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Compressions de 151 millions $ dans les cégeps La ministre fait de la pensée magique

Québec, le 12 mai 2025 — La ministre de l'Enseignement supérieur, Pascale Déry, fait de la pensée magique en s'imaginant que les cégeps peuvent couper 151 millions $ sans que les services soient affectés, juge le Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec.
« La ministre trompe le public en disant que les cégeps ont la marge de manœuvre nécessaire pour effectuer des compressions de cette ampleur. Les services aux étudiantes et étudiants vont nécessairement écoper. On va se retrouver avec des jeunes qui vivent des difficultés et qui n'auront plus accès à un psychologue, un conseiller en orientation ou un aide pédagogique individuel, par exemple », illustre Guillaume Bouvrette, président du SPGQ.
La ministre doit comprendre qu'il ne s'agit pas seulement d'apporter des changements à des chiffres dans son fichier Excel, des êtres humains vont subir les conséquences de ces décisions. « Au Collège Montmorency, à Laval, par exemple, l'employeur nous a fait part du fait qu'on lui a demandé de couper près de 54 000 heures de travail pour l'ensemble de l'établissement, toutes catégories de postes confondues. Faire plus avec moins, ça a des limites. On ne peut pas décemment imaginer que les services aux étudiants ne vont pas souffrir de telles compressions », signale M. Bouvrette.
Le SPGQ rappelle au gouvernement que plusieurs autres moyens existent pour améliorer ses finances comme de mettre fin à la sous-traitance abusive qui a notamment mené au scandale SAAQclic, arrêter les mauvais investissements comme dans le projet de NorthVolt et mettre en priorité la lutte à l'évasion fiscale.
À propos du SPGQ
Le SPGQ est le plus grand syndicat de personnel professionnel du Québec. Créé en 1968, il représente plus de 35 000 spécialistes, dont environ 26 000 dans la fonction publique, 6 000 à Revenu Québec et 3 000 répartis dans les secteurs de la santé, de l'enseignement supérieur et au sein de diverses sociétés d'État.
Source
Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec
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ATSA, où l’art devient acte de résistance contre l’emprise des algorithmes

Entrevue avec Annie Roy – co-fondatrice, directrice générale et artistique d'ATSA, accompagnée d'Anne-Marie St-Louis – la chargée du projet Cuisine ta ville et de la médiation culturelle. Réalisée par Maria Kiteme, correspondante au Journal des Alternatives et participante au Parcours d'éducation à la citoyenneté de Katalizo.
Tiré du Journal des alternatives.
Fondé en 1997 par les artistes Annie Roy et Pierre Allard, ATSA – connu aujourd'hui sous « QuAnd l'ArT paSse à l'Action » – incarne une vision engagée de la création artistique. Bien plus qu'un organisme à but non lucratif, ATSA s'impose depuis plus de vingt-cinq ans comme un catalyseur de conscience collective, en plaçant l'art au cœur du paysage urbain québécois et à l'international. En cohérence avec cette vision, ATSA sera présent au Forum social mondial des intersections (FSMI) à Montréal, proposant ainsi une programmation alliant art, réflexion critique et appel à l'action face aux grands enjeux contemporains.
ATSA comme moteur de transformation sociale
À travers des œuvres événementielles, transdisciplinaires et relationnelles, ATSA s'empare de l'espace public avec une énergie ludique et percutante, où l'art est utilisé sous toutes ses formes afin de « […] pointer du doigt les grands enjeux de notre société actuelle et permettre aux citoyen·nes d'entamer une réflexion […] », explique Annie.
Fidèle à ses racines féministes, pacifistes et écoresponsables, l'engagement d'ATSA se manifeste dans la défense des droits humains ainsi que la protection de l'environnement. Leur dimension participative situe constamment le public dans un rôle actif, en prise directe avec les œuvres et les messages qu'elles portent. Ainsi, en transformant la rue en lieu de mobilisation citoyenne, chacun·e devient un·e agent·e de changement positif, nous confie Annie.
Depuis 2017, Cuisine ta ville prolonge de manière inspirante la mission initiée par ATSA. Sous la direction d'Anne-Marie Saint-Louis, ce projet offre des parcours-balados créatifs à travers quelques parcs de Montréal et dans différentes villes canadiennes. Ce projet audio nous invite à écouter les témoignages touchants de personnes réfugiées et immigrantes sur les enjeux migratoires.
Les dérives d'un monde désormais trop intelligent
Aujourd'hui, l'apathie pousse les sociétés à se réfugier dans l'indifférence, convaincues à tort de leur impuissance face aux systèmes dominants. Depuis ses débuts, ATSA s'inscrit dans une tradition où l'art devient un acte militant. Il est courant dans les milieux activistes de recourir à divers médiums artistiques comme outils de résistance et de dénonciation.
Dans un monde de plus en plus polarisé et gangréné par la désinformation, Annie dit vouloir briser les murs de silos qui cloisonnent les individus. Avec l'essor de l'intelligence artificielle, le numérique a su s'immiscer dans toutes les sphères de nos vies – tant publiques que privées – et ce, de manière subversive. En quelques années, on a pu créer une machine ultra énergivore et envahissante, jusqu'à complètement chambouler nos quotidiens. Le projet d'ATSA cherche à provoquer cette indignation face aux injustices d'un capitalisme qui réduit l'humain à une simple donnée au service d'algorithmes toujours plus puissants.
Il y a cette dangereuse banalisation de l'impact que laisse cet écosystème digital sur l'individu, détaché de son humanité. Nos données personnelles sont captées à notre insu, nos comportements surveillés, notre intimité dissoute dans les rouages d'un système qui sert même à alimenter des machines de guerre, dénonce Annie. Au-delà de son impact écologique néfaste, l'industrie du numérique accentue un fossé d'inégalités, déjà profond entre les pays du Nord et ceux du Sud.
Mais tout n'est pas perdu. « C'est un système malade et écrasant, mais une révolution est possible », affirme Annie.
En l'occurrence, il suffirait de résister à l'illusion d'un monde contrôlé par ces élites numériques.
Réhumaniser le monde, une œuvre à la fois
La participation d'ATSA à un événement comme le FSMI est essentielle, car elle réunit une diversité d'organismes et de membres de la société civile internationale dans un lieu commun de dialogue. Cette année, l'organisme propose une programmation d'activités gratuites réparties sur plusieurs jours, ouvrant la conversation autour des enjeux liés à l'intelligence artificielle.
La Ferme
Tout d'abord, dans une atmosphère à la fois conviviale et humoristique, Annie Roy et la comédienne Geneviève Rochette partageront la scène afin d'interpréter La Ferme ou comment nourrir un futur intelligent. Cette expérience participative engage le public à une démarche critique sur l'IA, complétée par des discussions ouvertes et vivantes. Annie a su mêler différents médiums pour remettre l'humain au centre de ses interrogations, abordant comment sociétés doivent affronter un monde ne cessant d'être envahi par la technologie. Pleine d'esprit et sans prétention, La Ferme nous invite à « se réemerveiller devant le réel », comme le dit si bien Annie.
Il y aura trois représentations gratuites de cette pièce de théâtre : le vendredi 23 mai à 19h, le samedi 24 mai à 19h et le dimanche 25 mai à 16h, sur l'esplanade Tranquille du Quartier des spectacles à Montréal.
Une œuvre audiovisuelle
En dehors des moments de performance, l'installation vidéo UN TEMPS sera diffusée en continu. Cette œuvre audiovisuelle invite chaque spectateurs·rices à ralentir, à rêver et à réfléchir dans un état contemplatif, malgré l'agitation d'une ville aussi animée comme Montréal.
Trois ateliers-conférences
ATSA propose aussi trois ateliers-conférences au Réfectoire de l'esplanade Tranquille, visant à outiller les citoyen·ne·s face aux enjeux de l'intelligence artificielle. Du samedi 24 mai au dimanche 25 mai, quelques expertes du sujets aborderont les thèmes de la sobriété numérique, souveraineté numérique, et de la responsabilité humaine face à l'IA.
D'autres activités connexes seront au rendez-vous, dont la diffusion du film Les sacrifiés de l'IA de Henri Poulain le samedi 24 mai à 21h. D'ailleurs, la BANQ aura un espace réservé sur l'Esplanade Tranquille et au Salon de l'Esplanade Tranquille pour inviter chacun·e dans la lecture de quelques livres.
Cuisine ta ville au FSMI
Parallèlement, pendant le FSMI, l'artiste médiatrice Anne-Marie St-Louis de Cuisine ta ville animera une activité de collage solidaire le jeudi 29 mai 19h à 20h30. Cette activité de médiation culturelle gratuite invite le public à réfléchir sur l'inclusion, la solidarité et les identités multiples à travers l'écoute d'un témoignage issu de l'immigration. Par la suite, les participant·es seront invité·es à créer un collage ou une lettre en réponse aux thèmes abordés, dans une démarche artistique et introspective.
Avec un tel forum, c'est la parfaite occasion pour ATSA de faire rayonner sa démarche artistique à l'échelle internationale, tout en démontrant la puissance de l'art comme outil de progrès social. Annie ajoute ainsi que l'accessibilité de l'art demeure au centre de leur démarche. C'est grâce à ses actions artistiques que le groupe peut s'engager auprès de publics variés et mobiliser les forces de la réflexion collective. Enfin, si le numérique peut enrichir nos vies, il est plus que jamais nécessaire d'en redéfinir les règles et de reprendre le contrôle sur notre avenir démocratique.
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Grande mobilisation pour les arts au Québec

La GMAQ célébrait en mars dernier une victoire historique et saluait la décision du gouvernement d'augmenter le budget du Conseil des arts et des lettres du Québec.
La GMAQ rappelait que cette majoration des budgets permanents du CALQ constitue une mesure d'urgence essentielle qui apporte un bref répit pour un milieu des arts en péril.
LA GMAQ rappelait une chose trop souvent oubliée : la lutte paie !
La lutte paie et elle continue !
La GMAQ porte depuis un an plusieurs revendications centrales :
1. la majoration des fonds destinés au CALQ, à laquelle répond en bonne partie le budget du ministre Girard ;
2. que cette augmentation se répercute majoritairement sur les programmes dédiés aux artistes (indépendants.e.s) pour des activités de création ;
3. la création d'un programme de soutien continu aux artistes (filet social).
Ces revendications sont toujours sur la table et restent indispensables pour sortir les artistes de l'état de précarité endémique et permanent qui est le leur depuis trop longtemps. Il revient à l'ensemble de la société de s'assurer que les personnes qui créent la culture puissent le faire dans des conditions décentes et soutenables à long terme.
La GMAQ appelle à une sixième grande manifestation, dans la capitale nationale, à Québec, le jeudi 22 mai à 15h.
La manifestation débutera devant l'Assemblée nationale (au 1150 Av. Honoré-Mercier), il y aura ensuite une marche jusqu'au bureau du Ministère de la culture et des communications (au 225 Grande Allée E).
Rassemblons-nous pour montrer que la culture d'ici nous tient à coeur.
Visuel par Clément de Gaulejac
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« Jeunes mères » de Luc et Jean-Pierre Dardenne : les frères belges s’essaient au film choral

Deux fois lauréats de la Palme d'or ( "Rosetta" en 1999 et « l'Enfant, en 2005 ), Luc et Jean-Pierre Dardenne signent leur premier film choral avec le portrait intimiste de cinq jeunes femmes confrontées à des problématiques d'adultes.
*Bande-annonce : *https://diaphana.fr/film/jeunes-meres/
Par Michaël Mélinard, L'Humanité, France, le vendredi 16 mai 2025
Article dans son intégralité sur L'Humanité
N'en déplaise aux esprits chagrins,Luc et Jean-Pierre Dardenne <> font recette. Avant cette 10e sélection en compétition cannoise, sept de leurs neuf films ont été récompensés sur la Croisette. Et s'il est prématuré de leur promettre à nouveau un prix – leur long métrage est présenté le 23 mai, veille des délibérations du festival –, la fratrie belge est revenue au meilleur de sa forme avec « Jeunes mères », le portrait choral d'adolescentes dans une maison maternelle. Si cette manière de tisser des histoires est une première pour les cinéastes, ils en dénouent les fils avec talent, justesse et une mise en scène tout en maîtrise.
Julie, ancienne/junkie/, veut éviter la récidive. Perla tente de convaincre son compagnon immature de vivre en couple. Jessica, enceinte, part en quête de sa mère biologique, alors qu'Ariane s'affranchit peu à peu d'une génitrice toxique. Comme une étoile filante, Naïma ne fait que passer pour évoquer sa fierté d'être une mère célibataire. Avec leur manière de ne pas y toucher, les Dardenne continuent d'évoquer les sans-grade, les madame Tout-le-Monde, les enfants confrontés à des problématiques d'adultes dans cette œuvre forte et puissante où le déterminisme social semble voué à être dépassé.
*« Jeunes mères » dresse le portait d'adolescentes dans une maison maternelle. Comment voyez-vous votre film à l'aune du féminisme ?*
*Jean-Pierre Dardenne* - Quand on fait un film, il s'inscrit dans une époque. Le titre, c'est « Jeunes mères ». Il n'y a pas si longtemps, ces jeunes mères étaient appelées des « filles mères ». Cette stigmatisation a disparu de nos sociétés. Raconter la maternité à l'âge de ces jeunes filles, qui n'est pas la règle dans nos sociétés, impliquait de réussir à changer de point de vue : affirmer qu'on ne peut garder un enfant et qu'on préfère le confier à une famille aimante n'est pas un acte honteux. C'est aussi ça le féminisme.
Il a une place dans la vraie vie de la maison maternelle. Dans notre film, il devait aussi être là, même si le cinéma ne se résume pas à un acte militant. Être une jeune mère, c'est apprendre à avoir une relation avec son bébé, et c'est également dire : je ne peux pas. À part un qui est là, les hommes sont absents. Mais les filles ne sont pas traitées dans notre film comme des personnes auxquelles il manque quelque chose.
*Luc Dardenne -* Le féminisme critique la maternité lorsque le patriarcat donne à la femme le rôle de pondeuse. C'est lié à l'histoire des hommes qui, ici, brillent par leur absence. Dire aujourd'hui, comme l'un de nos personnages, je n'ai pas honte d'être une mère célibataire, c'est être féministe.
*Dans quelle mesure votre cinéma constitue-t-il une forme d'éloge du service public ?*
*Luc Dardenne -* C'est effectivement en creux. Et là, on ne peut pas dire que, dans ces structures, il y a une carence, même si les subventions pouvaient être supérieures. Ce système de maison maternelle existe chez nous. C'est très différent de l'Angleterre, et de ce que décrit « Ladybird », le film de Ken Loach (une jeune femme se voit retirer la garde de ses enfants nés de pères différents par l'aide sociale parce qu'elle est pauvre – NDLR). Chez nous, il y a un vrai travail de responsabilisation de ces jeunes filles pour les rendre autonomes. Elles sont aussi aidées financièrement et pour le logement. Ces endroits sont maternants dans le bon sens du terme. Sans ces institutions, il y aurait beaucoup de dégâts.
*En quoi est-ce un film sur le soin ?*
*Jean-Pierre Dardenne* - Tout au long du film, il y a cette bienveillance de la part de toutes ces femmes qui entourent les jeunes mères, qui prennent soin d'elles, qui leur apprennent à être autonomes. Chacune de ces filles a aussi une histoire individuelle, existe aussi en dehors de cette maison. Elles ont leur solitude, leur drame, leur histoire avec laquelle elles doivent se débrouiller. Elles s'aident aussi, se soutiennent.
C'est une des raisons qui nous a amenés à faire ce film, après avoir passé du temps dans cette maison maternelle où nous nous documentions sur un autre projet que nous n'avons finalement pas réalisé. Cette entraide et la présence des bébés ont joué un grand rôle. Les bébés amènent une vitalité, un rythme à nos personnages, à la mise en scène. Tous ces petits êtres vivants amènent leur poids. Chacune des jeunes mères doit en tenir compte. Nous aussi. Donc, on l'a répercuté dans notre mise en scène.
*Pourquoi avez-vous réalisé un film choral ?*
*Luc Dardenne* - Il y a eu une alchimie. Nous avions envie de nous aventurer ailleurs tout en nous disant qu'il fallait faire ce que nous savions faire. Mais s'enferrer dans une manière de filmer, c'est devenir de plus en plus radical, dans le mauvais sens du terme. Dans cette maison où nous étions présents, comme l'a dit Jean-Pierre, pour un autre scénario et le personnage principal d'un autre film, nous nous sommes dit : pourquoi ne pas filmer un groupe ? Nous n'avions jamais réussi à raconter plusieurs histoires et c'est devenu un challenge implicite, qui a trouvé sa forme dans les rencontres de cette maison maternelle.
Comment l'évolution de votre vision du monde se traduit-elle dans votre mise en scène ?*
*Luc Dardenne -* Quand nous filmions Olivier Gourmet en plan serré dans « le Fils », nous essayions d'être dans sa tête sans y parvenir. C'est l'impossibilité du cinéma. Nous filmions souvent dans son dos pour éviter son regard et conserver un suspense sur ses actes. Dans Jeunes mères, nous sommes plus paisibles. Nous essayons d'être dans la douceur que demande le soin du bébé. Il faut être délicat avec un bébé et la caméra l'accompagne.
Nous sommes moins à l'arraché. Ce qui est filmé doit être en osmose avec la manière dont on filme. Avec Rosetta, on ne savait pas ce que serait demain, si elle avait un travail ou pas. Elle allait à gauche, à droite. Elle était toujours sur le qui-vive. Elle nous surprenait tout le temps comme elle était surprise par sa vie.
*C'est votre 10e sélection en compétition à Cannes. Vous avez eu la palme d'or pour « Rosetta », avec déjà une adolescente, Émilie Dequenne. Quel regard portez-vous vingt-six ans après sur ce film et sur Émilie Dequenne qui vient, hélas, de nous quitter ?*
*Luc Dardenne* - Mourir à l'âge d'Émilie, c'est évidemment inadmissible. C'est vraiment un sale coup, nous pensons à ses proches. On se souvient d'elle, on ne l'oublie pas et le fait que le Festival de Cannes ait décidé de passer notre film le dernier jour (le 23 mai – NDLR), comme Rosetta il y a vingt-six ans, est une décision que nous apprécions. Émilie sera là avec nous. Elle aimait la vie et aurait été la première à dire : « Place à ces cinq jeunes filles, ces cinq jeunes actrices qui comme moi sont là aujourd'hui dans le film des frères avec lesquels j'ai travaillé il y a vingt-six ans. »
Jeunes mères, de Luc et Jean-Pierre Dardenne, 1 h 45, Belgique. En salles le 23 mai en France.
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RD Congo. Quand pleurent les arbres de sang

L'artiste congolais Sammy Baloji vient de présenter son film L'Arbre de l'authenticité, qui revient – notamment – sur l'exploitation forestière du Congo et sur la trajectoire du biologiste Paul Panda Farnana. Un essai cinématographique puissant qui multiplie les allers-retours entre les années d'accaparement colonial et le présent d'un pays surexploité.
Tiré d'Afrique XXI.
Il suffit parfois d'une image pour faire brutalement rejaillir le passé. Dans L'Arbre de l'authenticité, film réalisé par l'artiste congolais Sammy Baloji, c'est un plan fixe de quelques secondes qui rappelle toute l'horreur d'une histoire que l'on aimerait cantonnée à jamais au XXe siècle. Le cadre est serré sur le tronc rugueux et blessé d'un arbre ; une main armée d'un couteau biseauté ôte habilement un long lambeau d'écorce ; aussitôt, la sève se met à couler, formant une rigole d'un blanc laiteux ; c'est du latex, que les hommes utilisent pour fabriquer le caoutchouc. Et cet « arbre qui pleure », c'est l'hévéa, dont on ne peut évoquer la culture sans penser aux atrocités de la colonisation belge au Congo et au sang, bien rouge celui-là, qu'elle fit couler. L'artiste, né en 1978 à Lubumbashi, confirme :
- L'image du caoutchouc offre différentes résonances. Dans l'histoire du Congo, cela fait bien entendu penser à la culture de l'hévéa et aux punitions corporelles qui y étaient associées au temps de Léopold II. Des punitions qui pouvaient aller jusqu'à l'amputation des bras et des mains pour ceux qui ne produisaient pas assez. Mais le caoutchouc renvoie aussi à son utilisation dans l'industrie militaire au cours des deux guerres mondiales. L'extraction ne concerne pas que les minerais, elle concerne toutes les ressources naturelles et humaines, elle concerne l'ensemble de l'environnement.
Comme le montre très bien la romancière Jennifer Richard dans ses livres Il est à toi ce beau pays et Notre royaume n'est pas de ce monde (Albin Michel, 2018 et 2022), l'exploitation sanguinaire du Congo a commencé avec l'ivoire à la fin du XIXe siècle, pour se poursuivre avec le caoutchouc, puis l'huile de palme et enfin les minerais tels le cuivre, l'or, le coltan, l'uranium, etc. Selon certaines estimations, quelque 10 millions de personnes auraient succombé à l'insatiable appétit occidental durant la période où l'« État indépendant du Congo » était la propriété privée du roi Léopold II, entre 1885 et 1908.
La guerre d'un côté, l'exploitation de l'autre
Depuis longtemps, Sammy Baloji travaille sur les industries extractives. Rien de tout à fait surprenant quand on est né dans le chef-lieu du Haut-Katanga, parfois surnommé la « capitale du cuivre ». S'il a d'abord photographié le patrimoine industriel et architectural de son pays, en lien avec la longue histoire coloniale, l'artiste privilégie désormais une approche multidisciplinaire mêlant images, sculptures, performances, films, éclairant les angles morts du passé à la lueur d'un regard contemporain.
Avec « Essay on Urban Planning », présenté dans le pavillon belge (construit sous Léopold II) lors de la Biennale de Venise de 2015, il opposait des images aériennes de Lubumbashi et des collections de mouches et de moustiques sous cadre. Une manière de montrer le cordon sanitaire mis en place par le colonisateur pour séparer les quartiers blancs des quartiers noirs, un couloir large de 700 mètres censé correspondre à la distance maximale qu'un moustique porteur du paludisme pouvait parcourir. Une manière de raconter aussi l'obligation faite aux ouvriers de rapporter à leur employeur cinquante mouches afin de pouvoir toucher leur ration de nourriture… Avec l'installation « 802. That is where, as you heard, the elephant danced the Malinga. The place where they now grow flowers », présentée à la galerie Imane Farès en 2016, Sammy Baloji exposait des douilles d'obus (en cuivre) servant de pot à des Ficus elastica, dits « figuiers à caoutchouc ». Encore une fois : la guerre d'un côté, l'exploitation de l'autre…
Avec L'Arbre de l'authenticité, présenté en France au mois d'avril, l'artiste continue de creuser son sillon dans le sous-sol et le passé congolais, concentrant cette fois son analyse sur les liens entre l'exploitation de la forêt, la manipulation des espèces et le changement climatique. L'idée du film est née de la lecture d'un article du Britannique Daniel Grossman paru dans The Guardian en septembre 2017. Dans son texte, Grossman raconte la découverte, par le biologiste belge de l'université de Gand Koen Hufkens, d'innombrables archives abandonnées dans un vieux bâtiment de la station biologique de Yangambi, qui fut autrefois l'une des plus prestigieuses institutions de recherche sur l'agriculture et la forêt en Afrique.
À la rencontre de Paul Panda Farnana
Parmi les trouvailles de Hufkens, de nombreux relevés compilés par des scientifiques pendant plus de vingt ans. « La collection contenait les observations hebdomadaires de 2 000 arbres entre 1937 et 1958, écrit Grossman. Les techniciens avaient méticuleusement noté quand les arbres fleurissaient, fructifiaient, lâchaient leurs fruits et perdaient leurs feuilles. » Combinées avec d'autres statistiques, comme celles concernant la pluviométrie ou les variations de température, ces données représentent un véritable trésor pour des chercheurs comme Hufkens qui s'intéressent aux réactions de la forêt face au changement climatique – et à la diminution des pluies tropicales. Grossman poursuit :
- Les jungles comme la forêt congolaise jouent un rôle critique dans le contrôle du niveau de réchauffement global ; la végétation absorbe environ 25 % du dioxyde de carbone que crachent nos pots d'échappement et nos cheminées. Les scientifiques estiment qu'une grande partie de ce CO2 fini stocké dans les troncs des arbres tropicaux, ceux du Congo, en retenant à eux seuls quelque 250 milliards de tonnes.
C'est d'ailleurs cet élément précis qui était à l'origine du voyage de Hufkens, puisqu'il avait alors dans l'idée d'installer à Yangambi une tour de mesure du flux de carbone.
Frappé par ce récit, Sammy Baloji a, comme à son habitude, remonté le fil de l'histoire dans la région de Yangambi, localité située sur la rive droite du Congo, dans la province de la Tshopo. Outre accueillir depuis la fin des années 1970 une réserve de biosphère de plus de 230 000 hectares, Yangambi est connu pour avoir abrité l'Inéac (Institut national pour l'étude agronomique du Congo belge), créé dans les années 1930. Mais l'artiste congolais est remonté plus loin encore dans le passé, ce qui lui a permis de rencontrer un personnage hors du commun et peu connu du grand public : l'agronome congolais Paul Panda Farnana, à qui toute la première partie du film est consacrée.
La probité des gens de ma race est mise en doute
L'Arbre de l'authenticité commence ainsi avec le monologue d'un homme né en 1888 à Nzemba, qui se raconte par la voix de l'acteur Edson Anibal (13 en colère, La nuit se traîne...) tandis que défilent des images contemporaines de la région tournées par Franck Moka (1). L'itinéraire de Paul Panda Farnana est exceptionnel : premier Congolais à avoir accompli des études supérieures en Belgique et en France, spécialiste des cultures tropicales diplômé en 1907, il a été nommé au Jardin botanique d'Eala, près de Coquilhatville (actuelle Mbandaka, dans le Nord-Ouest), en 1909, avant d'être nommé directeur de la station de Kalamu (commune de Kinshasa), en 1911. Un parcours de biologiste qui s'est heurté de plein fouet à la dure réalité coloniale :
- Même là, isolé dans la brousse, je rencontre l'hostilité. Monsieur Michiels, chef de culture de deuxième classe, vient me contrôler régulièrement. Il donne des ordres tous azimuts et il a même porté plainte contre moi auprès de la direction sans que cela ait une concordance avec les faits qui ont réellement eu lieu. Il me semble que les paroles de mes collègues blancs pèsent plus que les miennes. Je reçois réprimandes et blâmes pour tout et pour rien. Il m'est impossible d'émettre des idées. Je remarque que même pour ce qui concerne les plantes, la probité des gens de ma race semble toujours mise en doute. Je ressens une rage… Plutôt une fureur… Je pense sincèrement à quitter l'administration coloniale.
Les nombreux textes écrits par Paul Panda Farnana ont été repris, pour les besoins du film, par la scénariste Ellen Meiresonne, avec Sammy Baloji. Ils permettent de découvrir toute l'histoire de cet homme, racontée à la première personne : son emploi de biologiste, bien sûr, mais aussi son engagement dans la Première Guerre mondiale dans le Corps des volontaires congolais, son emprisonnement en Allemagne dans le camp de Soltau, puis son implication dans le mouvement panafricain qui le conduit à participer aux assises en 1919 au premier Congrès panafricain en compagnie de Blaise Diagne, alors député du Sénégal, et de W.E.B. Du Bois, le sociologue africain-américain à la tête de la National Association for the Advancement of Coloured People (NAACP). L'Arbre de l'authenticité permet de suivre l'ensemble de cet itinéraire engagé jusqu'au retour de Panda au Congo, dans son village natal, et sa mort inexpliquée en 1930, à l'âge de 41 ans. Une vie qui a déjà inspiré une bande dessinée (Paul Panda Farnana, une vie oubliée, par quatre auteurs congolais, chez Africalia), et un film (Panda Farnana, un Congolais qui dérange, de Françoise Levie, 2011).
Produire en quantité ce dont l'Occident a besoin
Si cette première partie du film couvre la période allant de 1909 à 1930, la deuxième commence durant la Seconde Guerre mondiale, en 1941. Les images tournées au Congo demeurent contemporaines mais, cette fois, c'est un administrateur belge qui s'exprime, un certain Abiron Beirnaert, interprété par Diederik Peeters (artiste et performeur), sur un texte écrit par David Van Reybrouck – l'auteur acclamé de Congo. Une histoire et de Revolusi. L'Indonésie et la naissance du monde moderne (tous deux traduits en français par Isabelle Rosselin, Actes Sud, 2012 et 2022).
Cette fois, le ton se fait plus lyrique, et le texte, aux accents proprement conradiens – on ne peut s'empêcher de penser à Au cœur des ténèbres du romancier d'origine polonaise –, plonge le spectateur dans l'ambiance délétère d'un poste de recherche coupé de tout tandis que le monde est à feu et à sang. Mais Sammy Baloji ne perd pas la ligne de son récit, puisqu'ici il est encore question d'environnement et de manipulation de la nature à des fins productivistes. Abiron Beirnaert prend la parole :
- J'ai presque 40 ans. Je suis le directeur de la section agriculture de la Station centrale d'essais de l'Institut national pour l'étude agronomique du Congo belge de Yangambi. Mes recherches expérimentales sur la culture du palmier à huile sont considérées comme pionnières dans toutes les colonies. En 1936, j'ai fait un voyage d'étude en Afrique de l'Ouest pour visiter les principaux instituts et les principales plantations. L'année dernière, j'ai été envoyé en Extrême-Orient pendant des mois ; en Malaisie britannique, en Indochine française, aux Indes néerlandaises pour étudier leurs méthodes de culture afin de voir comment augmenter notre production au Congo.
Quelques phrases qui suffisent pour comprendre toute la machinerie mise en place pour produire en quantité ce dont l'Occident a besoin – en l'occurrence de l'huile de palme – en imposant à un territoire qui n'en a pas l'usage une monoculture destructrice. Les recherches d'Abiron Beirnaert ont en effet conduit à la création d'une variété hybride de palmier, le Tenera, aux rendements plus élevés. L'homme, lui, a trouvé la mort dans un mystérieux accident de voiture, en mai 1941, quand sa voiture a quitté la route, entre Aketi et Bumba, pour s'écraser plus bas dans la rivière…
Je vois l'humanité combattre pour la suprématie
La nature, transformée, manipulée, exploitée jusqu'à l'épuisement n'a d'autre langage, pour faire valoir ses droits, que celui de son dérèglement. Inondations, sécheresses, réchauffement disent chaque jour, en silence, l'ampleur des déséquilibres créés de main d'homme. Dans la troisième et dernière partie de L'Arbre de l'authenticité, Sammy Baloji lui donne directement la parole. Et c'est à travers la voix d'un arbre qu'elle s'exprime :
- J'ai plus de 300 ans. Les scientifiques m'appellent Pachyelasma tessmannii. Mais ici, dans la forêt, les gens me nomment « lileko ». Je suis un témoin. Je vois l'humanité combattre pour la suprématie. J'écoute les hommes se battre avec des fusils et des lances. Je les regarde construire des hiérarchies de couleurs. J'expérimente en première ligne leur soif d'argent. J'observe les scientifiques aller et venir. Des hommes comme Paul Panda Farnana et Abiron Beirnaert.
S'adressant aux humains qui « n'ont pas le temps d'écouter les arbres », Pachyelasma tessmannii rappelle son histoire : il fut surnommé « l'arbre du roi » après que Léopold II s'était reposé sous son ombre, puis il fut qualifié d'« arbre de l'authenticité », « pilier de la nouvelle nation » par le maréchal Mobutu… « En réalité, tout le film est raconté par l'arbre, explique Baloji. Panda et Beirnaert sont des voix qu'il a captées au moment de leur passage, et ce dispositif me permet d'entrer directement dans le présent de Yangambi. » Ce présent, c'est un paysage modelé par l'action de l'homme, un environnement blessé et un pays toujours en guerre.
Mais l'artiste ne propose pas que le désespoir d'un présent où l'exploitation se poursuit sans vergogne : il sait que de la nature peut venir le salut. Si cet arbre bien particulier avoue que « [son] écorce tue les poissons » et que « [ses] feuilles mettent fin aux grossesses », il sait aussi que « [son] tronc stocke le carbone de l'air » et que certains agronomes essaient aujourd'hui de cultiver ses graines afin que ses jeunes pousses « sauvent le monde ». En un saisissant raccourci, Sammy Baloji filme successivement la haute stature d'un immense lileko et la structure métallique de la tour à flux de carbone de Yangambi, haute de 55 mètres et opérationnelle depuis 2020, qui a pour objectif de comprendre la contribution des forêts tropicales à l'atténuation du changement climatique. Lucide sur notre faible capacité à écouter les arbres pleurer, Sammy Baloji nous indique pourtant la voie à suivre : tendre l'oreille à ce que la nature nous hurle.
Notes
1- Franck Moka (1989, Kisangani) est un rappeur, compositeur, artiste sonore et cinéaste. Il vit et travaille à Kisangani.
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Soudan. Se souvenir de la révolution

Le film de Hind Meddeb retrace la révolution soudanaise qui a renversé la dictature d'Omar Al-Bachir en 2019. Projeté à Calais, il met également en lumière la tragédie actuelle : alors que des millions de Soudanais fuient la violence, ceux qui ont défié la tyrannie se heurtent à un nouveau combat en exil, marqué par le racisme et la stigmatisation en Europe. Le récit de leur révolution devient ainsi un appel à la mémoire et à la solidarité face à l'indifférence.
Tiré d'Orient XXI.
Voir la bande-annonce.
C'est un Khartoum méconnu : vivant, peuplé de jeunes gens qui peignent sur les murs, dansent, chantent et déclament des poèmes dans la rue, sourire aux lèvres. Face à ces scènes de joie, un frisson parcourt la salle de cinéma parisienne, ce lundi 5 mai. Sur l'écran, ils et elles parlent de démocratie, d'égalité, et surtout de liberté. Ils et elles viennent de faire tomber l'un des pires dictateurs au monde, Omar Al-Bachir, en avril 2019, qui a dirigé le Soudan d'une main de fer pendant trente ans. Ce Khartoum enchanté apparaît dans les premières minutes du documentaire de Hind Meddeb Soudan, souviens toi, sorti dans les salles françaises le 7 mai.
Pendant plusieurs mois, un mouvement de désobéissance a maintenu la pression sur les militaires pour exiger un gouvernement civil. Mais les Forces de soutien rapide dirigées par le général Mohamed Hamdan Dogolo, dit Hemetti, l'ancien tombeur d'Al-Bachir après en avoir été le bras armé, accusé de génocide au Darfour par les États-Unis (au moins 300 000 morts), répriment et tuent cette jeunesse pleine d'espoir. Le 3 juin 2019, les milices se filment en train de saccager les sit-in et de tuer (au moins 100 morts) plusieurs mois d'ivresse démocratique. « On a bien fait le travail », lance l'un d'eux, goguenard.
Le peuple se soulève de nouveau et ne se résigne pas. Après avoir fait tomber un dictateur, pourquoi ne parviendrait-il pas à tordre le bras de ceux qui veulent lui confisquer la révolution ? Mais les poèmes récités dans la rue pour galvaniser les foules ne peuvent rien face aux chars et aux armes automatiques. Las, Hemetti et le général Abdel Fatah Al-Burhan, après avoir un temps codirigé le pays, finissent par s'affronter, soutenus de part et d'autre par des puissances étrangères — dont les Émirats arabes unis — qui veulent accaparer les terres fertiles du Nil. Quelque 13 millions de Soudanais·es ont aujourd'hui fui leur domicile, ce qui fait d'eux la première nationalité de personnes déplacées au monde.
Ils avaient presque oublié qu'ils avaient renversé un dictateur
Le film a été projeté à Calais, en France. Cette ville est bien connue pour « accueillir » des milliers d'exilés qui, à partir de là, tentent de traverser la Manche pour rejoindre l'Angleterre. Au moins 76 d'entre eux ont péri en mer en 2024. Une centaine de Soudanais sont venus voir le documentaire. « Ils m'ont expliqué qu'ils étaient très émus de revoir les images de la révolution, relate Hind Meddeb, certains d'entre eux m'ont dit qu'ils avaient presque oublié ce qu'ils avaient fait : renverser un dictateur. »
Ces jeunes hommes et ces jeunes femmes – ces dernières, privées de tout sous Al-Bachir, sont particulièrement mises en avant dans le film car elles ont joué un rôle déterminant dans les évènements – ont bravé la mort pour atteindre un idéal : la démocratie. Ils et elles savent qu'une révolution n'est pas un aboutissement, mais bien souvent une étape dans un long processus ponctué de répressions et de coups d'État. « Le Soudan est un exemple dans le monde arabe », affirme Hind Meddeb, qui rappelle que le pays a connu trois révolutions depuis l'indépendance – et quelques parenthèses démocratiques.
Coupables d'être musulmans
Mais plutôt que d'applaudir les héros soudanais parce qu'ils ont lutté contre l'abjection et montré la voie de la liberté, parfois au prix de leur vie — « Vous pouvez me tuer, mais pas mes idées », était l'un des slogans de la révolution —, plutôt que de louer leur courage et de les accueillir dignement en Europe et en France, les services policiers les soumettent à un harcèlement quotidien. Le pouvoir français les désigne avant tout comme des « migrants » qui n'auraient pas vocation à rester, comme des « envahisseurs », et agite la rhétorique raciste du « grand remplacement » et de la « submersion migratoire ». Ils s'en prennent à une communauté dont la culture ne serait pas « compatible » avec les valeurs françaises.
Ils sont aussi et surtout coupables d'être musulmans dans un pays où l'islam est constamment dénigré. Il faut pourtant entendre ces jeunes, en 2019, demander en criant un Soudan multireligieux et débarrassé du tribalisme. « Ils ne rejettent pas la religion mais refusent qu'elle soit instrumentalisée », rappelle encore la réalisatrice. « Toutes et tous n'aspirent qu'à une seule chose : vivre chez eux, dans un pays démocratique. » En France, l'ignorance et la propagande rejettent, trient, accusent, soupçonnent, matraquent. La répression coule les embarcations de fortune pour entraver la liberté de circuler de celles et ceux qui rêvent d'un avenir loin des tueries de Khartoum… Une sale besogne rétribuée plus d'un demi-milliard d'euros par l'Angleterre.
Pas un responsable politique, des deux côtés de la Manche, n'a une once du courage de ces exilé·es. Après avoir affronté la dictature, l'avoir renversée, avoir bravé la répression, finalement pris le chemin de l'exil alors que la situation était inextricable, échappé à la mort dans les camps libyens, survécu miraculeusement à la traversée de la Méditerranée, les tombeurs d'Al-Bachir se retrouvent à nouveau sous les coups, dans un pays qui, pourtant, a nourri leur vision révolutionnaire : 1789 et la Révolution française sont, selon Hind Meddeb, au cœur de leurs références. Lorsque ces jeunes gens reviendront libérer le Soudan — ce qu'ils veulent tous —, pas sûr que « le modèle français » les inspire encore.
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Comptes rendus de lecture du mardi 20 mai 2025


La simplicité volontaire, plus que jamais...
Serge Mongeau
Serge Mongeau, le père de la simplicité volontaire, nous a quittés à l'âge de 88 ans, il y a une dizaine de jours. Militant écologiste, éditeur et auteur, médecin, il aura grandement influencé de nombreux lecteurs de ma génération et permis la création de mouvements comme le Réseau québécois de la simplicité volontaire, le Mouvement québécois pour une décroissance conviviale et le réseau Transition Québec. Je garde un bon souvenir de notre rencontre, il y a plusieurs années, lors d'un salon du livre. Publié à plusieurs reprises depuis 1985, son ouvrage le plus connu, « La simplicité volontaire », nous fait réfléchir sur notre rapport à la consommation et notre pouvoir d'organiser notre vie d'une façon différente. L'auteur y questionne la société de consommation, mais aussi notre état d'aliénation devant ces nombreuses sollicitations pour toujours posséder davantage. Un très bon bouquin de référence à lire et à relire.
Extrait :
Jamais l'humanité n'a disposé d'autant de richesses, jamais elle n'a possédé de techniques aussi efficaces et puissantes, jamais elle n'a maîtrisé un tel savoir, et pourtant jamais au cours de l'Histoire autant d'êtres humains n'ont été privés de l'essentiel, jamais non plus n'a-t-on prévu dans un avenir si proche autant de changements catastrophiques de l'équilibre naturel, changements dus à l'activité humaine. Les appels à l'action fusent de toutes parts, pour la justice sociale, pour la solidarité, pour le respect de la nature, mais rien n'y fait : ce sont les entreprises multinationales qui contrôlent le monde et, avec la complicité des gouvernements qui se soumettent à leurs desiderata, établissent les priorités nationales et internationales, lesquelles se résument à « profits », « compétitivité » et « libre-échange ».

Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
Jean-Jacques Rousseau
J'ai été heureux de réaliser récemment que l'on enseignait encore au cégep le « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes » de Jean-Jacques Rousseau. C'est, avec le « Contrat social », l'un des principaux ouvrages du grand écrivain et philosophe du XVIIIe siècle. Rousseau y développe sa conception de l'état de nature, qui précède l'État, et de la perfectibilité humaine. Précurseur de la pensée progressiste, il y décrit la propriété privée, dans son sens exact, comme la source de toutes les inégalités. Une œuvre fondamentale !
Extrait :
Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire et l'imagination en jeu, l'amour-propre intéressé, la raison rendue active et l'esprit arrivé presque au terme de la perfection, dont il est susceptible. Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir ou de nuire, mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse, sur le mérite ou les talents, et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu'on était en effet. Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. D'un autre côté, de libre et indépendant qu'était auparavant l'homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables dont il devient l'esclave en un sens, même en devenant leur maître ; riche, il a besoin de leurs services ; pauvre, il a besoin de leur secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d'eux. Il faut donc qu'il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver, en effet ou en apparence, leur profit à travailler pour le sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d'abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s'en faire craindre, et qu'il ne trouve pas son intérêt à les servir utilement. Enfin l'ambition dévorante, l'ardeur d'élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d'autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité d'une part, de l'autre opposition d'intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d'autrui, tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l'inégalité naissante.

La Petite Fadette
George Sand
George Sand, de son vrai nom Amantine Aurore Lucile Dupin, compte parmi les écrivains les plus prolifiques. On lui doit plus de 70 romans, des nouvelles, des contes, des pièces de théâtre et des écrits politiques. Elle fut une femme libre, prenant la part des femmes, prônant la passion, fustigeant le mariage et luttant contre les préjugés de la société conservatrice de son temps. « La Petite Fadette » est l'un de ses romans champêtres qui s'intéresse aux monde paysan. La Petite Fadette, Fanchon Fadet, fille laide que l'on surnomme aussi le Grelet, est la petite-fille d'une sorcière de village. On lui donne mauvaise réputation en raison des pouvoirs de sourcière qu'on lui attribue elle aussi. Mais lentement, sûrement, dans une longue et belle ascension, elle deviendra la jeune femme dont les jumeaux Landry et Sylvinet s'éprendront. Vraiment, un très beau roman, comme probablement tous les romans de George Sand.
Extrait :
Eh bien, Fanchon Fadet, puisque tu parles si raisonnablement, et que, pour la première fois de ta vie, je te vois douce et traitable, je vas te dire pourquoi on ne te respecte pas comme une fille de seize ans devrait pouvoir l'exiger. C'est que tu n'as rien d'une fille et tout d'un garçon, dans ton air et dans tes manières ; c'est que tu ne prend pas soin de ta personne. Pour commencer, tu n'as point l'air propre et soigneux, et tu te fais paraître laide par ton habillement et ton langage. Tu sais bien que les enfants t'appellent d'un nom encore plus déplaisant que celui de grelet. Ils t'appellent souvent le màlot. Eh bien, crois-tu que ce soit à propos, à seize ans, de ne point ressembler encore à une fille ? Tu montes sur les arbres comme un vrai chat-écurieux, et quand tu sautes sur une jument, sans bride ni selle, tu la fais galoper comme si le diable était dessus. C'est bon d'être forte et leste ; c'est aussi bon de n'avoir peur de rien, et c'est un avantage de nature pour un homme. Mais pour une femme trop est trop, et tu as l'air de vouloir te faire remarquer. Aussi on te remarque, on te taquine, on crie après toi comme après un loup. Tu as de l'esprit et tu réponds des malices qui font rire ceux à qui elles ne s'adressent point. C'est encore bon d'avoir plus d'esprit que les autres ; mais à force de le montrer, on se fait des ennemis. Tu es curieuse, et quand tu as surpris les secrets des autres, tu les leurs jettes à la figure bien durement, aussitôt que tu as à te plaindre d'eux. Cela te fais craindre, et on déteste ceux qu'on craint. On leur rend plus de mal qu'ils n'en font. Enfin, que tu sois sorcière ou non, je veux croire que tu as des connaissances, mais j'espère que tu ne t'es pas donnée aux mauvais esprits ; tu cherches à le paraître pour effrayer ceux qui te fâchent, et c'est toujours un assez vilain renom que tu te donnes là. Voilà tous tes torts, Fanchon Fadet, et c'est à cause de ces torts-là que les gens en ont avec toi. Rumine un peu la chose, et tu verras que si tu voulais être un peu plus comme les autres, on te saurait plus de gré de ce que tu as de plus qu'eux dans ton entendement.
Robespierre - La fabrication d'un monstre
Jean-Clément Martin
C'est bien évidemment la première biographie que je lisais de Maximilien de Robespierre, qui devait plus tard lui-même se renommer Maximilien Robespierre, l'un des principaux et des plus controversés acteurs de la Révolution française. Le livre est décidément très instructif et réussit bien, comme le veut l'auteur, à remettre les choses en perspective quant au rôle de Robespierre au cours des années 1789-1994, mais le texte est tellement dense, détaillé et chronologique plutôt qu'explicatif, qu'on à parfois de la peine à suivre l'auteur. Mais « Robespierre – La fabrication d'un monstre » est tous compte fait une biographie honnête et éclairante qui contribue à nous prémunir contre les jugements faciles.
Extrait :
Comment un jeune notable est-il devenu l'élu des savetiers ? Reconnaissons que rien ne prédisposait Robespierre à cette évolution. Alors qu'il jouissait d'une position sociale reconnue dans sa ville, il rompt avec son milieu, ou tout au moins ses grandes figures. C'est ce passage complexe qu'il faut expliquer, sans rester en tête à tête avec Maximilien, puisqu'il partage un itinéraire avec beaucoup d'autres de ses semblables, jeunes avocats talentueux, ambitieux et mécontents de leur sort.
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Gaza, génocide annoncé – Un tournant dans l’histoire mondiale

Gilbert Achcar
La nouvelle catastrophe subie par le peuple palestinien à Gaza est pire que la Nakba de 1948. C'est le premier génocide perpétré par un État industriel avancé depuis 1945, avec la participation des États-Unis et le soutien de l'Occident, France incluse.
Gilbert Achcar montre que ce génocide n'est ni un accident de l'histoire ni essentiellement une réaction aux tueries perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023, mais qu'il était inscrit dans la trajectoire de l'État sioniste depuis sa fondation. L'auteur analyse le processus historique qui a conduit à la catastrophe actuelle et mène une investigation rigoureuse et documentée de ses conséquences pour la population palestinienne, les peuples de la région et pour les relations internationales dans leur ensemble.
Gilbert Achcar est chercheur franco-libanais, professeur émérite à l'École des études orientales et africaines (SOAS) de l'université de Londres et collaborateur régulier du Monde
diplomatique.
Commentaires de l'édition anglaise
« Adoptant à la fois grand angle et vision rapprochée, le recueil d'essais bouleversants et perspicaces de Gilbert Achcar met en lumière les facteurs historiques et politiques qui ont permis le génocide israélien des Palestiniens de Gaza. Montrant le lien entre le soutien occidental à l'atroce guerre menée par Israël et la banalisation de l'extrême droite mondiale, Achcar ne se contente pas d'analyser la tragédie et de l'interpréter. Il propose également des pistes possibles pour un changement positif qui atténuent quelque peu l'avenir sombre qu'il entrevoit. »
Amira Hass, correspondante de Haaretz pour les territoires occupés de 1967 et autrice de Boire la mer à Gaza.
« Rendant compte et analysant de façon originale et opportune le génocide de Gaza sous de multiples angles, cet ouvrage offre une exploration minutieuse du sens, de la connotation, du contexte et des liens coloniaux qui ont convergé dans cette étroite bande de terre. Gaza, génocide annoncé est l'examen la plus approfondi et le plus complet de ce génocide en rapport avec la Shoah. Considérant le génocide de Gaza comme une conséquence prévisible de l'histoire récente, Achcar tient compte du contexte historique tout au long de son analyse, jusqu'à la toute dernière page. »
Khaled Hroub, chroniqueur et auteur de Hamas : A Beginner's Guide
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La campagne du salaire au travail ménager...

LA CAMPAGNE DU SALAIRE AU TRAVAIL MÉNAGER
Parution le 13 mai 2025 au Québec
Parution le 30 mai 2025 en Europe
https://www.editions-rm.ca/livres/wages-for-housework-la-campagne-du-salaire-au-travail-menager/#tab-description
Présentée par Louise Toupin ·
Avec des textes de Selma James, Mariarosa Dalla Costa, Silvia Federici, Leopoldina Fortunati, Wilmette Brown, Gisela Bock et Barbara Duden, Maria Pia Turri, Wages Due Collective, Black Women for Wages for Housework, Collectif L'Insoumise, Sylvie Dupont et Valérie Simard.
« Nous voulons un salaire pour chaque toilette sale, pour chaque naissance difficile, pour chaque agression sexuelle, pour chaque tasse de café, et pour chaque sourire. »
Si certains écrits de Selma James, de Mariarosa Dalla Costa et de Silvia Federici – instigatrices de la campagne Wages for Housework – ont été traduits en français, aucune anthologie réunissant les textes clés de cette « Internationale des femmes » n'avait jusqu'ici été publiée. C'est ce que propose l'autrice et chercheuse Louise Toupin, après avoir contribué à sauver de l'oubli cette pensée féministe révolutionnaire. Les textes de ces penseuses de premier plan, dont certains sont inédits en français, témoignent de l'originalité et de la force politique du courant de la reproduction sociale. Avant l'heure, ce mouvement proposait une grille d'analyse à l'intersection des questions de genre, de sexe, de race et de classe.
© Chloé Charbonnier
Militante du Front de libération des femmes du Québec (1969-1971) et cofondatrice des Éditions du remue-ménage, LOUISE TOUPIN est chercheuse indépendante et auteure de Le salaire au travail ménager : chronique d'une lutte féministe internationale, 1972-1977 (Remue-ménage, 2014). Elle est en outre coauteure de trois anthologies de textes de militantes féministes publiées aux Éditions du remue-ménage : Québécoises Deboutte ! (1982-1983, avec Véronique O'Leary), La pensée féministe au Québec (2003, avec Micheline Dumont), et de Luttes XXX (2011, avec Maria Nengeh Mensah et Claire Thiboutot). Son livre, Le salaire au travail ménager.Chronique d'une lutte féministe internationale, 1972-1977 est traduit en anglais, en espagnol, en allemand et en italien.
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Introduction au livre de Joseph Daher : Gaza : un génocide en cours

Alors que l'écriture de ce livre prenait fin, en janvier 2025, l'État d'apartheid, colonial et raciste d'Israël signait un cessez-le-feu avec l'organisation palestinienne Hamas, suspendant temporairement la guerre génocidaire menée contre la population de la bande de Gaza à la suite de l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023 [1].
17 mai 2025 | tiré d'entre les lignes entre les mots
Quelques jours après l'entrée en vigueur de l'accord de cessez-le-feu, le 19 janvier 2025, et la fin du blocage par les autorités d'occupation israéliennes du corridor de Netzarm – qui coupe le territoire en deux, de la frontière israélienne jusqu'à la mer –, des centaines de milliers de personnes palestiniennes déplacées regagnaient le nord de la zone, quand bien même leurs maisons étaient probablement détruites. La trêve est cependant fragile, alors que les menaces et pressions israéliennes, avec le soutien des États-Unis, se poursuivent contre les Palestiniens de la bande de Gaza[2].
Les 2,4 millions d'habitantes et habitants de la bande de Gaza ont vécu depuis octobre 2023 sous des bombardements israéliens constants et d'une violence sans précédent jusqu'à la conclusion de l'accord de cessez-le-feu. Plus de 2 millions de Palestiniennes et Palestiniens ont été déplacés dans le territoire, soit près de 90% de sa population totale. La très grande majorité d'entre elles et eux a été logée dans des tentes de fortune, particulièrement inadaptées aux conditions hivernales.
À la suite de la conclusion du cessez-le-feu, le bilan officiel s'élevait à 61 709 morts – dont 17 881 enfants – et au moins 111 588 blessés. Mais malheureusement, le chiffre est probablement bien plus élevé. Un article publié en juillet 2024 par la revue scientifique médicale britannique The Lancet suggérait que l'attaque alors en cours pourrait d'ores et déjà conduire à 186 000 décès palestiniens. Dans un article paru dans le quotidien The Guardian en septembre, Devi Sridhar, présidente du département de santé publique mondiale à l'université d'Édimbourg, estimait que si la mortalité à Gaza devait se poursuivre au rythme actuel – environ 23 000 décès par mois –, elle pourrait au total atteindre environ 335 500 décès.
Selon un rapport de la Banque mondiale publié à la mi-décembre 2024, 90% de la population dans la bande de Gaza est confrontée à une insécurité alimentaire marquée, dont 875 000 personnes en situation d'urgence et 345 000 personnes en situation d'urgence absolue. En outre, près de 90 % des logements ont été détruits ou sévèrement endommagés. Plus largement, c'est l'ensemble des structures de base du territoire qui sont désormais anéanties : les réseaux de communication sont presque complètement détruits, malgré les efforts des opérateurs locaux pour maintenir de la connectivité ; le secteur privé est également largement réduit à néant, avec plus de 88 % des entreprises détruites ou endommagées, tout comme 70% du réseau routier ; certains secteurs d'activité, tels que l'agriculture ou la pêche, la construction, l'industrie, le transport ou la finance, n'existent tout simplement plus sur le territoire. Le chef du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Achim Steiner, a en effet déclaré à la suite du cessez-le-feu que son organisation estimait qu'environ deux tiers de toutes les constructions ont été détruites ou endommagées par les intenses bombardements de l'armée d'occupation israélienne. Il a ajouté qu'« environ soixante ans de développement ont été perdus dans ce conflit en quinze mois[3] ». La reconstruction de la bande de Gaza pourrait prendre trois cent cinquante ans si le blocus reste en place et était estimée à plus de 53 milliards de dollars[4].
La guerre contre la bande de Gaza constitue sans aucun doute une nouvelle Nakba (catastrophe), encore plus destructrice et meurtrière que celle de 1948, au cours de laquelle plus de 700 000 Palestiniennes et Palestiniens ont été chassés de force de leurs foyers et sont devenus des réfugiés. Ce processus de nettoyage ethnique et d'entreprise génocidaire, qui ne s'est jamais interrompu, s'est poursuivi de manière extrêmement violente durant quinze mois.
En outre, ce livre cherche à inscrire l'histoire de l'oppression des Palestiniennes et Palestiniens par l'État d'Israël dans une approche régionale et internationale. Ainsi, dans sa première partie, qui propose une analyse historique de la trajectoire de la question palestinienne, l'ouvrage examine également le rôle historique joué par l'État d'Israël au Proche-Orient au service de l'impérialisme occidental, et plus particulièrement de la défense des intérêts des États-Unis.
Dans sa deuxième partie, l'ouvrage examine ensuite l'extension de la guerre israélienne au Liban après le 7 octobre 2023, mais plus particulièrement à la suite de l'accélération de la violence israélienne à la mi-septembre 2024. Dans cette partie, nous revenons également brièvement sur l'histoire des agressions et des occupations israéliennes au Liban, dans lesquelles trouve son origine le Hezbollah libanais.
Dans la troisième partie, la chute du régime Assad, au pouvoir en Syrie depuis 1970, est analysée, ainsi que les défis qui se présentent pour les aspirations démocratiques et sociales des classes populaires syriennes.
Dans la section suivante, nous examinons l'impact de la guerre sur les dynamiques politiques régionales du Proche-Orient et différents protagonistes régionaux, comme les monarchies du Golfe, l'Égypte et la Jordanie, ainsi que sur l'Iran et son réseau d'influence régionale.
Finalement, nous abordons la question de la solidarité internationale, ainsi que son importance cruciale dans le cadre de la libération de la Palestine et les liens de cette dernière avec la libération des classes populaires régionales.
Joseph Daher : Gaza : un génocide en cours
Editions Syllepse, Paris 2025, 168 pages, 12 euros
https://www.syllepse.net/gaza-un-genocide-en-cours-_r_25_i_1112.html
Notes
1 Il est à noter également que de nombreux civils israéliens enlevés le 7 octobre 2023 ont été tués par les forces d'occupation israéliennes, notamment du fait de tirs d'obus de char sur des maisons où des Israéliens étaient détenus.
2 L'accord de trêve comprend trois phases devant mener à un arrêt complet des violences israéliennes contre la bande de Gaza et sa reconstruction sur un plan long terme, mais le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a affirmé à plusieurs reprises que son pays gardait « le droit de reprendre la guerre » contre le Hamas à tout moment avec l'appui des États-Unis. Début mars 2025, il a d'ailleurs annoncé le blocage de toute aide humanitaire à la fin de la première phase de l'accord de cessez-le-feu.
3 L'ONU estime que si la tendance de croissance de 0,4% observée entre 2007 et 2022 devait se poursuivre, il faudrait pas moins de 350 ans pour que le territoire retrouve les niveaux de PIB de 2022. AFP, « La guerre a effacé 60 ans de développement à Gaza, dit un haut responsable de l'ONU », 25 janvier 2025,
www.lorientlejour.com/article/1445030/la-guerre-a-efface-60-ans-de-developpement-a-gaza-dit-un-haut-responsable-de-lonu-entretien.html
4 « Plus de 50 milliards de dollars nécessaires pour la reconstruction de Gaza », 20 février 2025,
www.lorientlejour.com/article/1448574/update-1-more-than-50-billion-needed-to-rebuild-gaza-world-bank-joint-assessment-says.html
P.-S.
Avec l'aimable autorisation des Editions Syllepse
Via
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/17/introduction-au-livre-de-joseph-daher-gaza-un-genocide-en-cours/

« Israël veut couper tout lien des Palestiniens avec leur terre »

La bande de Gaza est confrontée à « un génocide, un écocide et un futuricide », dénonce l'historienne et politiste Stéphanie Latte Abdallah. Elle a dirigé l'ouvrage collectif « Gaza, une guerre coloniale », paru le 14 mai.
Tiré de Reporterre. Photo : Des ruines autour du camp d'Al Bureij, dans le centre de la Bande de Gaza, le 2 février 2025. Moiz Salhi/Middle East Images/AFP.
Stéphanie Latte Abdallah est historienne et politiste. Elle étudie le Moyen-Orient et les sociétés arabes, s'intéressant notamment aux alternatives sociales et écologiques. Directrice de recherche au CNRS, elle a dirigé avec Véronique Bontemps l'ouvrage collectif Gaza, Une guerre coloniale, paru le 14 mai aux éditions Actes Sud.
Reporterre — Y a-t-il un génocide à Gaza ?
Stéphanie Latte Abdallah — La Cour internationale de justice a pris entre janvier et mai 2024 quatre ordonnances dans l'affaire portée par l'Afrique du Sud mettant en cause l'État israélien pour génocide. À chaque fois, elles ont demandé des mesures conservatoires pour l'empêcher. Ces mesures conservatoires n'ont pas été appliquées. Il apparaît donc clair, de surcroît avec les développements ultérieurs, notamment l'utilisation de la famine comme arme de guerre, et avec le siège total imposé depuis le 2 mars, qu'il s'agit bien d'un cas de génocide.
Aujourd'hui, on compte presque 53 000 tués dans la bande de Gaza et 120 000 blessés, selon les chiffres fournis par le ministère de la Santé gazaoui, corroborés par l'ONU. Mais différentes projections font état de chiffres bien supérieurs, notamment en raison de milliers de personnes dont les corps sont bloqués sous les décombres, mais aussi des morts indirectes causées par la famine, par la destruction des infrastructures de santé, qui rend impossible de se faire soigner, par un ensemble de maladies chroniques qui ne peuvent être traitées, dont celles causées par la pollution des eaux, etc.
« La pollution des eaux, des sols et de la mer est dramatique »
Une étude publiée dans le journal scientifique The Lancet estimait déjà en juillet 2024 le nombre total de morts à 186 000. On serait donc a minima autour de 200 000 morts, soit 8 à 10 % de la population de la bande de Gaza. C'est absolument terrifiant.
Peut-on aussi parler d'un écocide ?
Oui. Le militaire et les guerres génèrent une très forte toxicité. Cette guerre a ainsi produit une quantité énorme de gaz à effet de serre. Durant les seuls trois premiers mois, du fait des avions de bombardement et de reconnaissance, des drones, on a comptabilisé une émission de CO2 équivalente à celle d'entre 20 et 33 pays à plus faibles émissions pendant un an. 85 000 tonnes de bombes ont été larguées sur ce petit territoire de 360 km2 [à peine plus de trois fois la superficie de Paris] entre octobre 2023 et décembre 2024. Des bombes de deux tonnes ont été employées, ainsi que des bombes au phosphore. Quantité d'entre elles n'ont pas explosé.
Les destructions ont créé plus de cinquante millions de tonnes de gravats, sans compter plus de 350 000 tonnes de déchets qui s'amoncellent. La pollution des eaux, des sols et de la mer est dramatique. Des experts avaient analysé le sol de la bande de Gaza en 2014, après des bombardements qui avaient duré cinquante-et-un jours, et il était déjà toxique. On est aujourd'hui dans une situation sans commune mesure.
« La production agricole, qui permettait une relative autonomie, a été quasiment réduite à néant »
Près de 70 % des zones agricoles ont été rasées et, pour une large partie, sont devenues des zones militaires. Toutes les usines de traitement de l'eau ont été touchées. 83 % des végétaux ont été détruits, l'ensemble de l'élevage (volailles, ovins, caprins) a été décimé, soit par la guerre, soit en raison de la famine pour une consommation immédiate. La production agricole, qui permettait une relative autonomie alimentaire de la bande de Gaza, a été quasiment réduite à néant : entre 70 et 80 % des terres cultivables ont été détruites, de même que les fermes, les puits, les serres, les systèmes d'irrigation... Mais au-delà de l'écocide, je parle aussi d'un « futuricide ».
Que voulez-vous dire par là ?
On détruit le présent, on veut agir sur le passé, l'appartenance, mais aussi sur le futur. Par l'écocide et la destruction de toutes les infrastructures vitales, mais aussi par la destruction des écoles, des universités, des lieux culturels, en s'attaquant également aux souvenirs, aux traces, aux morts même dans les cimetières, le gouvernement israélien entend couper tout lien des Palestiniens et des Palestiniennes de Gaza avec leur terre et les effacer, les arracher au lieu.
Les projets qui sont discutés et qui ont commencé à être mis en œuvre sont ceux d'une occupation durable [70 % de la bande de Gaza est occupée militairement ou soumise à des ordres d'évacuation], d'une nouvelle colonisation assortie de la déportation des Palestiniens dans d'autres pays. Cela place les personnes dans une incertitude que je qualifie de radicale et entend occuper aussi l'espace de projection dans un futur vivable dans ce lieu : cette futurité coloniale est un futuricide pour les Gazaouis, puisqu'ils en seraient exclus. Les colonialismes de peuplement se sont élaborés sur des futuricides des populations autochtones.
Pourquoi l'État israélien se comporte-t-il de façon si abominable ?
Au fil des guerres conduites par Israël contre Gaza, on a observé un abaissement progressif du souci d'éviter ce qui est nommé par ce terme atroce de « dommages collatéraux », pour finalement viser la population civile, véritable objectif de cette guerre. En 2006, a été formulée, à partir de la guerre faite au Liban, la doctrine militaire Dahiya. Elle indique que, pour affaiblir vraiment l'adversaire, il faut viser les infrastructures et les civils, pour pousser la population à se retourner contre le Hezbollah et, ici, le Hamas.
De plus, l'armée israélienne cherche maintenant à éviter au maximum les pertes pour maximiser l'acceptabilité de la guerre auprès de la population israélienne — d'autant qu'elle s'appuie beaucoup sur les réservistes — donc à éviter le corps-à-corps. La guerre est conduite surtout par le ciel, par les drones et les avions de bombardement, mais avec des bombes de diverses précisions, parce que les bombes précises sont plus chères.
« Ce gouvernement ne cache pas son racisme, ni ses intentions »
Quand on vise des personnes qu'on considère de moindre importance, on utilise des bombes peu précises, qui touchent très largement les civils. L'artillerie, elle aussi peu précise, a été privilégiée. Et puis, l'intelligence artificielle s'en est mêlée, pour automatiser la recherche et la destruction des cibles. Pour le dire vite, c'est une forme de néolibéralisation de la guerre : il faut aller vite, pouvoir afficher un certain nombre de cibles atteintes, tout en se déresponsabilisant par la technologie et la mise à distance.
Peut-on dire qu'il y a une désinhibition israélienne à l'égard des effets de la guerre ?
Ah oui, très clairement. Et puis la guerre est menée par un gouvernement d'extrême droite, dont un grand nombre de ministres sont suprémacistes, qui ne fait pas mystère de ses intentions. Les Palestiniens sont à leurs yeux complètement déshumanisés.
Ils considèrent que les Palestiniens sont une race inférieure ?
C'est exprimé très clairement. L'ancien ministre de la Défense Yoav Gallant a lui-même parlé des Palestiniens comme d'« animaux humains » et les déclarations en ce sens des dirigeants israéliens sont très nombreuses. Ce gouvernement ne cache pas son racisme, ni ses intentions.
Une autre raison de la détermination israélienne serait la présence de ressources pétrolières au large de Gaza. Qu'en est-il ?
Il y a deux grands champs gaziers et pétroliers au large du Liban, d'Israël, mais aussi de Gaza : Leviathan et Karish. Au large de Gaza, les réserves pétrolières seraient de 1,7 milliard de barils, selon les chiffres publiés en 2019 par la Cnuced [Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement]. Il est déjà exploité par Israël depuis 2022 sur sa partie nord, en accord avec le Liban. Mais il y a toute une partie qui ne l'est pas, notamment le long des côtes gazaouies.
On peut donc se demander si l'une des intentions de cette guerre n'est pas aussi de s'approprier l'ensemble du champ. Avec la guerre en Ukraine, il s'est produit une redirection de l'approvisionnement en gaz, Israël en a bénéficié et se voit comme un fournisseur potentiel important de l'Europe. L'extractivisme participe de l'écocide.
Ce qui se passe à Gaza ne présage-t-il pas ce que pourrait devenir un capitalisme totalement autoritaire et violent ?
Je crois que oui. Un capitalisme néolibéral, militarisé, violent, couplé à un humanitaire militarisé, puisque c'est ce qu'ils veulent mettre en place, en empêchant toute forme d'autonomie au territoire. La dépendance de la bande de Gaza a été mise en place au fil du temps et prend une tournure dramatique aujourd'hui avec un siège hermétique.
« En Israël, la militarisation de l'économie va s'accroître plus encore avec ce conflit »
On constate d'ailleurs des coopérations fortes entre l'armée israélienne — notamment son unité 8200, spécialisée dans la tech — et Microsoft et OpenAI. Microsoft est un partenaire de l'armée israélienne de longue date et, sans cette entreprise — et d'autres de la Silicon Valley — l'armée ne pourrait pas avoir développé ces nouvelles technologies et plateformes léthales, ni conduire cette guerre high-tech avec l'utilisation de l'intelligence artificielle, qui produit des assassinats de masse. En retour, en Israël, la militarisation de l'économie va s'accroître plus encore avec ce conflit. À une échelle plus globale, une économie plus militarisée encore est en train de s'installer.
Dans le livre que vous codirigez, on lit une histoire très forte qui montre comment, malgré toutes les destructions de la guerre, des paysans ont réussi à relancer une production agricole, marginale, mais réelle. Cela signifie-t-il qu'il sera possible de restaurer Gaza ? Cela ne dément-il pas le concept de futuricide ?
Bien sûr qu'il sera possible de restaurer. Le futuricide est une intention israélienne, cela ne veut pas dire qu'elle sera réalisée. Et il est de la responsabilité morale et politique de la communauté internationale, de l'Europe, de la France, d'agir enfin pour l'empêcher. Les Palestiniens inventent chaque jour des possibilités et des initiatives matérielles et concrètes, artistiques, créatrices, d'envisager l'avenir sur cette terre.
Se projeter dans un avenir, c'est aller contre la futurité coloniale, ne pas l'accepter. Il y a, malgré tout, une énergie impressionnante. Des histoires comme celle-ci sont nombreuses. Un poème de l'universitaire et poète Refaat Alareer, qui a été assassiné par l'armée israélienne le 6 décembre 2024, dit : « Si il est écrit que je dois mourir, alors que ma vie apporte l'espoir, que ma mort devienne un conte ». Il signifie que tant que seront transmises les histoires des gens et de la vie en ce lieu, tout sera possible. Il y aura un futur à Gaza et en Palestine, en dépit de celui qu'on veut leur imposer.
Gaza, une guerre coloniale, sous la direction de Stéphanie Latte Abdallah et Véronique Bontemps, aux éditions Actes Sud, mai 2025, 320 p.
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Homophobie et transphobie dans nos écoles
En cette Journée de lutte contre l'homophobie et la transphobie, les médias soulignent la montée inquiétante des deux phénomènes dans nos écoles.
dénoncées par les Artistes pour la Paix le 17 mai
Faits statistiques
Avec raison, ils relatent des résultats d'enquêtes sur le terrain qui révèlent l'inconfort des jeunes, en particulier des gars, face à l'éventualité d'avoir un meilleur ami gai, qui de 66,2% en 2017/18 est monté à un alarmant 84,8% cette année. Chez les femmes, le recul par rapport à l'acceptation des lesbiennes est moins spectaculaire, de 59.6% à 75,3% : les spécialistes rémunérés qui luttent contre de tels phénomènes s'entendent pour y voir des reculs majeurs, et ce dans un laps de temps étonnamment court. Les solidaires Roxane Milot et Manon Massé demandent la solidarité de la part de tous-tes pour contrer cette vague anti-queer.
Solutions médiatisées
On appuie évidemment certaines solutions mises de l'avant pour célébrer l'avancée des femmes par l'ouverture de la Place des Montréalaises par Valérie Plante, célébrant un « Montréal féministe et fier de l'être ». Nathalie Provost, nouvelle ministre fédérale issue de Polysesouvient collectif que les APLP appuient depuis 1990, fêtait cet événement avec Kim Thuy et on soulignait, comme signe d'avancement d'anti-racisme, l'ouverture de la Place Marie-Josèphe Angélique, nommée en l'honneur d'une esclave noire née en 1705 et victime d'un procès expéditif l'ayant accusée et exécutée comme responsable d'un grave incendie en 1734. Les médias s'entendent, entre autres par intérêt financier, pour accuser les réseaux sociaux d'accélérer la montée de l'homophobie, de la transphobie et du racisme, notamment par leur reproduction de discours brefs, injurieux et polarisants.
Montée de l'extrême-droite guerrière
Alors qu'ils censurent notre condamnation du génocide en cours à Gaza, les « radios-poubelles » de Québec vantent Poilievre et Duhaime, ainsi que les discours guerriers de Nétanyahou, Zelensky, Kim Jung-un et Trump, qui malgré sa tendance récente à vouloir favoriser des solutions de paix, n'en a pas moins haussé les dépenses militaires américaines à des niveaux astronomiques, incitant M. Carney à en faire autant dans leur rencontre vantée comme un succès par nos médias. Les Artistes pour la Paix sont censurés en tout : ce n'est qu'hier, que Radio-Canada faisait un reportage détaillé remettant en question l'appui invraisemblable des démocrates américains à un Biden vieillissant, alors que nous félicitions au début juillet 2024 le comédien George Clooney de lancer ce signal d'alarme.
Tandis que nos écoles, mais surtout nos collèges et universités sont définancés par le gouvernement Legault et la ministre Déry, les citoyens de moins en moins éduqués et privés de productions culturelles en pannes de financement ouvrant leurs horizons, se détournent des analyses favorisant la diplomatie plutôt que la guerre, la construction de transports collectifs plutôt que la voiture individuelle et l'opposition aux pipelines et à l'énergie nucléaire coûteux, donc défendus par de riches groupes d'intérêts privés sans éthique inondant les médias.
Issues des cris d'alarme payants pour l'OTAN et les propriétaires de médias également propriétaires d'usines d'armement, des analyses primaires médiatiques de la guerre en Ukraine censurent Antonio Guterres, secrétaire général de l'ONU, et le professeur Jeffrey Sachs de l'Université Columbia. Et on ignore des publications détaillées sur la révolution du Maïdan à la crédibilité indéniable (i).
Conséquemment, la montée des partis de droite en Europe frappe tout azimut : une pétition « d'initiative citoyenne » d'un million d'Européens appelle impérativement à interdire les « thérapies de conversion » des personnes LGBTQI.
Le Québec est privilégié de voir émerger des initiatives telles que NOUS, nouveau magazine pour tous.tes financé par la Table de la Concertation intersectorielle violence conjugale-Est et les opinions diffusées et les films de Léa Clermont-Dion et de Guylaine Maroist ; mais ils sont à une dose infime par rapport aux films Minecrafts, Thunderbolts, L'amateur, Combattre ou fuir, Star Wars et autres déchets américains toxiques qu'on voit présentement à l'affiche.
Qui va voir Le temps de François Delisle, une dystopie qui annonce vers où le monde court ? Qui a écouté l'émission de Claude Saint-Jarre du 15 mai 2025 de 50 minutes avec comme invité Pierre Jasmin, secrétaire général des Artistes pour la paix parlant de l'actualité guerrière qui développe l'agressivité ambiante qui enfle pour attaquer les plus fragilisés de notre société ? À écouter sur https://www.cfak.ca/balados/a-nous-le-futur
Nostalgie
Les Artistes pour la Paix remerciaient Jean-Daniel Lafond, cinéaste et écrivain, présent le 15 février 2016 à la remise du prix de l'APLP de l'Année à l'autochtone Samian à la Mairie de Montréal, honorant aussi Michel Rivard, encadré par Guylaine Maroist et Judi Richards et dont une chanson été interprétée par le groupe multi-ethnique Surkalen.
Nous déplorions alors à propos de l'exposition de jeunes musulmanes au Musée des Beaux-Arts de Montréal favorisée par la Fondation Michaëlle Jean, l'absence totale de couverture de nos médias francophones, alors que la majorité des artistes couronnées s'exprimait en un français impeccable et que the Gazette et la CBC avaient saisi l'importance de l'événement ! C'était grâce à Nathalie Bondil, maintenant à la tête à Paris de l'Institut du monde arabe qui lance une initiative remarquable (ii). Nous avions alors souligné l'interprétation par Joël Janis d'une superbe version très applaudie d'une chanson non moins superbe de Michel, aux paroles inspirées reproduites dans notre article intitulé l'art de l'inclusion. Nous publiions alors des statistiques alarmantes qui parlaient d'elles-mêmes de la nécessité de développer la politique du vivre-ensemble, par exemples :
• 70% de la population montréalaise n'est pas née à Montréal ;
• 33% sont nés à l'extérieur du Canada ;
• suite à une forte immigration entre 2001 et 2011, 10% sont musulmans ;
• mais malgré leur taux plus élevé de scolarisation, ils souffrent d'un taux de
chômage de 18%, taux qu'on ne peut attribuer seulement à leur plus jeune âge.
C'est aujourd'hui la mode de critiquer le fardeau de l'immigration haïtienne et autre, et vu la censure de nos articles, le nombre de nos membres diminue : nous publierons bientôt, toujours sans subvention, notre infolettre pour inviter les LGBTQIA à se joindre à nous !
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Forum social mondial des intersections 2025 (FSMI)

Face à une époque marquée par des extrémismes croissants, des inégalités sociales exacerbées et une crise écologique sans précédent, le FSMI offre un espace d'articulation. Il vise à rassembler celles et ceux qui agissent pour construire des alternatives durables et solidaires.
L'histoire du FSMI
Le Forum social mondial des intersections 2025 (FSMI) est une démarche qui chemine vers un grand rassemblement ayant lieu du 29 mai au 1er juin 2025. Son principal objectif : encourager des changements systémiques, grâce aux intersections de perspectives, de savoirs et d'espoirs. Il a ainsi pour ambition de décloisonner les milieux d'action, les cultures et les pratiques, tout en créant des connexions intergénérationnelles et transnationales, du local au global. Le FSMI 2025 s'inscrit dans la dynamique du Forum social mondial (FSM), le plus grand rassemblement de la société civile mondiale créé en 2001 au Brésil. Ce dernier réunit, à chaque édition, des milliers de participant·es autour de centaines d'activités (ateliers, conférences, performances artistiques…) axées sur des thématiques variées telles que le développement social, l'économie solidaire, les droits humains ou encore l'environnement.
Le FSMI 2025 se situe comme un important moment de mobilisation pour le prochain Forum social mondial qui aura lieu à Cotonou au Bénin en janvier 2026.
Face à une époque marquée par des extrémismes croissants, des inégalités sociales exacerbées et une crise écologique sans précédent, le FSMI offre un espace d'articulation. Il vise à rassembler celles et ceux qui agissent pour construire des alternatives durables et solidaires.
Nous avons besoin de lieux pour croiser nos perspectives, mutualiser nos savoirs et renforcer nos actions. Le FSMI est un appel à l'espoir et à la solidarité, pour unir la force des initiatives locales et l'ambition d'un changement global indispensable.
Nous sommes fiers de collaborer avec le collectif la Grande transition et le Festival des saveurs pour cette première édition.
L'achat de votre billet pour le FSMI vous donne également accès à ces deux événements ! Consultez leur site web pour découvrir leur programmation, qui se déroulera aussi entre le 29 mai et le 1er juin 2025.
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« Geonomics », nationalisme et commerce, par Michael Roberts

Dans cette analyse, l'économiste marxiste Michael Roberts revient, à travers le concept à la mode des « geonomics », sur le revirement de certains économistes étasuniens, passant d'une approbation totale du libre-échange à une stratégie protectionniste, afin de battre en brèche leurs espoirs de redresser l'impérialisme américain grâce à cette nouvelle politique.
14 mai 2025 | Tiré de Révolution Permanente
Cet article a été publié le 13 mai 2025 sur le blog Michael Roberts.
Les « geonomics » sont un néologisme utilisé pour parler des théories et politiques économiques internationales. Gillian Tett déclarait récemment dans le Financial Times, que dans le passé, « il était généralement admis que c'était l'intérêt économique rationnel qui régnait, et non pas les magouilles politiques. La politique était considérée comme un dérivé de l'économie, et non l'inverse. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. La guerre commerciale déclenchée par le président américain Donald Trump a choqué de nombreux investisseurs, tant elle semble irrationnelle au regard des normes de l'économie néolibérale. Mais « rationnelle » ou non, elle reflète le passage à un monde où l'économie a pris le pas sur les jeux politiques, non seulement en Amérique, mais aussi partout dans le monde ».
Lénine disait que « la politique est l'expression concentrée de l'économie », argumentant ainsi que les politiques des États et leurs « continuations par d'autres moyens », c'est-à-dire les guerres, étaient justifiées en dernière instance par les intérêts économiques des classes dirigeantes et du capital de chaque pays. La politique de Donald Trump aurait renversé ce paradigme : l'économie serait désormais régie par la politique ; les intérêts de classe des bourgeoisies nationales par les intérêts politiques de castes. Et nous aurions donc besoin de théories économiques capables de modéliser ce tournant : place aux « geonomics ».
Voilà que les geonomics émergent pour rendre cette politique respectable et « réaliste ». La démocratie libérale et le multilatéralisme ainsi que l'économie libérale – c'est-à-dire le libre-échange et les marchés libres –, ne sont plus pertinents pour les économistes, formés auparavant à promouvoir un monde économique d'équilibre, d'égalité, de concurrence et d'« avantages comparatifs » pour tous. Tout cela, c'est fini : désormais, l'économie consiste en des luttes de pouvoir menées par des États poursuivant leurs propres intérêts nationaux.
Dans un récent article, les économistes spécialisés dans l'OMC et les politiques commerciales internationales Aaditya Mattoo, Michele Ruta et Robert W. Staiger défendaient que les économistes doivent aujourd'hui considérer que pour exercer leur puissance, les pays n'useront plus de l'aval économique, mais du pouvoir politique brut. Dans cette perspective, dans les prochaines années les États-Unis mettraient de côté leurs gains de productivité et d'investissements intérieurs pour contraindre par la force les autres pays à aller dans leur sens. Ainsi, selon ces économistes, « les pays hégémoniques cherchent souvent à influencer des entités étrangères sur lesquelles ils n'ont pas de contrôle direct. Ils le font soit en menaçant de conséquences négatives si la cible n'entreprend pas les actions souhaitées, abaissant ainsi l'option extérieure de la contrainte de participation, soit en promettant des avantages positifs si la cible entreprend les actions souhaitées ».
Selon ces chercheurs de la Banque Mondiale, ce virage vers une « économie du pouvoir » peut bénéficier à la fois aux grandes puissances et aux cibles de leurs menaces : « l'hégémonie peut être façonnée de manière à ce que l'économie mondiale en tire profit ». Une opinion qui n'est sûrement pas partagée par la Chine, dont Trump, en tant que dirigeant de la seule puissance hégémonique aujourd'hui, tente d'étrangler l'économie à coup de sanctions, de taxes douanières exorbitantes et de boycott des entreprises et investisseurs chinois partout dans le monde. Les États-Unis sont déterminés à utiliser tous les moyens de politique, y compris la guerre si nécessaire, contre leurs opposants pour maintenir leur place sur l'échiquier mondial et le remodeler en leur faveur. Mais l'agressivité des États-Unis pourrait tout de même être bénéfique pour l'économie mondiale. Que les pays pauvres du monde entier qui sont confrontés à des droits de douane importants sur leurs exportations vers les États-Unis se le tiennent pour dit.
Bien entendu, l'idée d'une coopération internationale entre acteurs égaux pour faciliter le commerce et l'extension des marchés a toujours été une illusion. Il n'y a jamais eu de commerce entre égaux ; il n'y a jamais eu de concurrence « loyale » entre des capitaux de taille à peu près égale au sein des économies ou entre les économies nationales sur la scène internationale. Les grands et les forts ont toujours mangé les faibles et les petits, en particulier lors des crises économiques. Qui plus est, cela fait deux siècles que les puissances impérialistes occidentales pillent sans relâche des milliers de milliards de dollars de ressources des économies périphériques de pays dominés.
Ceci dit, il est vrai qu'une partie des élites capitalistes a changé d'avis sur la politique économique, en particulier depuis la crise financière mondiale de 2008 et la longue dépression qui s'est ensuivie au niveau de la croissance économique, de l'investissement et de la productivité. Dans l'immédiat après-guerre, des agences commerciales et financières internationales ont été créées sous le contrôle, principalement, des États-Unis. La rentabilité du capital dans les principales économies était élevée, ce qui a permis au commerce international de se développer, parallèlement à la renaissance de la puissance industrielle européenne et japonaise. C'est également à cette époque que l'économie keynésienne a dominé, c'est-à-dire que l'État a agi pour « gérer » le cycle économique en cours et soutenir l'industrie au moyen d'incitations et même d'une certaine stratégie industrielle.

Titre : Taux de profit sur le capital du G7 (pondéré) %
Texte du graphique : l'âge d'or, profitabilité ; baisse de la profitabilité ; émergence du néolibéralisme : reprise de la profitabilité ; longue dépression : baisse de la profitabilité.
Cet « âge d'or » des Trente Glorieuses a pris fin dans les années 70, lorsque les taux de profit du capital ont brutalement chuté (si l'on suit la théorie de Marx) et que les grandes économies ont subi le premier effondrement simultané en 1974-75, suivi en 1980-2 par un profond ralentissement de l'industrie manufacturière. L'économie a abandonné le keynésianisme, perçu comme un échec, et est revenue à l'idée néoclassique des marchés libres, de la libre circulation des échanges et des capitaux, de la déréglementation de l'ingérence de l'État et de la propriété de l'industrie et de la finance, et de l'écrasement des organisations syndicales et du mouvement ouvrier.
Mais l'économie ne peut pas échapper à la théorie du profit, et les principales économies ont de nouveau vu les taux de profit de leurs secteurs productifs chuter au début du XXIe siècle. Cette réalité a beau avoir été maquillée par un essor considérable du crédit dans la finance, l'immobilier et d'autres secteurs dits improductifs, elle n'en est pas moins restée une crise sous-jacente de la rentabilité. Dans le graphique ci-dessous, la ligne bleue représente la rentabilité des secteurs productifs américains, et la ligne rouge, la rentabilité globale.

Source : BEA NIPA tables, calculs de l'auteur
Cette stratégie a inévitablement mené à une crise financière mondiale, la crise de la dette européenne et une période de « Longue Dépression » suite à la récession de 2008-2009, aggravée par la crise du Covid en 2020. Le capital européen en est sorti déstabilisé. Suite à un essor prodigieux dans l'industrie, le commerce, ainsi que la technologie, l'économie américaine a vu émerger un nouveau rival que les crises successives des économies occidentales n'ont pas touché : la Chine.
Au début des années 2020, comme le souligne Gillian Tett du Financial Times, « le balancier oscille à nouveau vers un protectionnisme plus nationaliste (avec une touche de keynésianisme militaire), ce qui correspond à un schéma historique. Aux États-Unis, le trumpisme constitue une forme extrême et instable de nationalisme, qui semble désormais être étudiée sérieusement par la toute nouvelle école de « geonomics ». L'intervention et le soutien du gouvernement, de type keynésien, pour protéger et relancer les secteurs productifs affaiblis aux États-Unis est une politique que Biden avait lancée, en parallèle d'une “stratégie industrielle” d'incitations et de financements gouvernementaux en faveur des géants américains de la technologie, associée à des droits de douane et des sanctions contre les rivaux, c'est-à-dire la Chine. Ce que fait Trump aujourd'hui, ce n'est que de durcir cette stratégie. »
La politique protectionniste de Trump sur le plan international s'accompagne au niveau national d'une politique d'intervention qui consiste à décimer les services publics, à mettre fin aux dépenses de protection de l'environnement et du climat, à déréguler la finance et l'environnement, tout en renforçant les forces militaires et de sécurité intérieure (en particulier pour augmenter les déportations et la répression).
Les économistes de droite œuvrent donc pour rendre sensée et enviable cette politique économique brutale aux yeux de la population américaine. Marc Fasteau et Ian Fletcher, deux économistes adulés par la communauté MAGA et membres du “Council for a Prosperous America” (Conseil pour une Amérique prospère), un organisme financé par un groupe de petites entreprises de la production et du commerce intérieur, ont récemment déclaré dans un nouveau livre intitulé Industrial Policy for the United States : « Nous sommes une coalition inégalée d'industriels, de travailleurs, d'agriculteurs et d'éleveurs qui travaillent ensemble pour reconstruire l'Amérique pour nous-mêmes, nos enfants et nos petits-enfants. Nous privilégions l'emploi de qualité, la sécurité nationale et l'autosuffisance nationale par rapport à la consommation bon marché. » Cet organisme défend donc activement l'unité entre le capital et les travailleurs pour « rendre à l'Amérique sa grandeur ».
Fasteau et Fletcher défendent que si l'hégémonie des États-Unis est en difficulté sur la scène internationale, c'est à cause du néolibéralisme et de l'économie de marché néoclassique : « Le laissez-faire a échoué et une politique industrielle solide est le meilleur moyen pour l'Amérique de rester prospère et sûre. Trump et Biden ont mis en place certains éléments, mais les États-Unis ont maintenant besoin de quelque chose de systématique et de complet, y compris des droits de douane, un taux de change compétitif et un soutien fédéral à la commercialisation – et pas seulement à l'invention – des nouvelles technologies. »
La « politique industrielle » que défendent ces deux auteurs repose sur trois piliers : reconstruire les industries nationales clés ; protéger ces industries de la concurrence étrangère par le biais des taxes douanières et de sanctions à l'encontre des économies étrangères qui posent un problème aux exportations américaines ; et enfin, « gérer » le taux de change du dollar de manière que le déficit commercial américain disparaisse – c'est-à-dire dévaluer le dollar.
Fasteau et Fletcher réfutent la théorie ricardienne de l'avantage comparatif, théorie sur laquelle s'appuie encore le discours économique dominant pour affirmer que le « libre » échange international profitera à tous les pays, toutes choses égales par ailleurs. Ils considèrent que le « libre-échange » peut en fait réduire la production et les revenus d'un pays comme les États-Unis en raison des importations bon marché, provenant de pays où la main d'œuvre est peu chère, qui détruisent les producteurs nationaux et affaiblissent la capacité de ces derniers à gagner des parts de marché à l'exportation au niveau mondial.
Ils affirment que les politiques protectionnistes de taxation des importations peuvent stimuler la productivité et les revenus de l'économie nationale. Ce qui les amène à dire que « la politique américaine de libre-échange, forgée à une époque révolue de domination économique mondiale, a échoué tant en théorie qu'en pratique. Des modèles économiques novateurs ont montré comment des droits de douane bien conçus, pour ne citer qu'un exemple de politique industrielle, pourraient nous offrir de meilleurs emplois, des revenus plus élevés et une croissance du PIB ». Ainsi, en suivant leur raisonnement, Fasteau et Fletcher en viennent à affirmer que l'augmentation des taxes douanières fait augmenter les salaires.
Ce que révèle en réalité la position des deux économistes en question, ce sont les intérêts du capital américain à se recentrer sur une économie nationale pour pallier le fait qu'il n'est plus en mesure d'être compétitif sur les marchés comme il l'était jusqu'à présent. Comme l'affirmait Engels au XIXe siècle, le libre-échange est soutenu par la puissance économique hégémonique tant qu'elle domine les marchés internationaux avec ses produits ; mais lorsqu'elle perd sa position dominante, elle adopte des politiques protectionnistes. C'est ce qui s'est passé à la fin du XIXe siècle avec la politique britannique. Aujourd'hui, c'est au tour des États-Unis.
Ricardo (et les économistes néoclassiques d'aujourd'hui) a tort de prétendre que tous les pays profitent du commerce international s'ils se spécialisent dans l'exportation de produits pour lesquels ils disposent d'un « avantage comparatif ». Le libre-échange et la spécialisation fondée sur l'avantage comparatif n'entraînent pas une tendance à l'avantage mutuel. Ils créent davantage de déséquilibres et de conflits. En effet, la nature des processus de production capitaliste crée une tendance à la centralisation et à la concentration croissantes de la production, ce qui conduit à un développement inégal et à des crises.
D'autre part, les apologistes du protectionnisme ont tort de prétendre que les droits de douane et d'autres mesures du même acabit peuvent rétablir la part de marché antérieure d'un pays. Mais Fasteau et Fletcher n'ont pas que les droits de douane en tête. Ils définissent la politique industrielle comme suit : « Un soutien gouvernemental délibéré aux industries, ce soutien pouvant être classé en deux catégories. Premièrement, les politiques générales qui aident toutes les industries, comme la gestion des taux de change et les allègements fiscaux pour la R&D. Il y a ensuite les politiques qui ciblent des industries particulières ou des secteurs particuliers. Deuxièmement, les politiques qui ciblent des industries ou des technologies particulières, telles que les taxes douanières, les subventions, les marchés publics, les contrôles à l'exportation et la recherche technologique effectuée ou financée par le gouvernement. »
La stratégie industrielle de Fasteau et Fletcher ne fonctionnera pas. Dans une économie donnée, la hausse de la productivité et la baisse des prix nécessitent un investissement dans les secteurs qui génèrent de la productivité. Mais l'économie capitaliste est régie par des entreprises avides de profits, qui n'investiront pas dans lesdits secteurs si le taux de profit décroît, à l'image de la situation économique des deux dernières décennies. Fasteau et Fletcher veulent un retour aux politiques de temps de guerre et à la stratégie de la guerre froide pour développer l'industrie nationale, la science et les forces militaires. Mais cela ne fonctionnerait que par le biais d'investissements massifs vers le secteur public, par le biais d'entreprises publiques avec une planification industrielle nationale. Une perspective dont ni Fasteau et Fletcher ni Trump ne veulent entendre parler.
Fasteau et Fletcher affirment que leur politique économique n'est ni de gauche ni de droite, ce qui est vrai d'un certain point de vue. L'utilisation d'une stratégie industrielle du même ordre est revendiquée par les keynésiens de gauche en Grande-Bretagne, par Elizabeth Warren et par Sanders aux États-Unis, et même par Mario Draghi en Europe. Cette « stratégie industrielle » a été adoptée comme politique économique dans la plupart des économies d'Asie de l'Est au cours de la seconde moitié du XXe siècle (bien qu'elle soit de moins en moins utilisée).
Bien entendu, la prétendue neutralité de leur stratégie industrielle ne s'applique pas à la Chine, puisque cette dernière est, en leurs propres termes, « la première menace qui soit à la fois militaire et économique à laquelle les États-Unis sont confrontés en plus de 200 ans ». Ils le disent sans ambages : « Un nombre croissant d'industries chinoises sont en rivalité aiguë avec des industries américaines de grande valeur, et les gains de la Chine sont nos pertes. Les États-Unis ne peuvent rester une superpuissance militaire sans être une superpuissance industrielle. » Voilà en quelques mots les raisons pour lesquelles le capitalisme américain abandonne l'économie néoclassique et son laisser-faire, son libre-échange, qui faisaient jusqu'à présent unanimité dans les institutions économiques. La domination économique des États-Unis et de l'Europe est affaiblie, au point que la Chine pourrait les remplacer d'ici à quelques décennies. Dans ce contexte, plus besoin de prendre des pincettes pour justifier une stratégie protectionniste et impérialiste agressive.
Fini la fable de la libre concurrence, du marché et du commerce, qui de toute façon n'ont jamais existé. Place au réalisme : aujourd'hui, il faut gagner la bataille pour le droit à l'hégémonie et à la domination du capitalisme mondial. Et dans cet âpre combat, la fin justifie les moyens. Voilà ce qu'est réellement la théorie des « geonomics », de plus en plus revendiquées chez certains économistes, et qui ne manqueront pas de se faire bientôt une place dans les départements d'économie des grandes universités américaines et européennes – et ce malgré l'opposition d'arrière-garde des professeurs néoclassiques et néolibéraux actuellement dominants.
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Li Anderson : « Il y a des pays où des forces plus progressistes maintiennent vivant l’agenda du travail »

Dans une interview avec Esquerda.net, la députée européenne de l'Alliance de la Gauche et ancienne ministre de l'Éducation de Finlande, Li Anderson, parle de l'agenda progressiste pour le travail dans l'Union européenne et de l'exploitation de la main-d'œuvre en situation irrégulière.
Tiré de Entre les lignes et les mots
Les économies européennes profitent de la main-d'œuvre en situation irrégulière pour faire baisser la valeur du travail. Cette main-d'œuvre migrante entre dans les pays européens pour répondre aux besoins causés par les crises démographiques européennes, mais elle finit par être ultra-précarisée et surexploitée. Cela a un impact sur l'ensemble du marché du travail européen.
Dans une interview avec Esquerda.net, la députée européenne de l'Alliance de Gauche de Finlande, ancienne ministre de l'éducation et ancienne leader de son parti, parle des défis de l'agenda du travail européen, des attaques que l'extrême droite mène contre les travailleurs et du modèle d'immigration de l'UE.
L'Union européenne traverse une crise démographique, qui a été comblée par le travail des migrants. Mais la droite a attaqué les immigrés tout en les exploitant. Y a-t-il une contradiction ici ?
« Le changement démographique est une réalité dans l'UE. Si nous regardons simplement les chiffres, il est assez clair que notre main-d'œuvre diminue constamment. Elle diminuera d'environ un million par an jusqu'en 2030. Bien sûr, il existe plusieurs solutions à cela, car nous avons également des personnes sous-représentées sur le marché du travail. Il existe encore des pays dans l'UE où les femmes ne peuvent pas participer pleinement au marché du travail. Tous les pays de l'Union européenne font face à des défis majeurs avec les personnes handicapées, par exemple. Elles ne participent pas pleinement au marché du travail. Je n'aime pas le discours qui associe l'immigration uniquement au besoin de main-d'œuvre en Europe. Je pense que la politique d'immigration doit être fondée sur le respect des droits fondamentaux et des droits de l'homme. »
En termes de droits du travail, quelles garanties pouvons-nous donner aux travailleurs migrants ?
« Nous devons veiller à ce que les droits de tous soient respectés de manière égale sur le marché du travail. Nous avons un problème en Europe avec l'insertion au travail des travailleurs migrants, tant dans ces situations transfrontalières qu'au sein des pays. Nous devons travailler encore plus pour renforcer les accords de négociation collective, les syndicats, les services d'inspection nationaux, afin que nous puissions garantir que tous ceux qui travaillent ici ont également droit à un salaire décent et au même respect en ce qui concerne les droits du travail. »
J'ai voulu aborder le sujet car c'est un thème de campagne au Portugal. Nous avons des milliers de personnes qui se trouvent dans des situations fragiles, avec des procédures en attente. Comment, en tant qu'Union européenne, dans un sens plus large et plus global, mettons-nous en œuvre ces politiques ?
« C'est simple. Plus il y a de politiques nationales pour garantir que les gens ne vivent pas sans documents ou sans identification, plus il sera facile de lutter contre les situations irrégulières. En Finlande, avant que l'extrême droite ne commence à modifier la politique migratoire, nous avions un système où, s'il n'était pas possible d'obtenir un permis de séjour permanent pour une raison quelconque, un permis temporaire était accordé. Pourquoi est-ce si important ? Parce que cela signifie que lorsqu'on est dans un pays, on y est légalement et on y travaille aussi légalement. Si nous commençons à restreindre les possibilités pour les gens d'obtenir des permis de séjour, par exemple, ils doivent continuer à vivre d'une manière ou d'une autre. Ils devront manger, ils devront dormir quelque part, ils devront payer un loyer. Dans ce scénario, on crée les conditions pour le travail sans papiers et aussi pour l'exploitation du travail, car cela signifie également que les gens n'ont pas la possibilité de formaliser leur travail. »
La réponse est la régularisation.
« Avoir un système de permis de séjour basé sur l'idée que, si une personne est ici pour une raison quelconque, elle doit pouvoir le faire officiellement, avoir des documents et avoir au moins un permis de séjour temporaire. C'est aussi la meilleure façon de lutter contre l'exploitation du travail. »
Au Portugal, l'agenda politique de la gauche sur le travail s'est concentré sur la récupération des droits perdus pendant la crise de la Troïka, mais aussi sur des propositions pour les travailleurs postés ou sur la semaine de quatre jours. Quelles propositions sur les droits du travail la gauche présente-t-elle dans le reste de l'Europe ?
« Au niveau européen, il existe plusieurs exemples intéressants de pays où des forces plus progressistes maintiennent vivant l'agenda du travail et mettent également en œuvre des politiques. L'Espagne en est un exemple, où ils avancent avec une réforme pour une semaine de travail plus courte. La Pologne a introduit un nouveau jour libre, ce qui n'est pas super révolutionnaire, mais représente quand même moins de temps de travail. Ils sont sur le point de faire une expérience avec une semaine de travail plus courte. En Islande, les syndicats ont réussi à approuver une réforme basée sur un accord collectif pour la réduction du temps de travail. En fait, je pense qu'il existe des exemples inspirants de différentes régions d'Europe sur la nécessité de ce type de politique progressive. La Finlande est, d'une certaine manière, un très mauvais exemple, car ce pour quoi nous luttons actuellement en Finlande, ce sont les piliers essentiels de tout notre modèle de marché du travail, que l'extrême droite tente de démanteler. Ils ont restreint le droit de grève et maintenant ils promeuvent une réforme qui rendra plus coûteux d'être syndiqué, ce qui conduira à une baisse du taux de syndicalisation. Ils attaquent les syndicats d'une manière que nous n'avons jamais vue dans l'histoire de la Finlande. »
Comment caractériserais-tu cette attaque ?
« Ils font un grand changement dans le système. Ils sortent la Finlande du contexte nordique et la transforment en un pays plus semblable à ceux de l'Europe de l'Est en ce qui concerne la législation du travail. Je pense que la Finlande est un exemple effrayant de ce que fait réellement l'extrême droite lorsqu'elle arrive au pouvoir. Quelles sont leurs politiques réelles en ce qui concerne les travailleurs ? Ils font d'énormes réductions d'impôts pour les revenus les plus élevés et pour les entreprises et, en même temps, limitent les droits fondamentaux du travail. Au niveau européen, nous assistons à une très grande lutte. Ce sera une lutte énorme pendant ce mandat sur la direction que prendra l'Union européenne, par exemple, en ce qui concerne les droits des travailleurs et les questions du marché du travail. »
Les économies périphériques européennes, comme le Portugal et l'Espagne, sont construites sur le tourisme. En même temps, nous formons de plus en plus de personnes. Sommes-nous en train de créer un système de fuite des cerveaux de la périphérie vers le centre ?
« Le premier exemple qui me vient à l'esprit est la Grèce, où il y a eu une énorme fuite des cerveaux, de personnes avec un niveau d'instruction plus élevé, après la crise. Cela montre qu'il existe ce danger. Une question que j'ai abordée est que, maintenant que la Commission a l'intention d'accorder un traitement spécial à la défense en termes de règles budgétaires, nous devrions faire de même avec l'investissement dans la recherche et l'éducation, par exemple. Nous avons également besoin d'instruments financiers et d'incitations pour que les États membres investissent dans la recherche et l'éducation, qui n'existent pas actuellement au niveau européen, car, jusqu'à présent, le seul argent qui a bénéficié d'un traitement spécial est l'argent destiné à la défense. Ce serait une façon, je pense, d'aborder la question. Mais le plus grand problème dans cette question est encore lié aux politiques migratoires. Parce que l'UE construit sa propre politique migratoire en se basant sur le recrutement de travailleurs qualifiés hors de l'Union européenne. Cela se voit déjà dans des pays assez proches comme l'Albanie. »
Au Portugal, des résidences spéciales ont également été créées pour attirer des cadres qualifiés d'autres pays.
« Exactement. Si nous regardons les Balkans, par exemple, qui perdent des médecins nouvellement formés dont ils auraient besoin dans leur propre main-d'œuvre, nous nous rendons compte que cela crée vraiment cette périphérie de l'Union européenne. Ce déséquilibre. La discussion réelle que nous devrions avoir est que l'UE voit la migration comme une voie à sens unique où nous pouvons choisir ce que nous voulons. Qu'est-ce que l'UE donne en retour ? Quelle est la relation entre l'Union européenne et le monde extérieur ? Cela devrait faire partie de la discussion sur le marché du travail. »
Maria Luís Albuquerque, commissaire européenne responsable des Services Financiers et de l'Union de l'Épargne et des Investissements, a suggéré de faciliter l'utilisation des pensions des citoyens européens pour l'investissement dans l'industrie militaire. Est-ce une menace pour le système de retraite de l'UE ?
« J'ai entendu dire que cette idée est très populaire au sein du Parti Populaire Européen [parti politique européen, auquel appartiennent le PSD et le CDS]. L'idée d'utiliser tout l'argent des retraites pour les besoins d'investissement que nous avons actuellement. Je pense qu'il y a de meilleures façons d'obtenir de l'argent que d'utiliser l'épargne-retraite des gens. Mon parti est favorable à plus de recettes pour l'Union européenne, nous pourrions donc avoir des taxes environnementales, nous pourrions taxer les riches, il pourrait y avoir une véritable taxe numérique pour les grandes entreprises de réseaux sociaux. Tout cela pourrait être utilisé pour les besoins d'investissement de l'Union européenne, que ce soit dans le domaine du climat, de l'énergie ou tout autre. »
Li Andersson
Daniel Moura Borges
https://www.esquerda.net/artigo/li-anderson-ha-paises-onde-forcas-mais-progressistas-estao-manter-agenda-do-trabalho-viva
Traduit pour l'ESSF par Adam Novak
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74993
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Nos luttes garantissent nos droits
Une version courte a été publiée dans dans la rubrique Idées en revue dans Le Devoir, le 20 mai 2025.
Retour à la table des matières Droits et libertés, printemps / été 2025
Nos luttes garantissent nos droits
Diane Lamoureux, professeure émérite, Université Laval, membre du comité de rédaction et membre du CA de la Ligue des droits et libertés À la Ligue des droits et libertés (LDL), nous le répétons depuis des années, les droits humains ne sont pas que des éléments codifiés dans des chartes, mais plutôt la sédimentation des luttes sociales du passé et des ancrages pour les luttes à venir afin de généraliser la liberté, l’égalité et la solidarité dans des sociétés, y compris celles qui se qualifient de démocratiques. Car celles-ci tentent soient de les mettre au rancart, soit de privilégier l’un ou l’autre de ces principes au détriment des autres. Pour illustrer mon propos, je prendrai l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec qui traite des discriminations. Dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH)[1], adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1948, l’article 2 énonçait que « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ». Au sortir d’un génocide, la Shoah, et dans un contexte de mouvements de décolonisation en Afrique et en Asie, un tel énoncé recelait une puissance symbolique importante. On en retrouve des traces dans la version originelle de la Charte québécoise. Celle-ci énonçait que : « Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’état civil, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale »[2] et elle précisait que : « Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit ».[L'Association des droits des gai(e)s du Québec] allait mobiliser les communautés homosexuelles et entreprendre une action de pression auprès des pouvoirs publics pour inclure l’orientation sexuelle dans la Charte.Cet énoncé ne faisait pas que s’inspirer de la DUDH, mais faisait suite à des luttes menées précédemment par des militantes et des militants des droits humains actifs depuis l’entre-deux-guerres contre le racisme et l’antisémitisme, en faveur des droits des femmes, contre la censure, etc. Cet article a, depuis, été enrichi explicitement d’autres motifs sur la base desquels il est interdit de discriminer : l’orientation sexuelle, le handicap, la grossesse, l’âge et l’identité ou l’expression de genre. Ces ajouts ne relèvent pas de l’évolution naturelle de notre société, mais plutôt des mobilisations qu’ont menées les organisations LGTBQ+, les mouvements de personnes vivant avec un handicap ou les syndicats ou les groupes féministes. La première modification, pour ajouter l’orientation sexuelle à la liste des motifs illicites de discrimination, résulte des luttes menées par les organisations homosexuelles contre les descentes policières dans les bars gais, mais aussi d’une volonté politique du parti nouvellement arrivé au pouvoir, le Parti québécois. En effet, dans les débats entourant l’adoption de la Charte en 1975, ce parti avait présenté un amendement (battu) pour inclure l’orientation sexuelle et l’avait inscrit à son programme pour les élections de 1976. Même si le Code criminel avait été modifié en 1969 pour décriminaliser les actes homosexuels en privé et entre adultes consentants, les lieux de rassemblement publics des personnes homosexuelles comme les bars et les saunas continuaient à faire l’objet de descentes policières sous prétexte d’être des maisons de débauche. Ces descentes policières se sont accentuées à l’approche des Jeux olympiques de Montréal en 1976 donnant lieu à la formation du Comité homosexuel anti-répression puis sa transformation en Association des droits des gai(e)s du Québec. Cette dernière association allait mobiliser les communautés homosexuelles et entreprendre une action de pression auprès des pouvoirs publics pour inclure l’orientation sexuelle dans la Charte. Une descente policière particulièrement musclée au bar Le Truxx en octobre 1977 lui permet de mobiliser dans la communauté en plus de recueillir des appuis au sein de la Commission des droits de la personne, du Conseil du statut de la femme, de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), de la LDL et du Barreau du Québec. En 2016, pour tenir compte de la situation des personnes trans et non-binaires, l’article 10 de la Charte a été à nouveau modifié pour inclure l’identité ou l’expression de genre. Cela faisait suite à des mobilisations antérieures concernant le mariage et l’homoparentalité. C’est un travail de mobilisation et de pression similaire qui allait permettre d’inclure le handicap et les moyens pour y pallier l’année suivante. Alors que les personnes vivant avec un handicap ont longtemps été perçues comme des personnes à protéger, elles commencent à s’organiser, entre autres dans le Comité de liaison des handicapés physiques (CLHP) fédérant plus de 100 organismes. Elles insistent sur le fait qu’au lieu de s’orienter vers une législation spécifique il faut plutôt viser l’intégration sociale des personnes vivant avec un handicap. Pour ce faire, elles revendiquent que le handicap soit inscrit à la Charte comme motif illicite de discrimination. Soulignons que cela fait suite à un long processus d’auto-organisation de personnes vivant avec un handicap et à une réflexion importante sur le fait que le handicap ne doit ni définir entièrement une personne, ni lui interdire de vivre dans la dignité. C’est ce qui a permis ensuite de développer toute une série de politiques (encore insuffisantes) pour permettre l’accessibilité et l’adaptation en emploi, dans le logement, dans le transport ou dans les lieux publics. Quant à la grossesse, mentionnée explicitement dans la Charte à partir de 1982, elle constituait souvent un motif de congédiement pour les femmes. Ce sont essentiellement les groupes de femmes et les comités de condition des femmes dans les syndicats qui ont conduit les mobilisations pour que cesse cette forme de discrimination à l’encontre des femmes. À l’heure où non seulement nous célébrons les 50 ans de la Charte québécoise mais que nous cherchons également à la bonifier, ces exemples de mobilisations montrent bien que celle-ci peut servir d’ancrage pour des mobilisations futures. Car, si les droits ne s’appliquent pas à toutes et tous, ce ne sont plus des droits, mais des privilèges, pour paraphraser Condorcet. L’égale dignité des personnes exige que nous soyons à même d’identifier les discriminations qui perdurent et d’y pallier dans la Charte, mais aussi dans nos lois, règlements et politiques publiques.
[1] En ligne : https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/ [2] Charte des droits et libertés de la personne (LQ 1975, c. 6).
L’article Nos luttes garantissent nos droits est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Capitalisme et racisme. L’apport fondamental du marxisme noir

Les marxistes sont souvent accusés d'ignorer ou de minimiser le racisme, voire de le « réduire » à la classe sociale. Mais une telle critique occulte une riche tradition de théorisation marxiste de l'oppression raciale, connue sous le nom de « marxisme noir ».
La tradition de la pensée marxiste noire – qui comprend W. E. B. Du Bois(1868-1963), C. L. R. James (1901-1989) et Frantz Fanon (1925-1961), entre autres – insiste à la fois sur l'importance historique du capitalisme dans l'oppression raciale et sur les conséquences destructrices de cette oppression pour les travailleurs·ses noirs et l'ensemble de la classe travailleuse.
Jonah Birch, collaborateur de Jacobin, s'est récemment entretenu avec Jeff Goodwin, professeur à l'Université de New York et spécialiste des révolutions et des mouvements sociaux, qui a écrit sur Du Bois et la tradition marxiste noire (voir notamment cet article), afin d'échanger sur l'apport durable des marxistes noirs à la pensée critique et révolutionnaire.
Leur discussion a porté sur le rôle central du capitalisme dans l'oppression raciale, sur l'hétérogénéité de la pensée marxiste noire et sur la pérennité de cette tradition théorique aujourd'hui.
13 mai 2025 | tiré du site contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/capitalisme-racisme-marxisme-noire-jeff-goodwin/
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Jonah Birch – Vous avez récemment fait l'éloge du marxisme noir dans Catalyst. Qu'entendez-vous exactement par « marxisme noir » ?
Jeff Goodwin – Ce terme fait référence aux écrivains, organisateurs et révolutionnaires africains, afro-américains et afro-caribéens qui se sont appuyés sur la théorie marxiste pour comprendre – et mieux, détruire – à la fois l'oppression raciale et l'exploitation de classe, y compris le colonialisme. Il s'agit donc d'une tendance théorique et politique au sein du marxisme. Elle est analogue au féminisme marxiste, qui s'inspire lui aussi de la théorie marxiste pour analyser l'oppression des femmes.
On entend parfois dire que le marxisme a un « problème de race », sous-entendant que les marxistes ne prennent pas la question raciale au sérieux. Mais honnêtement, je ne vois aucune autre tradition théorique ou politique — qu'il s'agisse du libéralisme, du nationalisme noir ou de la théorie critique de la race — qui offre plus d'éclairages sur l'oppression raciale que le marxisme. Et cela est largement dû à la tradition marxiste noire. Bien sûr, on trouve aussi une opposition à l'oppression raciale et au colonialisme dans les écrits de marxistes classiques comme Rosa Luxemburg et Vladimir Lénine, ainsi que chez Karl Marx lui-même. Pourtant, cette tradition marxiste noire reste méconnue, y compris au sein de la gauche.
Jonah Birch – Quels sont, selon vous, les principes fondamentaux du marxisme noir ?
Jeff Goodwin – Le marxisme noir n'est pas homogène, mais son idée centrale est que le capitalisme a été historiquement le principal pilier de l'oppression raciale à l'ère moderne. Par oppression raciale, j'entends la domination ou le contrôle politique, juridique et social des peuples africains et noirs.
Que signifie dire que le capitalisme est le principal pilier ou fondement de l'oppression raciale ? Les marxistes noirs mettent en avant deux caractéristiques fondamentales du capitalisme :
1/ La recherche incessante de main-d'œuvre et de ressources bon marché par les capitalistes
2/ La concurrence entre les travailleurs pour l'obtention d'un emploi
Ces deux dynamiques sont, selon eux, les causes profondes de l'oppression raciale.
L'oppression raciale ne se confond pas avec l'exploitation de classe, mais elle la facilite : elle permet d'exploiter le travail des Noirs et, par extension, de l'ensemble des travailleurs.
Affirmer que le racisme, dans sa forme moderne, est un produit du capitalisme ne revient en aucun cas à minimiser ses conséquences horribles. Bien au contraire. Les marxistes noirs soulignent que les peuples noirs, à l'ère moderne, ont été confrontés à une domination politique et sociale ainsi qu'aux formes extrêmes d'exploitation économique que cette domination a rendues possibles. L'oppression politique des peuples noirs est une injustice en soi, mais elle permet également des formes d'exploitation du travail particulièrement brutales.
Pour être plus précis, l'une des caractéristiques inhérentes au capitalisme est la recherche incessante, par les capitalistes, d'une main-d'œuvre et de ressources bon marché. Cette quête découle du fait que les capitalistes sont en concurrence les uns avec les autres et cherchent donc constamment à réduire leurs coûts de production. L'un des moyens de maintenir une main-d'œuvre bon marché et docile est de l'opprimer politiquement — c'est-à-dire de la dominer et de la contrôler afin de l'empêcher de s'organiser et de résister efficacement. Les capitalistes préféreraient oppresser l'ensemble des travailleurs, mais une alternative consiste à exercer une domination plus marquée sur une partie significative de la classe ouvrière — qu'il s'agisse des femmes, des immigrés ou des travailleurs noirs.
Les marxistes noirs affirment que les Noirs ont été soumis à une oppression terrible de la part des capitalistes, de l'État et de la police, non pas comme une fin en soi ou par pure malveillance raciale. Là où existent des formes massives de domination et d'inégalité raciales, l'objectif est généralement de faciliter l'exploitation et le contrôle du travail noir – pensons à l'esclavage dans les plantations, au métayage ou encore aux emplois précaires et faiblement rémunérés aux États-Unis. Dans de nombreux cas, la domination raciale repose aussi sur la dépossession des terres et des ressources contrôlées par des groupes raciaux spécifiques. Le colonialisme, de toute évidence, s'inscrit dans cette logique : il implique une telle dépossession et est alimenté par la quête incessante des capitalistes de ressources et de main-d'œuvre bon marché.
L'oppression raciale est également souvent soutenue et mise en œuvre par des travailleurs blancs. C'est là qu'intervient une autre caractéristique fondamentale du capitalisme : la concurrence entre les travailleurs pour l'emploi. Mais il est important de souligner que, pour les marxistes noirs, les systèmes d'oppression et d'inégalité raciales à grande échelle ont généralement été des projets portés par de puissantes classes dirigeantes — en lien avec les États qu'elles contrôlent ou influencent — et que ces classes ont un intérêt matériel à dévaloriser et exploiter le travail des peuples africains et noirs, ou à s'emparer de leurs ressources. L'oppression raciale est d'autant plus brutale et durable que ces classes dirigeantes et ces États y trouvent un intérêt économique direct.
Bien sûr, les motivations derrière les actes individuels de racisme sont complexes et ne peuvent pas toujours être expliquées uniquement en ces termes. Mais le marxisme noir ne cherche pas à analyser les comportements individuels : son objectif est d'identifier les forces motrices des institutions de domination raciale à grande échelle. Et son postulat central est que l'exploitation du travail — l'exploitation de classe — constitue généralement cette force motrice. Il est donc essentiel de distinguer le racisme institutionnalisé du racisme interpersonnel.
Jonah Birch – Je remarque que vous parlez des peuples noirs au pluriel. Je suppose que c'est pour souligner l'hétérogénéité des groupes culturels et ethniques d'Afrique qui ont été colonisés ou réduits en esclavage et amenés dans le Nouveau Monde.
Jeff Goodwin – Oui, tout à fait, et cela vaut aussi pour l'ensemble des peuples colonisés. W. E. B. Du Bois écrit quelque part – dans Color and Democracy, je crois – que les peuples colonisés possèdent des histoires, des cultures et des caractéristiques physiques extrêmement variées. Ce qui les unit, ce n'est pas leur race ou leur couleur de peau, mais la pauvreté issue de l'exploitation capitaliste. Leur race, explique Du Bois, est la justification apparente de leur exploitation, mais la véritable raison est la recherche de profits à travers une main-d'œuvre bon marché, qu'elle soit noire ou blanche. Il insiste d'ailleurs sur le fait que l'oppression des travailleurs noirs a aussi eu pour effet d'abaisser le coût de la main-d'œuvre blanche.
Jonah Birch – Comment l'idéologie raciste s'inscrit-elle dans ce contexte ?
Jeff Goodwin – L'idéologie raciste, ou idéologie suprémaciste blanche — c'est-à-dire le racisme en tant que construction culturelle — est généralement élaborée, diffusée et institutionnalisée par les classes dirigeantes et les institutions étatiques afin de justifier et rationaliser l'oppression et les inégalités raciales. L'animosité ou la haine raciale en tant que telles ne sont pas la principale motivation de l'oppression raciale ; l'élément central est la richesse et les profits générés par l'exploitation du travail des Noirs. Mais le racisme légitime cette oppression et contribue à sa perpétuation.
Cela ne signifie pas pour autant que certaines idées racistes et suprémacistes n'aient pas précédé le capitalisme. Cependant, leur portée et leur influence sont longtemps restées limitées, jusqu'à ce qu'elles soient associées aux intérêts matériels des capitalistes et des États puissants. À partir de ce moment, elles ont été systématisées, institutionnalisées et sont devenues une force matérielle à part entière.
Ainsi, la race devient à la fois un critère social et une justification morale de l'oppression politique et sociale, rendant l'exploitation de la main-d'œuvre noire plus facile et plus intensive qu'elle ne pourrait l'être autrement. Mais il y a plus encore. Comme je l'ai mentionné, les travailleurs qui ne sont pas directement opprimés sur le plan racial voient néanmoins leur propre travail dévalorisé et leur pouvoir collectif amoindri par la fracture raciale créée par l'oppression des travailleurs noirs. Pour les marxistes noirs, le racisme est donc un enjeu fondamental, ce qui contredit l'idée que le marxisme aurait un « problème racial ». En aucun cas, les marxistes noirs ne sont des « réductionnistes de classe ».
Lorsque la domination et l'inégalité raciales sont institutionnalisées à grande échelle, elles visent généralement à faciliter l'exploitation et le contrôle de la main-d'œuvre noire.
L'oppression politique des Noirs est en elle-même une injustice, mais elle favorise aussi certaines des formes les plus brutales d'exploitation du travail. Historiquement, les travailleurs blancs ont été exploités, parfois de manière assez impitoyable, mais aux États-Unis, ils n'ont jamais été confrontés à une oppression politique, juridique et sociale comparable à celle des travailleurs noirs.
Le grand socialiste américain Eugene V. Debs (1855-1926) a un jour déclaré que « nous n'avons rien de spécial à offrir aux Noirs », c'est-à-dire rien d'autre que la politique de classe que le Parti Socialiste proposait aux travailleurs blancs. Mais comme l'a démontré William Jones, cette phrase été sortie de son contexte. En réalité, Debs était un fervent adversaire du racisme et il critiquait les socialistes qui ignoraient le racisme ou qui pensaient que la lutte des classes « oblitérait » la nécessité d'affronter les lois et aux institutions racistes. Le racisme constituait un obstacle à la solidarité de classe, pensait Debs, et devait donc être combattu par tous les travailleurs.
L'ouvrage Class Struggle and the Color Line, édité par Paul Heideman, rassemble les écrits de nombreux socialistes et communistes étatsuniens, noirs et blancs, y compris ceux de Debs, illustrant à quel point il était crucial de combattre et de démanteler le racisme au sein de la classe ouvrière et dans la société en général.
Aujourd'hui, il est clair que la plupart des marxistes, en grande partie grâce aux travaux des marxistes noirs, reconnaissent que les diverses institutions, lois et normes d'oppression raciale ne se limitent pas à l'exploitation de la main-d'œuvre noire, mais sont tout aussi néfastes – tout en contribuant à renforcer cette exploitation. Les pratiques racistes sont profondément enracinées dans les lieux de travail, où elles se manifestent directement « au point de production », mais elles s'étendent également à l'ensemble de la société et influencent les relations entre les gouvernements et leurs citoyens. Ces institutions, lois et pratiques racistes doivent être combattues de concert avec la lutte contre l'exploitation de classe.
Jonah Birch – Vous avez mentionné précédemment que les marxistes noirs considèrent que la concurrence entre les travailleurs pour les emplois dans les sociétés capitalistes est liée au racisme. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Jeff Goodwin – Certains marxistes noirs soulignent que les travailleurs blancs peuvent adopter un racisme violent, bien que celui-ci soit différent de celui des capitalistes. L'un des principes fondamentaux du marxisme noir est que le racisme n'est pas uniforme – il prend différentes formes selon les contextes économiques et politiques. Pour les travailleurs blancs, le racisme est souvent motivé par la crainte que les travailleurs noirs – ou certains groupes ethniques, ou encore les immigrés – ne prennent leurs emplois ou ne fassent baisser leurs revenus parce qu'ils sont prêts à travailler pour des salaires inférieurs soit par contrainte, soit par nécessité.
Les capitalistes exploitent naturellement cette peur. Par conséquent, certains travailleurs blancs cherchent à exclure les Noirs (ainsi que certains groupes ethniques blancs) des emplois mieux rémunérés, des secteurs économiques entiers et même des syndicats, souvent par des moyens violents. Cela donne lieu à ce que l'on appelle un marché du travail divisé, où les travailleurs noirs sont relégués à des emplois précaires et moins bien rémunérés, voire totalement exclus du marché du travail.
Là encore, les croyances racistes ou suprématistes deviennent des outils de justification de ces exclusions et ces violences. L'expression « marché du travail divisé » a été développée dans les années 1970 par une sociologue marxiste, Edna Bonacich, mais l'idée remonte au moins à Du Bois.
Il est important de rappeler que les travailleurs n'ont pas le pouvoir d'embaucher ou de licencier – c'est le rôle des capitalistes. Ainsi, les marchés du travail divisés n'apparaissent que lorsque les capitalistes ont un intérêt à répondre aux demandes des travailleurs racistes. Toutefois, il arrive que les capitalistes s'opposent aux exigences des travailleurs visant à exclure les Noirs de certaines professions ou industries, notamment en période de pénurie de main-d'œuvre, qu'il s'agisse de travailleurs qualifiés ou de postes vacants à la suite de grèves. Aux États-Unis, les capitalistes ont souvent eu recours à des travailleurs noirs comme briseurs de grève pour remplacer les travailleurs blancs en grève, ce qui avait pour effet d'affaiblir les grèves et d'attiser les animosités raciales des travailleurs blancs, renforçant ainsi la fracture raciale au sein de la classe ouvrière.
Les marxistes ne considèrent évidemment pas le racisme de la classe ouvrière comme inévitable. À travers l'organisation et les luttes de classe contre les capitalistes, ils estiment que les travailleurs blancs peuvent prendre conscience de la nécessité d'une solidarité de classe large et multiraciale. Ils soulignent que la véritable cause de la pénurie d'emplois bien rémunérés n'est pas la concurrence des travailleurs issus de groupes raciaux différents, mais bien le capitalisme lui-même.
L'implication politique de cette perspective est que les luttes de classe seront – et devront être – une composante essentielle de toute stratégie de libération des Noirs ou de décolonisation, à la fois sur le lieu de travail et dans la société civile. Si, comme le soutiennent les marxistes noirs, l'exploitation du travail des Noirs et leur exclusion des emplois mieux rémunérés constituent le fondement économique de l'oppression raciale, alors il est impératif de saper, voire d'éliminer, ce système. Pour que leur lutte contre l'oppression raciale et l'exploitation de classe soit victorieuse, les travailleurs noirs auront besoin du soutien le plus large possible des travailleurs d'autres groupes raciaux, même si le racisme tend à entraver cette solidarité. D'où la nécessité de combattre ce racisme à chaque instant. La solidarité de classe est d'autant plus cruciale lorsque les travailleurs racialisés opprimés constituent une minorité, comme c'est le cas aux États-Unis.
Jonah Birch – Vous avez mentionné Du Bois, mais qui sont les autres figures clés de la tradition marxiste noire ? Qui sont les principaux penseurs de ce courant ?
Jeff Goodwin – Cette tradition regroupe des intellectuels et militants d'une envergure impressionnante. Une liste non exhaustive de marxistes noirs comprend, outre Du Bois, C. L. R. James (1901-1989), Harry Haywood (1898-1985), Claudia Jones (1915-1964), Oliver Cromwell Cox (1901-1974), Aimé Césaire (1913-2008), Frantz Fanon (1925-1961), Walter Rodney (1942-1980), Claude Ake (1939-1996), Neville Alexander (1936-2012), Manning Marable (1950 -2011) et Stuart Hall (1932-2014). Paul Robeson (1898-1976) était également très proche de ce courant et de Du Bois en particulier. Malcolm X (1925-1965) semblait s'en approcher l'année précédant son assassinat.
Elle inclut également des révolutionnaires africains tels que Kwame Nkrumah (1909-1972), Amílcar Cabral (1924-1973), Agostinho Neto (1922-1979) et Eduardo Mondlane (1920-1969). Des figures majeures des Black Panthers et du mouvement Black Power, dont Huey Newton (1942-1989), Fred Hampton (1948-1969) et Stokely Carmichael (Kwame Ture) (1941-1998), en font aussi partie.
Par ailleurs, James Baldwin (1924-1987), à la fois ami de Martin Luther King Jr (1929-1968) et admirateur des Panthères noires, s'en était rapproché au début des années 1970 – il suffit de lire son livre No Name in the Street. Aucune autre tradition théorique ou politique ayant abordé la question de la domination raciale ne peut s'enorgueillir d'une aussi brillante constellation d'écrivains, d'intellectuels et de révolutionnaires.
Jonah Birch – La question de savoir si W. E. B. Du Bois était marxiste fait débat, non ?
Jeff Goodwin – Jusqu'à récemment, en réalité, il n'y avait en réalité aucune controverse sur ce point. Tout le monde – du moins à gauche – reconnaissait que Du Bois était devenu un socialiste marxien bien avant d'écrire, à l'âge de soixante-cinq ans, son ouvrage majeur, Black Reconstruction in America, ainsi que les nombreux écrits radicaux qui ont suivi. On peut même déceler des influences marxistes et socialistes dans ses travaux antérieurs.
Le marxisme de Du Bois est évident dans son autobiographie publiée à titre posthume. Avec le temps, il s'est rapproché du mouvement communiste – jusqu'à devenir un fervent stalinien – et a officiellement rejoint le Parti Communiste en 1961, à l'âge de quatre-vingt-treize ans, bien que ce dernier ait été considérablement affaibli par le maccarthysme.
Récemment, un groupe de sociologues libéraux a vigoureusement nié ou minimisé cette réalité. Ils ont élaboré ce qu'ils appellent la « sociologie Du Boisienne », une relecture qui expurge toute trace de marxisme – un véritable blanchiment idéologique, pour ainsi dire. Il n'est pas surprenant que ce groupe assimile le marxisme à un « réductionnisme de classe ». Ceux et celles qui s'intéressent à ce débat peuvent consulter un échange entre moi-même et l'un de ces faux « Du Boisiens » dans Catalyst. J'ai écrit ma défense du marxisme noir en réponse à ce négationnisme, qui repose sur une profonde ignorance de Du Bois et de la tradition marxiste noire.
Jonah Birch – Les questions de race et d'ethnicité n'ont-elles pas été abordées par un large éventail de marxistes issus de différentes races et nationalités ?
Jeff Goodwin – Bien sûr. Le marxisme noir n'est qu'une partie – même si je pense que c'est la plus fascinante – d'une tradition marxiste plus large, multiraciale et multinationale, qui cherche à analyser la domination raciale ainsi que l'oppression ethnique et nationale, y compris le colonialisme.
Cette tradition inclut des marxistes classiques comme Rosa Luxemburg (1871-1919) et Vladimir Lénine (1870-1924), mais aussi des penseurs tels que José Carlos Mariátegui (1894-1930), marxiste péruvien qui a écrit sur la « question indienne » en Amérique latine, et Kamekichi Takahashi (1891-1970), un économiste japonais. Elle englobe également des intellectuels sud-asiatiques, comme M. N. Roy (1887-1954) et A. Sivanandan (1923-2018), parmi bien d'autres.
Elle inclut aussi Ho Chi Minh (1890-1969), qui avait des choses très intéressantes à dire sur le racisme européen, comme vous pouvez l'imaginer.
Cette tradition marxiste s'est également développée parmi des intellectuels blancs européens et nord-américains, tels que Otto Bauer (1881-1938), Max Shachtman (1904-1972), qui a écrit sur la race aux États-Unis, et Herbert Aptheker (1915-2003), ami et exécuteur littéraire de W. E. B. Du Bois (1868-1963), qui a écrit un ouvrage majeur sur les révoltes d'esclaves aux Etats-Unis, American Negro Slave Revolts (1943).
Elle s'étend également à des figures plus récentes comme Éric Hobsbawm (1917-2012), Theodore Allen (1919-2005) et Benedict Anderson (1936-2015), célèbre pour son concept de la nation en tant que « communauté imaginée », une idée que l'on peut aussi appliquer à la race et à l'ethnicité.
Enfin, cette tradition comprend des intellectuels sud-africains blancs qui ont participé à la lutte contre l'apartheid, notamment Martin Legassick (1940-2016) et Harold Wolpe (1926-1996).
Jonah Birch – La tradition marxiste noire est-elle toujours vivante ?
Jeff Goodwin – Absolument ! De nombreux intellectuels contemporains continuent d'enrichir cette tradition. Parmi eux, on peut citer l'historienne Barbara Fields (née en 1947), ainsi que Adolph Reed (né en 1947) et son fils Touré Reed (né en 1971). D'autres figures notables incluent Kenneth Warren, Zine Magubane, Cedric Johnson, August Nimtz, Preston Smith, ainsi que le philosophe de Harvard Tommie Shelby (né en 1967), qui se définit lui-même comme un « marxiste afro-analytique ». Et ce ne sont là que quelques intellectuels basés aux États-Unis.
Jonah Birch – Qu'en est-il de Cedric Robinson (1940-2016), auteur du célèbre ouvrage intitulé Marxisme Noir en 1983 ? N'est-ce pas lui qui a popularisé le terme « marxisme noir » ?
Jeff Goodwin – Oui, ironiquement, mais il n'était pas le seul. Je dis « ironiquement » parce que Robinson était un farouche opposant au marxisme. Cedric Robinson (1940-2016), auteur de Marxisme Noir : La formation de la tradition radicale noire (Éditions Entremonde, 2023), a contribué à populariser le terme, sans pour autant l'adopter dans une perspective marxiste. Il considérait que le marxisme, à l'image de la culture « occidentale » dans son ensemble, était fondamentalement aveugle au racisme, voire intrinsèquement raciste, et que ses catégories d'analyse ne pouvaient s'appliquer aux sociétés non européennes. Pour Robinson, comme pour les sociologues « Du Boisiens » que j'ai mentionnés, il n'existait qu'une seule forme de marxisme : un marxisme réductionniste, centré exclusivement sur la classe au détriment des autres formes d'oppression.
Mais parce que Robinson a écrit un livre intitulé Black Marxism, je pense que beaucoup de gens supposent qu'il est lui-même marxiste ou pro-marxiste. Or, rien n'est plus faux. Apparemment, Robinson ne voulait même pas appeler son livre Black Marxism, mais je crois que son éditeur a pensé qu'il se vendrait mieux avec ce titre.
Marxisme noir présente de nombreux défauts, notamment une mauvaise interprétation de la pensée des marxistes noirs actuels, en particulier des idées de Du Bois (1868-1963) et de C. L. R. James (1901-1989). Le point de vue de Robinson sur Du Bois en tant que prétendu critique du marxisme est basé sur une lecture tronquée de l'œuvre de Du Bois et sur une interprétation profondément erronée de Black Reconstruction in America. Son point de vue sur Du Bois est similaire à celui des sociologues « Du Boisiens ». Robinson prétend, sans aucune preuve, que Du Bois et James ont abandonné le marxisme, ce qui leur a permis de découvrir ce qu'il appelle la « tradition radicale noire ». Mais il s'agit là d'une pure fiction : ni Du Bois ni James n'ont abandonné le marxisme.
L'engagement de Du Bois au sein du marxisme et du mouvement communiste n'a fait que s'approfondir au fil du temps, même après le célèbre discours de Nikita Khrouchtchev (1894-1971) en 1956 dénonçant les crimes de Joseph Staline (1878-1953) et l'invasion soviétique de la Hongrie la même année. Comme je l'ai mentionné, il a rejoint le Parti Communiste très tard dans sa vie, quelques années seulement avant sa mort. C'est assez étrange, si l'on y réfléchit, pour quelqu'un qui aurait renoncé au marxisme.
Jonah Birch – On entend souvent parler aujourd'hui de la « tradition radicale noire ». De quoi s'agit-il exactement et quel est son lien avec le marxisme noir ?
Jeff Gookdwin – Cela dépend de la personne à qui l'on pose la question ! Le sous-titre du livre de Cedric Robinson (1940-2016), Marxisme Noir, est La formation de la tradition radicale noire. Lorsque j'ai découvert ce titre, j'ai d'abord pensé que Robinson établissait un lien direct entre marxisme noir et tradition radicale noire, voire qu'il considérait que les marxistes noirs faisaient partie intégrante de cette tradition. Et cela aurait été logique.
Mais pour Robinson, il n'y a aucun lien entre les deux. Le marxisme est essentiellement et à jamais européen et raciste, tandis que la tradition radicale noire est essentiellement et à jamais panafricaine et antiraciste. Robinson insiste donc sur le fait que le marxisme n'a rien à offrir aux antiracistes. Comment le pourrait-il, si le marxisme fait partie de la culture occidentale, qui est irrémédiablement raciste ?
Dans la réalité, les penseurs noirs et les militants révolutionnaires ont largement puisé dans le marxisme pour analyser et combattre le racisme, l'impérialisme et le colonialisme. W. E. B. Du Bois (1868-1963) et C. L. R. James (1901-1989) en sont d'excellents exemples. Ils sont au cœur de la tradition radicale noire, au sens où l'on entend ce terme, tout comme les autres marxistes noirs que j'ai mentionnés.
J'inclurais également dans cette tradition les non-marxistes qui voient et soulignent néanmoins la manière dont le capitalisme est impliqué dans l'oppression et l'inégalité raciales, et qui sont donc anticapitalistes, sans être nécessairement révolutionnaires. Je pense à diverses personnalités sociales-démocrates et chrétiennes-sociales comme A. Philip Randolph (1889-1979), Chandler Owen (1889-1967), Eric Williams (1911-1981) – un élève de C. L. R. James –, Bayard Rustin (1912-1987), Ella Baker (1903-1986) et, bien sûr, Martin Luther King Jr. (1929-1968). Baker, qui a participé à la fondation du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) en 1960, était d'ailleurs proche des marxistes. Toutes ces personnalités méritent assurément une place dans la tradition radicale noire.
Jonah Birch – Vous suggérez donc que ce qui distingue les radicaux noirs des autres antiracistes – les antiracistes libéraux et les nationalistes noirs – c'est leur anticapitalisme ?
Jeff Goodwin – Oui, le principal critère de distinction est l'anticapitalisme. Nous devons comprendre la tradition radicale noire comme étant à la fois antiraciste et anticapitaliste. Les radicaux pensent que les deux doivent aller de pair. Je ne vois pas comment on peut se dire radical dans ce monde si on ne s'oppose pas par principe au capitalisme.
Pour cette raison, je placerais également certains nationalistes et anticolonialistes noirs, mais certainement pas tous, dans la tradition radicale noire. Les nationalistes qui soutiennent le capitalisme – y compris le « capitalisme noir » – cautionnent par essence l'exploitation et l'inégalité. Il n'y a rien de radical dans cela. C'est la thèse centrale de Frantz Fanon dans Les damnés de la terre. Il mettait en garde contre la bourgeoisie noire – ou la bourgeoisie nationale, comme il l'appelait. Contrairement à Robinson, je ne pense pas que l'antiracisme et l'anticolonialisme fassent à eux seuls de vous un radical. Il y a évidemment beaucoup d'antiracistes et de nationalistes anticoloniaux élitistes et autoritaires.
Jonah Birch – Vous placeriez Martin Luther King Jr dans la tradition radicale noire également ?
Jeff Goodwin – Absolument. Dans les dernières années de sa vie, King a exprimé de plus en plus ouvertement son rejet du capitalisme et son adhésion au socialisme démocratique. Son parcours intellectuel l'avait mis en contact avec de nombreux penseurs socialistes chrétiens et leurs écrits. La thèse de doctorat de King traite de deux théologiens de gauche, Paul Tillich (1886-1965) et Henry Nelson Wieman (1884-1975).
Le chercheur Matt Nichter a récemment mis en lumière le rôle joué par de nombreux socialistes, communistes et ex-communistes dans la Southern Christian Leadership Conference de King. Celui-ci soutenait également fortement le mouvement ouvrier, et les syndicats les plus radicaux du pays l'ont soutenu. Lorsqu'il a été assassiné, il était aux côtés des travailleurs de l'assainissement en grève à Memphis.
King n'a jamais cédé à l'anticommunisme primaire (red-baiting) et se méfiait des libéraux anticommunistes. Il appréciait le soutien des communistes au mouvement des droits civiques. L'un de ses derniers grands discours fut un hommage à Du Bois, à l'occasion du centième anniversaire de sa naissance. Il y dénonçait ceux qui minimisaient ou occultaient l'engagement communiste de Du Bois, estimant que cela ne faisait que renforcer les stéréotypes négatifs sur le socialisme et le communisme.
En fait, je pense que King doit être considéré comme l'un des plus grands socialistes de l'histoire des Etats-Unis. Dans sa lutte contre la pauvreté, King en est venu à défendre un revenu garanti pour tous, non pas au niveau du seuil de pauvreté, mais au niveau du revenu médian du pays. Une telle proposition soulève évidemment des questions pratiques : les travailleurs gagnant moins que ce revenu garanti pourraient être incités à quitter leur emploi pour en bénéficier ! Mais cette proposition illustre clairement la haine de King non seulement pour la pauvreté, mais aussi pour tout système économique qui prive les gens des ressources matérielles dont ils ont besoin pour s'épanouir et pas seulement pour survivre.
Jonah Birch – Les marxistes noirs contemporains semblent particulièrement critiques à l'égard de ce qu'ils appellent le « réductionnisme racial ». Qu'est-ce que le réductionnisme racial ?
Jeff Goodwin – Le terme est surtout connu grâce au livre de Touré Reed paru en 2020, Toward Freedom : The Case Against Race Reductionism, bien que d'autres l'aient également utilisée. Elle est basée sur la tendance libérale à séparer la classe du racisme, à considérer le racisme comme déconnecté de l'exploitation du travail en particulier. Cela contraste fortement avec un principe majeur du marxisme noir, qui considère que l'exploitation du travail et l'exclusion systémique des emplois mieux rémunérés sont au cœur de l'oppression raciale.
Les libéraux séparent souvent le racisme de la classe et utilisent ensuite le racisme dans un sens général et abstrait – en tant que préjugé irrationnel – pour expliquer l'oppression raciale. C'est encore une fois un argument idéaliste : le racisme en tant qu'idée est à l'origine de l'oppression des Noirs. Si le réductionnisme de classe – que, comme nous l'avons vu, les marxistes noirs rejettent catégoriquement – nous conseille d'oublier la domination raciale, les réductionnistes de race nous conseillent d'oublier les divisions de classe et l'exploitation de classe. Il est donc évident que les marxistes noirs et les radicaux noirs s'opposent à cette évolution théorique.
En d'autres termes, le concept de race devient réductionniste et idéologique lorsqu'il occulte les divisions de classe et l'exploitation au sein d'un groupe racial, ainsi que les intérêts de classe communs qui transcendent les groupes raciaux et constituent une base potentielle pour la solidarité de classe. De même, l'utilisation du racisme ou des idées racistes comme explication devient réductrice si le racisme est déconnecté des intérêts de classe.
Oliver Cromwell Cox(1901-1974), un important sociologue marxiste noir, disait que si les croyances seules suffisaient à opprimer une race, les croyances des Noirs à l'égard des Blancs devraient être aussi puissantes que les croyances des Blancs à l'égard des Noirs. Mais cela n'est vrai que si l'on oublie la classe et le pouvoir de l'État. Dans le même ordre d'idées, Stokely Carmichael(Kwame Ture) (1941-1998) résumait cette idée ainsi : « si un Blanc veut me lyncher, c'est son problème. Mais si l'homme blanc a le pouvoir de me lyncher, alors et seulement alors, c'est mon problème ».
Cox et Carmichael ne font que constater l'évidence : les idées déconnectées du pouvoir sont impuissantes. Tout cela ne veut pas dire que la race et le racisme n'ont jamais d'importance. Ce n'est évidemment pas le cas. Le racisme peut être très important et persistant précisément lorsqu'il est lié aux intérêts matériels de classes et d'États puissants. Il s'agit là d'un principe central du marxisme noir.
Jonah Birch – Je souhaite vous interroger, pour finir, sur le concept de « capitalisme racial ». C'est une autre expression que l'on entend beaucoup ces jours-ci à gauche. S'agit-il d'un concept développé par les marxistes noirs ? Et qu'est-ce que cela signifie exactement ?
Jeff Goodwin – Les marxistes ont effectivement développé ce terme, mais permettez-moi de commencer par dire que beaucoup d'encre a été gaspillée pour tenter de définir cette expression. Aucun des grands marxistes noirs dont nous avons tant appris n'a jamais utilisé cette expression – ni Du Bois, ni James, ni Cox, ni Fanon, ni Rodney, ni Hall, ni Nkrumah, ni Cabral. Il est donc manifestement possible de parler, et de parler avec perspicacité, de race, de classe, de capitalisme et d'oppression sans utiliser ce terme. Le simple fait d'associer les mots « racial » et « capitalisme » ne garantit pas, comme par magie, que vous comprenez la relation entre le capitalisme et le racisme. Bien sûr, je ne suis pas le premier à le souligner.
Le terme a été forgé par des marxistes sud-africains pendant l'apartheid. Marcel Paret et Zach Levenson ont montré qu'un professeur de Berkeley, Bob Blauner (1929-2016), l'avait utilisé dès 1972, mais c'est avec des figures comme Neville Alexander (1936-2012), Martin Legassick (1940-2016) et Bernard Magubane(1930-2013) que le concept s'est véritablement diffusé dans les années 1970-1980. Leur point de vue était que le capitalisme étant le fondement de l'oppression raciale en Afrique du Sud, la lutte contre l'apartheid devait être anticapitaliste tout en étant une lutte pour les droits démocratiques.
Cette approche s'opposait à celui du Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela (1918-2013) et du Parti Communiste sud-africain. Ceux-ci soutenaient que la lutte pour le socialisme devait être reportée jusqu'à ce qu'une révolution démocratique – une « révolution démocratique nationale », comme ils l'appelaient – ait renversé l'apartheid. Mais cela implique, de manière peu plausible, que l'apartheid n'avait que peu ou pas de rapport avec le capitalisme et l'exploitation des travailleurs noirs. En réalité, l'ANC a fini par abandonner toute perspective socialiste, laissant perdurer les inégalités économiques après la fin du régime ségrégationniste. Quoi qu'il en soit, pour les marxistes noirs, l'expression « capitalisme racial » fait référence au fait que le capitalisme a été le fondement de divers types d'oppression raciale dans les sociétés du monde entier.
Pourtant, de nombreuses personnes croient à tort que le « capitalisme racial » est une idée de Cedric Robinson. S'ils se donnaient la peine de lire son livre, ils verraient qu'il n'utilise pratiquement pas ce terme. Et Robinson – qui, encore une fois, était hostile au marxisme – utilisait le terme très différemment des marxistes noirs. En fait, il comprend le terme d'une manière réductionniste sur le plan racial. Pour Robinson, le capitalisme n'est qu'une autre manifestation de la culture occidentale séculaire, et il est donc intrinsèquement raciste. Pour lui, le capitalisme ne génère pas de systèmes d'oppression raciale, comme l'affirment les marxistes noirs.
Au contraire, le caractère raciste de la culture occidentale, qui remonte à plusieurs siècles, garantit en quelque sorte que tout ordre économique qui lui est associé – féodalisme, capitalisme, socialisme – sera également raciste.
Il s'agit là encore d'un argument idéaliste. Les idées, en l'occurrence celles de la culture occidentale, reproduisent constamment l'oppression raciale à partir d'un pouvoir qui leur est propre, d'abord en Europe, puis dans le monde entier. Mais comment ces idées sont-elles si puissantes ? Cela pourrait-il être lié aux intérêts matériels des classes et des États puissants, comme l'affirment les marxistes noirs ? Robinson fait parfois des gestes dans ce sens, mais la plupart du temps, il ne le dit pas. Pour lui, les idées elles-mêmes sont toutes puissantes. Ce n'est tout simplement pas une explication sérieuse du racisme.
Je dois souligner que de nombreux libéraux semblent apprécier l'expression « capitalisme racial ». Plus que quiconque, ils ont largement contribué à sa diffusion ces dernières années, notamment dans les universités. Les libéraux utilisent cette expression pour désigner une économie dans laquelle les employeurs pratiquent la discrimination à l'encontre des Noirs et des autres minorités. Leur monde idéal est celui d'un capitalisme non racial – l'exploitation du travail sans discrimination. Cet idéal est très éloigné de la vision marxiste noire du socialisme.
Mais au-delà des termes employés, l'enjeu central reste notre compréhension du capitalisme, de la domination raciale et des liens entre les deux. Que l'on utilise ou non l'expression « capitalisme racial » importe peu. La tradition marxiste noire montre qu'il est possible d'analyser ces dynamiques sans recourir à ce concept. Cette expression n'apporte aucune clarté supplémentaire et, selon son usage, elle peut même induire en erreur, en particulier lorsqu'elle est vidée de sa dimension anticapitaliste.
Il est donc essentiel de comprendre précisément en quoi le capitalisme a été, et demeure, le principal moteur de la domination raciale. Autrement dit, on ne peut éradiquer le racisme sans s'attaquer à la structure même du capitalisme, en le démantelant ou, à tout le moins, en le régulant fortement. Tel est le message central de la tradition marxiste noire.
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Jeff Goodwin est professeur de sociologie à l'Université de New York (NYU) et dirige la section de sociologie marxiste de l'American Sociological Association. Spécialiste des mouvements sociaux et des révolutions, il a publié de nombreux travaux sur ces thématiques, notammentNo Other Way Out : States and Revolutionary Movements, 1945-1991 (2001), une analyse comparative des révolutions modernes, ainsi que Social Movements (2012, coédité avec James Jasper)
Jonah Birch est un collaborateur régulier de Jacobin. Il est titulaire d'un doctorat en sociologie de l'Université de New York (NYU). Il contribue également à Catalyst : A Journal of Theory and Strategy, une revue affiliée à Jacobin.
Publié initialement dans Jacobin. Traduit de l'anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.
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Ukraine : les infirmières parlent de leur situation et de leurs luttes : Soyez comme nous sommes

Le 12 mai, à l'occasion de la Journée des infirmières, des militants du syndicat du personnel soignant Soyez comme nous sommes ont présenté les résultats de l'étude « Une pour trois : comment les infirmières travaillent » et ont témoigné de la situation du personnel soignant dans des hôpitaux en première ligne, en psychiatrie, dans les services d'ambulance et dans l'enseignement scolaire.
Tiré de Entre les lignes et les mots
Les participantes à l'événement ont souligné que l'Organisation mondiale de la santé et le ministère ukrainien de la santé notent tous deux que le nombre d'infirmières dans le pays est en forte diminution.
« Par habitant, le nombre d'infirmières en Ukraine est aujourd'hui inférieur de moitié à la moyenne de l'Union européenne. Cela pose évidemment des risques pour la qualité des soins médicaux et le fonctionnement du système de santé en général », a souligné Olena Tkalich, l'un des autrices de l'étude.
Selon les participantes, la principale raison pour laquelle les infirmières quittent la profession est qu'en 2016-2020, l'Ukraine a déréglementé les soins infirmiers, ce qui a permis aux hôpitaux de réduire considérablement le nombre d'infirmières et de personnel subalterne et de créer des conditions dans lesquelles le personnel restant travaille de manière plus intensive sans recevoir de rémunération supplémentaire importante.
« Au cours de l'étude, j'ai été frappée par la fréquence de mots ou de phrases tels que « nous devons constamment être à l'heure », « nous sommes constamment tiraillées entre différentes responsabilités », « nous n'avons physiquement pas le temps de faire tout le travail que l'on attend de nous et dont dépendent souvent la vie et la santé des personnes pour lesquelles nous travaillons », déclare Oksana Dutchak, un autre autrice de l'étude.
De telles conditions de travail, sans rémunération adéquate, ont entraîné un exode rapide des infirmières. La tendance a également été exacerbée par l'agression russe, qui a compliqué la situation en ce qui concerne la charge de travail des infirmières en chirurgie et en psychiatrie. Dans ce dernier domaine, selon Natalia Lomonosova, co-autrice de l'étude, les infirmières effectuent souvent un travail physiquement exigeant car les patients sont souvent incapables de se déplacer seuls, et elles se plaignent également des risques pour leur propre sécurité, car il n'y a souvent pas d'agents de sécurité ou de boutons « rouges » dans les hôpitaux.
« En raison du manque de personnel, il n'est pas rare qu'une infirmière se retrouve dans le service, surtout la nuit, littéralement seule avec un grand nombre de patients, et que seule une infirmière débutante l'accompagne » explique la chercheuse.
Ceci a également été confirmé par Larysa Matrashak, une infirmière dans un hôpital psychiatrique.
« L'année dernière, notre hôpital comptait 80 patients par équipe pour une infirmière et une aide-soignante. Bien qu'il y ait maintenant deux infirmières en service, la charge de travail reste excessive » a-t-elle souligné, notant également que le salaire pour ce travail est d'environ 10 000 UAH, et qu'il est donc extrêmement difficile de trouver du personnel.
Oksana Dutchak, co-autrice de l'étude, a souligné qu'en raison des bas salaires, malgré la charge de travail intense, les infirmières doivent également chercher un emploi à temps partiel, jardiner ou essayer de nourrir leur famille d'une manière ou d'une autre.
Cette énorme charge de travail et le manque chronique de repos se traduisent par un épuisement physique et émotionnel. Lors d'un entretien, une personne a déclaré qu'après avoir terminé son travail, elle avait l'impression, en rentrant chez elle, d'avoir été « écrasée par un coin d'asphalte », note la chercheuse.
On sait que l'année dernière, le ministère de la Santé a commencé à élaborer de nouvelles normes pour la charge de travail du personnel soignant. Toutefois, ces travaux sont menés secrètement et l'on ne sait pas s'ils progressent. Selon Oksana Slobodiana, responsable de Soyez comme nous sommes, les infirmières ont activement invité les fonctionnaires à discuter de la question, mais ils n'ont pas répondu.
« Mais nous existons depuis cinq ans, nous nous développons, nous gagnons en force, nous ne perdons pas espoir. Et croyez-moi, nous avons survécu à plus d'un gouvernement, et nous continuerons à travailler pour que les soins infirmiers puissent atteindre le niveau européen » a déclaré Oksana Slobodiana.
Elle a donc insisté sur le fait qu'elles entendaient réaliser des changements qui faciliteraient le travail des infirmières en créant des syndicats indépendants.
Olga Lisivets, une infirmière de la ville de Nizhyn, a expliqué comment elle et ses collègues ont réussi à créer un syndicat qui « s'intéresse au développement de notre institution médicale et pense qu'il n'y a pas de place pour la corruption, le harcèlement moral et qu'une atmosphère agréable doit être créée au sein de l'équipe ».
De son côté, Hanna Zhadan, une infirmière d'une ville de la ligne de front dans l'oblast de Soumy, a fait remarquer que malgré la norme selon laquelle les travailleuses médicales des zones de la ligne de front devraient recevoir 15 500 UAH, les salaires de leur hôpital sont inférieurs.
« Pendant l'équipe de nuit, après 18 heures, il y a une infirmière et une aide-soignante pour deux étages, et le nombre d'enfants peut aller de 7 à 18. En général, les attaques de drones ou de missiles commencent la nuit, et l'infirmière et l'aide-soignante doivent évacuer les enfants des deux étages, les réveiller, les rassembler et les emmener à l'abri. Les enfants peuvent pleurer, ne pas vouloir partir, et tous les enfants de l'hôpital ne sont pas avec leurs parents. Et nous avons très peu de temps pour évacuer, car nous sommes à 40 km de la frontière [russe] a expliqué l'infirmière.
En même temps, dit-elle, en 2022-2023, malgré ces conditions difficiles, il y a eu un retard constant dans les salaires. Cependant, grâce à la création d'un syndicat indépendant, ce problème a été résolu.
« Au début, nous étions sept, aujourd'hui nous sommes 33. Il y a des médecins, des infirmières et des infirmiers. Nos salaires étaient constamment retardés. Grâce à nos actions, nous les recevons désormais à temps. De plus, en janvier 2024, nous avons tous reçu des fiches de paie avec un salaire minimum de 7 100. Grâce à notre réaction rapide auprès de l'administration de l'hôpital, des autorités locales et du maire de la ville, nos salaires ont été recalculés à une moyenne de 12 500 UAH » a expliqué l'infirmière.
Olena Steshenko, une infirmière ambulancière de la région de Zaporizhzhia, a souligné que ce travail est physiquement exigeant, car les ambulanciers doivent souvent transporter des personnes sur des civières, et c'est très dangereux, car ils ne savent jamais ce qui les attend au cours d'un appel. Par ailleurs, les chauffeurs et les auxiliaires médicaux perçoivent le salaire minimum, tandis que les infirmières ne sont guère mieux rémunérées.
« Je voudrais mentionner les problèmes d'urgence qui existent à Zaporizhzhia. Il s'agit d'une ville de la ligne de front qui souffre constamment des bombardements ennemis. Avant l'invasion totale, il y avait 158 brigades, aujourd'hui il y a 34-36 brigades, et 80% des brigades sont dans le territoire occupé. La situation du personnel est critique. Les brigades rurales sont souvent transférées en ville pour pallier le manque de personnel. Cependant, cela ne résout pas le problème, car la charge de travail augmente, le temps de déplacement vers les patients s'allonge et le temps passé sur un appel s'allonge. Les gens fuient non pas tant la guerre et les bombardements que les conditions épouvantables et les bas salaires » a souligné l'infirmière.
À son tour, Antonina Shatsylo, ancienne technicienne de laboratoire de radiologie, a rappelé aux infirmières l'importance de veiller à ce que l'établissement médical offre des conditions de travail sûres aux professionnels de la santé.
« Il faut prendre soin de soi et ne pas négliger la protection individuelle, vérifier que l'institution médicale pratique la dosimétrie, qui doit contrôler l'exposition individuelle du travailleur de laboratoire tous les trois mois. Il est nécessaire de s'assurer que l'institution médicale procède à la certification des lieux de travail tous les cinq ans, car cela a une incidence sur les avantages, y compris pour la retraite » a-t-elle souligné.
Au cours de la table ronde, les participants ont également attiré l'attention sur l'état psychologique des infirmières. La modératrice de l'événement, Yulia Lipich, qui a également mené les entretiens pour l'étude, a noté que « 48 infirmières ont été interrogées et presque toutes ont dit qu'elles se sentaient épuisées au travail, qu'elles ne recevaient pas de soutien psychologique approprié et qu'il y avait rarement dans un hôpital un psychologue professionnel à qui elles pouvaient s'adresser ».
Ruslana Mazurenok, infirmière à Khmelnytskyi et participante à l'étude, nous a rappelé que la profession d'infirmière « exige un stress psycho-émotionnel et une tension morale constants ».
« Sans accès à une aide, l'épuisement professionnel n'est pas le problème d'une seule employée, il affecte non seulement les infirmières elles-mêmes, mais aussi les patients, l'institution médicale dans son ensemble, car l'épuisement professionnel entraîne une détérioration de la qualité des soins aux patients, des erreurs fréquentes et des démissions massives de personnel expérimenté », a-t-elle souligné.
La table ronde s'est également penchée sur la situation des infirmières scolaires, qui perçoivent pour la plupart un salaire proche du salaire minimum. Selon l'infirmière scolaire Tetiana Hnativ, en raison de leur statut spécifique, elles ne peuvent pas adresser leurs demandes au ministère de la santé ou au ministère de l'éducation.
Roksolana Lemyk, avocate du syndicat, a donné un aperçu juridique des normes sur lesquelles les infirmières doivent s'appuyer pour protéger leurs droits.
En conclusion, Oksana Slobodiana a déclaré que les infirmières lanceraient une pétition demandant que le salaire de base des travailleuses de la santé à tous les niveaux ne soit pas inférieur aux garanties minimales, avec une indexation annuelle en fonction de l'inflation, de sorte que le salaire soit au moins égal à 80% de la moyenne nationale (17 708 UAH en 2025) et qu'un certain nombre d'autres améliorations soient apportées.
12 mai 2025
Publié le Réseau syndical international de solidarité et de luttes
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Arabie saoudite. Les employées domestiques migrantes sont durement exploitées, victimes de racisme et exclues des protections du droit du travail

Les Kenyanes embauchées comme employées de maison en Arabie saoudite endurent des conditions de travail éprouvantes, abusives et discriminatoires, qui s'apparentent souvent au travail forcé et à la traite des êtres humains, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/18/arabie-saoudite-les-employees-domestiques-migrantes-sont-durement-exploitees-victimes-de-racisme-et-exclues-des-protections-du-droit-du-travail/
Ce document explique que les employeurs soumettent ces femmes dans des maisons privées à des formes extrêmes d'exploitation, souvent favorisées par le racisme, et que les employées de maison continuent d'être exclues du droit du travail et des timides réformes en vigueur en Arabie saoudite.
IntituléLocked in, left out : the hidden lives of Kenyan domestic workers in Saudi Arabia, ce rapport rend compte de l'expérience de plus de 70 femmes ayant travaillé en Arabie saoudite. Bien souvent trompées par des recruteurs au Kenya au sujet de la nature de leur travail, elles ont été contraintes, une fois en Arabie saoudite, de travailler dans des conditions brutales, trimant régulièrement plus de 16 heures par jour, sans jour de congé et sans même pouvoir quitter la maison de leur employeur.
Ces femmes on en outre enduré des conditions de vie épouvantables et des traitements inhumains, notamment des agressions sexuelles, verbales et physiques. Les employeurs confisquaient généralement leurs passeports et leurs téléphones et retenaient parfois leurs salaires.
« Ces femmes se sont rendues en Arabie saoudite en quête d'un emploi pour subvenir aux besoins de leur famille ; elles ont subi des violences indicibles au domicile de leurs employeurs, a déclaré Irungu Houghton, directeur d'Amnesty International Kenya. Le gouvernement kenyan encourage activement la migration de la main-d'œuvre, tandis que les autorités saoudiennes assurent qu'elles ont adopté des réformes en matière de droits du travail. Cependant, derrière les portes closes, les employées domestiques continuent de subir des actes de racisme, de violence et d'exploitation d'une ampleur révoltante. »
Ces femmes se sont rendues en Arabie saoudite en quête d'un emploi pour subvenir aux besoins de leur famille ; elles ont subi des violences indicibles au domicile de leurs employeurs. Irungu Houghton, directeur d'Amnesty International Kenya
« Les autorités saoudiennes et kenyanes doivent écouter ces femmes, dont le travail fait vivre de nombreuses familles et contribue de façon significative au développement économique des deux pays. Les autorités saoudiennes doivent d'urgence accorder aux travailleuses domestiques une égale protection en vertu du droit du travail, mettre en place un système d'inspection efficace pour lutter contre les violations généralisées aux domiciles de particuliers et démanteler totalement le système de parrainage (kafala) qui lie les travailleurs étrangers aux employeurs, favorise l'exploitation et perpétue le racisme systémique. »
Ni les autorités saoudiennes ni les autorités kenyanes n'ont répondu aux demandes de commentaires ou d'informations d'Amnesty International.
« Les autorités saoudiennes doivent d'urgence accorder aux travailleuses domestiques une égale protection en vertu du droit du travail, mettre en place un système d'inspection efficace pour lutter contre les violations généralisées aux domiciles de particuliers et démanteler totalement le système de parrainage (kafala) qui lie les travailleurs étrangers aux employeurs, favorise l'exploitation et perpétue le racisme systémique. » Irungu Houghton
« J'avais l'impression d'être en prison »
La surcharge de travail extrême est un fléau commun aux dizaines de femmes avec lesquelles Amnesty International s'est entretenu. Leur journée de travail classique se déclinait en un minimum de 16 heures, voire plus, à faire le ménage, cuisiner et s'occuper des enfants. Leur salaire mensuel moyen s'élevait à 900 riyals saoudiens (240 dollars) et aucune ne touchait d'heures supplémentaires ; ainsi, rapporté au nombre d'heures de travail, elles étaient payées en moyenne 0,5 dollars de l'heure. En outre, certains employeurs retardaient le versement des salaires, d'autres ne les ont pas payés du tout. Quasiment toutes les femmes interrogées ont déclaré n'avoir jamais eu un seul jour de congé pendant leur séjour en Arabie saoudite, qui a duré jusqu'à deux ans pour certaines d'entre elles.
Rashida*, ancienne employée de maison, a déclaré : « Elle [mon employeuse] ne pensait pas que je pouvais me fatiguer. Je n'avais aucun moment pour me reposer… Je travaillais pour elle toute la journée et même la nuit, je continuais de travailler. J'avais l'impression d'être un âne, mais même les ânes se reposent. »
Toutes ont déclaré que leur liberté et leur vie privée étaient fortement restreintes. Leur téléphone confisqué, elles étaient coupées du monde extérieur, et donc très isolées, sans pouvoir entrer en contact avec leur famille.
J'avais l'impression d'être un âne, mais même les ânes se reposent. Rashida
Joy* a raconté qu'elle s'est sentie piégée pendant son séjour en Arabie saoudite. « Je n'avais aucune liberté, une fois que vous êtes à l'intérieur, vous ne sortez plus. Vous n'allez pas dehors et vous ne voyez pas l'extérieur. J'avais l'impression d'être en prison », a-t-elle déclaré.
Eve* a ajouté que cet isolement visait à la dissuader de se plaindre de ses conditions de travail. « La première chose que mon patron a faite, ce fut de prendre mon passeport. Si vous demandez, il vous dira « j'ai tout payé pour toi » … et vous n'osez rien dire parce que vous êtes dans un pays étranger. »
Malgré la charge de travail excessive, la majorité des femmes interrogées ont déclaré que leur employeur les privait de nourriture ou ne leur donnait que des restes ; certaines se sont nourries de pain, ou de nouilles instantanées.
Katherine* a confié que « la nourriture était le principal problème » et qu'elle « tenait avec des biscuits » : son employeur ne lui donnait que des restes, de la nourriture avariée ou parfois rien du tout, allant même jusqu'à jeter à la poubelle la nourriture que Katherine s'était cuisinée.
La plupart des femmes décrivent également des conditions de vie tout à fait inadéquates, fréquemment obligées de dormir dans un garde-manger ou par terre dans la chambre d'un enfant, sans véritable lit ni literie, sans air conditionné en état de marche..
Le mari m'a dit « tu vas faire ce que je veux »
Selon le témoignage de nombreuses femmes, elles se faisaient hurler dessus, insulter et humilier ; d'autres étaient agressées sexuellement, et parfois violées, par leurs employeurs masculins. C'est le cas de Judy, mère célibataire de deux enfants, venue en Arabie saoudite pour échapper à son mari violent.
« Il m'a violée et m'a même menacée pour que je ne dise rien à sa femme. Je me suis tue. C'était comme une routine quotidienne pour lui. J'ai essayé [de lui dire d'arrêter], mais les hommes sont très forts. Alors il a fini par me violer, cinq fois. »
Judy
Beaucoup n'ont pas osé signaler les violences aux autorités saoudiennes ou à l'ambassade du Kenya ; celles qui l'ont fait sont devenues la cible de représailles ou d'accusations forgées de toutes pièces, par exemple en étant accusées à tort de vol, et ont perdu leur salaire.
« Ils nous traitaient de singes ou de babouins »
Le rapport souligne que le racisme systémique ancré dans le système de parrainage (kafala), associé à des attitudes discriminatoires enracinées dans l'héritage de l'esclavage et du colonialisme britannique dans la région, perpétue l'exploitation, les violences et la discrimination raciale vis-à-vis de ces travailleurs, en particulier des femmes, dont les vulnérabilités liées au genre sont souvent aggravées par leur statut de travailleuse domestique migrante.
De nombreuses femmes ont raconté que leurs employeurs les traitaient de noms très péjoratifs et racistes, tels que hayawana (animal), khaddama (servante) et sharmouta (prostituée). Ils faisaient également des commentaires désobligeants sur la couleur de leur peau et sur leur odeur corporelle, ou leur interdisaient de se servir des mêmes couverts ou articles ménagers que la famille – ce qu'elles ont souvent désigné comme une « ségrégation » – parce qu'elles étaient originaires d'Afrique.
Niah* a raconté : « En raison de ma peau foncée, ils me traitaient toujours d'animal noir. Les enfants venaient aussi me montrer du doigt et me rire au visage, me disant que j'étais un singe. »
Irungu Houghton a déclaré : « Au cœur de ces abus se trouve un droit du travail fondé sur un racisme historique et structurel, qui déshumanise les employées domestiques migrantes racisées – notamment les Africaines noires – et les traite comme de la main-d'œuvre jetable. »
Des lois et des réformes insuffisantes
Ces dernières années, dans le cadre de son programme Vision 2030, l'Arabie saoudite a adopté de timides réformes pour le système de parrainage kafala, qui lie les 13 millions de travailleuses et travailleurs migrants du pays à leurs employeurs et favorise directement le travail forcé et de graves violations des droits humains.
Le Kenya a un rôle important à jouer dans la protection des employées domestiques à l'étranger. Il doit collaborer avec l'Arabie saoudite pour assurer la protection des travailleuses migrantes en cadrant les pratiques de recrutement. En outre, il faut que les ambassades soient préparées en cas d'urgence et de détresse à leur apporter leur soutien, notamment en proposant des endroits où se réfugier ainsi qu'une aide financière et juridique à celles qui en ont besoin. Irungu Houghton
Cependant, ces réformes limitées sont largement restreintes à ceux qui sont couverts par le droit du travail saoudien, qui exclut les employé·e·s de maison. Aujourd'hui, ceux-ci restent soumis à des restrictions strictes de leur droit de circuler librement, et dans la plupart des cas, ont encore besoin de l'autorisation de leur employeur pour changer d'emploi ou quitter le pays.
En 2023, le gouvernement a mis à jour la règlementation relative aux employés domestiques afin de mieux encadrer les heures et les conditions de travail. Cependant, sans un régime efficace de suivi, d'inspection et d'application, ces réglementations sont souvent dénuées de sens dans la pratique. Si la plupart des violations recensées sont illégales au titre de la législation saoudienne, elles ont été perpétrées en toute impunité.
«
Le Kenya a un rôle important à jouer dans la protection des employées domestiques à l'étranger. Il doit collaborer avec l'Arabie saoudite pour assurer la protection des travailleuses migrantes en cadrant les pratiques de recrutement. En outre, il faut que les ambassades soient préparées en cas d'urgence et de détresse à leur apporter leur soutien, notamment en proposant des endroits où se réfugier ainsi qu'une aide financière et juridique à celles qui en ont besoin », a déclaré Irungu Houghton.
* Les noms ont été changés.
Complément d'information
Environ quatre millions de personnes travaillent comme employé·e·s de maison en Arabie Saoudite et toutes viennent de pays étrangers, dont 150 000 du Kenya, selon les statistiques sur le marché du travail du pays. En raison de la montée en flèche du chômage au Kenya, les autorités encouragent les jeunes à chercher du travail dans les pays du Golfe, notamment en Arabie saoudite, qui est l'une des principales sources de transferts de fonds du Kenya.
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Gérard Depardieu, condamné pour agressions sexuelles

Le tribunal judiciaire de Paris a condamné Gérard Depardieu pour agression sexuelle à 18 mois d'emprisonnement avec sursis et à deux ans de privation de son droit d'éligibilité. Il est également inscrit au fichier des auteurs d'infractions sexuelles (FIJAIS).
Tiré de Entre les lignes et les mots
Il devra en outre verser des dommages et intérêts aux deux victimes directes, Amélie et Sarah* et à l'AVFT – Libres et Egales qui s'était constituée partie civile à leurs côtés. Enfin, il devra réparer le préjudice né du comportement de son avocat à l'audience et constituant une victimisation secondaire. G. Depardieu a interjeté appel de cette décision de condamnation.
Ce procès a jeté une autre lumière sur l'acteur Gérard Depardieu, ce « monstre sacré du cinéma français » ou, selon les termes du président de la République, cet homme qui « rend fière la France ». Un comédien qui a profité de sa notoriété pour agresser sexuellement des femmes pendant des années sans être arrêté, voire en sachant qu'il pouvait compter sur l'omerta de la « grande famille » du cinéma qui a permis son impunité.
Une stratégie d'agresseur rodée
Lors de son intervention à l'audience, l'AVFT a présenté ses analyses de cette stratégie.
G. Depardieu est un homme de pouvoir. Pouvoir économique tout d'abord car le nom de Depardieu attire les financements et promet le succès d'un film. « On ne va pas arrêter le tournage pour une costumière » avait dit l'une des témoins pendant le procès. Elle aussi dénonçait des violences sexuelles aujourd'hui prescrites.
Pouvoir de faire embaucher qui il veut, acteurs et actrices mais aussi logeman, garde du corps, habilleuse, maquilleuse… qui lui sont redevables. Ces allié·es seront prompt·es à banaliser ses comportements (« il n'est pas méchant », « il est comme un enfant, il cherche à faire des bêtises ») et à le protéger en mettant en cause les victimes.
G. Depardieu choisit ses victimes, des femmes intermittentes du spectacle précaires, qui savent qu'il ne faut pas « faire de vague » si l'on veut conserver son travail ou signer d'autres contrats par la suite dans un secteur compétitif ou le recrutement se fait souvent par cooptation. Des jeunes travailleuses sans réseau de soutien, dont les marges de manœuvre pour s'opposer à G. Depardieu sans risquer des représailles sont très restreintes.
G. Depardieu isole la victime dans le collectif de travail. Celle qui ose dénoncer ses agissements est traitée de « balance ». Le collectif de travail est soit passif, soit complice : c'est la plaignante qui a un problème, qui est « coincée » ou manque d'humour. C'est elle qui n'a pas su réagir, « elle n'avait qu'à… ». Rares sont celles qui ont reçu le soutien de membres de ce collectif.
G. Depardieu, par la voix de son avocat, se fait passer pour la victime. Victime d'un complot, qui serait ici ourdi par Médiapart, victime de manipulation, victime « d'une société dans laquelle on ne peut plus rien dire ». Rappelons que les luttes des travailleuses pour le droit de travailler dignement datent du 19ème siècle.
Un procès qui invite les membres de la « grande famille » à s'interroger sur leur responsabilité dans la perpétuation des agressions sexuelles
Sans la complicité active ou passive des équipes de tournage, des producteurs, des réalisateurs, des autres acteurs et actrices, sans leur aveuglement volontaire, sans leur justification parce que … « c'est Gérard », Gérard Depardieu n'aurait pas pu agresser en toute impunité.
La solitude change de camp
Ce procès s'est tenu grâce à une réaction en chaine de solidarité entre femmes rompant la solitude dans laquelle chacune des victimes était ou avait été enfermée, parfois pendant des décennies. De l'appel lancé par l'actrice Anouk Grinberg, au soutien de Charlotte Arnould qui dénonce les viols de G. Depardieu, lequel a déterminé Amélie à témoigner, puis Sarah, aux quatre femmes qui sont venues exposer ce que l'acteur leur avait imposé et à celles qui ont rapporté ce dont elles avaient été les témoins oculaires lors des tournages. Nous avons entendu des femmes courageuses et solidaires.
La victimisation secondaire reconnue
Lors des 4 jours d'audience, les parties civiles ont été maltraitées par Jérémie Assous, l'avocat de G. Depardieu. Ce dernier n'a cessé d'insulter, de crier, d'humilier, recourant le plus souvent à ce stratagème pour faire diversion lorsque son client était en difficulté face aux questions du tribunal ou des avocates des parties civiles, Mes Carine Durrieu-Diebolt et Claude Vincent.
Dans sa décision, le tribunal rapporte ses propos et attitudes : « Ainsi, le conseil de Gérard DEPARDIEU a pu s'adresser aux conseils de parties civiles en ces termes : « C'est honteux. Arrêter de le cuisiner comme ça. Vous êtes abjecte et stupide. » Ou encore « C'est insupportable de vous entendre, déjà votre voix, c'est dur alors… » (…) Il a également pu déclarer à Amélie (…), partie civile : « Je n'ai jamais vu une vraie victime s'opposer à des actes aussi élémentaires. On ne vous croit pas » ou à : « Je ne vous crois pas du tout. Pour moi, vous êtes bel et bien quelqu'un qui ment ». » Le tribunal considère que les parties civiles « ont été exposées à une dureté excessive des débats à leur encontre, allant au-delà des contraintes et des désagréments strictement nécessaires à la manifestation de la vérité, au respect du principe du contradictoire et à l'exercice légitime des droits de la défense. » Il précise que « Si les droits de la défense et la liberté de parole de l'avocat à l'audience sont des principes fondamentaux du procès pénal, il n'en demeure pas moins qu'ils ne sauraient légitimer des propos outranciers ou humiliants portant atteinte à la dignité des personnes ou visant à les intimider. En l'espèce, il résulte des débats que les parties civiles ont été confrontées à une défense des plus offensive fondée sur l'utilisation répétée de propos visant à les heurter et qui n'était manifestement pas nécessaire à l'exercice des droits de la défense. »
Ajoutons que non seulement G. Depardieu ne s'est pas désolidarisé de ce comportement d'agression. Il a au contraire, à la fin de l'audience, exprimé ses remerciements à son avocat pour sa défense, qu'il a donc explicitement entérinée.
Si l'on peut saluer la reconnaissance de cette maltraitance, il demeure regrettable que le président, responsable de la tenue de l'audience et garant de la sérénité des débats, ne soit, à aucun moment, intervenu lors du procès pour recadrer Jérémie Assous et lui rappeler ses obligations en tant qu'auxiliaire de justice.
De même que l'on ne peut que s'étonner de l'inaction des représentant·es du bâtonnier présent·es certains jours, face à la violation des obligations déontologiques de l'avocat (manquements aux obligations de confraternité, de délicatesse et de courtoisie).
Une condamnation légère
L'on peut également regretter la nature de la peine prononcée. Le tribunal n'a pas suivi les réquisitions du procureur de la République : aucune peine d'amende, la peine de 18 mois est assortie d'un sursis simple (sans obligations particulières) et l'exécution provisoire, qui contraint au versement immédiat des dommages et intérêts, n'a pas été prononcée.
Ces dommages et intérêts sont par ailleurs faibles au regard du patrimoine de G. Depardieu qui est millionnaire et aux demandes des parties civiles. Ils ne couvrent en outre pas la totalité des frais engagés par les victimes dans cette procédure, en violation du principe de la réparation intégrale du préjudice causé.
Il n'en demeure pas moins que cette condamnation est une victoire pour toutes celles qui ont été victimes de Gérard Depardieu.
Catherine Le Magueresse, pour l'AVFT Libres et Egales
* Sarah est un prénom d'emprunt.
https://www.avft.org/2025/05/15/gerard-depardieu-condamne-pour-agressions-sexuelles/
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Kurdistan accueille un congrès de femmes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord

KURDISTAN – La ville kurde de Souleimaniye a accueilli un congrès de femmes du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord.
Le premier Congrès de la Coalition régionale des femmes démocratiques du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord a permis le partage les expériences des femmes en matière de lutte commune et de solutions régionales.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/19/kurdistan-accueille-un-congres-de-femmes-du-moyen-orient-et-de-lafrique-du-nord/
Le premier congrès de la Coalition régionale des femmes démocratiques du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (en kurde : Kongreya Koordînasyona Jinên Herêmî ya Demokratîk a Rojhilata Navîn û Bakurê Afrîkayê, NADA) s'est poursuivi aujourd'hui à Souleimaniye, au Kurdistan du Sud. Environ 200 femmes de 19 pays, principalement du Moyen-Orient et d'Afrique, y ont participé.
Le congrès, organisé pour partager les expériences de lutte commune des femmes et pour discuter de solutions régionales, a débuté avec beaucoup d'enthousiasme le jeudi 15 mai.
Les discussions théoriques ont dominé les séances de la première journée, avec des présentations de représentantes de divers pays sur le patriarcat, les politiques de guerre et les expériences de résistance. Les séances se sont poursuivies par des échanges animés entre les participantes.
Aujourd'hui, deuxième journée du congrès, l'accent a été mis sur les ateliers et les propositions de solutions. La première séance a été consacrée aux défis rencontrés par les luttes des femmes et aux opportunités qui en ont découlé.
Les résultats des ateliers, qui ont abordé des sujets tels que le rôle des organisations de femmes, l'importance des alliances de femmes contre les alliances néolibérales et patriarcales et les systèmes d'autodéfense des femmes, ont été partagés avec les participants.
La séance de l'après-midi a abordé des sujets tels que l'émergence politique des femmes dans le contexte de la Troisième Guerre mondiale, le leadership des femmes dans la construction de la paix et des sociétés démocratiques, la révolution des femmes et la place de la NADA dans le confédéralisme démocratique des femmes.
Après les présentations des panels, des discussions seront menées pour renforcer la lutte commune.
Le congrès s'est poursuivi en soirée avec un événement artistique réunissant des femmes des quatre régions du Kurdistan qui ont chanté notamment l'hymne national kurde « Ey Reqib ». (ANF et JINNEWS)
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Appel urgent à la paix lancé par les féministes indiennes et pakistanaises

Nous, féministes de l'Inde et du Pakistan, saluons sans équivoque le cessez-le-feu déclaré par nos deux nations aujourd'hui. La tension et l'escalade des quinze derniers jours nous rappellent à quel point la paix est fragile. Le cessez-le-feu donne également raison aux appels à la désescalade et à la paix lancés par des milliers de personnes ordinaires de part et d'autre de la frontière. Même si nous espérons qu'il s'agit d'une cessation absolue des hostilités, nous nous souvenons des événements récents.
Tiré de Entre les lignes et les mots
Le cessez-le-feu n'est que le premier pas dans la longue marche vers la justice et la paix
Nous condamnons l'attentat terroriste de Pahalgam qui a tué 25 touristes venus de différentes régions de l'Inde et un du Népal pour visiter le Cachemire. Une personne locale a également perdu la vie dans l'attaque de Pahalgam. Ces attaques ciblées ont creusé le fossé communautaire entre musulman·es et hindou·es en Inde et ont été exploitées pour inciter à la haine, à la peur et à la punition collective.
Au lendemain de l'attentat de Pahalgam, ce sont les femmes – y compris les mères, les filles, les sœurs et les épouses – qui portent le poids insupportable du chagrin. Au lieu de le respecter et de le partager, il a été transformé en arme et fait l'objet d'une militarisation ou d'une surveillance policière — surtout quand les personnes refusent de suivre le scénario de la haine. Himanshi Narwal, la jeune veuve de l'une des victimes tuées, fait partie des survivant·es qui, malgré une douleur inimaginable, ont trouvé la force de lancer un appel à la paix. Elle a demandé aux personnes de ne pas diriger leur rage contre les Cachemiri·es et les musulman·nes qui, comme elle, sont pris·es au piège dans un cycle de violence qu'elles et ils n'ont pas créé. Pour ce simple acte d'humanité, elle a été trollée, vilipendée et attaquée par des nationalistes à l'affut, plus attachés à la soif de sang qu'à la vérité.
Liant l'attaque terroriste au Pakistan, l'Inde a immédiatement suspendu le traité sur les eaux de l'Indus et relancé les projets hydroélectriques et la construction de barrages qui étaient auparavant limités par le traité. Les deux parties ont annulé les visas de courte durée pour les visiteurs et les visiteuses. Nous avons assisté à des scènes déchirantes à la frontière Attari-Wagah, où des femmes indiennes et pakistanaises munies des « mauvais » passeports ont été contraintes de remettre leurs enfants à leurs maris avant de passer dans « leurs pays », ce qui a provoqué une détresse insondable pour les femmes elles-mêmes, leurs enfants et leurs familles. Quatorze jours plus tard, l'Inde a mené des frappes aériennes et le Pakistan a riposté, puis les deux pays ont procédé à des frappes de drones.
Les campagnes de désinformation menées de part et d'autre ont rendu la vérité difficile à établir. Une chose est sûre : la perte de vies humaines, la peur généralisée et l'escalade de la violence s'ajoutent à la terreur possible des suites graves et irréversibles que les tensions entre les deux puissances nucléaires pourraient entraîner pour les populations de l'ensemble de l'Asie du Sud.
En tant que féministes, nous sommes fondamentalement contre la guerre et le militarisme. Nous dénonçons l'économie de guerre qui se nourrit de la violence et de la destruction, ainsi que les structures profondément patriarcales qui l'alimentent et la soutiennent. Le fait que l'opération indienne ait été baptisée Sindoor, un geste profondément patriarcal, est un rappel brutal de la propagande misogyne employée par les deux camps. Entre les êtres cher·es, il existe également de nombreux autres symboles privés et spécifiques, dont le Sindoor, pour certaines femmes, pourrait être l'un d'entre eux. Mais lorsque le Sindoor devient un cri de guerre, il efface et arme la douleur, et réduit les femmes à des corps sur lesquels sont construits les fantasmes nationalistes masculinistes de conquête, de violence et de viol.
L'année écoulée a été marquée par une flambée de la violence dans le monde, les images dévastatrices de Gaza et d'autres zones de conflit étant devenues quotidiennes, ce qui a tragiquement désensibilisé de nombreuses personnes aux véritables horreurs des conflits armés. Les gouvernements indien et pakistanais et les faiseurs d'opinion ne semblent pas se soucier des conséquences catastrophiques de la guerre et de l'immense dévastation qu'elle causerait. Seuls ceux qui fabriquent et vendent des systèmes d'armes à nos gouvernements tireront profit de la guerre. La guerre renforce, exacerbe et perpétue les inégalités existantes, affectant de manière disproportionnée les femmes, les minorités sexuelles et religieuses ainsi que les enfants. Ces hostilités détournent l'attention de ce dont les personnes ont réellement besoin : l'éducation, la santé, l'emploi, la protection sociale, la sécurité et le bien-être.
Nous, féministes de l'Inde et du Pakistan, sommes fermement convaincues que la guerre n'est jamais une solution. Nous appelons au démantèlement des structures de pouvoir qui entretiennent la violence. La logique de guerre – enracinée dans le nationalisme, la masculinité toxique et les frontières de l'ère coloniale – doit être rejetée. Dans les deux pays, les femmes activistes, les journalistes et les bâtisseurs et les bâtisseuses de paix plaident depuis longtemps en faveur du dialogue, de la désescalade et de la diplomatie. Pourtant, nos voix sont constamment mises de côté et écrasées par la rhétorique incendiaire et le militarisme affirmé qui dominent la sphère publique.
Nous appelons les gouvernements de l'Inde et du Pakistan à :
* Consolider le cessez-le-feu du 10 mai, renoncer aux violations transfrontalières et désamorcer les tensions croissantes en maintenant les canaux de communication ouverts ;
* Lancer conjointement une enquête, avec des représentant·es internationaux, sur l'attentat de Pahalgam afin de traduire les auteurs en justice.
* S'abstenir d'actions unilatérales telles que l'interruption du traité sur les eaux de l'Indus ;
* Donner la priorité au dialogue et à la diplomatie et s'y engager afin de résoudre les différends.
D'œuvrer à la résolution de la question politique centrale du Cachemire, qui est au cœur du conflit.
Nous demandons instamment aux féministes du monde entier d'élever la voix en signe de solidarité et de se joindre à nous pour résister à la guerre et construire la paix. Il n'y a ni temps ni espace pour la complaisance.
Saheli Women's Resource Centre, New Delhi, Inde ; Women's Action Forum (WAF), All Chapters, Pakistan ; Aurat March, Lahore, Pakistan ; All India Democratic Women's Association, Inde.
Appuis individuels (par ordre alphabétique) : Abha Bhaiyya, Aisha Gazdar, Amar Sindhu, Amrita Chhachi, Anita Pinjani, Anuradha Banerji, Arfana Mallah, Avantika Tewari, Ayesha Kidwai, Beena Sarwar, Chayanika Shah, Devangana Kalita, Elaine Alam, Farrah Taufiq, Farida Shaheed, Gulbadan Javed , Haseen Musarat, Huma Ahmed-Ghosh, Humaira Rahman, Iram Hashmi, Kalyani Menon Sen, Kavita Krishnan, Kausar Khan, Khawar Mumtaz, Lalita Ramdas, Madhu Bhushan, Maimoona Mollah, Malka Khan, Maria Rasheed, Mariam Dhawale, Meera Sanghamitra, Nageen Hyat, Naheed Aziz, Najam Panhwar, Natasha Narwal, Naseem Jalbani, Nasim Jalbani, Nasreen Azhar, Neelam Hussain , Nighat Said Khan, Nivedita Menon, Nuscie Jamil, Nuzhat Shirin, Pamela Philipose, Pratiksha Baxi, Raheema Panhwar, Rashida Dohad, Riffat Aziz, Rita Manchanda, Ritu Menon, Roshmi Goswami, Rozina Junejo, Rukhsana Rashid, Saba Gul Khattak, Safia Noor, Salima Hashmi, Samina Jabbar, Samina Omar Asghar Khan, Shabnam Hashmi, Shad Begum, Sheeba Chhachi, Shahnaz Rouse, Simi Kamal, Smita Gupta, Soonha Abro, Sumaira Ishfaq, Syeda Hamid, Tahira Abdullah, Tasneem Ahmar, Uma Chakravarti, Urvashi Butalia, Uzma Noorani, Vani Subramanian, Vanita Mukherjee.
11 mai 2025
http://www.sacw.net/article15335.html
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)
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Les mouvements féministes africains face au colonialisme vert

La prise de conscience écologique des mouvements féministes africains est en hausse. Premières victimes des dérèglements climatiques induits par le capitalisme transnational, les femmes africaines sont aussi aux premières loges des effets des politiques « vertes » menées par le Nord global, dont l'extraction de minerais pour technologies « propres ». L'écoféminisme promeut dès lors des alternatives endogènes, justes et égalitaires.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/02/les-mouvements-feministes-africains-face-au-colonialisme-vert/?jetpack_skip_subscription_popup
Avec l'aimable autorisation des Editions Syllepse
Les écoféminismes africains mènent une réflexion critique sur les liens entre le modèle de développement dominant, la crise écologique et les questions de paix et de non-violence, ce qui leur permet de s'interroger de façon radicale et novatrice tant sur ce qu'est le féminisme que sur le rapport à la nature. Tandis que le mouvement mondial semble parfois se diviser sur la question de savoir si l'association genre-nature n'est pas réductrice pour les femmes, la plupart des mouvements engagés dans l'activisme féministe et environnemental en Afrique ont simplement cherché à créer des alliances stratégiques entre les femmes et la protection de l'environnement.
La Kenyane Wangari Maathai (1940-2011) et son Mouvement de la ceinture verte (GBM) représentent bien l'activisme collectif centré sur l'écologie qui définit l'essence même de l'écoféminisme africain. Première écologiste à recevoir le Prix Nobel de la paix en 2004, Wangari Maathai a mis en évidence la relation étroite entre le féminisme et l'environnementalisme africains, qui remettent en cause à la fois le patriarcat et les structures néocoloniales qui minent le continent. Comme l'écrivait Janet Muthuki (2006), spécialiste sud-africaine des questions de genre, « le GBM de Maathai est un activisme écoféministe africain qui, par le biais d'enjeux environnementaux, met en lumière les rapports de genre et défie le patriarcat au sein des structures idéologiques nationales et globales ».L'écoféminisme intersectionnel souligne l'importance du genre, de la race et de la classe, et établit un lien organique entre les préoccupations féministes, l'oppression du patriarcat et l'exploitation de l'environnement dont elles sont considérées comme les gardiennes dans différentes cultures. Parce que les femmes subissent les multiples crises auxquelles l'Afrique est confrontée, il est essentiel d'adopter une approche intersectionnelle pour créer des mouvements radicaux en faveur du changement.
Comme l'a déclaré une autre figure de l'écoféminisme africain, Ruth Nyambura, « ce dont nous avons besoin, c'est de mouvements transnationaux véritablement révolutionnaires et non de petits cocons. Bien sûr il est important de prêter attention aux réalités locales, mais un mouvement écoféministe se doit de transformer la manière dont les femmes accèdent aux ressources économiques, intellectuelles et écologiques, en particulier les plus vulnérables, souvent en première ligne de la dévastation écologique et climatique. Il s'agit d'œuvrer pour revendiquer et réimaginer des façons plus justes et égalitaires d'être les un·es avec les autres. Fondamentalement, cela signifie détruire le patriarcat et se réapproprier les “biens communs” » (Merino, 2017).
Écoféminisme, anti-extractivisme et justice climatique
En cela, la dimension anti-extractiviste est un élément du cadre conceptuel qui caractérise les luttes des mouvements écoféministes africains contemporains, au cœur des débats sur la justice environnementale. Elle s'incarne notamment dans le travail politique de la WoMin African Alliance. « De nombreuses régions du Sud font l'objet d'une nouvelle vague de colonisation, les multinationales et leurs gouvernements respectifs reculant sans cesse les frontières très rentables des richesses minières et naturelles. La WoMin Alliance qualifie d'extractiviste ce modèle de développement, qui n'est qu'un nouveau maillon de la chaîne d'exploitation de l'Afrique et de ses peuples. L'extractivisme est patriarcal et raciste, car il s'appuie sur le travail bon marché d'ouvriers noirs, exploités dans des conditions extrêmes au profit d'entreprises transnationales et de leurs chaînes d'approvisionnement. Le travail non rémunéré des femmes sert l'accumulation de ces profits, en assurant la subsistance des travailleurs et de leurs familles, l'approvisionnement en eau, en soins, etc. » (Mapondera et col., 2020).
Avec l'enjeu climatique et la transition vers les énergies renouvelables, les militantes écoféministes africaines sont de facto de plus en plus impliquées dans les luttes contre les mégaprojets extractivistes dit « verts », qu'ils soient solaires, éoliens, géothermiques ou producteurs d'hydrogène. L'extraction des terres rares pour la fabrication des technologies « propres » en est un bon exemple. Elle crée des dommages considérables : accaparement des terres, pollution des écosystèmes, perte des moyens de subsistance et effets dévastateurs sur la santé des personnes vivant en aval des opérations d'extraction et de traitement des minerais, tels que cancers, malformations, dégénérescences musculosquelettiques, etc.
À Madagascar par exemple, les militantes écoféministes soutiennent activement la résistance de communautés locales à un mégaprojet d'exploitation de terres rares, le site minier de cette vaste opération d'extraction risquant fort de devenir une zone de sacrifice social, économique et écologique… destinée au verdissement de la consommation du Nord global.
Le mouvement écoféministe africain se situe à la confluence de trois courants qui luttent contre les idéologies hégémoniques qui ont vulnérabilisé les cultures indigènes : le mouvement anti-néolibéral, principalement soutenu par les activistes pour la justice climatique ; le mouvement anti-impérialiste, porté par les décoloniaux ; et le mouvement antipatriarcal, mené par les féministes. Ainsi les afro-écoféministes se battent-elles pour démanteler les structures de pouvoir qui exploitent à la fois les femmes et la nature.
Au niveau communautaire, on assiste à une prise de conscience croissante des menaces qui pèsent sur la biodiversité et le climat, du fait des projets agro-industriels et extractifs à grande échelle, mis en œuvre sur le continent africain par les grandes entreprises et le pouvoir d'État. L'écoféminisme est indissociable des luttes concrètes menées sur le terrain pour préserver, développer ou réparer les espaces habitables et les liens sociaux, grâce à des dynamiques matérielles et culturelles qui permettent à une société de se reproduire sans détruire d'autres sociétés ou espèces vivantes.
Ainsi, les mouvements pour la justice climatique qui se concentrent sur la crise écologique et ses causes profondes, suivant une perspective féministe, s'appuient sur la prise de conscience croissante par les populations concernées que le modèle de développement néolibéral dominant n'est pas viable. Ces mouvements écoféministes se concentrent sur les crises climatique et écologique en Afrique, sur leurs liens avec le développement extractiviste et ses répercussions différenciées selon le genre, et exigent « que le système capitaliste injuste soit démantelé afin de prendre soin de la planète et de réparer les violations historiques des droits des peuples et de la nature » (Mapondera et col., 2020).
Vu leur caractère transnational, aussi bien le mouvement pour la justice climatique que le projet de décolonisation ne peuvent se limiter à une approche fragmentaire, mais requièrent un plan d'action panafricain. La fragmentation du continent et ses divisions idéologiques ont contribué à perpétuer les différentes formes de colonialisme. Le panafricanisme est dès lors une étape essentielle du projet poursuivi par les afro-écoféministes.
Colonialisme, écoféminismes et cultures autochtones
Pour Wangari Maathai (2009), « le colonialisme a marqué le début de la détérioration de la nature, en raison de l'extraction des ressources naturelles. L'exploitation des forêts, les plantations d'arbres importés, la chasse aux animaux sauvages et l'agrobusiness sont des activités coloniales qui ont détruit les écosystèmes africains ». En cela, l'afro-écoféminisme est un pilier important de l'approche féministe décoloniale visant à promouvoir un changement systémique en Afrique.
Les tenants d'un écoféminisme africain s'appuient d'ailleurs sur le riche héritage des cultures autochtones, pour remettre en question le pouvoir patriarcal et le néocolonialisme. Alors que certaines figures du féminisme africain, comme Fainos Mangena, rappellent que la tradition culturelle et la philosophie communautaire africaines ne sont pas compatibles avec le féminisme parce qu'elles sont profondément patriarcales, d'autres écoféministes, comme Sylvia Tamale et Munamato Chemhuru, estiment que les philosophies traditionnelles africaines comme l'« Ubuntu » peuvent être utilisées pour viser la justice de genre, ainsi que les autres objectifs de l'afroféminisme.
Comme l'écrit l'universitaire et militante des droits humains ougandaise Sylvia Tamale (2020), « les traits sous-jacents de l'écoféminisme évoquent beaucoup les pratiques traditionnelles des cultures autochtones ». En effet, les pratiques écoféministes puisent largement dans « la relation épistémique entre les peuples autochtones et la nature, qui se manifeste à travers leur spiritualité, leurs totems, tabous, mythes, rituels, etc. Notamment, les effets de la violation d'un tabou social n'étaient pas individualisés et la responsabilité de s'y plier était communautaire ».
Un exemple typique de cette relation épistémique réside dans les déclarations de femmes malgaches, gardiennes du patrimoine biologique et culturel de la communauté autochtone de l'île de Sakatia, dans le nord-ouest du pays. Elles expliquent la raison d'être des rituels et des coutumes, et leur importance vitale pour le bien commun, la coopération et le respect entre les vivants et les morts. « Nos ancêtres observaient strictement les tabous fonciers, et la plupart des habitants de Sakatia les observent encore. […] Pour préserver le poisson, on ne pêche que la quantité dont on a besoin ; le surplus doit être distribué à la communauté ; il ne peut être ni jeté ni vendu, […] sous peine de nuire à l'environnement. Il est interdit de détruire les forêts qui fournissent la pluie et l'air frais dont nous avons besoin pour vivre. […] Nous avons une convention dotée d'un système de sanctions à respecter, […] sinon tout le village sera maudit » (CRAAD-OI, 2021).
Les communautés malgaches de Sakatia respectent la même « éthique du rapport à la nature » que de nombreux autres groupes autochtones d'Afrique subsaharienne qui se méfient des interventions anthropiques qui portent atteinte à la biodiversité de manière telle qu'elles menacent l'humanité. Comme l'a souligné Sylvia Tamale (2020), « les femmes des pays du Sud global ne s'auto-identifient sans doute pas comme “écoféministes”, mais elles nourrissent une longue histoire de conscience écologique et d'obligation morale à l'égard des générations futures ».
Alternatives écoféministes africaines
Dans une perspective décoloniale et écoféministe, il existe déjà, aux niveaux micro et méso, de fécondes alternatives. Nombre d'entre elles ont été empruntées à l'Afrique, comme l'économie solidaire et les solutions collectives pour gérer le travail et les ressources telles que les semences ou l'argent, et doivent être reconnues et développées. Comme en Amérique latine avec des propositions inspirées des cosmovisions indigènes, en ce compris les droits de la nature et le « Buen Vivir » fondé sur une vision sociale et écologique intégrée, il existe un important fonds africain d'idées, de pratiques et de concepts politiques endogènes qui reposent sur la tradition, ainsi que sur les luttes anticoloniales et les transformations postcoloniales.
Il s'agit notamment des systèmes autochtones de connaissances, de la propriété communautaire, des droits territoriaux et de la coopération au travail. Parmi ces alternatives, les principales sont des voies critiques fondées sur ce qui est connu en Afrique australe comme l'Ubuntu, une vision du monde répandue dans toute l'Afrique subsaharienne et qui « tente de réduire les visions patriarcales, dualistes et anthropocentriques de l'existence » (Chemhuru, 2018). Grâce à l'Ubuntu, les Africain·es célèbrent depuis des siècles les valeurs qui relient le passé et le présent, ainsi que les êtres humains et la nature.
En tant que paradigme éthique, l'Ubuntu n'est pas compatible avec les relations capitalistes, la propriété privée et les inégalités généralisées. Il exige au contraire un activisme pour la solidarité et la décolonisation, face à ce que Vishwas Satgar appelle l'« écocide impérial ». L'éthique écologique de l'Ubuntu est à l'origine de « la notion radicale de post-extractivisme, qui consiste à abandonner, pour les générations futures, les combustibles fossiles et les minerais qui alimentent l'accumulation capitaliste destructrice et ses crises, notamment le changement climatique » (Terreblanche, 2018).
D'un point de vue écoféministe africain, « l'éthique de l'Ubuntu souligne la nécessité de traiter avec soin des composants de la nature souvent considérés comme moralement insignifiants, tels que les êtres animés non humains. Cela implique que des vertus tels l'attention, la bonté et le respect puissent aussi être accordées à ces éléments non animés de l'environnement que sont la nature physique, les plantes et les plans d'eau qui ne sont pas nécessairement dotés de sentience » (Chemhuru, 2018).
Des alternatives tangibles sont déjà proposées par les femmes africaines rurales autochtones pour défendre, contre le modèle extractiviste prédateur, leurs territoires, leur autonomie, leurs modes de production, leurs communautés et leur relation d'interdépendance avec la nature, sans lesquels elles ne pourraient pas survivre. Ces alternatives apparaissent dans la manière dont ces femmes traitent nos ressources naturelles, les échangent, en prennent soin et les régénèrent, dans la manière dont elles nourrissent nos familles, coopèrent au sein de nos communautés, etc. Comme le dit WoMin, « la majorité des femmes en Afrique, qui portent le fardeau climatique et écologique tout en ayant, paradoxalement, le moins contribué à ces crises, pratiquent, à travers leur résistance écoféministe au patriarcat extractiviste, une alternative de développement que l'humanité doit respecter si nous voulons survivre, nous et la planète » (Mapondera et col., 2020).
Concrètement, les alternatives justes et durables, axées sur l'Ubuntu et un fondement solidaire, ainsi que sur des modes de vie en harmonie avec la nature, contiennent une série d'éléments proposés par les écoféministes africaines. Il s'agit d'abord de renforcer la souveraineté alimentaire, grâce à un modèle agroécologique à faible consommation d'intrants. Et parallèlement, de viser la souveraineté énergétique par des formes décentralisées de production renouvelable, sous le contrôle des communautés et en particulier des femmes, en mettant fin à l'extraction des combustibles fossiles. Des modes d'extraction à petite échelle et à faible impact resteront autorisés, dans des formes de propriété collective et selon les priorités locales. Quant au modèle de gouvernance, il requiert une démocratie participative à tous les niveaux de prise de décision, qui reconnaît le rôle central des femmes dans la société, leurs besoins spécifiques et la nécessité du consentement.
Ces alternatives permettront de remettre en question la primauté de la propriété privée, en soutenant les systèmes dans lesquels les ressources naturelles sont « possédées » et gérées par des collectifs, ainsi que l'expansion des biens communs en tant qu'élément essentiel de la lutte contre la privatisation et la financiarisation. Parallèlement, pour les classes riches et moyennes du Nord et du Sud, une transition vers une consommation décroissante s'impose.
Zo Randriamaro
Chercheuse en sciences sociales, féministe panafricaniste et activiste des droits humains, fondatrice et coordinatrice du Centre de recherche et d'appui pour les alternatives de développement-Océan Indien (CRAAD-OI), Antananarivo, Madagascar.
Version réduite d'un article paru dans The Geopolitics of Green Colonialism, Pluto Press, 2024, sous le titre : « Eco-feminist Perspectives from Africa ».
Article paru dans Alternatives sud : Business verte et pays pauvre
https://www.syllepse.net/business-vert-en-pays-pauvres-_r_22_i_1114.html
https://www.cetri.be/Business-vert-en-pays-pauvres
Bibliographie
Chemhuru M. (2018), « Interpreting Ecofeminist Environmentalism in African Communitarian Philosophy and Ubuntu : An Alternative to Anthropocentrism », Philosophical Papers, 48 (2).
CRAAD-OI (2021), Women's Dialogues to Dream and Imagine Development Alternatives, Sakatia, Madagascar.
Mapondera M. et col. (2020), « Building an Ecofeminist Development Alternative in a Time of Deep Systemic Crisis », African Feminist Reflections on Future Economies, Accra.
Muthuki J. (2006), Rethinking Ecofeminism : Wangari Maathai and the Green Belt Movement In Kenya, University of Kwazulu-Natal.
Merino J. (2017), « Women Speak : Ruth Nyambura Insists On A Feminist Political Ecology », MS Magazine.
Tamale S. (2020), Decolonization and Afro-Feminism, Ottawa, Daraja Press.
Terreblanche Ch. (2018), « Ubuntu and the struggle for an African eco-socialist Alternative », dans Satgar V. (dir.), The Climate Crisis : South African and Global Democratic Eco-socialist Alternatives, South Africa, Wits University Press.
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« Le projet de canal interocéanique est un échec »

Le canal du Nicaragua était un projet de canal interocéanique, une voie navigable censée relier la mer des Caraïbes à l'océan Pacifique en traversant le Nicaragua, en Amérique centrale. Une sorte d'alternative au canal de Panama qui aurait offert à ses investisseurs chinois une porte commerciale stratégique entre l'Atlantique et le Pacifique. Un chantier pharaonique d'ingénierie qui aurait traversé le lac Cocibolca, le plus grand réservoir d'eau douce d'Amérique centrale, avec un impact environnemental énorme, la destruction d'au moins 300 communautés et le déplacement de plus de cent mille paysans et paysannes.
13 mai 2025 | Tiré de Viento sur
Un peu plus de dix ans et des centaines de manifestations plus tard, en mai 2024, le Congrès du Nicaragua a annulé la concession accordée à l'entreprise chinoise responsable du projet, enterrant définitivement le projet initial. Mais en novembre 2024, dans un contexte marqué par les premières menaces de Donald Trump concernant le canal de Panama, Daniel Ortega a présenté un nouveau projet de canal à des investisseurs chinois, avec un nouveau tracé.
En quoi consiste le canal interocéanique ? Quelle est son importance aujourd'hui avec les menaces de Trump sur le canal de Panama ? Quelle est la situation actuelle des droits humains au Nicaragua ?
Nous avons discuté de tout cela, et de bien d'autres choses, dans un nouvel entretien de Claves Internacionales avec Francisca Ramírez Torres, connue sous le nom de Doña Chica, une dirigeante paysanne nicaraguayenne, connue pour avoir coordonné le Conseil pour la défense de la terre, du lac et de la souveraineté, un mouvement opposé à la construction du canal interocéanique. Elle a été l'une des cinq finalistes du prix Front Line Defenders en 2017, destiné aux défenseur·es des droits humains en danger. Elle vit actuellement en exil au Costa Rica, dans le Campement paysan de Upala. Une initiative née d'un groupe de paysan·nes demandeur·ses d'asile, provenant de différentes communes du Nicaragua, qui se sont rencontrés dans la lutte contre le canal et qui s'organisent pour faire face ensemble aux défis de la survie en exil et de la résistance communautaire.
Miguel Urbán : Nous aimerions commencer, Doña Chica, si vous le permettez, en vous demandant en quoi consistait le projet de construction du canal interocéanique, connu sous le nom de Canal du Nicaragua.
Doña Chica : Eh bien, c'était un projet lancé par la dictature d'Ortega-Murillo en 2013. Une concession a été accordée sans que nous soyons consultés ou même informés. Nous n'avons jamais donné notre consentement concernant ce fameux canal interocéanique. Ce qu'il y a eu, c'est une vague de violence contre les paysan·nes : l'armée et le Parquet général de la République sont venus mesurer nos terres.
Miguel Urbán : Quel impact ce projet initial aurait-il eu sur le territoire et l'environnement ?
Doña Chica : Une destruction totale de l'environnement et une violence intense contre les communautés paysannes. Mais nous avons résisté. Nous avons organisé plus de cent marches contre le projet, et nous n'avons pas permis qu'une seule pierre soit posée. Je crois que c'était l'un des mouvements les plus farouches contre les intérêts de la dictature. Aujourd'hui, nous en payons le prix : beaucoup de leaders sont déplacés, ont dû quitter leurs terres au Nicaragua et partir en exil les mains vides. Nous avons été déchus de notre nationalité, nos biens confisqués, mais nous pensons que cela en valait la peine. Dans un pays où les droits humains sont violés, où il n'y a pas de justice économique, où seuls les puissants décident de l'avenir du peuple, on ne peut pas se taire. Le mouvement paysan a mené une lutte juste pour défendre les droits des paysan·nes et empêcher l'imposition d'un projet destructeur, autant pour l'environnement que pour notre culture de vie et de travail de la terre.
Miguel Urbán : Théoriquement, ce projet est enterré. Le Congrès nicaraguayen l'a déclaré clos en mai dernier. Mais il semble qu'en novembre, au moment où Donald Trump a remporté les élections et commencé à menacer de reprendre le contrôle du canal de Panama, Daniel Ortega a relancé le projet, en le proposant à nouveau à des investisseurs chinois, comme alternative au canal de Panama. En quoi consisterait ce nouveau projet ?
Doña Chica : C'est un projet voué à l'échec. Nous pensons qu'aucun investisseur digne de ce nom ne peut investir dans un pays où les droits humains sont violés, où il n'y a ni liberté d'expression, ni liberté religieuse, où le peuple est persécuté. Cela n'a aucun sens. Mais avec les intérêts d'Ortega et du grand capital, qui piétinent toujours les droits et la vie des gens, on peut s'attendre à tout.
Mais nous croyons que l'histoire du Nicaragua est marquée par la lutte paysanne, et s'il y a une cause pour laquelle il faut se battre, quitte à risquer sa vie, c'est la terre. Aucun paysan n'acceptera qu'on lui prenne ses terres. Le paysan est généralement attaché à son autonomie — un bon exemple, c'est la lutte de Sandino contre une dictature. Et voilà qu'Ortega cherche à marginaliser à nouveau les paysan·nes, comme en 2013 quand il a imposé une loi pour ce canal interocéanique qui confisquait nos terres. Les paysan·nes se sont à nouveau levé·es, ont participé à la rébellion d'avril, ce qui a poussé beaucoup d'entre nous à l'exil. Mais de l'étranger, nous continuons à résister, parce que nous luttons pour une patrie libre et pour obtenir réparation pour les paysan·nes.
Miguel Urbán : Avez-vous pu analyser ce nouveau projet de canal interocéanique et le regain d'intérêt potentiel qu'il pourrait susciter avec la présidence de Trump ? Que savons-nous de ce projet et de son impact ?
Doña Chica : Oui. Ils ont choisi une nouvelle route, la route numéro quatre, qui avait déjà été envisagée à l'époque. Pour l'instant, nous restons dans l'expectative, même si nous pensons que c'est une menace réelle, vu les intérêts économiques en jeu. Mais cela nous a aussi aidés à nous réorganiser, à rester actifs, à avoir plus d'impact au Nicaragua, étant donné les inquiétudes suscitées chez la population par cette nouvelle proposition. Et même si aucune action concrète n'a été entreprise pour l'instant, les populations concernées par ce nouveau tracé sont elles aussi en alerte et se réorganisent.
Miguel Urbán : Les dernières nouvelles internationales sur le Nicaragua, dans la presse grand public, montraient Rosario Murillo prenant davantage de pouvoir au sein du régime, en assumant la direction de l'armée. Quelle est la situation actuelle ?
Doña Chica : Ils restent au pouvoir parce qu'ils sont armés, mais ils n'ont plus aucun soutien populaire. Aujourd'hui, ils sont rejetés par 90 % de la population. Et ils le savent très bien, c'est pour cela qu'ils interdisent les réunions, qu'ils empêchent toute forme d'organisation, toute articulation sociale. Ils savent qu'ils n'ont plus de soutien. Cette situation les pousse à multiplier les annonces publiques pour vendre une image à l'international. Mais à l'intérieur, ils savent qu'ils ont tout perdu. Peu importe les projets qu'ils inventent, cela ne leur permettra pas de regagner l'appui populaire. Ils ne se maintiennent que par la répression, en réduisant les gens au silence, mais cela ne durera pas éternellement.
Miguel Urbán : Vous êtes actuellement en exil au Costa Rica, Doña Chica. Et si je ne me trompe pas, vous travaillez à un projet appelé Campement paysan de Upala. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Doña Chica : En 2019, à la suite d'une crise humanitaire, nous avons dû quitter nos terres. Et comme les paysan·nes savent cultiver la terre et en vivent, nous avons décidé de louer un terrain à des Costariciens. Nous y avons recommencé à produire, à nous réorganiser, à chercher des moyens de stabilité pour résister. Le campement paysan est né de cette nécessité d'avoir un lieu pour cultiver, assurer notre sécurité alimentaire et notre travail, dans un pays où le statut de réfugié comporte des limites. On a une protection contre le renvoi vers le pays qui nous réprime, mais les moyens de subsistance — la nourriture, le logement, la santé — doivent être assurés par chacun·e. Nous pensons que nous devons continuer à lutter où que nous soyons, et que la stabilité est essentielle pour poursuivre notre combat. Il s'agit de réorganiser le mouvement paysan et les déplacé·es que nous rencontrons, qui partagent les mêmes convictions de lutte. Nous réinventer pour résister.
Vidéo : Mobilisation populaire au Panama contre le bradage du Canal de Panama au profit des États-Unis
https://youtube.com/shorts/yjGNcfaI09w?si=KSIsyTNunXmCY-YA
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Mines, bétail, soja : comment les multinationales saignent le Brésil

Chaque jour, la pression mortifère des multinationales se renforce, y compris sur des espaces encore préservés. Au Brésil, le bassin amazonien et ses régions périphériques sont en proie à une déforestation massive. Place à la culture de soja, à l'élevage de bovins et aux pollutions récurrentes générées par l'extraction minière, aux dépens de la biodiversité et de la survie des communautés locales.
10 mai 2025 | tiré du site de Terrestres
https://www.terrestres.org/2025/05/10/mines-betail-soja-comment-les-multinationales-saignent-le-bresil/

Ce texte constitue le dernier chapitre du livreMultinationales : une histoire du monde contemporain, dirigé par Olivier Petitjean et Ivan du Roy, sorti en février 2025 aux éditions La Découverte.
Le 5 juin 2022, aux confins de l'Amazonie brésilienne, Dom Phillips, journaliste britannique, et Bruno Pereira, anthropologue et expert brésilien des peuples autochtones, sont assassinés alors qu'ils naviguent sur la rivière Itacoaí (État d'Amazonas), un affluent indirect de l'Amazone. Les deux hommes étaient en train de documenter les abus perpétrés contre les communautés autochtones et l'environnement dans le Val do Javari, l'une des plus grandes réserves autochtones du pays, d'une superficie équivalente à celle de l'Autriche et frontalière avec le Pérou. Les organisations de défense de la liberté de la presse déplorent régulièrement les lenteurs de l'enquête de la justice brésilienne. Celle‑ci a cependant permis l'arrestation de plusieurs suspects faisant partie d'un réseau criminel plus vaste, impliqué dans des activités économiques illégales dans cet écrin de biodiversité protégé, telles que la pêche, l'extraction minière et l'abattage de bois, avec des ramifications bien au‑delà des simples acteurs locaux.
Les noms de Dom Phillips et Bruno Pereira s'ajoutent à la longue liste des défenseurs de l'environnement — représentants de communautés locales, militants écologistes, chercheurs… — assassinés au Brésil. Entre 2012 et 2021, 342 des 1 733 meurtres de défenseurs de l'environnement recensés dans le monde par l'organisation Global Witness ont eu lieu au Brésil. Ces défenseurs, qu'ils soient membres de communautés locales, militants écologistes ou simples citoyens, mènent une lutte inégale pour protéger leur terre et leurs droits face à des menaces constantes. Elizeu Berçacola Alves est l'un d'entre eux. Ancien fonctionnaire du secrétariat d'État à l'environnement dans l'État amazonien de Rondônia (frontalier avec la Bolivie), il vit sous la protection du Programme fédéral de protection des défenseurs des droits humains depuis 2016 et a réchappé à plusieurs tentatives d'assassinat. En cause, ses enquêtes sur un homme d'affaires local, Chaules Volban Pozzebon — propriétaire de plusieurs entreprises dans l'industrie du bois, de holdings de gestion d'actifs, et relié à plusieurs sociétés de transport et de construction — impliqué dans la déforestation et le commerce illégal de bois, l'accaparement de terres protégées, la corruption d'élus locaux et le recours au travail forcé. Cet entrepreneur a depuis été condamné et purge une peine de soixante‑dix ans de prison.
Ces assassinats et menaces constituent la manifestation la plus brutale de l'intense pression économique qui s'exerce sur la forêt amazonienne et les communautés qui y vivent, pour y extraire les ressources naturelles ou transformer ces espaces en terres exploitables. En arrière‑plan de ces petites et moyennes entreprises qui opèrent dans l'illégalité, ou se rendent directement coupables d'activités criminelles se dessine l'ombre du puissant secteur brésilien de l'agrobusiness, très présent sur les marchés mondiaux, et dont ces sociétés sont souvent les fournisseurs.
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Viandes et soja
L'agrobusiness brésilien est l'un des principaux moteurs de la déforestation. Parmi les géants de ce secteur, on trouve la multinationale brésilienne JBS, le plus grand producteur de viande au monde, ainsi que les groupes étatsuniens Cargill et Bunge, des acteurs majeurs de la production de soja. JBS, qui porte le nom de son fondateur, José Batista Sobrinho, est créée en 1953 dans l'État de Goiás, au centre‑ouest du Brésil, avant d'installer son siège à São Paulo (la famille Batista possède 49 % des actions). Elle s'est spécialisée dans l'élevage, l'abattage et la vente de viandes bovine, porcine, ovine, de volaille ou de poisson. JBS emploie environ 250 000 personnes sur 500 sites dans plus de vingt pays, et fournit en viande de grands groupes de restauration rapide (McDonald's, Burger King, KFC) ou des enseignes de la grande distribution (Carrefour, Lidl, Walmart). Les millions de têtes de bétail abattues par JBS chaque année nécessitent d'immenses pâturages, entrant en conflit avec la nécessité de préserver les zones protégées, notamment forestières. La multinationale est régulièrement accusée — par des enquêtes journalistiques (notamment le média indépendant Repórter Brasil) ou des rapports d'organisations non gouvernementales — de « blanchiment de bovins », une pratique consistant à acheter des milliers de bovins à des fermes illégales, participant à la déforestation, puis à « légaliser » ce bétail pour l'exporter, notamment dans l'Union européenne.

Des vaches au bord de la route dans le sud du Brésil, dans la région du Pantanal — Julie Daniel CC
Le gouvernement (centre gauche) du président Luiz Inácio Lula da Silva se félicite d'une réduction de 31 % de la déforestation en Amazonie entre janvier et mai 2023 comparée aux années précédentes, quand le pays était encore gouverné par le président d'extrême droite Jair Bolsonaro, qui avait largement affaibli les législations environnementales et encouragé la déforestation. La tendance est cependant tout autre pour le Cerrado, où la destruction des écosystèmes atteint des niveaux records. Contrairement à la forêt amazonienne, la zone du Cerrado n'a pas été incluse dans les territoires concernés par la directive européenne interdisant l'importation de produits issus de la déforestation. Les géants agro‑industriels y ont donc intensifié leurs activités.
Travail esclave
En plus de constituer une menace pour les écosystèmes, l'agriculture intensive recourt au travail forcé. Celui‑ci s'appuie le plus souvent sur une forme de servitude par la dette, plaçant des travailleurs pauvres ou migrants (y compris pour des migrations internes au Brésil) à la merci de recruteurs travaillant pour des propriétaires terriens ou des fournisseurs de grandes marques. Recrutés dans les régions périphériques du bassin amazonien, ils sont envoyés à des centaines de kilomètres de leurs villes ou villages d'origine contre la promesse d'un emploi, sont sous‑payés, travaillent dans des conditions indignes et doivent s'endetter auprès de leur employeur pour leur logement et leur nourriture, ce qui les maintient sous leur emprise. Ces pratiques sont qualifiées de « conditions analogues à l'esclavage » et sont souvent désignées au Brésil par le terme « travail esclave », quand le travailleur est soumis à des conditions dégradantes, à un travail épuisant, à la servitude pour dettes, au travail forcé ou à la restriction de sa liberté de déplacement (l'esclavage a été aboli tardivement au Brésil, par une loi de 1888). Ces pratiques se retrouvent dans l'élevage, la déforestation ou l'extraction minière en Amazonie, mais concernent aussi d'autres secteurs comme la construction ou l'industrie du textile.
De même, le soja brésilien exporté vers l'Asie ou l'Europe — où il sert essentiellement à l'alimentation animale dans les élevages intensifs — constitue l'une des causes majeures de déforestation et d'appauvrissement des communautés locales. Cargill et Bunge, qui figurent parmi les géants mondiaux du négoce de matières premières, en particulier alimentaires, sont des acteurs incontournables de la culture et de l'exportation du soja brésilien. Bunge joue ainsi un rôle majeur dans la destruction du Cerrado, selon une étude menée par la fondation environnementale Mighty Earth (basée à Washington) publiée en juin 2023. Le Cerrado est une vaste savane tropicale, en périphérie de la forêt amazonienne, qui couvre près de 20 % du territoire brésilien. Reconnu comme l'un des écosystèmes les plus riches en biodiversité au monde, il abrite des milliers d'espèces végétales et animales, dont beaucoup sont endémiques. Le Cerrado contribue de manière cruciale à l'équilibre écologique continental, notamment en régulant le cycle de l'eau, et en stockant du carbone pour atténuer le changement climatique. Selon Mighty Earth, les fournisseurs de Bunge ont causé la déforestation de dizaines de milliers d'hectares dans la région de Matopiba, au centre du Brésil, entre 2021 et 2023, malgré l'engagement « zéro déforestation » de la multinationale de négoce.
Un travailleur brésilien dans un champ de cannes à sucre — Cícero R. C. Omena, 2005, CC
Pour lutter contre ce fléau, le Brésil a mis en place en 2003 la « lista suja » (liste noire), un registre public des employeurs reconnus coupables de travail esclave destiné aux entreprises qui s'approvisionnent en soja, sucre ou café et qui veulent éviter des fournisseurs recourant au travail esclave. La constitutionnalité de cette liste a été confirmée par la Cour suprême en 2020 malgré les tentatives de suppression par les lobbyistes de l'agrobusiness et de l'immobilier. L'inclusion d'une entreprise ou d'une marque sur cette liste peut entraîner la suspension de financements publics et de contrats commerciaux. « L'esclavage moderne persiste parce qu'il y a une logique économique derrière : générer plus de profit avec le moindre coût possible, sans aucun respect pour la dignité humaine », estime Leonardo Sakamoto, journaliste brésilien et activiste engagé dans la lutte contre le travail esclave, fondateur du média indépendant Repórter Brasil. Plusieurs grandes multinationales ont été accusées d'implication directe ou indirecte dans des pratiques de travail esclave : la découverte d'ateliers clandestins dans l'État de São Paulo qui confectionnait des vêtements pour Zara (groupe Inditex) fait scandale en 2011. En 2019 et 2020, des ranchs où est pratiqué le travail forcé vendent leur bétail à JBS. Des révélations régulières concernent des usines de bioéthanol ou de sucre (approvisionnant notamment la coopérative agricole française Tereos et sa marque Beghin‑Say).
Pollution minière
L'exploitation minière représente un autre vecteur de destruction en Amazonie, et dans d'autres régions du pays, comme l'État du Minas Gerais. Des multinationales telles que Vale et Anglo American dominent ce secteur, extrayant principalement du fer, de l'or et du cuivre. Les projets miniers nécessitent souvent la construction de barrages, de routes et d'infrastructures qui fragmentent l'habitat naturel et perturbent les modes de vie des communautés locales.
Vale est fondée au Brésil en 1942 sous le nom de Companhia Vale do Rio Doce (CVRD) par le régime de Getúlio Vargas pour exploiter les mines de fer d'Itabira (Minas Gerais). Elle devient ensuite l'une des plus grandes entreprises minières au monde et le premier producteur de minerai de fer ou de nickel. Elle est privatisée en 1997 puis simplifie son nom en 2009, pour « Vale ». Basée à Rio de Janeiro, la société opère dans quatorze États brésiliens et sur les cinq continents, et possède neuf terminaux portuaires. En 2006, elle acquiert le canadien Inco, plus grand producteur mondial de nickel. Derrière ce succès économique, ses pratiques environnementales et sociales sont très critiquées. Vale a été nommée « pire entreprise du monde » en 2012 par les ONG Greenpeace et Déclaration de Berne (Public Eye aujourd'hui).
Un homme marche dans les décombres après la rupture du barrage de Bento Rodrigues dans le Minas Gerais — Romerito Pontes CC
La compagnie minière est tristement célèbre au Brésil pour deux catastrophes industrielles dans l'État du Minas Gerais, en 2015 puis en 2019, dans une zone où Vale possède de multiples concessions minières. À Mariana, la rupture d'un barrage minier du groupe Samarco (détenu par Vale avec le groupe australien BHP Billiton) provoque la mort de dix‑neuf personnes et le déversement de boues toxiques sur plusieurs centaines de kilomètres en aval, dans la rivière Rio Doce, celle‑là même qui a donné son nom à la multinationale. Trois ans plus tard, à Brumadinho, l'effondrement des bassins de rétention de boues toxiques cause la mort de plus de 300 personnes et une dévastation environnementale massive en aval sur plus de 500 km jusqu'à l'océan Atlantique. En mars 2024, le leader autochtone Merong Kamakã Mongoió est retrouvé mort à Brumadinho. Il aurait été victime de persécutions de la part de policiers militaires et de gardes de sécurité au service de la multinationale, selon des témoignages d'amis et de membres de sa famille. Bien que ces désastres écologiques et humains soient survenus en dehors de l'Amazonie, ils illustrent les risques que posent toujours les activités minières à grande échelle, tant pour l'environnement que pour les populations humaines. D'autant que Vale et d'autres compagnies possèdent plusieurs vastes concessions minières en Amazonie. Barcarena, un district industriel à proximité de Belém, en Amazonie brésilienne, abrite ainsi des installations industrielles telles que la plus grande fonderie d'aluminium au monde, opérée par Hydro Alunorte (filiale de la norvégienne Norsk Hydro), et une usine de kaolin appartenant à l'entreprise française Imerys. Ces installations provoquent des pollutions répétées depuis deux décennies, menaçant la santé des habitants, polluant les rivières et les nappes phréatiques, et altérant les écosystèmes locaux. En deux décennies, au moins vingt‑six accidents industriels et fuites de polluants ont été recensés, principalement liés aux bassins de décantation, contaminant les eaux locales, et rendant la pêche et l'accès à l'eau potable difficiles, voire impossibles.
Mariana (Minas Geraris) – Le barrage de Fundão, exploité par la compagnie minière Samarco, deux ans après la tragédie de l'effondrement de la structure de confinement des résidus – José Cruz/Agência Brasil CC
Norsk Hydro, avec sa fonderie d'aluminium Hydro Alunorte, est une source majeure de pollution. Les « boues rouges » issues de la transformation de bauxite en alumine contiennent des métaux lourds. En février 2018, après des pluies intenses, l'entreprise est accusée de déverser illégalement des effluents contaminés dans la forêt et les rivières. Les conséquences sont graves : acidification des eaux, mortalité des poissons, et risques sanitaires pour les habitants. Les actions juridiques menées par l'autorité fédérale contre les multinationales sont compliquées par un manque de moyens, les enquêtes en cas d'accidents ne sont pas systématiques. Les communautés affectées, principalement les quilombolas (descendants d'esclaves) et les caboclos (métis d'Amérindiens et d'Européens), résistent aux pressions pour quitter leurs terres. Elles revendiquent le droit de rester et demandent la dépollution des eaux et une compensation juste pour les dommages subis. En réponse, l'État du Pará envisage de les délocaliser pour « les protéger des pollutions chroniques », ce qui permettrait d'étendre la zone industrielle de ces deux multinationales. Ce projet de délocalisations forcées s'accompagne de menaces et d'intimidations, exacerbant les tensions locales.
« De la multitude de matières premières qui transitent par leur territoire, les habitants n'en supportent que les retombées négatives », constate au moment de ces pollutions Marcel Hazeu, professeur en sciences environnementales à l'université fédérale du Pará, dans un reportage réalisé par le média Basta !. En plus de supporter les destructions de leur environnement et les pollutions générées par les activités agricoles ou minières, les communautés locales ne bénéficient que très rarement des infrastructures mises en place pour les multinationales (réseau d'électricité, accès à l'eau courante…). Et ne profitent pas forcément des emplois directs ou indirects créés. Les 100 000 employés de JBS au Brésil, qui travaillent dans les abattoirs ou les usines de transformation, perçoivent un salaire moyen de 1 700 Réais (environ 300 euros), très légèrement au‑dessus du salaire minimum, qui demeure très faible au regard du coût de la vie. Dans onze des douze municipalités brésiliennes où JBS possède d'importants sites de production, une recherche menée par l'anthropologue Raísa Pina (université de Brasilia) montre que la pauvreté a progressé de 50 %. La chercheuse précise que son étude ne démontre pas une causalité directe entre les implantations de JBS et l'augmentation de la pauvreté mais met en lumière le paradoxe d'une « nation qui abrite la plus grande entreprise agroalimentaire au monde, avec un slogan “ nourrir le monde ”, tout en connaissant une augmentation de la faim ».
De l'Amazonie à Brasilia
Cette pression physique continue sur l'Amazonie et les communautés qui y vivent se double d'un important lobbying à Brasilia, au parlement fédéral, pour affaiblir ou entraver la moindre politique de protection de l'environnement ou de sanctuarisation de territoires au profit des populations autochtones. Des coalitions ad hoc rassemblant des députés ou des sénateurs de plusieurs partis y défendent spécifiquement les intérêts des groupes agro‑industriels et des grands propriétaires terriens. Ainsi, le FPA (Front parlementaire pour l'agriculture) rassemble en 2024 environ 300 députés (sur 513), issus des partis centristes, de droite libérale, conservateurs ou de droite extrême — également appelé la bancada ruralista (le banc rural) à l'Assemblée nationale — et une cinquantaine de sénateurs (sur 81). Les députés membres du FPA entretiennent un lien privilégié avec un think tank, l'Instituto Pensar Agro (IPA). Celui‑ci ébauche des projets d'amendements et des rapports à destination de ces députés lors de projets de loi, comme celui réautorisant plusieurs pesticides ou celui sur l'exploitation minière des terres indigènes. Or l'IPA est financé par les organisations professionnelles de l'agrobusiness, qui regroupent producteurs, entreprises et géants des secteurs agro‑industriels, comme JBS, Cargill, Bunge, Nestlé, ou de la chimie, tels BASF et Bayer.

Tereza Cristina, alors ministre de l'Agriculture du Brésil, au World Cotton Day organisé par l'OMC le 7 October 2019 — WTO/ Roxana Paraschiv
Lors du mandat du président Jair Bolsonaro (2019‑2023), les députés du FPA ont tenu pas moins de 160 rencontres officielles avec les délégués de l'IPA et des représentants du ministère de l'Agriculture, dont vingt réunions en présence de la ministre Tereza Cristina, elle‑même porte‑voix des intérêts agro‑industriels quand elle était députée. Cet intense lobbying a été documenté par l'Observatoire de l'agrobusiness au Brésil (De Olho nos Ruralistas), un média indépendant. À ces réunions s'ajoutent les rendez‑vous bilatéraux entre multinationales et membres du gouvernement. Syngenta, multinationale suisse désormais propriété de ChemChina, se distingue avec quatre‑vingt‑une réunions avec le ministère de l'Agriculture, suivie de JBS avec soixante‑quinze rencontres, puis Bayer, leader du marché brésilien des pesticides, avec soixante entrevues. Bayer a également tenu seize réunions en dehors des registres officiels, incluant une audience directe avec le président Bolsonaro et la participation de la ministre Tereza Cristina à une vidéo institutionnelle de la multinationale.
Pendant la présidence Bolsonaro, les députés membres de la bancada ruralista ont joué un rôle majeur dans le démantèlement des lois protégéant l'environnement. Le code forestier de 2012 a ainsi été modifié sous la pression des lobbyistes de l'agrobusiness pour faciliter la déforestation légale au profit de l'expansion des cultures de soja et des pâturages pour le bétail. La bancada ruralista a également soumis des projets de loi comme celui visant à reclasser des zones protégées en « zones d'occupation anthropique » en vue de les ouvrir à l'exploitation agricole, ou permettre l'extraction minière et la construction de barrages hydroélectriques au sein des territoires sanctuarisés pour les populations autochtones. La corruption et les soupçons d'implication dans des activités économiques criminelles, constatées au cœur de l'Amazonie, remontent aussi au plus haut niveau du pouvoir brésilien. Le ministre de l'Environnement du gouvernement Bolsonaro, Ricardo Salles, a dû démissionner de son poste en 2021 alors qu'il est ciblé par deux enquêtes de la Cour suprême fédérale pour commerce illégal de bois et… violation de la législation environnementale dans des espaces protégés. Ces enquêtes ne l'ont pas empêché d'être réélu député fédéral en 2023.
Le réseau d'influence tissé par la FPA et l'IPA met en lumière comment les intérêts économiques des multinationales pèsent lourdement sur les décisions politiques au Brésil, au détriment des régulations environnementales et des droits des peuples autochtones et communautés locales. Le cas brésilien illustre l'énorme pression économique qu'exercent de nombreux acteurs économiques, en premier lieu les multinationales de l'agroalimentaire et de l'extraction minière, sur de vastes zones naturelles comme l'Amazonie et le Cerrado. Les diverses formes que prend cette pression — des menaces qui pèsent sur les défenseurs de l'environnement et les communautés locales jusqu'à la déforestation massive, en passant par les pollutions industrielles, des conditions de travail indignes, ou la destruction de précieuses zones de biodiversité — se manifestent bien au‑delà du Brésil, que ce soit dans d'autres États amazoniens d'Amérique du Sud, dans les forêts tropicales d'Afrique équatoriale ou d'Asie du Sud‑Est, dans le vaste territoire canadien ou les steppes de Sibérie, et parfois même au nom de la transition écologique. Mettre en place et faire respecter de véritables politiques de préservation et de lutte contre le réchauffement climatique, quitte à contraindre l'appétit des multinationales, constitue l'un des défis majeurs du nouveau siècle.
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Équateur : Qu’est-il arrivé à la gauche ?

Il y a un peu plus d'un mois, le 13 avril 2025, Daniel Noboa Azín du parti Action Nationale Démocratique (ADN) a été réélu à la présidence de l'Équateur. En revanche, la droite sociale-démocrate, représentée par Luisa Gonzáles du parti Revolución Ciudadana (RC) - liée à l'ancien président Rafael Correa - a perdu pour la troisième fois la course au siège présidentiel. L'axe discursif corréisme/anti-corréisme est réapparu comme stratégie électorale, mais cette dichotomie n'explique pas la crise structurelle du capitalisme et ne reflète pas non plus les antagonismes de classe, comme certains secteurs ont essayé de le positionner. La logique électorale, transformée en cage de fer, a capturé les masses séduites par des promesses immédiates. Plus de 1,2 million de voix ont ratifié Noboa, une figure associée aux intérêts du capital transnational et de l'impérialisme américain.
https://vientosur.info/ecuador-que-le-paso-a-la-izquierda/
15 mars 2025
Cette analyse se démarque des interprétations simplistes qui attribuent son triomphe à l'utilisation de l'État, au marketing politique, aux erreurs de son adversaire, aux campagnes de désinformation ou aux théories de la méga-fraude. Elle examine plutôt trois facteurs clés :
• La mise en place de réponses matérielles et punitives aux revendications sociales, ainsi que la capitalisation du mécontentement populaire, notamment le rejet du corréisme.
• Les convergences économiques et politiques entre la droite néolibérale (ADN) et la social-démocratie (RC), qui ont limité la différenciation programmatique.
• La crise de la gauche institutionnelle et l'absence d'un projet anticapitaliste cohérent.
1. Les données ne tuent pas la narration
Dans certains milieux universitaires et médiatiques, il existe un mythe selon lequel les données objectives déterminent le succès politique. Or, la politique se définit par la capacité à imposer des récits et à exercer le pouvoir, et pas seulement par des statistiques. Noboa, élu en novembre 2023, a dû faire face à un mandat intérimaire marqué par des scandales et des chiffres défavorables :
• Fin 2023 : le ministère de l'Environnement accorde à l'entreprise Vinazin S.A., dont Lavinia Valbonesi - l'épouse du président - est actionnaire majoritaire, un enregistrement environnemental pour un projet immobilier privé à Olón, au sein d'une zone de forêt et de végétation protégées.
• Juin 2024 : Des contrats de petits-déjeuners scolaires d'une valeur de plus de 150 millions de dollars ont été attribués à la Corporación de Alimentos y Bebidas (CORPABE S.A.), liée à Isabel Noboa Pontón, la tante du président.
• Février 2025 : Le ministère de l'énergie et des mines attribue le champ Sacha (77 000 barils par jour) au consortium SINOPETROL, lié aux proches de Noboa. Sous la pression électorale, la décision est annulée le 12 mars.
• NARPOTEC : Port contrôlé par la famille Noboa à Guayaquil, où 151 paquets de cocaïne ont été saisis en 2025. Un entrepreneur de la société est arrêté mais relâché grâce à un avocat lié au gouvernement (Revista Raya, 2025).
• Crise énergétique (2023-2024) : Des pannes récurrentes ont causé des pertes de 7,5 milliards de dollars US dans le secteur commercial et industriel. Il est fort probable que le phénomène se répète cette année (Chambre de commerce de Quito, 2025).
• Violence : l'Équateur a l'un des taux d'homicide les plus élevés au monde. Rien qu'au cours des 50 premiers jours de l'année 2025, plus de 1 300 meurtres ont été enregistrés, ce qui équivaut à une moyenne d'un homicide par heure. Cette tendance s'est intensifiée au cours du premier trimestre de l'année, lorsque le chiffre a presque doublé pour atteindre 2361 cas, une étape qui a été décrite comme l'une des périodes les plus violentes de l'histoire du pays. Malgré les 85 000 opérations militaires menées au cours de l'année par ce que l'on appelle le bloc de sécurité - composé des forces armées et de la police nationale - ces actions n'ont eu que peu ou pas d'impact sur la réduction de la criminalité.
• Affaire Les 4 enfants des Malvinas : en décembre 2024, quatre enfants d'origine africaine ont été arrêtés dans le sud de Guayaquil par des militaires au cours d'une patrouille nocturne. Le gouvernement a délibérément manipulé l'affaire jusqu'après les élections, lorsque le témoignage du personnel en uniforme impliqué a révélé que les victimes avaient été enlevées, torturées et ensuite tuées.
• Ingérence américaine : le 29 mars 2025, Daniel Noboa a rencontré Donald Trump et a demandé la collaboration d'Erik Prince, fondateur de l'entreprise militaire privée Blackwater, qui s'est rendu dans le pays au cours de la première semaine d'avril. Ces actions s'inscrivent dans une série de politiques controversées : déclarations récurrentes de l'état d'urgence - la dernière datant du 12 avril, moins de 24 heures avant le second tour des élections -, militarisation de la société civile et impunité légale pour les membres des forces de sécurité, entre autres mesures.
En plus de ces facteurs, le limogeage de sa vice-présidente Verónica Abad, les allégations de violence par procuration de la part de son ex-femme Gabriela Goldbaum, la hausse des prix du carburant et la fraude aux licences de campagne n'ont pas empêché sa victoire. Pourquoi la population l'approuve-t-elle alors qu'il s'agit d'un régime ploutocratique ? Pourquoi les analyses de la gauche institutionnelle et de la social-démocratie étaient-elles si erratiques ?
2. La conquête des esprits et des cœurs
Le triomphe électoral de Daniel Noboa a suscité trois interprétations prédominantes. La première – articulée par des analystes tels que Durán Barba, García et Ricaurte – tourne autour du marketing politique. Selon cette vision, Noboa a réussi à se différencier de l'archétype de l'homme politique traditionnel – y compris le corréisme – en capitalisant sur les erreurs de son adversaire, Luisa González. Parmi celles-ci figurent des propositions ambiguës telles que la « dollarisation à l'équatorienne », les « gestionnaires de la paix », la proximité controversée avec Maduro, la réactivation de la Loi de Communication et les scandales révélés dans les discussions d'Augusto Verduga, ancien conseiller du Conseil de participation citoyenne et de contrôle social (CPCCS).
Une seconde approche —défendue par des auteurs comme Andino et Santiago— rend responsable la machine d'État. Ici, on soutient que l'utilisation systématique des ressources publiques, des fonctionnaires et des appareils institutionnels à des fins de prosélytisme aurait été décisive. Cette pratique, cependant, n'est pas nouvelle : depuis le début du XXIe siècle, les gouvernements équatoriens ont normalisé l'instrumentalisation de l'État pendant les campagnes, ce qui remet en question leur rôle en tant que facteur exclusif dans ce processus.
La troisième lecture, conduite par Rafael Correa, vise un mégafraude au moyen de stylos à encre effaçable qui auraient altéré les voix. Cette thèse, néanmoins, se heurte à un fait gênant : la Révolution citoyenne a déployé une armée d'observateurs formés aux processus électoraux, ce qui affaiblit la narration d'une manipulation généralisée.
Les critiques transversales révèlent les limites de ces explications. L'obsession pour le marketing, par exemple, réduit l'électeur à ce que Durán Barba (2011) a appelé "des singes avec des rêves rationnels", une métaphore qui déshumanise et simplifie le lien entre les stratégies communicatives et les préférences citoyennes. De plus, bien que l'utilisation de l'État à des fins électorales soit réelle, sa récurrence historique en fait un élément structurel plutôt qu'une variable décisive unique. Enfin, la théorie de la fraude ignore tant la capacité de surveillance de Rafael Correa qu'un fait indiscutable : Noboa a su se connecter à l'immédiateté de la population.
Au-delà des récits en conflit, le triomphe s'explique par l'efficacité de Noboa à offrir des réponses symboliques - bien qu'éphémères - à des demandes urgentes. Les états d'urgence contre la violence, le déploiement militaire dans les rues ou les bons économiques de 500 millions de dollars pendant la campagne ont fonctionné comme des mirages de solution dans un contexte où le structurel est relégué au profit de l'urgence électorale.
Pour illustrer ces assertions, prenons d'abord le cas des enfants assassinés aux Malvinas. Le récit de la gauche institutionnelle se concentre sur la thèse selon laquelle "l'État n'a pas respecté les droits de l'homme". Bien que cela soit vrai, sa limite réside dans le fait de ne pas offrir de réponses concrètes au problème structurel de la violence dans les populations. Il existe une asphyxie dans les conditions matérielles de vie des secteurs populaires — aggravée par l'insécurité et le narcotrafic — qui oblige les propres communautés, et non l'État, à rejeter le discours des droits de l'homme pour rechercher la justice par leurs propres moyens. Le cas des 4 enfants des Malvinas, une exécution extrajudiciaire et un crime d'État, révèle cette contradiction : le récit dominant de la gauche institutionnelle et de la social-démocratie ne se connecte pas avec les besoins immédiats de la population.
La posture de Noboa, en revanche, l'a fait. En recourant à la militarisation, aux états d'exception, à la cession de souveraineté et aux complexes pénitentiaires sous le discours de la main de fer, son discours a nié l'État de droit dans sa conception libérale, mais a résonné auprès des secteurs qui privilégient la survie. La population soutient ces mesures dans la logique de faire face aux gangs, valorisant davantage la présence militaire dans les rues que les récits abstraits sur les droits humains, en particulier dans les zones où la violence les a effacés de facto.
Cela ne cache pas que la violence s'exprime, avant tout, comme un manque d'emploi, de services de base, de transports dignes, de soins médicaux et d'aliments. Noboa ne cherche pas à résoudre ces problèmes de fond ; cependant, sur le marché des votes - la mal nommée démocratie - son image s'est mieux vendue que celle de ses rivaux. Pourquoi ? Parce qu'en contexte actuel de guerre ouverte contre le peuple et de besoins urgents, la dimension des droits — humains, ethniques, de genre — a cessé de fonctionner comme élément mobilisateur pour de larges secteurs populaires. L'efficacité de Noboa résidait dans sa capacité à capitaliser ce vide : il a offert des mirages d'ordre immédiat dans un scénario où le structurel reste une promesse non tenue.
Un deuxième thème évident est la demande de travail et d'emploi. La majorité de la population manque de ressources pour couvrir ses besoins immédiats tels que l'alimentation, la santé, les services de base ou les dettes. Les bons remis par Noboa — qualifiés par certains d'immoraux ou d'antiéthiques —, malgré leur caractère momentané et limité, ont matériellement soulagé des familles en crise. Bien qu'ils ne résolvent pas les problèmes structurels, la différence entre manger ou ne pas manger dans les secteurs les plus vulnérables constitue une base de soutien social que Noboa a su capitaliser. Contrairement aux récits publics, sa victoire s'explique par le fait que l'élite qu'il représente a réussi à hégémoniser les esprits et les coeurs, en partant de réponses concrètes qui ont consolidé son pouvoir.
Cette pratique, en outre, n'est pas nouvelle. Lors d'élections précédentes, le parti qui est aujourd'hui dans l'opposition (Révolution Citoyenne) a doublé la valeur du Bon de Développement Humain pendant les campagnes, lorsqu'il était au gouvernement. Son candidat-président de l'époque, Rafael Correa, tout comme Noboa, n'a pas demandé de licence pour faire de la propagande, un acte qui était alors légal mais contesté. La différence réside dans le fait qu'après la réforme du Code de la démocratie poussée par le corréisme dans son rôle d'opposant, de telles actions sont aujourd'hui illégales. Cependant, la logique sous-jacente persiste : utiliser des ressources d'État pour gagner des adhésions immédiates.
Face à cela, la social-démocratie et la gauche institutionnelle pourraient recourir à Paulo Freire et diagnostiquer un syndrome de l'opprimé : l'internalisation de la logique de l'oppresseur par les victimes, qui finissent par dupliquer sa domination (Freire, 2005). Ou, dans sa version la plus simpliste, traiter le peuple de fasciste, de fleur bleue, d'âne, avec des phrases comme « après, ne vous plaignez pas ». Mais la réflexion de fond, dans une clé gramscienne, est qu'il n'y a pas d'hégémonie — conquête d'adhésions authentiques — sans une intervention matérielle minimale dans la réalité (Thwaites Rey, 2007). Alors que Noboa a offert, au moins symboliquement, des palliatifs concrets, ses rivaux se sont enfermés dans des discours abstraits ou dans la dénonciation éthique, sans proposer d'alternatives tangibles dans un contexte où la survie prime sur l'idéologie.
3. Droite radicale et ‹gauche› modérée
Au-delà des nuances théoriques du libéralisme économique — comme la synthèse néoclassique —, le capitalisme opère avec deux styles définis de politique économique : le libre marché et le keynésianisme. En Équateur, ces visions se sont confrontées il y a un mois lors des élections : le projet néolibéral-oligarchique de Noboa contre le projet keynesien-social-démocrate de González. Ce scénario reflète une lutte inter-bourgeoise, où deux factions de la classe dominante — avec des intérêts non antagonistes — disputent le modèle d'accumulation et la gestion du social. Les deux groupes, malgré des rhétoriques opposées, partagent des pratiques étatiques depuis 2014, comme l'attestent les politiques de la droite social-démocrate (RC) et la néolibérale (ADN).
Les coïncidences sont palpables. À l'Assemblée nationale, le RC et l'ADN ont voté ensemble en faveur de la Loi sur l'efficacité économique et la génération d'emplois (2023) et du projet de réforme constitutionnelle pour l'assistance militaire étrangère (2025). Pendant la campagne, González a renforcé son alignement avec le pouvoir économique : il a rencontré Mónica Heller, une figure pro-israélienne liée aux chambres de commerce, et a proposé de rapatrier les migrants vénézuéliens, rejoignant le discours sécuritaire de Jean Tópic, un mercenaire proche de Nayib Bukele.
De plus, la social-démocratie a montré des ambiguïtés qui ont approfondi sa déconnexion. Dans des territoires affectés par l'exploitation minière, son offre de respecter les consultations populaires — sans proposer de moratoire ou de révocation des concessions — s'est avérée insuffisante. Il n'y a également pas eu d'autocritique concernant les violations des droits des indigènes — depuis l'éducation interculturelle jusqu'aux exécutions extrajudiciaires — commises sous leurs gouvernements. Dans le discours de Tixán, espace où des alliances ont été scellées avant le second tour, des slogans vides comme espoir ou patrie ont prédominé, éludant des réponses concrètes aux demandes urgentes.
Alors que la droite avance avec pragmatisme - contrôlant le gouvernement, l'État et l'économie élargie - la social-démocratie et la gauche institutionnelle fantasment, s'enfermant dans des rhétoriques. La première, influencée par des figures telles que Milei, Trump ou Bukele, radicalise sa défense de la propriété privée et sa guerre existentielle contre le communisme. Les secondes, en revanche, appellent à la désescalade, sans réaliser que leur modération consolide leur plafond de verre. La bourgeoisie, ainsi, hégémonise à la fois les moyens matériels (pouvoir économique, monopole de la violence, domination institutionnelle) et les immatériels (idéologie, médias, bon sens), configurant ce qui est défini comme pouvoir-réellement-existant : la trilogie de la propriété privée (Marx), l'État en tant qu'appareil de domination de classe (Lénine) et l'hégémonie comme conquête des esprits et des cœurs (Gramsci) (Iza, Tapia et Madrid, 2024, p. 27).
Après les résultats électoraux, le corréisme fait face à un dilemme. Malgré sa présence législative et au sein des gouvernements locaux, les défections internes et la haine semée par les élites — qui associent RC au communisme malgré sa distance idéologique — érodent sa base. Le rejet, fonctionnel aux intérêts de l'oligarchie, se nourrit d'un mécontentement populaire que la gauche institutionnelle n'a pas su canaliser. Dans ce jeu, la droite ne se contente pas de gagner des élections : elle redéfinit les règles du pouvoir.
4. Paradoxes de la gauche
Deux paradoxes résument le carrefour équatorien. Le premier : Noboa a triomphé en canalisant le mécontentement populaire, tout comme Correa en 2006 a capitalisé sur le ras-le-bol néolibéral. Azín a même absorbé le mécontentement exprimé lors des grèves de 2019 et 2022. C'est lui — et non la gauche — qui a incarné la rupture, défiant des cadres normatifs et se connectant avec la désespérance des majorités par le biais d'une action séparée de la politique traditionnelle.
La seconde est plus aigüe : tandis que la social-démocratie et la gauche institutionnelle exigent le respect de la Constitution et de l'État de droit, la droite oligarchique les viole systématiquement. Cela contredit la tradition critique de la gauche historique, qui postulait la transformation radicale de l'ordre. La droite pousse les limites du permis, tandis que ses rivaux renforcent un statu quo qu'ils prétendent combattre.
Les dernières années montrent un schéma clair : les conquêtes de la gauche anticapitaliste et du champ populaire les plus significatives — comme les soulèvements d'octobre 2019 et de juin 2022, dirigés par la CONAIE — ont émergé en dehors des voies institutionnelles. Ici, une autre tension émerge : le droit à la résistance entre en conflit avec la souveraineté de l'État, un dilemme juridique qui reflète un conflit matériel. Des mouvements comme Black Lives Matter (États-Unis), les gilets jaunes (France), ou l'expérience panafricaine d'Ibrahim Traoré au Burkina Faso et dans d'autres pays du Sahel confirment que la légitimité populaire se gagne souvent en marge de la légalité bourgeoise. Cependant, la gauche institutionnelle, piégée dans son conservatisme —plus papiste que le Pape—, défend le contrat social qui l'étouffe, tandis que la droite estompe les frontières normatives pour recueillir un soutien populaire et faire des affaires.
Ce cynisme se reproduit dans des alliances comme celle de Pachakutik avec le gouvernement de Noboa le 7 mai 2025, continuant de manière honteuse une politique de conciliation des classes. Des personnages comme Ricardo Vanegas, Guadalupe Llori ou Salvador Quishpe —qui en 2021 ont conclu un accord avec le gouvernement de Guillermo Lasso— ne sont pas des exceptions : ils sont des symptômes d'un système de partis où prédominent les intérêts de classe et les mirages de mobilité sociale. Parler de trahison est naïf ; le problème est structurel. La soi-disant discipline organique s'efface devant les calculs pragmatiques dans des espaces de pouvoir comme l'Assemblée.
Enfin, la gauche anticapitaliste n'a pas non plus renouvelé ses stratégies après les soulèvements d'octobre et de juin. Son atomisation et son manque de ressources matérielles et intellectuelles l'empêchent de construire un projet de pouvoir avec une identité propre. Ce vide a ouvert la voie au clan Noboa pour capitaliser sur le mécontentement.
Le défi est clair : le fascisme n'est pas un monstre à venir, mais une menace larvée dans les couloirs des partis néolibéraux et sociaux-démocrates, dans des ONG élitistes, chez plusieurs journalistes influents, dans la répression officielle et parmi une intelligentsia de droite radicalisée. Noboa frappera économiquement les secteurs populaires, mais la montée du fascisme se mijote dans les entrailles du pouvoir-réellement-existant. Surmonter cette cécité théorique et pratique exige que la gauche anticapitaliste se réinvente, transcendant ses jalons historiques.
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Mort de José Mujica : le repos du guerrier

"Mon cycle est terminé. Sincèrement, je meurs et le guerrier a droit à son repos". Le 9 janvier, José Alberto Mujica Cordano (Montevideo, 1935-2025), Pepe Mujica, ancien guérillero de Tupamaro, ancien député, ancien président de l'Uruguay, fait ses adieux publiquement après avoir annoncé que les métastases de son cancer de l'œsophage découvert en 2024 avaient « colonisé » son foie et qu'il ne donnerait plus d'interviews et n'accepterait plus de soins palliatifs. Le mardi 13 mai, sa vie s'est définitivement arrêtée.
https://vientosur.info/muere-jose-mujica-el-descanso-del-guerrero/
13 mai 2025
À l'âge de 89 ans, le vétéran de la politique a laissé des instructions pour être enterré avec sa chienne Manuela dans sa maison, la ferme Rincón del Cerro, à la périphérie de Montevideo.
Issu d'une famille modeste, cultivateur de fleurs ayant abandonné ses études secondaires pour travailler dans les champs, d'origine basque et italienne, Mujica a rejoint le Mouvement national des Tupamaros (MLN-T), une organisation armée de gauche née dans le feu de la révolution cubaine au début des années 1960. Il a été touché par balle six fois lors d'affrontements avec la police. Il a passé 15 ans de sa vie en prison et s'est évadé de deux d'entre elles.
En 1971, avec le chef suprême et fondateur des Tupamaros, Raúl Sendic, et d'autres dirigeants historiques -Eleuterio Fernández Huidobro, Jorge Manera Lluberas et de nombreux militants-, il a mené une évasion spectaculaire de la prison de Punta Carretas, recréée dans le film La noche de 12 años, de l'Uruguayen Álvaro Brechner.
Sans tirer un coup de feu, en silence, en rampant dans un tunnel de 40 mètres depuis leurs cellules, dans une opération complexe qui a duré 20 minutes, 106 militants des Tupamaros, de l'OPR-33, des FARO et cinq prisonniers de droit commun, répartis sur trois étages différents de la prison, ont réussi à s'échapper par la sortie d'une maison privée située à l'extérieur, précédemment occupée par un commando de soutien aux Tupamaros.
Mujica a été à nouveau emprisonné en 1972 et a retrouvé la liberté en 1985, avec le retour de la démocratie en Uruguay. Avec d'autres anciens dirigeants tupa et d'autres groupes de la gauche radicale, Mujica crée quatre ans plus tard le Mouvement pour la participation populaire (MPP), qui fait partie de la coalition de centre-gauche Frente Amplio, née au début des années 1970.
Le Frente Amplio remporte les élections présidentielles pour la quatrième fois en novembre 2024 avec Yamandú Orsi, le dauphin de Mujica, comme candidat à la présidence, et Carolina Cosse comme vice-présidente, soutenu-es par plusieurs forces de la gauche radicale de la coalition.
Le Frente Amplio regroupe une trentaine de partis, mouvements et courants de gauche, socialistes, communistes, trotskistes et démocrates-chrétiens. Dans leur programme commun, ils se définissent comme progressistes, anti-impérialistes, antiracistes et anti-patriarcaux.
Pepe Mujica a été député du Frente Amplio, sénateur, ministre de l'agriculture de Tabaré Vázquez et est devenu président de l'Uruguay en 2010 après avoir remporté les primaires de cette coalition hétéroclite.
Les gouvernements du Frente Amplio, ceux du socialiste Tabaré Vázquez (2005-2010 et 2015-2020) et de Pepe Mujica (2010-2015) ont définitivement brisé le bipartisme, l'alternance existant depuis des décennies entre le Parti national et le Parti Colorado.
Malgré la promotion d'un programme de mesures sociales progressistes dès le premier gouvernement du Frente Amplio, les divisions en son sein sont rapidement apparues.
Tabaré Vázquez a opposé son veto à une proposition de la majorité de la coalition, approuvée par le Parlement, visant à légaliser l'interruption de grossesse. Il a également opposé son veto à une proposition législative du Frente Amplio visant à abolir la Ley de Caducidad, qui avait laissé impunis les crimes commis par les militaires, les policiers et les civils pendant la dictature militaire.
Tabaré Vázquez a accepté seulement que certains responsables de ces crimes ne soient pas couverts par cette amnistie.
Mujica a remplacé Vázquez en 2010 après le second triomphe électoral du Frente Amplio et a apporté une tendance plus progressiste au gouvernement. Pendant son mandat, l'avortement et le mariage homosexuel ont été légalisés, et l'Uruguay est devenu le premier pays au monde à légaliser la vente et la consommation contrôlées de marijuana, réglementées par l'État.
« Nous appliquons un principe très simple , disait Mujica, reconnaître les faits. L'avortement est vieux comme le monde. Aujourd'hui, les femmes ne se rendent pas directement à la clinique pour avorter. C'était le cas lorsque c'était clandestin. Ici, elle va voir un psychologue et elle est bien soignée ».
Quant au mariage homosexuel, il a déclaré : « On dit que c'est moderne, mais c'est plus ancien que nous tous. C'est une réalité objective. Il existe et ne pas le légaliser reviendrait à torturer les gens inutilement ». « Laissons chacun faire ce qu'il veut de son cul », a-t-il déclaré lors d'une entrevue.
Et il dirait la même chose de la consommation de marijuana : « C'est un outil pour lutter contre le trafic de drogue, qui est un crime grave, et pour protéger la société ». Mujica a apporté une précision : « Mais attention, les étrangers ne pourront pas venir en Uruguay pour acheter de la marijuana ; il n'y aura pas de tourisme de la marijuana ».
Bien qu'étant un petit pays de 3,5 millions d'habitants sans importance particulière au niveau international, l'Uruguay a joué un rôle actif dans les nouvelles organisations régionales d'Amérique latine et des Caraïbes au cours des premières décennies du 21e siècle, lorsque des gouvernements plus progressistes que jamais dans l'histoire de la région sont arrivés au pouvoir, sous les gouvernements du Frente Amplio et en particulier sous le mandat de Mujica.
Des forces progressistes aux caractéristiques différentes sont arrivées au pouvoir en Argentine, en Uruguay, au Chili, au Brésil, au Paraguay, en Bolivie, en Équateur, au Salvador, au Venezuela et au Nicaragua, et contrairement aux turbulences, aux divisions internes et aux graves déviations idéologiques qu'ont connues plusieurs de ces processus, le Frente Amplio est parvenu à maintenir une relative stabilité interne malgré les différences entre les groupes qui le composent.
Mujica a attribué ces déviations dans d'autres pays au culte de la personnalité et à l'éloignement de nombreux dirigeants des mouvements sociaux et des majorités qui les ont portés au pouvoir.
Ces dernières années, il a fini par se montrer très critique non seulement à l'égard de Daniel Ortega, qui suivait la dérive dictatoriale de l'ancien dirigeant du FSLN, ou de Nicolás Maduro, qu'il considérait comme ayant trahi l'idéologie chaviste, mais aussi à l'égard de Cristina Kirchner ou d'Evo Morales, qui n'avaient pas accepté que « leur temps soit révolu » et à qui il recommandait de s'effacer et de passer le relais aux nouvelles générations.
« Dans la vie, il y a un temps pour arriver et un temps pour partir , a déclaré M. Mujica. Un bon dirigeant est celui qui non seulement fait de bonnes choses, mais qui a aussi la capacité de créer une bonne équipe capable de les poursuivre ».
Même lorsqu'il était président, Mujica n'a jamais cessé de vivre avec sa compagne Lucía dans leur modeste ferme de 20 hectares à Rincón del Cerro, une zone rurale proche de la capitale uruguayenne.
Il travaillait personnellement la terre avec son tracteur et vendait sa production, car pendant des années, il a donné 90 % de son salaire à des œuvres sociales et 5 % au Movimiento de Participación Popular (MPP). Il affirmait qu'avec les pesos qui lui restaient, le salaire de sénateur de sa compagne et les produits qu'il vendait, ils avaient de quoi vivre ensemble.
À la mort de sa compagne de toujours, Lucía Topolansky, ancienne Tupamara et ancienne sénatrice, la ferme passera aux mains du MPP, a décidé le couple.
La vie austère de l'ancien guérillero, sa simplicité, sa façon de parler simple et directe, sa lutte contre la corruption et le gaspillage, son engagement social, sa capacité à parler et à dialoguer avec le peuple comme avec les dirigeants des grandes puissances, sa tolérance et sa recherche constante du consensus avec ceux qui défendaient d'autres positions idéologiques, lui ont valu le respect même de nombreux hommes politiques et de personnes aux positions diamétralement opposées aux siennes.
Malgré cela, sa vie politique publique n'a pas été exempte de critiques sévères de la part des secteurs qui partageaient son militantisme au sein des Tupamaros, ainsi que de la part de militants d'autres groupes de gauche. Nombreux étaient ceux qui affirmaient que Mujica était absorbé par le système même qu'il avait combattu depuis sa jeunesse.
En mai 2007, il avait fait une déclaration dans laquelle il faisait l'autocritique de son passé de guérillero : « Je regrette profondément d'avoir pris les armes avec peu d'habileté et de ne pas avoir évité une dictature en Uruguay ».
L'adaptation de l'ancien guérillero aux temps nouveaux, sa façon particulière de faire de la politique depuis le parlement, d'abord comme député, puis comme sénateur et enfin comme président, a souvent été perçue par les secteurs les plus radicaux de la gauche comme un abandon des valeurs idéologiques des Tupamaros.
Les critiques qu'il a reçues de la part des secteurs de gauche, parfois très dures, portaient sur divers aspects de ses positions politiques : l'absence d'avancées significatives en matière de redistribution des richesses au cours de son mandat, ses changements de position à l'égard des militaires, ou encore ses divergences avec le mouvement féministe.
En 2019, après avoir été élu sénateur, il fait des déclarations controversées et agressives à l'hebdomadaire uruguayen Voces. Il va jusqu'à dire que « Le mouvement féministe est tout à fait inutile ». Mujica reconnaît le machisme, dénonce la société patriarcale, mais affirme que le féminisme ne peut pas remplacer la lutte des classes. « Je vois aussi des classes sociales au sein même du mouvement féministe », a-t-il affirmé.
La déclaration qui a peut-être suscité le plus de critiques au sein du mouvement féministe uruguayen est celle qu'il a faite dans la même entrevue à propos du rôle des femmes à la maison : « Les femmes ont une responsabilité envers leurs enfants qui n'est pas celle des hommes. Elles font tout pour les nourrir et les protéger. Une femme est toujours une mère, et nous parcourons le monde en ayant toujours besoin d'une mère, parce que sinon vous ne savez même pas où se trouve votre chemise ».
La gauche a également critiqué Mujica et Topolansky en raison de leur opinion sur l'armée et des relations qu'ils ont entretenues avec les forces armées au cours de leur mandat.
L'une des controverses qui dure depuis des années au sein du Frente Amplio concerne la position à adopter par rapport à la loi 15.848 sur l'extinction des créances punitives de l'État, adoptée en 1986 sous le gouvernement de Julio María Sanguinetti, chef du parti conservateur traditionnel Colorado, qui a remporté les premières élections après le retour de la démocratie en 1984.
Cette loi amnistie les crimes commis par la dictature militaire entre 1973 et le 1er mars 1985, date de l'entrée en fonction de Sanguinetti.
Face aux critiques du Frente Amplio et de certains secteurs de la société, Sanguinetti a soumis le maintien ou l'annulation de cette loi d'impunité à un plébiscite populaire en 1989. Selon certains analystes, la crainte d'une révolte des militaires et de leur retour au pouvoir pourrait avoir été la raison pour laquelle le plébiscite a abouti au maintien de la loi.
Mujica a dénoncé le président Sanguinetti à l'époque pour avoir utilisé la loi controversée afin d'entraver l'enquête sur les cas de prisonniers disparus. Pendant sa présidence, Sanguinetti a décidé de protéger en vertu de cette loi des cas tels que la détention du militant communiste Álvaro Balbi, arrêté en 1975, emmené au bataillon d'infanterie 13, où il a été retrouvé mort le lendemain.
Lorsque Mujica est arrivé au pouvoir, il a annulé la décision de Sanguinetti, qui avait également été critiquée par la Cour interaméricaine des droits de l'homme.
En 2009, avec Tabaré Vázquez au pouvoir, le Frente Amplio a de nouveau fait pression pour obtenir un nouveau plébiscite, et le même résultat s'est répété. La majorité des Uruguayens a décidé de maintenir la loi en place.
Mujica a toujours critiqué le fait que, lors de ce plébiscite, la question de la Ley de Caducidad n'a pas été posée comme un vote indépendant, mais a été incluse comme un vote secondaire le même jour que les élections générales ; une simple case à remplir que de nombreux électeurs ont laissée vide. « Il ne faut pas en conclure que la majorité des Uruguayens sont avec les répresseurs, dira Mujica, mais ce qu'ils veulent, c'est tourner la page, regarder vers l'avant et non vers l'arrière ».
En 2011, alors que Pepe Mujica est déjà président, le Frente Amplio soumet au vote du Congrès la proposition d'organiser un troisième plébiscite sur la loi pour tenter de l'abolir.
Mujica a été critiqué par une grande partie du Frente Amplio lui-même pour avoir rejeté cette proposition qu'il avait défendue auparavant. Sa position était similaire à celle adoptée par un autre ancien dirigeant historique des Tupamaros, Eleuterio Fernández Huidobro : « Même si nous ne sommes pas d'accord, nous devons respecter ce que nos citoyens ont déjà dit lors d'un plébiscite à deux reprises, la volonté du peuple doit être respectée ».
Toutefois, M. Mujica a déclaré qu'il n'utiliserait en aucun cas sa prérogative présidentielle pour opposer son veto à l'initiative présentée par son parti politique et qu'il respecterait la discipline du vote. Tous deux ont voté en faveur de l'annulation de la Ley de Caducidad. Leurs votes ont été décisifs ; on savait que le vote serait très serré.
Cependant, la proposition législative n'a pas été adoptée. Le vote s'est soldé par une égalité de 49 voix parce qu'un député du Frente Amplio, Víctor Semproni, ancien dirigeant syndical de premier plan et ancien guérillero de Tupamaro, dont le vote était attendu, s'est absenté du vote, de sorte que l'initiative n'a pas eu lieu et que la Ley de Caducidad est restée en vigueur. Semproni a ensuite été sanctionné par le tribunal de conduite politique du Frente Amplio.
Fernández Huidobro, quant à lui, a démissionné de son siège de sénateur du Frente Amplio pour marquer son opposition, mais ne l'a pas partagé avec la coalition. Il est ensuite devenu ministre de la défense dans le second gouvernement de Tabaré Vázquez et a critiqué nombre de ses anciens collègues et d'organisations de défense des droits de l'homme pour avoir « stigmatisé » les militaires. « Ce sont des malades qui parlent en permanence des forces armées et des militaires ».
Ses déclarations, faites lors d'un discours pour la Journée de l'armée le 18 mai 2015, ont incité le Bureau politique du Frente Amplio à publier une déclaration sévère et trois des organisations membres de la coalition, La Vertiente Artiguista, Casa Grande et le Partido por la Victoria, à demander sa démission en tant que ministre. Elles ont dénoncé la position de l'ancien dirigeant de Tupamaro comme une atteinte à l'ensemble de la lutte pour la mémoire historique.
Pepe Mujica a évité d'entrer dans cette controverse, mais sa position sur la question était déjà connue, au moins depuis 2008, lorsqu'il a déclaré qu'il ne se consacrait pas à « cultiver l'oubli ou à cultiver la mémoire ». « J'ai décidé de m'engager dans ce qui me semble être le monde de mes petits-enfants, dans lequel je ne serai pas ».
Et en 2014, il fait une déclaration à La República à propos des officiers militaires de la dictature emprisonnés qui relance le débat au sein du Frente Amplio : « Je ne me suis pas battu pour avoir des vieux en prison. Je préférerais qu'ils meurent chez eux (...) Pourquoi devrions-nous avoir un type de 85 ans en prison ? Que la mort les trouve dans un coin quelque part et qu'ils soient assignés à résidence ! »
La question est restée latente pendant toutes ces années, depuis le moment où la démocratie est revenue en Uruguay, il y a 40 ans. La parution en 2024 du livre Los Indomables, de Pablo Cohen, avec des entrevues de Mujica et Topolansky, a relancé la polémique.
L'ancien sénateur et partenaire de Mujica y affirme que « les témoins de crimes contre l'humanité commis pendant la dernière dictature ont menti dans leurs déclarations à la justice afin d'obtenir la condamnation d'anciens officiers militaires ». Mujica a approuvé cette grave accusation : « Il n'y en a pas eu beaucoup, mais il y en a eu, et ils l'ont fait par dépit, par vengeance ».
Une telle accusation a été un véritable coup dur pour les survivants de la dictature, pour les parents des 192 disparus au moins, pour les milliers de victimes de représailles et les exilés, et a représenté un coup de semonce pour les répresseurs qui sont accusés d'avoir systématiquement menti à la justice au sujet des crimes de la dictature, et d'avoir fait obstruction aux enquêtes.
Peu après, le couple Mujica-Topolansky a reçu Guido Manini Ríos, un homme entré au Liceo Militar en 1973, l'année même du coup d'État des forces armées, et qui deviendra au fil des ans le controversé commandant en chef de l'armée sous le gouvernement de Tabaré Vázquez en 2015.
Ses critiques constantes des enquêtes de la justice sur les crimes de la dictature ont conduit le Frente Amplio à exiger sa démission et Vázquez s'en est finalement débarrassé en 2019.
Manini entre alors en politique et fonde le parti de droite Cabildo Abierto, dont il est sénateur, devenant de facto le porte-parole des revendications des officiers militaires emprisonnés de la dictature.
En 2020, il répète depuis son siège au Sénat des propos similaires à ceux tenus par Mujica en 2014 : « Jusqu'à quand des militaires octogénaires continueront-ils à être poursuivis pour des faits qui se sont produits il y a 50 ans ? »
Manini a demandé à Mujica à plusieurs reprises d'intercéder pour améliorer les conditions des prisonniers militaires afin qu'ils puissent finir de purger leur peine dans leur pays.
À son tour, l'ancien dirigeant de Tupamaro l'a prié de demander à son propre peuple de collaborer immédiatement en fournissant des informations sur les lieux où se trouvent les prisonniers de l'opposition ayant disparu.
Le fait que le Frente Amplio ait obtenu la majorité au Sénat mais pas à la Chambre des députés a conduit certains secteurs de la gauche uruguayenne à craindre que les relations cordiales que Mujica et son vice-président élu, Yatmandú Orsi, entretenaient avec l'entourage des militaires ne conduisent le Frente Amplio à rechercher le soutien des deux sénateurs du Cabildo Abierto afin de faire passer ses budgets et ses lois au sein de l'assemblée législative. Si cela s'était produit, cela aurait provoqué une crise majeure au sein du Frente Amplio.
Mujica n'est pas le seul des nombreux anciens chefs de guérilla devenus présidents avec l'arrivée de la démocratie en Amérique latine et en Afrique à s'être vu reprocher sa métamorphose par ses anciens camarades militants.
Nelson Mandela, leader du Congrès national africain (ANC) et de l'organisation de guérilla Umkhonti we Sizwe (MK) (Lance de la nation), qui, après 27 ans d'emprisonnement, allait devenir président de l'Afrique du Sud, en a fait personnellement l'expérience. Nombre de ses anciens collègues lui ont reproché de faire trop de concessions à ceux qui avaient été complices de l'apartheid, de l'oppression, de la répression brutale et des crimes dont la population noire majoritaire, dont Mandela faisait lui-même partie, avait été victime pendant des décennies.
C'est aussi le cas de Dilma Rousseff, marxiste comme Mandela et Mujica, militante de la guérilla du Grupo Política Operária (Polop), elle aussi torturée et emprisonnée pendant deux ans, et qui finira par devenir présidente du Brésil. La gauche radicale a remis en cause sa politique de coexistence au pouvoir avec des secteurs de la droite, qui sont précisément ceux qui finiront par la trahir et par organiser un coup d'État en douceur pour la renverser.
Comme la plupart des pays d'Amérique latine et des Caraïbes qui ont subi des dictatures militaires sanglantes financées et armées par l'empire américain, l'Uruguay n'a pas encore réglé ses comptes avec les répresseurs, et parmi ceux qui les ont combattus à l'époque, comme Pepe Mujica, ils sont nombreux ceux qui comprennent qu'« il y a des dettes qui ne peuvent jamais être payées ; elles se portent dans le sac à dos ».
Avec son humour mordant et son ironie, le vieux guérillero a déclaré dans un discours à son peuple en novembre 2018, après lui avoir demandé de lutter pour l'unité de la gauche et alors que l'ombre de la Faucheuse semblait se profiler au loin : « Je veux vous dire, camarades, de tout mon cœur, que lorsque le dernier voyage arrivera, et parce que j'aime la vie malgré toute la douleur, je voudrais dire à celui qui nous emmène de l'autre côté : S'il vous plaît, servez une nouvelle tournée ».
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Pendant que le calvaire du peuple s’intensifie, les privilèges et les richesses des membres du Conseil Présidentiel de transition (CPT) s’améliorent, après un (1) an à la tête du pays, le cri d’alarme de l’ECCREDHH

L'Organisme de Défense des Droits Humains ECCREDHH se dit consterné encore une fois par la montée sanglante des actes de criminalité partout dans le pays. Pourtant, celles et ceux qui ont la pleine responsabilité pour rétablir l'ordre et la sérénité, se mettent à s'occuper sur comment se procurer plus de privilèges et de richesses pendant qu'ils ont relativement une feuille de route.
Port-au-Prince, Haïti le 13 Mai 2025
Qui sont les principaux responsables de la situation dans laquelle le pays est plongé ?
Une crise alimentaire alarmante
Actuellement, Haïti compte plus d'un million de déplacés internes, près de la moitié est constituée d'enfants selon l'Organisation internationale de la Migration OIM. Parallèlement, une Insécurité Alimentaire galopante met à nue l'irresponsabilité des dirigeants haïtiens qui, à aucun moment de la durée n'ont montré aucune volonté pour agir en conséquence.
Plus de 5.7 millions de personnes sont face à des niveaux élevés d'insécurité alimentaire aiguë pour la période de mars à juin 2025, représentant 51% de la population haïtienne, soit un niveau d'insécurité alimentaire jamais atteint, selon le dernier rapport d'un organisme de l'ONU (OCHA).
C'est encore un signe de progression de cette crise alimentaire en Haïti.
Les enfants sont exclus de l'école, le MENFP reste muet.
Le système éducatif haïtien fait face depuis des décennies à de nombreux défis. Avec un accès extrêmement limité à l'éducation pour la population, frappé déjà par l'instabilité politique qui règne dans le pays. Et maintenant, est sur le point de disparaître dans des zones où la violence des groupes armés viennent engraver la plaie.
Une situation qui était déjà complexe et compliquée sur plan éducatif avec un système discriminatoire qui favorise l'intégration d'un groupe spécifique et exclut la majorité. Combien d'enfants en Haïti qui ne peuvent pas aller à l'école aujourd'hui pendant que l'État a l'impérieuse obligation de garantir leur droit ?
Près de 3 000 écoles dans le département de l'Ouest et du bas-Artibonite, situées dans des zones contrôlées par des groupes armés, sont fermées. Le Ministère de l'Education Nationale et de la Formation Professionnelle reste muet à ce sujet. Donc à tous les niveaux, les droits humains sont violés systématiquement de manière volontaire par les dirigeants de l'Etat Haïtien.
Une crise de chômage qui renforce les groupes armés
En raison de l'irresponsabilité des dirigeants haïtiens et à défaut de la mise en place des politiques publiques adéquates relatives à la création d'emplois et d'opportunités pour la jeunesse, ils sont voués à des activités subversives et au service des groupes armés et des politiques.
En Haïti, le taux de chômage mesure le nombre de personnes activement à la recherche d'un emploi en pourcentage de la population active. Donc selon les prévisions de Trading Économique, le taux de chômage en Haïti devrait se situer autour de 14,80 pour cent en 2025 et 15,00 pour cent en 2026, selon nos modèles économétriques.
Cette crise de chômage croissante provoquant l'intégration des jeunes au sein des groupes armés et les filles dans des actes de prostitution. Aucune décision pragmatique n'est jamais prise pour appliquer même des règles et principes de droit.
Que veut le principe de l'état de droit ?
Pourtant, le principe veut que : L'Etat est obligé de prendre les précautions nécessaires pour prévenir un risque avéré d'atteinte aux violations des droits humains. Et si un droit devait être finalement violé, l'Etat doit veiller à ce qu'une réparation soit obtenue.
L'état de droit permet de promouvoir et de protéger ce cadre normatif commun. Ce qui fait qu'il est une obligation pour l'État de protéger la vie, la santé et la dignité de la personne etc. Donc si le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) et le gouvernement après plus d'un (1) an, n'offrent aucun espoir et n'inspirent aucune confiance, ils doivent tout simplement se retirer et se mettre à la disposition de la justice.
En effet, Il n'existe pas d'état de droit dans les sociétés où les droits de l'homme ne sont pas protégés ; à l'inverse, les droits de l'homme ne peuvent pas être protégés dans des sociétés où n'existe pas un véritable état de droit. D'où le principe de l'égalité devant la loi, la responsabilité au regard de la loi et l'équité dans la protection et la défense des droits ne sont pas figurés avant dans les axes d'intervention de l'Etat en termes de politique publique.
Le vagabondage d'État affaiblit les institutions publiques et doit rapidement cesser L'Organisme de Défense des Droits Humains ECCREDHH signale que ce que nous sommes en train de vivre en Haïti, c'est du bagage d'État. Ce sont des hommes et des femmes qui s'enrichissent illicitement.
Des hommes et femmes qui se donnent des privilèges sans rendre le moindre service à la communauté. Ces comportements rendent le dysfonctionnement purement et simplement des institutions publiques qui avaient pour mission de servir la république.
En fait, des exemples sont clairs avec le scandale la Banque Nationale de Crédit (BNC), de la Caisse d'Assistance Sociale, (CAS), de l'immigration, de l'Office de Protection des Citoyens (OPC), de l'Office d'Assurance Vieillesse (ONA) etc.
Est-ce qu'Haïti fait face à une crise d'homme ou de femmes d'État ?
A ce stade de dégénérescence totale et du refus de la morale, l'Organisme de Défense des Droits Humains ECCREDHH appelle le CPT et le gouvernement à adopter la voie de la sagesse. Car ils ont échoué dans la mission pour laquelle ils ont été confiés.
L'Organisme de Défense des Droits Humains ECCREDHH croit que l'état de droit permet l'exercice concret des droits de l'homme. Il favorise l'indépendance des pouvoirs de l'Etat et harmonise les actions des institutions républicaines à travers l'application des règles de droits relatives.
Par conséquent, tout pouvoir qui agit à l'encontre des règles et principes de l'État de droit, tout pouvoir qui agit à l'encontre des intérêts généraux de la nation doit être limogé.
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Le général Hemedti, l’architecte en chef du chaos soudanais

Chef de guerre redouté, le général Mohamed Hamdan Dagolo, dit « Hemedti », est un personnage central du conflit qui ravage le Soudan depuis 2023. Parti de rien, ce militaire sans foi ni loi a réussi à s'imposer politiquement et à devenir un des hommes les plus riches du pays. Une ascension qu'il doit avant tout à sa brutalité et à son alliance avec les puissances régionales.
Tiré de MondAfrique.
Né en 1974 dans une famille de la tribu arabe Mahariya des Rizeigat, originaire du Darfour et du Tchad, Mohamed Hamdan Dagolo est le fils d'une famille de bergers nomades. Il a grandi dans un contexte de conflits communautaires où son clan a connu l'exclusion. Cette enfance lui a permis de se construire une image de défenseur des pauvres et des laissés-pour-compte face aux élites de Khartoum. En réalité, tout son parcours s'inscrira dans la violence ethnique.
En 2003, lors de la première guerre du Darfour, il rejoint les Janjawid, un groupe pro-gouvernemental chargé d'attaquer les populations non-arabes de la région. Cette milice se rend tristement célèbre par ses massacres, viols déplacements forcés. Hemedti s'y distingue par sa brutalité, une efficacité sans pitié, gravissant les rangs jusqu'à devenir commandant, puis chef. Devant ses « excellents » résultats, il est dans la foulée promu général d'armée. En 2013, pour tenter de blanchir l'image des Janjawid, le régime d'Omar el-Béchir les rebaptise Forces de soutien rapide (FSR). À la tête de ces troupes, Hemedti contrôle non seulement les territoires du Darfour, mais aussi ses richesses : mines d'or, gomme arabique, bétail.
L'ascension par la terreur
Lorsqu'en 2015 la coalition menée par l'Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis déclare la guerre aux Houthis du Yémen, il engage des milliers de combattants soudanais, principalement issus des FSR, pour combattre aux côtés des monarchies du Golfe. Cette intervention lui apporte un soutien politique et financier massif, tout en consolidant ses alliances avec Riyad et Abu Dhabi, l'or noir des pétromonarchies coule abondamment dans ses caisses.
Ce rôle de patron d'une entreprise de mercenaires lui donne en outre une stature internationale. Il parade dans les capitales africaines et arabes, négocie les questions migratoires et le contrôle des frontières avec les diplomates occidentaux. Ainsi, il se construit une légitimité de chef d'Etat en puissance. Malgré les milliers de combattants et les moyens colossaux mis à la disposition des FSR par la coalition, les Houthis finiront par gagner la guerre après avoir subi des pertes, des destructions et enduré la famine pendant huit ans. Mais le mal est fait, Hemedti est aux portes du pouvoir à Khartoum.
Frankenstein à Khartoum
Après un grand mouvement populaire qui a déstabilisé le régime soudanais, l'armée renverse Omar el-Béchir en avril 2019. Le général al-Burhan à la tête de l'armée régulière prend la direction du Conseil de transition, Hemedti patron d'une armée privée en devient le numéro 2. Le ver est dans le fruit. En juin 2019, la population manifeste pacifiquement afin que le pouvoir soit rendu aux civils. Les FSR passent à l'action, ils font ce qu'ils ont toujours fait. Ils sèment la terreur et la désolation en dispersant le sit-in à coups de gaz lacrymogène et de balles réelles.
Les rapports d'ONG qui suivront feront état également de viols, de corps jetés dans le fleuve, a minima 130 personnes sont décédées ce jour-là. Quelques jours plutôt devant les exigences des militants pro-démocratie, le patron des mercenaires, qui s'exprime très rarement, avait lancé cette phrase prémonitoire : « Ma patience avec la politique a des limites. »
Après ce massacre, la politiste Sarra Majdoub écrit un article publié dans Orient XXI intitulé « Frankenstein à Khartoum ». En conclusion, l'analyste imaginait la suite : « Dans tous les cas ,Hemetti est une menace, même si les militaires se maintiennent au pouvoir. Il pourrait se transformer en Frankenstein qui non seulement anéantirait les espoirs d'un Soudan nouveau, mais se retournerait contre ceux qui l'ont créé et accaparerait le pouvoir. »
L'appui décisif des Émiratis
Et c'est précisément ce qu'il advint. Le 15 avril 2023, les deux généraux au pouvoir se déclarent la guerre. Si l'armée régulière dirigée par al-Burhan n'est pas exempte de reproches, les combattants d'Hemedti se lancent dans une entreprise de destruction à grande échelle. Khartoum est ravagée par les flammes et les destructions volontaires, les populations qui le peuvent fuient principalement en Egypte, les autres subissent les exactions de la milice. Puis la guerre s'étend à l'ensemble du pays avec toujours le même scénario tragique : massacres, viols, déplacements de populations. Bien entendu, l'ancien berger devenu milliardaire ne pourrait combattre les forces régulières soudanaises sans de puissants appuis.
Si l'Arabie saoudite s'est rangée du côté du gouvernement soudanais, les Emirats arabes unis apportent aux FSR un soutien diplomatique, financier, militaire, logistique, de grande ampleur. Mais une nouvelle fois, malgré tous les moyens mis à sa disposition, Hemedti a perdu de nombreuses positions, notamment toute la région de Khartoum. Depuis plusieurs mois, il prépare un repli stratégique sur le Darfour qu'il contrôle encore en grande partie, excepté la capitale régionale El-Fasher. Il mise désormais tout sur son bastion ouest devenu le nouvel épicentre du conflit soudanais avec les attaques massives contre les civils et les camps de déplacés, notamment celui de Zamzam. Cette stratégie n'est pas sans rappeler les logiques de partition qui ont déjà déchiré le pays par le passé, comme lors de la sécession du Soudan du Sud. Le patron des FSR agit-il ainsi pour garantir sa survie politique et militaire ou est-il encore le mercenaire des Emirats arabes unis ? Quelle que soit la réponse, son nom restera associé à l'histoire tragique du Soudan.
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Mali : Une dictature décomplexée

L'interdiction des partis politique est une nouvelle étape dans l'affermissement d'une dictature incapable de juguler les attaques djihadistes.
Désormais au Mali l'ensemble des partis politiques sont dissous. C'était une préconisation du Conseil National de Transition (CNT) l'organisme législatif mis en place par la junte qui s'est emparée du pouvoir en 2021. A cette époque le colonel Assimi Goïta s'était engagé à organiser des élections et à rendre le pouvoir aux civils. Depuis, les élections n'ont eu de cesse d'être reportées, le colonel est devenu général des armées et le CNT préconise qu'il reste au pouvoir jusqu'en 2030.
Une longue succession
L'interdiction des partis est l'aboutissement d'une politique de restriction de l'espace démocratique. Au début la junte avait déjà tenté d'interdire le parti SADI (Solidarité Africaine pour la Démocratie et l'Indépendance) car son dirigeant Oumar Mariko avait critiqué les agissements des forces armées maliennes contre les civils. Peu à peu toutes les voix discordantes ont été pourchassées. Les youtubeurs comme Ras Bath, ou Rose-Vie Chère sont derrière les barreaux, des dignitaires religieux subissent également le même sort. Ainsi l'imam Bandiougou Traoré a été arrêté pour avoir simplement critiqué un financement conséquent pour l'organisation d'un festival dans la ville de Kayes « alors que l'état des routes dans la région se dégrade chaque jour ».
La junte tente de terroriser les populations avec les disparitions d'activistes. Suite à la décision d'interdiction des partis politiques, un rassemblement de quelques centaines de personnes a eu lieu pour exiger le retour au pouvoir des civils. Depuis, nombre de manifestants sont enlevés. C'est le cas de deux dirigeants de l'opposition politique, Abba Alhassane et El Bachir Thiam, mais aussi de Abdoul Karim Traoré, dirigeant d'une organisation de jeunesse. Par contre sur les réseaux sociaux, les partisans des putschistes peuvent appeler à la violence contre les opposants en toute impunité.
Les populations dans le viseur
Cette répression n'a pas qu'un caractère politique. Elle se situe également sur le terrain ethnique. Sous prétexte de lutte contre les djihadistes, qui d'ailleurs se renforcent et gagnent du terrain, les forces armées maliennes avec leurs supplétifs russes de Wagner se rendent coupables de massacres de membres de la communauté peule. Récemment lors d'une opération de l'armée dans la ville de Diafarabé dans le centre du pays, une vingtaine d'hommes ont été interpellés et égorgés comme ce fut le cas en avril pour les 60 hommes arrêtés et exécutés à Sébabougou.
La guerre extrême entre d'un côté les djihadistes et de l'autre les forces maliennes, place les populations dans un étau où elles subissent successivement les représailles des uns puis des autres.
Les putschistes lors de leur prise de pouvoir, parlaient d'une seconde indépendance du Mali, il n'en est rien. S'il y a une similitude à trouver, c'est la période des années 70/80, celle de la dictature de Moussa Traoré renversée par une révolution populaire.
Paul Martial
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gauche.media
Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.