participation électorale.
Au cœur de l'ordre constitutionnel se trouve l'idéal de justice administrative. Tout exercice du pouvoir public doit être légal, raisonnable et équitable sur le plan procédural, protégé par des mécanismes tels que la loi de 2000 sur la promotion de la justice administrative. Comme l'a soutenu la juriste Cora Hoexter, le droit administratif constitue un contrôle essentiel de l'autorité de l'État, garantissant que les décisions affectant les droits sont prises de manière transparente et responsable. Au niveau international, la justice administrative est reconnue comme un pilier fondamental des droits de l'homme – une garantie nécessaire lorsque des fonctionnaires outrepassent leurs mandats ou violent les règles de procédure.
L'engagement constitutionnel en faveur de la dignité humaine est étroitement lié à cette structure. S'inspirant de l'éthique kantienne et ancrée dans la jurisprudence sud-africaine, la dignité n'est pas simplement un droit parmi d'autres, mais le fil conducteur de l'interprétation de tous les droits. La juge Laurie Ackermann a souligné son importance centrale. Au-delà du canon juridique, des penseurs de la conscience noire comme Steve Biko et des théoriciens décoloniaux comme Frantz Fanon ont insisté sur le fait que la dignité n'était pas une fioriture abstraite, mais la condition préalable à la libération. Biko cherchait à « revivifier la coquille vide [de l'homme noir]… pour lui insuffler fierté et dignité », tandis que Fanon soutenait que la véritable liberté politique exigeait la restauration de l'estime de soi volée par la domination coloniale.
Si la dignité représentait l'espoir du projet post-apartheid, la patience en était la monnaie d'échange. Mbeki célébrait la patience des pauvres comme un signe de maturité politique, une volonté d'endurer des difficultés temporaires au nom d'un avenir démocratique. Mais d'autres avertissaient que la patience pouvait facilement se transformer en résignation. Robert Sobukwe a mis en garde contre le gradualisme, avertissant que « plus on attend, plus la blessure est profonde ». Biko, lui aussi, reconnaissait que l'endurance passive servait en fin de compte les intérêts de l'oppresseur. Dans un pays où les promesses sont si souvent restées lettre morte, la patience est une vertu à double tranchant : signe de résilience, mais aussi symptôme d'une démocratie qui exige trop de souffrances de ceux qui en ont déjà trop supporté.
Pourtant, patience n'a jamais été synonyme de passivité. Bien que les Sud-Africains n'aient pas mené une seule révolution unifiée depuis 1994, la dissidence a éclaté lors de soulèvements épisodiques et localisés. Plusieurs facteurs expliquent cette tendance. L'éthique de réconciliation prônée par Nelson Mandela et l'approche réparatrice de la Commission vérité et réconciliation ont encouragé la foi en une réforme progressive plutôt qu'en un bouleversement radical. Des décennies de régime colonial et d'apartheid ont favorisé une culture de soumission et de déférence, renforcée par les appels de l'Église et des chefs traditionnels à attendre des jours meilleurs. Le souvenir des violences dans les townships des années 1980, ainsi que les exemples mondiaux de conflits civils, ont instillé une profonde méfiance face à l'effondrement de la société. Et en l'absence d'un mouvement révolutionnaire unifié pour ancrer les revendications post-apartheid, les protestations sont souvent restées fragmentées et axées sur des enjeux spécifiques. Le pouvoir coercitif de l'État et l'épuisement des manifestations répétées et infructueuses ont encore tempéré l'appétit pour la confrontation de masse.
Néanmoins, les Sud-Africains se sont rebellés de manière significative. Depuis 2004, des milliers de manifestations contre les services publics ont éclaté chaque année, les communautés bloquant les routes et affrontant la police en raison de pannes d'eau, d'électricité et d'assainissement. L'étude phare de Karl Von Holdt, « The Smoke That Calls », a montré comment les townships pauvres ont eu recours à des manifestations incendiaires pour se faire entendre d'un État indifférent. Les étudiants de tout le pays ont lancé un puissant défi lors du mouvement #FeesMustFall de 2015 et 2016, fermant les campus et prenant d'assaut le Parlement pour exiger la fin des augmentations de frais. En 2012, la grève des mineurs de Marikana pour un salaire décent s'est soldée par un massacre policier qui a galvanisé l'indignation nationale face à l'exploitation des travailleurs et à la violence d'État. Plus récemment, des mouvements comme #TotalShutdown ont vu des milliers de femmes se mobiliser contre la violence sexiste, tandis que les troubles de juillet 2021 – un mélange instable de factionnalisme politique et de pillages opportunistes – ont transformé certaines parties du KwaZulu-Natal et du Gauteng en scènes de quasi-insurrection, avec plus de 300 morts.
Ces rébellions fragmentées révèlent à la fois l'ampleur de la frustration populaire et la difficulté persistante de traduire des troubles sporadiques en une transformation systémique durable. Depuis 1994, la domination du Congrès national africain (ANC) a profondément façonné le paysage politique sud-africain. Sous le gouvernement d'unité nationale, l'ANC a recherché un équilibre délicat entre réconciliation et politique économique, remplaçant le Programme de reconstruction et de développement (RDP) par la stratégie plus néolibérale de croissance, d'emploi et de redistribution (GEAR) en 1996. Ce changement a anéanti les espoirs de redistribution radicale et semé les graines de désillusions futures.
La corruption s'est rapidement installée. Le contrat d'armement de 1999, le scandale de Nkandla, qui a vu la rénovation de la propriété du président Jacob Zuma pour un coût public de 246 millions de rands, et la période de captation de l'État entre 2009 et 2018 ont illustré la dérive constante de l'ANC vers le clientélisme et la corruption. Les commissions judiciaires – Seriti sur le contrat d'armement, Zondo sur la captation de l'État – ont minutieusement documenté les irrégularités, mais n'ont donné lieu qu'à peu de poursuites, ce qui a alimenté ce que l'on appelle désormais la « lassitude des commissions » et aggravé le cynisme de l'opinion publique.
L'opposition, pour sa part, n'a pas réussi à proposer d'alternative crédible. L'Alliance démocratique (DA) a peiné à s'étendre significativement au-delà de sa base électorale traditionnelle, blanche et métisse, tandis que le Parti de la liberté Inkatha reste cantonné à l'échelle régionale. Les Combattants pour la liberté économique (EFF) ont animé les débats nationaux en réclamant l'expropriation et la nationalisation des terres, mais restent confinés au sein du Parlement, capables de faire du bruit, mais incapables d'apporter un réel changement depuis les bancs de l'opposition. Les gouvernements de coalition des grandes métropoles ont souvent sombré dans des luttes intestines, renforçant le sentiment d'incompétence politique généralisée.
Le déficit croissant de responsabilité suit un scénario prévisible. Lorsque des scandales de corruption éclatent, le gouvernement annonce la création d'une commission d'enquête. Des années d'audiences s'écoulent. Des rapports sont déposés, souvent volumineux et accablants. Mais les conséquences tangibles restent insaisissables. Des individus puissants exploitent les lenteurs procédurales, fuient le pays ou comptent sur des interventions politiques pour échapper à la justice. Même les manifestations de masse sont souvent accueillies non pas par des réformes sérieuses, mais par la répression policière ou des excuses performatives qui finissent par étouffer la dissidence sans s'attaquer à ses causes profondes. Il en résulte une démocratie riche en formes – élections régulières, médias dynamiques, constitution solide – mais vidée de son essence. Les rituels de responsabilisation perdurent, mais la substance s'est flétrie. L'impunité, plutôt que les conséquences, définit le paysage politique sud-africain.
Au-delà des échecs des responsables politiques, l'effondrement de la justice administrative se ressent particulièrement au quotidien de la fonction publique. Il est devenu courant pour les ministres d'être publiquement surpris par les crises qu'ils sont censés superviser, convoquant des réunions d'urgence pour demander, perplexes, « Que se passe-t-il ? » Le clientélisme politique, notamment par le biais du déploiement de cadres, a progressivement érodé l'expertise technique dans les ministères clés, laissant de nombreux dirigeants mal équipés pour gérer les portefeuilles dont ils sont chargés.
L'adoption des outils de la nouvelle gestion publique – indicateurs clés de performance, planification axée sur les résultats, cadres stratégiques – a enraciné une culture du « cocher toutes les cases », de plus en plus déconnectée de la prestation de services concrets. Le succès se mesure à l'aune des formalités administratives plutôt qu'à l'impact ; lorsque les objectifs ne sont pas atteints, ils sont simplement révisés, sans être atteints. Parallèlement, pour éviter l'arbitraire par des procédures rigides, la bureaucratie est devenue réticente au risque, jusqu'à la paralysie. Les citoyens doivent s'y retrouver dans des processus labyrinthiques simplement pour enregistrer une entreprise, obtenir une pièce d'identité ou demander une aide sociale, en violation flagrante des principes Batho Pele (« Les citoyens d'abord ») qui visaient autrefois à guider la transformation du service public.
Démoralisés par les interférences politiques et les exigences impossibles des objectifs managériaux, les professionnels qualifiés ont quitté le secteur public en masse. Les rapports du Vérificateur général des comptes montrent que plus de 70 % des municipalités font désormais appel à des consultants externes pour leurs fonctions financières essentielles, signe révélateur de l'affaiblissement des capacités de l'État.
De tels dysfonctionnements portent directement atteinte à la dignité humaine. Des retraités âgés sont contraints de faire la queue pendant des heures pour finalement s'entendre dire « système hors service ». Des familles croupissent pendant des décennies sur les listes d'attente pour un logement. Les petits commerçants restent prisonniers des limbes bureaucratiques. Pour de nombreux citoyens, le visage de l'État n'est pas le président à Pretoria, mais un employé désintéressé derrière une vitre – une expérience qui incarne une démocratie indigne.
En matière de logement, les promesses de l'État post-apartheid sont cruellement déçues. Un logement convenable est un droit constitutionnel, mais plus de 1,2 million de demandes restent sans réponse dans le seul Gauteng, certaines remontant à 1996. En mars 2025, des habitants âgés de Soweto – certains aujourd'hui sexagénaires – ont manifesté devant la mairie après près de trente ans d'attente. Les allégations de corruption, de resquillage et d'attribution de logements à des personnes ayant des liens politiques aggravent les retards, transformant une promesse de dignité en source de honte et aggravant les conflits sociaux. De nombreuses familles déplacées se réfugient dans des quartiers informels ou des baraques construites par leurs soins, pour finalement être victimes d'expulsions violentes. De tels actes déclenchent souvent des protestations et alimentent parfois des comportements xénophobes de boucs émissaires, les habitants accusant les « étrangers » d'attributions corrompues.
Une trahison similaire caractérise le sort de ceux qui ont cherché réparation auprès de la Commission vérité et réconciliation. Entre 1996 et 1998, la CVR a promis des pensions, un logement, des soins de santé et d'autres formes de réparation à plus de 22 000 victimes en échange de la révélation de la vérité. En pratique, la plupart des victimes n'ont reçu qu'une subvention unique de 30 000 rands en 2001, et en 2022, près de 1,9 milliard de rands du Fonds présidentiel n'ont toujours pas été dépensés. Âgés et souvent malades, nombreux sont ceux qui continuent de saisir la Cour constitutionnelle pour obtenir des prestations médicales et une réinsertion sociale. Les poursuites pénales contre les auteurs de l'apartheid qui s'étaient vu refuser l'amnistie ont été confiées à l'Autorité nationale des poursuites, mais la plupart des affaires sont restées en suspens pendant des décennies. Le message est d'une clarté accablante : « Nous avons pardonné au nom de la nation, mais la nation nous a oubliés. »
Les anciens combattants ont eux aussi été laissés pour compte. Les combattants de l'uMkhonto weSizwe et de l'Armée populaire de libération d'Azan, autrefois reconnus et soutenus par la loi sur les anciens combattants militaires, vivent aujourd'hui dans la pauvreté et sont sans abri. En octobre 2021, d'anciens combattants, dont beaucoup étaient septuagénaires, ont pris en otage le ministre de la Défense pour réclamer des pensions et des logements impayés, ce qui a conduit à l'arrestation de 53 anciens combattants. L'ancien soldat du MK, Lesley Kgogo, campant devant le siège de l'ANC, a saisi l'ironie amère de la situation : « J'ai libéré le pays… Maintenant, je ne suis plus rien pour mon propre gouvernement. » Les excuses bureaucratiques concernant la vérification des identités ou les contraintes de financement sonnent creux face à l'incapacité morale de l'État à tenir ses promesses.
Le dossier inachevé de la restitution des terres complète ce sombre tableau. Sous l'apartheid, les Sud-Africains noirs étaient confinés à seulement 13 % du territoire du pays. Bien que la loi sur la restitution des droits fonciers prévoyait une indemnisation ou la restitution des terres pour les revendications déposées avant 1998, les progrès ont été lamentables. Seulement 10 % environ des terres agricoles commerciales ont été redistribuées, bien en deçà de l'objectif de 30 % fixé pour 2014. Au Cap, le District Six reste un symbole persistant de promesses non tenues : sur 2 760 familles requérantes, seules 108 avaient les clés pour reconstruire leur maison d'ici 2020, la restitution intégrale devant prendre des décennies et coûter des milliards de rands. Les demandeurs ruraux, dépourvus de soutien pour exploiter leurs terres, ont souvent opté pour de maigres indemnisations en espèces, compromettant ainsi le projet de réforme agraire. Parallèlement, les occupations de terres par des mouvements comme Abahlali baseMjondolo et les campements dirigés par l'EFF témoignent d'une impatience croissante – et d'un risque croissant de reprise du conflit – si la restitution continue de stagner.
Pourtant, alors que des millions de personnes languissent dans des conditions précaires, le privilège blanc demeure largement intact. Malgré les idéaux de la transition démocratique, les Sud-Africains blancs – environ 8 % de la population – continuent de posséder plus de 70 % des terres agricoles et de dominer les secteurs à hauts revenus du pays. Nombre d'entre eux se sont protégés des échecs de l'État post-apartheid en se retranchant dans des enclaves de sécurité privées, des lotissements sécurisés et des écoles privées d'élite, se désolidarisant ainsi efficacement des conséquences de l'effondrement de la gouvernance.
Des groupes comme AfriForum ont particulièrement bien réussi à internationaliser les récits de victimisation des Blancs. En 2018, AfriForum a réussi à convaincre l'administration Trump d'enquêter sur les prétendues « saisies de fermes » et les « massacres massifs d'agriculteurs » en Afrique du Sud. Le tweet désormais tristement célèbre de Donald Trump demandant au Département d'État d'enquêter sur les attaques de fermes – et plus tard, les offres spéculatives de réinstallation des Sud-Africains blancs sous une éventuelle seconde présidence Trump – illustrent comment des récits marginaux peuvent gagner en influence géopolitique. Parallèlement, les véritables luttes des Sud-Africains noirs – des familles qui attendent des décennies pour se loger, des vétérans qui dorment sur les trottoirs, des étudiants confrontés aux violences policières – reçoivent peu d'attention internationale. Cette inversion de l'empathie mondiale aggrave la frustration nationale, alimentant l'idée que la justice ne dépend pas du droit moral, mais de celui qui contrôle le mégaphone le plus fort à l'étranger.
Cette dynamique a alimenté une dangereuse lassitude démocratique. La participation électorale a fortement chuté, passant de 86,9 % aux élections de 1994 à seulement 59 % aux élections générales de 2024, soit seulement 41 % des adultes éligibles, compte tenu de la non-inscription. Les élections locales de 2021 ont vu la participation chuter encore plus bas, à 45,9 %. La participation des jeunes s'est effondrée : moins de 20 % des 18-35 ans se sont inscrits sur les listes électorales en 2021. Désillusionnés par la corruption, les promesses non tenues et la stagnation des conditions de vie, de nombreux Sud-Africains choisissent de plus en plus l'apathie plutôt qu'un vote qu'ils estiment peu susceptible d'apporter un changement significatif. À mesure que la participation diminue, le mandat démocratique des organes élus s'affaiblit, ce qui érode encore davantage leur motivation à tenir la promesse constitutionnelle de justice administrative.
La démocratie sud-africaine se trouve à un tournant périlleux. L'architecture juridique de la justice administrative et de la dignité demeure parmi les plus progressistes au monde, mais pour des millions de citoyens, le quotidien est synonyme d'aliénation, d'indignité et de promesses constitutionnelles non tenues. Les vertus de la patience et de la réconciliation, autrefois essentielles à une transition pacifique, ont été instrumentalisées en outils de complaisance, permettant aux élites politiques et bureaucratiques de différer l'obligation de rendre des comptes et de trahir les plus vulnérables.
Les rébellions épisodiques nous rappellent le pouvoir latent du peuple, mais sans contestation systémique soutenue, le statu quo perdure largement. Transformer une démocratie indigne en une démocratie digne de ses promesses constitutionnelles exige non seulement des réformes techniques de la gouvernance, mais aussi un réveil moral et politique plus profond. Une véritable responsabilisation doit être rétablie. Les fonctionnaires corrompus doivent être poursuivis rapidement et les recommandations de la commission mises en œuvre avec urgence et transparence. Une administration réactive doit être reconstruite en reprofessionnalisant la fonction publique, en renforçant l'expertise technique et en revigorant les principes Batho Pele qui privilégient le vécu des citoyens.
Une justice tangible doit également être rendue visible. Fournir des logements, verser les réparations prévues par la CVR, honorer les prestations des anciens combattants et accélérer la restitution des terres sont des mesures urgentes pour rétablir la confiance du public. L'inclusion économique doit être favorisée, non seulement par la redistribution, mais aussi en soutenant les entrepreneurs émergents, les bénéficiaires de la réforme agraire et en investissant massivement dans le développement des compétences des jeunes. Parallèlement, l'engagement civique doit être renforcé, les obstacles à la participation doivent être levés et la contestation doit être valorisée non pas comme une menace, mais comme un mécanisme de rétroaction essentiel pour une démocratie en difficulté de renouvellement.
Ce n'est qu'en alignant les promesses constitutionnelles sur des résultats concrets et visibles – où une grand-mère ordinaire pourra dire : « Mes droits sont respectés et ma voix compte » – que l'Afrique du Sud pourra honorer ses sacrifices passés et restaurer son autorité morale. Les prochaines décennies exigeront de l'impatience de la part des citoyens et de la réactivité de la part des dirigeants. Si ce défi est relevé, la justice administrative ne sera plus une abstraction juridique, mais une réalité vécue au quotidien par tous.
Ali Ridha Khan est chercheur au Centre de recherche en sciences humaines (CHR) de l'Université du Cap-Occidental (UWC). Il écrit et réfléchit sur les enjeux politiques de l'émotion, de l'esthétique et du bonheur.
Traduction automatique de l'anglais
Source : https://africasacountry.com
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Kenya - Disparaître pour avoir manifesté : le régime Ruto face à la jeunesse

En menant une politique de kidnapping, les autorités tentent de bâillonner la contestation de la jeunesse largement présente sur les réseaux sociaux.
Tiré d'Afrique en lutte.
On se souvient au printemps dernier de ces grandes manifestations qui se sont déroulées à travers tout le pays contre le projet d'impôt autour du slogan « #RejectFinanceBill2024 ». Ce projet soutenu par le FMI, visait à faire payer aux populations des nouvelles taxes dans le but de rembourser les dettes s'élevant à 79 milliards de dollars. Cette mobilisation portée principalement par la jeunesse avait obligé William Ruto, le président de la République, à annuler le projet de loi.
89 enlèvements
Depuis la fin de cette mobilisation, les autorités ne cessent de mener une politique répressive qui s'illustre par des enlèvements et des exécutions extra-judiciaires. Ainsi 89 personnes ont été kidnappées, parfois en pleine journée, par des commandos d'hommes masqués. Parmi les victimes, on trouve des jeunes qui ont participé aux manifestations ou des activistes, notamment le caricaturiste Gideon Kibet qui a fait grand bruit dans le pays et a pu recouvrer la liberté. Ce n'est hélas pas le cas pour tout le monde. À ce jour, sur les 89 enlèvements 29 personnes ne sont toujours pas réapparues et pour d'autres les corps sans vie ont été découverts.
Les autorités assurent qu'elles ne sont pour rien dans ces pratiques. Un déni qui a volé en éclats avec ce qu'il est convenu d'appeler l'affaire Muturi. Il s'agit d'un jeune, Leslie Muturi, enlevé comme d'autres, mais son père ancien procureur général de la République et actuel ministre de la Fonction publique, est intervenu directement auprès des hauts responsables de la police. Les informations obtenues révélaient que son fils était aux mains des services de renseignement, après une intervention auprès du président William Ruto. Le jeune Muturi était libéré démontrant ainsi la responsabilité des forces de répression gouvernementales, bien que le Kenya ait signé la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.
Faire taire la contestation
Ces pratiques ne sont pas nouvelles, mais elles ont connu une accélération. Le but est d'instaurer une ambiance de peur parmi les opposantEs. ChacunE peut, du jour au lendemain, se retrouver aux mains de ces commandos. Les quelques personnes qui ont accepté de témoigner dans le rapport d'Amnesty International publié il y a quelques semaines font état de tabassages et de mauvais traitements lors de leur séquestration.
Cette répression est utilisée par le gouvernement pour tenter de briser une contestation de la jeunesse toujours active comme en témoigne la forte présence de l'activisme sur les réseaux sociaux. Y circulent messages, dessins et photos générées par l'intelligence artificielle ridiculisant le personnel politique et dénonçant leur incompétence et leur corruption. L'espace numérique est devenu un lieu de débat et d'opposition au pouvoir qui pourrait se transformer rapidement d'actions virtuelles en actions bien réelles, tant la situation sociale du pays s'est dégradée.
Paul Martial
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« Andrónico Rodríguez pourra-t-il sauver la gauche bolivienne ? »

La candidature du jeune président du Sénat, Andrónico Rodríguez, a bouleversé le paysage politique bolivien. A l'approche des élections présidentielles, le bloc lié au Mouvement vers le socialisme (MAS) est plongé dans une guerre interne acharnée et la droite, bien que divisée et dépourvue de nouvelles figures, se réjouit d'une victoire au second tour. [Sur la crise du MAS, voir l'article de Fernando Molina publié sur ce site le 4 avril 2025.]
7 mai 2025 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/divers/andronico-rodriguez-pourra-t-il-sauver-la-gauche-bolivienne.html
En acceptant cette candidature samedi 3 mai, Andrónico Rodríguez a décidé de s'engager plus fermement dans la guerre interne entre les partisans d'Evo Morales (« evistas) et ceux de Luis Arce (« arcistas »), qui menace de détruire le Mouvement vers le socialisme (MAS) et de bouleverser le paysage électoral. Devant les organisations sociales qui l'acclamaient à Oruro – lors du rassemblement saluant sa candidature officielle – coiffé d'un casque de mineur, le jeune président du Sénat (36 ans) a dit oui. Il se présentera à la présidence de la Bolivie le 17 août prochain.
Avec le président Luis Arce Catacora en baisse dans les sondages et Evo Morales inéligible, Andrónico, comme tout le monde l'appelle, cherche à se positionner comme le visage renouvelé d'un champ politique affaibli par les luttes intestines qui ont éclaté dès le retour au pouvoir du MAS en octobre 2020, après le renversement d'Evo Morales par un mouvement civique et policier en 2019.
La décision initiale de Luis Arce d'écarter de son cabinet les figures les plus importantes du mouvement « evista » a débouché sur une guerre sans merci : le gouvernement a poursuivi Evo Morales, qui s'est retrouvé « en exil » dans la région productrice de coca du Chapare, son bastion politique et territorial, gardé par des milices syndicales paysannes pour éviter qu'il ne soit arrêté. De son côté, ce dernier a cherché à affaiblir autant que possible le président qu'il avait lui-même mis en place et qu'il considère aujourd'hui comme la « droite interne ».
Le gouvernement d'Arce a relancé une plainte pour abus et traite d'êtres humains contre Evo Morales pour une relation avec une mineure, dans une affaire où le parquet a agi d'office. Il s'agit en réalité d'une plainte déposée par le gouvernement de Jeanine Áñez [présidente de novembre 2019 à novembre 2020, antérieurement deuxième vice-présidente de la Chambre des sénateurs], dont l'« arcismo » s'est emparé pour neutraliser l'ancien président. Ce dernier a quant à lui organisé une série de barrages routiers pour tenter d'éviter sa destitution, mais il n'a pas atteint son objectif et a fini par s'enfermer dans cette « zone de sécurité », même si l'attaque à main armée contre son véhicule, en octobre 2024, montre qu'il n'y a aucune sécurité au milieu d'un tel affrontement politique.
La médiation de diverses personnalités de la gauche du continent, notamment des présidents et anciens présidents, pour tenter de rapprocher les parties, n'a donné aucun résultat. Et le MAS s'est engagé dans un processus d'autodestruction. Les efforts visant à préserver la relation entre Evo et Andrónico n'ont pas non plus abouti. Au final, ce n'est pas la droite, affaiblie après le gouvernement de Jeanine Áñez et la défaite électorale de 2020, mais les affrontements internes, ajoutés à la crise économique, qui ont transformé le puissant parti paysan – capable d'organiser un bloc politique indigène-populaire tant dans les urnes que dans la rue – en une ombre de lui-même, traversé par un climat marqué par un climat de décomposition politique.
Dans cette guerre interne, Arce a d'abord obtenu que la justice « interprète » de manière arbitraire la Constitution en ce sens qu'une réélection non consécutive après deux mandats présidentiels n'est pas possible, ce qui met Morales hors jeu. Puis Arce a réussi à arracher au leader cocalero le sigle du MAS grâce à un congrès parallèle organisé par l'appareil d'Etat et reconnu ensuite par les juges. Mais l'actuel président ne peut guère tirer profit de ce sigle autrefois invincible : sa gestion, jugée médiocre par les analystes de tous bords idéologiques, ajoutée à une grave crise économique, l'a fait sombrer dans les sondages, avec environ 5% des intentions de vote. L'image d'Arce en tant qu'artisan du miracle économique bolivien [ministre de l'Economie de 2006 à 2017, puis de janvier à novembre 2019] s'est évanouie et il est désormais considéré comme un dirigeant incapable de gérer l'Etat. La chute des réserves de gaz a accéléré l'érosion du modèle mis en place depuis 2006, qui avait donné de bons résultats pendant des années en termes de croissance économique et d'accumulation de devises, mais qui semble aujourd'hui à bout de souffle.
Evo Morales est bien mieux placé dans les sondages (avec plus de 20% des intentions de vote), mais le rejet qu'il suscite dans une partie de la population rend sa victoire au second tour presque impossible. Retranché dans le Chapare, il s'est réaffirmé dans un discours bolivarien intransigeant et est allé jusqu'à accuser de trahison des personnalités telles qu'Álvaro García Linera, qui l'a secondé au pouvoir pendant près de 14 ans : cet ancien vice-président a déclaré publiquement qu'il valait peut-être mieux que Morales et Arce renoncent à leurs aspirations présidentielles afin de permettre l'émergence d'une nouvelle figure porteuse de changement. Cette figure d'unité, imaginait-il, pourrait être Andrónico Rodríguez.
Poussé par Evo Morales pour lui succéder à la tête des syndicats de cultivateurs de coca, Andrónico a été élu en 2018 vice-président des Seis Federaciones Cocaleras del Trópico de Cochabamba. Il fait partie de la nouvelle génération de leaders paysans, qui entretiennent des relations beaucoup plus souples avec les villes – ce que l'anthropologue Alison Spedding a qualifié de « semi-paysans » en raison de leur lien entre le monde urbain et rural. Né à Sacaba, capitale de la province du Chapare, il a étudié les sciences politiques à l'Université Mayor de San Simón (à Cochabamba), puis est retourné à la campagne. Selon son propre récit, il accompagnait son père aux réunions des syndicats paysans depuis son enfance et a pris conscience de la nécessité d'une éducation formelle. « Mon père avait un manque de connaissances et j'ai pensé que je devais surmonter cela. Je dois lire, étudier et voir comment collaborer avec ma communauté en m'appuyant sur des connaissances académiques et techniques plus solides. » En 2020, il est entré au Sénat et a été élu pour le présider. Perçu comme le « dauphin » d'Evo Morales, il a commencé à faire montre de ses capacités de leader au sein de la Chambre haute et à prendre ses distances avec la faction « evista », sans pour autant rejoindre celle d'« arcista », alors que le conflit ravageait le MAS.
Pesant chacun de ses pas pour éviter que de petites erreurs ne se transforment en fautes catastrophiques, et sans faire de vagues, Andrónico a acquis une autonomie croissante vis-à-vis de Morales. Le fait que, ces derniers temps, chaque fois qu'il était convoqué à une réunion d'« evistas » dans le Chapare, le sénateur se trouvait soudainement en voyage à l'étranger. Cela est devenu un sujet de conversation dans la politique et la presse locales. Voilà un timing impeccable pour ne pas rester collé à un Evo replié sur lui-même et aux discours radicaux – diffusés dans son émission sur la radio Kawsachun coca – qui l'éloignaient d'une grande partie de ses anciens électeurs.
Andrónico était sous la surveillance permanente de son mentor Evo qui cherchait à détecter d'éventuels actes de « trahison ». Au début, on craignait qu'il ne passe dans le camp d'Arce, mais lorsque cela ne s'est pas produit, la simple autonomie de ce qui commençait à être perçu comme une troisième ligne « androniquiste » apparaissait tout autant comme une menace pour Evo Morales. Ce dernier insiste pour se présenter à un nouveau mandat, pour lequel il a lancé le mouvement EVO Pueblo (Estamos Volviendo Obedeciendo al Pueblo). La réaction de l'ancien président à la candidature d'Andrónico Rodríguez a suivi le même ton : « Ceux qui s'éloignent sont au service de l'empire », a-t-il déclaré.
Andrónico Rodríguez semble conscient que le contexte politique de la Bolivie et de la région est très différent de l'enthousiasme anti-néolibéral de 2005, lorsque Evo Morales s'était imposé avec 54% des voix et avait ouvert la voie au « processus de changement » avec un discours nationaliste populaire et indigéniste à la fois radical et pragmatique. Déjà candidat, bien que n'ayant pas encore défini son programme/sigle, Andrónico a critiqué la construction d'usines publiques inefficaces destinées à satisfaire les revendications corporatistes des régions et des organisations sociales. Lors d'un forum organisé par le quotidien de Santa Cruz El Deber, le sénateur a souligné que l'Etat devait se concentrer sur des secteurs clés tels que les hydrocarbures et l'énergie, et ne pas se disperser dans des projets mineurs. « L'Etat n'a pas besoin de tout accaparer, mais d'être acteur là où cela compte vraiment », a-t-il déclaré. Il a même accusé Arce d'avoir transformé le modèle économique du MAS en un « Etat paternaliste qui relègue l'économie privée, communautaire et coopérative ».
La candidature d'Andrónico, qui recueille plus de 20% des intentions de vote, ce qui le place dans les sondages sur un pied d'égalité avec l'homme d'affaires Samuel Doria Medina [dirigeant de Unidad Democrata, vice-président de la IIe Internationale !], pourrait obtenir de bons résultats, selon ces mêmes sondages, lors d'un éventuel second tour. Le centre-droit est divisé et ne présente pas de nouveaux visages : Doria Medina lui-même, tout comme Jorge Tuto Quiroga [vice-président de 1997 à 2001 et président de 2001 à 2002] – aligné sur la droite de Miami – et le maire de Cochabamba, Manfred Reyes Villa, sont des figures usées qui renvoient à l'ère pré-2005. Quiroga a pris la présidence en 2001 après la mort d'Hugo Banzer et Reyes Villa était l'un des principaux candidats à la présidence en 2002. La campagne de Doria Medina, en tant qu'économiste et homme d'affaires libéral-développementaliste, correspond mieux au contexte de crise, mais il n'en reste pas moins issu de la « vieille politique », ce qui s'ajoute à son manque légendaire de charisme. Bien que les tentatives de formation d'un bloc unitaire allant du centre à la droite aient échoué, tous les candidats de cet espace rêvent de battre facilement le MAS au second tour, dans une sorte d'« effet Equateur » [Daniel Noboa s'est imposé face à Luisa Gonzalez le 13 avril]. La candidature d'Andrónico va-t-elle bouleverser ce scénario ?
Le millionnaire histrionique Marcelo Claure [fondateur et PDG de Claure Group, président exécutif de Bicycle Capital et vice-président du groupe Shein], qui aspire à devenir une sorte d'Elon Musk dans le prochain gouvernement sans définir clairement sa préférence parmi les candidats de l'opposition en lice après l'échec de l'unité de la droite, a salué la décision d'Andrónico et a tenté de semer la zizanie avec son verbiage à la Trump : « Andrónico est mille fois mieux qu'un pédophile [en référence à Evo Morales] ou qu'un incapable [Arce] et j'ai bon espoir que nous travaillerons tous ensemble pour sortir la Bolivie de ce gouffre. »
Même s'il ne se présentera pas sous la bannière du MAS, Andrónico Rodríguez mise sur la représentation du même bloc « indigène plébéien » – qui reflète la diversité sociologique populaire bolivienne, également caractérisée par de puissantes formes d'entrepreneuriat – et dans les faits sur la reconstruction du MAS. Le nouveau candidat est autocritique à l'égard des dernières années du gouvernement du MAS et a commencé à présenter Evo Morales davantage comme une figure historique que comme un leader incontesté du présent.
Son profil ouvert au dialogue, qui lui a permis de rester à la tête de la Chambre haute malgré les aléas politiques, est un atout dans un contexte où la gauche doit regagner ceux qui se sont éloignés et, à terme, gouverner dans un contexte difficile. Parmi ses faiblesses, on peut citer son expérience politique limitée et le rejet social de l'actuelle gestion du MAS sous le gouvernement Arce. Le fait d'être en marge de l'« arcismo » (qui dispose des ressources de l'Etat) et de l'« evismo », qui bénéficie encore d'une base sociale, est à double tranchant : cela lui permet de renforcer son discours de renouveau, mais lui enlève toute structure de mobilisation. Dans l'ensemble, de nombreux secteurs sociaux, lassés des luttes internes, ont commencé à voir en Andrónico le nom d'un candidat qui semble a priori compétitif, alors que jusqu'à très récemment on ne voyait qu'une défaite du « bloc populaire » face à une droite qui, bien qu'ancrée dans le passé, est capable de canaliser le malaise ambiant.
(Article publié par Nueva Sociedad, mai 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)
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110 ans d’hégémonie : l’heure de la rupture a sonné

Ce dimanche 18 mai 2025, jour de notre fête nationale, une coalition d'organisations populaires — Convention Bois Caïman, ROSPO, KRIPÈP, GWLICH, MPN et MOZAPESS — invite la population à se lever comme un seul peuple contre l'hégémonie impérialiste américaine qui étouffe Haïti depuis plus d'un siècle.
Cette manifestation ne sera pas une marche ordinaire. Ce sera un acte de mémoire, de dénonciation et de résistance, une levée de boucliers contre 110 ans de domination géopolitique, dont les trois dernières décennies (1995-2025) marquent un cycle de tutelle insidieuse et destructrice.
Il y a exactement 110 ans, en 1915, les troupes américaines débarquaient à Port-au-Prince sous prétexte de rétablir l'ordre. Elles y ont imposé un contrôle militaire, économique et institutionnel, liquidant notre banque nationale, remodelant notre constitution, soumettant notre peuple. En 1934, les Marines repartent, mais la domination, elle, reste. Pire, elle se transforme, plus discrète mais plus efficace, grâce à la diplomatie, à la dette, aux ONG, aux “missions de paix”, et aux gouvernements dociles formés dans les écoles de l'Empire.
À partir de 1995, cette ingérence prend une nouvelle dimension : Haïti devient un laboratoire du néolibéralisme appliqué, un État-pilote pour les expériences de pillage légal sous couverture humanitaire. On privatise nos services, on détruit notre agriculture vivrière, on exporte notre misère, on importe la dépendance. Les coups d'État deviennent des transitions, les interventions armées se déguisent en missions de stabilisation, la dépossession se nomme “coopération internationale”.
Les peuples du Sud le savent : l'impérialisme ne s'est jamais retiré, il a juste appris à sourire. Mais les Haïtiens, peuple des révolutions, ne sont pas dupes. Le moment est venu de briser le silence diplomatique, de refuser le faux consensus, de dire haut et fort que la souveraineté n'est pas une faveur, mais un droit inaliénable.
Cette manifestation du 18 mai 2025 n'est pas simplement une marche. Elle est un cri de libération. Une exigence de justice historique. Une réclamation collective d'autodétermination. Elle rappelle que le drapeau que nous célébrons n'est pas un ornement patriotique, mais un symbole de rupture radicale avec toute forme de domination étrangère. Il ne peut flotter librement au-dessus d'un territoire sous surveillance étrangère.
Les 110 ans de 1915 à 2025 doivent marquer une prise de conscience nationale. Soit nous continuons à courber l'échine sous la logique de l'ingérence, soit nous redonnons sens à la promesse de 1804. Il n'y a pas de troisième voie.
Nous disons : Assez ! Aba okipasyon ! Vive Ayiti lib !Le 18 mai, marchons pour Dessalines, marchons pour demain, marchons pour ne plus jamais marcher sous commandement étranger.
Bolivar Jean Anderson Coordonnateur Général Convention Bois-Caïman
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État de la grève illimitée et de la mobilisation au Panama

Le climat de lutte dans la Comarca Ngäbe-Buglé annonce de probables blocages imminents, qui pourraient déclencher d'autres fermetures dans tout le pays, à partir des mobilisations actuelles et de l'indispensable implication des communautés dans cette dynamique.
07 mai 2025 | tiré du site viensur.info
1. Contexte : Pour être candidat à la présidence, Mulino devait être désigné par une convention. Il était initialement candidat à la vice-présidence aux côtés de l'ex-président Martinelli, qui a été déclaré inéligible à la présidence à la suite d'une condamnation définitive pour corruption, prononcée par un arrêt de la Cour suprême en février 2024. Selon le Code électoral panaméen, les candidats à la vice-présidence ne peuvent remplacer un président que s'ils ont été élus. Mulino a pu être candidat grâce à un pacte d'impunité passé avec Gaby Carrizo, ancien vice-président du pays. La décision de la Cour suprême, publiée la veille des élections, justifiait son arrêt par le maintien de la "paix sociale", sans fondement constitutionnel et en violation du Code électoral.
2. Mulino a tenu ses engagements envers Gaby Carrizo et d'autres, preuve du pacte d'impunité qui lui a permis d'accéder à la présidence : aucun d'eux n'est poursuivi. Il est en revanche plus délicat d'accorder une amnistie à Martinelli, car s'il était libéré, Mulino devrait gouverner avec lui.
3. Mulino a remporté l'élection avec 34 % des suffrages exprimés, soit à peine 27 % des électeurs inscrits, en promettant le "chen chen", un retour à la prospérité en matière d'emploi qui avait marqué le gouvernement Martinelli (2009–2014), avec pour slogan "Mulino est Martinelli, Martinelli est Mulino". Ce double manquement – envers celui qui lui a apporté les voix et envers sa promesse de créer des emplois – combiné à son comportement élitiste et autoritaire typique des gouvernements d'extrême droite, lui laisse comme seul socle social les chambres patronales et les forces répressives, qui ont voté pour lui en raison des privilèges et de l'impunité dont il a bénéficié lorsqu'il dirigeait le ministère de la Sécurité sous Martinelli.
4. Ce gouvernement ne survivrait pas à un soulèvement national comme celui contre la société minière. Et dès la deuxième semaine de grève des enseignants, des signes évidents laissent entrevoir une explosion sociale : la répression continue, loin de décourager la lutte, attise l'indignation et élargit encore plus la protestation nationale.
5. Les actions répressives et les arrestations d'enseignants ont considérablement accru le nombre d'écoles rejoignant la grève et les mobilisations. Même dans les établissements où les enseignants n'avaient pas encore rejoint le mouvement, les élèves se sont mobilisés, parfois à l'initiative des parents. Des mobilisations d'élèves en uniforme ont déjà commencé dans les provinces de l'intérieur, et se propagent à la capitale. Chaque jour, école après école, se tiennent des assemblées et des manifestations de soutien à la grève, avec des déclarations de parents refusant d'envoyer leurs enfants en classe, dans tout le pays.
6. Ce mouvement extraordinaire revendique l'abrogation de la loi 462, qui réduit de moitié le montant des futures pensions, augmente l'âge de la retraite, et met en péril la sécurité sociale en confiant la gestion des fonds à des personnes nommées directement par le gouvernement et à des entreprises privées. D'autres exigences sont également portées : ne pas rouvrir la mine dont l'exploitation avait été stoppée par le soulèvement national de 2023, et annuler le mémorandum d'entente avec le gouvernement Trump, qui autorise le passage gratuit des navires de guerre américains par le canal de Panama et prévoit la réinstallation de trois bases militaires américaines dans le pays. Cette soumission du gouvernement Mulino est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase pour la population.
7. Ce qui s'est passé à Santiago de Veraguas, où le maire (du MOCA, parti dont le candidat est arrivé deuxième à la présidentielle) et les autorités locales ont rejoint le mouvement malgré les instructions présidentielles de faire payer 1 000 balboas pour la libération de chacun des 32 enseignants arrêtés lors d'affrontements avec la police, pourrait, si cela se reproduit dans d'autres villes et villages, entraîner une fracture institutionnelle majeure.
8. La participation croissante des élèves du secondaire au soutien de la grève, les efforts de mobilisation de Sal de las Redes sans ignorer la lutte contre la loi 462 – qui a été approuvée par 10 députés de la coalition Vamos –, les manifestations étudiantes organisées depuis les centres régionaux et les facultés ayant poussé le recteur Flores à appeler à la mobilisation, ainsi que la réapparition sur la scène politique de candidats comme Ricardo Lombana, Martín Torrijos, José Isabel Blandón, ou encore du leader de Vamos Juan Diego Vásquez, sans oublier la force des mobilisations du 1er mai, sont autant d'éléments qui montrent que nous nous rapprochons d'une situation similaire à celle de 2023.
9. Ni le recteur Flores, ni les candidats, ni le dirigeant de Vamos n'osent exiger ouvertement l'abrogation de la loi 462. Flores, sans doute dans l'espoir mal avisé de calmer les attaques du gouvernement contre l'université, n'est pas à la hauteur du rôle joué par la commission des professeurs de cette institution dans la défense de la sécurité sociale. Martín Torrijos évite le sujet car c'est son propre gouvernement qui a provoqué la faillite du régime solidaire il y a vingt ans. Quant à Lombana et aux députés de Vamos, leurs bancs ont voté pour la loi 462. Lombana ne s'est même pas exprimé publiquement à l'époque pour marquer son désaccord, tandis que Juan Diego Vásquez a soutenu les 10 députés de Vamos ayant voté avec le gouvernement, contrairement aux 10 autres, emmenés par Walkiria Chandler et Alejandra Brenes, qui ont voté contre. En revanche, le refus de Sal de las Redes de répondre à l'invitation présidentielle, dont l'objectif était de diviser les protestations entre "bonnes" et "mauvaises", renforce la voie vers un large mouvement de participation citoyenne, comme en 2023.
10. Le climat de lutte dans la Comarca Ngäbe-Buglé annonce de probables blocages imminents, qui pourraient déclencher d'autres fermetures dans tout le pays, à partir des mobilisations actuelles et de l'indispensable implication des communautés dans cette dynamique.
11. La tâche essentielle est de maintenir la grève et la mobilisation quotidienne, qui continue de croître dans les régions de l'intérieur. Il faut aussi préparer des actions juridiques préventives contre les retenues sur salaire et les menaces de non-paiement, car c'est par là que le gouvernement tente de briser la grève des enseignants.
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De Kiev à Bruxelles : la Grande Guerre patriotique comme outil de propagande de Poutine

Depuis le soulèvement de Maïdan et l'annexion illégale de la Crimée par la Russie en 2014, la propagande du Kremlin n'a cessé de dépeindre les dirigeants ukrainiens comme des nazis ou des fascistes. Les responsables russes et les médias d'État ont commencé à affirmer que les nouveaux dirigeants ukrainiens étaient des « néonazis » qui menaceraient la population russophone d'Ukraine. La Russie a également accusé les autorités ukrainiennes de « génocide » à l'encontre de la population du Donbass.
Le 24 février 2022, lors de l'annonce de l'invasion à grande échelle, la « dénazification » de l'Ukraine a été présentée comme l'objectif principal de la guerre. Sur le terrain, rien ne vient étayer les accusations de Moscou : personne n'a jamais documenté de « génocide » contre des personnes d'origine russe ou russophones, que ce soit en Ukraine ou ailleurs. Quant à l'extrême droite ukrainienne, son influence politique reste minime : lors des élections législatives de 2019, les principaux partis ultranationalistes, qui se sont présentés sur une liste commune, ont obtenu un peu plus de 2 % des voix, bien en dessous du seuil requis pour entrer au Parlement. En bref, l'image d'un « régime nazi » à Kiev repose sur un écart flagrant entre le discours et la réalité.
Cependant, le but de cette analyse n'est pas de montrer que la propagande russe est, en fait, de la propagande. Il s'agit plutôt de comprendre pourquoi les autorités russes invoquent sans cesse la Seconde Guerre mondiale – ou, dans le langage russe, la « Grande Guerre patriotique » – lorsqu'elles parlent de l'Ukraine. Comprendre cette dynamique mémorielle est essentiel pour saisir la puissance d'une rhétorique qui, malgré son absence totale de fondement factuel, continue de façonner la vision du monde russe.
Effacer la complicité soviétique dans la Seconde Guerre mondiale
L'insistance soviétique et russe à utiliser le terme « Grande Guerre patriotique » pour désigner exclusivement la période de 1941 à 1945 a un but précis : effacer les vingt et un mois qui ont précédé l'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie. Entre le pacte Molotov-Ribbentrop du 23 août 1939 et l'opération Barbarossa du 22 juin 1941, Moscou et Berlin étaient des alliés de facto : ils ont coopéré étroitement sur le plan économique, coordonné leur diplomatie, envahi et partagé la Pologne en septembre 1939. Ensuite l'Union soviétique a annexé les pays baltes et déclaré la guerre à la Finlande. En réduisant la guerre à la période 1941-1945, l'URSS et la Russie ont pu nier toute responsabilité dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et se présenter uniquement comme la victime de l'agression nazie et le principal libérateur de l'Europe.
La Grande Guerre patriotique, et surtout la victoire de 1945, est devenue l'événement fondateur de l'histoire soviétique et la pierre angulaire de la mémoire collective. Mais cette mémoire, souvent présentée comme monolithique et universellement partagée, est tout sauf uniforme. Un Ukrainien de l'ouest, qui a subi deux occupations successives entre 1939 et 1944, se souvient d'une guerre très différente de celle d'un Ukrainien de l'est, dont l'expérience a été principalement marquée par la destruction nazie. Le souvenir d'un Russe n'a pas grand-chose à voir avec celui d'un Tatar de Crimée, déporté avec toute sa communauté et privé du droit au retour pendant des décennies. Quant aux Juifs soviétiques, dont les familles et les communautés ont été exterminées pendant l'Holocauste, ils ont longtemps été contraints au silence, les récits officiels ne laissant aucune place à la spécificité de leur souffrance.
Alors qu'en Europe occidentale et en Amérique du Nord, l'Holocauste est désormais considéré comme l'horreur ultime de la guerre, le mythe soviétique de la guerre efface cette tragédie en l'intégrant dans le vaste bilan humain du peuple soviétique dans son ensemble. Les souvenirs des minorités – massacres antisémites, déportations ethniques ou expériences diverses de l'occupation – ont dû être absorbés, réduits au silence et effacés.
L'expérience collective de la guerre et le discours officiel qui l'entourait ont profondément remodelé la conception du « fascisme » et de l'« antifascisme » de la population soviétique. Plutôt que de désigner une doctrine politique spécifique de l'entre-deux-guerres, le terme « fascisme » était devenu une étiquette fourre-tout pour désigner l'ennemi ultime. Trotsky ou les conservateurs britanniques pouvaient tout aussi bien être qualifiés de « fascistes », tout comme les opposants nationaux et internationaux après 1945, y compris les communistes chinois. Le mot « nazi » lui-même était rarement utilisé. Dans la vie de tous les jours, traiter quelqu'un de « fasciste » était plus une insulte grave qu'une affirmation idéologique.
Dans les années 1960 et 1970, alors que la foi dans le communisme comme projet d'avenir commençait à s'effriter, le culte de la victoire de 1945 est progressivement devenu le principal pilier de la légitimité du régime soviétique. Les commémorations sont devenues rituelles et ont fini par impliquer toutes les générations et tous les groupes sociaux : les enfants, alignés en rangs serrés, défilaient devant la Flamme éternelle ou la Tombe du Soldat inconnu ; les mariées, voiles flottant au vent et bouquets à la main, se rendaient sur les monuments aux morts pour déposer des fleurs et se faire photographier . Dans chaque ville, puis dans chaque village, des monuments commémoratifs construits par l'État, dont l'architecture solennelle visait à inscrire la mémoire de la Grande Guerre patriotique dans la vie quotidienne des citoyens, ont vu le jour.
L'ère Poutine : la mémoire comme arme
Sous Vladimir Poutine, le culte de la Grande Guerre patriotique a été ravivé. Après les manifestations pro-démocratiques de 2011 et la candidature de Poutine à un troisième mandat présidentiel en 2012, le régime a mis en place une politique délibérée de construction d'un récit historique visant à ancrer sa légitimité dans une vision de la nation assiégée. Face aux protestations généralisées contre l'autoritarisme croissant, les autorités ont choisi de présenter la Russie comme encerclée par des ennemis et Poutine comme le seul rempart capable de défendre la patrie. Pas besoin d'inventer une nouvelle idéologie : le mythe déjà bien établi de la Grande Guerre patriotique s'est naturellement imposé comme le récit stratégique du régime, fonctionnant à tous les niveaux.
La glorification de la victoire de 1945 a permis au régime de purger la mémoire collective de ses éléments spécifiquement socialistes : en ne conservant que le récit du triomphe national, la période soviétique a pu être intégrée de manière transparente dans une histoire nationale continue, sans rupture révolutionnaire. Dans le même temps, la réhabilitation de Joseph Staline en tant que vainqueur légitime a servi à légitimer l'autocratie. Les répressions massives et les politiques génocidaires qui ont coûté la vie à des millions de personnes ont été présentées comme une étape tragique mais nécessaire : elles avaient fait de l'URSS une superpuissance mondiale, capable de défendre la civilisation contre la « peste brune ».
Le Kremlin a multiplié les outils juridiques pour faire passer ce récit. Depuis 2020, la Constitution russe impose « le respect de la mémoire des défenseurs de la patrie » et interdit de « minimiser l'importance de l'héroïsme » du peuple soviétique. En avril 2021, Poutine a signé une loi qui durcit les sanctions pour les « insultes » ou les « fausses déclarations » sur la Seconde Guerre mondiale et sur ses vétérans. En décembre 2019, Poutine a lui-même réuni quelques dirigeants d'États post-soviétiques autour d'une pile de documents d'archives qui, selon lui, prouvaient des vérités historiques longtemps ignorées en Occident, les citant de manière sélective pour justifier, rétrospectivement, l'annexion de la Pologne et des États baltes par l'URSS. Poutine a ainsi instrumentalisé l'histoire, qui est devenue indissociable de l'intérêt national. Remettre en cause son interprétation équivaut à une trahison.
L'imaginaire national construit autour du culte de la Grande Guerre patriotique permet désormais de présenter toutes les actions de la Russie sur la scène internationale comme faisant partie d'une guerre éternelle contre le fascisme. Dans le discours des médias russes, il aurait été impensable de décrire le gouvernement ukrainien comme une « junte fasciste » ou comme une « clique nazie » en dehors du cadre narratif imposé par l'État au cours de la dernière décennie. L'invasion à grande échelle de 2022 est donc présentée comme la simple continuation de la Grande Guerre patriotique : un conflit ancré dans une conception cyclique du temps où la Russie, éternellement menacée par un ennemi occidental, se bat pour sa survie même, sur le sol ukrainien.
Chaque année, le 9 mai, les Russes défilent dans le Régiment immortel en portant les portraits de leurs proches qui ont combattu entre 1941 et 1945. De plus en plus, les visages de ceux qui ont combattu – ou sont morts – dans la guerre contre l'Ukraine s'ajoutent à ces rangs, comme si les deux guerres faisaient partie d'un seul et même combat sans fin. Les guerres passées et présentes se confondent, et la victoire de 1945 devient le prisme à travers lequel tous les événements – passés, présents et futurs – sont interprétés dans une chronologie historique continue.
Cette fusion symbolique explique aussi les images surréalistes des forces d'occupation russes qui, ces dernières semaines, ont placé des banderoles de propagande dans les villes ukrainiennes détruites. Bakhmout, ville inhabitable, a été transformée en scène pour célébrer le 80e anniversaire de la victoire de la Russie dans la « Grande Guerre patriotique ». Le culte de la victoire n'est pas seulement un élément central de l'imaginaire poutinien, il sert aussi de système d'exploitation pour la gouvernance intérieure et l'agression extérieure.
Élargir le récit de la guerre : de l'Ukraine à l'Europe
Ce cadre mythologique façonne aussi la politique étrangère de Moscou. Il alimente la croyance en un droit moral de « punir » les personnes accusées de collaboration avec l'ennemi ; le récit de la guerre devient un outil disciplinaire utilisé contre les pays voisins « rebelles ». Un exemple parlant est l'installation d'un écran géant à la frontière estonienne, diffusant en boucle les célébrations du Jour de la Victoire, une tentative de rappeler aux Estoniens, ainsi qu'aux Lettons et aux Lituaniens, que la victoire soviétique représente une supériorité morale inattaquable. S'identifier au discours de la Grande Guerre patriotique devient ainsi un signe de loyauté et de vertu ; le rejeter ou le remettre en question revient à prouver sa trahison, à s'exposer comme corrompu par l'ennemi et donc à être qualifié de fasciste. Grâce à ce mécanisme, le régime russe fait plus que contrôler la mémoire collective : il contrôle la sphère politique et sociale.
Dans l'imaginaire collectif russe, le mot « fascisme » a perdu tout lien avec une idéologie politique spécifique et désigne désormais uniquement une menace abstraite et absolue : le désir de détruire la Russie. Il est devenu synonyme d'« ennemi » ou de « russophobe », désignant toujours l'Autre, jamais un mouvement historiquement défini. Cette séparation entre le mot et son sens permet au régime de glorifier la victoire antifasciste tout en promouvant ouvertement un discours xénophobe, homophobe ou ultraconservateur, sans aucune contradiction apparente.
Le mot « dénazification », utilisé par Vladimir Poutine le 24 février 2022 pour justifier l'invasion, a d'abord laissé perplexes de nombreux Russes, qui ne connaissaient pas ce terme dans ce contexte. Peu après, l'agence de presse officielle RIA Novosti a publié un article de Timofey Sergeytsev – « Ce que la Russie doit faire avec l'Ukraine » – visant à clarifier sa signification : La « dénazification » était décrite comme un « nettoyage total », visant non seulement les prétendus dirigeants nazis, mais aussi « les masses populaires qui sont des nazis passifs », jugées coupables d'avoir soutenu le « gouvernement nazi ». Selon Sergeytsev, l'Ukraine moderne cache son nazisme derrière des aspirations à « l'indépendance » et au « développement européen ». Pour détruire ce nazisme, il faut « dé-européaniser » l'Ukraine. Dans cette logique, la dénazification devient synonyme d'élimination de toute influence occidentale en Ukraine et de démantèlement de l'existence du pays en tant qu'État-nation et société distincte. Incubé sur les plateformes officielles de l'État, ce discours révèle la véritable portée de la « dénazification » : un projet à grande échelle visant à effacer toute trace de singularité ukrainienne, un plan directeur pour le génocide.
L'article récemment publié sur le site officiel du Service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie (SVR), intitulé « L'eurofascisme, aujourd'hui comme il y a 80 ans, est un ennemi commun de Moscou et de Washington », illustre de manière frappante l'expansion du discours sur la « dénazification » bien au-delà de l'Ukraine. L'image qui l'accompagne montre un monstre hybride grotesque : son corps a la forme d'une croix gammée noire avec le cercle d'étoiles de l'UE au centre, tandis que sa tête est une caricature d'Ursula von der Leyen. La créature, les griffes ensanglantées tendues, est prise entre deux baïonnettes, l'une américaine, l'autre russe/soviétique. Cette image grotesque n'est pas seulement une provocation : elle reflète un discours profondément ancré dans la propagande d'État russe, où l'« eurofascisme » devient un concept opérationnel englobant toutes les sociétés européennes.
Un tel message, approuvé par les plus hautes sphères de l'État, aurait pu sembler absurde, voire comique, il y a quelques années encore, à l'instar de la rhétorique autour des « Ukronazis », que même les figures de l'opposition russe ne prenaient pas au sérieux, la qualifiant de cynique écran de fumée. Mais le point de basculement de 2022 a révélé la véritable nature de ces discours : le fondement idéologique d'une invasion à grande échelle, préparée de longue date dans la sphère informationnelle. Aujourd'hui, une partie de la société européenne, en particulier certains éléments de la gauche pacifiste, tombe dans le même piège : sous-estimer ou ignorer la dynamique de propagande en cours. Mais la machine est déjà en marche. Le langage du fascisme s'élargit chaque jour pour inclure de nouveaux ennemis désignés, et la guerre idéologique change de cap : elle ne s'arrête plus à l'Ukraine, elle vise désormais toute l'Europe. Face à cette reconfiguration brutale du discours officiel russe, la complaisance ou la passivité sont elles-mêmes devenues des formes d'aveuglement stratégique.
Hanna Perekhoda le 8 mai
Traduit Deepl revue ML
https://www.valigiablu.it/kyiv-brussels-great-patriotic-war-putin-propaganda
Publié par Réseau Bastille : https://www.reseau-bastille.org/2025/05/08/de-kiev-a-bruxelles-la-grande-guerre-patriotique-comme-outil-de-propagande-de-poutine/
À propos de la photo qui illustre ce texte : "La célèbre photographie du drapeau de l'URSS hissé sur le Reichstag symbolise souvent ce qui est présenté comme la victoire finale sur le monstre nazi. Cette photographie n'est pas celle de la prise du bâtiment mais une pose organisée quelques jours après. Elle a été retouchée pour enlever les montres des soldats, produits du pillage. Le photographe, Eugenie Khaldeï, juif du Donbass, sera victime des campagnes antisémites staliniennes quelques années plus tard, et perdra à nouveau son emploi, pour les mêmes raisons, sous Brejnev en 1972. Le soldat qui hisse le drapeau, Meliton Kantara, géorgien, est mort en 1993 réfugié à Moscou suite aux affrontements dans son Abkhazie natale ; la maison familiale sera détruite par l'armée russe lors de l'attaque de la Géorgie en 2008. Sur les deux autres soldats, l'un était russe, l'autre ukrainien". Vincent Présumey,
https://aplutsoc.org/2025/05/08/8-mai-1945-8-mai-2025/

Europe : Déception des gouvernements de droite et montée de la gauche radicale nordique

Li Andersson, l'une des personnalités politiques les plus populaires de Finlande, a dirigé son parti de 2016 à 2024, s'est présentée comme candidate à la présidence et a occupé le poste de ministre de l'Éducation de 2019 à 2023. Elle préside maintenant la commission du Parlement européen chargée des droits sociaux et du travail.
7 mai 2025 | tiré d'Europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74889
Andersson a été la voix de la solidarité avec l'Ukraine parmi les forces socialistes démocratiques européennes, plaidant pour un soutien global et une annulation de la dette pour le pays, ainsi que pour des sanctions plus sévères contre la Russie en tant qu'État agresseur, y compris des mesures ciblant la « flotte fantôme » de la Russie.
Denys Pilash : Au sein du groupe de gauche du Parlement européen, ce sont les partis écosocialistes nordiques qui prennent la position la plus claire en faveur de l'Ukraine. Et ce sont eux qui se sont le plus renforcés lors des dernières élections européennes. En particulier, votre Alliance de gauche a triplé son score pour atteindre 17,3 %, et vous avez personnellement établi un record national du nombre de voix obtenues en tant que députée européenne. Comment expliquez-vous ça ? Quel est votre secret ?
Li Andersson : Je pense qu'il est important de souligner que la gauche française et la gauche portugaise ont aussi voté en faveur de l'Ukraine, même sur la question des armes, donc ça ne concerne pas seulement les partis de gauche nordiques. On en parle moins dans les pays nordiques et on a aussi voté pour que des armes à longue portée ou des missiles puissent être utilisés par l'Ukraine sur le territoire russe. Ça a clairement divisé le reste de la gauche.
Si tu regardes les pays nordiques, ce ne sont pas des superpuissances. Les gens essaient de faire de la géopolitique uniquement en termes d'équilibre entre superpuissances, donc tout tourne autour des États-Unis et de la Russie. On ne peut pas vraiment intégrer d'autres pays dans ce genre de contexte ou de façon d'analyser le monde, on ne donne pas vraiment d'importance à ce que veulent les Ukrainiens ou les citoyens baltes et les États baltes. Venant de petits pays nordiques, on a la même analyse que la gauche ukrainienne sur ce qu'est l'impérialisme russe et sur l'importance de soutenir ceux qui doivent le combattre de les pires conditions qui soient. On travaille aussi beaucoup ensemble, et cette coopération est bénéfique. Dès le début de l'invasion, alors que de nombreux partis discutaient de la position à adopter sur ces questions, notre position a été soutenue par la coopération étroite qu'on a établie.
Certains militants de gauche sont coincés dans une sorte de dogmatisme issu de leur propre tradition. On entend beaucoup ce genre de discours pacifiste au sein de la gauche européenne, que les gens répètent simplement parce qu'ils ont l'impression que ce discours a toujours existé, qu'il fait partie de leur identité de parler et de penser d'une certaine manière. Et le danger, dans le cas de l'Ukraine, c'est que ça mène à une conclusion politique qui ne tient pas compte de la réalité de l'Ukraine et de la lutte contre l'impérialisme russe. Je sais que je simplifie à l'extrême, mais on voit sans cesse ce genre de logique : « les armes, c'est mal, donc on s'y oppose », ou « on ne veut pas d'une guerre plus grande, donc on s'oppose aux armes pour qu'il n'y ait pas d'escalade ». Les partis rouges-verts nordiques ont fait un gros boulot pour se moderniser, dépasser ce dogmatisme, et maintenant on a une analyse rouge-verte moderne du monde et des sociétés. C'est plus facile pour nous de ne pas rester coincés dans une certaine tradition dogmatique, au moins dans ce cas-là.
Il y a deux raisons pour lesquelles on a de bons résultats aux élections : l'une est liée au boulot qu'on a fait, et l'autre est liée à la mauvaise qualité du boulot de l'extrême droite. La gauche dans les pays nordiques a beaucoup profité d'une ligne très logique et cohérente en matière de droit international et de droits humains. Tous ces partis se sont donc exprimés très clairement sur les violations du droit international par Israël, ont clairement soutenu le peuple palestinien et ils se sont aussi clairement prononcés contre les violations du droit international par la Russie, tout en affirmant clairement leur solidarité avec l'Ukraine. Et c'est logique. C'est un raisonnement tout à fait logique si on se dit en faveur du droit international et des droits de l'homme, et je pense que c'est le cas des électeurs. De plus, ils ont approuvé notre analyse et notre position sur ce sujet. Et on voit bien que la droite dans les pays nordiques est, bien sûr, très anti-russe et condamne les violations du droit international par la Russie. Mais quand il s'agit d'Israël, elle ne fait pas de même. Son raisonnement n'est pas logique. Et puis, on voit certaines parties de la gauche qui sont très claires sur Israël, mais pas très claires sur la Russie ou l'Ukraine. La gauche nordique a fait du bon boulot là-dessus.
Et bien sûr, dans les élections européennes, on parle aussi beaucoup du changement climatique, des droits des travailleurs, d'un programme qui combine les thèmes traditionnels de la gauche en matière de marché du travail, de droits sociaux et de services sociaux, avec une ligne ambitieuse en matière de politique climatique et environnementale.
Les résultats des élections européennes en Europe du Nord ont-ils aussi été influencés par la déception des électeurs face aux gouvernements de droite qui ont mené des politiques antisociales ?
Oui, l'autre raison était, comme je l'ai dit, qu'au moment des élections, la Finlande et l'Italie étaient les seuls pays de l'UE où l'extrême droite était au pouvoir. En Suède, elle n'est pas au gouvernement, mais elle soutient le parti au pouvoir. Elle est donc presque au gouvernement car elle dispose même de bureaux dans les bâtiments gouvernementaux. Elle vote les budgets, mais elle n'a pas obtenu de postes ministériels. En Finlande et en Suède, les gens ont vu quel genre de politique ces partis mènent lorsqu'ils sont au pouvoir. Donc, d'une manière triste, on est en quelque sorte en avance sur l'évolution de l'Europe. Parce qu'en France, en Allemagne, en Autriche, en Espagne, même au Portugal, etc., on voit les partis d'extrême droite se développer partout, mais, nous, on a déjà vu ça, et maintenant on voit ce qu'ils font réellement lorsqu'ils arrivent au pouvoir.
Dans le contexte finlandais, ça a donné les pires politiques d'austérité que ce pays ait connues dans son histoire moderne. J'ai été chef de parti pendant huit ans, j'ai donc mené de nombreuses campagnes électorales, et je n'ai jamais vu autant de gens en larmes que pendant la campagne pour les élections européennes, parce qu'ils étaient très inquiets pour l'avenir de notre pays, et certains s'inquiétaient simplement de savoir comment ils allaient joindre les deux bouts, car les aides sociales ont été sévèrement réduites, en particulier pour les travailleurs à faibles revenus, les familles pauvres et les chômeurs. En plus de ça, ils ont aussi fait passer des réformes du marché du travail. Je les qualifie de « thatchériennes ». Je pense que le thatchérisme décrit très bien l'extrême droite en Finlande. Ils ont donc restreint le droit de grève. Ils vont faciliter le licenciement des travailleurs. Ils poussent à des réformes qui vont réduire la couverture des conventions collectives. Ils poussent aussi pour des réformes qui plafonneront les augmentations salariales des travailleurs du secteur public. À long terme, ce genre de mesures entraînera une transformation structurelle du marché du travail finlandais, qui nuira vraiment à la capacité des syndicats à défendre les travailleurs, mais aussi à la croissance réelle des salaires.
En Suède aussi, le système de santé est en crise. Le gouvernement est plus intéressé par les allégements fiscaux pour les riches que par l'octroi de ressources suffisantes à un système de santé en crise. On voit beaucoup de choses similaires, à l'exception des politiques du marché du travail, car les syndicats et les employeurs gardent ça pour eux ; mais on observe beaucoup d'attaques similaires contre le secteur public, combinées bien sûr à des restrictions en matière d'immigration, à des attaques contre les services publics et à plein d'autres choses. En Finlande, ils ont adopté une loi sur l'asile qui est contraire au droit international et au droit européen.
Notre message principal lors des élections européennes était d'empêcher que le même type de glissement vers l'extrême droite ne se produise au niveau européen, parce qu'on a déjà vu ce que ça veut dire en Finlande. L'Europe ne l'a pas vu. Ce message a été très bien reçu. Malheureusement, même si les pays nordiques ont obtenu de bons résultats, le reste de la gauche européenne n'a pas été aussi performant.
On assiste donc maintenant à un glissement du pouvoir vers l'extrême droite. Au début, il semblait qu'elle n'aurait pas d'influence sur la politique, au Parlement européen. Mais ces deux derniers mois, on a vu que ce n'était pas le cas. Le PPE, qui représente la droite traditionnelle, est prêt à former des majorités avec l'extrême droite et la droite radicale. Quand ça leur convient, ils sont prêts à utiliser cette majorité pour faire passer des lois au niveau national. À gauche, on n'était pas surpris que la droite fasse ça. Mais je pense que les sociaux-démocrates, les verts et les libéraux sont choqués. Et maintenant, la grande question au niveau européen est de savoir si ces groupes seront prêts à élaborer une stratégie pour contrer cette montée de la droite et lui couper l'herbe sous le pied. Sont-ils prêts à travailler avec les groupes politiques européens pro-démocratiques qui soutiennent l'Ukraine, ou sont-ils en fait prêts à gouverner avec le soutien de Meloni et Le Pen ?
Oui, en gros, ces gouvernements de droite ont mis en place les mêmes politiques sociales que notre bloc économique au sein de notre propre gouvernement. Tu présides maintenant la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen. Que peux-tu dire sur les moyens d'améliorer la situation des droits du travail dans l'UE et en Ukraine ?
Je sais qu'il y a une grande différence dans les pays nordiques. Si on regarde le Danemark et la Suède, le modèle traditionnel nordique du marché du travail fonctionne toujours, ce qui veut dire que le gouvernement n'intervient pas vraiment, mais laisse les acteurs du marché du travail décider eux-mêmes, négocier, etc. En Finlande, ce système est déjà cassé. Dans la plupart des pays européens, on n'a pas ce modèle nordique du marché du travail, donc c'est plus dirigé par le gouvernement. Les syndicats finlandais disaient que l'UE était la meilleure amie des travailleurs parce que, jusqu'à présent, de leur point de vue, la législation qui venait de l'UE était meilleure que celle des gouvernements nationaux, les gouvernements de droite. Ils ne diraient pas ça en Suède ou au Danemark, parce qu'ils ont encore le pouvoir là-bas.
Mais je pense que tous les autres pays devraient y réfléchir, car cela signifie pour moi qu'il y a encore de la place dans la politique européenne pour des politiques progressistes en matière de droits des travailleurs. Je venais de cette terrible situation de gouvernement de droite en Finlande. Quand j'ai étudié au Parlement européen, au sein de la commission, j'ai été très agréablement surpris de voir à quel point la commission écrivait de manière positive sur les négociations collectives. Même les groupes de droite au sein de la commission y sont plutôt favorables. Je pense donc qu'en tant que gauche, on devrait faire pression au niveau européen pour obtenir une politique du marché du travail aussi progressiste que possible. Je pense que c'est un domaine où l'extrême droite aurait du mal à s'imposer.
Et on devrait aussi bosser avec les syndicats et les mouvements sociaux ukrainiens. Parce que pour moi, je sais pas ce que tu en penses, mais pour moi, tout ce débat et cette perspective d'adhésion de l'Ukraine à l'UE sont quelque chose qu'on devrait utiliser pour pousser à l'amélioration de la législation sur le marché du travail, en utilisant cet argument de l'UE selon lequel pour que l'adhésion de l'Ukraine à l'UE devienne une réalité, il faut adopter une législation du travail qui garantisse une couverture aussi large que possible des négociations collectives. L'UE fait aussi beaucoup pour la santé et la sécurité des travailleurs, les substances dangereuses, la réglementation des quantités, etc. Je pense donc qu'il pourrait y avoir beaucoup de coopération sur ce thème entre la gauche au Parlement européen et les mouvements sociaux et syndicaux ukrainiens.
Li Andersson
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P.-S.
Réseau Bastille
Entretien avec Li Andersson par Denys Pilash
Traduction Deepl revue ML
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Intervention d’Olivier Besancenot à Paris le 6 mais 2025 au meeting contre la dissolution d’Urgence Palestine et de la Jeune Garde

La LDH réaffirme son opposition au pouvoir de dissolution des associations ou groupements de fait par décret en Conseil des ministres. La mort d'une association est une atteinte extrêmement grave à la liberté d'association, qui a été proclamée principe fondamental reconnu par les lois de la République par le Conseil constitutionnel en 1971.
Non à la dissolution d'associations par l'exécutif ! Ligue des droits de l'Homme
Signez la pétition : http://stop-dissolution.fr
Il pourrait être admis qu'en cas de groupe armé violent, l'exécutif dispose d'un pouvoir de suspension de ses activités. Mais la loi du 10 janvier 1936 a prévu la dissolution des groupes de combat ou des milices armées en ne réservant pas ce pouvoir au juge judiciaire mais au président de la République. La LDH a combattu la loi « séparatisme » notamment parce qu'elle étend les possibilités de dissolution des associations existantes, par exemple en cas d'appel à des « agissements violents à l'égard de personnes ou de biens » (sic !), ou même de tels actes réalisés par de simples membres. Le pouvoir exorbitant de dissolution est ainsi devenu un des moyens de maintien de « l'ordre public », ce qui banalise le recours à cette mesure extrême. La LDH a dénoncé l'atteinte à la liberté d'association et les risques pour la démocratie que fait encourir ce texte.
Il est certes possible de saisir le juge des référés d'un recours en suspension du décret de dissolution mais ce juge n'a pas le même pouvoir d'appréciation que lorsqu'il est saisi d'un recours pour excès de pouvoir. Or, l'annulation intervient longtemps après la mesure et l'association risque fort de ne plus pouvoir se reconstituer, ayant perdu ses adhérents, ses salariés, son local…
Depuis l'entrée en vigueur de la loi « séparatisme » de 2021, les dissolutions se multiplient (un quart de toutes celles prononcées depuis 1936), ce qui démontre la justesse de notre analyse.
Voici qu'il est annoncé la dissolution d'un groupe se proposant de combattre le fascisme, la Jeune Garde, ou d'un autre luttant pour la cause du peuple palestinien, Urgence Palestine.
Il est légitime de critiquer les modes d'action ou les positions de toute association, donc de ces groupes. Mais ce n'est pas l'exécutif qui doit devenir le censeur de la pensée ou des positions politiques. Si une infraction est commise, le juge pénal doit être saisi et l'association disposera alors des droits de la défense. Là, le juge administratif statuera sur des « notes blanches » du renseignement, non signées, dont le contenu procède plus par affirmations que par analyse de faits précis. La LDH refuse ce pouvoir exorbitant de l'exécutif, qui met en péril la liberté d'association et la liberté d'expression. Elle demande l'abandon des menaces de dissolution
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Belgique. « Grèves générales à répétition : une stratégie de l’usure »

Bruxelles, 29 avril 2025.
Moins d'un mois après la précédente [voir sur la grève du 31 mars l'article publié sur ce site le 4 avril], à l'appel du Front commun syndical (Fédération générale du travail de Belgique FGTB et Confédération des syndicats chrétiens CSC), la Belgique a été à nouveau en grève générale ce 29 avril. Une nouvelle fois, les transports publics ont été à l'arrêt, les aéroports fermés, les vols annulés et le port d'Anvers entièrement paralysé. La grève a été largement suivie dans les services publics et le secteur privé. Même la justice est en révolte contre « une attaque sans précédent du gouvernement contre le pouvoir d'achat et l'indépendance des juges » : les tribunaux ont fonctionné au ralenti et le ministère public ne procédera plus à la suspension d'exécution des peines d'emprisonnement de moins de 5 ans voulue par le ministre de la Justice en raison de la surpopulation carcérale. Dans toutes les grandes villes, à l'appel des syndicats, manifestations et rassemblements ont dénoncé les mesures visant frontalement les services publics et la sécurité sociale.
5 mai 2025 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/societe/syndicats/belgique-greves-generales-a-repetition-une-strategie-de-lusure.html
Le mouvement n'a même pas connu de répit pendant le mois qui a séparé les deux grèves générales : les chemins de fer ont été à l'arrêt tous les mardis d'avril, les enseignants ont mené des grèves tournantes dans la semaine du 7 au 11 avril, le secteur de la petite enfance a suivi le 16 avril et les services sociaux (CPAS) en sous-effectifs et dans l'incapacité d'accueillir les exclus du chômage se sont joints au mouvement le 24 avril. Alors que les patrons appelaient les syndicats « à quitter la rue et venir négocier », ceux-ci ont engagé contre la réforme du chômage une action devant les tribunaux et un recours devant la Cour constitutionnelle.
Après cette nouvelle grève générale, des mobilisations sont déjà programmées par les syndicats : des actions sont prévues dans les services publics le 20 mai, le 22 une manifestation du secteur non marchand et le 27 juin, à la veille des vacances, une concentration à Bruxelles devrait marquer la fin de la première phase du mouvement contre les décisions déjà prises par le gouvernement. Pour relancer le mouvement, une grande manifestation est prévue en septembre – au moment où une deuxième vague de mesures sera annoncée – sans doute davantage ciblée contre la réforme des retraites et les exclusions du chômage [1].
Les dernières élections législatives avaient conduit à la formation d'un gouvernement nettement marqué à droite, résolu à pressurer et fragiliser la sécurité sociale, amoindrir les services publics et affaiblir les organisations mutualistes et syndicales. Si bien que le bras de fer engagé entre le gouvernement Arizona [2] et le Front commun syndical a pris l'aspect d'un véritable règlement de comptes qui s'installe donc dans le temps [3]. Pour y répondre dans la durée, les organisations syndicales ont conçu une véritable stratégie de l'usure par une succession de grèves et manifestations à répétition.
Cette stratégie viendra-t-elle à bout de la détermination du gouvernement ? Le mécontentement et la révolte contre les « réformes » sont grands. Mais les mobilisations sans résultat immédiat ne risquent-elles pas de s'essouffler ? Tant que les actions syndicales sont prévisibles dans la durée, le gouvernement comme le patronat sont habitués à faire le dos rond en attendant que l'orage soit passé. En conséquence des militants et des centrales syndicales suggèrent de durcir le mouvement. Pourquoi pas des grèves au finish [arrêt du travail pour une durée indéterminée] ? Lors des rassemblements du 1er Mai, était présent dans les mémoires le souvenir des 5 semaines de grève générale de l'hiver 1960-1961 contre une loi dite « unique » visant précisément la sécurité sociale et les services publics qui avait fait chuter le gouvernement.
Face à des actions programmées, la détermination du gouvernement, le plus à droite de l'après-guerre, paraît grande. Mais la force des mouvements sociaux ne réside-t-elle pas précisément dans leur imprévisibilité ? (2 mai 2025)
[1] Pour le quotidien Le Soir du 28 avril, la secrétaire générale de la CSC, Marie-Hélène Ska, illustre au travers d'un cas concret ce qu'implique cette contre-réforme : « La caissière du Cora qui, en 2027, devra s'inscrire au chômage à l'âge de 60 ans. Elle pense qu'elle aura droit à plus de deux années de chômage parce qu'elle disposera des 32 années de carrière requises. Or, il s'agit d'années prestées à temps plein, alors que le temps de travail standard chez Cora, c'est un 4/5e temps. Pour elle, 32 années ne suffiront pas à éviter l'exclusion. » (Réd.)
[2] Arizona est le nom donné à la coalition gouvernementale fédérale dominée par les nationalistes flamands NVA (couleur jaune) et les libéraux francophones MR (bleu), comprenant également les socialistes flamands (rouge) et les chrétiens démocrates flamands et francophones (orange). Ces couleurs correspondent à celles du drapeau de l'état de l'Arizona. Après le succès de la droite aux dernières élections législatives, la coalition Arizona a succédé au gouvernement Vivaldi de centre gauche.
[3] Conjointement à la mobilisation syndicale du 29 avril, le collectif « Commune colère » a placardé le slogan sur la Tour des Finances (qui fait partie de la Cité administrative de l'Etat) : « 383 milliards d'évasion fiscale : Arizona vole dans les mauvaises poches ». Une membre du collectif déclare au quotidien Le Soir (29 avril) : « Alors que les travailleurs sont sommés de trimer plus pour gagner moins, les entreprises reçoivent un cadeau d'un milliard d'euros en réduction de cotisations. Le gouvernement aligne ses priorités sur l'agenda de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), au détriment de l'immense majorité de la population. » Le collectif conclut : « Il n'y aura pas de paix sociale sans justice sociale, ni de justice sociale sans chute du gouvernement Arizona. » (Réd.)
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Impunité pour l’assassinat de Shirin Abou Akleh

Le 11 mai 2022, la journaliste d'Al-Jazira Shirin Abou Akleh était tuée alors qu'elle couvrait un assaut sur Jénine. L'affaire aurait pu être enterrée, elle n'était ni la première ni la dernière journaliste palestinienne tuée par les forces israéliennes sans que jamais aucun militaire n'ait été poursuivi (1). D'ailleurs dans un premier temps, Israël accusa des groupes armés palestiniens, avant finalement de reconnaitre qu'il y avait une « forte possibilité » que son armée soit responsable, mais sans prendre la moindre mesure contre les responsables de ce crime, une impunité qui est la règle dans ce pays.
Tiré d'Orient XXI.
La popularité régionale et internationale de Shirin, sa double nationalité palestinienne et américaine, ont rendu un peu plus difficile l'enterrement de ce forfait. D'autant qu'une enquête de CNN concluait, avec de nouvelles images, qu'il s'agissait d'une attaque délibérée. En novembre 2022, le FBI ouvrait une enquête, dénoncée par Tel-Aviv, mais elle est au point mort. Pourtant, un nouveau rapport du coordinateur américain pour Israël et l'autorité palestinienne semble confirmer le caractère délibéré de l'assassinat de Shireen ; pour l'instant, l'administration Biden refuse de le transmettre au Congrès avant de l'avoir « édité » (2).
Nous republions ci-dessous notre éditorial du 16 mai 2022 « Obscénités israéliennes, complicités occidentales et arabes » sur ce crime et sur l'impunité d'Israël rendue possible par la complicité américaine, européenne — notamment française —, et arabe.
***
Obscène. Si l'on en croit le Dictionnaire étymologique de la langue française d'Alain Rey, l'adjectif emprunté au latin obscenus signifie de « mauvais augure, sinistre », et il est passé dans le langage courant au sens de « qui a un aspect affreux que l'on doit cacher ».
Antigone à Jérusalem
C'est le premier qualificatif qui vient à l'esprit avec les images des funérailles de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh assassinée le mercredi 11 mai 2022 par l'armée israélienne. Des policiers prennent d'assaut son cercueil qui manque d'être renversé, matraquent les manifestants, lancent des grenades assourdissantes et arrachent des drapeaux palestiniens. Cette action, au-delà même de tout jugement politique, porte atteinte au plus profond de la dignité humaine, viole un principe sacré qui remonte à la nuit des temps : le droit d'être enterré dans la dignité, que résume le mythe d'Antigone. Celle-ci lance au roi Créon, qui refuse une sépulture à son frère et dont elle a violé les ordres :
- Je ne croyais pas tes proclamations assez fortes pour que les lois des dieux, non écrites et toujours sûres, puissent être surpassées par un simple mortel (3).
Israël ne tente nullement de cacher ses actions, car il ne les considère pas comme obscènes. Il agit au grand jour, avec cette chutzpah, cette arrogance, ce sentiment colonial de supériorité qui caractérise non seulement la majorité de la classe politique israélienne, mais aussi une grande partie des médias, alignés sur le récit que propagent les porte-paroles de l'armée. Itamar Ben-Gvir a beau être un député fasciste — comme le sont, certes avec des nuances différentes, bien des membres du gouvernement actuel ou de l'opposition —, il exprime un sentiment partagé en Israël en écrivant :
- Quand les terroristes tirent sur nos soldats à Jénine, ils doivent riposter avec toute la force nécessaire, même quand des “journalistes” d'Al-Jazira sont présents dans la zone au milieu de la bataille pour perturber nos soldats.
Sa phrase confirme que l'assassinat de Shirin Abou Akleh n'est pas un accident, mais le résultat d'une politique délibérée, systématique, réfléchie. Sinon, comment expliquer que jamais aucun des journalistes israéliens qui couvrent les mêmes événements n'a été tué, alors que, selon Reporters sans frontières (RSF), 35 de leurs confrères palestiniens ont été éliminés depuis 2001, la plupart du temps des photographes et des cameramen (4) — les plus « dangereux » puisqu'ils racontent en images ce qui se passe sur le terrain ? Cette asymétrie n'est qu'une des multiples facettes de l'apartheid à l'œuvre en Israël-Palestine si bien décrit par Amnesty International : selon que vous serez occupant ou occupé, les « jugements » israéliens vous rendront blanc ou noir pour paraphraser La Fontaine, la sentence étant le plus souvent la peine de mort pour le plus faible.
Le criminel peut-il enquêter sur le crime qu'il a commis
Pour une fois, le meurtre de Shirin Abou Akleh a suscité un peu plus de réactions internationales officielles que d'habitude. Sa notoriété, le fait qu'elle soit citoyenne américaine et de confession chrétienne y ont contribué. Le Conseil de sécurité des Nations unies a même adopté une résolution condamnant le crime et demandant une enquête « immédiate, approfondie, transparente et impartiale », sans toutefois aller jusqu'à exiger qu'elle soit internationale, ce à quoi Israël se refuse toujours. Or, peut-on associer ceux qui sont responsables du crime à la conduite des investigations ? Depuis des années, les organisations de défense des droits humains israéliennes comme B'Tselem, ou internationales comme Amnesty International ou Human Rights Watch (HWR) ont documenté la manière dont les « enquêtes » de l'armée n'aboutissent pratiquement jamais.
Ces protestations officielles seront-elles suivies d'effet ? On peut déjà répondre par la négative. Il n'y aura pas d'enquête internationale, car ni l'Occident ni les pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël ne sont prêts à aller au-delà des dénonciations verbales qui n'égratignent personne. Ni de reconnaitre ce que l'histoire récente pourtant confirme, à savoir que chaque concession faite à Israël, loin de susciter la « modération » de Tel-Aviv, encourage colonisation et répression. Qui se souvient que les Émirats arabes unis (EAU) affirmaient que l'ouverture d'une ambassade de Tel-Aviv à Abou Dhabi permettrait d'infléchir la politique israélienne ? Et la complaisance de Washington ou de l'Union européenne (UE) pour le gouvernement israélien, « notre allié dans la guerre contre le terrorisme » a-t-elle amené ne serait-ce qu'un ralentissement de la colonisation des territoires occupés que pourtant ils font mine de condamner ?
La Cour suprême entérine l'occupation
Deux faits récents viennent de confirmer l'indifférence totale du pouvoir israélien aux « remontrances » de ses amis. La Cour suprême israélienne a validé le plus grand déplacement de population depuis 1967, l'expulsion de plus de 1 000 Palestiniens vivant dans huit villages au sud d'Hébron, écrivant, toute honte bue, que la loi israélienne est au-dessus du droit international. Trop occupés à punir la Russie, les Occidentaux n'ont pas réagi. Et le jour même des obsèques de Shirin Abou Akleh, le gouvernement israélien a annoncé la construction de 4 400 nouveaux logements dans les colonies de Cisjordanie. Pourquoi se restreindrait-il alors qu'il sait qu'il ne risque aucune sanction, les condamnations, quand elles ont lieu, finissant dans les poubelles du ministère israélien des affaires étrangères, et étant compensées par le rappel permanent au soutien à Israël. Un soutien réitéré en mai 2022 (5) par Emmanuel Macron qui s'est engagé à renforcer avec ce pays « la coopération sur tous les plans, y compris au niveau européen […]. La sécurité d'Israël est au cœur de notre partenariat. » Il a même loué les efforts d'Israël « pour éviter une escalade » à Jérusalem.
Ce qui se déroule en Terre sainte depuis des décennies n'est ni un épisode de « la guerre contre le terrorisme » ni un « affrontement » entre deux parties égales comme le laissent entendre certains titres des médias, et certains commentateurs. Les Palestiniens ne sont pas attaqués par des extraterrestres comme pourrait le faire croire la réaction du ministre des affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian Sur son compte officiel twitter : « Je suis profondément choqué et consterné face aux violences inacceptables qui ont empêché le cortège funéraire de Mme Shireen Abou Akleh de se dérouler dans la paix et la dignité. »
Quant à tous les donneurs de leçons qui reprochent aux Palestiniens l'usage de la violence, bien plus limité pourtant que celui des Israéliens, rappelons ce qu'écrivait Nelson Mandela, devenu une icône embaumée pour nombre de commentateurs alors qu'il était un révolutionnaire menant la lutte armée pour la fin du régime de l'apartheid dont Israël est resté jusqu'au bout l'un des plus fidèles alliés :
- C'est toujours l'oppresseur, non l'opprimé qui détermine la forme de la lutte. Si l'oppresseur utilise la violence, l'opprimé n'aura d'autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n'était qu'une forme de légitime défense.
On ne connaitra sans doute jamais l'identité du soldat israélien qui a appuyé sur la gâchette et tué la journaliste palestinienne. Mais ce que l'on sait déjà, c'est que la chaine des complicités est longue. Si elle prend sa source à Tel-Aviv, elle s'étire à Washington, se faufile à Abou Dhabi et à Rabat, se glisse à Paris et à Bruxelles. Le meurtre de Shirin Abou Akleh n'est pas un acte isolé, mais un crime collectif.
Notes
1- Le 9 mai 2023, le Committee to Protect Journalists à Washington a publié les résultats de son enquête sur la mort d'une vingtaine de journalistes palestiniens.
2- Barak Ravid,« Scoop : U.S. security coordinator submits new report on Abu Akleh killing », Axios, 2 mai 2023.
3- Sophocle, Antigone, Flammarion.
4- Lire aussi, Olivier Pironet, « Mourir à Jénine », Blogs du Monde diplomatique, 14 mai 2022.
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Syrie : Pêche en eau trouble

(Alors que Macron reçoit Charaa après avoir reçu Assad...) Ne blâmez pas les Kurdes, les alaouites, ou les druzes pour le fait qu'Israël pêche dans l'eau trouble syrienne. La faute incombe principalement aux nouveaux dirigeants HTC et leurs alliés jihadistes.
7 mai 2025
Gilbert Achcar
Professeur émérite, SOAS, Université de Londres
Abonné·e de Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/gilbert-achcar/blog/070525/syrie-peche-en-eau-trouble
Israël nous a habitués à pêcher en eau trouble. L'État sioniste a longtemps cherché à semer la zizanie et à l'attiser en s'efforçant de redessiner la carte du Moyen-Orient à son image, de sorte que la logique de la fragmentation confessionnelle et ethnique prévale sur la logique de la citoyenneté et de la loyauté partagée à un État qui fusionne les groupes confessionnels et ethniques en un seul creuset tout en préservant leurs droits. S'inspirant du célèbre principe de l'Empire romain « diviser pour régner », Israël s'est efforcé, depuis sa création, d'exploiter les différences présentes dans son environnement immédiat et plus lointain, en jouant les minorités confessionnelles contre la majorité sunnite régionale et les minorités ethniques contre la majorité arabe : druzes, chrétiens, Kurdes et autres – même chiites à l'époque du Shah d'Iran, avant que ce dernier pays ne devienne un foyer d'hostilité anti-israélienne et ne contribue à son tour à alimenter le confessionnalisme chiite dans les pays arabes voisins dans le but d'étendre son influence régionale.
De ce point de vue, le comportement de l'État sioniste en Syrie depuis l'effondrement du régime d'Assad n'est ni surprenant, ni inhabituel ; il est plutôt tout à fait naturel. Israël a exploité cet effondrement pour détruire la majeure partie des moyens militaires que possédait le régime déchu, affaiblissant radicalement Hayat Tahrir al-Cham (HTC) dans son ambition de remplacer l'ancien régime en étendant son contrôle sur la plus grande partie du territoire syrien. Israël a profité de la vacance du pouvoir pour étendre son contrôle au-delà des frontières de son occupation du plateau du Golan, telle qu'établie après la guerre de 1973. Cela a été fait en visant deux objectifs évidents : renforcer sa position stratégique surplombant le Sud-Liban et faciliter sa pénétration sur le territoire syrien vers les zones à majorité druze.
Les récents affrontements ont opposé le régime HTC et les groupes djihadistes sous son égide, d'une part, et les druzes armés qui défendent leur communauté et la protègent de la tutelle d'un gouvernement qui ne respecte pas leurs droits. Ils avaient auparavant réussi à imposer la même chose à l'ancien régime lui-même, malgré sa prétention à protéger les minorités, et ils sont maintenant encore plus enclins à défendre cette autoprotection, face à un nouveau régime dont les forces armées comprennent des groupes sunnites extrémistes hostiles aux différentes minorités du pays. En effet, le régime HTC n'a pas réussi à convaincre jusqu'à présent le reste de la population syrienne, y compris une grande partie des Syriens arabes sunnites, de son intention sincère d'établir un régime civil, démocratique et non confessionnel qui inclue toutes les composantes du peuple syrien et respecte leurs spécificités.
C'est là que réside le cœur du problème : la pêche sioniste en eau trouble nécessite, avant tout, une eau boueuse. Ne blâmez pas les Kurdes, qui ont terriblement souffert de la persécution arabe chauvine baasiste durant des décennies avant de saisir l'occasion de la guerre civile pour imposer leur autonomie dans leurs zones de concentration dans le nord-est. Ne blâmez pas non plus les alaouites, qui ont été soumis à un horrible massacre confessionnel en mars dernier, auquel ont participé des hommes portant des uniformes de HTC, et au cours duquel environ 1700 civils ont été tués. De même, ne blâmez pas les druzes, qui ont fait l'objet d'une attaque confessionnelle prenant prétexte d'une vidéo fabriquée attribuée à un cheikh de leur communauté et qui ne pouvait tromper que ceux qui étaient aveuglés par une haine confessionnelle préconçue.
La faute incombe principalement à ceux qui ont attribué l'effondrement du régime d'Assad exclusivement à eux-mêmes, alors qu'Israël a joué un rôle plus important dans la création des conditions de sa chute par le coup décisif qu'il a porté à la capacité de l'Iran à le soutenir, que ce soit par le biais du Hezbollah libanais ou en envoyant des forces d'Iran et d'Irak. HTC aurait dû modestement reconnaître les limites de ses propres forces, qui sont bien plus faibles que celles des forces kurdes dans le nord-est, et beaucoup trop faibles pour lui permettre d'étendre son contrôle sur toutes les régions arabes naguère contrôlées par le régime déchu avec l'aide de la Russie et de l'Iran.
Au lieu de cela, Ahmad al-Charaa a été grisé par l'idée de remplacer Bachar al-Assad dans son palais présidentiel (il a même commencé à ressembler de plus en plus à une version barbue du président déchu). Il a agi comme s'il pouvait dominer toute la Syrie, d'abord en nommant le gouvernement HTC qui siégeait à Idlib comme gouvernement de toute la Syrie, puis en formant un nouveau gouvernement sous hégémonie HTC, dans lequel la « représentation » du peuple syrien est limitée à un minimum symbolique qui n'a convaincu personne (le pire étant d'avoir une seule et unique femme pour représenter la majorité féminine de la population syrienne et sa minorité chrétienne). Il a promis un processus constitutionnel entaché des mêmes défauts et a laissé entendre que la Syrie n'organiserait pas d'élections avant quatre ans.
Au lieu de tout cela, qui est totalement contraire à ce dont la Syrie a besoin, il aurait fallu suivre la seule voie qui pourrait conduire à la réunification du pays. Comme indiqué dès le début (voir « Comment reconstruire l'État syrien ? », 17 décembre 2024 – en arabe non traduit), c'est la voie de l'appel à une conférence inclusive dans laquelle toutes les composantes politiques, confessionnelles et ethniques du peuple syrien sont représentées, et dans laquelle les femmes sont représentées conformément à leur proportion dans la population. Cette conférence mettrait alors en place un gouvernement intérimaire auquel participeraient ces composantes, ouvrant la voie à l'élection d'une assemblée constitutionnelle dans un délai n'excédant pas un an. L'assemblée rédigerait ensuite une nouvelle constitution qui serait soumise à un référendum populaire, avec une majorité des deux tiers requise pour qu'elle entre en vigueur. Ce sont les seules conditions qui peuvent purifier les eaux de la Syrie et rassurer les différentes composantes de sa population. Ce que le régime de HTC a fait jusqu'à présent, cependant, c'est brouiller dangereusement les eaux, ouvrant la voie à divers adeptes régionaux de la pêche en eau trouble, au premier rang desquels l'État sioniste.
Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 6 mai. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
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Azmi Bishara. Le monde arabe au défi de l’hégémonie israélienne

Sarra Grira a rencontré de manière impromptue, à Doha, Azmi Bishara — intellectuel palestinien né à Nazareth et directeur de l'Arab Center for Research & Policy Studies — qui a accepté de répondre à quelques questions sur la guerre contre Gaza, l'avenir du mouvement palestinien, la situation en Syrie, ainsi que sur la place des juifs dans le mouvement d'opposition à la guerre.
Tiré de orientxxi
8 mai 2025
Par Azmi Bishara
Homme en costume gris, assis, avec une expression pensante, arrière-plan flou.
8 avril 2025. Azmi Bishara sur le plateau de télévision de Al Araby (capture d'écran)
Traduit de l'arabe par Sarra Grira.
Sarra Grira.— : Après Pékin en juillet 2024, une réunion des différentes factions et représentations du peuple palestinien à l'intérieur et dans la diaspora a eu lieu ici, à Doha, en février 2025. Il y a eu un appel à refonder et à élargir l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), une initiative que l'Autorité palestinienne (AP) n'apprécie manifestement pas. Mais au-delà de ces appels à l'union, de quelle marge de manœuvre dispose la résistance palestinienne, que ce soit sur le plan politique ou sur le plan de la résistance armée ?
Azmi Bishara.— : Il est difficile de répondre à cette question, car le moment est trop incertain pour envisager des stratégies à long terme. Nous sommes émotionnellement et intellectuellement accaparés par la nécessité de mettre fin au génocide. Les changements en cours nécessitent de réfléchir à de nouvelles stratégies, mais cette réflexion ne peut se faire dans un centre de recherche comme celui que je dirige. Elle doit se faire d'abord au sein des mouvements politiques.
Or ceux-ci peinent à s'accorder sur une stratégie unifiée. Cela nécessiterait une direction nationale, mais les dirigeants sont eux-mêmes profondément divisés. Le désaccord ne se limite pas à des détails, il touche des questions fondamentales. Tant que la guerre à Gaza dure et que le paysage politique palestinien ne sera pas clarifié, il sera difficile de discuter de la nature du leadership palestinien dont dépendront ces stratégies.
Un double échec stratégique
Les dirigeants de l'Autorité palestinienne refusent de reconnaître l'échec de leur stratégie qui ne permet pas, compte tenu du rapport de force, d'obliger Israël à adhérer à des principes fondamentaux nécessaires aux négociations. Le résultat a été l'expansion des colonies en Cisjordanie, et même une volonté israélienne d'annexer des zones entières. La stratégie de l'AP se résume à survivre en tant qu'autorité sous l'occupation israélienne et ils sont prêts à tout pour cela. Or, cela ne correspond pas à la stratégie d'un mouvement national.
Quant au Hamas, aucune stratégie réaliste n'a présidé à l'opération du 7 octobre 2023, qui était effectivement une opération de résistance — avec les réserves que l'on peut avoir vis-à-vis d'un certain nombre d'actions commises. L'attaque est le résultat de l'état de siège imposé à Gaza — il faut rappeler que le droit à la résistance est reconnu internationalement. Quant aux actions d'Israël, elles ne relèvent pas d'une simple riposte, mais s'inscrivent dans une stratégie visant à se débarrasser des Palestiniens — physiquement à Gaza et en tant que peuple en Cisjordanie —, c'est-à-dire à en finir avec l'idée d'un État palestinien.
Le peuple palestinien de la bande de Gaza, tout comme le Hamas, est confronté à un génocide. La première préoccupation du Hamas n'est pas la libération ou l'établissement d'un État, mais plutôt la fin de la guerre et sa propre survie. Le Hamas lui-même a été surpris par l'ampleur de la complicité des régimes arabes. Cela mérite réflexion.
Une partie du monde arabe attendait d'Israël qu'il élimine le Hamas et se débarrasse de la résistance palestinienne. S'il y avait eu une position arabe officielle unie, même a minima, il aurait été possible de s'appuyer sur la situation à Gaza pour remettre la question palestinienne sur la table des négociations. On aurait pu dire à Israël qu'il a utilisé toute la force militaire possible et que le moment était venu de trouver une solution.
La plupart des mouvements de libération nationale à travers le monde ont été vaincus militairement. Mais le colonisateur en vient à un moment à la conclusion qu'il a utilisé toute la force dont il était capable — comme la France en Algérie — et qu'il doit mettre fin à cette situation. Si une position arabe avait mis Israël face à cette situation, la défaite militaire du Hamas n'aurait pas nécessairement signifié la fin. Mais tant qu'il existera une position arabe complice d'Israël, celui-ci ne sera pas convaincu de chercher une solution. Au recul arabe répond l'escalade de la force, de la brutalité et de la férocité israéliennes. Ce qui laisse croire que la logique de la force fonctionne.
L'inertie des régimes arabes
S.G.— Vous avez déclaré que certains États arabes auraient pu, s'ils l'avaient voulu, arrêter le bain de sang et le génocide en cours à Gaza…
A.B.— Je le pense, oui. Du moins les pays qui ont signé un traité de paix avec Israël. Menacer simplement de rompre ces traités et accords aurait pu mettre fin à la guerre. Je pense notamment à l'Égypte.
S.G.— Le pouvait-elle vraiment au vu de sa dépendance économique et militaire vis-à-vis des États-Unis ?
A.B.— Une telle position aurait-elle conduit les États-Unis à abandonner Le Caire ? Et l'Égypte aurait-elle été abandonnée par le reste du monde arabe ? S'il avait existé un soutien arabe à un refus égyptien, l'Occident n'aurait pas abandonné l'Égypte au risque de voir les Frères musulmans arriver au pouvoir. Le régime égyptien persiste à vouloir jouer selon les règles établies à Camp David, et ne comprend pas ce qui s'est passé à Gaza comme un changement fondamental.
Quand Israël est entré à Gaza après le 7 octobre 2023, l'hystérie de la société israélienne exigeait la destruction de Gaza, mais cette offensive aurait pu se limiter à un, deux voire trois mois. La prise de conscience par Israël de l'absence de réponse arabe et de la forte complicité américaine, voire occidentale, l'a encouragé à persévérer. Mieux encore : il a compris que des scénarios dont il avait toujours rêvé, comme le déplacement forcé de la population, pourraient se concrétiser. Une dynamique s'est développée pendant la guerre, mais il n'était pas écrit que les choses se passeraient ainsi, elle a été liée au comportement des dirigeants ou à notre façon d'agir face à cette guerre.
S.G.— Pensez-vous que la menace d'un déplacement d'une majeure partie de la population palestinienne de Gaza soit réelle, malgré le refus égyptien — qui ne s'explique pas par une solidarité à l'égard des Palestiniens, mais pour des raisons propres au régime lui-même ?
A.B.— Il y a plusieurs scénarios qui dépendent de la réponse égyptienne et arabe. Par exemple, Israël pourrait rendre la question des déplacements tellement réelle que toute autre proposition de sa part serait perçue comme une concession. Autrement dit, s'il abandonne l'objectif du nettoyage ethnique et affirme que la moitié de la population de la bande de Gaza devrait être concentrée sur un tiers du territoire, cela apparaîtrait comme une preuve de « modération ».
Il existe d'autres scénarios. Par exemple, les conditions de vie deviennent si difficiles à Gaza, qu'une fois la guerre terminée et la reconstruction entamée — si elle a lieu —, un vaste processus migratoire s'enclencherait, même s'il concerne « seulement » un million de personnes. Grâce à des proches qui vivent à l'étranger, elles pourront partir, aidées par le fait que certains pays leur ouvriront les portes, sans qu'il y ait pour autant une politique migratoire organisée. Rendre la vie quasi impossible à Gaza entraînera certainement ces départs. Nous avons vu au début de la guerre comment les autorités égyptiennes — ou leurs représentants au poste-frontière de Rafah — faisaient payer les Palestiniens. Quiconque, disposant de cinq ou dix mille dollars, partait. Israël espère cela, et il a donc tout à gagner à rendre la vie impossible à Gaza. Mais le déplacement massif est bien sûr impossible sans la complicité des Arabes ou de l'Égypte. Israël a d'ailleurs commencé à envisager la même politique en Cisjordanie, en recourant à des méthodes visant à pousser les Palestiniens à partir.
Une réalité binationale à laquelle on ne peut échapper
S.G.— Vous avez très tôt défendu l'idée d'un État démocratique pour tous, idée qui n'est pas étrangère à la littérature du Fatah lui-même. D'autres leaders politiques palestiniens aujourd'hui, comme Mostafa Barghouthi, défendent également cette vision. S'il est évident que la solution à deux États à laquelle continue à s'accrocher officiellement l'AP est caduque, la solution à un seul État est tout aussi utopique au vu de la fascisation d'une très large partie de la société israélienne, et du fait que la plupart des pays dans le monde continuent à parler de la solution à deux États. Dans ce contexte, y aurait-il selon vous un objectif « intermédiaire » à poursuivre aujourd'hui ?
A.B.— Cet objectif n'existe pas. Le vrai objectif est celui de la fin de l'occupation, que la solution soit un État ou deux. Les Israéliens ne renonceront pas au caractère sioniste de leur État. Ils n'accepteront pas le retour des réfugiés ni de vivre avec les Palestiniens comme des citoyens égaux dans un État sans caractère national. Cela signifierait pour eux la disparition d'Israël, ce qui n'est pas le cas avec un État palestinien dans le cadre de la solution à deux États.
Comme vous l'avez dit, des mouvements comme le Fatah ont évoqué cet objectif, mais ils l'ont fait de manière rhétorique : nous libèrerons la Palestine par la force des armes et les Juifs et les autres pourront y vivre comme des citoyens égaux, et ils ont qualifié cet État de démocratique. Mais cela s'inscrivait dans le cadre d'une stratégie de lutte armée qui a échoué. Elle n'a d'ailleurs jamais été une véritable stratégie, mais elle a surtout permis la restauration de l'identité palestinienne par la résistance à Israël.
Au fil du temps, deux « nations » ou deux peuples se sont formés en Palestine, et cela ne peut plus être ignoré, même si l'on parle d'un État unique ou de coexistence, avec une reconnaissance des droits individuels, etc. Il existe une langue hébraïque, une culture hébraïque et un peuple israélien, d'ailleurs distinct du reste des juifs du monde. De même, les Palestiniens ne renonceront pas à leur identité arabe et palestinienne. Parler d'un État démocratique laïc sans identité nationale est inacceptable aussi pour les Palestiniens. Toute discussion sur un État unique doit reconnaître l'existence de deux « nations » et de deux langues — quelle serait la langue officielle sinon ? L'anglais ? De même que les Israéliens n'accepteront pas l'arabe comme seule langue officielle, les Palestiniens n'accepteront pas seulement l'hébreu.
La solution à un seul État comme la solution à deux États intègrent l'idée de binationalisme. Ce sont des idées, à partir desquelles des stratégies doivent être élaborées par des forces politiques. Que fera Israël après Gaza ? Il pourrait larguer une bombe nucléaire sur le peuple palestinien. Si toute cette cruauté et cette destruction se poursuivent sans qu'il y ait de recul de notre part, et si Israël ne trouve personne pour normaliser ses relations avec lui alors que le problème palestinien n'est pas résolu, il sera contraint de l'affronter. Nous pourrons alors discuter des solutions.
Mais pour l'instant, nous ne sommes pas confrontés à une situation où l'autre partie se voit contrainte de résoudre le problème palestinien. Pourquoi ? Parce que des pays arabes sont prêts à normaliser leurs relations avec Israël en oubliant la Palestine. Et parce qu'il existe une Autorité palestinienne prête à servir Israël en matière de sécurité. Alors pourquoi Israël chercherait-il à résoudre ce problème ? L'heure n'est pas à proposer des solutions, mais pour nous d'acquérir suffisamment d'alliés arabes, Européens et autres pour contraindre Israël à la négociation.
Une sphère d'influence israélienne ?
S.G.— Dans le voisinage immédiat d'Israël, il ne reste plus aucune force de résistance. Qu'est-ce qui peut arrêter la progression géographique et militaire d'Israël, déjà réelle au Liban et en Syrie ?
A.B.— Rien, à mon avis, si ce n'est la colère des peuples arabes qui n'acceptent pas cette situation. L'effet de ce ressentiment à l'égard du comportement israélien et de la réaction officielle arabe finira par se traduire concrètement — quand ? Je l'ignore, mais j'en suis certain. On assiste à la transformation du Machrek en une sphère d'influence israélienne. C'est un changement majeur inédit. Même les pays alliés des États-Unis — et ils sont nombreux — ou ceux qui étaient jadis alliés du Royaume-Uni à l'époque coloniale —, n'ont pas accepté, par le passé, que la région devienne une sphère d'influence israélienne. Une zone étatsunienne, française ou britannique, oui, mais pas celle d'une entité coloniale qui s'est créée récemment dans la région et qui veut assurer la gestion de la Syrie et du Liban, décider comment devraient se comporter les populations du Golfe, ou ce qui devrait figurer dans l'organisation des programmes scolaires au Maroc, etc.
Même les dirigeants arabes traditionnels, loyaux — ou, du moins, alliés — à l'Occident contre les communistes durant la guerre froide ou, plus tard, contre l'islam politique, ne pourraient accepter cette situation. La nouveauté réside dans l'existence d'une administration étatsunienne qui bénit tout cela. Sa vision internationale consiste à traiter avec les plus forts et de reconnaître les sphères d'influence de tous les pays de la région. L'Ukraine est considérée comme faisant partie de la sphère d'influence de la Russie ; en ce qui concerne la Chine, malgré les différends commerciaux et économiques qui l'opposent aux États-Unis, Washington ne conteste pas que ce soit une superpuissance régionale méritant d'exercer une influence régionale, peut-être même sur Taïwan. Quant au Japon et à la Corée du Sud, ils doivent soit s'entendre avec la Chine, soit adopter leur propre stratégie de défense. Il en va de même pour l'Europe avec la Russie. Regardez comment Trump a affirmé que la Syrie fait partie d'une sphère d'influence turque. Concernant la Syrie, il voit Israël comme un petit pays et pense qu'il peut s'étendre en Syrie, car le plateau du Golan ne lui suffit pas. Alors pourquoi devrait-il s'en priver ? Israël a prouvé l'efficacité de la logique de la force, et a donc le droit de faire tout cela. C'est la logique étatsunienne, et elle est terrifiante et dangereuse. S'il n'y a pas de réponse arabe officielle, je suis convaincu qu'il y aura une réponse populaire.
Il est vrai qu'il n'y a actuellement aucune force armée pour affronter Israël, et certains régimes arabes s'en réjouissent sans doute. Mais je pense qu'au niveau populaire, la logique d'extension de l'influence israélienne ne sera pas acceptée. Elle a commencé à se renforcer avec le retour à ce qui était autrefois une logique coloniale dans la région, à savoir l'instrumentalisation du confessionnalisme et des minorités, en particulier dans le Machrek. Cela montre clairement qu'après avoir détruit ce qui s'appelait « l'axe de résistance », Israël estime qu'aucun autre pays n'est qualifié pour exercer une telle influence. Normalement, l'Égypte devrait rejeter cela — je ne parle pas là de la politique de ses dirigeants, mais de l'État. Il devrait en être de même pour d'autres pays de la région, mais il ne me semble pas qu'ils oseront contester. Le Machrek est brisé et préoccupé par des conflits confessionnels. Il pense, à tort, que l'ennemi, c'est l'Iran. Les conflits entre sunnites et chiites nous ont ébranlés, de l'Irak à la Syrie en passant par le Liban, et toute cette région est désormais rongée par le confessionnalisme. Si les populations arabes ne se laissent pas piéger par lui, le ressentiment sera dirigé contre l'expansionnisme israélien. D'où le fait que l'on cherche à les occuper avec ces conflits confessionnels.
Syrie, distinguer le régime et l'État
S.G.— Quel rôle peut jouer dans cette configuration le pouvoir actuel à Damas ? Par ailleurs, la société syrienne est exsangue après des années de guerre, dans un pays morcelé, à l'économie détruite, en proie aux groupes armés et aux convoitises des voisins. Une sortie de crise vous paraît-elle envisageable sans passer encore par des années de violence armée et de morcellement du pays ?
A.B.— Rien n'est inéluctable et tout dépend du comportement des dirigeants syriens, des messages qu'ils transmettent à leur société, de leur plan et de leur orientation. Il est naturel pour moi d'espérer le succès de l'expérience syrienne après la chute du régime de Bachar Al-Assad, parce que sinon ce serait le chaos. Mais je ne peux exprimer un optimisme béat face au comportement des dirigeants actuels. Commençons par le premier point : leur incapacité à distinguer le régime de l'État. Sans cette distinction, toute transition — je ne parle même pas là de démocratie — vers un État de droit, une société civile et un pluralisme minimal sera difficile. Cela concerne deux dimensions : par rapport au passé, les dirigeants actuels agissent comme s'il n'y avait pas eu d'État en Syrie, alors qu'il faut tenir compte des institutions, des fonctionnaires, des technocrates, etc. Tout le monde n'était pas baasiste, et même les baasistes n'ont pas tous commis des crimes. Quant à l'avenir, cela signifie qu'ils agissent comme s'ils étaient eux-mêmes l'État. Le régime doit comprendre la différence entre l'autorité politique et la logique de l'État et des citoyens.
Deuxièmement, la croyance selon laquelle les alaouites dirigeaient la Syrie est erronée. Le régime était dictatorial, mais les alaouites étaient, comme les sunnites et d'autres confessions, des gouvernés, et non des gouvernants. L'appareil sécuritaire était contrôlé en utilisant un fanatisme présent dans la région qui s'est tardivement transformé en confessionnalisme, mais le régime ne s'est jamais défini comme confessionnel. Il s'appuyait par exemple sur de larges pans de la population sunnite. Cette croyance — comme en Irak, où l'on pense que les chiites étaient gouvernés du temps de Saddam Hussein et que cette majorité chiite dirigera désormais le pays — est très dangereuse. Premièrement, elle transforme la majorité de la population en une confession homogène et annihile le pluralisme en son sein. Deuxièmement, elle traite les autres comme des minorités tolérées par la majorité, et non comme des citoyens à part entière. C'est une tolérance conditionnée. Troisièmement, lorsque ces dirigeants disent « nous », ils ne parlent pas des Syriens, mais des sunnites, et c'est un désastre. En plus d'empêcher l'émergence d'une citoyenneté égale, cela permet à des pays étrangers de s'ingérer au nom de la protection des minorités. Gérer la logique du « nous » contre « eux » est très dangereux. Bien sûr, il existe de nombreux autres problèmes, comme l'impossibilité de diriger le pays sans s'appuyer sur les appareils de l'État, et en soupçonnant tout le monde, etc.
Mais je crois que les deux questions fondamentales sont la distinction entre l'État et le régime, et ne pas se comporter comme si l'État représentait désormais la majorité sunnite et que les minorités étaient tolérées, en donnant une représentation symbolique aux alaouites et aux Druzes, ou en traitant les femmes comme une minorité parmi d'autres, avec une seule représentante (au gouvernement), alors qu'elles représentent la moitié de la société. Leur « nous » désigne l'homme arabe musulman sunnite, et le « eux » tous les autres. Ce n'est pas acceptable.
Bien sûr, il existe des problèmes majeurs qui seront certainement résolus au cours des deux prochaines années, comme les sanctions économiques. Mais les conditions américaines à la levée des sanctions ne sont liées ni à la démocratie, ni à la sécurité de la société syrienne, ni même à la normalisation avec Israël — mettre cette question sur la table a été un cadeau de la part des dirigeants syriens, car ils pensent que c'est ce que souhaite l'Occident. Aucune condition occidentale à la levée des sanctions n'est liée à l'égalité. C'est donc notre devoir en tant que peuples de nous en emparer, n'attendons pas que l'Occident nous l'impose. C'est le devoir des Syriens, pour leur bien-être, et non pour celui de l'Occident.
Revoir l'histoire des juifs arabes
S.G.— Pour conclure, ne pensez-vous pas que les mouvements arabes de solidarité avec la Palestine, dans le monde arabe et en Occident, se trompent de stratégie en restant sur un référent arabe et islamique au lieu d'internationaliser la question et de s'allier avec les juifs antisionistes ? Le monde arabe ne devrait-il pas aussi se réapproprier l'histoire des juifs du monde arabe comme une histoire arabe, au lieu de l'abandonner à Israël, qui l'instrumentalise ?
A.B.— Il me faudrait beaucoup de temps pour répondre à cette question. Mais il ne fait aucun doute que le discours du mouvement national face à l'occupation et à l'injustice actuelle doit être un discours de justice et de droits universels. Des vagues nous submergent successivement au niveau régional — vous avez vu comment le discours palestinien s'est islamisé, suite à une vague d'islamisation qui a touché l'ensemble du monde arabe, après l'abandon de la lutte armée par l'OLP. L'histoire s'est inversée : dans les années 1960, ceux qui rejetaient la lutte armée étaient les Frères musulmans, et c'est le mouvement national laïc qui l'avait adoptée. Dans tous les cas, je pense que même si le Hamas fait le pari des armes, il doit s'adresser au monde avec le discours que celui-ci comprend : un discours de justice et d'égalité. Ce faisant, il n'abandonne pas sa cause et ne tourne pas le dos à ce qu'il est. Car en fin de compte, la cause palestinienne est une cause juste, et la traduire en un discours universel de justice et d'égalité est ce qu'il faut faire.
Nous ne sommes pas le premier peuple à subir l'occupation, et nous ne l'avons pas subie parce que nous sommes musulmans, mais parce que nous vivons sur notre terre. Bien sûr, le discours de libération nationale est universellement accepté. Mais comme vous le savez, tous les mouvements nationaux à travers l'histoire ont utilisé divers moyens de mobilisation, y compris la religion.
Quant à s'adresser aux juifs hors d'Israël, c'est indéniablement important. Nous devons aider une grande partie des juifs du monde à se détacher d'Israël et du sionisme. Au contraire, nous ne devons pas accepter qu'ils soient associés à Israël et tenus pour responsables de ses actions. Bien sûr, les juifs antisionistes sont essentiels et jouent désormais un rôle majeur dans le mouvement de solidarité avec Gaza.
Pour les juifs arabes, il faut rappeler que les régimes arabes n'ont pas engagé une véritable lutte contre le sionisme. Au contraire, avec les guerres de 1948 et de 1967, il s'est créé une connivence pour faciliter la migration des juifs arabes en Palestine. Le traitement réservé par les régimes à ces derniers n'a pas été démocratique, mais ces régimes n'étaient pas plus démocratiques sur d'autres problèmes. Ce n'est pas comme s'ils avaient été injustes uniquement avec les juifs. Toute analyse de l'histoire des juifs arabes et orientaux dans la région doit éviter aussi bien l'idéalisation que la diabolisation du comportement arabe envers les juifs.
Les juifs vivaient dans le monde arabe en tant que minorité religieuse. Ce n'était pas l'islam politique qui dominait, mais la culture traditionnelle. Ils négociaient donc leurs conditions de vie, au gré des crises et des phases, comme toutes les minorités religieuses à travers l'histoire. Or, ce qui distinguait la situation des juifs dans le monde arabe de la leur en Europe, c'était l'absence d'un racisme arabe ou musulman particulier aux juifs —, autrement dit, l'absence d'antisémitisme. Il n'y avait pas de discrimination raciale ni de théories raciales parmi les Arabes, et ils n'ont jamais songé à se débarrasser des juifs. Certes, il y avait de la discrimination contre toutes les minorités, mais les plus grandes discriminations ont visé historiquement les minorités musulmanes — c'est-à-dire les sectes islamiques qui déviaient de ce qui était considéré comme la norme —, et non les juifs ou les chrétiens. Il s'agissait de sociétés traditionnelles. Il n'y a rien de honteux à en faire une analyse critique. Je suis contre l'idée de présenter les choses comme si nos sociétés avaient été un paradis pour les juifs, ou de parler de tolérance et de l'Andalousie, etc. Ce sont des illusions. Mais l'idée que le monde arabe a été un enfer pour les juifs est une calomnie, et la plupart des historiens juifs s'accordent à le dire. D'un point de vue historique, si l'on compare le monde arabe à l'Europe médiévale et moderne, le premier en sort gagnant.
Intellectuel palestinien né à Nazareth et directeur de l'Arab Center for Research & Policy Studies (Doha). https://orientxxi.info/fr/auteur72.html
Sarra Grira
Journaliste, rédactrice en chef d'Orient XXI.
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Erdogan face à la contestation : un début de déclin ?

La récente arrestation du maire d'Istanbul, Ekrem Imamoglu, a entraîné des contestations populaires inédites en Turquie. Cette crise soulève une question centrale : quel avenir politique attend Recep Tayyip Erdogan, élu depuis maintenant 23 ans ? Il fait partie de ces dirigeants arrivés au pouvoir par les urnes, qui finissent par exercer le pouvoir de manière autoritaire et arbitraire. Le pluralisme électoral disparaît, les contre-pouvoirs sont neutralisés et la possibilité d'alternance est remise en cause. L'État de droit est affaibli et le vote n'est plus une garantie de démocratie.
Tiré du Journal des alternatives.
L'ascension d'Erdogan
La Turquie est un pays animé par une guerre culturelle qui se poursuit depuis plus d'un siècle entre modernistes laïcs et conservateurs religieux. La fondation de l'AKP par Erdogan en 2001, un parti conservateur et islamiste, initialement centriste et moderniste s'accompagnait d'une promesse pro-européenne. Mais, depuis les années 2010, on assiste à une dérive autoritaire du parti.
Le rapprochement entre l'AKP et le MHP (Parti d'action nationaliste) symbolise l'alliance entre le nationalisme religieux et celui de la droite radicale qui s'est concrétisée après la tentative ratée du coup d'État de juillet 2016. Erdogan a mis en place l'état d'urgence et s'est attaqué à l'État de droit. La formation de cette « alliance du peuple », ouvertement islamonationaliste, a accéléré et élargi la répression politique en cours. Cette dérive s'est soldée par la mise en place d'un régime hyper présidentiel, octroyant les pleins pouvoirs à Erdogan.
Les piliers de l'erdoganisme
Ce renforcement du régime confère à Erdogan et à son cercle proche une concentration extrême des pouvoirs : il devient chef de l'État, du gouvernement, des armées et du parti politique. Depuis, l'arbitraire et l'imprévisibilité règnent dans le domaine économique comme dans le domaine politique. Les lois et règlements peuvent subitement changer par simple décret présidentiel.
Mêlant islamisme et nationalisme, l'erdoganisme s'enracine dans les courants de pensée anti-occidentaux qui s'opposent aux réformes kémalistes. Globalement, c'est un système hybride, mélangeant les institutions démocratiques avec des règles et pratiques autoritaires : d'un côté, des élections se tiennent ; de l'autre, la justice est instrumentalisée et les médias muselés.
Les failles du système apparaissent
Les protestations de Gezi en 2013, bien que violemment réprimées, témoignent de la révolte du peuple et du rejet du gouvernement autoritaire, conservateur et patriarcal d'Erdogan.
L'épuisement de la croissance économique amène inflation et chômage. La gestion chaotique de la crise du Covid et le séisme de 2023 contribuent au mécontentement de la population. Le système s'essouffle, et on assiste à une crise de légitimité démocratique, malgré les multiples réélections d'Erdogan. Les résultats annoncés reflètent grossièrement le choix de l'électorat. Elles se déroulent dans des conditions très inégales, biaisant profondément les résultats.
L'affaire Imamoglu
Ekrem Imamoglu, maire d'Istanbul arrêté en mars dernier, est aujourd'hui le principal opposant d'Erdogan. À la tête du CHP — le Parti républicain du peuple, d'inspiration kémaliste et laïque — il combat le « péril islamiste » (retour de la charia, danger séparatiste…). Le parti se définit comme civilisé, rationaliste et développementiste, au service des seuls intérêts de la nation. Son arrestation marque un tournant majeur dans la stratégie politique d'Erdogan : en empêchant le CHP de présenter librement sa candidature, le président réalise une attaque directe contre le dernier vestige démocratique du pays.
Cette nouvelle entrave à l'État de droit a immédiatement provoqué une mobilisation étudiante massive. En utilisant la justice pour écarter son principal rival, Erdogan choisit d'aller au bout de l'autocratie. La censure amène l'autorité de l'audiovisuel à distribuer des sanctions contre les chaînes de télévision et YouTube qui relaient les manifestations.
Cette offensive a eu un effet contre-productif : elle a unifié une opposition à un niveau inconnu depuis plus de dix ans. Le CHP appelle à manifester chaque mercredi dans les 39 arrondissements d'Istanbul, et tous les samedis dans une ville différente. L'ampleur de ces manifestations témoigne d'un ras-le-bol massif qui traverse la société turque.
Quel avenir politique pour Erdogan ?
Face à cette crise, une question s'impose : quel avenir politique pour Erdogan ? Selon la Constitution, il ne peut prétendre à un troisième mandat. Évidemment, il y a fort à parier qu'il cherchera sans doute à rester au pouvoir et il est difficile d'imaginer qu'il y renonce sans résistance.
Modifier la Constitution serait un choix plutôt risqué pour Erdogan : en assumant ouvertement le passage d'un régime autoritaire à une dictature, il risquerait de mettre en péril ses relations diplomatiques actuelles. Certains pays alliés même parmi les plus conciliants — comme l'Italie de Giorgia Meloni qui exprime sa foi quant à « d'excellentes relations futures » avec la Turquie — pourraient être plus réticents à entretenir des relations avec le pays, entraînant alors son isolement international.
Placera-t-il un pantin au pouvoir, afin de continuer à gouverner indirectement ?
Invoquera-t-il un risque de guerre civile pour instaurer un état d'urgence et reporter les élections ? Ou alors, l'essoufflement de l'erdoganisme permettra-t-il de redonner finalement, à la Turquie, un nouvel élan démocratique ? Entre tentation autoritaire et espoir démocratique, le pays tout entier retient son souffle.
Cet article s'appuie notamment sur les travaux d'Ahmet Insel, universitaire, économiste et politologue turc.
Sources
Insel, Ahmet. 2025. Erdoğan passe en force. Paris : Revue Esprit, mai 2025. https://esprit.presse.fr/article/ahmet-insel/erdogan-passe-en-force-45921
Insel, Ahmet. 2025. « Turquie : Le crépuscule du Sultan Erdogan » Écran de veille, no. 56-57 (avril–mai) : p 9-13.
Insel, Ahmet. 2025. « Ahmet Insel, politiste : « Erdogan a pris la décision d'aller au bout de l'autocratie, quoi qu'il en coûte pour la Turquie » » Le Monde, 30 mars 2025. https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/29/erdogan-a-pris-la-decision-d-aller-au-bout-de-l-autocratie-quoi-qu-il-en-coute-pour-la-turquie_6587926_3232.html
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Les Houthis, la cible numéro un des Israéliens et des Américains

Personne mieux que les Houthis, un groupe politico-militaire zaïdite, originaire du nord du Yémenet soutenu par l'Iran, n'ont manié mieux qu'eux l'arme économique dans l'embrasement géénral que connait le Moyen Orient. Ces miliciens déterminés ont mené plusieurs attaques en mer Rouge depuis le 7 octobre 2023, entraînant une baisse de 73 % du trafic de conteneurs et une chute de 87 % des échanges de gaz naturel liquéfié (LNG).
Tiré de MondAfrique.
Des dizaines de frappes, imputées aux États-Unis, avaient été menées ces derniières semaines dans différentes régions du Yémen, notamment la capitale Sanaa.
Le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a promis, dimanche 4 mai 2025, des représailles contre les rebelles houthis du Yémen et l'Iran, après le tir d'un missile ayant touché la zone de l'aéroport Ben-Gourion, près de Tel-Aviv.
Pour la première fois, la zone de l'aéroport Ben-Gourion, près de Tel-Aviv (Israël), a été touchée par un tir de missile, dimanche 4 mai 2025. L'attaque est survenue quelques heures avant que l'armée ne confirme officiellement le rappel de dizaines de milliers de réservistes en vue d'élargir son offensive contre le mouvement islamiste palestinien Hamas dans la bande de Gaza.
Le 11 mars 2025, Jeffrey Goldberg, rédacteur en chef du média américain The Atlantic, a reçu une invitation via l'application de messagerie privée Signal de la part de Michael Waltz, conseiller à la sécurité nationale des États-Unis. Dans un premier temps, le journaliste a suspecté une fraude, un individu se faisant passer pour Mike Waltz dans le but d'obtenir des informations.
Cependant, deux jours plus tard, il est ajouté à un groupe intitulé « Houthi PC small group », au sein duquel figurent JD Vance, vice-président des États-Unis, Marc Antonio Rubio, secrétaire d'État, ainsi que Tulsi Gabbard, directeur des renseignements nationaux. Il prend alors conscience qu'il a été intégré à un groupe de discussion où se prépare une offensive contre les Houthis au Yémen.
Le 14 mars au soir, les soupçons de Jeffrey Goldberg se sont confirmés lorsqu'il apprend, alors qu'il se trouve dans sa voiture sur un parking, via le réseau social X, que la ville de Sanaa, capitale du Yémen et sous contrôle des Houthis, avait été bombardée par les États-Unis. Depuis, les forces américaines et les Houthis s'échangent des tirs de missiles, entraînant la mort de plusieurs dizaines de combattants houthis.
Les doutes de JD Vance
Grâce à son accès aux plans de l'opération, Goldberg a pu suivre en temps réel la formation du « comité principal », une instance réunissant les plus hauts responsables de la sécurité nationale, parmi lesquels les secrétaires à la Défense, à l'État et au Trésor, ainsi que le directeur de la CIA. Ce comité avait pour but de superviser la planification et l'exécution de l'attaque.
Cependant, quelques heures avant son lancement, JD Vance a exprimé des réserves quant à l'opportunité de l'opération, la qualifiant d'« erreur ». Il faisait valoir que seulement 3 % du commerce américain transite par Suez, contre 40 % du commerce européen », et mettait en garde contre le risque d'incompréhension de l'opinion publique quant aux motivations de cette intervention. Dès lors, une question demeure : pourquoi une telle opération est-elle jugée nécessaire par les États-Unis ? Quels intérêts stratégiques justifient la prise de ce risque face aux représailles potentielles du groupe houthi, si ce n'est la reprise du trafic maritime en mer Rouge ?
Un avertissement pour l'Europe
Une des principales leçons à tirer de ces échanges est la virulence des propos tenus à l'encontre de l'Europe, pourtant alliée historique des États-Unis. Le vice-président américain a ainsi confié à Pete Hegseth, secrétaire à la Défense, qu'il « déteste simplement payer la caution pour l'Europe », une remarque à laquelle Hegseth a répondu : « Je partage entièrement votre aversion pour le free-loading européen. C'est PATHÉTIQUE », insinuant que l'Europe profite excessivement de la protection militaire et économique américaine.
Ce discours hostile envers l'Europe n'est pas nouveau de la part du vice-président. Un mois plus tôt, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, JD Vance avait critiqué les politiques européennes, dénonçant ce qu'il perçoit comme une restriction croissante de la liberté d'expression sur le continent. Il s'inquiétait en particulier du « recul de l'Europe par rapport à certaines de ses valeurs fondamentales » et condamnait le cordon sanitaire imposé en Allemagne face à l'extrême droite.
Si ces déclarations avaient déjà provoqué un « choc » et une « humiliation » parmi les dirigeants européens – selon les propos du député ukrainien Oleksiy Goncharenko –, leur répétition dans ce groupe de messagerie leur donne une dimension stratégique : les États-Unis ne se préoccupent guère de la protection des Européens en mer Rouge ni de leurs intérêts commerciaux.
Cependant, cette opération militaire, qui sert leurs intérêts, ne saurait rester sans contrepartie de la part de l'Europe et de l'Égypte. En frappant les Houthis dans l'espoir de rétablir le commerce maritime via le canal de Suez, Washington attend donc un soutien explicite de ces deux partenaires.
« Nous devrons bientôt indiquer clairement à l'Égypte et à l'Europe ce que nous attendons en retour. Nous devons également déterminer comment faire respecter cette exigence. Si l'Europe ne rémunère pas, que se passera-t-il ? » Stephen Miller, conseiller à la sécurité nationale
L'Égypte sous pression
Que pourraient exiger les États-Unis en échange de la reprise du commerce maritime en mer Rouge ? Plusieurs hypothèses émergent. D'une part, l'Europe pourrait être contrainte d'apporter un soutien accru aux États-Unis et à Israël dans leurs opérations au Moyen-Orient, en particulier la guerre contre le Hamas à Gaza, dont les actions pourraient engendrer un génocide selon l'Organisation des Nations Unies. D'autre part, l'Égypte, sous pression, pourrait être amenée à accepter l'accueil d'une partie de la population palestinienne déplacée, conformément au projet du président Trump visant à transformer la bande de Gaza en une « Riviera ».
En effet, l'impact économique des attaques houthis sur le canal de Suez coûte à l'Égypte plus de 800 millions de dollars par mois. Une normalisation de la situation placerait ainsi Le Caire dans une position de dépendance encore plus accrue vis-à-vis de Washington, lui laissant peu de marge de manœuvre face aux exigences américaines.
Les tensions extrèmes entre Washigton et Téhéran
Les motifs réels de cette opération militaire restent incertains. JD Vance lui-même souligne : « Il existe un risque réel que le public ne comprenne pas cela ou pourquoi c'est nécessaire. » Pourquoi, en effet, cette intervention est-elle jugée indispensable ? Si les frappes américaines semblent viser à renverser les Houthis au Yémen – le président américain ayant déclaré vouloir « annihiler complètement » ce groupe et lui faire subir « le feu de l'enfer » –, elles pourraient en réalité s'inscrire dans une stratégie plus large visant à préparer une offensive contre l'Iran.
Malgré le rapport annuel d'évaluation de la menace, publié le 25 mars par les services de renseignement américains, qui conclut que l'Iran ne développe pas actuellement d'arme nucléaire malgré l'accumulation d'uranium enrichi à 60 %, les tensions entre Washington et Téhéran restent considérables. Le 8 mars, le guide suprême iranien, Ali Khamenei, a rejeté l'appel du président américain à reprendre les négociations sur le nucléaire, affirmant que « certains gouvernements tyranniques » ne cherchent pas à « résoudre les problèmes », mais à « imposer » des exigences inacceptables pour l'Iran.
La santé du Guide suprème en question
Si aucun accord nucléaire n'est trouvé dans les mois à venir, une frappe américaine sur l'Iran ne saurait être exclue. Bien que Khamenei ait prononcé en 2003 une fatwa interdisant le développement de la bombe atomique, son état de santé préoccupant – il approche les 86 ans et est atteint d'un cancer – pourrait fragiliser la situation actuelle. En cas de décès du guide suprême, son successeur pourrait relancer le programme nucléaire militaire iranien, ce qui inciterait les États-Unis à adopter une posture plus agressive. Washington pourrait alors soutenir Israël ou participer activement à une attaque préventive contre les infrastructures nucléaires iraniennes, une option déjà envisagée par le Premier ministre israélien en octobre dernier.
Les États-Unis semblent donc se préparer à une éventuelle confrontation avec l'Iran en réduisant progressivement les capacités militaires de ses alliés régionaux. L'objectif serait d'éliminer, un à un, les forces armées soutenues par Téhéran afin de s'assurer une liberté d'action totale en cas d'intervention directe contre la République islamique. Le Hezbollah, pilier de l'Axe de la Résistance, a déjà subi de lourdes pertes dans sa guerre contre Israël. De son côté, Washington exerce des pressions sur le gouvernement irakien pour démilitariser les PMF et les intégrer aux forces gouvernementales, ce qui affaiblirait considérablement leur autonomie et leur capacité de nuisance en cas de conflit. Les Houthis constituent aujourd'hui le dernier obstacle. Possédant l'arsenal militaire le plus important parmi les alliés régionaux de l'Iran – en grande partie grâce aux livraisons d'armes en provenance de Moscou –, ils représentent une menace non négligeable pour les intérêts américains et israéliens. En les neutralisant, Washington s'assurerait un corridor militaire dégagé et limiterait la capacité de riposte de l'Iran en cas d'escalade.
Faille sécuritaire ou manoeuvre délibérée
Toutefois, une interrogation subsiste : l'ajout de Jeffrey Goldberg au groupe de discussion Signal était-il une véritable erreur ou une stratégie pour délivrer un message à l'Europe et à l'Égypte ? Le 26 mars, Michael Waltz a assumé sa responsabilité, qualifiant l'ajout de Goldberg au groupe Signal d'« erreur ».
Toutefois, le soutien affiché de Donald Trump à Michael Waltz, malgré cette faille sécuritaire majeure, renforce l'hypothèse selon laquelle l'incident était une manœuvre délibérée. En effet, la création d'un groupe de discussion sur Signal pour traiter d'une opération militaire imminente constitue une violation grave des protocoles de sécurité. Par ailleurs, le fait qu'un journaliste ait eu accès à des documents et des plans confidentiels sans que des mesures strictes ne soient prises contre les responsables suggère une mise en scène plutôt qu'un accident.
En exposant cette conversation, Washington signifierait à ses alliés européens qu'ils ne peuvent plus compter sur la protection américaine et qu'ils devront assumer leurs responsabilités face aux défis sécuritaires régionaux. Cette révélation devrait donc alerter l'Europe, l'Égypte et l'Iran. Chaque jour, le vieux continent prend davantage conscience que les États-Unis ne sont plus un partenaire fiable et qu'en cas de crise majeure, il pourrait se retrouver seul face aux menaces qui pèsent sur lui.

Gaza. Pour en finir avec la « guerre contre le terrorisme »

Alors qu'Israël intensifie son offensive génocidaire à Gaza, la thèse de la légitime défense paraît désormais totalement éculée. En revanche, l'argument de la « guerre contre le terrorisme » pèse toujours en s'appuyant sur la désignation du Hamas comme groupe terroriste par les États-Unis et l'Union européenne. Qu'en est-il au regard du droit international ?
Tiré d'Orient XXI.
L'argument israélien de la « guerre contre le terrorisme » continue en France de limiter la liberté d'expression, comme en témoignent les poursuites engagées pour « apologie du terrorisme ». Il permet aussi de restreindre, en plein génocide, le soutien matériel à la population de Gaza, par les atteintes portées à l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) et à l'activité des ONG (1). Il pèse enfin sur les perspectives de règlement immédiat ou lointain de la situation. Il est temps de l'examiner de manière dépassionnée.
Le Hamas, tout comme le Hezbollah, figure sur les listes terroristes des États-Unis et de l'Union européenne, mais pas sur celles des Nations unies. La caractérisation de ces mouvements comme terroristes n'est pas universelle, ce qui est peu connu. Les sanctions financières qui leur sont infligées ne relèvent pas du conseil de sécurité des Nations unies, mais d'États, agissant individuellement ou régionalement, sans validation internationale. Or ces sanctions sont venues toucher à Gaza le peuple palestinien ayant, au regard des normes issues des Nations unies, le droit de disposer de lui-même. C'est pourquoi le rapporteur spécial John Dugard soulignait dès 2007 le caractère inédit de la situation : « Le fait est que le peuple palestinien est soumis à des sanctions économiques, premier exemple d'un tel traitement à l'égard d'un peuple occupé. Cela est difficile à comprendre (2). »
Les recours aux juges nationaux et européens
Au mois d'avril 2025, les responsables politiques du Hamas annonçaient agir en justice devant les juridictions britanniques afin de contester l'inscription de leur mouvement sur la liste des organisations terroristes de cet État. Ce n'est pas la première fois que le mouvement recourt aux juges occidentaux. Un contentieux s'est ainsi noué devant les juridictions de l'Union européenne, qui ont d'abord, en 2014 puis en 2019, annulé la décision européenne — qui se basait sur des sources américaines et britanniques — inscrivant le Hamas sur la liste des organisations terroristes. Cette inscription a finalement été confirmée en 2021, mais cette séquence judiciaire a révélé de nombreuses ambiguïtés.
Elle s'inscrit dans un contentieux plus ample, où des groupes en lutte contre des autorités étatiques affirment, devant le juge de l'Union européenne, leur statut de mouvement de libération nationale. Ces groupes soulignent parfois les contradictions entre, d'une part, le droit occidental relatif au terrorisme, qui permet de les sanctionner financièrement et d'autre part, le droit international des peuples à disposer d'eux-mêmes et ses prolongements dans le droit international de la guerre. Ces contradictions prospèrent alors que la Cour de Justice de l'Union européenne elle-même a considéré, dans des affaires relatives au Sahara Occidental que « le principe d'autodétermination » est « un des principes essentiels du droit international » (arrêt du 21 décembre 2016) (3).
Israël et l'Occident contre le Hamas
L'histoire est bien connue. La victoire électorale du Hamas aux élections organisées dans le territoire palestinien occupé en 2006 et l'exercice par ce mouvement d'un pouvoir gouvernemental a permis à Israël de déclarer la bande de Gaza « entité hostile » en 2007. Elle a conduit les États occidentaux à soutenir un blocus que les Nations unies ont parfois décrit comme une « punition collective » prohibée par le droit international, voire comme un crime contre l'humanité (4).
Depuis le 7 octobre 2023, la diabolisation s'est accentuée dans les discours israéliens. Celle-ci a permis de convoquer le mythe d'une guerre de civilisation contre la barbarie et de justifier les opérations génocidaires à Gaza. Les « terroristes génocidaires » et « impitoyables nazis » dénoncés en octobre 2023 par Guilad Erdan, le représentant d'Israël au Conseil de sécurité des Nations unies, sont d'abord les combattants palestiniens, qu'il conviendrait d'éradiquer. Or, dans le droit international de la guerre, l'éradication de l'ennemi n'est pas un objectif juridiquement admis. À l'inverse, constitue déjà un crime de guerre le simple fait de « déclarer qu'il ne sera pas fait de quartier » (5).
Par-delà les combattants, la diabolisation par la désignation terroriste s'étend aussi à l'ensemble du pouvoir civil de Gaza. C'est ainsi qu'Israël trouve parfaitement légitime de décrire, par exemple, les acteurs du système hospitalier comme terroristes, et qu'il cible des agents civils ne relevant pas de l'organisation militaire du Hamas. Et, finalement, c'est l'ensemble de la population de Gaza qui relève du terrorisme, car, toujours selon Guilad Erdan, ce sont bien les civils « qui ont élu les meurtriers du Hamas, qui ressemble tant à Daech (6) ». De proche en proche, Israël inscrit les familles palestiniennes dans des lignées criminelles. Dans son rapport du 13 mars 2025, la Commission internationale indépendante de l'ONU relève ces propos significatifs du général Giora Eiland :
- Après tout, qui sont les femmes âgées de Gaza — les mères et les grand-mères des combattants du Hamas qui ont commis les crimes horribles du 7 octobre. Dans cette situation, comment peut-on même parler de considérations humanitaires (…) (7)
Cette diabolisation continue d'être relayée dans le monde occidental. De nombreux acteurs européens exigent, pour l'avenir, que le Hamas renonce au pouvoir à Gaza (ce qu'il affirme accepter), mais également qu'il rende les armes. Ceci s'avère problématique, en l'absence de protection internationale de la population de Gaza contre les bombardements et le siège israéliens. Cette exigence de désarmement est difficilement concevable en situation génocidaire, ainsi que le démontre le précédent de Srebrenica où plus de 8 000 hommes désarmés ont été exécutés en juillet 1995.
Les positions des hauts responsables de l'ONU
Les discours onusiens eux-mêmes laissent souvent perplexes. S'agissant de la période du récent cessez-le-feu (19 janvier — 18 mars 2025), où des échanges de prisonniers ont eu lieu, la condamnation par le secrétaire général de l'ONU des cérémonies organisées par les groupes armés palestiniens restituant dans des cercueils les corps des otages décédés peut surprendre.
Car les Nations unies, par leurs représentants officiels, ne se sont pas exprimées sur les tortures inédites infligées aux Palestiniens enlevés à Gaza et libérés dans cette même période ; pas plus que sur l'interdiction d'expressions de joie imposée par Israël aux détenus libérés et à leurs proches en Cisjordanie. Or, ces violations du droit international sont beaucoup plus marquantes. Elles émanent, d'une part, d'un État bien structuré dont les prisons ne devraient pas devenir des lieux de torture, incluant des sévices sexuels. Elles révèlent, d'autre part, une volonté délibérée d'humilier et de détruire. La seule condamnation du comportement des groupes armés palestiniens dans ce processus d'échange de prisonniers prévu par l'accord de cessez-le-feu procède donc d'une stigmatisation univoque.
De même, après la violation du cessez-le-feu par Israël et les États-Unis et leur annonce commune du retour à un siège total, il est toujours question, dans le discours onusien et européen d'exiger la « libération inconditionnelle » des otages, sans référence au respect des accords conclus, principe fondamental en droit international. Or l'accord de cessez-le-feu de janvier 2025 reprend celui acquis en juillet 2024 qui a été officiellement soutenu par le conseil de sécurité (résolution 2735 du 10 juin 2024), à la demande même des États-Unis. Il est basé sur l'échange de prisonniers, le retrait de l'armée israélienne de Gaza, et la fin du siège. En conséquence, exiger une « libération inconditionnelle » c'est s'associer au discours israélien accompagnant sa violation et renoncer à considérer le Hamas comme un acteur politique. C'est encore l'un des effets de la caractérisation d'une entité comme terroriste : le groupe terroriste n'est pas un interlocuteur admis, il est, sauf exception utile, disqualifié et finalement toujours relégué dans le champ de la criminalité (8).
La nature du conflit
Les juridictions internationales qui ont rendu, pendant l'année 2024, des décisions ou avis relatifs à Gaza n'ont jamais employé le terme « terroriste » pour décrire le Hamas. La Cour internationale de justice (CIJ) parle, dans ses ordonnances des « groupes armés ». Les juges de la Cour pénale internationale (CPI), dans les mandats d'arrêt visant les responsables israéliens du 21 novembre 2024, emploient les mêmes termes. Pourtant, la manière dont la CPI qualifie juridiquement le conflit pose problème : elle estime être en présence d'un conflit international opposant Israël à la Palestine, mais aussi d'un conflit interne entre Israël et le Hamas. Cette description juridique décompose artificiellement le conflit et omet d'interroger le statut du Hamas au regard du droit international de la guerre, un droit qui ne reconnaît pas la notion de « mouvement ou groupe terroriste ».
Depuis 1949, ce droit admet en revanche que, dans une situation d'occupation, des « mouvements de résistance organisés » puissent être assimilés à des combattants étatiques (article 4 § 2 de la IIIe Convention de Genève). Ultérieurement, suite aux conflits de décolonisation, le droit de la guerre a également élevé les mouvements de libération nationale au statut de combattants étatiques (Premier protocole additionnel aux Conventions de Genève, 1977, article 1 § 4). Ceci signifie que ces combattants doivent, s'ils sont mis hors de combat, relever du statut de prisonniers de guerre. Ils peuvent être poursuivis pénalement pour des crimes de guerre, mais ne peuvent l'être, comme dans un conflit interne, pour le simple fait d'avoir combattu.
S'il est encore estimé que le protocole additionnel I ne peut faire référence dans le territoire palestinien occupé puisqu'Israël ne l'a pas ratifié (cet argument devrait être dépassé par le recours au droit coutumier qui s'impose aux États, même s'ils n'ont pas ratifié des traités), il est en revanche impossible de ne pas se référer aux conventions de Genève que les Nations unies, et la CIJ elle-même estiment applicables. Dans ce cas, il est difficile de ne pas voir dans les groupes armés palestiniens des « mouvements de résistance organisés », assimilables à une armée étatique, et dans le conflit entre Israël et le Hamas, un conflit international (9). Le choix de qualifier ce conflit comme interne renvoie à la manière dont les puissances coloniales présentaient les conflits de décolonisation, avant que le travail de l'Assemblée générale des Nations unies ne permette de rejeter l'idée que ces conflits relevaient des « affaires intérieures » de l'État colonial.
Des groupes armés palestiniens et de l'autodétermination
Dans cette période des années 1960-1970, les règles posées par l'Assemblée générale des Nations Unies s'agissant du droit des peuples colonisés à disposer d'eux-mêmes affirment clairement le droit de résister à l'oppression, y compris par la lutte armée (10). C'est d'ailleurs ce qui a inspiré l'adoption du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève. S'agissant du peuple palestinien, ce droit a été régulièrement soutenu.
Le renoncement de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) à la lutte armée dans le contexte des accords d'Oslo a conduit les Nations unies à atténuer leurs positions, pour soutenir la solution à deux États et des négociations dont on pensait qu'elles permettraient d'y accéder. Mais depuis, la situation juridique a profondément évolué. Dans son avis du 19 juillet 2024, la CIJ a refusé de prendre en compte les accords d'Oslo pour évaluer la licéité de l'occupation du territoire palestinien. Prendre en compte ces accords aurait conduit à examiner le rôle de l'Autorité palestinienne dans cette occupation et, surtout, à reconnaître l'existence d'un processus de paix toujours en cours. L'effacement des accords d'Oslo dans le droit international applicable, tout comme l'insistance de la CIJ sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a certainement des conséquences sur le statut international de la lutte armée contre l'occupation israélienne. La situation juridique a aussi évolué en ce sens que la reconnaissance de la nature génocidaire de l'offensive israélienne à Gaza pose elle aussi la question de la résistance armée émanant du peuple ciblé par cette entreprise.
La caractérisation des groupes armés palestiniens comme terroristes dans le monde occidental devrait donc être urgemment repensée au titre du droit des peuples, et au titre de la protection face à une offensive génocidaire. Dans la période historique de la décolonisation, en l'absence de solution politique, la lutte armée des peuples dominés était considérée comme un droit, un droit auquel les États tiers ne pouvaient faire obstacle. Face au déni israélien de toute solution politique d'émancipation, ce droit est toujours à l'œuvre. Il l'est encore davantage lorsque l'oppression prend une forme génocidaire sans que le peuple ciblé ne soit internationalement protégé.
Plus largement, s'agissant des solutions à apporter au conflit, il faut souligner que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes intègre, en premier lieu, une composante politique. Pour la CIJ, il s'agit d'un « élément clé » : le droit de « déterminer librement leur statut politique et d'assurer librement leur développement économique, social et culturel » (Avis du 19 juillet 2024, § 241). C'est donc au peuple palestinien lui-même de déterminer qui doit le représenter. Les États devraient favoriser cette autodétermination, dans le cadre du droit international applicable. Ils devraient se garder d'ostraciser, en relayant par là le discours israélien, un mouvement qui, après avoir été élu, a exercé et exerce toujours des fonctions gouvernementales à Gaza. Car, comme le souligne la CIJ, « l'existence du droit du peuple palestinien à l'autodétermination ne saurait être soumise à conditions par la puissance occupante, étant donné qu'il s'agit d'un droit inaliénable » (même avis, § 257).
Notes
1- Puisque les comptes bancaires de certaines associations sont bloqués ; voir la question posée au gouvernement français par la sénatrice Raymonde Poncet Monge
2- Rapport du rapporteur spécial sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, John Dugard, A/HRC/4/17, § 54.
3- Lire Rafaëlle Maison, « Le terrorisme en temps de guerre : raisons et échec d'une conciliation normative », Revue des affaires européennes, 2017, pp. 149-158.
4- Rapport de la mission d'établissement des faits de l'Organisation des Nations unies sur le conflit à Gaza, A/HRC/12/48, 2009, §§ 1331 et 1335.
5- Article 8 § 2 b) xii et e) x) du Statut de Rome créant la Cour pénale internationale (CPI).
6- Conseil de sécurité, procès-verbal de la séance du 16 octobre 2023, S/PV.9439, p. 11.
7- Commission internationale indépendante, Rapport du 13 mars 2025, A/HRC/58/CRP.6, § 37 (notre traduction de l'anglais).
8- Rafaëlle Maison, « Le nom de l'ennemi. Quand les logiques de guerre transforment le droit commun », Les Temps Modernes, 2016/3, pp. 20-35.
9- John Quigley, « Karim Khan's Dubious Characterization of the Gaza Hostilities », Blog Ejil : Talk !, 28 mai 2024.
10- Comme le rappelle la résolution 3103 de l'assemblée générale du 12 décembre 1973, A/RES/3103.
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Un successeur pour le président de l’Autorité Palestinienne Mahmoud Abbas

Hussein Al-Cheikh, fidèle du chef de l'Autorité palestinienne, a été nommé samedi vice-président de l'OLP. Si ce geste était attendu par une partie de la communauté internationale, il élude toute réforme de fond d'un régime critiqué pour son manque de démocratie.
Tiré de MondAfrique.
On aura eu de tout, en partage, depuis le 7 octobre : l'horreur, le dégoût, la colère, plus un double complexe de culpabilité à l'égard des Palestiniens comme des Israéliens. Mais on n'avait pas encore éprouvé de honte, en tout cas pas de pareille à celle que nous fait subir le président de l'Autorité Palestinienne (AP) Mahmoud Abbas, connu également sous le surnom d'Abou Mazen. Ce dirigeant palestinien inamovible paraît trahir la cause qu'il devrait pourtant servir !

D'abord, nul ne comprend l'insistance du personnage à conserver les rênes à la fois de l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP), dont il a été réélu président en 2018, et celles de l'AP, qu'il dirige depuis 2005 ; il est déjà entré dans sa quatre-vingt-dixième année ! Et voilà qu'il se comporte ensuite en monarque, en désignant soudain par décret présidentiel son successeur[i] à la tête de l'AP ( mais en cas de vacance seulement).
Abou Mazen a participé avec Yasser Arafat (Abou Ammar) à la création du parti Fatah, la principale composante de l'OLP, dont il a pris la présidence en 2003 – il avait jusqu'alors rempli, pendant près de trois quarts de siècle la tâche ingrate mais cruciale de « collecteur de fonds ».
Ni terroriste, ni guerrier

À tout seigneur, tout honneur : il nous faut en revanche verser à son crédit le fait qu'il n'ait rien d'un terroriste ni même d'un guerrier, profil qui lui aura permis de jouer un premier rôle dans la négociation des Accords d'Oslo, qu'il signe en 1993 tant que membre du Comité exécutif palestinien. Il publiera « Le Chemin d'Oslo ». Le mérite qu'il s'approprie dans cet ouvrage explique pourquoi il est nommé secrétaire général de l'OLP, en 1996.
Encore fallait-il, après « Oslo », transformer l'essai par des accords définitifs. Les Palestiniens suscitent un tollé en réclamant, au sommet de Camp David, en juillet 2000, le respect du droit au retour des réfugiés, conformément à la résolution 194 de l'Assemblée générale des Nations unies. Le refus israélien entraîne un regain de violence. Mais Abbas est opposé à toute violence, ce qu'il affiche en se désolidarisant ouvertement d'Arafat.
La posture qu'il adopte alors fait de lui l'interlocuteur idéal et durable des Israéliens et des Américains. Les négociations qui devaient conduire à la création d'un État Palestinien tournent court. L'Intifada reprend de plus belle. Dans un dernier sursaut, en janvier 2001, lors de nouveaux pourparlers à Taba, en Égypte, le gouvernement israélien de Barak fait une importante concession : « …le désir de retour devra être mis en œuvre d'une manière compatible avec l'existence de l'État d'Israël, patrie du peuple juif, et la création de l'État de Palestine. » Mais survient l'électrochoc du 11 septembre 2001, dans lequel les Fedayin palestiniens n'ont pourtant rien à voir ! Les Américains sont survoltés et terriblement inquiets dans une ambiance internationale surchauffée ; Abbas n'est plus l'homme de la situation, il manque d'épaisseur !
La main tendue de Sharon à Abbas

Le général Ariel Sharon succède au premier ministre travailliste Ehud Barak et décide, de conserve avec Arafat – avec lequel il communique via Tsipi Livni et Bassam Abou Sharif – de poursuivre secrètement les travaux de Taba, mais en les délocalisant en France, où l'ancien président Giscard d'Estaing accepte d'en devenir en quelque sorte le modérateur[ii]. Abbas, qui avait été le premier artisan d'un « canal secret » direct entre Israéliens et Palestiniens, est écarté ce coup-là, ce qui a pour effet de le rendre furieux, et les Américains plus encore, quand ils l'apprennent. L'épisode ne durera pas longtemps : Washington s'en plaint auprès de la présidence française que Chirac vient d'emporter : Giscard d'Estaing n'aura plus le temps de s'occuper d'Affaires israélo-palestiniennes, car on lui demande de rédiger sans désemparer la « Constitution » de l'Europe de demain et il doit s'y atteler. D'autres réunions se tiendront encore mais à Istanbul, et puis l'effort s'estompera – la tentative avortera.
Entre 2002 et 2004, c'est l'anarchie. Arafat est pratiquement assiégé par l'armée israélienne à Ramallah. Mahmoud Abbas, qui est devenu Premier ministre, le 19 mars 2003, avec des pouvoirs étendus concédés sous la pression des États-Unis, qui exigent un négociateur plus fréquentable que n'est un Yasser Arafat qualifié de terroriste, se montre pourtant incapable de relancer le projet national palestinien.
À la mort d'Arafat, en novembre 2004, le même Abbas, qui est à la manœuvre, remporte l'élection présidentielle du 9 janvier 2005. Le 8 février suivant, il rencontre, ensemble, le Premier ministre Sharon, le président Égyptien Hosni Moubarak et le roi Abdallah II. Les négociations visent à une stabilisation de la situation ; elles marqueront la fin de la seconde intifada. Mais c'est plutôt un enlisement qu'autre chose.
Deux ans plus tard, Sharon sera victime d'attaques cérébrales et plongé dans le coma.
Le surgissement du Hamas

Le mouvement du Hamas comble le vide créé par la disparition d'Arafat ! Le Hamas se définit comme un parti de résistance fondé pour libérer la Palestine de l'occupation israélienne,, quitte à ce que ce soit par la force – ce à quoi Abbas s'oppose ostensiblement, ce qui fait que les deux partis ne peuvent pas s'entendre même cosmétiquement ; le groupe est constitué d'une branche politique et d'une branche armée. En 2006, ce parti va gagner les élections législatives, victoire que le Fatah va farouchement lui contester. Il s'ensuivra un bref conflit inter partes, suivi de l'éviction de l'Autorité nationale palestinienne de l'enclave de Gaza et, en réalité, de la dépossession personnelle de Mahmoud Abbas de ses prérogatives, qu'il croyait absolues par rapport au Territoire.
Ainsi, et pendant plus de dix ans, la situation va stagner et les problèmes vont empirer – les colons coloniseront, les esprits se radicaliseront, les blocus se multiplieront, les tunnels se creuseront et les armes s'empileront. À Damas, en 2008, le chef (politique) du Hamas, Khaled Mechaal, donnera pourtant une interview à Renaud Girard du Figaro, au cours de laquelle il reconnaît l'État d'Israël – du bout des lèvres mais il le dit – ce qui devrait naturellement rester subordonné à la réciprocité et qui sous-entend « une reprise immédiate des négociations ». Mais personne n'en veut. Entre temps, Abbas s'est installé, occupé à continuer de collecter ses fonds auprès du Qatar sous l'œil goguenard cette fois-ci de Benjamin Netanyahou. Et cela continue depuis lors.
Ainsi, le 3 janvier 2009, les Israéliens enverront des troupes à Gaza dans le cadre de l'opération « Plomb durci » d'une deuxième guerre de Gaza, qui fait 1300 morts. Le blocus de Gaza est renforcé : les verrous qui seront installés finiront par sauter le 7 octobre 2023 – tellement la pression est devenue forte !
Et ce fut, ainsi de suite, entre guerre et paix et entre chiens et chats sans le moindre souci de construire un avenir commun. Le 6 décembre 2017, le président des États-Unis, Donald Trump, reconnaît Jérusalem comme capitale d'Israël ; il donne instruction d'y déplacer l'ambassade américaine.
Le séisme du 7 octobre

Jusqu'à un jour de février 2020, lorsque Mahmoud Abbas paraît vouloir faire un premier pas vers le Hamas en dépêchant une délégation à Gaza pour tenter une réconciliation. En janvier 2021, il affirme même être parvenu à un accord avec le Hamas pour l'organisation d'élections présidentielles et parlementaires. C'était à n'y pas croire, avec un tel degré de faux-semblants, mais bon…
Quand, à la stupeur du monde entier, des milliers d'extrémistes déferleront par-dessus les clôtures, le 7 octobre 2023, certains en attendent l'explosion des dissentiments internes entre Palestiniens ; d'autres, en Cisjordanie, se diront que les attentats du 7 octobre pourraient les débarrasser du Hamas au prix de quelques chiquenaudes ; tel maître-espion israélien pense que ce sera utile pour justifier les déplacements de population, mais pas encore dans les proportions qu'on va constater. Du monde entier pourtant viendront les appels à la retenue, mais en vain !
L'invective de Caton l'ancien appliquée à Gaza était dans toutes les bouches, i.e. : Carthago delenda est, ceterum censeo Carthaginem esse delendam (« La Palestine doit être anéantie, de plus, je conseille de détruire Gaza »). Désunis, les Palestiniens ne se sortiront jamais de l'impasse dans laquelle ils se sont enfermés, à moins de se réconcilier pour pouvoir enfin tendre d'une main ferme et unanime à Israël le rameau de la Paix.
Hamas/Fatah, l'impossible réconciliation

Les invitations vont donc fuser pour tenter de réconcilier au moins le Hamas et le Fatah.
De Moscou d'abord : la Russie invite toutes les factions palestiniennes (douze d'entre elles répondent à l'appel) à se réunir à Moscou, le 26 février 2024.
De Pékin, ensuite : la Chine accueille pour le week-end du 20 juillet de hauts responsables des deux principaux mouvements palestiniens, le Fatah et le Hamas. Mahmoud Abbas est invité mais il ne vient pas. N revanche, il se précipite à Ankara, mais seul : « J'ai décidé, dit-il, de me rendre à Gaza avec d'autres dirigeants frères palestiniens[iii] », déclare-t-il le 15 août devant les députés turcs qui l'acclament debout ! Bien sûr, il ne s'y rendra pas !
Du Caire, enfin : le Fatah et le Hamas, en plus de 12 autres organisations palestiniennes, qui avaient déjà signé, le 23 juillet 2024, sous l'égide de la Chine, un accord « d'unité nationale » dans le but de mettre fin à la division entre les deux principales factions[iv], réitèrent solennellement leurs engagements, le 9 octobre 2024 ! Un Mahmoud Abbas brille par son absence cependant !
Le président de l'Autorité Palestinienne n'a organisé sa succession à la dernière minute que dans la perspective d'une « vacance » du pouvoir, alors que c'est plutôt « en cas de carence » que celle-ci mériterait d'être déclenchée dans la plus grande urgence ! Pis encore, la bonne exécution des accords de cessez-le-feu en cours d'exécution est tributaire d'aménagements très précis concernant au moins leur dernière phase, s'agissant de l'administration future de Gaza.
Cee n'est qu'à la seule et unique condition d'un accord tripartite entre l'Autorité Palestinienne (rénovée), l'ensemble des factions palestiniennes (à commencer par le Hamas) et Israël que les conditions en seront satisfaites. Sinon les hostilités pourraient redémarrer illico ; et c'est très probablement ce qui va arriver à la plus grande satisfaction des faucons tant américains qu'Israéliens.
Une telle situation de désunion dure depuis 19 ans, faute d'élections entre temps. Et c'est là que se situe le nœud Gordien que l'on voudrait trancher. Ne pas le faire est une faute ; mais il faudrait pour y parvenir « un jugement de Salomon ». Il y va de la Paix dans toute la Région comme il en va de la solution à deux États, de la reconstruction de Gaza et bientôt de l'honneur de l'État Hébreu, dont les excès deviennent de plus en plus préoccupants.
Mahmoud Abbas, un quasi traitre

Mahmoud Abbas est un traître à sa Patrie. Il est déjà mis en cause par de graves accusations de malversations massives en même temps que ses deux fils. Il est surtout la honte de ses frères Palestiniens et celle de tous les gens de bien, Juifs ou Arabes ou ni l'un ni l'autre. J'hésiterai pourtant à le condamner trop vite, parce qu'il ne peut être que manipulé contre sa volonté ou bien être en état de démence et alors être irresponsable de ses actes.
Tout le monde sait quelle est la dernière proposition du président Trump concernant l'affaire de Gaza, détruite à 75%, et du trop-plein de Palestiniens dans cette enclave et ailleurs, i.e. : les déverser en Jordanie et en Égypte ! On sait également qu'il entend supprimer les aides et les prêts américains à l'étranger, quoique à l'exception notable de l'Égypte et d'Israël.
La Jordanie, qui a le plus grand besoin des programmes de l'USAID, sera durement « touchée par la mesure[v] ». Si aucune solution n'était trouvée pour gérer Gaza dans un arrangement acceptable pour la communauté internationale (à commencer par Israël), Trump pourrait essayer de négocier l'aide à la Jordanie en échange de l'hébergement des Palestiniens de Gaza ; et ce serait catastrophique !
Donald Trump a également déclaré qu'il voulait relocaliser certains Palestiniens de Gaza en Égypte. Il lui suffirait de menacer Le Caire d'entreprendre les travaux du Canal Ben Gourion voire de soustraire les eaux territoriales de Gaza de toute emprise permettant le développement et le transport harmonieux du Gaz égyptien en Méditerranée Orientale pour que le président Sissi se mette à réfléchir aux possibilités du Sinaï d'accueillir des habitants supplémentaires.
En quête d'un compromis

En plus du sentiment de honte, qui est diffus et qui est consubstantiel à la personne de Mahmoud Abbas, il y finalement un énorme étonnement ! Avant l'actuel cessez-le-feu, Mahmoud Abbas a refusé plusieurs solutions pour gérer la bande de Gaza qui auraient réduit l'emprise exclusive du Hamas sur Gaza.
Les dirigeants du Fatah avaient entamé des pourparlers avec le Hamas, lesquels avaient abouti, d'une part, à un accord sur la gestion de l'enclave par un comité administratif social avec le consentement des factions mais sans leur implication active et leur leadership politique et, d'autre part, à l'architecture constitutionnelle d'un État palestinien géré par un gouvernement uni et technocratique. Mais Abbas avait opposé son veto aux deux options, ce qui a conduit à un transfert de facto de la bande de Gaza au Hamas par l'armée israélienne. Un compromis pour faire progresser les négociations à venir en faveur de l'État palestinien sera difficile à trouver à cause d'un tel défaut d'unité dans le camp palestinien.
Et l'on finit par se demander à qui ce crime profite.
Notes
[ii] Plusieurs sessions se tiendront rue de Bénouville à Paris, au domicile de l'ancien président de la fin de 2001 au milieu de 2002 ; Majallie Whbee représentant Sharon et Maher El-Kurd parlant pour Arafat. Les Américains interviennent auprès de la présidence française que Chirac a emporté en mai : Valéry Giscard d'Estaing n'aura plus le temps de s'occuper des Affaires israélo-palestiniennes, car on lui a demandé de rédiger sans désemparer la constitution de l'Europe de demain et i doit s'y atteler. D'autres réunions se tiendront encore mais à Istanbul, puis l'effort s'estompera. Sharon lui-même accentuera la pression d'Israël sur l'Autorité palestinienne en contraignant Arafat à ne pas quitter Ramallah (jusqu'à la brève maladie qui lui a coûté la mort en 2004, à Clamart.)
[iii] « J'irai. (ajoute-t-il) Même si cela doit me coûter la vie. Notre vie ne vaut pas plus que celle d'un enfant. La victoire ou le martyre », martèle-t-il, après dix-sept ans d'absence et alors que nul n'a pu pénétrer dans le territoire palestinien isolé depuis le début de la guerre, hormis les travailleurs humanitaires… « Gaza nous appartient et nous n'accepterons aucune proposition visant à la diviser », avant d préciser qu'il entend se rendre ensuite « à Jérusalem, notre capitale éternelle »
[iv] Ainsi que la formation d'un « gouvernement intérimaire de réconciliation nationale » qui « exercera son pouvoir sur l'ensemble des territoires palestiniens unifiés, à savoir la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza. »
[v] L'administration Biden avait accepté en décembre de renouveler l'accord annuel de subvention américaine de 845,1 millions de dollars au budget général du Royaume. La Jordanie bénéficie également d'un accord supplémentaire de 362 millions de dollars dans le cadre de la stratégie 2020-2025 de l'USAID, qui finance des projets de développement économique, de gouvernance et de services publics essentiels. La Jordanie ne peut pas se permettre une réduction supplémentaire de l'aide. Le pays accueille déjà plus de 621 000 réfugiés de Syrie, en plus des anciens réfugiés d'Irak. L'année dernière, le Programme alimentaire mondial a réduit l'aide de 40 % aux réfugiés en Jordanie, y compris l'aide suspendue pour environ 100 000 réfugiés et une réduction de 30 % de ses niveaux d'aide pour les 310 000 restants. L'économie jordanienne souffre déjà de la baisse des prix des engrais et de l'impact négatif du conflit au Moyen-Orient sur les revenus du tourisme.
Le pays est également confronté à une série de défis en matière de sécurité et de risques de déstabilisation, notamment liés à ses frontières et à ses liens démographiques avec la Syrie et la Cisjordanie palestinienne.
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Ce qu’un « sommet pour la paix » nous révèle sur l’état de la gauche israélienne

Des ateliers de dialogue bien intentionnés, des tables rondes sur des solutions politiques lointaines, mais aucune mention du génocide : ce sont là des distractions de privilégiés, que nous ne pouvons plus nous permettre.
Tiré d'Agence médias Palestine.
Ce week-end, une coalition de 50 organisations israéliennes pour la paix et le vivre ensemble se réunira à Jérusalem pour le « Sommet populaire pour la paix », un rassemblement de deux jours qui, selon son site web, vise à « [travailler] ensemble avec détermination et courage pour mettre fin au conflit israélo-palestinien par un accord politique qui garantira le droit à l'autodétermination et à une vie sûre pour les deux peuples ».
Ici, en Israël-Palestine, nous vivons une période sombre et amère, comme nous n'en avons jamais connue auparavant. Dans ces circonstances, une telle démonstration de force de la part d'une gauche réveillée est sans aucun doute importante et significative, et je tire mon chapeau à tous ceux qui œuvrent pour un changement vers un avenir meilleur.
Il faut toutefois reconnaître que la conférence se tiendra dans un contexte de génocide qui a déjà coûté la vie à des dizaines de milliers de Palestiniens à Gaza et qui risque de s'intensifier encore davantage dans un avenir proche. Après avoir examiné attentivement le programme très chargé de la conférence, le mot « Gaza » n'apparaît qu'une seule fois, dans le titre d'un événement intitulé « La paix après le 7 octobre – Voix de la zone tampon de Gaza et de Gaza », qui mettra en vedette « des habitants [israéliens] de la zone frontalière de Gaza et des survivants du massacre, ainsi que des messages vidéo de militants pour la paix à Gaza ».
Plus d'un an et demi après le début de l'anéantissement systématique de la bande de Gaza par Israël, les seules victimes que les organisateurs de l'événement semblent prêts à reconnaître pleinement sont les victimes israéliennes du massacre du 7 octobre. Les Gazaouis, qui sont confrontés à un génocide, doivent être qualifiés de « militants pour la paix » afin d'être légitimés à exprimer leur point de vue devant les participants.
Cela soulève des questions troublantes : comment le « camp de la paix » conçoit-il son rôle en cette période sans précédent ? Et plus fondamentalement encore, comprend-il seulement l'ampleur du génocide auquel nous assistons actuellement ?
Face à une nouvelle réalité
C'est peut-être la tendance à se vouloir « proche du peuple » qui a conduit les organisateurs à choisir des titres aussi stériles et rassurants pour tant d'événements de la conférence : « Woodstock pour la paix », avec « une journée entière consacrée à la connexion avec la terre, la nature, la paix et l'espoir » ; « Les jeunes Israéliens et Palestiniens présentent leur point de vue sur le mot « paix » » ; « Il y a un chemin » ; « L'espoir vient de Jérusalem » ; etc.
Le désir d'offrir de l'espoir, à un moment où il fait cruellement défaut, est compréhensible. Mais lorsque pas un seul événement du programme de la conférence n'est consacré au génocide en cours à Gaza, cet espoir devient, au mieux, détaché de la réalité et, au pire, un échappatoire dépolitisé visant à endormir et à anesthésier les consciences.
Parallèlement, la conférence comprend plusieurs tables rondes traitant des solutions politiques et des cadres potentiels pour « mettre fin au conflit ». Cela suggère que, malgré ce qui se déroule sous nos yeux, les organisateurs estiment que le rôle principal de la gauche israélienne reste inchangé : insister sur le fait que le conflit israélo-palestinien n'est pas inévitable et qu'il existe des solutions qui profitent à tous ceux qui vivent entre le fleuve et la mer. À mon avis, nous avons aujourd'hui le devoir de réexaminer non seulement la réalité, mais aussi notre rôle dans celle-ci.
Cette forte insistance sur les « solutions politiques » implique que ce qui nous manque le plus actuellement, c'est « l'imagination politique », un concept fréquemment invoqué lors de la conférence. Cette hypothèse mérite d'être remise en question. Ce qui se passe à Gaza n'est pas le résultat d'un manque d'imagination de la part des Israéliens et des Palestiniens, ni du fait qu'aucun plan de paix suffisamment clair ne leur ait été présenté au cours des dernières décennies. Le fascisme meurtrier n'a pas pris le contrôle du gouvernement israélien parce que le public n'a pas eu suffisamment d'alternatives.
En effet, nous ne pouvons pas tenir pour acquis que la rupture profonde et sanglante que nous vivons conduira naturellement le public israélien à prendre conscience qu'une autre voie doit être trouvée. Si une certaine partie des Israéliens a peut-être tiré cette leçon depuis le 7 octobre, l'idée la plus répandue est qu'Israël peut et doit « mettre fin à la question palestinienne » par la force, et si nécessaire, par l'anéantissement, le nettoyage ethnique et l'expulsion. Le fait que les sondages ne montrent pas de hausse spectaculaire de la popularité des partis de gauche n'est pas dû à une méconnaissance de leurs programmes politiques, mais au fait que la population n'en veut pas. C'est la réalité à laquelle la gauche doit faire face.
En ce sens, la conférence de paix se replie dans la zone de confort de la gauche israélienne, évitant les questions existentielles auxquelles ce moment historique nous oblige à faire face. Et cela avant même d'envisager les obstacles pratiques aux solutions proposées, comme le démantèlement délibéré par Israël du leadership palestinien et le dépouillement de l'Autorité palestinienne.
Des vérités douloureuses
Je pense que cette conférence est une réponse au sentiment profond et accablant d'impuissance que nous ressentons tous alors que des fleuves de sang continuent de couler sous nos yeux. Il est certes tentant d'offrir de l'optimisme, de la paix et des solutions – après tout, ce sont des choses dont nous avons tous désespérément besoin – l'espoir n'est jamais un luxe ; c'est un moteur indispensable au changement.
Mais pour que l'espoir passe d'un vœu pieux à un plan d'action, il doit être ancré dans la réalité, et non détaché de celle-ci. Je suggère à la gauche de s'attarder un instant dans cette situation de rupture totale et d'impuissance, de reconnaître nos limites dans cette réalité génocidaire et, à partir de là, de réexaminer notre rôle.
La répression institutionnalisée qui vise désormais ouvertement toutes les organisations de gauche en Israël fait également partie de la réalité à laquelle nous devons faire face, et elle exige des choix tactiques et stratégiques radicalement différents de ceux sur lesquels nous nous sommes appuyés jusqu'à présent. Nous devons affronter la dure réalité : aucune des solutions politiques actuellement proposées n'est viable sous ce régime d'apartheid. Le temps des illusions est révolu.
Notre tâche consiste désormais à repenser notre organisation en tant que camp d'opposition dédié au démantèlement de ce système. Cela exigera une bonne dose d'humilité et la reconnaissance lucide qu'avant que des solutions puissent émerger, nous devons d'abord endurer une période douloureuse de lutte prolongée. C'est là que nous devons concentrer notre énergie.
Que les choses soient claires, ces mots ne sont pas écrits par cynisme ; j'ai une profonde admiration pour les organisateurs de la conférence et ses nombreux participants. Je ne doute pas de leurs bonnes intentions et de leur engagement sincère à changer notre horrible réalité. Mais alors qu'Israël affame systématiquement la population dans le camp d'extermination de Gaza, la gauche israélienne ne peut plus rester dans sa zone de confort.
À quoi servent les ateliers de dialogue, les discussions sur le caractère sacré de Jérusalem, les prières interconfessionnelles ou les tables rondes sur les solutions politiques alors qu'un génocide fait rage ? Ce sont des distractions de privilégiés que nous ne pouvons plus nous permettre. Pour transformer la réalité, nous devons d'abord regarder ses horreurs en face et les nommer sans fléchir. Si cette conférence ne peut même pas réunir une seule table ronde sur le génocide à Gaza, et encore moins exiger la fin de la complicité dans ce génocide, comment peut-elle espérer susciter le changement qu'elle prétend poursuivre ?
Une version de cet article a été publiée pour la première fois en hébreu sur Local Call. Vous pouvez le lire ici.
Orly Noy est rédactrice chez Local Call, militante politique et traductrice de poésie et de prose persane. Elle est présidente du conseil d'administration de B'Tselem et militante du parti politique Balad. Ses écrits traitent des lignes qui se croisent et définissent son identité en tant que Mizrahi, femme de gauche, femme, migrante temporaire vivant au sein d'une communauté d'immigrants permanents, et du dialogue constant entre ces différentes identités.
Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine
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« Nous ne leur laisserons rien » : la destruction systématique par Israël du secteur agricole et des systèmes de production alimentaire à Gaza

Un nouveau rapport du PCHR révèle que la destruction par Israël du secteur agricole et des systèmes alimentaires de Gaza vise à effacer l'existence des Palestiniens.
Tiré de France Palestine Solidarité.
Lire en intégralité le rapport « Nous ne leur laisserons rien » : la destruction systématique par Israël du secteur agricole et des systèmes de production alimentaire à Gaza (en anglais)
Dans un nouveau rapport publié aujourd'hui, le Centre palestinien pour les droits humains (PCHR) confirme que l'assaut militaire israélien en cours sur la bande de Gaza, qui a commencé en octobre 2023, a délibérément et largement ciblé le secteur agricole et les systèmes de production alimentaire de Gaza. Cet assaut a entraîné l'effondrement quasi-total d'un secteur essentiel à la survie de la population. Le PCHR révèle que cette destruction fait partie d'une stratégie systématique et de longue date de l'armée israélienne visant à exterminer le peuple palestinien et à déraciner son existence. Cet objectif est devenu une politique centrale du gouvernement israélien actuel, qui utilise la destruction et la famine comme des armes de guerre dans le cadre plus large du crime de génocide visant à éliminer les Palestiniens et à les priver des moyens de survie les plus élémentaires.
Le rapport, intitulé « We Will Leave Them Nothing : The Israeli Systematic Destruction of the Agricultural Sector and Food Production Systems in Gaza » (Nous ne leur laisserons rien : la destruction systématique par Israël du secteur agricole et des systèmes de production alimentaire à Gaza), documente méticuleusement la destruction délibérée et à grande échelle de l'infrastructure agricole de Gaza par les forces de l'ordre israéliennes. Près de 75 % des terres agricoles et des vergers ont été rasés au bulldozer et anéantis. La grande majorité des installations agricoles - y compris les serres, les entrepôts de stockage, le matériel agricole, les systèmes d'irrigation et l'alimentation électrique - ont été détruites. En outre, les installations d'élevage et de pêche, qui sont des piliers essentiels du système de sécurité alimentaire de Gaza, ont également été décimées.
Le rapport souligne que l'armée israélienne s'est emparée de plus de 130 km² de terres dans la bande de Gaza, en grande partie agricoles, et les a transformées en zones tampons militaires. Cette mesure a privé les Palestiniens de vastes zones essentielles à la production alimentaire, ce qui constitue une violation flagrante des dispositions de la quatrième convention de Genève relatives à la protection des biens civils en temps de guerre et à l'interdiction de s'emparer des terres des populations occupées. Le rapport souligne également que ces attaques sans précédent contre les sources de nourriture de Gaza ont été aggravées par l'intensification du blocus, le refus de l'aide humanitaire et de l'approvisionnement en nourriture, et l'utilisation systématique de la famine comme arme de guerre. Ces actes ont eu des conséquences catastrophiques sur la sécurité alimentaire, déclenchant une grave crise de la faim et une montée en flèche de la malnutrition.
Le PCHR avertit que la destruction des systèmes alimentaires de Gaza ne menace pas seulement la survie actuelle de la population, mais constitue également une attaque contre l'avenir de l'existence palestinienne dans la bande de Gaza. Elle consacre une réalité dévastatrice de faim et de dépendance en éliminant les fondements de la reprise et en forçant la population de Gaza à dépendre totalement de l'aide extérieure. Cela reflète l'objectif colonial à long terme d'Israël : dépeupler la terre, s'emparer de ses ressources et supprimer toute possibilité d'autosuffisance ou de résilience palestinienne. Ce comportement, affirme le rapport, viole directement l'article II de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui criminalise l'imposition de conditions de vie calculées pour détruire un groupe physiquement et psychologiquement.
Le rapport affirme en outre que ces actes constituent de graves violations du droit international, en particulier du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et notamment de son article 11, qui garantit le droit à une nourriture suffisante et à une vie digne. Ils violent également l'article 54 du protocole additionnel I aux conventions de Genève, qui interdit de prendre pour cible « les biens indispensables à la survie de la population civile ». Selon l'article 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, ces actes constituent un crime de guerre à part entière.
Dans ses recommandations, le PCHR appelle la communauté internationale à rompre son silence et à assumer ses responsabilités juridiques et morales face à ces crimes contre les civils palestiniens et leurs sources de subsistance. Il demande instamment que des mesures efficaces soient prises pour qu'Israël rende des comptes, pour que cesse le génocide en cours à Gaza et pour qu'un soutien international soit apporté d'urgence à la réhabilitation du secteur agricole. Le PCHR souligne également la nécessité de restaurer la souveraineté des Palestiniens sur leurs systèmes alimentaires et leurs terres, et exige qu'il soit mis fin à la culture de l'impunité qui permet la répétition des crimes israéliens et sape les fondements de la justice internationale.
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Les attaques trumpistes contre nous toustes

Trump utilise tous les moyens qu'il possède pour pouvoir faire taire les opposants à sa politique. Il retire des fonds aux universités qui s'opposent à sa politique et met en prison les récalcitrant·es. Si à l'heure actuelle, ses foudres se concentrent sur les militant·es, notamment pro-palestiniens, et les immigré·es, c'est l'ensemble des citoyen·es étatsuniens qui seront à terme au centre du viseur.
Revue L'Anticapitaliste n° 165 (mars 2025) |Crédit Photo : Manifestation « Hands Off » à Traverse City, Michigan, 5 avril 2025 © Solidarity-USA
https://lanticapitaliste.org/actualite/international/les-attaques-trumpistes-contre-nous-toustes
Une attaque sur plusieurs fronts est en cours, non seulement contre les partisans de la libération de la Palestine, mais aussi contre le Premier Amendement1 et les droits civiques2. L'enlèvement de Mahmoud Khalil, l'expulsion brutale du Dr Rasha Alawieh du groupe Brown Medicine, la tentative de détention et d'expulsion de Ranjani Srinivasan, étudiante en doctorat à l'Université de Columbia qui a fui pour demander l'asile au Canada, et la capture de Badar Khan Suri, universitaire à l'Université de Georgetown — aucun de ces cas, et beaucoup d'autres qui n'ont pas attiré l'attention du public, ne se produisent de manière isolée.
Les mêmes décrets de Trump qui ont supprimé 400 millions de dollars de subventions fédérales à l'université de Columbia — dont la réponse de l'administration restera à jamais dans les chroniques de la lâcheté cynique — retirent maintenant également 175 millions de dollars à l'université de Pennsylvanie pour un délit sans rapport qui consiste à permettre à des athlètes transgenres de participer à des compétitions sportives masculines.
Comprendre la logique d'ensemble
Il ne s'agit pas de questions distinctes ou de cas individuels à analyser juridiquement chacun de leur côté. L'intention ouverte du régime Trump et du groupe de milliardaires, d'idéologues d'extrême droite et de nationalistes chrétiens suprémacistes blancs qui le soutiennent, est de détruire, d'intimider et de convertir les universités et les collèges américains en agences totalement obéissantes du pouvoir des entreprises et de la réaction politique.
Le même programme est évident dans la volonté de criminaliser les programmes de diversité, d'égalité et d'inclusion (DEI) dans les secteurs public et privé, de paralyser la sécurité sociale et Medicaid, de pulvériser la main-d'œuvre fédérale et d'anéantir les agences qui aident les vétérans militaires, les enfants des écoles et les droits des travailleurs à organiser des syndicats et à survivre sur le lieu de travail.
L'attaque contre le courageux et puissant mouvement de solidarité avec la Palestine sur les campus et dans les communautés des États-Unis est un moyen de poursuivre cette offensive de la droite. La Palestine en tant que telle, bien sûr, est une question mondiale absolument centrale puisque le génocide à grande échelle mené conjointement par Israël et les États-Unis à Gaza a repris, le ministre israélien de la Défense promettant la « destruction totale » de ce qui reste de ce territoire et de ses 2,2 millions d'habitants.
Les faits sont têtus
Rappelons quelques faits essentiels : Mahmoud Khalil, le diplômé de Columbia détenteur d'une carte verte a été appréhendé le 8 mars par des agents en civil du ministère de la sécurité intérieure, alors que le couple (son épouse Noor Abdalla, enceinte de huit mois) rentrait dans la résidence universitaire qu'il occupait. Columbia avait ignoré les demandes de protection de Khalil, qui avait le sentiment d'être suivi.
Activiste de premier plan lors des occupations de l'année dernière et négociateur pour la résolution pacifique de l'occupation, Khalil n'a jamais été accusé d'un quelconque délit ou d'une quelconque mesure disciplinaire de la part de l'université. Après avoir appris que son « visa d'étudiant » (inexistant) puis sa carte verte avaient été « révoqués », Mahmoud a été emmené dans le New Jersey et transféré dans un centre de détention isolé de Louisiane avant que les tribunaux ne puissent intervenir. Un juge fédéral a ordonné que l'affaire soit renvoyée dans le New Jersey. Aujourd'hui, il reste à voir si le régime Trump obtempérera.
Yunseo Chung, 20 ans, étudiante à Columbia, est une résidente permanente qui vit aux États-Unis depuis l'âge de 7 ans. Aujourd'hui dans un lieu non divulgué, elle intente un procès pour éviter d'être expulsée après que des agents de l'Immigration and Customs Enforcement ont effectué des descentes et des fouilles dans les résidences de Columbia sous prétexte que l'école ou ses résidences « hébergent et cachent des étrangers en situation irrégulière sur son campus ». Sa participation à des manifestations pro-palestiniennes ferait d'elle un « obstacle aux objectifs de la politique étrangère des États-Unis », selon les termes d'une loi de 1952 datant de l'ère McCarthy et autorisant l'expulsion pour ce motif.
Le Dr Alawieh, spécialiste des reins, chirurgienne et professeure adjointe à l'université Brown, de retour d'un voyage au Liban, a été détenue pendant 36 heures, puis mise sur un vol de retour — en violation flagrante d'une décision de justice d'urgence interdisant son expulsion. Les prétendus « motifs d'expulsion » étaient sa participation aux funérailles de Hasan Nasrallah, le chef du Hezbollah assassiné par Israël, auxquelles assistaient des dizaines de milliers de Libanais·es.
Nous sommes toustes sont dans le viseur trumpien
Ces cas sont loin d'être les seuls dans lesquels les agents de Trump ont ignoré une décision de justice, comme l'illustre le renvoi massif de « membres de gangs » vénézuéliens présumés — sans aucune preuve ni l'ombre d'une procédure légale — vers une prison tristement célèbre et mortelle au Salvador.
Ranjani Srinivasan, dont le doctorat en urbanisme est presque achevé, a été « désinscrite » par Columbia après que des agents de l'ICE se sont présentés à son appartement et, ne parvenant pas à entrer pour la détenir, ont déclaré que son visa était annulé et l'ont informée qu'elle avait 15 jours pour quitter le pays. Elle a déclaré à CBC News qu'elle n'avait pas participé aux manifestations sur le campus (elle a apparemment été aperçue dans la foule au printemps dernier, à un moment où sa résidence sur le campus avait été bloquée).
Le comportement méprisable de Columbia, qui a supprimé et expulsé des étudiant·es l'année dernière, est maintenant aggravé par sa lâcheté à se plier à une série de demandes draconiennes de la Maison Blanche trumpiste, incluant non seulement l'interdiction des masques — notamment, Mahmoud Khalil a été facilement ciblé parce qu'il ne portait pas de masque — et la mise sous « tutelle externe » de son centre d'études sur le Moyen-Orient, l'Afrique et l'Asie.
Badar Khan Suri est professeur à Georgetown et chercheur postdoctoral sur la religion et les processus de paix au Moyen-Orient et en Asie du Sud. Il séjourne légalement aux États-Unis avec un visa de chercheur et de professeur. De nationalité indienne, il vit avec sa femme, citoyenne américaine, et ses trois enfants à Rosslyn, en Virginie. Lorsqu'il est rentré chez lui le 17 mars après un repas d'iftar du Ramadan, Suri a été placé en garde à vue par des agents fédéraux masqués sans être accusé d'aucun crime.
En un peu plus de 72 heures, il a été transféré dans plusieurs centres de détention pour immigrés, puis dans un centre de transit de l'ICE à Alexandria, en Louisiane. (Ses collègues soupçonnent que la véritable cible du gouvernement est sa femme américaine d'origine palestinienne, Mapheze Saleh, qui, en tant que citoyenne, ne peut être expulsée).
Au moment où vous lirez cette déclaration, les outrages perpétrés par le régime gangréné de Trump auront encore proliféré.
Pour une analyse du trumpisme
En deux mois à peine, le régime de Trump est devenu un cancer métastatique sur le corps déjà affaibli des droits démocratiques aux États-Unis. En fait, au cours des années qui ont précédé le règne actuel de la terreur, Trump, l'aile droite et leur majorité à la Cour suprême ont obtenu des résultats significatifs — notamment en transformant la loi historique sur le droit de vote en lettre morte, en supprimant les lois sur le financement des campagnes électorales afin que des parasites milliardaires comme Elon Musk et les Adelson puissent acheter le gouvernement, et bien sûr en abolissant le droit fédéral à l'avortement.
L'orientation actuelle — sur de nombreux fronts, allant de la gouvernance par décrets exécutifs à la terrorisation des communautés d'immigrés et des militants pro-palestiniens, en passant par l'abolition de la citoyenneté de naissance — mène à la destruction substantielle du gouvernement constitutionnel aux États-Unis. Seul un papier peint décoratif sera laissé en place pour dissimuler la pourriture.
La solidarité s'organise
Les organisations de défense des libertés civiles et les avocats des personnes visées par l'expulsion interviennent énergiquement dans les affaires judiciaires et tirent la sonnette d'alarme dans les médias. Mais les dirigeants du Parti démocrate gardent un silence assourdissant sur la destruction de Gaza et le nettoyage ethnique rampant en Cisjordanie occupée. Alors que des dizaines de membres démocrates du Congrès ont publié une lettre contestant la détention de Mahmoud Khalil, le nom du chef de la minorité, Hakeem Jeffries, brille par son absence. Du côté du Sénat, Chuck Schumer semble être en hibernation profonde après son vote en faveur de la « résolution de continuation » budgétaire des Républicains de la Chambre des représentants.
La résistance émerge sur de multiples fronts, de l'appel à l'action du syndicat étudiant de Columbia CSW-UAW 2710 sur le cas de Mahmoud Khalil, aux syndicats de travailleurs postaux qui organisent des manifestations pour protester contre les plans de dévastation puis de privatisation du service postal, en passant par les piquets de grève dans les salles d'exposition Tesla contre l'empire commercial du milliardaire Elon Musk. Nous sommes ravis de voir des drapeaux palestiniens et ukrainiens flotter ensemble lors de manifestations de solidarité — alors que Trump donne son feu vert à la volonté d'Israël de détruire définitivement Gaza et se prépare à découper l'Ukraine en collaboration avec Vladimir Poutine.
Toute illusion consistant à penser que le différentes mesures – terroriser l'activisme palestinien et les communautés d'immigrés, s'attaquer aux droits des transgenres, des queers et des féministes, vider les agences gouvernementales de leur substance et abolir les syndicats de travailleurs fédéraux, la sécurité sociale et Medicaid – sont des questions « distinctes » est fatale. La protection de nos droits nécessite un effort gigantesque et unifié de la part de la résistance populaire, des libertés civiles et des forces du mouvement populaire.
Le cas scandaleux de Mahmoud Khalil, en particulier, a attiré l'attention des masses, et sa lettre de prisonnier politique est un puissant appel à la mobilisation. Des manifestations ont eu lieu dans tout le pays, notamment l'occupation du hall de la Trump Tower par Jewish Voice for Peace — New York.
Il s'agit d'un combat à mener sur plusieurs fronts. Bien entendu, tout partisan des droits fondamentaux du premier amendement devrait exiger la libération immédiate de Mahmoud Khalil, indépendamment de ce qu'il pense de son activisme en faveur de la Palestine — et personne ne devrait être idéologiquement exclu de cette lutte juridique et pour les libertés civiles, quelles que soient ses opinions politiques.
En même temps, l'agitation et l'activisme pour la libération de la Palestine et contre le génocide continueront et doivent continuer, inspirés par l'exemple et le courage de Khalil. Le sort du peuple palestinien, sacrifié sur l'autel du cynisme politique, de l'impérialisme et du colonialisme de peuplement, n'est pas une question isolée. Il est inextricablement lié à notre avenir à tous.
le 26 mars 2025
* Solidarity est membre de la IVe Internationale aux États-Unis. Cette déclaration a été publié initialement sur le site d'Inprecor.
Notes
1. Le premier amendement de la Constitution protège la liberté d'expression, la liberté de religion et la liberté de presse, ainsi que le droit de se réunir et de pétition.
2. Le mouvement des droits civiques est un mouvement qui revendique l'abolition de toutes les formes de discrimination raciale entravant l'exercice du droit de vote, l'accès à l'éducation, à l'emploi et au logement dans la totalité du territoire des États-Unis. Commencé immédiatement après la guerre civile américaine (1861-1865), ce mouvement obtient totale satisfaction légale dans les années 1960.
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Trump : l’économie au service de la politique impériale

Révision en baisse des prévisions de croissance, inflation, soubresauts de Wall Street, incertitudes sur le commerce extérieur… Cela n'ébranle pas les certitudes de Trump qui affirme que ce n'est qu'un mauvais moment à passer avant que ne chantent les lendemains de la grande Amérique. La rédaction de cet article a été terminée le 28 mars ; il n'intègre donc ni les plus récentes décisions douanières de Donald Trump, ni les réactions des marchés financiers et des « partenaires commerciaux » des États-Unis.
Revue L'Anticapitaliste n° 165 (mars 2025) | Photo : Donald Trump signe des décrets exécutifs le jour de son investiture, le 20 janvier 2025 © The Trump White House
https://lanticapitaliste.org/actualite/international/trump-leconomie-au-service-de-la-politique-imperiale
Après la vague d'optimisme qui l'avait submergée en début d'année, la Bourse a dévissé le 10 mars sans que cela paraisse inquiéter Trump et son administration : « les corrections sont saines et normales » a déclaré le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, qui vient pourtant de la sphère financière. Elle s'est un peu reprise depuis mais l'incertitude demeure. Quant à la Réserve fédérale (banque centrale), mercredi 19 mars, elle a revu sa prévision de croissance à la baisse pour 2025, à 1,7 % (contre 2,1 % lors de ses prévisions de décembre 2024) et table désormais sur une hausse de l'inflation de 2,7 % cette année. Les allers-retours de Trump sur la mise en place des droits de douane créent de l'incertitude car les entreprises américaines, notamment les plus grandes, dépendent souvent d'importations de composants extérieures.
Par ailleurs, la consommation des ménages ralentit : elle dépend, pour les moins aisés, de l'inflation et des craintes pour leurs emplois et, pour les revenus plus élevés, du cours de la Bourse. En fait, il existe un fossé énorme parmi les Américains : les 10 % des plus aisés, plus souvent possesseurs de titres boursiers, représentent aujourd'hui 49,7 % des dépenses de consommation contre 36 % il y a dix ans. « De septembre 2023 à septembre 2024, ces foyers ont augmenté leurs dépenses de 12 % tandis que celles des ménages des classes ouvrière et moyenne ont diminué. »1 Les aléas de la Bourse américaine largement commentés par la presse, touchent moins les bas revenus, nombreux parmi les électeurs républicains. Selon certains commentateurs, « cela peut contribuer à expliquer la décontraction de l'administration Trump à l'égard des sautes d'humeur de Wall Street ».2
La politique au poste de commande
Trump, pour sa part, met la politique au poste de commande. Pour reprendre une formule de De Gaulle en 1966, pour lui aussi « la politique ne se fait pas à la corbeille »3 ou, du moins, semble pour le moment ne pas se faire car il peut être amené à transiger et il est plus directement connecté à la finance que ne l'était De Gaulle en son temps. Le lundi 9 mars, sur la chaine de télévision Fox News, Donald Trump a refusé d'exclure la possibilité d'une récession aux États-Unis. « Je déteste prédire ce genre de choses […] Il y a une période de transition, car ce que nous faisons est très important. Nous ramenons la richesse en Amérique. C'est une grande chose. Et il y a toujours des périodes où cela prend un peu de temps. »
En matière douanière, la politique de Trump, tout aussi désordonnée qu'elle soit, « s'inscrit dans une logique mercantiliste, où la puissance d'un État est définie par sa capacité à accroître ses exportations et à imposer ses règles aux autres pays […] La puissance économique ne doit pas émaner des principes du libre-échange mais de la capacité des États-Unis à imposer leurs normes au reste du monde, par une utilisation constante des rapports de force et une symbiose entre l'appareil d'État et la stratégie des grandes entreprises ».4
Le mercantilisme de Trump comporte aussi un volet monétaire qui se compose de deux éléments : maintenir et même renforcer le dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, et, de façon plus nébuleuse, développer le rôle des cryptomonnaies, notamment d'une variante qui pourrait être adossée au dollar.
Trump cherche en effet à déprécier le dollar par rapport aux autres devises pour stimuler les exportations des États-unis. Il continue pour cela à exercer des pressions sur la Réserve fédérale pour des taux d'intérêt bas, car une hausse des taux tendrait à renforcer la valeur du dollar. Cependant, un dollar affaibli est moins attractif pour les banques centrales étrangères, ce qui pourrait menacer son statut de monnaie de réserve. L'administration Trump a ainsi envisagé une riposte à cette possible contradiction en menaçant les pays qui réduiraient leurs réserves en dollars de droit de douane jusqu'à 100 %, en premier lieu les BRICS5. C'est donc dans une logique de guerre commerciale et économique que s'engage Trump, une guerre dont il reconnait qu'elle peut poser quelques problèmes immédiats mais qui est destinée à défendre les intérêts du capitalisme et de l'impérialisme américains.
En matière fiscale, l'impôt minimum mondial de 15 % sur les profits des multinationales qui avait nécessité des années de négociations est d'ores et déjà torpillé. C'était pourtant une faible réforme fiscale que Joe Biden avait trainé des pieds avant d'accepter. La première présidence de Trump avait été marquée par des dispositions importantes en faveur des grandes entreprises et des hauts revenus. Gageons que cela va se poursuivre en dépit d'un déficit budgétaire qui a atteint 6,3 % du PIB pour l'année fiscale 2023 et que Trump affirme compenser par les recettes issues du rehaussement des droits de douane. Ces déductions fiscales (et celles instaurées auparavant) avaient permis de rehausser le taux de profit après impôt ainsi que le montre la figure 1.
Trump et le capital américain
Lors de la première présidence de Donald Trump, certain·es observateurs spéculaient régulièrement sur la volonté du « grand capital » de se débarrasser de Trump par le biais par exemple d'un impeachment parlementaire. D'importants dirigeants économiques se sont effectivement hérissés de divers épisodes. Mais rien n'a jamais abouti. En 2018, Daniel Tanuro soulignait la vacuité de ces raisonnements et écrivait à propos l'attitude des divers secteurs de la bourgeoisie américaine face à Trump : « certains secteurs soutiennent sa politique avec enthousiasme, d'autres misent sur elle — ou la contestent pour une raison déterminée ». Il ajoutait que les grands groupes transnationaux peuvent exprimer des réserves sur tel ou tel aspect mais « ces Messieurs-Dames sont unanimes à se réjouir de l'action trumpiste en matière de dérégulation de l'économie »6
En matière de dérégulation, Trump est reparti sur les mêmes bases. Le DOGE (Department of Government Efficiency — département de l'efficacité gouvernementale) d'Elon Musk est chargé de sabrer dans les dépenses publiques et l'administration fédérale (objectif affirmé : réduction annuelle des effectifs de 5 %, soit 150 000 personnes). Il y a ainsi eu, dans les services chargés de la réponse aux épidémies, 25 000 suppressions d'emplois pour 82 000 salarié·es. Certains organismes étaient depuis longtemps dans le collimateur du patronat. C'est le cas du National Labor Relations Board (NLRB — Bureau national des relations du travail), créé en 1935 et chargé de veiller (avec plus ou moins d'énergie) au respect d'un droit syndical limité. Il est désormais paralysé. Le DOGE a aussi démantelé le Consumer Financial Protection Bureau (CFPB), l'organisme de protection bancaire et financière des particuliers, établi en 2011 à la suite de la crise financière de 2008. Le CFPB s'occupe aussi bien des petits remboursements de consommateurs arnaqués que de fraude à grande échelle. Ces deux organismes s'étaient notamment intéressés aux pratiques d'entreprises de la Silicon Valley, en particulier contrôlées par Elon Musk. Quant au responsable de la supervision du secteur bancaire, il a choisi de démissionner face aux pressions des banques qui pensent obtenir de Donald Trump un assouplissement des règles (dites Bâle III) devant entrer en vigueur pour encadrer leur activité.
De façon générale, plus de secteurs patronaux ont soutenu de façon plus ou moins visible Trump en 2024 que lors de ses précédentes campagnes électorales. Les dons récoltés en témoignent. Les secteurs extractivistes, minier et pétrolier, figurent au premier rang des soutiens de Trump. Lors de son investiture, le nouveau président des États-Unis Donald Trump a annoncé un « état d'urgence énergétique ». Il a immédiatement signé des décrets abrogeant le blocage de nouveaux forages, notamment dans les océans Atlantique et Pacifique. Il a aussi levé l'interdiction des forages pétroliers sur quelque 6,5 millions d'hectares dans l'Arctique, et le projet d'accroître l'exploitation du pétrole et du gaz en Alaska a été annoncé par le ministre de l'intérieur chargé de la gestion des terres fédérales, jeudi 20 mars, incluant un programme qui menacerait l'Arctic National Wildlife Refuge, une aire protégée de plus de 630 000 hectares.
Parmi les plus gros contributeurs à la campagne du candidat républicain, on retrouve aussi l'aéronautique, l'automobile et l'industrie du tabac. D'importants dirigeants du secteur financier ont manifesté un soutien ou au moins une non-hostilité à Trump comme, dès janvier 2024, le PDG de JP Morgan Jamie Dimon. Plusieurs entreprises qui avaient annoncé suspendre leurs financements au parti Républicain après les attaques du Capitole en janvier 2021, dont le constructeur automobile Ford ou le géant des télécoms AT&T, ont changé leur fusil d'épaule, en versant plusieurs centaines de milliers de dollars pour financer l'investiture de Donald Trump.
Pour ce qui est du secteur de la tech qui était présenté comme une grande oasis de libéralisme (c'est-à-dire plus ou moins de gauche dans le contexte américain), le retournement semble manifeste, du moins pour un certain nombre de dirigeants importants du secteur. Mais, comme le souligne le sociologue Olivier Alexandre, « les passerelles entre la Silicon Valley et le pouvoir politique fédéral sont anciennes. […] Depuis plus de cent ans, la Silicon Valley est au cœur de ce que l'on a longtemps appelé le « complexe militaro-industriel ».7 Selon les époques et les entreprises, le penchant a été plutôt républicain et démocrate et a correspondu à des soutiens financiers à chacun des deux partis. Depuis les années 1990 et l'élection de Bill Clinton, il y avait eu un basculement du côté démocrate avec une vision commune de la « modernité » correspondant aux intérêts de développement des entreprises. Mais, sous Biden, des projets de réglementation de l'intelligence artificielle et des cryptomonnaies ont été initiés, la taxation des plus-values latentes a aussi été évoquée, si bien qu'un basculement a été amorcé dans ce secteur du capital vers des républicains « trumpisés » et, explique Olivier Alexandre, a renforcé un petit groupe de réactionnaires constitué dès les années 1990 autour de Peter Thiel (un milliardaire cofondateur de Paypal et de la société Palantir, spécialisée dans l'analyse de données et très active dans le domaine de la défense et du renseignement). S'y sont agrégés des investisseurs dans le secteur des cryptomonnaies. Le cercle s'est ensuite élargi. S'interrogeant sur le ralliement à Trump de personnalités plus connues de la Silicon Valley, un co-fondateur de Facebook aujourd'hui retiré du secteur a écrit que ce n'est pas seulement une question de profit car ces entreprises ont été toujours mues par le profit mais que s'y ajoute désormais une autre dimension : ils veulent pouvoir agir à leur guise en échappant à toute règlementation : « en pratique, il est aussi le bouclier dont ils ont besoin pour échapper à leurs responsabilités. M. Trump peut menacer les normes démocratiques et diffuser de la désinformation. Il pourrait même déclencher une récession, mais il ne remettra pas en question leur capacité à construire la technologie qu'ils aiment, quel qu'en soit le coût social. Ces dirigeants parient qu'ils peuvent influencer M. Trump vers leurs idées grâce à leur soutien public et financier, et ils ont peut-être raison. Autrefois critique de la cryptomonnaie, il s'est opposé à la réglementation après que les dirigeants de la crypto ont fait un don à sa campagne… ».8
Pour sa part, Elon Musk, qui n'a pas toujours été un farouche républicain, se dit aujourd'hui proche du courant libertarien. Certes, il dit défendre la « liberté », condamne l'inefficacité de l'État, mais cela ne l'a pas empêché de bénéficier à de nombreuses reprises d'argent public et de collaborer avec des agences gouvernementales. Entre convaincus et opportunistes le basculement de stars du secteur s'est opéré — y compris certains dirigeants qui ont été dans le passé en conflit ouvert avec Donald Trump et l'avaient exclu de leurs réseaux sociaux, à commencer par Mark Zuckerberg, le patron de Meta, qui possède Facebook, Instagram, Whats App, etc.
Les géants du Net comptent aussi sur une politique qui leur sera favorable pour faire face aux aléas du développement et du déploiement de l'intelligence artificielle, pour bloquer les règlementations plus ou moins contraignantes (notamment dans l'Union européenne) et pour freiner l'expansion de leurs concurrents chinois. Sur le plan interne, ils ne veulent pas laisser Elon Musk profiter de sa proximité avec Trump pour valoriser ses propres entreprises et affaiblir ses concurrents.
Face à la Chine
Un des ressorts du développement du trumpisme chez les entrepreneurs et les politiques américains est sans nul doute la montée de la Chine qui est la seule puissance en état de contester le leadership américain sur les plans à la fois technologique, économique et, à terme, militaire
D'après Benjamin Bürbaumer, dans son ouvrage paru en 2024 à la Découverte, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, dans un premier temps de l'intégration de la Chine au marché mondial, à la fin du siècle dernier, l'interdépendance entre Chine et États-Unis apparaissait relativement solide pour le plus grand bien du capitalisme, les revenus des exportations de la Chine contribuant à financer la dette américaine. Or ce temps est révolu et la Chine apparaît comme une concurrente. Dans un discours d'avril 2023, la secrétaire américaine au Trésor avait été claire : face à la Chine, il est essentiel de préserver « le leadership économique des États-Unis ». D'après un document émis par la présidence étatsunienne, que cite Benjamin Bürbaumer, le défi posé par la Chine diffère de celui que pose la Russie, et « [la république populaire de Chine] est le seul concurrent qui a à la fois l'intention de remodeler l'ordre international et, de plus en plus, la puissance économique, diplomatique, militaire et technologique pour le faire ».
Les États-Unis sous Trump comme sous Biden se sont efforcés de préserver leurs atouts géopolitiques et technologiques qui restent très importants. Joe Biden n'a pas remis en cause les mesures douanières protectionnistes instaurées par son prédécesseur (et désormais successeur). Sa politique industrielle impulsée à coup d'aides étatiques massives traduisait aussi cette volonté. Les autorités américaines ont souhaité aussi restreindre certains investissements ou exportations étatsuniennes en Chine susceptibles d'aider au progrès technologique de ce pays, notamment dans les semi-conducteurs. Tout cela, avec des modalités peut-être en partie différentes, va être un des fils directeurs du deuxième mandat de Trump.
Les failles
Mais le « bloc trumpiste » n'est pas sans failles, et elles sont de plusieurs ordres. D'abord, les défenseurs d'une politique migratoire « tolérance zéro » ne cessent de rappeler l'un des principaux engagements de Donald Trump : bloquer l'immigration. Par contre, les milliardaires de la tech, Elon Musk en tête, défendent l'immigration des « qualifié·es » (85 000 visas H-1B par an) auxquels leurs entreprises ont largement recours. Une controverse violente a éclaté sur ce sujet fin 2024 et Trump, qui a changé plusieurs fois de position sur ce sujet, a tranché en faveur de Musk et de ses collègues. Mais ces PDG n'appellent pas à pratiquer une politique d'accueil généreuse : leur « ouverture » ne concerne que les très qualifié·e·s ou les fortuné·e·s. Fin février, Trump a d'ailleurs proposé la mise en place d'un nouveau visa, une « golden card » : pour l'obtenir, il faudra débourser 5 millions de dollars. À cette occasion, Trump a précisé que les oligarques russes pourront être éligibles.
Autre faille : celle qui sépare les perspectives radieuses de Trump et la réalité des affaires aujourd'hui. Sous des prétextes divers et avec des atermoiements qui créent des incertitudes pour les entreprises, le nouveau président a déjà imposé des droits supplémentaires sur tous les produits chinois entrant aux États-Unis et 25 points additionnels sur les importations d'acier et l'aluminium depuis le monde entier. Les produits canadiens et mexicains (sauf l'acier et l'aluminium) bénéficient pour leur part d'un sursis jusqu'au 2 avril. Mais fin mars Trump a annoncé, pour le 2 avril, une taxe additionnelle de 25 % sur toutes les importations d'automobiles avec des aménagements pour les importations en provenance du Canada et du Mexique. Les patrons de l'industrie avaient en effet renâclé et annoncé des risques économiques et sociaux majeurs : les trois pays sont en effet liés par un accord de libre-échange et les processus de fabrication se sont adaptés en conséquence afin de maximiser les profits. Même Tesla (contrôlée par Musk) a exprimé des craintes sur les droits de douane. Après ces annonces de Trump, les actions des grands constructeurs ont dégringolé en Bourse.
Enfin, les attaques effrénées contre les dispositifs sociaux peuvent ébranler une partie de la base populaire trumpiste ou remobiliser les abstentionnistes des présidentielles si une récession se déclenche et surtout si ne se concrétisent pas les promesses de réduction de l'inflation et de « bons » emplois. On sait que le protectionnisme peut parfaitement coexister avec le libéralisme le plus effréné à l'intérieur d'un pays. C'est justement la politique de Trump et Musk de destruction de ce qui pouvait exister d' « État social » aux États-Unis. L'avenir du bloc trumpiste n'est donc pas totalement joué et les élections à mi-mandat peuvent rebattre un peu les cartes en ébréchant la majorité républicaine au Sénat et à la Chambre des représentants.
Parmi les couches populaires, celleux qui ont pu croire que Trump allait leur redonner espoir n'auront guère de raisons de faire confiance aux néolibéraux démocrates dont le passif est très lourd9. Le communiqué du 26 mars dernier de l'UAW (le syndicat américain de l'automobile qui avait mené la grève victorieuse de 2024) saluant les décisions de Trump sur l'automobile comme une « victoire des travailleurs … sur les désastres du libre-échange » (tout en réaffirmant ses revendications sociales) est sans doute une illustration des problèmes à venir pour construire un bloc d'opposition.10
Le 28 mars 2025.
Notes
1. Courrier international, L'économie américaine n'a jamais autant reposé sur les dépenses des plus riches. Site : courrierinternational.com, 24 février 2025.
2. Rédaction l'écho, Pourquoi Trump préfère son mur tarifaire à Wall Street. Site : lecho.be, 25 mars 2025.
3. La corbeille était un espace délimité par une balustrade à la Bourse de Paris.
4. Eric Monnet, Cryptomercantilisme : la doctrine économique de Donald Trump. Site : legrandcontinent.eu, 18 mars 2025.
5. Ismail Shakil, Trump repeats tariffs threat to dissuade BRICS nations from replacing US dollar. Reuters, 31 janvier 2025.
6. Daniel Tanuro, Le moment Trump - Une nouvelle phase du capitalisme mondial. Éd. Demopolis, 2018. Pages 121-122.
7. Olivier Alexandre : « Elon Musk et le monde de la tech veulent réduire la sphère politique au profit de l'entreprise privée ». Alternative économiques, 11 janvier 2025.
8. Chris Hughes, Why Do People Like Elon Musk Love Donald Trump ? It's Not Just About Money. The New York Times, 25 septembre 2024.
9. Lire le dossier Trump au pouvoir. Inprecor n° 729, février 2025.
10. United Automobile, Aerospace and agricultural implement Workers of America, In a Victory for Autoworkers, Auto Tariffs Mark the Beginning of the End of NAFTA and the “Free Trade” Disaster. Site : uaw.org, 25 mars 2025.
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Etats-Unis. « Elon Musk et SpaceX seraient les grands gagnants si le budget de Trump était approuvé »

Elon Musk et SpaceX sont les grands gagnants du plan de financement 2026 de Donald J. Trump.
Tiré de A l'Encontre
3 mai 2025
Par Eric Lipton
Elon Musk lors de la cérémonie d'intronisation de Donald Trump le 20 janvier 2025.
Le président Trump répond aux souhaits d'Elon Musk, tant à l'égard de la NASA que du Pentagone, en réorientant les dépenses fédérales dans le domaine spatial de manière à générer des milliards de dollars de nouveaux contrats pour l'entreprise de technologie spatiale de Musk, si le Congrès approuve le plan budgétaire. [Voir graphique ci-dessous ayant trait aux coupes dans certains secteurs et financement accru dans d'autres. Ce graphique met à jour les projets de coupes budgétaires mentionnés dans l'article de Kim Moodypublié sur ce site le 2 mai.]
Au Pentagone, Donald Trump réclame une augmentation massive des dépenses, une hausse extraordinaire de 13%, presque entièrement financée par des allocations prévues dans un plan de conciliation budgétaire [budget reconciliation bills] actuellement examiné par le Congrès.
Cette augmentation interviendrait alors que de nombreuses autres agences fédérales subiraient des coupes budgétaires, en partie pour stimuler les dépenses fédérales dans deux domaines où SpaceX est bien placé pour en tirer profit : un vaste système de défense antimissile et des missions spatiales vers Mars et la Lune (New York Times, 23 mars 2025).
Modifications budgétaires proposées par agence
Le projet de budget propose de redistribuer les 163 milliards de dollars de coupes budgétaires à quelques agences, notamment la défense et la sécurité intérieure
Donald Trump a proposé un système de défense appelé « Golden Dome » pour suivre et détruire les missiles dirigés vers des objectifs américains, qui pourraient être lancés par la Chine, la Russie, la Corée du Nord ou d'autres rivaux.
Selon des responsables du Pentagone, SpaceX serait susceptible d'être le principal bénéficiaire de cette explosion de nouvelles dépenses, qui pourrait générer des milliards de dollars de nouveaux contrats pour l'entreprise.
En effet, SpaceX fabrique à la fois des fusées capables de mettre en orbite des charges utiles militaires et des systèmes satellitaires pouvant fournir les outils de surveillance et de ciblage nécessaires au projet, ce qui nécessiterait les plus importants investissements militaires jamais réalisés par les Etats-Unis dans le domaine spatial.
Le projet de budget de Donald Trump prévoit également une somme importante, dont le montant n'a pas été divulgué, pour « assurer la domination spatiale des Etats-Unis afin de renforcer la sécurité nationale américaine ».
L'énorme volume de nouvelles commandes escomptées pour SpaceX, qui commençait déjà à se dessiner à la lumière des changements de politique opérés par Trump depuis janvier, a suscité des questions de la part des démocrates à Washington, qui se demandent si Musk ne tire pas profit de ses contributions considérables à la réélection de Trump (New York Times, 5 décembre 2024, contribution estimée à 250 millions de dollars) et de sa position de conseiller de haut rang à la Maison Blanche.
SpaceX est déjà, de loin, le plus grand bénéficiaire des dépenses du Pentagone pour les systèmes de communication militaires existants en orbite basse, et il obtient la plus grande part des contrats de lancement de fusées du Pentagone. L'approbation par le Congrès du plan visant à augmenter considérablement ces dépenses serait une victoire gigantesque pour Musk et SpaceX.
Le budget proposé par Trump prévoit que les dépenses du Pentagone pour 2026 seront supérieures de 113 milliards de dollars à celles l'année 2025. Mais cette augmentation proviendrait entièrement des dotations que le Congrès envisage d'allouer dans le cadre de son plan de conciliation pour l'exercice 2025, selon Todd Harrison, chercheur senior à l'American Enterprise Institute et ancien dirigeant de l'industrie spatiale, qui a attiré l'attention sur une note de bas de page du plan de M. Trump (tableau de la p. 41 du rapport date du 2 mai 2025 de l'Office of Management and Budget).
Le budget de la NASA fait l'objet de coupes dans le plan de Trump, mais certaines augmentations correspondent largement aux priorités de SpaceX.
Le plan de réduction des dépenses s'en prend aux concurrents commerciaux de Musk, demandant à la NASA de supprimer progressivement le financement du Space Launch System, un programme de fusées dirigé par Boeing, ainsi que de la capsule spatiale Orion, construite par Lockheed Martin, qui devait faire partie de trois vols prévus pour ramener des humains sur la Lune.
A la place, le budget de Trump prévoit « des systèmes commerciaux plus rentables qui permettraient de mener à bien des missions lunaires ultérieures plus ambitieuses », un secteur actuellement dominé par SpaceX. Blue Origin, la société de Jeff Bezos qui a développé sa propre fusée, pourrait également être l'un des grands bénéficiaires de ce changement, ont déclaré vendredi des dirigeants du secteur.
Blue Origin et SpaceX disposent toutes deux de systèmes d'alunissage que la NASA s'est engagée à utiliser et qui, du moins jusqu'à présent, ne font pas l'objet de coupes budgétaires.
« Leur conception est plus simple que celle de SpaceX », a déclaré Doug Loverro, ancien administrateur associé de la NASA pour l'exploration humaine et les opérations, qui a également été conseiller de l'administration Trump, en référence au projet d'alunissage de Blue Origin.
Le budget de la NASA prévoit également 1 milliard de dollars de nouvelles dépenses pour se concentrer sur une mission vers Mars, qui est le principal projet de Musk depuis qu'il a lancé SpaceX. Il construit déjà une nouvelle fusée, appelée Starship, pour tenter de concrétiser ce projet.
« SpaceX a laissé son empreinte partout », a déclaré Mo Islam, cofondateur de Payload, un site d'information sur l'industrie spatiale commerciale. « Je ne vois pas d'autre façon d'interpréter cela. SpaceX est en position de devenir le principal bénéficiaire de la majorité de ces décisions budgétaires. »
Certaines lignes du budget de la NASA pourraient entraîner une baisse des dépenses consacrées à SpaceX, notamment la réduction des dépenses pour la Station spatiale internationale, où SpaceX assure le transport de marchandises et d'astronautes.
Mais SpaceX devrait tout de même sortir gagnant. L'entreprise a récemment remporté un contrat de 843 millions de dollars pour « désorbiter » la station spatiale lorsqu'elle sera mise hors service en 2030. Et Musk a poussé Trump à avancer cette date.
« La décision appartient au président, mais je recommande que cela se fasse dès que possible », a écrit Musk sur sa plateforme de réseau social, X, en février 2025.
Au cours de l'exercice 2024, SpaceX a obtenu 3,8 milliards de dollars de contrats fédéraux, dont la plupart proviennent de la NASA et du Pentagone. Au total, l'entreprise a obtenue 18 milliards de dollars de contrats fédéraux au cours de la dernière décennie, selon une analyse des données sur les contrats fédéraux réalisée par le New York Times.
Des experts tels que Doug Loverro soutiennent depuis longtemps que la NASA se concentre trop sur un programme lunaire dépassant le budget et en retard sur le calendrier, appelé Artemis, en particulier les parties du projet qui dépendent de Boeing et Lockheed. Cela dit, Doug Loverro a déclaré que le nouveau programme de dépenses « a un impact très positif sur SpaceX à bien des égards ».
Mais Todd Harrison, l'ancien dirigeant du secteur, a déclaré que cela exposait également SpaceX et l'administration Trump à d'éventuelles critiques.
« Cela jette désormais un soupçon d'ingérence indue sur toute cette affaire », a déclaré Todd Harrison. « Et ces questions sont légitimes. » (Article publié par le New York Times, en date du 2 mai 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)
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Mercenaires à louer : comment les politiques antinarcotiques des États-Unis ont transformé la Colombie en exportatrice de mercenaires ?

L’humain idéal ? Le citoyen idéal ?

Tout récit a un début. Commençons par celui-ci.
Homo (être humain). Vir (l'homme = mâle). Femina (la femme = femelle). Homo habilis (homme à tout faire). Homo erectus (homme debout). Homo faber (homme ouvrier, qui fabrique ses propres outils et qui développe ses habiletés techniques en vue de maîtriser la nature qui l'environne ). Homo sapiens (homme sage, intelligent et apparemment raisonnable). L'homme moderne. L'humain. L'humain trop humain. L'homme raisonnable et l'homme déraisonnable. Bref, des hommes et des femmes qui sont capables de faire, d'écrire et d'inventer une histoire à leur propre sujet dans un cadre tantôt coopératif et collaboratif, tantôt dans un cadre compétitif et même polémique d'anéantissement réciproque. Des êtres humains différents et opposés, faibles ou forts. DominantEs ou dominéEs. Des personnes humaines capables d'imaginer et de concevoir des choses et leurs contraires. C'est un peu ainsi que doit commencer notre texte sur l'humain idéal / la citoyenne idéale ou le citoyen idéal. Que cache la démarche contradictoire de certainEs grandEs philosophes ou de certains dirigeants politiques qui se sont exercéEs dans l'échafaudage théorique d'un monde parfait, exemplaire ou plus-que-parfait ? Voici, à ce moment-ci, notre réflexion critique sur l'utopie, « (l')humain idéal » et, bien entendu, ses dérives.
Tout semble démarrer avec Platon, dont la cité idéale impose un être typique qu'il doit contenir. Mais rapidement nous nous apercevons à travers cette première utopie, l'intention de créer de l'ordre dans le désordre, d'exiger une droiture jusque-là, semble-t-il, ignorée par une et des populations. Voilà un programme proposé, pour ne pas dire une éducation, une formation et une structuration destinées à transformer ces personnes en une femme idéale ou un homme idéal. Automatiquement, une dérive survient, alors que ce qui est présenté, comme étant justement « idéal », se métamorphose soudainement en une volonté de puissance, en paraphrasant Nietzsche, menant à conditionner les comportements humains — plutôt les conduites, puisque les gens deviendraient des machines à programmer — vers la voie désirée ; à savoir, une voie pas nécessairement voulue par toutes et tous. Oser riposter insinue des conséquences, des exclusions, voire même des expulsions. Ainsi, l'utopie se transforme en dérive, et là où l'harmonie — sinon l'ordre — règnerait dans le rêve des maîtres-d'oeuvre apparaît plutôt la répression d'une réalité faisant regretter les convertiEs.
Sur les pas de Platon sont apparues au cours de l'histoire des conceptions de l'humain idéal assez particulières. Une tâche ardue serait de parcourir les époques et de retracer les différents types, ce qui exigerait certes de nous étendre sur une longueur que ne permettent pas les conditions d'un article. Par conséquent, le mieux consisterait à nous restreindre à quelques exemples éclairants (essentiellement occidentaux), en ajoutant aux concepts de départ désignés par Platon, celui de l'homme espagnol des XVe et XVIe siècles, pour entrer dans le XXe avec l'homme russe (ou soviétique) et l'homme allemand, sorte de frontière temporelle donnant accès à la période contemporaine avec l'homme « antépersonnel » ou « programmable », en lien notamment avec l'eugénisme et les questionnements moraux qui en découlent. Ainsi, cette brève intrusion dans l'histoire de l'humain idéal révèle encore une fois la justesse de cette maxime : « Plus ça change, plus c'est pareil » ; du moins, du côté des aspirations, car la technologie, elle, change et repousse certaines limites.
Ce que la Cité idéale a besoin
À l'intérieur de sa République, Platon (1993) fait discourir Socrate sur la meilleure Cité, celle qui devrait être recherchée parmi toutes. Si tôt l'allusion entamée, un retournement vise à s'intéresser aux êtres qui se chargeront de la rendre « idéale ». C'est alors que l'idée de la justice, ou de ce qui est juste, s'inscrit à l'intérieur de l'homme recherché qui se doit en plus d'être sage et bon. Mais ces qualités font apparaître des pratiques ou des habitudes, telles que l'excellence de l'âme autant que du corps, c'est-à-dire par l'éducation des sciences utiles, la musique et la gymnastique, le rejet du luxe — cause de la fièvre qui corrompt la Cité —, l'imitation des modèles d'excellence et la piété envers les dieux. Au-delà de ces traits, s'ajoute une structure à respecter, dans la mesure où il ne faut point ignorer les inégalités naturelles entre les humains ; autrement dit, en termes de distinction d'intelligence, de force, de sagesse, de talents divers. À l'intérieur de l'hiérarchie envisagée, voire dans ses stratifications d'humains idéaux, tenant compte du principe selon lequel « chacun doit se limiter à ce pour quoi il est naturellement fait », les gardiens de la Cité devront être les meilleurs, les plus expérimentés, être philosophes ainsi que doux envers les leurs et agressifs contre les ennemis ; les guerriers, pour leur part, seront animés par la virilité, tout en sachant distinguer adroitement ce qui doit être craint de ce qui ne le doit pas ; tandis que les citoyenNEs de la Cité, pour en rester-là, devront être simples et constituer une communauté homogène, mais surtout entretenir un équilibre — autrement dit, éviter les excès, autant dans les jeux de l'âme que du corps.
Si Héraclite prêchait un destin de changement à tout ce qui existe, dans la Cité idéale de Platon, le changement est en quelque sorte proscrit. Tout doit être figé, les pratiques et les règles exigeant d'être préservées, sinon une corruption perverse s'installera. En ce sens, les discours et les expressions artistiques et plus globalement culturelles doivent être encadrés. Cela suppose également de définir ce qui beau et bon d'une certaine façon, d'interdire l'innovation en musique et en gymnastique. En bref, pourquoi apporter des changements si l'objectif ultime de l'idéal ou de la perfection a été atteint ? Autrement dit, les êtres de la Cité idéale accepteront de rester dans cet état jugé ici parfait, parce qu'il serait impossible de trouver mieux ailleurs. Voilà l'utopie !
Par contre, l'humain idéal vivant dans sa Cité idéale n'est pas exclu des réalités naturelles. Comme tout humain, il possède des défauts, tombe malade et meurt un jour. De là s'exposent dans le discours de Platon des mesures pouvant être jugées douteuses, même si on comprend bien leur utilité afin d'atteindre et préserver la perfection de l'environnement désiré. Parce que si la Cité idéale ne doit inclure que des êtres idéaux, cela suppose d'éliminer tout le reste. En ce sens, des oeuvres ne correspondant point à l'image de la beauté prescrite au sein de la Cité devront être détruites et leurs auteurs punis. Les poètes, qui ne respecteront point les exigences, seront alors exclus. Même la médecine sera contrôlée dans son développement, afin d'éviter le traitement des maladies incurables. Et des maux incurables du corps viennent aussi les maux incurables de l'âme tout autant condamnable : ainsi, les criminels, dont les maux de l'âme sont incurables, seront mis à mort, tandis les malades, dont les maux du corps sont incurables, devront être laissés à eux-mêmes et mourir. Une sélection s'enclenche donc et met en parallèle le beau et le bon dans les actes honorables et la santé, en opposition aux actes criminels et à la maladie jugés laids et mauvais.
Déjà ici, l'utopie de l'homme idéal — juste, bon et sage — rend impossible sa relation avec d'autres, moins parfaits, ce qui dévoile toutes sortes de mesures visant à purger une population entière. Une fois accomplie, la République devient idyllique, voire un Éden pour la race humaine, ou prendra plus tard les apparences de l'île d'Utopie (More en 1516), de la Cité du Soleil (Campanella en 1604) ou de la Nouvelle Atlantide (Bacon en 1627) et ainsi de suite. En revanche, l'imperfection imaginée au sein de l'humain suppose tout autant cette incapacité d'atteindre un tel niveau de perfectibilité, au point alors d'envisager des régimes impérialistes d'exclusion, y compris des régimes totalitaires de répression, avec non seulement des mécanismes de règles, mais de véritables institutions faisant du mal un bien.
L'homme espagnol
Suivant la Reconquista (terminée en 1492), l'Espagne connaîtra un épisode faste. En même temps, se développera une conception de l'homme espagnol, comme l'exprime l'historien Bartolomé Bennassar qui y voit « la construction sociologique et culturelle qu'entraîna une construction parallèle, celle de l'Espagne » ; d'où le lien entre l'homme idéal et la Cité ou l'État idéal (Fauquier, 2018, p. 390). Autrement dit viendra l'idée d'élever l'image de l'Espagnol, à travers celle de l'hidalgo (noble), du lettré et du religieux (saint catholique), afin de renverser celle du métissage issu de l'immigration et de conquêtes passées (Fauquier, 2018, p. 390). Sous Charles Ier, la noblesse espagnole se divise entre un degré supérieur (les Grands), les chevaliers, les titrés et, en fin de marche, les hidalguia (ceux qui sont « fils de quelqu'un »). À la religion catholique se joint alors le fondement social, afin de statuer sur l'homme idéal. Mais il s'agit surtout, comme l'avance Michel Fauquier (2018, p. 391), « d'une véritable obsession de la limpieza de sangre (pureté de sang) […] ». En effet, le chrétien de souche est reconnu comme exempt d'hérésie, et ce sur la base non seulement de l'ancienneté, mais d'un attribut — disons divin — conférant à l'individu une pureté de sang. Par conséquent, la population juive et musulmane présente sur le territoire subit une rétrogradation et se voit accoler l'étiquette soit de converso, soit de morisque, sous-entendant une suspicion continuelle d'hypocrisie à leur égard. D'ailleurs, au décret de l'Alhambra (mars 1492), les juifs seront forcés de faire un choix : partir en exil ou se convertir à la religion catholique ; de la même façon, les mudéjares — nom donné aux musulmans restés en Espagne après la conquête chrétienne —, y seront contraints par le décret de février 1502 (Fauquier, 2018, p. 391). Si les juifs avaient déjà été exclus des charges publiques, en plus d'être enfermés dans des ghettos et de porter des signes distinctifs, les mudéjares souffriront à leur tour de la répression.
Une institution d'État apparaîtra d'ailleurs dans l'avènement de l'homme espagnol, c'est-à-dire l'Inquisition. Sous l'autorité des rois de Castille et d'Aragon, l'Inquisition espagnole du début du XVIe siècle entreprendra une purge en s'attaquant aux conversos suspectés de pratiquer en secret le judaïsme, ensuite viendra le tour des « déviants » et des morisques. Fauquier (2018, pp. 395-396) dit sur ce point :
« […] [L]es principales victimes de l'Inquisition furent les conversos suspects d'être restés secrètement attachés au judaïsme : les procès se multiplièrent contre eux jusqu'au début des années 1540 (2 300 à Valence, 7 000 à Tolède, 20 000 à Séville), et manifestèrent une grande sévérité (presque 20 % de peines capitales, une proportion jamais plus atteinte), s'accompagnant de la confiscation des biens des condamnés. L'Inquisition espagnole étant en passe d'en finir avec les juifs, et ayant laissé aux morisques un délai pour se convertir, elle se préoccupa des ‘‘déviants'', dès la fin des années 1530, avant de se tourner de nouveau contre les morisques qui s'étaient révoltés entre 1568 et 1571 : après s'être concentrés dans le ressort de Grenade jusqu'en 1575, les procès contre les morisques se transportèrent principalement dans les tribunaux de Valence (73 % des causes) et de Saragosse (62 % des causes), avant de s'éteindre du fait du décret d'expulsion prononcé contre les derniers morisques en 1609 ; on revient alors aux déviants, groupe qui fut élargi à l'envi (‘‘luthériens'', blasphémateurs, ignorants, prêtres indignes, alumbrados [illuminés], sodomites…). »
Face à l'homme espagnol apparaîtront des contre-modèles, tels que le bandido (bandit), le picaro (misérable ou futé) et le gitano (autre marginal se livrant aux trafics) ; si le premier s'associe à d'autres pour former des groupes de briguants, le second vit surtout en ville et tourne en dérision le travail et l'honneur, tandis que le dernier est nomade et on l'accuse de pratiquer les sciences occultes (la divination, la cartomancie, la magie, etc.) (Fauquier, 2018, pp. 399-401). Évidemment, ces contre-modèles doivent être réprimés, d'où de nombreuses expulsions. Mais au final, nous revenons toujours au déterminisme de ce moment historique, alors que cette obsession de l'homme espagnol s'imprègne du caractère religieux servant à la pureté du sang. Cette déviation causera de nouvelles persécutions dans des régimes différents qui instrumentaliseront à leur manière le critère religieux.
L'Homo sovieticus
Si l'homme espagnol s'identifie à une classe de nobles et à la religion catholique, quelques siècles plus tard, en Russie, un mouvement critiquera ces assises, au point de renverser le tsar, d'assujettir le clergé et de prêcher la liberté du prolétariat. À sa manière, la révolution bolchévique expose un renversement de tendance, où les classes supérieures sont détrônées au profit de la classe laborieuse ; autrement dit, le prolétariat — excluant les paysans ou koulaks — constitue le groupe conforme à l'homme soviétique idéal, celui sur lequel il faut compter pour assurer l'essor national. Cependant, l'avènement du communisme soviétique incarnera tout sauf une libération, puisque se manifestera un régime autoritaire, sinon totalitaire, faisant de l'homme idéal un fervent partisan — sujet soumis — du parti. Toute déviance ou opposition sera interprétée comme un signe de sédition — et pourquoi pas d'hérésie — à condamner. Sous Staline, la dékoulakisation ou « liquidation des koulaks en tant que classe », débutée en 1929, entraînera « six millions de morts de faim, plus deux millions de déportés, dont plusieurs centaines de milliers mourront » (Fauquier, 2018, p. 662). Ces « ennemis de classe » seront accompagnés par « les ‘‘éléments socialement dangereux ou socialement étrangers'' à partir de 1933, puis de celui des ‘‘punis pour collaboration avec l'occupant nazi'' en 1941 » (Fauquier, 2018, p. 665). Il s'agit de purges massives, dont celles de 1937 et 1938 mèneront à l'arrestation de 1,5 millions de personnes, dont 680 000 seront exécutées.
Il existe alors une phobie de l'étranger, après s'être occupé des koulaks. En 1933, l'État soviétique procédera à une politique de « passeportisation », visant à ficher la population entière (Fauquier, 2018, p. 666). S'ajouteront des déportations, en lien avec « les premières opérations de ‘‘purification ethnique frontalière'' [en 1937, 180 000 Coréens de la région de Vladivostok seront déportés en Ouzbékistan et au Kazakhstan] » (Fauquier, 2018, p. 666). Avec le pacte germano-soviétique de 1939, le système répressif se développera de façon à assurer l'hégémonie de l'URSS sur une partie de l'Europe de l'Est — notamment les Pays baltes, la Biélorussie et l'Ukraine —, dont la population slave subira une « soviétisation » ; car l'Homo sovieticus est appelé à s'étendre. Par ailleurs, si le régime a encouragé la déportation massive des minorités étrangères de son territoire, l'institution de la répression permettra la création du goulag, visant à punir les déviants des industries, les voleurs et autres ennemis apparus de l'intérieur. Cette orientation politico-sociale possède en elle-même une vocation économique, puisqu'inspiré du marxisme et de sa quête d'une libération des conditions d'exploitation capitaliste — et aussi impériale — de la classe ouvrière. Même si l'allusion à la prédominance du sang d'origine semble être moins apparente ici, elle le sera plus clairement dans le régime du national-socialisme allemand.
La race supérieure
Chose certaine, le régime communiste soviétique aspirait à forger un nouvel homme incarnant ses idéaux, et cette propension sera aussi suivie par le national-socialisme allemand, alors que la répression de l'ennemi racial prend une forme singulière. Comme l'Armée rouge en URSS oppressant les « ennemis de classe », les SA —Sturmabteilungen, voire Sections d'assaut — multiplieront en Allemagne les exactions contre les Juifs dès 1933 : « Celles-ci furent présentées comme une réponse aux campagnes de presse étrangères, en particulier états-uniennes, qui appelaient au boycott des produits allemands pour obliger le gouvernement à changer de politique envers les Juifs » (Fauquier, 2018, p. 678). La même année, un décret servira à les expulser de la fonction publique allemande, tandis qu'une loi interdira le mariage d'un fonctionnaire avec une personne juive, puis une autre mesure à limiter leur nombre à l'école et à l'université. Comme le souligne Fauquier (2018, p. 678), ce mouvement de départ orchestré par le gouvernement aura une suite conséquente d'actions privées, c'est-à-dire la fermeture « d'un nombre croissant de lieux » aux Juifs (hôtels, cinémas, piscines, etc.).
Des similitudes apparaissent ici avec la répression ayant servi à la création de l'homme espagnol. En effet, contrairement au communisme soviétique, où d'autres critères que la confession religieuse entrent en ligne de compte pour désigner l'étranger ou l'ennemi intérieur — en songeant au koulak —, le national-socialisme semble revenir au critère de la religion, mais en s'attaquant spécifiquement à l'une d'entre elles. Il existe une obsession envers le juif — et Juif. Mais il faut y voir davantage qu'une répugnance au judaïsme, afin d'envisager l'élaboration d'une idéologie visant à le démoniser dans toutes les facettes de son existence ; il incarne donc pour le régime le contre-modèle ou l'anti-homme idéal allemand. Cette haine manifeste prend de l'ampleur au fur et à mesure de la montée du national-socialisme, jusqu'à son apogée avec la prise des rênes du pouvoir. Ainsi, les lois élaborées, à partir de différentes thèses ou théories, telles que celle du philosophe et économiste Karl Eugen Dühring (Kursus der National und Sozialokönomie [voir Cours d'économie politique et sociale], 1873) et du romancier Arthur Dinter (Die Sünde wider das Blut [voire Le péché contre le sang], 1917), accentueront l'étendue des purges juives. D'ailleurs, les lois de Nuremberg (1935) serviront à distinguer les Staatsburger (citoyens d'État ou de sang allemand) des Staatsgenhörige (sujets de l'État), alors que les Juifs seront déclassés dans la seconde catégorie et se verront obligés de porter un signe distinctif (Fauquier, 2018, p. 679). De par ce fait, les mariages et relations extraconjugales avec les « citoyens de sang allemand » — au-delà donc des fonctionnaires —, y compris l'emploi de domestiques allemands, leur seront interdits.
Or, une difficulté se présente, dans la mesure où l'Allemagne abrite des gens qui sont à la fois juifs et de sang allemand. Quoi faire dans ces cas ? Hitler proposera une solution classant cette population métisse en deux degrés : d'abord, le premier degré tient compte de la définition du « demi-juif » ou « quart de juif » à partir des grands-parents, alors que l'union de cet individu jugé métis avec un citoyen de sang allemand peut donner un Allemand ; ensuite, le second degré implique un jugement porté sur les habitudes quotidiennes, ainsi est déclaré Juif ou métis de second degré quelqu'un qui pratique le judaïsme, se marie à la synagogue et professe des opinions déviantes sur le régime, alors que, dans le cas contraire, l'individu est déclaré allemand (Fauquier, 2018, p. 679). Par ailleurs, cette distinction entre sang pur, métis et étranger prend sa source dans une tentative de reconstitution de la race aryenne, à savoir une idéologie vantant une race supérieure dont les Allemands sont des descendants directs, avec un homme idéal intelligent, fort, grand, blond et aux yeux bleus. Cette race supérieure subit alors une contamination par la présence d'étrangers, ce qui oblige des mesures d'épuration, comme celles déjà décrites et ayant touché particulièrement la population juive du pays. À ces gestes de répression s'en ajouteront d'autres entre 1935 et 1938, notamment l'interdiction de certains métiers aux Juifs (artisan, libraire, pharmacien, marchand d'oeufs — car la coquille poreuse peut laisser passer des germes —, avocat, médecin), en plus de les exclure des activités boursières et commerciales (Fauquier, 2018, pp. 679-680). Puis viendra la Reichskristallnacht (Nuit de Cristal de l'État) entre le 9 et 10 novembre 1938, moment au cours duquel les SA et SS (Schutzstaffel, voire Escadrons de protection) s'attaqueront à la communauté juive, « brûlant synagogues et locaux, avant de procéder à des arrestations massives frappant les Juifs de 16 à 60 ans, envoyés en camp de concentration » (Fauquier, 2018, p. 680). En bref, le Juif ne peut plus exister en Allemagne ; toutes ces mesures visant à le chasser.
Par contre, comme le souligne Fauquier (2018), en se référant à l'analyse d'Alain Besançon — dans Le malheur du siècle, 1998 —, les Juifs ont été effectivement les principales victimes de la répression nazie, en raison de leur nombre supérieur, mais ils n'ont pas été les seuls. Car l'objectif demeurait la restauration de la race supérieure, de l'homme idéal allemand, dans une phase étendue de purification, alors qu'aux Juifs se sont greffé d'autres cibles, c'est-à-dire les déviants politiques (notamment communistes et toutes les personnes faisant entrave au régime), les déviants religieux autres que ceux appartenant au judaïsme (dont les témoins de Jéhovah, même des militants chrétiens et des membres du clergé s'opposant au national-socialisme et à sa quête), les déviants sexuels (homosexuels) ainsi que les déviants de la race (Roms, Slaves, incluant bien sûr les Juifs). Reste aussi à considérer d'autres groupes menaçant la race aryenne, c'est-à-dire les personnes lourdement handicapées ou souffrant d'une maladie mentale profonde. Face au risque de dégénérescence de la race, la première étape aura consisté à stériliser les femmes atteintes d'handicaps profonds — environ 400 000 suite au décret du 14 juillet 1933, « au nom d'un humanisme inversé qui voulait… éviter ‘‘la naissance de malheureux'' » —, la seconde, à mettre de l'avant un programme d'euthanasie suite au décret antidaté du 1er septembre 1939 — donnant droit à l'utilisation de l'Aktion T4, à titre de « moyen de… ‘‘soulager la vie'' de ceux pour qui elle était censée être un fardeau et auxquels le régime proposait une… ‘‘mort miséricordieuse'' » (Fauquier, 2018, p. 681). Par ailleurs, les centres d'euthanasie expérimenteront les méthodes qui serviront aux camps d'extermination, mais leur différence reposera sur cette attention particulière, puisque les « cendres étaient envoyées dans des urnes aux familles, accompagnées… de lettres de condoléances ! » (Fauquier, 2018, p. 681).
Suite à la dénonciation de l'Église catholique, par le pape Pie XII et les évêques de Berlin (soit Mgr Konrad comte von Preysing-Lichtenegg-Moss dénonçant en chaire les « meurtres baptisés euthanasie ») et de Münster (à savoir Mgr Clemens August comte von Galen affirmant « on tue intentionnellement »), alors qu'elle en subira les conséquences plus tard (1 100 prêtres et religieux arrêtés et incarcérés), Hitler se verra contraint de reculer. À vrai dire, même si le programme d'euthanasie sera suspendu « officiellement le 24 août 1941 », les opérations se poursuivront tout de même, tandis que celles d'extermination resteront discrètes et seront évoquées dans l'équivoque : « Solution finale » (« Endlösung »), « Traitement spécial », « Évacuation », « Transportation », « Réinstallation » ou « Travail à l'Est » étant les termes employés (Fauquier, 2018, p. 684).
Toutes ces atteintes à l'humanité, au nom de l'homme idéal ou du citoyen de sang pur durant le règne du national-socialisme allemand, auront eu pour effet de créer une dualité chez le « type allemand », comme le décrit Friedrich A. Hayek (2013[1946], p. 158), alors que les qualités lui étant accordées, c'est-à-dire laborieux, discipliné, tenace, consciencieux, respectueux de l'ordre et du devoir, prompt à l'obéissance, courageux et autres attributs allant dans le même sens, se confrontent à un manque de qualités individualistes, en termes « de tolérance et de respect envers d'autres individus, d'une certaine indépendance d'esprit et de la droiture du caractère, de la disposition à défendre ses convictions contre un supérieur », étant alors privé « de ces qualités en apparence insignifiantes, mais importantes en réalité qui facilitent les rapports entre les gens dans une société libre : une certaine gentillesse, le sens de l'humour, la modestie, le respect pour la vie privée et la bonne foi ». Ainsi, vouloir créer l'homme — l'humain — idéal suppose ici de le rendre esclave et démuni en quelque sorte de son libre arbitre. Le respect lui étant accordé provient alors de son statut de membre du groupe et dans ses actes visant à atteindre le but commun. Pour cette raison, son individualité ou ce qu'il est en tant que personne importe peu. Ce que souhaitait réaliser le régime national-socialiste allemand de l'époque, dans sa quête de régénération de la race supérieure, pourrait être interprété comme une quête de docilité ou de programmation des individus biologiquement, politiquement et culturellement approuvés par le régime. Ils devenaient en quelque sorte les élus ou les privilégiés, à qui on demandait de remplir la mission d'assurer non seulement le maintien de la race au sein des frontières nationales, mais de la répandre. Parce que cette quête, chez les instigateurs du régime, devait dépasser les limites de l'Allemagne et de l'Europe. Hayek (2013[1946], p. 151) précise ceci, lorsqu'il est question d'un régime visant la totalité et de la place de l'individu :
« D'abord, c'est souvent un sentiment d'infériorité qui pousse l'individu à s'intégrer dans un groupe, pour pouvoir en tant que membre d'une communauté manifester sa supériorité sur d'autres. Parfois, l'individu cherche à s'identifier avec un groupe pour donner libre cours dans une action collective aux instincts violents qu'il doit refréner à l'intérieur du même groupe. Le titre du livre de R. Niebuhr, Moral Man and Immoral Society, exprime une vérité profonde : ‘‘L'homme moderne a de plus en plus tendance à se juger moral simplement parce qu'il satisfait ses vices par l'intermédiaire de groupes toujours plus importants.'' Le fait d'agir pour le compte d'un groupe semble libérer les hommes de maintes entraves morales qui interviendraient s'ils agissaient d'une façon individuelle, à l'intérieur du groupe. »
Voilà donc un régime totalitaire, alors que les droits et libertés individuels sont remplacés par les règles définissant le cadre dans lequel l'individu doit s'insérer pour profiter de son existence ; un cadre qui encourage l'expression de bas instincts, si et seulement si, ils permettent de réaliser le but entendu. C'est la raison d'État qui domine, qui dicte ce qui est bien et ce qui est mal. Par conséquent, l'individu évoluera dans une société à l'aura également totalitaire, comme le signale Hannah Arendt (2009[1964] — Responsabilité personnelle et régime dictatorial, pp. 72-73) :
« La société totalitaire, distincte du gouvernement totalitaire, est monolithique ; toutes les manifestations publiques, culturelles, artistiques, savantes, et toutes les organisations, les services sociaux, même les sports et les distractions, sont ‘‘coordonnées''. Il n'y a pas de bureau ni d'emploi ayant une quelconque signification publique, des agences de publicité aux cabinets juridiques, de l'art dramatique au journalisme sportif, des écoles primaires et secondaires aux universités et sociétés savantes, dans lesquels on n'exige pas une acceptation sans équivoque des principes au pouvoir. »
Autrement dit, l'homme idéal décrit ici se réduit à un « homme utile pour le régime ». On revient alors à ce qui a été dit : il en est non seulement utile, mais esclave.
Même si le national-socialisme a été défait, notre monde actuel présente des reliquats d'un totalitarisme survivant. En revanche, la quête de l'humain idéal connaît aussi une évolution qui dépasse cette formule, afin d'envisager une nouvelle existence humaine grâce au développement de l'eugénisme et à la greffe de technologies. Au choix de définir l'être idéal par des philosophes, des rois, des chefs d'État ou des régimes politiques, apparaît une science démiurge prête à écouter les demandes de parents cherchant à éliminer les maladies avant même la naissance de leur enfant ou d'individus souhaitant augmenter leurs capacités cognitives ou physiques, sinon à transformer leur corps. En l'occurrence, l'humain idéal, anciennement réduit à une version universalisable, pourrait désormais s'inscrire dans la pluralité. Par ailleurs, si le critère religieux participait à la nature de l'homme idéal par le passé, désormais il disparaît dans la société individualisée et désenchantée, du moins il dépend de la foi des personnes qui accepteront de déroger des règles naturelles — et divines — pour laisser libre cours à leur désir de transformation.
Eugénisme, technologie et moralité
Songer à l'humain idéal amène un questionnement sur la « juste vie », comme le prétend Jürgen Habermas (2002, p. 9), voire sur la vie qui mérite d'être vécue, dans une réflexion à la fois éthique et esthétique. Ainsi, dans les États néolibéraux, où les droits et libertés individuels ont un poids, les démarches entourant les manipulations génétiques ou l'implantation d'un dispositif technologique visant non seulement à améliorer la qualité de vie, mais aussi à vouloir augmenter certaines capacités, placent la définition de l'humain idéal dans l'historicité contemporaine. À première vue, l'eugénisme du temps présent s'éloigne des formules utilisées pour créer soit l'homme espagnol, soit l'homme soviétique, soit l'homme de sang pur allemand. Car le régime étatique est en lui-même différent, mais retient néanmoins le besoin de sa cohésion et de sa perpétuité. Les institutions de répression du passé, visant à forcer les choses, ont été troquées par une pression sociale différente ainsi qu'une propagande des images et des idées sur la vie idéale, c'est-à-dire une vie de beauté, de jeunesse, de santé et de performance. En définitive, les institutions de la science et du marché prennent le dessus en misant sur la biologie et le paraître, plutôt que d'exercer une répression basée sur des facteurs religieux, raciaux et culturels ; au lieu donc de rassembler et d'éliminer des gens ou de les empêcher de procréer, comme dans le régime national-socialiste allemand, la mesure consiste à intervenir sur chaque individu pour corriger les erreurs, en les laissant venir de leur plein gré.
Ce pouvoir de la science s'inscrit dans la liberté individuelle de choisir. Or, ce choix est-il véritablement libre ou influencé ? La crainte de la maladie, la crainte d'handicaps, la crainte d'être incapable de suivre la cadence, dans une société de la performance et de la productivité, mais aussi dans une société de loisirs et de plaisir, sont quelques éléments qui participent à la définition de l'humain idéal moulé ou standardisé d'après les aspirations du régime en vogue. Plus besoin de forcer des expulsions, puisque l'individu sentira la pression sociale des autres, simplement en se comparant, en regardant autour de lui et en s'autoévaluant. Des modèles lui sont d'ailleurs présentés dans la publicité, voire les images diffusées sur les nombreux écrans qui l'entourent autant chez lui qu'à son travail ou ailleurs. Ainsi, l'esthétique de la vie s'inscrit dans la diffusion de ces images à incorporer. De l'autre côté, la vision éthique de la chose, donc aussi de la morale, place l'individu face à une contrariété : est-ce bien de faire cela ? La manipulation du génome humain ou la transplantation de trucs technologiques de performance servent-elles uniquement l'intérêt des parents, des enfants ou des individus ? Car si nous sommes d'accord avec la vie idéale proposée par les images diffusées et, de surcroît, cette vision de l'humain idéal pour notre société, l'intrusion de quelqu'un d'autre à la source de notre transformation fait-elle en sorte que nous soyons obligés de nous départir de la possession exclusive de notre corps, puis à l'extrême de notre vie ?
En ce sens, Habermas (2002, pp. 77 et 96) évoque une possible perte de l'autonomie personnelle, afin d'envisager une hétérodétermination : d'abord, à la liberté eugénique des parents se dresse la liberté éthique de l'enfant ; ensuite, « [l]es interventions visant une amélioration génétique n'empiètent sur la liberté éthique que dans la mesure où elles soumettent la personne concernée aux intentions fixées par un tiers, intentions qu'elle rejette, mais qui sont irréversibles et l'empêchent de se comprendre comme l'auteur sans partage de sa vie personnelle ». D'ailleurs, la manipulation et l'implantation deviennent une forme de transaction dans un marché où le profit entre en ligne de compte ; à la fois, l'humain davantage performant et moins malade devient un outil de production fiable, en plus d'être lui-même un produit issu d'une économie rattachée aux réalisations scientifiques. Plus que cela, l'intervention tient compte d'un tiers qui choisit, selon ses préférences, ce que deviendra une autre personne. Mais est-ci si différent du cas où quelqu'un choisit de vivre ou de s'habiller de façon à ressembler à une vedette du cinéma ? Ou de s'afficher à un groupe à la mode particulière ? Qu'il soit question d'une manipulation génétique ou de l'implantation d'un microprocesseur, n'est-ce pas une forme de marque distinctive qui s'apparente au tatouage ? Pour décortiquer l'ensemble, disons que la manipulation génétique qui donnera vie à une personne n'a pas été choisie par elle, contrairement à la décision de se faire greffer un dispositif technologique. Dans ce second cas, l'intention de faire croître ses capacités est-elle entièrement indépendante de l'extérieur ? La réponse est non. Mais est-ce si différent d'une femme qui demande des implants mammaires ou d'un homme qui se fait installer un coeur artificiel ? Que ce soit pour l'estime de soi, le prolongement de la vie ou le besoin de se sentir plus performant, quel en est le mal ? Le mal provient du fait selon lequel un tiers obtiendrait un droit sur la personne qui perdrait son autonomie. Voilà la dimension éthique qui interfère en lien avec les droits et libertés individuels. Pour la même raison, une personne entièrement créée en laboratoire devrait aussi avoir des droits sur cette même base.
Or, ce dernier point lève le voile sur une éventualité : l'élevage d'humains, voire même le pouvoir de disposer de la nature humaine au gré de préférences. Dans ce cas, un tiers s'accapare l'autonomie des individus, au point même d'anticiper la création d'une société idéale par des dirigeantEs se donnant l'autorité de le faire. En s'appuyant sur cette hypothèse dangereuse, l'eugénisme et la programmation humaine serviraient les causes d'un État totalitaire. De là apparaît un lien avec le biopouvoir de Michel Foucault (1976), inséré dans un système permettant de réguler les niveaux de population, mais aussi d'exercer le pouvoir de vie et de mort, d'après toutefois une formule distincte des XIXe et XXe siècles. Car ce biopouvoir a servi à développer le capitalisme, en plaçant les corps dans la machine à production, mais aussi dans les institutions de formation ou de réforme — comme la prison — ainsi que dans la structure hiérarchique de la société servant cette fin. Désormais, les moyens eugéniques et technologiques pourraient servir à éliminer non seulement les maladies et les handicaps, mais les déviances, grâce à l'avènement de l'humain programmé pour la société idéale.
American Great Again
Aux États-Unis, le second mandat de Donald Trump se caractérise par une habitude des décrets et des répressions qui donne une impression de déjà-vu. L'expulsion des sans-papiers peut être seulement la pointe de l'iceberg d'un mouvement de répression pour tous groupes de déviants. De la même façon, contrôler les messages et le savoir scientifique insinue une propagande destinée à un but précis. D'ailleurs, le slogan de campagne identifiant le besoin de ramener la grandeur états-unienne peut aussi évoquer un retour de l'homme états-unien « idéal », un homme ressemblant au Capitain America, c'est-à-dire, grand, fort, blond et aux yeux bleus… D'ailleurs, le monde économique d'aujourd'hui, capable de fournir des modèles du paraître, offre à toutes et tous la possibilité de changer la couleur de l'iris (par des lentilles cornéennes), des cheveux (par la teinture), de la peau (par des crèmes diverses ou des techniques de blanchiment), de gagner en force (par des séances d'exercice, des suppléments, des vitamines ou autres choses) et d'être plus grand… (par des chaussures à semelles épaisses ?). Mais il s'agit de simulacres qui ne comblent point les attentes de l'humain idéal, puisqu'il ne l'est pas seulement en apparence : au-delà du physique, il doit posséder une mentalité convergente. À nouveau ici, cette image revient aux préférences de l'administration Trump, comme dans les régimes du passé où l'humain idéal se confondait aux aspirations des dirigeantEs. D'où l'importance de contrôler le message, de procéder à l'expulsion des groupes déviants ou contribuant à ternir l'image voulue (groupe LGBTQ+ et autres, immigrantEs haïtienNEs, sans-papiers, en plus des personnes identifiées criminelles, dangereuses et propagatrices de subversions), de mener alors une vaste campagne de purge, aux dires des partisanEs de cette forme d'utopie. Sinon à les rassembler — concentrer — dans des lieux, comme Guantanamo et prochainement Alcatraz, dans l'attente de peut-être faire pire.
Synthèse : Du trop amour de soi à la haine des autres comme fondement à l'humain idéal
Si Platon a eu toutes les bonnes intentions du monde de développer sa Cité idéale, il a aussi mis en lumière les déviances possibles à cette quête, comme l'ont démontré diverses tentatives ultérieures visant à définir l'humain idéal qui devait l'habiter. Chaque époque s'inscrit dans un contexte et donc une historicité caractéristique. Ainsi, la purge religieuse s'est transformée en une autre de classes ou raciale, alors que les étrangers, plutôt jugés de sang impur, devaient être expulsés. Et souvent les populations laissent agir le régime. Cela se justifierait d'après cette inclination humaine, semble-t-il, à approuver les programmes cherchant à effacer de la vue certaines situations montées en problème, comme l'avance Hayek (2013[1946], p. 148) :
« Des gens tombent plus facilement d'accord sur un programme négatif — la haine de l'ennemi, l'envie des plus favorisés — que sur des buts positifs ; c'est presque une loi de la nature humaine. L'élément essentiel de tout credo politique, capable de sceller solidement l'union d'un groupe, est l'opposition entre ‘‘nous'' et ‘‘eux'', la lutte commune contre les hommes qui se trouvent en dehors du groupe. La formule est toujours employée pour obtenir non seulement le soutien politique, mais simplement l'obéissance totale des grandes masses. Elle a l'avantage de laisser une plus grande liberté d'action que n'importe quel programme positif. L'ennemi, qu'on le choisisse à l'intérieur comme le ‘‘Juif'' ou le ‘‘koulak'', ou à l'extérieur, est un accessoire indispensable aux chefs totalitaires. »
Ainsi, par un étrange paradoxe, la haine de l'autre servirait au fondement de l'humain idéal… Une haine déformant la réalité et utile à créer un vaste projet de purification de la nation. Mais cette haine de l'autre peut aussi se transformer en une critique portée à l'endroit de soi. Il ne suffit plus d'être soi-même, mais de devenir un Sur-moi, de personnifier un être idéal qui nous aidera à prendre place dans la société ultra compétitive. En parallèle, cette société offre des images devant nous faciliter la tâche. Différents modèles sont présentés, mais toujours revient l'esthétique de la beauté, de la santé, de la performance. Au-delà de l'apparence toutefois, cette quête exige d'avoir une mentalité adéquate, voire approuvée. Cela était vrai chez l'homme espagnol, chez l'Homo sovieticus, chez l'Allemand de sang pur, comme nous pouvons l'entrevoir chez l'American Great Again.
Pour Hannah Arendt, l'humain idéal doit être pensé par soi-même. En revanche, il n'est pas question d'eugénisme, de transformation corporelle ou d'imitation aux images diffusées sur les écrans, bien plutôt d'un état de conscience impliquant la faculté de juger. Car penser et juger ne sont pas la même chose. Si le premier traite surtout de représentations, le second oblige de revenir sur elles et de les catégoriser : sont-elles belles ou laides, justes ou injustes ? Voilà une manifestation de la connaissance qui, selon Arendt (2009[1970] — Pensées et considérations morales, p. 246), « peut empêcher des catastrophes, du moins […], dans les moments cruciaux ».
Conclusion
L'humain n'est pas une personne dépourvue de caractéristiques qui le distinguent des autres espèces animales. C'est un être capable de s'élever au niveau de la pensée. Qui dit pensée dit également connaissance et imagination. Connaissance de la chose et des processus. Imagination de comment cela fonctionne (le monde et les choses dans leurs manifestations empiriques) et de comment cela pourrait fonctionner idéalement (le monde imaginé dans un cadre normatif). La capacité d'imagination de l'humain est débordante et personne jusqu'à maintenant n'a été en mesure d'établir avec précision les limites de celle-ci. Hélas, tout chez les êtres humains n'est pas réparti également. Il en est ainsi pour les habiletés techniques et intellectuelles ; la force et la faiblesse ; la capacité d'orienter ou de subir le changement. L'humain est un être complexe et surtout contradictoire. Il est capable de grandeur, mais aussi de petitesse. Il y a de l'intelligence dans les personnes humaines, mais également de la bêtise. L'humain a conscience et connaissance d'un monde changeant, pouvant changer et qui changera inévitablement. Tantôt pour le mieux. Tantôt pour le pire. Il n'existe a priori aucune limite à l'imagination d'un monde idéal. Par contre, il y a des limites à l'exploitation des ressources de l'environnement et à la technique qui ne parviendra pas à résoudre la totalité des problèmes rattachés à la volonté de certains humains à vouloir se comporter comme « Maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes).
L'humain est un curieux mélange de rationalité et d'irrationalité. Il arrive parfois que le peu de rationalité qu'il recèle ne lui permette pas de domestiquer complètement son irrationalité. Il y a de l'amour, mais aussi de la haine, dans les personnes humaines. L'amour des autres et de soi. La haine des autres, mais aussi la haine de soi. La haine de soi, qui refuse de s'admettre et qui pourrait être le fondement de l'humain idéal…
Guylain Bernier
Yvan Perrier
10 mai 2025
10h30
Références
Arendt, Hannah. 2009[1964-1975]. Responsabilité et jugement. Paris : Payot & Rivages, 362 p.
Fauquier, Michel. 2018. Une histoire de l'Europe. Aux sources du monde. Monaco : Éditions du Rocher, 750 p.
Foucault, Michel. 1976. La volonté de savoir. Dans Histoire de la sexualité (Tome I). Paris : Gallimard, 212 p.
Habermas, Jürgen. 2002. L'avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? Paris : Gallimard, 181 p.
Hayek, Friedrich A. 2013[1946]. La route vers la servitude. Paris : Presses Universitaires de France, 260 p.
Platon. 1993. La République. Du régime politique. Paris : Gallimard, 553 p.
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Les syndicats doivent en faire plus contre le PL89, selon un délégué des cols bleus

Quand les syndicats se mobilisent pour l’environnement
L’article qui suit a originalement été publié dans le no.102 de la revue À bâbord !
Guillaume Tremblay-Boily et Julia Posca
Dans le discours dominant sur la crise écologique, l’idée selon laquelle la protection de l’environnement est incompatible avec le développement économique demeure prégnante, et ce malgré le consensus scientifique entourant l’urgence des changements à apporter pour remédier à la situation. Ainsi les mesures environnementales sont-elles présentées par plusieurs comme nuisibles pour les entreprises et ultimement pour leurs salarié·e·s. Certes, le développement capitaliste, parce qu’il repose sur l’exploitation illimitée des ressources et sur une production inouïe de déchets polluants, ne peut permettre de préserver les écosystèmes terrestres ni d’assurer un avenir viable aux différentes espèces qui se côtoient sur la planète Terre.
Cette incompatibilité, plutôt que de nous mener à choisir entre environnement ou économie, devrait cependant nous amener à réfléchir aux contours qu’un système économique devrait prendre pour répondre aux besoins humains tout en respectant les limites planétaires. Ce n’est qu’en adoptant une telle perspective qu’on peut espérer prendre des décisions compatibles avec l’intérêt collectif. En adoptant cette approche, il est aussi plus probable de faire des choix économiques qui bénéficieront aux travailleurs et aux travailleuses, tout comme aux communautés auxquelles ils et elles appartiennent.
Prenons par exemple les conséquences de la crise climatique sur la santé. Alors que la fréquence et l’intensité des événements météorologiques extrêmes augmentent, les risques professionnels sont aussi amenés à croître : coups de chaleur et déshydratation ne sont que les exemples les plus évidents des risques que les travailleurs et les travailleuses vont subir au temps du réchauffement climatique. Face à ces risques accrus, la transition écologique peut être pensée comme un processus qui aura pour effet de réduire l’empreinte matérielle de nos industries, mais aussi d’améliorer l’état de santé des personnes qui les font vivre. Les enjeux environnementaux concernent donc au premier chef les salarié·e·s tout comme les syndicats, qui auraient intérêt à s’en saisir.
L’histoire nous enseigne à ce propos qu’à plusieurs reprises, des syndiqué·e·s se sont mobilisé·e·s pour protéger l’environnement. On a parfois opposé les intérêts des syndicats à ceux des groupes écologistes, notamment en ce qui a trait à la préservation des emplois, par exemple dans les cas où des environnementalistes ont fait campagne contre des coupes forestières. Mais les intérêts des uns et des autres peuvent aussi converger. En plus d’être des travailleurs et des travailleuses, ils et elles sont aussi des citoyen·ne·s qui se préoccupent de l’avenir et qui souhaitent avoir des poumons en santé; des amateurs et amatrices de plein air qui veulent pouvoir randonner, pêcher et chasser dans un environnement sain, ou encore des parents qui veulent léguer une planète habitable à leurs enfants. Plusieurs cas historiques attestent de cette convergence entre syndicats et écologistes.

Protéger sa santé et celle du milieu naturel
En Californie, dans les années 1960, les employé·e·s agricoles majoritairement latino-américain·e·s des grandes monocultures s’unissent sous la bannière des United Farm Workers (UFW, « Travailleurs et travailleuses agricoles uni·e·s »). Leurs conditions de travail sont difficiles et leurs salaires sont maigres, mais les travailleurs et les travailleuses sont aussi alerté·e·s par le recours accru aux pesticides. À l’été 1968, plusieurs équipes de travail tombent gravement malades après avoir récolté des raisins dans des champs qui ont été aspergés de produits hautement toxiques. Les UFW dénoncent alors les pratiques polluantes des compagnies agricoles, ainsi que le manque de réglementation gouvernementale. Le syndicat souligne aussi les conséquences des pesticides sur l’environnement et tisse des liens avec plusieurs groupes écologistes pour revendiquer l’interdiction de certains pesticides. En 1970, les UFW obtiennent la signature de conventions collectives qui incluent à la fois une amélioration significative des conditions de travail et un encadrement strict de l’utilisation des pesticides. Les Québécois·es ont un peu contribué à cette victoire en soutenant en grand nombre l’appel au boycottage des raisins de la Californie lancé à l’époque par les UFW. Les centrales syndicales québécoises ont d’ailleurs appuyé cette campagne.
En Abitibi, dès le milieu des années 1970, les citoyen·ne·s ainsi que les travailleurs et les travailleuses prennent de plus en plus conscience des effets néfastes de la Fonderie Horne sur les humains et l’environnement. Le syndicat de l’entreprise en fait un cheval de bataille. En 1980, il publie un mémoire dans lequel il souligne que la grande quantité d’émissions polluantes dans l’atmosphère pose un danger continu pour la santé publique. Il s’inquiète aussi de « l’état de détérioration de certains lacs et rivières d’où toute faune aquatique a disparu ». Pour brosser un portrait complet de la situation, le syndicat organise une vaste enquête en invitant une quarantaine de chercheurs et de chercheuses américain·e·s du Département en santé environnementale et en santé du travail de l’École de médecine Mont Sinaï. « L’opération Mont Sinaï » permet de faire un bilan systématique de l’exposition des travailleurs aux substances toxiques, ainsi qu’une enquête environnementale approfondie.

L’exemple des « green bans » (moratoires verts) en Australie
Préoccupé·e·s par la transformation rapide de leurs villes au profit des promoteurs immobiliers, les membres de la Builders Labourers’ Federation (BLF, Fédération des travailleurs et des travailleuses de la construction) australienne adoptent dans les années 1970 une tactique audacieuse pour bloquer les projets jugés destructeurs pour l’environnement et pour le patrimoine bâti : les « green bans », ou moratoires verts.
Lorsqu’un projet de construction ne respecte pas certains critères sociaux et environnementaux, les syndiqué·e·s refusent de travailler sur le chantier. Les « green bans » sont décidés collectivement en assemblée générale et sont décrétés seulement pour les projets qui sont fortement contestés par la population locale. Ils impliquent donc une alliance avec des groupes citoyens locaux.
Les « green bans » ont notamment empêché la destruction de parcs publics pour construire des maisons de luxe et la démolition de quartiers ouvriers pour bâtir des gratte-ciels. Dans d’autres cas, les syndiqué·e·s ont obtenu qu’un projet soit amélioré, par exemple en forçant l’installation de dispositifs anti-pollution dans une centrale thermique, ou encore en s’assurant que des projets de développement conservent les bâtiments historiques.
Notons qu’à la même époque, sans aller aussi loin que leurs homologues australien·ne·s, des syndicats montréalais ont participé au Front commun contre l’autoroute est-ouest, qui aurait exproprié des milliers d’habitant·e·s du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Les membres de la coalition s’inquiétaient alors des risques de la pollution automobile sur la santé et l’environnement.

Carte de Noël de la NSW BLF, 1971, énumérant une série de causes à soutenir au cours de l’année suivante. (source)
Des alliances citoyennes
Dans chacun de ces cas, les syndicats ont adopté une vision globale de leurs intérêts, qui dépasse la question des salaires et des conditions de travail pour réfléchir à leur place dans l’économie et la société. Et fait notable, les mobilisations environnementales des syndicats se sont faites en partenariat avec des collectifs citoyens et des groupes environnementaux, ce qui a certainement contribué à leur succès.
Ces exemples nous rappellent ainsi que les travailleurs et les travailleuses, en plus d’être des témoins privilégiés des conséquences environnementales de leurs industries (pensons par exemple aux travailleurs de l’amiante au Québec qui ont été nombreux à voir leur santé se détériorer en raison de leur exposition à ce minerai toxique), sont aussi outillés pour adapter les processus de production propres à chaque entreprise afin de les rendre plus viables sur le plan écologique. Peut-être au fond que ce n’est que du point de vue des hauts dirigeants et des actionnaires des entreprises qu’il y a une incompatibilité fondamentale entre économie et environnement, car les contraintes que nous « imposent » les écosystèmes apparaîtront toujours comme un frein à la croissance… de leurs profits.
Mises à pied massives dans une usine automobile—la guerre commerciale en cause ?

Le capitalisme à son apogée

Aux États-Unis, les politiques du care, les programmes d'aide sociale, l'industrie des soins de santé, les organismes à but non lucratif qui luttent contre la pauvreté, les programmes de tutelle, les agences d'aide sociale, les programmes de garde d'enfants et l'aide au logement ont servi de sites de croissance économique et d'expansion du capital.
L'investissement dans l'économie du care à des fins d'accumulation financière a augmenté rapidement au cours des 30 dernières années et l'engouement pour le care comme nouvel horizon pour l'investissement et l'entrepreneuriat dans le secteur des entreprises ne cesse de grandir. La hausse des profits tirés du care indique qu'il existe un nouveau rapport entre les individus et le capital, ainsi qu'entre l'État-providence et l'accumulation de capital. Un rapport qui permet au capital de tirer profit de la pauvreté, de la maladie, de la dépendance et de la fragilité. Le point de départ de notre réflexion se base sur une analyse du capitalisme racial. En effet, les spécialistes de l'esclavage et du racisme ont démontré que le profit tiré du care s'inscrit dans la longue histoire du capitalisme et du colonialisme.
Capitalisme racial
L'exemplele plus frappant est celui de l'esclavage transatlantique. Le travail des esclaves était une composante nécessaire de l'économie industrielle naissante en Europe et aux Amériques. Outre l'exploitation de leur travail, l'achat et la vente d'esclaves constituaient également une source de profit. Par conséquent, les personnes asservies produisaient des marchandises et constituaient elles-mêmes une marchandise.
Bien que très différente de l'esclavage mobilier [1], l'économie contemporaine du care est fondée sur la rentabilité des personnes et des soins qui leur sont prodigués. Dans le cadre de l'économie néolibérale du care, les entreprises gagnent de l'argent en exploitant les besoins qu'ont les personnes, qu'il s'agisse de soins de santé, de logement, d'éducation, de garde d'enfants, de soins aux personnes âgées ou aux personnes handicapées.
En prenant en compte les voix des personnes les plus marginalisées – militant·es, travailleuses et travailleurs domestiques, bénéficiaires de l'aide sociale – nous sommes à même de comprendre l'économie du care sous l'angle du capitalisme racial. Par exemple, les personnes employées de maison perçoivent leur emploi comme une exploitation (ou du moins une obligation liée au travail) et non comme un engagement affectif, et se mobilisent ainsi dans le secteur grandissant des services du care. Pour la majorité, il s'agit de femmes noires et de couleur. De même, les récits des bénéficiaires d'aide sociale illustrent bien le fait que la réduction et la nature plus punitive des programmes qui leur sont destinés leur cause davantage de difficultés.
On voit alors se dessiner un secteur du care enraciné dans l'exploitation du travail et l'extraction du profit. Tout cela met en évidence les contradictions entre le discours sur les soins (l'idée que le care est une préoccupation publique majeure) et les politiques adoptées.
Rôle de l'État
Un besoin majeur semble être de reconsidérer le rôle de l'État-providence dans le cadre d'une économie du care extractive. L'État-providence a été vu comme un moyen d'atténuer les excès du capitalisme. Or, les programmes gouvernementaux sont souvent externalisés, administrés par des entreprises privées, et il y a peu de surveillance à l'égard de la manière dont l'argent peut être dépensé. L'État-providence est devenu une source de profit pour le secteur privé et une mangeoire pour les riches. Par exemple, Maximus, une entreprise qui offre des services de gestion de programmes pour le gouvernement américain, génère un chiffre d'affaires de 4 milliards de dollars en exploitant des ménages et en fournissant les services de Medicaid [2], de Medicare [3] et de formations professionnelles, entre autres, destinés aux personnes dans le besoin. Seul un quart des fonds publics destinés aux bénéficiaires du Temporary Assistance to Needy Families Program [programme d'assistance temporaire aux familles nécessiteuses] est consacré à l'aide monétaire accordée auxdites personnes démunies.
Le profit tiré du care augmente et devient ainsi une forme dominante d'accumulation de capital. Aux États-Unis, parmi les dix premières entreprises du classement Fortune 500 de 2024, quatre relèvent de l'économie du care : CVS Santé, United Health Group, McKesson et Cencora. À titre de comparaison, en 1980, les dix premières entreprises du palmarès comprenaient six compagnies pétrolières et gazières, trois constructeurs automobiles et une entreprise technologique. Même si l'industrie manufacturière demeure importante, la production de matières premières et l'exploitation de la main-d'œuvre ne sont plus le seul fondement du capitalisme ; désormais, pour créer du profit, les regards sont portés vers le bien-être et la survie des personnes.
Pour un care radical
Toutes les formes de care ne sont pas ancrées dans un marché et une logique capitaliste. D'autres expériences nous invitent à réfléchir à la manière de le réimaginer. Les services médicaux et les programmes de petits-déjeuners gratuits du Black Panther Party en son temps, les collectifs trans du début des années 1970, et les réseaux du care qui se sont formés dans la communauté de la justice pour les personnes handicapées en sont de bons exemples. Ce care radical et communautaire comble un besoin important, en plus de constituer la préfiguration d'une vraie politique du care – les premiers jalons d'une société différente dans laquelle le care n'est pas défini par le profit capitaliste ou les normes raciales et sexistes, mais par un engagement partagé en faveur du bien-être des autres.
[1] Système dans lequel les personnes asservies sont aussi considérées comme des biens par leurs asservisseurs.
[2] Couverture médicale pour certaines personnes avec un revenu et des ressources limités.
[3] Assurance maladie fédérale, notamment pour les personnes âgées de 65 ans.
Premilla Nadasen est professeure d'histoire à l'Université Columbia, New York.
Photo : Selena Phillips−Boyle
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