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Guerre contre l’Ukraine : un désastre pour l’Afrique aussi

7 avril 2022, par CAP-NCS
L’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine va avoir des conséquences sur l’Afrique. Le risque le plus évident est celui d’une crise économique et alimentaire qui risque de (…)

L’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine va avoir des conséquences sur l’Afrique. Le risque le plus évident est celui d’une crise économique et alimentaire qui risque de frapper de plein fouet le Continent. Cette invasion met aussi en lumière les ruptures politiques, notamment dans le pré carré africain de la France, qui illustrent son affaiblissement en Afrique.

Comme le souligne le site du journal Madagascar Tribune1, un défilé incessant de diplomates russes et occidentaux a eu lieu au palais présidentiel d’Anosy. Le but ? tenter d’influencer Madagascar lors du vote à l’Assemblée générale des Nations unies le 2 mars concernant la condamnation de l’invasion de l’Ukraine. En fin de compte, la Grande Ile s’est jointe aux 17 pays africains qui se sont abstenus. Si on s’attendait à ce que le Mali et la Centrafrique refusent de condamner la Russie qui est désormais leur partenaire militaire de premier plan, plus surprenant a été le vote dans le même sens du Sénégal, du Togo, du Cameroun, et de la République du Congo, ou la non-participation au scrutin du Burkina Faso ou de la Guinée. Traditionnellement ces pays étaient en symbiose avec la France, l’ancienne puissance coloniale. Quant à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) considérée comme le bras armé de la diplomatie française, elle s’est refusée à prendre position. Cela illustre la crise spécifique de l’impérialisme tricolore en Afrique.

Un ras-le-bol de l’Occident

Le fait que la moitié des pays du Continent refuse de condamner la Russie révèle un certain ressentiment vis-à-vis de l’Occident. Certains parlent même de revanche contre l’OTAN qui avait attaqué la Libye pour mettre à bas le régime de Kadhafi, lequel bénéficiait d’une popularité usurpée certes, mais bien réelle. Un agacement de voir une mobilisation importante pour l’Ukraine qui n’a jamais été de mise pour des guerres aussi meurtrières comme celles du Soudan, de l’Éthiopie ou du Cameroun. Pour certains, c’est une sorte de satisfaction de voir un homme capable de s’opposer à la puissance de l’Union européenne et des USA. De plus le comportement scandaleux du traitement des réfugiéEs africains ou asiatiques d’Ukraine et l’accueil différencié entre les UkrainienEs et les autres réfugiéEs ont mis à nu le racisme en Europe. C’est ainsi qu’une partie des dirigeants africains ont collé aux sentiments de leur population, d’autant que maints pays entretiennent désormais des relations commerciales et militaires avec à la fois la Russie et les pays occidentaux ou s’apprêtent à le faire.

Un risque économique majeur

Une prudence de bon aloi car la crise économique risque de frapper fortement le continent. Déjà, les économies africaines sortent difficilement de la crise sanitaire liée au Covid-19. La baisse de la demande mondiale entraînant une demande moindre des matières premières, le quasi-arrêt du tourisme, la fragilisation des chaînes de valeur mondiale, et la réduction de près de 40 % des IDE (investissements directs à l’étranger) ont affaibli la santé économique des pays africains.

La guerre provoquée par Poutine va avoir des conséquences pour l’ensemble des pays africains même si elles seront différenciées. Les pays producteurs de pétrole et de gaz comme le Nigeria, l’Angola ou l’Algérie vont bénéficier de la hausse des prix, mais ils risquent d’être vite rattrapés par la pénurie de produits agricoles car ils sont de gros importateurs de denrées alimentaires. Les autres pays africains tournés vers l’agriculture seront touchés par les augmentations extrêmement importantes du prix de l’énergie. Dans tous les cas, au vu de la faiblesse des trésoreries des pays du continent, les chocs risquent d’être violents pour les populations.

Déjà l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) souligne que plus d’une trentaine de pays africains sont déjà en situation de tension alimentaire. Les causes sont multiples. Il peut s’agir de conflits comme en Centrafrique, au Niger, au Tchad, dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), en Éthiopie, au Sud Soudan. Les dérèglements climatiques entraînent des sécheresses, c’est le cas au Kenya, en Somalie, dans le sud de Madagascar ou des pluies diluviennes comme au Burundi, à Djibouti, au Congo ou encore des cyclones qu’ont connus le Mozambique ou la région Est de Madagascar.

Le Programme alimentaire mondial (PAM) a tiré la sonnette d’alarme sur la situation de stress alimentaire en avril pour nombre de pays. Le risque aujourd’hui avec la guerre initiée par Poutine est une famine de grande ampleur en Afrique.

 

 

 

Les banquiers mentent sur le financement des combustibles fossiles

6 avril 2022, par CAP-NCS
Malgré leurs promesses de réduction, les plus grandes banques du monde injectent des milliers de milliards dans le pétrole, le gaz et le charbon. Le 13e rapport annuel (…)

Malgré leurs promesses de réduction, les plus grandes banques du monde injectent des milliers de milliards dans le pétrole, le gaz et le charbon.

Le 13e rapport annuel Banking on Climate Chaos met en évidence la disparité flagrante entre les engagements publics pris par les plus grandes banques du monde en faveur du climat et la réalité du financement de l’industrie des combustibles fossiles. Pour être franc, lorsque les grandes banques ont promis de réduire le financement du pétrole, du gaz et du charbon, elles ont menti.

Au cours des six années qui ont suivi l’adoption de l’Accord de Paris (2015-2016), les 60 plus grandes banques privées du monde ont financé les combustibles fossiles à hauteur de 4600 milliards de dollars, dont 742 milliards pour la seule année 2021. Les chiffres du financement des combustibles fossiles en 2021 sont restés au-dessus des niveaux de 2016, lorsque l’Accord de Paris a été signé. Est particulièrement importante la révélation selon laquelle les 60 banques dont le profil figure dans le rapport ont canalisé 185,5 milliards de dollars rien que l’année dernière dans les 100 entreprises qui font le plus pour développer le secteur des combustibles fossiles.

L’analyse mondiale la plus complète à ce jour sur le financement des combustibles fossiles a été rédigée par Rainforest Action Network, BankTrack, Indigenous Environmental Network, Oil Change International, Reclaim Finance, Sierra Club et Urgewald. Elle est approuvée par plus de 500 organisations de plus de 50 pays du monde entier.

Le financement des combustibles fossiles reste dominé par quatre banques étatsuniennes, JPMorgan Chase, Citi, Wells Fargo et Bank of America représentant ensemble un quart de tous les financements de combustibles fossiles identifiés au cours des six dernières années. JPMorgan Chase reste le pire financeur du chaos climatique au monde, tandis que JPMorgan Chase, Wells Fargo, Mizuho, MUFG (Mitsubishi UFJ Financial Group) et cinq banques canadiennes ont augmenté leurs financements fossiles de 2020 à 2021.

Alors que les marchés mondiaux du pétrole et du gaz sont secoués par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les données révèlent que JPMorgan Chase est le plus grand banquier examiné dans ce rapport pour ses relations avec le géant énergétique étatique russe Gazprom, tant en termes de totaux 2016-2021 que lorsqu’on ne regarde que l’année dernière. JPMorgan Chase a fourni à Gazprom 1,1 milliard de dollars en financement de combustibles fossiles en 2021.

http://alencontre.org/wp-content/uploads/2022/04/Banking-on-climate-chaos.jpg Le rapport comprend une chronologie qui montre comment les banques qui ont rejoint la Net-Zero Banking Alliance (NZBA, qui fait partie de la Glasgow Financial Alliance for Net Zero) l’année dernière ont simultanément financé certaines des entreprises pétrolières et gazières dont l’expansion est des plus flagrante, contribuant potentiellement à enfermer la planète dans des décennies d’émissions réchauffant le climat.

Immédiatement après le lancement de la NZBA, en avril 2021, de nombreuses banques signataires ou en passe de l’être se sont engagées dans d’énormes transactions allant totalement contre l’objectif «net zéro». On peut noter: mai 2021: 10 milliards de dollars à Saudi Aramco (Citi, JPMorgan Chase), 1,5 milliard de dollars à Abu Dhabi National Oil Co. (Citi); juin 2021: 12,5 milliards de dollars à QatarEnergy (Citi, JPMorgan Chase, Bank of America, Goldman Sachs); août 2021: 10 milliards de dollars à ExxonMobil (Citi, JPMorgan Chase, Bank of America, Morgan Stanley). Sur les 44 banques de ce rapport qui se sont actuellement engagées à financer des émissions «nettes nulles» d’ici 2050, 27 n’ont toujours pas de politique significative de non-expansion pour toutes les parties de l’industrie des combustibles fossiles.

Les plus grands climatologues du monde ont conclu que les réserves existantes de combustibles fossiles contiennent plus qu’assez de pollution par le carbone pour rompre notre «budget carbone» restant et faire passer le monde au-delà de 2 degrés Celsius de réchauffement – sans mentionner l’objectif de 1,5 degré fixé par l’Accord de Paris – et de la catastrophe climatique que cela implique.

La nouvelle Global Oil and Gas Exit List montre que l’expansion pétrolière et gazière en amont est remarquablement concentrée: les 20 premières entreprises sont responsables de plus de la moitié du développement et de l’exploration des combustibles fossiles. Banking on Climate Chaos montre que le soutien des banques à ces entreprises est également remarquablement concentré: les dix principaux banquiers de ces vingt premières entreprises sont responsables de 63% du financement des grandes banques de ces entreprises depuis Paris. Chacun de ces dix premiers banquiers s’est dit engagé à atteindre un taux net zéro d’ici 2050: JPMorgan Chase, Citi, Bank of America, BNP Paribas, HSBC, Barclays, Morgan Stanley, Goldman Sachs, Crédit Agricole, Société Générale.

Tendances sectorielles

Pétrole des sables bitumineux: De façon alarmante, les sables bitumineux ont connu une augmentation de 51% de leur financement entre 2020 et 2021, pour atteindre 23,3 milliards de dollars, le plus grand saut provenant des banques canadiennes RBC (Banque royale du Canada) et TD (Banque Toronto-Dominion).

Pétrole et gaz de l’Arctique: JPMorgan Chase, SMBC Group (Sumitomo Mitsui Financial Group) et Intesa Sanpaolo ont été les principaux banquiers du pétrole et du gaz de l’Arctique l’année dernière. Le secteur a bénéficié de 8,2 milliards de dollars de financement en 2021, soulignant que les politiques restreignant le financement direct des projets ne vont pas assez loin.

Pétrole et gaz offshore: Les grandes banques ont canalisé 52,9 milliards de dollars dans le pétrole et le gaz offshore l’année dernière, les banques américaines Citi et JPMorgan Chase fournissant le plus de financement en 2021. BNP Paribas a été le plus grand banquier du pétrole et du gaz offshore sur la période de six ans depuis l’Accord de Paris.

Pétrole et gaz par fracturation: Le fracking a vu 62,1 milliards de dollars de financement l’année dernière, dominé par les banques nord-américaines avec Wells Fargo en tête, finançant des producteurs comme Diamondback Energy et des sociétés de pipelines comme Kinder Morgan.

Gaz naturel liquéfié (GNL): Morgan Stanley, RBC et Goldman Sachs ont été les pires banquiers de 2021 pour le GNL, un secteur qui compte sur les banques pour l’aider à faire passer une série d’énormes projets d’infrastructure.

Mines de charbon: Le financement des mines de charbon est mené par les banques chinoises, China Everbright Bank et China CITIC Bank étant les pires financiers en 2021. Les grandes banques ont globalement fourni 17,4 milliards de dollars au secteur l’année dernière.

Energie charbonnière (centrale au charbon): Le financement de l’énergie du charbon est resté pratiquement inchangé au cours des trois dernières années, à environ 44 milliards de dollars – ce qui est alarmant étant donné que l’énergie du charbon doit être rapidement éliminée au cours de cette décennie et de la suivante. China Merchants Bank et Ping An Group ont mené le financement du secteur l’année dernière.

(Adapté de documents fournis par Banking on Climate Chaos par Climate & Capitalism, publié le 31 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

 

Le gouvernement Lévesque après 24 mois

6 avril 2022, par CAP-NCS
Assez rapidement après son avènement au pouvoir provincial, le PQ trébuche et tergiverse. Le bloc social que ce parti tente d’ériger est secoué par ses propres contradictions. (…)

Assez rapidement après son avènement au pouvoir provincial, le PQ trébuche et tergiverse. Le bloc social que ce parti tente d’ériger est secoué par ses propres contradictions. Les secteurs populaires, et pas seulement la gauche, sont interpellés par ce qui apparaît comme des « stop-and-go » perpétuels entre la volonté de changement et la peur de confronter les élites. Il y a aussi le contexte d’une crise économique que les experts appellent une « récession », qui marque la transition, tout au long des années 1970 et même 1980, entre la gestion keynésienne (celle de l’après-guerre) à la gestion néolibérale du capitalisme, « inaugurée » si on peut dire, par Pinochet au Chili, Thatcher en Angleterre et Reagan aux États-Unis. Le PQ qui après tout gère une administration provinciale, et qui ne dispose pas véritablement du pouvoir de l’État, est un petit joueur dans cette architecture du pouvoir. Mais au lieu de préparer l’affrontement inévitable, ce parti dominé par une nébuleuse petite et moyenne bourgeoise cherche à convaincre la population qu’il faut s’ajuster, pour ne pas dire, capituler devant ce nouvel « ordre » capitaliste. Pour Piotte, cette évolution dès 1978 permet d’observer la tentative péquiste de réaménager le statu quo, ce qui explique la démoralisation de la base militante, et laisse entrevoir, affirme Piotte « une lente hémorragie qui videra le P.Q. de ses forces vives et en effacera peu à peu ses marques distinctives ». (Introduction de Pierre Beaudet) 1

***

La victoire du 15 novembre 1976 avait engendré beaucoup d’espoirs dans la population. Un nouveau parti, guidé par des leaders prestigieux et muni d’un programme profondément réformiste, avouait un préjugé favorable aux travailleurs et promettait d’oeuvrer à la souveraineté du Québec. Mais le Parti québécois, sous la direction de René Lévesque et avec l’aide de ses deux acolytes (Jacques Parizeau pour l’économie et Claude Morin pour les relations politiques) entreprit une série de révisions malaisées, difficiles et déchirantes, qualificatifs qui font maintenant partie de la rhétorique usuelle du Parti québécois et qui sous-tendent le raisonnement suivant : nos problèmes de conscience, signes de notre probité politique, démontrent bien que nous sommes obligés et contraints par la réalité d’adopter des mesures qui contredisent les espoirs de changements que nous véhiculions lorsque nous étions dans l’opposition.

Mais quelle est cette réalité qui détermine la politique du Parti québécois ? Jacques Parizeau, dans sa récente déclaration, l’identifie à une « situation économique profondément détériorée », causée dans le monde occidental par la « crise de pétrole » et aggravée, au Canada, par une croissance des salaires plus rapide qu’aux États-Unis. Mais les propos du politicien Parizeau souffrent de nombreuses omissions : la crise est celle du système capitaliste, et la croissance du prix du pétrole, qui en est un de ses aspects, a profité non seulement aux pays producteurs, mais aussi aux grands monopoles pétroliers, d’origine surtout américaine, qui ont vu leurs profits augmenter de façon vertigineuse. De plus, l’aggravation de la crise ici ne peut être attribuée aux victoires des syndiqués canadiens car, indépendamment de la croissance relative des salaires au Canada et aux U.S.A., le Canada a toujours subi plus durement que celui-ci les crises du système capitaliste, et les régions de l’est (Québec et les provinces de l’Atlantique) en furent plus profondément affectées que les autres régions du pays. La réalité qui détermine la politique du P.Q. est donc celle d’une économie québécoise, tissée par le système capitaliste actuellement en crise et dominée par le capital américain et canadien. Ces crises, qui scandent les réorganisations du système capitaliste, entraînent la liquidation de petites et moyennes entreprises, la détérioration des conditions de vie des travailleurs et la croissance des monopoles.

La croissance des salaires

Que les salaires aient augmenté plus rapidement au Canada qu’aux États-Unis n’est qu’un indice d’une plus grande combativité syndicale au Canada, d’un mouvement syndical moins intégré au système capitaliste ici qu’aux États-Unis. Dans cette lutte pour ne pas supporter le fardeau de la crise d’un système qu’ils ne dominent ni ne contrôlent, les syndiqués canadiens durent affronter les politiques des gouvernements fédéral et provinciaux qui, quelles que soient leurs allégeances politiques, cherchèrent solidairement à aligner la croissance des salaires des travailleurs canadiens sur celle des U.S.A. Le gel des salaires est introduit par le gouvernement Trudeau en octobre 1975, peu après de nettes victoires syndicales. En 1973, les syndiqués avaient vu leur niveau de vie baisser (l’indice des prix à la consommation grimpe de 9.1% et les augmentations de salaire se stabilisent autour de 7.5%) tandis que les profits des compagnies augmentaient de façon inflationniste depuis 1970. À la fin de 1973 et au début de 1975, les syndiqués du secteur public, surtout sous l’impulsion du Syndicat canadien de la Fonction publique, obtiennent des gains salariaux importants lors de négociations avec les divers niveaux de gouvernement. Les syndiqués du secteur privé, comme ceux du Syndicat canadien des papetiers, entrent dans la lutte pour arracher les mêmes augmentations salariales que celles obtenues par leurs confrères du secteur publie. (Au Québec, le Front commun de 1972 reçoit une formule d’indexation qui semblait alors négligeable mais qui s’avéra par la suite fort importante compte tenu de la spirale inflationniste qui s’empara de l’économie nord-américaine, et les syndiqués du secteur privé, notamment à la C.S.N., menèrent des luttes, la plupart victorieuses, pour gagner, sur la base de ce précédent, des formules d’indexation qui protégeaient leur niveau de vie). Même les dirigeants des succursales canadiennes des syndicats américains doivent emboîter le pas et, bon gré mal gré, suivre leurs membres dans une politique qui contredit celle soutenue par les maisons-mères américaines. La politique de contrôle des salaires vise à briser cette combativité ouvrière en restreignant les droits de négociation2.

Certains affirmaient jadis que la grève dans le secteur public perdait l’efficacité qu’elle avait dans le secteur privé : ici, elle s’attaquait aux profits des patrons tandis que là elle permettait à l’État d’économiser les salaires normalement versés. Cette affirmation est erronée, non pas parce que les considérations sur lesquelles elles s’appuient sont fausses, mais parce qu’elle ne tient pas compte de l’ensemble des variables qui structurent le rapport de forces entre syndiqués et patronat. L’économie canadienne est dominée par des monopoles dont la stratégie est planétaire alors que les syndicats arrivent à peine à faire front commun, même au niveau provincial ou encore dans une de ses régions : la grève, dans telle ou telle usine, n’a alors qu’une portée limitée sur la croissance de tel ou tel monopole. Dans une période de crise, la marge de manoeuvre des syndiqués est encore plus réduite : les dangers de fermetures d’usines et de mises à pied s’accumulent tandis que le marché du travail, où abondent les chômeurs, fait pression à la baisse sur les salaires. Les syndiqués du secteur public n’ont pas ces entraves : la partie patronale est clairement identifiée, elle ne peut fermer ses institutions pour en ouvrir d’autres ailleurs dans le monde et, si elle peut couper des postes, elle ne peut s’attaquer radicalement à la sécurité d’emploi de ses syndiqués. De plus, la grève dans le secteur publie suscite de tels conflits sociaux et crée de tels remous dans l’opinion publique que les gouvernements, malgré les économies que cette grève leur assure, doivent intervenir rapidement pour remettre en marche les institutions affectées par l’arrêt de travail. Depuis l’obtention du droit de grève, les négociations dans le secteur public constituent la locomotive des négociations dans le secteur privé : voilà pourquoi les représentants patronaux et leur spécialistes en relation de travail réclament l’abrogation de ce droit et, ainsi, tout reviendrait comme avant : les syndiqués du secteur public chercheraient à rattraper les avantages obtenus par les syndiqués du secteur privé mais, sans moyen de pression, tandis que ceux-ci lutteraient, seuls et faibles, contre les monopoles économiques. Les gouvernements ne se sont pas jusqu’ici sentis les reins assez solides pour enlever le droit de grève à leurs employés : ils se sont battus contre son utilisation par la propagande politique et ont cherché à le limiter par diverses entraves juridiques : lois spéciales, injonctions, services essentiels, etc.

Le gouvernement Bourassa, on le sait, emboîte le pas au gouvernement Trudeau et adopte la loi 64 qui est, pour les employés du secteur public, le décalque de la loi C-73. Mais le front commun du secteur public et parapublic gagne en 1976 des augmentations salariales supérieures à celles prévues par ces législations. On ne sait, s’il avait été réélu, ce qu’aurait respecté le gouvernement Bourassa : sa propre loi 64 ou les ententes négociées. Quoi qu’il en soit, le nouveau gouvernement du 15 novembre 1976 doit choisir : assumer son préjugé favorable aux travailleurs et son désir de -souveraineté ou s’aligner sur la politique fédérale et dénoncer les clauses salariales des conventions négociées. Il opte pour le retrait de la loi 64, seule porte de sortie pour ne pas s’aliéner, au point de départ, les syndicats. Des syndiqués du secteur privé, notamment de la Fédération des Pâtes et Papiers de la C.S.N., cherchent alors, en s’appuyant sur ce précédent, à défoncer la loi C-73, mais en vain.

Lorsque le gouvernement Trudeau décide de retirer la loi C-73, il n’a pas renoncé à aligner la croissance des salaires canadiens sur celle des U.S.A. Les ministres des Finances des onze gouvernements se réunissent alors en conférence et s’entendent sur une politique salariale qui vise à freiner cette fringante locomotive que constituent les syndiqués du secteur public. La politique patronale présentée par M. Jacques Parizeau est conforme aux décisions de cette conférence et respecte la politique adoptée par le Conseil Économique du Canada (organisme fédéral de consultation, constitué de porte-parole patronaux et de leurs intellectuels universitaires, et dont se sont retirés le représentant du C.T.C. et celui des Métallurgistes unis d’Amérique au Canada) ; « Nous recommandons que le gouvernement fédéral adopte très graduellement un système permettant de rapprocher davantage les salaires de ses fonctionnaires dans chaque province à ceux des travailleurs de même rang dans le secteur privé »3. Le gouvernement péquiste défend donc la même politique que le tant honni gouvernement Bourassa, mais il espère que ses bonnes intentions et son image progressiste lui permettront de réussir ce que le gouvernement Bourassa n’a pas obtenu avec sa rhétorique agressive et ses lois spéciales : la réduction de la croissance des salaires. La politique de Parizeau est donc conforme à l’esprit de l’association économique : le Québec adoptera et administrera souverainement des politiques de négociation dictées par ceux qui contrôlent le marché canadien. Le René Lévesque de l’opposition nous promettait de civiliser le capital : le gouvernement péquiste cherche à discipliner la force de travail et à la soumettre aux aléas de la crise économique du capitalisme.

Expliquer les compromissions de l’actuel gouvernement par la seule crise économique peut empêcher de reconnaître l’essentiel : sa subordination au système capitaliste dont il subit les transformations conjoncturelles. Évidemment, dans une phase d’expansion économique, le P.Q. aurait pu maintenir son image progressiste et défendre, par exemple, au niveau salarial, une politique qui reconnaît que le gouvernement doit être le meilleur employeur, politique qui était prônée en 1968, lorsqu’elle était au pouvoir, par nul autre que la conservatrice Union nationale4.

La classe moyenne

Certains intellectuels, que je suppose politiquement proches du P.Q., soutiennent une telle politique de restriction des salaires au nom des moins bien nantis, qui auraient vu croître leur écart des salaires avec ceux de la classe moyenne dont feraient partie les syndiqués. Nous devons examiner cette assertion de plus près.

La notion de classe moyenne renvoie à une trilogie : classe supérieure (upper class), classe moyenne (middle class) et classe inférieure (lower class). Dans cette conception, la société industrialisée est posée comme un ensemble structuré par trois étages ou niveaux. Mais les critères qui permettent de distribuer les individus dans ces trois casiers varient selon les auteurs, ce qui rend difficile de savoir de qui on parle exactement lorsqu’un polémiste utilise la notion de classe moyenne sans autres spécifications. Mais cette notion ayant été utilisée dans un débat sur les politiques salariales, retenons, pour fin d’analyse, le critère par lequel on distribuerait les individus sur une échelle salariale à trois paliers. Cependant, il faudrait aussi nous dire quel est le seuil de passage d’un palier à l’autre, car si on place tous les syndiqués dans la classe moyenne, y compris ceux qui travaillent dans les manufactures à faible technologie et à haut degré d’exploitation de la main-d’oeuvre comme dans le vêtement, se retrouvent dans la classe inférieure seuls ceux qui sont couverts par le salaire minimum et l’assistance sociale. Et s’il est exact d’affirmer la croissance de l’écart de salaires entre classe inférieure et classe moyenne, il faut aussi reconnaître une telle croissance entre celle-ci et la classe supérieure ou, en d’autres mots, admettre la tendance inhérente au système capitaliste à accroître les écarts de revenus entre les moins bien nantis et les mieux nantis.

De très nombreuses et généreuses mesures étaient prévues dans le programme du P.Q. en vue de contrecarrer cette tendance, dont celle de l’indexation du salaire minimum. Le gouvernement a adopté cette dernière mesure, puis l’a amendée suite au rapport de l’économiste Fortin, rapport qui donne une caution scientifique et québécoise à une politique déjà concoctée dans les officines d’Ottawa, comme en fait foi la recommandation suivante du Conseil économique du Canada : « Nous recommandons que, dans le cadre d’une stratégie visant à réaliser le plein d’emploi, les ministres du travail des provinces où le chômage est élevé s’efforcent d’en arriver graduellement à une situation où le salaire minimum dans ces provinces ne serait pas plus élevé que dans les provinces où le taux de chômage est inférieur à la moyenne »5. Je ne discuterai pas du modèle, des variables et des données utilisées par le professeur Fortin dans son étude ; je n’en retiendrai que l’implacable logique : au nom des impératifs du marché capitaliste nord-américain, la politique salariale du gouvernement, non seulement sur le salaire minimum mais aussi dans le secteur public et privé, doit s’aligner sur celle prévalente au Canada qui doit, elle-même, être ramenée au niveau américain6.

Ce sont surtout des femmes qui sont couvertes par la loi du salaire minimum. Et les regroupements de femmes qui, tant au sein du P.Q. qu’à l’extérieur, avaient lutté pour que le gouvernement donne suite aux promesses de son programme, reçurent comme un soufflet le recul gouvernemental sur l’indexation qui s’ajouta aux rebuffades accumulées sur trois demandes essentielles : garderies, congés maternité et droit à l’avortement libre et gratuit pour celles qui veulent y recourir. René Lévesque peut bien manifester son plaisir lors du dépôt de l’étude menée sous l’égide du Conseil du statut de la femme, mais on peut prévoir dès maintenant les suites qui lui seront données : le Conseil des Ministres, dont la conscience sera tourmentée, n’adoptera aucune recommandation qui heurterait un secteur important de l’opinion publique, qui aurait des incidences financières tangibles ou qui irait à l’encontre des lois du marché capitaliste canadien et américain.

Une autre mesure, promise par le programme du P.Q., aurait assuré aux travailleurs non syndiqués une meilleure protection et de meilleurs revenus : la sectorialisation des négociations. Et cette promesse a été le principal argument de Jean Gérin-Lajoie, directeur du district 5 des Métallurgistes unis d’Amérique, pour convaincre ses troupes d’appuyer le P.Q. et pour entraîner la F.T.Q. à collaborer avec le nouveau gouvernement. Mais cette mesure ne sera jamais concrétisée, pour les mêmes raisons que celles invoquées contre l’indexation du salaire minimum, à moins évidemment qu’une telle politique soit adoptée au Canada et aux États-Unis ! Cela, Monsieur Gérin-Lajoie le sait fort bien, même s’il continue d’afficher la même adhésion quasi inconditionnelle au P.Q.

Le message est donc clair : Québec comme Ottawa veut réaligner les salaires des syndiqués du secteur public sur ceux qui prévalent dans l’entreprise privée et contraindre les travailleurs de ce secteur de se subordonner à la politique salariale américaine qui, elle aussi, Carter vient de le réaffirmer, vise à limiter la croissance des salaires. Mais un autre motif est souvent invoqué par Ottawa et Québec pour donner une allure progressiste à leur politique salariale : les argents ainsi économisés pourraient servir à l’établissement d’un régime de revenu familial (ou minimum) garanti. Mais un tel régime permettrait-il réellement d’accroître les revenus de la classe inférieure et reposerait-il sur un système d’impôt et de taxation réellement progressiste où l’upper class serait plus pénalisée que la middle class et celle-ci, plus que la lower class ? Monsieur Fortin, qui propose lui aussi ce régime dans son rapport, devrait reprendre ses savantes analyses pour nous démontrer qu’il serait compatible, non seulement avec la tendance inhérente du système capitaliste à l’agrandissement des écarts de revenus, mais aussi avec le mode de fonctionnement du marché capitaliste canadien et américain.7 En l’absence, et pour cause, d’une telle démonstration, les syndiqués du secteur public et parapublic n’accepteront pas facilement de renoncer à leurs gains et de se serrer la ceinture au nom d’une vague et trompeuse promesse de revenu familial garanti.

L’association souveraine

Certains intellectuels demandent aux syndiqués du secteur public d’abandonner leurs revendications au nom de l’intérêt national : le peuple du Québec a élu pour la première fois dans son histoire un gouvernement souverainiste et l’étape cruciale du référendum approche à grands pas : il ne faudrait pas que les syndiqués, pour des objectifs bassement salariaux, entreprennent des luttes qui entraveraient la marche du Québec vers l’accession à la souveraineté. Mais on sait que la souveraineté défendue dans le programme du P.Q. a été fortement diluée par le tandem Lévesque-Morin : la souveraineté est couplée à l’association économique (libre circulation des marchandises, des capitaux et des travailleurs au sein des frontières canadiennes ; barrières tarifaires communes ; monnaie commune) et au pacte militaire dominé par le Pentagone (OTAN et NORAD). La souveraineté est donc limitée : la participation des Québécois à une éventuelle guerre de l’OTAN et du NORAD serait décidée ailleurs qu’ici ; des politiques aussi circonscrites que celles du salaire minimum dépendraient de cet autre gouvernement souverain qui loge à Ottawa. Mais il y a plus : le mandat qu’obtiendrait le gouvernement péquiste serait celui de négocier la souveraineté-association. Or qui dit négociations dit compromis : la demande initiale n’est toujours que le point de départ d’un processus d’échanges entre les parties pour en arriver à définir un terrain d’entente commun. Souveraineté-association d’une part et fédéralisme peu renouvelé d’autre part : l’issue négociée se retrouverait donc dans un statut particulier, plus ou moins large ou restreint selon le rapport de forces entre les parties. Les dirigeants péquistes pourront toujours menacer la partie adverse, si elle n’accepte pas la proposition de souveraineté-association, de retourner vers le peuple et de lui demander un mandat plus exigeant (réaliser la souveraineté pleine et entière ou, selon l’hypothèse de Rodrigue Tremblay, la souveraineté-association avec les U.S.A.), mais cette menace fera sourire plus d’un et ne sera guère prise au sérieux par la partie adverse.

Certains, comparant la lutte entre péquistes et fédéralistes à une partie d’échecs, affirment Que le gouvernement a eu raison de tenir compte des sondages d’opinion qui accordaient la victoire aux adversaires du souverainisme. Mais cet argument a peu de poids pour ceux Qui, de quelques centaines au début des années ‘60, sont devenus des centaines de milliers aujourd’hui et qui, par leur travail inlassable, ont porté le P.Q. au pouvoir : ils savent, par la pratique, que l’opinion publique peut être transformée, et l’élection de leur parti avait comme objectif premier de permettre l’utilisation de cette nouvelle plate-forme, le pouvoir gouvernemental, pour réaliser cette transformation. De plus, obtenir un mandat de 50% plus un des voix pour « négocier la souveraineté-association » n’a guère plus de poids auprès de l’autre partie que recueillir 40% de votes en faveur de la souveraineté-association. L’un ou l’autre mandat se compare dans le rapport de forces avec Ottawa. La victoire au référendum déterminera en grande partie le vainqueur aux élections qui suivront : une majorité de non aurait signifié la victoire du Parti libéral de Ryan, prélude à la défaite électorale du Parti de Lévesque : cela, Robert Bourassa, qui savait faire preuve de roublardise, l’a bien perçu.

Le P.Q. a le goût du pouvoir ? Mais ce n’est pas lui qui est au pouvoir ; ce sont les élus, en fait le Conseil des Ministres, sur lesquels les militants, qui ont oeuvré à leur élection, n’exercent aucun contrôle. Depuis le 15 novembre, la lutte, qui opposait les partisans des valeurs technocratiques et partisans des valeurs participationistes8 a trouvé son issue : le programme du P.Q. n’est pas, dit Lévesque, un programme de gouvernement. Le gouvernement, c’est le Conseil des Ministres dont chacun a été nommé à son poste par le P.M. lui-même. On peut toujours rétorquer que le Conseil des Ministres est sous la dépendance de l’assemblée législative, mais chacun sait que l’Assemblée Nationale est devenue beaucoup plus une salle de spectacles politiques qu’une instance législative. Le Conseil des Ministres décide : les porte-parole de l’opposition critiquent : les députés se placent devant la caméra de télévision. Il y a donc là plus de critiques qu’au sein du P.Q. – où les militants n’osent à peine exprimer ouvertement leurs désaccords de crainte de nuire au Parti et à ses déjà vieux idéaux – mais l’opposition n’y exerce pas un poids déterminant sur les décisions du Conseil des Ministres.

La réelle opposition vient de ceux qui détiennent le pouvoir économique, même lorsqu’ils ne sont pas directement représentés au Conseil des Ministres. Après la victoire du P.Q., il y eut une débauche de réunions patronales devant lesquelles les ministres paradaient, cherchant à convaincre les tenants du pouvoir économique que les réformes et la souveraineté-association prônées par le P.Q. ne contredisaient pas leurs intérêts. Les bourgeois, qui ont appris les bonnes manières, écoutaient poliment et applaudissaient froidement. Certains ministres se sont alors révoltés de ces réceptions glaciales, accusant le patronat du Québec de lâcheté nationale, mais ils durent, eux aussi, apprendre à se comporter de façon plus civilisée. Les hommes d’affaires, réalistes, préfèrent les actes aux paroles bien intentionnées, et ils les ont obtenus : les budgets de Parizeau, les plus conservateurs depuis Duplessis ; une politique salariale, dans le secteur public comme sur le salaire minimum, conforme aux demandes patronales ; la dilution progressive de l’option souverainiste. Car le capital américain et canadien, qui domine non seulement le Canada mais aussi le Québec, n’a jamais acquiescé à l’idée de souveraineté. La fraction québécoise de ce capital, celle « dont la base d’accumulation est d’abord québécoise et qui s’appuie principalement sur l’État provincial pour défendre ses intérêts »,9 fraction qui est donc constituée d’origines ethniques diverses, défend des intérêts similaires à ceux, par exemple, de son vis-à-vis albertain : non pas la souveraineté, mais la décentralisation de pouvoirs d’Ottawa aux provinces.

Évidemment, au Québec, cette fraction, pouvant s’appuyer sur le mouvement de libération d’une nation dominée, possède la force nécessaire pour être plus revendicatrice et, même, aspirer à un statut particulier. Le réseau francophone de la bourgeoisie canadian, du moins sa frange grande-bourgeoisie, ne semble manifester que refus de tout projet souverainiste10. Et on peut bien mettre ensemble des dirigeants francophones de fragiles P.M.E11. leur ajouter les dirigeants des grandes institutions coopératives et crémer le tout par les managers des appareils économiques d’État, mais on doit reconnaître que ce réseau est si dépendant du capital canadian et américain qu’il ne peut assumer un projet pleinement souverainiste. À l’exception d’individus, les bourgeois et managers oeuvrant au Québec partagent des options constitutionnelles qui varient d’un fédéralisme plus ou moins renouvelé à un statut particulier plus ou moins large. D’ailleurs, ils ne s’en cachent pas : ils le proclament, soit directement soit par l’intermédiaire de leurs divers porte-parole. C’est devant ce pouvoir économique que le gouvernement péquiste a courbé l’échine et s’est agenouillé.

Mais on ne peut obéir à deux maîtres à la fois et le gouvernement péquiste, par sa politique salariale et par son recul sur la question nationale, s’attaque aux intérêts économiques et politiques du courant social qui l’a porté au pouvoir. Plusieurs observations et enquêtes révèlent la forte présence francophone de ce que Céline St-Pierre nomme la nouvelle petite-bourgeoise12 dans le mouvement souverainiste québécois, du lointain R.I.N. au P.Q. actuel. Deux explications, qui se complètent, rendent compte de cette prédominance.

La base sociale du mouvement souverainiste

Le mouvement indépendantiste origine et se développe dans les pores de la Révolution tranquille qui, nous devons le reconnaître, participe d’une tendance qui déborde les frontières du Québec : l’extension et la réorganisation du système scolaire ; politiques de santé et de sécurités sociales dominées par Ottawa et dont les grandes lignes sont les mêmes dans les dix provinces ; gouvernements provinciaux qui, comme celui de Lougheed en Alberta, se donnent des instruments économiques pour développer l’industrie sur leurs territoires. Le contenu des réformes est donc semblable dans les dix provinces, même si elles engendrent deux effets spécifiques au Québec. Le clergé, comme élite intellectuelle dominante, se voit remplacé, lors de la réorganisation des appareils scolaires, de santé et de sécurités sociales, par une élite laïque. Or le nationalisme du premier était surtout culturel – protéger la « race canadienne-française et catholique d’un océan à l’autre» – et acceptait le lien fédéral, le pacte confédératif, même s’il en interprétait la constitution dans un sens largement autonomiste. Le nationalisme de la nouvelle petite-bourgeoise vise la souveraineté, c’est-à-dire l’extension des appareils d’État qui lui assurent la majorité de ses emplois : le mini-État du Québec13. Ce nationalisme est fortifié par les entraves mises à l’accession de la nouvelle petite-bourgeoise au secteur privé. Pourtant, les universités francophones fournissent une foule de postulants aux postes de la nouvelle petite-bourgeoise, mais ils se retrouvent sur un marché sursaturé de chômeurs. L’État québécois ne peut, faute de moyens financiers, élargir ses appareils et créer de nouveaux emplois ; le secteur privé, comme le démontraient les études de la Commission B. &B., privilégie nettement les titres scolaires des Québécois, d’origines autres que francophone, qui se sont identifiés puis assimilés à la minorité anglophone. La loi 101 prend un sens, même si elle ne s’y réduit pas, à la lumière des intérêts économiques de cette classe : réduction de l’appareil scolaire anglophone au profit de l’appareil scolaire francophone ; déclin de la minorité anglophone, qui non seulement ne pourra plus intégrer les autres minorités ethniques, mais qui se voit coupée – la perspective de Laurin ayant prévalu sur celle de Lévesque – de tout apport anglophone14. Évidemment, la loi 101 est moins contraignante que la politique que défendait le R.I.N., mais le compromis fut imposé au mouvement indépendantiste dès la fondation du P.Q. : le congrès, sommé de choisir entre l’unilinguisme et Lévesque, opta avec une faible majorité pour celui-ci. Et le bill 1, en devenant la loi 101, dut faire certains sacrifices sur l’autel du pouvoir économique : les entreprises ne sont pas contraintes de franciser leurs cadres et administrateurs : elles sont incitées à recruter et à promouvoir des Québécois, formule plus faible que l’incitation à la promotion des francophones de la loi 22 des Libéraux.

Le souverainisme est fortement marqué de valeurs culturelles, car la langue et la culture constituent, pour une large proportion de la nouvelle petite-bourgeoise, leurs principaux instruments de travail : « Plus que tout autre groupe ou couche sociale, les intellectuels, en particulier les professeurs et les fonctionnaires, ont nettement intérêt à maintenir et à consolider l’identité nationale puisque leur principal capital est culturel (maîtrise de la langue, connaissance de l’histoire politique, sociale et littéraire, etc.) et que celui-ci ne peut être mis en valeur que sur le marché national. Pour ceux-ci, la défense d’une langue et d’une culture est indissociable de la défense d’un métier et d’un marché : ce qui leur confère une qualification, c’est en fait la connaissance de la langue et aussi la nationalité »15.

Le gouvernement péquiste contredit donc l’espoir souverainiste du mouvement social qui l’a porté au pouvoir et, par sa politique salariale, s’attaque, non seulement aux intérêts économiques de l’ensemble des travailleurs, mais aussi à ceux de cette importante portion de la nouvelle petite-bourgeoise qui est syndiquée dans le secteur public et parapublic. Il n’y aura sans doute pas de scissions profondes au sein du P.Q. : le pouvoir est un fort coagulant et il est difficilement supportable pour un militant de reconnaître que son parti est devenu le miroir de ses illusions. Car comment accepter que le choix se situe entre statut particulier large, au nom de la souveraineté-association, et fédéralisme décentralisé, au nom du statut particulier (dernière déclaration de Claude Ryan) ? Entre un gouvernement québécois qui doit adopter certaines réformes pour soutenir son image progressiste et un parti libéral qui y serait contraint par les luttes populaires et syndicales qu’il ne saurait aussi bien canaliser ? Entre un parti québécois qui affirme sa «sympathie pour les travailleurs» et le parti libéral dirigé par ce Ryan qui, comme son prédécesseur Robert Bourassa, affirmait dans les éditoriaux du Devoir sa sympathie pour la social-démocratie ? Après tant d’efforts, le militant indépendantiste se voit confronté à une alternative étroite et sans risques : le réaménagement plus ou moins grand du statu quo social et national. Il est compréhensible que, après de si nombreuses années d’espoir et de militantisme, cette démoralisante alternative ne s’impose que lentement et douloureusement à la conscience des militants de la souveraineté. Aussi, plus qu’une scission, il faut prévoir une lente hémorragie qui videra le P.Q. de ses forces vives et en effacera peu à peu ses marques distinctives.


1 Ce texte de Jean-Marc Piotte a été publié dans le Devoir des 13,14 et 15 novembre 1978. Piotte a été rédacteur de Parti Pris dans les années 1960, puis fondateur-rédacteur de Chroniques, une revue partageant en gros les objectifs des Cahiers du socialisme et donc participant au grand débat sur la question nationale auquel les Cahiers ont consacré tant d’énergie.

2 Laxer, James et Robert, Le Canada des Libéraux. Éd. Québec/Amérique, 1978, p. 135 et ss.

3 Recommandation n˚ 16, Vivre ensemble (une étude des disparités régionales). Conseil économique du Canada, 1977, p. 247.

4 Piotte, Jean-Marc, Le syndicalisme de combat. Éd. coop. Albert St-Martin, 1977, p. 110. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT.]

5 Recommandation n˚ 15, Vivre ensemble (une étude des disparités régionales). Conseil économique du Canada, 1977, p. 247.

6 Notamment, pp. 91 et 92 du Rapport.

7 Michel Pelletier, « La nouvelle politique sociale du gouvernement fédéral », Le Devoir, 25 et 26 octobre 1978.

8 Murray, Vera, Le Parti québécois, HMH, 1976, 242 p.

9 Bourque, Gilles, « Le Parti québécois dans les rapports de classe », Politique aujourd’hui, nos 7-8 (1978), p. 87, et, avec Anne Legaré, Québec, une question nationale au centre impérialiste, Maspero, 1979. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT]

10 Niosi, Jorge, « La nouvelle bourgeoisie canadienne française », Les cahiers du Socialisme, n˚ 1 (printemps 1978) : 5-50.

11 Raynauld, André, La propriété des entreprises au Québec (les années ‘60). P.U.M., 1974, 160 p.

12 St-Pierre, Céline, « De l’analyse marxiste des classes sociales dans le mode de production capitaliste » Socialisme québécois, n˚ 24 (1974) : 9-33. Au niveau économique, la nouvelle petite-bourgeoisie est constituée des travailleurs salariés employés à l’organisation et à l’encadrement du travail : contremaîtres et superviseurs ; assistants-gérants et cadres administratifs des secteurs privé et nationalisé. Aux niveaux politique et idéologique, elle est constituée de ceux qui assurent l’entretien de la force de travail et son assujettissement idéologique : enseignants, journalistes, écrivains, cinéastes… La nouvelle petite-bourgeoisie n’est pas homogène, la plus grande division étant celle qui sépare, d’une part, administrateurs et cadres, et, d’autre part, administrés, pour la plupart, syndiqués. Ce fractionnement est sans doute la base sociale de la lutte, décrite par Véra Murray, entre porteurs de valeurs technocratiques et porteurs de valeurs participationistes. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT.]

13 Sur toute cette question, lire la remarquable étude de Hubert Guindon, « La modernisation du Québec et la légitimité de l’État canadien », Recherches sociographiques, vol. 18, n˚ 3 (1977). 337-366.

14 Caldwell, Gary, « L’histoire des « possédants » anglophones au Québec », Anthropologies et Sociétés, vol. 2, n˚ 1, (1978) : 167-182.

15 Fournier, Marcel, « La question nationale : enjeux et impasses » dans La chance au coureur (Jean-François Léonard éd.). Éd. Nouvelle Optique, 1978, p. 179. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT.]

 

Bonnet blanc, blanc bonnet ? Les programmes de Zemmour et Le Pen décryptés

5 avril 2022, par CAP-NCS
Avec des partis caméléons comme le Rassemblement national (ex-Front national), il est nécessaire de ne pas se borner à la lecture ponctuelle d’un programme électoral pour (…)

Avec des partis caméléons comme le Rassemblement national (ex-Front national), il est nécessaire de ne pas se borner à la lecture ponctuelle d’un programme électoral pour saisir leur projet. D’ailleurs, dans aucun pays où elle est parvenue au pouvoir, l’extrême droite n’a jamais annoncé explicitement ce qu’elle ferait de ce pouvoir.

Pour autant, la course à laquelle se livrent Eric Zemmour et Marine Le Pen peut être, en partie, éclairée par la lecture de leur programme présidentiel respectif. Cette lecture permet en particulier de montrer que, contrairement à ce que suggère l’idée d’un recentrage de Marine Le Pen par rapport à un Zemmour qui serait plus « radical », il n’y a pas de divergence idéologique fondamentale entre les deux candidat-es mais essentiellement des différences de tactique électorale, liées à un ancrage social et des objectifs distincts.

***

Leur première divergence réside dans la forme. Reconquête, le nouveau parti d’Éric Zemmour, publie, par petits paquets à partir de janvier 2022, un ensemble de vignettes thématiques listant des mesures, d’abord sur la justice, l’immigration et l’économie. Son programme complet est dévoilé mi-mars, avec 73 pages détaillant des champs de reconquête : l’identité et la souveraineté, l’excellence et la prospérité, l’art de vivre et la fraternité. Du côté de Marine Le Pen, ses « 22 mesures pour 2022 » sont sorties début février à l’occasion du meeting de Reims. Le programme est plus sobre que les 174 mesures de 2017. Pour détailler certaines thématiques (immigration, famille, défense, outre-mer, défense des animaux, tourisme etc.), des cahiers sont publiés, souvent à l’occasion d’un déplacement de la candidate.

Avec son discours outrancier, raciste et sexiste à souhait, Éric Zemmour enthousiasme les décomplexés de la droite extrême et des extrêmes-droites. Selon ses partisans, Marine Le Pen aurait abandonné les « fondamentaux ». De quoi sont faits ces supposés renoncements ? Jean-Yves Le Gallou n’a de cesse de critiquer la « pasteurisation » du RN : conformisme par peur d’être « diabolisé », refus de soutenir les militants plus radicaux, comme les Identitaires, non engagement sur les sujets dits sociétaux, refus de remettre en cause frontalement le « pouvoir des juges », de reconnaître le « Grand remplacement », de prôner la « remigration » et d’affirmer la non-compatibilité de l’Islam avec la France (voire l’Europe).

 

Au centre de leur programme : xénophobie et islamophobie

En matière d’immigration, d’ « islamisme » et de sécurité, fondamentaux des fondamentaux, les propositions d’Éric Zemmour n’ont pourtant rien d’originales. Le triptyque est maintenu chez Marine Le Pen et forme même les trois premières mesures de son programme.

Peine plancher, « perpétuité réelle », abaissement de la majorité pénale à 16 ans, suppression des allocations familiales et sociales pour les parents de mineurs délinquants, expulsion des étrangers délinquants, places de prison supplémentaires, présomption de légitime défense pour les forces de l’ordre… Éric Zemmour et Marine Le Pen ne se distinguent pas. Suppression du droit du sol, fin du regroupement familial, limitations du droit d’asile et de la régularisation des étrangers en situation irrégulière, sélection des étudiants étrangers, durcissement des conditions de naturalisation, suppression des prestations de solidarité pour les étrangers, expulsion systématique des clandestins… Zemmour comme Le Pen cherchent à aggraver les attaques contre les immigrés.

Le programme d’Éric Zemmour détaille comment il faut « renouer avec l’assimilation pour refaire des français » : internats d’excellence pour les meilleurs élèves du secondaire, blouse à l’école, loi sur les prénoms, service militaire et interdiction du voile islamique dans l’espace public. Marine Le Pen ne le rejoint que sur le port de l’uniforme au primaire et au secondaire, dans sa volonté de « rétablir l’excellence éducative à la française » (cahier thématique du RN sur l’école). Leurs analyses se confondent. Il est difficile de distinguer les introductions suivantes, issue l’une du programme d’Éric Zemmour (« arrêter l’immigration pour préserver notre identité »), l’autre du cahier thématique de Marine Le Pen sur le contrôle de l’immigration :

« Dans les années 1970, des choix politiques aux conséquences dramatiques ont été faits par les gouvernements successifs en matière d’immigration. Ils ont troqué une immigration de travail pour une immigration de peuplement, ils ont remplacé l’idée fondatrice de l’assimilation par le concept flou d’intégration et ils ont ouvert les vannes de l’immigration sans jamais demander son avis au peuple, et ce alors que cela ne correspondait ni aux besoins ni aux désirs du pays » (Eric Zemmour).

« L’absence de maîtrise de l’immigration depuis des décennies a conduit à ce que l’assimilation des étrangers présents sur le sol national devienne impossible. Elle a conduit au communautarisme, au séparatisme. De plus en plus de personnes vivant en France ne veulent pas vivre selon les mœurs françaises, ne reconnaissent pas la loi française et parfois veulent imposer leurs modes de vie à leurs voisins, à l’école, au travail, dans les services publics, dans l’espace public » (Marine Le Pen).

Marine Le Pen l’affirme même depuis longtemps : sa toute première mesure présidentielle sera un référendum pour modifier la Constitution. Elle veut y intégrer des dispositions sur le statut des étrangers et sur la nationalité, afin de faire prévaloir son projet de futur droit national sur le droit international. En modifiant la « hiérarchie des normes de droit » et en introduisant des mesures de discrimination dans la Constitution, Marine Le Pen prétend ne plus avoir besoin de s’attaquer frontalement à la Cour européenne des droits de l’Homme. Eric Zemmour propose de « mettre fin au gouvernement des juges »… en modifiant la Constitution et en favorisant l’usage du référendum. L’équipe de Marine Le Pen a déjà rédigé le projet de loi référendaire.

Le projet de réforme de la Constitution de Marine Le Pen prévoit aussi de « limiter l’accès à la nationalité à la seule naturalisation sur des critères de mérite et d’assimilation ». Sa nouvelle constitution empêchera l’interdiction de « la célébration de Noël en installant des crèches ou des sapins dans les lieux publics » mais aussi que « des sites soient défigurés par des installations telles que des éoliennes ». Elle « mettra un terme à l’enseignement de la langue et de la culture d’origine qui freine ou empêche l’assimilation, garantira que les 44 000 monuments historiques et les lieux de culte appartenant aux communes ou à l’État seront correctement entretenus ».

Arriver à caser, au sujet du statut des étrangers et de la nationalité : le refus des éoliennes, l’obsession des crèches et des sapins de Noël, les langues étrangères et la protection du patrimoine architectural… le tour de force est proprement zémmourien. Mais le projet est bel et bien lepéniste.

À lire son programme, on peine à trouver où Marine Le Pen renoncerait aux « fondamentaux ». Mais Jean-Yves Le Gallou a l’explication : ce serait grâce à Eric Zemmour. « Il a remis les thèmes immigration et insécurité dans le débat : il a réveillé Marine Le Pen qui a été plutôt efficace ces derniers moins » (Monde & Vie n° 1006, janvier 2022). Au RN de Marine Le Pen, on estime ne plus avoir besoin de « parler fort, parler dur, parler sans nuance pour pouvoir se faire entendre (…). Désormais, le constat est acquis, il faut convaincre de la méthode » [Marine Le Pen, dépêche AFP, octobre 2021]. Eric Zemmour et ses troupes sont restés à l’époque du « Front national, il y a trente ans ». Pour eux, Marine Le Pen « a peur des mots, aujourd’hui » (Remigration, Grand Remplacement). Ils ne la croient pas capable d’avoir « le courage d’agir demain » (Jean-Yves Le Gallou, cité par Breizh info, le 24 mars). Eric Zemmour et ses troupes font de l’agitation. Marine Le Pen évite les débordements trop outranciers pour rassurer sur le sérieux de son projet politique.

Marine Le Pen le reconnaît : « Sur les mesures à mettre en œuvre, sur l’immigration, contre l’insécurité… il [Eric Zemmour] n’apporte pas une grosse plus-value, parce qu’énormément de ses propositions sont similaires aux nôtres, sauf celles qui sont inutilement blessantes, inutilement violentes à l’égard des personnes, comme par exemple sa proposition sur les prénoms » (Marine Le Pen sur Brut mars 2022). Pour faire tomber les réticences à voter Rassemblement national, Marine Le Pen est prête à donner l’apparence d’un discours apaisé. Quoi de mieux qu’Eric Zemmour et ses cohortes de fachos bon teint, pour apparaître, sans trop d’effort, raisonnable et modérée ?

Sur la question de l’islam, elle manœuvre ainsi plus habillement. Dès 2010, dans le quotidien Présent, Marine Le Pen indiquait faire le choix de la « laïcité », plutôt que de la « croisade », pour « lutter contre l’islamisation ». En 2016 sur TF1, elle affirmait que l’Islam pouvait être compatible avec la République. En 2022, elle a le sentiment « qu’il [Eric Zemmour] est dans une forme de guerre des religions contre l’islam » (entretien sur Brut). Ce faisant, elle rejoint aussi bien le très catholique Sébastien Trejo (un ancien de l’Action française, proche d’Alain Soral et partisan d’une forme de sécession communautaire) – qui se demandait dans un entretien pour l’Academia christiana, « est-ce que nous voulons une guerre civile, comme le propose Eric Zemmour ? Qui va la faire ? » ; que Patrick Buisson, relativement proche de Zemmour – qui précisait son « différend avec Éric Zemmour » sur TV Liberté en mai 2021 :

« L’objectif, contrairement à certains, c’est la conquête du pouvoir. Vous n’arriverez pas à la conquête du pouvoir si vous laisser prospérer l’idée que l’arrivée du camp national au pouvoir entraînera une guerre civile avec les musulmans, parce qu’une bonne partie des français ne voteront pas pour vous par peur du chaos ».

Avec sa troisième mesure, Marine Le Pen se contente simplement – si l’on peut dire – de vouloir « éradiquer les idéologies islamistes et l’ensemble de leurs réseaux du territoire national ». De son côté, Éric Zemmour détaille, dans son chapitre sur l’assimilation, comment mettre un terme à « l’islamisation du pays » : interdiction du foulard dans l’espace public, interdiction de mosquées (« imposantes » précise-t-il) et « fermeture définitive des lieux de promotion du djihad ».

Sur la base ce mot-épouvantail par excellence, le flou de la mesure reviendrait à interdire le « zèle religieux » et fermer toute mosquée… de toute façon généralement non construite. Éric Zemmour avance des mesures discriminatoires pour stigmatiser les musulman-es. Ses louanges de l’assimilation, pour justifier qu’il accepterait tous les français sans distinction « d’origine, de religion ou de couleur de peau », témoignent d’une conception réductrice de « L’Identité » française. Sa vision nationaliste étriquée pousse en dernier ressort à la xénophobie, où la figure du musulman prend la forme parfaite de l’étranger honni.

Marine Le Pen est-elle si éloignée que cela ? Certes, dans le cadre de sa campagne présidentielle, elle pose pour un selfie, souriante, au côté d’une jeune fille voilée. Mais quand on martèle que les musulmans sont victimes d’un « racisme imaginaire et de persécutions supposées » (citation de Pascal Bruckner dans le Cahier d’action du RN, « Face au séparatisme islamique », 2020), l’extension du concept d’ « islamiste », un autre mot-épouvantail, pourrait être bien utile pour « éradiquer » celles et ceux qui dérangent. Gérald Darmanin nous en a déjà donné un petit aperçu démocratique avec la dissolution du CCIF.

 

Politique réactionnaire à tous les étages

Autre thème supposé de renoncement chez Marine Le Pen : les sujets considérés comme « sociétaux ». Éric Zemmour mentionne spécifiquement le refus de « la PMA sans père », l’interdiction des « transitions sexuelles pratiquées sur les mineurs », le refus du « genre » pour ne « reconnaître que la notion de sexe », dans son chapitre sur le soutien aux familles, « socle de la transmission et de la solidarité ». C’est avec cet esprit réactionnaire que Zemmour s’attaque à la « marchandisation du corps et de la reproduction » en refusant les « expérimentations transhumanistes » et en revendiquant l’interdiction « réelle » de la GPA (pratique déjà interdite en France et dont les débats ne concernent que le droit des enfants nés à l’étranger par GPA).

Ces thématiques sont arrivées tardivement dans son programme. Le thème rassembleur des droites serait « par excellence » l’immigration (échanges entre Paul-Marie Coûteaux et Éric Zemmour dans le Nouveau conservateur en juin 2021). Mais au-delà de la centralité de « l’immigration et de l’identité », la candidature d’Éric Zemmour est l’expression politique de la Manif pour tous, neuf ans après. Il a, en effet, été rejoint par un courant catho-souverainiste conservateur, allant du Mouvement conservateur (ancien Sens Commun) et Via (ancien Parti chrétien démocrate), aux proches de Marion Maréchal issus du RN.

Consciente que ces thématiques divisent, Marine Le Pen, en lien avec sa mesure 11 sur la mise en place du référendum d’initiative citoyenne, propose un « moratoire de trois ans sur les sujets sociétaux ». Elle précise qu’il « n’empêchera pas la stricte application de la loi », concernant la GPA. Marine Le Pen refuse de « reconnaître la filiation des enfants nés à l’étranger par GPA » (cahier thématique sur la famille). Si Marine Le Pen rappelle que la PMA sans père est un « mensonge d’État » (Brut, mars 2022), son projet vise, dans l’immédiat, à ne pas cliver outre-mesure. Les débats sont remis à plus tard.

Jordan Bardella, son jeune et fidèle lieutenant, juge que les questions « sociétales » ne sont pas des « préoccupations quotidiennes pour les français ». Il les considère cependant comme « essentielles pour la définition de notre civilisation » (L’Incorrect n° 50, janvier 2022). « Personnellement opposé » au mariage pour tous, le vice-président du RN conçoit la difficulté de revenir sur cet actuel acquis. Mais son discours est similaire à celui de La manif pour tous : la PMA pour toutes ouvre la porte à la GPA. Bardella conclut enfin sur la résistance au transhumanisme, « défi principal (…) à surmonter – mis à part l’immigration ». L’entretien avait alors fort plu au Salon beige, site internet de référence pour la cathosphère pro-zemmour.

Sur la question de l’IVG, ni Eric Zemmour, ni Marine Le Pen ne montrent de réelles accointances avec le mouvement « pro-vie », tout en s’opposant à l’allongement du délai d’intervention. Pour rassurer les plus intransigeants, le Salon Beige avait listé un ensemble de propos de Zemmour venant « tempérer » sa position. Dans ses précédents programmes, Marine Le Pen prévoyait le déremboursement des avortements multiples pour s’opposer à « l’avortement de confort ». Depuis dit-elle :

« J’ai bien vu que ça avait beaucoup choqué quand j’avais évoqué à l’époque ce terme (…) d’avortement de confort. (…) Mais je pense qu’à partir du moment où ça crée, en fait, une ambiguïté sur l’accès à l’IVG… j’ai souhaité retirer ça de mon projet » (Brut, mars 2022). Avec des mesures spécifiques pour les familles monoparentales (doubler le soutien aux mères isolées élevant des enfants tout en renforçant les contrôles pour éviter les fraudes), Marine Le Pen est plus ancrée dans le réel qu’Éric Zemmour.

Cette question recoupe des clivages à l’œuvre chez les nationalistes depuis plusieurs décennies. Au début des années 2000, Christian Bouchet, fine-fleur des nationalistes-révolutionnaires, aujourd’hui soutien affirmé de Marine Le Pen, se demandait si elle n’était pas « l’avenir du mouvement national ». Chose amusante, il citait à l’époque Éric Zemmour dans le Figaro, pour justifier la position de Générations Le Pen, le courant organisé par Marine Le Pen : « laisser le FN dans les mains d’un Gollnisch ou d’un Antony, c’est permettre au Système de se pérenniser ». Au contraire, Marine Le Pen et ses soutiens (Louis Aliot, Jean-Lin Lacapelle, Bruno Bilde…) voulaient «  »dédiaboliser », moderniser, affirmer la crédibilité du FN et renforcer ses relais dans la société civile (…) La guérilla des anciens contre les modernes a déjà commencé, et Romain Marie et ses zouaves pontificaux sont déjà montés au créneau » (Résistance, novembre 2022).

Aujourd’hui Bernard Antony, soutien d’Éric Zemmour mais prêt à voter Marine Le Pen au second, reprend ses accents de Romain Marie, son pseudonyme, pour s’indigner de la « vigilance laïcarde » de Marine Le Pen (Communiqué du président de Chrétienté-Solidarité et directeur de la revue Reconquête, février 2022). Celle-ci avait eu le malheur de voir derrière Éric Zemmour « toute une série de chapelles qui, dans l’histoire du FN, sont venues puis reparties, remplies de personnages sulfureux. Il y a les catholiques traditionalistes, les païens et quelques nazis » [Marine Le Pen dans Le Figaro, février 2022]. Mettre sur un même plan, païens et catholiques traditionnalistes, c’est insupportable pour Romain Marie.

En matière de famille, le programme en 22 mesures de Marine Le Pen présente des mesures natalistes qui portent essentiellement sur le soutien économique aux « familles françaises », éléments que reprend aussi Éric Zemmour. La politique en matière de natalité et de famille du RN, inspirée du modèle hongrois, est depuis longtemps mis en relation avec la question de l’immigration et des retraites. « Il nous faut (…) soutenir et encourager la natalité française pour  »concevoir » nous-mêmes les travailleurs de l’industrie, ingénieurs et entrepreneurs de demain », martelait Jordan Bardella dans un communiqué de novembre 2021. Marine Le Pen posait ainsi le débat : « mon choix est fait : c’est pas d’immigration, et de la natalité » (La Tribune, novembre 2021). Le cahier spécifique du RN sur la famille le précise : « les deux urgences d’aujourd’hui (…) pour les familles françaises sont la sécurité et le pouvoir d’achat ».

 

Deux candidatures pro-patronales

Avec son slogan de campagne, « rendre aux Français leur pays et leur argent », Marine Le Pen a très tôt mis l’accent sur le « pouvoir d’achat ». Du côté du RN, on ne se prive pas de dénoncer Eric Zemmour comme un « candidat de l’élite » qui fait « un bras d’honneur aux classes populaires » [Sébastien Chenu, dans L’Opinion, novembre 2021]. Au sujet des défections médiatisées de quelques cadres du RN, Marine Le Pen indique qu’ils « considèrent, à la différence de moi, le pouvoir d’achat comme un sujet tertiaire » [Le Figaro, février 2022]

Du côté d’Éric Zemmour, les préoccupations des classes populaires se limitent aux frais de carburants, au permis à points et à la limitation de vitesse à 80km/h. Supprimer les « contraintes excessives qui pèsent sur les automobilistes » est le deuxième point du chapitre « Baisser les impôts pour rendre du pouvoir d’achat à tous les français » dans le programme d’Éric Zemmour. Mais Marine Le Pen n’est pas en reste avec la démagogie automobile : « dites-vous qu’avec Marine Le Pen Présidente de la République, votre plein vous coûterait 8 euros de moins » lançait-elle en octobre 2021 sur BFM TV.

La position de Marine Le Pen sur les retraites est l’axe central de son discours en direction des salarié-e-s. Elle lui permet, en outre, de se démarquer d’Éric Zemmour, « sur le plan social (…) plutôt plus proche de Macron (…). Il est pour la retraite à 65 ans » (sur Brut en mars 2022). Sa revendication de retraite à 60 ans s’est transformée en maintien de la situation actuelle. Le départ à 60 ans, avec 40 annuités, est limité à celles et ceux ayant commencé à travailler avant 20 ans. Son argumentaire rappelle que les candidats comme Macron, Zemmour et Pécresse « ont oubliés que le but de la retraite, c’est d’offrir des années de bonheur en famille après une vie de travail pour la France ». En se présentant comme « la seule à proposer une solution qui améliore la vie des gens tout en étant plus juste et raisonnable », Marine Le Pen cherche à asseoir sa légitimité comme porte-parole des catégories populaires.

Jean-Yves Le Gallou pensait déjà en 2015, qu’« on ne vote pas Front en pensant à sa retraite » mais pour défendre « son identité » (Monde & Vie, avril 2015). Ce marqueur social de campagne n’a rien de bien radical mais révèle une divergence d’orientation stratégique : contre l’union des droites d’Éric Zemmour et Marion Maréchal, Marine Le Pen a imposé, non sans difficulté au FN puis au RN, le « ni droite, ni gauche ». Se prétendant représentante d’un soi-disant « bloc populaire », Marine Le Pen vise prioritairement l’électorat populaire, des abstentionnistes et des Gilets jaunes. Éric Zemmour a choisi siphonner la droite des Républicains.

Mais mis à part ce point spécifique des retraites, les propositions de Marine Le Pen en matière de pouvoir d’achat diffèrent peu de celles d’Éric Zemmour. Parler de pouvoir d’achat est un moyen d’éviter de parler de salaires socialisés. Le concept est évidemment inconnu à l’extrême-droite. Les deux partagent l’idée que « le niveau des cotisations sociales est un frein à l’augmentation des salaires » et prétendent que la lutte contre la fraude et contre l’immigration seront des sources principales d’économies bénéficiant aux classes populaires. Marine Le Pen se veut la championne du « pouvoir d’achat », mais surtout, pas de la hausse du SMIC : « Je ne veux mettre en place aucune mesure qui serait en réalité une contrainte pour les entreprises » (devant le think-tank patronal Ethic, janvier 2022). Leur projet économique se dévoile vraiment lorsqu’ils parlent aux patrons :

 « Je suis venue vous parler de libertés : liberté de créer, liberté d’entreprendre, liberté d’innover, liberté d’investir, liberté de produire et liberté d’exporter. (…) Mon projet, c’est de défendre les entreprises françaises, qui sont le socle de la puissance française (…) C’est pourquoi je crois au rôle de l’État. Non que je sois un tant soit peu gauchiste comme on a voulu le dire ou le croire… mais parce que dans une société organisée chacun doit jouer son rôle : à vous de conquérir le monde, à l’État de vous donner les moyens de cette liberté et de cette conquête (…)

Je souhaite lancer une réflexion (…) pour mettre en place (…) une mesure qui pourrait faire taire les critiques sur les dividendes et réconcilier le travail et le capital. Vous le voyez, j’ai à cœur de protéger l’entreprise dans son entier : les investisseurs, les producteurs qu’ils soient dirigeants d’entreprises ou salariés et vos sous-traitants ou fournisseurs ».

Ainsi s’exprime Marine Le Pen devant le MEDEF en février 2022. Éric Zemmour, quant à lui, leur assure qu’« il n’y a pas de lutte des classes entre les salariés et les patrons ». Chacun fait de la baisse ou de la suppression des impôts de production est un élément essentiel de la réindustrialisation. « Je veux relancer une politique d’enracinement, y compris économique et je sais que cela fonctionne dans certaines régions, je pense par exemple, à la Vendée ». Ce n’est pas Éric Zemmour qui parle de Philippe de Villiers, son soutien à la présidentielle, mais bien Marine Le Pen devant le MEDEF.

Non détaillé dans le programme, son projet de démétropolisation est abordé devant les patrons d’Ethic puis ceux du MEDEF. Le premier outil envisagé est celui « de l’incitation fiscale », pour favoriser la localisation d’entreprises dans des villes moyennes. Éric Zemmour propose de « refaire de notre pays, une terre d’industrie » en baissant la fiscalité sur les entreprises, notamment par des « zones franches » pour « revitaliser les régions durement frappées par la désindustrialisation ». Mais Éric Zemmour le clame lors de son discours du Trocadero : « Marine Le Pen est une socialiste en économie » (mars 2022).

*

Les différences entre Marine Le Pen et Éric Zemmour ne sont pas d’ordre idéologique. Leur projet se confond encore en matière de promotion aveugle du nucléaire et de place accordée à la Défense et aux armées. Éric Zemmour avec son discours radical a enclenché une dynamique entraînant celles et ceux qui « pensent obtenir auprès [de lui] ce qu’ils n’ont pas obtenu auprès de » Marine Le Pen [Marine Le Pen, Le Figaro, février 2022]. Les déçus récents du RN, les dissidents anciens du FN et les derniers rétifs à la ligne du « clan Marine Le Pen » sont allés retrouver, au sein de Reconquête, les nostalgiques de Fillon et des années Sarkozy. En portant leur projet d’union des droites derrière Éric Zemmour en 2022, ils préparent la recomposition d’un bloc nationaliste, alliant droites extrêmes et extrêmes-droites.

Si le projet de Jordan Bardella échoue – « faire en sorte de sauver la France dans trois semaines » avec Marine Le Pen, la candidate « non pas la mieux placée pour se qualifier au second tour, mais pour battre Emmanuel Macron » (au « Grand débat des Valeurs », mars 2022) – alors cette recomposition cherchera à imposer son hégémonie sur l’opposition aux prochains gouvernements. Certaines fractures subsisteront, empêchant toute réconciliation politique. De nouvelles dissensions apparaîtront, surtout quand il s’agira de maintenir des responsables locaux et investir des candidats aux élections. Mais la dynamique militante derrière Eric Zemmour et l’éventuel soutien populaire de Marine Le Pen pourraient trouver l’espace pour se combiner. Une nouvelle page de l’extrême-droite française se tourne, non moins préoccupante que celle du Front national.

 

Migrations au Chili : xénophobie et transition politique

5 avril 2022, par CAP-NCS
Le Chili a été le théâtre d’un important phénomène migratoire qui s’est accentué au cours de la dernière décennie. Il s’agit d’un processus interrégional facilité par les (…)

Le Chili a été le théâtre d’un important phénomène migratoire qui s’est accentué au cours de la dernière décennie. Il s’agit d’un processus interrégional facilité par les technologies de la communication, la baisse des coûts de transport et les conditions politiques dans la région[1]. Selon l’Institut national de la statistique, 1 462 103 migrantes et migrants vivent actuellement au Chili, ce qui représente 7 % de la population totale du pays[2]. Au cours des cinq dernières années, on a assisté à une transformation des mouvements migratoires habituels au Chili. Alors qu’auparavant la majorité de la population migrante provenait surtout des pays limitrophes, elle est aujourd’hui originaire de différents pays d’Amérique latine et des Caraïbes tels que le Venezuela, le Pérou, Haïti, la Colombie et la Bolivie[3].

Affrontements

Cette augmentation explosive de la population migrante a eu des conséquences importantes sur la politique intérieure du Chili. Les étrangers entrés au pays depuis 2018 sous le deuxième gouvernement de droite de Sebastián Piñera ont souffert de la politique dite « Ordenar la casa » (« mettre de l’ordre dans la maison »). Cette politique s’est principalement caractérisée par d’importantes barrières à l’entrée du pays, mettant notamment l’accent sur les obstacles à la frontière et sur un discours d’exclusion des migrants[4]. Cela a donné lieu à de nombreuses expulsions sans mandat judiciaire et à de nouvelles exigences de visas consulaires pour des personnes qui en étaient auparavant exemptées – en particulier les citoyennes et citoyens d’Haïti et du Venezuela. En réaction, on assiste à une mobilisation croissante des collectifs de migrants et migrantes dans le pays, que regroupent notamment la Coordination nationale des immigrants du Chili, le Mouvement d’action des migrants, le Collectif sans frontières. Ces organisations se sont largement impliquées dans l’élaboration de mécanismes d’inclusion sociale des personnes migrantes et dans l’effort de revendication de leurs droits[5]. Elles ont également participé activement au processus de modification de la constitution généré par l’« estallido social[6] » chilien d’octobre 2019. Cependant, l’afflux de migrantes et migrants et leur organisation sociale ont été à l’origine d’une nouvelle vague de xénophobie, encouragée politiquement par de nouvelles forces de droite tel le Parti républicain, fondé par le pinochetiste José Antonio Kast, lequel propose le durcissement des politiques d’immigration du gouvernement Piñera. Des groupes d’extrême droite sont également apparus, cherchant à « occuper la rue » et à faire de l’intimidation alors que les personnes appartenant à des minorités visibles sont de plus en plus nombreuses au Chili.

Sans papiers et sans droits

Dans un contexte où évoluent parallèlement les personnes migrantes et leurs allié·e·s d’une part, et les partis et groupes opposés à l’immigration « incontrôlée » d’autre part, il s’est produit, depuis l’arrivée du gouvernement de Sebastian Pinera, un changement important relié à l’augmentation significative du nombre de personnes s’introduisant au Chili par des corridors non autorisés, principalement au nord du pays. Depuis l’imposition de nouvelles barrières à l’entrée du pays en 2018, la hausse est spectaculaire : 2 905 en 2017, 6 310 en 2018, 8 048 en 2019, 16 848 en 2020 et 23 673 jusqu’en juillet 2021[7]. Par exemple, près de 18 000 Vénézuéliens sont entrés par ces points de passage en 2021 alors qu’il n’y en avait eu que neuf en 2017. Les personnes ainsi entrées au pays sont dans l’impossibilité de régulariser leur situation d’immigrant. En conséquence, n’ayant pas d’alternative, plusieurs personnes se trouvent à vivre de ou dans la rue, notamment dans la ville d’Iquique au nord du Chili. Le refus du gouvernement Piñera d’apporter un quelconque soutien à ces gens, non plus qu’aux autorités municipales et régionales, a nourri un terreau propice à une dynamique de confrontation entre les habitants de la ville et les migrants dans les rues, qui a été exploitée par l’extrême droite.

Cette tension s’est honteusement exprimée lors des manifestations du 26 septembre 2021 à Iquique alors que les images de groupes de manifestants brûlant les maigres biens des migrantes et migrants vivant dans la rue ont fait le tour du monde. Ce n’est là qu’un exemple du conflit social engendré, au niveau régional, par des mouvements migratoires dans la foulée des crises politiques, sociales et économiques dans d’autres pays d’Amérique latine, comme le Venezuela et Haïti. Mais le plus souvent, l’exclusion sociale des personnes migrantes est invisible. Ce n’est pas pour rien que la presse internationale se demande pourquoi les Haïtiennes et les Haïtiens quittent le Chili pour migrer vers les États-Unis[8], s’exposant ainsi à des politiques migratoires encore plus restrictives. C’est pour échapper au racisme social et institutionnel existant au Chili.

Une volonté de la droite de criminaliser la situation des migrantes et des migrants

Des phénomènes aussi complexes que la migration exigent des réponses tout aussi complexes et multidimensionnelles qui s’inscrivent dans le cadre d’une approche fondée sur les droits de la personne. Il est vain de penser qu’en appliquant des politiques restrictives, en fermant les frontières et en les militarisant, le pays accueillera moins d’immigrants. Le Chili possède non seulement l’une des plus longues frontières du monde, mais aussi l’une des plus poreuses, malgré ses importantes barrières naturelles. Il serait insensé, par exemple, d’envisager, comme l’ont fait les États-Unis, d’ériger un mur d’une telle étendue pour empêcher l’entrée au pays.

La solution pour favoriser une migration « ordonnée », contrairement à l’approche de l’actuel gouvernement Piñera, et plus largement de la droite, repose sur une politique qui d’une part s’attaque aux causes du phénomène et d’autre part n’exacerbe pas les conflits sociaux. En ce sens, le leadership du président de la République est essentiel pour établir non seulement les lignes directrices d’une nouvelle politique migratoire respectueuse des droits humains, mais aussi pour développer le multilatéralisme et la coopération entre les autres pays d’Amérique latine et des Caraïbes pour faire face à la crise. Les leaders de la droite et de l’extrême droite, comme Sebastián Sichel et José Antonio Kast, mettent de l’avant des mesures qui incluent l’octroi de pouvoirs accrus aux forces armées afin de freiner l’immigration « illégale ». Ils proposent de poursuivre et de sanctionner les organisations non gouvernementales et celles de la société civile qui apportent une aide aux sans-papiers. Ou encore ils envisagent de construire un fossé frontalier et d’établir un enclos transitoire aux frontières afin de préparer leur expulsion immédiate du pays. Cette vision, outre qu’elle criminalise la migration, peut constituer une violation des droits de la personne qui entre au pays.

D’autres voies possibles

Comprendre la réalité de la migration sous l’angle des droits humains devrait être un impératif pour la gauche au XXIe siècle. Cela est d’autant plus nécessaire que ceux qui souffrent de cette crise humanitaire appartiennent toujours aux groupes les plus vulnérables de la société et ayant un risque élevé d’être exclus et discriminés. Un premier pas dans cette direction consisterait, par exemple, à adhérer au Pacte de Marrakech ou au Pacte mondial sur les migrations et à ratifier la Convention 097 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les travailleurs migrants, dans le but de garantir les droits humains des migrantes et migrants sans papiers et des réfugié·e·s. Un deuxième pas serait que le prochain président du Chili fasse la promotion de politiques qui intègrent légalement, y compris sur le marché du travail, celles et ceux qui sont entrés au pays, en tenant compte de leur contribution comme travailleurs à la construction du pays. D’autre part, le processus constituant qui dotera le Chili d’une nouvelle constitution en 2022 offre une occasion propice pour y inclure différentes dimensions du phénomène migratoire en mettant de l’avant un discours d’inclusion, d’égalité, d’interculturalité et de non-discrimination. En ce sens, la Commission des droits fondamentaux sera essentielle pour aborder constitutionnellement les droits humains, politiques et sociaux des migrantes et migrants, en rendant leur présence visible dans la nouvelle « Magna Carta ». La Commission des principes constitutionnels, de la démocratie, de la nationalité et de la citoyenneté aura également pour tâche principale de discuter et d’actualiser ce que nous entendons par citoyenneté au Chili, sachant que cela a et aura un impact direct sur la qualité de vie des migrantes et des migrants résidant au Chili.

Carolina Palma, Sebastián Vielmas,

Politicologues respectivement à Santiago du Chili et au Québec


  1. Oficina Regional de la OIM para América del Sur, Tendencias y datos relevantes, 2019, <https://robuenosaires.iom.int/tendencias-y-datos-relevantes>.
  2. Instituto Nacional de Estadísticas, Población extranjera residente en Chile llegó a 1 462 103 personas en 2020, un 0,8 % más que en 2019, 2021, <https://www.ine.cl/prensa/2021/07/29/poblaci%C3%B3n-extranjera-residente-en-chile-lleg%C3%B3-a-1.462.103-personas-en-2020-un-0-8-m%C3%A1s-que-en-2019>.
  3. Lorena Oyarzún Serrano, Gilberto Aranda et Nicolás Gissi, « Migración internacional y política migratoria en Chile: tensiones entre la soberanía estatal y las ciudadanías emergentes », Colombia Internacional, n° 106, 2021, p. 89-114.
  4. José Luque et Moisés Rojas, « Los refugiados peruanos en Chile : de la democracia tutelada a la lucha por una nueva constitución política (1990-2020) », Revista Andina de Estudios Políticos, vol. 10, n° 1, 2020, p. 8-32.
  5. Regina Díaz Tolosa, « Una nueva institucionalidad para la protección de los derechos de las personas migrantes en Chile », Revista Justicia & Derecho, vol. 3, n° 1, 2020, p. 67-97.
  6. NDLR. Terme qui désigne l’« explosion de colère sociale » marquée par des manifestations monstres qui ont débuté à la suite de la hausse du prix du ticket de métro la semaine du 14 octobre 2019.
  7. Servicio Jesuita a Migrantes (SJM-Chile), « Ingreso por paso no habilitado en 2021 llega a su máximo histórico », 6 septembre 2021, <https://sjmchile.org/2021/09/06/ingreso-por-paso-no-habilitado-en-2021-llega-a-su-maximo-historico/>.
  8. Pascale Bonnefoy, « Why Haitians in Chile keep heading north to the U.S. », York Times, 28 septembre 2021.

 

Féminismes contemporains en Amérique latine

4 avril 2022, par CAP-NCS
Cet article s’appuie sur le livre 21st Century Feminismos: The Women’s movements across Latin America and the Caribbean qui comprend dix études de cas provenant de huit pays (…)

Cet article s’appuie sur le livre 21st Century Feminismos: The Women’s movements across Latin America and the Caribbean qui comprend dix études de cas provenant de huit pays différents d’Amérique latine (Brésil, Argentine, Uruguay, Chili, Colombie, El Salvador, Mexique) et des Caraïbes (Haïti) et qui analysent la manière dont les mouvements de femmes et féministes ont réagi à des processus de changement sociétal, ont été façonnés par eux et se les sont appropriés.

Pourquoi est-il important d’étudier le mouvement féministe en 2022?

« Être une femme et survivre au Mexique est un acte de résistance. »

Il est d’abord important de comprendre le rôle des femmes dans le contexte historique colonial, chrétien, patriarcal, capitaliste et esclavagiste de l’Amérique latine. Ça veut dire le sexisme et le racisme structurels et des inégalités socio-économiques qui façonnent les rôles genrés historiquement construits. L’idéal type de la femme latino-américaine est une femme soumise et passive envers tous ceux qui l’entourent, en particulier les hommes. La version mythique de la droite conservatrice est une femme qui ignore le monde extérieur car son seul devoir dans la vie est d’être une bonne fille, épouse et mère à la maison. La violence est souvent réservée pour celles considérées « insoumises ». Mais il ne faut pas sous-estimer l’importance de race et classe dans les relations sociales et « l’harmonie sociale » du statu quo que la droite conservatrice cherche à préserver à tout prix.

D’où l’importance des luttes féministes pour l’autonomie, l’indépendance, la liberté et la prise du contrôle du corps féminin. Cela signifie avant tout de reconnaître les besoins et les intérêts particuliers des femmes. Cela est particulièrement vrai pour les questions relatives aux droits reproductifs et à la violence à l’égard des femmes, mais aussi les politiques publiques et le milieu de travail et politique. L’Amérique latine a l’un des taux les plus élevés de violence de genre au monde. On parle de la violence fait d’un partenaire intime ou d’un ancien partenaire et aussi du manque de sécurité publique (Juarez, Haiti). Une tendance importante, visible dans les pays de la région est l’avancement du cadre réglementaire qui reconnaît la violence à l’égard des femmes comme un crime et qui étend les droits et les services publics dans ce domaine, comme l’accès aux ordonnances restrictives ou aux conseils juridiques et psychologiques pour les femmes en situation de violence. Dans plusieurs pays, la définition du féminicide, qui est le meurtre d’une femme en raison de son sexe, a été reconnu dans le code pénal.

Au niveau de l’histoire contemporaine, il est important d’identifier les facteurs structurants des mouvements féministes : l’autoritarisme (passé et présent comme dans les cas d’El Salvador, de la Colombie, d’Haïti), les conflits sociaux (guerres), la capacité de l’État à faire respecter l’État de droit, systèmes politiques qui demandent des coalitions pour arriver au pouvoir et donc des alliances entre la gauche et les forces conservatrices, le pouvoir croissant des institutions religieuses dans la politique, l’usage des médias (sociaux) par les groupes conservateurs, le décalage de la culture (relations sociales) par rapport aux changements sociétaux, le modèle macro-économique qui rend le poids de la survie plus lourd pour les femmes et des politiques qui ne sont pas toujours adapté à la diversité des femmes.

Les disparités dans des politiques genrées découlent souvent de différentes combinaisons de plusieurs facteurs, tels que les particularités du cadre institutionnel de chaque pays, la force législative de la coalition au pouvoir, le pouvoir des femmes organisées dans chaque domaine politique (exécutif, législatif et judicaire) et la nature de ce dernier (qu’il soit très consensuel, comme les mesures visant à réduire la violence à l’égard des femmes, ou très controversé, comme les droits génésiques).

Pour faire avancer les revendications féministes, il faut être présente dans les rues, dans le pouvoir, dans les cours de justice, dans les médias (sociaux) et dans la production des connaissances. Ces efforts sont entrelacés et inséparables. L’horizontalité, diversité et la décentralisation du mouvement sont devenues sa puissance. Cela veut dire différents types de féministes : institutionnels, populaires, autonomes et aussi de différentes femmes (racialisées, de différentes classes sociales, sexualités). En plus, la diversité des mouvements fait sa force et contribue aux alliances avec d’autres mouvements. L’idée de base est qu’on a tout à gagner ou perdre ensemble. « S’ils en touchent une, ils nous touchent toutes. »

Un exemple du féminisme digital et dans la rue est le cyberféminisme a été utilisé non seulement pour diffuser des contenus (et sensibiliser le public), mais aussi pour organiser des manifestations ad hoc de type “flash-mob”, des rassemblements de masse, de longues marches et des sit-in prolongés, notamment devant ou à proximité de congrès ou d’autres édifices politiquement importants.

La présence au gouvernement central des partis progressistes a également contribué à une amélioration substantielle de la capacité des femmes organisées à faire passer leurs revendications sexospécifiques à travers les institutions politiques, y compris le système judiciaire. Les femmes organisées de ces pays ont développé un certain degré de collaboration avec leurs agences gouvernementales de politique féminine (fémocrates), ce qui a été important pour l’approbation de certaines politiques. Concernant les rapports entre les mouvements féministes et les gouvernements progressistes, ça ouvre la porte à une plus grande influence, mais dans certains cas, ça entraine aussi des immobilisations et même une relation néo-corporatiste. Dans certains cas, comme l’El Salvador et le Nicaragua, il n’a pas de différence avec des gouvernements de droite.

Les gains obtenus en Amérique latine sont le résultat de décennies d’organisation, de mobilisation, de travail pour faire évoluer la conversation sur l’avortement et, surtout, de travail en commun pour apporter le changement. Par exemple, cette année en Colombie, plus de 90 organisations et plus de 130 activistes ont intenté un procès pour demander à la Cour constitutionnelle de Colombie de dépénaliser l’avortement. Le travail collectif n’est qu’une des stratégies qui ont soutenu la lutte pour nos droits fondamentaux, les féministes de la région adaptant leur approche aux défis locaux.

Un autre trait du mouvement au niveau régional est la solidarité entre différents mouvements nationaux (bandanas vert, Chili) qui partagent des symboles, des stratégies et s’inspirent entre eux. Autre exemple est le slam féministe du Chili « Un violeur sur ton chemin » en 2019 qui a fait le tour du monde.

Finalement, il y a eu plusieurs avancés, mais il y a encore des défis majeurs. Il faut discerner les avancés dans le long terme et non pas de façon linéaire. Chose certaine : ces mouvements ont radicalement modifié le cours de la société au fil du temps. Sans les mouvements féministes, égalité hommes-femmes n’avancera pas. Néanmoins, l’avancement du féminisme fait réagir les forces conservatrices surtout dans la politique et les institutions religieuses. Jusqu’à présente, le contre « backlash » féministe se passe de façon stratégique en politique et dans la société.

 

Les travailleurs d’Amazon à Staten Island remportent une victoire historique

4 avril 2022, par CAP-NCS
C’est la magie des films Disney. Mais hier, l’improbable est devenu le plus probable lorsque le groupe de travailleurs décousus qui composent l’Amazon Labour Union a pris la

C’est la magie des films Disney. Mais hier, l’improbable est devenu le plus probable lorsque le groupe de travailleurs décousus qui composent l’Amazon Labour Union a pris la tête d’une élection syndicale dans un entrepôt de Staten Island, New York, mettant à portée de main une victoire syndicale historique chez le géant de l’entreprise. .

Avant le décompte des voix, la plupart des journalistes avaient rejeté les chances du syndicat indépendant, traitant au mieux l’organisation comme une curiosité. “Je pense que nous avons été négligés”, a déclaré la trésorière de l’ALU, Madeline Wesley, jeudi soir. “Et je pense que cela se termine demain lorsque nous serons victorieux.”

L’ALU a remporté une victoire décisive aujourd’hui, gagnant par une large marge pour créer le premier lieu de travail syndiqué dans le vaste réseau de centres de traitement, de livraison et de tri d’Amazon à travers les États-Unis. Les installations de l’entreprise sont concentrées dans des zones métropolitaines comme New York, Chicago et Los Angeles. Angeles, ouvrant la voie à plus d’organisation.

Le vote à l’entrepôt de Staten Island était de 2 654 en faveur de la formation d’un syndicat contre 2 131 contre. Il y a eu 67 bulletins contestés et 17 annulés; 8 325 travailleurs avaient le droit de voter.

“Nous tenons à remercier Jeff Bezos d’être allé dans l’espace, car pendant qu’il était là-haut, nous organisions un syndicat”, a déclaré le président de l’ALU, Chris Smalls, après l’annonce des résultats officiels.

Un autre entrepôt du même complexe à Staten Island, LDJ5, entamera un vote pour se syndiquer avec l’ALU le 25 avril.

CARTOGRAPHIE DES LEADERS

Jeudi soir à Brooklyn, après le dépouillement des six premières des 10 urnes, les travailleurs étaient étourdis d’excitation et d’incrédulité, dansant sur du hip-hop et riant.

“Cela semblait être un long coup”, a déclaré le vice-président de l’ALU Derrick Palmer à l’extérieur du bâtiment de Bushwick, pondérant chaque mot pour l’accent. “Mais nous sommes juste allés là-bas et l’avons fait – les travailleurs, en syndiquant le deuxième employeur privé du pays.”

Plus Palmer parlait de ce qu’ils avaient fait exactement pour accomplir cet exploit impressionnant, plus il devenait clair que ni la magie ni la chance n’avaient rien à voir avec la victoire du syndicat ; c’est l’organisation laborieuse entre travailleurs qui a obtenu la marchandise.

Palmer a travaillé comme emballeur dans le vaste complexe d’entrepôts d’Amazon pendant trois ans. Il estime que sur 100 personnes dans son département, 70% étaient de solides votants pour le oui.

“J’ai pratiquement renversé tout mon département”, a-t-il déclaré. « Ce que je vais faire, c’est étudier un groupe d’amis et aller voir le chef de la meute. Quoi que dise le chef, le reste du groupe le fera.

Michael Aguilar, un autre organisateur de l’ALU, a approuvé l’approche. Par exemple, “Cassio [Mendoza] parle à tous les travailleurs latinos du bâtiment”, a-t-il déclaré.

“Je savais que nous gagnerions grâce à Maddie [Wesley]”, a ajouté Aguilar. “Elle est tellement empathique qu’elle peut se connecter avec beaucoup de gens dans le bâtiment. Elle était l’une des principales dirigeantes. »

Le syndicat indépendant a obtenu le soutien de bénévoles de divers syndicats et groupes communautaires pour gérer une opération bancaire par téléphone. Wesley a compté le soutien du syndicat au téléphone et en se présentant à l’extérieur de l’établissement; c’est au cours d’un de ces dépôts qu’elle a recruté Aguilar pour l’effort d’organisation.

“Nos données avaient un soutien d’environ 65%, ce qui a évidemment une certaine marge d’erreur car les personnes les plus susceptibles de nous parler sont les plus susceptibles d’être des supporters”, a déclaré Wesley.

La plupart des travailleurs à qui j’ai parlé n’utilisaient pas le jargon de l’organisation, mais ils avaient clairement cartographié l’entrepôt. “Nous savons dans quels départements et sur quels quarts de travail nous bénéficions d’un solide soutien en raison de l’endroit où se trouvent nos organisateurs”, a déclaré Wesley.

Justine Medina, membre de l’ALU, a crédité les méthodes d’organisation de l’organisateur communiste William Z. Foster dans l’industrie sidérurgique pour le sens aigu de l’organisation et l’approche d’organisation ascendante du groupe. Elle et d’autres membres du comité d’organisation l’ont lu et en ont discuté, le donnant aux travailleurs pour qu’ils le lisent. (Voir l’encadré.)

UN TRAVAIL À L’INTÉRIEUR

Le caractère dirigé par les travailleurs de la campagne de syndicalisation lui a donné de la crédibilité. Lorsqu’Amazon tentait de présenter le syndicat comme un «tiers» extérieur, les arguments de ses consultants hautement rémunérés tombaient à plat, car les travailleurs posaient leurs questions à leurs collègues de l’ALU.

Les réunions dans la salle de pause ont été décisives, a déclaré Palmer : “Je m’organisais dans la salle de pause pendant mes jours de congé, environ 10 heures par jour, distribuant de la nourriture, parlant aux travailleurs et donnant des informations.”

Smalls a déclaré qu’il avait exhorté ses collègues: «Venez discuter avec moi. Ne vous contentez pas de vous fier à ce que vous entendez d’Amazon et aux rumeurs.

Mais les actions collectives étaient également cruciales. “Nous leur avons montré que nous n’avions peur de rien”, a déclaré Smalls. « Nous avons fait des rassemblements devant le bâtiment. Nous leur avons montré , mieux que nous ne pouvons en parler.

Smalls a mené une grève en mars 2020 pour protester contre l’incapacité de l’entreprise à protéger les travailleurs de la pandémie. Amazon l’a licencié par la suite, soi-disant pour avoir enfreint les protocoles Covid. Vice a rapporté que l’avocat général de la société avait insulté Smalls lors d’une réunion avec des hauts gradés, le qualifiant de “ni intelligent ni articulé”.

Ces remarques ont élevé les Smalls charismatiques au rang de visage de la campagne syndicale. Mais interrogé sur l’attention médiatique, il pointe du doigt la lutte collective et souligne que l’ALU fonctionne selon des principes démocratiques, toutes les décisions étant votées. “Je ne suis que le président par intérim”, a-t-il déclaré. « Je suis temporaire. Ce n’est pas mon syndicat; c’est l’union du peuple.

BEAUCOUP PLUS D’ENTREPÔTS

Debout dehors sous une bruine de pluie jeudi soir, il a levé la main et a pointé du doigt l’appartement de Brooklyn qu’ils ont transformé en leur base d’attache : « C’est tout ce que j’avais, c’était 20 membres du comité central et un comité de travailleurs de plus de 100 personnes. Nous avons commencé avec environ quatre.

Lorsqu’on lui a demandé si ALU envisagerait de s’affilier à un autre syndicat, il a répondu: «Je dois être avec les gens qui étaient avec moi depuis le premier jour. Nous voulons rester indépendants, et c’est mieux ainsi. C’est ainsi que nous sommes arrivés ici.

Mais, ajoute-t-il, « peu importe ce que quelqu’un fait contre Amazon, merde, ils ont mon soutien ! Il y a beaucoup de bâtiments [Amazon]. Choisissez-en un !”

Il a comparé la culture d’ALU à Money Heist , la série espagnole Netflix où un cerveau criminel connu sous le nom de “The Professor” rassemble une bande de criminels pour s’attaquer à l’État et voler des milliards d’euros à la Monnaie royale. “Appelez-moi le professeur”, plaisante-t-il.

Smalls est passé d’espoir hip-hop à leader syndical. “La vie est folle”, a-t-il dit. “C’est tout ce que je peux dire. Qui aurait pensé?”

1er avril 2022

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Luis Feliz Leon est rédacteur et organisateur chez Labor Notes.luis@labornotes.org

***

Comment nous l’avons fait

par Justine Médine

Mon analyse rapide et grossière des succès de l’Amazon Labour Union jusqu’à présent est assez simple. Nous venons de faire ce que vous êtes censé faire : nous avons eu un mouvement dirigé par les travailleurs.

Nous avons étudié l’histoire de la construction des premiers grands syndicats. Nous avons appris des travailleurs industriels du monde, et encore plus de la construction du Congrès des organisations industrielles. Nous avons lu les méthodes d’organisation de William Z. Foster dans l’industrie sidérurgique (une lecture incontournable, sérieusement).

Mais voici la chose de base : vous avez un véritable projet dirigé par des travailleurs – une équipe d’organisation dirigée par des Noirs et des Bruns, multiraciale, multinationale, multigenre et multi-capacité. Vous obtenez des sels avec une certaine expérience d’organisation, mais assurez-vous qu’ils sont prêts à travailler et à suivre l’exemple des travailleurs qui sont dans l’atelier depuis plus longtemps. Vous faites participer les communistes, vous faites participer des socialistes et des anarcho-syndicalistes, vous rassemblez une large coalition progressiste. Vous faites venir des camarades sympathisants d’autres syndicats, dans un rôle de soutien.

Vraiment, vous suivez simplement le livre de jeu classique. N’ayez pas peur de vous battre , de vous salir autant que les patrons le feront, d’égaler ou de battre l’énergie qu’ils apportent. N’ayez pas peur d’agiter et de contrarier les patrons, comme le devrait un syndicat. Utilisez tous les outils de votre boîte à outils ; déposez ces accusations de pratiques déloyales de travail, chaque fois que vous en avez l’occasion. Protestez et faites une action collective. Continuez à construire.

C’est le travail acharné, tous les jours : des ouvriers qui parlent à des ouvriers. Pas seulement des jeux médiatiques, mais de la solidarité, des analyses quotidiennes et des ajustements au besoin. C’est travailler en tant que collectif, apprendre ensemble et s’enseigner les uns les autres. Reprenez votre forme de combat. C’est comme ça qu’on a gagné.

Ce que je décris n’était pas mon plan, mais les efforts des travailleurs d’Amazon qui en ont eu assez de leurs mauvais traitements. J’ai eu la chance d’être recruté dans cet effort en tant que sel par le comité d’organisation en raison de mon expérience d’organisation avec la Ligue des jeunes communistes. J’ai été accueilli à bras ouverts et cela a complètement changé le cours de ma vie, mais j’ai toujours compris que mon rôle était de suivre l’exemple des travailleurs qui étaient là avant moi.

Il s’agissait d’un véritable effort collectif, dirigé par de brillants travailleurs d’Amazon poussés à s’organiser par la pandémie et les conditions de leur vie ; Chris Smalls et Derrick Palmer en particulier ont été d’excellents leaders. Je pense que ce syndicat montre la véritable possibilité de ce qui est devant nous, en tant que mouvement ouvrier, si nous nous rappelons juste comment le faire.

Justine Medina est membre du comité d’organisation d’ALU et emballeuse à l’entrepôt Amazon JFK8.

 

Large appui de la Société civile envers la Première Nation de Long Point face à Sayona Mining et lancement d’une pétition de soutien internationale

1er avril 2022, par CAP-NCS
Le Conseil de LPFN demande au gouvernement du Québec les ressources pour mener sa propre étude d’impact des activités minières de Sayona Mining sur son territoire ancestral non (…)

Le Conseil de LPFN demande au gouvernement du Québec les ressources pour mener sa propre étude d’impact des activités minières de Sayona Mining sur son territoire ancestral non cédé.

Neuf regroupements et comités citoyens, groupes environnementaux, syndicat et organisme communautaire de l’Abitibi-Témiscamingue joignent leurs voix pour soutenir la Première Nation de Long Point (LPFN) dans ses demandes adressées le 21 mars 2022 au gouvernement du Québec concernant les activités de Sayona Mining en Abitibi-Témiscamingue. Ils invitent par la même occasion l’ensemble de la population de la région à signer leur pétition de soutien internationale envers la Première Nation de Long Point. La pétition est déjà disponible en français et en anglais et elle le sera sous peu en espagnol.

Le Conseil de LPFN demande au gouvernement du Québec les ressources pour mener sa propre étude d’impact des activités minières de Sayona Mining sur son territoire ancestral non cédé. Il demande également que l’ensemble des activités minières de Sayona Mining sur le territoire Anicinape Aki, en Abitibi-Témiscamingue, soit assujetti à une seule et même étude d’impact cumulative, plutôt que de se limiter uniquement à l’évaluation du gisement Authier Lithium situé à La Motte.

Les organismes à appuyer la démarche, en date d’aujourd’hui et classés en ordre alphabétique :

  • Action boréale
  • Centre Entre-Femmes
  • Collectif des Pas du lieu
  • Coalition anti-pipeline Rouyn-Noranda
  • Comité citoyen de protection de l’esker
  • Conseil central de l’Abitibi-Témiscamingue–Nord-du-Québec (CCATNQ–CSN)
  • Mères au front – Rouyn-Noranda
  • Mères au front – Val-d’Or
  • Regroupement vigilance mines de l’Abitibi et du Témiscamingue (Revimat)

Citations :
« Les membres de la Première Nation de Long Point sont les mieux placés pour analyser et prendre position sur les impacts des projets miniers qui les affectent », Élise Blais-Dowdy, co-porte-parole du Comité citoyen de protection de l’esker.

« Sans nier l’utilité du lithium pour lutter contre la crise climatique, cette lutte ne doit pas servir de prétexte, encore une fois, pour détruire les territoires des peuples autochtones sans leur accorder la place qui leur revient dans le processus décisionnel », Geneviève Béland de Mères au front – Val-d’Or.

« Nous entendons et nous partageons les préoccupations des femmes et des familles Anicinapek de Winneway, notamment en ce qui concerne les impacts sur l’eau du projet global de Sayona Mining », Julie Côté, du Centre Entre-Femmes de Rouyn-Noranda.

« N’oublions pas qu’il s’agit de la même compagnie minière qui a tenté par tous les moyens d’éviter le BAPE pour le projet Authier durant trois ans. Son grand projet a considérablement changé depuis son assujettissement de force en 2019 : les études complètes doivent être revues pour tenir compte de ces changements et des impacts des trois gisements », Marc Nantel, porte-parole du Revimat.

« Tous les projets de Sayona sont interreliés. Il faut donc évaluer en amont les impacts environnementaux de l’ensemble des activités de Sayona Mining pour permettre au public de se prononcer sur les réels enjeux environnementaux, sociaux et économiques », Félix-Antoine Lafleur, président du CCATNQ–CSN.

« Pour éviter de répéter son erreur dans le dossier Gazoduq/GNL, le gouvernement doit fermer la porte au saucissonnage des projets interreliés par un même promoteur en exigeant une seule et même évaluation environnementale », François Gagné, co-porte-parole de la Coalition anti-pipeline Rouyn-Noranda.

« Miner pour la « transition énergétique » ne changera rien à la racine du problème si nous répétons les mêmes structures du colonialisme et de dépossession des richesses naturelles que l’industrie minière reproduit partout dans le monde », Johanne Alarie, de Mères au front – Rouyn-Noranda.

« Refuser de soutenir concrètement les demandes de la Première Nation de Long Point qui vise la mise en oeuvre de leur droit à l’autodétermination nous maintiendrait dans un régime colonial pilleur de ressources naturelles », Henri Jacob, président de l’Action boréale.

« Les claims que promet de dynamiter Sayona Mining à perpétuité sont des lieux vivants, habités, occupés, aimés et partagés par les Peuples d’ici, contrairement aux actionnaires de la compagnie qui continuent cinq ans plus tard d’essayer d’éviter les évaluations environnementales les plus rigoureuses et complètes », Marie-Hélène Massy-Émond, artiste instigatrice du Collectif des Pas du lieu.

 

Le Québec, de terre d’accueil à club privé ?

31 mars 2022, par CAP-NCS
L’immigration temporaire[1] est en plein essor au Canada depuis une quinzaine d’années. Mis à part le secteur agricole, elle est apparue plus tardivement au Québec, mais elle (…)

L’immigration temporaire[1] est en plein essor au Canada depuis une quinzaine d’années. Mis à part le secteur agricole, elle est apparue plus tardivement au Québec, mais elle est devenue très intense dans plusieurs secteurs depuis l’arrivée au pouvoir de la Coalition avenir Québec (CAQ)[2]. Ce récent bond coïncide avec de nombreuses réformes pour réduire l’immigration permanente. Pour justifier ce virage, on invoque la pénurie de main-d’œuvre[3] et les délais d’admission à la résidence permanente.

La pénurie de main-d’œuvre actuelle peut-elle être qualifiée de ponctuelle ? Justifie-t-elle que des milliers d’emplois permanents soient maintenant offerts à des migrantes et migrants temporaires ? En examinant les emplois en question, on constate que les principales raisons pour faire appel à l’immigration temporaire ne sont ni passagères ni imprévisibles : trop souvent, elles sont liées aux conditions salariales, de travail et de vie peu attrayantes pour les travailleuses et travailleurs du Québec, dans un contexte compétitif relié au déclin démographique. Par ailleurs, lorsque la fermeture des frontières a réduit l’accès au travail migrant durant la pandémie de COVID-19, les salaires ont été rehaussés et ces postes ont trouvé preneurs localement[4], ce qui a redressé le taux d’emploi. Cela prouve qu’en améliorant ces conditions, la concurrence entre les secteurs et entre les régions rurales et urbaines pourrait être considérablement atténuée. Pourquoi donc ne pas emprunter cette voie ?

La logique caquiste en immigration

Pour nombre d’analystes, la politique migratoire québécoise représente un mystère dont les contradictions apparentes trouvent leur origine dans la responsabilité partagée entre Québec et Ottawa. Or, rien n’est plus réducteur et simpliste. En fait, les multiples réformes introduites en immigration par le gouvernement de François Legault expliquent une grande partie des retards d’Ottawa[5] et répondent toutes très logiquement aux mêmes impératifs politiques et économiques.

Sur le plan politique, rappelons le slogan électoral de la CAQ au sujet des personnes immigrantes : « En prendre moins mais en prendre soin ». Or, ce qu’il fallait entendre plus exactement est : « Moins d’immigration permanente mais plus d’immigration temporaire ». Aux personnes immigrantes permanentes, désormais accueillies en moindre nombre, on ouvrira grand les portes de la francisation, des programmes « d’intégration » et des incitatifs à l’installation hors des grands centres. Par contre, à la masse croissante des travailleuses et travailleurs temporaires et de leurs familles, on interdit de faire des plans, on refuse l’accès aux services publics, on réduit les obligations des employeurs et on transfère aux migrantes et migrants les responsabilités de la société d’accueil – notamment en matière d’installation, de francisation, d’intégration socioprofessionnelle et de formation[6].

Depuis l’arrivée au pouvoir de François Legault, tout a été mis en œuvre pour réduire le nombre de personnes admissibles à l’immigration permanente, ce qui répond ainsi à l’impératif politique d’une stratégie populiste :

  • réforme en profondeur de la Loi sur l’immigration par le projet de loi 9;
  • baisse des seuils annuels de l’immigration;
  • refus de traiter 18 000 dossiers en attente depuis longtemps;
  • fin de l’accès « rapide » à la résidence permanente de nombreuses et nombreux étudiants internationaux et migrants temporaires redevenus précaires par la modification du Programme de l’expérience québécoise (PEQ);
  • blocage puis dilution du programme fédéral de régularisation des personnes demandeuses d’asile;
  • resserrement des critères québécois de sélection des candidatures au programme régulier de l’immigration (le Programme régulier des travailleurs qualifiés du Québec, PRTQ);
  • création d’obstacles administratifs au Programme de parrainage privé des réfugiés;
  • difficultés multiples à la réunification familiale, etc.

Bref, la porte se referme pour des milliers de personnes migrantes qui ont trouvé du travail et qui ont prouvé qu’elles pouvaient s’intégrer.

Sur le plan économique, le gouvernement a tout de même dû faire face aux demandes du patronat qui réclame sans cesse un accès plus facile et plus rapide aux travailleuses et travailleurs migrants temporaires. Cette réponse à la raréfaction de la main-d’œuvre comporte toutefois des coûts économiques et sociaux pour certains segments du marché du travail québécois que l’immigration permanente n’entraîne pas. Des experts ont établi qu’un accès facile à une force de travail migrante, temporaire et captive, « peut inciter des employeurs à préférer les travailleurs migrants aux travailleurs nationaux, et faciliter ainsi le dumping social et le nivellement par le bas[7] ». D’autres stratégies ont maintes fois été proposées aux gouvernements par le monde du travail, mais elles incluent l’attribution d’un statut permanent aux migrants, ce que la CAQ a choisi de limiter fortement, ou ces stratégies exigeraient plus d’efforts des entreprises[8] et ne sont donc pas privilégiées par les employeurs.

Ces derniers effectuent donc de plus en plus de recrutement à l’étranger, avec l’aide financière du gouvernement du Québec, à travers le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), mais ils recrutent aussi au Québec des migrants temporaires grâce au Programme de mobilité internationale (PMI) qui permet l’obtention de permis de travail ouverts et n’exige pas d’obligations particulières de la part des employeurs[9].

De plus, une « démarche simplifiée » pour le PTET, mise en place en 2012, exempte les employeurs d’avoir à fournir la preuve de leurs efforts de recrutement au pays, pour plus d’une centaine de professions à haut salaire. Cette liste est mise à jour, et s’allonge, annuellement. Le gouvernement Legault a entrepris, dès son arrivée au pouvoir en 2018, de négocier avec le fédéral une « flexibilisation » encore plus grande des normes et balises entourant le travail migrant et censées protéger le marché de l’emploi canadien. Petit à petit, les professions admissibles à la démarche simplifiée du PTET et les exemptions aux normes deviennent toujours plus nombreuses. Tant les mesures prévues pour protéger les travailleurs d’ici que celles visant la protection des travailleurs migrants sont de moins en moins utiles, car elles sont suspendues ou inappliquées sous prétexte qu’elles alourdissent et ralentissent le processus de recrutement des migrants.

Perversion du système de l’immigration temporaire

À la veille des récentes élections fédérales de septembre 2021, le milieu des affaires québécois a été entendu : une nouvelle entente entre Québec et Ottawa qui permettrait des « assouplissements » additionnels a été annoncée le 6 août 2021[10]. Depuis lors, le ministre du Travail, qui est aussi devenu le ministre de l’Immigration[11], Jean Boulet, a précisé comment l’entente devrait se traduire pour le gouvernement fédéral. On sait que l’entente permettra de hausser le plafond du pourcentage de travailleurs étrangers temporaires (TET) admissibles pour plusieurs postes à bas salaires de divers secteurs[12]. Actuellement établi à un maximum de 10 % de la main-d’œuvre employée, par établissement, ce plafond passera à 20 % pour 16 titres d’emploi de 9 secteurs et serait même aboli dans près de 40 titres d’emploi.

En effet, à l’instar des postes exigeant des diplômes supérieurs[13], l’entente inclut désormais des postes exigeant des compétences de niveau secondaire[14] au nombre de ceux déjà admissibles au processus « simplifié ». Cette voie libère les employeurs de plusieurs exigences normalement imposées pour empêcher le PTET de tirer les salaires vers le bas et pour protéger les migrantes et migrants. La démarche simplifiée prévoit notamment : l’absence complète de limites dans l’embauche de TET par lieu de travail, la suspension des exigences d’affichage des postes et de démonstration des efforts de recrutement effectués au Québec[15], et l’extension de la durée des permis de travail de deux à maintenant trois ans.

L’entente prévoyait aussi l’élimination des responsabilités de l’employeur en matière de frais de transport, d’accès au logement et de couverture d’assurance pendant la période de carence de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), lors de l’embauche de TET dans ces postes à bas salaire comme c’est déjà le cas pour les postes à haut salaire. Heureusement, les pressions des centrales syndicales sont parvenues à faire reculer les employeurs et le gouvernement sur les obligations concernant le transport, le logement et la santé des TET. D’autres éléments de l’entente restent encore à clarifier.

Les « assouplissements » réclamés par le patronat auront malgré tout de graves effets sur le marché de l’emploi, même s’ils n’étaient introduits que temporairement dans le cadre d’un « projet-pilote » – ce dont il est permis de douter vu les précédents, lesquels ont tendance à se pérenniser. Il s’agit de mesures visant des secteurs qui souffrent de pénuries structurelles, pour des emplois dont les conditions salariales, de travail et de santé-sécurité requièrent des réformes substantielles. Il y a fort à parier qu’un apport massif de migrantes et migrants permettra le maintien de ces piètres conditions, aggravera la situation pour les travailleuses et travailleurs d’ici et entretiendra la tendance à la hausse des départs, du roulement, du chômage et de la dévitalisation de plusieurs régions, particulièrement là où la main-d’œuvre n’est pas syndiquée.

Quelle vision pour le Québec ?

Bien qu’apparemment coincé entre son électorat, qui voudrait moins d’immigration, et le milieu des affaires dont il provient et qui en veut toujours plus, le gouvernement Legault a su habilement satisfaire ces demandes contradictoires. La stratégie gagnante de la CAQ repose sur moins d’immigration permanente pour les uns (celle sur laquelle les données sont facilement accessibles) et plus d’immigration temporaire pour les autres (celle dont la gestion est opaque et dont on peut difficilement rendre compte numériquement). Les vrais perdants de la politique migratoire du Québec sont les travailleuses et les travailleurs, d’ici et d’ailleurs.

D’une part, la précarité de leur statut au pays rend les migrantes et migrants (et leurs familles) vulnérables face aux employeurs et aux agences qui les recrutent ou les placent, malgré les normes fédérales et provinciales existantes, faute d’application, de contrôles adéquats et de pénalités. D’autre part, qu’ils soient nés ici ou immigrants permanents, les collègues des migrants temporaires sont priés de les franciser « sur la job », de les former sur le tas, de leur faire comprendre les risques de lésions professionnelles et d’accepter de recommencer avec les prochains lots de travailleurs temporaires, qui arriveront sans cesse, tout en tentant de les intégrer au milieu de travail et aux structures syndicales – lorsque celles-ci existent. Le tout, sans rouspéter, même si leur présence a pour effet d’amenuiser le rapport de force face au patronat.

S’il s’avère parfois nécessaire, le recours à l’immigration temporaire ne devrait pas être illimité ni applicable à des emplois permanents, et devrait toujours être réservé aux employeurs qui auront, avant de faire appel au travail migrant, fait la preuve que le salaire offert est conforme au taux de salaire en vigueur dans la profession; démontré que l’embauche d’une personne venue de l’étranger ne nuira pas au règlement d’un conflit de travail en cours – ni ne nuira à l’emploi des personnes touchées par ce conflit –; affiché suffisamment longtemps les postes disponibles et démontré les efforts de recrutement qui ont été déployés au Québec.

La pénurie de main-d’œuvre ne peut justifier le recours croissant à des travailleuses et travailleurs migrants temporaires dans des postes permanents de l’hôtellerie et de la restauration, de la transformation alimentaire, du commerce de détail, du soin aux personnes, de l’informatique, etc. Le salaire minimum et les conditions de travail doivent être significativement rehaussés. Quant au déclin démographique, on doit s’y attaquer en rendant attrayantes les régions hors des grands centres, tant pour les jeunes qui y sont nés que pour les personnes immigrantes. On doit aussi financer la francisation des travailleurs temporaires, redonner accès à la résidence permanente à toutes les catégories de migrants dont a besoin le Québec, sans discrimination fondée sur le niveau de formation et de salaire, et retrouver nos traditions d’accueil envers les personnes réfugiées.

Le Québec accueillant des années 1950 et 1960 a su intégrer des centaines de milliers de personnes immigrantes permanentes peu qualifiées dans les rangs de la classe ouvrière, contribuant ainsi à la naissance de la classe moyenne d’aujourd’hui. Si l’on n’exige pas du gouvernement Legault un retour à cette ouverture, la résidence permanente sera désormais réservée à un petit club de privilégié·e·s aptes à faire la preuve qu’ils contribueront immédiatement et généreusement à l’assiette fiscale. Ceci a pour effet de créer une division du marché du travail, une partie étant réservée aux travailleuses et travailleurs qui disposent de tous les droits arrachés par le mouvement ouvrier, l’autre enfermant les migrantes et migrants dans un régime semblable aux maquiladoras des pays du Sud[16].

Est-ce qu’on souhaite ce genre d’apartheid du travail au Québec ? L’unique alternative est de revendiquer le renforcement des normes entourant le travail migrant, l’égalité des droits pour toutes les travailleuses et travailleurs migrants et les membres de leur famille, ainsi que l’accès dans un délai humainement raisonnable à un statut migratoire permanent qui garantit durablement les droits à la résidence, à l’emploi, à la syndicalisation et aux services publics.

Marie-Hélène Bonin est Sociologue du travail


  1. Rappelons que les programmes d’immigration temporaire visent à pallier les pénuries ponctuelles de main-d’œuvre, plutôt que les pénuries structurelles. Pour sa part, l’immigration permanente a pour but de contrer le déclin démographique, de contribuer à l’économie et à la société québécoise, et de pérenniser le fait français.
  2. Au Québec, le nombre des titulaires d’au moins un permis signé en 2019 était de 23 300 dans le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), soit une augmentation de près de 75 % comparativement à la moyenne (13 384) des années 2014 à 2018. Ce nombre s’élevait à 39 715 dans le Programme de mobilité internationale (PMI), soit un nombre supérieur à la moyenne des cinq années précédentes (31 868). Voir Service de la recherche, de la statistique et de la veille, L’immigration temporaire au Québec, 2014-2019, Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Québec, novembre 2020.
  3. Les lobbys d’affaires québécois insistent sur la croissance du taux d’emplois vacants, mais en fait le nombre de ces derniers augmente par rapport au nombre d’emplois disponibles, lequel a diminué fortement avec la pandémie. Au Québec, le taux d’emplois vacants était certes de 5,4 % au 2e trimestre de 2021, mais le taux de chômage était encore de 6,3 % en juin dernier (Statistique Canada, Indicateurs du marché du travail, mis à jour du 21 septembre 2021). De plus, le nombre de postes vacants de longue durée (90 jours ou plus) est plus adéquat pour mesurer une pénurie de main-d’œuvre. Celui-ci était de 51 935, pour un taux de postes vacants de longue durée de 1,5 %. (Emploi Québec, Bulletin sur le marché du travail au Québec, juin 2021).
  4. Selon Emploi Québec, « le salaire offert a augmenté plus rapidement que la moyenne (+ 8,0 %) entre les premiers trimestres de 2019 (avant la pandémie) et ceux de 2021 pour les postes qui n’exigent aucun diplôme (+ 12,0 %) et pour ceux qui exigent au plus un diplôme d’études secondaires (+ 11,0 %), qui représentent ensemble plus de la moitié (52,3 %) de tous les postes vacants » (Emploi Québec, Bulletin des postes vacants au Québec, Direction de l’analyse et de l’information sur le marché du travail, premier trimestre 2021).
  5. Anne Michèle Meggs. « Pénurie de main-d’œuvre ? Ne comptez pas sur le système d’immigration au Québec », L’Aut’ Journal, 27 octobre 2021.
  6. « Si le Québec veut mieux profiter du potentiel des travailleurs temporaires et des immigrants non sélectionnés [réfugiés et membres de la famille] et les inciter à rester sur le territoire afin de contribuer à résorber les difficultés de recrutement du Québec, il doit renforcer les interventions à destination de ces groupes, en rendant effective l’ouverture de l’ensemble des services à ces catégories et en formant les agents aux besoins de cette clientèle particulière. », OCDE, Intégrer les immigrants pour stimuler l’innovation au Québec, Canada, Éditions OCDE, 10 juin 2020.
  7. Bureau international du travail, Migrations de main-d’œuvre. Nouvelle donne et enjeux de gouvernance, Genève, Conférence internationale du travail, 2017.
  8. Outre la bonification des conditions salariales et de travail, pensons par exemple à la reconnaissance des diplômes et de l’expérience, à la formation continue et à l’automatisation.
  9. Par exemple, contrairement au PTET, le PMI n’exige pas d’évaluation d’impact sur le marché du travail (EIMT), une vérification requise par Emploi et Développement social Canada (EDSC) pour veiller à ce que l’embauche d’un travailleur étranger n’ait pas de répercussions négatives sur le marché du travail canadien.
  10. Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, « Ententes entre Québec et Ottawa pour favoriser la venue et l’embauche de travailleurs étrangers temporaires », communiqué, Québec, 6 août 2021.
  11. « Jean Boulet assure que les ministères du Travail et de l’Immigration sont complémentaires. “Pour moi, ça fait partie d’un coffre à outils et ça me permet d’en disposer et de répondre de façon plus globale, plus compréhensive, aux besoins du marché du travail du Québec”, a-t-il expliqué », Patrick Bellerose, « Jean Boulet hérite officiellement de l’Immigration », Journal de Québec, 24 novembre 2021.
  12. Les postes à bas salaires sont tous ceux dont le salaire est moindre que le salaire horaire médian de toutes les professions, lequel est actuellement de 23,08 dollars l’heure.
  13. Aux fins de différenciation des postes auxquels s’appliquent ou non les exigences du gouvernement fédéral en matière d’immigration temporaire, Ottawa et Québec se basent sur le système de Classification nationale des professions (CNP) selon les compétences requises : A, formation universitaire; B, formation technique, collégiale ou postsecondaire; C, formation de niveau secondaire ou formation spécifique à la profession; D, aucune formation préalable. Les cadres sont groupés sous 0, peu importe la formation.
  14. Les postes de niveau C incluent, par exemple : auxiliaires dentaires, enseignants, infirmiers, bouchers industriels, commis de banque et d’assurance, conducteurs d’autobus, de métro et de camions, magasiniers et commis aux pièces, manutentionnaires, opérateurs de machinerie, opérateurs et ouvriers en foresterie, en minéralurgie et métallurgie, en transformation alimentaire, ouvriers et artisans du meuble, préposés aux bénéficiaires, vendeurs en gros et au détail… Jusqu’à présent, seuls les emplois de niveaux A et B étaient exemptés des mesures protégeant l’embauche locale (l’exemption concernait 118 titres d’emploi de niveaux A et B et en ajoutera désormais 34 de plus, sans compter les 37 de niveau C exemptés par l’entente).
  15. Les changements prévus dans l’entente permettront aussi aux employeurs de ne plus avoir à afficher les postes pour 16 titres d’emploi de niveau D dans 9 secteurs qui incluent, par exemple : aides en cuisine et serveurs au comptoir, caissiers, commis de magasin, concierges d’immeubles, manœuvres en foresterie, en métallurgie, en pâtes et papiers, en transformation alimentaire, en transformation de caoutchouc et plastique, préposés à l’entretien ménager et au nettoyage…
  16. Il est d’ailleurs curieux que le Canada et le Québec n’aient toujours pas signé la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1990.

 

La vie révolutionnaire d’Alexandra Kollontai

31 mars 2022, par CAP-NCS
Alexandra Mikhailovna Kollontai, l’une des socialistes et révolutionnaires les plus en vue de Russie, est née le 31 mars 1872. Kollantai était une ardente défenseure des droits (…)

Alexandra Mikhailovna Kollontai, l’une des socialistes et révolutionnaires les plus en vue de Russie, est née le 31 mars 1872. Kollantai était une ardente défenseure des droits des femmes de la classe ouvrière, la première femme membre d’un gouvernement et la première femme diplomate. Indépendante, tant dans sa vie personnelle que dans ses opinions politiques, elle croyait que la libération des femmes faisait partie intégrante du succès du socialisme.

Jeunesse

Kollontai est née dans une riche famille aristocratique. Une éducation confortable l’a préparée au mariage avec un riche aristocrate et à une vie de loisirs, mais elle a choisi de rompre avec son milieu privilégié et de tracer sa propre voie. En commençant par son insistance à se marier par amour plutôt que par position sociale, Kollontai a défié les normes sociales dès son plus jeune âge.

Pourtant, elle a trouvé qu’être l’épouse de Vladimir Kollontai et la mère de leur fils était loin d’être satisfaisante. Selon sa légende personnelle, une visite d’un logement ouvrier dans une usine textile en 1896 l’a exposée aux conditions déplorables dans lesquelles vivait la majeure partie de la classe ouvrière russe et lui a ouvert les yeux sur la nécessité d’un changement systémique. Elle s’est ensuite impliquée dans le mouvement marxiste clandestin et aspirait à devenir une écrivaine socialiste, mais a réalisé qu’elle avait besoin d’en savoir plus. Malgré la difficulté de quitter son mari et son fils de cinq ans, Kollontai s’est rendue à l’Université de Zurich pour étudier.

Contre le féminisme 

Son séjour à Zurich a façonné le cours de sa vie personnelle et politique. De retour en Russie, elle a quitté son mari et s’est consacrée à l’amélioration du sort des femmes. Au fur et à mesure qu’elle approfondissait son étude du marxisme et solidifiait ses vues, il devint clair que son principal ennemi était le féminisme bourgeois.

Au début de la Révolution de 1905, Kollontai affronte l’Union pour l’égalité des femmes et appelle publiquement les femmes prolétaires à se dissocier des féministes bourgeoises. Elle croyait que les femmes ne pouvaient être libérées que par «l’abolition de la propriété privée, la fin du mariage traditionnel et le dépérissement de la famille».

À l’époque, « la question de la femme », une discussion sur les droits juridiques et les rôles politiques, économiques et sociaux des femmes, était devenue de plus en plus urgente à travers l’Europe. En Russie, la question était au cœur du mouvement socialiste depuis les années 1860 . En 1909, Kolontai a écrit The Social Basis of the Woman Question , qui soutenait que les femmes devraient travailler au sein du mouvement socialiste pour promouvoir leurs propres objectifs collectifs. De plus, elle pensait que le gouvernement exclusivement masculin ne créerait pas de réformes significatives pour les femmes, écrivant que “seule une participation directe au gouvernement du pays promet d’aider à améliorer la situation économique des femmes”.

De l’avis de Kollontai, les féministes bourgeoises étaient peu susceptibles de promouvoir les intérêts des femmes de la classe ouvrière. Avec Clara Zetkin, elle a insisté sur le fait que «la question de la femme» n’était pas séparée des objectifs généraux du socialisme. Au contraire, les droits des femmes étaient essentiels au succès du mouvement socialiste.

Kollontai croyait que l’oppression des femmes était inévitable sous le capitalisme et que les femmes de la classe ouvrière devaient s’organiser pour se battre pour elles-mêmes et pour leur classe. Elle écrit que “pour la majorité des femmes du prolétariat, l’égalité des droits avec les hommes signifierait seulement une part égale dans l’inégalité”. Elle croyait que la lutte des classes et la lutte pour les droits des femmes sont irrévocablement liées et que l’une ne peut pas avancer sans l’autre.

Organisation et exil

Kollontai est restée largement isolée dans ses opinions, car de nombreux socialistes russes pensaient que la révolution résoudrait à elle seule l’inégalité des femmes. Manquant de soutien et inspirée par le leadership de Clara Zetkin au sein du parti social-démocrate allemand, Kollontai s’est lancée dans l’organisation. Alors qu’elle était encore en Russie, elle a fondé un Club des femmes ouvrières, qui offrait des conférences et un accès à la bibliothèque à 200 à 300 femmes à un moment donné, et a tenté d’amener une délégation ouvrière au Congrès panrusse des femmes en 1908.

Après qu’un mandat d’arrêt l’ait forcée à l’étranger, elle organise des grèves en France et en Belgique. Elle a également participé à la Deuxième Internationale, a fait campagne pour le suffrage des femmes avec Clara Zetkin à Londres et a pris la parole au Danemark, en Suède et à Bologne. Elle a été arrêtée en Allemagne et en Suède, mais relâchée rapidement à chaque fois. Pendant son séjour à l’étranger, elle a commencé à correspondre avec Lénine et a finalement rejoint le parti bolchevique.

Après la révolution 

Au retour de Kollontai en Russie juste après la révolution de 1917, Lénine la nomma commissaire au bien-être public. Bien qu’il s’agisse d’un poste secondaire, la nomination lui a permis de devenir la première femme du conseil et la première femme nommée à un gouvernement moderne.

Dans son nouveau poste, Kollontai a cherché à élargir l’accès des femmes aux services et a créé un « Palais des soins prénatals », qui a fourni des soins et un enseignement aux femmes enceintes. Malheureusement, elle s’est heurtée à une forte opposition et l’installation a été incendiée peu de temps après son ouverture. Sans se laisser décourager, elle a continué à fonder un bureau central pour la maternité et le bien-être des nourissons, mais n’avait pas assez de fonds pour effectuer des changements matériels significatifs. Plus tard, elle est devenue directrice du Zhenotdel, la section féminine du Comité central.

Kollontai est souvent connue pour ses idées sur la famille et la libération sexuelle. Elle développe ces valeurs dans l’Autobiographie d’une femme communiste sexuellement émancipée . Elle croyait que les enfants devaient être élevés et soignés dans des maisons communales loin de leurs parents, mais était consciente que cette idée ne serait pas bien accueillie par les paysannes ainsi que par les autres communistes.

Opposition ouvrière, stalinisme et diplomatie 

Kollontai a vu comment les efforts des travailleurs pour établir des services publics, comme des salles à manger communes, des garderies et des approvisionnements en bois, échouaient souvent en raison d’une bureaucratie inutile. Cherchant à impliquer les travailleurs ordinaires dans le gouvernement et à contrer le pouvoir de l’État centralisé, Kollontai est devenu une cheffe de file de l’opposition ouvrière. Elle est l’auteure d’une brochure sur la question qui a suscité la colère de Lénine et a abouti à son renvoi du Zhenotdel .

Alors que Lénine soutenait Kollontai et d’autres femmes communistes dans la campagne pour les droits des femmes, le pouvoir croissant de la bureaucratie soviétique du milieu à la fin des années 1920 a finalement annulé leurs efforts et annulé un certain nombre de réformes importantes pour les femmes. La montée du stalinisme à la fin des années 1920 signifiait l’éradication de la dissidence au sein de l’URSS et la purge et le meurtre de nombreux vieux bolcheviks.

Kollontai a eu de la chance d’avoir survécu, mais cela a eu un prix. Malgré son engagement antérieur envers le pacifisme, elle a été forcée de s’adapter au stalinisme ou de fuir. Beatrice Farnsworth écrit qu’à partir de 1937, elle “a commencé… à se détruire politiquement”.

Craignant pour sa propre vie et celle de son ancien mari, Pavel Dybenko, elle a compromis ses valeurs et s’est assimilée au régime stalinien. Elle a voyagé à l’étranger pour représenter l’Union soviétique en tant que diplomate, bien que sa carrière diplomatique soit moins connue en raison du secret entourant l’affaire. Alors qu’elle se tourna vers l’écriture pour exprimer ses opinions, elle resta extérieurement dévouée au régime et reçut diverses récompenses pour ses services avant sa mort en 1952.

Un héritage révolutionnaire

Kollontai était une socialiste et révolutionnaire engagée, faisant de nombreux sacrifices personnels tout au long de sa vie. Elle était une organisatrice et une penseuse socialiste de premier plan et a joué un rôle important dans la promotion des intérêts des femmes de la classe ouvrière à l’intérieur et à l’extérieur de la Russie. Son accommodement au stalinisme et l’incapacité du gouvernement soviétique à s’appuyer sur sa vision et celle d’autres femmes socialistes pour la libération des femmes ne devraient pas diminuer ses réalisations.

Les nombreux écrits de Kollontai laissent derrière eux une vision d’une société dans laquelle l’avancement des femmes et la libération des travailleurs vont de pair. Bien que cette vision ne se soit pas réalisée de son vivant, son idéalisme et son dévouement demeurent une source d’inspiration.

Traduction NCS avec l’utilisation de Deepl

 

 

Le gouvernement du PQ, deux ans après

30 mars 2022, par CAP-NCS
Lors de l’élection du PQ en novembre 1976, les couches populaires et les secteurs dynamiques du mouvement populaire sont en général contents. Il y a un soupir de satisfaction (…)

Lors de l’élection du PQ en novembre 1976, les couches populaires et les secteurs dynamiques du mouvement populaire sont en général contents. Il y a un soupir de satisfaction devant le fait de la défaite d’une droite dure qui mène le Québec par la répression, la corruption et la subordination. En effet, le Parti libéral du Québec (PLQ) n’a plus rien à voir avec ceux qui ont entrepris la Révolution tranquille. Le PQ pour sa part affirme un « préjugé favorable » à l’endroit des travailleurs. Il met de l’avant des personnalités qui ont joué un rôle dans les grandes luttes sociales du Québec des années 1970, tels les syndicalistes Robert Burns et Guy Bisaillon, la féministe Lise Payette, les sociaux-démocrates Jacques-Yvan Morin et Camille Laurin. D’emblée, tout en promettant le référendum, le gouvernement du PQ lance plusieurs réformes. Rapidement cependant, le discours est dégonflé devant une gestion globalement traditionnelle. Dans le domaine des politiques sociales par exemple (un des rares dossiers de compétence totalement provinciale, des analyses critiques constatent que les améliorations ont été mineures, plus encore, que les politiques ont été de « régulariser les tensions sociales par un savant dosage de mesures intégrationnistes qui, en dernière analyse, contribuent à renforcer la mainmise de l’État sur l’orientation des revendications populaires »2. (Introduction de Pierre Beaudet)

***

Sur le plan économique, le PQ essaie de ne pas effaroucher une bourgeoisie « provinciale » qui veut bien parler d’autonomie dans le contexte canadien, mais qui ne veut rien savoir de politiques qui mettraient en péril le dispositif capitaliste. En clair, le PQ pratique une politique d’austérité qui est celle qui domine dans l’ensemble canadien et que décrit Jorge Niosi (alors prof de sociologie à l’UQAM) dans le texte qui suit. En fin de compte, selon Niosi, le PQ est un parti petit-bourgeois, le « cul assis entre deux chaises », qui parle des deux coins de la bouche et qui ce faisant, ne parvient pas à s’associer à la bourgeoisie sans être non plus capable de mobiliser le peuple. C’est une explication qui est validée par les défaites subséquentes du PQ.

Le PQ est au pouvoir depuis bientôt deux ans. Pourtant, les analyses d’ensemble de la gestion du gouvernement péquiste sont plutôt rares et, qui plus est, elles sont discordantes à l’extrême. Pour certains, le PQ représente la social-démocratie au pouvoir, alors que pour d’autres, il s’agit d’un gouvernement petit-bourgeois technocratique. Certains vont même jusqu’à prétendre que l’administration péquiste est au service d’une bourgeoisie francophone. Une telle diversité de perspectives s’explique par plusieurs facteurs. D’une part, les tenants de l’interprétation sociale-démocrate se fondent surtout sur le programme électoral du PQ, alors que les seconds font plutôt référence aux origines sociales de la direction et des cadres du PQ et que les troisièmes veulent fustiger la modération des politiques économiques et sociales de l’administration péquiste.

Cet article fera un bilan des deux premières années de l’administration du PQ sur la base des politiques mises de l’avant et des rapports entretenus par le PQ avec le patronat et les syndicats. Nous ne nous attarderons nullement à juger le gouvernement péquiste à partir de son programme électoral. À plusieurs reprises, le premier ministre du Québec a déclaré qu’il se sentait lié à ce programme « par son esprit et non par sa lettre »3. Par ailleurs, il semble clair que sur une majorité de questions, le programme électoral du PQ a été ajourné sine die par le gouvernement péquiste. Il est encore trop tôt pour dire si cet ajournement est un abandon pur et simple, comme celui de Maurice Duplessis vis-à-vis sa plate-forme électorale de 1936. Pour l’instant, nous nous bornerons à étudier et juger l’administration péquiste par ses actes, c’est-à-dire par les effets réels ou attendus des lois adoptées au cours des deux ans passés, ainsi que par les rapports que cette administration a eus avec le patronat et les syndicats ouvriers. Cependant, avant de procéder à un tel bilan, il faut passer rapidement en revue les diverses interprétations du PQ comme parti politique et comme gouvernement.

Trois interprétations du Parti Québécois

Toute analyse de la politique économique et sociale du PQ au pouvoir qui se veuille autre chose qu’une simple description de la législation et de ses retombées doit partir de la suivante : quelle classe représente l’administration péquiste? À cette question, trois grandes réponses ont été données : les travailleurs (interprétation « sociale-démocrate »); la petite bourgeoisie (interprétation « technocratique ») et la bourgeoisie francophone. Examinons-les une à une.

Le PQ, parti social-démocrate

Le programme du parti, ses porte-paroles officiels, ses dirigeants et les intellectuels qui lui sont proches véhiculent l’image du PQ comme un parti social-démocrate et l’on fait souvent allusion à la social-démocratie suédoise ou norvégienne. Par exemple, René Lévesque s’est décrit lui-même comme un « socialiste modéré » dans une interview accordée en décembre 1976 à Business Week et annonça que son gouvernement chercherait le contrôle d’industries comme les banques, l’amiante et celles liées à la culture; il fit référence à la Suède comme un modèle que son administration chercherait à imiter. Dans le même sens, Daniel Latouche, politologue proche du PQ, décrit ce parti comme cherchant à instaurer une « démocratie sociale à la scandinave »4.

Nous pouvons mettre en doute la validité de cette interprétation. Comme Jean-Marc Piotte l’a fait remarquer, le PQ n’a aucun lien organique avec les syndicats ouvriers, et ce, contrairement aux partis sociaux-démocrates5. Ces derniers en effet se caractérisent par finalement en tout ou en partie en provenance des caisses syndicales; les syndicats mêmes sont souvent membres des partis sociaux-démocrates et les dirigeants et conseillers syndicaux sont fréquemment à la tête de ces partis. Or, le PQ n’admet pas la cotisation de personnes morales (comme les syndicats), pas plus qu’il n’admet l’affiliation de syndicats. Enfin, des syndicalistes (comme Guy Bisaillon) et quelques conseillers juridiques de syndicats (comme Robert Bruns et Guy Chevrette) sont parmi les dirigeants du Parti Québécois. L’action du gouvernement péquiste est plus modérée que celle des administrations sociales-démocrates; de surcroît, comme nous tenterons de le démontrer, elle est qualitativement différente des politiques économiques et sociales du travaillisme et de la social-démocratie.

Le PQ, parti bourgeois

L’interprétation du PQ comme parti de la bourgeoisie francophone vient d’une partie de la gauche québécoise. Gilles Bourque, par exemple, essaye de rendre compte de la nature de classe du PQ dans ces termes :

Le PQ n’est pas un parti monolithique, avons-nous souligné. Les analyses dont nous faisons état plus haut présentant le PQ comme un parti de la petite bourgeoisie ne sont pas fausses, elles sont incomplètes. Il est évident, cela crève les yeux, que ce parti recrute dans la nouvelle petite bourgeoisie une partie importante de son personnel politique militant et de sa clientèle de prédilection (…). Cependant, outre le fait que les têtes politiques dirigeantes de ce parti appartiennent à la bourgeoisie de l’État québécois, il ne faut jamais confondre les intérêts qu’un parti défend en dernière analyse et la situation de la classe de ses cadres politiques moyens (…); on pourrait ainsi définir le parti québécois comme un parti à composition principalement petite bourgeoisie servant en dernière analyse les intérêts de la bourgeoisie québécoise6.

Il faut tout de suite ajouter que quand Bourque parle d’une bourgeoisie québécoise, il ne fait nullement référence aux capitalistes des entreprises privées par actions (les Desmarais, Simard, Campeau, Allard, etc.) qui, eux, proclament tout haut leur foi dans la fédération canadienne. Bourque désigne par « bourgeoisie québécoise » les administrateurs des sociétés d’État et des coopératives.

Une version plus grossière de cette thèse du PQ – parti bourgeois » se retrouve dans les écrits de Pierre Fournier. Pour lui :

Le gouvernement québécois cherche avant tout à développer un capitalisme québécois francophone à forte saveur étatique. L’intervention de l’État dans ce processus ne découle d’ailleurs nullement d’un souci quelconque de justice sociale, mais bien d’un désir de renforcer la bourgeoisie locale (…). Ce programme de développement de la bourgeoisie locale comprend de multiples facettes : l’aide aux coopératives, la création et l’expansion de sociétés d’État, des programmes d’assistance financière et technique aux PME et, bien sûr, des subventions aux monopoles7.

Cette bourgeoisie québécoise de Pierre Fournier est donc beaucoup plus large puisque, à côté des coopératives et des sociétés d’État, on trouve aussi les PME et les grandes sociétés canadiennes-françaises. La thèse se complète avec celle du « nationalisme populiste ». La bourgeoisie québécoise représentée par le PQ est faible et elle s’appuie alors sur le mouvement ouvrier (populisme) véhiculant une idéologie (nationaliste) dirigée contre le colonisateur. On retrouve cette conception dans le texte de Piotte déjà cité et dans celui de R. Laliberté8.

Passons maintenant à la critique de cette thèse. Disons tout d’abord que si le PQ est un parti bourgeois, il l’est d’un type très spécial. Au Canada comme ailleurs, les partis bourgeois sont notamment financés par des associations patronales (Japon), par des compagnies et par de riches individus (États-Unis, Canada) ou par un système mixte (France)9. Or, le PQ n’accepte pas le financement par les personnes morales, y compris les associations patronales et les compagnies. Il a en outre adopté la loi no 2 sur le financement des partis, qui rend aussi ces normes obligatoires pour les autres partis, et qui fixe un maximum de 3 000 $ pour les cotisations individuelles. Quant à sa direction, à la différence des partis

libéral et conservateur, où les hommes d’affaires et leurs avocats foisonnent, il n’y a qu’une ou deux têtes d’affiche venant de la bourgeoisie francophone. Nous avons en outre tenté de démontrer dans un texte antérieur que la bourgeoisie canadienne-française du secteur privé n’est nullement indépendantiste par ses intérêts économiques et politiquement, elle est fédéraliste et libérale10. Nous allons en outre montrer que cette bourgeoisie francophone du secteur privé est à la tête du combat contre l’option souverainiste. Rappelons déjà la lettre de 326 hommes d’affaires francophones contre la loi 101, envoyée à René Lévesque et Camille Laurin le 2 juin 1977 et où l’on pouvait lire les noms de Charles Allard (de Allarco développements), Laurent Beaudoin (de Bombardier), Marcel Bélanger (de la Banque provinciale contrôlée par le Mouvement Desjardins), Paul et Louis Desmarais (de Power Corporation), Claude Castonguay (de la Laurentienne), Thérèse Forget-Casgrain (sénatrice libérale, fille de sir Rodolphe Forget, millionnaire et sénateur québécois), Lucien G. Rolland, Arthur Simard (de Sorel Industries), Antoine Turmel (de Provigo), etc.11. Rappelons aussi que la Commission Pépin-Robarts est dirigée par deux ex-membres du conseil d’administration de Power Corporation et que Claude Castonguay (de la Laurentienne) dirigea jusqu’à tout récemment le comité pour l’unité canadienne. Nous allons aussi montrer qu’au sujet de la loi 101 sur la langue, la loi 45 sur la réforme du Code de travail de la loi no 2 sur le financement des partis, etc. Les milieux patronaux (les francophones comme les non-francophones) ont bâillonné le gouvernement péquiste pour éviter qu’il adopte ces lois, pour en ajourner la discussion ou encore pour les faire modifier radicalement.

Si nous admettons que la grande bourgeoisie francophone n’est nullement péquiste, il nous reste encore à démontrer que la PME, la « bourgeoisie d’État » et les coopératives ne le sont pas non plus. Quant à la PME, ceci est clair à notre avis. D’abord, la grande majorité des petites et moyennes entreprises au Québec ne sont pas sous le contrôle de francophones. Là-dessus, les données d’André Raynault et celles d’Arnaud Sales sont concluantes : au plus un tiers des PME est sous contrôle canadien-français, les autres étant la propriété de Canadiens juifs et anglais12. Or, affirmer que le PQ est le parti de la bourgeoisie juive et anglo-saxonne relève de la pure fantaisie. En outre, le PQ n’a presque rien fait pour la PME, si ce n’est l’adoption de la loi 48 (conçue déjà par les libéraux) et qui accorde seulement quelque 40 millions $ en exemptions d’impôts aux PME pendant les deux ou trois prochaines années. Rappelons que le budget du Québec était en 1978 de 11 milliards $ et que, par comparaison, le chiffre accordé aux PME est infime. On pourrait rétorquer que la querelle de la taxe de vente s’est livrée en faveur de la bourgeoisie québécoise. Sous répondrons que dans les secteurs du vêtement, de la bonneterie et du meuble, principaux bénéficiaires de 1’exemption de la taxe, la propriété francophone n’était en 1961 que de 8,2%, 13,82 et 32,2% des établissements si l’on se fie aux seules données disponibles, celles d’A. Raynault13. La mesure du gouvernement péquiste semble plutôt avoir pour buts le redressement de l’emploi et la création d’un certain consensus des milieux d’affaires locaux (non particulièrement francophones) derrière une politique provinciale. Ajoutons que les liens entre la PME et l’administration péquiste n’ont pas été particulièrement cordiaux lors de l’augmentation du salaire minimum et lors de la discussion du Code du travail. Nous y reviendrons.

Il reste encore une analyse des liens entre la bourgeoisie d’État, les coopératives et le PQ. Disons tout de suite que le terme « bourgeoisie d’État » employé par Bourque semble s’appliquer non seulement aux administrateurs des sociétés publiques (comme Sidbec, Hydro-Québec ou la S.G.F.), mais aussi aux fonctionnaires les plus hauts placés du pouvoir exécutif (ministres, sous-ministres) et peut-être aussi à l’ensemble des membres de l’Assemblée nationale et à la haute administration de la justice. Si c’est le cas, nous nous opposons à un tel élargissement du contenu sémantique du concept. En effet, à l’exception des administrateurs des sociétés d’État, aucun autre fonctionnaire n’a de rapports de contrôle vis-à-vis des moyens de production et distribution. Si ce n’est pas la relation à ces moyens (quelle que soit la formule juridique par ailleurs) qui détermine les classes sociales, on se demande quelle est la définition de « bourgeoisie » que Bourque emploie. Dans ce qui suit, nous utiliserons le terme « bourgeoisie d’État » pour nous référer aux administrateurs de carrière dans les sociétés d’État. Quand on emploie cette définition, on s’aperçoit que le gouvernement péquiste n’a pas oeuvré en faveur de ce groupe. En effet, aucune nouvelle société d’État importante n’a été créée, et la Société nationale de l’amiante n’est encore qu’un projet. Aucune injection importante de fonds n’a été consentie aux sociétés d’État existantes et aucun remaniement d’importance n’a eu lieu au niveau de la haute administration de ces sociétés. On se demande alors en quoi le gouvernement péquiste a pu favoriser la bourgeoisie francophone d’État qui, elle, a des liens très solides avec le Parti libéral du Québec qui l’a mise sur pied.

Quant aux coopératives, nous croyons que le gouvernement péquiste a de bons rapports avec elles sans qu’il y ait pour autant de liens organiques entre le PQ et le mouvement coopératif. D’une part, le gouvernement a créé la Société de développement coopératif (SODEC) avec un budget de l.4 million $; il a aussi accordé aux caisses Desjardins une partie de l’intermédiation dans la perception des primes d’assurance automobile et il a accordé la construction du Centre des Congrès ã une société à laquelle participe le mouvement coopératif. En retour, les Caisses Desjardins ont appuyé la réforme de l’assurance automobile14. Sur la réforme de la loi (fédérale) des banques, les points de vue de Québec et du Mouvement Desjardins sont identiques : l’un et l’autre s’opposaient au dépôt obligatoire de réserves par les Caisses auprès de la Banque du Canada, et ils ont eu gain de cause15. Toutefois, on peut se demander jusqu’à quel point il ne s’agit là que d’un rapprochement conjoncturel. En effet, le Mouvement Desjardins se sentait menacé par la révision de la loi des banques qui risquait de mettre les Caisses sous la surveillance et la juridiction de la Banque du Canada. Dans cette bataille inégale, elles n’avaient d’autre choix que d’appuyer le gouvernement du Québec et elles l’ont fait, tant sous l’administration péquiste que sous le régime libéral précédent. Il reste toutefois que le mouvement coopératif dans son ensemble est la composante du secteur privé la plus proche du gouvernement péquiste. Nous croyons cependant que ce mouvement ne constitue qu’une superstructure organisationnelle pour le regroupement de la petite bourgeoisie québécoise et qu’elle est radicalement distincte des entreprises grandes et moyennes des secteurs privé et public. Son personnel dirigeant vient de la petite bourgeoisie et il n’a presque aucun contact avec la bourgeoisie francophone. De plus, ce personnel ne peut disposer des avoirs du mouvement coopératif comme s’il lui appartenait. Par ailleurs, soulignons que le PQ a suivi la ligne du régime libéral face au mouvement coopératif et que la SODEC a eu un budget presque symbolique.

Si l’administration péquiste veut développer la coopération au Québec, elle ne semble pas prête à en défrayer les coûts. La position des Caisses Desjardins a été d’ailleurs bien définie par son président, Alfred Rouleau, au début janvier 1978; critiquant de façon assez directe le gouvernement péquiste, il affirma :

Nous sommes menacés dans notre identité culturelle par les conséquences de notre urbanisation et de notre industrialisation qui nous exposent de façon plus intense aux influences nord-américaines diffusées à partir des moyens puissants que sont les mass-médias ». De telles conditions ambiantes ne sont pas liées au statut politique du Québec qui ne changera pas d’un centimètre sa situation géographique. En revanche, elles justifient d’autant plus nos revendications de moyens et de leviers adéquats de décisions pour le gouvernement du Québec, quel que soit le parti politique qu’il incarne. (…) Cependant, pour importantes que soient la question de la survivance des Québécois francophones comme peuple, et la dimension politique et constitutionnelle qui s’y greffe, nous aurions tort d’en faire un absolu pour oublier le reste. Cette tendance à polariser toute la conjoncture québécoise autour de la question constitutionnelle est évidemment encore plus aigüe depuis l’élection du Parti Québécois, le 15 novembre 1976. /…/Traditionnellement, le mouvement coopératif, particulièrement le Mouvement des caisses Desjardins, s’est toujours efforcé d’observer une neutralité politique16.

Le PQ est-il un parti populiste?

Si c’est le cas, il ne ressemble en rien au populisme latino-américain qui est une coalition de PME nationales et de syndicats ouvriers pour la défense, en dernière instance, des intérêts des industriels locaux. Les partis populistes ont des liens organiques avec des associations patronales et syndicales. Une fois au pouvoir, ils ont promu très activement l’entreprise privée nationale avec l’aide de l’État, et ils ont étatisé de nombreuses entreprises étrangères. Qu’on se souvienne des nationalisations massives du péronisme en Argentine, du nassérisme en Égypte et du cardénisme au Mexique17. Le gouvernement péquiste ne semble nullement intéressé à nationaliser quelque entreprise que ce soit, et son nationalisme en est un qui s’arrête au niveau purement culturel. En outre, il n’a aucun lien organique avec des associations patronales ou avec des syndicats ouvriers. De plus, sauf exception, il n’agit nullement en faveur de l’entreprise québécoise; l’exemple du contrat accordé à General Motors contre Bombardier en décembre 1977 est le plus retentissant des camouflets qu’il a servis à l’entreprise nationale québécoise qu’il est censé aider.

Le PQ parti petit-bourgeois

Pour nombre d’auteurs, le PQ est un parti petit-bourgeois « technocratique ». Cette expression vient vraisemblablement d’un article célèbre écrit en 1970 par Gilles Bourque et Nicole Frenette18 et cité maintes fois depuis. Même si Bourque a abandonné cette conception du PQ, elle a été reprise par plusieurs analystes de la société québécoise. En voici quelques exemples. Pour Denis Monière :

Un second courant de pensée qui s’oppose ã l’idéo1ogie de la classe dominante, mais y participe en même temps à sa façon, est véhiculé par la fraction technocratique de la petite bourgeoisie représentée politiquement par le Parti Québécois. Cette appellation ne signifie pas que le Parti Québécois soit composé essentiellement de technocrates, mais indique que les éléments ouvriers et progressistes qui forment la base de ce parti subissent la direction politique et idéologique de cette couche, qui aimerait bien que la distribution du pouvoir soit fonction de la propriété du savoir19.

Dans le même sens, pour Vera Murray :

Au niveau de presque toutes les instances, il est clair que le PQ est dirigé et contrôlé par les éléments de la nouvelle classe moyenne, constituée notamment des fonctionnaires de l’État et de ses divers appareils: administrateurs, économistes, professeurs, enseignants, journalistes20.

Pour Henri Milner, « ils sont en réalité des petits bourgeois, mais d’une variété spécifique, celle de la classe moyenne étatique »21. Alors que la plupart des auteurs mettent l’accent sur les tendances « étatisantes » ou technocratiques de cette petite bourgeoisie, Marcel Fournier souligne plutôt sa liaison professionnelle à la culture, Le PQ est essentiellement le parti des enseignants, journalistes, fonctionnaires, avocats, notaires, etc. :

La consolidation et l’élargissement d’un marché national ou linguistique sont la condition même de leur « survivance », c’est-à-dire du maintien et de l’amélioration de leur condition sociale22.

Nous partageons dans l’ensemble le point de vue de ceux qui voient dans le PQ un parti petit-bourgeois. Cette conception rend compte non seulement de la composition du parti (où les ouvriers et les capitalistes sont rares), mais aussi de son mode et de ses sources de financement (de petites cotisations individuelles) et surtout de son action administrative que nous allons analyser tout de suite, et qui consiste à mettre de l’avant les revendications culturelles, pacifier la société et servir d’arbitre entre les deux grandes classes antagonistes.

Il faut immédiatement introduire quelques nuances dans cette analyse. Tout d’abord, les auteurs qui ont étudié le PQ reconnaissent deux grandes tendances en sein de ce parti, l’une « participationniste » formée surtout par des dirigeants et conseillers syndicaux (comme R. Burns, G. Bisaillon ou G. Chevrette) et l’autre « technocratique » composée d’anciens libéraux, de hauts fonctionnaires et de quelques membres de la bourgeoisie francophone (comme R. Lévesque, C. Morin, J. Parizeau, G. Joron et J.-Y. Morin). Il nous semble que le premier groupe, qui est nettement minoritaire et moins influent que le second, remplit simplement la fonction d’articuler dans le PQ les intérêts de la classe-appui, la classe ouvrière francophone. C’est le groupe « technocratique » qui est dominant tant au niveau du parti que du cabinet ministériel.

Une deuxième nuance concerne les projets subjectifs de plusieurs membres du groupe « technocratique ». Il se peut que quelques dirigeants du PQ considèrent qu’ils représentent véritablement les intérêts d’ensemble de la nation québécoise, y compris de sa bourgeoisie. Toutefois, comme disait Marx, on ne juge ni les hommes ni les sociétés par les idées qu’ils se font d’eux-mêmes. Quel que soit le type de conciliation que l’administration péquiste veuille développer entre les différentes classes de la société québécoise, il n’en reste pas loin que ses politiques économiques, sociales et culturelles en font le représentant de la petite bourgeoisie technocratique. Nous essaierons de le démontrer dans les pages qui suivent.

Les politiques de l’administration péquiste

Pour illustrer notre thèse et analyser l’administration péquiste, nous allons prendre trois aspects centraux de son activité : la politique budgétaire et l’intervention économique; la politique de relations de travail et enfin, la politique culturelle et éducative. On peut passer plus rapidement sur d’autres aspects tels que le développement des sociétés d’État (il n’y a eu à date aucune nationalisation ni aucun développement important dans les sociétés existantes), la politique sociale ou les affaires intergouvernementales. Nous ferons rapidement mention de quelques autres lois. Dans le domaine de l’énergie (la réforme de la charte de l’Hydro-Québec p. ex.) et politique (la loi sur le financement des partis) au sein des trois grands chapitres que nous avons retenus.

Les budgets

Le 26 novembre 1976, le gouvernement annonçait la composition de son cabinet ministériel et, bien que les vieux militants indépendantistes de la gauche du PQ y occupassent des positions marginales, « le nouveau cabinet a plongé le patronat dans l’inconnu »23. Les milieux d’affaires ne connaissaient que de noms certains des nouveaux ministres. Toutefois, ces milieux d’affaires auraient pu être rassurés par la présence de MM. Parizeau et Joron à deux ministères-clés à vocation économique : les Finances et l’Énergie. Ils auraient pu se calmer encore davantage avec la nomination de Maurice Paradis, ancien conseiller spécial de Robert Bourassa, à la présidence du Conseil général de l’industrie, cet organisme parapolitique créé par Daniel Johnson en 1968 pour institutionnaliser les liens entre l’État et la classe dominante. Michel Vastel du Devoir voyait dans cette nomination « un signe de bonne volonté de M. René Lévesque à l’endroit des milieux financiers et industriels »24.

Élu au milieu de l’année budgétaire, le gouvernement péquiste a tout de même convoqué une mini-session parlementaire en décembre 1976. Cette mini-session a eu peu de résultats sur le plan économique. Elle a toutefois réussi à démontrer que le gouvernement allait appliquer une politique de restrictions budgétaires. Ainsi, la loi 82 força la Ville de Montréal à assumer sa part du déficit olympique, débarrassant la province de ce fardeau fiscal. Par ailleurs, le salaire minimum fut porté à 3,00 $, le plus élevé en Amérique du Nord. La hausse du salaire minimum déchaîna les premiers critiques des milieux patronaux, qui ont vu leurs craintes se matérialiser25. Enfin, on y annonça la politique « d’achat chez nous » qui fut appliquée à partir de janvier 1977 et qui reprit les lignes du projet libéral, lequel calquait déjà la même politique adoptée dans les autres provinces26.

Le 8 mars 1977, Lévesque ouvrait la nouvelle session. En quelques jours, Québec avait aboli la loi des mesures anti-inflationnistes ainsi que la Régie québécoise chargée de son application. Fin mars, Parizeau dépose à l’Assemblée nationale le budget pour l’année financière commençant le 1er avril et, le 12 avril, il prononce le discours du budget. Le premier budget Parizeau était nettement conservateur. On y constatait une baisse importante des emprunts gouvernementaux, le plafonnement des dépenses publiques et la non-indexation des paliers d’impôts. Seulement l75 millions $ étaient dégagés pour matérialiser les priorités du programme électoral du PQ, dont les soins dentaires gratuits pour les adolescents et les médicaments pour les personnes âgées. La décomposition par ministère montre peu de changements par rapport à l’exercice financier précédent. Toutefois, certaines données nous permettent de remettre en question tant le « préjugé favorable aux travailleurs » que l’intérêt de l’administration péquiste pour la bourgeoisie francophone. En effet, parmi les ministères qui ont perdu des plumes, on retrouve celui du Travail et de la Main-d’oeuvre (-8,9%) et des Affaires sociales (-7,0%). De l’autre côté, le budget du ministère de l’Industrie et du Commerce a été augmenté de 19,62 %, mais sa base de départ était minime : avec 112,9 millions $, il ne reçoit que 1% des crédits de l’exercice 1977-78. Le ministère qui a connu la plus forte augmentation est celui des Affaires culturelles (+29,7%); avec une hausse de 10,1%, le ministère de l’Éducation conserve sa part du gâteau fiscal27. Les réponses au budget ne se firent pas attendre. Satisfaits du plafonnement des dépenses publiques, les milieux d’affaires ont sévèrement critiqué l’absence de mesures de relance économique28. Les travailleurs y ont vu une augmentation du chômage pour l’hiver. Une fois le budget déposé, le projet de réforme de l’assurance-automobile fut porté par la ministre Payette à l’Assemblée nationale. Contrairement aux promesses préélectorales, il n’y avait pas de nationalisation complète du secteur et seuls les dommages aux personnes impliquées dans des accidents étaient repris en main par l’État. À la une, tous les milieux d’affaires concernés sont entrepris la critique du projet : les compagnies d’assurances anglophones et francophones, le Bureau d’assurance du Canada (leur association patronale), la Fédération des courtiers d’assurance du Québec et les associations patronales « at large ». Ceci se comprend parce qu’« Avec l’application du projet de réforme de l’assurance-automobile, les compagnies perdraient environ 35% des 800 millions $ de primes touchées en 1976. Ceci représente la part de l’assurance pour les blessures corporelles dont l’indemnisation serait assurée par l’État »29.

Parmi les principaux perdants de la réforme Payette adoptée finalement en décembre 1977, il y a d’abord les compagnies d’assurance francophones (dont le Groupe Commerce de St-Hyacinthe, la Laurentienne de Québec et celles du Groupe Desjardins) et anglophones (les Prévoyants du Canada, Royal Insurance, etc.) qui laissent quelque 300 millions $ de revenus nets, les courtiers qui perdent de 30 à 40% de leurs revenus nets, et les avocats à cause de l’indemnisation sans égard à la faute. Le seul gagnant est l’État30. Il n’est pas alors étonnant que le ton soit monté entre Lise Payette et les milieux d’affaires et que la ministre ait employé certains vocables colorés à l’égard des compagnies31. Si, comme l’affirment Bourque et Fournier, l’administration péquiste voulait représenter la bourgeoisie francophone, elle a raté encore une fois l’occasion de le faire.

Au cours de la session, quelques événements mineurs sont à souligner : d’abord, l’adoption d’une loi créant la Société de développement coopératif, avec un budget symbolique de 1,4 million $ par année. Il y eut aussi la loi 48 d’aide aux PME qui leur consacre quelque 540 millions $ en crédits d’impôt au cours des trois années suivantes. Ensuite, rappelons les violentes sorties de l’Union des producteurs agricoles contre le ministère de l’Agriculture qu’elle accuse d’immobilisme et de favoritisme envers l’agrobusiness multinational contre l’entreprise québécoise32 et enfin, l’annonce d’achat d’Asbestos Corporation en octobre 1977, achat qui n’est pas encore matérialisé au moment où ces lignes sont écrites (août 1978).

En mars 1978, Parizeau présente son second budget, qui ressemble au premier dans le plafonnement des dépenses publiques (+8,42) et dans le conservatisme des transferts interministériels; seulement l50 millions $ furent consacrés à des priorités nouvelles. Le grand perdant fut l’Éducation dont les crédits n’augmentèrent que de 3,82; la hausse budgétaire la plus importante est allée à l’Environnement avec +40,52. La grande nouveauté du budget était l’indexation de l’impôt sur le revenu, mais seulement pour ceux dont les revenus étaient inférieurs à 30 000 $, soit les petits et moyens salariés33.

La réponse au budget ne se fit pas attendre. Le patronat reçut avec satisfaction la limitation des dépenses, mais exprima durement son mécontentement devant la hausse de l’impôt pour les particuliers les mieux nantis. La FTQ accepta le budget, mais s’inquiéta de l’absence de mesures pour relancer l’industrie de la construction. La CSN se réjouit des allégements fiscaux pour les revenus petits et moyens, mais exprima sa préoccupation devant l’intention du gouvernement de limiter les effectifs de la fonction publique. La C.E.Q. réagit vivement contre le discours inaugural qui présageait des coupes budgétaires dans l’éducation et répétait ça avec le budget34.

Avec le budget vint l’abolition de la taxe de vente sur les vêtements, les chaussures, les textiles et l’hôtellerie. En réponse à la demande des associations patronales canadiennes, le gouvernement fédéral proposait aux provinces de réduire de 2% leur taxe de vente. Québec a préféré abolir la totalité de sa taxe, mais seulement sur quelques produits. La mesure favorise le consommateur à moindres revenus du Québec, mais aussi les cinq industries concernées, tout en contribuant à réduire le chômage dans la province. Ce n’est pas étonnant alors de constater l’approbation quasi générale qu’elle reçut de tous les milieux du Québec. Soulignons que la propriété francophone de ces cinq industries n’est pas très élevée (8,22%, 49,4%, 2,l%, 32,2% et 50% respectivement en 1961 selon les seules données disponibles)35 et que par conséquent, la mesure ne favorise pas spécifiquement la bourgeoisie francophone.

La querelle du salaire minimum montra encore un gouvernement en train de jouer à l’arbitre des antagonistes. En juin 1977, le conseil des ministres avait adopté un règlement prévoyant un rajustement du salaire minimum tous les six mois en fonction de la hausse du coût de la vie. Nous avons vu qu’il avait été augmenté à 3,00 $ en décembre 1976; il passa à 3,15 $ le 1er juillet 1977 et à 3,27 $ le 1er janvier 1978. Il aurait dû être augmenté en juillet 1978, mais les protestations des milieux d’affaires, notamment des PME, firent que le gouvernement décréta un gel du salaire minimum à 3,27 $ le 5 juillet l978. Le patronat reçut avec satisfaction la nouvelle, soulignant qu’à ce niveau, le salaire minimum restait le plus élevé en Amérique du Nord. Néanmoins, la pression syndicale fit reculer le gouvernement et quelques jours plus tard, il annonçait la hausse du salaire minimum ã 3,37 $ en octobre 1978 et à 3,47 $ en avril 1979. La mesure favorisait 7,5% des travailleurs québécois.

Sans analyser les politiques forestières et agricoles, où les projets l’emportent sur les réalisations, on peut faire un bref bilan de l’intervention économique du gouvernement péquiste. Les travailleurs ont bénéficié de l’abo1ition de la taxe de vente, de la hausse du salaire minimum et de l’abrogation des mesures anti-inflationnistes. Par contre, ils ont subi le plafonnement des dépenses qui a contribué à hausser le taux de chômage. Les milieux d’affaires (francophones et anglophones) ont bénéficié de la politique « d’achat chez nous », de l’abolition de la taxe de vente sur certains secteurs « mous » et de la politique d’aide à la PME. Par contre, ils payent des salaires minimum plus élevés, des impôts plus lourds sur les hauts revenus, et ils se sont vus arracher plus d’un tiers de l’assurance automobile (secteur où les courtiers et les compagnies d’assurance francophones sont bien implantés). Les coopératives ont reçu des bénéfices pour la distribution des plaques d’immatriculation, obtenu une Société de développement coopératif, un avis favorable ã leur projet de mise sur pied d’un centre de congrès et un appui dans leur lutte contre la loi sur les banques à Ottawa. En retour, elles ont perdu des dizaines de millions de dollars en contrats d’assurance automobile. Le secteur d’État s’est enrichi de la Société nationale de l’amiante, de la Société de l’assurance automobile et de quelques budgets accrus pour la Société de développement industriel, la Société générale de financement et Sidbec. En réponse à ces développements, les milieux syndicaux, sauf la FTQ, restent plutôt hostiles au nouveau gouvernement, les milieux d’affaires l’attaquent violemment; les coopératives quant ã elles connaissent des réactions partagées sans abandonner leur neutralité politique.

Les relations de travail

« En face de la bourgeoisie coalisée s’était constituée une coalition entre petits bourgeois et ouvriers, le prétendu Parti social-démocrate. (…) Le caractère propre de la social-démocratie se résumait en ce qu’elle réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, .non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie ».

K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte

Ce qui caractérise la politique des relations de travail du gouvernement péquiste est la tentative d’humaniser ces rapports, d’atténuer les conflits, d’amener les classes opposées à se comprendre. La première de ces tentatives est indiscutablement le sommet économique de La Malbaie, fin mai 1977. Ce « sommet » n’a laissé aucun résultat positif (ou négatif) et il n’a servi qu’à mettre en évidence les illusions d’harmonie sociale du gouvernement. Ces illusions sont revenues en force lors des grands débats entourant la réforme du Code du travail (projet de loi 45). Le 29 juillet 1977, le nouveau ministre du Travail, Pierre-Marc Johnson, déposait les réformes au Code du travail; elles étaient essentiellement les suivantes :

• Le déclenchement de la grève, l’acceptation ou le rejet d’un projet de convention collective et le retour au travail ne peuvent être décidés par un syndicat qu’à la suite d’un vote pris par scrutin secret.

• La formule Rand est généralisée.

• Les délais pour la déclaration de grève et de lock-out au cours d’une négociation sont stipulés (art. 34 à 36).

• Les employeurs doivent renvoyer les salariés qui auraient participé à des activités (non décrites) contre leur syndicat (art. 38).

• L’emploi de briseurs de grève est interdit entre l’avis de grève et la fin de la grève ou du lock-out (art. 51).

• Le rappel est prioritaire pour les anciens employés (art. 52).

La réaction du Conseil du patronat fut très vive : « Aucune des grandes préoccupations patronales des dernières années n’a été retenue au projet de Loi 5 »36.

La réaction des chambres de commerce du Québec fut plus intelligente. Elle demanda la tenue d’une commission parlementaire pour ã la fois gagner du temps et permettre aux milieux d’affaires ä travers leurs mass-médias de battre le projet37. Par contre, les syndicats appuyèrent la réforme proposée et s’opposèrent à la mise sur pied d’une commission parlementaire38. La stratégie des chambres de commerce fit boule de neige dans les milieux d’affaires et parmi les politiciens et intellectuels proches des compagnies. Tour à tour, le Conseil du patronat, le « Board of Trade », le Centre des dirigeants d’entreprise, tous les partis d’opposition, le Bâtonnier du Québec, la Fédération des écoles catholiques du Québec, un professeur d’université (Gérard Dion de l’Université Laval) et même un curé (Jacques Cousineau, Jésuite) dénoncèrent les dangers du Bill 45 et réclamèrent une commission parlementaire39. Devant l’avalanche de protestations de la bourgeoisie coalisée, Lévesque promettait une « mini-commission » fin août 1977, et ce, contre l’opposition du leader parlementaire Robert Burns.

L’artillerie lourde des milieux d’affaires fit reculer le gouvernement qui déposait fin novembre une série d’amendements restreignant notamment la portée des articles « anti-scabs ». En effet, selon ces nouveaux amendements, les employeurs pourraient embaucher pendant la durée de la grève pour conserver les services essentiels et garantir les investissements. Ces amendements ont fait se retourner la CSN et la C.E.Q. contre le projet de loi; la C.S.D. déclara qu’il serait désormais une « réforme mineure » et la FTQ maintint son approbation. En décembre 1977, sous la pression conjointe des syndicats et du Conseil national du PQ, le gouvernement précisa que sous prétexte d’assurer les services essentiels, les employeurs ne pourraient pas continuer la production. Les derniers amendements n’ont satisfait ni la CSN ni les autres centrales, pas plus que le C.P.Q. et les milieux d’affaires40. La loi adoptée en décembre 1977 entra en vigueur en février 1978. Pour la combattre, le Conseil du patronat invitait alors ses membres ã ne pas embaucher de grévistes. La troisième tentative pour « civiliser » les relations de travail au Québec a eu lieu autour de l’encadrement des négociations dans le secteur public et parapublic. Les Fronts communs de 1972 et 1975 ont convaincu le gouvernement péquiste qu’il fallait agir avec tact dans le secteur public. En effet, ce fut en mettant le frein à la Révolution tranquille, donc à l’expansion du secteur d’État, que la bourgeoisie canadienne-française avait perdu sous Bourassa l’appui de la vaste masse des fonctionnaires et travailleurs de l’État. En même temps, l’arrêt de l’expansion du secteur public avait créé une plus grande autonomie politique des classes subalternes et une plus grande combativité syndicale. En sapant le secteur d’État, le PQ risque à son tour de détruire ses propres bases sociales; c’est pourquoi il s’avance très prudemment sur ces sables mouvants. Le premier pas fut la constitution de la commission Martin-Bouchard qui déposa son rapport en février 1978. Cette commission recommandait au gouvernement de soumettre à la négociation sa politique salariale dans le secteur public et de maintenir le droit de grève des employés de l’État, mais d’en limiter l’exercice dans les services essentiels, notamment dans les hôpitaux. Craignant de nouveaux projets comme le Bill 45, le patronat demanda en avril 1978 l’étude du rapport Martin-Bouchard en commission parlementaire, mais le gouvernement s’y refusa. En échange, il déposa début juin trois projets de loi. Le Bill 50 porte sur les fonctionnaires du gouvernement provincial et il constitue une refonte de la Loi de la fonction publique. Il détermine les matières qui ne sont pas négociables, notamment la classification des emplois. Le Bill 55 laisse aux parties la possibilité de se regrouper pour négocier; ce bill fut peu controversé parce qu’il ne faisait qu’entériner la pratique antérieure. Le Bill 59 visait les syndicats dans le secteur hospitalier. Il déterminait le calendrier des négociations : pour avoir droit de grève, chaque syndicat local devra rendre publics les services essentiels qu’il entend assurer; en cas de désaccord avec la partie patronale sur les services essentiels, la liste syndicale prévaudra. Cependant, le non-respect par la partie syndicale de certains délais quant au dépôt des listes de services essentiels et de certaines restrictions pourrait leur valoir l’ajournement par l’État de leur droit de grève. Ici encore, les centrales syndicales ont vu une manoeuvre pour interdire le droit de grève dans le secteur public. Quant au patronat, il refuse d’accorder aux syndicats la définition des services essentiels. Les uns et les autres pressèrent le gouvernement de revoir le Bill 59.

Le 22 juin 1978, les lois 50 et 59 ont été sanctionnées, mais elles ne le furent pas sans créer plusieurs escarmouches entre patronat, syndicats et gouvernement. En effet, opposés à une refonte de la Loi sur la fonction publique qui leur enlève le droit de négocier la classification des emplois, les fonctionnaires ont débrayé à Québec et à Montréal les 15 et 16 juin. Le gouvernement leur fit savoir que les manifestations n’allaient pas empêcher l’adoption du bill. Quant au projet 59, le Conseil du patronat s’opposait à la définition syndicale des services essentiels et suggérait à cette fin la création d’une Régie permanente des services essentiels où les syndicats seraient minoritaires. Les syndicats se butaient sur la clause destinée ã assurer le « libre accès du public aux hôpitaux ». Comme dans le cas du projet de loi 50, les propositions patronales et syndicales furent rejetées et la Loi adoptée presque dans sa forme originale.

Au moment d’assumer l’administration provinciale, le PQ se retrouvait avec des relations de travail parmi les plus tendues au monde: le Québec était seulement comparable à l’Italie quant aux journées perdues en grève. Pour « discipliner » ces relations-là le PQ abandonne la manière forte, celle des injonctions, des briseurs de grève et de la police, et proposa des « institutions comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie » (Marx, 18 Brumaire). Ce type d’institutions sur le plan industriel se compare à celles instaurées par la Loi 2 sur le financement des partis politiques, adoptée en 1977 et combattue par le patronat, les syndicats et l’opposition41. Quelle est l’essence de cette loi? Elle interdit aux personnes morales (associations patronales, compagnies, syndicats ouvriers, organisations populaires) de financer les partis politiques. Elle fixe aussi un maximum de 3 000 $ par personne comme contribution. « C’est la transformation de la société par la voie démocratique, mais c’est une transformation dans le cadre petit-bourgeois » (Marx, le 18 Brumaire). Désormais, tous les partis devront se financer comme les partis petits-bourgeois.

La politique linguistique et culturelle

Trois événements majeurs linguistiques et culturels du Livre vert sur l’éducation et du Livre blanc sur la culture ont marqué la politique du P.Q : la Loi 101, le (il manque des mots) Jacques-Yvan Morin et le Livre blanc de M. Laurin.

Le dépôt et l’adoption de la Loi 101 sont des exemples remarquables des contradictions insurmontables qui guettent la petite bourgeoisie lorsqu’elle veut s’attaquer toute seule au grand capital sans en appeler aux travailleurs, autrement dit lorsqu’elle conçoit les rapports de force politiques comme des questions purement techniques à être réglées par des experts diplômés. Début avril 1977, Camille Laurin dépose son Livre blanc sur la langue, suivi quelques semaines plus tard du projet de loi no 1. Les réactions ne se firent pas attendre. Les avocats des compagnies, par l’entremise du Barreau du Québec critiquèrent l’unilinguisme français : « Le Barreau du Québec (…) proteste contre les recommandations du Livre blanc relatives à la langue des jugements et des plaidoiries des corporations »42.

Le Conseil du patronat et le Centre des dirigeants d’entreprises ont rapidement rejoint leurs avocats : « Aussi bien le C.P.Q. que le Centre des dirigeants d’entreprises (C.D.E.) devaient faire connaître des réactions très dures ã l’endroit du projet de M. Laurin »43. Les syndicats ouvriers et les avocats indépendants se sont par contre déclarés satisfaits du projet Laurin44. Ils ont immédiatement dénoncé l’attitude du C.P.Q. et du C.D.E. en les traitant de « rois nègres à la solde de leurs patrons anglophones »45. La Chambre de commerce du Québec a contre-attaqué, affirmant que l’économie était plus urgente que le Livre blanc et les débats linguistiques46. De leur côté, les grandes sociétés ont commencé à répandre des rumeurs de déménagement vers des zones linguistiques plus sûres47. Début juin, la bourgeoisie canadienne-française, avocats et conseillers financiers y compris, adressait à MM. Lévesque et Laurin une lettre d’opposition au projet de loi no 1 signée par plusieurs personnes dont les PDG de grandes entreprises48.

La réponse de M. Laurin fut cinglante (et sociologiquement vraie) : « il s’agit d’une déclaration d’hommes souvent identifiés aux fédéraux et au Parti libéral du Québec »49.

Pour sa part, un groupe de 160 professeurs, journalistes, écrivains, etc. (parmi lesquels il n’y avait aucun homme d’affaires) fit connaître le 6 juin une déclaration d’appui à la loi no 1, déclaration qui est parue dans les journaux. Le conflit s’annonçait donc entre les milieux d’affaires d’une part et le gouvernement appuyé par les syndicats et la petite bourgeoisie francophone d’autre part.

Début juillet toutefois, la pression du patronat fit reculer le gouvernement une première fois. Ce dernier retira le projet de loi no 1 et le remplaça par le projet de loi 101 qui, plus généreux pour l’entreprise, ne concédait rien au chapitre de la langue d’enseignement. En août, de nouveaux amendements sur la francisation des sièges sociaux ont réduit l’impact de la loi 101 sur les compagnies. À son adoption le 26 août 1977, la charte avait perdu presque tout son mordant sur le monde économique. La loi se borne à acheminer une partie des immigrants au secteur scolaire francophone. De là la réaction très vive des associations anglophones du monde de l’éducation, dont le P.A.C.T. (Provincial Association of Catholic teachers) dans le sens de désobéir à la loi dès le début du mois de septembre. La seule réaction importante des entreprises fut l’annonce, en janvier 1978, du déménagement de la Sun Life à Toronto. Il faudrait encore voir jusqu’à quel point il ne s’agit là que d’une décision arrêtée depuis longtemps et qui a trouvé une excuse dans la loi 101 et ses prétendus méfaits. Enfin, en juillet 1978, une nouvelle règlementation de la Loi 101 permet à certains sièges sociaux (ceux des compagnies qui font plus de 50 % de leurs affaires hors du Québec, soit toutes les sociétés importantes canadiennes ou étrangères) de continuer d’employer l’anglais dans leur siège. Tout compte fait, ceci signifie l’abolition de la loi pour les compagnies.

Une bonne partie de la première année de gouvernement a été occupée par la bataille linguistique. L’administration péquiste a alors senti le besoin d’arrêter les mesures dans ce secteur-là et de se consacrer davantage aux politiques économiques et sociales. Toutefois, l’activité gouvernementale dans le domaine de l’éducation et de la culture ne s’est pas stoppée complètement. Elle a plutôt pris la forme de Livres consultatifs. Le premier dans ce sens a été le Livre vert sur l’enseignement primaire et secondaire de Jacques-Yvan Morin, publié en octobre 1977. Ce livre contient des propositions en vue d’une vaste consultation d’un an, qui devrait se terminer par une réforme de l’enseignement. Ceux qui s’attendaient à une réforme en profondeur du système scolaire, suivant le programme électoral du PQ, auront été vite déçus. Le Livre vert ne remet en question ni l’enseignement privé ni l’école confessionnelle. Il n’examine ni l’abandon scolaire ni l’échec du professionnel court. Il propose en somme quelques réformes superficielles. Ici se révèle nettement le caractère caricatural de ce que le ministre de l’Éducation avait appelé le « second souffle de la Révolution tranquille » en novembre 1976. Alors que la bourgeoisie francophone avait réussi de 1960 à 1966 à arracher à l’Église le contrôle des universités et des collèges, la petite bourgeoisie qui veut l’imiter s’accommode aisément du statu quo, contre l’avis des militants du Regroupement scolaire progressiste, du PQ Montréal-Centre, etc. qui plaidaient en faveur de la déconfessionnalisation : « Le ministre (Morin) a pour sa part rappelé que l’école confessionnelle correspondait, selon les témoignages qu’il avait recueillis, à une réalité sociale, et ce, pour de nombreux parents »50.

L’explication de l’opportunisme du ministre vient du raz-de-marée confessionnel qui a balayé les élections de commissaires à la Commission des écoles catholiques de Montréal, en juin 1977. Au cours de ces élections, le Mouvement scolaire confessionnel a raflé presque tous les postes et relégué le Rassemblement scolaire progressiste à une délégation presque symbolique. Le ministre tire alors ses conclusions : le Québec est catholique, il faut donc s’en accommoder. Ce qui est contradictoire à l’extrême, c’est l’obligation pour des dizaines de milliers d’immigrants de religion protestante, juive, orthodoxe, bouddhiste ou musulmane (sans compter les athées et agénésiques) d’envoyer leurs enfants à une école catholique suivant la loi 101. Quant au maintien de l’école privée, rappelons que bon nombre des ministres du PQ y envoient leurs enfants, après être eux-mêmes passés par le système privé51.

Le Livre blanc de M. Laurin sur la culture, publié en juin l978, manifeste le même goût du statu quo. Après avoir analysé lucidement la concentration de la presse au Québec, par exemple, il conclut qu’il ne faut pas y toucher : « Il est certain que la multiplication des lois et des règlements de la part de l’État ne serait ni efficace ni légitime. (…) L’État contribuerait lui-même à étouffer la liberté d’expression »52. Il propose alors des mesures superficielles comme l’aide aux médias communautaires, les subventions à la presse régionale et locale, ou la création d’une agence de presse québécoise. Quant au contrôle des « majors » multinationales sur la distribution des films au Québec, le rapport est clair : « Quels films faut-il montrer au Québec? Les décisions sont prises à Los Angeles, à New York et à Toronto »53.

Pourtant, le Livre blanc ne propose aucune solution. Les multinationales du cinéma, tout comme les monopoles locaux de la presse, peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Les propositions concrètes se résument à une coopérative pour la distribution des livres québécois et une autre pour lancer une collection de livres de poche, la création de quelques musées et bibliothèques et d’une société de développement culturel qui pourrait prendre des participations au capital-actions d’entreprises du secteur qu’elle aura créé ou contribué à créer (lequel secteur ne grandira pas du fait qu’on aura créé une société d’État). Il n’y est nullement question de prendre le contrôle des sociétés déjà existantes. La deuxième Révolution tranquille manque de souffle sur le plan culturel aussi.

Ceux qui considèrent le PQ comme un parti social-démocrate pourront difficilement concilier l’inaction de l’administration péquiste avec les nombreuses demandes syndicales pour l’abolition de l’école privée ou pour la déconfessionnalisation de l’école. Ceux qui considèrent le PQ comme un parti de la bourgeoisie francophone s’étonneront que le gouvernement n’intervienne pas pour bousculer les relations de propriété en faveur de cette dernière. En fait, tout ce que le gouvernement a fait sur le plan éducatif, c’est augmenter la clientèle du secteur scolaire francophone de quelques milliers d’élèves. Les enseignants de ce secteur seront sans doute reconnaissants envers leur gouvernement.

Conclusion

Au cours de ses deux premières années, le gouvernement péquiste a abandonné son programme électoral, mais son administration a suivi un chemin qui l’éloigne et des revendications des travailleurs syndiqués et des désirs du patronat. En fait, lors du dépôt de chaque projet de loi, le gouvernement s’est trouvé sous le feu croisé des milieux d’affaires et des unions ouvrières. Le résultat de ces batailles rangées (notamment celles de la réforme de l’assurance automobile, du projet de loi 101 et de la loi 45) a été passablement équidistant des positions des uns et des autres, et assez proche cependant du point de vue de la classe moyenne aisée qui anime et dirige le PQ.

Le Québec sous cette administration sera français (sauf les compagnies) et catholique. Il n’y aura aucun changement important dans les rapports entre les classes. Aucune compagnie étrangère (sauf peut-être Asbestos Corporation) ne sera nationalisée. La dépendance technologique, commerciale, financière et culturelle du Québec ne sera pas changée pour ne pas trop déranger la digestion du capital. Ceci, incidemment, a fait que certains confondent le PQ avec le Parti libéral du Québec, la classe moyenne avec la bourgeoisie.

Néanmoins, on peut s’attendre à ce que la classe capitaliste canadienne, anglophone et francophone, attaque ce gouvernement et cherche à le défaire aux prochaines élections. Le ministre délégué à l’Environnement du Québec, Marcel Léger l’a lui-même reconnu :

Le ministre délégué à l’Environnement n’est guère plus confiant face au monde des affaires et des milieux financiers, aussi bien anglophones que francophones. Cette minorité possédante, dit-il, banques, compagnies de finance, compagnies d’assurance, conseils du patronat, chambres de commerce, compagnies importantes ainsi que les francophones du monde des affaires qui gravitent autour des centres de décision s’opposent en général à un transfert de pouvoir du fédéral au Québec, car ils craignent leur perte de pouvoir actuel54.

La raison de cette mésentente fondamentale entre le PQ et les milieux d’affaires francophones est l’indépendance financière et sociale de ce parti vis-à-vis le patronat. Ce n’est pas par un manque de conscience de classe que les milieux financiers sont contre le PQ et qu’ils se font traiter en retour de « rois nègres », « vendus », « inféodés » (Laurin) ou « maîtres chanteurs » (Payette). C’est parce qu’ils appartiennent à une autre classe que celle représentée par le PQ parce que les intérêts des uns et des autres ne sont pas les mêmes et parce que la classe dominante aime – lorsque c’est possible – gouverner sans intermédiaire. Les travailleurs auraient tort de considérer le PQ comme leur parti. Les quelques syndicalistes et conseillers juridiques des centrales qui y participent ne jouent dans le gouvernement péquiste qu’un rôle secondaire. De toute l’aile gauche du PQ, seul Robert Burns a dirigé un ministère, mais un ayant comme but de moraliser la vie politique du Québec, pas de défendre les intérêts des travailleurs comme tels. La véritable fonction des syndicalistes dans le PQ est d’articuler, dans une structure inégale de représentation et d’une façon subordonnée, les intérêts des travailleurs dans la coalition petite bourgeoise/ classe ouvrière. Les travailleurs n’ont que peu à gagner dans cette intégration subordonnée au pouvoir. En fait, jusqu’ici, leurs revendications spécifiques ont été presque complètement laissées de côté : 10 % des travailleurs sont présentement en chômage et un tiers de la population du Québec se trouve en dessous du seuil officiel de pauvreté. La profonde dépendance du Québec vis-à-vis les États-Unis est passée sous silence (le premier ministre provincial va périodiquement y faire des « rapports d’étape »); l’emprise des multinationales sur la province n’est pas diminuée d’un iota. « Une chose à la fois », nous crient les porte-paroles du gouvernement. « Faisons d’abord l’indépendance et ensuite, nous reprendrons notre programme électoral ». Mais qui nous dit que l’indépendance (qui glisse vers la « souveraineté-association », puis la « véritable confédération ») ne sera pas, elle aussi, ajournée sine die? Et quelle forme prendra-t-elle lorsqu’enfin nous aurons le loisir de connaître les projets gouvernementaux ? Seule classe sans organisation politique propre, et par conséquent sans autonomie politique, la classe ouvrière québécoise est aujourd’hui désarmée dans les luttes pour le pouvoir. Elle aurait tort de voir dans l’étiquette « sociale-démocrate » du PQ autre chose qu’un leurre électoral.


1 Cahier du socialisme, no 2, automne 1978

2 François Cyr et Francine Sénécal, « Les politiques sociales du PQ : un bilan critique », dans (Sous la direction de) Pierre Fournier, Capitalisme et politique au Québec, Montréal, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, page 158.

3 « Le gouvernement et le programme du P.Q. Lévesque se dit lié par l’esprit et non la lettre », dans Le Devoir, le 22 mars 1977, p. 1. « Contrarié par les décisions du Congrès, Lévesque affirmé : « Le gouvernement n’est pas lié par le P.Q. »», dans Le Devoir, le 30 mai 1977, p.1.

4 R. Lévesque dans Business Week, le 20 décembre 1976, New York, pp. 38-39.D. Latouche: « Le P.Q. à la recherche du pouvoir », dans R. Pelletier (compilateur), Partis Politiques au Québec, Hurtuhise HMH, Montréal, 1976, p. 119.

5 Jean-Marc Piotte : « Un avenir incertain », dans J.-F.Léonard (compilateur), La chance au coureur, Nouvelle Optique, Montréal, 1978, pp. 230-243.

6 Gilles Bourque: « Le Parti Québécois dans les rapports de classes », dans Politique Aujourd’hui, No 7-8, 1978, p. 90.

7 Pierre Fournier: « Projet national et affrontement des bourgeoisies québécoise et canadienne » , dans J.-F. Léonard (compilateur), La chance au coureur, op. cit., p. 49.

8 C.-R. Laliberté: « Critique du nationalisme populiste », dans J.-F. Leonard (compilateur), La chance au coureur, op.cit., pp. 82-92.

9 Sur le financement des partis bourgeois, voir notamment Ch. Yanaga: Big Business in Japanese Politics, Yale, New Haven, 1968. G.W. Domhoff: Who Rules America, Prentice Hall, New Jersey, 1967.K. Paltiel : Political Parties Financing in Canada, McGraw-Hill, Toronto, 1970.

10 J. Niosi : « La nouvelle bourgeoisie canadienne-français »e, dans Cahier du socialisme no 1, Montréal, 1978, pp. 5 -50

11 Le Devoir, 4 juin 1977, p. 5.

12 A Raynault : La propriété des entreprises au Québec, P.U.M., Montréal, 1974. Sales : « la différenciation nationale et ethnique de la bourgeoisie industrielle au Québec », dans P. Lamy et D. Juteau (éditeurs

Madeleine Albright était une tueuse

30 mars 2022, par CAP-NCS
Madeleine Albright, décédée mercredi à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a été la première femme secrétaire d’État américaine. Mais les innombrables gros titres vantant ce fait (…)

Madeleine Albright, décédée mercredi à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a été la première femme secrétaire d’État américaine. Mais les innombrables gros titres vantant ce fait risquent de réduire ses réalisations au sexe. Ce n’est pas juste : elle était bien plus qu’une pionnière.

Albright était une goule impériale, aussi impitoyable dans sa poursuite de la domination mondiale américaine que n’importe quel homme. Elle a joué un rôle central dans l’élaboration d’une politique post-guerre froide qui a semé la dévastation sur plusieurs continents. Sa biographie était poignante : sa famille a fui la persécution nazie lorsqu’elle était enfant, et vingt-six de ses proches, dont trois grands-parents, ont été assassinés pendant l’Holocauste. C’est une histoire traumatisante, mais rassurez-vous : elle a présidé à beaucoup de traumatismes et de mort pour les autres en retour.

De 1993 à 1997, Albright a été ambassadeur des Nations Unies. À ce titre, elle a présidé les sanctions brutales contre l’Irak après la guerre du Golfe, dans le but de maximiser la misère des Irakiens afin d’encourager le renversement de Saddam Hussein. Dans une interview de 1996 avec Lesley Stahl de 60 Minutes , Albright semblait suggérer que la mort des enfants des autres n’était qu’un coût de l’empire. « Nous avons entendu dire qu’un demi-million d’enfants sont morts. Je veux dire, c’est plus d’enfants que de morts à Hiroshima », a déclaré Stahl. “Et vous savez, est-ce que le prix en vaut la peine?” Albright a répondu: “Je pense que c’est un choix très difficile, mais le prix, nous pensons, le prix en vaut la peine.”

Bien que les estimations de mortalité auxquelles Stahl faisait référence aient par la suite été remises en question par des chercheurs, Albright a clairement indiqué qu’elle était tout à fait prête à infliger la mort à cette échelle. Il est difficile d’imaginer la mort de plus d’un demi-million d’enfants et la misère réfractaire, pour tant de familles, contenues dans cette seule statistique. Pourtant, c’était un « prix » qu’Albright était prêt à imposer aux citoyens ordinaires de ce pays pauvre, où les sanctions privaient les Irakiens de médicaments, d’eau potable et d’infrastructures essentielles.

La doctrine Powell – c’est-à-dire la vision de la politique étrangère de l’après-guerre froide avancée par le président des chefs d’état-major interarmées de Clinton, Colin Powell (également récemment loué ici et non gentiment) – était que les États-Unis devraient limiter leurs interventions militaires à des situations dans où ses propres intérêts nationaux sont menacés. Albright n’était pas d’accord et ils se sont affrontés sur ce que devrait être le rôle des États-Unis dans des crises comme la Bosnie. Powell a écrit dans ses mémoires qu’il « a failli avoir un anévrisme » lorsqu’elle lui a demandé : « Quel est l’intérêt d’avoir cette superbe armée dont nous parlons toujours si nous ne pouvons pas l’utiliser ?

En tant qu’ambassadrice de l’ONU, Albright a chassé le secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, du pouvoir après une campagne acharnée, un triste épisode qui éclaire sa vision de l’ordre mondial fin de siècle. Boutros-Ghali, dont le mandat était soutenu par tous les pays autres que les États-Unis, a par la suite attribué son éviction à la publication d’un rapport des Nations unies soutenant qu’une attaque israélienne contre un camp de réfugiés au Liban, qui a tué cent personnes, était délibérée et non une erreur, contrairement aux affirmations du gouvernement israélien. Les responsables américains ont démenti que c’était la raison, citant à la place des différends sur le Rwanda, la Croatie et la Bosnie. Il a froissé quelques plumes de la classe dirigeante occidentale en qualifiant la Bosnie de « guerre des riches ». De même, Boutros-Ghali, un architecte des accords de Camp David, considérait la campagne d’Albright contre lui comme une complaisance raciste ou xénophobe envers les républicains anti-ONU (Bob Dole, par exemple, s’était mis à se moquer du nom du secrétaire général égyptien : « Booootros Booootros » ou « Boo Boo »), qui ont été particulièrement animés après la mort de quinze soldats américains dans un raid bâclé de maintien de la paix de l’ONU en Somalie. Entre autres moyens de chasser le secrétaire général du pouvoir, Albright a faussement accusé Boutros-Ghali de corruption. Écrivant dans Le Monde Diplomatique à l’époque, Eric Rouleau a suggéré que, Eric Rouleau a suggéré la vraie raison de la vendetta d’Albright contre son collègue populaire :

La chute du mur de Berlin avait permis aux États-Unis de mener la guerre du Golfe presque à leur guise et cela suggérait un modèle pour l’avenir : l’ONU propose, à l’initiative de Washington et les États-Unis disposent. Mais M. Boutros-Ghali ne partageait pas cette vision de la fin de la guerre froide.

De 1997 à 2001, Albright a été secrétaire d’État, sous le président Bill Clinton. Dans ce rôle révolutionnaire très célèbre, elle a continué d’infliger des souffrances inimaginables aux Irakiens. Le sous-secrétaire général de l’ONU, Denis Halliday, a démissionné de son poste en 1999 afin de dénoncer les sanctions ; les États-Unis “tuaient sciemment des milliers d’Irakiens chaque mois”, avait- il déclaré à l’époque, une politique qu’il qualifiait de “génocide”. Bien que de nombreux Américains aient été choqués lorsque l’administration George W. Bush a envahi l’Irak, la réalité est que lorsque Bush est arrivé au pouvoir, les États-Unis bombardaient déjà l’Irak, en moyenne, environ trois fois par semaine. C’est notre fille ! Aussi belliciste qu’un homme.

Albright a également encouragé l’expansion de l’OTAN dans les anciens pays soviétiques d’Europe de l’Est, une trajectoire imprudente dont de nombreux diplomates de haut rang ont averti au fil des ans qu’elle contrarierait inévitablement la Russie. Cette politique a contribué de manière significative au terrifiant conflit nucléaire auquel nous sommes actuellement confrontés, ainsi qu’au terrible massacre de civils ukrainiens ( au moins 977 pour certains, en date d’hier, et le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme estime que le nombre réel est beaucoup plus élevé).

Albright n’a jamais pris sa retraite, une distinction que ses fans verront sans aucun doute comme un rejet de l’âgisme. Mais cela aurait été bien mieux pour tout le monde si elle avait pris un peu de temps pour profiter de ses considérables réalisations. Sa société de conseil a aidé Pfizer à éviter de partager sa propriété internationale, même si cela sauverait des vies dans le monde entier pendant la pandémie actuelle de COVID-19. Les brevets sur les vaccins restent une cause majeure d’apartheid vaccinal mondial et de mortalité massive. Mais il est peu probable que cela l’ait troublée sur son lit de mort : la mort de pauvres gens de couleur qui ne sont pas américains a toujours « valu le prix » pour Albright.

Lors de la primaire présidentielle de 2016, elle a dit des femmes (comme cette écrivaine) qui n’ont pas soutenu la candidature d’Hillary Clinton : « Il y a une place spéciale en enfer pour les femmes qui ne s’entraident pas. Plus tard, elle s’est excusée pour le commentaire dans une colonne d’opinion du New York Times, donc je ne veux pas être mesquin à ce sujet. Après tout, le peuple irakien n’a jamais obtenu d’excuses de sa part. Mais en examinant les preuves ci-dessus, il était imprudent de la part d’Albright d’envoyer d’autres femmes dans ce fameux enfer.

Presque certainement, il y a déjà une réservation à son nom dans ce lieu chaud et branché. Peut-être qu’elle y obtiendra enfin la reconnaissance qu’elle mérite, en tant que vedette parmi les bellicistes impériaux meurtriers de tout sexe.

Traduction NCS via Deepl

Rapports de genre et dynamiques migratoires : des femmes parlent

29 mars 2022, par CAP-NCS
Les chaussures égarées Accessoires vains Pieds nus Têtes en feu Vos souffles secouent les murmures nocturnes de la forêt Haletante Yeux hagards Intrépides (…)

Les chaussures égarées

Accessoires vains

Pieds nus

Têtes en feu

Vos souffles secouent les murmures nocturnes de la forêt

Haletante

Yeux hagards

Intrépides l’espoir seul boussole

Pas une étoile au service de votre destinée

Plus rien ne peut vous ralentir

Ni les cris de l’aigle

Ni le grondement de la rivière

Ni le cadavre de ton compagnon

La force de ton regard

Ouvre les frontières

Casse les barrières

Chantal Ismé

Le concept de « genre » a mis du temps à intégrer les études sur la migration internationale des femmes qui par ailleurs regorge d’études[2]. Pourtant, au niveau international, les femmes constituent plus de la moitié des personnes migrantes[3]. Au Québec, selon Statistique Canada, en 2016, elles représentent 50,3 % et dans la région métropolitaine de Montréal, 23,7 %. Il importe alors de cerner les articulations entre migration et rapports sociaux de sexe. Une approche théorique de ce thème aurait permis de comprendre l’impact du genre sur les causes et les conséquences de la migration. Mais l’option de donner voix à des groupes travaillant directement avec des femmes immigrantes a été privilégiée. Ces femmes d’horizons divers et ayant des expériences et des lectures variées, par leur témoignage respectif, amènent une richesse à la compréhension de la réalité concrète des femmes immigrantes ; d’une certaine façon, cela leur donne la parole. Pour ce faire, on a organisé une table ronde afin de faciliter les échanges. Cet article présente une discussion qui veut mettre en lumière les dynamiques migratoires spécifiques des femmes, les enjeux et les défis de leur intégration en lien avec les rapports sociaux de classe et de race.

Les groupes participants à la table ronde

Quatre groupes ont pris part à cet échange. Ils travaillent depuis plus de 40 ans, sauf FDO, avec des femmes immigrantes, mais également racisées.

  • Le Centre communautaire de femmes sud-asiatiques (SAWCC) représenté par Juvaria Yasser. Le centre aide les femmes d’origine sud-asiatique et leur famille à lutter contre la discrimination fondée sur les capacités physiques et mentales, la religion, la couleur, la nationalité, l’âge, l’orientation sexuelle et l’identité, la caste et la classe sociale. Une vaste gamme de services sur les différents programmes est offerte mais également des activités de guérison collective.
  • Femmes de diverses origines (FDO) représenté par Gladys Calvopina. FDO est un collectif multigénérationnel constitué de femmes d’origine ethnique, de religion, d’orientation sexuelle diverses, mais c’est aussi une alliance d’organisations populaires de femmes représentant la diversité des communautés culturelles de Montréal. FDO réunit des femmes plurielles mais unies dans les luttes contre le patriarcat, le racisme, le capitalisme, le colonialisme et l’impérialisme. FDO organise chaque année, depuis 2002, une manifestation lors de la Journée internationale des femmes à Montréal.
  • Le Mouvement contre le viol et l’inceste représenté par Rita Acosta. Ce mouvement émerge d’une conscience féministe de femmes d’origines variées qui reconnaissent les différentes formes d’oppression envers les femmes. Afin de répondre aux besoins et aux priorités de celles-ci, il offre divers services et activités qui couvrent chacun des volets suivants : aide et accompagnement, prévention, visibilité et sensibilisation, défense des droits.
  • La Maison d’Haïti représentée par l’équipe Femmes dont Guerda Amazan, Peggy Larose, Eméraude Michel, Pascale Romain et Samia Salomon. La Maison d’Haïti est une organisation communautaire et culturelle fondée en 1972. Sa mission comprend l’accueil, l’éducation, l’intégration et l’amélioration des conditions de vie des personnes d’origine haïtienne, afrodescendantes et immigrantes. Dédiées à la défense de leurs droits et à la promotion de leur participation au développement de la société d’accueil, ses interventions sont axées sur l’approche citoyenne qui permet de prendre la parole et de participer activement à la vie de la société. La Maison d’Haïti déploie ses actions à travers six coordinations : Éducation, Famille, Femmes, Intégration, Jeunesse, Centre des arts.

La grille de discussion comprenait quatre volets. Le premier portait sur les inégalités inhérentes au fait d’être femme tout le long du processus migratoire. Le deuxième abordait le croisement des enjeux reliés à la réalité des femmes racisées. Le troisième explorait la violence genrée et ses formes particulières dans la dynamique migratoire. Enfin le dernier tentait de dégager des perspectives en lien avec les différents constats. Par souci de cohérence et pour la fluidité du texte, les échanges de cette table ronde sont présentés sous forme synthétique et regroupent les perceptions et expériences sous les quatre grandes catégories.

Un chemin parsemé d’inégalités

Les théories les plus courantes sur la question migratoire se sont longtemps focalisées sur les problématiques essentiellement économiques avant que les recherches féministes aient introduit des questions plus larges d’ordre social et culturel.

Pourquoi les femmes décident-elles de quitter leur pays ? Quel est leur processus décisionnel ? Les raisons qui poussent les femmes à émigrer sont multiples et à géométrie variable. Elles sont fonction du statut social, des conditions de vie et du pays d’origine. Les normes et les croyances intersubjectives modulent également les décisions et les comportements migratoires. Chaque contexte social comporte sa culture migratoire[4]. Il s’agit d’un tout imbriqué. Ces facteurs vont déterminer sous quel programme d’immigration les femmes sont admises. La plupart des immigrantes aidées par les organismes participant à la table ronde fuient la violence ou rejoignent la famille déjà établie au Québec. Divers scénarios peuvent se présenter dont les quatre situations ci-dessous.

  • Dans le premier cas, la motivation est une question de vie ou de mort, ce sont de vraies guerrières qui arrivent à s’enfuir. L’inégalité des sexes qui s’exprime dans des facteurs structurels comme l’absence de protection contre la violence sexiste ou le déni de justice mènent à la décision d’immigrer. Cette fuite peut prendre la forme d’une longue et tragique odyssée (par exemple d’Haïti au Brésil jusqu’au chemin Roxham au Québec) pavée elle-même de violences masculines auxquelles elles voulaient échapper.
  • Dans le deuxième scénario, ces femmes sont parrainées par un conjoint ou des membres de la famille dont elles dépendent dans un premier temps. Il arrive souvent que cette dépendance donne lieu à plein d’abus de toutes sortes.
  • Dans le troisième scénario, les femmes arrivent par la voie du Programme des travailleurs qualifiés auquel elles ou les conjoints ont appliqué. La plupart du temps, au pays d’origine, le mari était officiellement le plus qualifié et détenait le contrôle économique du foyer. Arrivé·e·s ici, la situation s’inverse, du fait qu’en général, les femmes acceptent plus rapidement et plus facilement d’abandonner leur champ d’expertise pour des emplois pour lesquels elles sont surqualifiées. Le mari sans emploi dépend d’elle et la femme refuse certaines situations qu’elle acceptait auparavant.
  • Un quatrième schéma très fréquent est celui de la femme parrainée par son conjoint. Plusieurs cas de figure existent dans ces circonstances, le plus inégal demeure celui où la femme se retrouve sous la menace d’un arrêt de parrainage, sans parler des nombreux chantages qu’elle subit de la part des membres de la famille. La peur de les trahir ou de les déshonorer l’habite en permanence surtout si elle a laissé des enfants au pays. Elle fera et acceptera tout pour la réunification familiale ; le niveau de souffrance est grand et la lourdeur administrative qui laisse s’écouler deux ou trois ans avant l’arrivée des enfants ajoute une douleur supplémentaire.

Toutes les femmes qui ont pris part à la discussion font état d’un problème général et manifeste soit le traitement genré et inégal du processus d’immigration. Les politiques favorisent les couples et les familles, ce qui rend le processus décisionnel complètement inéquitable, et qui altère au passage l’image des femmes immigrantes racisées. Elles sont vues ou dépeintes, selon une vision raciste, comme faibles, inférieures, sous scolarisées et sans voix, ce qui apporte une inégalité additionnelle dans le processus. Cette image objectivée est encore plus claire lorsque les femmes occupent des emplois dans les services essentiels mais non valorisés, emplois qui peuvent s’avérer dangereux comme on le voit dans la pandémie de COVID-19. La politique migratoire pousse les femmes à chercher des stratégies pour ne pas retourner dans leur pays, même au prix de s’engager dans une relation non désirée ou dans une situation professionnelle difficile et précaire.

Femmes immigrantes racisées : un croisement d’enjeux spécifiques

Il importe de démystifier le terme racisé et ses multiples usages, de saisir que l’emploi du mot race dans ce cas n’a pas de réalité biologique. Ce mot se construit à travers l’organisation du pouvoir. La racialisation est un processus de production de catégories et de classifications d’un groupe humain selon des caractéristiques biologiques de manière à définir et à construire des collectivités sociales différenciées et minorisées[5]. La signification et la représentation constituent deux éléments clés pour comprendre comment la différence est conceptualisée, expliquée, comprise et perpétuée.

L’une des facettes de l’idéologie raciste concerne la façon dont une personne est perçue comme différente, d’où la construction mentale de l’autre et une marginalisation qui la pousse au-dehors, la rendant invisible, inexistante. La représentation idéologique de la différence de l’autre est une des dimensions les plus importantes du racisme postcolonial. C’est un système qui fonctionne pour maintenir des privilèges, il est important d’en comprendre le mécanisme et surtout son mécanisme d’exclusion, de marginalisation.

Les multiples rapports sociaux interagissent entre eux et produisent des situations complexes. Le concept de l’intersectionnalité[6], né des combats des femmes noires et du Sud global, constitue un outil souple pour effectuer l’analyse des réalités des femmes racisées.

Ainsi, parler des conditions des femmes immigrantes racisées, c’est aussi attester que la pauvreté a un sexe et une couleur. L’accès au marché du travail leur est particulièrement difficile à cause de la division sexuelle et ethnique du travail; elles font face à de la violence et à des discriminations socioéconomiques fondées sur leur genre, leur statut d’immigration et leur origine. L’absence de reconnaissance des qualifications professionnelles des femmes issues des classes moyennes génère un certain déclassement social, qui induit parfois une situation nouvelle de dépendance économique vis-à-vis leur conjoint. De plus, elles se retrouvent avec une surcharge de travail de reproduction due à l’absence de soutien du réseau familial, et avec une détresse émotionnelle à cause de l’éloignement et de la séparation des enfants.

Pourtant, ces dernières années, malgré une hausse importante du niveau de scolarité de ces femmes, une exigence du processus migratoire, leurs conditions de travail précaires ne s’améliorent pas. Elles font aussi face à de multiples discriminations et formes d’exclusion : non-reconnaissance de leurs qualifications, difficultés à se loger décemment, monoparentalité stigmatisante, statut migratoire précaire. Elles sont plus nombreuses à être cheffes de famille. Elles gagnent toujours moins que les hommes et les autres groupes de femmes. Elles assument seules, même très jeunes, la responsabilité des enfants et de la famille. Elles subissent des agressions au travail et ne portent pas plainte par peur de représailles, par peur de ne pas être crues. Elles mènent continuellement des luttes contre le racisme et l’exclusion, dans le but de libérer le marché du travail des préjugés racistes et des ghettos d’emplois. Ces situations stressantes les affectent, mentalement, socialement et financièrement. Les femmes immigrantes racisées ont des ambitions, elles ont des compétences; malheureusement les débouchés offerts par la société ne sont pas à la hauteur de leurs espérances.

Les différentes formes de violence : du départ jusqu’à l’arrivée

Le viol, les conflits armés, l’absence de protection, le déni de justice, la violence conjugale peuvent inciter à quitter son pays. Dans cette quête de meilleures conditions de vie, les femmes vont faire face à d’autres formes de violence dont celle des politiques et règles d’immigration. En effet, ces dernières poussent les femmes à rechercher des stratégies pour rester au Québec et ne pas retourner dans leur pays, souvent au prix d’un engagement dans une relation non désirée ou abusive. Les critères du regroupement familial, tel un revenu suffisant, favorisent un modèle masculin de pourvoyeur et discriminent indirectement les femmes. Celles qui arrivent seules sont parfois obligées de se tourner vers une forme ou une autre d’exploitation sexuelle.

Les demandeuses d’asile sont sévèrement désavantagées ; elles ont vécu divers types de violence au pays et durant le pénible trajet les menant au Québec. Elles se voient obligées de vivre dans l’incertitude quant à leur avenir au pays d’accueil et dans la crainte d’être renvoyées. Dans l’attente d’une décision quant à leur sort, leur champ du possible est très restreint, elles ne peuvent poursuivre leurs rêves, elles n’ont pas accès à l’éducation postsecondaire et à la formation professionnelle.

La route de l’espoir : des perspectives

La route des femmes immigrantes et racisées les amène-t-elle à espérer vivre dans une société démocratique, juste et égalitaire, sans racisme ni violence ?

Historiquement, nous le savons, les femmes ont été marginalisées par des pratiques basées sur une conception patriarcale de la société et du pouvoir qui utilise l’exclusion et la violence comme manière de contrôle. Les femmes immigrantes et racisées se situent à l’intersection de diverses discriminations qu’elles subissent simultanément et qui prennent plusieurs formes : hiérarchisation, domination, sexisme, racisme, exclusion sociale, d’où le concept d’intersectionnalité qui désigne la simultanéité de toutes ces discriminations. Aucune nature inhérente à une « race » ou à un sexe ne justifie ces situations de soumission; au contraire, celles-ci résultent d’un rapport social qui est un rapport de domination, et la domination de genre n’est pas isolée des autres rapports de pouvoir.

Pendant longtemps, le mouvement féministe a laissé de côté beaucoup de femmes, d’où l’adhésion des femmes immigrantes ou racisées à une pensée féministe qui prend en compte les multiples catégories et identités qui peuvent stigmatiser, marginaliser et exclure ; bref, un féminisme radicalement tourné vers la diversité.

Pour y arriver, il faudrait accorder une meilleure écoute et une véritable place aux organisations qui travaillent directement auprès des femmes immigrantes ou racisées, exiger que les commissaires qui décident du sort de ces dernières soient sensibilisés à la réalité qu’elles vivent et qu’elles ont vécue. En ce sens, il faudrait des directives administratives claires exigeant un traitement différencié pour les demandeuses d’asile qui ont subi de la violence et des agressions sexuelles. À cet égard, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), lors des consultations sur la question de la violence conjugale, avait apporté la proposition, entre autres, de l’urgente nécessité d’une formation pour les juges et les commissaires d’immigration. Cela serait un bon départ, mais il faudrait aller plus loin.

Il faut des mécanismes pour mieux appréhender les enjeux de violence vécue par les femmes de la diversité, y compris les femmes sans statut et demandeuses d’asile. Il faudrait aussi une véritable inclusion, fondée sur des mécanismes concrets, des féministes migrantes dans les instances décisionnelles. À titre illustratif, on peut citer leur présence au comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale[7]. Il y a également le Comité Voie (comité de révision des dossiers en matière d’agression sexuelle) du Service de police de la Ville de Montréal, récemment créé, qui reprend la formule de la Sureté du Québec, mais sans inclure des groupes de femmes migrantes autour de la table. De même, une demande du Mouvement contre le viol et l’inceste d’intégrer cet espace à titre d’organisme travaillant essentiellement avec les femmes immigrantes a reçu une réponse négative.

Un autre pas important serait la création d’un poste d’« ombudsman » spécialement dédié aux plaintes des femmes immigrantes victimes de traitements ou de jugements inéquitables. Le nécessaire appui des féministes et des progressistes constitue un autre élément essentiel.

Le rôle des médias et de la violence cautionnée par les gouvernements dans le maintien du statu quo, le mépris envers les problématiques de race, de classe et de genre, tous ces facteurs rendent difficile la solidarité. Pourtant les luttes féministes ont porté leurs fruits chaque fois qu’elles ont été solidaires. La réponse se trouve donc dans l’articulation des luttes antiracistes et des luttes féministes, ce sont elles qui ouvrent la voie.

Pour cela, le mouvement féministe doit rendre visibles et légitimes les actions des femmes racisées et des communautés ethniques minoritaires. Les mouvements progressistes doivent s’éloigner du récit victimaire et considérer les migrantes comme des actrices de changement, valoriser leur juste contribution à la société en supportant leur combat pour des politiques migratoires et d’intégration genrées.

Les femmes racisées veulent faire partie de la société et être actrices de leur propre vie. Elles aspirent à une société juste, égalitaire, qui tienne compte de leur existence, de leur diversité et de leurs spécificités. Ce sont là des préoccupations universelles qui nous ouvrent au monde et que l’on doit insérer au cœur de nos luttes.

La convergence des luttes est la seule issue ! Unissons-nous !

Chantal Ismé, Marjorie Villefranche, Militantes féministes[1]


  1. Chantal Ismé est présidente de la Collective du Mouvement contre le viol et l’inceste, membre de Femmes de diverses origines et vice-présidente du conseil d’administration de la Maison d’Haïti. Marjorie Villefranche est directrice générale de la Maison d’Haïti et commissaire des droits de la personne, entre autres.
  2. Katie Willis et Brenda Yeoh (dir.), Gender and Migration, Northampton (MA), Edward Elgar Publishing, 2000; Eleonore Kofman, « Female “Birds of Passage” a decade later : gender and immigration in the European Union », The International Migration Review, vol. 33, n° 2, 1999, p. 269-299; Donna Gabaccia, From the Other Side : Women, Gender, and Immigrant Life in the U.S., 1820-1990, Bloomington (IN), Indiana University Press, 1995.
  3. ONU, International Migration Report 2017, New York, ONU, 2017.
  4. Choon Yen Khoo, Maria Platt et Brenda S. A. Yeoh, « Who migrates ? Tracking gendered access to migration within households “in flux” across time », Journal of Immigrant and Refugee Studies, vol. 15, n° 3, 2017, p. 326-343.
  5. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté femme, 1992 ; Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Gallimard, 2002; bell hooks (Gloria Jean Watkins), Ain’t I a Woman ? Black Women and Feminism, Boston, South End Press, 1981.
  6. Pour plus d’informations voir : Angela Davis, Femmes, race et classe, Paris, Éditions des femmes, 1983.
  7. Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, Rebâtir la confiance. Synthèse, Rapport du comité d’experts, Québec, Secrétariat à la condition féminine, décembre 2020.

 

Parallèles entre l’occupation de l’Ukraine et celle de la Palestine

29 mars 2022, par CAP-NCS
Lettre ouverte au président Zelensky de Palestine Asad Ghanem Cher Président ukrainien Volodymyr Zelensky, Son récent discours devant la Knesset (Parlement israélien, 20 (…)

Lettre ouverte au président Zelensky de Palestine

Asad Ghanem

Cher Président ukrainien Volodymyr Zelensky,

Son récent discours devant la Knesset (Parlement israélien, 20 mars) a été une honte pour les luttes mondiales pour la liberté et la libération, en particulier celle du peuple palestinien. Il a inversé les rôles d’occupant et d’occupé. Il a perdu l’occasion de démontrer la validité de sa cause et celle de la liberté en général.

Vous avez dit : « Nous sommes dans des pays différents et dans des conditions totalement différentes. Mais la menace est la même : pour nous comme pour vous : la destruction totale du peuple, de l’État, de la culture. Et même des noms : l’Ukraine, Israël. ”

Je suis fâché et triste que la Russie ait l’intention d’occuper votre pays et d’anéantir les droits du peuple ukrainien à l’autodétermination et à la liberté ; et je crois que les hommes et les femmes ukrainiens qui résistent à cette agression barbare doivent recevoir tout le soutien possible. En même temps, je rejette les politiques des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN dans le monde.

Tout en admirant le fait qu’une grande coalition internationale ait été créée pour soutenir leur lutte contre l’agression russe, je voudrais que les Palestiniens convainquent le monde de se mobiliser au même niveau et obligent Israël à se conformer aux résolutions internationales.

Je suis également préoccupé par le double standard qu’il semble appliquer à la lutte palestinienne légitime contre l’occupation, l’oppression, le meurtre, la discrimination raciale et le déplacement ; crimes qu’Israël commet depuis plus de 70 ans contre mon peuple.

Parmi les crimes d’Israël contre le peuple palestinien figure le déplacement forcé de centaines de milliers de Palestiniens pendant la Nakba de 1948. Des centaines de villes et de villages ont été ethniquement nettoyés et rasés, avec la plupart de leurs traits effacés de la surface de la terre, empêchant le retour de son peuple. Certains Palestiniens ont été déplacés à l’intérieur du nouvel État d’Israël, tandis que d’autres ont cherché refuge dans les pays arabes voisins.

Occupation et siège

Les Palestiniens devenus citoyens israéliens ont souffert d’une discrimination endémique, tout en vivant en Cisjordanie sous une occupation brutale et à Gaza sous un siège écrasant. Israël a interdit la lutte palestinienne pour la liberté et la libération, interdit toute direction palestinienne légitime, a confisqué des biens et des ressources palestiniens et a détenu des militants palestiniens.

Des lois racistes, telles que la loi sur l’État-nation de 2018 et la loi révisée sur la citoyenneté, ont codifié l’opposition d’Israël à l’autodétermination palestinienne et à une patrie palestinienne.

Cependant, vous vous êtes publiquement positionné en faveur de l’occupation israélienne. En 2020, vous avez décidé de quitter le Comité de l’ONU pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien, l’organe chargé de soutenir les droits des Palestiniens. Et il a même soutenu le droit d’Israël à l’ autodéfense alors qu’il pratiquait les formes d’agression les plus extrêmes contre notre peuple.

Depuis le début de l’offensive russe contre votre pays, vous avez continué à pratiquer deux poids deux mesures. Bien qu’Israël ait été réticent à accepter des réfugiés ukrainiens non juifs fuyant les bombardements russes – une politique motivée par l’inhumanité et la suprématie ethnique, choses que le peuple palestinien ne connaît que trop bien -, il continue de se tourner vers le Premier ministre israélien, la droite -aile nationaliste Naftali Bennett, pour servir de médiateur.

Je sais que la majorité de la population palestinienne est attentive à la lutte acharnée du peuple ukrainien et lui souhaite la victoire sur la brutale agression russe. Je sais aussi qu’une victoire russe pourrait être un énorme cadeau à la position agressive d’Israël : une victoire pour son concept de mur de fer , réglementant ses relations avec nous jusqu’à notre défaite totale.

D’autre part, la lutte et la victoire de votre peuple, malgré la destruction d’une grande partie de son pays et le déplacement de millions d’hommes et de femmes ukrainiens, donneraient de l’espoir à d’autres peuples qui luttent contre l’oppression et la disparition, ravivant nos espoirs de retour et libération. À cette fin, je vous demande de cesser de soutenir nos oppresseurs.

Asad Ghanem est un auteur et militant palestinien, professeur de sciences politiques à l’Université de Haïfa.

23/03/2022

MIDDLE EAST EYE

 

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Guerre en Ukraine : les Israéliens refusent de voir des parallèles entre leur occupation et celle de Poutine

Gédéon Lévy

La Russie et Israël justifient leurs invasions en invoquant la “légitime défense”, une idée erronée dans les deux cas.

L’onde de choc de la guerre russo-ukrainienne est arrivée rapidement en Israël et a révélé des vérités embarrassantes, tout en défiant les Israéliens de voir leur pays tel qu’il est, loin de ce qu’ils aiment imaginer. .

Tout a commencé avec la déclaration du ministre des Affaires étrangères Yair Lapid, peu après le début de la guerre, selon laquelle l’invasion russe était « une grave violation de l’ordre international ». Dans d’autres circonstances, ces mots auraient presque pu vous faire sourire et souligner l’incapacité de longue date d’Israël à voir ses propres caractéristiques moins attrayantes, comme un chameau qui ne voit pas sa propre bosse.

La Russie bafoue gravement l’ordre international. Mais qu’en est-il d’Israël ? Quel autre pays a transgressé l’ordre international de manière aussi flagrante et arrogante pendant tant d’années ? Y a-t-il une seule décision des principales institutions internationales concernant ses affaires qu’Israël n’ait pas ignorée ou violée de manière flagrante ?

En quoi l’invasion israélienne du Liban en 1982 ou l’occupation militaire qui a suivi est-elle différente de l’invasion russe de l’Ukraine ? En quoi les fréquentes incursions d’Israël à Gaza, qui sèment la mort et la destruction, diffèrent-elles de l’invasion russe de la Crimée ? Et au-delà de sa durée, en quoi les cinq décennies d’occupation israélienne de la Cisjordanie, dont la fin n’est pas encore à l’horizon, sont-elles différentes de la récente occupation russe de l’Ukraine ?

Si cette ressemblance est incroyable, il est encore plus surprenant de voir de très nombreux Israéliens la nier et la rejeter. La Russie et Israël justifient leurs invasions en invoquant la “légitime défense”, un concept erroné dans les deux cas.

Tous deux considèrent le territoire occupé comme la terre de leurs ancêtres, comme faisant partie de leur patrimoine qui leur appartient de plein droit. L’Ukraine est le berceau de la Russie, la Cisjordanie est le berceau du judaïsme (bien sûr, cela n’a rien à voir avec des droits souverains). Tous deux tentent également de nier l’existence des autres peuples présents, Ukrainiens et Palestiniens.

Violations similaires des droits fondamentaux

De même, les modes d’action sont terriblement similaires : une invasion armée violente comme solution à des problèmes réels ou imaginaires. Les Russes affirment avoir envahi l’Ukraine pour mettre fin à un “génocide”, “dénazifier” le régime et démilitariser le pays. Les Israéliens ont proclamé des objectifs effroyablement similaires avant d’envahir Gaza et le Liban : légitime défense, remplacement d’un régime « terroriste » et démilitarisation.

La Russie et Israël pensent que leur avantage militaire leur permet de se comporter de cette façon. Les deux promettent de n’attaquer que des cibles militaires, et pourtant tous deux tuent des civils innocents, parfois sans reconnaître la distinction. Leurs armées sont presque aussi violentes les unes que les autres, même si, ces derniers jours, l’armée russe semble aller encore plus loin que l’armée israélienne dans sa cruauté et dans la commission de crimes de guerre présumés contre une population civile innocente, ce qui n’est pas une consolation.

Israël a commis ses crimes de guerre et ignoré le droit international pendant longtemps, sans fin en vue à l’horizon. Pas un jour ne se passe sans violation flagrante du droit international par Israël, qu’il s’agisse de l’entreprise de colonisation, du transfert de prisonniers vers le territoire de l’occupant, du détournement des ressources naturelles dans les territoires occupés ou de l’imposition de châtiments collectifs.

Les violations criminelles sont devenues une routine quotidienne sous l’occupation israélienne, qu’il s’agisse de détentions sans procès, du meurtre de civils innocents, de l’incapacité à traduire en justice les auteurs israéliens d’actes criminels ou du déni des droits humains fondamentaux des Palestiniens.

Alors, quelle est la difference? Elle réside uniquement dans le jugement du reste du monde, révélant un principe de deux poids, deux mesures et un climat d’hypocrisie.

Quelques jours après l’occupation de la Crimée en 2014, l’Europe annonçait déjà des sanctions contre la Russie. Une semaine après l’actuelle invasion de l’Ukraine, le monde à l’unisson a appliqué des sanctions d’une sévérité sans précédent contre Moscou.

Pendant ce temps, une occupation vieille de plus d’un demi-siècle s’est heurtée à l’indifférence et à l’inaction du monde. Chéri de l’Europe et des États-Unis, Israël est autorisé à faire ce que la Russie n’a pas le droit de faire.

Personne n’ose punir Israël. Si la Cour pénale internationale repousse depuis des années une éventuelle enquête sur les crimes de guerre commis par Israël, elle a déjà commencé à enquêter sur l’invasion russe de l’Ukraine. Qu’est-ce que cela sinon une éthique internationale à deux vitesses ?

silence international

Le monde sait tout cela et reste silencieux. Mais ce qui est aussi étonnant que le silence mondial, c’est que de nombreux Israéliens ne voient pas la réalité sous cet angle. Les mécanismes de lavage de cerveau et d’endoctrinement établis depuis des décennies, ainsi que les dynamiques de répression, ont conduit à un état de déni total dans la société israélienne.

Lorsqu’un adolescent ukrainien lance un cocktail Molotov sur un char russe, les Israéliens y voient un acte héroïque digne d’applaudissements. Quand il s’agit d’adolescents palestiniens motivés par les mêmes motivations et justifications qui font la même chose, les soldats israéliens les tuent et le public israélien les considère comme des terroristes. Peu d’Israéliens reconnaissent la similitude écrasante entre ces deux actes de résistance tout aussi légitimes contre une occupation.

L’Ukrainien est un héros, le Palestinien un terroriste. La Russie est un envahisseur et un occupant cruel, tandis qu’Israël libère des territoires et reprend la terre de ses ancêtres, sans autre contexte.

Cependant, il y a peut-être un espoir caché ici. Peut-être que lorsque cette maudite guerre russe en Ukraine prendra fin, le monde reconnaîtra qu’il n’y a pas de différence entre une occupation et une autre et osera en tirer les conclusions qui s’imposent.

En supposant que les sanctions que le monde a courageusement imposées à la Russie s’avèrent efficaces et obligent Moscou à renoncer à ses rêves expansionnistes, alors peut-être que le monde comprendra que c’est ainsi qu’il faut résister à toute occupation, d’autant plus en cas d’occupation que nous avons déjà il a duré plus d’un demi-siècle et menace la paix mondiale.

Peut-être que le monde comprendra enfin que le seul moyen de mettre fin à l’occupation israélienne passe par SWIFT, le réseau bancaire international, sans lequel aucun pays ne peut continuer à agir à sa guise et ignorer la réaction de la communauté internationale.

21/03/2022

MIDDLE EAST EYE

 

 

La stratégie révolutionnaire et l’état canadien

28 mars 2022, par CAP-NCS
La conception marxiste de la stratégie révolutionnaire “La stratégie révolutionnaire comprend un système combiné d’actions qui par leur association, leur con séquence et leur (…)

La conception marxiste de la stratégie révolutionnaire

“La stratégie révolutionnaire comprend un système combiné d’actions qui par leur association, leur con séquence et leur transcroissance doit amener le prolétariat à la conquête du pouvoir”.

(Trotsky, “La stratégie et la tactique à l’époque impérialiste”, in La troisième Internationale après Lénine).

Contrairement à la mythologie bourgeoise qui veut réduire le marxisme au déterminisme économique, la conception marxiste de la révolution prolétarienne a un caractère suprêmement politique. Le moment décisif dans la transition du capitalisme au socialisme est le moment de la lutte consciente et directe du prolétariat pour le pouvoir politique. La théorie marxiste définit très précisément la nature de cette lutte pour le pouvoir, ce qui constitue le point central de divergence entre le marxisme et les variétés diverses de réformisme. La conquête du pouvoir d’État par le prolétariat signifie rien de moins que la destruction des institutions étatiques de la bourgeoisie par la mobilisation de masse révolutionnaires du prolétariat et le transfert de toutes les fonctions étatiques aux conseils ouvriers armés, démocratiquement élus.

Tandis que la révolution prolétarienne est, dans un sens historique, le produit des contradictions économiques et sociales du mode de production capitaliste, et que sa tâche historique est la construction d’un mode de production socialiste, l’objet de la pratique révolutionnaire du prolétariat est l’État. D’un côté, le prolétariat se heurte à l’appareil d’État bourgeois comme principal instrument de défense des relations capitalistes de propriété à l’époque de l’agonie impérialiste. De l’autre côté, la destruction de cet appareil par les organes unitaires du prolétariat et la transformation de ces organes en un nouvel appareil d’État est le préalable de la réalisation des buts économiques et sociaux de la révolu tion. Ce nouvel appareil d’État prolétarien, c.a.d. le prolétariat lui-même organisé collectivement comme classe dominante pour l’exercice’ direct du pouvoir, est l’instrument nécessaire à l’assaut révolutionnaire des relations de propriété capitalistes.

La mobilisation du prolétariat pour la conquête du pouyoir d’État est le point culminant du processus politique révolutionnaire, processus qui se développe dans le cadre de la société capitaliste et de l’État bourgeois. Aucune stratégie pour la prise du pouvoir ne peut se limiter au moment final de ce processus. Une véritable stratégie révolutionnaire comprend toute la période de préparation de la révolution. Cette stratégie doit préciser la manière par laquelle les préoccupations politiques, sociales et économiques des masses prolétariennes, dans la période non révolutionnaire, peuvent se transformer en une conscience de classe politique pleinement développée, c’est-à-dire, la conscience nécessaire au renversement de l’État bourgeois et à l’établissement du pou voir ouvrier.

Voilà la signification du programme de transition de la Quatrième Internationale qui n’est pas un gadget propagandiste visant la «radicalisation » du prolétariat, mais une codification programmatique de la nécessité pour l’avant-garde révolutionnaire de jeter un pont entre les objectifs limités, partiels du prolétariat en réponse à ses problèmes immédiats, et le but stratégique de la prise du pouvoir.

 

Ainsi, on ne peut pas réduire le développement d’une stratégie révolutionnaire concrète à une tentative objectiviste de pré voir” le caractère d’une victoire révolutionnaire future. La formulation d’une stratégie révolutionnaire comprend toujours un élément de choix conscient de la part de l’avant-garde révolutionnaire. Ce choix exprime des choix réels auxquels se confronte le prolétariat dans son ensemble, que la majorité de notre classe en soit consciente ou non.

Il peut y avoir plusieurs scénarios de la victoire de la révolution socialiste dans un pays donné. Mais ceci ne justifie aucune ment une approche “agnostique” de la part de l’avant-garde révolutionnaire. Le “scénario” qui se réalise dépend largement de la réponse du prolétariat à des occasions historiques spécifiques si le prolétariat s’avère incapable de de faire son propre choix politique indépendant dans une période de crise capitaliste, ceci peut fort bien impliquer non seulement un «délai » de la révolution mais aussi un changement déterminant dans les conditions objectives qui déterminent le développement du processus révolutionnaire.

Il est évident qu’un tel changement peut bien dicter un changement fondamental dans la stratégie révolutionnaire. Et il est aussi évident pour la même raison, que l’avant-garde révolutionnaire ne peut pas déterminer sa stratégie et son programme sur la base de la “possibilité théorique” d’une « variante » ou d’une autre de la révolution. L’exigence la plus fondamentale de la stratégie est la détermination de la voie la plus favorable au prolétariat dans une période historique donnée.

II en découle qu’il n’y a pas de stratégie révolutionnaire universelle” qu’on ne fait qu’appliquer à des endroits différents et à des moments différents. Certes, il y a des éléments universels de la stratégie révolutionnaire.Ceux-ci découlent des aspects universels du mode de production capitaliste et de la fonction commune des différents États bourgeois dans la défense de ce mode de production. Toute stratégie révolutionnaire reconnaît le besoin de la mobilisation unitaire et indépendante du prolétariat et de ses al- liés autour de leurs revendications de classe, de l’auto-organisation des masses dans des structures démocratiques qui leur permettent d’affronter et de renverser l’État bourgeois, l’inévitabilité d’une confrontation année entre les organes du pouvoir ouvrier et l’appareil répressif de la bourgeoisie, et la construction d’un parti révolutionnaire des travailleurs qui lutte pour la direction politique du mouvement de masse sur la base du programme marxiste-révolutionnaire.

Cependant la concrétisation de ces éléments sous la forme d’une stratégie révolutionnaire spécifique n’est pas simplement une tâche “idéologique”. Une véritable stratégie révolutionnaire est une stratégie d’intervention dans une Situation historique donnée au sein d’une formation sociale donnée, intervention qui vise à exploiter au maximum le potentiel révolutionnaire de cette situation.

“Il n’est pas vrai que l’économie mondiale ne représente que la simple somme de fractions nationales similaires. Il n’est pas vrai que les traits spécifiques ne soient qu’un “supplément aux traits généraux”, une sorte de verrue sur la figure. En réalité les particularités nationales forment l’originalité des traits fonda mentaux de l’évolution mondiale. Cette originalité peut déterminer la stratégie révolutionnaire pour de longues années”.

(Trotsky, préface à l’édition française de la Révolution permanente. Souligné par nous).

Confrontée par la crise grandissante du régime et de l’économie capitaliste, l’avant-garde révolutionnaire ne peut pas se contenter de répéter des formules politiques universelles qui découlent de l’expérience collective du prolétariat international. Ces formules ne deviennent valables que dans la mesure ou on les fusionne avec une analyse des particularités fondamentales d’un pays donné : la nature dé l’insertion de pays dans le système mondial capitaliste, sa structure économique, le poids et le caractère des différentes classes sociales, et la forme de ses institutions étatiques, de son système de gouvernement. Et il faut ajouter à ces caractéristiques “objectives” les divers facteurs “subjectifs” qui deviennent objectifs du point de vue de l’avant-garde révolutionnaire : le caractère et l’évolution historique des organisations de masse, les idéologies qui façonnent leur conscience, et le rapport de forces entre les différentes classes sociales. Et bien sûr, ceci comprend aussi la manifestation spécifique de la question nationale dans ce pays.

Les marxistes-révolutionnaires considèrent toute question politique, sociale ou économique du point de vue de leur orientation stratégique à l’égard de la question du pouvoir d’État. La nécessité d’une position stratégique juste sur la question nationale acquiert une importance particulière de ce point de vue, car la question nationale pose dans presque tous les cas des questions liées à la structure, l’administration, à la composition nationale et aux frontières territoriales des institutions d’État, avant tout lorsque la question nationale a une dimension territoriale bien définie.

Lorsqu’on la pose de cette manière, il n’y a pas de “question nationale” distincte de, et subordonnée à une “question de classe” à moins qu’on ne définisse la notion d’intérêt de classe de la manière la plus étroitement économiste ou réformiste. Comme la question femmes, la question nationale est primordialement une question de classe.

“Notre attitude face à la question nationale, les me sures que nous avons prises pour la résoudre, constituent une partie intégrante de notre position de classe et pas quelque chose d’accessoire ou contradictoire. Vous dites que le critère de classe est suprême pour nous. Ceci est parfaitement juste. Mais seule ment dans la mesure où il s’agit véritablement d’un critère de classe, c-à-d., dans la mesure qu’il comprend des réponses à toutes les questions fondamentales du développement historique, y compris la question nationale. Un critère de classe moins la question nationale n’est pas un critère de classe mais seulement le croupion d’un tel critère, qui s’approche inévitable ment d’une vision étroitement syndicale ou trade unioniste”.

(Trotsky, “On the national question”, in International socialist review, été 58, p. 99-100. Notre traduction).

L’oppression nationale est la forme spécifique de la domination de classe, et ainsi la lutte contre l’oppression nationale est une forme spécifique de la lutte des classes. Le lien entre la lutte national e et les autres formes de la lutte des classes – lutte syndicale, lutte électorale, lutte pour les droits démocratiques, lutte des femmes, lutte agraire, etc. – peut largement varier d’un pays à l’autre et dépend du poids et des relations entre eux de plusieurs facteurs objectifs et subjectifs.

L’impérialisme canadien et son État

Pendant la plus grande partie de la période de l’après-guerre, le Canada a bénéficié d’un degré exceptionnellement élevé de stabilité sociale et politique comparé aux autres pays impérialistes. Mais en 1975-76, s’est ouverte une nouvelle période de crise pro fonde. Cette période se caractérise par une crise économique pro fonde d’où découle le développement de tensions sociales significatives, qui étaient auparavant essentiellement limitées au Québec, partout dans l’État canadien, et par la déstabilisation de l’État fédéral à la suite de la victoire électorale du Parti québécois en 76. Cette crise pose les plus grandes possibilités révolutionnaires qui ont existé dans ce pays depuis des décennies.

Les éléments de cette crise sont universels aux pays capitalistes avancés. La crise économique et sociale de l’État canadien est une expression directe de la crise générale de l’économie capitaliste mondiale et de la dégénérescence des relations sociales bourgeoises partout dans le secteur impérialiste. La montée des luttes des nationalités et des minorités nationales opprimées au sein des pays impérialistes est aussi un phénomène généralisé, caractéristique de la période actuelle de la lutte des classes mondiale.

Mais, tandis que ces éléments sont communs aux pays impérialistes, leur combinaison spécifique et leurs liens entre eux au sein de l’État canadien ne le sont pas. Le Canada est, aujourd’hui, le seul pays impérialiste où la lutte pour l’indépendance d’une nation opprimée est l’élément déterminant de la situation politique globale, dans la mesure où elle surdétermine la forme de la réponse politique des forces de classes différentes aux autres aspects de la crise de l’impérialisme.

La crise de la Confédération impérialiste établie en 1867, crise qui se développe autour de l’axe de la lutte pour la libération nationale du Québec, pose fondamentalement la question de la survie même de l’État canadien impérialiste. Il n’y a aucune possibilité immédiate d’une solution fondamentale de cet aspect de la crise de l’impérialisme canadien, soit une solution qui corresponde aux intérêts de la bourgeoisie impérialiste, soit une solution qui donne lieu à une véritable émancipation nationale de la nation opprimée. Les résultats des prochaines élections fédérales, du référendum québécois et des prochaines élections provinciales au Québec modifieront certainement l’évolution de cette crise, mais, ce qui est tout aussi certain, ne l’élimineront pas.

Ainsi nous faisons face à une période prolongée où la crise de la Confédération impérialiste, aggravée et imbriquée dans la crise de l’économie capitaliste, surdéterminera les options politiques de différentes classes des deux nations principales. Toute tentative par l’avant-garde révolutionnaire de développer des positions politiques cohérentes sur d’autres questions politiques centrales – surtout celles reliées à la question du gouvernement et à l’indépendance politique du prolétariat dans chaque nation – sans une claire compréhension de la dynamique de la crise de la Confédération est vouée à l’impertinence.

La bourgeoisie canadienne et son État sont complètement impérialistes

Le capitalisme canadien est, et a toujours été caractérisé depuis la fin du 19ème siècle, par la fusion entre le capital bancaire et le capital industriel, ce que les marxistes appellent le capital financier. De plus, le degré de cette intégration est beaucoup plus grand que dans plusieurs pays impérialistes plus importants – surtout les États-Unis – ce qui donne lieu à un taux exceptionnelle ment élevé de concentration et de monopolisation du capital. La bourgeoisie canadienne est une classe capitaliste monopolistique par excellence. Ses entreprises dans un certain nombre de secteurs économiques -chemins de fer, machinerie agricole, mines, produits forestiers, salaison et surtout banques et assurances – sont des géants selon les standards mondiaux. Ces caractéristiques monopolistiques ont permis à la bourgeoisie de commencer à investir outre-frontière d’une manière classiquement impérialiste très tôt dans son existence.

Du point de vue de sa structure sociale, le Canada partage les caractéristiques du capitalisme impérialiste. II n’y a aucun vestige pré-capitaliste que ce soit dans la société canadienne. Il y a un niveau d’industrialisation comparable, en termes quantitatifs, à la plupart des autres petites et moyennes puissances impérialistes, bien que cette industrialisation ait un caractère particulier. Le

Canada est un pays complètement urbanisé et prolétarisé. Étant donné son niveau de vie qui arrive au troisième rang à l’échelle mondiale, il serait absurde de parler en termes marxistes de quelque élément que ce soit de surexploitation.

Enfin, l’État canadien est pleinement indépendant. II ne constitue en aucun sens un État “client” malgré son alliance de longue date avec l’impérialisme US mais plutôt le principal instrument de défense des intérêts nationaux autonomes de l’impérialisme canadien au sein de son propre territoire et par rapport aux autres États, y compris les USA .

Le mouvement trotskyste pan -canadien a toujours pris la défense de la position résumée ci-haut contre la mythologie du “semi-colonialisme canadien” propagée par les nationaliste de gauche et, sous une forme plus diluée, par le Parti communiste et certains groupes maoïstes .

Il ne s’agissait pas d’un débat universitaire. L’enjeu de cette bataille politique était réel et ses implications considérables : la primauté de la lutte de classe contre la bourgeoisie canadienne et son État et le refus de quitter ce terrain au nom d’une lutte mythologique pour une “libération nationale de l’emprise de l’impérialisme US ; la communauté d’intérêts des travailleurs canadiens et américains dans la lutte pour une Amérique du nord socialiste ; la reconnaissance du statut du Canada-anglais comme nation opprimante par rapport au Québec et aux autres peuples opprimés au sein de l’État canadien, et la nécessité de la solidarité sans compromis avec leurs luttes de libération nationale ; et les tâches internationalistes du prolétariat canadien vis-à-vis des victimes de sa “propre” bourgeoisie impérialiste dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, surtout dans les Antilles.

La situation actuelle, où plusieurs courants de gauche influencés par le nationalisme e canadien se retrouvent dans un bloc politique avec ce grand ennemi de l’impérialisme US, Pierre Elliot Trudeau , contre les aspirations nationales des masses opprimées québécoises, justifie pleinement la longue bataille que nous avons mené contre le nationalisme canadien.

L’origine de l’État canadien

La consolidation entre 1840 et 1885 des possessions territoriales et des colonies de peuplement nord-américains de l’impérialisme britannique dans un État bourgeois unitaire était une opération complètement artificielle, du point de vue économique. Elle n’était nullement le reflet politique d’un développement interne “spontané” des forces productives vers un marché “national” de type européen, ou même américain. En réalité, le but premier de la Confédération de 1867 était d’arrêter l’évolution naturelle de l’économie nord-américaine vers la formation d’un marché continental unifié sous l’hégémonie économique, et ainsi potentiellement la domination politique, de la bourgeoisie américaine. La fondation de l’État canadien reposait fondamentale ment sur les intérêts économiques et politiques conjoncturels partagés par l’impérialisme britannique et la bourgeoisie anglo-canadienne naissante, provenant de la région canadienne centrale, plutôt que sur des fondements économiques plus durables.

Chaque pas dans l’établissement de la souveraineté territoriale, d’abord britannique et ensuite canadienne, et du peuple ment anglophone, a été précédé par la conquête et l’annexion des populations déjà établis sur ces territoires. Ce processus de conquête impliquait non seulement des peuples aborigènes et semi aborigènes (Amérindiens et Métis) comme aux E .U, Australie et en Nouvelle-Zélande, mais également de colonies de peuplement pré-existantes d’origine européenne dans lesquelles un processus de formation nationale avait déjà commencé : le Québec et à un moindre degré l’Acadie.

Ainsi, les diverses manifestations de la question nationale ne sont pas des “vestiges anachroniques” d’origine pré-capitaliste. Elles ne découlent ni du caractère féodal d’un État absolutiste multinational comme les empires tsaristes ou austro-hongrois (qui ont constitué le cadre de la plupart des débats sur la question nationale dans la tradition marxiste classique), ni de l’inachèvement de la formation d’une nation bourgeoise unifiée, comme en Espagne. Le Canada, contrairement aux États multinationaux européens, est un État bourgeois d’un type très pur, et l’a été depuis ses débuts. C’est précisément l’absence de tout obstacle pré-capitaliste significatif (sauf la tenure seigneuriale de la terre au Québec par rapport à une bourgeoisie québécoise) qui explique le rapidité du développement capitaliste après 1867).

D’autre part , la conquête et l’oppression des divers peuples non anglo-saxons n’était pas une séquelle du développement d’un État national bourgeois unifié, comme c’était le cas lors de l’annexion du Sud-ouest américain (qui a suivi deux cent ans de développement “organique” de la nation américaine) et de la conquête des colonies par les puissances impérialistes européennes. La conquête· et l’oppression des divers peuples était la précondition géopolitique à la fondation d’un État bourgeois unitaire au Canada. La poursuite de cette oppression reste une nécessité absolue à la survie de cet État.

Cependant, malgré la brutalité de ce processus, le capitalisme anglo-saxon en expansion n’a réalisé ni l’assimilation de ces peuples ni le peuplement d’une grande partie des terres qu’il a annexées. Dans le cas de l’Acadie, bien que les cultivateurs francophones aient été expulsés d’une grande partie de la région atlantique, ils ont gardé un territoire national acadien distinct dans le nord et au centre du Nouveau-Brunswick. De la même manière, les peuples indigènes restent majoritaires à travers la majeure partie du Nord du Canada, y compris la totalité des territoires du Nord-Ouest.

Mais les limitations de cette conquête sont les plus visibles au Québec, où les effets de la conquête furent précisément de stimuler et d’accélérer le développement d’une nation séparée, qui possède non seulement un territoire et une lange distincts, mais aussi bien que complètement dominée) une économie nationale distincte avec sa propre structure, insérée dans le cadre plus large de l’économie pan-canadienne.

Le rôle des États provinciaux

Le caractère spécifique de l’État canadien est le produit de ces divers facteurs économiques et nationaux.

On ne peut pas correctement parler, dans l’abstrait, d’un État canadien. Il serait plus précis de caractériser l’appareil politique bourgeois comme un système étatique canadien, avec plusieurs composantes distinctes :

a) l’État central reste, en dernière analyse, l’institution décisive de la domination bourgeoise. Contrôlé complètement par la bourgeoisie impérialiste canadienne, il retient les fonctions les plus fondamentales d’un État bourgeois “souverain”: le contrôle militaire, le contrôle de la politique monétaire, le monopole de la représentation du capitalisme canadien vis-à-vis les autres États, le contrôle du code criminel, et le contrôle sur une série de fonctions juridiques et régulatrices touchant l’économie. Il est absolument clair que l’État central est l’ultime instrument de défense des rapports de production capitalistes contre toute menace fondamentale.

b) Néanmoins, les États provinciaux ne sont nullement des éléments marginaux dans l’appareil global de la domination bourgeoise. Ils ne sont ni des vestiges des origines locales du développement capitaliste (comme par exemple peuvent l’être les États des USA, qui sont complètement subordonnés à l’État central depuis la guerre civile), ni des unités administratives locales subordonnées, pas plus que des appendices de l’autorité étatique centrale, comme c’est le cas pour les structures provinciales de plusieurs États bourgeois centralistes. Les États provinciaux sont précisément cela, des États et pas simplement des gouvernements locaux. Ils constituent des appareils institutionnels avec un poids considérable et un degré assez élevé d’autonomie par rapport à l’État central. Ils expriment, surtout dans l’Ouest, les intérêts de classe des couches bourgeoises régionales qui sont assez distincts de ceux de la bourgeoisie impérialiste canadienne centrale. Ils sont des instruments essentiels pour la représentation de ces intérêts distincts vis-à-vis autant la bourgeoisie impérialiste canadienne dominante que face à l’impérialisme US.

Ces institutions locales possèdent un poids réel, particulièrement au niveau économique. Ils contrôlent le gros du secteur des services sociaux, de l’industrie nationalisée et l’appareil juridique régulateur de l’économie capitaliste. Ils ont aussi été le principal instrument institutionnel bourgeois de répression contre le mouvement syndical depuis la Confédération.

En fait, ces appareils locaux contrôlent plusieurs des fonctions clés qui, dans la plupart des pays impérialistes, relèvent de la juridiction de l’État central.

c) Dans ce cadre, l’État “provincial” du Québec joue un rôle particulièrement important. Car cet État n’est pas, bien sûr, simplement un État “provincial” : c’est une institution de la nation québécoise, un État national tronqué et opprimé. Certes, il ne s’agit pas d’un véritable État national, car son statut subordonné au sein de la Confédération impérialiste lui interdit toute possibilité de devenir un véritable État national souverain.

Mais dans le cadre de cette Confédération, l’État québécois a atteint un haut degré d’autonomie. Son Code civil ne se fonde pas sur le modèle britannique mais sur un modèle français de l’époque de la révolution française. Contrairement aux autres provinces il exerce un pouvoir direct d’imposition sur les particuliers et les corporations, sa Caisse de dépôt, qui gère tous les plans de pension au Québec, est une des principales institutions financières du Canada. Il contrôle entièrement la plus grande corporation au Québec, l’Hydro-Québec. Il entretient des relations internationales assez autonomes (négociations avec l’Arabie saoudite pour l’achat de pétrole concurrentiel à celui de l’Alberta, etc.). Il possède un appareil policier imposant et centralisé sous le contrôle de la Sûreté du Québec et ainsi de suite.

Les exigences politico-idéologiques inévitables de la Confédération ont exclu toute reconnaissance constitutionnelle du caractère national distinct du Québec. Mais le rapport de forces entre l’impérialisme canadien et la nation opprimée, a imposé toute une série de concessions allant dans le sens d’une autonomie de la “province” de Québec, qui ont dû être présentées comme des droits provinciaux universels dévolus à toutes les provinces.

Cette interrelation entre le nationalisme québécois et le régionalisme canadien-anglais, force motrice des dynamiques centrifuges qui menacent la cohésion et l’intégrité de l’appareil d’État central, s’est considérablement renforcée depuis la deuxième guerre mondiale.

Le rôle de l’État fédéral

Les fonctions et les caractéristiques spécifiques de l’État central fédéral reflètent la totalité de ces pressions et contra dictions, autant économiques-régionales que nationales. Comme tout État bourgeois, son ultime fonction historique est, bien entendu, la sauvegarde des rapports de production capitalistes, sur son propre territoire et, avec les autres États impérialistes, à une échelle mondiale. Mais la défense des intérêts nationaux spécifiques de la bourgeoisie impérialiste canadienne possède trois aspects distincts, qui découlent des problèmes objectifs suivants :

a) résister aux puissantes tendances objectives vers le démembrement et l’absorption de l’économie pan-canadienne par l’impérialisme US, et préserver dans la plus grande mesure possible l’artificielle infrastructure économique est-ouest établie au XIXe siècle, qui constitue la base économique de l’existence de la bourgeoisie canadienne comme une classe dominante nationale distincte et d’un État canadien séparé.

b) résister aux tendances centrifuges internes inhérentes au processus d’intégration économique continentale, qui s’expriment primairement dans la tendance vers de plus en plus d’autonomie pour les différents États provinciaux.

c) maintenir la domination politique sur les différentes nations et minorités nationales opprimées par les institutions de l’appareil d’État central de l’impérialisme canadien. En premier lieu, ceci s’applique au Québec, mais aussi à l’Acadie et aux territoires aborigènes.

Ainsi, les bases économiques et politiques objectives de la domination de la bourgeoisie impérialiste canadienne sur son propre territoire ne sont pas du tout très fortes. Au contraire, cette domination repose sur un équilibre très fragile. La stabilité sociale et politique relative dont a bénéficié la bourgeoisie impérialiste depuis 1867 ne prouvent en rien son vaste poids et sa puissance socio-économique, ou la cohésion de ses institutions politiques. Cette stabilité historique s’explique plutôt par deux facteurs principaux :

a) Au niveau économique, le Canada a partagé la prospérité générale du capitalisme nord-américain, fondamentalement pour les mêmes raisons que les États-Unis. La jeunesse du capitalisme nord-américain, l’absence de guerres importantes sur le continent depuis un siècle et les effets expansionnistes des deux guerres mondiales ont isolé les deux États impérialistes nord-américains des pires effets de la crise structurelle permanente de l’impérialisme mondial depuis la première guerre mondiale. On ne commence à atteindre les limites de cet avantage historique du capitalisme nord-américain qu’avec la crise actuelle de l’économie nord-américaine, qui est aussi – sinon plus – profonde que celle des autres pays impérialistes.

b) La même combinaison de facteurs qui contribue à la fragilité structurelle de l’hégémonie économique et des institutions éta tiques de la bourgeoisie impérialiste canadienne agissent comme obstacle à l’unification des luttes des masses, qui restent fragmentées nationalement et (au Canada-anglais) régionalement. Au fur et à mesure que la base économique de la stabilité du capitalisme nord-américain s’effrite, le rapport politique des classes ouvrières québécoise et canadienne-anglaise entre elles et à l’État canadien deviennent de plus en plus les questions centrales de notre stratégie.

La formation sociale québécoise et la question nationale

Dans le cadre hétérogène, dispersé et décentralisé du capitalisme pancanadien et de son État, le Québec est plus que le lieu territorial d’une nationalité distincte (définie dans le sens “ethnique”, linguistique et culturel). Le Québec est en fait une formation socio-économique distincte. Il constitue une zone économique nationale distincte du système capitaliste nord-américain, avec sa propre structure de classes et ses propres institutions culturelles, civiles, juridiques et politique.

Certes, le Québec n’est pas une formation sociale séparée. La précondition à ceci serait l’existence d’une véritable bourgeoisie nationale avec son État indépendant. La formation sociale québécoise est intégrée et subordonnée à l’économie pan-canadienne et à l’État fédéral. Son oppression réside précisément dans la nature de cette intégration et de cette subordination, tout comme le caractère explosif de la revendication de l’indépendance politique, même dans sa forme la plus bourgeoise et la plus diluée, i.e. le projet péquiste de “souveraineté -association”.

Toutefois, le caractère distinct de la formation sociale québécoise est essentiel à toute compréhension de la lutte des classes. Il est particulièrement essentiel à une analyse des formes de la domination politique bourgeoise qui, historiquement, ont empêché le mouvement ouvrier québécois d’arriver à une expression politique autonome et des raisons pour lesquelles la radicalisation des masses québécoises depuis le milieu des années 60 s’est exprimée par l’indépendantisme. La lutte des classes québécoise n’est pas simplement une composante d’une “lutte des classes pan-canadienne” à laquelle la question nationale ajoute un “rythme différent “. Le Québec constitue un champ politique national distinct au sein duquel les diverses forces politiques de classe sont fondamentalement définies par leur attitude envers la question nationale et plus précisément par rapport à l’État national tronqué.

Au niveau économique, la formation sociale québécoise est d’un type hybride, que combinent certaines caractéristiques des économies capitalistes avancées avec des caractéristiques propres à une nation coloniale ou semi-coloniale.

Le Québec est une nation hautement prolétarisée et urbanisée. Les éléments précapitalistes sont abolis depuis longtemps. L’économie agricole de subsistance a été détruite depuis les an nées 30. Mais le développement capitaliste a historiquement pris la forme de la pénétration de l’économie nationale par des capitaux impérialistes étrangers, canadiens et américains. Ceci a eu deux conséquences importantes.

D’abord, et ceci à un degré supérieur à plusieurs pays semi coloniaux, aucune bourgeoisie nationale viable ne s’est jamais développée. Ce qui pourrait être appelé une classe capitaliste québécoise se divise en deux parties. D’une part, il y a un petit nombre d’individus complètement intégrés aux corporations transnationales canadiennes. Ils ne sont que des membres francophones de la bourgeoisie impérialiste canadienne (Desmarais, Lévesque, Bombardier). L’autre groupe est constitué des PME québécoises cantonnées dans l’industrie légère des biens de consommation (vêtement, tabac, etc.). En dépit de l’attention que le PQ porte à ce secteur, son poids social est insignifiant.

La deuxième conséquence de la domination impérialiste concerne la structure de l’économie nationale. Malgré la destruction totale de l’économie rurale et la prolétarisation de la majorité de la population, aucun secteur manufacturier lourd, stable, ne s’est développé. Bien qu’il y ait eu au Québec une expansion industrielle massive pendant la seconde guerre mondiale (période où fut achevée la liquidation de l’économie rurale, cette expansion n’a eu qu’un caractère temporaire. Après la guerre, on a presque totalement démantelé cet appareil productif, créant ainsi une cri se structurelle permanente de l’économie qui perdure depuis le début des années cinquante. En l’absence d’un secteur industriel secondaire important, le rôle clé dans l’économie est joué par le secteur d’extraction (mines, pâtes et papier, hydro-électricité) et par l’énorme secteur de la construction qui dépend du développement des ressources naturelles et du secteur public gonflé, pro duit de la Révolution tranquille.

Ainsi, bien que le Québec ne soit nullement une formation sociale coloniale ou semi-coloniale de type “classique”, il partage plusieurs des caractéristiques structurelles de ces pays. En fait, le niveau de contrôle étranger est beaucoup plus élevé que dans bien des pays semi-coloniaux.

La classe ouvrière québécoise a des origines complètement différentes de la classe ouvrière canadienne-anglaise. Tandis que cette dernière est le produit d’une immigration relativement récente, venant de la Grande-Bretagne et de l’Europe, la classe ouvrière québécoise se constitue par la prolétarisation récente d’une paysannerie catholique qui existait auparavant depuis 300 ans. Les caractéristiques propres de ce prolétariat national découlent de ces origines, de la forme du développement capitaliste (pénétration par des capitaux étrangers) et par l’existence d’un marché de main-d’oeuvre national séparé (dû à la fois à des facteurs linguistiques et économiques).

Le nationalisme québécois

Le nationalisme québécois n’est pas nouveau. En fait, le nationalisme a été le facteur dominant de la vie politique du Québec depuis la Conquête. Mais pendant toute la période entre la défaite de la révolution nationale-démocratique de 1837 et les années soixante, la forme et le contenu de ce nation alisme ont eu pour effet, à quelques exceptions près, d’obscurcir le développement de la lutte des classes. Le caractère conservateur de ce nationalisme était intimement lié à l’insertion spécifique de la nation et de son État croupion dans le cadre politique pan-canadien.

ll s’agissait d’une nation défaite, sur qui les conséquences de 1759 et 1837-38 pesaient lourdement. Et bien que l’incorporation du Québec dans les structures politiques canadiennes depuis 1840 a pris des formes institutionnelles démocratiques-bourgeoises, le gant de soie démocratique bourgeois a toujours caché la main de fer de la répression militaire britannique et ensuite canadienne. En plus des actions directes de répression massive qui ont eu lieu pendant toute l’histoire du Québec, la suppression des droits linguistiques des minorités francophones en Ontario et au Manitoba après 1867 et la répression brutale des Métis francophones des Prairies ont amplement clarifiés les termes réels de “l’association” fédérale. Ainsi. le contenu du nationalisme est devenu fondamentalement défensif, défini en termes de “survie”.

Cependant, les structures démocratiques -bourgeoises de l’impérialisme canadien ont fourni des instruments à cette défense. Les divers facteurs qui ont imposé une structure étatique fédérale à la bourgeoisie canadienne ont laissé une série de leviers entre les mains de l’État québécois. Bien que ceux-ci étaient insignifiants du point de vue d’une modification des conséquences économiques de la domination impérialiste, ils étaient importants du point de vue linguistique et culturel. La capacité de la nation de résister à l’assimilation ne découle pas d’une mystérieuse “ténacité raciale”. Elle a des sources institutionnelles précises. D’autre part, le Québec est un facteur électoral significatif au niveau fédéral. Ceci découle autant de la réalité de l’arithmétique parlementaire pure (dû au poids numérique de la nation opprimée), que de la nécessité plus fondamentale de maintenir une façade de “consentement mutuel” à “l’association” que représente supposément la Confédération impérialiste dans la mystique de l’idéologie fédéraliste, afin d’éviter des polarisations sous une forme trop ouverte ment nationale au niveau de la Confédération elle-même.

La défense des pouvoirs autonomes de l’État québécois a pris alors une double expression : le contrôle de l’appareil gouvernemental provincial par des formations conservatrices mais nationalistes et un appui massif des Québécois pour le parti bourgeois fédéral qui, au niveau d’Ottawa, semblait être le plus “flexible” vis à-vis la préservation de l’autonomie locale du Québec. Pendant plusieurs décennies, ce parti a été le parti libéral fédéral. Paradoxalement, en conséquence, la force historique de la conscience nationale québécoise a été une source primordiale de l’hégémonie de longue date du principal parti gouvernemental de l’impérialisme canadien .

Ce nationalisme conservateur n’était aucunement comparable à l’autonomisme bourgeois du genre catalan, qui reflétait les aspirations d’une véritable bourgeoisie nationale. Le contenu économique du nationalisme conservateur québécois, qui, en l’absence d’une bourgeoisie nationale était avant tout lié aux intérêts de la hiérarchie catholique, avait un caractère totalement camprador. La rhétorique anti-moderniste, ruraliste et catholique du clergé et des notables locaux se dirigeait fondamentalement contre les organisations ouvrières liées au mouvement ouvrier américain et canadien-anglais.

Mais, bien que la fonction historique de ce nationalisme était profondément réactionnaire, il a néanmoins eu une conséquence politique importante. Les aspirations nationales du Québec se sont définies par rapport à l’élargissement de l’autorité obtenue par son État croupion. Les attitudes politiques à l’égard de l’État fédéral se déterminaient presque complètement par le rapport d’Ottawa non seulement avec la nation, mais plus précisément avec la principale institution politique de la nation.

La fonction compradore de la forme la plus avancée de ce nationalisme conservateur, le bonapartisme duplessiste , contenait les germes de sa propre destruction . Les forces de prolétarisation et d’urbanisation, libérées par l’industrialisation impérialiste, ont miné les fondations sociales et politiques du vieux nationalisme : le catholicisme ultramontain et la mentalité paysanne. En même temps, la profonde crise structurelle, produit de la forme et des li mites de cette industrialisation, posaient à de larges secteurs des masses, le lien entre la question nationale et les problèmes économiques et sociaux du Québec moderne.

Ainsi la préoccupation politique traditionnelle des masses avec l’autorité de l’État québécois s’est transformée. De plus en plus elles voyaient dans cet État l’instrument de solutions économiques et sociales aux effets négatifs de la domination économique impérialiste, plutôt qu’un simple instrument de défense linguistique et culturelle.

La révolution tranquille était le premier reflet de ce nouveau nationalisme. Elle a tenté de restructurer et de moderniser le capitalisme québécois, en crise endémique, dans un cadre libéral et autonomiste par la création d’un infrastructure économique moderne, la déconfessionnalisation, la transformation et l’expansion des secteurs scolaires et sanitaires et l’établissement d’industries étatisées (Hydro-Québec, Sidbec) comme base d’une accumulation nationale du capital. La révolution tranquille a fait faillite par rapport à ses buts économiques – faillite qui était d’ailleurs inévitable, compte tenu du poids économique de la domination impérialiste. En même temps, elle a poussé au maximum les pouvoirs a autonomes de l’État québécois, jusqu’à la limite accessible sans rupture avec la Confédération impérialiste.

La Montée de l’indépendantisme

La montée de l’indépendantisme moderne trouve ses origines dans cette faillite. Cet indépendantisme reflète une large conscience de masse du lien entre la crise structurelle endémique de l’économie et de la société, qui est enracinée dans la domination impérialiste central. Cependant dans ce cadre existent des intérêts de classe contradictoires qui se sont accentués depuis la victoire électorale du PQ.

Pour la nouvelle petite-bourgeoisie, et surtout pour les technocrates et les administrateurs de la bureaucratie étatique québécoise (que le PQ représente), le projet indépendantiste vise la transformation de l’État québécois en un instrument efficace d ‘accumulation du capital afin de permettre leur propre transformation en une véritable bourgeoisie nationale. Ce projet veut ainsi utiliser un éventuel État indépendant pour renégocier les termes de l’intégration du Québec au marché nord-américain.

Mais pour le prolétariat et les masses populaires, l’indépendantisme constitue, pour utiliser l’expression classique de Trotsky , “la coquille de leur indignation sociale“. La montée de l’indépendantisme dans la classe ouvrière n’est que l’expression politique d’une radicalisation sociale profonde, produite par les effets de la domination impérialiste. Ainsi, l’indépendantisme de la classe ouvrière prend un caractère essentiellement anti-impérialiste.

En raison de l’absence de traditions politiques indépendantes de la classe ouvrière, du caractère nationaliste-populiste de la radicalisation sociale des masses, et de la capitulation criminelle de la bureaucratie syndicale au PQ, cet indépendantisme n’a pas encore donné lieu à la formation d’une expression politique autonome du mouvement ouvrier québécois.

Néanmoins, il est crucial de comprendre que la signification progressiste énorme de l’indépendantisme réside dans le fait qu’il représente une énorme rupture avec les obstacles historiques à l’indépendance politique de la classe ouvrière :la symbiose réactionnaire de l’autonomisme national conservateur et du fédéralisme défensif décrite plus haut. Et ce n’est pas un hasard. Dans une société où toute la vie politique a été dominée depuis des siècles par la question nationale, il est inévitable que la classe ouvrière atteindra son indépendance politique autour de l’axe de sa propre solution prolétarienne à la question nationale.

L’achèvement de ce processus est une des préconditions à la création d’une alliance entre les prolétariats québécois et canadien-anglais. Car une telle alliance présuppose l’acquisition de l’indépendance de classe pour les travailleurs québécois. Ainsi, le but immédiat de l’indépendance nationale du Québec définit les termes politiques autour desquels une telle alliance sera bâtie.

L’hégémonie politique du PQ est à la fois l’expression déformée du développement de l’indépendantisme radical au sein du prolétariat et le principal obstacle au développement d’une définition consciemment prolétarienne de cet indépendantisme.

Précisément parce qu’il ne représente pas une bourgeoisie nationale, historiquement formée, le Parti Québécois ne représente pas le principal ennemi de classe que le prolétariat doit affronter et détruire. Cet ennemi est “Ottawa”, c-à-d., la bourgeoisie impérialiste canadienne et son État fédéral. Le rôle réactionnaire du PQ, c’est de constituer l’obstacle politique principal à ce processus.

L’étendue de son hégémonie politique ne dépend pas du poids social des intérêts de classe qu’il reflète, qui sont en fait plutôt marginaux. Cette hégémonie est l’expression des limites de la conscience anti-impérialiste du prolétariat telle qu’elle a évolué jusqu’ici.

Précisément parce que le Québec n’est pas une colonie classique, extérieure à l’économie et à l’État territoriaux de la puissance impérialiste, la contradiction entre les intérêts reflétés par le PQ et les intérêts du prolétariat nationalement opprimé n’est pas limité aux conséquences économiques et sociales de l’indépendance politique future. Cette contradiction est aussi exprimée autour de la bataille pour l’indépendance politique elle-même, ba taille devant laquelle le PQ recule de plus en plus face à la pression impérialiste.

Alors, la lutte pour l’indépendance de classe du prolétariat québécois est essentiellement une lutte pour la direction prolétarienne de la lutte de libération nationale. Le prolétariat ne peut gagner cette direction qu’en avançant une orientation politique qui garantit la victoire du combat pour établir un État indépendant – la mobilisation révolutionnaire des masses québécoises contre l’impérialisme plutôt qu’une stratégie de négociations- et un programme socialiste qui garantit que l’État indépendant pour ra réellement résoudre les profondes distorsions socio-économiques que l’impérialisme a imposé à la nation opprimée.

Le fédéralisme et la classe ouvrière canadienne-anglaise

La formule bien connue de Marx “qu’une nation qui en op prime une autre ne saura jamais elle-même être libre” a une signification très précise : la classe ouvrière de la nation oppresseuse paie toujours un prix très élevé pour sa complicité dans l’oppression de la nation dominée. Ceci peut prendre plusieurs formes selon le caractère de l’État oppresseur et les rapports des diverses nationalités à cet État et entre elles.

L’indifférence· historique du prolétariat canadien-anglais à l’oppression nationale du Québec n’a pas simplement agi comme obstacle à l’alliance avec le prolétariat québécois. L’absence d’unité prolétarienne binationale a aussi eu des conséquences profondément négatives sur· le développement du mouvement ouvrier au Canada-anglais même. En plus de la décentralisation et la fragmentation de l’économie et du système étatique canadien, l’absence d’unité binationale a contribué à la fragmentation du mouvement ouvrier canadien-anglais lui-même.

Bien que le prolétariat canadien-anglais soit le seul secteur du prolétariat nord-américain doté d’une longue tradition d’organisation politique de masse, indépendante des partis bourgeois, il n’a jamais réussi une réelle unification et centralisation de ses organisations syndicales et politiques au niveau national. Le mouve ment ouvrier canadien-anglais a donc toujours été marginalisé politiquement au niveau national, c’est-à-dire étant donné le cadre de l’État canadien, au niveau fédéral. Ceci est directement lié à l’incapacité de toutes les organisations majeures du mouvement ouvrier canadien-anglais de définir une politique démocratique et prolétarienne sur la question nationale.

Il y a toujours eu, bien sûr, des obstacles très réels et matériels à l’unification nationale du prolétariat canadien-anglais. Ceux-ci découlent des caractéristiques structurelles du capitalisme canadien. Il n’y a que peu de secteurs de l’économie qui ont un caractère pancanadien, hormis l’infrastructure des transports et des communications. Au niveau du syndicalisme élémentaire, il n’y a ·que peu d’unité de négociations pancanadiennes. La structure économique distincte des différentes régions et le caractère inégal et séparé du développement capitaliste dans ces régions sont exprimés par la structure, la composition et les origines variées des différents prolétariats régionaux. La simple grandeur géographique du pays et l’isolement physique des différentes régions contribuent à cette fragmentation régionale de la classe ouvrière.

Mais ces facteurs ne suffisent pas en eux-mêmes pour expliquer pourquoi l’unification et la centralisation du mouvement ouvrier canadien-anglais restent si peu développées. Ils expliquent seulement pourquoi cette unification ne s’est pas développée “spontanément”, sur la base des formes les plus élémentaires de la lutte syndicale. L’unification nationale syndicale et politique du mouvement ouvrier était et reste à la fois nécessaire et possible. Mais cette unification ne peut se développer qu’autour d’un axe politique clair : une perspective de lutte contre les partis et gouvernements de la bourgeoisie.

Dans le cadre des traditions réformistes-parlementaires du mouvement ouvrier social-démocrate du Canada-anglais, il existe bien un tel axe de lutte : la lutte pour le pouvoir gouvernemental dans le cadre de la démocratie bourgeoise. C’est précisément à ce niveau que le problème du fédéralisme a été posé de la manière la plus directe. Contrairement au Québec, la nation dominante ne possède pas ses propres institutions politiques nationales. Le mouvement ouvrier réformiste canadien-anglais n’a pu définir ses perspectives politiques “nationales” qu’au niveau de l’État fédéral, c’est-à-dire un État binational : un État où l’autre prolétariat national ne partageait ni les aspirations gouvernementales des travailleurs canadiens-anglais, ni leur acceptation de la légitimité de la Confédération impérialiste. Ceci a bloqué et continue à bloquer toute possibilité réelle de réalisation de ces aspirations gouvernementales dans le cadre de l’État fédéral actuel. Ainsi, au tant les structures politiques du fédéralisme que l’acceptation de ces structures par la classe ouvrière canadienne-anglaise sont les facteurs centraux de toute explication de l’impasse politique de cette classe.

Le mouvement ouvrier canadien anglais et la question nationale

Cette impasse n’était pas inévitable historiquement. Il est concevable qu’elle aurait pu être résolue d’une façon « binationale » plus tôt dans l’histoire du Canada. Par exemple, si, pendant les années trente et quarante, le mouvement ouvrier canadien anglais et particulièrement ses partis politiques avaient clairement reconnu que le Québec est une nation opprimée, s’il s’était fait le champion de ses droits nationaux et linguistiques (y compris la légitimité de toutes les revendications pour l’autonomie de ses institution s locales et le droit à l’autodétermination politique), s’il avait déclaré son intention d’accorder des pleins droits démocratiques aux francophones hors-Québec et avait explicitement reconnu le besoin pour la classe ouvrière québécoise de développer des structures nationales autonomes pour son propre mouvement ouvrier, l’évolution de la lutte des classes aurait été très différente. Le mouvement ouvrier canadien-anglais aurait pu devenir un véritable pôle d’attraction pour le prolétariat québécois naissant, l’aidant dans sa propre rupture politique avec les partis bourgeois, spécialement avec le conservatisme clérico-nationaliste. Une alliance politique véritablement binationale de la classe ouvrière autour de l’axe d’une perspective gouvernementale commune au niveau fédéral aurait pu être une réelle possibilité.

Mais c’est exactement le contraire qui est arrivé. Ceci a eu d’énormes conséquences pour l’évolution subséquente du mouvement ouvrier canadien-anglais, compte tenu que les années trente et quarante étaient la période de formation de ses principales expressions : les syndicats industriels et le CCF, plus tard réorganisé pour créer le NPD. Les traits politiques et organisationnels fondamentaux ont été tracés pendant ces années-là et n’ont pas été altérés qualitativement depuis lors.

Le mouvement ouvrier canadien-anglais, politiquement dominé par le réformisme social-démocrate et stalinien, a adopté une orientation qui a renforcé la domination du prolétariat québécois par des formations bourgeoises et a approfondi sa méfiance et son isolement de la classe ouvrière canadienne-anglaise. Les sociaux-démocrates du CCF, complètement soumis aux traditions du parlementarisme anglo-saxon, sont devenus les avocats les plus bruyant s du renforcement de l’autorité de l’État central. Ceci était la conséquence inévitable d’un programme qui voyait dans cet État l’instrument principal d’une “solution” économique néo-fabienne à la crise du capitalisme. Bien que les staliniens ont formellement reconnu le caractère national du Québec et son droit à l’autodétermination, leur rôle grotesque pendant la crise de la conscription a complètement nié cette reconnaissance en pratique.

En effet, la crise des années de guerre est à la fois une illustration graphique de la dynamique contradictoire des différentes lut tes de classe nationales et le test décisif qui a conditionné leur évolution future. Les années de guerre furent, d’une part, une période de syndicalisation massive et de grande montée politique pour la classe ouvrière canadienne-anglaise, période pendant laquelle la social-démocratie a acquis un poids politique national qu’elle n’a jamais vraiment retrouvé depuis . D’autre part, la guerre a aussi provoqué une des plus grandes montées nationalistes dans l’histoire du Québec, stimulée par l’opposition à la participation canadienne dans la guerre impérialiste autour de l’axe de la résistance à la conscription. L’opposition spontanée des masses canadiennes-anglaises aux aspects les plus odieusement bourgeois de l’effort de guerre furent canalisés dans une critique réformiste des profits excessifs. En même temps, le mouvement ouvrier canadien-anglais soutenait les mesures de conscription du gouvernement impérialiste, qui ont été à la base de l’occupation militai re du Québec par l’armée canadienne.

Le résultat? La montée simultanée de la conscience de classe au Canada-anglais et du sentiment anti-impérialiste national-démocratique au Québec, qui ensemble contenaient la semence d’une des plus grande crise potentielle dans l’histoire de l’État bourgeois canadien, a plutôt aidé à élargir les divisions entre les masses des deux nations, et a renforcé la domination politique de l’impérialisme.

L’impasse de la social-démocratie

Le mouvement ouvrier canadien-anglais ne s’est jamais complètement relevé de ce fiasco, en termes de force politique. En réorganisation de la social-démocratie par le CCF et les directions syndicales qui a conduit à la création du NPD en 1961, a évité une destruction complète de la social-démocratie comme force nationale, danger très réel dans le calme de la période d’après guerre. Mais, mise à part la brève période d’euphorie qui a entouré le “Nouveau Parti” au début des années 60 aucun secteur significatif de la classe ouvrière canadienne-anglaise n’a vu dans le CCF NPD une alternative gouvernementale fédérale concrète depuis la montée des années quarante.

La stabilité de la base électorale fédérale du NPD parmi une minorité significative de la classe ouvrière canadienne-anglaise témoigne plus du poids de certaines traditions social-démocrates et de l’hostilité permanente des secteurs les plu s conscients du prolétariat aux partis de l’ennemi de classe , que d’une conviction étendue de la possibilité réelle d’une solution réformiste gouverne mentale fédérale.

À la place, depuis le début des années soixante, les secteurs les plus conscients du prolétariat ont de plus en plus redéfini leurs aspirations à un changement politique en termes provinciaux . Car, pendant que le NPD reste marginal comme force fédérale, le rapport de forces est très différent dans les provinces (Ontario, Manitoba , Saskatchewan et Colombie britannique) où est concentrée sa base de masse. Le poids local du NPD dans ces régions lui permet d’être une alternative gouvernementale provinciale très crédible. L’étendue des pouvoirs autonomes des provinces permet au prolétariat de voir le pouvoir gouvernemental provincial comme une réelle solution à toute une série de problèmes qui le préoccupe : les libertés syndicales, les réformes sociales et une série de problèmes reliés au développement et à l’expansion industrielle.

Ce localisme provincial renforce la faiblesse nationale du mouvement ouvrier de deux façons. D’une part, le provincialisme politique du prolétariat dans les régions où le NPD a une base de masse aide à obscurcir et à minimiser le problème central de la faiblesse nationale d’ensemble du mouvement ouvrier dans la conscience des couches les plus avancées des travailleurs. D’autre part, ce provincialisme renforce la domination complète de la classe ouvrière par les partis bourgeois dans les régions où le NPD n’a pas du tout de base de masse : l’Alberta et les provinces atlantiques. Dans une large mesure, la position minoritaire du NPD au niveau fédéral correspond à son absence totale de ces régions où la classe ouvrière manque complètement de traditions politiques autonomes.

Cette analyse nous permet d’établir le lien entre l’acceptation a-critique du fédéralisme par le prolétariat canadien-anglais, ce qui bloque son alliance avec les travailleurs québécois, et sa propre faiblesse et fragmentation politique .

Le sous-développement de l’indépendance politique de classe du prolétariat canadien-anglais est basé sur une combinaison de trois éléments : son nationalisme, fondamentalement défini par son identification à l’État fédéral existant, vu comme la seule for me “imaginable” de la “nation canadienne”; son acceptation fataliste du rôle dominant des partis bourgeois au niveau national , donc fédéral ; et son localisme, qui joue un rôle de succédané en ce qui concerne les aspirations politiques des secteurs régionaux les plus avancés du prolétariat, et renforce leur isolement des travailleurs des régions arriérées.

L’enjeu de la crise pour la classe ouvrière canadienne-anglaise

Les implications de la crise de la Confédération impérialiste pour le prolétariat canadien-anglais ne peuvent être comprises que dans ce contexte. La crise de l’État fédéral qu’a provoqué la question national e place le mouvement ouvrier canadien-anglais face au choix le plus profond de son histoire. Dans l’affronte ment présent contre l’impérialisme canadien et le prolétariat québécois nationalement opprimé, avec qui s’alliera le prolétariat canadien-anglais?

Les dangers inhérents à une telle situation sont évidents. Si la bourgeoisie impérialiste, en collaboration avec les directions pro-fédéralistes des syndicats et du NPD, peuvent convaincre les masses laborieuses canadiennes-anglaises de subordonner leurs revendications de classe à la défense de la Confédération impérialiste, le résultat n’en sera pas seulement une grande défaite historique pour la lutte de libération nationale des Québécois. Le succès d’une telle opération constituerait aussi un recul désastreux pour le prolétariat canadien-anglais même. Ce n’est pas simple ment le danger de détruire la capacité de lutte du plus grand al lié potentiel des travailleurs canadiens-anglais. Une telle défaite au Québec va altérer les rapports de force entre les classes au Canada-anglais en faveur du grand capital.

Mais, au moment même où la crise de la Confédération crée une ouverture historique au prolétariat québécois, elle contient des possibilités tout aussi positives pour le prolétariat canadien anglais. Car la crise de la Confédération offre les conditions objectives qui peuvent permettre au prolétariat canadien-anglais de briser l’impasse politique historique qui lui a été créé par le fédéralisme impérialiste. Cette crise fournit un axe politique immédiat et concret pour l’unification nationale indépendante des travail leurs canadiens-anglais : à travers une réponse prolétarienne à la crise de la Confédération, qui est totalement contraposée à celle de la bourgeoisie impérialiste canadienne.

En dépit de sa fragmentation et de son éparpillement socio-économique, le prolétariat canadien-anglais a un intérêt collectif dans l’aboutissement de cette crise qui est commune à toutes ses composantes régionales. Il est évident qu’il doit répondre à cette crise en tant que prolétariat d’une des nation d’un État multinational en train d’être déchiré par les contradictions nationales. Il est impossible pour les différents secteurs régionaux du prolétariat canadien -anglais de répondre à cette crise en termes régionaux, étant donné la nature même de la crise – son caractère “fédéral” avant tout. En même temps, il est tout aussi impossible pour le prolétariat de répondre en termes fédéralistes , sans se réduire ainsi à une simple force auxiliaire de sa propre bourgeoisie. La seule politique indépendante ouverte au prolétariat canadien anglais est de s’unifier lui-même en divisant sa propre nation selon les frontières de classe. Il ne peut y arriver qu’à travers une lutte qui combine l’aide aux québécois et aux autres peuples opprimés dans leur lutte pour d

Intégration du concept « Malere / malheureux » dans la pensée sociale haïtienne

28 mars 2022, par CAP-NCS
Au cours de la réalisation de mon travail de mémoire de licence en sociologie, j’ai rencontré une difficulté qui m’a bouleversé pendant toute la recherche. Cette difficulté est (…)

Au cours de la réalisation de mon travail de mémoire de licence en sociologie, j’ai rencontré une difficulté qui m’a bouleversé pendant toute la recherche. Cette difficulté est liée à mon incapacité de nommer les participants de l’étude puisqu’il s’agit des producteurs des programmes Car Wash dans la ville de Port-au-Prince. Je me suis retrouvé dans un dilemme soit j’utilise une analyse générationnelle, c’est-à-dire de les catégoriser dans la 8e génération[1] d’Haïti soit j’utilise une analyse de classe en les catégorisant dans les classes populaires (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Par ailleurs, au cours d’une quête de document concernant notre objet d’étude, j’ai découvert une publication sur la page de Facebook des organisateurs. Ils ont mentionné clairement le concept « Malere » pour se nommer. Compte tenu de l’ordre universitaire colonial et occidentalocentré, je suis réticent de son usage dans ma recherche.

Parallèlement, j’ai visualisé une courte vidéo sur la page Facebook du professeur Jean-Marie Théodat au cours de laquelle des intellectuels parmi les plus reconnus et éminents du pays discutent sur la façon de nommer et conceptualiser les couches sociales en Haïti. Jean Casimir qui était parmi ces intellectuels formule une question fondamentale du point de vue épistémologique et de la sociologie de la connaissance. Il demande : « qu’est-ce qu’une classe dominante sans ses moyens de sa domination ? ». Cette interrogation est une remise en question de la catégorisation et la nomination des couches sociales en général, mais le concept de classe dominante et de classe dominée en particulier dans le contexte haïtien. Elle m’a permis d’identifier automatiquement un vide qui pourrait faciliter de nouvelle conceptualisation des couches sociales.

En outre, dans un discours qu’il a prononcé, titré « Habiter le rêve » au collège de France à l’occasion de l’inauguration de la chaire de la littérature de la francophonie en 2019, Duvivier Michelle Pierre-Louis a reconnu la non utilisation du concept malheureux par la majorité des auteurs haïtiens. Même si elle n’a pas explicité le problème qui sous-tend cette non utilisation de ce concept, elle a dit clairement : « peu d’auteurs se sont penchés sur le sens des mots, malere/malerèz, utilisé par les subalternisés, (…) ». Je pourrais questionner sur le silence du concept malheureux par des penseurs haïtiens. Cependant, je n’intéresse moins aux contraintes liées à l’utilisation de ce concept qu’à son début de systématisation par le géographe Georges Anglade et le sociologue Jean Casimir, deux penseurs majeurs dans les sciences sociales haïtiennes.

Ochan pou malere de Georges Anglade

J’ai fait ma première rencontre avec le concept malheureux dans un petit ouvrage de Georges Anglade titré Éloge de la pauvreté (1983). Avec la précision de l’auteur, ce titre se traduit en créole haïtien par Ochan pou malere. Ce texte est la transcription d’un discours que le géographe haïtien a fait à l’occasion de la réception du prix pour la murale d’Hispaniola. À travers ce petit bouquin d’une densité exemplaire, Anglade initie une systématisation du concept malheureux. Il entame ce processus par un travail de traduction et conceptualisation entre pauvreté, misère, pauvre et malheureux. Pour l’auteur, ces mots ne renvoient pas à la même charge sémantique et lexicale. De ce fait, pour le penseur de l’espace haïtien, pauvre dans la langue française ne traduit pas par Malere en créole.

Lors de cette occasion de la réception du prix international pour la catégorie « Atlas et cartes » en 1983, le géographe haïtien Georges Anglade esquisse une nouvelle théorie de la pauvreté en aboutissant au concept de désenveloppement. En effet, dans ce discours il a pris distance à la façon dont traditionnellement les penseurs abordent le phénomène de la pauvreté, de la misère, de la richesse et du développement. Cette rupture lui a permis d’élucider la différence entre la misère et la pauvreté. Dans ce cas, cette dernière n’est pas synonyme de la misère. Donc la pauvreté est le point de départ pour sa théorie de la gestion de la précarité.

Pour le penseur de l’espace haïtien, la pauvreté est le point de départ et aussi l’idéal. Autrement dit, elle fait le pont entre la richesse d’un petit nombre et la misère d’une majorité. Elle occupe ainsi le juste milieu. La pauvreté désigne la satisfaction ou encore le développement du nécessaire. C’est la raison pour laquelle, Anglade entame un éloge de la pauvreté.

Son éloge de la pauvreté se tourne autour d’une préoccupation centrale, « […], comment expliquer que 80% de la population haïtienne sont encore en vie ? » En créole haïtien, nous pouvons demander « kijan malere fè viv[2] ? » C’est de cela que son travail de traduction entre « v » et « pauvre » paraît fondamental. Ces deux termes ne sont pas transposables d’une langue à l’autre, c’est-à-dire de la langue française à la langue créole haïtienne. Ces deux termes ne sont pas similaires. En d’autres mots, il existe une différence considérable entre « pauvre » en français et « pòv » en créole. Le « pòv » est un mendiant. Il vit dans une extrême misère. On peut supposer que sa situation miséreuse lui a enlevé sa dignité. Étiqueter l’Haïtien précaire de « pòv » est une insulte. Cette étiquette charrie un mépris pour cette personne. Du coup, Anglade fait émerger le concept de « Malheureux/ Malere ». Celui-ci désigne selon Anglade une personne qui détient un minimum de subsistance et préserve en même temps son respect, sa dignité et son honneur. D’où la traduction de l’éloge de la pauvreté par ochan pour malere. Cette tentative de systématisation fait Anglade l’un des pionniers de l’introduction du concept malheureux dans la pensée sociale haïtienne.

Jean Casimir : du captif au malheureux

En dépit des efforts remarquables de George Anglade, Jean Casimir a poussé le plus la réflexion sur le concept malheureux. Il a accordé une place de choix à cette conceptualisation dans l’un de ces derniers ouvrages, titré Une lecture décoloniale de l’histoire du peuple haïtien ; du traité de Ryswick à l’occupation américaine (1697-1915). Toutefois, le sociologue Casimir a avoué que l’usage de ce concept dans la pensée haïtienne remonte à Baron de Vastey. Ce dernier a utilisé le concept malheureux environ quatre-vingt-dix fois dans son ouvrage le système colonial dévoilé (1814). Malheureusement, il fallait attendre Anglade (1983) pour une nouvelle apparition de ce concept dans les sciences sociales.

Dans son ouvrage, Casimir a au moins deux chapitres qui ont fait mention de ce concept ; il y a le chapitre deux stipulant « Un frein à la fabrication du malheureux » (2018 : 61-107). Dans ce chapitre, le sociologue Casimir parcourt le cheminement des Haïtiens depuis leur captivité jusqu’à l’occupation américaine. Il identifie les mécanismes mis en place par des Haïtiens pour mettre un frein à la fabrication du malheureux. De ce fait, il esquisse aussi la contradiction entre l’administration publique dirigée par des oligarques bicéphales et le peuple souverain. Malgré l’importance de ce chapitre, notre travail se porte fondamentalement sur le chapitre titré « pouvoir et beauté du peuple souverain ».

C’est dans le chapitre VIII, titré « pouvoir et beauté du peuple souverain » (Casimir, 2018 : 329-376) qu’il a éternisé et a proposé en même temps une définition de ce concept. Nous devons préciser que le concept malheureux intervient à un moment tardif dans la pensée de l’auteur. Son introduction dans l’œuvre de Casimir atteste l’évolution et le progrès de sa pensée. Toutefois, l’auteur de Pa bliye 1804 (2004) garde toujours sa préoccupation de départ tout en la perfectionnant. Il s’efforce « […], d’appréhender comment des Haïtiens [malheureux] arrivent à exister, à subsister et à vivre au sein des structures politiques qui refusent toute participation de leur part. » Cette idée traverse toute son œuvre et elle en est aussi la porte d’entrée. Sa préoccupation rejoint celle de Georges Anglade esquissée ci-dessous. Ces deux auteurs majeurs de la pensée sociale haïtienne voulaient ainsi comprendre et expliquer comment des malheureux haïtiens gèrent-ils la précarité séculaire ?

Dans sa tentative de systématisation, Casimir prend la société de Saint-Domingue comme illustration bien que certaines fois il se réfère au XIXe haïtien. Le malheureux se situe dans un environnement conceptuel comme le malheur, son opérateur, ses victimes et sa réponse. D’abord, l’empire colonial est la figure du malheur. Il est consubstantiel à la société de plantation. Cette dernière est un produit de l’État français moderne coloniale. Celui-ci met en place un ensemble de dispositifs pour transformer le captif en esclave. Ce processus d’esclavagisation est concomitant à l’invisibilité du mode de vie de l’Africain réduit en esclavage. Cet ordre colonial est supporté par une partie de la population que l’on appelle Affranchi. Cette couche sociale malgré sa supposée liberté est la prisonnière de l’ordre colonial et du public blanc. Donc, l’empire colonial fabrique de toute pièce la perle des Antilles qui schématise le malheur pour les captifs. Ensuite, le maitre est l’opérateur du malheur. Les propriétaires d’esclave en dépit de la différence de l’épiderme vivent du malheur des esclaves. Ils sont la pierre angulaire de la société coloniale et esclavagiste. Les attitudes de ces couches sociales, devenant une partie de l’oligarchie traditionnelle, ne changent pas vis-à-vis de couches populaires, les malheureux. Enfin, le captif bossale est le prototype du malheureux. Il est la victime du malheur. Son malheur est injustifiable. Pendant que l’Occident s’accélère la production du malheur, le captif de son côté s’opère pour un dépassement de ce malheur en proposant des réponses. Ces dernières aboutissent à la société contre-plantation, à la création des zones de sauvetage concrétisé dans la Révolution haïtienne.

Selon Casimir, le concept malheureux nous rappelle notre passé entant que captifs venant d’Afrique sur les bateaux négriers vendus comme force de travail. Mais ce concept nous permet aussi de nous distancier du piège de l’affranchissement personnel et individuel. Il renouvelle les liens de solidarité et de réciprocité entre les autres malheureux. Communément, le malheureux désigne ceux qui vivent dans la précarité. Il englobe toutes les couches sociales populaires. Il ne renvoie pas à la résignation et au fatalisme, mais de préférence à l’imprévisibilité du malheur qui l’entoure. Dans ce cas, « (…), le captif et le malheureux contemporain se définissent comme ceux qui savent se survivre du système dominant – le manipulé- de façon à ne pas modifier leur être profond » nous a déclaré Casimir (2018 : 339).

En conclusion, cet article est un appel à la réflexion sur le concept malheureux dans le milieu intellectuel haïtien et aussi un appel à l’écoute des couches sociales populaires haïtiennes. Il ne vise pas apriori à résoudre un problème d’épistémologie et de la sociologie de la connaissance inhérent à la pensée sociale haïtienne. Ainsi, il nous vient à l’esprit de demander pourquoi et comment la majorité des penseurs haïtiens même les plus critiques font silence sur ce concept largement utilisé par les couches populaires haïtiennes ? Quelles sont les implications politiques de son usage dans les sciences sociales haïtiennes ? Quelles sont les différentes acceptations du concept malheureux ? Quelle est l’actualité de la systématisation de Jean Casimir ?

Pierre Jameson BEAUCEJOUR, sociologue


  1. Grille d’analyse proposée par Anglade pour étudier Haïti. La 8e génération haïtienne réfère aux personnes qui sont nées de 1990 à 2015
  2. Comment les malheureux vivent-ils?

 

Entretien avec Luzia Hernández : la Colombie avance dans la dépénalisation de l’avortement

25 mars 2022, par CAP-NCS
Un mois s’est écoulé depuis que la décision de la Cour constitutionnelle sur la dépénalisation de l’avortement gratuit jusqu’à vingt-quatre semaines de grossesse a été connue (…)

Un mois s’est écoulé depuis que la décision de la Cour constitutionnelle sur la dépénalisation de l’avortement gratuit jusqu’à vingt-quatre semaines de grossesse a été connue en Colombie. Dans cet entretien que nous avons mené avec Luzia Hernández, nous entrons dans l’histoire d’une longue lutte pour les droits sexuels et reproductifs des femmes et dans le sens de ce triomphe du mouvement féministe. Luzia est avocate et travaille pour Women’s Link Worldwide . Il enseigne également à l’Universidad del Rosario. Elle a travaillé dans des organisations de la société civile en Colombie en accompagnant des cas de violence sociopolitique et de violations des droits des femmes et des filles.

Begoña Zabala- Après vous avoir félicité pour ce succès obtenu dans le procès devant la Cour constitutionnelle et l’obtention de la dépénalisation de l’avortement jusqu’à vingt-quatre semaines, je voudrais commencer par la situation, tant juridique que pratique, avant cette modification. Je comprends que le système était le plus général, dépénalisation des trois causes : viol, santé de la femme enceinte et malformation du fœtus, le reste des cas étant illégal et constituant un délit. Est-ce bien le cas ?

Luzia Hernández- Oui, bien sûr, mais je remonterais un peu plus loin en arrière et dirais que le mouvement féministe et féministe, vers les années 1980, revendiquait déjà cette question de l’autonomie et de la capacité des femmes à décider de leur corps et à faire leur ses propres décisions, ses propres projets de vie.

Nous avons eu un processus constituant qui a donné naissance à la Constitution politique que nous avons aujourd’hui, à partir de 1991, dans laquelle, malheureusement, le mouvement constituant n’a pas écouté les voix du mouvement des femmes et cela n’y était pas stipulé, c’est-à-dire ces droits que le mouvement féministe. Donc, ces demandes viennent d’il y a longtemps.

Enfin, puisque cela n’est pas constitutionnalisé, lorsque nous structurons un nouveau Code pénal, nous recueillons les trois hypothèses du passé, et en ce sens le crime d’avortement est inclus.

Comme les féministes l’avaient articulé, en 2006, et à travers un procès mené par Women’s Link, ce qui est fait est de poursuivre la Cour constitutionnelle pour le crime d’avortement du Code pénal, mais de dire qu’une criminalisation absolue et qui comprend l’avortement comme un crime dans tous les cas, va à l’encontre des valeurs déjà contenues dans la Constitution politique. Et si on ne les prend pas au sérieux, alors il n’est pas compatible d’avoir un avortement pénalisé, dans aucune des causes, quand cela peut représenter le décès de la femme enceinte.

Tels sont les arguments qui ont été portés devant la Cour constitutionnelle en 2005 et finalement sanctionnés par l’arrêt C-355 de 2006, dans lequel l’avortement est déjà partiellement décriminalisé dans trois circonstances précises.

L’analyse faite par la Cour à l’époque est donc la suivante : il y a ici une tension entre la protection de la loi sur la grossesse et la protection des droits des femmes. Aussi, dans ce domaine des droits, nous commençons déjà à avoir un cadre international des droits de l’homme, pour dire comment ces droits sont aussi les droits des femmes. Le droit à la vie et le droit à l’intégrité personnelle sont aussi des droits des femmes, et la criminalisation absolue viole ces droits. C’est à partir de là que la Cour dit, pour l’instant il y a trois événements limites dans lesquels forcer une femme à mener une grossesse à terme peut être inconstitutionnel.

Ainsi, pour une poursuite intentée par Women’s Link, nous obtenons les trois motifs. En d’autres termes, nous obtenons que l’avortement cesse d’être un crime et devienne un droit lorsque la grossesse représente un risque pour la santé ou la vie des femmes; lorsque le fœtus est incompatible hors de l’utérus et lorsque la grossesse est le produit d’un viol.

BZ- Concrètement , comment s’est déroulée cette dépénalisation partielle de l’avortement? Pensez-vous que le système causal fonctionne dans le domaine des droits sexuels et reproductifs ?

Luzia-Alors que nous avons déjà une première conquête en matière de droits sexuels et reproductifs, que commence-t-on à voir ? La première chose que nous avons commencée et célébrée à ce moment-là a été de dire, prêts, il y aura plus d’accès, la garantie de ces droits sera encore étendue. Cependant, ce qui est allé à l’encontre de nos prévisions, c’est que les poursuites pénales, loin de diminuer, ont commencé à augmenter. Les barrières structurelles ont commencé à se consolider dans ces trois causes. Les femmes ne pouvaient pas y accéder en raison de barrières géographiques, car ici la Colombie a une géographie montagneuse, et tout le monde ne vit pas au centre de Bogotá. Nombreuses sont les femmes qui, par exemple, mettent au moins 6 heures de bateau pour quitter la maison où elles habitent en milieu rural. Il s’avère que le bateau ne fonctionne pas toute la journée. Cela commence à retarder les procédures, et lorsqu’elles arrivent au chef-lieu municipal le plus proche, il s’avère qu’elles sont dans un état de gestation avancé où on leur dit qu’il n’y a pas de prestataires spécialisés pour réaliser le service dont elles ont besoin car il est plus complexe.

D’autre part, de nombreux prestataires de services de santé dans les zones rurales ont commencé à comprendre les causes de manière restrictive. Ainsi, le fait qu’une femme ait eu des idées suicidaires à la suite d’une grossesse non désirée n’était pas considéré comme quelque chose qui menaçait la santé, mais on dit que la femme n’a pas su assumer ce nouveau processus dans sa vie, et a quelques altérations , mais c’est une question de stabilisation, et la grossesse est menée à terme.

De plus, les pratiques d’avortements étaient principalement concentrées sur des prestataires privés situés dans les principales villes. Cela finit par faire de l’accès à l’avortement sécurisé un accès très limité et inéquitable, ayant même ces trois causes ; et, d’autre part, l’augmentation des poursuites pénales contre les femmes.

Selon les données du bureau du procureur général, ce pourcentage de persécution, de criminalisation des femmes pour avoir pratiqué un avortement, a augmenté depuis 2008, de 320 %. Nous atteignons donc 400 dossiers ouverts par an, à partir de cette année.

Une autre information très significative est qu’environ 43 % des femmes enquêtées, soit près de la moitié d’entre elles, avaient également déclaré, devant le même procureur, avoir été victimes d’un autre type de violence, violences domestiques et violences sexuelles. Et cela n’était pas lié par le système judiciaire et il a commencé à les persécuter. L’un des principaux groupes de tout cet univers de femmes qui ont été persécutées criminellement était les filles et les adolescentes.

Nous avons commencé à voir que tout cela était un problème. L’exécution de cette sentence des causes n’a pas suffi. Surtout pour des groupes spécifiques. Pour les femmes rurales, pour les filles victimes de violences sexuelles, par exemple. Et, malheureusement, il y a aussi un facteur négatif qui opère dans les circonstances du conflit armé. Disons que l’accès à l’avortement en cas de viol nécessitait une plainte pénale, mais dans les territoires contrôlés par des armées irrégulières, il est difficile pour les femmes d’avoir la confiance nécessaire pour porter plainte, car c’était la loi, non ? Cela a de nouveau entravé l’accès à l’avortement sécurisé.

BZ- Dès lors , ce qui nous intéresse le plus, c’est de savoir comment s’articulent le mouvement féministe et les organisations de femmes et comment ils parviennent à se remettre dans le sens des revendications et à porter la question devant la Cour constitutionnelle

Luzia- Ces questions ont également été portées devant la Cour constitutionnelle et la Cour savait déjà qu’il existait des obstacles structurels lorsqu’il s’agissait de fournir des services sûrs. Et c’est précisément pour cette raison que nous lui avons dit : écoutez, le problème n’est pas seulement la mise en œuvre des motifs, mais le problème est que nous continuons à insister sur le fait que le crime et le droit peuvent être des partenaires ou des voisins pacifiques, puisqu’il a été démontré que cela c’est une erreur, c’est un mensonge. C’est quelque chose dont nous n’avons pas essayé de nous convaincre, mais la réalité nous l’a déjà montré.

Et c’est là que le mouvement des femmes s’articule en un mouvement large, pluriel et diversifié, dont environ 90 organisations faisaient partie.

Déjà en 2018, ils ont commencé à parler de ce problème d’avoir le crime et l’avortement comme partenaires, car ils n’étaient pas pacifiques et c’est pourquoi la santé des femmes a commencé à appeler la nécessité de dépénaliser l’avortement comme une cause juste.

À partir de là, à partir d’une lecture du contexte et de l’analyse des forces dont disposait la Cour constitutionnelle en ce moment, nous avons vu qu’il était peut-être temps de nous articuler, de nous concentrer avant tout sur ce que nous avons en commun. Le mouvement féministe en Colombie, comme dans le reste du monde, est diversifié et chacun a son propre programme. Mais concentrons-nous maintenant sur ce que nous avons en commun, et où nous voulons aller.

Quel serait notre objectif dans ce cas ? Eh bien, les droits reproductifs sexuels et l’avortement. A partir de là unissons nos forces à partir de ce que chacun sait faire de mieux. En ce sens, Women’s Links a mis son expérience, et comme avantage comparatif cette expérience en contentieux, dans l’utilisation des Tribunaux pour l’extension des droits.

En ce sens, en 2020 nous avons présenté un procès devant la Cour constitutionnelle dans lequel nous avons regroupé tous ces arguments. L’argument le plus fort, la revendication qui a été faite à la Cour était de faire tomber l’énorme barrière en matière d’accès à des avortements sûrs, en particulier pour les filles, les adolescentes et les femmes en situation de plus grande vulnérabilité, encore des paysannes et des victimes du conflit armé. En ce moment, nous sommes également confrontés à tout cet exode qui s’est produit de la part de la population vénézuélienne avec la crise humanitaire complexe qui se déroule ici. Ce sont des femmes qui migrent en quête de santé sexuelle et reproductive, mais du fait de l’absence d’une situation migratoire normalisée, là encore il y a de nouvelles violations des droits,

BZ- J’aimerais que vous nous expliquiez comment fonctionne ce processus de présentation d’un procès directement à la Cour constitutionnelle, au lieu d’aller au Congrès avec un projet de loi, pour obtenir une législation sur l’avortement sécurisé. Cet itinéraire est vraiment nouveau pour nous et, comme vous le dites, vous l’avez déjà essayé plusieurs fois et avec de bons résultats.

Luzia- En 2018, lorsque cette idée de Just Cause est apparue, il n’y avait pas une telle clarté. Just Cause surgit pour intenter une action en justice. Et nous avons vu au Congrès, ou du moins à la Table ronde pour la santé des femmes, un scénario dans lequel nous ne pouvions tout à coup pas lutter, et qui nous avait montré à d’autres occasions qu’il n’atteignait pas la représentativité des femmes nécessaire pour atteindre changements législatifs en faveur de nos droits. Lors d’occasions précédentes avec le Congrès, 33 projets de loi avaient été présentés qui tentaient de réglementer les droits sexuels et reproductifs, et tous ont été coulés et classés.

Et cela se produit aussi parce que, au Congrès en ce moment, il y a une demande de réforme en termes de représentativité. Aujourd’hui, le Congrès n’est pas le même Congrès qui a été formé en 1990. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de population concentrée dans les villes et nous n’avons plus cette représentation au Congrès, qui continue de fonctionner comme si nous étions le pays de la fin des années 1980. Il y a un lest et une gueule de bois de représentativité très importante et, précisément pour cette raison, il serait difficile pour les revendications qui nous ont bénéficié de prospérer.

Et pourtant, dans notre système juridique, il y a aussi des juges et des tribunaux de grande instance. Pour cette raison, malgré le fait que le Congrès est chargé de légiférer et d’approuver les lois qui régiront le destin national, nous avons des juges constitutionnels, qui sont chargés d’examiner si les lois qui ont été approuvées au Congrès sont conformes à notre principes constitutionnels. Cette Cour constitutionnelle est la gardienne de la Constitution.

A cette époque, comme nous l’avons déjà vu, le Congrès ne voulait pas avancer, malgré le fait que c’est sa fonction, et il n’avait pas la volonté politique de le faire, alors nous nous sommes tournés vers la Cour constitutionnelle. Et cette fonction, en termes de lois, est de voir si elles sont conformes à la Constitution. Sans usurper les fonctions, mais à l’intérieur des fonctions de chacun, nous envisageons de demander à la Cour d’examiner si une certaine loi, telle que nous l’avons à la lumière de la réalité que nous vivons aujourd’hui, est constitutionnelle ou non. Et s’il est conforme aux postulats constitutionnels.

En outre, la Constitution n’est pas seulement le texte qu’elle contient, mais de nombreux traités relatifs aux droits de l’homme font également partie de la Constitution. Cet ensemble de droits humains a également progressé et reconnu de plus en plus de droits des femmes et des filles. Cet organe normatif international des droits humains et des droits des femmes a évolué. Notre Constitution est aussi une constitution vivante et en termes de réglementations que nous estimions auparavant cohérentes et protectrices des droits, aujourd’hui, avec le développement des droits de l’homme, elles nous ont montré qu’elles ne sont pas des garants et qu’elles peuvent affecter les droits de l’homme .

C’est ce que nous avons demandé à la Cour, d’analyser si, à la lumière de notre contexte actuel, et de tous ces obstacles à des avortements sûrs, et de ce système juridique avec lequel on dit qu’il protège les droits des femmes, maintenir le crime d’avortement, constitutionnel ou ne pas. Et c’est ce qu’il a fait. Et puis après avoir marché avec suffisamment de retard, car nous l’avions présenté en septembre 2020, ils se sont finalement résolus le 21 février 2022.

Et justement pour plus de légitimité, cette revendication a été présentée par un mouvement plus large qui a réuni 90 organisations au niveau national, dans 20 départements du pays, 130 militants, et aussi des experts dans chacune de leurs disciplines. Pas seulement des avocats, mais des gens de la médecine qui ont également déclaré à quel point cela viole le droit des professionnels de la santé à fournir un service sans coercition et en toute sécurité si cela est dans la cause.

Tout cela se traduit finalement par un élargissement de l’accès à l’avortement sécurisé, et nous espérons que les principaux bénéficiaires de cette disposition sont les femmes les plus vulnérables, celles qui n’y ont pas eu accès précisément à cause de toutes ces barrières structurelles.

BZ- Enfin, ce qui est homologué c’est 24 semaines de gestation pour réaliser une interruption volontaire de grossesse (par exemple, quatorze travaillent ici) d’où vient ce délai ?

Luzía- Ce n’était pas exactement ce que nous demandions à la Cour constitutionnelle. Nous lui disions que toute réglementation que nous édictons sur l’avortement doit être en dehors du droit pénal, car ce qui a été démontré, c’est qu’il est assez préjudiciable aux droits des femmes et des filles. Parce que cela génère une très grande menace, parce que c’est une menace de perdre sa liberté et de se retrouver avec des papiers et des désordres judiciaires pour demander la protection du service de santé. En ce sens, les expériences d’autres pays comme le Canada nous ont démontré que la réglementation sanitaire et non pénale a un meilleur impact que la réglementation pénale.

Ce n’est pas exactement ce que la Cour a accordé, mais elle a voulu arriver à un point intermédiaire et, selon ce que nous savons jusqu’à présent, ils sont partis comme par un critère arbitraire, parce que les législations, en le comparant, le montrent parce que les législations le montrent , certains de 14, 22, d’autres 24, etc.

Le raisonnement de la Cour est de rechercher un point intermédiaire. Parce qu’ils interprètent que le retirer complètement du Code pénal va générer un vide dans la protection, ce qui n’allait pas forcément être le cas, car il y a plusieurs manières de protéger qui ne passent pas par là.

Alors comment trouver un terrain d’entente ? Eh bien, c’est là qu’il y a des théories sur la protection de la loi de gestation : on peut la protéger du fait qu’il y a de la vie, et le critère est l’existence, mais l’exigence est presque dès la conception et elle finirait par dire, la terme pour avorter, il doit être de 72 heures. Ce serait inhabituel. Ce serait plus ou moins comme une blague, qu’il y aura un avortement gratuit dans les 72 premières heures. Et plus encore compte tenu de notre réalité nationale.

Et d’autre part, dit la Cour, il y a une autre notion connexe, qui est l’autonomie de gestation. Ceci, plus ou moins, a été placé à 22 ou 24 semaines, en déduisant que le fœtus, soutenu par des technologies (des technologies que nous n’avons pas en Colombie) peut survivre en dehors de l’utérus. Ainsi, le degré d’exigence a été fixé, non pas au moment où l’on dit que la vie existe, mais au moment où cette vie commence à avoir ou a une plus grande probabilité autonome. Et nous plaçons cette autonomie relative en 24 semaines. Depuis 24 semaines, nous continuons à entretenir les trois terrains. C’était le raisonnement et nous continuons d’insister sur le fait que les poursuites pénales ne sont de toute façon pas le meilleur moyen de protéger la vie ou la gestation.

BZ- Avec cette nouvelle réglementation, un très grand pas est franchi, mais pensez-vous qu’avec elle, l’avortement sécurisé est déjà garanti ? Je suppose que vous faites face à de nouveaux défis et à une vigilance particulière pour veiller au respect de la législation et, notamment, pour analyser de près la situation des femmes les plus vulnérables.

Luzia- Oui, nous célébrons la solution, mais nous savons que la disposition seule n’est pas une baguette magique qui change la réalité sociale, en particulier pour les femmes et les filles dans des contextes de plus grande vulnérabilité.

Maintenant, quels seraient les défis ? D’une part, la divulgation de cette décision. Que la sentence soit connue dans les régions rurales du pays. Qu’ils le sachent, tant les prestataires de soins que les femmes. Pour nous qui vivons dans la capitale Bogotá, c’est facile de se renseigner là-dessus, mais un prestataire de santé qui fait des brigades de santé dans les villes, qui sont périodiques, c’est plus compliqué. Ces prestataires doivent donc s’imprégner de cette résolution, la faire connaître et la transmettre aux femmes et aux filles. Qu’ils sachent que c’est un droit qu’ils ont maintenant, qui n’est pas conditionné, dans les 24 semaines.

La Cour a également appelé le Congrès à réglementer de manière exhaustive les droits sexuels et reproductifs. Pas seulement l’avortement, mais un meilleur accès aux contraceptifs, comment prévenir les grossesses non désirées, comment garantir une maternité sans risque. Aussi, dans l’autre sens, quelle couverture va être accordée aux femmes qui souhaitent exercer des contrôles de maternité, prénatals… Et que les choses se réalisent, est également un défi important.

Un autre défi en Colombie qui empêche malheureusement un meilleur accès, par exemple, aux services de santé, aux services de justice, c’est le conflit armé. Bien que nous ayons eu beaucoup d’espoir et que les accords de paix aient été signés, nous devons continuer à travailler pour la mise en œuvre de ces accords, en particulier là où il y a des territoires contrôlés par la violence armée. Inévitablement, cela passe par l’extension des accords de paix, mais aussi par la connaissance, avant tout, où se trouvent les femmes les plus vulnérables. Vous n’avez même pas besoin d’aller dans des endroits éloignés de la capitale, mais la capitale elle-même a aussi cette zone périphérique où il y a beaucoup d’inégalités sociales. Où l’accès aux services de santé est assez précaire. Nous devons donc prendre cette décision là-bas et commencer à l’appliquer.

Traduction NCS

***

Bégona Zabala est une activiste féministe basque de Emakume Internazionalistak. Membre du conseil consultatif de la revue Viento sur. Auteure d’articles sur le féminisme, avec une référence particulière à l’intervention dans le mouvement : violence masculine, droits des femmes, judiciarisation, maternité. Elle est l’auteure du livre publié pour le 40e anniversaire des événements de Sanfermines 78 : “Feminismo, transición y sanfermines del 78”.

Évaluer les répercussions sur les droits de l’enfant : Une mesure importante de la Convention

25 mars 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Christian Whalen et Clara Bataller, Défenseur des enfants et de la jeunesse du Nouveau-Brunswick La Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) assure une protection et une promotion des droits des enfants, que les États se sont engagés à respecter. Les évaluations des répercussions sur les droits de l’enfant (ERDE) apparaissent alors indispensables, en représentant l’outil complémentaire permettant de rendre les enfants visibles dans le processus de prise de décision des gouvernements. Néanmoins, le manque de suivi et de révision de ces évaluations peut engendrer des impacts conséquents pour les enfants et leurs droits.

Évaluer les impacts

La Convention relative aux droits de l’enfant a permis de reconnaitre les enfants comme des personnes ayant des droits et des besoins spéciaux à travers 42 droits fondamentaux. Adopté en 1989 par l’ONU, elle est le premier instrument à avoir apporté des changements quant à leur protection, en les considérant comme des participants actifs dans leur propre vie et dans la société. Mais proclamer ces droits est bien plus facile que de les faire respecter. Le Comité des droits de l’enfant énonce au commentaire général no 5 une série de mesures générales d’application de la Convention. Parmi ces mesures se trouve la recommandation d’adopter des évaluations des répercussions (ou des impacts) sur les droits de l’enfant (ERDE) dans les processus décisionnels d’adoption ou de modification des lois, règlements, politiques et programmes de l’État. [caption id="attachment_12514" align="aligncenter" width="458"] J'ai le droit de connaître mes droits, Étienne Riverin, 10 ans[/caption]

Visibiliser les enfants

Les ERDE sont des outils permettant d’évaluer les impacts potentiels d’une politique ou d’une décision particulière sur les enfants et leurs droits. Les enfants étant particulièrement vulnérables, ils peuvent être affectés de manière disproportionnée lorsque des décisions s’appliquent aux services publics dont ils disposent, tels que l’éducation et la santé. Les ERDE permettent donc de mettre en pratique la CDE, et son principe général de l’intérêt supérieur de l’enfant, d’une manière concrète et structurée. L’objectif est d’améliorer leur mieux-être en complétant la qualité des informations mises à la disposition des décideurs, afin de rendre les enfants visibles dans le processus de prise de décision1.

Participation des enfants

Les impacts révélés par ces évaluations peuvent être aussi bien intentionnels qu’involontaires, directs ou indirects, et à court ou à long terme. Les ERDE aident à maximiser les impacts positifs tout en réduisant ceux qui sont négatifs, y compris l’identification des conséquences négatives involontaires des propositions. Elles assurent également la transparence des décisions, tout en veillant à la responsabilité des décideurs vis-à-vis des décisions prises.
Elles reconnaissent l’enfant comme titulaire actif de droits plutôt qu’en tant que bénéficiaire passif de mesures, bienveillantes ou non, prises par des adultes, et encouragent la participation des enfants à l’exercice d’évaluation.
Enfin, elles prennent soin de veiller spécifiquement aux répercussions sur des sous-populations d’enfants ou de jeunes particulièrement à risque2. Selon le guide d’introduction des ERDE pour le Nouveau-Brunswick, au Canada, les évaluations correctement réalisées permettent de prévenir les décideurs des conséquences de leurs décisions, offrant la possibilité d’atténuer les torts potentiellement existants. De ce fait, l’utilisation de l’ERDE améliore la qualité des décisions de politique publique et contribue à de meilleurs résultats pour les enfants dans le cadre de la CDE.

Une pratique à implanter

Par ailleurs, le Comité des Nations Unies sur les droits de l’enfant recommande régulièrement leur utilisation à l’ensemble des pays ayant ratifié la CDE, soit 196, afin d’évaluer les impacts de toutes les décisions relatives aux enfants dans le monde3. Ces évaluations doivent être entreprises au niveau national, régional et local, avec des changements organisationnels ou administratifs à tous les niveaux de la société.
Le processus d’évaluation n’est pas récent. Il a fait ses preuves depuis ses débuts en Flandre, il y plus de vingt ans.
Par la suite, le modèle a été adopté par d’autres pays du nord de l’Europe et du Commonwealth. En Amérique du Nord, les ERDE ne sont que très peu utilisées, les États-Unis étant la seule nation au monde à ne pas avoir ratifié la CDE. Parmi toutes les expériences des États, on peut déceler deux grandes tendances : i) une approche qui favorise un contrôle a priori des lois et des politiques proposées par un contrôle interne des décideurs eux-mêmes (Flandre, Pays de Galles, Nouveau-Brunswick) ; et ii) une approche qui favorise un contrôle a posteriori des lois proclamées par un organisme indépendant de défense des droits de l’enfant (Royaume Uni, Écosse, Australie).

Le modèle du Nouveau-Brunswick

Depuis 2009, le Bureau du Défenseur du Nouveau-Brunswick a plaidé en faveur de l’adoption d’un outil ERDE par le gouvernement de la province. De premières discussions ont eu lieu avec le ministre de la Justice favorable au projet, mais c’est à l’occasion d’une réforme de la Loi sur les normes d’emploi par le ministère du Travail et de ses dispositions portant sur le travail des enfants que le projet a vraiment été entamé. Des rencontres avec le Bureau du conseil exécutif ont eu lieu et le feu vert a été donné à l’établissement d’un comité interministériel avec le mandat de i) créer un outil ERDE pour les décisions du conseil des ministres ; ii) proposer un programme de formation pour l’adoption de l’outil ; et iii) identifier un mécanisme d’évaluation de l’outil. Les clés du succès de la démarche au Nouveau-Brunswick ont été : i) de faire valider le projet par le Bureau du conseil exécutif ; ii) d’avoir la codirection du projet par ce Bureau et par un expert indépendant en droits de l’enfant tel le Bureau du Défenseur ; iii) d’avoir l’appui et l’expertise technique d’UNICEF Canada, tout au long du projet ; iv) d’avoir développé un outil fonctionnel mais relativement simple ; et v) d’avoir investi suffisamment au départ dans la formation des cadres et des coordonnateurs législatifs des ministères. Le fait que le gouvernement du jour venait d’adopter un outil semblable pour les personnes handicapées à contribuer au plaidoyer en faveur des enfants. Mais l’outil ERDE a rehaussé la barre et a conduit éventuellement à l’adoption d’un meilleur outil d’analyse selon les genres et d’un nouvel outil pour les personnes handicapées. Le gouvernement du Nouveau-Brunswick est donc, depuis 2013, la première administration en Amérique du Nord à avoir adopté un processus obligatoire d’ERDE pour toutes les décisions du Conseil des ministres, l’organe décisionnel central du gouvernement. Ces ERDE ont largement contribué à un changement de culture naissant en faveur des droits de l’enfant et des approches fondées sur les droits. Chaque mesure générale d’application de la CDE est renforcée lorsqu’elle est opérationnalisée en complémentarité avec d’autres mesures générales d’application. C’est le constat des efforts au Nouveau-Brunswick. Depuis dix ans déjà, la province appuie les efforts de formation des cadres et de la fonction publique en droits de l’enfant. De plus, il existe une stratégie provinciale pour mettre en œuvre le droit de l’enfant d’être protégé contre toute forme de violence. Un travail plus rigoureux est fait depuis 15 ans en lien avec la collecte de données et le partage, l’analyse des données et des indicateurs d’applications des droits de l’enfant. L’outil ERDE de la province renvoie l’analyste des programmes chargé de faire l’ERDE au rapport annuel de l’état de l’enfance afin que l’évaluation des répercussions se fasse à la lumière de données probantes. Ces outils se complètent et l’approche fondée sur les droits est renforcée de façon réciproque.
L’expérience néo-brunswickoise démontre que la plus-value d’une approche ERDE par un contrôle a priori interne au gouvernement permet aux décideurs de s’autoresponsabiliser face à leurs engagements envers les enfants.
Mais une approche n’exclut pas l’autre. Un meilleur contrôle est possible si l’on conjugue un contrôle a priori par l’administration avec un contrôle a posteriori rigoureux par un bureau du Défenseur. Au Nouveau-Brunswick, des premiers pas prometteurs sont faits en ce sens4. Aussi la pratique sera d’autant plus renforcée lorsque l’approche ERDE sera répandue à différent paliers de gouvernements, locaux et fédéraux5, au secteur à but non lucratif ainsi que dans le monde des affaires.

La responsabilité des élu-e-s

Le premier pas pour le Nouveau-Brunswick sera de veiller à ce que les ERDE soient pleinement intégrées à la charge ministérielle et dans l’élaboration des programmes et politiques internes des agences et ministères comme cela se fait aujourd’hui en Écosse. L’amélioration continue des efforts investis dépendra en grande partie par la reprise de travaux interministériels afin de valider et parfaire le processus des ERDE et de faire progresser cette mesure générale d’application de la CDE. Les ERDE sont un puissant mécanisme pour structurer et opérationnaliser l’engagement de l’État envers les droits des enfants, il peut aussi devenir un important vecteur de cet engagement, mais il s’en faut toutefois que les élus veuillent respecter les droits des enfants.
  1. UNICEF Canada, Évaluations d'impact sur les droits de l'enfant : les principes fondamentaux par Unicef Canada pour le Comité sénatorial permanent des droits de la personne, 3 février 2014.
  2. Suzanne Williams, Mary Bernstein, et al, 2015, Trousse d’outils sur les droits de l’enfant, Association du Barreau Canadien, Canadian Bar Association - Évaluations des répercussions sur les droits de l’enfant (ERDE) (org).
  3. Louise Sylwander, 2001, Évaluations d'impact sur les enfants : Expérience de la Suède des analyses d'impact sur les enfants en tant qu'outil de mise en œuvre de la Convention relative aux droits de l'enfant, par le ministère de la Santé et des Affaires sociales et le ministère des Affaires étrangères, Suède.
  4. Défenseur des enfants et de la Jeunesse, Évaluations des répercussions sur les droits de l’enfant : Guide d’introduction pour le Nouveau-Brunswick.
  5. Justice Canada élabore présentement un outil à l’usage du ministère qui sera assortie d’un guide et d’une formation en ligne disponible à tous.
 

L’article Évaluer les répercussions sur les droits de l’enfant : Une mesure importante de la Convention est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Recension du livre de François Moreau, Le développement international des banques canadiennes.

25 mars 2022, par CAP-NCS
Enfin un livre sur l’activité extérieure des banques canadiennes. Rares sont les études qui s’intéressent à la dimension internationale de « nos banques». Certes W. Clenderning (…)

Enfin un livre sur l’activité extérieure des banques canadiennes. Rares sont les études qui s’intéressent à la dimension internationale de « nos banques». Certes W. Clenderning et P. Nagy ont publié des études sur l’activité internationale des banques, mais ces do­cuments ne couvrent que la période d’après 1960 et sont très descriptifs. D’autre part Tom Naylor et Jorge Niosi ont aussi exploré ce domaine dans une dimension plus large. Leurs réflexions axées sur le concept de capital financier canadien ont porté sur une période historique plus réduite, dans le cas de Naylor, ou sur les firmes multinationales canadiennes, autres que les banques, pour Niosi. François Moreau est le premier à publier un livre sur l’histoire de l’activité internationale des banques canadiennes, de l’origine à nos jours, et à confronter ce développement aux modèles théoriques existants. La tâche était ambitieuse et non sans difficultés, surtout en si peu de pages.

L’ouvrage recouvre donc une dimension théorique et une dimension descriptive. Cette deuxième partie nous apporte des informations abondantes et pertinentes qui devraient nous permettre de tester la validité des différents modèles théoriques sur l’inter­ nationalisation des banques appliqués au cas canadien. L’analyse théorique est sans doute la partie qui soulève le plus d’interrogations. La présentation, sur laquelle nous reviendrons, des différents modèles expliquant le processus d’internationalisation des banques est claire et pédagogique. Là n’est pas le problème. Ce qui m’apparaît plus difficile c’est l’utilisation de l’expérience canadienne pour valider ou non les modèles, puisque tel est le but de l’auteur.

Tous les modèles présentés ici présupposent que l’interna­tionalisation des banques doit être étudiée à partir d’entités nationales politiquement et économiquement bien définies, ayant atteint une certaine maturité dans le•.ir développement économique (sa­turation des marchés, concentration). Le Canada d’avant 1914 ne répondait certainement pas à cette prémisse, l’on ne peut donc pas légitimement utiliser le XIXe siècle canadien comme source empirique pour rejeter certains de ces modèles. L’utilisation de ces modèles ne devient pertinente que pour la période d’après 1945.

La première vague d’internationalisation des banques dites canadiennes ne reposait pas sur des phénomènes propres à l’économie canadienne: formation d’un· capital financier national ou saturation d’un secteur bancaire oligopolistique. La création des premières banques au Canada était d’abord destinée au financement du commerce international, pas celui du «Canada» mais de celui de la Grande-Bretagne.

Il y a sans doute pas de hasard, si les banques canadiennes furent créées aux lendemains de la bataille de Waterloo et au début des années 1820. Cette période, après la crise de «recon­version » qu’a connue la Grande-Bretagne, fut marquée par une forte expansion commerciale. L’indépendance des pays latino­ américains, la forte croissance des États-Unis permirent l’ouverture de nouveaux marchés d’importance. L’essor des exportations bri­ tanniques vers le nouveau monde, financées par des emprunts contractés à Londres, amena la création en Grande-Bretagne, de même qu’au Canada, de nombreuses sociétés financières. La Banque de Montréal, puis les autres banques furent des banques britanniques créées dans une colonie pour faciliter avant tout le commerce entre l’Angleterre et les États-Unis, accessoirement entre l’Angleterre et le Canada. Le système bancaire canadien en formation était un prolongement, une branche, du système britannique. Les « merchant banks» du Canada, comme celles de Londres, vont participer au financement du commerce mondial dès leur création. Ce financement n’est pas celui de banques coloniales, les banquiers canadiens étaient de fait des britanniques. Leurs liens avec des « maisons» anglaises le prouvent.

L’internationalisation des banques canadiennes, jusqu’au tournant du siècle, doit être analysée comme celle de banques anglaises et aussi comme celle de banques américaines et non comme l’internationalisation de banques du Canada, puissance économique en pleine maturité, même secondaire, comme le fait l’auteur. François Moreau souligne bien sûr la situation excep­tionnelle de ces banques établies au Canada qui ont su tirer profit à la fois de l’Empire et des États-Unis (p. 66), mais leur internationalisation ne correspondait pas à l’évolution d’un capital financier canadien. Il n’y a pas de parallèle entre le déploiement extérieur des banques et le développement économique du Canada jusqu’aux années 1920-1930 dans le sens des prémisses des modèles. La deuxième vague après 1960 sera plus conforme.

Les modèles théoriques étudiés sont regroupés en trois familles de pensée. La première lie le développement de l’activité inter­ nationale des banques à la croissance du commerce mondial. Cette thèse trop mécanique n’a aucune valeur explicative et à juste titre est jugée insatisfaisante. La deuxième famille regroupe trois théories: celle des avantages oligopolistiques, celle de la réaction oligopolistique et celle du cycle du produit. Dans les trois cas il s’agit d’appliquer au secteur bancaire l’analyse de la firme sur l’investissement à l’étranger. Une des hypothèses ici est la concentration du secteur dans le pays d’origine, il s’agit donc de modèles très contemporains. Si l’on exclut les faits du siècle dernier, la critique de François Moreau n’atteint alors son but que pour la théorie du cycle du produit. Ce qui est l’essentiel car les deux autres membres de la famille ne sont pas de véritables théories, mais plutôt des «auxi­liaires» utiles pour des théories plus globales. En oubliant le XIXe siècle, l’auteur nous montre bien la faiblesse de ces théories pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, surtout que ces modèles sont «des extrapolations abusives du cas des États­ Unis» d’après-guerre.

La dernière famille de pensée est l’approche marxiste. Mal­heureusement l’auteur la limite aux auteurs «classiques» , parti­culièrement Hilferding et Lénine, négligeant les avancées récentes, entre autres celles de W. Andreff et O. Pastré. Pour les banques canadiennes ce modèle ce heurte aussi au problème du XIXe siècle canadien. François Moreau nous expose bien le modèle de ces auteurs classiques et souligne la nécessité de la centralisation, de la concentration et même de la cartellisation pour qu’il y ait exportation de capital industriel et bancaire (pp. 32 à 39). L’économie canadienne d’avant 1914 n’avait pas ces caractéristiques.

F. Moreau contourne la difficulté en parlant du Canada comme « impérialisme secondaire» (p. 65); vraiment c’est vouloir abso­lument sauver le modèle. D’ailleurs le modèle marxiste classique, contrairement aux autres, est peu confronté à l’expérience canadienne dans ce livre. L’auteur refuse de voir que le modèle d’Hilferding est difficilement applicable au Canada non pas uniquement par la non maturité de l’économie canadienne, mais surtout par la nature différente des banques canadiennes, essentiellement commerciales et non d’affaires comme les banques européennes analysées par Hilferding.

Certes l’analyse marxiste est l’instrument le plus puissant pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, mais le modèle des auteurs classiques avec son concept de capital financier, fusion organique du capital industriel et du capital bancaire, recouvre une autre réalité que celle du Canada, du XIXe ou du xxe siècle. Il faut découvrir ou inventer un nouveau modèle, ce que ne fait pas F. Moreau.

Malgré certaines faiblesses théoriques ce livre demeure un jalon important dans l’élaboration d’un modèle théorique capable de tenir compte de l’expérience bancaire canadienne.

Bernard Elie, Université du Québec à Montréal

François Moreau, Le développement international des banques canadiennes, Montréal, éd. Saint- Martin, 1985, 159 p.


URI: http://id.erudit.org/iderudit/040541ar DOI: 10.7202/040541ar

Politique, n° 10, 1986, p. 137-141.

Note : les règles d’écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

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L’immigration à l’ombre de la pandémie

24 mars 2022, par CAP-NCS
Entrevue avec John Shields[1] Au Canada, face à la pandémie de COVID-19, les autorités publiques ont lancé toute une gamme de programmes pour soutenir différents segments de (…)

Entrevue avec John Shields[1]

Au Canada, face à la pandémie de COVID-19, les autorités publiques ont lancé toute une gamme de programmes pour soutenir différents segments de la population, l’économie, les systèmes de santé, les gouvernements locaux et beaucoup plus. Cependant, ces interventions n’ont pas eu les mêmes effets pour tout le monde. Trop d’immigrantes et d’immigrants ont été exclus des programmes de soutien, même si les populations immigrantes ont des taux de chômage plus élevés et une fragilité financière accrue en raison de la pandémie. D’autre part, il s’est avéré que les immigrants ont été plus à risque de contracter le virus vu leurs types d’emploi, leur dépendance à l’égard du transport public et leur résidence dans des quartiers densément peuplés. Enfin, la fermeture des frontières a eu de graves conséquences, notamment envers les demandeurs d’asile provenant des États-Unis, sans compter les dizaines de milliers de personnes en attente d’un visa d’entrée à titre d’immigrants ou de réfugiés.

P.B. – On dit souvent que la pandémie a révélé des défaillances structurelles dans le système canadien, notamment en ce qui concerne les populations immigrantes…

J.S. – Pour moi, la situation très pénible vécue par des immigrants et des immigrantes est la conséquence des transformations structurelles du capitalisme et de l’État au Canada, transformations qu’on associe généralement au projet néolibéral. Pendant des décennies, le système de santé, notamment, a été affaibli, privatisé en partie, comme on l’a vu pour les CHSLD[2]. La sécurité des citoyens a été érodée. Tout le monde a été affecté, mais les plus vulnérables l’ont été davantage. Les immigrants l’ont été de manière disproportionnée. À Toronto, on a établi cette situation de manière précise en comptabilisant les personnes malades et contaminées selon leur code postal. On a ainsi pu démontrer que le taux d’infection pour les populations immigrantes était deux fois supérieur à la moyenne.

P.B. – Comment expliquer ce grand écart ?

J.S. – Il y a d’abord les conditions de travail dans les créneaux d’emploi occupés par les immigrantes et les immigrants, comme la santé, les services domestiques, la restauration, les entrepôts, la transformation alimentaire, l’agriculture. Dans ces secteurs, la distanciation sociale est quasiment inapplicable. Ce sont les immigrants qui composent le gros des effectifs dans les emplois « 3-D » (dangerous, dirty, difficult). Il faut ajouter la situation du logement car beaucoup d’immigrants habitent des domiciles surpeuplés, ce qui rend la vie difficile à ceux et celles qui doivent travailler à la maison. Selon Statistique Canada, deux fois plus de personnes noires que de personnes blanches sont décédées des suites de la COVID.

P.B. – S’ajoutent la précarité et la mobilité…

J.S. – Les politiques néolibérales ont amené les employeurs, publics comme privés, à limiter l’accès à des emplois permanents et à ouvrir, au nom de la flexibilité, le travail à forfait, souvent par l’intermédiaire d’agences avec lesquelles les liens contractuels sont minimes. Les gens, on le voit, sautent d’un emploi à l’autre, d’un endroit à l’autre, dans des conditions qui ont favorisé des éclosions lors de la première phase de la pandémie. Cette situation frappe les personnes à bas revenus de toute origine, mais une majorité d’immigrantes et d’immigrants racisés se trouve dans cette catégorie.

P.B. – C’est donc moins un dispositif qui discrimine les immigrants que la surexploitation qui frappe des secteurs de la classe ouvrière…

J.S. – Il y a la discrimination qui s’exerce « naturellement », car ce sont les immigrantes et les immigrants qui sont au bas de l’échelle, mais dans les conditions actuelles, ils sont pénalisés par toutes sortes de facteurs, dont la non-reconnaissance des diplômes, l’expérience dite « canadienne » qui leur fait défaut, les difficultés d’apprentissage linguistiques. La plupart du temps, cela leur prend beaucoup de temps pour se sortir du cercle vicieux des jobs « 3-D » et de la précarité. Selon Statistique Canada, les travailleurs qui sont ici depuis cinq ans représentent environ 3 % de la main-d’œuvre totale, mais ils ont constitué 21 % de celles et ceux qui ont été licenciés. Plus de la moitié des pertes d’emploi ont frappé les bas salarié·e·s (16 dollars de l’heure et moins) dans la vague de licenciements qui a suivi la fermeture partielle de l’économie à partir de 2020.

P.B. – La COVID a aggravé tout cela…

J.S. – Plus de 500 000 immigrants et immigrantes n’ont pas eu accès aux subventions salariales ! Plusieurs n’avaient pas occupé un travail salarié assez longtemps. D’autres n’ont pas leurs documents en règle, donc pas de numéro d’assurance sociale. Les dizaines de milliers de sans-papiers évidemment n’existent pas dans ce système. Des milliers d’étudiantes et d’étudiants étrangers ayant un statut temporaire étaient également exclus de la prestation canadienne d’urgence (PCU)[3].

P.B. – Et il y a eu la fermeture des frontières…

J.S. – Les premières restrictions ont été imposées en mars 2020 par le gouvernement fédéral. Les personnes demandeuses d’asile et les réfugié·e·s se sont retrouvés dans l’impossibilité d’entrer au Canada. Des centaines de personnes ont été renvoyées aux États-Unis. Et il y a au pays plus de 30 000 personnes en attente d’une décision concernant leur statut.

P.B. – Les travailleuses et les travailleurs dits temporaires, à forfait, sont encore plus fragiles…

J.S. – Le fait que leur travail est lié officiellement à un employeur particulier et qu’ils n’ont pas le droit de changer d’emploi constitue le pilier d’un système très dur où ces travailleurs n’ont pas le choix d’accepter les conditions souvent misérables qu’on leur offre. La situation des travailleurs agricoles qui habitent des roulottes à quatre ou huit par chambre, payés au salaire minimum, est connue. Dans les usines de transformation alimentaire, la COVID a frappé très fort comme dans l’usine de Cargill High River en Alberta (qui produit 40 % de la viande consommée au pays) et où les taux d’infection ont été considérables. Personne d’autre au Canada n’accepterait cela, mais eux, ils n’ont pas le choix.

P.B. – C’est un système qui fonctionne « bien » pour le capitalisme néolibéral ?

J.S. – Les travailleurs sous étroite surveillance peuvent difficilement résister, même si certains le font. Également, la fonctionnalité de ce système consiste à garder le prix des aliments au plus bas niveau, ce qui fait rouler toute l’économie…

P.B. – Quels sont les points de friction ?

J.S. – Régulièrement, il y a des campagnes pour mobiliser les secteurs vulnérables comme les travailleurs temporaires. Les résultats sont mitigés, compte tenu des conditions qu’on a évoquées plus haut. Il faut noter également la montée d’un discours populiste de droite, qui cible davantage les immigrants racisés et qui empoisonne l’atmosphère dans certains quartiers « chauds » de la périphérie de Toronto. On entend de plus en plus dans les médias de droite un discours qui présente les immigrants et les immigrantes comme une menace qui met en péril notre « sécurité ». Ce problème a particulièrement affecté les communautés originaires de l’Asie de l’Est, pointées par les médias comme porteuses du « virus chinois ».

P.B. – Qu’est-ce qui s’en vient maintenant ?

J.S. – La pandémie et ses nombreuses séquelles vont perpétuer une situation de peur et de tensions. Il est possible que le tournant vers la droite s’accentue par des mesures austéritaires qui vont frapper davantage les plus vulnérables. D’un autre côté, beaucoup de gens ont pris conscience que l’affaiblissement des programmes sociaux pendant 20 ans de néolibéralisme n’était vraiment pas une bonne idée. Ils ont vu le gouvernement sortir des milliards de dollars alors qu’on nous disait que l’État ne pouvait pas payer. Il y a des secteurs importants de la population qui estiment que la source du problème relève du néolibéralisme, et non pas d’une « catastrophe microbienne » imprévisible.

P.B. – Qu’est-ce qui peut être fait à court terme ?

J.S. – Il est évident que les travailleuses et les travailleurs du soin (care), dont celles et ceux en première ligne dans les établissements de santé et regroupant un grand nombre de travailleurs immigrants, doivent être mieux traités. L’obtention d’un emploi stable rattaché à un employeur identifié doit remplacer le système actuel des agences. Il en va de même pour les travailleurs temporaires. Quant aux demandeurs d’asile et aux nombreuses personnes qui sont sans-papiers, la moindre chose est d’ouvrir les portes du pays et de régulariser leur statut.

Pierre Beaudet, rédacteur aux Nouveaux Cahiers du socialisme


  1. John Shields est professeur à l’Université Ryerson de Toronto. En 2021, il a publié avec Zainab Abu Alrob, doctorante à l’Université Ryerson, un rapport sur les migrations et le système d’immigration canadien : COVID-19, Migration and the Canadian Immigration System. Dimensions, Impact and Resilience. Ce rapport s’inscrit dans le cadre d’un projet de l’Université York, Immigration et résilience en milieu urbain, IRMU, appuyé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. On retrouvera le rapport complet, en anglais, à : https://bmrc-irmu.info.yorku.ca/files/2020/07/COVID-19-and-Migration-Paper-Final-Edit-JS-July-24-1.pdf?x82641. L’entrevue a été réalisée le 2 septembre 2021.
  2. CHSLD : centres d’hébergement de soins de longue durée.
  3. Il y avait en 2019 plus de 640 000 étudiantes et étudiants étrangers dans les établissements d’éducation, dont près de 200 000 occupaient un emploi.

 

Rapport de classe et obstacles économiques à l’association1

23 mars 2022, par CAP-NCS
Dès sa création, le PQ, sous la direction de René Lévesque, délaisse le discours traditionnel de l’indépendance pour adopter le projet de souveraineté-association. Le tiret (…)

Dès sa création, le PQ, sous la direction de René Lévesque, délaisse le discours traditionnel de l’indépendance pour adopter le projet de souveraineté-association. Le tiret entre « souveraineté » et « association » n’est pas fortuit. Il reflète un projet distinct, comme l’explique une brochure du Centre de formation populaire : « Alors que l’indépendance signifie une rupture importante dans le système politique institutionnel canadien et implique une modification fondamentale des rapports de classes au Québec et au Canada, le projet de souveraineté-association vise à un réaménagement des rapports dans le cadre d’une continuité du système constitutionnel (…) Le projet implique une renégociation des rapports entre les diverses fractions de la bourgeoisie au Canada et au Québec. Les protagonistes principaux du projet, que représente le PQ, sont constitués par une alliance entre diverses fractions bourgeoisies et petites-bourgeoises (qui) désirent aménager de façon différente leur présence au sein du capitalisme nord-américain en agrandissant l’espace politique et économique qui leur est actuellement dévolu tout en permettant une harmonisation des intérêts de la bourgeoisie nord-américaine (américaine, canadienne et québécoise) dans le cadre d’un système politique stabilisé »2.

Pour autant, ce projet rencontre l’hostilité des classes dominantes au Canada (et aux États-Unis). Celles-ci, on le verra lors du référendum, se sont liguées pour vaincre le PQ, ce qui peut sembler paradoxal. En réalité expliquent Lacroix (prof de sociologie à l’UQAM) et Levasseur (prof de sciences politiques à l’Université Laval), le projet « entre en conflit avec la tendance à l’expansion internationale du grand capital canadien, en menaçant de tronçonner ses bases arrière et en visant un changement qualitatif de l’intégration économique du Québec dans l’ensemble continental ». À ce problème s’en ajoute toutefois un autre. Pour gagner, le PQ a besoin d’un large appui des couches populaires qui espèrent que le changement de statut du Québec sera un pas en avant dans l’émancipation. Or, la direction du PQ qui ne veut pas un « grand » changement » craint de susciter l’enthousiasme populaire de peur de faire part aux dominants !

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C’est donc un pari impossible à gagner, selon les deux auteurs qui prévoient avant tout le monde que le camp du oui perdra le référendum. Autre conclusion qui se dégage de leur analyse : à terme (après le référendum), le PQ va se replier sur un autonomisme provincial, ce qui exigera « d’isoler au sein du mouvement syndical et populaire, les forces de gauche et d’extrême gauche susceptibles de transformer les inévitables déceptions des classes dominées et subalternes en une protestation d’ensemble contre l’organisation des rapports politiques ». C’est ce qui surviendra dès 1982 au cours du deuxième mandat du gouvernement du PQ. D’une part, René Lévesque adoptera la stratégie dite du « beau risque » en négociant la constitution avec le gouvernement libéral et en s’appuyant sur le Parti conservateur enclin à une politique de décentralisation. D’autre part, il s’engagera dans un duel très dur avec le mouvement syndical en adaptant à la manière québécoise le programme néolibéral qui envahit l’Amérique du Nord des années 1980.

De l’affaire Riel à la crise des conscriptions, en passant par la querelle des écoles françaises à l’extérieur du Québec et par les événements d’octobre 1970, toute l’histoire du Canada est périodiquement ponctuée de crises d’unité nationale, tantôt ouvertes tantôt feutrées. Ces tensions permanentes sont en fait profondément ancrées dans les caractéristiques mêmes du modèle d’unification nationale sous-jacent à la formation de l’État canadien. L’unification politique des colonies britanniques s’opère ici, en effet, de manière essentiellement défensive, passive, graduelle et conservatrice, c’est-à-dire par à-coups, sans mobilisation populaire et sous l’impulsion et la direction quasi exclusives d’une poignée de grands marchands, de banquiers, de promoteurs de chemins de fer et de politiciens conservateurs qui n’ont alors pour seul objectif que de réorganiser, en étroite association d’ailleurs avec le capital britannique et le gouvernement impérial, les finances publiques des colonies afin de parachever la construction des infrastructures ferroviaires requises pour relancer leurs activités extractives et commerciales3. Expressément destinée à garantir institutionnellement l’hégémonie politique de cette bourgeoisie commerciale au sein du nouvel État national canadien, l’union fédérale édifiée en 1867 s’avère cependant extrêmement instable et fragmentaire, c’est-ã-dire travaillée du dedans par un ensemble complexe de contradictions et de conflits touchant d’une part ã la répartition des juridictions et des compétences entre le fédéral et les provinces, et d’autre part ã la préservation des particularités linguistiques, culturelles et territoriales des Québécois, des Métis, des Amérindiens et Inuits, et des minorités francophones hors Québec4. Il ne faut pas oublier bien sûr de parler des contradictions et des conflits, qui dérivent dès l’origine de l’inégal développement entre les diverses régions du nouveau pays. Gérés tantôt par voie coercitive, tantôt par voie de compromis et de concessions (le plus souvent selon ces deux voies simultanément), ces multiples contradictions et conflits ne débouchèrent toutefois jamais sur une modification profonde des rapports de domination sous-jacents à la formation et au développement de l’État national canadien5.

L’arrivée au pouvoir du PQ déclenche en revanche une crise d’unité nationale autrement plus aigüe, car les conflits et les contradictions qui sont à la source de l’actuelle crise canadienne ne peuvent manifestement être gérés et résolus, de manière stable, qu’au prix d’une transformation substantiel – celui de la structure de domination nationale mise en place en 1867. Ceci ne signifie évidemment pas que le Canada soit inévitablement appelé à disparaître en tant qu’espace national distinct. Simplement, cela peut suggérer que la résolution de la présente crise de l’unité canadienne passe de façon obligée par une profonde restructuration des rapports de domination nationale articulés historiquement à la formation du Canada comme État-nation. Cette restructuration pourrait revêtir des formes extrêmement diverses, allant de l’indépendance pure et simple du Québec à l’occupation militaire prolongée de la province et à la répression systématique du mouvement indépendantiste (le tout accompagné d’une politique de centralisation autoritaire des pouvoirs au niveau du gouvernement fédéral), en passant par la souveraineté-association du Québec ou par un fédéralisme fortement décentralisé, etc. Le choix de l’une ou l’autre de ces stratégies de sortie de crise est finalement fonction de la configuration des rapports de classes et de l’évolution conjoncturelle des relations de force entre ces classes dans le champ politique.

En ce sens, l’issue de la crise actuelle ouverte par la victoire du PQ aux élections de novembre 1976 dépendra avant tout des rapports politiques entre les classes et fractions de classes constitutives de la société canadienne (étant entendu ici que le grand capital américain est directement représenté au sein du bloc au pouvoir par l’une de ces fractions). Ces relations de classes, aussi bien entre les diverses fractions de la classe dominante canadienne qu’entre celle-ci et les classes dominées/subalternes, constituant autant de réseaux d’obstacles venant peser sur l’adoption et la mise en oeuvre de ces diverses stratégies de réorganisation structurelle des rapports de domination nationale au Canada. Cependant, avant de procéder à l’analyse des obstacles qui s’opposent à la souveraineté-association comme forme spécifique de solution à la crise actuelle, un dernier mot concernant les fondements à la fois structurels et conjoncturels de celle-ci. C’est l’évidence même, le traitement de cette crise est directement fonction des contradictions structurelles et des problèmes conjoncturels qui sont à sa source. Si la présente crise de l’unité nationale

canadienne fut largement précipitée par la défaite électorale du Parti libéral et l’accession au pouvoir d’une formation politique qui n’a jamais caché son option souverainiste, elle a par contre ses racines dans un ensemble de tendances structurelles qui remontent en fait à la fin de la Seconde Guerre mondiale et, plus particulièrement, au début des années soixante. L’élection du 15 novembre devant être lue comme un événement particulier opérant une formidable condensation des contradictions et des conflits dérivant de ces tendances structurelles et des contre-tendances introduites pour les contrecarrer. Certes, il est impossible, dans les limites de ce texte, de rendre compte de l’ensemble des processus ayant concouru ã la genèse de l’actuelle crise. Aussi nous bornerons-nous ici ã énoncer quelques hypothèses de travail très générales qui, nous l’espérons, seront susceptibles de rendre intelligibles les coordonnées de cette crise.

Tendances structurelles à la base de la présente crise

La mise en question des rapports de domination nationale sous-jacents à la fondation de l’État canadien est, sans nul doute, liée directement à la renaissance et au développement, d’une ampleur extraordinaire, des luttes nationalistes (nationalitaires n’existe pas) au Québec depuis plus de 15 ans, c’est-à-dire de cet ensemble hétérogène de pratiques revendicatives visant à préserver la langue, la culture et le territoire d’un groupe social historiquement constitué comme nationalité distincte6. Certes, quand on a souligné l’importance de cette protestation nationaliste, l’on a dit quelque chose d’essentiel pour la compréhension de la genèse de l’actuelle crise d’unité nationale, mais il reste encore et surtout à rendre compte des conditions de formation et de développement de ces pratiques sociales conflictuelles. Ceci signifie concrètement cerner les tendances structurelles qui impulsent l’apparition, la formation, la transformation, la réactualisation et la prolifération de ces revendications nationalistes qui débouchent, à l’automne 1976, sur le ralliement de larges couches de la classe ouvrière et de la nouvelle petite bourgeoisie salariée urbaine, et de certaines fractions de la bourgeoisie, au PQ et à son projet de souveraineté-association.

Parmi ces tendances structurelles, deux nous apparaissent particulièrement décisives : l’accentuation des inégalités régionales de développement d’une part, et l’extraordinaire croissance de l’intervention des États provinciaux d’autre part. Ces deux tendances s’enracinent dans les caractéristiques du système des apports de classes défini par le nouveau modèle d’accentuation du capital graduellement mis en place après la fin de la Seconde Guerre mondiale au Canada.

Développement inégal et régionalisation de l’économie canadienne

Le développement inégal est un trait permanent du capitalisme canadien. Dès le lendemain de la formation de la Confédération, les provinces du centre (Ontario et Québec) se constituent en effet comme le pivot industriel et financier du pays et tout le système ferroviaire est d’ailleurs construit de manière à consacrer leur hégémonie économique. Cette tendance à l’inégal développement ne fera par.la suite que s’accentuer avec la mise en oeuvre, à partir de 1879, de la « National Policy » qui aura notamment pour conséquence d’institutionnaliser le fractionnement et l’éclatement du pays en plusieurs sous-champs régionaux se spécialisant tantôt dans l’extraction et l’exportation de produits naturels et de matières premières (Maritimes et provinces de l’Ouest), tantôt dans la production de biens de production et d’équipement (Ontario), tantôt enfin dans la production manufacturière de biens de consommation courante et dans l’extraction et la transformation primaire de certains produits naturels et matières premières (Québec)7.

Loin de corriger ces inégalités de développement, le nouveau modèle d’accumulation du capital mis en place après 1945 les approfondira considérablement. Défini par une croissance continue, rapide et quasi illimitée du surplus économique, ce modèle d’accumulation appelle en effet à une pénétration massive et systématique du capital américain qui va se loger dans les branches industrielles les plus productives et les plus stratégiques pour le développement économique du pays8. Cette pénétration du capital américain, sous forme d’investissements directs, débouche sur une continentalisation tendancielle de l’ensemble des processus de mise en valeur et d’accumulation du capital au Canada et elle a pour conséquence de brancher plus ou moins organiquement l’appareil productif canadien sur le champ industriel américain. À son tour, ce processus de continentalisation accélère et approfondit en fait la désarticulation du champ industriel canadien, précipite le déclin de l’axe économique est-ouest au profit d’un axe nord-sud, consolide la concentration de l’industrie lourde et technologiquement avancée dans le sud de l’Ontario et renforce la vocation traditionnelle du Québec comme aire de fabrication de biens de consommation courante et comme zone d’extraction et de transformation primaire de produits naturels et de matières premières.

Croissance et autonomisation des États provinciaux

Ce processus de fragmentation de l’espace national canadien est par ailleurs systématiquement alimenté et accentué, depuis la fin des années cinquante, par la tendance à l’autonomisation progressive des appareils d’État provinciaux par suite de l’accroissement considérable de leur champ d’intervention9. L’une des caractéristiques centrales du modèle d’accumulation intensive de capital qui émerge au sortir de la Seconde Guerre mondiale, est en effet l’intervention désormais massive et permanente de l’État dans l’organisation, le programme nation et la régulation de la croissance du surplus économique, la logique étatique étant graduellement devenue la logique organisatrice dominante des rapports sociaux depuis 1945. Dans un premier temps, le gouvernement fédéral assumera l’essentiel de la responsabilité de ces nouvelles interventions étatiques, prenant notamment en charge la direction du processus de reconversion de l’économie de guerre.

Compte tenu toutefois que la plupart des domaines d’intervention en forte croissance (santé, sécurité sociale, éducation, formation/qualification de la force de travail, développement industriel, infrastructures routières, consommation collective) sont soit de juridiction exclusivement provinciale, soit de compétence partagée d’une part, et que la mise en valeur accélérée des ressources naturelles induit un fort accroissement des revenus des États provinciaux d’autre part10, ceux-ci sont progressivement amenés à jouer un rôle de plus en plus décisif, à partir de la fin des années 50, dans la régulation de l’accumulation du capital et dans la gestion/légitimation des rapports de classes qui en dérivent. Ceci ouvre la voie à une autonomisation croissante des États provinciaux à l’égard de l’État fédéral.

Ce renforcement des capacités d’interventions des États provinciaux soulèvera cependant un ensemble de nouveaux conflits touchant à la délimitation des domaines et compétences d’action de chacun des niveaux de gouvernement, et à la répartition des ressources fiscales requises pour en assurer le financement. Ces conflits sont particulièrement aigus au Québec où l’expansion quantitative et qualitative de l’action de l’État s’opère, en raison de la configuration spécifique du champ des rapports de classes et de l’organisation du système politico-administratif à la fin des années 50 et au début des années 60, avec une allure sans précédent et une stratégie unique au Canada11.

Contre-tendance à la fragmentation et conjoncture de crise économique et étatique

Ces tendances structurelles à la fragmentation et à l’éclatement économiques et politiques du pays furent cependant contrecarrées, du moins tendanciellement, par un ensemble d’initiatives politiques de l’État fédéral. Ces initiatives visaient, au nom de l’intérêt national, d’une part à corriger les inégalités régionales de développement, et d’autre part à coordonner et programmer la croissance des interventions des gouvernements

provinciaux, à amorcer la mise en place de nouveaux programmes nationaux, à redistribuer équitablement les ressources fiscales du pays entre les diverses provinces, et à associer institutionnellement les États provinciaux à la formulation ou à l’administration des grandes politiques nationales.

L’introduction par le gouvernement fédéral de ces contre-tendances destinées à s’opposer à la balkanisation du pays ne fit cependant, sur une longue période, qu’exacerber encore plus les tensions suscitées par le développement inégal des régions et l’autonomisation croissante des États provinciaux. Loin de réduire et de désamorcer la virulence des conflits politiques engendrés par ces tensions, ces contre-tendances eurent en effet pour conséquence de politiser davantage ces conflits et ces affrontements, de les systématiser, de les dramatiser et de les globaliser. Ainsi, l’actuelle crise de l’unité nationale canadienne est-elle le produit complexe de l’interaction entre ces tendances à la fragmentation économique et politique du pays, et des contre-tendances introduites pour colmater ces brèches ?

À partir des années 70, l’impact de cette interaction est considérablement accru par le développement d’une sévère crise économique se doublant d’une crise non moins profonde de l’action étatique. Ainsi, alors que les effets du développement inégal se font encore plus dramatiquement sentir que par le passé, à la suite de la progression du taux de chômage et de la fermeture de toute une série d’entreprises d’une part, et que les États provinciaux sont systématiquement appelés d’autre part à la rescousse du capital et contraints d’accroître leurs interventions de type « intégratif » afin de désamorcer les conflits sociaux au moment même où il leur faut par ailleurs rationaliser et planifier leurs actions et réduire leurs dépenses, l’État fédéral par contre est plus que jamais forcé à promulguer une politique d’ensemble de gestion de la crise et, par conséquent, contraint de renforcer la subordination institutionnelle des gouvernements provinciaux. Cette conjoncture de crise ayant pour effet d’alimenter considérablement les mouvements de revendication régionalistes et autonomiste, notamment au Québec où ils se greffent et s’articulent à un mouvement de contestation nationaliste extrêmement puissant. Ainsi, loin de constituer l’expression de la phase finale du combat séculaire d’une nation tronquée et humiliée luttant désespérément pour la reconquête de son identité perdue, l’accession au pouvoir du PQ en novembre 1976 est le résultat de la condensation d’une triple protestation (nationaliste, régionaliste et autonomiste) à la faveur d’une crise économique et étatique d’où le PQ tire sa force et sa faiblesse, sa capacité de mobilisation et ses contradictions de cette fusion à dominante de revendications nationalistes, régionalistes et autonomistes.

Souveraineté-association

À la lumière de ce que nous venons de dire du contexte dans lequel se fait l’arrivée au pouvoir du PQ nous comprenons l’importance du projet politique qu’il met de l’avant. Cependant, ce projet demeure relativement vague, du moins dans la composante association, ce qui ajoute aux hésitations, réticences et résistances qu’il rencontre. Avant de recenser et d’analyser ces obstacles, nous voulons identifier les caractéristiques spécifiques du projet souveraineté-association, ce qui permettra par la suite de mieux saisir la nature et l’interrelation des obstacles intérieurs et extérieurs au Québec que rencontre ce projet aux composantes contradictoires.

Pour faire cet essai de définition de la souveraineté-association, nous avons effectué une brève analyse de contenu du discours portant sur ce projet. Même si elle n’est pas exhaustive, cette analyse est toutefois suffisante pour nous permettre de saisir l’essentiel du projet et ainsi de pouvoir entrevoir, et ce, sans faire de spéculation indue, les obstacles se matérialisant à l’encontre de la souveraineté-association.

La souveraineté

La protestation du 15 novembre 1976 a un fondement objectif. En effet, les « performances » économiques du Québec étaient et sont encore loin d’être excellentes, tout particulièrement celles de l’industrie manufacturière12. Non seulement les perspectives n’étaient et ne sont pas brillantes dans l’immédiat, mais le futur n’était et n’est pas de meilleur augure étant dans la parfaite continuité de développement inégal des régions13 caractérisant toute l’histoire de la formation sociale canadienne, inégalité de développement jouant en faveur de l’0ntario et à propos duquel on accuse Ottawa de laisser faire ou d’accentuer le phénomène14.

Au cours des deux décennies précédentes et plus particulièrement au cours des années 1960 se développent au Québec plusieurs réactions au développement des inégalités régionales et à l’oppression nationale. Selon le PQ, le militantisme syndical, le coopératisme et la création d’entreprises d’État sont au Québec autant de réactions contre cet état de fait et manifestent: « (…) la volonté de rapatrier les centres de décision majeurs de l’économie et, en les rapatriant, d’en modifier l’organisation »15.

Du vieillissement de l’appareil de production, du morcellement de l’industrialisation, du chômage, de l’investissement non proportionnel à l’importance de la population, on accuse le gouvernement central, le gouvernement d’une nation étrangère. En somme, le PQ propose aux Québécois de « rapatrier la portion de leurs instruments collectifs de développement qui sont actuellement entre les mains d’un parlement et d’un gouvernement contrôlés majoritairement – et depuis le début par des gens différents, d’une autre nationalité »16. « Quant à la satisfaction des Canadiens vis-à-vis les structures politiques, on s’entendra sans peine pour dire qu’elle est loin d’être grande à travers le pays, mais que l’insatisfaction est surtout sentie et subie au Québec où la très grande majorité des habitants les rejettent dans leurs formes actuelles. Bien simplement, ces structures sont fondées sur deux principes : l’association des groupes humains concernés et l’inégalité entre ces groupes humains »17. Il s’agit donc, pour « corriger » la situation, de prendre le contrôle des instruments collectifs nécessaires pour pouvoir s’autogouverner, pour diriger son avenir collectif, pour organiser sa vie économique, sociale et culturelle18. Pour réaliser cet avenir collectif, il faut à cette nation un État moderne qui permettra ã ce peuple d’être enfin maître chez lui19 :

Pensons seulement à l’incroyable chantier collectif que constituera, pour des milliers de Québécois, l’organisation d’un État enfin cohérent. Cet État sera enfin doté de toutes ces compétences déterminantes qui nous échappent dans le cadre provincial alors qu’au niveau fédéral, notre place sera toujours minoritaire et en quelque sorte concédée aux coloniaux par les métropolitains de la majorité anglophone. Il jouera ce rôle de moteur central qu’un état remplit dans toute société contemporaine. Avec les charges immenses qu’il doit assumer, la puissance de ses instruments législatifs et la masse d’impôts qu’il perçoit (plus du tiers du produit national), seul un État fort de tous ces pouvoirs a les moyens de s’atteler aux tâches suprêmes de planification, d’animation et de coordination que requiert aujourd’hui le développement collectif 20.

Récupérer les centres de décisions et plus particulièrement en ce qui concerne le développement, cela veut dire récupérer la possession des moyens financiers21 et les centres de décision susceptibles de permettre de planifier, d’organiser le développement de la structure industrielle22. Cependant, cette récupération des centres de décision, cette

revendication d’autonomie n’en est pas une d’autarcie. Le PQ évoque l’impossibilité de vivre en vase clos23, et même l’impossibilité de briser la communauté d’existence avec cette nation canadienne-anglaise qui pourtant est étrangère à la nation québécoise :

Entendue comme la brisure d’une communauté d’existence, elle est d’ailleurs impossible et c’est la raison pour laquelle (…) les Québécois et les autres Canadiens doivent vivre ensemble sans qu’une séparation de corps soit possible d’aucune façon. Ils ont beau être différents, ils sont poignés pour cohabiter ensemble, pour être voisins sur le même bout de terre, entre deux océans24.

En fait, la séparation, la brisure, est impossible; l’autonomie ne peut être que relative. En fait, le projet de souveraineté, c’est l’intention du fédéral de récupérer, par et pour l’État québécois, une capacité d’intervention. Pourquoi une intervention ? Pour planifier, animer et coordonner le développement collectif25. Afin d’entrevoir les obstacles, il reste donc à savoir spécifiquement quels intérêts sont défendus et comment ils le sont par ce projet. Or, cela apparaît plus clairement dans le projet d’association, et ce, malgré le vague entourant la conception de cette partie du projet souveraineté-association.

L’association

Très peu de précisions ont été jusqu’ici apportées par le PQ à son projet d’association. Même si on affirme la nécessité de faire ces précisions26 et qu’on annonce des « révélations inédites » de M. Parizeau au prochain colloque des HEC, il reste que nous en sommes pour le moment réduits à des hypothèses. C’est forcément une limitation très importante à l’évaluation des obstacles que rencontre ou rencontrera ledit projet. Toutefois, nous pensons qu’en scrutant la conception qu’a le PQ du développement, il est possible de contourner cette limitation.

Si on se fie à certaines versions, l’association recherchée tient à l’impossible brisure, au fait qu’il est impossible de ne pas cohabiter avec les étrangers canadiens-anglais27. Cette impossibilité de couper, cette nécessité de cohabiter, c’est une nécessité économique. Non seulement l’étroitesse du marché défend au Québec l’autarcie28, mais la proximité et la domination de « Big-Brother-USA » sur l’économie canadienne et québécoise rend obligatoires certains accords politiques entre autres monétaires et douaniers29 et l’articulation de stratégies industrielles30. Certes, ce projet n’est pas uniquement un projet de résistance à l’oncle Sam, c’est aussi et surtout le projet d’une renégociation des places respectives dans la distribution des instruments de développement et donc des effets du développement.

(…) Nous proposons une nouvelle forme d’association basée sur l’égalité entre les deux nations du Canada, dans le respect des minorités. (…) En fait, le PQ propose d’organiser différemment et sur des bases solides le voisinage dans l’espace canadien. (…) en procédant à des négociations d’association pour la mise en commun d’outils de développement, sur la base de l’égalité et de la souveraineté des parties. Dans cette proposition, l’égalité et la souveraineté doivent être non négociables alors que le reste, lui, l’est et il peut prendre plusieurs formes31.

Bien sûr, les formes que peut prendre l’association sont déterminées. Toutes sont conditionnées par l’objectif central de la revendication qui, lui, est non négociable : la récupération de la capacité d’intervention de l’État, rendre négociable une modification de l’intégration dans le champ d’accumulation du capital nord-américain32. Le succès de ce projet de modification de l’insertion du Québec dépend de la conjoncture immédiate de la confiance qu’inspire aux investisseurs l’actuel gouvernement du Québec. Ce n’est pas sans raison que René Lévesque rappelait au patronat que les grandes firmes multinationales (GM, Alcan, CIL, etc.) s’étaient inscrites dans le projet de développement économique mis de l’avant par son gouvernement en investissant au Québec33.

Ce fait est d’ailleurs un indice de la stratégie de développement industriel que ce gouvernement veut mettre de l’avant. Cette stratégie s’articule autour de la volonté de planifier son développement34 et se déploie en 3 principes : 1) Maintenir une industrie domestique dans les secteurs de besoins vitaux, maintien s’accompagnant de mesures visant à consolider les éléments les plus concurrentiels de ces secteurs; 2) Assurer par des négociations commerciales la réalisation d’objectifs de spécialisation et d’exportation dans les secteurs de produits finis où le Québec a une bonne position concurrentielle ; 3) Axer le développement du Québec sur une plus grande transformation de nos ressources naturelles35.

Cette stratégie vise donc la « modernisation et la remise à jour de l’économie québécoise »36. Elle est orientée par la théorie de la spécialisation internationale – conception du développement industriel – sur la base des avantages comparés37, et caractérisée par l’intervention de l’État afin de briser les circuits enfermant le Québec dans l’approfondissement de son développement inégal38. Dans cette stratégie, certains secteurs sont définis comme devant être du ressort exclusivement québécois39, d’autres comme devant être à majorité québécoise40 et enfin d’autres sont considérés comme ouverts au contrôle étranger41. Cette stratégie se caractérise donc par l’apparente contradiction entre la récupération du contrôle de la propriété dans certains secteurs et l’ouverture dans d’autres. Ce fait « associé à la volonté d’aider (…) les PME innovatrices et à fort potentiel de croissance »42, lesquelles (PME) réalisent actuellement 48,2 % de l’emploi manufacturier québécois43; et « associé » à la volonté de récupérer le contrôle du secteur financier indique très nettement la nature de classe du projet d’association mis de l’avant par le PQ. En fait, l’analyse du projet péquiste de développement nous permet de constater que ce n’est pas un projet véritablement autonomiste au sens où il ne mène pas à une véritable indépendance économique et politique, qui nécessite : 1) « l’élimination du pouvoir des classes sociales et des formations politiques liées à l’impérialisme et qui acceptent de collaborer avec lui »44; 2) l’expropriation du grand capital étranger et une modification profonde des rapports monétaires, douaniers, financiers et commerciaux45; 3) une profonde transformation sociale aboutissant à la disparition des classes liées à l’impérialisme46. En fait une politique de véritable autonomie/indépendance nécessite l’abandon de la rentabilité capitaliste47, parce que la question fondamentale posée par le problème du développement est: le développement, pour qui? Or une politique de développement pour le peuple48 ne peut que conduire au rejet des règles de rentabilité actuelles et à une révision fondamentale des priorités dans l’allocation des ressources. En fait, le projet péquiste de souveraineté-association n’est pas véritablement un projet d’autonomie politique et économique, pour la bonne raison qu’il ne conteste en rien la logique interne du champ d’accumulation49.

C’est un projet qui se situe toujours dans la logique de la rentabilité capitaliste. Il est d’autant moins un projet d’autonomie qu’il ne repose pas principalement sur l’accumulation nationale50, mais sur le partage du contrôle des secteurs laissant au grand capital étranger de nombreux secteurs, et ce, parmi les plus productifs.

Il ne propose qu’une réorganisation du contrôle de certaines parties du champ d’accumulation. Il s’agit du projet d’une classe qui conteste l’actuelle organisation des circuits d’accumulation du capital. C’est là la caractéristique fondamentale du projet et c’est ce qui détermine la nature des obstacles qu’il rencontre. En fait, le projet péquiste de souveraineté-association n’a aucune chance de se matérialiser si la classe ouvrière au Québec remet en cause la logique du profit. De plus, ce projet rencontre un obstacle extérieur dans et par le refus de réorganiser le champ d’accumulation, refus que lui oppose la fraction de la bourgeoisie exerçant actuellement le contrôle. Il s’agit donc pour la fraction contestatrice de « renégocier » son intégration, une nouvelle insertion dans le champ d’accumulation.

Dans les années à venir, le Québec va donc devoir forcément, pour être dans la course mondiale, s’intégrer à un bloc économique puissant. La solution nord-américaine semble la plus réaliste à cause d’une multitude de facteurs (proximité, technologie, etc.). Cependant, cette intégration devra se faire d’une manière consciente et ordonnée. En effet, la situation qui prévaut actuellement ne doit plus durer, à savoir que la majorité de nos exportations nord-américaines sont constituées à 80% de produits primaires ou semi-ouvrés, alors que les produits que nous importons de cette même source sont constitués de produits finis. (…) Dans le futur, si nous options pour une intégration au marché nord-américain, il faut que nous ayons un rôle important à jouer dans le processus de transformation. Nous ne devons pas nous contenter d’être un fournisseur de matières premières, mais participer activement à l’activité commerciale profitant ainsi des économies d’échelle et de la spécialisation, tout en gardant une certaine autonomie d’action51.

Cette volonté de commander une réorganisation du champ d’accumulation du capital est, dans le secteur financier52, particulièrement significative et caractéristique de la nature de classe du projet péquiste de souveraineté-association. En effet, cette volonté a comme fondement le fait indéniable que le Québec est systématiquement exproprié, à travers le système bancaire et financier canadien, du capital formé au Québec. Le Québec est en effet exportateur net de capital, mais ce qui est fondamental, c’est que cette exportation se fait en faveur du Canada (lire : principalement l’Ontario)53. La sortie de capitaux vers le Canada atteint un record de 886 millions en 1954, soit 43% du capital formé cette année. Le taux moyen s’élève à 33% entre 1947 et l958, contre seulement 16% entre 1959 et 1971, soit la moitié moins. Les taux les plus faibles surviennent en 1964 et 1965, au plus fort de la « Révolution tranquille » (…). Dès lors, un tel mouvement ne peut guère que passer par le secteur financier; il a donc le caractère d’un investissement de portefeuille54.

La volonté de contrôler majoritairement le secteur financier veut donc dire pour la classe pilotant le projet d’association la revendication du contrôle sur les retombées (en termes d’accumulation) de la formation du capital au Québec. C’est une volonté de faire en sorte que le capital formé au Québec s’y accumule, mais dans quelles mains?

Question fondamentale, comme nous l’avons souligné plus haut, qui indique pour qui se fait le développement. Or, à la lumière du fait que le projet péquiste de développement ne met pas de l’avant la socialisation de la propriété de l’appareil de production et de ce que nous avons dit aux paragraphes précédents, il devient évident que ce projet d’association favorise le contrôle de ceux qui détiennent la propriété des moyens de production.

Plus particulièrement, il s’agira d’aider et de favoriser les PME innovatrices et à fort potentiel de croissance55; avec l’aide de la Société de réorganisation industrielle de rendre le contrôle et la propriété sur certains secteurs à des groupes privés québécois (entre autres coopératifs)56; et par une intervention planifiée sur l’amont et l’aval d’un certain nombre de filières économiques (hydro-électricité, matériel électrique, pâtes et papier, amiante, etc.) de se mettre en remorque du grand capital international : les GM, CIL, lTT, Alcan, etc., ceux-là mêmes qui, aux dires du premier ministre René Lévesque, ont voté leur confiance au Québec.

Il s’agira donc de faire en sorte que le capital formé au Québec s’y accumule, et dans une forte proportion dans des mains québécoises. Le projet d’association à ce titre, c’est celui d’une fraction de classe qui conteste le contrôle dont elle est l’objet, la volonté de se dégager de ce contrôle pour prendre, en termes de classe et non de nation, sa part du gâteau :

Ces couches sociales entendent pousser jusqu’au bout les tendances à l’autonomisation de cet appareil d’État et s’en servir comme appui pour transférer sans contrôle local, le système bancaire et financier, entreprendre un programme très agressif de concentration et de modernisation économiques et lancer un secteur d’entreprises capables d’affronter la concurrence internationale57.

Le projet de souveraineté-association du PQ constitue donc fondamentalement la recherche d’une bourgeoisie dans le marché canadien et mondial, et dans la division internationale du travail. C’est là précisément que nous devons concevoir l’obstacle extérieur fondamental au projet de la souveraineté-association.

Les obstacles à la souveraineté-association

Les obstacles externes

Ce projet ambitieux, mais en continuité avec la tendance à l’autonomisation de l’appareil d’État québécois, entre cependant en conflit avec la tendance à l’expansion internationale du grand capital canadien, en menaçant de tronçonner ses bases arrière et en visant un changement qualitatif de l’intégration économique du Québec dans l’ensemble continental, changement menaçant pour l’intégration du Canada lui-même.

Les obstacles externes que rencontre le projet de souveraineté-association tiennent, comme nous l’avons souligné, à sa nature de classe. Essentiellement, ce projet constitue celui d’une fraction de la bourgeoisie qui revendique la modification de son insertion dans le bloc au pouvoir canadien et qui vise ainsi la récupération des capacités d’intervention de l’État québécois. Or, l’obstacle que ne peut manquer de susciter un pareil projet est d’autant plus radical qu’est l’exigence du nouveau partage du gâteau. Exigence précisément que le PQ traite comme non négociable, ne considérant comme négociables que les formes d’association (lire ici la modification de l’insertion dans le champ d’accumulation). C’est donc dire que l’actuelle fraction dominante au sein du bloc au pouvoir canadien se voit placée devant l’exigence d’une fraction subordonnée de ce bloc, fraction qu’elle dépossède du capital formé dans la région où cette dernière est ancrée, de remettre en question la distribution et l’organisation des « positions» d’appropriation du capital dans le champ d’accumulation spécifique de la formation sociale canadienne.

Ainsi, le principal obstacle externe au projet péquiste tient au fait que la fraction dominante de la bourgeoisie canadienne exerçant le pouvoir d’État risque fort de refuser d’évacuer (en termes de propriété économique) des secteurs fondant matériellement son hégémonie, notamment le secteur financier où elle est omniprésente. Cette fraction hégémonique ne peut accepter le fractionnement des capacités d’intervention de l’État fédéral au profit de l’État québécois sans du coup accepter de saper son propre pouvoir. C’est à ce titre précisément que l’accession du PQ au pouvoir et la mise en oeuvre de son projet de souveraineté-association approfondissent et aggravent considérablement l’actuelle crise de l’État canadien enracinée dans la crise économique qui secoue l’ensemble des pays capitalistes avancés.

Ce refus d’une nouvelle articulation « moins centralisée » de la propriété économique dans le champ d’accumulation et d’un nouveau partage des capacités d’intervention étatique tient aussi au fait qu’un État « associé », mais souverain, pourrait éventuellement contracter des alliances extérieures au continent nord-américain58. Toute entente de ce genre aurait évidemment des conséquences importantes sur l’appareil de production, mais également sur l’organisation du circuit de réalisation du profit. Autrement dit, c’est toute l’organisation du champ d’accumulation du capital qui en serait modifiée et cette perspective est difficilement acceptable pour les fractions bourgeoises actuellement dominantes au sein du système de rapports de classes défini par ce champ d’accumulation.

Ce risque de modification du champ d’accumulation est d’autant plus grand que les rapports d’oppression ayant alimenté le développement des luttes nationalistes au Québec risquent de conduire au glissement du projet péquiste vers une véritable politique d’autonomisation de l’État québécois. Or cela, la fraction dominante du bloc au pouvoir canadien, autant que celle qui gère l’articulation du champ d’accumulation nord-américain, ne le tolérerait pas. Comme nous l’avons souligné plus haut, cette politique signifierait en effet le rejet de la logique capitaliste et impliquerait une transformation radicale des alliances. Ce serait alors toute la carte géopolitique de l’Amérique du Nord qui en serait transformée, et toute l’actuelle politique de défense de cette partie de l’hémisphère en serait par conséquent mise en question. C’est évidemment un risque que ne peut se permettre de prendre la fraction bourgeoise dominante dans le champ d’accumulation concerné, c’est-à-dire nord-américain.

Il reste cependant que le projet de souveraineté-association est objectivement porté à l’avant-scène par un ensemble de luttes dont l’ampleur ne peut que grandir tant et aussi longtemps que s’accentuent les effets du développement inégal dans le contexte actuel de crise économique. Si cette crise a largement contribué à porter le PQ au pouvoir, elle constitue simultanément un dernier obstacle extérieur de taille à la mise en oeuvre du projet péquiste de souveraineté-association. La présente crise économique, réfléchie ici dans sa dimension internationale, limite en effet considérablement la possibilité de commander avec succès une redéfinition des insertions dans le champ d’accumulation du capital, compte tenu du type de restructuration exigée par son dépassement à l’intérieur de l’actuel système des rapports de classes.

Ce système de rapports de classes commande en effet, et toute l’histoire du capitalisme l’atteste, un mode de dépassement de ses crises passant de manière obligée par une restructuration centralisée du bloc au pouvoir dans chacune des formations sociales capitalistes. Or, le projet péquiste ouvre précisément la voie à une restructuration décentralisée d’autant moins acceptable que le processus d’accumulation en Amérique du Nord donne des signes d’essoufflement et requiert ainsi une modification structurelle de l’appareil de production. Or, cette nécessité fait que la bourgeoisie dominante a un besoin accru de capitaux afin de procéder à cette transformation de l’appareil de production. En revanche, le projet péquiste exige justement que l’élément moteur de cette transformation, le capital formé, soit redistribué de manière décentralisée. C’est là une exigence à laquelle ne consentira bourgeoisie dominante que si on l’y force.

Donc les obstacles externes au projet de souveraineté-association impliquent que ce dernier est tendanciellement bloqué à son point central, c’est-à-dire l’exigence d’une modification de l’insertion et la récupération des capacités d’intervention, l’issue de la partie étant fonction du rapport des forces en présence :

(…) Il devient important et, à mesure que le temps avance, pressant non seulement de préciser la proposition de départ pour l’association recherchée, mais également de construire la solidarité nécessaire au Québec afin que les porte-paroles québécois disposent d’un pouvoir de négociation leur permettant d’établir un véritable rapport de force. Celui-ci est essentiel, car lui seul peut garantir des résultats satisfaisants pour les parties négociantes »59.

Ainsi, plus le PQ réussira à créer un soutien général à son projet, et plus le refus de renégocier représentera, pour la fraction dominant l’actuel bloc au pouvoir, un risque élevé. Plutôt que de risquer, par son refus, un glissement vers une véritable politique d’autonomie économique, le bloc au pouvoir et sa fraction hégémonique consentiront à une refonte du « pacte confédératif » , si et seulement si le PQ réussi à maîtriser, au Québec, les rapports de classes, si et seulement s’il réussit à faire avaler aux ouvriers son préjugé favorable pour les ouvriers, les amenant ainsi à se fondre et à se confondre dans l’unité nationale60. Autrement dit, si et seulement si le PQ surmonte l’obstacle le plus important, l’obstacle interne au projet de souveraineté-association, c’est-à-dire l’opposition affichée par le prolétariat québécois et l’ensemble des classes dominées. Phrase à compléter…

Obstacles internes

Le danger principal du point de vue de la stabilité économique du grand capital canadien réside probablement dans la possibilité que la direction nationaliste québécoise devienne incapable de contrôler le mouvement dont elle tire présentement sa force. Ce mouvement risque alors de prendre une dynamique autrement radicale.

Le principal obstacle au projet d’association préconisé par le PQ a tout lieu en effet de résider dans l’opposition que ne peut manquer de manifester le mouvement ouvrier québécois à une pareille stratégie d’intégration économique fondée sur la reproduction des rapports de classes de type capitaliste et des relations de dépendance à l’égard du capital étranger. Malgré sa prétention à constituer le parti de tous les Québécois quel que soit leur classe d’appartenance, le PQ tire en effet sa force de l’appui largement inorganisé61, mais enthousiaste d’une très large fraction des travailleurs salariés québécois, notamment ceux de ces travailleurs regroupés en syndicats. Pour la majorité de ces travailleurs toutefois, cet appui à un parti souverainiste procède d’abord et avant tout d’un soutien aux orientations réformistes et aux idéaux sociaux-démocrates véhiculés par le programme du PQ. Le projet de souveraineté politique du Québec n’a par conséquent de chance d’emporter l’adhésion stable du mouvement ouvrier québécois qu’à condition de se prolonger en un projet de souveraineté économique, bref qu’à condition que la souveraineté politique induise la mise en oeuvre d’un ensemble de réformes structurelles amorçant la transition à un nouveau mode de développement économique et à un type nouveau d’organisation des rapports sociaux. Il en est de même d’autre part pour une fraction non négligeable de la nouvelle petite bourgeoisie salariée urbaine (enseignants, journalistes, producteurs culturels, animateurs sociaux et culturels, professionnels à l’emploi des appareils étatiques et paraétatiques) dont l’adhésion militante au PQ est largement fondée sur l’espoir que l’accession à la souveraineté politique enclenchera notamment un processus de réappropriation collective des ressources naturelles, une réorganisation passablement radicale des rapports sociaux dans les domaines du travail et de la consommation collective et une profonde redéfinition des objectifs et des modes d’opération de l’État québécois62.

Le PQ lui-même d’ailleurs a largement contribué à susciter de tels espoirs et de telles attentes de changements structurels dans l’organisation des rapports de classes au Québec. Non seulement a-t-il calmé bien haut son préjugé favorable aux travailleurs sur son idéal social-démocrate, mais nombre de passages de son programme officiel ouvrent des perspectives de transformation radicale de la structure économique sociale. Notons simplement qu’au chapitre des objectifs généraux du parti en matière économique, il est proclamé la nécessité « de fonder la politique économique sur des objectifs humains et sociaux » et résolu à cette fin :

d’établir un système économique éliminant toute forme d’exploitation des travailleurs et répondant aux besoins réels de l’ensemble des Québécois plutôt qu’aux exigences d’une minorité économique favorisée; de subordonner les critères de rentabilité économique aux critères de rentabilité sociale63.

Compte tenu cependant que le projet d’association mis de l’avant par le PQ, aussi flou soit-il, vise essentiellement à restreindre la souveraineté du Québec aux circuits économiques canadien et nord-américain tout en renégociant certains des termes de cette intégration, et à offrir des garanties qu’un Québec souverain restera ouvert au capital étranger pourvu que les entreprises concernées respectent la souveraineté politique et les particularités linguistiques et culturelles du Québec, il est aisé de prévoir que la mise en oeuvre de ce projet d’association se heurtera à de vives oppositions de la part du mouvement ouvrier et d’une couche importante de la nouvelle petite-bourgeoisie salariée urbaine. Ces oppositions tendront à se développer aussi bien au sein du parti lui-même que dans la rue et dans les entreprises, et risquent fort de déboucher, à moyen terme, sur un projet de souveraineté autrement plus radical et sur une crise profonde des rapports politiques entre les classes. Tout cela nous porte à dire qu’on ne suscite pas impunément des espoirs de réorganisation structurelle des rapports sociaux sans que ne se profilent à l’horizon des mouvements d’opposition et de protestation qui mettent radicalement en question les politiques visant à restreindre la portée de ces changements et de ces réformes. De plus, la capacité des dirigeants du PQ à négocier une éventuelle association économique est-elle fonction, en dernière analyse, de leur capacité à réduire l’ensemble des incertitudes liées à cette opposition potentielle, fonction par conséquent de leur capacité :

• à intégrer et/ou à délégitimer les divers mouvements sociaux en formation et en développement après l’accession du Québec à la souveraineté politique, de manière à empêcher qu’ils ne s’articulent et ne se greffent à une contestation politique ouvrant sur un projet d’indépendance économique;

• à assurer la légitimation des rapports de classes actuels et des relations de dépendance qui en résultent, de façon à refroidir les espoirs de transformation suscités par le propre programme du parti;

• à ne pas enfin se laisser déborder sur leur gauche, c’est-à-dire leur capacité d’une part à maintenir une certaine distance entre le mouvement syndical et populaire et le parti lui-même, et d’autre part à isoler, au sein du mouvement syndical et populaire, les forces de gauche et d’extrême gauche susceptibles de transformer les inévitables déceptions des classes dominées et subalternes en une protestation d’ensemble contre l’organisation des rapports politiques.

Tout le dilemme du PQ réside précisément dans le fait qu’il ne peut espérer gagner un large soutien populaire à son projet de souveraineté politique sans entretenir des espoirs de grands changements sociaux et économiques, et qu’il ne peut par ailleurs espérer gagner l’assentiment des milieux capitalistes américains et canadiens à son projet d’association économique sans garantir que la souveraineté du Québec impulsera par des bouleversements importants dans la structure des rapports de classes et des relations de dépendance.


1 Cahiers du socialisme, numéro 2, automne 1978. Le texte est extrait d’une communication des auteurs présentée au colloque de l’ACSALF, Ottawa, mai 1978.

2 CFP, Le référendum, un enjeu politique pour le mouvement ouvrier, Montréal 1979.

3 Voir T. Naylor, History of Canadian Business , Lorimer Publishers, Toronto, 1975; et H.J. Aitken, “Defensive Expansionism: the State and Economic Growth in’Canada”, dans W. Easterbrook et M. Watkins, Approaches to Canadian Economic History, Mc Clelland and Stewart, Toronto, 1967.

4 Voir les articles de L. Panitch, R. Whitaker et de G. Stevenson dans le livre dirigé par L. Panitch, The Canadian State, Presses de l’Université de Toronto, 1977; et le texte de B Bernier, L’établissement de l’Etat national canadien, département d’anthropologie, Université de Montréal, 1978.

5 Sur la relation entre rapports de domination nationale et formation des Etats capitalistes modernes, voir G. Bourque, L’Etat capitaliste et la Question nationale, Presses de l’Université de Montréal, 1977; et C. Levasseur, « Mouvements nationalitaires et structure de domination nationale » , Université Laval, département de science politique, 1977, 55 pages.

6 Là-dessus voir C. Levasseur, op. cit.

7 Voir T. Naylor, op. cit., W. Clement, The Canadian Corporate Elite , Mc Clelland and Stewart, Toronto, 1975; W. Clement, Continental Corporate Power ,Mc Clelland and Stewart, Toronto, 1977 et H. Chorhey, “Regional Underdevelopment and Cultural Decay”, dans Imperialism Nationalism and Canada , New Hogtown Press, Toronto, 1977.

8 Voir W. Clement, 1975 et 1977.

9 Voir G. Stevenson, “Federalism and the Political Economy of the Canadian State”, dans L. Panitch, op. cit.

10 Idem.

11 Voir le texte de M. Renaud, « Réforme ou illusion? ». Une analyse des interventions de l’Etat québécois dans le domaine de la santé, dans Sociologie et Sociétés, vol. 9, no 1, avril 1977.

12 Document de travail, Ministère de l’Expansion économique régionale, Ottawa, « Perspectives régionales », dans « Industrie manufacturière au Canada, en Ontario et au Québec », revue Commerce, avril 1978, p. 78.

13 Rodrigue Tremblay, « Position du Québec », revue Commerce, ibid, p; 97.

14 Rodrigue Tremblay, ibid, p. 97.

15 Conseil exécutif du PQ, Quand nous serons vraiment chez nous, octobre 1972, p. 55.

16 Jean-Pierre Charbonneau (député de Verchères), « Souveraineté-Association : l’option encore la plus claire », Le Devoir 3-05 1978 p. 5

17 J.-P. Charbonneau, ibid, p. 5.

18 J.-P. Charbonneau, ibid, p. 5.

19 J.-P. Charbonneau, ibid, p. 5.

20 Conseil exécutif du PQ, op. cit., p. 22.

27 « Nous devons exporter pour prospérer. Cela implique des contraintes », Conseil exécutif du PQ, 22, op. cit., p. 56.

28 Conseil exécutif du PQ, ibid, pp. 131 à 135.

29 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 95.

30 J.-P. Charbonneau, op. cit., p. 5.

31 « Par exemple, si d’autres ententes analogues au pacte de l’automobile devaient être conclues, leurs effets bénéfiques devraient se faire sentir de façon plus tangible au Québec» , Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 98.

32 (…) avec leur argent ont voté leur confiance, au Québec“, Michel Vastel, «Escalade dans la polémique entre Québec et le patronat», Le Devoir, 15-02-1978.

33 « Le Québec, tout en reconnaissant la nécessité d’une collaboration avec le gouvernement fédéral en cette matière, est convaincu qu’il lui appartient au premier chef de définir les principaux éléments de cette stratégie », Rodrigue Tremblay, p. 100

34 Rodrigue Tremblay, ibid, p. 100.

35 Conseil exécutif du PQ, op. cit., p. 105

36 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 98.

37 « Une fois l’opération terminée, le cartel rompu et un groupe québécois organisé, rien n’empêche la SRI (Société de Réorganisation Industrielle) de vendre le contrôle du nouveau groupe à un organisme coopératif, une partie du capital à la Caisse de Dépôt et, sa mise récupérée, de procéder au même genre d’opération dans un autre secteur », Conseil exécutif du PQ, op. cit., p. 79.

38 Equipement culturel, mass-média, distribution de l’imprimé, acier primaire, etc., Conseil exécutif du PQ, ibid, pp. 97 et 98.

39 Banques, compagnies de fiducie et d’assurances, compagnies de chemin de fer, industries de base dans le domaine des produits électriques et de l’outillage de communication, amiante, etc., Conseil exécutif du PQ, ibid, pp. 98, 99 et 100.

40 Tout le secteur minier exception faite de l’amiante, des secteurs de technologie complètement nouvelle, etc., Conseil exécutif du PQ, ibid . 100.

41 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 95.

42 Ministère de l’expansion économique région 1, Ottawa, op. cit., p. 80.

43 Charles Bettelheim, « La problématique du développement) » , dans Planification et-croissance accélérée, Maspero, Paris, 1975, pp. 43 et 44.

44 Samir Amin, ibid. Le développement inégal, Minuit, 9 Paris, 1973, p. 253

45 Samir Amin, ibid, p. 168.* Pourquoi une étoile ?

46 « Toute l’articulation des formations sociales à l’échelle mondiale, sur la base de la division internationale du travail en se limitant à l’économique, repose en dernière instance sur la règle capitaliste du profit et l’inégalité du développement des forces productives ici et là. La logique du profit est donc rationnelle pour le développement capitaliste des uns, ceux qui occupent historiquement une place privilégiée dans la hiérarchie mondiale, et irrationnelle pour le développement des autres », Christian Palloix, L’économie mondiale capitaliste et les firmes multinationales, Maspero, Paris, 1977, T. 1, p- 19.

47 « L’expérience et le raisonnement montrent qu’une telle politique d’investissements, si elle doit aboutir comme on le désire à une indépendance nationale croissante, doit reposer principalement sur l’accumulation nationale et non pas sur des concours financiers extérieurs qui risqueraient bien souvent de maintenir, éventuellement sous des formes nouvelles, la situation de dépendance qui prévalait jusque-là et que l’on veut faire cesser », Charles Bettelheim, « Les exigences de la lutte contre le sous-développement », dans op. cit., p. 50.

48 A. Dayan, « La structure des exportations du Quêbec », dans Prospective socioéconomique du Québec Sous-système extérieur ; l’environnement international et le rôle du Québec dans la division du travail , OPDQ, Québec 1977, p. 79.

49 Conseil exécutif du PQ, op. cit., pp. 75 à 86.

50 F, Moreau, « Les flux de capitaux Québec extérieur » dans Prospective socio-économique du Québec, op. cit., pp. 114 a 123.

51 F. Moreau, ibid., p. 119.

52 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 95.

53 Conseil exécutif du PQ, op. cit., pp. 78 et 79.

54 F, Moreau, op. cit., p. 122.

55 F, Moreau, op. oit., p. 123.

56 Luc-Normand Tellier, « Les scénarios possibles de l’avenir », Le Devoir, 24-10-1977.

57 J.P. Charbonneau, op. cit., p. 5.

58 F. Moreau, op, cit., p. 123.

59 Car, à la différence des partis sociaux-démocrates traditionnels, le PQ n’entretient pas de rapports organiques avec les appareils syndicaux.

60 Notamment une large participation des travailleurs et des usagers à la gestion des services publics et parapublics

61 Conseil exécutif du PQ, Quand nous serons vraiment chez nous, octobre 1972

62 CFP, Le référendum, un enjeu politique pour le mouvement ouvrier, Montréal 1979.

63 Conseil exécutif du PQ, Quand nous serons vraiment chez nous, octobre 1972

 

Nous avons besoin d’une solidarité des peuples avec l’Ukraine et contre la guerre

22 mars 2022, par CAP-NCS
Shaun Matsheza – Quelle est la situation en Ukraine et quel est son impact sur vous, votre famille et vos amis ? Denys Gorbach – Je suis personnellement en sécurité, car ma (…)

Shaun Matsheza – Quelle est la situation en Ukraine et quel est son impact sur vous, votre famille et vos amis ?

Denys Gorbach – Je suis personnellement en sécurité, car ma compagne et moi sommes loin de l’Ukraine. Bien que la situation n’aide certainement pas à vivre et à fonctionner au quotidien. Outre l’anxiété générée par les nouvelles, j’ai encore de la famille là-bas. Ma tante et mon beau-père ont passé une semaine environ à se cacher dans des caves parce qu’ils vivent dans la banlieue est de Kiev, qui a été touchée par l’une des premières frappes aériennes le 24 au matin.

Denis Pilash – Le premier jour de l’invasion, j’étais encore à Kiev. Mon plan initial était d’y rester, mais on m’a convaincu de m’installer dans un endroit plus sûr en Ukraine et ici la situation est plus ou moins bonne. C’est devenu une grande plaque tournante pour l’afflux de réfugiés d’un côté et l’afflux d’aide humanitaire de l’autre. Je suis impliqué dans un réseau de volontaires d’une université locale, qui distribue l’aide humanitaire aux personnes qui ont été relogées ici ainsi qu’aux personnes plus proches des lignes de front de la guerre. Lorsque vous essayez de suivre des centaines de vos amis pour vérifier s’ils sont en sécurité, l’angoisse est la même. Il y en a plusieurs avec lesquels je n’ai pas eu de contact depuis plusieurs jours, qui sont toujours dans les banlieues de Kiev lourdement touchées, et dont je ne sais pas comment ils vont. Vous avez donc cette anxiété et une sorte d’horreur existentielle tous les jours quand vous recevez les nouvelles. J’ai des amis d’amis qui ont déjà été tués. Et l’un des pires sentiments est de savoir que, même si nous évitons un scénario catastrophe comme la guerre nucléaire, il semble que nous nous dirigeons vers un conflit prolongé, dans lequel de nombreuses personnes seront arrachées de leurs maisons et dispersées partout. C’est un sentiment sombre.

 

Shaun Matsheza – C’est une situation terrible, terrible. Je comprends qu’il est très difficile pour quiconque, à l’heure actuelle, de déterminer exactement quelle pourrait être la stratégie de la Russie. Mais où pensez-vous que cela mène ?

Denys Gorbach – Eh bien, je ne suis pas un analyste militaire, mais d’après ce que je vois, nous ne devrions pas compter sur des concessions significatives de la part de Zelensky. Non pas parce qu’il est un super-héros comme le dépeint la presse occidentale aujourd’hui, mais parce qu’il n’a tout simplement pas le choix. Même s’il devait accepter une concession importante pour mettre fin à la guerre, il y a un risque énorme qu’il soit déposé par un coup d’État nationaliste. Il a visiblement fait le choix d’être déposé, si nécessaire, par une force d’occupation plutôt que par ses concitoyens ukrainiens. De même, il semble que Poutine se soit mis dans une situation où, s’il recule, son pouvoir interne sera compromis. Pour l’instant, je ne vois aucun signe de désescalade du conflit.

 

Shaun Matsheza – Êtes-vous d’accord, Denis ?

Denis Pilash – Eh bien, oui, je ne suis pas non plus un analyste militaire, mais d’après ce que nous avons vu cette dernière semaine, l’invasion russe a vraiment été un désastre en termes de préparation. On dirait qu’ils avaient prévu une guerre éclair en douceur, la prise des grandes villes en quelques jours et l’accueil des libérateurs. Au lieu de cela, il y a beaucoup de problèmes de logistique et ils ont été confrontés à un rejet total de la part de la population dans toutes les régions qu’ils ont saisies. Il y a de grands rassemblements contre l’occupation russe et la majorité des autorités locales refusent de collaborer avec les forces d’occupation. Elles ont donc clairement fait un mauvais calcul et ne semblent pas avoir de plan B clair. Et cela nous amène au danger d’une guerre prolongée où Poutine ne se retirera pas sans concessions significatives et où Zelensky et l’Ukraine n’ont pas d’autre option que de résister.

Les autorités ukrainiennes disent qu’elles essaient de trouver une voie vers un cessez-le-feu, mais on ne s’attend pas à grand-chose car la Russie s’en tient toujours à ses exigences initiales. Certaines nouvelles sont très confuses. Par exemple, des rumeurs affirment que la Russie va faire revenir le président déchu Ianoukovitch, qui est devenu la risée de presque tout le monde en Ukraine et qui est profondément méprisé. Si c’est le cas, la Russie n’a aucun rapport avec la réalité. C’est pourquoi il est assez difficile de faire un pronostic.

 

Shaun Matsheza – Alors, dans la situation actuelle, que peuvent faire les gens ? Il semble malheureusement qu’il y ait beaucoup de divisions à gauche sur la façon de réagir. A quoi ressemble la solidarité ?

Denys Gorbach – Eh bien, en termes de division, il y a par exemple ce qu’on appelle le campisme, qui trouve ses racines dans la guerre froide, lorsqu’une partie importante de la gauche occidentale soutenait l’Union soviétique. Quelle qu’ait été sa logique dans le passé, c’est une aberration aujourd’hui, alors que la Russie est clairement un pays capitaliste dont le leader, Poutine, est un anticommuniste explicite qui fulmine en disant qu’il déteste Lénine et les bolcheviks pour avoir détruit le précieux Empire russe. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, les descendants des campistes croient que les années 70 sont toujours là, ce qui nous amène à cette triste situation où une partie de la gauche mondiale soutient toute personne anti-américaine, surtout s’il s’agit de la Russie, qui est d’une manière ou d’une autre toujours associée à l’Union soviétique, au communisme et aux ours.

Je pense que c’est le bon moment pour que tous les membres de la gauche mondiale repensent leur analyse. Un bon point de départ serait de refuser tout parti pris géopolitique dans l’analyse des événements qui se déroulent en dehors de son propre pays. Trop souvent, dans l’analyse de la gauche, seuls l’OTAN ou Poutine se voient attribuer un rôle, mais les dizaines de millions de personnes vivant en Ukraine se voient refuser ce rôle. Nous devons nous rappeler que les Ukrainiens ne sont pas seulement des personnes, ils sont en fait vos camarades de classe. La plupart d’entre eux sont des hommes et des femmes qui travaillent, qui partagent beaucoup de soucis quotidiens et qui méritent d’être pris en compte lorsque vous formulez vos positions.

Denis Pilash – Oui, je suis tout à fait d’accord. Les Ukrainiens ne sont pas seulement des pions sur un échiquier géopolitique. Tout comme notre compréhension de la corruption de l’administration Abbas et de la nature d’extrême droite du mouvement Hamas ne devrait pas être un obstacle pour entendre la détresse du peuple palestinien. De même, invoquer l’extrême droite ukrainienne ou la corruption et les oligarques ukrainiens ne devrait pas être un obstacle à la solidarité des gens avec les victimes directes des bombes russes et de l’impérialisme russe, ainsi qu’avec les victimes des oligarques et de l’extrême droite.

Nous devons nous concentrer sur les besoins des populations de tous ces pays et non sur des abstractions. Toutes ces discussions sur les « préoccupations légitimes de sécurité » de la Russie, par exemple. Avons-nous parlé des préoccupations légitimes des États-Unis en matière de sécurité, concernant Cuba ou la Grenade ? Ces « préoccupations de sécurité » donnent-elles à une puissance impériale le droit d’intervenir et de procéder à cette agression ? Bien sûr que non. Vous devez donc appliquer ce même principe à l’Ukraine et à tous les autres pays touchés par l’impérialisme.

Et je dois aussi dire que c’est exaspérant de voir le retour de ce campisme. Dans les années 1990 et au début des années 2000, je pense que la grande majorité de la gauche internationale était critique à l’égard des guerres d’Eltsine et de Poutine en Tchétchénie, et ne se faisait aucune illusion sur le jeu de grande puissance de la Russie pour rétablir sa sphère d’influence. Mais miraculeusement, sans même que le Kremlin ne fasse de gros efforts, leur propagande a été acceptée par une partie de la gauche, même si le gouvernement russe travaille aussi volontiers avec l’extrême droite européenne et les forces ultra-conservatrices.

Pendant ce temps, les États d’Europe centrale et orientale sont parfois même rejetés comme n’étant pas de véritables États, traités comme des nations sans histoire, comme des peuples de seconde zone.

 

Shaun Matsheza – Quel type de soutien les forces progressistes peuvent-elles apporter au peuple ukrainien ? Est-il juste que la gauche s’allie aux demandes de soutien militaire ?

Denys Gorbach – C’est une question difficile pour la gauche, comment soutenir tout ce qui est lié à l’armée. Personnellement, j’aime la position de Gilbert Achcar, un chercheur de Londres, qui appelle à une position anti-impérialiste radicale, qui selon lui devrait consister à s’opposer à une zone d’exclusion aérienne et à des propositions similaires, car cela conduirait à un affrontement militaire direct entre les grandes puissances impérialistes et à une possible guerre nucléaire mondiale totale. Mais d’un autre côté, cela vaut la peine de soutenir les livraisons d’armes à un petit pays qui tente de se défendre contre une attaque impérialiste, comme cela s’est produit au Vietnam ou en Corée qui ont bénéficié d’une aide militaire importante de la part de la Chine et de l’Union soviétique.

Denis Pilash – Oui. Il y a une grande tradition historique de soutien aux guerres des peuples dans les petits pays qui sont attaqués ou opprimés par les grandes puissances impériales. Cela fait partie intégrante des projets politiques de gauche depuis le 19e siècle, depuis le soutien de la Première Internationale aux luttes polonaises et irlandaises, etc. et plus tard avec le soutien à la décolonisation de nombreux pays.

Si vous avez encore des réserves en raison de considérations ou de convictions différentes ou de croyances pacifistes strictes qui vous empêchent de soutenir l’aide militaire ou la résistance militaire, il existe encore de nombreuses façons de soutenir la population civile, notamment l’aide humanitaire et le soutien à la résistance non violente dans les villes et villages occupés. Il existe un large éventail d’actions qui peuvent être entreprises par chaque personne, organisation ou mouvement.

 

Shaun Matsheza – En tant que Zimbabwéen et membre de réseaux africains, je vois beaucoup de commentaires sur la façon dont le conflit ukrainien est rapporté et expliqué au monde, ce qui est très différent des autres conflits. Nous voyons également des images d’étudiants africains réfugiés traités différemment des autres réfugiés ukrainiens, des rapports sur le racisme, la discrimination pour monter dans le train, etc. Quel serait votre message aux personnes qui ne sont pas européennes, qui ne sont pas investies dans la dynamique européenne, mais qui veulent vraiment faire partie du mouvement pour la paix au niveau mondial ?

Denys Gorbach – Il y a cette expression inventée par un de nos collègues qui a appelé l’Ukraine le pays le plus au nord du Sud global. Je pense que c’est juste, surtout si vous regardez la situation macroéconomique et les tendances démographiques. Cela se traduit par une racialisation des Ukrainiens si l’on considère que le racisme est une question de rapports de force. Bien sûr, nous passons pour des Blancs en termes de couleur de peau, et nous sommes certainement Blancs en Ukraine dans nos interactions avec les personnes racialisées locales telles que les Roms ou les étudiants noirs. Mais en Europe occidentale, mon statut social chute dès que j’ouvre la bouche pour révéler mon accent slave. Cependant, à cause de la guerre, les Ukrainiens sont devenus en quelque sorte « blanchâtres » pour l’Occident et presque humains en termes de traitement.

Ce regard raciste, cette idéologie qui privilégie l’Europe et mesure la qualité des gens en fonction de leur proximité avec cette idée d’Europe occidentale est malheureusement aussi très répandue en Ukraine. Les incidents racistes à la frontière doivent être condamnés. Nous assistons à une discrimination non seulement en fonction de la couleur de la peau, mais aussi de la couleur du passeport. Par exemple, les réfugiés de Biélorussie font également l’objet de discriminations, même s’ils ont fui en Ukraine pour échapper au régime, mais ils sont accusés de faire partie du régime.

Le bon côté des choses, c’est que nous avons vu qu’il était possible d’établir des conditions plus ou moins décentes pour les réfugiés fuyant une guerre dans un pays non industrialisé. Je pense donc qu’il s’agit d’un bon précédent sur lequel nous pouvons nous appuyer pour demander que le même type de régime juridique et le même niveau de solidarité soient étendus aux réfugiés venant de toutes les autres parties du monde. Nous méritons tous le même type de traitement.

Denis Pilash – Même dans le cadre de ce traitement préférentiel des réfugiés ukrainiens, il y a déjà des rapports sur certains réfugiés qui sont exploités ou discriminés en Europe. Nous devons également mettre en avant ceux qui sont dans les positions les plus vulnérables, comme les citoyens étrangers ou les personnes sans citoyenneté ou les minorités discriminées, comme les Roms. J’espère que la situation en Ukraine sera le point de départ d’une discussion plus large sur la manière de traiter les personnes qui fuient et demandent l’asile de manière beaucoup plus humaine.

Je tiens également à dire que les gens de gauche ne doivent pas penser que si des gens sont bien traités et félicités par des personnes telles que Boris Johnson, ils ne sont pas nos amis. Que leurs amis doivent être nos ennemis. Nous devons comprendre que des personnalités telles que Johnson, Erdogan et d’autres qui se présentent comme de grands défenseurs de l’Ukraine utilisent cette situation de manière cynique et ne sont pas de véritables amis du peuple ukrainien.

Il est très symbolique que, juste avant l’invasion russe, nous ayons reçu une délégation de syndicalistes et de politiciens britanniques de gauche qui se sont entretenus avec des personnes sur le terrain – des militants des syndicats et des groupes de défense des droits de l’homme, des mouvements féministes – et ont montré leur solidarité face à une véritable agression. Vous n’avez pas eu une telle réponse de la part de la droite ou du centre libéral. Il s’agissait d’un véritable soutien de la base entre les exploités de la classe ouvrière, les opprimés et les exclus, confrontés aux mêmes systèmes d’exploitation, de discrimination et d’exclusion. C’est pourquoi nous avons besoin de cette solidarité au niveau des personnes, et pas seulement de cette fausse solidarité au niveau des gouvernements.

 

Shaun Matsheza – Un dernier mot ou message ?

Denys Gorbach – Je pense que ces tristes circonstances montrent qu’il est grand temps de construire une solidarité pratique qui soit anticapitaliste, anti changement climatique et anti militariste. Nous avons besoin concrètement de joindre ces trois agendas dans un mouvement qui peut se lever aujourd’hui contre la guerre, ainsi que contre l’impérialisme qui détruit notre planète.

Denis Pilash – J’espère qu’en faisant des demandes spécifiques à la situation ukrainienne, nous pouvons aussi aller vers quelque chose de plus global. Ainsi, lorsque nous parlons de soutien et d’aide aux réfugiés ukrainiens, notre demande s’étend aux réfugiés du monde entier. Si nous demandons l’annulation de la dette extérieure ukrainienne, cela inclut la question de l’endettement de la majorité des pays, en particulier des pays les plus pauvres. Si nous demandons la saisie des avoirs des oligarques russes et peut-être aussi ukrainiens pour les utiliser dans la reconstruction de l’Ukraine, nous ouvrons aussi la question des échappatoires fiscales utilisées partout par la classe capitaliste mondiale pour stocker ses avoirs. Si nous demandons l’arrêt de l’approvisionnement en pétrole et en gaz de la Russie, nous devrions également l’étendre à des États tels que l’Arabie saoudite et sa guerre criminelle au Yémen. Ce sont tous des empires de combustibles fossiles auxquels il faut mettre fin avec une reconstruction écosocialiste du système mondial.

Ainsi, chaque petit problème fait partie d’une discussion plus large. C’est pourquoi il est important d’avoir cette solidarité et cet échange entre les peuples de différentes régions, qui sont tous affectés par les mêmes problèmes, même s’ils sont confrontés à des dynamiques et des contextes spécifiques.


Traduction S. Prezioso pour Contretemps. 

Texte original paru le 11 mars 2022 sur https://www.tni.org/en/article/we-need-a-peoples-solidarity-with-ukraine

 

 

La traite des personnes, conséquence systémique d’un régime déficient

22 mars 2022, par CAP-NCS
En guise de présentation J’ai eu, depuis près de dix ans, le privilège de travailler directement avec des femmes migrantes de Montréal qui ont survécu à la traite et à (…)

En guise de présentation

J’ai eu, depuis près de dix ans, le privilège de travailler directement avec des femmes migrantes de Montréal qui ont survécu à la traite et à l’exploitation. La plupart d’entre elles sont des travailleuses domestiques migrantes, elles ont connu des conditions proches de la servitude domestique et du travail forcé. D’autres sont des étudiantes internationales, des travailleuses temporaires ou des demandeuses d’asile, qui ont été victimes d’exploitation et de sévices de la part de leur employeur, de leur famille élargie, d’une connaissance ou d’un amoureux. Ces situations les ont conduites à la perte de leur statut d’immigration. Leurs histoires et leurs expériences sont le sujet principal de cet article. En tant qu’immigrante et colonisée, je m’en voudrais de ne pas reconnaître le rôle joué par le colonialisme dans le traitement des peuples autochtones au Canada. L’absence d’exemples de leur vécu dans ce texte ne vise pas à minimiser cette réalité, mais reflète plutôt mes expériences personnelles dans le secteur communautaire des droits des migrants et migrantes et en tant que membre de la diaspora philippine à Montréal. En effet, la traite et l’exploitation des migrants – et en particulier celles des femmes migrantes racisées – font partie du projet colonial permanent du Canada et sont directement liées au traitement et aux conditions des femmes et des filles autochtones.

En accompagnant de nombreuses migrantes dans leurs efforts pour obtenir des droits fondamentaux, j’ai constaté de visu que le Canada ne parvient pas à faire respecter les droits des migrantes victimes de traite ni à leur offrir un soutien adéquat à la suite de tels sévices. Si chaque expérience de traite est unique, les conditions sociales sous-jacentes aux violations de droits qui permettent à de nombreuses femmes migrantes racisées d’être exploitées et maltraitées au Canada se ressemblent. Les survivantes de la traite ont généralement subi de multiples formes de discrimination et de violence, qui créent ensemble ce qu’on appelle fréquemment le « spectre de l’exploitation[1] ». Ce spectre renvoie à toute une série d’abus, y compris des conditions de travail dangereuses et des violations du Code criminel ainsi que des droits de la personne. Cela englobe des actes tels qu’un traitement inégal ou dégradant, des conditions de travail abusives et dangereuses, du harcèlement, de la séquestration, des agressions, de la violence sexuelle, etc., ce qui peut s’apparenter, finalement, à de la traite.

Dans cet article, je partage certaines de mes observations sur la base du principe que les violations des droits de la personne constituent à la fois une cause et une conséquence de la traite des êtres humains. Par exemple, les femmes racisées sont souvent criminalisées par les autorités policières et exclues des programmes sociaux, faute d’un statut d’immigration. Je soutiens également que nous devons avoir une compréhension plus globale de la traite au Canada dans un cadre axé sur les droits de la personne et sur le vécu des survivantes. Cela inclut le développement d’une voie directe vers le statut de résidence permanente pour les migrantes victimes de la traite. En outre, nous devons nous concentrer sur les causes profondes de la traite, liée à d’autres formes de violence et d’abus systémiques auxquels font face les communautés racialisées du pays.

Criminalisation du statut d’immigration précaire

Au Canada, la traite des personnes est d’abord et avant tout perçue comme une question de criminalité et de sécurité nationale[2]. Pour cette raison, les initiatives de « lutte contre la traite » visent principalement à sévir contre des actes criminels individuels plutôt qu’à soutenir les survivantes ou à s’attaquer aux conditions sociales qui créent des situations d’exploitation. Ce contexte est particulièrement problématique pour les femmes migrantes à statut précaire qui, même après avoir subi une exploitation et une violence très graves, sont souvent traitées comme des criminelles plutôt que comme des êtres humains ayant des droits.

Cela est illustré par le cas de Sara[3] que j’ai d’abord rencontrée dans un centre de détention pour personnes immigrées. Elle était arrivée au Canada comme étudiante internationale. Aux prises avec une grande précarité financière, elle s’était jointe à une agence d’escortes et avait été exploitée par un homme pendant un peu plus d’un an. Son expérience dans l’industrie du sexe a pris fin lorsqu’elle a été arrêtée par la police, envoyée en détention pour violation des conditions de son permis de travail, accusée de plusieurs infractions pénales liées à la prostitution et à la traite des personnes. Pendant 16 mois, Sara a été détenue soit dans un centre de détention pour migrants, soit en prison, sans faire l’objet de poursuites. Finalement, les accusations retenues contre elle ont été abandonnées lorsqu’elle a accepté de témoigner contre l’homme qui l’exploitait; ensuite, elle a été libérée dans la communauté à certaines conditions.

Importante car attendue depuis longtemps, la libération de Sara a soulevé une foule de nouveaux défis pour elle. Sans statut, elle n’avait ni le droit d’accéder à des soins de santé ni à de l’aide financière. Elle n’avait pas d’endroit où vivre, pas de documents d’identité, pas d’argent, ni de téléphone, de vêtements d’hiver, ou d’autres produits de première nécessité. Sans permis de travail, elle ne pouvait pas trouver d’emploi. Elle n’avait pas d’amis dans le pays et aucun moyen de contacter sa famille, à qui elle n’avait pas parlé depuis plus de deux ans.

En tant que migrante racisée sans statut, Sara était traitée comme une criminelle même si elle ne risquait plus de poursuites pénales. Elle n’était plus emprisonnée mais devait vivre sous surveillance et dans la crainte d’être expulsée. Elle était un témoin clé dans les poursuites pénales engagées contre son trafiquant, mais son importante contribution n’avait pas été reconnue de manière pratique ou de façon à améliorer sa qualité de vie. Au lieu de cela, elle a dû compter sur de la « charité » et de la « gentillesse » pour survivre et répondre à ses besoins. Son droit de vivre dans la dignité, en sécurité, et de faire ses propres choix était limité par des lois restrictives sur l’immigration et par des programmes sociaux qui la considéraient comme une personne sans valeur et comme une étrangère.

Des cas comme celui de Sara montrent comment, au nom de la « sécurité publique et nationale », les migrantes et migrants à statut précaire paient un prix élevé pour leur situation d’exploitation. Le Canada prétend soutenir « l’autonomisation » des survivantes de la traite dans sa Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes, dont un pilier entier est consacré à la « protection des survivantes[4] ». Cependant, d’après mon expérience, on fait bien peu pour supprimer les nombreux obstacles bureaucratiques et administratifs qui empêchent les migrantes à statut précaire de satisfaire leurs besoins et de vivre dans la dignité. La perte du statut d’immigrant est l’une des conséquences les plus courantes de l’exploitation, et les trafiquants s’en servent souvent pour intimider et contraindre les migrantes. Cette tactique est efficace, puisque la criminalisation et la détention sont des risques très réels pour les migrantes racisées à statut précaire qui entrent en contact avec les forces de l’ordre.

La « victime parfaite »

La représentation répandue de la traite des personnes au Canada demeure un stéréotype centré sur le récit d’un sauvetage de la « victime parfaite[5] ». Ce stéréotype continue d’imprégner et d’influencer le discours social et politique dominant sur la traite. Il charrie un sous-texte de bienveillance et d’humanisme que le Canada ne prodigue généralement pas aux communautés migrantes ou racialisées.

En effet, une interprétation aussi étroite de ce qui constitue la traite, de ses conséquences et de ce qu’est une survivante porte gravement préjudice aux communautés migrantes. Elle crée des barrières importantes pour les migrantes racisées à statut précaire qui ne peuvent accéder à certains recours et ressources; loin d’être facilement accessibles, ces avantages exigent souvent un statut d’immigration légal. Cette vision exclut les nombreuses formes d’exploitation qui touchent les communautés vulnérables comme les travailleurs agricoles, les aides-soignantes et les autres travailleuses et travailleurs migrants ne correspondant généralement pas au moule de la « victime parfaite ». En outre, ce récit ignore le fait que de nombreuses migrantes victimes de la traite sont criminalisées en raison de leur propre exploitation. Il tend également à détourner l’attention des causes profondes de la traite des personnes, causes qui découlent des mêmes forces d’oppression et de violence systémique au cœur de nombreux autres problèmes de justice sociale.

Les causes profondes de la traite des personnes

Les moteurs de la traite se trouvent dans les inégalités structurelles. Il s’agit notamment de politiques et de lois adoptées au niveau des États, ainsi que des pratiques culturelles normatives qui empêchent certaines personnes d’exercer leurs droits et d’accéder aux ressources dont elles ont besoin et qu’elles méritent par ailleurs[6]. Les inégalités que doivent affronter les migrantes racisées à l’échelle mondiale ont été forgées par des formes contemporaines et historiques de colonialisme et de politiques économiques néolibérales, ce qui a entraîné une distribution extrêmement inégale de la richesse et des ressources. Cela permet de comprendre comment fonctionne la traite des personnes au Canada et à l’échelle internationale, particulièrement pour de nombreuses communautés autochtones et migrantes racisées du Sud.

Les femmes sont de plus en plus nombreuses à migrer pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, un phénomène que l’on appelle parfois la « féminisation de la migration[7] ». La migration forcée due à de mauvaises conditions de vie ou à d’autres situations dangereuses présente également des risques pour la santé, la sécurité et le bien-être[8]. La demande mondiale de services bon marché, associée à une extrême précarité économique, pousse souvent les femmes à rechercher de meilleures conditions de subsistance à l’étranger.

Cependant, la plupart des emplois offerts aux migrantes racisées sont des emplois « sales, dangereux et dégradants[9] » ; en d’autres termes, il s’agit d’emplois qui ont peu de valeur sociale, mal rémunérés et susceptibles d’exposer les femmes migrantes à des pratiques d’exploitation ou de discrimination, comme dans le cas du travail domestique ou du travail de soignante[10].

Le spectre de l’exploitation

En outre, les femmes migrantes racisées sont souvent considérées comme des travailleuses recherchées, parce que les personnes et les institutions du Nord sont convaincues qu’elles sont « moins chères, plus travaillantes et soumises[11] ». La perception problématique comme quoi les femmes migrantes accepteraient des conditions d’emploi et de vie inférieures aux normes ouvre la voie à l’exploitation et à la traite. Cette perspective est également ancrée dans les lois canadiennes sur l’immigration, qui appliquent un programme économique néolibéral visant à répondre aux besoins à court terme du marché du travail et qui traitent les migrants comme une source de main-d’œuvre bon marché et jetable. L’exploitation est en outre facilitée par des politiques d’immigration intrinsèquement dommageables, comme le système de « permis de travail fermé » qui lie le statut d’immigration d’une personne à une tierce partie, comme un employeur ou un conjoint.

Il est bien connu que les programmes utilisant des permis de travail fermés, comme le Programme des travailleurs étrangers temporaires ou le Programme des aides familiaux résidants (aujourd’hui aboli), ont donné lieu à de nombreux abus de la part des employeurs[12]. Ce sont les membres les plus marginalisés des communautés migrantes qui font les frais de ces politiques et pratiques d’exploitation ; et les migrantes racisées sont touchées de façon disproportionnée[13]. Les nombreuses travailleuses et travailleurs domestiques migrants que j’ai côtoyés à Montréal ont été victimes de graves violations des droits de la personne et d’autres types de sévices qui s’inscrivent dans le « spectre de l’exploitation ». De plus, ces personnes passent continuellement à travers les mailles des recours juridiques et des programmes sociaux conçus pour aider les personnes vulnérables, ce qui rend leurs problèmes invisibles.

Vers une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et le vécu des survivantes

Adopter une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et sur les survivantes signifie prévenir l’exploitation en rendant notre société plus juste et équitable. Pour faire respecter les droits des migrantes racisées, il faut modifier les institutions et les pratiques qui maintiennent l’inégalité structurelle.

En plaçant la « sécurité nationale » au-dessus de la protection du droit individuel à la sécurité et à la justice, nous laissons sur le pavé les migrantes racisées. Cette approche basée sur « la loi et l’ordre » fait du tort aux survivantes, ne contribue guère à prévenir la traite de celles-ci et peut même les exposer à une exploitation supplémentaire si elles sont expulsées vers leur pays d’origine. Il faut en finir avec les « récits de sauvetage », ne plus mettre l’accent sur le « crime » et les « frontières violées », mais sur les conditions dans lesquelles les migrantes sont forcées d’arriver et de vivre au Canada[14].

En outre, l’absence de protections juridiques significatives en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et l’absence de voie directe vers un statut permanent constituent un obstacle important pour les personnes migrantes victimes de la traite qui cherchent à obtenir réparation ainsi qu’un moyen de stabiliser leur vie après l’exploitation. Plus précisément, le principal outil permettant à ces migrants de régulariser leur statut d’immigration – le permis de séjour temporaire pour les victimes de la traite des personnes (PST-VTP) – reste un mécanisme discrétionnaire et faible pour soutenir certaines et certains membres les plus vulnérables de notre société. L’utilisation incohérente de ce permis reflète la façon dont les migrantes victimes de la traite sont souvent traitées : avec suspicion, et comme si elles étaient des menaces potentielles à la sécurité publique, plutôt que comme des personnes ayant des droits et des motifs légitimes de rester au Canada.

Le Canada s’est engagé à reconnaître et à faire respecter les droits établis en vertu de divers traités internationaux sur les droits, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Plusieurs militants affirment que pour honorer ses engagements, le Canada doit offrir à toutes et à tous, y compris aux migrantes et migrants sans statut, un accès égal aux droits civils, politiques, économiques et socioculturels. Dans cette optique, le statut d’immigrant ne devrait pas constituer un obstacle à l’exercice, par les migrants, de leurs droits les plus fondamentaux au Canada.

Les points de départ pour l’adoption d’une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et des survivantes comprennent l’abolition des permis de travail « fermés » qui lient les individus à un seul employeur ; la création d’une politique d’immigration équitable qui permet une immigration permanente pour les personnes de tous les horizons, y compris les survivantes de la traite ; la fin de la détention des immigrantes et immigrants ; et pour finir, des investissements conséquents dans des initiatives communautaires axées sur l’élimination des inégalités structurelles et de la violence systémique.

Il est grand temps que le Canada traite les survivantes de la traite et les communautés de migrants avec le respect et la dignité qu’elles et ils méritent. Les migrantes victimes de la traite des personnes ne sont pas des « autres ». Elles sont membres de nos communautés, et leurs droits, leur bien-être sont directement liés aux nôtres.

Leah Woolner est coordonnatrice bilingue du Réseau des femmes et chercheuse associée à l’Université McGill.


  1. Klara Skrivankova, Between decent work and forced labour : examining the continuum of exploitation, York (Angleterre), Fondation Joseph Rowntree, 2010.
  2. Estibaliz Jimenez, « La criminalisation du trafic de migrants au Canada », Criminologie, vol. 46, n° 1, 2013.
  3. Pseudonyme utilisé pour protéger l’identité de cette personne.
  4. Sécurité publique Canada, Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes 2019-2024, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2019, <www.passengerprotect-protectiondespassagers.gc.ca/cnt/rsrcs/pblctns/2019-ntnl-strtgy-hmnn-trffc/2019-ntnl-strtgy-hmnn-trffc-fr.pdf>.
  5. Voir Jayashri Srikantiah, « Perfect victims and real survivors. The iconic victim in domestic human trafficking law », Boston University Law Review, vol. 87, n° 1, 2007, p. 157.
  6. Laura Barnett, La traite des personnes, Publication n° 2011-59-F, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, 2011, révisé 2016, < https://lop.parl.ca/staticfiles/PublicWebsite/Home/ResearchPublications/BackgroundPapers/PDF/2011-59-f.pdf>.
  7. Paulina Lucio Maymon, « The feminization of migration. Why are women moving more ? », Cornell Policy Review, 5 mai 2007, <http://www.cornellpolicyreview.com/the-feminization-of-migration-why-are-women-moving-more/>.
  8. Cathy Zimmerman et Rosilyne Borland, Caring for Trafficked Persons. Guidance for Health Providers, Organisation internationale pour les migrations, 2009. <https://publications.iom.int/system/files/pdf/ct_handbook.pdf>.
  9. En anglais, on parle des emplois « 3-D » : dangerous, dirty, degrading ou difficult.
  10. Manolo I. Abella, « Migrant workers’ rights are not negotiable », dans Migrants Workers, Labour Education 2002/4 n° 129, Organisation internationale du travail, 2002, <https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_dialogue/—actrav/documents/publication/wcms_111462.pdf>.
  11. Ibid.
  12. Fay Faraday, Made in Canada. How the Law Constructs Migrant Workers’ Insecurity, Toronto, Metcalf Foundation, septembre 2012.
  13. Jacqueline Oxman-Martinez, Andrea Martinez et Jill Hanley, « Trafficking women : gendered impacts of canadian immigration policies », Journal of Migration and Integration, vol. 2, n°  3, 2001, p. 297-313.
  14. Jennifer K. Lobasz, « Beyond border security : feminist approaches to human trafficking », Security Studies, vol. 18, n° 2, 2009, p. 319 – 344.

 

Même si la Russie capture Kiev, Poutine a déjà été vaincu après avoir déclenché une guerre impossible à gagner

21 mars 2022, par CAP-NCS
Les chars et l’artillerie russes se déploient pour attaquer Kiev et Kharkiv, mais, même s’ils réussissent à capturer les villes, cela ne changera rien au fait que la Russie a (…)

Les chars et l’artillerie russes se déploient pour attaquer Kiev et Kharkiv, mais, même s’ils réussissent à capturer les villes, cela ne changera rien au fait que la Russie a déjà été vaincue dans la guerre en Ukraine .

Le président Vladimir Poutine a lancé une guerre qu’il ne pourrait jamais gagner contre 44 millions d’Ukrainiens soutenus par les États-Unis et l’Europe dans l’attente folle que sa campagne militaire serait une promenade de santé. Ce faisant, il a uni le reste de l’Europe contre la Russie, forçant l’Allemagne, la France et l’Italie à s’aligner sur les États-Unis et la Grande-Bretagne, plus radicaux, à un degré jamais vu, même au plus fort de la guerre froide contre l’Union soviétique.

Mais la nature et le moment de la défaite russe restent d’une importance cruciale car la Russie reste une superpuissance nucléaire , techniquement capable de tuer une grande partie de la population de la planète. Si la guerre en Ukraine se poursuit pendant longtemps, il est trop facile de voir comment la guerre russe en Ukraine pourrait dégénérer en un conflit conventionnel contre l’OTAN, puis basculer dans un échange nucléaire.

La faiblesse même de Moscou exposée au cours de la semaine dernière rend plus probable qu’elle considérerait l’option nucléaire comme la seule carte de grande valeur qui lui reste face aux forces supérieures de l’OTAN. De plus, les erreurs de jugement paranoïaques de Poutine suggèrent que ses décisions sur le déploiement d’armes nucléaires pourraient être tout aussi irrationnelles.

La guerre nucléaire est peut-être encore une perspective lointaine, mais elle est plus proche qu’elle ne l’était il y a une semaine. Cela rend une sortie diplomatique de la crise ukrainienne particulièrement attrayante plutôt que de la laisser s’aggraver encore, même si l’issue finale ne fait aucun doute. La Chine – dernier allié important de la Russie, quoique de plus en plus éloigné – dit, après des discussions avec l’Ukraine, qu’elle est prête à aider à négocier un cessez-le-feu. Il s’est abstenu plutôt qu’il n’a opposé son veto à la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant l’invasion et s’est dit « extrêmement préoccupé par les dommages causés aux civils ». La Chine semble avoir été prise par surprise par l’invasion elle-même, ridiculisant les avertissements occidentaux et n’évacuant pas les citoyens chinois.

Il y aura un élément d’autoprotection dans la position chinoise. Ils ne voudront pas être entachés par les conséquences de l’erreur directe de Poutine ou devenir la cible de sanctions.

La Russie et l’Ukraine ont eu un cycle de négociations et ont toutes deux déclaré qu’elles étaient disposées à participer à un autre mercredi. Le président Volodymyr Zelensky dit que les bombardements devront cesser avant qu’il y ait des négociations, mais la probabilité est une escalade et non une désescalade.

Non seulement les bombardements ne s’arrêtent pas, mais ils deviennent de plus en plus intenses. La Russie semble planifier des assauts militaires traditionnels sur Kiev et Kharkiv, en utilisant des chars et de l’infanterie soutenus par la puissance de feu de l’artillerie et des frappes aériennes. Les Russes diront probablement aux civils de partir avant qu’ils n’attaquent ou ne soient traités comme des combattants.

Si cela se produit, cela pourrait déclencher un exode massif qui sauvera des vies, mais en même temps paralysera les villes ukrainiennes en tant que centres politiques, administratifs, commerciaux et informationnels. C’était le schéma des sièges en Syrie, en Irak, au Liban et à Gaza au cours des 40 dernières années, quelle que soit la nationalité de l’armée assiégeante.

La Russie paiera inévitablement un lourd tribut pour ce style de guerre brutal, car chaque civil tué ou blessé dans un bombardement sera photographié sur une caméra de téléphone portable et les atrocités seront diffusées dans le monde entier. Cela renforcera encore le statut de paria de la Russie et rendra les négociations plus difficiles.

Même si les principales villes ukrainiennes tombent, la résistance se poursuivra dans le reste du pays, et il est peu probable que l’armée russe ait les effectifs nécessaires pour la réprimer.

Un problème pour accepter un cessez-le-feu est que le plan d’invasion de Poutine n’avait de sens que si les troupes russes étaient accueillies à bras ouverts par la population ukrainienne. Comme on pouvait s’y attendre, cela ne s’est pas produit, mais Poutine a fait des demandes maximalistes équivalant à la reddition inconditionnelle du gouvernement ukrainien, dénoncé par Poutine comme « néo-nazis », et pour que l’armée ukrainienne remette ses armes. Des demandes moindres auraient pu inclure une promesse de l’Ukraine de ne pas rejoindre l’OTAN et de reconnaître l’annexion de la Crimée.

Il est donc difficile pour Poutine de se retirer simplement sans atteindre aucun de ses objectifs en Ukraine et après avoir payé un lourd tribut en sanctions, qui étrangleront l’économie russe pour les années à venir. L’une des principales raisons de l’arrivée au pouvoir de Poutine était qu’il semblait garantir que la crise financière russe d’août 1998 ne se reproduirait pas, pourtant près d’un quart de siècle plus tard, c’est exactement ce qu’il a assuré.

Il sera venu à l’esprit de nombreux Russes en privé que tout accord de paix mettant fin à cette guerre serait moins préjudiciable à la Russie si Poutine ne détenait plus le pouvoir au Kremlin. Mais se débarrasser de lui après 22 ans est une autre affaire. Saddam Hussein s’est accroché en tant que dirigeant irakien pendant 13 ans après son invasion calamiteuse du Koweït en 1990, qui est l’épisode de l’histoire moderne qui ressemble le plus à la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine.

 

 

Un premier hommage à Pierre Beaudet

21 mars 2022, par CAP-NCS
Pierre était un ami, un camarade, un frère. Pierre est toujours présent et l’avenir sera marqué par ce tout qu’il a apporté. En préparant ce premier hommage, il y a tellement (…)

Pierre était un ami, un camarade, un frère. Pierre est toujours présent et l’avenir sera marqué par ce tout qu’il a apporté. En préparant ce premier hommage, il y a tellement de souvenirs qui me remontent en mémoire ! Je vais commencer par quelques retours et j’y reviendrai dans les différentes manifestations d’hommages qui lui seront rendus.

Pierre était un roc sur lequel on pouvait s’appuyer. Un roc plein d’humour et d’humanité. Il aimait la vie et la révolution. Rêver et travailler à faire vivre la révolution n’est-ce pas le meilleur moyen d’aimer la vie en oeuvrant à construire un monde plus juste et plus fraternel ?

Dans les années 1980, Marc Mangenot nous apprend qu’un lieu de résistance, une librairie de Montréal, est interdite et va fermer. Le cedetim exprime sa solidarité. Nous faisons la connaissance d’un jeune homme engagé dans le mouvement indépendantiste radical québécois et très attentif aux revendications des peuples premiers du Canada. C’est la première rencontre avec Pierre Beaudet. Commence alors une amitié de quarante ans qui ne se démentira jamais.

Pierre rappellera son parcours dans On a raison de se révolter, une chronique des années 1970. Il raconte les deux pôles de son engagement, d’un côté la transformation radicale de la société québécoise et de l’autre les mouvements révolutionnaires dans le monde. En 1994, il participe à la création d’Alternatives avec la détermination de créer une association radicale construite à partir d’un mouvement large. Il s’agit de démontrer dans la pratique qu’on peut ne pas se laisser entraîner par certaines des dérives de l’ongéisation tout en pratiquant une ouverture qui permet d’appuyer les mouvements qui défendent des perspectives radicales en matière de défense des droits fondamentaux. C’est l’émergence des mouvements sociaux et politiques qui, sans être des partis politiques, renouvellent l’engagement politique à partir des luttes sociales, politiques et idéologiques. C’est aussi l’ouverture vers les mouvements syndicaux, ouvriers, salariés et paysans, les peuples autochtones, les mouvements des pays du Sud qui s’élargira aux nouvelles radicalités, au féminisme et aux mouvements de genre, à l’écologie et au climat, à la lutte antiraciste et contre les discriminations. C’est l’invention d’une nouvelle culture de l’émancipation.

Pierre va s’engager dans les débats sur le développement à partir d’une démarche critique. Il combinera les approches de l’engagement politique radical avec la pratique dans la conduite de programmes d’action, de la recherche théorique, de l’enseignement. Il inscrira cet engagement dans la discussion critique sur le développement en mettant en avant les grands enjeux de la solidarité et de la coopération internationale. Il analysera les effets négatifs de la mondialisation et soutiendra les pratiques d’autonomie en Afrique, en Amérique Latine et en Asie. Il appuiera directement les actions de mouvements dans de nombreux pays, en Angola, au Brésil, en Inde, au Pakistan, en Afrique du Sud, en Palestine, au Niger, … Chaque fois qu’un mouvement défend son autonomie et s’inscrit dans la défense des droits fondamentaux, il cherchera, à partir de la camaraderie avec les animateurs de ces mouvements, de réunir les moyens pour les renforcer et les faire reconnaître.

Alternatives et le cedetim s’engagent dans une longue histoire commune. D’abord dans le soutien aux mouvements des peuples des pays du Sud. Ensuite, dans l’émergence du mouvement altermondialiste avec les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel, contre les politiques des institutions internationales, le FMI, la Banque Mondiale, puis l’OMC. Nous apprendrons beaucoup de choses d’Alternatives. De la longue lutte contre la Zone de Libre échange des Amériques qui commencera dès 1994 jusqu’aux grandes mobilisations de 2001. Et de manière plus directe avec l’expérience internationaliste d’Alternatives, notamment son programme de volontaires qui nous servira à définir le lancement d’Echanges et Partenariats.

En 1998, avec Pierre, nous travaillons à Bruxelles, avec Samir Amin et François Houtard, pour lancer le Forum Mondial des Alternatives, le FMA. Le FMA participera en janvier 1999 au Contre-Sommet de Davos avec quelques organisations, notamment Attac, la KTCU de Corée du Sud, le MST Brésilien, des paysans burkinabés, des femmes québécoises. Ce Contre-Sommet précédera les manifestations contre l’OMC à Seattle en décembre 1999. Et précédera le premier FSM à Porto-Alegre en janvier 2001.

A partir de 2001, l’altermondialisme ouvre une nouvelle période de rencontres et de visibilité internationaliste. C’est le début des Forums sociaux à Porto Alegre en 2001. Dans le même temps, le mouvement québécois joue un rôle majeur dans les mobilisations qui auront raison de la Zone de libre échange des Amériques. Pierre et Alternatives Montréal jouent un rôle de premier plan dans la succession des forums sociaux, à Porto Alegre (2001, 2002, 2003, 2005), Mumbaï (2004), Bamako (2006), Caracas (2006), Karachi (2006), Nairobi (2007), Belem (2009), Dakar (2011), Tunis (2013, 2015), Montréal (2016), Salvador de Bahia (2018).

Pierre et Alternatives Montréal, avec le Cedetim-IPAM à Paris proposent de construire Alternatives International, Alterinter, avec des mouvements luttant contre les injustices sociales, le néolibéralisme, l’impérialisme et la guerre. On y retrouve Alternatives citoyens Niger à Niamey, Alternatives Asie à New Delhi, Alternatives Information Center à Jérusalem, Alternatives Terrazul à Fortaleza, le Forum des Alternatives Maroc à Rabat, Teacher Creative Center à Ramallah, Un Ponte Per à Rome.

La crise financière de 2008 interpelle le mouvement des Forums sociaux mondiaux. Il est clair qu’il s’agit d’une rupture. Le Forum de Belém est l’apogée du processus des FSM. Les mouvements porteurs de nouvelles radicalité émergent dans le Forum. Le mouvement paysan, le mouvement féministe, les peuples autochtones, les mouvements antiracistes et contre les discriminations, les migrants mettent en avant l’hypothèse d’une crise de civilisation, de la civilisation qui s’est imposée depuis 1492. La proposition d’un possible compromis, celui d’un green new deal, avancé par la commission des Nations Unies présidée par Joseph Stiglitz et Amartya Sen, fait long feu. C’est l’austéritarisme qui s’impose, une nouvelle version du néolibéralisme combinant austérité et autoritarisme. Les contradictions s’exacerbent avec les insurrections et les flambées des printemps arabes, des indignados et des occupy d’un côté et de l’autre les répressions, les dictatures et les guerres. Pierre développe dans cette période ses capacités de pessimisme actif, soucieux des échecs et des répressions et attentif à tout ce qui émerge de nouveau. Il n’anime plus Alternatives ; il se plonge dans l’enseignement et s’investit dans le mouvement social au Québec.

En 2010, nous sommes à Ramallah au Forum Mondial sur l’éducation ; Alterinter accompagne Refaat qui avec le Teacher Creative Center, est un des principaux animateurs du Forum de Ramallah. Nous discutons à trois, Pierre, Vinod et moi de la situation. Nous savons qu’il faut renouveler fondamentalement le processus des forums et nous savons qu’en attendant de dégager une nouvelle voie, il faut continuer à les assumer. Que faire alors ? Dans la discussion animée qui s’engage, nous nous retrouvons à partir d’une phrase de Gramcsi, sur la nécessité d’un intellectuel collectif international des mouvements sociaux. Nous venons de lancer intercoll. C’est le lancement d’un nouveau projet qui va bien nous occuper. C’est avec une grande tristesse que nous assistons au départ de Vinod qui nous a tant apporté.

Nous commençons par une rencontre internationale à Paris. Puis, avec le soutien de Pierre, Shenjing et Mei organisent un séminaire à Taiwan avec des intellectuels chinois engagés dans les différents courants d’opinion en Chine. Pierre fera un exposé brillant définissant intercoll ; il expliquera que le défi est d’être capable de traduire les concepts dans les différentes cultures pour construire une culture d’engagement international. Ainsi dira-t-il, il s’agit de savoir comment les différentes cultures pourront comprendre et s’approprier une nouvelle notion comme « buen vivir » qu’on ne peut réduire à « bien vivre ». Nicolas Haeringer fera évoluer intercoll vers intercoll.net, un réseau de sites internet. Et Glauber le développera dans plusieurs directions. Pierre va créer à Montréal, avec Ronald Cameron, Plateforme altermondialiste qui sera un des vecteurs d’intercoll.

Chaque fois que je retourne dans mes souvenirs, je retrouve des échanges avec Pierre, des interrogations et des réflexions. Et, à chaque fois, les discussions s’orientent vers des interrogations fondamentales, un retour sur nos sources de référence autour du marxisme et de l’internationalisme. Et à chaque fois, la discussion s’oriente vers des propositions d’initiatives innovantes, de nouveaux chemins à explorer, de nouveaux engagements, vers l’optimisme de la volonté.

Pierre aimait écrire et il écrivait beaucoup et très bien. Il aimait les livres, les revues et les journaux. On peut retrouver sur internet les 579 articles qu’il va rédiger pour Presse toi à gauche. Il lance Plateforme altermondialiste et aussi Les nouveaux cahiers du socialisme. Il prépare des livres qu’il compose, pour chaque livre, avec une équipe de trois ou quatre personnes et dans lesquels il donne la parole et il suscite des contributions multiples. C’était un magnifique éditeur internationaliste. On trouvera ci-dessous les titres de quelques un des livres qu’il a écrit et coordonné.

Pierre avait une volonté farouche et une grande force de travail. Il savait que la révolution n’était pas l’arrivée dans un monde meilleur, un genre de paradis, la résolution de toutes les contradictions. Mais il savait que chaque révolution ouvre un nouveau monde, des nouveaux possibles ; qu’elle permet un dépassement, un dépassement de soi, qu’elle crée de l’inattendu et renouvelle l’espoir. Son histoire, c’est celle de la passion et l’engagement. Avec parfois et même souvent, des déceptions et des échecs, des défaites. Mais sans jamais tomber dans la désillusion et le renoncement. Avec sa capacité de résistance, sa volonté farouche et son enthousiasme intact.

Pierre avait son Internationale formée par toutes celles et tous ceux, dans toutes les parties du monde, qu’il aimait et qui l’aimaient. Je voudrais dire toute mon affection à ses ami.e.s et camarades. En commençant par Anne, Alexandre et Victor qui ont contribué à sa force et à ce qu’il a apporté pour l’avenir d’un autre monde possible, d’un nouveau monde meilleur et juste.

Quelques livres de Pierre Beaudet

Photo André Querry

La discrimination par la porte d’en arrière

18 mars 2022, par CAP-NCS
À partir des théories de la colonialité du pouvoir[2], nous proposons une lecture des effets socioéconomiques du débat et de l’adoption de la loi 21, la Loi sur la laïcité de (…)

Photo André Querry

À partir des théories de la colonialité du pouvoir[2], nous proposons une lecture des effets socioéconomiques du débat et de l’adoption de la loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, sur les groupes ciblés, particulièrement des femmes musulmanes et racisées. Par cet article, nous voulons contribuer à mettre en lumière l’un des angles négligés dans les analyses critiques du nationalisme identitaire au Québec, à savoir les effets simultanés du racisme, du capitalisme et du patriarcat dans le vécu des personnes racisées.

De la colonialité

L’une des thèses centrales des théoriciennes et théoriciens décoloniaux est que la colonialité n’est pas un événement historique limité dans le temps, mais un processus qui a encore lieu présentement, c’est-à-dire que la structure des rapports de pouvoir que nous connaissons à l’échelle globale se base sur les rapports de pouvoir construits progressivement à partir de 1492 sur la douloureuse expérience sociohistorique du colonialisme et de l’esclavage. L’eurocentrisme chrétien imposé par les colonisateurs aux Autochtones des Amériques par la colonisation et aux Noir·e·s par l’esclavage a participé à configurer des catégories et des identités de race, de genre et de sexualité, des catégories sur lesquelles s’exerce le pouvoir aujourd’hui.

Alors que le colonialisme classique, avec siège dans la métropole, s’est transformé, donnant lieu à d’autres modalités et structures de domination (protectorats, néocolonialisme exercé par des moyens économiques, etc.), la colonialité inscrite dans les rapports de pouvoir peut se définir comme la « radicalisation et naturalisation de la non-éthique de la guerre[3] ».

Construction de la hiérarchisation

Comme l’ont montré les féministes autochtones, noires et chicanas, les catégories de race, de genre et de sexualité assignent un statut d’infériorité aux groupes racisés et ethnicisés et imposent des régimes oppressifs : capitaliste/racial/genré/hétérosexiste. Autrement dit, la colonialité constitue le lieu d’énonciation qui rend possible un système-monde basé sur de nombreuses hiérarchisations qui opèrent à la faveur de l’homme blanc européen chrétien. Ramón Grosfoguel résume ainsi ces hiérarchies : 1- hiérarchie de classe; 2- division internationale à l’ethnoraciale globale; 5- hiérarchie de genre; 6- hiérarchie sexuelle; 7- hiérarchie spirituelle à la faveur des chrétiens; 8- hiérarchie épistémique; 9- hiérarchie linguistique (langues européennes versus non européennes)[4].

La « menace musulmane »

Au Québec, les débats sur la loi 21 ont contribué à stigmatiser davantage des communautés et des individus déjà fortement affectés par le racisme et la discrimination, et plus spécifiquement les femmes musulmanes, les communautés juives et sikhes. Ces débats sont survenus dans un contexte où l’islamophobie et la violence contre les musulmans et les musulmanes ont pris une ampleur alarmante[5]. Ils s’inscrivent en continuité avec les discussions antérieures sur les accommodements raisonnables (2006-2008) et sur le projet de loi 60, souvent dénommé « charte des valeurs » (2014), des moments qui ont tous servi à ventiler des discours racistes de plus en plus ouverts[6] et qui participaient à construire une image des minorités religieuses, et plus spécifiquement des musulmans et musulmanes, comme étant une sérieuse menace pour la société québécoise. Dans ces discours, l’image des femmes voilées est construite sur une dualité contradictoire qui présente celles-ci tantôt comme les vecteurs redoutables de l’islamisme qui tendent à radicaliser les jeunes et tantôt comme des femmes soumises, et par ce fait, représentant un recul pour les droits des femmes québécoises.

Les figures d’autorité

Lors de l’étude de la loi 21, un échange qui illustre le fonctionnement contemporain de la colonialité du pouvoir a eu lieu. L’échange mettait en scène des figures d’autorité importantes : le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (l’autorité politique) d’une part, et le sociologue émérite du Québec d’autre part (l’autorité scientifique). Guy Rocher prenait le contrepoids de l’historien Gérard Bouchard, opposé à la loi 21, qui avait insisté sur le manque de preuves scientifiques concernant l’éventuel endoctrinement des élèves de la part des enseignantes portant le hijab. À la défense du ministre, Guy Rocher a avoué qu’on ne peut pas faire la preuve scientifique de la mauvaise influence des professeur·e·s qui portent des signes religieux, mais que, dans l’état d’incertitude, il fallait appliquer le « principe de précaution » contre les « risques possibles » pour protéger les élèves, les enseignantes et enseignants et les parents. Ce dialogue télévisé entre deux importantes figures d’autorité qui discutent sur la « preuve » du danger que représentent les musulmans et les musulmanes ne peut qu’encourager les propos injurieux, racistes et les actes discriminatoires et haineux, déjà à la hausse[7].

Le rituel et le langage

Les rapports coloniaux de pouvoir ainsi « performés » ont gagné en acceptabilité par la force de leur répétition, dans une sorte d’itération offensive, pour reprendre l’expression de Judith Butler[8]. La réalisation de ce rituel a été orchestrée par l’État à travers la mise en scène répétée des commissions dans un contexte où « la division entre le laïc et le religieux a, en fait, fonctionné comme une ligne de couleur qui marque la différence entre l’Occident moderne et éclairé et des musulman·e·s tribaux et religieux[9] ». La loi 21 constitue désormais la mise en acte qui rend concevable et acceptable de retirer un droit fondamental à des minorités religieuses racialisées, au nom d’un danger dont il n’est plus nécessaire de faire la preuve.

Racisme, sexisme et inégalités

La colonialité du pouvoir porte en elle une logique économique qui participe à organiser le capitalisme à l’échelle globale et la distribution mondiale du travail à la faveur de l’Europe. Elle a produit le système-monde capitaliste où la main-d’œuvre bon marché (cheap labor) se trouve dans les périphéries[10] selon une distribution racisée et genrée du travail qui opère de façon à positionner les descendantes et les descendants des sociétés colonisées et mises en esclavage en bas de l’échelle économique. La hiérarchisation des relations raciales, sexuelles, spirituelles, épistémiques et de genre sont constitutives de ce système-monde capitaliste. À l’ère néolibérale, on assiste à une accélération des inégalités entre le Sud global et le Nord global où les femmes racisées sont particulièrement affectées. Les logiques du capitalisme global créent un besoin de main-d’œuvre bon marché que les femmes issues du Sud global doivent combler. Il n’est donc pas imprudent de parler d’une surreprésentation des femmes racisées dans les emplois précaires (« femmes de ménage », services et restauration, garde d’enfants, etc.) des grandes villes du centre[11]. Les femmes de couleur se retrouvent confinées au double travail reproductif, payé et non payé, et cela est rendu possible par des mécanismes relationnels et imbriqués de race et de genre, dont l’analyse est souvent absente dans les perspectives féministes classiques. Dans les représentations dégradantes de la féminité racialisée qui découlent de l’esclavage et du colonialisme, les femmes racialisées sont considérées comme aptes à faire les tâches ingrates. Les effets structurels de la division du travail sont alimentés par des mécanismes oppressifs de racisme et de sexisme qui se cachent derrière le discours des compétences ou de l’éducation.

L’expérience québécoise

Au Québec, les stéréotypes négatifs dominants sur les femmes portant le hijab, qui ont acquis une légitimité juridique grâce à loi 21, participent à une logique raciste, patriarcale et capitaliste qui précarise les femmes musulmanes en les rendant davantage exploitables. Cela ne fera que renforcer les inégalités sociales qui affectent particulièrement les immigrantes issues d’anciennes colonies, dont les femmes musulmanes. En effet, au Québec, ces femmes immigrantes racisées sont surreprésentées dans les emplois précaires et dévalorisés comme la garde d’enfants et les soins des personnes âgées. Paradoxalement, les féministes nationalistes (que Farris[12] qualifie de fémonationalistes) se sont peu efforcées de dénoncer les conditions socioéconomiques précaires des femmes racisées et musulmanes, et ont, elles aussi, mis l’accent sur le danger du hijab.

Les résultats

Les exclusions prévues dans la loi 21 sont l’aboutissement de plusieurs tentatives de marginalisation économique des femmes musulmanes puisqu’il était déjà question pendant le débat autour de la « charte des valeurs » de leur interdire le travail dans les milieux de garde d’enfants. Or, le travail en milieu de garde offre plusieurs possibilités aux femmes racisées, ce qui leur permet de contourner les effets de la discrimination à l’embauche – en étant à leur compte ou en travaillant avec d’autres femmes racisées – et leur donne la possibilité d’un emploi à temps partiel, localisé dans les quartiers qu’elles habitent, afin de conjuguer travail et responsabilités familiales.

Une étude, dont l’objectif était d’établir le profil des femmes de l’arrondissement de Saint-Laurent à Montréal, a démontré que le lieu de naissance à l’étranger et la langue maternelle précarisent davantage certaines femmes :

  • 78,1 % des répondantes ont un revenu de moins de 30 000 dollars par année;
  • le pourcentage augmente à 81,1 % lorsqu’on considère les femmes nées à l’extérieur du Canada;
  • le pourcentage augmente à 89,5 % pour les femmes nées à l’extérieur du Canada et parlant l’arabe;
  • malgré le fait que les répondantes de notre échantillon soient souvent plus scolarisées que la moyenne québécoise, leur revenu se loge dans les catégories les plus faibles;
  • l’impact du faible revenu est d’autant plus important si l’on tient compte du fait que les logements où le nombre d’habitants est le plus élevé se situent dans les catégories de revenus les plus faibles (entre 2 et 6 personnes).

Conclusion

Même si le gouvernement québécois a présenté la Loi sur la laïcité de l’État comme une mesure progressiste et « modérée », celle-ci permet plutôt d’institutionnaliser le sexisme, le racisme et la discrimination à l’emploi. Le racisme ambiant, amplifié par le débat sur la loi 21 et les mesures concrètes établies par cette loi consolident les hiérarchies économiques et les mécanismes d’inégalité constitutifs de la colonialité. Cette loi fait partie d’un processus à travers lequel le gouvernement de la Coalition avenir Québec fait la promotion d’une société exclusive, marquée par des écarts socioéconomiques importants et stables, processus dont fait aussi partie la législation en matière d’immigration, qui, entre autres, vise à la fois à réduire le nombre d’immigrants et d’immigrantes et à augmenter la « bonne » immigration, c’est-à-dire celle des Européens et Européennes.

On assiste un peu partout à une multiplication des lois visant les musulmans et les musulmanes. Il suffit de rappeler le décret du président étatsunien Donald Trump Protéger la nation de l’entrée de terroristes étrangers (2017), la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques en France, l’interdiction de construction de minarets en Suisse ou, pire encore, la nouvelle loi sur la citoyenneté en Inde (2019). Dans tous ces cas de figure, un groupe dominant discute, statue et légifère sur les droits d’une minorité. Ce qui nous apparaît le plus inquiétant, ce sont les processus qui, non seulement ont rendu possibles ces lois, mais surtout la manière dont ces processus déplacent le curseur de l’indicible en matière d’actes et de discours sur les musulmans et les musulmanes.

Finalement, les différents débats sur les minorités religieuses menés par le groupe dominant de la société au nom des valeurs d’une société québécoise, dont l’épisode de la loi 21, participent à une subalternisation de groupes et de personnes racisées. La subalternisation en question opère en même temps que le renforcement d’une place privilégiée pour les Québécois et les Québécoises de descendance européenne. Les places contraires occupées par les subalternes et les privilégiés renvoient ici à une dynamique relationnelle qui, d’un côté, construit les aspects symboliques, où les personnes eurodescendantes sont associées aux bonnes valeurs, à la bonne religion et à la bonne culture. Dans cette construction symbolique, le déni des oppressions historiques que vivent les personnes issues des sociétés anciennement colonisées se fait au profit de la valorisation d’une certaine culture québécoise construite comme blanche et eurodescendante. L’autre aspect de la dynamique qui construit les subalternes et les privilégiés est la transformation de ce capital symbolique et social en bien-être matériel. Les discussions qui ont entouré la loi 21 confortent et consolident les préjugés racistes qui sont à la base des taux de chômage plus élevés des personnes racisées, de leur déqualification professionnelle et de leurs conditions précaires de vie. La loi 21 représente un plafond qui, loin d’être invisible, est ostentatoirement dressé contre les femmes musulmanes.

Leila Benhadjoudja, Leila Celis[1]  sont Respectivement professeure adjointe à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa, professeure de sociologie à l’UQAM


  1. Ce texte est une version abrégée du chapitre écrit par les deux autrices, « Colonialité du pouvoir au temps de la loi 21. Pistes de réflexion », dans Leila Celis, Dia Dabby, Dominique Leydet et Vincent Romani (dir.), Modération ou extrémisme ? Regards critiques sur la loi 21, Québec, Presses de l’Université Laval, 2020.
  2. Parmi les références sur le concept de colonialité, voir Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global », Multitudes, vol. 3, n° 26, 2006, p. 51-74; Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes, vol. 3, n° 6, 2001, p. 56-71; Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 3, n° 51, 2007, p. 111-18.
  3. Nelson Maldonado-Torres, « On the coloniality of being », Cultural Studies, vol. 21, n° 2-3, 2007, p. 240-270.
  4. Grosfoguel, op. cit.
  5. Leila Benhadjoudja, « Laïcité narrative et sécularonationalisme au Québec à l’épreuve de la race, du genre et de la sexualité », Studies in Religion/Sciences Religieuses, vol. 46, n° 2, 2017, p. 72-91.
  6. Marie-Claude Haince, Yara El-Ghadban et Leïla Benhadjoudja (dir.), Le Québec, la Charte, l’Autre. Et après ?, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014; Benhadjoudja, ibid.
  7. Jean-Sébastien Imbeault et Houda Asal, Les actes haineux à caractère xénophobe, notamment islamophobe : résultats d’une recherche menée à travers le Québec, Québec, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2019.
  8. Judith Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.
  9. Gada Mahrouse, « Minimizing and denying racial violence : insights from the Québec mosque shooting », Canadian Journal of Women and the Law, vol. 30, n° 3, 2018, p. 476.
  10. Immanuel Wallerstein, Le système du monde, du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980.
  11. Evelyn Nakano Glenn, « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », dans Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 21-63.
  12. Sara R. Farris, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University Press, 2017.

 

La guerre en Ukraine pourrait déclencher une catastrophe au Moyen-Orient

17 mars 2022, par CAP-NCS
Des Syriens transportent du pain jusqu’à leur maison à Raqa, l’ancienne “capitale” du groupe État islamique (EI) en Syrie. Photo par Delil Souleiman/AFP via Getty Images Au (…)

Des Syriens transportent du pain jusqu’à leur maison à Raqa, l’ancienne “capitale” du groupe État islamique (EI) en Syrie. Photo par Delil Souleiman/AFP via Getty Images

Au cours des sept dernières années, dans le cadre d’une campagne militaire caractérisée par un mépris endémique de la vie civile, les bombes, les armes à sous-munitions et les missiles non guidés de Vladimir Poutine se sont abattus sur les écoles, les hôpitaux, les installations d’eau et les élevages de volaille de la Syrie. Aujourd’hui, alors que les forces russes s’inspirent des pages du manuel militaire appliqué en Syrie et répandent la terreur en Ukraine, les économies fragiles du Moyen-Orient – dont beaucoup sont meurtries par la guerre – s’affrontent à un nouveau contrecoup de l’aventurisme du président russe: une insécurité alimentaire encore plus profonde.

Dans de nombreuses économies arabes, le pain représente la majorité des calories consommées. Son coût est une question politique. A l’échelle mondiale, les prix des denrées alimentaires sont à leur plus haut niveau depuis 2011, lorsqu’une flambée du coût de la vie a contribué à déclencher le Printemps arabe. Les gouvernements donateurs ayant considérablement réduit leur aide, le moment actuel ne pourrait pas être pire.

En Egypte, le plus grand importateur de blé au monde – dont 80% provient d’Ukraine et de Russie – le pain est fortement subventionné depuis des décennies. Pour le pain plat baladi (pita), le consommateur paie environ un dixième du prix de production, ce qui le rend abordable pour le tiers de la population qui vit sous le seuil de pauvreté. Si l’Egypte et ses voisins ne peuvent se permettre de maintenir cette subvention face à la hausse rapide des coûts (le blé est déjà 50% plus cher qu’avant l’invasion de l’Ukraine), les résultats politiques pourraient être explosifs.

Un consultant en transport maritime travaillant sur le dossier du Yémen a déclaré au New Statesman que l’Australie proposait désormais de vendre du blé aux entreprises yéménites au prix faramineux de 600 dollars la tonne [fin février-début mars, la tonne se situait autour de 355-360 dollars]. Le blé ukrainien aurait coûté en moyenne environ 255 dollars. De nombreux fournisseurs des Etats-Unis hésitent également à entrer sur le marché yéménite, ont-ils ajouté, en raison de la possibilité que les rebelles houthistes soient à nouveau désignés comme une organisation terroriste [en février 2021, l’administration avait renoncé officiellement à qualifier les rebelles houthistes de terroristes], ce qui aurait des répercussions sur les liens commerciaux et la distribution de l’aide humanitaire aux 17,4 millions de Yéménites en situation d’insécurité alimentaire (selon le Programme alimentaire mondial).

«Le Yémen ne peut plus se nourrir tout seul, alors quand vous avez un choc comme celui-ci sur le marché… c’est désespérément inquiétant», a déclaré Richard Stanforth d’Oxfam, ajoutant que selon ses sources, entre décembre 2021 et mars 2022, 42% des céréales du Yémen provenaient d’Ukraine.

Le Liban, déjà en proie à l’un des plus grands effondrements économiques de l’histoire, importe jusqu’à 90% de son blé et de son huile de cuisson d’Ukraine et de Russie. Face aux pénuries annoncées, il ne lui reste, au mieux, qu’un mois de réserves de blé. Même si les appels lancés par les ministres du Liban aux Etats-Unis pour qu’ils contribuent à financer les réserves d’urgence aboutissent, il n’y a plus aucun endroit où stocker du blé après que les principaux silos à grains ont été éventrés lors de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020.

Piégé dans une crise déclenchée par des décennies de corruption rampante, le Liban s’est rendu inutilement vulnérable aux chocs du marché mondial. Selon des analystes, le pays n’a pas fait grand-chose pour réduire sa dépendance à l’égard des importations depuis que la gravité de la crise de la sécurité alimentaire s’est révélée avec force il y a deux ans.

Le pain n’est pas le seul problème, explique Richard Stanforth. Les prix des céréales et les pénuries potentielles affectent l’alimentation du bétail dans toute la région. La Russie est également l’un des plus grands exportateurs d’engrais au monde.

Alors que les prix mondiaux du pétrole s’envolent, le Liban et le Yémen sont confrontés à une grave détérioration cumulative de la valeur de leurs monnaies locales: le pouvoir d’achat s’effondre alors que le prix des produits de base nécessaires s’envole. C’est une parfaite tempête. [Dans cette tempête les opérateurs des fonds spéculatifs sur les matières premières alimentaires accentuent l’ampleur des vagues et la force des vents. Ils disposent, aujourd’hui, de données satellitaires qui leur permettent d’anticiper le potentiel de récoltes dans un contexte de crise climatique (incendies liés à la sécheresse en Argentine) et de les articuler, sur les marchés à terme, aux effets à court terme d’une guerre comme celle en cours en Ukraine, en tenant compte ainsi des modifications escomptées des diverses productions internationalisées, sur plusieurs mois. Ce qui est décidé à la Bourse de Chicago se répercute dans l’assiette à trois quarts vide d’une famille paupérisée d’Egypte. Réd.]

Dans le nord du Yémen, contrôlé par les Houthis, il faut déjà trois jours pour atteindre le bout d’une queue de ravitaillement en carburant et pour acheter 20 litres d’essence. Dès lors, beaucoup se rabattent sur le marché noir pour acheter du carburant très cher. Au Liban, les files d’attente pour le carburant commencent à s’allonger à nouveau.

«La majorité des denrées alimentaires du Yémen transitant par le port d’Al-Hodeïda [situé sur la mer Rouge], même si le prix des céréales restait le même, le coût du carburant pour les transporter à travers le pays sera toujours répercuté sur le consommateur», a déclaré Richard Stanforth. Selon l’un de ses collègues yéménites, les détaillants locaux ont été informés qu’ils devaient s’attendre à une nouvelle hausse de 30% du coût des produits à base de blé dans les jours à venir.

«Même si vous pouvez acheter le blé au double du prix, très peu de personnes au Yémen pourront réellement se le permettre», nous a déclaré un représentant de l’un des plus grands importateurs de céréales du Yémen. «Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’importation de marchandises contrôlée par l’Etat, tout dépend du secteur privé. Cela signifie qu’il n’y a pas de subventions (comme pour de nombreux autres gouvernements arabes), ce qui laisse le peuple yéménite, déjà affamé, vulnérable à la fluctuation des prix du marché et à la concurrence du secteur privé.»

Le Yémen se prépare à une situation que le Liban ne connaît que trop bien, après un été de graves pénuries de carburant l’année dernière. L’impossibilité de se procurer du carburant peut avoir des conséquences catastrophiques sur l’approvisionnement en électricité des foyers et des hôpitaux, sur les pompes à eau et sur les services Internet.

Deux semaines après le début d’une guerre qui se déroule à des milliers de kilomètres, la crise du carburant et du pain s’étend déjà à tout le Moyen-Orient. L’Egypte a augmenté le prix d’une miche subventionnée pour la première fois depuis les années 1980. Au Liban, le coût de 20 litres de carburant représente plus des deux tiers du salaire minimum. La Syrie rationne le blé. Au cours de la semaine dernière au Yémen, les prix des aliments de base tels que l’huile de tournesol ont augmenté de 40%, les produits laitiers de 30% et le blé de 25%, ce qui a déclenché des achats de panique dans certaines régions à l’approche du Ramadan, qui commence le 2 avril.

Compte tenu de la détérioration de la situation monétaire au Liban, au Yémen, en Syrie et en Afghanistan, de larges pans de la population sont vulnérables aux pénuries alimentaires et aux augmentations des prix du carburant. Les taux de pauvreté, l’insécurité alimentaire et la faim augmentent de jour en jour, laissant les ONG craindre que les budgets d’aide existants – et en diminution – soient détournés vers l’Ukraine.

Au Yémen, des poches de famine sont de retour pour la première fois en deux ans; 90 % des réfugiés syriens au Liban vivent dans une pauvreté abjecte; et plus de 12 millions de Syriens sont confrontés à l’insécurité alimentaire onze ans après le début de la guerre. La crise ukrainienne a déclenché une catastrophe humanitaire de plus en plus grave au Moyen-Orient. (Article publié par The New Statesman, le 15 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Le contentieux constitutionnel dans les années 1960 (1)

17 mars 2022, par CAP-NCS
Au tournant des années 1970, la question nationale s’enlise dans ce qui est présenté comme un débat constitutionnel. Les camps sont polarisés autour de deux options. D’un côté, (…)

Au tournant des années 1970, la question nationale s’enlise dans ce qui est présenté comme un débat constitutionnel. Les camps sont polarisés autour de deux options. D’un côté, les partisans de la souveraineté, regroupés autour du PQ, qui estiment que le cadre canadien est un carcan empêchant la « nation » québécoise de se développer. Seule la souveraineté, affirment-ils, permettra de compléter la Révolution tranquille.

De l’autre côté, les adeptes du « fédéralisme renouvelé », proches de Pierre-E.Trudeau, qui proposent le cadre fédéral comme lieu d’épanouissement et de démocratie. Pour ce deuxième camp, le nationalisme québécois est un « mal absolu », une simple modernisation des idéologies cléricales qui ont dominé sous le duplessisme. Comme dit auparavant, la gauche canadienne et québécoise a partagé en gros cette optique, jusque dans les années 1960 2.

Pour les intellectuels de gauche, notamment ceux qui émergent autour des Cahiers du socialisme, cette polarisation est en grande partie un leurre puisque chacun des deux grands « camps » s’inscrit dans la perspective d’une modernisation capitaliste et surtout, occulte les luttes de classes qui traversent alors l’État, tant l’État fédéral que l’État québécois. Les institutions ne peuvent échapper à l’insertion dans des rapports de classe capitalistes3.

Pour Brunelle (professeur de sociologie à l’UQAM), la gauche doit démêler tout cela et éviter de tomber dans le piège « où il s’agit d’élucider la question de l’enchevêtrement des pouvoirs des bureaucraties fédérale et québécoise d’une part, et un enjeu plus proprement politique où il s’agit de consolider l’État – qu’il s’agisse de l’État fédéral ou de l’État québécois – par la marginalisation ou l’inféodation de l’État adverse selon le cas d’autre part ».

La vraie question est celle de l’État capitaliste et des intérêts de classe qui le sous-tendent, « d’autant plus importante que cette question (constitutionnelle) sert de paravent à une « indépendance » ou à une « autonomie » – qu’il s’agisse des niveaux fédéral ou provincial – qui n’est, en définitive, que la forme paradoxale que revêt dans ce contexte une dépendance économique dont les tenants et aboutissants sont extranationaux aussi bien pour le Canada que pour le Québec. (Introduction de Pierre Beaudet)

***

Nous chercherons à poursuivre dans le présent travail une réflexion amorcée où nous avions tenté de poser quelques jalons susceptibles d’aider à saisir la portée politique et sociale du contentieux constitutionnel au Canada et au Québec dans l’après-guerre. Nous avions à ce moment-là fait valoir une première mise en garde, à savoir qu’il s’agit – au départ à tout le moins – d’éviter de prétendre qu’aux contraintes du partage des pouvoirs entre deux ordres de gouvernements doivent correspondre des rapports entre fractions de classes. Il ne peut s’agir là tout au plus que d’une hypothèse de travail qui doit être vérifiée empiriquement dans un contexte sociohistorique particulier. Si une telle validation peut certes contribuer à préciser l’analyse et à raffiner notre connaissance des rapports de classes au Canada et au Québec, elle ne nous en apparaît pas moins secondaire par rapport à la prise en compte d’un phénomène majeur qui détermine en première et en dernière analyse ces rapports intérieurs et les conflits ou les coalitions qu’ils peuvent connaître. Ce facteur est bien sûr celui qu’exerce la domination américaine qui le constitue4. En effet, le réaménagement de la stratégie américaine d’approvisionnement en richesses naturelles vers le milieu des années cinquante, joint au fait que ce sont les provinces qui ont, en vertu de la Constitution, entière autorité et propriété sur leurs ressources, explique que le flux des échanges nord-sud puisse servir de base matérielle à l’établissement d’une alliance originale entre capital national et capital étranger. Or, le plus étonnant n’est pas cette situation passablement complexe en vertu de laquelle les liens économiques régionaux avec un puissant voisin tendraient à dissoudre un pays, mais bien dans ce fait complètement exceptionnel d’un pouvoir central qui, malgré son inféodation aux politiques et à l’idéologie américaines parvient à raffermir l’indépendance économique du pays et à se faire de la sorte et fort paradoxalement l’instrument même d’une éventuelle dislocation politique du pays. Bien sûr, ni le gouvernement américain, ni non plus le gouvernement canadien ne veulent cette dislocation, mais l’un et l’autre doivent composer avec les forces économiques en présence dont les lois aveugles jouent en faveur de l’extension et de l’intensification de l’interdépendance régionale dans un axe nord-sud. Il s’ensuit que les provinces canadiennes en viennent objectivement à se comporter de plus en plus comme de purs et simples états américains5 et, parallèlement, que le rôle, la place et la fonction de l’État canadien sont, objectivement, de tenter de contrer cette mainmise et d’accroître l’espace national d’accumulation.

Un exemple, emprunté à Hugh Aitken6, peut aider à comprendre la nature de ces relations : si historiquement, la construction d’un réseau de transport a pu servir de base d’accumulation pour une bourgeoisie canadienne, la construction de ce maître oeuvre qu’a été la Voie maritime du Saint-Laurent a servi cette fin d’une manière bien spécifique, en réalité, ce ne sont pas les demandes répétées du gouvernement canadien auprès du gouvernement fédéral américain depuis 1895 qui ont mené les États-Unis à signer une entente avec le Canada portant sur la construction d’une voie maritime le long du Saint-Laurent en 1954, mais bien, dans la ligne tracée par le Rapport Paley publié en 1952, les nécessités d’ouvrir de nouvelles mines de fer et, en particulier, d’exploiter les gisements du Nouveau-Québec et du Labrador à des prix comparables à ceux pratiqués dans l’exploitation du Mesabi Range au Minnesota et des gisements de Terre-Neuve.

Dans ces conditions, le parachèvement en 1959 de la Voie maritime grâce aux mises de fonds des gouvernements fédéraux, américain et canadien, allait permettre d’accélérer et d’intensifier l’exportation de richesses naturelles vers le sud, c’est-à-dire de la périphérie vers le heartland américain.

C’est sur la base de telles constatations que nous avions été amenés à prétendre qu’une des caractéristiques essentielles du capitalisme canadien dans l’après-guerre réside dans cette impossibilité pour la bourgeoisie canadienne d’assurer à ce moment-là l’expansion de secteurs capitalistes d’accumulation nationaux et à affirmer que la contrepartie de cette contrainte se fait sentir au point de vue politique, puisque l’on assiste à cette impossibilité de fait à ce moment-là pour le parti au pouvoir à Ottawa de consolider la suprématie de l’État fédéral sur toutes les provinces : à cet égard, l’incapacité de parvenir à une entente au sujet du «rapatriement» de la Constitution de Londres en constitue rétrospectivement l’illustration la plus significative.

Ainsi, les contraintes économiques de la dépendance expliqueraient qu’« après environ un demi-siècle d’efforts et d’échecs, le Canada (ait été) dans une situation unique : (d’être) le seul pays indépendant au monde qui ne puisse modifier sa propre Constitution »7. Bien sûr, cette « situation unique » s’expliquerait ici précisément par la dépendance alors que dès que le Canada atteindra effectivement une certaine « indépendance » économique, cette impossibilité ne jouera plus.

Cela étant établi, dans les pages qui suivent, nous allons tenter de cerner spécifiquement les enjeux sociopolitiques intérieurs que recouvrent les rapports constitutionnels dans le contexte canadien des années soixante. Pour ce faire, nous explorerons l’évolution des relations constitutionnelles entre les gouvernements fédéral et québécois depuis le début de la « Révolution tranquille » en tentant de dégager les rapports sociaux qui se sont noués autour de cet enjeu. Dans un deuxième temps, nous dégagerons quelques éléments d’analyse de ces enjeux.

Les antécédents : l’approche duplessiste des années 1950

Les relations entre le fédéral et la province de Québec tout au long des années cinquante s’apparentent davantage à une guerre de positions où chaque palier de gouvernement entend marquer des points contre l’autre qu’à des négociations tendant à l’établissement d’un terrain d’entente au sujet du partage des compétences législatives ou l’aménagement d’ententes fiscales8.

Lancé sur la voie d’une centralisation accélérée justifiée par le déploiement de l’effort de guerre et rendu encore plus aigu par des engagements militaires souscrits dans le cadre d’accords comme ceux de l’O.T.A.N.9 signés à Washington le 4 avril 1949, le gouvernement canadien mène une politique qui se veut plus « indépendante » sur le plan international et plus « nationale » sur le plan interne. Mackenzie-King d’abord – jusqu’à son abandon de la politique en 1948 – et Louis Stephen Saint-Laurent ensuite – jusqu’à la défaite de son parti aux élections de 1957 – prirent un ensemble d’initiatives politiques qui visaient à raffermir l’autonomie du Canada par rapport à l’Angleterre. Ainsi, en 1947, le Canada obtient la reconnaissance de la citoyenneté canadienne par la Couronne britannique : en 1949, le droit de modifier unilatéralement la Constitution dans les domaines relevant de la compétence exclusive du gouvernement fédéral et, la même année, la suppression des recours en appel au Conseil privé de Londres ; puis en 1952, la nomination d’un Canadien comme gouverneur général.

Les deux mesures adoptées en 1949 en particulier affectaient directement l’autonomie provinciale et, à ce titre, méritent qu’on s’y arrête quelque peu. En premier lieu, si l’amendement à l’A.A.N.B. (no 2) de 194910 ne touchait pas les pouvoirs dévolus aux provinces en vertu de la Constitution, il n’en créait pas moins un précédent important à deux égards : d’abord, dans la mesure où « cette modification fut obtenue sans consultation des gouvernements des provinces et sans leur assentiment »11, elle allait paver la voie à toutes ces négociations en vue d’arriver à une « formule » de rapatriement de la Constitution entre le fédéral et les provinces ; ensuite, par voie de conséquence, cette initiative enfermait ces négociations dans des discussions autour de formules de rapatriement précisément, formules d’où toute considération sociale se trouvait de la sorte évacuée au profit d’une approche à la fois toute pragmatique et stratégique à la question constitutionnelle.

Comme le soulignait Louis S. St-Laurent, il s’ensuit de cela que l’enjeu constitutionnel peut prétendre être ou affecter de n’être qu’un enjeu « administratif »12 pour les provinces, voire une simple question de « raison » comme le fera valoir plus tard Pierre-E. Trudeau13 alors qu’il en va tout autrement : cet enjeu servira vaille que vaille à jeter les fondations d’un « pacte » dont les portées sociale et politique sont considérables et incalculables.

En deuxième lieu, l’abolition des appels au Conseil privé de Londres instaurait la Cour suprême du Canada comme tribunal de dernière instance, en particulier dans tout litige constitutionnel susceptible d’opposer le fédéral aux provinces. Or, autant la Cour suprême – à cause de sa composition et de son mode de nomination – tend à favoriser le pouvoir central, autant l’on avait fait grief au Conseil privé de favoriser plutôt les provinces aux dépens du fédéral, et ce, dans l’intention de maintenir la sujétion de ce dernier à la Couronne et de prévenir l’émancipation politique internationale du Canada.

C’est d’ailleurs en ce sens que l’initiative du fédéral mettait définitivement en veilleuse une interprétation autonomiste des pouvoirs dévolus aux provinces en vertu de la Constitution.

Par ailleurs, sur le plan interne ou national, c’est-à-dire sur le plan plus proprement administratif, les gouvernements qui se succèdent à Ottawa créent toute une série d’organismes dans les domaines les plus divers comme les communications, le transport ou la construction domiciliaire. C’est ainsi que la Société Radio-Canada est créée en 1936, l’Office national du film en 1939, la Société centrale d’hypothèque et de logement en 1945, la Société des télécommunications transmarines en 1950, l’Administration de la voie maritime du Saint-Laurent et le Comité consultatif sur le développement de l’énergie atomique, tous deux en 195414, sans oublier, bien sûr, le Conseil des arts en 1957.

Face à ces initiatives, le gouvernement dirigé par Duplessis adoptait une attitude essentiellement défensive qui consistait ou bien à refuser purement et simplement les subventions, par exemple, ou bien à répondre aux mesures adoptées par des équivalents provinciaux sans portée sociale effective comme ce fut le cas pour l’adoption de la Loi de Radio-Québec en 194415. Néanmoins, parmi les mesures plus ou moins ponctuelles adoptées, deux méritent d’être retenues à cause de leurs effets à plus long terme sur le contentieux constitutionnel dans les années qui suivirent : il s’agit de l’institution d’une Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, la Commission Tremblay, en 1953 et l’implantation d’un régime provincial d’impôt sur le revenu en 195416. Si la première entendait définir une théorie et une stratégie autonomistes face aux recommandations du rapport Rowell-Sirois, la seconde visait à pourvoir la province de sommes indispensables à son développement.

Autant l’approche duplessiste se voulait essentiellement « nationale » et défensive, quel qu’ait été le parti au pouvoir à Ottawa, autant celle de son successeur instaurera la collaboration dans la mesure où Paul Sauvé saura imposer auprès de Diefenbaker une formule qui fera long feu après sa disparition, celle dite d’« opting-out », formule en vertu de laquelle un gouvernement provincial pouvait bénéficier de subventions fédérales sans être tenu par l’affectation proposée17. Auparavant en effet, les subventions étaient bien sûr conditionnelles, ce qui explique que la pratique même de la subvention utilisée à outrance par le fédéral ait été prise à partie par la Commission royale d’enquête instituée par Duplessis en 1953 ; la Commission Tremblay avait en effet conclu à cet égard :

L’inconvénient le plus grave d’une politique de subventions est de créer chez les gouvernements qui les reçoivent des habitudes de dépendance dont il est presque impossible de se débarrasser. Grâce aux subventions, des services sont organisés ; on doit les compléter, les perfectionner et pour cela on demande des subventions nouvelles ou plus considérables… Le total des paiements généraux faits par le gouvernement fédéral aux provinces révèle, en effet, une progression constante au cours des dernières années… il en est résulté une sujétion croissante au gouvernement central des gouvernements provinciaux qui ont accepté les subventions18.

On peut d’ailleurs prendre une mesure du degré de soumission que cette pratique avait pu instaurer en faisant état de la place que ces subventions tenaient dans les budgets des provinces, – si, en effet, toujours selon le Rapport Tremblay, en 1955, le Québec « réussissait à faire face à ses obligations au moyen de ses propres ressources », les subventions fédérales comptaient pour entre le cinquième et la moitié des revenus de toutes les autres provinces19.

Autour de la « formule Fulton-Favreau », 1960 à 1966-67

À partir du moment où le régime des subventions conditionnelles laisse place à des ententes fiscales plus souples, on peut s’attendre à un véritable rétablissement de relations entre le fédéral et les provinces ; c’est d’ailleurs ce qui faisait écrire à un journaliste à l’été 1961 :

Il devient de plus en plus évident que l’actuel gouvernement libéral à Québec fait davantage pour renforcer la Confédération qu’aucun gouvernement provincial l’avait fait depuis que cette Constitution est devenue loi en 1867 »20.

D’ailleurs, pour appuyer ce diagnostic, il faut préciser que c’était à l’instigation du premier ministre Jean Lesage que pour la première fois depuis 1926, en décembre 1960 est convoquée à Québec une conférence interprovinciale des premiers ministres.

Toutefois, si le Nouveau Journal annonce en décembre de cette année-là que « le Canada s’achemine sur la voie de la souveraineté absolue »21, quelques semaines plus tard, Paul Gérin-Lajoie rejettera la formule de rapatriement de la Constitution proposée par Fulton, ministre de la Justice dans le cabinet Diefenbaker22. En bref, cette formule prévoit trois mécanismes d’amendement d’une Constitution éventuellement rapatriée, car c’est de là, on le sait, que sourd tout le contentieux autour de cette question ; ces trois mécanismes s’appliquent à trois ordres d’amendements : 1. ceux que le fédéral peut faire seul ; 2. ceux qu’il peut opérer de concert avec quelques provinces ou la majorité d’entre elles ; 3. ceux qui ne peuvent être acquis sans l’accord de toutes les provinces.

À cet égard, on peut vraisemblablement conclure que la soumission que les divers gouvernements qui s’étaient succédé à Ottawa avaient tenté d’arracher à la province de Québec en particulier sera acquise par la collaboration et la négociation avec la conséquence suivante : la question nationale, momentanément écartée de l’enjeu constitutionnel, va traverser et éventuellement diviser le Parti libéral lui-même.

Bien sûr, cette collaboration concernant le rapatriement n’entraîne nullement une soumission administrative directe et c’est ce qui explique qu’en février 1962, Lesage refuse d’accorder son appui à un amendement de l’A.A.N.B. qui aurait eu pour effet « (d’établir) un programme contributoire de pensions de vieillesse »23, ce qui conduira plus tard à la mise sur pied de deux programmes distincts, l’un administré par le fédéral pour les neuf provinces, l’autre géré par l’État québécois. Entre-temps toutefois, à compter de ce refus, les rapports semblent se détériorer entre le fédéral et le Québec au point où, à l’hiver 1963, certains craignent que le gouvernement central ne procède sans l’accord duQuébec24. Les choses devaient cependant changer avec les élections fédérales tenues ce printemps-là25. En effet, le 8 avril 1963, les libéraux défont les progressistes-conservateurs à Ottawa et Lester B. Pearson devient premier ministre du pays26.

Or, si la « formule Fulton » avait pu être prise à partie par Paul Gérin-Lajoie, ministre de l’Éducation et spécialiste en droit constitutionnel du gouvernement, qui avait exigé le retrait de l’amendement apporté unilatéralement à la Constitution par le fédéral en 1949 (le numéro 2), la même intransigeance se concevait plus difficilement à partir du moment où la « formule » était reprise par le ministre de la Justice à Ottawa, Guy Favreau, qui se trouvait ainsi à y voir accoler son nom.

Dorénavant, la question du « rapatriement » passera par toute une série de négociations autour de la « formule Fulton-Favreau » et le gouvernement à Ottawa reprendra l’échéancier des conservateurs et tentera de parvenir à une entente pour commémorer le centenaire de la Confédération en 1967. Dans le même temps, de toute part au Québec, le « pacte colonial » est de plus en plus violemment pris à partie par des regroupements de citoyens comme la Société Saint-Jean-Baptiste, par des partis comme le Rassemblement pour l’indépendance nationale (le RIN), quand il n’est pas stigmatisé par des groupuscules révolutionnaires.

C’est donc dans un contexte social passablement survolté que l’Assemblée nationale sera saisie d’une motion de Jean-Jacques Bertrand, député unioniste de Missisquoi, favorisant la création d’un comité spécial de l’Assemblée qui aurait pour fonction de déterminer comment des « États généraux » de la nation canadienne-française pourraient être convoqués afin d’établir les objectifs que devrait viser la nouvelle constitution27.

En tout état de cause – et sans entrer dans la petite histoire de l’amendement proposé par Gérin-Lajoie qui avait pour fonction de déplacer l’enjeu social et d’ouvrir plutôt l’éventuel comité aux seuls « spécialistes », ce qui avait donné lieu à la fameuse répartie de Lesage fustigeant les « non instruits » – en tout état de cause, donc, il n’y aura pas de convocation d’États généraux sous l’égide de la coalition au pouvoir, mais plus simplement, la mise sur pied d’un Comité de la Constitution de l’Assemblée législative en mai 1963. Sortant de l’ombre après plusieurs mois d’inaction à l’automne, le Comité décidera d’entendre des « spécialistes » dont le professeur Jean Beetz, le R. P. Richard Arès, Mgr P.-É. Gosselin (du Conseil de la survivance française), Jean Marchand (de la C.S.N.) et P.-E. Trudeau qui devait présenter un mémoire au nom de « groupes populaires » en général de la C.S.N. en particulier28.

Dans son Mémoire, Trudeau développe la thèse en vertu de laquelle la pratique du fédéralisme canadien aurait en vérité entraîné une véritable décentralisation au pays. Il appuie son interprétation du fonctionnement de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique sur l’accroissement des dépenses provinciales par rapport à celles du gouvernement central dans l’après-guerre, après avoir établi que :

Les dépenses provinciales pour des biens et des services passèrent de 3 % à 4 % du produit national brut ; les mêmes dépenses par les municipalités (et on sait que celles-ci tombent sous la juridiction des provinces) se sont accrues de 5 % à 8 % ; cependant que les dépenses fédérales ont diminué de 10 % à 7 %29.

Il conclut alors à une « orientation vers la décentralisation » du fédéralisme canadien. Or, ces raisonnements sont trompeurs à deux égards. Premièrement, ce calcul de la part respective des dépenses publiques selon les niveaux de gouvernements ne démontre rien et ne peut tout au plus que servir à illustrer leur accroissement, car si l’on suivait en effet la voie tracée, il faudrait conclure que ce sont bien en définitive les gouvernements municipaux qui ont vu leurs « fonctions » croître dans l’après-guerre puisque ce sont (d’après les chiffres fournis par Trudeau lui-même) ces dépenses qui ont connu les plus forts taux de croissance en pourcentage du P.N.B. Deuxièmement, un accroissement des dépenses à un niveau local ou régional ne correspond à une décentralisation que dans la mesure où il y a effectivement pouvoir de taxation, c’est-à-dire un contrôle sur les sources de revenus ; à cet égard, le gouvernement canadien détient toujours la prérogative, de sorte que ses paiements de transferts aux provinces, loin d’en faire un « agent de la province » comme l’écrira plus tard Stevenson30, établit bien au contraire sa prééminence et sa domination, exactement de la même manière que les subsides versés par les provinces aux municipalités établissent la concentration des pouvoirs auparavant détenus par les municipalités aux mains des gouvernements provinciaux et nullement une soi-disant décentralisation, encore moins une démocratisation, au niveau municipal.

D’ailleurs, les rédacteurs du Mémoire présenté en 1964 par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal au Comité parlementaire de la Constitution faisaient valoir au contraire que :

La deuxième Grande Guerre favorisa directement cette évolution constitutionnelle (vers le centralisme fédéral, D.B.)… Il suffit de rappeler quelques mesures importantes : plan national d’assurance- chômage (1941)…, conférence fédérale-provinciale sur le rétablissement d’après-guerre au cours de laquelle le gouvernement fédéral avoua officiellement sa ferme intention de conserver ses revenus du temps de guerre (1945-1946)…, institution d’une Commission royale d’enquête présidée par Vincent Massey, sur les arts, les lettres et les sciences (1949), abolition des appels au comité judiciaire du Conseil privé (1949) auquel les partisans du centralisme fédéral reprochaient d’avoir vicié la constitution de 1867, amendement constitutionnel donnant au parlement fédéral le droit de modifier seul la constitution canadienne en ce qui concerne les pouvoirs attribués au gouvernement central (1949)31.

Comme quoi nous avons affaire de part et d’autre à un véritable dialogue de sourds, à telle enseigne que le mandat du « Comité de la Constitution » à l’effet de :

(Déterminer) des objectifs à poursuivre par le Canada français dans la révision du régime constitutionnel canadien, et des meilleurs moyens d’atteindre ces objectifs32.

Pendant ce temps, la « formule Fulton-Favreau » est battue en brèche, d’abord par Daniel Johnson qui la condamne en janvier 1965, ensuite, l’année suivante, par le premier ministre Lesage lui-même qui confirme son abandon en janvier 196633.

Toutefois, la question de la convocation des « États généraux du Canada français » n’était pas restée lettre morte ; lancé lors d’un congrès de la Fédération des Sociétés Saint-Jean- Baptiste en 1961, le projet est appuyé en 1964 par plusieurs « corps intermédiaires » parmi lesquels on peut notamment citer la Fédération des collèges classiques, la F.T.Q., la C.S.N., l’U.C.C., le Conseil de la vie française en Amérique, l’Association d’éducation du Québec, la Corporation des instituteurs et institutrices du Québec, l’Association canadienne des Éducateurs de langue française et le Conseil d’Expansion Économique34.

Enfin, les « assises nationales » des États généraux se tiendront du 23 au 26 novembre 1967, à Montréal, un mois après le congrès du Parti libéral où l’on avait assisté au départ de René Lévesque et à la fondation du Mouvement Souveraineté-Association et quatre mois après la visite du général de Gaulle au Québec. C’est dans ces conditions que la jonction entre question nationale et pouvoir politique provincial devient de nouveau possible.

Vers le rejet de la Charte de Victoria

Avec la « fin des illusions »35, le contentieux constitutionnel va se déplacer parallèlement à deux niveaux distincts, social et politique, alors que précédemment – jusqu’au rejet de la proposition de convocation des États généraux par l’Assemblée et la décision d’engager le débat autour de et entre « spécialistes » – ces niveaux étaient étroitement imbriqués. Dorénavant, la critique du système fédéral sera ébauchée en dehors des partis officiels – jusqu’à la formation du P.Q. en tout cas – tandis que ces mêmes partis établiront divers compromis en vue de former une alliance tactique contre le mouvement national naissant.

La critique de l’État unitaire

Les approches de René Lévesque et Claude Morin – entre autres – à l’analyse de la stratégie et de la pratique politiques du gouvernement central dans les années soixante en particulier convergent sur au moins un élément essentiel, à savoir l’absence d’homologie dans les relations entre le fédéral et les neuf provinces anglophones d’une part, et celles du fédéral avec le Québec d’autre part, différences qu’ils expliquent en définitive par la nature des fonctions « nationales » assumées par le Québec par opposition à celles assumées par les autres provinces et le fédéral.

Ainsi, d’entrée de jeu, dans son ouvrage intitulé : Le pouvoir québécois… en négociation, Claude Morin établit les critères qui prévaudront dans son analyse des rapports entre le fédéral et le Québec :

Notre guide d’appréciation (des dossiers qui suivent, D.B.) est la confirmation des pouvoirs du gouvernement québécois (en cas de litige avec le gouvernement fédéral) et surtout l’acquisition de pouvoirs nouveaux. En somme, pour nous, les changements dans la situation relative du Québec sont positifs et s’orientent dans la bonne direction pour autant que son gouvernement devienne plus fort juridiquement, financièrement et politiquement36.

Cette évaluation rejoint d’ailleurs la problématique définie par Jacques Parizeau et René Lévesque en 1967, au moment de leur rupture avec le Parti libéral du Québec :

La politique des gouvernements du Québec ne s’est à peu près pas démentie depuis bon nombre d’années : de plus en plus d’argent ou de pouvoirs fiscaux sans condition. Nos gouvernements ne demandaient pas de décentralisation de la politique, ils voulaient déterminer leur propre politique37.

En d’autres mots, le propre de l’approche de ces souverainistes consiste à ne pas entrer dans le débat sur les diagnostics à poser concernant la nature des rapports entre le fédéral et le Québec, mais il consiste plutôt à renvoyer dos-à-dos centralisme et décentralisation pour établir les besoins propres à l’édification d’un État québécois fort. C’est ainsi que dans Option Québec, les critiques adressées à l’endroit de la stratégie et de la pratique du fédéralisme canadien s’alimentent à même les expressions de « confusion sans pareille » (p. 90), de « décentralisation anarchique plutôt que rationnelle » (p. 101), d’« effondrement du pouvoir central » (p. 103), etc.

Nous avons affaire en définitive à deux logiques – Claude Morin dira plus tard « deux options »38 – qui s’affrontent sur deux terrains différents : d’un côté, l’adaptation du cadre fédéral aux pressions sociales du pays grâce à l’implantation de réformes visant à décentraliser ou centraliser, à accroître ou à réduire le bilinguisme, selon les impératifs de tous ordres, les pressions ou les conjonctures ; de l’autre, à la consolidation d’un État québécois centralisé dont l’émergence même implique le recul de l’État fédéral canadien : il n’est plus ici question d’adapter le cadre fédéral actuel ou l’union fédérative intervenue en 1867, mais bien d’édifier un appareil d’État « nouveau », ce qui a pour conséquence première immédiate de contraindre bien sûr l’État fédéral à un repli politique et économique en dehors des frontières du Québec c’est-à-dire, en définitive, de dissoudre

l’« unité » actuelle dans l’une ou l’autre forme d’union ou d’association. En d’autres mots, l’application d’une telle logique entraîne de facto la déstabilisation ou la désagrégation de l’État fédéral, exactement de la même manière que l’« option canadienne », au contraire, le consolide et contraint la province à l’intégration.

Posé dans ces termes, l’enjeu constitutionnel ne se laisse pas piéger par l’approche développée par Trudeau et plusieurs constitutionnalistes pour lesquels la question est plutôt posée en termes de centralisation ou de décentralisation.

La « stratégie » provinciale

Au moment où Daniel Johnson devient premier ministre, en juin 1966, la situation politique se trouve rétablie dans les termes conflictuels qui prévalaient au début des années soixante : alors que les Libéraux avaient été confrontés aux progressistes-conservateurs, ce sont maintenant les unionistes qui affrontent les Libéraux à Ottawa ; le dialogue entre libéraux aux niveaux provincial et fédéral dans l’après-guerre n’aura duré que trois ans et il ne reprendra qu’avec l’arrivée de Bourassa au pouvoir en 1970.

Or, s’il est question, tout de suite après ces élections, d’une « formule Favreau-Johnson »39, le dialogue ne sera pas repris ; pire, avec le « coup monté » de la visite du général de Gaulle et la publicité internationale que vaut au Québec un slogan séparatiste repris par le chef de l’État français et proféré du haut du balcon de l’hôtel de ville de Montréal par un après-midi de juillet, il sera rompu. Toutefois, plutôt que l’Union Nationale, ce sont les « souverainistes » qui tireront profit de cette publicité40.

Entre-temps, c’est-à-dire entre septembre 1967 et les élections fédérales tenues en juin 1968 où le Parti libéral reprendra le pouvoir avec une majorité absolue – ce qui ne s’était pas vu depuis l’exploit de Diefenbaker en mars 1958 – surviennent, coup sur coup, le départ de Diefenbaker et son remplacement par Stanfield et le départ de Pearson et son remplacement par Trudeau. Or, au cours de ces élections, Trudeau attaque davantage le « nationalisme » de Johnson que son adversaire Stanfield à tel point qu’un analyste n’exclut pas la possibilité d’une éventuelle « coalition en sous-main (des) quatre partis – entre les Libéraux fédéraux et provinciaux d’une part et les conservateurs et l’Union Nationale d’autre part – dans le but d’écraser le ferment séparatiste »41.

Or, cette prévision se réalisera quelque temps après, mais de manière quelque peu différente : c’est en effet à l’occasion des élections provinciales tenues au printemps 1970 que libéraux de tout poil et unionistes se ligueront contre le Parti Québécois, permettant alors au P.Q. de devenir dans les faits l’opposition officielle à l’Assemblée nationale et de déclasser ainsi l’Union Nationale. Il vaut peut-être de rappeler au passage, afin d’éclairer quelque peu ce réaménagement, que Daniel Johnson était disparu à l’automne 1968 et qu’il avait été remplacé par Jean-Jacques Bertrand. Par ailleurs, il importe également d’indiquer que la collusion entre l’Union Nationale et le Parti libéral du Québec avait déjà joué et qu’elle s’était une première fois exprimée à l’occasion de l’adoption du bill 63 à l’automne 1969 où les opposants libéraux au projet de loi de l’Union Nationale avaient été sommés de quitter le parti.

C’est ainsi qu’à la suite des élections provinciales de 1970, l’on semble rapidement s’acheminer vers une entente entre les deux niveaux de gouvernements au sujet du « rapatriement » de la Constitution. Interrompue depuis 1966, la question est maintenant rouverte. Néanmoins, malgré un consensus obtenu entre tous les premiers ministres à une séance de travail en février 1971, la Charte de Victoria, élaborée et discutée entre les 14 et 16 juin, sera finalement rejetée par Bourassa le 24 à cause de l’impossibilité d’obtenir une « disposition supplémentaire destinée à accroître les pouvoirs des provinces en matière sociale »42, et c’est sur cet échec que nous interrompons ce bref rappel historique pour passer maintenant à l’analyse comme telle.

La question de la démocratie et de la décentralisation

La première partie de ce travail visait à fournir quelques indications chronologiques et historiques susceptibles d’éclairer le débat plus proprement théorique que suscite l’étude du contentieux constitutionnel. De ces éléments ressortent essentiellement deux enjeux que nous voudrions aborder maintenant. Le premier de ces enjeux concerne l’opposition qui s’est nouée tout au long de ces années entre l’« ouverture » et la « fermeture » du débat autour de ces questions ; il s’agit, en d’autres mots, de la question de la démocratisation du débat lui-même. Quant au second enjeu, il porte sur la décentralisation et l’autonomie politique et il s’agira à cette occasion d’établir quelques distinctions de base entre politique et administration, entre concentration bureaucratique et autonomie politique.

Constitution et société

L’entente ou la mésentente autour de « formules » plus ou moins compliquées d’amendement d’une constitution occulte la question de fond, à savoir qu’un texte de cette importance engage moins des « spécialistes » qu’une société. Vouloir soustraire le débat à une critique sociale un tant soit peu ouverte semble être la fonction première et dernière non seulement de ces « formules » elles-mêmes, mais également de toute la stratégie politique mise en place par les deux paliers de gouvernements depuis vingt ans. Cette stratégie s’appuie sur la négociation de mécanismes juridiques qui, à leur tour, occultent la fonction sociale d’une loi fondamentale. En vérité, le droit constitutionnel ne s’embarrasse pas de l’analyse des classes et c’est sans doute la meilleure marque de son manque de pertinence sociale que cette incapacité dans laquelle se trouvent ses spécialistes de fixer papier un texte qui corresponde à autre chose qu’à des perceptions subjectives, élitistes, voire réactionnaires, du contexte social canadien43.

La « solution » aux contradictions dans lesquelles s’enferre la croissance capitaliste dans le contexte canadien ne saurait être recherchée dans le juridisme, mais elle doit plutôt être dégagée de l’analyse de la théorie et de la pratique du fonctionnement des institutions existantes. À cet égard d’ailleurs, les travaux qui émanent des partis ou regroupements de gauche sur la question ne font pas non plus le poids dans la mesure où ils sont loin d’être tous édifiants et, règle générale, s’alimentent davantage aux sources de l’idéalisme qu’ils ne puisent dans une analyse un tant soit peu exhaustive de l’histoire sociale récente44.

En effet, la question de la démocratisation de l’enjeu national au Canada est indissociable de la critique des institutions existantes et, à son tour, cette critique n’est possible que dans la mesure où le fonctionnement autocratique de ces institutions est révélé. En d’autres mots, la démocratisation n’a de sens et de portée sociale effective que si elle est alimentée par la critique. Cette première réflexion établie, il faut d’ores et déjà aller plus loin et aborder la raison fondamentale qui explique ce qui peut n’apparaître, pour le moment, que comme une simple question de stratégie.

Pour ce faire, il faut poser carrément la question suivante : pourquoi la classe au pouvoir et ses représentants politiques cherchent-ils systématiquement à soustraire le contentieux constitutionnel à une critique ? Parce que cette critique risquerait de toucher de trop près les institutions politiques existantes et leurs fonctions sociales effectives ou concrètes. C’est en ce sens que la question nationale doit demeurer enfermée dans le juridisme et que la discussion doit tourner autour de formules – de rapatriement, d’amendement, etc. – si l’on ne veut pas que la critique, en attaquant le coeur même de la légitimation par excellence de l’État capitaliste, sa Constitution, n’en vienne à dissoudre les fondements idéologiques et politiques de l’État et à soumettre l’État lui-même à la critique.

Cette possibilité est trop sérieuse, comme est trop fragile l’articulation entre la Constitution et l’État, pour que l’on ne soit pas porté à voir dans ce constant effort d’une classe dominante l’expression d’une volonté renouvelée de maintenir et de sauver « son » État. Ce n’est dès lors ni par choix, ni par souci d’efficacité, ni non plus par mauvaise foi, mais, plus fondamentalement, par nécessité, que cette classe est contrainte, pour garantir l’État, de soustraire l’État (suggestion : de le soustraire…) et à la critique et à la démocratie. Il faudrait pouvoir ici et à cette occasion reprendre le discours hégélien et la critique marxiste de Hegel et de l’État pour démontrer cette nécessité et, dans le même temps, expliquer ce que Lucio Colletti a appelé ce « processus d’hypostase réel » qu’est l’État45.

Or, en déviant sur les formules, voire sur la nation, le discours critique laisse intact l’État et, ce faisant, occulte la relation entre État et capital d’une part, la fonction concrète de l’État capitaliste dans le maintien et l’approfondissement des rapports entre classes de l’autre, alors que ce sont précisément ces relations qu’il faut pouvoir révéler dans toutes leurs articulations – et non pas uniquement dénoncer à coup de slogans – pour pouvoir isoler et transformer ces processus46.

Sous cet angle, il apparaît ainsi qu’État et démocratie sont, en théorie comme en pratique, inconciliables. Cependant, il apparaît surtout que la Constitution est en tout premier lieu (à changer pour primordiale, pour éviter la répétition de « premier lieu » ?) et le tout premier lieu de l’hypostase de l’État telle qu’elle est donnée dans un document fondamental qui est la caution à la fois théorique, juridique et idéologique de la règle de droit qui se trouve, à son tour, à tenir la légitimation de toutes les institutions publiques, qu’il s’agisse du Parlement, du bureau du premier ministre, du Sénat, etc.

Dans ces conditions, « ouvrir le débat » c’est non seulement scruter l’État en tant que légitimation suprême d’un pouvoir de classe, c’est également remettre en cause les institutions publiques qui actualisent la pratique politique et la légitimation de ces pratiques que ces institutions sont censées défendre, qu’il s’agisse de la soi-disant séparation des pouvoirs – entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire – par opposition à la structuration de ces pouvoirs – à la domination de l’exécutif, notamment sur les deux autres.

L’avantage des « formules » est que celles-ci piègent le débat dès le départ en l’enfermant dans des modalités et laissent ainsi intactes aussi bien les institutions que leurs légitimations.

En ce sens, on pourrait être porté à croire ou à laisser croire que la question du « rapatriement » est sans importance, c’est-à-dire qu’elle n’a ou n’aurait aucune portée sociale effective dans la mesure où un tel déplacement n’aurait en définitive aucun rapport avec la structuration des classes dans la société canadienne. Or, il n’en est rien, puisque le « rapatriement » soulève en même temps le problème de l’interprétation du système politique fédéral actuel et c’est bien d’ailleurs sur ces interprétations que le processus achoppe et non sur la nécessité ou l’inutilité du rapatriement comme tel. C’est ce que nous allons maintenant chercher à cerner.

Quelle autonomie ?

Une démarche courante dans l’étude des rapports entre les deux niveaux de gouvernements au Canada consiste à poser et à opposer des phases de centralisation à des phases de décentralisation. Ainsi, pour Simeon, par exemple :

Les observateurs de la scène fédérale ont été unanimes à relever l’accroissement du pouvoir fédéral dans l’immédiat après-guerre ; (alors qu’) aujourd’hui, ils sont à peu près tous aussi unanimes à relever l’affaiblissement du pouvoir fédéral »47.

Autour de ce diagnostic se rejoignent aussi bien Pierre-E. Trudeau que Garth Stevenson : le contexte canadien serait à cet égard « unique » dans l’histoire récente des pays développés48. Or, nous allons le voir immédiatement, la question touche moins l’enjeu de la décentralisation qu’elle porte sur la nature des mécanismes employés.

En effet, une des principales constantes dans le fonctionnement du fédéralisme canadien est celle en vertu de laquelle c’est à l’État fédéral que revient la responsabilité de prélever la masse des impôts par rapport à chaque province prise isolément. Ce pouvoir de taxation fonde d’ailleurs la « prééminence » du gouvernement central dans l’élaboration des politiques économiques, tout comme dans celle des politiques sociales. Néanmoins – et c’est là que réside l’originalité du système – une fois prélevées, ces ponctions sont ensuite partiellement redistribuées aux provinces. Il s’ensuit de ce fonctionnement, comme l’a fort judicieusement noté Michel Pelletier, que :

Si on essaie de dégager une caractéristique des interventions fédérales et québécoises respectivement, au cours de la décennie (c’est-à-dire, les années ‘60, D.B.), on remarque d’une part que la très grande majorité des mesures proprement dites nouveaux programmes, etc., furent d’origine ou d’inspiration fédérales, tandis que la plupart des interventions d’origine québécoise prirent plutôt la forme de réformes institutionnelles. En d’autres termes, le contenu des mesures sociales est fédéral, tandis que la forme – le cadre institutionnel – est d’origine québécoise49.

Ceci veut dire que, tandis que les politiques sont élaborées et définies au niveau fédéral, leur administration en est dévolue au niveau provincial – en ce qui concerne le Québec en tout cas. Si l’on est donc justifié de parler de décentralisation, il faut immédiatement ajouter que celle-ci n’est qu’administrative et nullement politique. Au contraire d’ailleurs, rien ne nous permet de conclure que ce qui se passe dans tous les pays capitalistes développés n’est pas vérifiable au Canada, à savoir que l’on assiste également ici au développement et à l’extension d’un processus de centralisation politique qui va de pair d’ailleurs avec la concentration économique.

La meilleure mesure que l’on puisse prendre de cette constante nous est fournie dans la part grandissante que prennent les subventions fédérales dans les budgets des provinces et cette part, en ce qui concerne le Québec spécifiquement, croît notablement au cours de la décennie 1962-63 à 1972-73.

En effet, en 1962-63, comme l’indique le tableau ci-après, le Québec pourvoyait dans une proportion d’un peu plus de 90% à la perception de ses revenus tandis que, dix ans plus tard, cette proportion ne s’établit plus qu’à 74%, pourcentage qui recouvre en particulier des sommes s’élevant à plus de $751 millions versées au chapitre des subventions conditionnelles en 1974-75.

C’est donc dire que le Québec, malgré des visées autonomistes défendues dans la foulée du Rapport Tremblay, se trouve financièrement de plus en plus dépendant à l’endroit des transferts effectués par le gouvernement fédéral d’une part et, corollairement, que la province se trouve progressivement intégrée aux mécanismes financiers définis et aux conditions tracées par le fédéral d’autre part. À cet égard d’ailleurs, le Québec fait de moins en moins figure de cas d’exception et en vient au contraire à ressembler de plus en plus, administrativement à tout le moins, aux autres provinces canadiennes.

Dans ces conditions, il est bien évident que les interprétations courantes du contentieux constitutionnel doivent être révisées afin de prendre en compte cette inféodation accélérée de l’économie et de la politique québécoise aux nécessités de l’accumulation du capital dans le cadre d’une économie canadienne et d’une économie continentale.

Conclusion

L’avantage de l’utilisation d’une approche fondée sur la distinction entre centralisation politique et concentration bureaucratique est qu’elle permet de déplacer l’angle d’analyse dans une étude du contentieux constitutionnel et, éventuellement, d’appréhender ce conflit sous l’angle d’une intégration des économies régionales canadiennes aux besoins de la consolidation d’une économie continentale.

À cet égard, la question de l’État est, ici comme partout ailleurs, la question-clé et elle sera d’autant plus centrale et son enjeu d’autant plus important que cette question sert de paravent à une « indépendance » ou à une « autonomie » – qu’il s’agisse des niveaux fédéral ou provincial – qui n’est, en définitive, que la forme paradoxale que revêt dans ce contexte une dépendance économique dont les tenants et aboutissants sont extranationaux aussi bien pour le Canada que pour le Québec.

Dans de telles conditions, le contentieux constitutionnel recouvre deux enjeux que ces protagonistes tendent systématiquement à confondre, à savoir un enjeu essentiellement administratif où il s’agit d’élucider la question de l’enchevêtrement des pouvoirs des bureaucraties fédérale et québécoise d’une part, et un enjeu plus proprement politique où il s’agit de consolider l’État – qu’il s’agisse de l’État fédéral ou de l’État québécois – par la marginalisation ou l’inféodation de l’État adverse selon le cas d’autre part.

Dans la confrontation qui s’annonçait entre le fédéral et le Québec avec l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois, il n’apparaissait pas clairement lequel de ces enjeux était en cause et on louvoyait au contraire en fonction d’impératifs tactiques de l’un à l’autre, politisant ou dépolitisant ce contentieux au gré des conjonctures. Il n’en demeure pas moins que, compte tenu des implications sociales et politiques de ce contentieux et de la possibilité qui est ouverte de l’étaler au grand jour, il faut maintenant s’opposer à ce que l’on referme la question et à ce que l’on reporte ou fasse dévier le débat. Il importe au contraire de s’opposer au statu quo, condition première et dernière de l’amorce d’une critique de l’État capitaliste et de ses fonctions concrètes dans l’accumulation à l’échelle continentale.


1 Cahiers du socialisme, numéro 2, automne 1978.

2 Une grosse « exception » à cette position a été celle de Stanley Ryerson. Longtemps dirigeant du Parti communiste canadien, Ryerson finit par reconnaître à la fin des années 1950 que le Canada a été construit sur l’oppression nationale du peuple québécois. Par la suite, il quittera le PCC et deviendra indépendantiste. Voir Stanley Bréhaut-Ryerson, Le Capitalisme et la Confédération: aux sources du conflit Canada-Québec (1760- 1873). Montréal, Parti Pris, 1978.

3 Dorval Brunelle, La désillusion tranquille, Hurtubise, Montréal, 1978.

4 Voir Aitken, Hugh, G. J., American Capital and Canadian Resources, Cambridge, Harvard U. Press, 1961, pp. 84 sq.; et : « Defensive Expansionism : The State and Economic Growth in Canada », dans : Easterbrook, W. T. et Watkins, M. H. (éditeur), Approaches to Canadian Economic History, Toronto, Mc Clelland and Stewart Ltd., the Carleton Library, no 31, 1967, pp. 183-221.

5 C’est également Hugh Aitken qui a relevé que les provinces canadiennes gagneraient davantage politiquement à disposer de deux sénateurs chacune auprès du Congrès américain. Cf. American Capital Resources, op. cit., p. 178.

6 Aitken, H. G. J., « Defensive Expansionism : The State and Economic Growth in Canada », op. cit., pp. 212-217.

7 Trudeau, Pierre-E., « La position du Premier Ministre du Canada » (soumise à la Conférence de Victoria en 1971), dans : Prévost, Jean-Pierre, La crise du fédéralisme canadien, Paris, P.U.F., Coll. Dossiers Thémis, no 52, 1972, p.

8 Pour une estimation des « pertes » ainsi encourues et imputables à la politique autonomiste suivie à cette époque, voir : Bernard, André, La politique au Canada et au Québec, 2ième édition, Montréal, P.U.Q., 1977, pp. 384 sq.

9 Cf. Spaak, Paul-Henri, Why NATO ?, Londres, Penguin Books, 1959.

10 Le premier adopté cette année-là concernait, rappelons-le, l’admission de Terre-Neuve dans la Confédération.

11 Favreau, Guy, Modification de la Constitution du Canada, Ottawa, Imprimeur de la Reine, février 1965, p. 14. Par ailleurs, il est peut-être utile de rappeler que l’A.A.N.B. de 1949 (no 1) concernant l’entrée de Terre-Neuve dans la Confédération a également été adopté sans consultation et ce fait, moins important sans doute que celui rapporté ici, constitue un indicateur important d’une pratique fédérale qui consiste à consulter le moins possible les provinces. Après tout, l’adjonction d’une dixième province intéressait – ou aurait dû intéresser – au plus haut point les neuf autres. (Duplessis avait réagi quant à lui en faisant valoir, à bon droit, que l’entrée de Terre-Neuve allait modifier le rapport des sièges au Parlement en faveur des provinces anglophones) Idem, p. 14.

12 Cf. Le discours prononcé par le Premier Ministre St-Laurent à l’Université Queen’s le 21 octobre 1951 et cité par : Ohearn, Peter J. T., Peace, Order and Good Government. A New Constitution for Canada, Toronto, The Macmillan Co. of Can. Ltd., 1964, p. 32.

13 Interprétation propre au Premier Ministre Trudeau, qui sera étudiée plus en détail dans la section suivante. Cf. « Fédéralisme, nationalisme et raison », dans : Trudeau, P.-E., Fédéralisme et société canadienne-française, Montréal, Éditions H.M.H., pp. 191-215.

14 Cette liste est loin d’être exhaustive et il faudrait y ajouter également : la Banque du Canada (1935), la Commission canadienne du blé (1935), la Banque de développement industriel (1945) et le Conseil national de la productivité (1960). Cf. Ashley, C.A. et Smails, R. G. H., Canadian Crown Corporations, Toronto, The Macmillan Co. of Can. Ltd., 1965.

15 Sur toute cette question et, plus particulièrement, pour une analyse autonomiste des événements en cause, on pourra se référer à : Rumilly, Robert, L’autonomie provinciale, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1948. De surcroît, Rumilly établit clairement la tactique adoptée par le fédéral à compter des années de guerre en matière constitutionnelle qui consiste à décourager l’éventuelle formation d’une coalition de toutes les provinces et à isoler progressivement le Québec de manière à mettre constamment le gouvernement provincial sur sa défensive.

16 Respectivement les lois 1-2 Elizabeth II, ch. 4 et 3-4 El. II, ch. 17.

17 Sur cette formule et, en général, sur l’histoire du Québec entre septembre 1959 et janvier 1960, on pourra consulter : Bombardier, Denise, Les « cent jours » du gouvernement Sauvé, Thèse de M.A. (sc. po.), Université de Montréal, 1971.

18 Rapport de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, volume 1, Québec 1956, p. 388.

19 Idem, p. 387, où les auteurs fournissent les pourcentages suivants : « Terre-Neuve, 38 % ; l’Île-du-Prince-Édouard, 47,5% ; la Nouvelle-Écosse, 38% ; le Nouveau-Brunswick, 34% ; l’Ontario, 37,5% ; le Manitoba, 45,5% ; la Saskatchewan, 27,5% ; l’Alberta, 19,5% ; la Colombie-Britannique, 23% ».

20 Cf. Rouyn-Noranda Press, du 31 août 1961.

21 Cf. Le Nouveau Journal du 2 décembre 1961.

22 Cf. Le Devoir du 15 décembre 1961. Gérin-Lajoie exige en effet le retrait de l’amendement 1949 (no 2) avant d’approuver la formule Fulton. Le journaliste relève à cette occasion le paradoxe suivant : quatre des ministres provinciaux avaient donné leur accord à une formule semblable alors qu’ils siégeaient à la Chambre des Communes à Ottawa. Il s’agit de Jean Lesage, Bona Arsenault, Lionel Bertrand (député en 1946) et de René Hamel (Bloc populaire).

23 Cf. Le Devoir, 14 février 1962.

24 Cf. Le Devoir, 22 janvier 1963, où l’on peut lire que Diefenbaker, dans un discours, fait référence au fait que « seul le Québec n’a pas encore donné son assentiment à l’amendement de l’article 94-A pour l’établissement d’un plan contributif de pensions de vieillesse… ».

25 Nous ne pouvons, dans un cadre aussi restreint, relever les causes de la défaite de Diefenbaker. Il n’en demeure pas moins que ces élections sont fort importantes à plusieurs égards et surtout du fait que la question de l’armement atomique était au coeur du débat. L’intervention d’un général américain, Lauris Norstad, sur le contentieux nucléaire et les engagements du Canada vis-à-vis de l’O.T.A.N. lors d’une conférence de presse tenue à Ottawa le 2 janvier 1963 sont à retenir parmi les causes de cette défaite. Cf. Spencer, Robert, « External Affairs and Defence », dans : Saywell, John (ed.), Canadian Annual Reuiew for 1963, Toronto, U. of T. Press, 1964, pp. 282 sq.

26 Voir : Bergeron, Gérard, Du duplessisme à Trudeau et Bourassa, Montréal, Parti-pris, 1971, p. 296. Rappelons que l’année précédente, en 1962, des élections avaient été tenues aux deux niveaux, fédéral (le 18 juin) et provincial (le 14 novembre). Ajoutons qu’au fédéral, en 1962, en 1963, puis en 1965, les élections ont porté au pouvoir des gouvernements minoritaires.

27 Cf. le Montreal Star du 9 mai 1963.

28 Cf. La Presse du 25 octobre 1963. Le Comité s’était doté d’un sous-comité directeur en juillet comprenant G.E. Lapalme, président; P. Gérin-Lajoie, René Lévesque, Daniel Johnson et J.-J. Bertrand ; Claude Morin, secrétaire et Ch. Pelletier, secrétaire -adjoint. Cf. La Presse du 18 juillet 1963. Sur la petite histoire de ce mémoire : Le Borgne, Louis, La C.S.N. et la question nationale, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, 1976, pp. 70 sq.

29 Trudeau, P. -E., « Le Québec et le problème constitutionnel », dans : Le fédéralisme et la société canadienne-française, op. cit., pp. 7-59, à la p. 46. Cette argumentation et la thèse de la décentralisation seront reprises près de 13 ans plus tard par Garth Stevenson. Cf. « Federalism and the Political Economy of the Canadian State », dans : Panitch, Leo (ed.), The Canadian State : Political Economy and Political Power, Toronto, U. of T. Press, 1977, pp. 71 sq. à la p. 80.

30 Stevenson, Garth, op. cit., p. 89.

31 Le fédéralisme, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et les Canadiens-français, Mémoire de la S.S.J.B. de Montréal au Comité parlementaire de la Constitution du Gouvernement du Québec, Montréal, Éditions de l’Agence Duvernay Inc., mai 1964, pp. 59-60.

32 Cité par Trudeau, P.-E., « Le Québec et le problème constitutionnel », op. cit., p. 9.

33 Cf. La Presse du 27 janvier 1965 et L’Action du 21 janvier 1966. Entre-temps, Gérard Picard, président du Conseil Central de Montréal, avait dénoncé la délégation de pouvoirs et la tendance à la constitution d’un état unitaire au Canada dans une série d’articles publiés dans le Devoir en octobre 1965. Plus tôt, en juin, la Chambre de Commerce de Montréal s’était carrément opposée à la « délégation du pouvoir législatif » prévue dans la « formule F.-F. » Cf. Le Devoir du 11 juin 1965.

34 Voir : Les États généraux du Canada français, Montréal, Éditions de l’Action nationale, 1967, pp. 22 sq. La C.S.N. est absente de l’assemblée qui devait préparer la convocation des États généraux, en mars 1966.

35 Titre du numéro spécial de Socialisme 66 consacré aux élections provinciales de juin, Montréal, oct.-déc. 1966, nos 9-10.

36 Morin, Claude, Le pouvoir québécois… en négociation, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1972, p. 13.

37 Parizeau, Jacques, « Québec-Canada : en plein cul-de-sac », dans : Lévesque, René, Option Québec, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1968, pp. 97-113, à la p. 105.

38 Cf. Le combat québécois, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1973, pp. 178 sq.

39 Cf. La Presse du 28 juin 1966.

40 Cf. « Éditorial : le cran d’arrêt dans les vieux partis », dans : Socialisme 68, Montréal, no 14, pp. 3-7.

41 Sur cette question, voir : Bergeron, Gérard, Du duplessisme… », op. cit., pp. 485 sq.

42 Cf. Prévost, Jean-Pierre, op. cit., pp. 74 sq.

43 En dehors des travaux de Paul Gérin-Lajoie, P.-E. Trudeau ou Claude Morin, on pourra consulter : O’Hearn, Peter, J.T., Peace, Order and Good Government. A New Constitution for Canada, Toronto, The Macmillan Co. of Can. Ltd., 1964, ainsi que les essais de Daniel Johnson (Égalité ou indépendance, Montréal, Éditions Renaissance, 1965), Jean-Guy Cardinal (L’Union (vraiment) nationale, Montréal, Éditions du Jour, 1969) ou Mario Beaulieu (La victoire du Québec, Montréal, Leméac, 1971) etc. Cette approche s’éloigne considérablement de l’effort collectif tenté par les intellectuels de la Révolution américaine et de l’analyse classique qu’ils ont produit sur la question : The Federalist Papers, (N.Y., Mentor Books, 1961).

44 Le meilleur exemple de ceci nous est encore fourni par les analyses du P.C.C. et du P.C.Q.. Cf. Desautels, Guy, William Hashtan, Bruce Magnuson, Hervé Fuyet et Samuel Walsh, Pour l’autodétermination du Québec. Plaidoyer marxiste, Montréal, Éditions Nouvelles Frontières, 1978. À l’opposé, on pourra trouver une analyse fouillée et sérieuse, malgré une sous-estimation des forces nationalistes actuelles qui conduit les rédacteurs à « prédire » que le PQ ne saurait gagner le pouvoir, dans Travailleurs québécois et lutte nationale, Montréal, Éditions Militantes, 1974.

45 Colletti, Lucio, Le marxisme et Hegel, Paris, Éditions Champ Libre, 1976, pp. 257 sq. à la p. 288.

46 Ce que ne fait pas toujours la critique, fut-elle du droit. Ainsi Michel Miaille (L’État du droit. Introduction à une critique du droit constitutionnel, Paris, Maspéro/P.U.G., 1978) reste en deçà de la possibilité d’une dissolution de l’État par la critique et pose plutôt les jalons d’une approche instrumentaliste de l’État.

47 Simeon, Richard, Federal-Provincial Diplomacy. The Making of Recent Policy in Canada, Toronto, U. of T. Press, 1972, p. 10.

48 Voir supra note 4 ; et : Stevenson, Garth op. cit. pp. 80 sq.

49 Pelletier, Michel et Yves Vaillancourt, Les politiques sociales et les travailleurs, Cahier IV : Les années ‘60, par Michel Pelletier, Montréal, 1974, p. 273.

 

Le concept de nation[1]

16 mars 2022, par CAP-NCS

Au début des années 1960, la nouvelle gauche québécoise cherche à se réapproprier les acquis du marxisme, à la lumière d’un immense travail théorique qui se fait partout dans le monde. C’est un labeur tente de sortir des sentiers battus du socialisme « réellement existant », paralysé par les expériences désastreuses de l’Union soviétique et des partis communistes. Au Québec, le marxisme et le socialisme ont eu avant la révolution tranquille une existence ténue, confinée aux marges de la société, sans beaucoup d’influence sur les mouvements populaires. Les groupes socialistes, y compris le Parti communiste canadien (le plus gros groupe) sont en fin de compte des groupuscules, malgré des efforts ici et là de militants et de militantes comme Léa Roback, Madeleine Parent, Henri Gagnon[2]. Parmi les obstacles que la gauche ne survient pas à surmonter à l’époque figure la question nationale québécoise. Le PCC notamment connaît une importante scission en 1947, la majorité des membres québécois s’en retirant.

Plus tard dans le cadre de la revue Parti Pris, la réflexion continue et reproche à la gauche d’avoir ignoré non seulement les revendications nationales québécoises, mais aussi les enseignements de Marx sur les contradictions sociales et nationales. Tout au long des années 1960 et 1970, ce débat traverse la gauche : quelle est la place de la lutte pour l’émancipation nationale dans le cadre du projet socialiste ? Est-ce que le concept de nation est « récupérable » par la gauche, malgré ses connotations droitières ? Peut-on s’inspirer des luttes de libération nationale dans le tiers-monde et refonder une pensée révolutionnaire ?

Dès 1968 dans Parti Pris, Gilles Bourque, avec Gilles Dostaler et Luc Racine, se démarque du projet du PQ « qui ne vise qu’à donner aux Québécois que quelques morceaux de plus d’un immense casse-tête dont les pièces maîtresses demeureraient entre les mains des Américains et des Canadiens-anglais »[3]. Par ailleurs, Bourque estime que l’héritage de Marx sur la question nationale est ambigu. Il regarde davantage du côté des successeurs dont Lénine et Mao qui évitent de tomber dans des « embûches réductionnistes », l’une économiciste qui évacue l’analyse des problèmes relatifs à l’État et au domaine politique, l’autre idéaliste qui tend à « réduire l’analyse en la rabattant sur l’unique question dite ‘culturelle’ »[4].

C’est dans ce contexte que Bourque, qui est alors professeur au département de sociologie de l’UQAM, signe un texte dans le premier numéro des Cahiers du socialisme. Pour Bourque, la nation n’est rien d’autre qu’un ensemble de classes en lutte. Ce n’est une réalité désincarnée, encore moins « éternelle ». Pour la décortiquer, il faut cependant sortir du marxisme ossifié, la remettre dans son contexte historique et comprendre que la gauche doit la réapproprier. En réalité, la « vision et l’action politique de chaque classe de la société dominante et de la société dominée ne sont pas déterminées, de façon immédiate, par l’appartenance à sa nation, mais bien plutôt par sa position au sein des rapports de production »[5]. (Introduction de Pierre Beaudet)

***

La nation constitue effectivement un groupe réel, mais la très grande difficulté de la définir adéquatement résulte de deux problèmes théoriques : son rapport à la question des classes et la sous-détermination qui la constitue dans sa réalité même.

Commençons par la première difficulté. Il faut constater de façon non équivoque que l’analyse de la nation pose en son cœur même la question des rapports de classes. La nation, c’est d’abord et avant tout un ensemble de classes en lutte. C’est une forme spécifique des rapports de classes. Les nations se sont formées en Europe durant la transition au capitalisme dans la lutte de la bourgeoisie contre l’aristocratie, lutte qui s’articule dans des rapports « d’alliance » conflictuels avec la paysannerie et le prolétariat naissant. La naissance de cette nouvelle forme de rapports entre les classes (de la forme spécifique que prendront les groupes linguistiques sous le capitalisme) s’analyse à travers l’étude du développement du marché (national) sous l’effet du procès de domination des rapports de productions capitalistes, lesquels, pour s’affirmer, déterminent aussi la formation d’un nouveau type d’État (national) et l’apparition d’une nouvelle idéologie (nationaliste). On comprend ici que les nations apparaissent sous l’effet d’un mode de production spécifique qui crée la question nationale et la formation sociale nationale.

Une tentative de définition marxiste de la nation doit donc envisager directement et de façon absolument prioritaire la question des rapports de classes. Si la nation constitue une forme spécifique des rapports de classes, il est clair que l’on ne peut définir cette forme sans s’attacher d’abord et avant tout aux rapports qui la créent. Seule cette façon de procéder permettra de considérer la forme que prend la nation pour ce qu’elle est. Nous prendrons ici pour exemple la « formation psychique » et la « culture commune à la nation » retenues dans la définition de Staline. Si l’on peut à juste titre parler des caractéristiques nationales de la culture, il est clair que cette culture est d’abord et avant tout une culture de classe. Son caractère spécifique résulte précisément des rapports de classes, de la lutte des classes dont elle est issue. Il n’y a pas d’abord une culture et ensuite des classes, il y a des cultures de classes qui tirent leur spécificité de la particularité de la lutte des classes à travers laquelle elles s’élaborent. L’échec de la plupart des définitions de la nation résulte précisément du fait que l’on ne voit pas que des rapports fondamentalement antagoniques peuvent créer des spécificités (et donc des possibilités d’alliance) sans produire une homogénéité et une identité qui nieraient l’antagonisme qui les fondent.

La nation matérialise donc une forme spécifique de rapports de classes. Considérons-la provisoirement comme un ensemble de classes en lutte, ensemble historiquement déterminé. L’analyse du groupe national renvoie ainsi de façon absolument prioritaire à l’histoire et à la multiplicité des formes et des situations historiques. Aussi est-il extrêmement dangereux de tenter de produire une définition fonctionnant par addition de caractéristiques. L’histoire démontre à satiété comment les nations étant en perpétuel procès de formation ou de dissolution, il faut éviter de tomber dans une casuistique servant des intérêts plus ou moins douteux.

Parler d’un ensemble historiquement déterminé de classes en lutte, c’est déjà référer implicitement à un ensemble de critères, mais sans qu’il soit nécessaire de les additionner. On pense d’abord à celui de la langue, bien sûr : on s’imagine mal un rapport de classes sans code sémantique dominant permettant la communication. L’assimilation constitue d’ailleurs le soutien principal de la nationalisation des rapports sociaux sous l’effet du MPC. De la même façon, on ne saurait parler de nation sans la présence d’ensembles idéologiques produisant une représentation de ce rapport de classes : en clair, une idéologie nationaliste ou, à tout le moins, une idéologie posant l’existence des particularités nationales. Enfin, si l’on traite d’une lutte de classes historiquement déterminée, on prend en considération l’existence d’effets politiques pertinents. La nation doit se manifester politiquement à travers la spécificité de la lutte des classes. Au Québec, cette spécificité se matérialise dans des appareils politiques provinciaux qui permettent de reconnaître facilement la nation québécoise. Toutefois, l’inexistence de pouvoirs politiques régionaux n’empêche nullement que puisse exister une spécificité de la lutte des classes manifestant sur la scène politique l’existence d’une nation différente. Ainsi, la présence des Acadiens du Nouveau- Brunswick, minorité dans une province, se manifeste sur les scènes politiques provinciale et fédérale sous une forme et dans des luttes particulières. Les Acadiens, ensemble de classes en lutte historiquement déterminé, se différencient à la fois des Québécois et des Canadiens. Ils me semblent donc constituer une nation. Cette spécificité qui les particularise remonte d’ailleurs à la Nouvelle -France alors que les contacts réels entre l’Acadie et le Canada étaient peu fréquents.

On se rend compte que la prise en considération de la lutte des classes nous permet d’introduire la question politique au cœur même du problème de la définition de la nation. La politique est au contraire exclue dès le départ dans la définition de Staline, qui décrit la nation comme une somme d’individus.

Cet ensemble de classes est historiquement déterminé. L’analyse des nations renvoie donc à une multiplicité d’histoires concrètes, mais ces histoires s’articulent à une époque déterminée du déroulement de l’Histoire. Ces ensembles sont historiquement déterminés sous l’effet d’un mode de production spécifique : le mode de production capitaliste. Cet aspect de la définition est presque unanimement admis chez les marxistes, comme chez les non-marxistes, même si cela choque les nationalistes qui croient à l’éternité de leurs fantasmes. Il faut cependant éviter de faire une lecture simpliste de cette affirmation. La question nationale peut apparaître et les nations peuvent se former même si le capitalisme n’est pas pleinement développé au sein d’une formation sociale. Son apparition comme phénomène social se situe durant la transition alors que le capitalisme n’est pas encore dominant. De même, c’est souvent la particularité régionale de l’articulation du mode de production capitaliste avec un ou des modes de production précapitalistes qui favorise la reproduction de nations différentes au sein d’un même État : ainsi, la présence massive des francophones au sein d’une agriculture de petite production marchande a très certainement contribué à la production et à la reproduction d’une spécificité de la lutte des classes au Québec. Le capitalisme ne domine pas seulement sur le plan économique les modes de production précapitalistes : on voit comment sa dominance modèle la spécificité des luttes de classes en lui donnant une forme nationale.

La nation constitue donc un ensemble sous-déterminé. Toutefois, voilà la très grande difficulté du problème, si c’est dans la lutte des classes qu’est créée et reproduite la nation, les deux phénomènes (la classe et la nation) ne sont pas absolument réductibles l’un à l’autre dans leur matérialité historique. Ainsi, la nation ne peut être unilatéralement définie comme un groupe d’individus, puisqu’elle est créée dans sa réalité même par la lutte des classes. Le procès d’affirmation du mode de production capitaliste tend à détruire les groupes linguistiques existant avant son apparition. Il tend à les faire disparaître en les fondant littéralement dans une seule et même nation ou en provoquant la redéfinition des groupes linguistiques « récalcitrants » comme des nations dominées et des minorités nationales.

On ne peut donc définir la nation sans la rapporter directement au phénomène de la lutte des classes. C’est ce que nous avons fait jusqu’ici en la considérant d’abord et avant tout comme un ensemble historiquement déterminé de classes en lutte. On ne devrait cependant pas pour autant réduire la définition de la nation à la seule réalité des rapports de classes. Ainsi, même si en le faisant, on saisit la réalité fondamentale, on ne peut définir la nation unilatéralement comme une structure de classe, ce que j’avais fait dans Classes sociales et question nationale au Québec[6].

La nation ne s’analyse que dans son procès de formation et de reproduction, lequel est en fait un procès d’assimilation continu de différents agents appartenant ou avant appartenu à des groupes linguistiques différents. C’est donc dire qu’il n’y a pas de structure de classes nationalement pure. Toutes les classes dans la plupart, sinon dans toutes, les formations sociales capitalistes, sont marquées d’un rapport majorité-minorité. On ne peut donc produire une définition exclusivement « classiste » de la nation sans tomber dans le réductionnisme et, curieusement, dans le nationalisme lui-même. On risque, en effet, dans ce dernier cas, de produire des analyses affirmant l’existence de structures de classes

nationalement hétérogènes (surtout dans le cas des États multinationaux)[7]. Le mode de production capitaliste, dans le même procès sans cesse à reproduire, divise les agents en classes et les regroupe en nations. Il les recrute dans les classes précapitalistes et dans les rapports sociaux collectivistes (bandes, tribus…) et n’en finit plus de remodeler en nations les groupes linguistiques qui regroupaient ces agents et les différenciaient les uns des autres.

Je me risquerai donc à définir la nation comme l’ensemble spécifique des agents divisés-regroupés dans le procès de la lutte des classes déterminé par le mode de production capitaliste.

Soulignons pour terminer que le caractère de sous-détermination souligné plus haut implique que le traitement de la question nationale exige un appareil conceptuel qui dépasse largement la seule définition adéquate de la nation. Bien plus, la définition non-nationaliste de la nation, le concept même de nation ne peut être produit de façon pleinement satisfaisante que dans son rapport à d’autres concepts plus englobant : J’ai proposé ceux de question nationale, de formation sociale nationale et de groupe linguistique. C’est, semble-t-il, la lecture qui doit être faîte des textes de Lénine qui pose le politique comme lieu surdéterminant de la question nationale. En élaborant une théorie de l’État national, Lénine place l’analyse sous la primauté de la lutte des classes. Nous ne reprendrons pas ici l’exposition de ces propositions, le lecteur pouvant se référer à notre ouvrage. Qu’il nous suffise de constater que le concept de formation sociale nationale peut nous permettre de poser le problème de la sous-détermination du groupe national. Type spécifique de formation sociale dominé par le capitalisme, la formation sociale nationale réunit un ensemble de classes antagonistes et non antagonistes dont les agents peuvent être de nations différentes[8]. On peut saisir ici, à travers la création du marché national et de l’État national, l’effet d’assimilation-nationalisation des groupes linguistiques en une seule et même nation, en même temps qu’il est permis d’ouvrir l’analyse aux contre-tendances à l’assimilation et à la question de la production et de la reproduction de nations différentes au sein d’une même formation sociale. On peut ainsi penser la forme nationale des luttes de classes sans réduire l’analyse à l’opposition entre des nations. Il est aussi permis de poser la primauté de la lutte des classes dans le champ national sans surestimer la réalité nationale, mais aussi sans la nier, ce qui est tout aussi dangereux théoriquement et politiquement.

  1. Les Cahiers du Socialisme, numéro 1, printemps 1978.
  2. Voir Robert Comeau et Bernard Dionne, Les communistes au Québec 1936-1956. Sur le Parti communiste du Canada / Parti ouvrier-progressiste. Montréal : Les Presses de l’Unité, 1981.
  3. Gilles Bourque, Gilles Dostaler et Luc Racine, « Pour un mouvement socialiste et indépendantiste » », Parti Pris, vol. 5, nos 8-9, été 1968, reproduit dans Parti Pris, une anthologie, 2013.
  4. Gilles Bourque, L’État capitaliste et la question nationale, Presses de l’Université de Montréal, 1977. Page 364.
  5. Gilles Bourque (1970), Classes sociales et question nationale au Québec 1760-1840, édition électronique réalisée à partir du livre de Gilles Bourque (1970), Classes sociales et question nationale au Québec 1760-1840. Montréal, Les Éditions Parti Pris, 1970, 352 pages. Collection Aspects.
  6. Gilles Bourque, Classes sociales et question nationale au Québec 1760-1840, Parti Pris, Montréal, 1970.
  7. Ainsi, l’analyse du Québec en termes de double structure de classes introduite dans mon ouvrage Classes sociales et question nationale au Québec (op. cit.), est reprise dans Bourque-Frenette : « La structure nationale québécoise» (op. cit.) et, plus récemment, dans Denis Monière : Le développement des idéologies au Québec, Éditions Québec-Amérique, Montréal, 1977. Ces trois textes flirtent à des degrés divers avec cette problématique.
  8. Ceci n’exclut nullement la présence au sein de la formation sociale nationale d’autres ensembles sociaux qui ne sont ni des classes ni des nations : les clans et les tribus par exemple qui, même s’ils sont le plus souvent en voie de dissolution, ne sont devenus ni des classes ni des nations. Nous ne tentons de saisir ici que la tendance dominante déterminée par le MPC sur la formation sociale.

 

Décès d’Alain Krivine : une invitation à la réflexion

16 mars 2022, par CAP-NCS
Alain est salué, à juste titre, pour sa fidélité envers ses engagements. Une fidélité qu’il a pu « incarner », car il était l’une des figures les plus connues de la génération (…)

Alain est salué, à juste titre, pour sa fidélité envers ses engagements. Une fidélité qu’il a pu « incarner », car il était l’une des figures les plus connues de la génération militante des années 1960. Figure reconnue bien au-delà des frontières de l’Hexagone, car nous manifestions alors de Bruxelles à Berlin et que des liens de communauté de lutte se tissaient dans le monde. Il en va évidemment de même pour Daniel Bensaïd et d’autres « figures » de l’époque, comme Jacques Sauvageot, plus rapidement passé sous les radars médiatiques.

A s’en tenir aux personnalités radicales les plus « visibles » des années 60, on pourrait craindre que les défections aient été plus nombreuses que les fidélités. Elles et ils sont pourtant très nombreu.ses à avoir, anonymement, poursuivi sous une forme ou une autre (locale, associative et syndicale, politique) leurs engagements. En témoigne la multiplication de ce que nous avons appelé les « nouveaux mouvements sociaux » dans les années 90, bien souvent impulsés avec la participation de militant.es formé.es dans les années 60-70. Nous étions des millions de jeunes révoltés et il est normal qu’une grande partie d’entre nous retourne au quotidien, sans pour autant démériter en quoi que ce soit. La « génération 68 » ne s’est pas décomposée, elle a ensemencé – puis s’est heurtée à la longue durée et à la puissance de la contre-révolution néolibérale, du refoulement généralisé des droits, aux guerres en permanences, au risque de s’épuiser.

Alain était un permanent (salarié) de nos organisations successives. C’était aussi mon cas (j’ai dû être « recruté » un peu avant lui). De fil en aiguille (ce n’était pas prévu ainsi) nous sommes tous deux devenus des permanents de très longue durée. En principe, il n’est pas bon de devenir « permanent à vie », et je le déconseille. L’être pour une période de cinq ans est plus raisonnable – avec une commission d’embauche prête à aider au retour à un emploi « normal ». Je dois néanmoins avouer que je ne regrette rien : ma vie de permanent a été très riche et variée, en particulier sur le plan international, elle m’a permis de tisser de précieux liens et solidarités, d’apprendre sans fin à apprendre. Point de regrets non plus, je pense, pour Alain.

Le permanentariat – ses richesses et ses dangers – est une facette de l’histoire d’Alain qui mérite d’être abordée à l’heure où un décès – attendu et redouté – invite à un regard rétrospectif

Métier ? « Révolutionnaire professionnel ». Cela fait drôle sur un CV et un peu mytho, mais jusqu’à la fin des années 70, on ressentait l’actualité internationale de la révolution. Une fois les années 1980 passées, nous nous sommes rendu compte que nous risquions d’être longtemps des révolutionnaires sans révolution, une épaisse brume brouillant l’horizon, ressentant intimement la tension entre le nécessaire et le possible. Comme en témoignent tant de souvenirs dans ces pages, Alain s’est dépensé sans compter dans cette période claire obscure pour soutenir – une réunion, une lutte, un combat, la fondation d’une organisation outre Hexagone… avec un engagement particulièrement profond vis-à-vis de la Russie, là où il avait vécu sa première expérience fondatrice.

Investi à partir du milieu des années 70 dans des activités internationales, je n’ai recommencé à côtoyer Alain que 20 plus tard, de retour à Paris (sans pour autant rompre mes liens et solidarités tissés en Asie), puis me retrouvant dans l’équipe au Parlement européen, après les élections de 1999 – lui comme député (tout arrive !) avec Roselyne Vachetta, moi rattaché au groupe de la GUE/NGL. Nous nous considérions toujours comme des permanents, simplement avec de nouvelles fonctions. Qu’est-ce que cela voulait concrètement dire ? Notamment que de son indemnité et de mes émoluments (très conséquents), nous ne gardions que le montant du salaire que nous recevions antérieurement, utilisant le reste pour des activités politiques diverses. Une tradition que bien peu de PC respectaient encore – avec pour notable précision que nous étions tous sur la même grille de salaires, quelles que soient les tâches assumées. Autre précision qui a son importance, j’ai effectivement travaillé pour le groupe de la GUE/NGL (en particulier ses activités internationales) avec son président de l’époque, Francis Wurtz.

Être révolutionnaire sans révolution pendant des décennies n’est pas sans conséquences sur les organisations, les collectifs de direction, et les individus concernés. Toutes les failles de fonctionnement – il y en a toujours – peuvent se payer plus cher. Nous n’en sommes pas sortis indemnes et si l’on veut apprendre de l’expérience de notre génération, il faut éclairer ses parts d’ombre, et ne pas seulement voir ses lumières. Mais ce travail autocritique, c’est plutôt à nous de (continuer à) le faire.

Puisque j’évoque l’appartenance à une génération militante, est-ce à dire qu’Alain et moi appartenions à la même ? Vu d’aujourd’hui, la réponse semble évidemment positive. Pourtant, c’est à la fois vrai et faux. Si l’on remonte à nos origines, ce n’est en effet pas entièrement le cas. Dans les années 60, quelques années pouvaient faire la différence. Nous avons certes vécu une expérience fondatrice, commune, majeure, et nous avons été lancés pour longtemps sur orbite sous l’impulsion de Mai 68. Une chance rare. Cependant, Alain avait 5 ans de plus que moi et un engagement encore plus précoce, notamment dans la solidarité clandestine avec le combat d’indépendance en Algérie. Ce ne fut pas mon cas – quand nous avons fondé la JCR, j’étais un jeune militant et lui un cadre.

Pierre Rousset est spécialiste des révolutions asiatiques et cofondateur du Front solidarité Indochine . Il a participé aux événements de Mai 681 et à la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR)1 . Il  fait partie de la direction de la Quatrième Internationale.

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