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Décoloniser l’école ?

24 mai 2022, par CAP-NCS
« Comment saisir le moment postcolonial dans l’éducation ? » (p.9) est la question directrice de l’ouvrage de Marie Salaün qui traite de la question scolaire en contexte « (…)

« Comment saisir le moment postcolonial dans l’éducation ? » (p.9) est la question directrice de l’ouvrage de Marie Salaün qui traite de la question scolaire en contexte « postcolonial » et autochtone. La recherche de Marie Salaün a été réalisée à partir d’un terrain en Nouvelle-Calédonie renforcé avec le cas d’Hawaï’i des États-Unis. Elle considère la notion de postcolonial comme trompeuse en ce sens qu’elle indique une temporalité en rupture entre deux époques, car selon elle, « […] il n’est pas possible d’isoler des séquences complètement différentes de celles qui les précédaient directement. » (p.9) En effet, elle estime que l’histoire coloniale n’est pas linéaire et n’arrête pas avec l’indépendance juridico-politique d’un territoire ou l’accession au statut de citoyenneté d’individus en ayant été précédemment dépourvue. Ainsi, elle conçoit cette problématique à partir de ce qu’elle appelle la décolonisation inachevée des populations autochtones en considérant la prise en charge de leurs langues et de leurs cultures par l’institution scolaire d’aujourd’hui. Elle affirme que la prise en compte des langues et cultures autochtones est un aspect important pour questionner le moment postcolonial, car l’école est le lieu idéal pour comprendre l’hétérogénéité des référents contemporains qui influencent les modèles éducatifs.

Pour développer son argumentation, l’auteure analyse d’abord le conflit entre les principes d’égalité des citoyens dans les démocraties modernes et la reconnaissance de droits collectifs spécifiques, les droits des peuples autochtones. Elle se demande : « En quoi les droits des peuples autochtones remettent-ils en question le modèle de l’État-nation démocratique ? » (p.21) L’auteure argumente que la catégorie autochtone questionne la prépondérance des droits individuels que maintiennent les États modernes sur les droits collectifs, endossés par les peuples autochtones. Cette question de droits collectifs renvoie directement à la souveraineté. L’autodéfinissions qui est un critère important s’oppose souvent aux catégories, issues de la colonisation, élaborée par l’État. Le principe d’autodétermination est donc en conflit avec les modèles constitutionnels des États modernes. Malgré l’adoption de la France de la Déclaration sur les Droits des Peuples autochtones, elle a limité sa portée nationale en réduisant son applicabilité aux autochtones d’outre-mer. Les États-Unis ainsi que le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’avaient pas voté cette déclaration, ils s’opposaient au droit à l’autodétermination surtout les droits fonciers et l’accès aux ressources naturelles qui doivent relever de la prérogative l’État selon eux.

La tension entre l’égalité citoyenne dans les États modernes et l’affirmation des peuples autochtones se décompose en trois enjeux. Face aux gouvernements réfractaires à la cause autochtone prétextant qu’elle ne les concerne pas et l’absence d’une définition de la catégorie de Peuples autochtones, ces derniers réclament leur autodéfinissions. Ainsi, l’auto-identification est consacrée dans la conclusion du rapport Cobo et la convention 169 de l’Organisation internationale du Travail. Le second enjeu concerne la reconnaissance des droits collectifs, les États avancent qu’ils ne peuvent pas reconnaitre sur le plan national des droits collectifs. L’autodétermination est le troisième point d’achoppement entre les peuples autochtones et les États qui refusent d’accepter le statut de personnalité juridique internationale accordée aux groupes autochtones par la notion de « peuple ».

L’ouvrage aborde ensuite la complexité de la décolonisation de l’école en contexte autochtone. L’auteure se distancie d’une perspective qui conçoit une continuité historique entre « le colonial et le contemporain ». Ainsi, elle avance que « Littéralement dé-coloniser reviendrait à dé-faire le système scolaire que la colonisation a mis en place. » (p.57) Elle critique le fait que cette perspective de continuité laisse entendre que l’introduction des langues et cultures autochtones suffit pour décoloniser l’école.

Elle considère la façon dont les revendications autochtones remettent en question la mission de l’école qui est de produire l’identité nationale par la diffusion des valeurs démocratiques, faciliter l’harmonie sociale et appuyer l’émergence d’une identité commune. L’émergence de la question autochtone fait partie d’un processus global d’indigénisation. L’auteure établit une relation entre citoyenneté et éducation dans la mesure où l’école a pour vocation de former les membres de la communauté nationale. Elle constate pourtant qu’il y a une structure d’opportunités qui favorise une rupture avec la mission fondatrice de l’école moderne qui apparait en France et aux États-Unis au XIXe siècle.

Marie Salaün questionne les objectifs attribués à l’enseignement des langues et des cultures autochtones. Elle montre l’impossibilité de les hiérarchiser et met en évidence ce qu’elle appelle le dissensus dans le consensus. L’idée défendue est que le cumul des justifications s’abstient à interroger leur adéquation et laisse comprendre qu’il existe un accord là où il y a en revanche de grands désaccords. Les documents officiels distinguent trois niveaux de justification. Une justification pédagogique qui consiste à « […] favoriser le développement personnel et la réussite scolaire de l’enfant de langues maternelles ou d’origine, minoritaire (bilinguisme équilibré) » (p.108). Une justification patrimoniale qui implique de « […] participer, au côté des familles, à la sauvegarde d’un patrimoine linguistique et culturel souvent en danger (conservation linguistique). » (p.108) Et une justification politique qui correspond à « favoriser la compréhension entre les groupes, en reconnaissant des droits spécifiques aux minorités autochtones, séculairement marginalisés par le processus colonial (réparation des préjudices de la période coloniale). » (p.108) L’auteure ajoute l’aspect éthique de la promotion de la diversité culturelle correspondant au respect des droits linguistiques. Dans la réalité, la reconnaissance de l’égalité dans le milieu scolaire est difficile puisque la mission de l’école n’avait pas incorporé le principe de la diversité. En plus, selon l’auteure, les trois justifications sont légitimes, le problème se pose cependant lorsque l’on essaie de les faire tenir ensemble dans le cadre des réformes.

L’ouvrage approche également la tension entre les modèles théoriques, les expériences pratiques d’éducation pour les autochtones et les contraintes par rapport à l’acquisition d’une culture commune. Elle accorde une priorité à « […] l’évaluation des programmes adaptés aux réalités autochtones, vue ici, de par les controverses qu’elle soulève, comme révélatrice d’une situation contemporaine marquée par la disjonction entre l’idéologie linguistique et la structure institutionnelle. » (p.145) En étudiant l’expérience de l’introduction des langues et culture kanak à l’école primaire en Nouvelle-Calédonie (2002-2005), l’auteure parvient à un paradoxe qu’elle résume ainsi : « […] la justification pose que pour améliorer les résultats scolaires des élèves kanak, il faut introduire des langues maternelles kanak à l’école primaire… mais pour poursuivre l’introduction des langues maternelles kanak à l’école primaire, il faut améliorer les résultats des élèves et étudiants kanak en français et en mathématiques, qui sont les deux épreuves qu’ils ont le plus de mal à affronter au concours PE… » (p.157)

Marie Salaün discute finalement du conflit entre savoirs autochtones et savoirs scolaires. Elle pose la question de la commensurabilité et de la compatibilité de ces deux types de savoir au regard de la forme scolaire et du sens de la culture enseignée. Les savoirs autochtones comme savoirs sociaux ont une particularité qui, passés dans le système scolaire, vont être décontextualisés. Ainsi, il y a une relation problématique avec la culture vécue ainsi qu’avec les savoirs scolaires parce que les savoirs autochtones se construisent en refus de l’école telle qu’elle est et les connaissances qu’elle transmet.

L’auteure souligne qu’il existe une tendance à définir les savoirs autochtones en fonction des savoirs occidentaux, mais non pas pour ce qu’ils sont. En plus, la vision du monde autochtone qui place l’humain au centre de la nature, non au-dessus d’elle, est contradictoire à celle de la société occidentale contemporaine. Cette contradiction se manifeste aussi dans le champ de l’éducation où les principes d’une éducation autochtone sont souvent considérés comme contraires à l’éducation occidentale. Ainsi, l’auteure nous dit que, « […] la dimension “oppositionnelle” de l’éducation autochtone est donc un élément clef de la compréhension des arguments de ceux qui la défendent. » (p.227) Toutefois, pour l’auteure, une telle argumentation binaire et caricaturale n’est pas mobilisée par les autochtones, particulièrement les chercheurs.

En somme, les droits acquis par les peuples autochtones en tant que minorité nationale spécifique représentent un sérieux défi pour les démocraties modernes. En effet, affirme l’auteure : « […] le cas autochtone offre un terrain exceptionnel pour tester les limites du désir de concilier l’universalisme du droit des citoyens, la nécessité d’engager un processus de réparation des torts de la colonisation et la reconnaissance de la diversité culturelle en contexte scolaire. » (p.274) Ainsi, les questions scolaires posent donc le problème de la redéfinition des missions de l’école. La pertinence de cet ouvrage permet de questionner au-delà du contexte autochtone la vocation attribuée à l’école, voire à l’éducation en général compte tenu de la problématique des minorités et de la diversité culturelle dans les sociétés modernes contemporaines qui est de plus en plus en vogue en termes de revendication de droits spécifiques. L’auteure aide ainsi à réfléchir à la redéfinition de la mission attribuée à l’école voire à l’enseignement en général. Toutefois, l’auteure reste sceptique quant à la continuité historique des relations coloniales dans la société contemporaine et estime que c’est une « illusion d’optique » qu’il faut s’en débarrasser. Comment peut-on donc penser la décolonisation de l’école dans le contexte autochtone et contemporain en refusant de reconnaître la continuité historique des relations coloniales?


Salaün, Marie. 2013. Décoloniser l’école ? Hawai’i, Nouvelle-Calédonie. Expériences contemporaines. Rennes: Presses universitaires de Rennes.

 

Crise du logement : quelle part pour les villes ?

23 mai 2022, par CAP-NCS
Les villes et les villages sont aux premières loges des crises du logement, notamment parce qu’ils ont la responsabilité d’accompagner les locataires sans logis. Depuis deux (…)

Les villes et les villages sont aux premières loges des crises du logement, notamment parce qu’ils ont la responsabilité d’accompagner les locataires sans logis. Depuis deux ans, ils ont vu exploser le nombre de demandes d’aide de ménages en difficulté à la veille du 1er juillet. À Montréal, Laval, Longueuil, Châteauguay, Drummondville, Trois-Rivières, Sherbrooke, Rimouski et aux Îles-de-la-Madeleine, au moins 500 ménages se sont retrouvés dans cette situation le 2 juillet et leur nombre a augmenté durant les semaines qui ont suivi. Voyant le désespoir grandir et l’itinérance augmenter, plusieurs municipalités ont interpellé plus ouvertement les gouvernements supérieurs sur la crise du logement et sur les investissements nécessaires au développement du logement social, notamment au cours des campagnes électorales fédérales et municipales de l’automne 2021.

Les causes de la pénurie de logements locatifs et son ampleur varient d’une région à l’autre. En Abitibi-Témiscamingue, sur la Côte-Nord et dans certains secteurs de la Gaspésie, le développement économique et l’ouverture de nouvelles entreprises ont eu une influence immédiate sur la disponibilité des logements et la hausse des loyers. Les propriétaires préfèrent louer à plus gros prix à des travailleurs qui arrivent plutôt qu’à des locataires à faible ou modeste revenu. De son côté, le tourisme exerce une pression supplémentaire sur le marché locatif; c’est notamment le cas dans le Bas-Saint-Laurent, en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine. Les logements sont réservés aux touristes plutôt qu’offerts aux locataires de la région. Dans certaines villes, la population étudiante et l’immigration influent sur la demande de logements. Enfin, la pandémie a aussi contribué à aggraver ce phénomène, comme dans les Laurentides. L’attractivité nouvelle de certaines régions, due au recours au télétravail, a contribué à augmenter la spéculation immobilière, par exemple en Mauricie et dans le Bas-Saint-Laurent.

Les taux d’inoccupation de 3 % sont beaucoup plus bas que le seuil dit d’équilibre du marché dans la majorité des villes du Québec. La rareté accentue une crise, que plusieurs vivaient déjà, caractérisée par le manque de logements locatifs bon marché, les hausses abusives, les évictions frauduleuses et l’insalubrité des logements. Près de 244 500 ménages locataires de la province vivent dans la précarité : ils ont des besoins impérieux de logement, vivent dans un logement trop cher, surpeuplé ou en mauvais état. Alors qu’ils représentent une solution pérenne contre le mal-logement, les différents logements sociaux, HLM, coopératives et organismes sans but lucratif, sont en nombre insuffisant et ne peuvent répondre aux nombreux besoins. Se trouver un logement décent est devenu une quête impossible.

À Montréal, la situation est inusitée et complexe. Dans les quartiers centraux, où l’on retrouve habituellement la population estudiantine des établissements d’éducation supérieure, les ménages issus de l’immigration récente et les touristes, on a constaté l’an dernier une augmentation significative du nombre de logements inoccupés à la suite des mesures de confinement, et donc à une diminution tout aussi significative de la demande. Pourtant, le prix des loyers n’a cessé de grimper bien au-delà du taux général d’inflation. Le prix des logements disponibles est tellement élevé que des dizaines de ménages se sont retrouvés sans logis à l’été 2021 et le sont demeurés pendant plusieurs semaines. Cependant, dans les secteurs ceinturant l’île, comme Ahuntsic-Cartierville, Montréal-Nord, Pointe-aux-Trembles et Montréal-Est, le taux d’inoccupation a chuté; ces quartiers sont devenus des refuges pour les personnes incapables de trouver un logement financièrement accessible au cœur de la métropole. Si rien n’est fait rapidement, Montréal semble destinée à vivre le même sort que Vancouver et Toronto.

Des engagements insuffisants pour répondre à la crise du logement

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le logement ait été, dans plusieurs villes, un des enjeux centraux de la dernière campagne électorale municipale. Contrairement au gouvernement du Québec qui continue de nier l’existence de cette crise, plusieurs partis en lice en ont parlé ouvertement. Ils ont aussi dit vouloir contribuer à la mise en place de solutions à la non-abordabilité du logement. À Montréal, Québec, Sherbrooke, Longueuil et Gatineau, plusieurs partis se sont fixé des objectifs clairs de développement de logements sociaux. C’est une avancée, si on considère que lors de la dernière campagne, seul Projet Montréal l’avait proposé dans sa Stratégie 12 000 logements sociaux et abordables. Cependant, au bout du compte, dans la plupart des municipalités, les candidates et les candidats élus n’ont émis qu’une vague promesse de faire du logement une priorité et laissé de côté les mesures concrètes de soutien au logement social qui répondent aux besoins des ménages à modeste et à faible revenus pour qui l’accession à la propriété privée est impensable.

Les engagements pris ne seront pas suffisants pour répondre aux besoins urgents. Malgré leur manque d’ambition, ils constituent tout de même un pas dans la bonne direction et augmentent la pression sur les gouvernements supérieurs, Québec en particulier.

Les villes peuvent-elles faire une différence ?

Les villes et les villages disposent de plusieurs leviers pour faciliter le développement de logements sociaux, par exemple la cession de terrains pour des projets portés par les offices d’habitation, les coopératives ou les organismes sans but lucratif. Ils peuvent également augmenter les montants qu’ils versent au fonds pour le développement du logement social, comme l’ont récemment fait Rimouski et Trois-Rivières, par exemple.

Les municipalités peuvent aussi acheter des sites et les réserver à de futurs projets, adopter un règlement rendant obligatoire l’inclusion d’un pourcentage de logements sociaux dans les nouveaux ensembles résidentiels privés. Montréal peut utiliser son droit de préemption à des fins de logement social. Certaines municipalités demandent à Québec ce même pouvoir.

Malgré tout, pour faire aboutir la construction de nouveaux logements sociaux sur leur territoire et pour acheter des logements locatifs encore abordables, les rénover et les socialiser, les municipalités ont absolument besoin du soutien financier des gouvernements fédéral et québécois. C’est là où le bât blesse. Si la province ne prévoit pas le lancement de nouveaux projets au programme AccèsLogis, le seul actuellement consacré au développement du logement social, et un financement suffisant, les villes ne pourront pas atteindre leurs objectifs.

Depuis l’élection de la Coalition avenir Québec (CAQ) en 2018, moins de 4000 logements sociaux ont été construits et on a annoncé seulement 500 nouvelles unités pour tout le Québec dans trois budgets successifs. Malgré la promesse de François Legault, plus de 10 000 logements sociaux déjà programmés et promis en 2018 ne sont toujours pas construits parce que Québec tarde à y consacrer les sommes suffisantes.

Les villes peuvent aussi se doter, comme l’a fait Montréal dans le passé, de leur propre programme de projets de logements sociaux alors que les gouvernements supérieurs se désengagent de toute obligation à cet égard. Montréal et Drummondville l’ont fait récemment : elles ont prévu les sommes nécessaires à l’acquisition de logements locatifs de façon à en préserver l’abordabilité. Dans un contexte d’effritement rapide du parc de logements encore abordables à coups d’évictions frauduleuses et de hausses abusives, c’est une voie à ne pas négliger.

Contrer la financiarisation : protéger les logements locatifs encore abordables

Depuis quelques années, la financiarisation du logement[2] accélère la réduction du parc de logements locatifs privés encore abordables. Des fonds d’investissement, à la recherche de taux de rendement élevés, proposent leurs capitaux aux promoteurs immobiliers. Les uns et les autres envisagent le logement en fonction du profit réalisable. Cette logique contribue à l’explosion du coût des loyers, à l’appauvrissement des ménages locataires qui doivent y consacrer une part de plus en plus importante de leur revenu et à l’embourgeoisement des quartiers.

De grandes compagnies se prêtent à ces opérations lucratives et exercent ainsi des pressions indues sur le parc de logements. Par exemple, on a récemment vu des multinationales comme Akelius, bien connue pour avoir contribué à la flambée des loyers dans des villes européennes, dont Berlin, investir dans l’achat d’immeubles à logements montréalais. Elles ciblent notamment les immeubles modestes, habités depuis longtemps par les mêmes locataires et dont les loyers sont relativement bas. Elles utilisent différents stratagèmes, parfois illégaux, et chassent les locataires pour transformer leurs logements en habitations beaucoup plus rentables. Il arrive souvent que les travaux annoncés ne soient pas exécutés. Les comités logement constatent d’ailleurs, depuis deux ans, une hausse constante d’appels de locataires qui ont reçu des avis d’éviction[3]. Cela a de lourdes conséquences, non seulement sur les personnes concernées, mais sur toute l’offre de logements accessibles dans les environs.

Les locataires ainsi chassés sont nombreux à faire partie de la cohorte de ceux qui ne parviennent pas à se reloger aux alentours de la période des déménagements. À Montréal, 40 % des ménages locataires qui ont demandé une aide au relogement au Service de référence de la ville avaient perdu leur logement à la suite d’une éviction pour des travaux ou d’une reprise de possession.

En attendant que Québec agisse pour mieux protéger les locataires et le parc locatif, les municipalités doivent passer à l’action. Tout en se dotant de programmes d’acquisition, elles peuvent interdire l’utilisation des logements à des fins d’hébergement touristique et mieux protéger les maisons de chambres en adoptant des règlements dissuasifs. Elles peuvent également exercer un meilleur contrôle de leurs permis de construction pour contrer les opérations de « rénovictions ».

Les municipalités pourraient également contribuer à limiter les hausses abusives de loyer en instaurant sur leur territoire un registre public et universel des loyers. Ce serait un message fort sur l’urgence d’agir en la matière. La mairesse de Montréal, Valérie Plante, s’est engagée durant la campagne électorale à mettre en place un tel registre. Malheureusement, s’il ne s’applique qu’aux immeubles de plus de huit logements comme elle l’a promis, cela affaiblira grandement sa portée. Toutefois, pour que l’ensemble des locataires du Québec soit protégé, il faut un registre provincial assorti d’un contrôle obligatoire des loyers.

Du logement social « abordable » : un virage à empêcher

Lors des récentes campagnes électorales, tant fédérales que municipales, on a vu la crise du logement être assimilée à la difficile accession de la classe moyenne à la propriété privée, ce qui occulte les besoins urgents des ménages locataires à modeste et à faible revenus mal logés. Il faut s’en inquiéter. De plus, on a assisté à un virage plus que sémantique vers le logement dit « abordable », notion beaucoup plus floue que logement social, hors marché privé et sans profit.

Imposé d’abord par Ottawa, le logement abordable désigne autant les logements sociaux que les logements privés. La notion est assez élastique[4]. Lorsque les gouvernements financent des promoteurs privés pour faire construire ces logements, l’abordabilité est généralement définie non pas en fonction de la capacité de payer des locataires, mais des loyers médians du marché. À Montréal, une enquête journalistique a récemment démontré que certains de ces logements subventionnés par le fédéral et construits par le privé se louent en moyenne 2 225 dollars par mois[5]. Évidemment, ces logements dits « abordables » ne répondent pas aux besoins des personnes mal logées.

Les dernières annonces budgétaires de Québec s’inscrivent directement dans cette lignée. La mise à jour économique et financière du 25 novembre 2021 annonçait des investissements dans un nouveau programme de logements « abordables » axé sur le financement du privé qui remplacerait AccèsLogis. Pas un sou supplémentaire n’a été prévu pour financer le logement social. Il s’agit d’une véritable privatisation de l’aide au logement.

Alors que le logement social est sous-financé depuis des années, il est inacceptable que le gouvernement partage ces maigres investissements avec le privé. De nombreux projets de logements sociaux sont laissés en plan, dont ceux qui pourraient se réaliser sur des terrains récemment acquis par les villes de Québec et de Montréal. Le désengagement du gouvernement Legault face aux demandes de ces villes est méprisant; le statu quo est aussi désespérant pour les locataires, les comités logement et les organismes communautaires qui se battent pour développer des projets à l’abri de la spéculation qui répondent aux besoins de leur communauté.

Pour des villes qui prennent parti

Les municipalités sont largement dépendantes des orientations imposées par Québec et Ottawa, mais elles peuvent choisir les projets qu’elles soutiennent. Elles ont le pouvoir de ne pas attendre et d’agir.

Les ménages les plus vulnérables, c’est-à-dire les locataires à modeste et à faible revenus mal logés, doivent être au centre des préoccupations des municipalités. Pour eux, elles doivent prioriser le développement du logement social, autant sous forme de logements publics que de coopératives et d’organismes sans but lucratif. Elles doivent faire pression sur les gouvernements supérieurs et exiger un réinvestissement dans le logement social, car pour sortir de la crise du logement, il faut beaucoup plus que 10 % de logements sociaux au Québec. Elles doivent également continuer de réclamer une révision de la fiscalité municipale, afin que les taxes foncières ne soient plus leur principale source de revenus et qu’elles soient affranchies des promoteurs privés.

Véronique Laflamme est organisatrice communautaire et porte-parole du FRAPRU[1]


  1. FRAPRU : Front d’action populaire en réaménagement urbain.
  2. Louis Gaudreau a publié chez Lux un excellent ouvrage sur le sujet : Le promoteur, la banque et le rentier. Fondements et évolution du logement capitaliste, 2020.
  3. À ce sujet, on peut consulter le communiqué « Le phénomène des évictions de locataires sévit partout au Québec » émis par le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) le 14 décembre 2021.
  4. Le Réseau québécois des OSBL d’habitation a fait un excellent résumé dans le texte « Il y a abordable… et abordable », publié dans son bulletin n° 62 de l’automne 2021, disponible en ligne, <https://rqoh.com/il-y-a-abordable-et-abordable/>.
  5. Maxime Bergeron, « 2225 $, un loyer “abordable” à Montréal, selon Ottawa », La Presse, 12 octobre 2021.

 

Bilan des élections à Sherbrooke

20 mai 2022, par CAP-NCS
Les élections municipales du 7 novembre 2021 sont, à n’en pas douter, historiques. Evelyne Beaudin, une économiste de 33 ans, est devenue la première mairesse de l’histoire de (…)

Les élections municipales du 7 novembre 2021 sont, à n’en pas douter, historiques. Evelyne Beaudin, une économiste de 33 ans, est devenue la première mairesse de l’histoire de Sherbrooke. Le conseil municipal s’est résolument rajeuni et est pour la première fois composé d’une majorité de femmes : 10 conseillères sur 14. Ont aussi été élues pour la première fois une personne noire, le maire suppléant, une personne d’origine brésilienne et une personne d’origine chinoise. Seules cinq personnes ont été réélues. Des neuf nouveaux visages, six proviennent d’un même parti, Sherbrooke Citoyen. Le renversement est saisissant : le dernier conseil se composait de 13 personnes « indépendantes » et d’une seule, Evelyne Beaudin, élue sous la bannière de ce parti qui en était alors à ses premières élections.

L’entrée de Sherbrooke au XXIe siècle : émergence d’un parti municipal fort

Durant la campagne de l’automne 2021, le journal local rencontre deux candidats au poste de conseiller municipal d’un district de Sherbrooke[2].  L’un est indépendant, l’autre de Sherbrooke Citoyen. « Pourquoi être candidat indépendant ? », demande-t-on au premier candidat. « Très bonne question, répond-il. Je trouve que le plus grand avantage d’être un candidat indépendant, c’est qu’on peut vraiment écouter ses citoyens et prendre nos décisions sans avoir à suivre une ligne de parti. On peut vraiment choisir ses priorités, quelles actions on va entreprendre sans avoir à suivre les consignes d’une autre personne. Donc, c’est une [sic] raison pour laquelle je suis très fier d’être un candidat indépendant. » À Sherbrooke, les candidats indépendants semblent ignorer la nature d’un parti politique. La preuve en est qu’ils affirment, de façon dogmatique et sans l’ombre d’un doute, que leur statut d’indépendant leur confère un immense avantage en matière d’écoute de la population et de liberté d’action. L’homme de lettres Boileau (XVIIsiècle) n’avait sans doute pas tort d’écrire que « l’ignorance toujours est prête à s’admirer ».

Sherbrooke est l’une des rares villes d’importance au Québec où les partis municipaux peinent à s’implanter de manière durable et où on disqualifie les indépendants. On ne peut aborder cette particularité sans rappeler quelques éléments historiques. Un vent de démocratisation souffle au XIXe siècle sur les sociétés occidentales alors que le droit de vote se généralise – du moins pour les hommes. Mais plusieurs perdent vite leurs illusions : rien n’a vraiment changé, il n’y a aucune règle, les pots-de-vin abondent, le droit de vote n’avantage que les notables. Ces derniers, une fois élus, gèrent le bien public au gré de leurs intérêts : ils disent n’avoir de comptes à rendre à personne… Parce que la « démocratie », c’est le « pouvoir du peuple » et non celui de quelques-uns, des groupes s’organisent, mettent en commun leurs ressources et cherchent, en équipe, à se faire élire de manière à conquérir le pouvoir. Bien que réprimés à plusieurs endroits par les élites qui voient le pouvoir leur échapper, ces groupes – ils vont porter le nom de « partis » – correspondent bien à la volonté de démocratie des populations de sorte que, partout en Occident, ils sont aujourd’hui au cœur du fonctionnement des États et ont à peu près fait disparaître les indépendants. Les partis ont comblé les attentes de la population par un programme, des valeurs et des promesses, la population en retour les a élus et reconnus comme ses représentants. « Il ne peut pas plus y avoir de démocratie sans partis, que de pensée sans langage », résume Georges Vedel, un des grands juristes français du XXe siècle. En tout cas, on est loin de l’image caricaturale d’un parti politique dont s’inspire, pour se mettre en valeur, le candidat indépendant de Sherbrooke cité plus haut.

Des partis politiques municipaux apparaissent au Québec au cours des années 1960, notamment à Montréal et à Québec. À la fin des années 1970, le gouvernement du Parti québécois décide d’en favoriser la multiplication et de les assujettir aux mêmes règles qui régissent les partis provinciaux. Comme c’est la tendance un peu partout dans le monde, il cherche en effet à décentraliser vers les villes une partie de ses propres pouvoirs et ressources et souhaite, par les fusions municipales, faire naître de véritables gouvernements de proximité. Si on pratique la démocratie au Québec, on doit aussi la pratiquer dans les villes qui hériteront d’un nombre de plus en plus élevé de pouvoirs [3]. Tous les gouvernements qui se succèdent depuis lors maintiennent le cap dans la même direction. Signe d’un succès indéniable, on retrouve aujourd’hui au Québec des partis dans pratiquement les deux tiers des villes de plus de 10 000 habitants et des partis dans toutes les grandes villes : on en dénombre 182 dans 85 villes différentes.

La ville de Sherbrooke a cependant été longtemps étrangère à cet engouement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de parti municipal avant Sherbrooke Citoyen. On retrace dans les années 1970 l’Action civique de Sherbrooke et le Parti sherbrookois, dans les années 1990 le Regroupement des citoyens et citoyennes de Sherbrooke, dans les années 2010 le Renouveau sherbrookois, mais ces partis ont été éphémères. Aucun ne semble avoir été suffisamment organisé et fort pour résister à une défaite.

Plusieurs raisons permettent néanmoins de croire que Sherbrooke Citoyen, dont la cheffe a été élue mairesse le 7 novembre dernier, a un bien meilleur avenir devant lui. La multiplication et la complexification des fonctions municipales dévolues au fil des deux dernières décennies par Québec constituent des conditions favorables. Elles rendent en effet plus évidente la nécessité d’un meilleur encadrement par la population des élu·e·s municipaux au moyen d’un programme et d’une action commune, ce qui constitue l’essence d’un parti. Tant que les villes s’occupaient essentiellement d’aqueduc et d’égouts, un parti ne pouvait sans doute pas paraître nécessaire. Par ailleurs, si les conditions dans lesquelles se retrouve Sherbrooke Citoyen le favorisent, son organisation interne est exceptionnelle et augure bien de sa pérennité. On est devant un parti structuré, adéquatement doté de ressources, soutenu par des centaines de donateurs et de bénévoles, et qui a évité l’erreur de s’organiser autour d’une seule personne. Lors de la dernière élection, il a mis sur pied une organisation autonome dans chacun des districts de la ville, partageant des services et reliée par des moyens de communication particulièrement efficaces. Une opération de porte à porte a permis de ratisser les districts, des candidats ont même visité certaines rues à plusieurs reprises. Le 31 octobre et le 7 novembre, le parti aurait réussi, selon diverses sources, à mobiliser un millier de bénévoles ! Aucun parti sherbrookois n’a accompli une telle prouesse. Sherbrooke Citoyen dispose d’un programme et d’idées claires qui correspondent à divers consensus au sein de la population : respect de l’environnement, transparence, mobilité efficace, participation des citoyennes et des citoyens, qualité de vie, contrôle du développement… Fondé il y a quelques années, le parti a rapidement cherché à se diversifier, à s’ouvrir aux communautés culturelles, à attirer les jeunes, mais aussi les plus vieux, à recruter des gens de toutes les allégeances politiques, à se développer dans tous les arrondissements.

Graphique I

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Si on a longtemps pu à Sherbrooke être sceptique quant aux chances de succès des partis politiques sur la scène municipale, on peut penser que cette page est tournée pour de bon. Il faut souligner à ce propos le comportement des électrices et des électeurs lors du scrutin du 7 novembre 2021. Un parti municipal doit convaincre son électorat de le favoriser autant dans le district qu’à la mairie. Or, si on observe les résultats des élections de 2021, ce défi semble avoir été en bonne partie relevé. C’est du moins ce qu’on peut lire dans le graphique I. On remarque d’abord un rapport ou une proportion remarquablement stable entre le vote pour Sherbrooke Citoyen à l’échelle du district et celui à la mairie : pour l’ensemble des 654 sections de vote étudiées, soit l’essentiel des sections non atypiques, on note 22 171 votes en faveur de la mairesse et 21 901 en faveur du candidat de district de Sherbrooke Citoyen, un écart de l’ordre de 1 %. Ensuite, on remarque que le lien entre les deux variables[4] est très fort : un coefficient de corrélation de 0,802. Enfin, la pente de la droite de régression est de 0,827, voisine donc de la diagonale : cela signifie que, dans chaque bureau de scrutin, dès que 10 électeurs se présentent pour voter pour le candidat de Sherbrooke Citoyen, il y a en moyenne un peu plus de 8 électeurs qui votent aussi en faveur de la candidate de Sherbrooke Citoyen à la mairie. Bref, tout laisse alors à penser qu’un « esprit de parti » est déjà à l’œuvre à Sherbrooke. Il sera bien difficile d’en faire fi lors de la prochaine élection.

Faits de campagne

La campagne électorale a été relativement « propre » : la candidate et les deux candidats à la mairie ont évité les attaques personnelles et ont discuté des dossiers et des enjeux réels de cette élection. Ainsi, contrairement à ce qui est arrivé à Denis Coderre à Montréal, Luc Fortin, ancien ministre libéral sous Philippe Couillard et candidat à la mairie, n’a pas eu à répondre de possibles conflits d’intérêts. Depuis sa défaite électorale aux mains de Christine Labrie en 2018, il a en effet travaillé pour TACT, une entreprise de conseils stratégiques qui propose aux entreprises « des solutions complètes et intégrées en relations publiques, relations gouvernementales et affaires publiques » de manière à « mieux faire entendre et maximiser [leur] influence[5] ». En contrepartie, même si le slogan du nouveau venu en politique municipale sherbrookoise (« Rassemblons Sherbrooke ») visait certainement à mettre Évelyne Beaudin et le maire sortant Steve Lussier sur la défensive en amplifiant la perception selon laquelle ils s’étaient livrés à des « chicanes » stériles et couteuses au conseil municipal au cours de leur dernier mandat, Fortin a eu l’intelligence de ne pas élever cette pique au rang d’un thème de campagne.

Fort d’un programme politique travaillé depuis quatre ans et adopté démocratiquement un an avant les élections, Sherbrooke Citoyen s’est positionné de manière claire et cohérente sur une large gamme d’enjeux : mobilité durable, patrimoine bâti, développement des quartiers, services aux ainé·e·s, participation politique, protection des boisés, culture, gestion de l’eau, logement, gouvernance. Outre ce programme, le jeune parti a aussi bénéficié d’atouts qu’il n’avait pas lors de sa première campagne électorale en 2017. Mentionnons d’abord l’expérience de quatre années au conseil municipal de sa candidate à la mairie. Les performances d’Évelyne Beaudin lors des débats et les communiqués de presse publiés au fil de la campagne par le parti se sont distingués par leur qualité réflexive, leurs justifications factuelles, leur maturité politique et leur efficacité en termes de communication. À cette compétence et cette crédibilité politique, on doit ajouter les capacités organisationnelles et financières du parti, les talents qu’il a su rassembler pour diriger sa campagne et former les candidates et les candidats ainsi que leurs équipes de bénévoles aux opérations de porte-à-porte et de sortie de vote. Enfin, si Sherbrooke Citoyen a fait autant de gains le soir des élections, c’est aussi parce qu’il a été le seul parti à faire campagne. Pendant cinq semaines, souvent plus, dans tous les districts de la ville, 14 candidates et candidats ont frappé aux portes pour défendre simultanément leur candidature dans le district et celle de leur cheffe à la mairie.

La course à la mairie, qui a commencé à trois, s’est terminée en quelque sorte à deux. L’équipe de campagne expérimentée qui avait soutenu Steve Lussier en 2017 s’est en partie tournée vers Luc Fortin en 2021. À la mi-campagne, ce dernier était donné favori par les sondages. Arrivé tardivement en campagne, c’est un bon communicateur qui a projeté l’image d’un père de famille rassembleur. Il a su intervenir sur les principaux enjeux de l’élection, mais ses propositions n’avaient ni la précision ni la cohérence de celles de Sherbrooke Citoyen qui travaillait les siennes depuis des années. Le saut de Fortin en politique municipale a d’ailleurs été surprenant dans la mesure où, quelques mois plus tôt, il avait déclaré aux médias que ce palier ne l’intéressait pas vraiment. Cela n’a pas empêché deux anciens maires, Bernard Sévigny et Jean Perrault, de lui donner leur appui.

Bien qu’aucun enjeu politique ne se soit finalement imposé comme étant « la question de l’urne », l’accès au logement a été révélateur des orientations politiques des trois adversaires à la mairie. Le 1er juillet 2021, ce sont 70 ménages sherbrookois qui se sont retrouvés à la rue, un nombre en hausse depuis quelques années[6]. Luc Fortin a proposé de financer la construction de 110 logements abordables par année à partir des profits tirés de la vente de l’électricité d’Hydro-Sherbrooke à l’entreprise de cryptomonnaie Bitfarms, installée à Sherbrooke depuis 2018. Évelyne Beaudin, économiste de formation, a critiqué cette proposition qui lie le droit au logement à un marché spéculatif imprévisible. Elle proposait plutôt la construction de 1000 logements sociaux et abordables en cinq ans, des coopératives et des logements abordables intégrés à de grands projets immobiliers grâce à des incitatifs fiscaux. Quant au maire sortant Steve Lussier, dont le bilan en ce domaine n’a rien d’impressionnant, il a dit vouloir ajouter 125 logements abordables par année en offrant des incitatifs fiscaux aux propriétaires d’immeubles locatifs.

L’environnement a constitué un autre enjeu important. Sherbrooke Citoyen veut par exemple que la ville sépare ses eaux pluviales de ses eaux usées à moyen terme et mette fin aux rejets d’eaux usées dans les rivières de la ville. Le parti veut aussi faire passer l’objectif de la Ville de protéger ses milieux naturels de 12 % à 17 %, notamment en créant un grand parc régional dans le boisé entre Lennoxville et Ascot. Enfin, dans une ville encore très dépendante de la voiture, le parti propose un ensemble de mesures pour développer des quartiers mixtes et complets (résidences, services, commerces de proximité, diversité de la population…), améliorer le réseau cyclable utilitaire, mieux desservir les quartiers émergents en transport en commun. Luc Fortin a proposé un programme semblable quoique moins ambitieux en matière de protection du territoire : il se contentait d’exiger une juste compensation pour la coupe d’arbres liée aux nouveaux projets immobiliers. Quant aux ambitions environnementales de Steve Lussier, elles se sont exprimées de manière « paradigmatique » dans sa proposition de synchroniser les feux pour rendre la circulation plus fluide…

Premier chantier

À peine élus, le nouveau conseil municipal et la nouvelle mairesse s’attaquent à une réforme de la gouvernance. Beaudin veut rendre la prise de décision plus efficace, plus transparente et plus équitable[7]. Si son parti et elle parviennent à leurs fins, 25 comités politiques municipaux seront fusionnés en 6 grandes commissions : aménagement et territoire, culture et loisirs, économie, environnement et mobilité, sécurité et développement social, finances et administration. Ces commissions recevront des mandats d’analyse et un pouvoir de recommandation au conseil municipal. La rémunération des membres du conseil sera aussi revue en faveur d’une distribution plus équitable suivant les dossiers travaillés par les différentes personnes élues. Parallèlement, cinq grandes instances consultatives citoyennes seront créées et placées sous la responsabilité d’un nouveau secrétariat à la participation citoyenne. Ces conseils citoyens seront autonomes et dotés de pouvoirs de recommandation en ce qui concerne la diversité culturelle, les femmes, les jeunes, les personnes ainées et les personnes handicapées.

En somme, le nouveau paysage politique à Sherbrooke annonce, entre autres choses, un renforcement important de la démocratie municipale.

Philippe Langlois, Paul Lavoie sont respectivement professeur de philosophie et cadre retraité du Cégep de Sherbrooke[1]


  1. Les auteurs résident tous deux à Sherbrooke. En 2021, ils se sont impliqués activement dans la campagne électorale du parti Sherbrooke Citoyen.
  2. Jasmine Rondeau, « La Tribune cuisine vos candidats du district de l’Hôtel-Dieu », La Tribune, 27 octobre 2021.
  3. Guy Tardif, Journal des débats de l’Assemblée nationale : le 12 juin 1980, vol. 21, n° 112, 1980.
  4. Pour les personnes moins familières avec les graphiques, les deux variables sont : le nombre d’électeurs favorables au candidat de Sherbrooke citoyen (axe des x) et le nombre d’électeurs favorables à la chefferie de Sherbrooke citoyen (axe des y).
  5. TACT, « Une exécution performante », 2021, <www.tactconseil.ca/services>.
  6. Jasmin Dumas, « Crise du logement : les candidats aux municipales à Sherbrooke présentent leur plan », TVA Nouvelles, 27 septembre 2021.
  7. Evelyne Beaudin, Gouverner efficacement. Sept propositions pour moderniser la gouvernance de la Ville de Sherbrooke en misant sur la transparence et la participation citoyenne, Sherbrooke, 2021, <https://sherbrookecitoyen.org/gouverner-efficacement/>.

 

PIERRE BEAUDET, MILITANT, stratège, intellectuel, ami et camarade

20 mai 2022, par CAP-NCS
En plus de la perte d’un ami et camarade depuis 35 ans, il représente une perte énorme pour les mouvements progressistes et révolutionnaires à travers le monde. Pierre était un (…)

En plus de la perte d’un ami et camarade depuis 35 ans, il représente une perte énorme pour les mouvements progressistes et révolutionnaires à travers le monde. Pierre était un ami du magazine Amandla ! et un défenseur de ses politiques. Je célèbre ici sa vie et son travail politique, qui étaient pratiquement inséparables, principalement dans ses mots et dans les mots de ses amis et camarades qui ont écrit des hommages provenant du monde entier.

Ukraine

Mais pour commencer par la fin – son dernier texte , sur l’Ukraine le 2 mars dernier:

Maintenant que la Russie a attaqué, il n’y a pas de retour en arrière possible. Soit Poutine réussit son pari de soumettre l’Ukraine, ce qui lui permettrait lui permettre de “confier” à un nouveau gouvernement la tâche de de “rétablir l’ordre”. Ou bien la situation s’enlise dans une confrontation sans fin…Dans les deux cas, les conditions auront été créées pour relancer une sorte de nouvelle guerre froide, qui sera alimentée par de violentes attaques contre l’économie russe, la surmilitarisation de l’Europe centrale autour des alliés stratégiques que sont les pays baltes et la Pologne, le soutien à la résistance ukrainienne résistance ukrainienne, etc.

Cette nouvelle guerre froide 2.0 va représenter un énorme réalignement des priorités et des stratégies. L’OTAN, dont la pertinence était moindre il y a il y a quelques années, va revenir en force. Les États membres seront tenus d’augmenter substantiellement leurs dépenses militaires et de s’impliquer directement dans la stratégie de contre-attaque et d’affaiblissement de la Russie : sanctions économiques, soutien militaire et politique aux États et mouvements qui affrontent la Russie, une grande ” bataille d’idées ” pour réinventer le monstre qui a tant effrayé l’opinion occidentale pendant plus de 30 ans, etc.

Près de quatre semaines plus tard, c’est à peu près exactement là où nous nous trouvons. L’Allemagne est à la tête du réarmement de l’Europe. l’Europe. Et les sanctions sont imposées sévèrement pour infliger un maximum de dommages à l’économie russe.

Québec Solidaire

Une grande partie de la politique de Pierre peut être vue dans le plus récent article qu’il a écrit pour Amandla ! sur Québec Solidaire (QS), un tout nouveau parti de la “coalition arc-en-ciel” qui s’est formé au Québec à partir de mouvements de masse.

Il m’avait parlé d’un défi central défi pour ce parti, paradoxalement de son gain de 10 sièges à l’Assemblée nationale du Québec. l’Assemblée nationale du Québec. Il avait compris les périls de la bureaucratisation bien avant qu’ils ne soient qu’ils ne soient une tache à l’horizon, et la dégénérescence politique qui les accompagne :

Il y a une tendance au sein de QS, comme avec d’autres “nouveaux” partis, à devenir “réalistes” – à se déplacer vers le centre, avec des revendications limitées mais plus largement soutenues revendications. Ces revendications sont beaucoup de ces revendications et elles sont suffisamment urgentes : sur l’éducation la santé, le logement, l’environnement, etc. Ce sont les “questions ordinaires” qui attirent les gens. QS peut gagner des voix en proposant une “nouvelle gouvernance”, plus ou moins dans la lignée politiques keynésiennes (un plus grand et meilleur État-providence).

Les objectifs à long terme, vers une société post-capitaliste et un État républicain et indépendant, sont laissés dans les couloirs. C’est ce qui a tendance à arriver aux partis qui progressent sur le plan électoral. Les élus sont maintenant dans les médias. Ils disposent d’une importante “machine”, comprenant beaucoup de personnel et de ressources financières publliques.

A QS, l’idée originale était de combiner la lutte “dans la rue et dans les urnes”. Mais il y a une nette tendance à accepter les termes définis par l’État antidémocratique et son vaste arsenal de lois et de règlements.

C’est exactement ce que certains mouvements populaires envisageaient lorsqu’ils se sont présentés aux élections locales sud-africaines de l’année dernière. Élire des représentants du Botshabelo Unemployed Movement ou du Mouvement des chômeurs plutôt que des partis politiques qui n’existent que pour les élections.

Internationalisme

Pierre a toujours été un internationaliste. Gustave Massiah, l’un des fondateurs du mouvement français Attac, décrit Alternatives, l’ONG que Pierre a participé à la création d’Alternatives au milieu des années 1990 :

D’abord, en soutenant les mouvements des peuples des pays du Sud. Ensuite, dans l’émergence du mouvement altermondialiste avec les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel, contre les politiques des institutions internationales, le FMI, la Banque Mondiale, puis l’OMC. Nous avons beaucoup appris de Alternatives. De la longue lutte contre la Zone de libre-échange des Amériques qui a commencé en 1994, jusqu’aux les grandes mobilisations de 2001.

Monique Simard, une féministe québécoise bien connue a dit à Judy Rebick (une amie et amie et militante canadienne) :

Sa vision de la solidarité internationale était inégalée. Il avait une vision globale de la politique. Pierre savait tout sur tout, pas seulement sur la situation dans son ensemble, mais il pouvait vous parler des détails dans chaque pays. Le spectre de ses connaissances était si large. Il était incroyable.

Et Pierre lui-même, décrivait le contraste de traitement des réfugiés ukrainiens avec d’autres en termes graphiques :

En ce moment, au moins 10 millions Syriens, Irakiens, Afghans (pour n’en citer que quelques-uns) croupissent dans des camps de détention publics payés par les pays membres de l’OTAN. La grande majorité de ces damnés de la terre savent déjà qu’ils ne seront jamais acceptés comme réfugiés.

Son internationalisme l’a conduit à jouer un rôle dans l’établissement du Forum social mondial.

Citons encore Gustave Massiah :

A partir de 2001, l’altermondialisme a ouvert une nouvelle période de rencontres et de rencontres et de visibilité internationaliste. C’est le début des Forums sociaux de Porto Alegre en 2001. Au même moment, le mouvement québécois a joué un rôle majeur dans les mobilisations qui ont eu raison de la Zone de libre-échange des Amériques. Pierre et Alternatives Montréal ont joué un rôle de premier plan dans la succession de forums sociaux, à Porto Alegre (2001, 2002, 2003, 2005), Mumbaï (2004), Bamako (2006), Caracas (2006), Karachi (2006), Nairobi (2007), Belem (2009), Dakar (2011), Tunis (2013, 2015), Montréal (2013, 2015). (2013, 2015), Montréal (2016), Salvador de Bahia (2018).

Et cette vision du Forum social mondial de Pierre témoigne de sa politique, encore citée par Judy Rebick dans son hommage :

Le processus du FSM était original car il s’agissait d’un espace ouvert où les participants eux-mêmes devaient définir l’agenda à travers activités politiques et culturelles activités politiques et culturelles. Une grande partie du travail consistait à rédiger un programme économique alternatif… En même temps il y avait beaucoup de discussions sur la façon de “démocratiser la démocratie”, pour une participation significative des citoyens dans le cadre de la démocratie libérale.

Ces immenses séances de remue-méninges ont été menées par de nombreux mouvements sociaux qui ont également profité du FSM pour créer de nouveaux mouvements internationaux et orientés vers l’action, tels que Via Campesina et la Marche mondiale des femmes.

Et il avait déjà exprimé son internationalisme en s’installant en Afrique du Sud. L’écrivain sud-africain Hein Marais décrit son travail :

Entre le milieu et la fin des années 80, son travail sur l’Afrique du Sud était axé notamment sur le soutien au syndicat indépendant et le mouvement civique. Il y voyait un grand potentiel de démocratisation et la localisation de projets et d’interventions potentiellement radicaux qui qui pourraient rester indépendants du contrôle/voie de l’ANC mais évidemment soutien à la lutte de libération.

Ceci était fondé sur une importante et saine compréhension critique des limites de transformation des projets de libération nationale, reflétant peut-être reflétant les leçons qu’il avait tirées des luttes de libération québécoise des années 1970.

La question nationale

Et bien sûr, son activité politique la plus ancienne, qui l’a laissé pour la vie avec des éclats d’obus dans son dos, et à laquelle il est revenu ces dernières années, concernait la libération du Québec. Comme il l’a écrit en 2017 :

L’État canadien, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, n’est pas et ne peut pas être le terrain de l’émancipation. Cet État est illégitime. Ses fondations sont pourries, puisqu’il a été érigé sur l’oppression de classe et l’oppression nationale, alors que les Premières Nations d’un côté, et les Québécois de l’autre côté, ont été dépossédés. Pour dire les choses crûment, cet état doit être brisé et éventuellement réinventé. Parler de réformer le Canada à gauche n’a pas de sens à moins que, dès le départ, il y ait un engagement clair et engagement clair et explicite à travailler avec les Premières Nations et les Québécois en reconnaissant leur droit à l’autodétermination et leur statut de nation.

Et enfin, sur une note plus personnelle, André Frappier, ancien militant syndical du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, se souvient d’un côté de Pierre que ceux d’entre nous qui l’ont connu reconnaissent immédiatement:

Pierre était un être passionné et une école politique vivante. Il y a deux ans, j’ai travaillé pendant deux semaines à construire une nouvelle clôture dans son arrière-cour. La menuiserie n’était pas sa force, mais pendant qu’il tenait les planches dont j’avais besoin, il me parlait de sa compréhension des écrits de Lénine et l’histoire du communisme, comme s’il avait un livre à la main.

Et puis il y avait le côté un peu décalé, le côté pensée latérale de Pierre. Ceci, pour moi, d’un e-mail :

Edgar Morin, l’un de mes préférés, dit que ce qui nous distingue vraiment des grands singes est la folie de notre esprit, qui nous conduit à imaginer, être heureux, optimiste, déprimé, violent, aimant, avec des hauts et des bas tout le temps que nous contrôlons de manière très erratique.

Et enfin ceci, juste avant qu’il ne commence le traitement contre le cancer auquel il n’a pas survécu :

“Si vous vous battez, vous ne pouvez pas être sûr de gagner. Si vous ne le faites pas, vous êtes sûr de perdre.”

Amandla ! Numéro 81 mars 2022

Roger Etkind est membre du Collectif Amandla.

Traduction NCS

Le capitalisme de surveillance

20 mai 2022, par Revue Droits et libertés

[caption id="attachment_13981" align="alignright" width="330"] Illustration : Chloloula[/caption] Appréhender le capitalisme de surveillance et les enjeux qui en découlent avec l’approche de l’interdépendance des droits, qui reconnait que la réalisation d’un droit est intimement liée à celle des autres droits, ne peut que déclencher la sonnette d’alarme tant chez les militant-e-s pour les droits humains que les citoyen-ne-s de partout. En consacrant un dossier sur le capitalisme de surveillance, le comité éditorial de la revue souhaite dévoiler les angles morts du capitalisme de surveillance, sensibiliser aux rapides et profondes transformations qui s’opèrent ainsi qu’aux menaces que cela représente tant pour la démocratie que pour les droits humains. Ce dossier vise à susciter des débats publics dans la population, loin des chambres d’écho, sur ces enjeux qui nous concernent toutes et tous.

Table des matières

Dossier : Le capitalisme de surveillance Éditorial et chroniques

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Lancement de la revue I 7 juin 2022

https://youtu.be/--I9_marEis

Dossier | Le capitalisme de surveillance : menaces à la démocratie et aux droits!

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Présentation

Le capitalisme de surveillance : menaces à la démocratie et aux droits! Elisabeth Dupuis

État des lieux

Une crise pour les démocraties Shoshana Zuboff

Lexique du capitalisme de surveillance Martine Éloy

À la lumière du droit international des droits de la personne Silviana Cocan

Une « culture de surveillance » Stéphane Leman-Langlois

Pas de quoi contrecarrer le modèle d’affaires des GAFAM Anne Pineau

Discriminations et exclusions

Forces policières et capitalisme de surveillance Dominique Peschard

Le secteur de l’intelligence artificielle et l’embourgeoisement de Parc-Extension Collectif de chercheur-euse-s et militant-e-s

La ville intelligente : Qu’ossa donne? Entrevue avec Lyne Nantel par Martine Éloy et Dominique Peschard

La dissolution de la société dans le capitalisme de surveillance Laurence Grondin-Robillard et Jacob Boivin

Le capitalisme de surveillance like la fracture numérique Lise Chovino et Catherine St-Arnaud-Babin

Perspectives et alternatives

Quelles réponses, quelles ripostes? Pierre Henrichon

Renforcement de la vie privée et éthique du design numérique Marie-Pier Jolicoeur et Michelle Albert-Rochette

Mobilisations et médias sociaux : quelles opportunités et quels enjeux ? Anne-Sophie Letellier et Normand Landry

Quelle place pour le droit de dire non à l’intelligence artificielle? Entrevue avec Fatima Gabriela Salazar Gomez par Lynda Khelil

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En plus du dossier, la revue Droits et libertés propose des chroniques sur des sujets variés.

Éditorial Les deux années de pandémie n’auront pas été une école de la démocratie Stéphanie Mayer

Hommage à Lucie Lemonde Collectif de militant-e-s de la Ligue des droits et libertés

Un monde sous surveillance Les dangers de la lutte contre les méfaits en ligne Tim McSorley

Ailleurs dans le monde Le sel de la Terre Rémy-Paulin Twahirwa

Le monde de l’environnement Les ficelles du capitalisme de surveillance Cynthia Morinville

Le monde de Québec Retour sur la crise au Service de police de la Ville de Québec Mélina Charles et Maxim Fortin

Un monde de lecture Pour une lucidité collective vis-à-vis des GAFAM Delphine Gauthier-Boileau

L’article Le capitalisme de surveillance est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Palestine, discours et pratique complices ou actions cohérentes

19 mai 2022, par CAP-NCS
L’Union européenne maintient qu’elle soutient la paix en Palestine, la constitution d’un État palestinien aux frontières de 1967, avant sa conquête par Israël, et rejette donc (…)

L’Union européenne maintient qu’elle soutient la paix en Palestine, la constitution d’un État palestinien aux frontières de 1967, avant sa conquête par Israël, et rejette donc le déplacement de la population israélienne vers le territoire palestinien occupé et les colonies. Il rejette également les entreprises qui profitent de l’occupation et les appelle à respecter les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises multinationales.

Cela dit, face à la destruction continue de biens palestiniens, aux expulsions et aux expropriations perpétrées par les autorités israéliennes, l’Union européenne, depuis des décennies dans l’exercice d’une marmotte permanente, publie une déclaration de quelques lignes, « condamne de tels plans et exhorte Israël à cesser les démolitions et les expulsions conformément à ses obligations en vertu du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme. “. Ils ajoutent, dans leurs réponses, que ces incidents de l’occupation font partie du dialogue avec Israël et, … Rien d’autre.

Désolé, l’UE est toujours avec un accord de libre-échange préférentiel avec Israël, même si elle serait obligée de le suspendre si de graves violations des droits de l’homme et du droit international sont commises; augmente les programmes de collaboration; et se trompe lui-même, établissant que tous ces accords sont limités au « territoire israélien », mais laisse des ressources aux entités israéliennes qui participent à la colonisation dans les territoires palestiniens et syriens occupés et ne vérifie pas de facto si le commerce ou l’investissement est fait avec les territoires envahis, conquis et avec les entreprises qui profitent de l’occupation.

Enfin, elle renvoie les États membres à surveiller le comportement de leurs entreprises dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises, mais sans imposer de sanctions, ni même les empêcher de soumissionner dans le cadre d’appels d’offres publics, même s’il existe une loi sur les marchés publics qui le permettrait.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a encore révélé le deux poids deux mesures de l’Union européenne.

Les sanctions contre la Russie ont été déployées rapidement, par l’UE et les États membres.

Et Israël ? Les raisons seraient les mêmes, l’invasion et l’occupation. Plus encore, le déplacement de la population israélienne vers le territoire occupé ou l’impossibilité pour les réfugiés palestiniens de rentrer chez eux, parce qu’Israël, contrairement aux résolutions des Nations Unies, l’empêche ou les lois d’apartheid qu’Israël a.

Les Nations Unies ont jusqu’à présent identifié 112 entreprises, de diverses nationalités, profitant de l’occupation. 31 organisations de défense des droits de l’homme et de solidarité ont demandé que la société espagnole CAF soit incluse pour la construction et la gestion de lignes de tramway et la vente de bus entre Jérusalem et les colonies illégales voisines, facilitant la mobilité de la population israélienne vers les territoires occupés, tandis que la ville est en cours de judaïsation, expulsant les Palestiniens dans divers quartiers et villages annexés.

Gracias a que Palestina consiguió el estatuto de Estado observador de las Naciones Unidas y frente a obstáculos puestos por diversos Estados, como Alemania, consiguió plantear una demanda de crímenes de guerra y lesa humanidad a Israel en la Corte Penal Internacional. Eso sí, Estados Unidos prohibió la entrada de la fiscal de la Corte en territorio estadounidense y ha puesto otras zancadillas. Pero, para actuar en otros organismos internacionales y mejorar su capacidad de negociación ante la potencia ocupante israelí, es necesario su reconocimiento como Estado.

Por poner un ejemplo, en la Organización Mundial de Turismo, con sede en Madrid, se ha suspendido a Rusia como socio. Mientras, Israel y diversas empresas que explotan y se benefician con la ocupación como Airbnb, Expedia, TripAdvisor, The Israel Association of Travel Agencies & Consultants, ORTRA, Israel Hotel Association por operar en los asentamientos ilegales israelíes, no han tenido ninguna sanción o reproche.

Es preciso, pues, que se reconozca a Palestina, como Estado. Esa categoría facilitará la posición y equilibrio para alcanzar una paz justa en la Palestina histórica, con un Israel que abandone la ocupación y sus leyes de apartheid. El Congreso de los diputados aprobó el reconocimiento del Estado Palestino. Lo hizo en 2014 y contaba para ello que se hiciera conjuntamente por el resto de países europeos (ya lo han reconocido varios, el último Suecia) y que Israel participase en una dinámica de paz. Esto último, como se comprueba por la política de ocupación de los diferentes gobiernos israelíes, no está en sus planteamientos. Israel está dibujando unas reservas, bantustanes, donde se encierra a la población palestina y sigue con sus leyes de apartheid. Es hora, pues, de que España, sin más dilación, reconozca el Estado de Palestina.

Et, dans le même temps, diverses associations exigent la réglementation de l’interdiction du commerce entre l’UE et les entreprises qui participent à l’occupation. Étant donné que la Commission européenne manque de cohérence et pratique le deux poids, deux mesures, ces partenariats promeuvent une initiative citoyenne européenne, stopsettlements.org, pour atteindre cet objectif. Ce serait recueillir dans les pays européens un million de signatures parmi leurs citoyens pour interdire cet épuisement des ressources et le profit de ces entreprises coloniales.

Étant une demande qui est soulevée pour tout territoire occupé, il serait également valable d’empêcher les entreprises marocaines ou espagnoles ou d’une autre nationalité de voler les ressources sahraouies.

Ces deux initiatives complémentaires, la reconnaissance de l’Etat palestinien et l’interdiction du vol d’entreprises coloniales, constituent un support pratique et cohérent, pour passer des discours aux actes.

Santiago González Vallejo, Comité de solidarité avec la cause arabe

http://causaarabeblog.blogspot.com/2022/05/palestina-discurso-y-practica-complices.html

 

L’entrée de la gauche à l’hôtel de ville de Québec

19 mai 2022, par CAP-NCS
Dans son analyse du contexte politique de la ville de Québec en septembre dernier, Antoine Casgrain concluait en disant que « le résultat [des élections] s’annonce déjà (…)

Dans son analyse du contexte politique de la ville de Québec en septembre dernier, Antoine Casgrain concluait en disant que « le résultat [des élections] s’annonce déjà décevant pour la gauche, et les mouvements sociaux urbains ne pourront se satisfaire des timides avancées de l’ère Labeaume. La capitale écologique et égalitaire demeure tout entière à construire[2] ». Je suis fier de constater que Transition Québec l’a fait mentir et a posé la première brique de la construction d’une capitale écologique et égalitaire, en faisant élire sa cheffe Jackie Smith comme conseillère municipale de Limoilou. Le présent texte se propose d’analyser ce qui a permis cette victoire historique et ce qu’elle signifie pour la Ville de Québec.

L’héritage de Labeaume

Régis Labeaume était loin d’être un maire radical. Néanmoins, profitant entre autres de sa très grande popularité et du fait qu’il ne cherchait pas à se faire réélire, il a pris ces dernières années des positions marquantes qui auront eu un impact significatif sur l’avenir de la capitale nationale : développement du projet de tramway et du laissez-passer universitaire à l’Université Laval, reconnaissance du racisme systémique, critiques cinglantes envers les radios-poubelles et, à la toute fin de son mandat, opposition au troisième lien.

Élément intéressant à noter, c’est Transition Québec – et non pas l’équipe du maire sortant, l’Équipe Marie-Josée Savard (EMJS) – qui a su se positionner en héritier de ces positions, car il est, notamment, le seul parti à garder une ligne dure contre les radios poubelles, à poursuivre la dénonciation du racisme systémique en s’attaquant au profilage racial et à s’opposer au troisième lien. Ainsi, même si la présence du maire Labeaume, qui a régné de façon presque incontestée sur la ville pendant 14 ans, se faisait évidemment sentir tout au long de la campagne, cela n’a pas du tout empêché TQ de faire bonne figure. Forte de ses positions que le maire sortant a grandement aidé à normaliser, TQ a su se tailler une place non négligeable en tant que parti de gauche dans l’écosystème politique d’une ville pourtant connue pour son amour des voitures et ses radios-poubelles.

Une ville de plus en plus à gauche

Ce virage à gauche de Québec n’est pas nouveau et s’inscrit dans un contexte sociopolitique plus large que la seule campagne électorale municipale. Citons à titre d’exemple, les victoires de Sol Zanetti et de Catherine Dorion de Québec solidaire à l’élection provinciale de 2018 qui, elles aussi, ont porté un coup à la réputation conservatrice de la capitale nationale. Ironiquement, l’évolution du parti municipal de droite Québec 21 (Qc21) illustre particulièrement bien ce changement de dynamique politique. Créé en 2017, ce parti dont la plateforme se résumait principalement à prôner le troisième lien, a fait du métro léger VALSE[3] son enjeu principal de l’élection de 2021. À l’exception de Transition Québec, Qc21 est le seul parti à avoir posé des affiches indiquant le contenu de sa plateforme, et celle-ci ne portait que sur le VALSE. En quatre ans, le parti des radios-poubelles, du tout à l’auto et du troisième lien s’est mis à faire campagne sur un projet de transport en commun structurant !

Est-ce là l’indication d’une prise de conscience de la part de Jean-François Gosselin, chef de Québec 21 ? Bien sûr que non. Le VALSE a été conçu en partie par un candidat climatosceptique[4] et n’a jamais eu la moindre crédibilité. L’objectif de cette proposition alternative au tramway était simplement de s’opposer au tramway : si Qc21 avait été élu, ce métro n’aurait sans doute jamais vu le jour. Néanmoins, il y a quelque chose de remarquable au fait que ce parti de droite qui s’est fait connaître pour sa vision radicalement banlieusarde et pro-automobile se soit senti obligé de justifier son opposition au tramway par un autre projet de transport en commun structurant. Ce calcul électoraliste, aussi insincère soit-il, montre l’évolution de l’état d’esprit de la ville de Québec qui est clairement de plus en plus favorable à la mobilité durable.

Cette dynamique n’est pas sans impact négatif, cependant. Autant l’utilisation d’une rhétorique environnementaliste par un parti de droite illustre un changement de culture positif, autant la droite adopte-t-elle cette rhétorique parce qu’elle porte ses fruits. En effet, de nombreux citoyens et citoyennes qui se soucient de l’environnement ont pu être séduits par l’idée d’un métro qui ne couperait pas d’arbres sur son parcours[5], nonobstant le fait que TQ a proposé un plan de révision du trajet et des aménagements autour du tramway qui auraient évité la grande majorité de ces coupes.

La bataille des centristes

La conjoncture électorale a aussi été marquée par une compétition multipartite féroce : cinq partis aspiraient sérieusement à gagner des sièges à l’hôtel de ville, contre trois en 2017 et deux en 2013. Cette compétition s’illustre notamment par l’émergence de Québec forte et fière (QFF), un parti politique dont l’idéologie ne se différencie pratiquement pas de l’EMJS. Le nom du parti reprend même le slogan de Labeaume en 2013, « Pour une ville fière et forte »[6] ! Si quelques positions pouvaient les distinguer ici et là, les grandes lignes demeurent les mêmes : deux partis très libéraux, pro-tramway, qui n’osent pas se prononcer sur le troisième lien, ne veulent pas augmenter les taxes et prônent la vertu (sécurité routière, verdissement des quartiers, inclusion et la diversité, promotion de la culture…) de la façon la plus inoffensive possible afin de ne pas inquiéter les adeptes du statu quo. Très rapidement, la course à la mairie s’est avérée être une lutte entre ces deux partis qui courtisaient le même électorat.

Cette dynamique a eu plusieurs effets sur la campagne électorale. D’abord, cette compétition a évidemment mené à une division du vote du centre. Si les calculs électoraux de ce genre sont toujours réducteurs et simplistes, il n’en reste pas moins intéressant de noter que l’addition des votes de QFF et d’EMJS aurait suffi pour remporter l’entièreté des districts. Cette division est sans doute aussi ce qui a permis à Qc21 d’augmenter son nombre de sièges malgré une diminution du nombre de votes, et elle a certainement rendu possible l’entrée de Jackie Smith au conseil municipal pour le district de Limoilou.

Au-delà de cette division du vote, la lutte serrée que se sont menée ces deux partis a capté l’attention des médias, bien plus que ce à quoi on aurait pu s’attendre si Régis Labeaume s’était représenté, par exemple. En effet, devant un duel acharné entre deux figures peu connues, les électrices et les électeurs devaient porter une plus grande attention aux débats et sorties publics de ces deux partis. Cela a eu comme effet secondaire d’augmenter aussi l’intérêt pour les autres partis, dont TQ qui a su tirer son épingle du jeu. La brillante performance de Jackie au débat organisé par Radio-Canada a notamment marqué un tournant dans la campagne du parti de gauche. Cependant, c’est l’ensemble des débats, articles et entrevues qui ont permis à TQ de se tailler une bonne part de l’attention médiatique, et de passer du statut de formation politique obscure à celui d’un acteur incontournable de la politique municipale à Québec. D’ailleurs, cette notoriété sert encore le parti aujourd’hui, car les médias reprennent systématiquement les critiques et les demandes de Jackie Smith envers le maire élu, Bruno Marchand de QFF.

Dans le contexte d’une ville qui tend de plus en plus à gauche, on a également assisté à une course électorale où deux partis centristes tentaient tant bien que mal de se dépasser par la gauche tout en restant assez près du statu quo pour ne pas faire peur à la portion plus conservatrice de l’électorat. TQ ne s’est pas gêné pour tirer avantage de cette dynamique. C’est ainsi que Madeleine Cloutier, colistière de Jackie Smith dans Limoilou, déclarait lors du bilan de campagne du parti :

C’est clair qu’on a fait changer la conversation, on a prouvé notre pertinence ! On a mis les enjeux du troisième lien, de la transition écologique, de la crise du logement et de la lutte aux discriminations sur la table et on en a fait des incontournables de la campagne. Grâce à nous, la protection des arbres le long du tramway est maintenant une considération pour tous les partis. En proposant la gratuité des transports en commun pour tout le monde, on a amené une conversation sur toute la question de la tarification[7].

Tout ceci n’est pas une victoire en soi cependant. Cette popularité des idées de gauche et l’empressement des partis centristes de se les approprier en apparence signifient que ces idées sont grandement à risque d’être empruntées de façon électoraliste pour ensuite être abandonnées ou diluées au point d’être méconnaissables. L’écoblanchiment du budget « vert » de Bruno Marchand en est un excellent exemple[8]. Cela dit, ces différents éléments indiquent clairement que la vision d’une ville plus juste, plus verte et plus démocratique rejoint la vaste majorité des électrices et électeurs, au point où même les partis de droite essaient de se déguiser pour paraître correspondre à cette vision. Le rôle de la gauche n’est alors plus de convaincre que ses objectifs sont les bons, mais bien de convaincre que seule une gauche assumée peut les atteindre.

Quelle gauche pour Québec ?

Quiconque lit le programme de TQ[9] y constatera une vision radicale au sens premier du terme : le parti va à la racine des choses et propose des actions conséquentes. Crise du logement, gestion des déchets, transport collectif et actif, économie sociale, interventions policières, démocratie municipale… tout y est et tout y est abordé de façon holiste et idéologiquement cohérente, sans compromis électoralistes.

Cela contraste fortement avec l’ancienne opposition de gauche de Démocratie Québec (DQ), qui adoptait des positions beaucoup moins radicales, en particulier sous la direction de Jean Rousseau. Que TQ ait supplanté DQ aux dernières élections tient selon moi en grande partie au fait d’avoir un programme cohérent qui va au fond des choses. L’enthousiasme que le parti a su soulever en particulier auprès des jeunes, des milieux militants et des groupes communautaires était beau à voir sur le terrain; il s’agit là d’un enthousiasme qu’un programme électoraliste qui n’assume pas pleinement sa position idéologique ne saurait susciter.

Et maintenant…

Malgré cette victoire, la gauche municipale à Québec a encore du pain sur la planche. On peut certainement espérer que la présence de Jackie Smith à l’hôtel de ville aura un impact positif durant les quatre prochaines années, en particulier si l’on tient compte de la composition éclectique du conseil municipal – 9 élu·e·s de l’EMJS, 6 de QFF, 3 de Qc21, 1 de TQ et 2 indépendants – qui ouvre la porte à de nombreuses alliances et négociations. Néanmoins, un seul siège au conseil municipal ne permet pas la mise en place des plus importantes et conséquentes propositions de TQ, alors que la crise climatique en particulier rend la transition environnementale et sociale souhaitée par le parti d’autant plus urgente.

Transition Québec n’en est pas moins en bonne position. Après avoir obtenu une victoire claire dans Limoilou, s’être bâti une notoriété et une popularité importante dans l’espace public et s’être imposé comme étant la seule véritable incarnation de la gauche à la Ville de Québec, le parti a les cartes en main pour pouvoir développer une vision progressiste de la politique municipale. D’ici les prochaines élections, c’est à nous, citoyennes et citoyens de Québec, de renforcer ce virage à gauche de notre ville en faisant la promotion et en appliquant nos valeurs de solidarité, de justice sociale, de protection de l’environnement et de démocratie dans nos milieux.

Charles-Émile Fecteau est étudiant au doctorat en chimie et au certificat en philosophie à l’Université Laval


  1. L’auteur est militant pour Transition Québec.
  2. Antoine Casgrain, « Les luttes urbaines à Québec après l’ère Labeaume », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 26, automne 2021.
  3. VALSE : véhicule automatique léger souterrain électrique.
  4. Taïeb Moalla, « Métro léger de Québec 21 : l’étude d’opportunité cosignée par le candidat au discours climatosceptique », Le Journal de Québec, 5 novembre 2021.
  5. Dominique Lelièvre, « Coup d’éclat pour sauver des arbres menacés par le tramway », Journal de Québec, 31 juillet 2021.
  6. Louise Boisvert, « Québec forte et fière : nouveau parti ou vieux slogan », ICI Québec, 6 octobre 2021.
  7. Sarah-Jane Vincent, Transition Québec dresse son bilan de campagne, communiqué, 5 novembre 2021, <https://transitionqc.org/2021/11/transition-quebec-dresse-son-bilan-de-campagne/>.
  8. Judith Desmeules, « Budget 2022 : “pas si vert que ça”, dit Jackie Smith », Le Soleil, 7 décembre 2021.
  9. Transition Québec, Programme de Transition Québec 2021, <https://transitionqc.org/wp-content/uploads/2021/05/programme-2021-TQ-VF.pdf>.

 

Le rôle des réseaux sociaux dans la victoire de la gauche au Chili

18 mai 2022, par CAP-NCS
Il y a quelques mois encore, il était impensable que Gabriel Boric prendrait effectivement ses fonctions de nouveau président du Chili le 11 mars 2022. Le candidat du Frente (…)

Il y a quelques mois encore, il était impensable que Gabriel Boric prendrait effectivement ses fonctions de nouveau président du Chili le 11 mars 2022. Le candidat du Frente Amplio n’était pas favori lors des élections internes du Frente Apruebo Dignidad. Après la révolte sociale de 2019, dirigé contre le président sortant Piñera et un modèle économique exemplaire aux yeux des néolibéraux, l’affirmation d’un candidat néo-pinochettiste [en référence à l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet] comme Jose Antonio Kast n’était pas non plus concevable. Les élections de 2021 ont été historiques pour de nombreuses raisons, mais nous nous concentrerons ici sur l’utilisation particulière que ces deux candidats ont faite de l’écoute et de l’analyse des réseaux sociaux.

L’idée que les BigData ou la micro-segmentation sont capables de tout résoudre apparaît caricaturale à juste titre, et surtout inexacte. Néanmoins, dans le cas chilien, la campagne digitale a été d’une importance certaine, dans la mesure où son résultat a été à l’avantage des forces politiques qui ont le mieux su comprendre comment s’y mouvoir. Nous nous sommes entretenus avec Eduardo Arriagada, ancien doyen de la faculté de communication de l’Université catholique et créateur dans la même université du Social Listening LAB (SoL), un organisme composé de différents spécialistes – de l’anthropologue au physicien – dont l’objectif est d’ « écouter », c’est-à-dire de télécharger et de traiter les données des conversations en ligne sur les réseaux sociaux. Boric et Kast ont tous deux travaillé avec SoL au cours de différentes séquences de la campagne électorale. L’expérience du laboratoire nous permet de juger dans quelle mesure une intervention stratégique sur les réseaux peut libérer des énergies politiques capables de déséquilibrer la dynamique électorale.

 

Les faits

Pour M. Arriagada, toute personne impliquée dans le journalisme devrait avoir des connaissances de base en programmation. Il recommande ainsi vivement la lecture de Program or be programmed, de Douglas Rushkoff. On lui devine un profil d’utilisateur curieux et systématique, ainsi qu’une certaine « obsession » pour Twitter. De là est né Tsunami Digital, un livre existant uniquement sous forme digitale. L’universitaire se consacre désormais à un nouveau texte, dans lequel il analyse la communication à l’ère des algorithmes.

Le caractère avant-gardiste du Social Listening Lab vient de loin. Alors qu’ils exploraient les possibilités offertes par les logiciels de suivi des flux de réseaux (TW), ils bénéficièrent des conseils de l’Allemand Martin Hilbert – l’un des premiers à dénoncer le scandale Cambridge Analytica. Le travail fondateur date de 2016 et consiste en une analyse des mobilisations sociales environnementales au Chili à travers Twitter. Ils intègrent ensuite l’actuel codirecteur du projet, Cristian Huepe, un physicien spécialisé dans les systèmes complexes, qui s’est notamment fait connaître en 2012 en étudiant le fonctionnement des bulles communicationnelles autoréférentielles imperméables, élément clé pour comprendre l’apparition ultérieure de candidats tels que Trump et autres stars de la post-vérité.

L’essence de l’activité de SoL consiste à délimiter un sujet de conversation, puis à en isoler qualitativement l’élément important. Il précise :

« Nous ne sommes pas tellement intéressés par les données quantitatives, consistant à déduire des pourcentages ; nous les abordons comme s’il s’agissait d’un focus group, permettant de saisir des insights de ce qu’il s’agit de comprendre : quels sont les mots utilisés, quelles sont les choses dont il est question ».

A l’actif du laboratoire, deux grandes réalisations : l’indicateur d’impact numérique (indicador de impacto digital, IID) et l’indicateur de diversité de portée (indicador de diversidad de alcance, IDA), qui permettent d’évaluer la position des candidats dans le réseau. L’IID mesure l’influence de chaque candidat parmi les utilisateurs bien connectés. L’IDA mesure la diversité des communautés qu’il atteint. Pendant la campagne de 2021, Kast devançait Boric selon ces deux indices jusqu’à la mi-novembre, avant que ce dernier ne parvienne à inverser la tendance.

« Les méthodes classiques d’enregistrement de l’opinion publique restent efficaces. Le problème est que l’objet se déplace à un rythme toujours plus rapide, de sorte que l’enquête d’il y a quinze jours risque d’avoir peu de choses à dire sur aujourd’hui. C’est comme tenter d’enregistrer une course de Formule 1 avec un appareil photo »,

explique Claudio Villegas, un anthropologue social également membre de SoL, qui a coordonné l’équipe d’analyse d’audience de Gabriel Boric.

« Aujourd’hui, nous changeons nos opinions et nos comportements beaucoup plus rapidement qu’auparavant. La société est réactive à des impulsions infinitésimales ».

Claudio Villegas poursuit :

« Le conflit se propage par le contact physique, le téléphone, Whatsapp et au moins deux réseaux sociaux publics, qu’il s’agisse de combinaisons comme Instagram et Twitter, ou Instagram et Tiktok, ou Facebook et Instagram, etc. Au Chili, nous dédions en moyenne six heures de notre journée à ces médias digitaux, et cela amplifie tout ».

C’est pourquoi les analyses du Social Listening LAB, qui ont été réalisées tous les 15 jours pendant les élections, s’offrent comme un complément aux sondages, sans s’y substituer.

« Par exemple, nous avons détecté qu’un candidat qui perçait selon nos indicateurs a ensuite commencé à réaliser de bons scores dans les sondages quinze jours plus tard »,

dit Arriagada, le sourire aux lèvres. Si en effet, comme l’analyse Byung Chul Han dans Psicopolítica, « l’homme nouveau tape sur son clavier plutôt qu’il n’agit », l’espace public s’en voit nécessairement transformé. Pour disposer d’un thermomètre social et guider une campagne, il faut se déporter sur le lieu des « faits ».

 

Le joker des médias

Parmi les diverses intrigues de la série Succession figure la lutte entre évolution ou stagnation des médias. La série offre la confrontation entre le magnat Logan Roy, qui se positionne en faveur de la préservation des logiques traditionnelles au sein de son conglomérat, tandis que Kendall Roy (fils assoiffé de pouvoir) insiste sur l’acquisition d’un média numérique de pointe, indiquant une compréhension approfondie des publics de natifs numériques et ouvre des perspectives de croissance pour le groupe de médias qu’ils contrôlent. L’argument de Logan est bref et précis : « J’ai toujours gagné ma vie en profitant de ce que les gens veulent vraiment. Je ferais faillite en une semaine si je l’ignorais ». Dans les médias chiliens, selon Arriagada, les conservateurs comme Logan Roy l’ont emporté, mais au prix d’une incapacité à exploiter pleinement ces nouveaux publics.

La digitalisation des médias à l’échelle mondiale constitue « une opportunité » pour les médias de consolider les structures numériques. Sous-estimer le pouvoir de ces nouveaux publics, c’est prendre le risque de voir cette évolution se transformer en une « menace » pour l’écosystème des médias traditionnels. En ce sens, l’auteur de Tsunami digital souligne qu’au Chili,

« les médias se sont toujours rebellés contre les réseaux, car ils ont compris que le public y serait moins coulant et plus critique à leur égard ».

Une reconfiguration de ce que les médias traditionnels comprennent et traduisent comme « lecteurs/utilisateurs » est en cours. L’essence de ce changement de paradigme réside dans l’interaction. Tandis que les médias fonctionnent sur une conception du public comme « le Homer Simpson typique, ou El Chavo, qui consomme tout ce qu’on lui lance », les réseaux sociaux sont régis par une dynamique où « le gars se joint à eux avec son téléphone portable à la main, continue à regarder la télévision, mais commence à commenter les choses avec ses pairs ». Face à cela, M. Arriagada estime qu’il existe « une opportunité unique » pour l’avenir des médias eux-mêmes, car « on ne parlera jamais autant d’eux que dans cet espace ».

 

Comment la carte des médias et sa structure sont-elles façonnées au Chili ?

Aujourd’hui, nos médias sont généralement numériques, mais ils se disputent tous le même public. Je pense que cet espace est sous-utilisé. Par exemple, ici, nous avons des journaux comme El Mercurio, sur le contenu duquel il est impossible de tweeter parce qu’il est placé derrière un paywall. Un paywall d’ailleurs fort peu pertinent, car il n’y a personne à l’intérieur (on y propose très peu de choses, et de très mauvaise qualité). Les médias se retrouvent affaiblis dans les réseaux. Ce n’est pas comme le New York Times dont la communauté s’élève à un million de personnes. Ici, on atteint difficilement les dix mille personnes.

 

Quel a été l’impact de la révolte sociale sur eux ?

Au phénomène d’affaiblissement du modèle économique en cours, entamée de longue date, s’est ajoutée l’explosion sociale en 2019. Et puis est arrivée 2020, la pandémie, et son lot de dégâts. En d’autres termes, aujourd’hui, les médias en général sont financièrement affaiblis. Et 2019 a été le théâtre une crise de confiance dans le contexte d’une autre crise, plus économique. Les médias ont fait face à cette explosion sociale avec très peu de moyens. Et il y avait un conflit idéologique car les médias avaient du mal à comprendre que cette épidémie n’était pas un tremblement de terre, que ce n’était pas une force de la nature, que c’était une question politique. Au début, ils l’ont traité un peu comme si c’était une tragédie, mais c’était une protestation. Mais le problème le plus grave était que les personnes qui faisaient du journalisme avaient très peu d’expérience. Il y avait des enfants qui posaient des questions et qui se retrouvaient confrontés à la violence physique dans la rue.

 

Dans la république de l’algorithme

Dans une séquence où prévaut la dissociation entre la conversation réelle de la société et l’interprétation de ceux qui tentent de la reproduire en reproduisant une logique de bulle, ceux qui parviennent à utiliser ces réseaux de manière vertueuse s’en sortent très bien. Comme le souligne Arriagada :

« Adriana Amado dit que le tournant du siècle s’est en fait produit en 2016, avec la victoire d’un président qui a affronté toute la presse, c’est-à-dire non pas un journal mais toute la presse. Tous les médias ont dit que ce n’était pas le président qui devait gagner, et il a gagné. Il y a là un thème très fort. Les gens contournent l’intermédiation professionnelle des journalistes, et se jettent dans les bras de l’intermédiation algorithmique, apparemment dans l’illusion qu’il n’y a pas d’intermédiation, ce qui me semble faux ».

 

 S’agit-il d’un autre type d’intermédiation ?

Il s’agit d’un autre type d’intermédiation. Mais aussi grossière et brutale que l’autre, et suivant des intérêts aussi clairs que l’autre. Cette intermédiation a des auteurs, l’algorithme est écrit… Cathy O’Neil affirme que l’algorithme est une mathématique insérée dans de l’opinion. L’algorithme a un point de vue. Nous passons d’un monde de médias à un monde où, en plus des médias, des réseaux fonctionnent. Et ces réseaux sont organisés autour d’un algorithme. Le défi n’est pas de quitter les réseaux mais de rendre ces algorithmes transparents, c’est-à-dire d’exiger qu’ils soient explicités. Que nous pouvons définir les algorithmes que nous voulons pour nos espaces et nos expériences. Au moins, je pense que nous devons comprendre ce qu’est un algorithme, comment il nous conditionne.

La compétition numérique entre Kast et Boric s’est déroulée en quatre étapes distinctes sur Twitter, comme le montre le rapport de l’équipe d’analyse de l’audience de Boric, composée de Tito Bofill, Ignacio González et de l’anthropologue Claudio Villegas, déjà mentionné, qui a fait le lien avec le Social Listening LAB de l’Université catholique.

La première a eu lieu entre le 10 et le 21 novembre et s’est caractérisée par la fragmentation de la gauche, avec la prédominance de micro-communautés opposées. Alors que le candidat de la droite a réussi à proposer un cadre pour le second tour (« Retrouver le chemin du succès ») qui a pénétré les sphères de l’opinion, soutenu par une communauté à forte cohésion, qui a été capable de coloniser les espaces de conversation des autres candidats. Ainsi, le 19 novembre, Kast l’emporte avec 27,91% (1 961 122 voix) contre Boric qui obtient 25,83% (1 814 809 voix).

La deuxième étape a commencé le 22 novembre et a duré jusqu’au 30 novembre. Elle est marquée par la réaction de la gauche, qui commence à se rallier à Boric et à ajouter le soutien organique de nouveaux secteurs de la population autour d’un mot clé : l’espoir. L’échiquier s’équilibre et le voyage de Kast aux États-Unis laisse ses bulles sans contenu.

Entre le 1er et le 9 décembre, se déroule la troisième étape, au cours de laquelle la montée des fake news promues par l’entourage de Kast a un impact sur l’opinion publique et génère du désordre au sein des bulles pro-Boric. Mais la conversation sur le candidat déborde du monde politique et s’étend à l’univers ludique-culturel, à l’instar des K-popers (#kpopersporboric).

La dernière phase, entre le 10 et le 19 décembre, a été caractérisée par la prédominance des récits positifs de la campagne de Boric, avec des messages adaptés à la créativité décentralisée. L’auto-organisation de ses partisans a bloqué l’impact des fake news de Kast, qui n’ont plus la même portée qu’avant. La figure d’Izkia Siches, chef de l’équipe de la campagne, gagne en importance dans l’opinion publique et Kast ne parvient pas à positionner des lignes de défense.

« Nous avons les données sur les choses qui ont été aimées, ce qui a accroché, ce qui n’a pas accroché, et nous pouvons montrer cela avec les mots exacts que les gens apprécient. Par exemple, dans le cas du deuxième tour, nos résultats ont clairement montré que celui qui se positionnait mieux au centre se développait »,

explique M. Arriagada. Et évidemment, les deux candidats ont poursuivi cet objectif :

« Kast a été le plus efficace pendant tout le premier semestre et presque tout le second, et il s’est effondré au second tour, parce qu’au fond de lui, il savait que s’il libérait son propre groupe, le message serait trop extrême ».

En d’autres termes, alors que Boric pouvait citer, partager et commenter des documents créés par lui-même, Kast devait les cacher « comme Alf dans la série éponyme[1] ». Ainsi, « José Antonio a atténué le caractère émotionnel de sa campagne et a opté pour les médias traditionnels, tout en se montrant avec les référents « du centre ». Il a également investi trois fois plus dans la publicité sur Facebook que Boric, et a même été un pionnier dans la consolidation d’une communauté sur TikTok, avec un développement qui a largement précédé la campagne électorale.

Apruebo Dignidad était également composé de profils idéologiquement définis, mais le candidat qui avait érigé l’arbre en symbole a décidé de s’en détacher afin de faire « une campagne très légère, ludique, ce qui a irrité la gauche dure, qui s’est ensuite tue. Cela a profité à Boric, car les personnes moins politisées ont adopté les réseaux ». Il y a eu un phénomène de participation électorale et d’attention politique plus grande, conséquence de la révolte de 2019, mais Apruebo Dignidad y a été attentif et a su l’utiliser.

La campagne numérique s’est déplacée dans les rues (le déploiement territorial de Boric mérite un article à part, qui a été essentiel à l’approche du scrutin, notamment dans le nord du pays). D’un seul coup, les bulles d’opinion de Boric ont égalé celles de Kast en termes de construction. Si l’aphorisme traditionnel dit que le médium est le message, ce que l’événement électoral chilien a montré, c’est que désormais le médium est l’utilisateur.

*

Traduit par Paul Haupterl.


Notes

 

[1] Cette série diffusée entre 1986 et 1990 met en scène Gordon Shumway, extraterrestre venant de la planète Melmac détruite par un holocauste nucléaire et hébergé par les Tanner qui vont devoir cacher Alf aux yeux de tous, pour éviter que ce petit être poilu ne devienne un animal de laboratoire. De la même façon, quand Boric pouvait s’appuyer sur les contenus produits par ses soutiens, qu’ils s’agissent de memes, de vidéos, de chansons, Kast devait dissimuler les « créations » de ses propres sympathisants. Impossible en effet de mettre sans médiation en avant des memes qui faisaient l’apologie sans filtre de la dictature pinochetiste, ou sur lesquels figuraient des slogans outranciers tels que « muerte a los comunistas » ou « muerte a los judíos ».

 

L’écoquartier Louvain Est : un projet citoyen en marche

18 mai 2022, par CAP-NCS
Le projet de développement du site Louvain Est est un projet de revitalisation urbaine intégrée dont la planification se fait conjointement par Solidarité Ahuntsic, la Table de (…)

Le projet de développement du site Louvain Est est un projet de revitalisation urbaine intégrée dont la planification se fait conjointement par Solidarité Ahuntsic, la Table de quartier, la Ville de Montréal et l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. Le projet vise le développement du site Louvain Est, une ancienne fourrière municipale de 7,7 hectares dans l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. L’aménagement de ce quartier solidaire et exemplaire s’inscrit en réponse aux défis identifiés comme prioritaires par la communauté locale : l’abordabilité du logement, la sécurité alimentaire et les changements climatiques.

Louvain Est, là où besoins, opportunité et engagement citoyen sont la bougie d’allumage. Là où savoir-faire, expertises et apprentissages se conjuguent en une même démarche. Et là où une proposition innovante, de sa conception à sa planification, à la définition de son mode de gouvernance, conduit à une phase de déconstruction, de développement et de postdéveloppement où abordabilité de l’habitation rime avec développement écologique pérenne d’un écoquartier.

Objectifs de l’écoquartier

Le but du projet est de créer un milieu de vie attractif et résistant face aux défis sociaux, économiques et environnementaux qui touchent la communauté locale d’Ahuntsic. Pour y parvenir, il nous faut dans un premier temps lutter contre la pauvreté et l’exclusion. Pour ce faire, une offre de logements 100 % abordables et pérennes est au cœur de la démarche de cet écoquartier. De plus, des installations publiques et communautaires sont intégrées au projet.

Du même souffle, il s’agit de créer un milieu de vie qui accroit la résilience de la communauté face aux changements climatiques. Ainsi, nous recherchons une haute performance énergétique des bâtiments, une gestion durable des eaux de ruissellement, une stratégie de mobilité active durable et la préservation de deux bâtiments sur le site.

Le secteur étant considéré comme un désert alimentaire, il est nécessaire de mettre en place un réseau alimentaire de proximité reposant sur un modèle de production et de consommation en circuit court, supporté par des actions locales d’agriculture urbaine.

La contribution au développement d’une citoyenneté active qui a cours depuis l’amorce de la planification du projet constitue l’élément moteur indispensable à la réussite de ce projet.

Composantes et caractéristiques

Le site Louvain se veut un milieu de vie complet comportant une diversité de fonctions et de services qui répondent aux besoins du secteur. Le programme du site, issu d’un processus de consultation dans le quartier, se déploie ainsi :

  • 800 à 1000 logements 100 % abordables;
  • des infrastructures sociocommunautaires : une école primaire, un centre de la petite-enfance (CPE), une bibliothèque tiers lieu et un centre communautaire ;
  • plus de 20 % du site consacré à des places et à des parcs ;
  • un pôle alimentaire pour favoriser l’accès à des aliments de qualité à prix abordable et la création d’emplois et des possibilités d’insertion professionnelle sur le site ;
  • une offre commerciale de proximité, principalement par des entreprises d’économie sociale, au rez-de-chaussée de certains immeubles.

La bougie d’allumage

La mobilisation citoyenne prend forme dès 2007 dans le quartier Saint-Sulpice alors que s’amorce un travail collectif visant à poursuivre le travail coopératif qui a cours dans ce quartier depuis 1950[2]. S’appuyant sur cet héritage, une trajectoire nouvelle complémentaire pour la reconversion du site Louvain se dessine. Une charrette[3] citoyenne se tient en 2012,[4] mais ne réussit pas à convaincre les élus locaux de donner suite à la proposition d’agir sur la friche urbaine peu utilisée de la cour de voirie.

Le Chantier Habitation de Solidarité Ahuntsic prend alors le relais. De 2009 à 2017, ses travaux contribuent à préciser et à documenter les besoins croissants de logements communautaires dans le quartier[5]. Il faudra toutefois attendre un changement d’élu·e·s au conseil municipal de la Ville de Montréal pour que le projet Louvain Est prenne son envol. C’est ce que permet l’équipe de Projet Montréal aux commandes de la ville depuis 2017.

Solidarité Ahuntsic met sur pied le comité de pilotage pour le réaménagement du site Louvain Est dès 2018. Composé majoritairement de bénévoles du quartier, le comité constitue le promoteur de la mise à jour de la vision et de la programmation de la proposition citoyenne initiale. Il devient aussi le relais des citoyens et des organismes communautaires du quartier auprès des représentantes et représentants de l’arrondissement et de la ville centre.

Cette équipe composée de huit membres et d’une coordonnatrice[6] se distingue par le processus d’autoformation continue qu’elle met en place conjointement avec l’équipe du Service de l’urbanisme et de la mobilité de la Ville de Montréal dédiée au projet. Des ressources externes sollicitées par le comité (analyste-conseil en habitation, en agriculture urbaine, en écologie urbaine, juriste, conseillers financiers) ont contribué à parfaire leurs connaissances. Les apprentissages réalisés permettent que la créativité et les propositions soumises soient étoffées et que l’équipe participe pleinement aux délibérations et aux travaux de planification du projet.

En témoignent les travaux des groupes de travail citoyens[7], les consultations publiques en assemblée sur un projet de plan d’ensemble préliminaire[8], les rencontres thématiques du Bureau de projet partagé, les travaux d’une dizaine de stagiaires chercheuses et chercheurs de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal (2019-2021)[9], la consultation de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM)[10] pour valider le projet d’écoquartier et les modifications règlementaires nécessaires à la réalisation du projet.

Historique 2007-2018.jpg

Source : Redéveloppement du site Louvain Est. Soirée publique d’information, 19 juin 2019, p. 4.

Gouvernance du projet

La planification du projet est pilotée par un Bureau de projet partagé (BPP) réunissant des représentantes et représentants de la Ville de Montréal, de l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville et de Solidarité Ahuntsic. Plutôt que d’être simplement consultés, les citoyens et les citoyennes ont un rôle actif à jouer dans la planification du projet afin d’assurer une vision commune qui guidera le développement du secteur. Cette gouvernance partagée constitue un projet-pilote qui a le potentiel de devenir un modèle en matière de démocratie participative dans les projets urbains.

Les partenaires du projet travaillent également au développement d’une structure innovante de gouvernance permanente du site afin de protéger et de soutenir à long terme la mission sociale et environnementale du projet. Le comité de pilotage propose en ce sens de créer une fiducie foncière d’utilité sociale (FUS) dont la mission sera de mettre en valeur le site et d’assurer la pérennité de la mission de l’écoquartier.

Une fiducie d’utilité sociale, une proposition citoyenne à valider

Construire un quartier complet à échelle humaine qui garantit l’abordabilité des logements de manière pérenne n’est pas une manière de faire de l’administration municipale. Bien que certaines expériences existent tels les Ateliers Rosemont, la Ville favorise l’instauration de certaines composantes sociocommunautaires, mais un écoquartier comme celui de Louvain Est constitue une première en la matière.

La fiducie foncière d’utilité sociale (FUS)[11], privilégiée par l’équipe de Solidarité Ahuntsic, permettra de garantir la pérennité de cette zone « hors spéculation immobilière ». Ainsi, la fiducie est propriétaire du tréfonds à perpétuité, ce qui empêche la spéculation immobilière et la vente du terrain à des promoteurs privés. Les promoteurs disposent d’un droit superficiaire[12] et doivent payer une rente à la FUS pour l’usage du terrain. L’abordabilité du terrain permet que les coûts pour les promoteurs soient moindres que s’ils étaient détenteurs à la fois du terrain et du bâtiment.

La FUS n’est pas un objectif en soi, mais elle est l’outil juridique le mieux adapté pour faire vivre la vision et les valeurs de l’écoquartier que l’on veut créer. Elle est au service de cette vision et de son intérêt collectif. En ce sens, elle est l’instrument juridique et organisationnel qui lie les divers projets et qui soutient le vivre ensemble, la mutualisation et l’animation de l’écoquartier.

Cette entreprise immobilière d’économie sociale se donne à moyen et très long terme les capacités organisationnelles et financières pour garantir la conservation de son parc de logements abordables et son autodéveloppement. Un conseil des fiduciaires, administrateur de la FUS, est dédié à la préservation de la mission de la fiducie et doit rendre compte aux bénéficiaires.

« La charte de l’écoquartier en élaboration sera l’ossature qui soutiendra le déploiement de la vie, du développement et du vivre ensemble à Louvain Est. Telle une feuille de route vers un avenir teinté aux valeurs de la collectivité, la charte stimulera l’engagement, le maintien et le legs d’un mode de vie basé sur le respect des piliers du développement durable – social, environnemental et économique[13] ».

Un plan d’affaires justifiant la viabilité financière de cette proposition innovante est en voie d’être complété, tout comme l’acte juridique qui l’accompagne. Ils permettront de sceller l’entente à convenir entre la Ville et la FUS.

Principales réussites du projet Louvain Est

Solidarité Ahuntsic, par la voie de son comité de pilotage Louvain Est, a réussi un exploit, soit le passage du statut de quémandeur (2012-2017) à celui de partenaire au sein du Bureau de projet partagé (2019). Plutôt que d’être la composante qui valide l’acceptabilité sociale du projet, nous avons obtenu que la démarche citoyenne initiale soit intégrée au sein de l’équipe tripartite du Bureau de projet partagé et que nous y participions activement.

Le BPP a pu convenir d’une vision et d’un programme qui prolonge la démarche à laquelle des groupes citoyens ont travaillé en amont. Les divers financements obtenus[14] depuis 2018 en soutien aux travaux du comité de pilotage ont rendu possible l’embauche d’une coordonnatrice et de consultants, ce qui a ainsi permis aux membres du comité de participer, bien outillés, aux tables de travail du BPP.

Un plan d’ensemble et des modifications règlementaires soumis à l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) en avril 2021 ont été validés par la communauté. Plus de 2300 personnes, issues majoritairement du quartier, ont participé à cette consultation publique. Les conclusions élogieuses des commissaires de l’OCPM en témoignent :

Le plan d’ensemble produit par le Bureau de projet partagé et la documentation abondante qui l’accompagne reflètent la volonté des parties prenantes de créer un écoquartier modèle. La commission salue le travail exceptionnel des personnes et organismes qui, depuis dix ans, travaillent à l’élaboration du projet d’occupation du site Louvain Est. Il s’agit d’un travail colossal de conception, de concertation, d’éducation citoyenne et de résolution de problèmes. Il faut les remercier et les reconnaitre en tant qu’idéateurs de l’écoquartier Louvain Est[15].

En septembre 2021, le Conseil municipal de Montréal a adopté la modification de zonage. Le financement pour réaliser la déconstruction et la décontamination du site sera attribué prochainement.

L’option d’une fiducie d’utilité sociale est en discussion au sein du BPP et une décision favorable, souhaitons-le, sera prise à l’automne 2022 afin que la construction puisse démarrer dès 2024. Le comité de pilotage Louvain Est de Solidarité Ahuntsic pourra alors passer le flambeau aux fiduciaires de la FUS et à l’équipe qui procédera à la première phase de développement du projet (2024-2027). L’écoquartier Louvain Est doit être complété d’ici 2033.

Ce projet exemplaire présente de nombreuses innovations qui feront l’objet d’activités de transfert des connaissances au bénéfice des collectivités tant dans la région métropolitaine qu’au Québec et au-delà.

Le financement des logements sociaux communautaires, un obstacle de taille

Depuis l’arrivée au pouvoir de la Coalition avenir Québec en 2018, le gouvernement ne permet pas un financement récurrent pour la construction de logements sociaux communautaires. Les logements déjà acceptés tardent à sortir de terre, en raison d’un financement insuffisant en cette période de flambée des prix des matériaux de construction. Le programme provincial AccèsLogis est en panne et malgré les milliards de dollars consentis au logement abordable par le gouvernement fédéral, il n’y a que 500 logements sociaux communautaires par an qui sont prévus par le gouvernement provincial d’ici 2028[16]. La construction de logements communautaires abordables pour les ménages à revenus faibles ou modestes est un enjeu incontournable pour la réalisation de l’écoquartier Louvain Est. Nous devrons nous y impliquer, car les promoteurs de projets en habitation communautaires qu’ils soient coopératifs, à but non lucratif ou public auront besoin des efforts concertés de toutes et tous pour qu’adviennent leurs projets d’habitation.

Les défis

En cette dernière étape de planification, les défis à relever par le comité de pilotage de Solidarité Ahuntsic sont nombreux. Ses travaux, bien que peu visibles sur la place publique, demandent un travail important, patient et engagé des membres, qui doivent monter des dossiers, se préparer entre eux et proposer des avenues pour préserver et faire avancer le projet d’écoquartier tel que souhaité au sein du Bureau de projet partagé.

Somme toute, c’est faire équipe entre nous, avec la communauté et nos partenaires de l’arrondissement et de la ville centre pour que cet ambitieux projet d’écoquartier Louvain Est se concrétise.


  1. Ghislaine Raymond est une retraitée de l’enseignement résidente du quartier Ahuntsic à Montréal.
  2. Société d’histoire Ahuntsic-Cartierville, Les Cahiers du Domaine Saint-Sulpice, <www.lashac.com/les-cahiers-du-domaine.html>.
  3. NDLR. La charrette est un mécanisme de participation publique, un exercice de remue-méninges auquel participent plusieurs équipes d’horizons divers et représentant différents intérêts (citoyens, gens d’affaires, urbanistes, architectes, chercheurs, etc.) et qui mise sur la synergie entre les équipes pour parvenir à une solution intégrée. Voir : <www.mamh.gouv.qc.ca/municipalite-durable/entreprendre-une-demarche/participation-publique/dispositifs-de-participation/implication-et-collaboration/>.
  4. Douglas Alford et groupe CDH, Le site Louvain en devenir. Rapport de planification participative d’un milieu de vie solidaire et durable, septembre 2012.
  5. Solidarité Ahuntsic, Chantier Habitation, Recommandation 2016 et mise à jour de la recommandation 2019, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-2_recommandation_sitelouvain_sa_2016.pdf> et <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-2-1_recommandation_sitelouvain_sa_2019.pdf>.
  6. La coordonnatrice est en partie rémunérée (20 heures par semaine).
  7. Comité de pilotage, Site Louvain Est : une démarche citoyenne. Rapport synthèse des travaux des groupes de citoyens. Hiver et printemps 2019, juin 2019.
  8. Redéveloppement du site Louvain Est. Soirée publique d’information, 19 juin 2019, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-4_soiree_publique_dinformation_sitelouvain_bpp_juin2019.pdf> et Redéveloppement du site Louvain Est. Assemblée publique – Plan d’ensemble préliminaire, 17 octobre 2019, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-5_presentation_assemblee_publique_bpp_octobre2019.pdf>.
  9. OCPM, Liste de documentation du site Louvain Est, <https://ocpm.qc.ca/fr/louvain-est/documentation#5>.
  10. Bureau de projet partagé Louvain Est, Document d’information. Écoquartier Louvain Est, février 2021, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-1-1_louvaindocumentinfo_20210329_pourimpression.pdf>.
  11. Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), Les fiducies d’utilité sociale, 2021, <https://bit.ly/Fiche_FUS>.
  12. Le bâtiment appartient au promoteur. Tréfoncier et superficiaire sont liés de façon permanente par un acte notarié.
  13. Infolettre de décembre 2021 du comité de pilotage, <www.solidariteahuntsic.org/images/Louvain/Infolettre_Louvain_Decembre_2021.pdf>.
  14. Solidarité Ahuntsic, « Des appuis de taille pour Solidarité Ahuntsic et le développement du site Louvain Est », communiqué, Journal des voisins, 8 décembre 2021.
  15. OCPM, Rapport de consultation publique Site Louvain Est, 28 juillet 2021, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/rapport_final_louvain_est.pdf>.
  16. Société d’habitation du Québec, Investissements majeurs dans le logement social et abordable au Québec, communiqué, 22 novembre 2021, <www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/investissements-majeurs-dans-le-logement-social-et-abordable-au-quebec-36367>.

 

Olymel Vallée-Jonction : un long conflit marquant

17 mai 2022, par CAP-NCS
La dernière négociation du Syndicat des travailleurs d’Olymel Vallée-Jonction–CSN (STOVJ), en 2021, n’a pas été de tout repos. Conscient de la réalité à l’intérieur de l’usine (…)

La dernière négociation du Syndicat des travailleurs d’Olymel Vallée-Jonction–CSN (STOVJ), en 2021, n’a pas été de tout repos. Conscient de la réalité à l’intérieur de l’usine où l’on abat environ 7000 porcs chaque jour dans des conditions difficiles et pénibles, le syndicat a d’abord consulté ses membres par le biais d’un sondage auquel ceux-ci ont répondu en grand nombre. S’appuyant sur ces résultats concrets, le comité de négociation a préparé un cahier de demandes cohérentes avec les préoccupations des salarié·e·s.

La négociation a donc débuté avec l’employeur, Olymel[1]. Les membres savaient très bien qu’elle serait difficile, qu’un conflit était vraisemblablement inévitable, mais que plusieurs facteurs, dont la rareté de la main-d’œuvre, jouaient en leur faveur. Les travailleuses et les travailleurs ont mené cette lutte unis – une grève de plus de quatre mois – et toutes et tous sont fiers de l’avoir menée debout, jusqu’au bout.

L’expérience de négociation de 2021 démontre clairement qu’avec un employeur comme Olymel, si le syndicat ne se prépare pas rigoureusement, que les membres ne se mobilisent pas et qu’il n’y a pas de liens de solidarité durables avec les autres syndicats présents chez Olymel, il est très difficile d’atteindre les objectifs de négociation initiaux.

En plus de la pression exercée par la pandémie, Olymel a de nouveau utilisé l’argument du bien-être animal sur la place publique afin de tenter de faire porter aux grévistes l’odieux d’une euthanasie éventuelle des porcs en attente d’abattage. Cette ligne de communication commune de la part des entreprises dans le secteur des abattoirs place la vie des animaux voués à l’abattage devant les conditions de travail pénibles vécues par les travailleurs dans ces usines.

Finalement, le syndicat aura réussi à faire passer publiquement deux messages :

  • que l’approvisionnement des abattoirs d’Olymel n’est pas de leur responsabilité;
  • que les travailleuses et les travailleurs qui abattent ces porcs méritent des conditions de travail justes et adéquates, et que la pénibilité physique et mentale de leur travail dans le froid et l’humidité exige un salaire à la hauteur des efforts demandés.

Un bref retour sur le passé

À chaque négociation, le même scénario se répète : l’employeur affiche à tous coups un mépris envers ses salarié·e·s en déposant des demandes de reculs totalement déraisonnables, ce qui mène presque toujours à un conflit.

Selon cette stratégie, en 2007, les salarié·e·s de Vallée-Jonction se sont fait imposer une baisse totale de près de 40 % de leurs revenus sous la menace de la fermeture totale de l’usine. Ainsi, les plus bas salarié·e·s de cet abattoir touchaient seulement 1,13 dollar l’heure de plus qu’en 2007 – une augmentation moyenne de 0,08 $ l’heure en 14 ans –, ce qui les a fortement appauvris. Il n’est donc pas surprenant que l’employeur connaisse un grave problème d’attraction et de rétention de sa main-d’œuvre : ainsi, depuis 2015, il a dû engager plus de 1800 personnes tandis que près de 1700 salarié·e·s ont quitté l’usine.

Alors que la négociation de 2007 avait laissé un goût très amer aux membres du syndicat, un scénario similaire s’est joué en 2015. Cette fois, le syndicat a tenté de récupérer les gains perdus huit ans plus tôt. Fidèle à ses habitudes, l’employeur a de nouveau eu recours à des tactiques pour faire fléchir les travailleurs : menaces de fermeture, mises à pied signifiées par huissier, etc.

En 2021, les menaces ne suffisent plus

Même si Olymel ne le dira jamais sur la place publique, la multinationale a été forcée en 2021 de reconnaître son grave problème de rareté de main-d’œuvre en concédant une amélioration considérable des conditions de travail à des travailleuses et des travailleurs qui auraient tout simplement quitté leur emploi dans le cas contraire.

Malgré une satisfaction claire exprimée par les membres syndicat, le retour au travail après le dernier conflit ne fut pas de tout repos pour l’employeur. En ce début du mois de décembre 2021, sur les 1050 salarié·e·s syndiqués de l’usine, environ 250 travailleuses et travailleurs ont définitivement quitté l’entreprise pour un autre employeur.

L’histoire de la lutte de 2021

La chronologie de la dernière négociation nourrira assurément les autres à venir, particulièrement dans le secteur porcin.

28 février 2021

L’assemblée générale du syndicat adopte les clauses à incidences non financières dites normatives proposées par le comité de négociation.

9 mars 2021

Journée de négociation où le comité de négociation syndical dépose les demandes sans incidences financières. Pour sa part, le dépôt de l’employeur ne tient que sur deux pages qui ne contiennent que de grands principes, sans plus.

1er avril 2021

Date symbolique pour la négociation car la convention collective est arrivée à échéance le 31 mars. À partir du 1er avril, le syndicat obtient le droit de grève et l’employeur le droit de lockout.

18 avril 2021

L’assemblée générale adopte les clauses à incidences financières.

19 avril 2021

Le syndicat dépose à la table de négociation les demandes à incidences financières. Le message à l’employeur est clair : les membres veulent et méritent un enrichissement pour toutes et tous.

23 avril 2021

Malgré l’engagement de l’employeur de répondre au dépôt syndical du 19 avril, celui-ci demande la conciliation et annule les dates de rencontre de négociation déjà convenues.

28 avril 2021

Le syndicat répond par le déclenchement de la grève générale illimitée.

5 mai 2021

Le syndicat dénonce Olymel qui diffuse des informations trompeuses sur la place publique et refuse de négocier lors des rencontres avec le syndicat.

18 mai 2021

L’employeur dépose un nouveau document qui contient une nouvelle série de reculs à la table de négociation.

24 mai 2021

Manifestation à Vallée-Jonction et visite à la résidence d’un dirigeant d’Olymel.

2 juin 2021

Manifestation dans les rues de Québec qui se termine devant l’Assemblée nationale, où les centrales syndicales tiennent une vigie contre le projet de loi 59 qui propose une réforme très problématique de la loi sur la santé-sécurité au travail. Par la suite, une autre manifestation a lieu à Saint-Anselme en solidarité avec les grévistes de l’abattoir de poulets d’Exceldor.

7 juillet 2021

Manifestation à Québec afin de faire pression sur le conciliateur pour qu’il convoque les parties pour négocier. Le syndicat n’accepte pas l’attitude de l’employeur de retarder indûment les négociations et demande au service de conciliation du Tribunal administratif du travail d’utiliser son influence pour convoquer les parties. Le syndicat sera entendu et les négociations reprennent les 12 et 13 juillet 2021.

15 juillet 2021

Les grévistes se rendent à Princeville pour manifester devant un autre abattoir d’Olymel et ainsi porter un message clair : fini le niaisage. Il est plus que temps que l’employeur entende ses salarié·e·s et retourne à la table de négociation.

3 août 2021

Toutes les tentatives de l’employeur de briser l’unité du syndicat sont un échec. Réunis en assemblée, les membres donnent un mandat fort au comité de négociation. Plus que jamais, elles et ils sont conscients qu’ils méritent mieux, qu’elles méritent plus.

9 août 2021

L’assemblée générale rejette la proposition d’Olymel d’horaires de dix heures sur quatre jours. Les membres indiquent au comité de négociation que les innovations de l’employeur pour trouver des solutions à la rareté de main-d’œuvre sont une « fausse bonne idée ». La solution passe par l’amélioration des conditions de travail et non par l’imposition d’un horaire de quatre jours pour le quart de travail de soir.

13 août 2021

Une première entente de principe est conclue.

17 août 2021

L’assemblée générale rejette cette entente de principe à 57 %. Le message est clair : les membres en veulent plus et l’employeur a la capacité de payer.

18 août 2021

Nomination d’un médiateur spécial, Jean Poirier.

24 août 2021

Olymel menace, de façon paradoxale, d’abolir 500 postes du quart de soir à la suite du rejet de la première entente de principe, alors que des milliers de porcs sont en attente d’abattage et qu’on est en situation de rareté de main-d’œuvre. Olymel donne un ultimatum jusqu’au dimanche 29 août à minuit pour que le syndicat revienne sur le rejet de l’entente du 13 août.

26 août 2021

Rencontre avec le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, qui invite les parties à accepter l’arbitrage. Sans surprise, Olymel accepte immédiatement devant le ministre. À la fin de la journée, le syndicat refuse, privilégiant la négociation à l’arbitrage, et demande un blitz de négociation qu’il obtiendra finalement.

29 août 2021

Les travailleuses et les travailleurs gagnent leur pari : après le blitz de négociation, une seconde entente de principe est conclue.

31 août 2021

En assemblée générale, le syndicat accepte à 78 % cette seconde entente de principe.

2 septembre 2021

Une nouvelle convention collective est signée. Elle améliore substantiellement les salaires et les conditions de travail, avec notamment la mise en place d’un régime de retraite simplifié et des augmentations de salaire de 26,4 % sur six ans, soit 4,4 % d’augmentation annuelle moyenne. Une augmentation de 10 % est prévue dès la première année. Également, la contribution de l’employeur aux assurances collectives est rehaussée de 50 % pour la couverture familiale.

Les porcs en attente d’abattage

Les chiffres suivants permettent de rectifier les informations sur les porcs en attente d’abattage, car les éleveurs de porcs ont alimenté les médias d’images de porcs entassés à la ferme, mais ils ont usé de différentes stratégies pour éviter l’euthanasie des animaux. Les chiffres démontrent que le nombre de porcs en attente d’abattage n’augmentait pas de façon démesurée pendant la grève. Rappelons qu’avant le conflit, environ 7000 porcs par jour étaient abattus à l’usine.

Date Porcs en attente d’abattage

26 avril 2021 17 759
28 avril

3 mai

Début de la grève

26 092

10 mai 62 780
17 mai 73 680
24 mai 73 776
6 juillet 106 602
13 juillet 117 000
20 juillet 127 596
27 juillet 131 942
3 août 129 096
10 août 136 508
16 août 149 224
23 août 166 080
31 août 180 746 Fin de la grève

 

Martin Maurice est président du Syndicat des travailleurs d’Olymel Vallée-Jonction–CSN


  1. Olymel est une entreprise d’origine québécoise, spécialisée dans la transformation de la viande. L’entreprise compte quelque 15 000 employé·e·s œuvrant dans 35 usines et centres de distribution en majorité au Québec. L’abattoir de Valley-Jonction est situé dans la municipalité régionale de comté de La Nouvelle-Beauce dans la région de Chaudière-Appalaches.

 

C’est risqué d’être artiste pour la paix

16 mai 2022, par CAP-NCS
Dans l’édition du journal Le Devoir du 10 mai, monsieur Stéphane Baillargeon présente l’intervention de Bono à Kiev en discutant de l’engagement des artistes dans les (…)

Dans l’édition du journal Le Devoir du 10 mai, monsieur Stéphane Baillargeon présente l’intervention de Bono à Kiev en discutant de l’engagement des artistes dans les situations de guerre. Question fort à propos. Comme il le souligne, en invitant officiellement cet artiste très populaire, le gouvernement ukrainien a fait preuve d’une maîtrise assumée de la propagande de guerre. Bono est allé appuyer la stratégie guerrière de l’infortunée Ukraine fortement engoncée dans une guerre soutenue par les pays de l’OTAN contre l’invasion russe; en d’autres termes, il n’est pas apparu dans le panorama pour faire la promotion de la paix, il s’est simplement glissé dans le défilé des personnalités politiques comme Joe Biden, Justin Trudeau et d’autres personnalités en vue invitées à réaffirmer l’appui à la guerre. Faire parader des personnalités pour justifier une cause est un truc usé de la publicité. L’heure est à l’appui à la lutte des Ukrainiens et, par le fait même, à la guerre. Pas facile à saisir.

Une telle position s’inscrit dans le courant des discours dominants orientés vers l’alimentation du conflit sur tous les plans (idéologiques, politiques, économiques, sociaux et culturels) par la propagande et une stratégie d’information massive en continu. Évidemment, dans notre contexte, on nie l’utilisation de la propagande, on préfère utiliser des euphémismes pour la maquiller (reportages crédibles, témoignages, etc.). L’adhésion de l’opinion publique aux stratégies guerrières et à l’augmentation significative des forces de frappe (les industries de l’armement tournent à plein régime et les gouvernements délient les bourses sans compter pour les payer) repose sur le socle de l’information de masse; Bono en première page s’avère ainsi un coup de maître pour la promotion de la lutte du peuple ukrainien soumis aux affres d’une guerre atroce, comme toutes les guerres d’ailleurs.

Cela dit, monsieur Baillargeon fait appel à l’éclairage de la professeure en histoire de l’art de l’UQAM, madame Ève Lamoureux, pour rappeler qu’à travers le temps, dans les situations de conflits majeurs, de nombreux artistes ont accepté de se compromettre parfois pour appuyer une guerre: « Quand une guerre mobilise l’opinion publique, des artistes s’en mêlent souvent. La guerre représente la grande cause, justifie la grande mobilisation internationale. Les artistes se sentent alors souvent moralement obligés d’intervenir »; par ailleurs, elle ajoute : « prendre position contre la guerre dans nos sociétés occidentales, ce n’est pas très risqué moralement ou politiquement », répond Ève Lamoureux en soulignant le consensus contre cette monstruosité destructrice des êtres et des choses. » C’est juste.

Dans notre système démocratique qui fait justement appel au consensus, se prononcer contre la guerre n’implique pas nécessairement des représailles physiques ni une condamnation médiatique ou populaire, cependant l’histoire des guerres et des conflits civils nous enseigne que de nombreux artistes et militant.e.s pour la paix et le respect des droits et des libertés ont souvent payé un lourd tribut par la répression ou la mort pour avoir pris la parole contre les discours dominant; pensons à l’Espagnol Federico Garcia-Lorca, au Turc Nâzim Hikmet, à l’Américain Martin Luther King, au Chilien Victor Jara, à l’Algérienne Lila Amara et combien d’autres. La Russie aussi compte sa phalange d’artistes soumis à la répression de Staline à Poutine; en 1930, quand le poète russe Ossip Mandelstam a publié son poème « L’Épigramme de Staline », Boris Pasternak a qualifié le geste de suicidaire. Par la suite, il fut arrêté et emprisonné pendant 5 ans.

Mais que signifie donc être artiste pour la paix dans notre contexte?

Être artiste pour la paix implique de prendre la parole et de promouvoir la paix, pour ce seul motif, ne pas endosser la pensée unique des discours belliqueux et les stratégies guerrières comporte des risques. Dans le contexte actuel, et bien avant l’invasion de l’Ukraine, on ne pensait plus utiliser les négociations ou pourparlers de paix, mais uniquement de préparatifs de guerre. À cet égard, bien avant l’invasion de l’Ukraine, le Mouvement pacifiste ukrainien, lequel regroupe plusieurs artistes, a publié une déclaration demandant le respect de l’accord de Minsk de 2015, le retrait de toutes les troupes, la suspension de tous les approvisionnements en armes et équipements militaires, la suspension de la mobilisation totale de la population pour la guerre, la propagande de guerre et l’hostilité des civilisations dans les médias et les réseaux sociaux et, bien sûr, l’instauration de démarches diplomatiques pour la paix. Évidemment, de telles demandes furent qualifiées d’idéalistes, de non pertinentes et de soutien à l’ennemi. C’est là, comme le mentionne Anne Morelli dans son ouvrage fort pertinent en ce temps de guerre (Principes élémentaires de propagande de guerre – 2010), une façon de réduire au silence les porte-parole des discours de paix sans coup férir. Les voix discordantes tassées, tous les acteurs principaux pouvaient ouvrir la porte à la guerre et depuis l’invasion, autant en Russie que dans les pays de l’OTAN, la propagande de guerre est utilisée à grande échelle. On connaît la suite, la guerre à finir et le mot paix a disparu du vocabulaire.

Au Québec, depuis 1983, l’organisme les « Artistes pour la paix » met de l’avant des propositions de paix, mais la plupart du temps, le risque auquel nous faisons face n’est pas la répression ouverte ni la prison, mais la condamnation au silence ou à l’ignorance des messages de paix. Parler de paix ne fait pas la première page des médias à côté de Bono, loin de là. Quand il s’agit de la paix, une sorte de pensée unique favorable à la guerre et à l’augmentation des armements gagne toujours la bataille de l’opinion publique. C’est tellement plus facile de s’identifier au pouvoir des armes et aux porteurs d’une solidarité superficielle; ce phénomène de masse ressemble aux fanatiques de sports professionnels qui cherchent à s’identifier aux gagnants éventuels d’un trophée quelconque. Dans un tel contexte, les propositions d’artistes pour la paix comme les Ukrainiens contre la guerre ont été ignorées bien avant l’invasion russe. On aime mieux les artistes pour la paix figurants silencieux dans l’ombre, ce de depuis fort longtemps; le tempo peu musical des bombardements et des déclarations prometteuses de victoires mobilise davantage et offre gracieusement une sorte d’identification et de satisfaction par association au pouvoir des armes.

À cette étape-ci du conflit en Ukraine, nul ne peut présumer d’un épilogue à court terme. Pendant ce temps, les artistes pour la paix risquent de rester ignorés, car le mot paix semble réduit à un mot subversif en « p »?

Je continuerai à croire, même si tout le monde perd espoir.

Je continuerai à aimer, même si les autres distillent la haine.

Je continuerai à construire, même si les autres détruisent.

Je continuerai à parler de paix, même au milieu d’une guerre.

 

André Jacob, artiste pour la paix, Professeur retraité de l’UQAM

 

Une déclaration de souveraineté entre passé, présent et futur – Entretien avec Constant Awashish[1]

16 mai 2022, par CAP-NCS
J.P. – Constant Awashish, vous êtes grand chef élu du Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw depuis 2014. Quels sont les rôles et responsabilités d’un grand chef ? Comment (…)

J.P. – Constant Awashish, vous êtes grand chef élu du Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw depuis 2014. Quels sont les rôles et responsabilités d’un grand chef ? Comment se distinguent-ils de ceux d’un conseil de bande ?

C.A. – Les raisons pour lesquelles chacun se présente comme grand chef sont très subjectives à la base. Mais ce que les membres de la Nation Atikamekw ont voulu en créant cette institution au début des années 2000, c’est se doter d’un représentant politique. En ce sens, mon rôle consiste d’abord à défendre les droits ancestraux, le titre ancestral et l’intégrité territoriale de la nation auprès des gouvernements provincial et fédéral, et même à l’international. C’est d’abord un rôle d’influence. Contrairement aux conseils de bande, qui sont une création de la Loi sur les Indiens, une loi fédérale, le grand chef de la Nation Atikamekw est élu au suffrage universel par l’ensemble des membres de la nation. Il y a donc une dualité entre ces deux instances de gouvernance. Comme grand chef, je suis aussi de facto président du Conseil de la Nation Atikamekw (CNA), sur lequel siègent aussi les chefs des trois conseils de bande de Manawan, de Wemotaci et d’Opitciwan. Le CNA est une assemblée des élu·e·s atikamekw, mais c’est aussi une corporation formée par l’ensemble des membres de la nation, un peu à la manière d’actionnaires. Sous l’influence des aîné·e·s, à une certaine époque, les gens des trois communautés ont cru bon de travailler ensemble pour créer une organisation qui allait nous permettre de regrouper nos forces, pour être mieux représentés, plus cohérents dans nos messages et capables de défendre des intérêts communs. Ils ont formé le CNA, une corporation de services qui est responsable aujourd’hui du développement économique, des services sociaux, des services techniques et administratifs, des services de soutien dans les communautés, de l’éducation, de la culture, etc. Le CNA conserve aussi les archives de la nation, composées de différents documents historiques, dont la cartographie du territoire et des enregistrements d’aîné·e·s. Par cette position de président du CNA, une partie de mon rôle de grand chef est aussi de concilier les communautés; ce n’est pas toujours facile. Puis c’est de travailler à l’autonomie et à l’autodétermination de la Nation Atikamekw.

J.P. – Certains font une distinction entre les concepts d’autonomie et d’autodétermination. Comment les distinguez-vous vous-même ?

C.A. – Pour moi, l’autonomie gouvernementale est une délégation de pouvoir. C’est un transfert de pouvoir vers des organismes qui existent déjà, les conseils de bande, que celui-ci vienne du fédéral ou du provincial. En contraste, l’autodétermination est une démarche qui vient de la Nation Atikamekw elle-même, donc de ses membres. C’est une démarche qui vient raviver nos façons de faire, nos systèmes juridiques, nos systèmes de règlement de conflits, nos modes de gouvernance. Je ne dis pas que l’autonomie gouvernementale est une mauvaise chose. Elle est utile, elle peut aider la communauté, mais l’autonomie affaiblit au bout du compte l’autodétermination d’un peuple. L’autonomie gouvernementale nous donne l’illusion qu’on a une grande importance, mais c’est souvent au prix d’une certaine corruption intellectuelle. Quand un conseil de bande se voit octroyer un pouvoir supplémentaire, les élu·e·s ont l’impression d’aller chercher beaucoup. Mais à long terme, c’est comme accepter que, oui, tu vas avoir plus d’autonomie, mais tu vas être municipalisé, tu vas être pris dans ton enclave. C’est l’illusion d’une terre de réserve, alors que tout le territoire appartient à la Nation Atikamekw. Les Atikamekw possèdent un droit collectif sur l’ensemble du territoire ancestral; c’est ce que je réclame en tant que grand chef. Comme je le disais plus tôt, la vision de ce rôle est très subjective. Pour moi, il s’agit de décoloniser la Nation Atikamekw, d’aspirer à quelque chose de plus grand, à une autodétermination par-delà l’autonomie gouvernementale. Pour y arriver, il faut comprendre qui nous étions avant, qui nous voulons être demain, ce que nous voulons comme société.

J.P. – Je comprends donc que le CNA et son grand chef sont des instances de gouvernance créées par et pour la Nation Atikamekw de façon indépendante des instances étatiques. Quel genre d’écoute recevez-vous des gouvernements ?

C.A. – À mon avis, le pouvoir vient d’abord de l’élection. C’est vrai pour le conseil de bande, les gouvernements, le grand chef, etc. Le pouvoir vient du fait d’être élu par la majorité d’un peuple ou d’un regroupement de citoyens et de citoyennes. Maintenant, la question est surtout ce qu’on en fait. Pour moi, le rôle de grand chef est directement lié au territoire. Il s’agit de défendre les intérêts de la Nation Atikamekw, de faire de la représentation aux niveaux provincial et fédéral pour défendre la culture, la langue, le territoire, le titre et les droits ancestraux. En quelque sorte, l’écoute est aussi propre à chaque individu. Certains savent mieux écouter que d’autres. Mais l’écoute dépend également des comportements de chacun. Quand tu suis tes principes, tes valeurs, je pense que les gens sont portés à écouter. En même temps, les gouvernements aussi ont leurs stratégies. On a une écoute, mais pas toujours l’ouverture, l’innovation qu’on souhaiterait pour faire avancer les choses, investir dans les communautés et pas seulement dans les centres urbains, par exemple, favoriser une véritable autodétermination, fondée sur les systèmes juridiques et de gouvernance propres à chaque nation.

J.P. – Quand vous êtes entré en fonction en 2014, on vous a demandé d’être la voix et le porte-étendard de la Déclaration de souveraineté[3] sur le territoire ancestral qui a eu un certain écho dans la population et auprès des gouvernements. Pouvez-vous nous parler un peu de cette déclaration, de ses objectifs et de ce qu’elle contenait ?

C.A. – Pour nous, il y avait trois aspects importants dans la déclaration. L’aspect politique, d’abord, puis l’aspect social et éducationnel. Sur le plan politique, il s’agissait d’envoyer un message aux gouvernements. C’était un rappel, en même temps qu’un appel à trouver des solutions novatrices pour sortir des zones grises, faciliter la conciliation entre le droit des Atikamekw et le droit étatique afin de sortir des impasses habituelles, sur la question du territoire notamment.

Nous sommes en négociation depuis 40 ans sur des ententes de revendications territoriales globales, sans arriver à une solution. Pourquoi ? De notre côté, on ne peut pas simplement souscrire à un contrat d’adhésion où tout est décidé d’avance, sauf les décorations. Les gouvernements ont leur cadre édicté par le règlement fédéral et, souvent, ils ne vont pas au-delà. Pour avoir une meilleure négociation, il faudrait une plus grande flexibilité de la part des politiciens; pour cela, il faut les sensibiliser, les éduquer. En ce sens-là, la Déclaration avait aussi pour but de mettre une certaine pression sur les gouvernements. Souvent, on a l’impression qu’ils ne bougent pas parce qu’ils n’ont pas d’intérêt à le faire, contrairement aux négociations avec les Cris dans les années 1970, par exemple. Ils ont moins de motivation à s’entendre avec nous parce qu’ils sont déjà présents sur le territoire et qu’ils l’exploitaient bien avant que l’on commence à négocier.

J.P. – Pouvez-vous développer un peu sur la question de la « zone grise » que vous venez d’évoquer ?

C.A. – La zone grise, c’est autant la différence entre les systèmes de droit que la difficulté à les concilier et les conflits qui en découlent. C’est la différence entre les modes de fonctionnement propres aux Atikamekw et ceux de l’État, le droit des Atikamekw d’un côté, et le droit qu’on dit autochtone de l’autre, qui est en fait un droit concédé par l’État et la Cour suprême[4]. Personnellement, je crois à un certain pluralisme juridique, que ce soit dans une formule intra ou extra-étatique, avec ou sans le Canada. Il faut trouver des façons de cohabiter qui tiennent compte des peuples autochtones, qui respectent qui ils étaient et ce qu’ils veulent être, pour devenir ensemble quelque chose de plus solide, de meilleur pour le futur et pour nos enfants. C’est toujours de cette façon qu’on réfléchit. Les Atikamekw ont besoin d’une province forte, d’un pays fort et, réciproquement, les provinces et le Canada ont besoin de Premières Nations fortes. Malheureusement, les politiciens manquent souvent de flexibilité et de sens de l’innovation. Ils sont encore imprégnés de peurs et de stéréotypes qui les empêchent de voir plus loin, dans 20 ans, dans 50 ans, dans 100 ans, de comprendre comment ils peuvent eux-mêmes utiliser les droits autochtones pour protéger ce que l’on a en commun. Les peuples autochtones doivent être vus comme la plus-value qu’ils sont, tant sur le plan économique que social, culturel, ou même sécuritaire. Nous devons apprendre à vivre ensemble de façon harmonieuse, parce qu’on ne va jamais concéder le territoire. Moi, j’ai toujours appartenu au territoire et je vais toujours appartenir au territoire, et c’est la même chose pour toutes les Premières Nations. Nous sommes attachés à notre territoire et nous y serons toujours attachés, nous serons toujours là pour le défendre, peu importe qu’il s’appelle Canada ou non.

J.P. – Restons un peu sur la question du pluralisme juridique. Vous distinguez les traditions juridiques autochtones du « droit autochtone » défini par l’État et la Cour suprême, ce dernier renvoyant notamment aux droits ancestraux et à la Constitution canadienne. Comment définiriez-vous, en contraste, ce que vous appelez le droit des Autochtones, ou le droit des Atikamekw ?

C.A. – Ce que j’appelle le droit des Autochtones, le droit qui est le leur, renvoie à des systèmes juridiques différents. Nous travaillons à faire renaitre ces systèmes, à faire renaitre nos systèmes de gouvernance, de résolution de conflits, nos façons de concevoir et de développer le territoire, nos façons d’éduquer nos enfants aussi. Pour cela, il faut comprendre qui nous étions avant, qui étaient les Européens, et où on veut aller aujourd’hui. Le traité du Two Row Wampum (traité des voies parallèles[5]) nous rappelle qu’à une certaine époque, avant la Confédération et la Loi sur les Indiens, nos peuples vivaient en parallèle sur le territoire; ils collaboraient sans interférer dans le système de l’autre, dans le respect des langues, des cultures, des façons de faire de l’autre. C’est ce genre d’alliance que l’on souhaite retrouver aujourd’hui. Nous sommes bien conscients qu’il ne s’agit pas de revenir 500 ans, 1000 ans derrière; ce n’est pas possible. Les systèmes de gouvernance auxquels on peut penser aujourd’hui prennent davantage la forme du système d’intervention d’autorité atikamekw (SIAA)[6], par exemple, un système qui reprend le cadre structurel de la DPJ, mais dont le contenu, l’approche, les interventions, les protocoles sont tous à saveur atikamekw.

En comparaison, l’approche de la Cour suprême mène à un cul-de-sac. Elle n’est pas dépourvue d’intérêt. Depuis l’arrêt Calder, les revendications devant les tribunaux ont permis à plusieurs peuples autochtones de faire reconnaitre leurs droits ancestraux sur le territoire. Mais la Cour peut difficilement aller plus loin que son propre langage. Elle ne peut pas aller à l’encontre de son créateur, la Constitution canadienne. Quand la Cour suprême reconnait des droits territoriaux aux Autochtones, qu’est-ce qu’elle reconnait ? Elle n’est pas capable de les associer à un droit de propriété à l’européenne, parce que le territoire est pour nous un droit collectif. Alors elle en fait un droit sui generis, un droit à part, mais c’est une façon de se protéger, en renvoyant la balle aux gouvernements pour qu’ils négocient les questions territoriales. Le véritable enjeu aujourd’hui est de savoir comment concilier les deux approches, comment concilier le droit développé par la Cour suprême avec les systèmes de droit propres aux Autochtones. Il est là le nœud du problème.

J.P. : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la question du territoire, ce qu’il représente pour les Atikamekw ou les peuples autochtones en général ?

C.A. – Pour nous, le territoire est un être vivant, ce n’est pas une chose à accaparer ou à posséder. On chérit notre territoire, on l’aime et on le protège parce qu’il est vivant. Il faut donner de l’amour à la terre pour qu’elle puisse nous redonner de l’abondance et nous protéger en retour; c’est presque spirituel. Pour nous, les animaux ont un rôle à jouer, ils nous parlent, les arbres aussi nous parlent, nous transmettent leurs messages. Au fil du temps, c’est vrai, beaucoup d’Autochtones en sont venus à accepter la notion de propriété. C’est quelque chose qui se fait de façon inconsciente, sans trop se rendre compte, mais à la base, c’était ça être Autochtone, c’est ça notre souveraineté. Notre souveraineté, c’est notre pays, c’est de ne pas être dépendants, de protéger le territoire qui nous fait vivre, qui fait vivre notre culture, notre langue, notre identité, qui nous sommes. C’est le territoire qui nous permet de survivre aux changements d’empires, aux changements de gouvernements, de survivre dans le temps.

J.P. – Si on revient un peu à la Déclaration, vous aviez mentionné trois volets, pouvez-vous nous parler des deux autres ?

C.A. – Comme je le disais, il y a aussi les volets social et éducationnel. Le volet social s’adresse d’abord à l’interne de la communauté, mais c’est souvent un mélange d’interne et d’externe. Oui, on veut faire connaitre les Atikamekw, sensibiliser la population à la réalité atikamekw, mais souvent on oublie qui on est à l’interne, et cet oubli alimente le mal de vivre. Oui, on parle atikamekw, on vit dans nos trois communautés, on se souvient de nos grands-parents qui nous amenaient sur le territoire. Ils étaient de bons chasseurs, de bons trappeurs, ils connaissaient tout sur le territoire et ne se perdaient jamais. C’est ce dont on se souvient. Mais il y a tellement de maux sociaux dans nos communautés aujourd’hui. On est comme déchiré par le dilemme entre la société actuelle et la société ancienne. Quand je dis ancienne, ce n’est pas en termes péjoratifs. Mais quand on met ensemble la dépossession du territoire, la recherche d’identité, tous les préjugés et les stéréotypes à notre égard, la richesse étalée à l’extérieur de nos communautés et à laquelle on ne participe jamais, il faut s’attendre à ce qu’il ait un impact; les gens dans nos communautés sont affectés par ces réalités. Alors le message qu’on voulait envoyer était aussi celui-ci : « Eille! tu es Atikamekw. Souviens-toi que tu es Atikamekw ». Les territoires sur lesquels on vit sont les nôtres. On ne les a jamais cédés ou vendus, on n’a jamais échangé notre territoire ou statué à son endroit. Souvenez-vous que vous êtes un peuple fort et soyez fiers de qui vous êtes. Nos grands-parents ont su préserver notre langue, notre culture, nos histoires, nos légendes. Encore aujourd’hui, vous êtes un peuple fort, soyez fiers de qui vous êtes, Atikamekw!

Et puis, on le voit, les gens s’impliquent un peu plus partout. Ils sont moins gênés d’aller chercher de l’emploi, ils s’affirment plus fortement sur les réseaux sociaux. La présence atikamekw a explosé partout sur le territoire. On voit des Atikamekw dans les commerces, dans les grandes villes, là où on ne les voyait pas avant. Donc tout cela, renforcer une certaine fierté de la nation atikamekw, c’est le volet social.

Et puis, il y a le volet éducationnel. Éduquer la population en général sur les droits autochtones, les réalités autochtones, le territoire. On est les Atikamekw, on est là depuis longtemps, on a une langue, une culture particulière, et on veut participer à la société. On n’est pas si différents au fond, on marche sur deux jambes, on a deux bras, dix doigts, dix orteils. Et on veut participer.

J.P. – Vous semblez parler d’une vision à long terme, j’imagine que la Déclaration avait un peu ce but ?

C.A. – Ah oui! Souvent, on focalise tellement sur nos problèmes sociaux, sur ce qui se passe autour de nous, qu’on oublie de regarder plus loin. Mais cette vision ne vient pas de moi. L’idée de la déclaration se discutait dans les coulisses longtemps avant que j’arrive en poste, par les aîné·e·s notamment. J’aurais pu dire non, mais j’y croyais, je savais que c’était possible.

J.P. – Est-ce qu’il faudrait d’autres déclarations du genre ?

C.A. – Je pense que oui. La déclaration a eu d’importants échos auprès des autres nations autochtones; les gens en parlaient partout à travers le pays et même aux États-Unis. On ne le dit pas haut et fort, parce qu’on a tellement peur des conséquences négatives, mais ce n’est pas vrai que les Autochtones sont des « amalgames de réserves ». Nous sommes des nations, sur des territoires. Il y a plus de 50 nations au Canada; il faudrait que chacune redevienne ce qu’elle était. Moi, ce que je voudrais, mon objectif à long terme, c’est que dans 100 ans, dans 200 ans, on parle encore notre langue, on connaisse nos histoires, nos légendes, qu’on sache d’où on vient et qu’on soit encore ici, sur le territoire. Pour cela, il faut se donner des outils pour renforcer notre langue, notre culture, nos savoir-faire, mais il faut aussi pouvoir participer à la société plus large. Il y a donc deux éducations à faire. Autant, il faut comprendre qui nous sommes en tant qu’Atikamekw, autant il faut s’éduquer dans la tradition occidentale. C’est essentiel si on veut pouvoir développer des entreprises, participer au développement économique, exploiter les ressources naturelles selon nos valeurs. Il faut s’installer dans toutes les sphères de la société. Quand on y pense, c’est ce qui se fait partout à travers le monde. À Hawaï et en Nouvelle-Zélande, par exemple, les peuples autochtones ont réussi à se faire une place à l’intérieur des institutions, puis à défendre leur culture, leur identité et leur langue en utilisant le système du colonisateur. En comparaison, nous sommes encore loin de cela ici, avec la Loi sur les Indiens et sa politique de réserves.

J.P. – Vous parlez souvent de l’importance de la jeunesse, de redonner une fierté aux jeunes. Quel est le rôle de ces jeunes dans cette vision de l’autodétermination ?

C.A. – Pour moi, c’est primordial que les membres soient fiers de qui ils sont, qu’ils arrêtent de transporter une certaine honte d’eux-mêmes, qui leur vient des préjugés et des stéréotypes. Je veux qu’ils s’acceptent, qu’ils soient fiers d’être Atikamekw. C’est tout ce qui me préoccupe au fond. Beaucoup de membres de ma famille, beaucoup d’ami·e·s dans les communautés se sont suicidés quand j’étais jeune; cela a toujours été près de moi. À neuf ans, j’ai déjà identifié un corps à la morgue; depuis ce temps, je connais la sensation d’un corps mort, j’en connais l’odeur, et c’était à cause d’un suicide. Je me suis toujours dit que j’allais travailler pour enrayer le suicide, pas de manière frontale, mais par en arrière. Tout est en rapport avec ton état d’âme, ta façon de penser, de te voir toi-même, de t’aimer. Mais pour s’aimer soi-même, il faut d’abord s’aimer en tant qu’Atikamekw. C’est vrai pour tous les âges, mais pour les jeunes, cela a une importance particulière parce que ce sont eux qui vont porter notre culture en avant, ce sont eux qui vont porter notre langue en avant, transporter notre message également. Je veux que les jeunes soient fiers de qui ils sont. L’âge médian chez les Atikamekw est de 19 ans, donc la moitié des Atikamekw ont 19 et moins, et 70 % de la population a 40 ans et moins. Pour y arriver, c’est important que les jeunes prennent conscience de l’utilité de l’enseignement et de l’éducation; c’est ça qui va faire la différence, je pense.

J.P. – Comment distinguez-vous enseignement et éducation ?

C.A. – L’éducation, c’est nous, c’est qui nous sommes. L’enseignement, c’est ce qu’on apprend à l’école.

J.P. – Et les deux sont importants à vos yeux ?

C.A. – Assurément. C’est quelque chose que les aîné·e·s nous ont transmis. Quand je parle aux jeunes, je leur dis souvent : « C’est important de connaitre qui tu es ». Tu dois t’éduquer sur ta culture, sur nos histoires, nos savoir-faire, notre langue, c’est important. Il faut que tu ailles chercher ton enseignement également. Comment réfléchir, comment aborder des sujets dans le contexte occidental, comment défendre des points de vue. Il faut comprendre la science, la biologie, la physique, comprendre les mathématiques, le français, l’anglais, l’histoire aussi, surtout l’histoire, la nature, la géographie… Comprendre tout! Les Atikamekw doivent être bons en électricité, en électronique, et c’est particulièrement vrai aujourd’hui, avec les nouvelles technologies. C’est en utilisant les outils modernes que les Atikamekw pourront se transporter vers l’avant. Donc, pour moi, c’est important l’éducation. Mais avant l’éducation, il faut la fierté. Parce que si tu n’es pas fier de toi, tu ne voudras pas t’éduquer, tu ne voudras pas aller chercher de l’enseignement. Tu vas rester dans un état d’âme non productif. Moi, je veux que ces jeunes-là puissent avoir tout le soutien nécessaire, toute la motivation et l’encouragement qu’il faut pour être fiers de qui ils sont et persévérer dans leurs études et leur éducation.

J.P. – Est-ce que le CNA a mis en place des mesures pour contribuer à cette mission ?

C.A. – Dès les premiers jours de mon mandat, j’ai travaillé à créer ce qu’on appelle aujourd’hui les « sommets jeunesse ». Après deux ans, j’ai réussi à trouver le financement nécessaire et à convaincre les autres chefs de se joindre au projet. Nous avons tenu quatre sommets jeunesse depuis que je suis en poste, avec un ralentissement dans les dernières années dû à la pandémie. Chaque fois, c’est un succès. Les jeunes s’impliquent, participent et sont créatifs. On leur parle de politique, de négociation, on discute avec eux des thèmes qui les intéressent, comme l’environnement. Ils ont leurs propres idées aussi. La troisième année, ils sont arrivés avec une charte jeunesse. Nous, on ne fait que les aider, leur donner un cadre, on crée des ateliers, on les laisse parler, on les laisse réfléchir. Ils le font, ils travaillent, ils réfléchissent, et ils arrivent avec une charte jeunesse, un document complet avec différentes clauses sur les thèmes qui les intéressent. On a envoyé cette charte aux deux paliers de gouvernements et aux conseils de bande. Je suis vraiment fier d’eux. Mon but premier en organisant ces sommets jeunesse, c’était de démystifier la politique, de leur montrer que ce n’est pas si compliqué, qu’il suffit de comprendre les sujets qui sont à l’ordre du jour, les positions de base, de connaitre ce qui se passe. C’est simple, développe ta réflexion, fais-toi une tête. C’est ce que je leur dis tout le temps, c’est simple, mais c’est à vous à décider ce que vous voulez et à participer, parce que c’est vous qui allez prendre les décisions plus tard, qui allez vivre avec les décisions d’aujourd’hui.

J.P. – Merci pour cet entretien M. Awashish. Si vous aviez un seul message à lancer aux Québécois et Québécoises en terminant, ce serait quoi ?

C.A. – Ah, je le lance souvent! Ce serait de mettre de côté leurs peurs. D’arrêter d’écouter leurs politiciens qui transpirent eux-mêmes la peur et qui brandissent l’épouvantail devant nos demandes. Ce serait aussi de s’informer, de se sensibiliser à nos réalités. De comprendre qu’au fond, on partage essentiellement les mêmes valeurs. Je les inviterais à innover sur le plan intellectuel, notamment dans leur approche des droits autochtones. Le problème vient aussi du manque d’éducation des élus non autochtones. Il faut passer par-dessus cette limite, commencer à penser autrement. Il faut que les Québécois et Québécoises, les Canadiens et Canadiennes, comprennent ce que l’on a en commun, et comment nos droits ancestraux et le titre ancestral que l’on possède peuvent nous aider à protéger le territoire tout entier.

Julie Perreault[2]est professeure à temps partiel à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa


  1. Constant Awashish est grand chef du Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw.
  2. Julie Perreault est aussi docteure en science politique et étudiante au baccalauréat en droit à l’Université du Québec à Montréal.
  3. Voir la Déclaration à : <www.cerp.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Documents_deposes_a_la_Commission/P-034.pdf>.
  4. La littérature juridique tend plutôt à qualifier de « droit des Autochtones » le droit étatique élaboré par la Cour suprême. Nous avons souhaité respecter la cohérence des propos rapportés, au risque d’une certaine confusion.
  5. NDLR. Voir : <https://mern.gouv.qc.ca/documents/ministere/etudes-voies.pdf>.
  6. NDLR. En mars 2000, une entente intérimaire a été conclue entre le CNA, le Centre jeunesse Mauricie et Centre-du-Québec, le Centre jeunesse Lanaudière et leurs directions de la Protection de la jeunesse (DPJ), dont le but est de permettre l’application du système d’intervention d’autorité atikamekw (SIAA) de façon indépendante du directeur de la protection de la jeunesse (DPJ). Voir : <www.atikamekwsipi.com/fr/services/service-sociaux-atikamekw-onikam/services/systeme-dintervention-dautorite-atikamekw-siaa>.

 

Vaincre la dynamique anti-migratoire

13 mai 2022, par CAP-NCS
L’Histoire ne fait rien. Elle ne possède pas de richesses énormes, elle ne livre pas de combats. C’est au contraire l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela (…)

L’Histoire ne fait rien. Elle ne possède pas de richesses énormes, elle ne livre pas de combats. C’est au contraire l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats ; ce n’est pas, soyez-en certains, « l’histoire » qui se sert de l’homme comme moyen pour réaliser – comme si elle était une personne à part – ses fins à elle. Elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses fins à lui.

Karl Marx et Friedrich Engels[1]

Aujourd’hui, la gauche ainsi que les mouvements populaires sont confrontés, partout dans le monde, à de puissants courants de droite et d’extrême droite qui développent un discours convergent ciblant les populations les plus vulnérables, en particulier les quelque 400 millions de personnes qui quittent ou qui cherchent à quitter leur pays. Parmi eux, un très grand nombre de migrants « économiques », incluant une multitude de travailleuses et de travailleurs prêts à accepter les emplois que les « natifs » refusent. Ce sont, selon l’expression consacrée, les emplois « 3-D » (dangerous, dirty, difficult), caractérisés par leur précarité, de bas salaires et de mauvaises conditions de travail. De leur côté, les ouvriers dits temporaires, que l’on retrouve dans l’agriculture notamment, travaillent également dans des conditions exécrables. L’essentiel de ce dossier des Nouveaux Cahiers du socialisme porte sur l’analyse des mécanismes d’oppression et d’exclusion de ces migrantes et migrants.

Il faut cependant saisir la « logique » derrière ce système. Pour l’essentiel, l’État gère l’économie selon les exigences du capitalisme. Cela signifie simplement qu’il voit à ce qu’il y ait sur le « marché du travail » une main-d’œuvre nombreuse et disciplinée. Cette logique est à l’œuvre depuis l’avènement du capitalisme alors que les migrations sont devenues massives, organisées et contrôlées, notamment à l’époque de l’esclavage et du travail forcé[2]. Certes, les conditions ont changé aujourd’hui, mais ce même processus perdure. Des populations sont littéralement « disciplinées » par la violence, l’insécurité, la pauvreté et la famine. Elles sont par conséquent contraintes de se déplacer et se trouvent souvent condamnées à vivre avec un statut de non-citoyen.

Alors que faire ?

Depuis longtemps, face à cette situation, les mouvements et partis de gauche s’interrogent et essaient de trouver des solutions concrètes et politiques. À la fin du XIXe siècle et durant une bonne partie du XXe siècle, une conception naïve et implicitement coloniale dominait suivant laquelle la classe ouvrière des pays capitalistes serait celle qui allait sauver le monde, y compris les peuples « indigènes » victimes du colonialisme. Marx fut un des premiers à déconstruire ce mythe en indiquant que c’étaient plutôt les « barbares » qui devaient jouer le premier rôle dans leur lutte d’émancipation. Il concluait en effet que les mouvements ouvriers anglais, les plus avancés à l’époque, étaient incapables de mener la lutte dans un contexte où les affamés irlandais, chassés de leurs terres et arrivant par milliers dans les usines de l’Angleterre, étaient surexploités. Et, pour aggraver la situation, la classe ouvrière anglaise elle-même avait largement intériorisé le racisme envers les Irlandais, idéologie prônée par la bourgeoisie pour diviser les travailleurs. Cette fracture de la classe ouvrière bloquait tout processus de transformation. Plus tard, les mouvements radicalisés qui allaient constituer la Troisième Internationale ont repris à leur compte l’idée selon laquelle la révolution socialiste était impensable et impossible sans la lutte des peuples dominés appartenant à ce qu’on appelait alors l’« Orient ». De plus, l’Internationale affirmait vouloir lutter sans merci contre la discrimination et le racisme en Europe à l’endroit des migrantes et des migrants qui affluaient de l’Europe et de l’Afrique. Le ton était radical et également autocritique :

Le socialiste qui, directement ou indirectement, défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits différents entre les hommes de race et de couleur différentes; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, le socialiste anglais qui ne soutient pas de tout son pouvoir l’insurrection de l’Irlande, de l’Égypte et de l’Inde contre la ploutocratie londonienne, ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre[3].

Face aux enjeux actuels, le défi est tout aussi grand. Toutefois, il y a dans ce contexte inquiétant quelques bonnes nouvelles. La première découle évidemment de cette révolte multiforme, provenant en grande partie du sud, qui génère une nouvelle conscience des problèmes sociaux à l’échelle mondiale. Les vagues roses, les printemps africains et arabes, les luttes paysannes d’une intensité inédite en Inde sont autant d’indicateurs que le monde est en train de « changer de base », comme le dit le chant l’Internationale. L’impérialisme et le colonialisme sont pris à partie, tant sous leurs formes plus traditionnelles de domination à la fois économique, politique et culturelle, qu’à travers les dimensions plus agressives d’une « guerre des civilisations[4] » exportée depuis les États-Unis vers le reste du monde. Ces confrontations mettent à mal l’impérialisme encore dominant mais déclinant des États-Unis et laissent entrevoir une nouvelle solidarité Nord-Sud.

La deuxième bonne nouvelle relève du fait que le racisme et la discrimination sont de plus en plus contestés parmi les populations racisées, autochtones et migrantes du Nord. Les pseudo-réformes mises de l’avant par les États et les partis de droite et de centre deviennent de moins en moins crédibles. L’heure est à l’action, comme l’ont illustré les militantes et les militants du mouvement Black Lives Matter. On tolère de moins en moins la passivité ou la nonchalance dont font preuve les mouvements populaires ou les partis de gauche, surtout quand ils ferment les yeux devant les nombreuses formes de discrimination tant les nouvelles que les anciennes. Il n’est plus permis de reléguer au second plan ou de reporter à plus tard la résistance et les luttes aux oppressions racistes et sexistes, de même qu’aux mécanismes d’expansion du capitalisme qui mettent en danger non seulement les peuples mais aussi les écosystèmes.

Il faut également porter une attention particulière aux causes structurelles de ces fractures pensées et articulées par les dominants. La réponse moralisatrice qu’on nous sert devant la montée des ces luttes – pensons notamment aux revendications autochtones – n’est pas acceptable. L’agressivité qui s’exprime dans l’espace public ne relève pas simplement d’un comportement ou d’une attitude individuelle, mais d’un système qui génère racisme, colonialisme et discrimination. Glen Coulthard, un intellectuel de la Première Nation dénée, affirme que, « pour que vivent nos nations, le capitalisme doit mourir[5] » Les incantations larmoyantes, les excuses gênées, les gestes symboliques pour déboulonner des statues de John A. Macdonald[6], au mieux sont dérisoires, au pire occultent les vrais problèmes et empêchent toute critique effective du système.

Il y a un véritable chantier devant nous. Soulignons quelques éléments importants qui relèvent du court terme :

  • Les mouvements populaires et de gauche doivent ouvertement et sans complaisance dénoncer la discrimination sous toutes ses formes, y compris – et surtout – lorsque cette dernière se réclame d’une « version occidentale » des droits et d’une laïcité factice, comme on a pu le constater lors des récents débats au Québec autour d’une loi qui vise plus particulièrement les femmes musulmanes, la loi 21 ou Loi sur la laïcité de l’État.
  • Les enjeux socio-économiques sont de première importance (emploi, logement, éducation, etc.). En ce sens, la lutte contre les mesures néolibérales, notamment la privatisation, qui détruisent les systèmes publics de santé, d’éducation, de logement, doit être structurée et mieux organisée. Soulignons que les personnes immigrantes sont les premières à pâtir des politiques néolibérales.
  • Les divers mouvements et organisations doivent mettre au premier plan de leur programme la lutte contre le racisme et la discrimination. Les syndicats en particulier ont un rôle important à jouer en ce sens. Des ateliers doivent être organisés afin de mieux faire comprendre aux membres le rôle du racisme et de la discrimination dans le recul des luttes et revendications syndicales. Ainsi il importe de pratiquer une vigoureuse politique d’inclusion dans les structures syndicales.
  • La lutte pour les droits des populations migrantes est inséparable des luttes anti-impérialistes et anticoloniales dans les régions qui sont soumises aux agressions et à la dislocation, entre autres dans l’« arc des crises » qui traverse l’Asie et l’Afrique en passant par le Moyen-Orient. Il est nécessaire qu’il y ait, dans une perspective altermondialiste et internationaliste, une intervention rigoureuse et soutenue, associée à des revendications immédiates et appuyées. En contexte de capitalisme globalisé, toutes les luttes sont « glocales », c’est-à-dire à la fois transversales, internationales et locales.

Alain Saint-Victor est historien et militant communautaire et rédacteur aux Nouveaux Cahiers du socialisme dont le regretté Pierre Beaudet était un des principaux fondateurs. 


  1. Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille, 1845, <https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900r.htm#:~:text=C’est%20au%20contraire%20l,activit%C3%A9%20de%20l’homme%20qui>.
  2. Dès l’expansion du capitalisme au XVIIIsiècle, les migrations ont pris un caractère particulier. Il y avait bien sûr, auparavant, des flux de populations déplacées, notamment lors de guerres ou de catastrophes naturelles. Mais ce que le capitalisme a changé, c’est la place de l’immigration comme rouage essentiel d’un mode de production dont le socle est l’accumulation du capital et la dépossession des couches populaires.
  3. Thèses et additions sur les questions nationales et coloniales, IIe Congrès de l’Internationale communiste, juillet-août 1920, <www.marxists.org/francais/inter_com/1920/ic2_19200700f.htm>.
  4. Le politicologue conservateur étatsunien Samuel Huntingdon avait proposé dans des travaux très diffusés que le monde postguerre froide devenait le territoire des affrontements entre des « civilisations » incompatibles (la Chine, la Russie, le monde arabe, l’Occident, etc.). La civilisation occidentale identifiée aux États-Unis par Huntingdon devait combattre sans relâche les autres civilisations.
  5. Glen Coulthard, « Pour que vivent nos nations, le capitalisme doit mourir », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 18, 2017; Glen Coulthard, Peau rouge, masques blancs. Contre la politique coloniale de la reconnaissance, Montréal, Lux, 2018.
  6. Ce premier premier ministre canadien affichait une posture ouvertement raciste envers les Autochtones et les « canadiens-français ».

 

Le schisme identitaire de Étienne-Alexandre Beauregard, ou Le nouveau bric-à-brac idéologique de la droite radicale du Québec

12 mai 2022, par CAP-NCS
Signe des temps : la question nationale québécoise qui, depuis la révolution tranquille, avait permis à nombre d’intellectuels du courant indépendantiste et souverainiste de (…)

Signe des temps : la question nationale québécoise qui, depuis la révolution tranquille, avait permis à nombre d’intellectuels du courant indépendantiste et souverainiste de développer une vision progressiste et largement partagée de la nation, voilà qu’elle devient l’objet, en ces années 2020, d’une récupération manifeste par des penseurs de droite ou d’extrême droite qui cherchent dorénavant à nous la présenter sans vergogne sous les habits d’un conservatisme sans rivages.

C’est ce qu’on ne peut que réaliser en lisant attentivement l’essai récemment paru d’Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire. Un ouvrage par ailleurs abondamment loué par Mathieu Bock Côté ; ce qui n’est pas étonnant, mais l’est beaucoup plus quand on le voit recensé, sans nuances et avec force d’éloges, tant à Radio Canada qu’au Devoir. Louis Cornelier ne terminait-il pas sa recension à son propos en affirmant qu’un « essayiste d’élite était né » (sic !) ? [1]

Dans ce essai, l’auteur cherche à revamper, en l’actualisant et lui donnant une forme théorique, un discours sur la nation et l’identité du Québec qu’on avait cru jeté depuis longtemps aux poubelles de l’histoire : celui d’un nationalisme étroitement identitaire ressemblant comme 2 gouttes d’eau à celui des élites conservatrices et autonomistes canadiennes françaises de la fin du 19ième et début du 20ième siècle.

Pour s’en rendre compte il n’est que de regarder plus attentivement, son chapitre 6, La guerre culturelle au Québec, car on y retrouve résumés pêle-mêle, bien des ingrédients de cette nouvelle potion conservatrice à laquelle Beauregard tente d’apporter —à travers un bien étrange bric-à-brac conceptuel— une sorte de vernis universitaire et scientifique.

Et le jeu en vaut largement la chandelle, car on se trouve avec cet essai, devant l’étrange tentative de redonner formes et couleurs à une vieille conception élitiste de la nation canadienne française, mais à travers un nouveau vocabulaire, de nouveaux habits théoriques qui ressortent d’un véritable melting-pot, comme si on était allé —sans rigueur méthodologique aucune— en puiser les éléments à tous les râteliers théoriques disponibles.

Beauregard fait usage en effet dans ce chapitre du concept de « guerre culturelle » qui serait censé, selon lui, caractériser en propre la joute politique du Québec contemporain (p. 137), en le divisant désormais sans appel entre 2 camps : celui d’une part des « nationalistes (…) assujettis à une logique de loyauté » comme on les retrouverait à la CAQ et au PQ ; et d’autre part celui des « multiculturalistes (…) assujettis quant à eux à une logique de l’altérité » comme on les retrouverait au Parti libéral et à Québec solidaire (p. 139) . [2]

Mais si on voit bien ainsi apparaître la figure connue de la guerre culturelle chère à cet universitaire états-unien très campé à droite qu’est James Davison Hunter, on ne peut qu’être interloqué de voir en même temps Beauregard appeler à la rescousse Gramsci lui même, ne se gênant pour reprendre sans l’ombre d’une précaution deux de ses concepts clefs, mais en en broyant littéralement le sens initial : l’hégémonie et la contre-hégémonie.

Il est vrai qu’on pourrait imaginer, et pourquoi pas, qu’il s’agit là d’emprunts théoriques qui à termes pourraient s’avérer éclairants et féconds ! Il reste qu’ici —parce que ces emprunts sont effectués sur le mode du collage détourné et impressionniste— ils ne conduisent qu’à brouiller toute intelligence de la réalité québécoise contemporaine ainsi qu’à accoucher d’une vision de la conflictualité sociale extrêmement réductrice, ramenée à sa seule dimension morale et idéologique.

Gramsci malmené !

Car si Gramsci pouvait bien parler de “guerre culturelle” (et par conséquent de l’importance du consentement social permettant aux classes possédantes d’assurer leur domination sociale, politique et culturelle), il n’oubliait jamais de rappeler que cet indéniable combat culturel qui se donnait au coeur d’une société ne pouvait se comprendre qu’à la condition de le combiner étroitement à un autre combat qui touchait cette fois-ci au partage, entre classes possédantes et classes travailleuses, des richesses socialement produites.

Or c’est justement ce soubassement socio-économique et dont la prise en compte fait toute la richesse et la profondeur de l’approche de Gramsci, qui est non seulement complètement absent de la nouvelle vision du Québec proposée par Beauregard, mais aussi qui permet à ce dernier d’hypostasier de manière grotesque —c’est-à-dire en leur donnant une importance inconsidérée et non justifiée— certains différents ou conflits d’ordre moral et culturel pouvant effectivement exister depuis quelques années au Québec, entre par exemple la droite néo-libérale et la droite conservatrice et morale.

Résultats : la fameuse distinction que Gramsci installe entre la culture de l’hégémonie et celle de la contre-hégémonie, et qui pour lui renvoyait à cette lutte collective que l’ensemble des classes subalternes menait pour tenter de résister à la domination écrasante des classes possédantes, voilà que dans les fantasmagories de Beauregard, elle se transmue au Québec du 21ième siècle dans une bataille que le courant nationaliste conservateur, taxé sans vergogne de « contre-hégémonique », mènerait contre le multiculturalisme « hégémonique » dont non seulement le Parti libéral mais encore Québec solidaire seraient les porte-étendards par excellence ! Le monde à l’envers en somme : Mathieu Bock Côté, Étienne-Alexandre Beauregard et consorts, transformés en de vaillants résistants opprimés, mais qui n’auraient de cesse pourtant de se dresser contre la toute puissance du multiculturalisme, incarnée par nulle autre que… QS. On croirait rêver !

Laclau et Mouffe récupérés

Et ce que Beauregard a pu faire en malmenant sans égard Gramsci, il va le refaire d’une certaine manière avec Laclau et Mouffe, mais cette fois-ci en s’engouffrant dans certaines limites de leur approche et en récupérant sur la droite leur concept de « populisme ». Car Laclau et Mouffe –au-delà de toutes les failles que peuvent recéler leurs propres théories – appartiennent au camp de la gauche et s’emploient justement à trouver ce qui pourrait unifier les forces de gauche autour de la notion centrale « d’égalité », de manière à mieux faire face à la droite (et particulièrement à la droite conservatrice) ainsi qu’ à capter à son encontre ce qu’ils appelleraient les sentiments anti-oligarchiques ou anti-impérialiste des classes dominées.

Certes Laclau et Mouffe ne sont plus marxistes, mais comme ces derniers définissent le populisme comme une forme, plus qu’un contenu, et plus précisément comme « un mode d’articulation des demandes sociales au sein desquelles les logiques d’équivalence prévalent sur les logiques de la différence [3] », ils ouvrent la porte à une définition –bien sûr anti-néolibérale— mais néanmoins extrêmement large et élastique du populisme, permettant ainsi à Beauregard de la récupérer à peu de frais, ou plus exactement d’en transformer insidieusement le sens profond. Alors que le fond de la démarche de Laclau et Mouffe consistait à mettre en évidence ce qui pouvait unir les différentes composantes du peuple (les fameuses logiques d’équivalences), Beauregard lui va mettre plutôt l’accent sur ce qui les sépare, insistant sur ce qu’il appelle « la capacité à envisager une division infranchissable entre 2 segments de l’électorat » (p. 147), y voyant là non seulement l’irruption au Québec d’un nouveau discours contre-hégémonique nationaliste osant faire face à l’hégémonie multiculturaliste, mais aussi la justification d’une stratégie populiste de droite « du gros bon sens » (p. 149).

Détournement de sens

Et là, Beauregard ne se gênera pas pour endosser, en ce qui concerne la réalité socio-politique du Québec d’étonnantes simplifications, ou plutôt d’importants détournements de sens qui auraient sans doute fait se retourner Jean-Marc Piotte dans sa tombe, auteur de gauche qu’il cite à ce propos et qui est un des grands spécialistes québécois de Gramsci des années 70-80. Car Beauregard n’y va pas avec le dos de la cuillère et prétend établir une sorte de lien d’équivalence apparemment savant entre ce que Gramsci appelle, à propos du prolétariat italien des années 30, « un noyau de bon sens » (dont il est question dans l’ouvrage de Piotte, La pensée politique de Gramsci. [4]) et « le gros bon sens » des électeurs caquistes des années 2020 au Québec.

En fait, ce que Gramsci voulait expliquer à travers cette expression de « noyau de bon sens », c’est le mécanisme par lequel le prolétariat — malgré la présence de l’hégémonie culturelle bourgeoise— parvient, en se confrontant aux contradictions de la réalité elle-même, à faire entendre une autre voix et construire un discours contre-hégémonique lui permettant d’atteindre, à l’encontre de la vision des classes dominantes, une conscience plus claire de ses propres intérêts collectifs. Or ce que Beauregard entend lui par « gros bon sens » est très précisément le contraire : non pas ce qui –comme point de départ— ouvre la possibilité d’une conscience collective plus fine de soi, mais ce qui –comme point d’arrivée— permettrait de « communier avec le sens commun québécois » (p. 149) ; en somme avec tout ce sur quoi la CAQ a bâti sa fortune électorale : une vision étroitement nationaliste du Québec, déliée de tout projet indépendantiste et tendant à utiliser les sentiments contemporains de désarroi et de replis des Québécois pour mettre de l’avant une vision purement identitaire de la nation [5] .

On se trouve donc là une fois encore face à une autre époustouflante pirouette théorique qui montre bien de quel bois est faite la démarche de Beauregard : sous le clinquant de l’abondance des sources et des références d’auteur, on ne trouve rien que des approximations bancales ou détournées de leur sens premier, jamais cependant justifiées jusqu’au bout, cherchant tout au plus à donner le change de la rigueur, dans le seul but de légitimer coûte que coûte un nationalisme étroit et ringard.

QS au pilori

Il n’est que de penser d’ailleurs à la façon dont, dans cet essai, est présenté QS pour s’en convaincre un peu plus. Car si QS peut avoir bien des défauts en ce qui concerne son projet indépendantiste, ou encore sa conception de la laïcité ou même ses pratiques de démocratie internes. Si comme je l’ai indiqué ailleurs, sa direction actuelle ne parvient pas à mesurer toute l’importance qu’il y aurait à développer des politiques indépendantistes plus assumées et assurées, plus en phase avec d’autres secteurs de la société québécoise, il faut vraiment être de mauvaise foi pour affirmer qu’il appartient irrémédiablement au camp des multiculturalistes, s’étant comme le prétend Beauregard, positionné radicalement (sic) « en faveur du discours post-national et multiculturaliste » (p. 157)

Il y a quand même des limites à tout, et le moindre souci de rigueur aurait dû obliger l’auteur a pour le moins concéder que QS est un parti au programme indépendantiste très clair (reconnaissant donc sans ambiguïté aucune la spécificité de la nation québécoise), un parti par ailleurs aux prises avec une histoire en devenir, un parti processus, non homogène, agité de multiples tensions et dont les différentes directions collectives n’ont pas toujours été les mêmes. À preuve les débats qui continuent à le parcourir et le secouer et qui ne permettent pas de conclure à ce jour à une orientation à tout jamais définie hors des grands paramètres de gauche qui ont présidé à sa naissance en 2006 !

Il aurait dû par ailleurs ne pas se servir –comme il l’a fait— d’extraits de textes (p. 157) que j’ai pu écrire à ce propos [6] , pour —en les tronquant— déformer ma propre pensée et passer à côté de ce qui en était pourtant essentiel : l’idée qu’il était encore possible à gauche et par conséquent à QS, de ne plus opposer sans appel le Québec des Canadiens français avec le Québec plus inclusif comprenant les communautés culturelles. Et de le faire en transcendant ces différences appréhendées dans un projet politique rassembleur et novateur.

Il est vrai que prendre en compte cette « petite nuance » risquait de faire chanceler tout de son propre raisonnement quant à l’existence d’une guerre culturelle qui déchirerait le Québec en ses tréfonds. Cela en dit long cependant sur la pseudo-rigueur du discours qu’il prétend tenir, tout comme sur l’esbroufe et les faux-semblants qui en cachent la vacuité en termes de contenus.

Plus encore, et en étant cette fois vraiment fidèle à Gramsci —non à partir de la forme, mais à partir du fond— on pourrait ajouter que ce collage de théories disjointes et impressionnistes qui font la matière du chapitre 6 de Beauregard —et dont bon nombre proviennent d’auteurs de gauche dont la pensée a été en grande partie détournée, pourrait bien être l’indice révélateur de ce que Gramsci appelait, lui, « une culture hégémonique » : une culture si dominante qu’elle est capable d’absorber et réduire à néant le discours de ses adversaires, sans que par ailleurs on s’en indigne de trop alentour.

N’est-ce pas –lorsqu’on pense aux rapports qui existent aujourd’hui entre la gauche et la droite— ce qui devrait nous donner à penser ?

Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste


[1] Le devoir : https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/687678/chronique-naissance-d-un-essayiste

[2] Les nuances ici sont importante : il ne s’agit pas de nier qu’il puisse y avoir ce genre de confrontations idéologiques dans la société québécoise contemporaine, ni non plus que ces thématiques ne soient pas présentes dans l’espace public (j’ai justement cherché à montrer dans Les impasses de la rectitude politique, comment la gauche ne devrait pas les ignorer). Par contre ce contre quoi, il s’agit de se porter en faux –on le verra plus loin— c’est le caractère fondateur que Beauregard, à l’instar d’ailleurs de Bock-Côté, veut à tout prix leur donner ainsi que la pseudo grille d’interprétation sociologique qui en découle.

[3] Ernesto Laclau, Deriva populista y centroizquierda latinoamericana, Nueva sociedad, n 205, septembre-octobre 2006.

[4] (P. 114), et contrairement à ce qui est indiqué de manière erronée dans son essai, qui lui fait référence à des pages inexistantes : p. 201-202. Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci.

[5] Il est en ce sens pas étonnant du tout qu’il s’en prenne (page 114) vertement aux thèses de Gérard Bouchard qui dans Génèse des nations et cultures du nouveau monde cherche à repenser la nation québécoise à travers la notion de diversité.

[6] Voir Les impasses de la rectitude politique, Montréal, Varia, 2019, p. 143 et 144 ainsi que p. 107.

 

Éditorial – Mobilisations sociales et pandémie

11 mai 2022, par CDHAL
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Une arme de guerre ? Quelques réflexions sur la violence sexuelle pendant la guerre russe en Ukraine

11 mai 2022, par CAP-NCS
Nous nous sommes rencontrés pour la première fois lors de la conférence de 2015 « Contre notre volonté – Quarante ans après : explorer le champ de la violence sexuelle dans les (…)

Nous nous sommes rencontrés pour la première fois lors de la conférence de 2015 « Contre notre volonté – Quarante ans après : explorer le champ de la violence sexuelle dans les conflits armés » à Hambourg, en Allemagne[1], et nous sommes restés en contact depuis. Nous travaillons tous les deux sur la violence sexuelle pendant la Seconde Guerre mondiale et nous collaborons avec d’autres chercheurs et professionnels d’ONG au sein du « Groupe international de recherche ‘Violence sexuelle dans les conflits armés’ ». Peu après le début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine le 24 février 2022, Marta a décidé de protéger son fils et de fuir le pays. Lorsqu’elle est arrivée à Hambourg le 12 mars, nous avons immédiatement commencé à parler de violences sexuelles : contre les réfugiés ukrainiens dans les régions frontalières et dans les pays où ils ont trouvé un abri temporaire, mais aussi dans la zone de guerre en Ukraine. À l’époque, il n’y avait que peu d’indications indiquant cette forme de violence en Ukraine. Mais au cours des dernières semaines, le sujet est devenu de plus en plus visible. Nous croyons qu’il est important et nécessaire que la violence sexuelle reçoive cette attention. Dans le même temps, cependant, nous sommes inquiets de la façon dont cette violence est représentée. Qui en parle et qui reste silencieux ? Quels aspects sont mis en avant et que reste-t-il dans l’obscurité ? Afin de partager certaines de nos observations et préoccupations, nous avons décidé de documenter certaines de nos conversations sous forme écrite. Le résultat est un instantané momentané dans un développement en cours. Néanmoins, nous espérons contribuer à une meilleure compréhension. L’échange suivant a eu lieu le 20 avril 2022.

Regina Mühlhäuser: Au cours des dernières semaines, de plus en plus de témoignages et de rapports sur les violences sexuelles dans la zone de guerre ont été publiés – via les médias sociaux, dans les journaux et les rapports. Les femmes qui ont fui l’est de l’Ukraine, de Kiev, de Marioupol et d’autres endroits, vers l’ouest de l’Ukraine, la Pologne et d’autres pays, ont rapporté ce qu’elles ont entendu et vécu. Vous suivez de près ces histoires. Quelle est votre évaluation de ce qui se passe?

Marta Havryshko: Je pense que nous pouvons observer quelque chose en ce moment que nous avons vu dans de nombreuses guerres à travers l’histoire: partout dans le monde, les soldats commettent des violences sexuelles ainsi que d’autres types de crimes et d’atrocités tels que le pillage, les passages à tabac, la torture et le meurtre. Et les soldats russes ont un long passé de crimes sexuels – pendant la Seconde Guerre mondiale, en Afghanistan, pendant les guerres de Tchétchénie et pendant l’invasion du Donbass en 2014. Maintenant, dans les territoires ukrainiens occupés, ils commettent également des viols et d’autres formes de violence sexuelle. La majorité des victimes sont des femmes, mais les filles, les garçons et les hommes souffrent également de cette forme de violence. Dans la plupart des cas, la violence sexuelle est dirigée contre des civils, mais il y a aussi des rapports selon lesquels des femmes soldats sont victimes de torture sexuelle.

La plupart des viols que nous voyons dans cette guerre jusqu’à aujourd’hui sont des « viols publics ». Qu’est-ce que je veux dire par là? Que les membres de la famille ou d’autres personnes qui s’abritent à un endroit – par exemple dans des maisons, des sous-sols ou des écoles – sont forcés d’être témoins de l’humiliation des victimes. Pour les auteurs, il semble très important de démontrer aux autres ce qu’ils peuvent faire. Par conséquent, l’un des objectifs de ces viols « publics » semble être d’intimider la population ukrainienne, de répandre la peur et la terreur – non seulement à ceux qui vivent réellement ces horreurs, mais aussi aux personnes qui en sont témoins et en entendent parler. Ils envoient un message à toute la communauté : « Nous sommes puissants, nous pouvons et nous vous punirons pour votre résistance contre nous, pour ne pas nous avoir célébrés comme des ‘libérateurs’. » En outre, ces viols communiquent aux hommes ukrainiens qu’ils ne peuvent pas protéger les femmes et les enfants, qu’ils ne peuvent pas protéger leurs femmes, leurs filles, leurs sœurs, leurs mères.

Qui plus est, ce genre de viols en dit long sur les auteurs eux-mêmes : ils expriment leur sentiment de mépris pour l’Ukraine, pour le peuple ukrainien. En fait, ils semblent être un moyen pour les soldats russes de justifier leurs actions. J’ai entendu parler de cas où des soldats russes sont entrés dans des maisons privées, ont attaché les femmes qui étaient là aux meubles et les ont forcées à regarder leurs enfants se faire violer. Dans un cas, la sœur aînée d’une fille s’est approchée des soldats russes et leur a demandé : « S’il vous plaît, prenez-moi à sa place. Je suis plus âgé. Mais les soldats ont répondu : « Non. Tu devrais regarder ce que nous faisons à ta sœur. Parce que nous ferons la même chose à toutes les putes nazies. » Cette histoire révèle l’impact de la propagande russe. Cette propagande dit qu’il y a un génocide par les néo-nazis ukrainiens contre les russophones en Ukraine, et que les Russes sont venus protéger et sauver tous les russophones. Cette identification ridicule des Ukrainiens avec les nazis a un impact sur le comportement des soldats russes et leur cruauté envers les civils ukrainiens. Ils utilisent ce langage propagandiste lorsqu’ils justifient leurs actions. Pour elles, les femmes ukrainiennes sont des femmes fascistes, ce sont des épouses, des filles, des sœurs d’hommes fascistes. À travers les viols, ils affirment et renforcent cette idée. Par les viols, les femmes ukrainiennes deviennent l’ennemie « Autre ».

Et le commandement de l’armée russe tolère leur comportement. Les soldats pillent, ils prennent beaucoup de choses, des bijoux et des téléviseurs à écran plat, ainsi que des vêtements, même des chiffons sans valeur. C’est un signe que leur moral est très bas. Et dans le même esprit, ils violent aussi les femmes. Et leurs commandants leur permettent de piller et de violer. La violence sexuelle est une récompense pour les soldats, pour améliorer leur humeur.

Bref, je crois que dans ce domaine, la violence sexuelle dans la guerre est une arme. Pourquoi? Parce que tout d’abord, nous avons beaucoup de témoignages de viols dans tous les territoires occupés par la Russie. Ce ne sont pas seulement des actions individuelles. Deuxièmement, la plupart de ces cas de viols sont des viols publics. Les soldats veulent répandre la terreur, ils veulent répandre la peur. Troisièmement, il est évident que ces soldats ne croient pas qu’ils seront punis. Le commandement de l’armée tolère leurs actions. Même si la Russie nie officiellement tout.

Regina Mühlhäuser: Ce que vous décrivez montre que le viol n’est pas un « sous-produit » de cette guerre, mais une partie intrinsèque de l’action belligérante. Cependant, je pense qu’il est nécessaire de souligner qu’il y a des risques à utiliser le terme « viol comme arme de guerre » de nos jours. Parce que différentes personnes – selon le contexte et les intérêts – signifient des choses très différentes par là.

Par exemple, dans le magazine Time, la députée britannique Alicia Kearns (qui plaide pour un organisme indépendant chargé d’enquêter sur les violences sexuelles en Ukraine et dans d’autres guerres) a fait valoir que « les commandants de rang inférieur et intermédiaire […] ordonner à leurs hommes de commettre des viols. » D’où tire-t-elle cela? Quelles sont ses preuves à l’appui de cette hypothèse? La recherche sur d’autres guerres indique que la violence sexuelle n’est généralement pas explicitement ordonnée. En ce qui concerne la guerre en Bosnie-Herzégovine, de 1992 à 1995, par exemple, il y avait et il y a toujours la perception répandue que les commandants serbes ont explicitement ordonné à leurs hommes de violer. À ce jour, cependant, il n’y a aucune preuve de cela. Les sources suggèrent plutôt que la façon dont les commandants militaires traitent ce type de violence – comment et pourquoi elle est tolérée, acceptée, facilitée et encouragée, et comment elle fait partie des calculs militaires – est beaucoup plus compliquée. Il est donc très difficile de demander des comptes aux commandants. [2]

Ce que je veux souligner, c’est que l’utilisation du terme « viol comme arme de guerre » risque de simplifier et donc de mystifier pourquoi les soldats commettent des violences sexuelles. La violence sexuelle ne semble être condamnée que dans la mesure où elle fait partie d’un plan militaire plus vaste. Le fait que de nombreux soldats puissent simplement profiter de l’occasion ne se reflète pas dans le récit de « l’arme de guerre ». Toute la complexité du phénomène – comment les dynamiques genrées, les réalités corporelles et psychologiques individuelles, les conditions sociétales et culturelles, les structures politiques et économiques génèrent, favorisent et façonnent la perpétration et l’expérience de la violence sexuelle – devient invisible.

Marta Havryshko: Je comprends votre préoccupation. Et, en effet, je n’ai vu aucune preuve qui indique que le commandement de l’armée russe ordonne explicitement à leurs hommes de violer. Mais je crois qu’ils ferment les yeux. Par exemple, nous connaissons un cas à Bucha où 25 femmes et filles âgées de 14 à 24 ans ont été détenues en esclavage sexuel dans le sous-sol d’un immeuble pendant plusieurs jours. Nous devons supposer que les soldats n’auraient pas pu réduire sexuellement ces femmes en esclavage sans que leurs commandants le sachent. Ils en étaient sûrement conscients et ils l’ont toléré.

Cela peut également être observé en ce qui concerne d’autres crimes. Par exemple, lorsque l’armée russe bombarde des maternités, des jardins d’enfants et des écoles. Il y a beaucoup d’histoires de personnes qui ont été victimisées lorsqu’elles ont tenté de s’enfuir. Il y a un cas où des soldats russes ont ouvert le feu sur un véhicule civil près de Nova Kakhovka. La famille à l’intérieur était composée de cinq personnes, dont une fille de 6 ans et un garçon de 1,5 mois. Tous ont été tués. Et nous connaissons des cas similaires dans d’autres régions. Ce type de crime ne pourrait pas être aussi répandu si les commandants russes ne le toléraient pas. Et la violence sexuelle s’inscrit dans le droit fil de toutes ces autres brutalités.

Au début, les Russes ont tout nié. Ils ont même nié que ces crimes aient été commis par leur armée. « C’est un mensonge », a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, aux journalistes fin mars. Mais nous avons beaucoup de preuves. Et cette preuve révèle la brutalité de la guerre russe. Les fosses communes de Bucha où des centaines de civils ont été tués ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres. À ce jour, au moment où nous parlons, l’armée russe a tué environ 200 enfants en Ukraine et des centaines ont été blessés. En outre, des corps d’enfants ont été découverts, neuf ans, dix ans, à moitié nus ou complètement nus, les mains liées, les organes génitaux mutilés.

Qui plus est, la violence sexuelle ne vise pas seulement les civils. Le 2 avril, quinze femmes soldats ukrainiennes ont été libérées de la captivité russe. Et ils ont raconté comment ils ont survécu à la torture sexualisée en détention : leurs têtes ont été rasées et elles ont été forcées de se déshabiller et de faire des squats devant leurs homologues masculins.

Et quand je vois tous ces différents cas, je pense que cela révèle que la violence sexuelle est l’une des stratégies officieuses de l’armée russe pour répandre la terreur et la peur, pour faire abandonner les Ukrainiens, pour forcer les autorités ukrainiennes à accepter toute condition russe de reddition afin de mettre un terme à ces horreurs indicibles. L’armée russe utilise cette cruauté et cette brutalité pour effrayer, terroriser et, en fin de compte, pacifier le peuple ukrainien et briser notre volonté collective de résistance. En ce sens, je parle de la violence sexuelle comme d’une arme de guerre.

Regina Mühlhäuser: Quand je vous écoute, la vieille question me vient à l’esprit : pourquoi la violence sexuelle est-elle un moyen si efficace de terroriser une population, surtout par rapport à d’autres formes de violence ? Les chercheurs ont fait valoir que cela est lié au fait que cette violence perturbe la famille et la société, qu’elle sème la méfiance et conduit à une aliénation des partenaires, des familles et des groupes sociaux.

À ce jour, l’idée que les femmes qui ont été violées sont « déshonorées » et « souillées » est très courante. Comme Gaby Zipfel l’a noté, les victimes de viol sont souvent accusées d’être complices de leur propre victimisation. Par exemple, il est suggéré qu’« elle l’a demandé » ou qu’« elle ne l’admettrait jamais, mais secrètement elle l’a apprécié ». En conséquence, la victime se voit refuser la sympathie et une classification claire de cette forme de violence comme un crime.

Ce n’est que lorsque la perpétration de violences sexuelles est extrêmement brutale et s’accompagne d’autres formes de violence qu’elle est établie sans ambiguïté comme une expérience négative non désirée et comme un crime de guerre. Implicitement, nous devons donc nous demander si la plupart des histoires de violence sexuelle qui sont racontées publiquement en ce moment sont si horribles précisément parce qu’il ne fait aucun doute qu’elles seront clairement comprises comme des crimes. Et puis nous devons nous demander s’il n’y a pas des cas de viol moins « spectaculaires » qui se produisent en ce moment – c’est-à-dire des cas qui ne sont pas accompagnés de cette horrible violence excessive – que les victimes ne peuvent pas signaler parce qu’elles doivent craindre d’être soupçonnées de complicité.

Marta Havryshko: Je suis sûr qu’il se passe beaucoup de choses en ce moment que nous ne savons pas, qui ne seront révélées que plus tard, après la fin de cette guerre, ou peut-être jamais.

Mais permettez-moi d’insister sur votre première question : pourquoi cette violence est-elle si particulièrement efficace ? Je pense que nous pouvons déjà voir que cette violence provoque la méfiance dans la société ukrainienne. Et cela a aussi quelque chose à voir avec la période d’avant-guerre. La culture du viol était et est toujours très présente dans la société ukrainienne, comme dans de nombreuses autres sociétés à travers le monde. Avant la guerre, nous n’étions pas très ouverts à parler de violence sexuelle dans la sphère publique. Par exemple, lorsque le mouvement #MeToo a commencé, de nombreuses personnalités publiques en Ukraine, telles que des écrivains célèbres, ont commencé à se moquer des femmes qui ont pris la parole. Et quand nous avons eu notre propre flash mob #IamNotAfraidToSpeak, nous, féministes, avons été étonnées par les réactions de nombreux hommes qui se moquaient des femmes qui choisissaient de révéler leurs histoires d’abus et de traumatismes. En effet, nous manquons d’une discussion substantielle et ouverte sur la violence sexuelle dans différentes sphères de la vie – dans le milieu universitaire, dans les écoles, à l’église, dans les forces armées, etc. Il n’est donc pas surprenant que nous observions actuellement dans les médias sociaux que chaque message sur un cas de violence sexuelle dans les territoires occupés par la Russie comporte des dizaines de commentaires de personnes ordinaires qui se livrent à un blâme de la victime: « À quoi vous attendiez-vous? Vous n’avez pas quitté le territoire … » « À quoi vous attendiez-vous? Tu n’as pas caché tes filles… » « À quoi vous attendiez-vous? Vous les laissez entrer dans votre maison et leur apportez du thé … » Malheureusement, il y a beaucoup de blâmes de victimes qui circulent en ce moment.

Il y a une histoire récente publiée par une journaliste féministe, Victoria Kobyliatska, qui a parlé à une femme qui a été violée. Cette femme vit dans un petit village à la campagne et elle a dit à Kobyliatska qu’elle n’irait pas à la police ou ne demanderait pas de soutien psychologique. Sa principale inquiétude est qu’elle est enceinte à la suite du viol et qu’elle veut mettre fin à sa grossesse. Elle se reproche de ne pas résister à l’agresseur, même si les experts disent que c’est une réaction normale dans une situation violente et, en fait, une stratégie de survie, parce que la victime ne peut jamais savoir ce que le délinquant va faire à elle et à ses proches en opposant une quelconque résistance. Il est donc encore plus difficile de voir que cette femme soupçonne que les gens de sa communauté locale pourraient ne pas la soutenir, mais pourraient même remettre en question son comportement.

Certaines femmes rapportent également que d’autres femmes leur disent comment se comporter afin d’éviter le viol par des soldats russes : « Vous devriez vous cacher, vous devriez porter des chiffons, vous devriez vous enduire le visage et le corps d’excréments, vous devriez prétendre que vous êtes folle ou vous devriez prétendre que vous êtes malade. » Cela me rappelle en fait les femmes de la Seconde Guerre mondiale. Pour mon projet sur le genre et la violence pendant l’Holocauste en Ukraine, j’ai mené de nombreux entretiens avec des témoins oculaires. Un de mes répondants m’a dit : « Quand les Allemands ont commencé à violer des femmes, certaines femmes âgées ont refusé d’aller dans les refuges souterrains. Ils ont mis de très vieux vêtements sales et ils ont crié ‘krank, krank’ [malade, malade]. » Et de nos jours, certaines femmes font des déclarations orales, parfois même des notes écrites, sur la façon de se comporter dans des situations de violence sexuelle liées à la guerre qui semblent assez similaires. En fait, cela crée également une atmosphère dans laquelle le blâme de la victime est justifié et même encouragé. « Si vous suivez quelques règles de base », semble dire la logique, « vous ne serez pas violée. Mais si vous êtes violée, vous devriez remettre en question votre comportement. » Ces femmes sont traumatisées, mais elles ne peuvent pas en parler ouvertement, car elles doivent supposer que même leurs parents et leurs amis les blâmeront, au moins partiellement.

Regina Mühlhäuser: Je n’y ai jamais pensé de cette façon. Lorsque j’ai étudié ce genre d’histoires pendant la Seconde Guerre mondiale, j’ai toujours pensé à de telles mesures comme une méthode permettant aux femmes et aux filles de se protéger et, en ce sens, comme des actions d’autonomisation. Mais vous avez raison : en même temps, cela insinue aussi qu’il est de la responsabilité des victimes de prévenir le viol.

Marta Havryshko: Les féministes en Ukraine essaient de faire face à ce problème de blâme des victimes. Par exemple, certaines journalistes féministes ont récemment écrit un article sur la question de savoir comment enquêter et représenter la violence sexuelle dans les médias, comment approcher les victimes-survivantes, comment mener la conversation avec elles et comment éviter d’utiliser ces prétendument « sujets chauds », qui ne sont de toute façon destinés qu’à illustrer leurs propres points de vue et intérêts. Ils demandent à tous les journalistes de penser aux victimes comme ils le feraient pour leurs proches.

En outre, certaines organisations de défense des droits de l’homme ont élaboré des dépliants à l’intention des victimes de violences sexuelles : Que pouvez-vous faire si vous êtes enceinte ? Quel médicament pouvez-vous prendre si vous avez contracté une maladie sexuellement transmissible? Leurs recommandations sont très pratiques, élaborées et présentées de manière sensible. En outre, ces brochures fournissent également des numéros de téléphone pour les organisations spécialisées dans l’assistance aux victimes de violences sexuelles, pour les organisations de défense des droits des femmes et pour les unités spéciales chargées de l’application des lois. J’ai entendu dire que la plupart des survivantes essaient de demander de l’aide à des organisations de défense des droits des femmes établies, car ces organisations travaillent sur la violence sexuelle depuis très longtemps et leurs membres sont bien formés et savent comment parler aux femmes sans leur infliger de blâme, de honte ou de peur supplémentaires.

En effet, tous les mécanismes de soutien aux victimes de violences sexuelles ne sont pas aussi professionnels. Après que les premiers rapports de viol ont commencé à émerger en mars, un service d’assistance psychologique pour les victimes de violences sexuelles a été créé le 1er avril, avec l’appui de l’UNICEF. Cependant, les victimes de violences sexuelles en Ukraine, dans l’ensemble, n’ont pas été disposées à parler à ces psychologues. Et en effet, certains de ces psychologues se sont comportés de manière très peu professionnelle, par exemple en révélant des informations sur les histoires de leurs clients au grand public. Par conséquent, les victimes de viol ont peur d’être identifiées par leurs proches ou amis.

Comme de nombreuses victimes de violences sexuelles ont dû quitter leur foyer dans l’est de l’Ukraine et ont fui vers l’ouest de l’Ukraine, il y a une demande croissante de soutien dans cette dernière région en ce moment. À Lviv, par exemple, l’organisation de défense des droits des femmes « Women’s Perspectives » organise des ateliers pour former des psychologues sur la façon de parler avec les victimes de violences sexuelles.

Mais nous observons également des problèmes supplémentaires. Certaines victimes ukrainiennes de viol ont fui le pays et se trouvent maintenant en Pologne. Mais en Pologne, vous ne pouvez pas facilement obtenir la « pilule du lendemain » dans la pharmacie. De plus, l’avortement est devenu largement illégal après un arrêt de la Cour constitutionnelle polonaise en janvier 2021. Depuis lors, vous pouvez interrompre votre grossesse lorsque vous êtes violée, mais seulement si vous avez déposé une plainte à la police. La plupart des réfugiés de guerre ukrainiens, cependant, ne rapportent pas ce qui leur est arrivé. Enfin et surtout, ils n’ont pas assez de force pour faire face à toutes les questions juridiques. Il existe également des initiatives féministes qui aident à organiser des avortements, mais il n’est pas toujours facile pour les survivantes ukrainiennes d’y avoir accès. Cela peut être une situation horrible pour de nombreuses victimes. D’une part, il y a des femmes qui ont peur de la discrimination qui les attend lorsqu’elles ramènent à la maison un enfant « illégitime ». Elles ont peur que leurs maris, leurs familles et leurs communautés apprennent qu’elles ont été violées, qu’elles aient honte et dirigent leur colère contre elles, et non contre les auteurs. En outre, certaines femmes peuvent également craindre de ne pas pouvoir ressentir de l’amour pour cet enfant, de ne pas pouvoir se comporter comme une mère attentionnée. En effet, lorsqu’une femme porte un enfant conçu après un viol, elle est confrontée à de nombreuses émotions et souvenirs négatifs.

Regina Mühlhäuser: Les situations dans lesquelles se trouvent les victimes de violences sexuelles sont terribles et difficiles en soi, dans des circonstances « normales », mais encore plus dans un conflit militaire en cours. Quelles sont les conditions dans lesquelles les personnes touchées peuvent se rapporter et discuter de leurs expériences en ce moment? Les femmes partagent-elles leurs histoires avec leurs amies, dans les cercles féministes, via les médias sociaux? Est-ce qu’ils rapportent ce qui leur est arrivé?

Marta Havryshko: Certaines femmes partagent des histoires sur leurs propres expériences ainsi que les expériences d’autres personnes avec des personnes en qui elles ont confiance, en particulier avec d’autres femmes: membres de la famille, amis, femmes qui les accueillent chez elles ou les soutiennent et les aident, et parfois même avec des étrangers. Par exemple, ma mère, qui vit près de Lviv, rencontre beaucoup de personnes déplacées à l’intérieur du pays. Parmi elles se trouvent des femmes qui parlent ouvertement de violences sexuelles dans les territoires contrôlés par la Russie. D’autres femmes préfèrent utiliser un discours indirect, en disant, par exemple: « J’ai dû quitter Bucha parce que j’ai deux filles », transmettant ainsi qu’elles voulaient les sauver du viol.

Certaines femmes victimes de violences sexuelles se présentent également à des organismes officiels comme la police ukrainienne. Et la plupart des informations rendues publiques proviennent d’organismes officiels ukrainiens – la Commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien, Lyudmyla Denisova, la Procureure générale, Iryna Venediktova, et les autorités locales. Certains cas sont décrits par des médias ukrainiens et étrangers. Et en outre, des preuves sont collectées et révélées par des ONG, telles que Human Rights Watch. Néanmoins, nous devons supposer que de nombreuses victimes préfèrent garder le silence et que cette violence est encore sous-déclarée.

Regina Mühlhäuser: Si nous supposons que beaucoup de ceux qui sont victimes de violences sexuelles perpétrées par des soldats russes ne sont pas autorisés à parler, qu’ils pourraient penser qu’il est plus sûr pour eux de garder le silence, alors nous devons également supposer que la situation est encore plus précaire pour les femmes qui ont subi des violences sexuelles dans d’autres constellations. c’est-à-dire lorsque les auteurs n’étaient pas des soldats russes. Nous le savons par d’autres guerres, par exemple en ex-Yougoslavie ou au Rwanda. Gorana Mlinarević a raconté qu’une femme « croate » qui a été violée par un homme « serbe » et une femme « serbe » qui a été violée par un homme « croate » peuvent se sentir solidaires et solidaires l’une de l’autre. Mais si une femme a été violée par un homme de son propre groupe, elle peut difficilement compter sur la solidarité au sein de son groupe. Ce genre de cas est activement réduit au silence. [3] Voyez-vous des problèmes similaires en Ukraine ?

Marta Havryshko: Oui, et je pense qu’il est nécessaire de surveiller toutes les différentes constellations de violences sexuelles afin de comprendre ce qui se passe. Par exemple, lorsque la guerre a commencé, certains cas ont été rendus publics où des hommes civils avaient agressé sexuellement des femmes dans des abris anti-bombes. Mais personne ne veut entendre ces histoires, aucun média ne fournira d’espace pour y réfléchir. Les gens qui essaient de les publier de manière indépendante seront accusés de travailler pour l’ennemi, de nous faire baisser les esprits… Je crois que ce sera une autre conséquence de cette guerre, que certaines femmes seront réduites au silence, parce que leurs histoires ne rentrent pas dans le récit hégémonique, c’est-à-dire que le violeur est toujours le soldat ennemi.

En fait, nous connaissons également des cas de violence sexuelle commis par des soldats ukrainiens. Dans le conflit dans le Donbass, depuis 2014, certains cas où des soldats ukrainiens ont agressé sexuellement et violé des femmes locales ont été rendus publics. Par exemple, certains membres de la tristement célèbre « Unité Tornado » ont été accusés de viol et d’autres crimes en 2016. Mais les avocats et les militants des droits de l’homme ont noté que l’Ukraine ne réussit pas très bien à juger et à condamner ses propres miliciens, bien qu’il y ait beaucoup d’occasions de le faire. Il semble que certains organes judiciaires considèrent le fait que les accusés ont rempli leur devoir militaire dans le Donbass comme une circonstance atténuante. Ce fut, par exemple, le cas lorsqu’un ancien combattant accusé du viol d’une adolescente à Kiev n’a été condamné qu’à deux ans d’emprisonnement avec sursis et à une petite amende (3 000 hryvnias, environ 100 euros).

En outre, à l’instar d’autres armées à travers le monde, nous pouvons également voir dans l’armée ukrainienne que les femmes soldats souffrent de harcèlement sexuel et de violence de la part de leurs camarades masculins, et font face à d’énormes difficultés lorsqu’elles cherchent à obtenir justice.

Mais toutes ces constellations ne reçoivent aucune attention – elles sont réduites au silence, et je crains que les groupes et les agences qui commencent maintenant à documenter la violence sexuelle dans cette guerre ne recherchent que les cas de violence sexuelle perpétrés par des soldats russes.

Regina Mühlhäuser: Qu’est-ce qui est parlant et qu’est-ce qui est réduit au silence, quand et pourquoi ? Au cours des dernières années, nous avons souvent parlé des « règles communicatives de la violence sexuelle » en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale. Les actes de violence sexuelle pendant la Seconde Guerre mondiale ont englobé une variété de constellations, en Europe comme en Asie. Pour commencer, les auteurs étaient des soldats allemands et japonais ou leurs alliés respectifs. Mais, deuxièmement, ils étaient aussi membres des armées alliées – soldats soviétiques, américains, britanniques et Français – ainsi que membres de groupes de partisans et de résistance. Et nous savons que, troisièmement, des hommes civils, y compris des hommes appartenant aux groupes persécutés par les Allemands et les Japonais, ont également commis des crimes sexuels. Beaucoup de ces actes de violence sexuelle étaient dirigés contre les ennemis respectifs, mais les membres de leur propre collectif pouvaient également devenir des victimes. Quand ces constellations deviennent-elles un sujet de discussion publique ? Qui en parle ? Qui reste silencieux ? Et pourquoi ? Les réponses à ces questions dépendent toujours des conditions et des intérêts politiques à un moment donné.

Marta Havryshko: Oui, et je crois que nous pouvons actuellement observer un changement en Ukraine. Vous souvenez-vous quand vous m’avez dit que vous aviez donné une conférence sur la violence sexuelle par des membres de la Wehrmacht et des SS lors de la conférence de 2013 « Les femmes d’Europe centrale et orientale et la Seconde Guerre mondiale » à Kiev ? À cette époque, tout le monde pensait que c’était un grand sujet, alors que, d’un autre côté, il y avait des désaccords sur la question de savoir s’il fallait, ainsi que sur la façon de traiter, la violence sexuelle par les soldats de l’armée soviétique. Aujourd’hui, cependant, tout le monde veut établir des parallèles entre les soldats de l’Armée rouge de la Seconde Guerre mondiale et les soldats russes d’aujourd’hui. Mais plus personne ne veut parler de la Wehrmacht, des SS et de leurs collaborateurs locaux dans l’Holocauste, c’est-à-dire des policiers ukrainiens. Pourquoi? Parce que beaucoup de gens voient maintenant l’Allemagne comme un allié. Donc, ils ne veulent pas apporter cela à la table. Par exemple, les médias ukrainiens m’ont récemment demandé de donner une interview sur la violence sexuelle en Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand ils m’ont envoyé leurs questions, j’ai vu qu’il n’y avait pas une seule question sur l’armée allemande ou la persécution des Juifs. Toutes les questions portaient sur les soldats de l’Armée rouge.

Regina Mühlhäuser: Intéressant, j’ai vécu quelque chose de similaire, mais dans un contexte complètement différent. On m’a demandé dans une interview pour l’agence de presse allemande RND si je pensais que ce qui se passe actuellement en Ukraine était comparable à la Seconde Guerre mondiale. Et j’ai dit que je ne pense pas que de telles comparaisons soient particulièrement significatives. Si je devais faire une comparaison, cependant, je voudrais comparer le comportement de l’armée russe aujourd’hui avec le comportement de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Les deux armées ont fait une attaque surprise, envahissant un pays voisin souverain en violation du droit international, les deux armées ont enrôlé de très jeunes hommes et ainsi de suite. Après la publication de ce document, j’ai reçu plusieurs courriels d’hommes allemands, même d’un professeur d’université, m’accusant de vouloir être politiquement correct, mais en fait simplement naïf. Parce que l’armée russe aujourd’hui, ainsi va leur argument, se comporterait de la même manière et tout aussi « non civilisée » que l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. Ici, les ressentiments anti-russes allemands historiquement profondément enracinés viennent au premier plan, pour lesquels la guerre actuelle apparaît simplement comme une confirmation – et en particulier la perpétration de violences sexuelles qui sont considérées comme la preuve d’un type particulier de non-civilisation.

Ce que cela illustre, c’est que la violence sexuelle est une question politiquement contestée et un élément crucial de la politique de la mémoire. Et ce qui disparaît dans ces processus, encore et encore, ce sont les voix des victimes elles-mêmes. Il ne s’agit pas d’eux. On ne leur demande pas; ils ne sont pas écoutés. Leurs histoires disparaissent dans les méta-récits nationalistes respectifs.

Marta Havryshko: En effet, tout le débat sur la violence sexuelle dans la guerre en Ukraine en ce moment devrait être plus centré sur la victime / survivante. Ce que nous voyons maintenant, ce sont des efforts pour recueillir des preuves en vue de futurs procès afin de persécuter les auteurs. C’est, bien sûr, très important. Mais qu’en est-il du bien-être des survivants ? Cela devrait également être une préoccupation majeure. De l’argent et des ressources devraient être offerts pour améliorer leur situation.

J’ai assisté à la session du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’obligation de rendre des comptes pour les violences sexuelles liées aux conflits, qui s’est tenue le 11 avril 2022. Presque tous les orateurs de tous les pays, le représentant de l’UNICEF et ainsi de suite ont mentionné la violence sexuelle en Ukraine. D’une part, il est très bon que ces souffrances genrées soient notées, et qu’elles soient même discutées en termes de crimes contre l’humanité et ainsi de suite. L’ambassadrice britannique en Ukraine, Melinda Simmons, par exemple, avait déjà déclaré le 3 avril que des soldats russes comme « arme de guerre ». En fait, une initiative menée par le Royaume-Uni veut créer une sorte d’organisme spécial et indépendant pour enquêter sur cette violence en Ukraine. Cette question est donc sur la table à différents niveaux politiques, ce qui est une bonne chose.

Dans le même temps, cependant, le soutien aux victimes n’est vraiment pas bien établi. Il y a un manque de spécialistes formés pour leur fournir un soutien psychologique, un manque de spécialistes formés pour recueillir des preuves sans retraumatiser les survivantes, un manque de refuges gérés par l’État pour les victimes de viol et leurs enfants, et ainsi de suite. Je pense que nous devons vraiment travailler plus fort pour mettre en place des systèmes et des procédures permettant d’approcher les victimes, de les soutenir, de leur fournir un soutien psychologique et médical. Et cela a aussi à voir avec la mise en place de types spéciaux de soutien pour les enfants. Vous avez peut-être entendu parler du cas d’un garçon de six ans qui a dû assister au viol collectif de sa mère. Il a cessé de parler. Les enfants comme lui ont également besoin de soutien et d’aide, car ils sont des victimes secondaires de violence sexuelle. Ce que nous devons faire, c’est réfléchir davantage à fournir de l’aide aux victimes-survivants et à leurs proches.

Regina Mühlhäuser: Je pense qu’une approche comme celle de Medica Mondiale – une ONG féministe qui coopère avec des organisations partenaires dans les zones de conflit afin de soutenir et d’autonomiser les femmes locales et les structures de soutien – est particulièrement instructive.

En ce qui concerne les efforts d’enquête, nous devons garder à l’esprit qu’il sera extrêmement difficile de documenter et de poursuivre ce type de violence, encore plus au milieu d’une guerre en cours. La poursuite des auteurs de violences sexuelles devant les tribunaux internationaux et internationalisés au cours des 20 dernières années a montré à quel point il est difficile de mener de telles procédures d’une manière qui conduise à une condamnation des auteurs et, en même temps, à protéger les victimes-témoins. Comme le soutiennent Gabi Mischkowski et Gorana Milinarević, les raisons en sont multiples. La première qui me vient à l’esprit est qu’il est difficile de prouver la violence sexuelle sans aucun doute. Cette violence a souvent lieu en privé, sans témoins tiers. Maintenant, on pourrait vouloir objecter que de nombreux viols en Ukraine sont des « viols publics ». Mais nous avons vu quelque chose de similaire en Bosnie-Herzégovine. Ici aussi, les « viols publics » ont été considérés comme des preuves de leur fonction stratégique. En fait, cependant, pas un seul témoin oculaire n’a été trouvé qui témoignerait devant le TPIY.

De plus, il n’y a généralement aucune preuve que cette violence ait été ordonnée (ce qui, comme je l’ai déjà mentionné ci-dessus, ne l’est généralement pas). Au contraire, la responsabilité des commandants militaires est juridiquement difficile à établir.

Un autre problème est de savoir comment les témoignages des victimes sont générés. Les enquêteurs sont souvent obsédés par la question de la violence sexuelle. Mais les femmes qui témoignent en tant que victimes-témoins ont vécu beaucoup de choses, la violence sexuelle n’étant qu’un exemple de violence liée à la guerre. Cette fixation sur la violence sexuelle, et la façon dont les entretiens se déroulent, peut donc conduire à un nouveau traumatisme. En général, de nombreuses personnes qui prennent des déclarations n’ont pas été formées sur la façon de traiter les victimes de violence sexuelle, de les protéger et de mener les entrevues de manière à ce que les déclarations tiennent devant les tribunaux. L’Initiative britannique pour une commission d’enquête indépendante a annoncé son intention de se conformer au nouveau Code Murad, qui vise à créer des normes juridiques pour interroger et protéger les victimes. Toutefois, cette approche demeure impartiale et problématique. Au cours du processus de rédaction, il y a eu des critiques féministes selon lesquelles le code se concentre uniquement sur la situation individuelle d’une survivante et « n’aborde pas la réforme institutionnelle, gouvernementale et professionnelle nécessaire pour protéger les survivantes des conséquences potentiellement négatives de la documentation ».

Il arrive aussi souvent que des organisations très différentes recueillent des déclarations de témoins au cours d’enquêtes – ONG locales, police, enquêteurs internationaux de différents pays, etc. Comme la mémoire n’est pas fixe, il arrive régulièrement que des déclarations se contredisent, par exemple en ce qui concerne l’époque du crime ou la couleur d’une maison voisine, etc. Pour nous, ces facteurs peuvent ne pas sembler pertinents, mais les contradictions dans ces détails rendent de telles déclarations inutiles devant un tribunal.

Afin de faire face à ces problèmes et à bien d’autres, des chercheurs comme Kirsten Campbell soutiennent que nous devons reconceptualiser la justice pénale internationale « afin qu’elle transforme, plutôt que de reproduire, les injustices sexistes ».

Marta Havryshko: Je partage votre préoccupation. Je pense que les victimes sont susceptibles d’être exploitées dans le cadre de telles enquêtes. Notamment parce qu’elles sont traumatisées non seulement par la violence sexuelle, mais aussi par la perte de leur maison, la perte de leurs proches, etc. C’est pourquoi nous devons observer de près ces documents et ces efforts en matière de poursuites. Il devrait y avoir différents groupes féministes, et en particulier des groupes féministes locaux, en Ukraine qui sont impliqués dans ces enquêtes. Et il doit y avoir un mécanisme qui permette à ces groupes de faire pression sur les enquêteurs et les procureurs. Ce n’est qu’alors qu’il sera possible d’obtenir un résultat positif et de protéger les victimes de violence sexuelle.


 

Notes

[1] Certaines des discussions et des résultats de la conférence sont publiés dans Gaby Zipfel, Regina Mühlhäuser, Kirsten Campbell (éds.), In Plain Sight: Sexual Violence in Armed Conflict (New Delhi: Zubaan, 2019).

[2] Barbara Goy, Michelle Jarvis, Giulia Pinzauti, « Contextualizing Sexual Violence and Linking it to Senior Officials. Modes of Liability », dans Serge Brammertz, Michelle Jarvis (éds.), Prosecuting Conflict-Related Sexual Violence at the ICTY (Oxford : Oxford University Press, 2016).

[3] Gorana Mlinarevic, « Nationalism and the patriarchal order », dans Zipfel, Mühlhäuser, Campbell (éds.), In Plain Sight, p. 341-34.

 

Enjeux du féminisme transfrontalier et décolonial

11 mai 2022, par CAP-NCS
Karine Rosso en conversation avec Salvador David Hernandez[1] Karine Rosso vient de publier un livre, Nous sommes un continent. Correspondance mestiza (Montréal, Éditions (…)

Karine Rosso en conversation avec Salvador David Hernandez[1]

Karine Rosso vient de publier un livre, Nous sommes un continent. Correspondance mestiza (Montréal, Éditions Triptyque, 2021), un dialogue avec Nicholas Dawson autour de l’œuvre de Gloria Anzaldúa, cette grande figure du féminisme décolonial chicano.

S.D.H. – Parle-nous de ce livre et de la manière dont la découverte d’Anzaldúa et le féminisme décolonial a influencé ta réflexion et le regard sur toi-même, ton écriture et le féminisme.

K.R. – Commençons par expliquer ma rencontre avec Anzaldúa ! Avec le recul, je me rends compte que cette rencontre-là a été fulgurante ! Fulgurante parce que la connexion s’est opérée très vite, comme si les concepts qu’elle utilise ou qu’elle a développés (new mestiza, nepantla, borderlands) avaient à la fois jeté un nouvel éclairage sur mes recherches et révélé ce qui sommeillait depuis toujours en moi. La conciencia de la mestiza[2], par exemple, est un concept auquel je m’identifie totalement, car il permet de décrire mon expérience métissée (ni noire, ni blanche, ni seulement Québécoise ni pleinement Latina) et me permet aussi de décrire mon travail de création qui investit les frontières entre privé et public, le savoir académique et non académique, la réalité et la fiction. Comme plusieurs féministes des années 1970, j’ai besoin d’avoir recours à une écriture hybride pour fusionner les discours narratifs et les discours théoriques de façon à produire un savoir autre, un savoir situé (pour reprendre l’expression théorisée par Nancy Hartsock ou Dorothy Smith[3]) qui ne prétend pas faussement à l’universalité.

Anzaldùa m’a aussi fait prendre conscience que le féminisme dans lequel j’évoluais à l’université est encore teinté de colonialisme, puisque j’ai vite constaté que ses apports aux théories queer, par exemple, ont été en grande partie effacés de l’historiographie de la pensée queer francophone. J’avais déjà observé que les milieux féministes francophones étaient majoritairement blancs et que le concept d’intersectionnalité était souvent vidé de sa dimension raciale, mais les travaux d’Anzaldúa m’ont permis d’étayer les modalités de cet effacement. Il faut savoir que les féministes chicanas ont elles aussi, dès leurs débuts, parlé des croisements de leurs différentes oppressions, notamment dans The Chicana Féminist (1977) où Martha Cortera pose les bases de ce qui deviendra plus tard « the label chicana », lequel se définit par ce que Aída Hurtado nomme une restitution de « l’identité construite dans les interstices entre deux pays, deux cultures nationales, deux réalités géographiques, deux langues et deux systèmes d’oppressions patriarcales[4] ». La grande majorité des personnes racisées en contexte minoritaire connaissent intrinsèquement ce que signifie « l’imbrication des oppressions », car leur situation minoritaire est souvent traversée par des enjeux de genre, de classe ou d’orientation sexuelle, quand elle n’est pas aussi accentuée par la méconnaissance de la langue, les traumas liés à l’exil, le capacitisme[5], etc. Anzaldúa a été une des premières à comprendre la façon dont les discriminations s’interpénétraient les unes les autres, à l’intérieur des marges et dans la nepantla, cette « terre du milieu » ainsi nommée par la cosmogonie Nahualt, présente au Mexique bien avant l’arrivée des Espagnols.

S.D.H. – J’aimerais parler davantage avec toi du potentiel émancipateur du féminisme décolonial particulièrement pour les femmes immigrées dans le contexte québécois d’aujourd’hui.

S.D.H. – Lugones déclare dans son livre Vers un féminisme décolonial : « La tâche de la féministe décoloniale commence par voir la différence coloniale, en résistant énergiquement à sa propre habitude épistémologique de l’effacer. En le voyant, elle voit le monde avec des yeux nouveaux et doit alors abandonner son enchantement avec la femme universelle et commencer à apprendre des autres qui résistent aussi à la différence coloniale[6] ». Le point de départ de Lugones est de comprendre que l’oppression subie par les femmes pauvres et racisées, qui sont généralement celles qui travaillent comme domestiques dans les maisons des Blancs, surtout si elles sont immigrées, est quelque chose qu’elles partagent avec d’autres personnes dans la même situation. Il faut donc être conscient que cette frontière dans laquelle elles vivent peut être une occasion d’autonomisation, puisqu’elle leur donne la possibilité d’observer et d’écouter attentivement la manière dont le pouvoir colonial fonctionne et opère.

S.D.H. – Penses-tu que cette capacité de traduction culturelle qui nous donne la possibilité de vivre et de penser dans deux mondes, dans notre cas le monde latin et le monde québécois, a une influence lorsqu’il s’agit d’écrire et d’enseigner ? Comment cette catégorie contribue-t-elle ou peut-elle contribuer à la réflexion sur le féminisme au Québec ?

S.D.H. – En fait, la notion d’intersectionnalité permet d’articuler la scission qui survient parfois entre les femmes blanches et les femmes racisées (qui se retrouvent souvent à être leurs subalternes), mais elle permet aussi de formuler la fracture entre les femmes immigrantes et les autres migrants qui vivent des situations similaires, tout en ne subissant pas de la même façon le poids du patriarcat. Une femme migrante qui travaille comme domestique, par exemple, partagera certaines conditions d’exploitation avec ses frères migrants, mais devra probablement effectuer, si elle vit dans un foyer hétérosexuel, la majorité des tâches ménagères, parentales, affectives, etc. Il est donc encore difficile, pour une femme hétérosexuelle, de mettre son identité de genre « entre parenthèses ». Cela dit, il est vrai que cette double appartenance (genrée et raciale) n’est pas qu’une tare, elle est aussi une opportunité de se solidariser, comme le suggère Lugones, avec différentes communautés. Le terme borderlands, élaboré par Anzaldúa, permet également de penser ces échanges transfrontaliers à travers l’interconnexion et l’interdépendance des êtres, quels qu’ils soient.

Christina Holmes a aussi développé le concept de translocalité (2016) pour réfléchir sur les différentes coalitions possibles à l’intérieur d’un même territoire, car nous avons tous et toutes plusieurs appartenances mouvantes selon les situations. Nos identités ne sont pas fixes ni monolithiques et il est possible, je crois, de tisser des liens avec les différentes communautés qui nous traversent. Personnellement, je n’ai jamais eu à traverser de frontières pour mettre à l’abri ma famille, mais je suis traversée par des frontières (culturelles, linguistiques, affectives) qui me placent dans des positions différentes face au capitalisme et au féminisme hégémoniques. Ces différences me permettent d’éviter les visions binaires pour construire, à l’instar d’Anzaldua, « un amasamiento, un amas, une créature qui met en cause les définitions de la lumière et de l’obscurité, et qui donnent de nouveaux sens[7] ». Bref, selon moi, pour lutter contre le racisme systémique, il faut notamment se reconnecter avec la violence épistémologique qui tend à effacer les savoirs non hégémoniques, mais il faut aussi former des coalitions entre les différentes minorités qui forment la mosaïque transfrontalière de l’in-between, de l’entre-deux, en écoutant les gens qui appartiennent à différentes communautés à la fois…

S.D.H. – J’aimerais que tu nous parles, de ton point de vue, de la façon dont la migration et le féminisme viennent alimenter la littérature québécoise, en particulier la littérature réalisée par des femmes.

S.D.H. – Plus les expériences représentées dans la littérature sont riches et diversifiées, plus la littérature est socialement utile selon moi. Non pas que je pense que la littérature doit être au service du politique, mais elle peut avoir une portée sociale et politique extrêmement puissante ! Comme le rappelle Pierre Bourdieu, le champ littéraire a longtemps été composé d’une grande majorité d’hommes provenant d’une certaine classe sociale et, malheureusement, la situation n’est pas complètement différente aujourd’hui. Au Québec, la venue massive des femmes à l’écriture dans les années 1960-1970 a provoqué un changement notable, mais un rapport publié par l’UNEQ disait encore tout récemment que « il y aurait corrélation entre le sexe d’une personne et sa disposition à publier, lire, commenter, des textes écrits par des femmes[8] ». Or, les femmes sont à l’origine d’une multitude de recherches formelles inédites en littérature, au Québec comme ailleurs. Si on regarde de plus près le cas du Québec, on se rend compte que, de Louky Bersianik à Olivia Tapiero, en passant par le Théâtre de cuisines et les littératures numériques, les femmes investissent depuis longtemps les créations collectives et les genres hybrides. Cette hybridité, qui nous ramène encore à la question de frontière, est intéressante quand on pense à ce que France Théoret, Nicole Brossard et Suzanne Lamy ont fait dans les années 1970 avec la fiction théorique, par exemple. Quant à l’écriture dite « migrante », il s’agit d’une appellation plus datée et problématique. Plusieurs autrices et auteurs d’origine migrante ont été systématiquement placés dans cette catégorie sans qu’on sache s’iels étaient totalement d’accord avec cette étiquette.

S.D.H. – Et que faire lorsque, comme Régine Robin, on est à la fois une femme et une personne issue de l’immigration ?

S.D.H. – Le roman La Québécoite[9], écrit par cette dernière, a longtemps été lu et étudié à travers le prisme de la « littérature migrante », mais sa portée est évidemment beaucoup plus vaste, notamment quand on l’analyse dans une perspective féministe. Les migrantes et migrants de première ou de deuxième génération portent une multitude de récits issus des différentes expériences et diasporas, et la littérature québécoise a certainement à gagner en choisissant de les intégrer pleinement. Pour cela, il faut repenser les espaces dans lesquels les migrantes et les migrants sont maintenus à l’intérieur et à l’extérieur du champ littéraire. C’est ce que Nicholas Dawson et moi avons tenté de faire avec notre essai récent qui traite des questions de discrimination et de parcours migratoires, mais le chemin est – et sera – sans doute long avant que nos subjectivités résistantes, pour utiliser les mots de Lugones, soient à la hauteur des communautés qui nous portent…


  1. Karine Rosso est autrice (Mon ennemie Nelly, Septentrion, 2019 ; Histoires sans Dieu, de La Grenouillère, 2011), chercheuse, chroniqueuse, syndicaliste, anciennement libraire à la librairie féministe l’Euguélionne de Montréal et nouvellement professeure au Département d’études littéraires de l’UQAM. Salvador David Hernandez est chargé de projet à l’ONG Alternatives et chargé de cours au Département de géographie de l’UQAM.
  2. NDLR. Mestiza (mot espagnol signifiant métisse) désigne une classification ethnoraciale utilisée historiquement en Amérique espagnole et aux Philippines, qui désignait à l’origine une personne d’origine européenne et autochtone d’Amérique combinée, quel que soit son lieu de naissance. Wikipedia.
  3. Nancy Hartsock parle de « feminist stand point ». Dorothy Smith utilise les termes « women’s stand point ». Les deux appellations renvoient à la question du savoir situé. Voir María Puig de la Bellacasa, Politiques féministes et construction des savoirs. « Penser nous devons » !, Paris, L’Harmattan, 2013; María Puig de la Bellacasa, Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, 2014.
  4. Ma traduction de : « a self that is constructed in the interstices of two countries, two national cultures, two geographical areas, two languages and two systems of patriarchal (or male-dominated) oppression ». Aída Hurtado, Intersectional Chicana Feminisms, Tucson, University of Arizona Press, 2020, p. 10.
  5. Le capacitisme fait référence à des attitudes sociétales qui dévalorisent et limitent le potentiel des personnes handicapées.
  6. Maria Lugones, « Vers un féminisme décolonial ». Hypatia, vol. 25, n° 4, 2010, p. 742-759. 
  7. Gloria E. Anzaldúa, Borderlands/La Frontera. The New Mestiza [1987], 4e éd., San Francisco, Aunt Lute Books, 2012.
  8. Charlotte Comtois et Isabelle Boisclair, Quelle place pour les femmes dans le champ littéraire et dans le monde du livre au Québec ?, Montréal, Comité Égalité hommes-femmes de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), 2019. Pour voir le rapport complet : <www.uneq.qc.ca/wp-content/uploads/2019/11/Rapport_Egalite%CC%81-hommes-femmes_novembre2019.pdf>.
  9. Régine Robin, La Québécoite, Montréal, France/Amérique, 1983.

 

Irlande du Nord : derrière la victoire historique du Sinn Féin, la déception des « non-alignés »

10 mai 2022, par CAP-NCS
  Belfast (Irlande du Nord).– Les résultats des élections législatives nord-irlandaises, organisées jeudi 5 mai, ne sont pas encore tout à fait tombés que déjà les deux (…)

 

Belfast (Irlande du Nord).– Les résultats des élections législatives nord-irlandaises, organisées jeudi 5 mai, ne sont pas encore tout à fait tombés que déjà les deux dirigeantes du Sinn Féin font une entrée triomphale, vendredi, dans le centre de dépouillement de Belfast. Les premiers chiffres confirment ce que les sondages annonçaient depuis des semaines : le parti nationaliste, ancienne branche politique de l’IRA et favorable à une réunification de l’île d’Irlande, devient la première formation d’Irlande du Nord. Sa candidate phare, Michelle O’Neill, pourra prétendre au poste de première ministre au sein d’un gouvernement de coalition qui oblige les deux communautés à siéger ensemble.

« Pourtant, quand on regarde le nombre de votes, les choses sont moins spectaculaires qu’elles n’en ont l’air, tempère Colin Coulter, professeur de sociologie à Maynooth University et auteur du livre Northern Ireland a Generation After Good Friday (Manchester University Press, 2021). Le parti a récolté à peine 20 000 voix de plus qu’en 2017. Ce qu’on essaie de nous vendre comme un changement drastique n’en est pas vraiment un. »

Les nationalistes ont principalement profité du fait que, de l’autre côté du spectre politique, les unionistes (pro-Royaume-Uni et majoritairement protestants) ont vu leur vote s’éparpiller entre plusieurs partis. Le DUP, au pouvoir depuis 2007, a perdu une partie de ses électeurs au profit des partisans de la ligne dure regroupés dans le TUV. « En ajoutant leurs voix, on retrouve là aussi les mêmes chiffres que par le passé », reprend Colin Coulter.

À l’annonce des résultats définitifs, les sièges se répartissaient ainsi : 27 pour le Sinn Féin et 25 pour le DUP, sur les 90 de l’Assemblée. Pour Colin Coulter, malgré les gros titres qui parlent de « séisme politique » et de « victoire historique », ces élections « ne représentent pas grand-chose pour une large partie des citoyens »« Les 18-29 ans ne votent pas ou peu aux législatives. Ils se sont déplacés pour voter lors du référendum sur le Brexit en 2016, motivés par la polarisation des opinions, mais ils ne s’intéressent pas au choix des membres de l’Assemblée. » Cette réticence s’explique par un découragement généralisé : « Ils sont déçus de la culture politique nord-irlandaise. »

Une campagne hors sol

Le désintérêt s’explique d’abord par les grands thèmes qui animent les partis, dans lesquels les plus jeunes ne se retrouvent pas. D’un côté, le Sinn Féin motivé par la réunification de l’Irlande, qui ne voit pas d’avenir pour l’Irlande du Nord. De l’autre, le DUP qui n’a eu de cesse de dénoncer le Protocole, cette disposition du Brexit qui impose des contrôles dans la mer d’Irlande. Et chacun joue sur la peur de voir l’autre élu.

Mais ces thèmes ont finalement peu à voir avec les préoccupations des électeurs et électrices. Par exemple, une étude de l’Université Queen’s de Belfast parue le 24 février pointe que seuls 13 % des unionistes sont préoccupés par le Protocole, contre 34 % par l’état du système de santé.

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Ruairi McDonnell, mai 2022. © Photo Juliette Démas

L’idée d’un référendum sur la réunification de l’Irlande ne remporte pas davantage l’adhésion. Ruairi McDonnell, 21 ans, est rentré de Dublin où il étudie l’histoire irlandaise pour distribuer des tracts à Belfast devant le bureau de vote. Il milite pour le parti nationaliste modéré SDLP. « Cela fait quinze ans qu’on a le Sinn Féin et le DUP au pouvoir ; les autres partis sont mis de côté. Mais si les accords de paix de 1998 ont mis fin à la violence, la situation ne s’est pas améliorée. On manque d’emplois et de logements et il y a des gens qui n’ont pas assez d’argent pour nourrir leurs familles. Alors, même si j’aimerais voir une Irlande réunifiée, ce n’est pas en agitant des drapeaux qu’on arrivera à nourrir tout le monde ! Il y a des gens en situation de grande pauvreté ici, qu’est-ce qu’une Irlande réunifiée pourra faire pour eux ? »

Conor Johnston, blogueur nord-irlandais, s’agace lui aussi du décalage entre vie politique et société civile. « Les gens d’ici ont vingt ans d’avance sur le système ! » Il se classe parmi « les autres », celles et ceux qui ne se définissent pas selon les lignes de division ancestrales. Une troisième voie en pleine ascension. « Je suis frustré de voir que les structures politiques ne nous représentent pas. Les élus et les médias ont une tendance au court-termisme et au symbolisme qui ne correspond pas à la réalité : il y a en Irlande du Nord un libéralisme social qui ne se reflète pas dans l’Assemblée. Et pour cause : si un parti lie son opinion sur la frontière nord-irlandaise à sa position socialement conservatrice, les gens n’ont pas d’autre choix que de voter pour l’ensemble. »

Cela a longtemps été la stratégie du DUP, avec ses élus créationnistes ou évangéliques, anti-avortement et contre le mariage pour tous, et qui a pourtant réussi à se maintenir au pouvoir en agitant le spectre du nationalisme. « Pendant des années, ils ont misé sur le sentiment anti-Sinn Féin et pro-Royaume-Uni. Mais leurs électeurs sont-ils vraiment si conservateurs sur les questions sociales ? Je n’en suis pas certain. Il y a dix ans, les gens avaient peur de gâcher leur vote. Désormais, ils voient que les petits partis ont aussi une chance. »

Je ne voterai jamais pour quelqu’un qui est pro-vie, anti-femmes ou anti-gays.

C’est notamment le cas d’Alliance, formation fondée en 1970, qui voit sa place s’accroître depuis une dizaine d’années. Ses élu·es tirent leur épingle du jeu dans cette élection : le groupe passe de cinquième parti de la province à troisième force politique établie (avec 17 sièges, en hausse de 9). Sa particularité : ne pas avoir de position forte sur les questions constitutionnelles et vouloir proposer une alternative au vote motivé par le sectarisme.

Ce discours a convaincu Sara, une Anglaise installée à Belfast. Elle s’est pressée pour aller voter après sa journée de travail dans un café du centre-ville. « J’ai misé sur Alliance car dans ma circonscription, c’est le seul moyen de garder le DUP hors du jeu », explique-t-elle. Elle aurait aussi été tentée par le Green Party, mais le découpage des circonscriptions n’avantage pas les petits candidats. East Belfast, où elle habite, est un bastion unioniste qui regorge d’Union Jacks (le drapeau du Royaume-Uni) et de fresques à la gloire des groupes paramilitaires. Pour la jeune femme aux cheveux rose, queer et bisexuelle, le choix est simple : « Je ne voterai jamais pour quelqu’un qui est pro-vie, anti-femmes ou anti-gays. »

Malgré la montée encourageante de cette troisième voie, Lesley Veronica qui candidatait au sein du Green Party dans la circonscription South Antrim, s’attendait à mieux. Entre deux allers-retours au centre de dépouillement, elle fait part de sa déception : « On voit que les Verts ont fait de bons scores aux élections en Grande-Bretagne, mais pas ici car les gens votent stratégiquement. » Le climat politique la préoccupe. « Quand on voit le nombre d’hommes blancs d’âge moyen qui dominent encore la politique ici, c’est assez déprimant. Trois femmes ont dû faire face à des menaces pendant la campagne, ça montre bien qu’une certaine culture patriarcale et machiste est encore présente. Plutôt que de comprendre que la politique est une affaire de dialogue et de compromis, les décideurs préfèrent adopter des postures. Et les électeurs ont appris à récompenser ce genre de comportement. »

Mais ce qui l’inquiète vraiment, c’est l’incertitude qui pèse sur l’avenir des institutions. Le DUP a prévenu qu’il refuserait de former un gouvernement tant que la question du Protocole nord-irlandais ne serait pas résolue. Un dossier sur lequel Londres et Bruxelles ont la main. Autre frein : le parti qui a toujours critiqué le Sinn Féin aura de la peine à occuper la position de vice-premier ministre aux côtés de cet adversaire de toujours. « Qu’est-ce que cela va signifier pour nous ? À chaque fois que le gouvernement cesse de fonctionner, cela a un impact sur la vie des gens et sur leurs emplois, notamment dans le secteur tertiaire. »

Le DUP a fait tomber l’exécutif en février dernier et ses opposants lui reprochent depuis d’avoir empêché 300 millions de livres de dépenses nécessaires.

Professeure de politique, Lesley Veronica observe elle aussi l’émergence « d’électeurs qui n’ont pas d’avis particulièrement tranché sur les questions constitutionnelles ». Ayant grandi au sein de la communauté unioniste et protestante avant de déménager dans les quartiers républicains du nord de Belfast, les questions identitaires lui semblent « finalement pas importantes ».

« L’antagonisme politique fait qu’on a davantage de respect pour les extrêmes que pour ceux qui ne savent pas comment ils voteraient si un référendum sur la réunification venait à se présenter. Mais ces derniers sont de plus en plus nombreux. Je le vois parmi mes élèves : il y a quinze ans, très peu d’entre eux votaient. Maintenant, ils donnent leurs voix aux Verts et à Alliance. » Elle reste donc optimiste : « Les choses changent, mais ça prend très, très longtemps. »

 

 

Les démocrates utilisent le droit à l’avortement pour collecter des fonds – mais ne se battent pas pour protéger ces droits‎

10 mai 2022, par CAP-NCS
‎Le projet de décision de la Cour suprême infirmant ‎‎l’arrêt Roe c. Wade ‎‎est une atteinte à ‎‎l’autonomie corporelle‎‎ ‎‎ de la moitié de la population. C’est aussi une (…)

‎Le projet de décision de la Cour suprême infirmant ‎‎l’arrêt Roe c. Wade ‎‎est une atteinte à ‎‎l’autonomie corporelle‎‎ ‎‎ de la moitié de la population. C’est aussi une attaque contre la démocratie. Les Américains soutiennent le maintien de ‎‎Roe‎‎ par une marge de deux contre un. Moins de 8% veulent que l’avortement soit illégal en toutes circonstances – ce qu’il deviendra rapidement dans plusieurs États dès que ‎‎Roe‎‎ sera parti. Quelles que soient les intentions de l’auteur anonyme de la fuite, quiconque met en lumière ce que font des acteurs puissants dans les coulisses rend un service public.‎

‎Maintenant que nous savons ce que la cour prévoit, la prochaine question est de savoir ce que les démocrates vont faire de cette information. Jusqu’à présent, tout ce qui semble être en préparation est un vote symbolique destiné à mettre tout le monde d’accord et à préparer le terrain pour faire du droit à l’avortement un enjeu des élections de mi-mandat.

‎ C’est pathétique. Les démocrates veulent se poser en défenseurs de la démocratie et de l’égalité des sexes. Mais tant qu’ils continueront à choyer les réactionnaires anti-choix au sein de leur parti, cette rhétorique est une mauvaise blague. Un parti qui se soucie réellement de ces choses mènerait une guerre totale pour mettre fin au flibuster et codifier Roe dans la loi..‎

‎La question de la démocratie‎

‎De nombreux commentateurs ont suggéré qu’il n’est pas logique de dire que l’annulation de ‎‎Roe‎‎ par la Cour suprême est un symptôme d’un manque de démocratie. Après tout, la décision initiale de la Cour a invalidé les lois anti-avortement adoptées par les législatures des États, et comme le dit le juge Samuel Alito dans le projet qui a été divulgué, cette nouvelle décision renvoie simplement la question « aux représentants du peuple ».‎

‎Bien que cet argument soit superficiellement plausible, il s’effondre lorsque nous prenons en compte le contexte plus large de la décision de la Cour suprême. La grande majorité des Américains veulent que l’avortement soit légal au moins dans la plupart des circonstances. Le principal obstacle à la législation fédérale pour garantir ce résultat est un deuxième aspect ‎‎profondément antidémocratique‎‎ des arrangements actuels de l’Amérique : l’obstruction.‎

‎Dans des endroits comme mon État d’origine, le Michigan, qui a ‎‎voté‎‎ pour des candidats pro-choix dans sept des huit dernières élections présidentielles (Bill Clinton deux fois, Al Gore, John Kerry, Barack Obama deux fois et Joe Biden) et qui a actuellement un gouverneur pro-choix (Gretchen Whitmer), l’effet automatique du renversement de Roe sera le rétablissement ‎‎d’une‎‎ ‎‎loi anti-avortement‎‎ draconienne adoptée en 1931. À moins que la loi ne soit invalidée par la Cour suprême de l’État, l’avortement sera illégal même en cas de viol et d’inceste.‎

‎Je ‎‎suis tout à fait d’accord pour dire‎‎ que la Cour suprême a beaucoup trop de pouvoir dans le système américain. Le « contrôle judiciaire de forme forte », en vertu duquel les hautes cours peuvent simplement annuler des lois, n’existe pas dans la plupart des démocraties parlementaires. Beaucoup ont une certaine forme de « contrôle judiciaire faible », en vertu de laquelle les hautes cours peuvent émettre des recommandations sur la constitutionnalité des lois. Dans certains cas, les parlements doivent ensuite tenir un deuxième vote pour annuler la décision de la Cour.‎

‎Cela n’a pas empêché les droits fondamentaux d’être protégés dans de telles démocraties. En Irlande, par exemple, l’avortement a été ‎‎légalisé‎‎ par un référendum populaire en 2018. Dans ce qui a longtemps été une nation profondément conservatrice sur le plan culturel, les deux tiers du public ont voté pour annuler l’interdiction de l’avortement dans le pays.‎

‎Malheureusement, dans le système américain, nous ne pouvons pas simplement organiser un référendum national pour garantir de tels droits. Et dans ce contexte, un panel de juges non élus avec un mandat à vie renversant une garantie extrêmement populaire des droits humains fondamentaux est une gigantesque perte nette pour la démocratie.‎

‎Les démocrates ont échappé le ballon

‎Le droit de contrôler ce qui se passe à l’intérieur de son propre corps est essentiel à la dignité humaine. C’est pourquoi nous n’imposons pas légalement les dons d’organes. Bien sûr, comme nous, socialistes démocrates, le soulignons toujours, si quelque chose est un ‎‎droit‎‎, il ne peut pas aussi être une marchandise.‎

‎Nous voulons promulguer ‎‎une véritable‎‎ liberté en ce qui concerne la reproduction non seulement en maintenant l’avortement légal, mais en éliminant toutes les pressions financières qui limitent les décisions des femmes dans un sens ou dans l’autre. Cela pourrait être fait avec une combinaison de rendre l’avortement gratuit sur demande dans le cadre de Medicare for All, de fournir des garderies universelles et de reconstruire le mouvement syndical afin que les parents puissent gagner suffisamment d’argent pour soutenir leurs familles s’ils choisissent d’en avoir.‎

‎Personne ne s’attend à ce que les démocrates traditionnels soutiennent cette vision. De même, il n’est pas surprenant de voir Biden faire des gestes d’éclat en soutien au mouvement syndical en même temps qu’il rompt sa promesse électorale de refuser des contrats gouvernementaux à des organismes antisyndicaux. C’est exactement le genre de chose ‎‎que font‎‎ les démocrates.‎

‎Mais leur incapacité à agir de manière significative pour empêcher la criminalisation pure et simple de l’avortement dans les vastes régions des États-Unis porte leur hypocrisie à un autre niveau. C’est le genre de choses dont ils sont censés se soucier.

‎Les démocrates ont beaucoup d’excuses pour ne pas faire un effort sérieux pour codifier ‎‎Roe‎‎ dans la loi. Leur majorité au Sénat est mince avec cinquante démocrates, cinquante républicains et la vice-présidente Kamala Harris comme bris d’égalité. Et seulement quarante-huit des cinquante démocrates sont même nominalement pro-choix. Joe Machin est ‎‎carrément anti-avortement‎‎, et Bob Casey semble tenir une version légèrement ‎‎plus ambiguë‎‎ de la même position. Kyrsten Sinema, de l’Arizona, est pro-choix, mais trop pro-filibuster pour que cela compte.‎

‎Mais voici quelques points à garder à l’esprit avant de leur donner un laissez-passer pour leur incapacité à protéger les droits fondamentaux:‎

‎Premièrement, la majorité démocrate au Sénat a fluctué entre cinquante-huit et soixante au cours des deux premières années de la présidence de Barack Obama. À aucun moment de cette période, les démocrates n’ont même ‎‎essayé de ‎‎codifier ‎‎Roe‎‎ dans la loi.‎

‎Ignoraient-ils que la Cour suprême pourrait éventuellement rendre le genre de décision qui vient d’être dévoilée ?‎‎ À peine. Ils ont crié à tue-tête à propos de ce danger pendant tous les cycles électoraux présidentiels de ma vie. C’est un excellent moyen d’amener la base démocrate à venir voter.‎

‎Deuxièmement, l’effort actuel est à peine qualifié de « tiède ». Deux républicaines pro-choix, Lisa Murkowski et Susan Collins, ne soutiendront pas le projet de loi actuel, mais soutiendraient une version plus faible qui ajoute quelques exceptions (codifiant principalement les restrictions à l’avortement déjà en place). Pourquoi la direction démocrate ne présente-t-elle pas ‎‎cette‎‎ version ?‎

‎Ils peuvent prétendre que la raison en est qu’ils sont trop attachés à des principes pour accepter quelque compromis que ce soit sur une question aussi importante, mais cela ne passe pas le test du ridicule. Ce sont les ‎‎démocrates‎‎ dont nous parlons. Ils sont capables de faire des compromis trois fois avant le petit-déjeuner. La simple vérité est qu’ils ne veulent pas brouiller les cartes avec un projet de loi bipartite plus faible parce qu’ils ne ‎‎pensent‎‎ même pas en termes de stratégie pour faire pression sur les démocrates pro-filibuster et faire adopter quelque chose. Le but de l’exercice est de faire en sorte que tout le monde ait enregistré leur position afin qu’ils puissent se présenter sur le sujet lors des élections de mi-mandat.

‎Peut-être que rien de ce qu’ils pourraient faire pour exercer des pressions ne fonctionnerait de toute façon. Joe Manchin a éliminé son dernier challenger à la primaire sans transpirer, et Kyrsten Sinema envisage peut-être déjà sa probable carrière post-sénatoriale en tant que lobbyiste. Pour autant que nous sachions, il pourrait y avoir une douzaine d’autres démocrates au Sénat aussi déterminés à maintenir l’horrible obstruction antidémocratique, et ils sont tous heureux de garder la tête baissée et de laisser Manchin et Sinema supporter la pression.‎

‎Mais la ‎‎raison pour‎‎ laquelle nous ne savons pas si tout cela est vrai, c’est que les démocrates n’ont même pas fait semblant de jouer dur avec ces gens. Joe Biden sillonne-t-il le pays pour faire campagne pour des challengers aux primaires afin de déloger les démocrates anti-choix ou pro-filibuster ? ‎‎Des‎‎ leviers de pression politique visibles publiquement ont-ils été utilisés contre ces récalcitrants ?‎

‎Bien sûr que non.

‎En fait, ‎‎deux jours‎‎ après la fuite du projet d’avis, le whip de la majorité à la Chambre, Jim Clyburn, « ‎‎a organisé‎‎ un rassemblement pour obtenir le vote pour le dernier membre restant du parti à s’opposer au droit à l’avortement, le représentant Henry Cuellar, D-Texas ». Nancy Pelosi a également soutenu Cuellar et a refusé d’annuler cette approbation même après qu’elle et le chef de la majorité au Sénat, Chuck Schumer, aient publié une déclaration commune qualifiant le projet d’avis renversant ‎‎Roe‎‎ d’« abomination ».‎

‎Les élections générales au Texas n’ont pas encore commencé. Pelosi et Clyburn soutiennent Cuellar non pas contre un républicain tout aussi anti-choix, mais contre une challenger primaire soutenue par Bernie Sanders, ‎‎Jessica Cisneros‎‎, qui est bien sûr ‎‎pro-choix‎‎.‎

‎Si les dirigeants démocrates partaient en guerre contre les réactionnaires qui s’opposent à la codification législative de la volonté du public sur le droit à l’avortement, cela pourrait mal se terminer. Peut-être qu’ils perdraient leur majorité. Peut-être que Joe Manchin, par exemple, changerait de parti et serait réélu républicain.‎

‎Mais si vous appelez quelque chose une « abomination » et que vous le pensez, vous devriez être prêt à prendre de vrais risques politiques pour l’arrêter. Nous ne parlons pas d’un projet de loi visant à ajuster le taux marginal d’imposition supérieur d’un point de pourcentage ou deux. Nous parlons d’États à travers le pays qui forcent légalement les femmes enceintes à rester enceintes et mettent des personnes en prison pour avoir pris les « mauvaises » décisions médicales personnelles.‎

‎ C’est l’heure de passer à l’action ou de se taire. Si vous vous considérez suffisamment cette question pour collecter des fonds et émettre des déclarations percutantes et l’utiliser pour gagner le vote aux élections de mi-mandat, mais pas suffisamment pour prendre les positions nécessaires pour la défaire, il ne faudra pas blâmer ceux qui se demanderont si vous vous en fichez.

Traduction NCS

Il y a un demi-siècle

9 mai 2022, par CAP-NCS
Les années 1970 ont été décrites dans toute l’Europe comme une “décennie très turbulente”, tant sur le plan social que politique. En Espagne également : cela a commencé avec le (…)

Les années 1970 ont été décrites dans toute l’Europe comme une “décennie très turbulente”, tant sur le plan social que politique. En Espagne également : cela a commencé avec le procès de Burgos, lorsque Franco voulait éliminer 16 militants basques et a fini par générer des mobilisations sociales jamais vues auparavant, tant dans tout le Pays basque que dans toute l’Espagne et l’Europe, parvenant à empêcher la tentative d’assassinat de six d’entre eux…

De ces mobilisations est née une grande impulsion des luttes populaires et ouvrières contre le franquisme – qui avaient déjà été annoncées depuis le milieu de la décennie précédente… – de nombreux mouvements d’opposition organisés sont nés et les forces répressives franquistes ont commencé à agir: en 1972, ils ont assassiné à El Ferrol les travailleurs Amador Rey et Daniel Niebla; en 1973, les ouvriers de la construction Antonio Huertas Remigio, Cristóbal Ibáñez Encinas et Manuel Sánchez … Luis Carrero Blanco s’envole entre les mains de l’ETA… En 1974, le militant Salvador Puig Antich a été exécuté à Barcelone … A Hondarribia (Gipuzkoa) les militants José Luis Mondragón Elorza et Xabier Mendez Villaba sont tués… En 1975, malgré les fortes mobilisations contre les conseils de guerre qu’ils ont subis, cinq militants anti-franquistes ont été assassinés à Madrid : Txiki Paredes Manot, Angel Otaegi, José Humberto Baena, José Luis Sanchez Bravo, et Ramón García Sanz… La même année, Iñaki Etxabe Orobengoa est assassiné à Kanpazar (Arrasate) et Germán Agirre Irasuegi, chauffeur de taxi, à Legutio (Biscaye). Aussi à Gernika à Jesús Maria Markiegi Aiastui et Iñaki Garai et Blanca Saralegi… En novembre, Franco meurt, mais le franquisme intronise rapidement son successeur, l’actuel « émérite »…

En 1976, Fraga Iribarne et Cia. ont massacré les travailleurs à Gasteiz le 3 mars, assassinant Pedro María Martínez, Francisco Aznar, Romualdo Barroso, José Castillo et Bienvenido Pereda, et en blessant des centaines; Juan Gabriel Rodrigo à Tarragone et Vicente Antón à Basauri sont assassinés respectivement les 6 et 8 mars, lors de manifestations de solidarité avec Gasteiz… Le 29 avril, des prisonniers politiques s’évadèrent de la prison de Ségovie, mais seuls quatre d’entre eux atteignent leur objectif, les autres étant capturés par la garde civile dans les montagnes navarraises, tuant Oriol Solé Sugranyes… Toujours en mai, des « forces incontrôlées » ont tué deux militants carlistes, Ricardo García Pellejero et Aniano Jiménez Santos, à Montejurra…

Ils ne sont tous qu’une partie des 28 manifestants et militants morts cette année-là aux mains de la répression franquiste dans tout l’État : Madrid, l’Andalousie, la Catalogne, Valence, les îles Canaries et Euskal Herria ont contribué au reste.

Et 1977 est arrivé. Si déjà les années précédentes de cette septième décennie du XXe siècle marquaient le début d’une reconfiguration du régime franquiste et de la négociation d’une transition « pacifique », le franquisme a été autorisé à continuer d’agir, et 1977 a continué avec cette empreinte, l’augmentant de manière brutale, avec 31 meurtres dans tout l’État :

En janvier, Arturo Ruiz a été assassiné à Madrid lors d’une manifestation, et ce jour-là, Mari Luz Najera Julián est morte dans les manifestations contre la mort d’Arturo. José Vicente Carabany meurt également à Valence dans une autre manifestation anti-répressive. Et à Sestao (Biscaye), Juan Manuel Iglesias Sánchez, 15 ans, meurt en tentant de fuir la police lors d’une manifestation pro-amnistie. Le 24 janvier, cinq avocats du travail ont été assassinés dans leur bureau de Madrid : Enrique Valdelvira Ibáñez, Luis Javier Benavides Orgaz, Francisco Javier Sauquillo, Serafín Holgado et Ángel Rodríguez Leal.

  • En février, Pancho Egea a été assassiné à Carthagène (Murcie) par balles lors d’une manifestation syndicale.
  • En mars, Angel Valentín Perez meurt à Barcelone, assassiné par des extrémistes de droite lors d’une manifestation. Les militants Sebastián Goikoetxea et Nicolás Mendizabal meurent à Gipuzkoa à un barrage routier. Quelques jours plus tard, José Luís Aristizabal Lasa est mort lors d’une manifestation anti-répressive à Donostia. À la fin du mois, Isidro Susperregi Aldako est également mort à Donostia lors d’une autre manifestation.
  • La Semaine pro-amnistie qui s’est tenue à Euskal Herria du 12 au 17 mai a été brutale : Rafael Gómez Jauregi, Clemente del Caño et Gregorio Maritxalar Aiestaran ont été assassinés à Rentería ; José Luis Cano Pérez et Luis Santamaría Mikelena à Iruña; Manuel Fuentes Mesa à Ortuella; Francisco Javier Núñez Fernández à Bilbao. Sept morts par la répression franquiste en cinq jours.
  • En juin, après avoir libéré tous les prisonniers politiques au cours des deux mois précédents, les premières élections démocratiques ont eu lieu, mais l’année 77 s’est poursuivie avec une série d’assassinats de la police et de la garde civile: Francisco Rodríguez Ledesma en juillet, à El Cerro del Águila (Séville); Carlos Gustavo Frecher Solana et Juan Peñalver Sandoval en septembre, à Barcelone; en octobre, Miquel Grau à Alicante, David Salvador à Andoain (Gipuzkoa) et Gonzalo Pequeño à Lutxana (Biscaye); en novembre Fermín María Gómez Mata, à Bilbao; en décembre Manuel José García Caparrós à Malaga et Jesús Fernández Trujillo à Tenerife…

Et la décennie s’est terminée par 26 autres meurtres de manifestants et de militants anti-franquistes en 1978 et 1979: Agustín Rueda et Andrés Fraguas, à Madrid; Francisco Rodríguez Ledesma et Manuel Medina, à Séville; Gustavo Adolfo Muñoz à Barcelone; Elvira Parcelo Rodríguez à Vigo; José Luis Escribano à Soria; Germán Rodríguez à Iruña; Joseba Barandiaran à Donostia; Efren Torres Abrisketa à Arrigorriaga; Martin Merkelanz à Irun; José Emilio Fernández Pérez à Elorrio (Biscaye); Jokin Pérez de Viñaspre et Xefe Sarasola Arregi à Iruña, David Alvarez Peña à Basurto (Biscaye); Alberto García et Jesús Mari Arrazola à Gernika, Felipe Carro à Sestao; Fermín Arratibel Bikuña à Ataun (Gipuzkoa); Agurtzane Arregi à Donibane-Lohitzune (Lapurdi); Ricardo Gomez Goikoetxea à Bilbao; José Maria Iturrioz Garmendia, Roberto Aranburu Uribarren et Emilia Larrea Sáez de Adacia à Arrasate; et José Miguel Ordeñana à Angelu (Baiona).

Tous ces crimes du franquisme dans les années 70 ont marqué les fortes convulsions sociales et politiques qui ont conduit au régime politique actuel. Au-delà des considérations que l’on peut faire sur les responsabilités politiques de certains des partis qui ont été légalisés au milieu de cette décennie, le fait est que le franquisme, bien que fortement remis en cause socialement et internationalement est parvenu à consolider ses pouvoirs par le biais d’une Transition qui lui a permis d’établir son impunité pour tout ce qui s’était passé depuis le soulèvement de 1936, par le biais de la Loi du Point final (Ley de Punto Final, appelée à tort Loi d’Amnistie) d’octobre 1977.

Et pour cela, Rodolfo Martín Villa a joué un rôle fondamental en tant que « matraque de la Transition ». Au cours de son mandat, de 1976 à 1979, 89 meurtres ont été commis par les forces répressives (en uniforme et également camouflées sous divers noms…) dans tout l’État espagnol. Parmi ceux-ci, 59 à Euskal Herria. Et parmi ceux-ci, sept en seulement cinq jours, pendant la semaine pro-amnistie de mai 1977, comme nous l’avons détaillé ci-dessus.

Nous venons de définir la réalité des crimes de Franco qui se sont produits dans ces années-là. Nous sommes déjà à un demi-siècle de cette décennie. Cela fait 45 ans depuis ce mois de mai sanglant, et aujourd’hui, en mai 2022, nous voulons nous souvenir des sept personnes qui sont tombées au cours de ces cinq jours. La justice, avec des majuscules, est en retard, très tard… bien que les crimes systémiques, contre l’humanité tels que ceux du régime franquiste, soient imprescriptibles, comme l’ont confirmé à maintes reprises les Rapporteurs spéciaux pour l’Espagne de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies.

Pour cette raison, Martín Villa continue d’être inculpé par le juge Servini pour certains de ces crimes. Bien que les puissants médias qui soutiennent le système actuel d’impunité aient déformé l’information, en annonçant que la Chambre argentine a obligé Servini à annuler son acte d’accusation, la vérité est que la Chambre a seulement demandé au juge plus d’informations sur les crimes reprochés. Son acte d’accusation est, pour l’instant, gelé ; mais Martin Villa continue d’être accusé de douze crimes et fait l’objet d’une enquête pour cinq autres, tandis que le juge a ouvert d’autres procédures d’enquête dans différents bureaux de procureurs territoriaux espagnols afin de recueillir davantage d’informations et de détails.

Lorsque la Vérité émerge avec autant de force qu’elle le fait dans tous les cas détaillés ci-dessus, on ne peut qu’exiger de la Justice, si elle appartient à un État de droit pleinement démocratique, qu’elle agisse très fermement. Parce que le fait même de devoir continuer à dénoncer ces crimes et à réclamer justice et dignité pour toutes les victimes du franquisme est, en soi, une démonstration palpable d’une démocratie très faible et lâche.

Cette demande de justice est le meilleur hommage que nous puissions rendre à tous ceux et celles qui se sont battuEs pour les pleines libertés d’Euskal Herria et du reste des peuples de l’État espagnol.

Traduction NCS

 

 

Luttes contemporaines pour la décolonisation/libération

9 mai 2022, par CAP-NCS
Cet article se propose de discuter de la nécessité de poursuivre les luttes de décolonisation/libération des pays du Sud. Après l’indépendance juridico-politique des peuples (…)

Cet article se propose de discuter de la nécessité de poursuivre les luttes de décolonisation/libération des pays du Sud. Après l’indépendance juridico-politique des peuples réduits en esclavage, la fin du colonialisme classique au XXe siècle, il n’est pas toujours évident de prendre en compte la continuité historique des relations coloniales de pouvoir. La rationalité capitaliste moderne demeure le récit dominant. On est à l’ère de la démocratie moderne et des droits humains, dit-on. Or, si l’on observe bien la réalité du monde, les relations entre pays du Nord et pays du Sud, les rapports de domination, d’exploitation et de discrimination existant à l’intérieur des sociétés dites postcoloniales, l’extrême fossé en matière d’inégalités de toutes sortes, on comprendra que l’on est loin d’un monde dépourvu de relations coloniales. En d’autres termes, contrairement aux discours qui créent des illusions démocratiques, le monde, notamment les pays du Sud, connait encore des situations coloniales. Dans le contexte actuel, la poursuite des luttes de décolonisation/libération est une nécessité. C’est pourquoi la modernité capitaliste est interrogée et radicalement critiquée par certains penseurs. Car « la compréhension du monde dépasse de loin la compréhension occidentale du monde[2] ». Comme l’a bien souligné Achille Mbembe, « la déconstruction véritable du monde de notre temps commence par la pleine reconnaissance du statut forcément provincial de nos discours et du caractère nécessairement régional de nos concepts – et donc par une critique de toute forme d’universalisme abstrait[3] ». Mes propos sont donc inscrits dans une telle perspective, car comme universitaire militant, je me préoccupe sans cesse de la contribution de mes réflexions, productions et actions dans les luttes anticapitalistes pour la construction d’autres voies. Ainsi, je vais mettre en évidence le colonialisme classique comme fondement de la construction du capitalisme. Puis, j’aborde la colonialité en tant que face obscure de la modernité. Je m’attache enfin à discuter de la construction d’autres mondes à travers le processus de libération/décolonisation des pays du Sud.

Le colonialisme classique : moteur de la construction du capitalisme

L’envahissement des Caraïbes par Christophe Colomb, en 1492, marque un tournant décisif dans le processus de définition/classification/hiérarchisation du monde. Cet évènement, ainsi que la mainmise des Anglais sur la Dominique en 1763, caractérisent respectivement le début et la fin de la destruction d’une région que les aborigènes construisaient[4] selon leur propre vision du monde et de la nature. C’est le début du colonialisme. Le système colonial esclavagiste imposé par l’Europe n’a épargné presque aucun coin du monde : l’Afrique, les Amériques et l’Asie. La traite négrière est une composante importante de cet ordre colonial, elle constitue la pierre angulaire de la construction de ce système. En ce sens, Walter Mignolo écrit : « L’émergence du commerce transatlantique triangulaire a constitué en même temps la modernité, le capitalisme et la colonialité[5] ». Dès le début, ce système colonial esclavagiste, moteur de la construction du capitalisme, a entrainé des conséquences irréversibles dans le monde. Dans les Amériques, la main-d’œuvre servile d’origine africaine, exploitée à des fins de rentabilité dans un régime de plantation, a provoqué la destruction des forêts et des arbres, et a installé la monoculture de la canne à sucre dans les espaces détruits. En plus d’être un dispositif économique, la plantation était la scène d’un autre commencement où la vie était régie par un principe de racialisation – race comme marqueur de classification sociale et de hiérarchisation[6]. Noam Chomsky explique que « la conquête du Nouveau Monde déclencha deux énormes cataclysmes démographiques, sans précédent dans l’Histoire : la quasi-destruction de la population indigène de l’hémisphère occidental et la dévastation de l’Afrique où la traite des Noirs se développa rapidement pour répondre aux besoins des conquérants, le continent lui-même était assujetti. Une grande partie d’Asie subit également “des malheurs épouvantables”[7] ». Toutefois, non seulement les personnes mises en esclavage n’acceptaient pas leur sort, elles résistaient et luttaient contre ce système inhumain.

Dans les Caraïbes, les Africaines et les Africains kidnappés et mis en esclavage à Saint-Domingue ont lancé le cri de la libération et de la décolonisation. En 1791 se déclencha un mouvement qui aboutit à la plus grande révolution de l’histoire de la modernité coloniale. Caractérisant la révolution haïtienne comme antiraciste, anticolonialiste et anti-esclavagiste, le sociologue Laënnec Hurbon explique que « la révolution haïtienne va bousculer toutes ces idées de type raciste et ouvrira pour la première fois une nouvelle époque de l’histoire pour l’ensemble des peuples non occidentaux, dont ceux qui ont été placés en esclavage, ou sous domination coloniale[8] ». Cette révolution constitue donc une source pertinente pour le processus de la décolonisation et le renforcement des utopies alternatives au capitalisme. Les puissances coloniales européennes la considéraient d’ailleurs comme une grande menace, puisque le système colonial esclavagiste était encore dominant. Elles craignaient que cet exemple annonce la libération dans toutes les autres colonies. C’est ainsi que Laënnec Hurbon affirme que « ce fut une véritable révolution, mais elle n’a pas été perçue comme telle dans l’historiographie française et européenne. Bien plus, elle a été systématiquement banalisée[9] ». Il y a eu aussi l’indépendance étatsunienne de 1776, mais celle-ci n’a pas mis fin à l’esclavage. Ainsi, Achille Mbembe parle des États-Unis comme d’une démocratie à esclavage : « La démocratie à esclaves se caractérise donc par sa bifurcation. En son sein coexistent deux ordres – une communauté des semblables régie, du moins théoriquement, par la loi de l’égalité et une catégorie de non-semblables, ou encore de sans-parts elle aussi instituée par la loi. A priori, les sans-parts n’ont aucun droit à avoir des droits. Ils sont régis par la loi de l’inégalité. Cette inégalité et la loi qui l’institue et en est le socle sont fondées sur le préjugé de race[10] ». Si d’autres pays de la région se sont plus tard libérés du joug colonial esclavagiste, en Afrique, le colonialisme a survécu jusqu’à la première moitié du XXe siècle.

Le continent africain a été la source de production et de reproduction du système esclavagiste pendant longtemps (XVe-XIXe siècle). Les puissances colonialistes en ont fait un espace de production de force de travail pour alimenter l’esclavagisme dans les Caraïbes. Il était pourvoyeur de main-d’œuvre à travers la traite transatlantique, le commerce triangulaire qui constituait, selon Nicolas Sersiron, un triple extractivisme : « la déportation de dizaines de millions d’Africains arrachés à leur famille et à leur pays, vendus et transportés en Amérique par les Européens dans des conditions inhumaines […], l’exploitation du travail forcé des esclaves […] et l’exportation vers l’Europe de ces produits, sans payer la moindre compensation aux pays et aux peuples colonisés ni en assumer les dégâts environnementaux[11] ». L’Afrique a été également un territoire colonial divisé entre les puissances colonialistes esclavagistes, dont le Portugal, le Royaume-Uni, la France et l’Espagne. La torture a été un des instruments de déshumanisation des personnes mises en esclavage. Ainsi, « dans cette horrible histoire, la torture sadique a joué un rôle crucial. Elle explique comment il se fait que la productivité augmentât plus vite dans les champs de coton [du sud des États-Unis] que dans les usines[12] ». La déshumanisation a été justifiée par une logique raciale et raciste. Selon Achille Mbembe[13], la race était le principal critère de classification sociale et de hiérarchisation.

En fait, le système colonial n’a pas seulement constitué un dispositif d’exploitation et de pillage, il a également causé des génocides, des ethnocides et des épistémicides[14]. En d’autres termes, les envahissements européens, euro-nord-américains dirait-on aujourd’hui, ont commis des crimes de sang et détruit des civilisations entières. Comme le souligne Jean Casimir, c’est par cette voie que l’exploitation et l’asservissement des territoires du Sud ont été possibles : « Elles [les métropoles] bloquent, dans la mesure du possible, toute expression de culture originale. Elles essayent d’éliminer ou de banaliser toute connaissance et toutes valeurs reçues des ancêtres ainsi que celle que la population élabore en toute autonomie[15] ». Le système colonial est donc juridico-politique, économique, culturel et épistémique.

Du glissement à la colonialité

Le terme colonialité signifie que, malgré la décolonisation juridico-politique des pays anciennement colonisés, il existe encore aujourd’hui une continuité historique des relations coloniales de pouvoir qui s’expriment d’une part sur le plan interne dans les rapports entre classes sociales et entre l’État et le peuple ; d’autre part dans les rapports des pays du Sud avec les puissances capitalistes impérialistes. Le sociologue décolonial Ramón Grosfoguel la définit comme « la continuité des formes de domination et d’exploitation après la disparition des administrations coloniales produites par les structures et les cultures hégémoniques du système-monde capitaliste/patriarcal/moderne/colonial[16] ». Après la Seconde « Guerre mondiale » et durant la vague de décolonisation amorcée en Afrique dans la première moitié du XXe siècle, le discours colonial s’est transformé en un discours « développementiste ». Autrement dit, le « développementisme » devient le nouveau discours colonial. Il s’agit aussi d’un concept élaboré dans le contexte de la montée de l’État-providence dans le Nord comme dans le Sud avec chacun leur spécificité. D’où les politiques et les programmes de développement des institutions internationales dans les pays du Sud anciennement colonisés et les politiques publiques des États afin de garantir à leur population un accès minimal à des services sociaux de base. Le sociologue Quijano nous dit que « le développement était […] le terme clé d’un discours politique associé à un projet vague de déconcentration et de redistribution relatives au contrôle du capital industriel, dans la nouvelle géographie qui prenait forme dans le capitalisme mondial colonial-moderne, à la fin de la Seconde Guerre mondiale[17] ». Dans un entretien accordé à l’agence de presse espagnole EFE en 2019, le philosophe sénégalais Felwine Sarr affirme que cette idée de développement veut dire « faire comme les sociétés occidentales » et qu’elle signifie toujours piller les ressources, produire et avoir des répercussions négatives sur le climat et l’écologie. Il renchérit en disant : « L’Afrique donne plus au monde qu’il ne reçoit. […] Lorsqu’on observe les flux financiers, les milliards de dollars qui sortent de l’Afrique sont plus importants que ceux qui entrent[18] ». On constate donc que ces programmes de développement ne réduisent pas vraiment les inégalités sociales dans les sociétés appauvries et dépendantes. Par ailleurs, l’hégémonie capitaliste dans un « monde unipolaire » et l’imposition des politiques néolibérales ont mené à l’abandon de la stratégie de l’État-providence qui créait une certaine illusion d’accès aux biens et services. Par ce processus de démantèlement de  l’État-providence, le néolibéralisme a entrainé une radicalisation idéologique du capital, notamment dans le Sud. Le Chili a été un des premiers pays à l’expérimenter après le coup d’État sanglant et meurtrier du 11 septembre 1973 contre le gouvernement socialiste de Salvador Allende. L’imposition des politiques néolibérales dans les périphéries a constitué une matérialisation idéologique parmi les plus puissantes du développementisme. Ce dernier s’appuie souvent sur des mégaprojets extractivistes (miniers, agricoles, touristiques, industriels…) qui ne produisent qu’accaparement des terres paysannes et autochtones, dépossession, déplacement, appauvrissement des sociétés concernées et destruction écologique au profit des oligarchies transnationales et nationales. Dans ce cadre, la dette devient le nouvel outil des puissances capitalistes impérialistes pour assurer leur domination coloniale sur les pays du Sud. Haïti en a été victime depuis 1825 à cause de la rançon de 150 millions de francs-or imposée par la France. Comme je l’ai déjà expliqué en citant Jean Ziegler, « l’époque de la domination par la dette fait suite, sans transition, à l’époque coloniale. La violence subtile de la dette s’est substituée à la brutalité visible du pouvoir métropolitain[19] ».

Les puissances capitalistes impérialistes ont contraint les États du Sud à respecter ce que Naomi Klein appelle la trinité néolibérale : privatisation, dérèglementation et réduction draconienne des dépenses publiques dans les services sociaux. Les réalités sociales et économiques des pays victimes de ces politiques témoignent de leurs impacts dévastateurs sur les populations. La dictature de Pinochet qui appliquait fidèlement les diktats néolibéraux de l’École de Chicago a fait s’effondrer le système socioéconomique du Chili. En 1974, l’inflation grimpa jusqu’à 375 %, le taux le plus élevé au monde ; en 10 ans (1973-1983), le secteur industriel a perdu 177 000 emplois ; l’économie chilienne a régressé de 15 % et le taux de chômage qui n’était que 3 % sous Allende est passé à 20 % ; 74 % des revenus d’une famille chilienne étaient destinés à l’achat du pain alors que sous Allende le lait, le pain et les tickets de transport en commun représentaient seulement 17 % du salaire d’un employé du secteur public[20].

On peut citer deux autres cas qui illustrent la face sombre de la modernité capitaliste néolibérale en Afrique. Au Niger, l’uranium de la ville d’Arlit, et bientôt d’Imouraren, « fait tourner 40 % des centrales nucléaires françaises depuis plus de 30 ans et fournit l’électricité la moins chère du monde. […] Le PIB du Niger, ce pays du Sahel de 17 millions d’habitants, n’est que de 5,5 milliards de dollars, à peine supérieur au bénéfice d’EDF [Électricité de France] en 2013. Son indice de développement humain par habitant le classe à la dernière place des 186 pays à égalité avec la République démocratique du Congo. Les famines y sont fréquentes. […] L’Éthiopie, pays de la corne de l’Afrique dans lequel sévit la famine, a déjà cédé plusieurs centaines de milliers d’hectares pour alimenter des voitures et du bétail étranger ou fournir des fleurs aux amoureux des pays industrialisés[21] ».

Le cas d’Haïti est aussi emblématique. L’application des politiques néolibérales dans les années 1980 et 1990 y a amené la privatisation des principales entreprises publiques et a renforcé le chômage. Les dépenses publiques en matière de services sociaux diminuent alors que le service de la dette augmente. Ainsi, selon le ministère de l’Économie et des Finances d’Haïti, le portefeuille alloué à la santé est passé de 7,37 % du budget en 2001-2002 à 4,84 % en 2008-2009 tandis que l’intérêt de la dette est passé de 2,27 % à 13,61 %. Cette tendance se poursuit encore aujourd’hui. Dans le budget de 2019-2020, « la dette publique équivaut à trois fois le budget du ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural (MARNRDR). Elle est passée, en deux ans, de 14 milliards à un peu plus de 20 milliards de gourdes (près de 152 millions d’euros)[22] ». En outre, la réduction des droits de douane a eu un impact catastrophique sur la production locale. Ce processus a débouché sur « la décapitalisation des petits paysans, ce qui a transformé le pays autosuffisant jusque dans les années 1980, en importateur de riz. En 2008, Haïti importe 82 % de sa consommation de riz[23] ».

Cet exposé des conséquences de la colonialité dans les pays du Sud principalement démontre la nécessité d’une position radicale en faveur de la décolonisation/libération, car « les vieilles hiérarchies coloniales globales entre Européens/euro-nord-américains et non-Européens sont toujours en vigueur et sont articulées à la division internationale du travail et à l’incessante accumulation de capital à l’échelle mondiale (Quijano, 2000, Grosfoguel, 2002)[24] ».

La décolonisation/libération des pays du Sud

La modernité capitaliste néolibérale cause non seulement des injustices et des inégalités sociales et économiques ainsi que la destruction des mondes autres, elle produit également des injustices cognitives : « Les injustices cognitives d’ordre épistémologique sont nombreuses, à commencer par l’invisibilité normative des savoirs locaux en milieu universitaire (sauf dans quelques projets originaux en sciences sociales, bien sûr), alors qu’ils sont pourtant socialement et culturellement les plus pertinents[25] ». « La colonialité du pouvoir inclut la colonialité du savoir comme l’un de ses versants : toutes les connaissances produites par les Noirs et les indigènes furent considérées comme non ou pré-rationnelles, à savoir comme des mythes, de la magie si ce n’est comme de la sorcellerie[26]. » La colonialité imprègne donc toutes les composantes de la vie. La décolonisation ne saurait être limitée dans la mesure où « aucun projet radical ne peut réussir à long terme sans démanteler ces hiérarchies coloniales/raciales au niveau social et épistémique[27] ».

En ce sens, l’analyse critique de la situation des pays du Sud et de la modernité capitaliste coloniale ne doit pas se restreindre à une simple opération intellectuelle de constat et de problématisation. Elle doit aussi procéder à une sociologie des absences et des émergences, en mettant en évidence les expériences sociales et les autres solutions anticapitalistes des peuples invisibilisés par l’hégémonie de la modernité capitaliste[28]. La décolonisation et la libération du monde dépassent donc le seul domaine juridico-politique. Elles sont en effet à la fois économiques et politiques, mais aussi culturelles et épistémiques. Cela signifie une relance de l’autodétermination et de la souveraineté des peuples, c’est-à-dire une revalorisation des cultures, des savoirs et des sensibilités comme la solidarité, l’équité et la justice sociale et une éthique du vivre ensemble. Ce vivre ensemble révolutionnaire constitue une alternative au capitalisme néolibéral. « Ce projet révolutionnaire s’édifiera autour de la mobilisation des secteurs majoritaires [des populations] qui revendiquent le travail, l’éducation, la santé, la dignité, l’autonomie de pensée et de pouvoir, etc.[29] » Et cela exige « la subversion épistémique/théorique/historique/esthétique/éthique/politique de la matrice coloniale du pouvoir en crise[30] ».

Dans cette optique, « parler de “libération” nous renvoie à deux types de projets différents qui sont toutefois reliés : la décolonisation politique ou économique et la décolonisation épistémologique[31] ». D’un point de vue politique, il s’agit de créer un mode de vie collectif et individuel où la dignité humaine fait sens dans les communautés et les sociétés. Autrement dit, la signification politique de la décolonisation réside dans la volonté active de la communauté, qui n’est autre que de se tenir debout par soi-même et constituer un héritage[32].

La décolonisation la plus difficile est celle des catégories où évolue la pensée[33]. Il faut remettre en question les termes mêmes par lesquels les résistances/luttes de libération ont été conçues et perçues. Les valeurs, savoirs et cultures produits par les acteurs sociaux, les classes subalternes (la paysannerie, les Autochtones…) et les ancêtres doivent être reconsidérés. Il faut donc un acte de désobéissance épistémique pour refuser, d’une part, les voies déjà tracées et imposées comme les seules valides et valables par la modernité coloniale occidentale, et d’autre part, de rendre visibles des expériences et des savoirs infériorisés. En effet, cela implique une critique radicale de la rationalité coloniale moderne. Car :

La rationalité coloniale moderne a cherché à imposer dès ses origines l’idée de l’existence d’un seul monde fragmenté et cette idée va tenter de s’imposer dans toutes les sphères de la vie sociale. Ce monde unique tentera de s’imposer aux autres mondes et cherchera à les éliminer dans la mesure où ils sont « irrationnels », « sauvages », « barbares » ainsi que « sous-développés », « pré-modernes », « arriérés », « non contemporains », « vestiges » de l’« Ancien » Monde[34].

La décolonisation doit également attaquer cette logique dualiste et dichotomique. Il s’agit d’adopter une distanciation critique par rapport à la matrice coloniale. Le but est « d’ouvrir des espaces analytiques pour les réalités qui sont “surprenantes”, parce que nouvelles, ignorées ou rendues invisibles, c’est-à-dire présentées comme non existantes par la tradition critique eurocentriste[35] ».

La décolonisation/libération exige donc d’agir sur tous les terrains envahis par la modernité coloniale. Tous les savoirs autres et les expériences de luttes alternatives peuvent servir à alimenter ce processus. La révolution haïtienne peut être une source d’inspiration, autant que les luttes des peuples autochtones, des paysans et paysannes, des travailleurs et travailleuses de l’Afrique, de l’Amérique latine. « Les épistémologies et ontologies indigènes sont d’autres manières de comprendre et de créer des mondes. Ces autres mondes sont construits à partir d’autres ontologies qui reconnaissent la multirelationnalité entre tout ce qui existe[36]. » Dans ce processus de décolonisation et de libération des pays de la périphérie, les universitaires, en fonction de leur position critique, épistémologique et politique, peuvent jouer un rôle important. Voilà une lourde et longue tâche à laquelle toutes et tous les universitaires du Sud qui choisissent de se mettre aux côtés des classes populaires dans leur lutte pour la vie et soucieux de la construction de mondes alternatifs sont tenus de réfléchir et de contribuer.

Walner Osna[1] est doctorant en sociologie à l’Université d’Ottawa


  1. Ce texte est une version révisée d’une conférence présentée au Centre de recherche ouest africain (WARC-CROA) à Dakar, Sénégal, le 16 juillet 2021.
  2. Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris, Desclée de Brouwer, 2016, p. 241.
  3. Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2018, p. 19.
  4. Jean Casimir, La Caraïbe : une et divisible, Port-au-Prince, Éditions Henri Deschamps, 1991.
  5. Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes, vol. 3, n° 6, 2001, p. 67.
  6. Mbembe, op. cit. ; Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 3, n° 51, 2007, p. 111-118.
  7. Noam Chomsky, L’An 501. La conquête continue, Montréal, Écosociété, 2016, p. 21.
  8. Laënnec Hurbon, « La révolution haïtienne : une avancée postcoloniale », Rue Descartes, vol. 4, n° 58, 2007, p. 58.
  9. Ibid., p. 56.
  10. Mbembe, op. cit., p. 32.
  11. Nicolas Sersiron, Dette et extractivisme. La résistible ascension d’un duo destructeur, Paris, Utopia, 2014, p. 61.
  12. Chomsky, op. cit., p. 13.
  13. Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 87.
  14. NDLR. Terme employé par Boaventura de Sousa Santos pour définir la façon dont la connaissance occidentale a assujetti la connaissance et les savoirs d’autres cultures et d’autres peuples.
  15. Jean Casimir, Haïti et ses élites : l’interminable dialogue de sourds, Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’Haïti, 2009, p. 97.
  16. Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global », Multitudes, vol. 3, n° 26, 2006, p. 61.
  17. Aníbal Quijano, « “Bien vivir” : entre el “desarrollo” y la des/colonialidad del poder », dans Cuestiones y horizontes. De la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad del poder, Buenos Aires, CLACSO, 2014, p. 848.
  18. EFE, « El filósofo senegalés Felwine Sarr : “África da más al mundo de lo que recibe” », 19 décembre 2019, <https://www.efe.com/efe/espana/gente/el-filosofo-senegales-felwine-sarr-africa-da-mas-al-mundo-de-lo-que-recibe/10007-4135826>.
  19. Jean Ziegler, L’empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, p. 94, cité par W. Osna, dans « État et colonialité en Ayiti. Traduction de la colonialité dans les actions politiques de Jean-Pierre Boyer (1818-1843) », Revue d’Études Décoloniales, n° 4, 2019.
  20. Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Toronto, Leméac/Actes Sud, 2008.
  21. Sersiron, op. cit., p. 35-41.
  22. Frédéric Thomas, « Haïti. Ombres et reflets du budget 2019-2020 », AlterPresse, 5 août 2020, <https://www.alterpresse.org/spip.php?article25976>.
  23. Sophie Perchellet, Haïti. Entre colonisation, dette et domination. Deux siècles de luttes pour la liberté, Liège/Port-au-Prince, CADTM/PAPDA, 2010, p. 61.
  24. Grosfoguel, op. cit., p. 61.
  25. Florence Piron, « Méditation haïtienne. Répondre à la violence séparatrice de l’épistémologie positiviste par l’épistémologie du lien », Sociologie et sociétés, vol. 49, n° 1, 2017, p. 38.
    • Damian Pachon Soto, « Modernité et colonialité du savoir, du pouvoir et de l’être », Cahiers des Amériques latines, n° 62, 2009, p. 51.

  26. Grosfoguel, op. cit., p. 68.
  27. Albert Memmi, Portrait du colonisé arabo-musulman et de quelques autres, Paris, Gallimard, 2004, p. 208.
  28. Anil Louis Juste, « Le vivre ensemble comme pratique de citoyenneté pleine », AlterPresse, 12 février 2004, <https://www.alterpresse.org/spip.php?article1149>.
  29. Quijano, op. cit., p. 858.
  30. Walter Mignolo, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, 2015, p. 43.
  31. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2013. p. 10.
  32. Yann Moulier-Boutang et Jérôme Vidal, « A De la colonialité du pouvoir à l’Empire et vice versa », Multitudes, vol. 3, n° 26, 2006, p. 20.
  33. Carmen Carino Trujillo, « Colonialidad del poder y colonialidad del género. Sentipensar las luchas de mujeres indígenas en Abya Yala desde los mundos en relación », Revista de Sociología, n° 28, 2019, p. 39.
  34. Boaventura de Sousa Santos, « Épistémologies du Sud », Études rurales, 187, 2011, p. 32.
  35. Trujillo, op. cit., p. 40.

 

Haïti : enjeux et défis des luttes ouvrières dans l’industrie textile

6 mai 2022, par CAP-NCS
  Commencée fin janvier dans la région du Nord-Est, l’agitation s’est étendue à la capitale, Port-au-Prince, avant d’atteindre son point d’orgue fin février 2022. Plusieurs (…)

 

Commencée fin janvier dans la région du Nord-Est, l’agitation s’est étendue à la capitale, Port-au-Prince, avant d’atteindre son point d’orgue fin février 2022. Plusieurs milliers des travailleurs – dans leur majorité, des travailleuses – sont descendu·es dans les rues pour exiger un salaire minimum de 1.500 gourdes (approximativement 13 euros) par jour. Elles rejetaient de la sorte l’augmentation fixée par le gouvernement de 500 à 685 gourdes. Cette lutte jette une lumière crue non seulement sur le sort des ouvriers et ouvrières de ce secteur, mais aussi, plus globalement, sur le modèle de dépendance dans lequel se trouve piégé Haïti.

Mobilisations pour un salaire minimum

Si les manifestations n’ont pas repris, la situation demeure tendue aujourd’hui. La mobilisation, explique Télémaque Pierre, dirigeant du syndicat 1er Mai-Batay « Ouvriye », est « repassée de la rue à l’usine »[1]. Et des (tentatives de) négociations sont en cours avec le gouvernement. Mais la frustration et la colère continuent à dominer auprès des travailleurs et travailleuses en butte à un salaire de misère, une situation sécuritaire intenable et au mépris de l’État.

À la gifle que constitue la fixation du salaire minimum à 685 gourdes, est venue s’ajouter la répression qui, lors de la journée du 23 février, s’est focalisée sur les journalistes présents, faisant un mort et deux blessés[2]. La police, que la communauté internationale entend renforcer, largement absente lorsqu’il s’agit de se confronter aux bandes armées sévissant dans le pays, semble autrement plus active et « efficace » pour réprimer la contestation sociale.

Comment comprendre la revendication de tripler le salaire minimum et le rejet d’une augmentation de près de 40% (de 500 à 685 gourdes) ? Qu’est-ce qui explique une telle disproportion apparente ? En réalité, la loi haïtienne exige une révision annuelle du salaire minimum, en fonction de l’inflation et du coût de la vie. Or, le salaire de 500 gourdes avait été fixé en novembre 2019, alors que la population fait face depuis lors à une inflation de 20% et à une dépréciation de la monnaie locale.

Dans un pays dépendant des importations – y compris pour les biens de première nécessité –, les calculs en dollars font davantage sens. En octobre 2018, le salaire minimum de 420 gourdes équivalait à un peu plus de six dollars. Un an plus tard, les 500 gourdes équivalaient à cinq dollars. Et, aujourd’hui, les 685 gourdes représentent autour de 6,5 dollars. En réalité, donc, ces augmentations ne couvrent pas l’accroissement du coût de la vie. Une enquête menée, fin 2020, auprès de 3 300 ouvriers et ouvrières dans une trentaine d’usines, révélait qu’au cours des deux derniers mois, un tiers d’entre elles avaient emprunté de l’argent pour couvrir leurs frais de subsistance et que 91% ont dû réduire le nombre de repas[3].

Les ouvriers et ouvrières ont d’autant plus perdu une partie de leurs moyens de subsistance que, fin de l’année 2021, sous la pression du Fonds monétaire international (FMI)[4], le gouvernement haïtien a procédé à une augmentation du prix des produits pétroliers, qui s’est directement répercutée dans le doublement des prix des transports et du panier alimentaire[5]. La Coordination nationale de la sécurité alimentaire (CNSA) a calculé que le coût du panier alimentaire avait doublé en un an, et qu’il revenait pour une personne à un peu plus de trois mille gourdes par mois, et à près de seize mille gourdes pour une famille haïtienne typique, de cinq personnes ; soit l’équivalent du salaire mensuel minimum[6]. Or, 61% des travailleurs de la sous-traitance textile sont des femmes, dont une majorité vivent seules avec leurs enfants[7].

La guerre des salaires

La guerre des salaires est inscrite dans l’ADN des usines textiles de sous-traitance. En 2013, 2017 et 2019 – pour ne prendre que ces dernières années –, le secteur a été secoué par des mobilisations importantes autour de revendications d’augmentation salariale. Les « salaires de misère » dont se plaignent les ouvrières et ouvriers sont, aux yeux des bailleurs et des décideurs, l’un des principaux – avec la proximité des États-Unis – « avantages comparatifs » d’Haïti.

De la Banque mondiale à l’agence de coopération nord-américaine, USAID, en passant par la pléthore d’expert·es pour Washington, et le patronat haïtien, tous n’ont eu de cesse de mettre en avant les « faibles coûts de production » en Haïti. La déficience des voies de communication et le prix élevé de l’électricité, en raison du manque d’infrastructures et de politique énergétique cohérente, l’instabilité chronique et la corruption sont en effet largement compensés par le coût dérisoire de la main-d’œuvre locale.

Ainsi, une étude « technique » de 2009, financée par la Banque mondiale, notait : « bien qu’ils ne soient pas les plus bas au monde, ces coûts de main-d’œuvre sont compétitifs par rapport aux références régionales et mondiales. Tout aussi important, les travailleurs de l’habillement haïtiens sont avides d’emplois stables et sont fiables »[8]. De fait, les salaires en Haïti étaient alors deux fois moins élevés qu’au Nicaragua, trois fois moins qu’au Guatemala, Honduras et en République dominicaine. Et, depuis lors, ils sont restés compétitifs ; les plus bas de la région.

Si le langage est plus policé et que les documents signalent que les travailleuses et travailleurs, grâce aux extras, gagnent généralement plus que le salaire minimum[9], ces textes ne sont pas sans évoquer les rapports des commissions parlementaires britanniques du milieu du XIXe siècle sur le travail ouvrier, dont Marx cite de larges extraits dans Le Capital. La pauvreté, le chômage, ainsi que l’absence d’autres options formelles – l’agriculture et le secteur informel emploient 86% de la force de travail –, à l’origine de la constitution d’un pool d’une main-d’œuvre disponible et corvéable à merci, sont valorisés comme un aspect positif.

La contrepartie de cette lecture est de faire de toute augmentation salariale un désavantage, un coût négatif, voire une menace. Ainsi l’étude de référence, réalisée en 2015, pour USAID et le ministre du commerce nord-américain, évoque, côté positif, « le niveau des salaires relativement compétitif pour la région et les lois du travail ne sont pas démesurément restrictives. La force de travail est relativement jeune et illettrée ». Mais, c’est pour avertir tout de suite après que « les augmentations du salaire minimum sont une préoccupation majeure pour les entreprises de l’industrie du vêtement, car elles opèrent dans un environnement international hautement compétitif, et les marques et les détaillants évaluent constamment de nouvelles sources de main-d’œuvre à bas salaire »[10].

En conséquence, le coût de la main-d’œuvre et la faible régulation des conditions de travail en Haïti (par ailleurs peu et mal mis en œuvre et contrôlée) sont considérés comme des forces, tandis que l’augmentation de salaires, ainsi qu’un changement du leadership des syndicats – risquant de mettre à mal la relative harmonie avec les entrepreneurs – constituent une menace. De manière similaire, en 2009, dans le cadre d’une augmentation du salaire minimum de 70 à 200 gourdes par jour, un rapport, inquiet des « répercussions potentiellement négatives » sur l’emploi d’un tel « saut salarial dramatique », concluait dans le même sens qu’une étude commanditée par l’Association des industries d’Haïti (ADIH) : une telle augmentation réduirait le profit des entreprises à pratiquement zéro[11].

Ironiquement, comme l’a révélé Wikileaks, le département d’État de Washington appuya la campagne des multinationales nord-américaines – Fruit of the Loom, Hanes et Levi’s – pour lesquelles les usines en Haïti travaillaient, afin d’empêcher la loi votée au parlement faisant passer le salaire minimum à 200 gourdes. Sous la double pression des acteurs privés états-uniens et haïtiens, le président d’alors, René Préval, adopta une augmentation par paliers, de telle sorte que ce ne sera qu’au 1er octobre 2012, que le salaire minimum devait atteindre 200 gourdes[12].

Une configuration économique particulière

Mais, aussi bas soient-ils, les salaires ne justifient pas à eux seuls le développement des industries textiles en Haïti. Le principal levier à l’origine de celles-ci est constitué d’une série d’accords bilatéraux avec Washington, qui accordent à certains produits haïtiens un accès préférentiel (hors taxes) au marché de son géant voisin. Il s’agit de Hope I et II, signés respectivement en 2006 et 2009, et de leur prolongement, Help, mis en place après le séisme de 2010, et qui arrivera à échéance en 2025.

Ces programmes dessinent et s’inscrivent eux-mêmes dans un cadre plus général de libéralisation de l’économie et de division internationale du travail. Ainsi, l’Amérique latine et les Caraïbes sont devenues, après le Sud-Est asiatique, la deuxième région au monde en nombre de zones franches d’exportations (ZFE) et d’emplois au sein de ceux-ci. Or, l’industrie textile s’est convertie en l’un des principaux utilisateurs de ces ZFE, et on estime que, depuis la fin des années 1990, près de 80% de ces dernières en Amérique centrale sont liées à la chaîne de valeur textile, dont les produits sont très majoritairement exportés vers les États-Unis, en raison d’accords économiques et de tarifs préférentiels[13].

Les ZFE furent l’un des principaux instruments de libéralisation du commerce à l’échelle mondiale, et contribuèrent à consacrer le modèle dominant actuel de division internationale du travail, où les pays se spécialisent dans certaines étapes de production – plutôt que dans des produits finis – et sont intégrés verticalement à la chaîne de valeurs, à l’autre bout desquelles se trouvent les multinationales. Les ZFE participèrent également à un double processus de reconfiguration des relations de travail, qui s’est manifestée par des violations systématiques des droits des travailleurs et travailleuses et par une féminisation de la main-d’œuvre.

Les ZFE constituent des enclaves de production principalement destinée à l’exportation, qui jouissent de conditions particulières – en général, l’exemption de taxes (souvent pendant un temps limité) – afin d’attirer les investissements (majoritairement étrangers)[14]. Faute de contrôle et d’application des lois, mais plus encore du fait de leur statut « spécial », que les États entendent justement promouvoir et non freiner, les heures supplémentaires, les conditions de travail précaires, le non-respect de la liberté syndicale et du droit à la négociation collective y sont quasi systématiques.

Mais ces ZFE ont également donné lieu à ce que Sheba Tejani qualifie de « processus distinctement genré », créant et reproduisant les hiérarchies sociales au sein de l’usine. Le stéréotype des femmes plus dociles et adroites, assignées à un travail intensif, peu qualifié et faiblement payé, répondait à la demande des multinationales d’une main-d’œuvre flexible et bon marché, sur laquelle retomberait la nécessité d’absorber les risques[15].

L’asymétrie de ce système productif se décline à tous les niveaux : au niveau des pays du Sud, coincés dans la position de producteurs de commodités à faible valeur ajoutée, et sans contrôle sur le marché ni moyen de diversifier leur économie ; au niveau des travailleurs, dont les salaires et les entraves à la syndicalisation sont valorisés et entretenus ; au niveau des femmes, enfin, qui constituent la majorité de la main-d’œuvre dans les ZFE, et qui, outre la surexploitation, sont confrontées à des pressions supplémentaires.

Au sein de l’usine, elles doivent régulièrement faire face à un harcèlement sexuel des surveillants et cadres, très majoritairement masculins. Si, comme les autres travailleurs, l’intensité et la répétition des mêmes gestes (jusqu’à 6.000 par jour) entraînent des lésions corporelles, elles sont de plus, en raison de leur rôle dans la santé reproductive, davantage exposées aux problèmes d’hygiène et de respiration[16].

Par ailleurs, en dehors de l’usine, continue à peser sur elles la charge de nourrir et de prendre soin de la famille ; charge qu’elles sont souvent seules à assumer. Dès lors,

« ce système d’exploitation traite les femmes comme des corps sans histoire ni avenir, et se lie intimement au patriarcat pour les maintenir dans ces emplois en profitant du mandat de sacrifice maternel pour assurer la survie et l’éducation des enfants »[17].

À tout cela, vient encore s’ajouter, dans le cas spécifique d’Haïti, l’insécurité. Dans la capitale haïtienne, les usines sont situées dans le centre, et les ouvrières vivent dans les quartiers populaires, soit les espaces majoritairement contrôlés par les bandes armées, rendant les déplacements particulièrement dangereux. En outre, les exactions des gangs ont une dimension spécifiquement genrée, en s’accompagnant quasi systématiquement de viols[18].

En fin de compte, les États-Unis jouent un rôle clé dans le développement de ce modèle productif. De manière générale, en abritant la majorité des multinationales dans le monde, par le poids qu’ils occupent dans l’économie globale, et du fait de leur stratégie de libéralisation au profit de l’America first. Mais aussi de manière plus ciblée, en multipliant les accords préférentiels bilatéraux, centrés sur son marché de consommation nationale. Par leur proximité et leur positionnement périphérique, les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes sont particulièrement affectés par la politique de Washington.

Le cas haïtien est emblématique. Il constitue la démonstration que la prétendue main invisible du marché est en réalité articulée par un bras mécanique, directement lié à des politiques, programmes et lois qui déterminent en grande partie le sens de l’action économique, et le cadre dans laquelle elle opère. La stratégie états-unienne, appuyée et relayée par les instances financières internationales, a voulu faire de l’industrie textile le principal pilier de développement d’Haïti. Et la reconstruction suite au séisme de 2010 a servi de catalyseur. Ainsi, le plus important programme de la coopération nord-américaine réside dans la construction du Parc industriel de Caracol (PIC), qui est aujourd’hui la zone franche occupant le plus grand nombre d’ouvriers et ouvrières – autour de 15.000 –, au service de Sae-A, une multinationale sud-coréenne[19].

Si, en quinze ans, des premières lois préférentielles votées par Washington en 2006 à aujourd’hui, le nombre d’entreprises opérant en Haïti dans le secteur de la sous-traitance n’a guère évolué – autour d’une vingtaine – la valeur des exportations de ces industries vers les États-Unis a, elle, plus que doublé, et le nombre de travailleurs et travailleuses a pratiquement été multiplié par quatre : de 15.000 à 59.000. Le pari du développement d’Haïti, par le biais de ce levier, aurait-il été gagné ?

Un modèle de dépendance

En réalité, ce pari a échoué. En guise de développement, ce sont l’exploitation, les inégalités, l’insécurité alimentaire et la dépendance qui se sont étendues. Et les Haïtiens et Haïtiennes paient le prix fort du mythe de la sous-traitance internationale. Les programmes, évaluations et rapports misaient sur la création de plusieurs centaines de milliers d’emplois. Les quarante et quelque mille personnes qui ont depuis trouvé un emploi dans ce secteur ne sont pas sorties de la pauvreté, mais ont seulement changé de catégorie sociale, en devenant des travailleurs et travailleuses pauvres[20]. Qui plus est, le sort (précaire) de 90% de ces travailleurs et travailleuses dépend très largement de la reconduction de l’accord Help après 2025.

Sans compter que les millions investis dans les zones franches l’ont été au détriment de l’agriculture locale. Non seulement, cette stratégie repose sur la condamnation de la paysannerie haïtienne – en entraînant dans les cas des parcs industriels de Ouanaminthe et de Caracol l’expropriation de familles d’agriculteurs·trices –, mais elle participe de plain-pied d’une libéralisation de l’économie haïtienne et d’une subordination accrue envers les États-Unis.

L’élite haïtienne, Washington et les institutions financières internationales convergent dans le mépris de la paysannerie, la vision néolibérale et l’adhésion au mythe de la sous-traitance. Haïti doit tirer parti de ses avantages comparatifs. Les Haïtiens et Haïtiennes sont fermement invité·es à abandonner une agriculture obsolète et sans avenir, pour venir travailler dans les usines et, grâce à leurs salaires, acheter leur nourriture importée à bas prix (grâce à la réduction des tarifs douaniers) plutôt que produite localement. Il s’agit d’un schéma auto-réalisateur : on commence par diagnostiquer les obstacles et faiblesses du milieu rural que l’on va davantage affaiblir et miner par le biais de cette stratégie.

Aujourd’hui, les importations (en provenance essentiellement des États-Unis) fournissent plus de 50% de l’alimentation disponible, et l’insécurité alimentaire touche près de 40% de la population. Le point de jonction entre un secteur exportateur concentré sur la sous-traitance et une dynamique importatrice, stimulée par de très faibles taxes, réside dans une économie extravertie, tournée vers le marché international en général, et états-unien en particulier, et désireuse d’attirer les investissements étrangers.

En Haïti comme ailleurs, les ZFE n’ont pas constitué un levier de développement, car elles demeurent prisonnières d’une production spécialisée à faible valeur ajoutée, placée au dernier maillon d’une chaîne économique, sur laquelle elles n’exercent aucun contrôle. Loin de représenter une première étape vers une diversification de son économie, Haïti se voit piégée dans une spécialisation dont seules l’oligarchie locale et les multinationales tirent profit.

En 2019, plus de 84% de tout ce qu’Haïti a exporté était constitué de produits textiles. Au cours des vingt dernières années, la part de ces produits à destination des États-Unis dans les exportations totales est demeurée la même : autour de 75%. Mais leur valeur a plus que doublé. Plus globalement se manifeste un échange doublement inégal. Alors qu’Haïti pèse très peu dans le commerce avec son voisin nord-américain, celui-ci représente près d’un-tiers de ses importations et plus de quatre-cinquième de ses exportations.

Surtout, l’économie haïtienne en ressort doublement perdante : elle exporte des produits à faible valeur ajoutée et importe une grande partie de ses besoins de consommation dont des produits industrialisés ; et l’écart entre ses importations et exportations ne cesse de se creuser. En 2019, Haïti a importé pour une valeur pratiquement trois fois plus élevée que ce qu’elle a exporté. Entre 2009 et 2019, le déficit de sa balance commerciale a doublé pour atteindre la somme faramineuse de plus de 3, 4 milliards de dollars[21].

Mais cette stratégie n’a pas renforcé seulement un modèle économique, qui place Haïti dans une position de dépendance sur le marché international, mais aussi les rapports sociaux entre acteurs au sein de ce modèle. Se sont ainsi raffermies les quelques grandes familles – dont la famille Apaid, qui s’est vue octroyer en 2019, par feu le président Jovenel Moïse, une importante concession de terres pour créer une zone franche agricole[22] –, qui contrôlent l’essentiel du marché haïtien (dont les usines de la sous-traitance), et, avec elles, les inégalités dans l’un des pays les plus inégalitaires au monde.

Convergence des luttes ?

Les luttes ouvrières dans les usines de sous-traitance participent du cycle de mobilisations plus générales contre la corruption, la vie chère et la politique de la classe dirigeante, qui secouent Haïti depuis 2018[23]. Pour autant, elles ne convergent pas encore. Interrogé à ce sujet, Télémaque me répondait que les syndicats se centraient d’abord sur les conditions de travail :

« nous demandons à l’État de prendre en compte les revendications des travailleurs, mais, malheureusement, ils n’en font pas cas, et il y a une violation systématique de nos droits de la part des patrons, qui sont soutenus par l’État. Et pas beaucoup d’hommes politiques se prononcent par rapport à nos revendications et à la brutalité de la police »[24].

Mais il me disait également que la situation sécuritaire était pire qu’auparavant, que les quartiers où vivent nombre de travailleurs et travailleuses – Martissant, Cité soleil, Croix des bouquets, etc. – sont aux mains des bandes armées, et que la colère visait tout autant les patrons d’usines que ce gouvernement qui ne faisait rien pour eux. De plus, les centrales syndicales participent de la convergence des acteurs et actrices de la société civile au sein de l’Accord de Montana qui plaide pour une « transition de rupture »[25]. Enfin, les Petrochallengers[26], les organisations féministes et de droits humains ont d’emblée manifesté leur solidarité envers les luttes des travailleurs et travailleuses des zones franches.

La distance entre les manifestations ouvrières, d’un côté, et les mobilisations citoyennes, de l’autre, est le fruit d’une composition sociale différente, de positionnements distincts, d’un reste de défiance du côté syndical envers la société civile et tout ce qui risque de s’apparenter à des manœuvres politiques, et peut-être, également, au fait que l’Accord de Montana soit davantage centré sur des questions de gouvernement, de droits humains et de lutte contre la corruption et l’impunité, que sur des enjeux sociaux.

Reste que ces deux contestations sont liées. La souveraineté des Haïtiens et Haïtiennes a été confisquée par l’alliage formé par la classe gouvernante, l’oligarchie locale et Washington (sur laquelle est alignée la communauté internationale). L’exploitation dans les usines est l’une des dimensions de l’absence de politiques publiques et de la privatisation généralisée. Le délitement des institutions publiques est le prolongement de la dépendance, de l’accaparement et de la concentration de l’économie aux mains de quelques acteurs. De même que le mépris de la « populace » trouve son substrat dans les inégalités sociales et le pouvoir de l’élite haïtienne.

Les luttes des ouvrières et ouvriers des zones franches soulèvent la question du salaire, des conditions de travail, de l’emploi et, plus globalement, du modèle économique dans lequel est engagé Haïti. Or, ce modèle est intimement lié à une vision, à des rapports sociaux, à des politiques qui condamnent, année après année, le pays à la reproduction du même en pire. Changer un gouvernement incapable et corrompu pour une gouvernance transparente et professionnelle, préservant le statu quo économique et social, équivaudrait certes à un mieux. Mais pas à une solution aux problèmes structurels du pays. Encore moins à une alternative.

La chance d’un changement en Haïti dépend en partie au moins de la connexion des luttes ouvrières[27] et des mobilisations citoyennes. La transition suppose de renverser la dynamique de dépossession qui fait de tout le pays – et pas seulement des industries textiles – une zone franche, simple annexe des États-Unis, et des Haïtiens et Haïtiennes, une force de travail avantageusement exploitable, sans avenir ni perspective, à qui dicter ses conditions et impératifs.

 

Frédéric Thomas est docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).


Notes

 

[1] Entretien réalisé par téléphone le 8 mars 2022.

[2] « Le photojournaliste du média en ligne ‘Roi des infos’, Maxihen Lazzare, a été tué par balle et les journalistes Sony Laurore et Yves Moïse figurent parmi les personnes blessées par balles tirées par la Police nationale d’Haïti (Pnh) », Daphnine Joseph, « Genre : syndicalistes et ouvrières déplorent les conditions de vulnérabilité des femmes dans les usines de sous-traitance en Haïti », AlterPresse, 25 février 2022, https://www.alterpresse.org/spip.php?article28040.

[3] Better Work Haiti, 2ème rapport de synthèse de Better Work dans le cadre de la Législation HOPE II, Organisation internationale du travail, juillet 2021, page 18. Un an auparavant, l‘enquête du Solidarity Center estimait que le coût (de base) de la vie pour un travailleur du secteur textile à Port-au-Prince était de 550 gourdes par mois, et qu’en conséquence, il devrait gagner au moins 1.750 gourdes par jour pour subvenir à ses besoins et ceux de sa famille. Solidarity Center, Le coût élevé des bas salaires en Haïti. Une estimation du salaire vital pour les travailleurs du secteur textile à Port-au-Prince, avril 2019, https://www.solidaritycenter.org/publication/the-high-cost-of-low-wages-in-haiti-new-report/.

[4] Le FMI avait cependant conseillé que cette décision s’accompagne de mesures sociales. Le gouvernement s’est montré davantage libéral encore que son maître.

[5] Renel Exentus, « Haïti-Salaire minimum: extorsion des ouvrières et ouvriers de la sous-traitance », Le national, 16 février 2022, https://www.lenational.org/post_article.php?tri=365.

[6] « Augmentation des prix des produits alimentaires et aggravation de l’insécurité alimentaire », Le Nouvelliste, 18 mars 2022, https://lenouvelliste.com/article/234582/augmentation-des-prix-des-produits-alimentaires-et-aggravation-de-linsecurite-alimentaire.

[7] International Labour Office, International Finance Corporation, Better Work Haiti: apparel industry 20th biannual synthesis report under the HOPE II legislation, Genève, ILO, 2020, page 8.

[8] Nathan Associates Inc., Bringing HOPE to Haiti’s Apparel Industry. Improving Competitiveness through Factory-level Value-chain Analysis, septembre 2009, page XII.

[9] Mais, dans le même temps, nombre d’employeurs rusent avec les heures de travail et le salaire aux pièces pour ne pas payer le salaire minimum…

[10] Joop De Voest, « Profile of Haiti’s Export Industry March 2015 » (préparé pour le Center for Investment Facilitation par RTI International and J.E). Austin Associates, Inc., mars 2015.

[11] Nathan Associates Inc., Ibidem, pages 43-45.

[12] Fran Quigley, « Haitian Sweatshops: Made in the U.S.A. », Haiti support group, 21 mars 2013, https://haitisupportgroup.org/haitian-sweatshops-made-in-the-usa/.

[13] Voir Oxfam Intermon, Derechos que penden de un hilo. Zonas francas textiles frente a cooperativas de comercio justo, avril 2015; et OIT, Zonas francas de exportación en Centroamérica, Panamá y República Dominicana. Retos para el trabajo decente, 2017. L’analyse qui suit s’appuie grandement sur ces deux rapports.

[14] En Haïti, la loi du 2 août 2002 institutionnalise les zones franches économiques : ce sont « des aires géographiques dans lesquelles s’applique un régime spécial », et dont au moins 70% de la production doit être destinée à l’exportation. Ce régime spécial prévoit entre autres quinze ans d’exonération d’impôt sur le revenu et l’exonération de la franchise douanière sur l’achat des matériels d’équipement. Lire Papda, Étude sur la révision du cadre tarifaire haïtien, 2013, et Frédéric Thomas, Haïti, un modèle de développement anti-paysan, Cetri, 2014, https://www.cetri.be/Haiti-un-modele-de-developpement.

[15] Sheba Tejani, « The Gender Dimension of Special Economic Zones », Special Economic Zones Progress, Emerging Challenges, and Future Directions, 2011, The International Bank for Reconstruction and Development/The World Bank, pages 251 et suivantes.

[16] Oxfam Intermon, Ibidem, page 12. Voir également Nathan Associates Inc., Ibidem, pages 34 et suivantes. Joop De Voest estimait cependant trop onéreuse l’obligation pour les entreprises haïtiennes d’avoir une infirmière présente dans les usines…

[17] Movimiento de Mujeres Trabajadoras y Desempleadas “María Elena Cuadra”, Sobrevivir a la maquila. Impacto del trabajo en los cuerpos de mujeres nicaragüenses, Managua, Nicaragua, 2021.

[18] Daphnine Joseph, Ibidem.

[19] Frédéric Thomas, « De séismes en ouragans. Haïti, l’imposture humanitaire », Cetri, 3 novembre 2016, https://www.cetri.be/Haiti-l-imposture-humanitaire.

[20] Mais Lundahl et Söderlund nous préviennent que nous ne pouvons attendre cela de ces industries ; ce que nous devons en attendre est qu’elles sortent des milliers de personnes de « la misère vers la pauvreté ». Et attendre des Haïtiens et Haïtiennes qu’ils et elles acceptent cette prétendue sagesse économique et realpolitik au nom de la misère actuelle. Mats Lundahl et Bengt Söderlund, A ‘Low-Road’ Approach to the Haitian Apparel Sector, Working Paper 2021:3, Lund University, Department of Economics. School of Economics and Management, février 2021, page 37.

[21] https://oec.world/en/profile/country/hti.

[22] « Haïti-Politique/Économie : L’octroi d’une zone franche à la société Stevia agro industrie S.A. soulève des inquiétudes », AlterPresse, 11 février 2021, https://www.alterpresse.org/spip.php?article26689.

[23] Frédéric Thomas, « Les deux racines de la colère haïtienne », Cetri, 30 janvier 2020, https://www.cetri.be/Les-deux-racines-de-la-colere.

[24] Entretien réalisé par téléphone le 8 mars 2022.

[25] Frédéric Thomas, « Haïti : la honte de l’international », Cetri, 14 février 2022, https://www.cetri.be/Haiti-la-honte-de-l-international.

[26] Organisations (de jeunes dans leur majorité) qui furent le fer de lance dans les mobilisations de 2018-2019 pour exiger des comptes au sujet du méga-scandale de corruption de la gestion du fonds PetroCaribe.

[27] Ainsi que des luttes paysannes.

 

Le tournant décolonial et l’épistémologie des frontières à partir du sujet migrant

6 mai 2022, par CAP-NCS
Cet article décrit deux catégories analytiques importantes qui sont utilisées dans le débat modernité-colonialité : la pensée frontalière (border thinking) et la (…)

Cet article décrit deux catégories analytiques importantes qui sont utilisées dans le débat modernité-colonialité : la pensée frontalière (border thinking) et la transmodernité. Ces deux contributions de la théorie dite décoloniale peuvent nous aider à repenser le sujet migrant. Ainsi, la migration ne possède pas seulement une composante économique ou politique, mais aussi une dimension épistémologique qui devrait être abordée dans les débats critiques relatifs à ce domaine. Notre intention est d’attribuer une valeur épistémique à l’expérience du migrant et de tenter d’observer à partir de son propre point de vue cette réalité située entre le pays d’origine et le pays d’accueil dans lequel il transite.

Une aventure intellectuelle latino-américaine

Le tournant décolonial constitue un paradigme dans les sciences sociales fondé sur le travail de plusieurs intellectuel·le·s latino-américains. Ceux-ci, depuis plus de trois décennies, formulent des critiques à l’encontre des modèles théoriques des sciences sociales européennes et nord-américaines. Ce travail a donné lieu à un ensemble de catégories analytiques qui ont été incorporées au langage et à la pratique des sciences sociales dans la région[1]. La critique décoloniale est l’héritière directe des quatre grandes théories sociales développées en Amérique latine pendant les décennies 1960 et 1980 : la théologie de la libération, la pédagogie des opprimés, la théorie de la dépendance et la recherche-action participative. Ces quatre théories avaient en commun un engagement politique en faveur des démuni·e·s et des perspectives critiques convergentes dans l’analyse des conditions structurelles du sous-développement en Amérique latine et de son rapport avec les centres de développement capitaliste.

La théologie de la libération proposait un exercice du christianisme fondé sur l’option pour les pauvres comme cœur de l’action sociale et politique et qui privilégiait la constitution de communautés ecclésiales de base, en contradiction avec le conservatisme catholique. Pour sa part, la pédagogie des opprimés proposée par Paulo Freire reposait sur la construction d’une pédagogie politique laïque fondée sur la libération tant des opprimés que des oppresseurs dans un processus de dialogue et de découverte constante de l’autre à travers l’éducation populaire. Ces deux théories sont issues des pratiques éducatives dans un contexte d’émergence et de développement de mouvements sociaux et des demandes croissantes de démocratisation revendiquées par ces mouvements contre le puissant autoritarisme imposé durant cette période dans le contexte de la guerre froide.

La recherche-action participative et la théorie de la dépendance ont pour leur part des origines davantage universitaires. La recherche-action participative se constitue comme un paradigme de recherche sociale engagée et militante. Elle cherche à transformer la réalité par l’application d’une méthode de participation active dans laquelle la chercheuse ou le chercheur devient tout à la fois participant, chercheur et acteur de son propre développement[2]. La théorie de la dépendance, liée au développement de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL), propose enfin une explication macro-économique de l’inégalité de développement entre les pays et de sa relation structurelle avec la dynamique centre-périphérie au sein de la structure du capitalisme mondial qui détermine et reproduit les relations de dépendance entre les pays[3]. Cette critique du concept de développement libéral a entraîné des changements politiques dans la manière dont les pays d’Amérique latine envisagent leur propre développement et une critique des modèles de développement imposés par les centres capitalistes.

Le tournant décolonial

Dans ce contexte, le tournant décolonial va plus loin en rendant visible l’eurocentrisme endémique des sciences sociales en Amérique latine comme produit du processus colonial dont il propose de repenser les catégories d’analyse. Pour ses partisanes et ses partisans, l’approche décoloniale remet en question la connaissance et les sciences qui en relèvent, en insistant sur la structuration des relations de pouvoir et sur ses effets sur les savoirs. C’est ce qu’on appelle la colonialité du pouvoir.

On pourrait situer l’origine de ce programme dans le travail conjoint effectué par le sociologue péruvien Anibal Quijano et Emmanuel Wallerstein. Ceux-ci, en 1996, ont tenté de relier la théorie du système-monde de Wallerstein à la théorie de la dépendance afin de comprendre les relations de subordination entre le monde global en développement et les centres de pouvoir coloniaux[4]. En 1998, à la suite d’une rencontre organisée par Edgardo Lander Caracas, des chercheurs tels Arturo Escobar, Walter Mignolo, Santiago Castro-Gómez, Boaventura de Souza Santos, Rita Segato et Enrique Dussel produisaient un texte fondateur, La colonialité du savoir, l’eurocentrisme et les sciences sociales. Perspectives latino-américaines[5]. Celui-ci explique la relation étroite entre la modernité européenne et la colonialité, l’une ne pouvant être comprise sans l’autre. La construction de la modernité et des sciences sociales serait ainsi un produit historique des processus coloniaux, déterminé par le contenu colonial des relations sur lesquelles cette modernité a été construite. La critique du tournant décolonial est une critique historique car elle établit une généalogie de l’histoire de la pensée occidentale. Elle relie le développement philosophique et scientifique aux conditions historiques de l’émergence de la modernité et de sa relation structurelle avec le colonialisme, le racisme et le patriarcat. Cela implique également de construire une nouvelle approche de la pratique politique en posant la nécessité d’émanciper la modernité de son substrat colonial et de lui donner un nouveau contenu transcendant les relations coloniales et la modernité, vers ce que l’on appelle la « transmodernité[6] ».

Quelle modernité et pour qui ?

C’est du contact colonial, de l’expérience de la rencontre entre des cultures déterminées par la dynamique centre-périphérie que naît la modernité. Or cette modernité s’inscrit dans le cadre de processus coloniaux qui ignorent la capacité épistémique des peuples qu’elle soumet. La rencontre entre les cultures provoquée par les processus de colonisation crée d’autres espaces, dits espaces-frontières. Selon Castro-Gomez (2021), « De la main de ce substrat baroque de la modernité, surgit la notion de pensée de la frontière, qui me semble être l’un des concepts les plus importants développés par la pensée décoloniale. Sur un plan philosophique, je dirais que la puissance de la notion de pensée frontalière réside dans le fait qu’elle permet de penser la manière dont les idéaux émancipateurs de la modernité sont assimilés et transformés par les cultures subalternisées par l’Europe, opérant ainsi une décolonisation de leurs contenus normatifs[7] ».

Comprendre le processus de migration

La notion de pensée frontalière est fondamentale pour comprendre les processus de migration dans un contexte décolonial. La notion d’épistémologie de la frontière dans la théorie décoloniale fait référence à une critique de la modernité par des sujets qui s’approprient la modernité depuis la frontière, sur la base de valeurs et de cultures subalternisées par le colonialisme et le capitalisme.

Le concept de pensée frontalière se nourrit précisément de l’expérience des immigré·e·s, des sans-papiers, des réfugié·e·s et de leur expérience migratoire aux États-Unis. En ce sens, l’une des contributions les plus importantes au développement du concept est précisément la riche expérience migratoire des femmes latinas aux États-Unis. Ce phénomène est très bien expliqué par les féministes chicanas. telles Gloria Anzaldúa[8] et María Lugones[9]. Leur réflexion porte sur les processus de migration et sur la multiplicité des oppressions que ces processus impliquent pour les femmes et les minorités sexuelles. Leurs recherches rendent compte de l’expérience des migrantes et des migrants et de la construction d’un mode de pensée et de résistance subalterne fondé sur l’expérience de vie. « Au lieu de considérer le système capitaliste colonial mondial comme une réussite dans tous les sens du terme, écrit Maria Lugones, je veux penser le processus comme quelque chose auquel on résiste et auquel on continue de résister aujourd’hui et, de cette façon, je veux penser les colonisés comme des êtres qui commencent à habiter un lieu fracturé, doublement constitué, doublement perçu, doublement relié, où les côtés du locus sont en tension[10]

L’immigré·e vit à la frontière de ces deux réalités et passe sans cesse d’un côté de la frontière épistémologique créée par la matrice coloniale à l’autre. Le fait d’habiter un monde fracturé offre cependant la possibilité de devenir une subjectivité résistante, qui doit s’unir à d’autres personnes vivant une oppression similaire. Selon Lugones, à partir de là, elles forment un tissu, une communauté de subalternes qui apprennent les uns des autres, reconfigurant un monde différent de celui du système-monde capitaliste et colonial.

Pour aller plus loin

La proposition décoloniale ne peut être comprise comme une théorie unique ou comme un bloc monolithique. Au contraire, elle se nourrit de visions et de concepts différents et souvent contradictoires, provenant d’un dialogue entre différentes tendances parmi ses protagonistes.

Au cours des quinze dernières années, nous avons assisté à une radicalisation politique qui conduit à des points de rupture entre celles et ceux qui considèrent qu’une réinvention de la modernité est nécessaire pour lui donner un nouveau contenu émancipateur, et d’autres qui considèrent que la seule voie possible est la résistance à la modernité à travers une focalisation basée sur l’identité. Selon Santiago Castro Gomez,

le projet politique n’envisage pas une lutte qui cherche à occuper les appareils hégémoniques et à attaquer, de l’intérieur, les logiques qui organisent la société de manière non égalitaire, mais seulement la création de tranchées communautaires cherchant à résister à ces logiques. […] Une politique décoloniale ne peut pas être une politique qui se bat pour libérer les opprimés du pouvoir colonial exclusivement, mais pour émanciper l’ensemble de la société, y compris les blancs, les hétérosexuels, les hommes, les chrétiens. Libérer l’ensemble de la société des inégalités introduites par le colonialisme et le capitalisme implique de s’approprier les ressources culturelles politiques et scientifiques de l’autre côté de la frontière et de les transmoderniser de manière créative[11].

En conclusion

Habiter dans la frontière (être métis selon les mots d’Anzaldúa) implique de se trouver à la fois à l’extérieur, en marge de la culture dominante, et de pouvoir y rentrer et sortir. C’est accepter que plusieurs voix puissent être entendues simultanément. La pensée frontalière est une pensée de résistance, mais cette résistance n’implique pas seulement d’être en marge, mais aussi de pouvoir s’approprier les contenus des deux côtés de la frontière pour les émanciper. En ce sens, la recherche sur l’immigration devrait étudier la théorie décoloniale et s’en inspirer; ce dossier sur la migration dans les Nouveaux Cahiers du socialisme constitue un pas dans cette direction.

Le contexte changeant du capitalisme actuel implique de repenser les marges et de les réinterpréter. L’intensification des flux migratoires associée à la mondialisation a transformé les anciens centres coloniaux en villes mondiales multiculturelles. C’est précisément dans ces villes de migrantes et de migrants, comme Montréal, que devraient émerger de nouvelles citoyennetés capables de transmoderniser les contenus de la modernité, en dépassant son contenu colonial, patriarcal et raciste et en lui attribuant de nouveaux contenus émancipateurs.

Salvador David Hernandez est chargé de projet à Alternatives et chargé de cours au Département de géographie de l’UQAM


  1. Santiago Castro-Gómez, Introducción al curso el giro decolonial, vidéo, 26 janvier 2021, <https://www.youtube.com/watch?v=ZelZVPd6IDE&list=PLdAIcTi5JNBGDEYVxv5JrvUKKhD8b6Lod>.
  2. Orlando Fals Borda et Camelio Borrero García, Acción y conocimiento. Cómo romper el monopolio con investigación-acción participativa, Santa Fe de Bogotá, CINEP, 1991.
  3. Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto, Dependencia y desarrollo en América Latina. Ensayo de interpretación sociológica, Mexico, Siglo Veintiuno, 2007.
  4. Anibal Quijano et Immanuel Wallerstein, « Americanity as a concept, or the Americas in the modern world », International Social Science Journal, vol. 44, n° 4, 1992, p. 549-557.
  5. Edgardo Lander et Santiago Castro-Gómez, La colonialidad del saber : eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas, Buenos Aires, Fundación Centro de Integración, Communicación, Cultura y Sociedad (CICCUS), Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales (CLASCO), 2011.
  6. Castro-Gomez, 2021, op. cit.
  7. Castro-Gomez, 2021, op. cit. Notre traduction.
  8. Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera. The New Mestiza, San Francisco, Aunt lute, 1987.
  9. Maria Lugones, « Toward a decolonial feminism », Hypatia, vol. 25, n° 4, 2010, p. 742-759.
  10. Lugones, ibid., p. 748.
  11. Castro-Gomez, 2021, op. cit.

 

L’éducation aux droits humains – L’importance d’une approche fondée sur les droits de l’enfant

6 mai 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Equitas – Centre international d’éducation aux droits humains Amy Cooper, responsable du savoir Jean-Sébastien Vallée, directeur de l’éducation Stephanie Nichols, directrice de communication et développement Le renforcement de connaissances, de compétences et d’attitudes respectueuses des droits humains constitue l’essentiel de notre travail en éducation aux droits humains. Pour Equitas, l’éducation aux droits humains est un processus de transformation qui commence par une prise de conscience individuelle et qui a un impact sur la communauté et la société dans son ensemble. L’éducation aux droits humains (EDH) incite toute personne (femme, fille, homme, garçon, personnes de genres divers) à revendiquer ses droits et à tenir les personnes décisionnaires responsables du respect, de la protection et de la réalisation de ses droits. L’EDH permet de prendre des mesures pour un changement social qui est conforme aux valeurs et aux normes des droits humains. Elle commande l’interaction dynamique de différents paradigmes et approches, dont l’approche fondée sur les droits humains ou sur les droits de l’enfant. Une approche fondée sur les droits de l’enfant (AFDE) permet à toute personne impliquée dans l’éducation des enfants d’avoir une vision holistique de son travail et d’outiller les enfants et les personnes qui les entourent à vivre en accord avec les valeurs des droits humains.
La mission d’Equitas est de faire progresser l’égalité, la justice sociale et le respect de la dignité humaine grâce à des programmes d’éducation aux droits humains transformateurs, au Canada et partout dans le monde. Afin de réaliser sa mission, Equitas conçoit des programmes favorables à l’autonomisation des groupes et des individus faisant face à la discrimination, à l’exclusion et à d’autres formes de violations des droits humains pour qu’elles et ils puissent lutter contre les inégalités et la discrimination, et prendre des mesures pour protéger, défendre et faire respecter les droits humains.

Une approche fondée sur les droits de l’enfant (AFDE)

Une AFDE se base sur la conviction que chaque personne détient des droits par le seul fait d’être un humain, et que tous les êtres humains devraient jouir des mêmes possibilités pour réaliser leur plein potentiel. L’AFDE renforce le pouvoir des jeunes pour qu’elles et ils puissent revendiquer leurs droits tout en garantissant l’inclusion, l’égalité et la participation de toutes et tous, sans distinction fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’âge, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine ethnique, sociale ou nationale, la propriété, la naissance, la résidence, un handicap, l’orientation sexuelle et l’identité de genre, ou de tout autre aspect identitaire. L’AFDE place les jeunes au centre du processus, c’est-à-dire que leur vie, leur survie et leur développement ainsi que leurs intérêts supérieurs devraient toujours être pris en compte au moment de prendre des décisions qui les concernent. Cela signifie également que leur voix sera écoutée lors du processus décisionnel. Le but ultime de l’AFDE est que les jeunes puissent jouir pleinement de leurs droits et vivre dans des communautés où ces droits sont respectés. En intégrant les éléments d’une AFDE dans une programmation pour les jeunes, ces derniers, en tant que détentrices et détenteurs de droits, sont plus en mesure de les revendiquer, et les parents, tutrices et tuteurs, éducatrices et éducateurs, organisations et gouvernements (en tant de décisionnaires1) peuvent mieux s’acquitter de leur obligation de respecter, protéger et réaliser ces droits. Les éléments d’une approche fondée sur les droits de l’enfant Les cinq éléments principaux de l’AFDE peuvent être facilement mémorisés avec l’acronyme PLANER : Participation et inclusion, Lien aux droits de l’enfant, Autonomisation, Non- discrimination, Égalité, Responsabilité et transparence. Ces cinq éléments sont interreliés et égaux en importance, de telle sorte qu’un élément ne peut être appliqué sans tenir compte des autres. Nous incluons quelques idées ci-dessous afin de réfléchir à la manière dont ces éléments peuvent être mis en œuvre dans des activités d’éducation aux droits humains. [caption id="attachment_12502" align="alignright" width="360"] Crédit : Tant de nations et de couleurs, Mélisande Brunelle, 11 ans[/caption]

Participation et inclusion

L’AFDE promeut la participation active, significative et volontaire des jeunes; le développement de leur capacité à participer découle de cette approche. Les voix et champs d’intérêt des jeunes doivent être pris en compte dans les décisions portant sur des enjeux qui les concernent. Pour mettre en œuvre ce premier élément lors d’activités d’éducation aux droits humains, encourager la participation et l’inclusion des jeunes en leur offrant un espace où partager leurs idées et points de vue avec leurs pairs et les adultes qui interagissent avec elles et eux, et en créant des possibilités pour qu’elles et ils puissent prendre part au processus décisionnel. Voici quelques exemples :

Leur donner des ressources, du matériel et des exemples représentant une gamme de cultures, de milieux, d’expériences, de capacités et d’identités de genre; ne pas tenir pour acquis que chaque jeune connaît sa culture (par exemple, les jeunes pris en charge n’ont peut-être pas eu accès à leurs antécédents culturels).

Utiliser divers moyens pour consulter les jeunes afin que chacun-e puisse s’exprimer, y compris celles et ceux qui sont timides, plus jeunes ou qui expriment différemment leurs points de vue. Par exemple, planifier une boîte à suggestions, des groupes de discussion, des évaluations orales ou écrites ou un mur de graffitis.

Ne faire aucune supposition sur les besoins des jeunes en matière d’accès. Le leur demander plutôt directement. Par exemple, tenir compte des besoins en matière de santé physique et mentale, de restrictions alimentaires, etc., et s’assurer que les jeunes aient accès à des toilettes non-genrées.

Lien avec les droits de l’enfant

Pour mettre en œuvre ce deuxième élément lors d’activités d’éducation aux droit humains, aider les jeunes à découvrir leurs droits; à explorer comment l’accès à ces droits diffère d’une personne à une autre dans la communauté; à examiner les causes profondes des enjeux à partir d’une perspective des droits de l’enfant; à déterminer des pistes de solution novatrices liées à la réalisation de ces droits. Voici quelques exemples :

Approfondir ses connaissances sur les droits humains et les droits de l’enfant et s’assurer que les collègues ont une certaine connaissance des droits. Le responsable d’une équipe fera découvrir à cette équipe les droits de l’enfant et l’importance de ces droits dans le travail de ses membres.

Accroître la visibilité des droits de l’enfant. Lorsque ces valeurs et ces droits sont visibles, il est plus facile pour les jeunes, le personnel et même les visiteur- euse-s de se familiariser avec ces valeurs et ces droits, de les intégrer et de s’y rapporter au besoin.

Autonomisation

L’AFDE promeut l’autonomisation des jeunes pour qu’elles et ils puissent revendiquer leurs droits et tenir les décisionnaires responsables des décisions qu’elles et ils prennent et qui les concernent. Pour mettre en œuvre ce troisième élément lors d’activités d’éducation aux droit humains, renforcer le pouvoir des jeunes en consolidant leur leadership et leurs compétences de vie, ce qui les aide à prendre conscience que leurs idées et talents sont des atouts indispensables à la société. Les jeunes devraient être encouragés à entreprendre des actions pour revendiquer leurs droits et prendre part à l’édification du monde dans lequel elles et ils veulent vivre. Voici quelques exemples:

Offrir des possibilités de leadership; les défis de groupe et les projets d’action communautaire sont d’excellents moyens pour les jeunes de développer toutes sortes de compétences qui les aideront à devenir des membres actifs dans leur communauté et à façonner le monde qui les entoure.

Penser à la manière de partager le pouvoir afin de donner aux jeunes l’espace nécessaire pour partager leurs opinions et prendre des décisions sur des questions importantes pour elles et eux. Réfléchir à son identité, notamment sexe, genre, race, culture, situation, langue, religion, compétences, éducation, etc., et à la façon dont cela façonne sa relation avec les jeunes de son groupe.

Non-discrimination et égalité

L’AFDE promeut la non-discrimination et l’égalité, et accorde une attention particulière aux jeunes confrontés à un grand nombre d’obstacles qui les empêchent de participer et d’être inclus. Ces jeunes sont, mais sans s’y limiter, des filles, des jeunes de différentes identités de genre, des jeunes autochtones, des jeunes handicapés, des jeunes immigrés, réfugiés ou dont le statut est précaire, des jeunes sans statut d’immigration officiel, des jeunes racisés, des jeunes qui vivent dans la pauvreté ou dans une famille d’accueil. Pour mettre en œuvre ce quatrième élément lors d’activités d’éducation aux droit humains, inciter les jeunes à mieux connaître les notions d’égalité et de non-discrimination et à promouvoir ces valeurs pour s’attaquer à des enjeux comme le racisme, la réconciliation, le capacitisme, et autres. Penser à promouvoir l’égalité de genre et les normes positives en matière de genre en aidant les jeunes à découvrir qu’elles et ils peuvent être eux-mêmes malgré les stéréotypes véhiculés. Voici quelques exemples:

Explorer ses propres préjugés et partis pris. Examiner dans quelle mesure la non-discrimination et l’égalité se reflètent dans les politiques et pratiques de son organisation. Penser aux personnes dans la communauté qui sont incluses dans les programmes ou qui en sont exclues, et se demander pourquoi.

Utiliser un langage non capacitiste et non sexiste et encourager les normes positives en matière de genre. Favoriser un langage non discriminatoire et qui ne juge personne. Être conscient des mots inappropriés que l’on pourrait utiliser dans ses propos de tous les jours et les remplacer par des mots qui ne blesseront pas les personnes vivant avec un handicap. Par exemple, remplacer fou par incroyable ou es-tu sourd? par laisse-moi te l’expliquer plus clairement.

Jouer un rôle actif dans la réconciliation. Apprendre, partager et enseigner l’histoire des peuples autochtones et des pensionnats; parler des cultures et des droits des peuples autochtones.

Responsabilité et transparence

Les jeunes détiennent des droits. Un grand nombre de décisionnaires sont responsables de veiller à ce que les droits des jeunes soient respectés, protégés et réalisés en leur garantissant l’accès à l’information et à un processus décisionnel transparent. Ces décisionnaires de première ligne peuvent être des éducatrices et éducateurs, des coordonnatrices   et   coordonnateurs    de    programmes, des administratrices et administrateurs, ainsi que des représentant-e-s gouvernementaux aux échelons régional et municipal, des parents, des tutrices et tuteurs, et autres personnes responsables de prendre des décisions susceptibles de toucher la vie des jeunes. Pour mettre en œuvre ce cinquième élément lors d’activités d’éducation aux droit humains, appuyer l’obligation des décisionnaires de se responsabiliser et à faire preuve de transparence en instaurant le dialogue et en renforçant les relations entre les jeunes et les personnes qui ont la responsabilité de faire respecter leurs droits, de les protéger et de les réaliser. Voici quelques exemples :

Offrir des possibilités pour les jeunes d’approcher les décisionnaires par le biais de leur participation à des projets d’action communautaire, à des comités jeunesse, au conseil d’administration d’organisations, aux dialogues communautaires, à la planification et à la livraison des programmes.

Décider avec les jeunes des résultats à atteindre et des façons de les évaluer. Être flexible et motivé au moment d’intégrer les résultats (positifs ou négatifs), et les leçons apprises dans les prochaines étapes et programmes.

Conclusion

L’approche fondée sur les droits de l’enfant (AFDE) guide les personnes décisionnaires et praticiennes, comme Equitas, dans la mise en œuvre d’activités, telles que des activités ludiques et trousses pédagogiques. Les éléments qui définissent l’AFDE permettent de préparer les enfants et les personnes qui les accompagnent à vivre dans le respect des droits et dans l’exercice de leurs responsabilités.
  1. Dans ce contexte, le terme décisionnaire désigne les personnes ayant une obligation ou une responsabilité de respecter, protéger et réaliser les droits humains. Dans le langage des droits humains, les décisionnaires sont appelés porteurs d’obligations. Au Canada, les principaux porteurs d’obligations sont les gouvernements fédéral, provincial et municipal. Il peut s’agir également d’intervenant-e-s non gouvernementaux, tels que les décideuses et décideurs dans les organisations communautaires, la direction et le personnel enseignant des écoles, ainsi que les parents et les tutrices et tuteurs.

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Quelques notes sur la situation au Canada anglais et dans l’État canadien

5 mai 2022, par CAP-NCS
Depuis trop longtemps l’essentiel de nos discussions sur le Canada anglais porte sur la situation interne. Et ceci d’un point de vue assez fractionnel ! En partie, la faiblesse (…)

Depuis trop longtemps l’essentiel de nos discussions sur le Canada anglais porte sur la situation interne. Et ceci d’un point de vue assez fractionnel ! En partie, la faiblesse de ces discussions est attribuable à notre propre faiblesse numérique – et en cadres – combinée avec notre dispersion géographique. En plus de l’écran de fumée que la question nationale peut trop souvent représenter, la décentralisation et le caractère “provincial” de la vie politique au Canada anglais sont autant d’obstacles à une compréhension homogène et raffinée de la situation politique dans l’ensemble de l’État canadien.

Pourtant la crise rampante de l’État ne s’est en rien résorbée. En fait à cette crise autour de la question nationale québécoise (compliquée davantage par la question des peuples aborigènes) et du moyen d’assurer la survie comme bourgeoisie autonome du Capital canadien se sont ajoutées une série d’autres toutes liées les unes aux autres : Ia crise de l’alternative bourgeoise avec la quasi-disparition des Conservateurs au niveau fédéral ; le problème aigue de que faire avec le Reform Party – tenter de I ‘absorber en en faisant la version II des Conservateurs (comme cela a été fait avec le Crédit social en Alberta et en Colombie-Britannique) ou le combattre en faisant renaitre les Conservateurs traditionnels la crise profonde de perspectives sociales, économiques, politiques et, à moyen terme, organisationnelle des directions syndicales au Canada anglais et au Québec. II s’agit de questions que nous n’avons que peu discutées depuis le congrès de fondation et qu’il faut remettre au centre de nos-préoccupations dans la prochaine période.

Le but de ce texte est donc de jeter sur papier pêlemêle une série d’observations et de spéculations concernant certaines de ces questions. Rien n’y est affirmé avec certitude. Tout est à discuter.

Secteur public – Secteur privé

Historiquement, le mouvement ouvrier partout clans le monde capitaliste a été dominé par les syndicats de l’industrie privée. Les syndicats du secteur public (nous y comprenons le secteur parapublic et le secteur péripublic) sont tous très récents et sont très souvent sans traditions de lutte militante. Dans bien des pays, le secteur public ne fait pas partie des grandes centrales ouvrières. Dans la quasi totalité des pays capitalistes dits avances, le poids social et politique des syndicats du secteur public dans la vie du mouvement ouvrier et dans la vie socio-politique est de loin inferieur a son poids numérique et social objectif.

Le secteur public comme locomotive au Québec

Le secteur public québécois constitue l’exception a cette règle quasi générale depuis le début des années 70. Jusqu’à récemment, ce secteur a été perçu plutôt comme étant la locomotive du mouvement ouvrier québécois et beaucoup de militant-e-s au Canada anglais y voyaient un exemple à suivre. Nous avons analysé ailleurs les raisons pour cette anomalie et nous allons uniquement les résumer ici.

Entre l’élection du gouvernement libéral de Jean Lesage en 1960 et celle du gouverne­ ment Bourassa en 1970, l’État croupion québécois a connu une modernisation et une expansion prodigieuses sans égales ailleurs au monde. Dans l’espace d’une décennie, cet État très partiel dans ses attributs est passe d’un État compradore et confessionnel ultra corrompu à un État ultramoderne et très interventionniste, digne des meilleurs théoriciens européens de l’État néocapitaliste. II était impossible de doter ces structures étatiques et paraétatiques de personnel par les méthodes traditionnelles de patronage politique. II a fallu donc recruter ce personnel relativement qualifie parmi la jeunesse nouvellement scolarisée et surtout très influencée par l’ébullition politique autour du nouveau mouvement indépendantiste de gauche. Les premières injonctions judiciaires utilisées contre des grévistes au Québec ont vise non pas des syndicats du prive mais des enseignants (la grève du SPEQ en 1966) et des employés des transports publics (la grève de la Commission du transport de Montréal aussi en 1966).

Entre-temps, le lent déclin de la grande industrie, amorce tout de suite après la guerre, a continue et seule l’intervention de l’État québécois avec de grands projets de construction a pu résorber partiellement le chômage mais au prix d’une étatisation indirecte du secteur du bâtiment.

Depuis le début, ce nouveau secteur public s’est affilie aux centrales ouvrières historiques à l’exception des enseignants du primaire et du secondaire qui ont converti leur corporation en centrale syndicale de l’enseignement pendant la même période.

En même temps, des couches importantes de l’intelligentsia et des mandarins d’État ont commencé à proposer l’utilisation de ce nouvel “État québécois” comme mécanisme d’accumulation du capital pour une future bourgeoisie québécoise. Ce projet exigeait un élargissement des pouvoirs de l’État croupion et surtout sa centralisation extrême. La logique de ce projet (présent au sein du Parti libéral et même de l’Union nationale) devait aboutir au projet souverainiste du Parti québécois.

Ainsi, lorsqu’en 1970, le Syndicat des fonctionnaires provinciaux du Québec (CSN) a pro­ pose la création d’un Front commun de tous les syndicats du secteur public et parapublic (CSN, FI’Q et CEQ) pour négocier en bloc leur conventions collectives, la réponse a été un ‘oui’ foudroyant et enthousiaste parmi les syndique-e-s et un ‘oui’ technocratique de la part de l’État Peu de temps auparavant, l’État avait décrété la syndicalisation obligatoire de l’ensemble de la construction et la centralisation sous son égide des négociations dans ce secteur. Ainsi, à partir de ce moment, la majorité des syndique-e-s au Québec négociaient directement avec l’État québécois.

Et ce qui devait arriver est arrivé: des accrochages titanesques entre l’État et le Front commun en 1972 et a un moindre degré en 76, le Front commun des grévistes du prive en 73-74 avec ses exigences du droit de grève en tout temps, la guerre de la Baie James en 73, etc. De tels affrontements avec l’État exigeaient une réponse politique de la part des organisations de la classe ouvrière, mais après avoir rédigé et fait adopter des manifestes très radicaux – ce qui a provoqué des scissions en leurs rangs non sans importance- toutes les directions syndicales ont mis leur poids derrière le projet nationaliste populiste du PQ.

Après des négociations en douceur en 1979 ou le PQ cherchait a s’assurer le soutien des centrales lors du référendum de 1980, la lune de miel a vite tourne au vinaigre. Con­ scient de son affaiblissement après la défaite du referendum et de la démoralisation du mouvement ouvrier provoquée par cette défaite et par la crise économique-de 1981-82 qui a vu le démantèlement de ce qui restait de l’industrie privée à Montréal et le déclin désastreux du secteur minier, le PQ s’est enligné sur les forces relativement rachitiques du Québec Inc. et a eu l’honneur d’être le premier gouvernement provincial à appliquer avec une vengeance les politiques néo-conservatrices maintenant à Ia mode en coupant les salaires du secteur public par 20 % en 1983.

Le gouvernement péquiste a aussi été le premier a sciemment chercher a diviser le secteur privé et le secteur public en faisant des concessions au secteur privé (loi anti-scabs, CSST, etc.) et en jouant sur les vieux préjuges anti-fonctionnaires (grassement payes a rien faire, sécurité d’emploi à vie même s’ils ne font rien, etc.). Les autres gouvernements provinciaux ne font qu’émuler cette politique aujourd’hui.

Depuis 1983, le secteur public québécois n’a connu que défaite après défaite. Depuis le retour au pouvoir des Libéraux de Bourassa, l’État croupion québécois est encore davantage à l’avant-garde de l’application des politiques néo-conservatrices et les directions syndicales québécoises encore moins capables d’y riposter. Depuis 1983, il faut ajouter à la division intercentrale, la division intra-centrale surtout a la CSN. Face à leur incapacité de gagner quoique se soit de réel ou de durable par la tactique de l’affrontement tant et aussi longtemps qu’elles refusaient l’affrontement ultime sur le terrain politique, ces di­ rections ont adopté une politique collaborationniste à outrance.

Pourtant, la capacite de mobilisation des syndicats reste considérable – voire les manifs unitaires de 40 000 contre les changements à l’assurance-chômage en février dernier et de 100 000 du secteur public le 29 mai dernier. Dans le premier cas, il s’agissait presqu’entièrement d’une mobilisation du secteur prive ou le bâtiment a joué le rôle de moteur et, dans le deuxième cas, il n’y a eu aucune tentative de mobiliser le secteur privé (même pas le bâtiment) malgré le fait évident que si le secteur public devait subir une de­ faite majeure dans le contexte actuel, le secteur prive serait encore plus vulnérable.

La décision des directions syndicales de jouer le jeux de la collaboration plus que loyale avec Québec Inc. et ses représentants politiques, le PQ et le BQ, a fait en sorte que la manif de février devait uniquement exercer des pressions sur le caucus conservateur a Ottawa où on espérait provoquer encore d’autres défections vers le BQ, et que la manif de mai n’était qu’une soupape de sureté pour la colère des membres, les directions ayant déjà décide – 2 jours avant la manif ! – de céder sur le gel des salaires.

Depuis lors, Ia situation va de pire en pire surtout avec la décision récente de la CEQ et de la FTQ de tout mettre sur la table de négociation au nom de la réorganisation du travail. Ainsi, l’État québécois a gagné son pari du début des années 70: les directions syndicales, en refusant de faire le saut sur le terrain politique, ont vendu la force de frappe du secteur public pour un plat de lentilles empoisonne. L’État a les mains parfaitement libres de faire ce qu’il veut ce qui fait autant l’affaire du PQ et du BQ que du Parti libéral.

Le mouvement syndical québécois, dans l’espace de 20 ans, est passe du mouvement ouvrier le plus radical en Amérique du Nord non seulement dans ses manifestes mais aussi dans ses luttes concrètes du secteur public et du secteur prive à un mouvement qui rivalise avec la direction de l’AFL-CIO en termes de sa volonté de collaboration avec la bourgeoisie nationale. Ses divisions, loin d’avoir été surmontées, se sont approfondies. Et le pire dans tout ceci est le fait que les cadres organisateurs surgis des luttes à la fin des années 60 et au début des années 70 et qui bénéficient toujours d’un prestige et d’une loyauté auprès des membres a cause de ce passé sont intégrés presque sans faille au projet socio-politique des directions. II n’existe pas d’opposition sérieuse au sein de quelque centrale que ce soit.

La marginalité du secteur public ailleurs dans l’État canadien

Ailleurs dans l‘État canadien l’évolution du mouvement syndical a été très différente bien que cela ait abouti à une crise de perspectives et à un degré de collaboration avec la bourgeoisie assez semblable.

Le secteur public fédéral a lui aussi connu une expansion très importante au cours des années 60 et 70 mais cette expansion était per e de l’intérieur et de l’extérieur comme étant une évolution et non pas une révolution (cf. la soi-disant ‘Révolution tranquille’ au Québec). Certes, les fonctionnaires directs ont converti pendant cette période leur vieille association en syndicat (Alliance de la fonction publique du Canada) affilie au CTC mais sans l’unification et les affrontements qu’a connus le Québec. La majorité des corporations de la couronne étaient déjà syndiquées et ceci chez des syndicats assez conservateurs de l’ancienne AFL (les 19 syndicats de cheminots au CN, les Machinistes à Air Canada, les 23 syndicats à Radio-Canada-CBC, etc.).

Pastes Canada a été l’exception à cette règle. Historiquement, le Bureau de poste était un véritable nid de patronage ou les députés distribuaient les emplois comme des bon­ bons. Le développement du Syndicat des postiers du Canada (affaibli pendant longtemps par la division avec l’Union des facteurs) à la fin des années 60 ressemble plus à celui des syndicats québécois qu’au reste du secteur public fédéral. Le fait que les locaux québécois aient joué un rôle majeur dans ce syndicat n’est pas étranger à son caractère plus explosif, mains respectueux de la loi et plus ouvert aux mouvements sociaux.

Mais si ce syndicat a joué un rôle exemplaire souvent lors de ses grèves et de ses batailles avec la direction conservatrice du CTC au cours des années 70 et 80, il est néanmoins reste relativement marginal- au niveau de l’action, entendons nous – par rapport à l’ensemble du mouvement syndical. II n’y a jamais eu de coordination de lutte avec les autres syndicats du secteur public fédéral et son accréditation fédérale l’a isolé des autres syndicats du secteur public à accréditation provinciale. Le fait qu’il ne se soit jamais affilié au NPD – partiellement attribuable au poids de ses composantes et dirigeants québécois – a aussi limité son poids politique. Comme on verra plus tard, sa défense de la valeur et de la nécessite des coalitions sociales et politiques sur des points précis, qui étaient un de ses points les plus progressistes, peut, dans le contexte d’un retrait possible de l’action politique, renforcer les fortes tendances du CTC et de certains affilies à revenir au lobbying et à y limiter le rôle de telles coalitions.

Ainsi, lors de la première grève de l’ensemble des membres de l’Alliance de la fonction publique et des grèves rotatives du SPC en 1991, il n’a jamais été question d’un front commun entre eux ce qui a terriblement affaibli les deux luttes qui se sont soldées par des compromis suffisamment sévères pour nous permettre de parler de défaites partielles mais non catastrophiques.

Ailleurs qu’au Québec, les structures provinciales du CTC, tout comme le CTC lui-même, sont en fait assez faibles. Le maraudage intercentrale et les négociations centralisées du secteur public et de la construction ont donné à la CSN et à la FTQ un poids socio-politique qu’aucune autre fédération provinciale, ni même le CTC ne possèdent Ce sont les grands syndicats qui sont les joueurs directes et tous les services passent par le syndical. Ainsi, en dehors du secteur public fédéral, six syndicats tendent a dominer: les affilies du National Union of Provincial Government Employees (NUPGE), le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP – CUPE), les Métallurgistes unis d’Amérique (Métallos – USWA), les Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC- UFCW), le Syndicat des travailleur-euse-s des communications, de l’énergie et du papier (SCEP- CEPW) et les Travailleurs canadiens de l’automobile (TCA- CAW). Le poids relatif de chaque syndicat varie selon la province d’autant plus que le NUPGE est un parapluie sans pouvoir tandis que certains de ses affilies sont très puissants tels OPSEU – SEFPO en Ontario et le BCGEU en Colombie-Britannique. D’ailleurs, les International Woodworkers of America (IWA) jouent un rôle très important en Colombie- britannique mais uniquement la tandis que les TCA et les Métallos étaient jusqu’à tout récemment absents a toute fin pratique a l’ouest du Manitoba.

La seule exception à cette règle de la faiblesse du rôle politique et mobilisateur des structures provinciales a été le rôle ponctuel joue par la BC Fed au début des années 80 lors des mobilisations de Solidarity.

Nulle part ailleurs qu’au Québec n’y a-t-il des négociations centralisées dans le bâtiment ce qui fait que les syndicats de ce secteur sont éparpilles et ne jouent plus de rôle important Les syndicats d’enseignants du primaire et du secondaire ne sont généralement que peu regroupes et ne sont pas affilies a une centrale ouvrière.

Malgré le fait que la quasi majorité des syndique-e-s au Canada anglais soient, en fait, maintenant du secteur public, ce secteur n’a aucunement le poids politique correspondant au sein du mouvement syndical dans son ensemble. Le seul syndicat du secteur public à avoir une présence sérieuse “coast-to-coast” est le SCFP. Jusqu’à l’offensive étatique récente contre le “déficit”, le rôle distinct joue par le palier provincial de l’État au Canada anglais compare à l’État croupion québécois a fait en sorte qu’aucun gouvernement provincial n’a voulu prendre le risque de négociations centralisées avec ses employé-e-s direct-e-s et indirect-e-s. L’exemple des affrontements très durs du Front commun québécois au cours des années 70 a plutôt effraye que stimule les directions syndicales du secteur public et para-public au Canada anglais. D’ailleurs en 1972, la direction du CTC s’est offerte comme “médiateur” entre le gouvernement québécois et les centrales en grève illégale (dont près de 100 000 affilié-e-s du CTC).

Cependant, de façon parallèle au Québec, le secteur public a représenté au cours des 20 dernières années la plus grande source d’emploi pour des jeunes, des femmes et des gens des minorités ethniques. Ainsi la radicalisation de ces couches s’est trouvée davantage reflétée dans les syndicats du secteur public que ceux du prive. Les militants et surtout les militantes ont assuré une forte présence des idées féministes, anti-racistes et anti-impérialistes au sein de leur propre syndicat aussi bien qu’au sein des Conseils du Travail et des fédérations provinciales. De même, il existe une certaine gauche (parfois venant du PC ou des groupes ML et trotskystes) dans le secteur public qui est proportionnellement plus important que dans le secteur prive où les directions sont plus fortement ancrées et beaucoup plus répressives à l’égard de tout ce qui échappe à leur contrôle. Seul l’ex-PC avait une certaine présence au sein de quelques syndicats du prive (automobile, électricité, pêcheurs).  II serait d’ailleurs utile que des camarades au Canada anglais écrivent quelque chose sur le rôle de l’Action Caucus animé par le PC et le Syndicat des postiers.

Une partie de cette gauche est intégrée à l’appareil syndical même: par exemple, il y a des anciens trotskistes dans l’appareil d’OPSEU-SEFPO, de la FTO, du SCEP, de Ia Fraternité des cheminots en Ontario sans parler des anciens du PC dans à peu près tout ce qui bouge mais surtout dans l’automobile. Le degré de cette intégration varie mais dans certains cas ces ancien-ne-s sont une source très utile de renseignements même si leur position dans l’appareil les empêche de jouer un rôle révolutionnaire ou même indépendant.

D’autres occupent des pastes élus soit au niveau du syndicat local soit au niveau du conseil du travail ou des structures provinciales. Leur prestige est réel et ils et elles peuvent avoir un impact non négligeable lors de congres ou d’actions unitaires avec d’autres mouvements sociaux. Mais le gros problème pour cette gauche est celui de son intégration à la routine syndicale – les batailles de résolutions lors de congres, la tactique électorale pour des postes syndicaux, etc. – et de son vieillissement dans une situation où l’absence de mobilisations massives et/ ou unitaires ne lui permet pas de développer une pratique syndicale distincte de celui des directions.

Ici il ne faut pas minimiser l’importance des batailles de résolutions lors de congres ou des coalitions, mais il faut aussi reconnaitre les limites de ces actions. La base syndicale est très loin des congres et n’en entend parler d’habitude que par le filtre défigurant des mass-médias. C’est cet éloignement de la masse des syndique-e-s des structures qui explique la capacite des directions de joyeusement passer outre des résolutions radicales adoptées lors de congres. C’est ce qui arrive avec une régularité désolante avec des résolutions en faveur de grèves générales ou autres moyens d’action massifs.

Cette gauche tend donc à se différencier des directions par sa rhétorique plus dure et par ses analyses plus politiques plutôt que par sa capacite de mobilisation. Et la mobilisation tend à être perçue sur un mode “formulaire” à savoir des propositions de congres en faveur de grèves générales à caractère politique plutôt que des propositions concrètes de mécanismes en escalade de mobilisation qui permettraient d’aboutir à une telle grève.

Une telle pratique implique inévitablement un travail avec l’aile des directions en place qui se présente comme étant de gauche, dans une conjoncture donnée. L’exemple de la lutte contre le soi-disant contrat social en Ontario au cours du printemps et de l’été 1993 est frappant à cet égard. D’abord, les syndicats du secteur public n’étaient pas du tout préparés pour une telle lutte et ceci malgré la multiplicité d’avertissements et de rumeurs a l’effet que le gouvernement Rae allait s’attaquer de front au secteur public. Le gouvernement NPD connaissait le mouvement syndical beaucoup mieux que quel qu’autre gouvernement que ce soit. Après tout ii avait plein de ministres et de sous-ministres venant des syndicats du secteur public – ne mentionnons que Frances Lankin d’OPSEU-SEFPO et Jeff Rose du SCFP – sans parler de ses liens historiques et quotidiens avec les gros syndicats du prive et avec la FTO-OFL. Son calcul était simple :

I) les différents syndicats du secteur public et parapublic ne réussiraient jamais à s’entendre sur des perspectives unitaires ;

2) les différentes directions du secteur public voudraient toutes négocier à tout prix et accepteraient le cadre fondamental de la lutte contre le déficit et la nécessité de sauver les meubles au niveau de l’emploi;

3) l’attaque provoquerait de la colère et de la déception chez les directions et chez les militant-e-s cadres intermédiaires mais de la peur pure et simple parmi la grande masse des syndiqué-e-s s dans le contexte de la crise économique;

4) il n’existait aucune force oppositionnelle au sein du secteur public capable de proposer des mécanismes concrets de mobilisation pour surmonter cette peur bleue de la base syndicale et

5) le gouvernement avait offert suffisamment de reformes au secteur privé pour que le mouvement syndical se divise pour et contre le gouvernement et que la solidarité soit ainsi très limitée.

Pourtant, l’attaque a provoqué la première tentative de mettre sur pied un front commun de l’ensemble du secteur public et parapublic, y compris les syndicats d’enseignants­ dont le plus gros est dirigé par une ancienne trotskiste – et d’autres qui ne sont pas affilies au CTC ou à la FTO. Le rôle des directions en brisant ce front commun et en négociant en ordre disperse reste à analyser en détail. La gauche n’avait que de faibles possibilités d’influer directement sur le comportement des directions du SCFP, d’OPSEU­ SEFPO et des gros syndicats d’enseignants, directions qui portent l’essentiel de la responsabilité de la défaite éparpillée sans lutte réelle de la lutte contre le contrat social. Le gouvernement Rae avait bien calculé à court terme.

Là où la gauche a montré sa faiblesse a été dans l’absence de propositions concrètes de mobilisations sur les lieux du travail. La plupart des syndicats ont tenu soit des congres soit des assemblées provinciales dès le début du printemps. Lors de ces rencontres, la gauche a essentiellement rivalisé avec la direction au niveau de la dénonciation du contrat social et du gouvernement et au niveau des appels a la mobilisation jusqu’à la grève générale illégale et politique pour faire tomber le gouvernement et/ ou changer sa politique. Mais aucun plan concret de mobilisation sur les lieux du travail n’a été proposé.

Les directions comptaient mobiliser par voie de communiques et de conférences de presse pour exercer des pressions sur le gouvernement La gauche comptait mobiliser par voie de manifestations et d1organisation de coalitions de soutien au secteur public et parapublic. Mais dans un contexte où le secteur n’a aucune tradition de grève – le droit de grève est nié aux fonctionnaires et au secteur hospitalier en Ontario – et surtout aucune tradition de lutte unitaire, il aurait fallu proposer un plan de mobilisation partant de petits gestes sur les lieux du travail – le port simultané au travail par tou-te-s les delegue-e- s de T-shirts rouges avec des slogans ou d’autres tactiques peu mena tes au début pour les membres – jusqu’à des journées d’études intersectorielles et éventuellement, une fois la solidarité concrète vécue parmi les membres, une grève générale. Ce n’est qu’ainsi, en proposant aux membres une escalade constante et concrète des moyens de pression, qu’il aurait ete possible de surmonter la peur et le sentiment d’isolement et de faiblesse et de forcer les directions a appliquer les résolutions de congres.

Certes, rien ne garantissait qu’un tel plan de mobilisation serait adopte ni, une fois adopté, qu’il aurait réussi, mais toute l’expérience internationale et même l’expérience québécoise, positives et négatives, indiquent que c’est la seule façon de procéder. De plus, le gouvernement de l’Ontario n’a pas l’expérience qu’a le gouvernement du Québec dans ce genre d’affrontement. Ce qui ne marche plus au Québec aurait pu marcher en Ontario ou ailleurs. La longue expérience de lutte oppositionnelle de la gauche syndicale en Ontario – expérience qui manque tragiquement au Québec – mais dans un contexte de faible mobilisation du secteur public et parapublic ne lui a pas préparé à jouer un rôle concret de mobilisation de la base malgré les directions. II faut dire qu’en 1972 les directions syndicales québécoise ont été débordées et dépassées par la volonté de lutte de la base, volonté organisée et canalisée par des réseaux assez informels de “poteaux”, des militants et militantes qui n’occupaient souvent que de postes de délégués d’atelier.

Le secteur public et parapublic en Ontario a connu une défaite rampante, une lente désintégration de son unité et une capitulation en ordre disperse de ses directions. Et les hurlements actuels de ces directions contre le NPD ne peuvent pas cacher leur responsabilité.

En fait, cela fait depuis longtemps que nous n’avons pas analyse le caractère et le projet socio-politique de la direction syndicale au Canada anglais. Au Québec, le projet de collaboration avec Québec Inc. est assez clair même si notre contre-projet manque encore beaucoup de développement pour devenir crédible. Par contre, la dernière fois que nous avons discuté de la direction au Canada anglais était au CC précédant le dernier congrès du CTC ou une nouvelle direction a été élue.

La “nouvelle” direction du CTC

Historiquement, les membres de la direction du CTC ne sont pas venu-e-s des grands affilies puissants ou n’étaient pas des joueurs importants dans ces syndicats. La seule exception notoire à cette règle était Dennis McDermott, venu des Travailleurs unis de l’automobile, mais celui-ci a très rapidement perdu sa base dans son syndicat au profit de la di­ rection plus dure et plus nationaliste “canadian” de Bob White.

La décision de White d’évincer Shirley Carr de la présidence du CTC et de se présenter lui-même semblait marquer une rupture avec la tradition de directions faibles et symboliques au CTC. La décision de Jean-Claude Parrot, dirigeant militant du Syndicat des postiers, de se présenter également au CTC a soulevé beaucoup d’enthousiasme parmi les mi­litant-e-s au Canada anglais même si cela a failli provoquer une scission avec la FTQ.

White était généralement per u par les militant-e-s comme un dirigeant plus ferme qui refusait de faire des concessions aux compagnies d’automobile lorsqu’il négociait et qui a fait faire la rupture des syndicats canadiens de l’automobile avec leur syndicat international. Au sein du nouveau syndicat, les TCA, ii a fait alliance avec les militant-e-s du PC en voie de rupture avec leur structure partitaire. De plus, au sein du NPD, White jouait un rôle ouvertement interventionniste – au dernier congrès au leadership il avait publiquement bloqué le soutien du CTC à Dave Barrett, per u par lui et d’autres comme étant trop vulgairement anti-Québec.

Parrot, lui, était carrément perçu comme étant un candidat de gauche politiquement et très militant sur le plan de la lutte syndicale et de la nécessité de constituer des coalitions avec les autres mouvements sociaux. Le candidat de la FTQ était correctement perçu comme étant un droitier et le fait que Parrot soit un francophone, originaire du Québec lui a permis de prétendre pouvoir représenter le mouvement ouvrier québécois au sein du CTC. Néanmoins le CC avait raison de refuser d’appuyer Parrot parce que la question de la concrétisation du droit du Québec à l’autodétermination devait primer sur un choix abstrait entre droite et gauche dans le contexte. De plus, il était inquiétant que Parrot décide de se présenter sans liste alternative et surtout sans programme explicite – contrairement aux traditions récentes du Syndicat des postiers. Le fait que la plupart de nos camarades canadiens-anglais présents au congrès n’ait pas pu ou su résister à la vague d’appui à Parrot est une indication de la faiblesse de nos analyses et de l’absence d’une intériorisation profonde de notre cadre stratégique.

La plupart des delegue-e-s s’attendaient, alors, à voir un CTC beaucoup plus présent politiquement et beaucoup plus militant. Tout le monde, y compris nous-mêmes, croyait que White avait un projet politique quelconque derrière sa décision de prendre un poste jusqu’alors assez symbolique.

La déception est arrivée assez rapidement Au moment de l’élection du nouvel exécutif du CTC, l’Etoile du NPD montait: il avait gagné les gouvernements provinciaux en Ontario, en Colombie-Britannique et en Saskatchewan et montait rapidement dans les sondages au niveau de l’intention de vote au fédéral. Le point faible et finalement fatal était, comme toujours, le Québec. Non seulement sa faiblesse organisationnelle et électorale au Québec même mais surtout sa compréhension de la question nationale.

Le premier geste politique important du nouvel exécutif du CTC a été d’appuyer, de concert avec le NPD, les partis bourgeois et le patronat, le projet constitutionnel de Charlottetown. Non seulement Bob White a-t-il été un des grands porte-parole du ‘oui’ au Canada anglais mais J-C. Parrot a été l1unique syndicaliste québécois à faire campagne pour le ‘oui’ au Québec. Ceci n’a fait que confirmer l’isolement et la marginalité de Parrot tout autant que le reste de la direction du CTC au sein du mouvement ouvrier québécois. Mais le soutien inconditionnel de la social-démocratie et des directions syndicales canadiennes-anglaises a la vision bourgeoise traditionnelle de l’État canadien a non seulement confirme leur non pertinence au Québec mais a profondément contribue à la montée du Reform Party au sein de la classe ouvrière tout au moins dans les anciens châteaux forts du NPD en Colombie-Britannique.

Le prochain geste de la nouvelle direction du CTC était l’organisation de la manifestation monstre à Ottawa, le 15 mai dernier. Le bilan détaillé de cette manifestation reste à faire mais il est clair qu’il s’agissait fondamentalement d’une opération strictement électoraliste. Elle est arrivée trop tard pour jouer un rôle sur l’assurance-chômage et la masse des membres du CTC croyaient que la lutte contre l’ALENA était déjà perdue. L’unique perspective offerte par les discours après la manif était celle de travailler pour le NPD et ceci malgré le fait que Rae avait déjà propose son contrat social et que les gouvernements de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan attaquaient déjà le secteur public et le mouvement écologiste. Le fait que le CTC ait exclu la CSN et que la FTQ n’a pu ou n’a SU mobiliser qu’a peu près 5 000 participant-e-s a renforcé le caractère purement électoraliste pro-NPD de la manif.

D’ailleurs la rumeur veut que la manif ait couté 3$ millions au CTC seul sans compter l’argent des grands syndicats affiliés ce qui en fait le “one-shot” le plus cher de l’histoire du mouvement ouvrier dans l’État canadien. Par comparaison, les manifs de 40 000 en février et de 100 000 le 29 mai n’ont couté qu’a peu près 60 000$ aux centrales québécoises.

La “nouvelle” direction du CTC a été incapable de rompre avec les traditions sociales-démocrates de ces prédécesseurs. L’effondrement du NPD fédéral et le caractère violemment anti-secteur public des gouvernements provinciaux NPD qui risquent aussi de s’effondrer lors des prochaines élections provinciales au mains en Ontario et en Colombie-Britannique fondent une crise stratégique pour la direction du mouvement syndical au Canada anglais.

Mais il faut le dire honnêtement et ouvertement que nous aussi, nous avons taus sous-es­ time et gravement le poids de la tradition social-démocrate au sein du mouvement ouvrier canadien-anglais. Nous aussi, nous sommes mal armes pour pouvoir répondre ne serait­ ce que sur le plan propagandiste à la crise patente de perspectives politiques au Canada anglais.

La social-démocratie et la question nationale au Canada anglais

Bien que les organisations de la IV dans l’État canadien aient toujours compris le caractère ouvrier bourgeois du NPD et de son prédécesseur le CCF et que nous ayons toujours appelé à un vote de classe en sa faveur lors des élections au Canada anglais, notre analyse du caractère précis du réformisme canadien-anglais et de la profondeur de sa pénétration au sein des organisations ouvrières, syndicales et politiques, est restée relativement floue. Jusqu’au milieu des années 60, toutes les organisations trotskistes tendaient même à partager la perception majoritaire canadienne-anglaise de l’État canadien. Ceux et celles qui ont fondé le GMR ont développé d’abord l’analyse du point de vue québécois et quelques années plus tard le RMG a commencé une analyse originale du point de vue canadien-anglais. La fusion qui a créé la LOR/RWL a cependant ralenti et éventuellement bloque cette compréhension grandissante du caractère spécifique du réformisme ouvrier au Canada anglais surtout par rapport à l’État canadien. Et bien que GS/SC se soit appuyée sur les acquis du GMR-RMG au niveau de notre compréhension du cadre stratégique dans l’État canadien, ce cadre n’a été que peu concrétise au Canada-anglais.

Le nationalisme “canadian” traditionnel

L’ensemble des forces politiques-bourgeoises et de l’intelligentsia canadiennes-anglaises s’entendent sur une conception de l’État canadien qui doit nécessairement comprendre le Québec pour exister. La forme fédérale de cet État était une concession nécessaire non seulement aux francophones du Bas-Canada mais aussi aux tendances “régionalistes” surtout en Nouvelle-Ecosse au dernier siècle et à Terre-Neuve lors de son intégration au Canada en 1948. Ce sont de telles forces “régionalistes” essentiellement réactionnaires qui empêchent la création d’un fort État central

Cette perception reste au centre de toutes les analyses canadiennes-anglaises de l’État canadien depuis Harold Innes. Ainsi, la question nationale québécoise n’existe pas et le nationalisme québécois n’est qu’un autre régionalisme semblable a ceux de l’Ouest ou de Terre-Neuve. Dans beaucoup d’analyses universitaires et/ ou journalistiques et, ce qui est encore pire, dans la conscience populaire dans l’Ouest et dans les Maritimes, il existe un monstre qui s’appelle “Central Canada” compose du Québec et de l’Ontario. Le revers de la médaille de cette analyse dominante au Canada anglais implique que celui-ci n’existe pas non plus. La seule chose qui existe est le Canada défini comme devant nécessairement comprendre le Québec. Comme on a déjà dit auparavant, la nation canadienne-an­ glaise est l’unique nation dominante au monde sans définition positive d’elle-même, c’est­à-dire, qui ne peut concevoir sa propre existence qu’en fonction du maintien au sein de l’État commun de la nation dominée. Ainsi, s’il existe un chauvinisme et même un racisme anti-québécois et anti-francophones au Canada anglais, ii n’existe pas de nationalisme canadien-anglais proprement dit, seulement un nationalisme “Canadian”.

A cet aspect fondamental de L’idéologie bourgeoise proprement canadienne, il faut en ajouter deux autres:

  • La mystification que l’État démocratique bourgeois au Canada est d’origine évolutionnaire, rationnelle et pacifique. Ce mythe fondateur de l’État canadien, qui est fier de ne pas avoir fait de révolution comparable à celles de la France, des Etats-Unis ou même l’Angleterre, nie le fait que cet État est fondé sur la conquête et !’oppression des peuples aborigènes, d’abord, et des nations francophones, acadienne et québécoise, ensuite. Le suppose pacifisme fondamental de l’État canadien fait fi de la suppression armée des Rebellions de 1837-38 au Bas et au Haut-Canada et des Métis de 1870 et 1885, sans parler de l’emploi de l’armée et de la police dans le cadre de la Loi des mesures de guerre a plusieurs reprises au cours de ce siècle.
  • Et la perception de l’État fédéral comme défenseur des droits et libertés contre des gouvernements provinciaux réactionnaires, plus particulièrement les gouvernements ultramontains et duplessismes au Québec mais aussi les gouvernements du Crédit social en Alberta et en Colombie-Britannique. Ce dernier élément est particulièrement fort chez les Libéraux a la Trudeau et chez les sociaux-démocrates de l’Ouest.

La définition classique de la social-démocratie veut que les forces bureaucratiques réformistes de chaque nation capitulent à leur propre bourgeoisie nationale, ce qui les distingue des staliniens ou stalinises qui, eux, défendent les intérêts d’une bureaucratie d’État ouvrier dégénéré OU déformé. II est donc tout à fait logique que la social-démocratie canadienne-anglaise ait fait sienne et profondément intériorisé l’idéologie propre de la bourgeoisie canadienne. Au Québec, comme dans la quasi-totalité des nations dominées, cette capitulation de la direction réformiste du mouvement ouvrier prend la forme d’une subordination aux intérêts de Ia bourgeoisie qui se veut nationale.

Certes, et le NPD et le CTC, sans parler de ces principaux affilies, ont adopté en congres, et ceci a plusieurs reprises, des résolutions plus ou moins claires sur le droit du Québec à l’autodétermination. Ces résolutions sont vidées presque aussitôt de tout contenu réel par des gestes anti-québécois concrets. Nous l’avons dit a plusieurs reprises depuis un certain temps déjà mais nous ne l’avons pas réellement saisi ni concrétisé: la destruction de la prison des peuples qu’est l’État canadien est non seulement dans l’intérêt de la classe ouvrière québécoise mais elle est un préalable a toute libération de Ia classe ouvrière canadienne-anglaise.

Les répercussions de cette capitulation a la bourgeoisie canadienne et à la forme libérale de son idéologie vont assez loin au Canada anglais. D’abord cela a empêché la social-démocratie – et secondairement les staliniens du PC qui ont adopté des perspectives assez semblables concernant l’État canadien – de s’implanter au Québec ce qui lui a enlevé toute crédibilité comme futur parti gouvernemental au niveau de l’État fédéral.

Deuxièmement, cela lui a enlevé toute capacite de lutte unitaire au niveau central. Finalement, cela a fait des mouvements provinciaux NPD les pires adversaires de toutes les revendications démocratiques, bourgeoises ou ouvrières du Québec. En 1982, c’était Romanow, l’actuel premier ministre NPD de la Saskatchewan, alors ministre des affaires intergouvernementales, qui a poignarde les négociateurs péquistes dans le dos malgré le “beau risque” de Rene Levesque. En 92, les négociateurs libéraux du Québec, lors de Charlottetown, ont identifié comme étant leurs pires adversaires les néo-démocrates­ tes, Moe Sihota de la Colombie-Britannique et Jeff Rose de l’Ontario (ancien président fédéral du SCFP par ailleurs).

Une exception honorable : La tentative de NAC (Judy Rebick) de définir le Canada anglais

II faut dire qu’il y a eu une exception honorable a cette capitulation éhontée des forces progressistes canadien-anglais face à la perspective bourgeoise sur la question nationale et la constitution. Lorsque nous avons adopte en CC, de fa on unanime, la position de ‘non’ dans le referendum pan-canadien sur les accords de Charlottetown, nous craignions de nous trouver totalement isoles parmi les forces progressistes au Canada anglais. Nous craignions nous faire identifier au Reform Party.

Mais non seulement est-ce que le NAC, sous la direction de notre ancienne membre, Judy Rebick, ait adopte une position principielle contre l’entente pourrie, elles avaient commencé à développer des positions innovatrices quanta l’autodéfinition du Canada anglais. Leur position a été ridiculisée par toutes les forces bourgeoises (surtout dans les mass­ médias) comme étant celle d’un fédéralisme “asymétrique” et n’a jamais re la moindre écoute de la part des sociaux-démocrates ou des directions syndicales canadiennes-anglai­ ses ou québécoises. Grosso modo, on peut la résumer ainsi : La nation québécoise a le droit à l’autodétermination et c’est à elle, et à elle seule, à définir les rapports qu’elle veut entretenir avec l’État canadien. Par contre, le Canada anglais peut et doit déterminer lui­ même le genre de constitution qu’il veut y compris une constitution plus centralisée.

Il est tout simplement faux qu’il faille accorder à toutes les provinces les mêmes pouvoirs que le Québec voudrait si celui-ci de rester à l’intérieur d’un État commun.

La position parait simple mais, en réalité, elle rompt totalement avec l’idéologie traditionnelle de la bourgeoisie canadienne, y compris avec sa variante sociale-démocrate, car elle ne définit plus l’État canadien comme devant nécessairement comprendre le Québec.

Malheureusement, cette position a été noyée pendant le débat référendaire où les féministes bourgeoises et social-démocrate ont accule le NAC à la défensive en remettant en cause sa «représentativité » et en prétextant la nécessité de défendre les acquis des peuples aborigènes malgré le fait les organisations de femmes aborigènes, tout comme beaucoup de militants-autochtones, s’opposaient à l’accord constitutionnel. Suite à la défaite non seulement au Québec mais au Canada anglais et parmi la minorité des autochtones à voter, personne n’a repris cette position même pas nous. Une autre preuve, s’il en faut, du rôle clé joue par des individus dans l’histoire, dans ce cas-ci le rôle de Rebick mais aussi de la faiblesse de ces individus si leur travail ne s’appuie pas sur une organisation sociale solide et structurée.

Pourtant c’est ce genre de position qui pourrait nous permettre de jouer un rôle dans le débat complexe et de longue haleine que l’effondrement du NPD, au fédéral aujourd’hui et, en toute probabilité, au provincial demain, va provoquer au sein du mouvement ouvrier canadien-anglais.

Pour ce faire, il faut cependant dépasser dialectiquement le cadre de Ia compréhension. principielle et stratégique pour commencer à comprendre les rapports complexes entre les différents joueurs, bureaucratiques et autres, qui vont fixer le cadre du débat.

Historique des rapports syndicat-NPD

Assez paradoxalement, les grands syndicats industriels qui sont perçus aujourd’hui assez correctement comme constituant l’aile droite du mouvement syndical – au Québec autant qu’au Canada anglais – étaient, jusqu’au début des années 70, l’aile gauche politisée tandis que le secteur public, maintenant l’aile gauche, était généralement assez conservateur sur le plan politique.

L’action politique ouvrière dans l’État canadien remonte assez loin; En 1867, la Grande Union des Travailleurs de Montréal a présenté son dirigeant, Médéric Lanctot, contre Sir George Etienne Cartier sur la base d’une plate-forme qui disait que la Confédération était à la fois anti-canadienne-française et anti-ouvrière. Lanctot n’a perdu que par quelques votes dû largement au fait que les partisans de Cartier aient physiquement empêché des électeurs ouvriers de Verdun d’arriver au bureau de scrutin à Pointe St-Charles. Pendant tout le reste du 19eme siècle et le début du 20eme, ii y a eu des tentatives au Québec, en Ontario et en Colombie-Britannique de constituer des partis ouvriers. Dans la plupart des cas ces candidatures ouvrières étaient absorbées par le Parti liber.al, parfois, surtout au Québec, par le Parti conservateur. Mais tout ceci ne constitue que de la préhistoire.

L’histoire moderne de l’action politique ouvrière de masse commence avec la fondation du Coopérative Commonwealth Fédération (CCF) en 1933 – la distinction ‘de masse’ est décisive étant donne la fondation, non sans importance, du Parti communiste en 1923.

Le CCF était le produit de la rencontre du populisme agraire de gauche des Prairies, de l’intelligentsia réformiste de gauche, souvent chrétienne (protestante dans ce cas-ci), et des militant-e-s ouvrier-ère-s venu-e-s de divers “partis ouvriers” provinciaux (labour parties) et de divers syndicats.

Mais ce n’est qu’a partir de la pénétration au Canada des grands syndicats industriels du CIO que le CCF ait acquis une base ouvrière affiliée de masse. Ce sont les Métallos, les TUA, les syndicats de la salaison (Packinghouse Workers, une des composantes des TUAC), du papier (une des composantes du SCEP) et du bois (IWA, maintenant avant tout en Colombie-Britannique mais présent alors au Québec et en Ontario) qui constituaient a la fois l’aile gauche du mouvement syndical et un terrain de lutte entre les sociaux-démocrates et le PC. Les militant-e-s qui ont organisé ces grands syndicats étaient presque toujours des militants-e-s politiques. L’équipe initiale lors de la syndicalisation de General Motors a Oshawa était composée d’un militant du PC, d’un social-démocrate et d’un trotskiste qui faisait alors de l’entrisme au sein du CCF. La lutte entre les courants politiques au sein du mouvement ouvrier au Canada anglais était particulièrement âpre et la social-démocratie canadienne est devenue singulièrement anticommuniste.

Après la deuxième guerre mondiale, les sociaux-démocrates sont devenus hégémoniques au sein de l’appareil de ces grands syndicats et, dans bien des cas, en ont exclu non seulement les militants staliniens mais aussi les trotskistes. Le PC a réussi à maintenir sa présence au sein des TUA et du syndicat de la salaison où il a joué pendant des décennies le rôle d’opposition assez loyale s’appuyant davantage sur son nationalisme “canadian” anti-américain que sur un plus grand militantisme tandis que les trotskistes qui avaient eu une présence réelle dans l’automobile et l’électricité en Ontario et dans le bois en Colombie-Britannique et au Québec se sont effondres au début des années 50.

Cette victoire définitive des sociaux-démocrates voulait dire cependant que l’action politique était désormais strictement limitée à l’action électorale. Le militantisme qui caractérisait la base ouvrière du CCF pendant les années 30 et 40 devait être canalisé entièrement vers la négociation, convention collective par convention collective, d’une part, et vers l’élection de députés CCF et NPD.

L’affiliation social-démocrate électoraliste et anticommuniste est donc un des éléments constitutifs même de la bureaucratie syndicale du secteur prive au Canada anglais. Suite à la fusion des syndicats AFL et CIO au Canada qui fondent le CTC en 1957, celui-ci de­ vient le moteur le plus essentiel a la transformation du CCF en NPD en 1961.

Par contre, un des éléments fondateurs de la syndicalisation du secteur public était la lutte contre le patronage politique au niveau de l’emploi et de la promotion. Cette lutte contre l’ingérence politique fonde donc un certain “apolitisme” de principe qui constitue un obstacle à l’action politique tout au moins dans la forme de l’affiliation au NPD. Au début du NPD au cours des années 60, plusieurs syndicats du secteur public ont dénoncé la politisation du mouvement syndical et certains ont se sont même désaffiliés du CTC sur cette base. Par contre comme on l’a déjà vu, les militant-e-s du secteur public tendaient à avoir une plus grande implication dans les mouvements sociaux ce qui les a mis devant la nécessité de composer avec le NPD. Ce n’est donc qu’assez récemment que le SCFP joue un rôle relativement important par rapport au NPD mais sans la loyauté qui caractérise les syndicats industriels du privé.

II faut dire que cette situation tendait à se refléter de façon déformée au Québec. Au début des années 60, ce sont les syndicats industriels de la FTQ qui sont partisans de l’action politique. La scission autour de la question nationale au sein du NPD au Québec, qui devait produire le Parti socialiste du Québec, était dirigé, pour l’essentiel, par des permanents des Métallos (Gerin-Lajoie, Émile Boudreau, Theo Gagné), de l’Energie (Fernand Daoust) et du Bois (Jean-Marie Bedard, un ancien trotskiste). Ces permanents constituent en 1965 le Caucus national (pour l’indépendance et pour l’action politique autonome) qui présente Daoust contre Laberge à la présidence de la FTQ et ne perd que par une vingtaine de voies. La direction de la CSN, à l’époque, était totalement identifié au Parti libéral, fédéral et provincial. En fait, la percée de la CSN dans le secteur public commence avec le don par Rene Levesque à Jean Marchand du nouveau Syndicat des fonctionnaires en échange de la rupture par la CSN du front commun inter-centrale contre le nouveau Code du travail. Le mécanisme utilisé pour verser les fonctionnaires à la CSN était la disposition dans la loi permettant la syndicalisation des fonctionnaires qui interdisait au nouveau syndicat toute affiliation politique et toute affiliation à une centrale qui, elle, serait affiliée à un parti politique. À l’époque la FTQ était affiliée au NPD fédéral même si la direction Laberge, tout comme le NPD fédéral d’ ailleurs, appuyait alors le Parti libéral provincial.

Mais à la différence du Canada anglais, les appareils syndicaux au Québec, y compris Ia gauche de la FTQ et la petite aile de la CSN autour de Michel Chartrand, Johnny Piche et Hildege Dupuis, n’avaient aucune loyauté profonde envers cette social-démocratie qui rejetait la spécificité du Québec.

L’appareil propre du NPD

Comme on peut voir la social-démocratie a une très longue histoire au Canada anglais et plonge ses racines profondément dans l’appareil des grands syndicats du secteur prive. II existe une symbiose très vive entre l’appareil syndical et l’appareil du NPD avec un va-et­ vient presque constant de personnel entre les deux. Lors de campagnes électorales une grande partie de l’appareil syndical et même des militant-e-s élu-e-s sont libéré-e-s pour travailler à temps plein pour le parti en plus du financement venant des affilies syndicaux, du CTC directement et des fédérations provinciales.

Comme toute organisation avec une certaine histoire, cependant, le NPD a développé son propre appareil relativement autonome par rapport à l’appareil syndical. Puisqu’il n’a été au pouvoir que pendant de courtes périodes, sauf en Saskatchewan, son intégration à l’appareil d’État est relativement faible et sa dépendance à l’égard de l1appareil politique du haut fonctionnariat est considérable sans pour autant qu’il ne bénéficie de racines solides dans ce haut fonctionnariat comme c’est le cas pour la social-démocratie européenne et britannique. Son appareil et sa pensée politique propres tendent donc à être tributaires de ses quelques élus de longue date -de moins en moins nombreux – et d’un certain nombre de dynasties. La famille Lewis en est le meilleur exemple. Le père, David, était secrétaire fédéral du CCF et du NPD pendant 25 ans avant de devenir député à Ottawa et leader du Parti fédéral. Un premier fils, Stephen, était député ontarien et leader du parti provincial avant de devenir haut fonctionnaire canadien à l’ONU et maintenant éminence grise par excellence du NPD.

Un autre fils, Michael, est un des fondes de pouvoir du NPD Ontario et au moins une fille, Janet, joue aussi un rôle important au sein du parti. Comme parti réformiste, le NPD exerce une force d’attraction considérable sur l’intelligentsia et la petite bourgeoise radicalisées qui fournissent le gros de son personnel, élu ou non.

Cet appareil propre du NPD subit deux influences majeures : celle du Parti travailliste de la Grande Bretagne et celle du Parti démocrate aux Etats-Unis. Sa direction a toujours flotte entre l’émulation du Parti travailliste avec sa puissante base syndicale et la volonté de constituer une coalition interclassiste, comme le Parti démocrate américain se veut, qui bénéficierait du soutien de l’appareil syndical sans pourtant lui être redevable. Le nom même du parti reflète cette tension et tentation permanentes.

Les gouvernements provinciaux

Dans le contexte actuel, il n’est donc pas étonnant que les gouvernements provinciaux soient tentés de s’autonomiser par rapport au mouvement syndical et de se présenter comme étant les meilleurs gestionnaires modernes de l’État En ce faisant, ils ne font que suivre l’exemple de leurs grands frères européens qui eux aussi veulent “dépasser” leur base ouvrière traditionnelle.

Mais le NPD ne bénéficie pas en dehors de la Colombie-Britannique du fait d’être l’unique parti de l’alternance gouvernementale et même en CB cette situation est menacée par une remontée potentielle du Parti libéral. Ailleurs dans les provinces anglophones de l’État canadien et au niveau fédéral, le jeu politique se fait à au moins 3 sinon à 4 depuis la montée du Reform. Le grand rêve que le NPD remplacerait le Parti libéral comme cela s’est produit en Grande-Bretagne s’est avéré une chimère.

II faut donc que les gouvernements provinciaux divisent le mouvement syndical sans pour autant perdre le soutien de !’ensemble des syndicats. Et ils l’ont fait assez habilement. En Ontario, le gouvernement Rae a fait une série de concessions aux syndicats du secteur prive : les dispositions anti-scabs, une procédure d’accréditation syndicale qui facilite l’accréditation multi patronale, des améliorations à la sante-sécurité au travail et à l’équité salariale, le sauvetage d’Algoma. Au niveau du secteur public, il s’apprête à accorder le droit de grève aux fonctionnaires, ce qui ne représente aucun danger immédiat étant donne la loi 48 sur le contrat social mais qu’il espère va calmer un peu l’OPSEU-SEFPO.

En Colombie-Britannique, le jeu du gouvernement Harcourt est beaucoup plus dangereux. En accréditant la thèse que la seule façon de créer de l’emploi est de détruire l’environnement, Harcourt a renforcé le caractère bêtement réactionnaire de la direction du 1WA et a approfondi le racisme anti-autochtone au sein de la classe ouvrière.

Bizarrement, c’est la social-démocratie en CB qui accepte et propage la thèse réactionnaire venue des USA que la lutte sur l’environnement est une lutte de classe entre les travailleurs allies à l’industrie et les écolos petits-bourgeois qui se foutent du problème de l’emploi. Le soutien inconditionnel du IWA et de la plupart des syndicats du papier per­ met au gouvernement de s’attaquer assez impunément aux syndicats d’enseignants et du secteur de la santé.

Le Jeu des Travailleurs canadiens de l’automobile

Cette division assez fondamentale entre le secteur public et le secteur prive est obscurcie par le jeu de la direction des Travailleurs canadiens de l’automobile. Historiquement, ii s’agit du syndicat le plus démocratique et le plus a gauche du courant CIO. Le PC y a toujours eu une grande présence et son secteur de l’aéronautique qui avait une grande importance auparavant était dominé par des travailleurs très qualifiés d’origine britannique fortement influences par la gauche travailliste.

A partir du passage de Dennis McDermott au CTC et ensuite a l’oubli, la direction White­ Hargrove a habilement manœuvré pour rétablir cette réputation. La façon dont cette di­ rection a intégré dans son appareil l’ex-opposition autour du PC est assez époustouflante. Cette direction a surtout compris que sa base traditionnelle dans l’automobile et dans l’aéronautique va inévitablement fondre et que Ia seule fa on de se sauver dans ce con­ texte est d’entreprendre une expansion rapide dans d’autres secteurs même aux dépens d’autres syndicats affiliés au CTC.

Lors des récentes négociations dans l’automobile, Ia direction Hargrove a carrément abandonné toute velléité de lutte contre la sous-traitance dans le secteur de I ‘automobile ce qui, dans le contexte de l’ALENA, veut dire accepter de se faire lentement trainer devant le bourreau de la compétitivité internationale.

La réponse des autres directions du secteur prive consiste essentiellement a opérer une série de fusions bureaucratiques même si cela éloigne encore davantage les membres de la base de leur syndical Ce sont ces multiples fusions qui ont produit les Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC) et le Syndicat des travailleurs des communications, de l’énergie et du papier entre autres (SCEP). Seuls les Métallos ont adopté une stratégie assez agressive de syndicalisation tout azimut même dans certains cas de garderies ou d’employ-e-s d’associations étudiantes.

Quant aux TCA, ils ont déjà absorbé le syndicat indépendant de la métallurgie dans l’Ouest, CAIMAW, et sont en pourparlers avec le Syndicat des pécheurs de la Côte-Ouest, historiquement domine par le PC, et avec le syndicat indépendant dans le papier, le CPPW, qui est assez important en Colombie-Britannique et qui a eu des rapports fraternels avec la CSN dans le passe. L’agressivité a cet égard des TCA les a déjà fait accrocher avec les TUAC lors du maraudage du Syndicat des pécheurs de la côte atlantique et avec les Métallos dans la tentative du syndicat des mineurs a Falconbridge de s’affilier aux TCA plutôt qu’aux Métallos. Les TUAC et les Métallos ont déjà déclaré la guerre aux TCA et le SCEP s’apprête a le faire a cause du CPPW. Les TCA se trouvent ainsi presque totalement isoles au niveau des grands joueurs du secteur prive. Dans ce contexte, la direction des TCA, vraisemblablement appuyée en ceci par son ancien dirigeant Bob White, a choisi de s’éloigner du NPD-Ontario et d’appuyer le secteur public dans son accrochage avec le gouvernement Rae.

La révolte du secteur public contre le NPD en Ontario

La révolte du secteur public ontarien n’a pas commencé au dernier congrès de la Fédération des travailleur-euse-s de l’Ontario (FI’O-OFL). A l’avant-dernier congres de l’OFL, la délégation du SEFPO-OPSEU a boycotte le discours de Bob Rae.

Les représentants du secteur public ont quitté depuis assez longtemps les différentes commissions de consultation établies par le NPD. Au congrès d’avril 93 du SEFPO-OPSEU, il y a eu une résolution pour couper tout lien entre le syndicat et le NPD. Cette résolution a été battue largement à cause d’une intervention d’un de nos camarades. La Coalition des services publics – totalement dominée par les grands syndicats du secteur public – a adopte un projet alternatif pour redresser la situation financière de la province comprenant non seulement des mesures de reformes de l’administration publique mais aussi une reforme fis­ cale visant les grandes sociétés et les riches et l’élimination de la sous-traitance des services publics qui s’avère être extraordinairement couteuse. En aout, Buzz Hargrove des TCA a, lui aussi, démissionnée des organismes de consultation du NPD avec l’approbation du Conseil du syndical.

Néanmoins tout ceci ne s’est pas traduit par une campagne politique sérieuse sur ces thèmes ni auprès des membres des syndicats ni auprès du public. En même temps que les TCA ont réduit leur soutien financier au NPD-Ontario, ils ont augmenté leurs contributions à la campagne électorale du NPD fédéral. Aucun syndicat important, et encore moins le CTC, n’est intervenu pour appuyer la révolte effroyablement isolée de Stephen Langdon contre les politiques de Rae et Cie ni pour essayer d’influer sur la politique d’autruche de l’ineffable Audrey MacLaughlin. Tous les œufs du mouvement ouvrier canadien-anglais reposaient encore dans le panier troue du NPD fédéral.

Mais après la défaite cuisante du NPD dans les élections du 25 octobre, la révolte a explosé. Début novembre, au congrès pan-canadien du SCFP-congres dit “national” dans la partance du syndicat, au moins au Canada anglais – la délégation de l’Ontario a exigé la coupure de tous les liens entre le syndicat et le NPD. Finalement, on a abouti à un compromis où l’aile ontarienne coupait ses liens tandis que les autres provinces et les syndicats locaux restaient libres de déterminer leur rapport avec le NPD. La délégation québécoise s’est abstenue sur ces votes disant que cela ne les concernait pas et que ça serait antidémocratique pour eux de prendre position. Soit dit en passant que le SCFP est dirigé par Judy Darcy qui pendant les années 70 et 80 était la grande dirigeante de l’intervention syndicale au Canada anglais du Parti communiste ouvrier marxiste-léniniste (PCO-WCP).

Mais la grosse bataille, comme il se devait, s’est passée en Ontario lors du congrès à la mi­ novembre de l’OFL. Après tout c’est en Ontario que le NPD s’est le plus mérité historiquement son vocable de “partiouvrier”(labour party).

Il est frappant que la contestation de tout appui au NPD-Ontario n’est venue qu’après la débandade de la Coalition des services publics au cours de l’été et n’a pris du vent dans les voiles qu’après la catastrophe du 25 octobre. Certes, Syd Ryan, président du SCFP­ Ontario, avait rue dans

Le Réseau syndical international de solidarité et de luttes se rend en Ukraine avec un convoi d’aide aux travailleurs et distribue des dons

4 mai 2022, par CAP-NCS
Le Réseau syndical international de solidarité et de luttes a participé au convoi d’aide des travailleurs à la résistance ukrainienne qui est arrivé dans le pays, précisément à (…)

Le Réseau syndical international de solidarité et de luttes a participé au convoi d’aide des travailleurs à la résistance ukrainienne qui est arrivé dans le pays, précisément à Lviv, le vendredi 29 avril dernier.

Cette initiative émane des membres du Réseau syndical international de solidarité et de luttes. Depuis leur arrivée, se sont rencontrés des syndicalistes et des militants de plusieurs pays comme le Brésil (CSP Conlutas), la France (Solidaires), l’Italie (ADL Cobas), la Lituanie (G1PS), la Pologne (IP – Inicyatywa Pracownicza) et l’Autriche (RCIT), ainsi que des résistants d’Ukraine.

Le 29 avril, environ 800 kg de dons destinés à la population de cette région ont été remis directement au président du syndicat indépendant des métallurgistes et des mineurs de la ville de Kryvyi Rih, le militant Yuri Petrovich. L’initiative, soutenue logistiquement par l’organisation Sotsyalnyi Rukh [Mouvement social], a été considérée comme un succès.

Le convoi a suivi les conseils de l’organisation de résistance des travailleurs de Kryvyi Rih et a donné la priorité à l’envoi de produits d’urgence tels que des médicaments, des trousses de premiers secours, des aliments secs, des aliments pour bébés prêts à l’emploi, ainsi que des batteries et des générateurs, ressources nécessaires dans une situation de pénurie critique de l’approvisionnement en nourriture et en médicaments, ainsi qu’en électricité et en chauffage.

Kryvyi Rih est le centre industriel du pays et comptait environ 615 000 habitants. Actuellement, la ville se trouve à 60 km des troupes russes. Selon Yuri Petrovich, plus de 3000 membres du syndicat se sont enrôlés dans les forces de résistance.

Maintenir et renforcer l’internationalisme

Comme nous l’avions déjà signalé dans de précédents rapports sur le convoi, « de nombreuses femmes sont restées dans le pays parce qu’elles ont décidé de ne pas abandonner leur conjoint ou de s’occuper des personnes âgées ou des enfants restés au pays. Ce sont des mères, des sœurs ou des filles, qui survivent difficilement dans des conditions de pénurie dans la distribution de nourriture, de médicaments, d’eau, d’énergie et de gaz ».

Et ce soutien doit être non seulement maintenu, mais aussi de plus en plus renforcé.

Le Service national des gardes-frontières de l’Ukraine a indiqué que le nombre de civils qui rentrent aujourd’hui dans le pays s’élève à environ 30 000 par jour. En raison de la contrainte militaire, presque tous ceux qui franchissent la frontière sont des femmes et des enfants. Ils représentent 90 % des réfugiés du pays.

En raison de ce mouvement de retour, nous devons renforcer, toujours plus, la nécessaire coopération de classe au-delà des expressions publiques et des motions de soutien.

Avec le convoi, nous affirmons une solidarité internationaliste pratique et concrète et nous continuerons à faire campagne pour la défense de ces travailleurs, qui avec peu de ressources ont opposé une ferme résistance aux envahisseurs russes.

Un 1er mai internationaliste

Le Réseau syndical international de solidarité et de luttes a marqué le 1er mai aux côtés de la délégation internationale qui composait le convoi.

En raison de la loi martiale en vigueur dans le pays, la manifestation de la Journée internationale de lutte de la classe ouvrière s’est déroulée à huis clos. L’événement a eu lieu au Hhat Khotkevych Lviv, le palais municipal de la culture de Lviv.

Plus de 50 personnes ont participé à l’évènement. Parmi elles, 19 étrangers ont participé à l’initiative de solidarité internationale. Ils venaient d’Autriche (RCIT), du Brésil (CSP-Conlutas), de France (Solidaires), d’Italie (ADL Cobas), de Lituanie (G1PS) et de Pologne (IP – Inicyatywa Pracownicza.

Plusieurs questions ont été abordées, telles que la réforme du travail, l’impact de la guerre sur les personnes et les problèmes mentaux, le stress et la dépression, la situation des femmes, ainsi que la situation des travailleurs.

Lors de la rencontre, les travailleurs des mines de la ville de Kryvyi Rih ont participé par vidéoconférence aux débats et ont pu dialoguer et remercier cette expression de la solidarité internationale de classe.

Nous avons célébré le 1er mai à Lviv et nous nous sommes réjouis de la réussite de ce convoi en soutien à la résistance ouvrière ukrainienne.

Vive la lutte internationaliste !

A propos de la région de Kryvyi Rih

La ville où s’est rendu le convoi est considérée comme stratégique et est dans le collimateur de l’armée du Kremlin depuis un certain temps.

Non seulement parce qu’il s’agit d’un important centre industriel minier et sidérurgique, proche de territoires pris par l’armée de Vladimir Poutine, comme la région de Kherson, mais aussi en raison du symbole et de la victoire politique que constitue la conservation de la ville. Kryvyi Rih est la ville natale de Zelensky et permet l’accès à la région d’Odessa tant désirée par le Kremlin.

Le chef de l’administration militaire de Kryvyi Rih, Oleksandr Vilkul, a déclaré le 24 avril que l’ennemi « prépare une attaque offensive dans notre direction. Dans les jours à venir, nous nous attendons à une éventuelle action offensive ».

Au cours des trois derniers jours, Kyvy Rih a évacué plus de 5000 résidents venant de la région de Kherson vers différents endroits.

Au total, plus de 100 000 migrants sont passés par Kryvyi Rih et 50 000 sont restés dans la ville, selon les autorités locales.

Jusqu’à présent, l’invasion russe a forcé 5,4 millions d’Ukrainiens à quitter leur pays et plus de 7,7 millions ont fui et sont déplacés à l’intérieur du pays, selon les chiffres officiels des Nations Unies. (3 mai 2022)

 

Capitalisme et racisme

4 mai 2022, par CAP-NCS
Les approches idéalistes du racisme présentent celui-ci comme une réalité éternelle ayant caractérisé l’humanité dès son apparition sur terre à aujourd’hui. L’intérêt d’une (…)

Les approches idéalistes du racisme présentent celui-ci comme une réalité éternelle ayant caractérisé l’humanité dès son apparition sur terre à aujourd’hui. L’intérêt d’une telle approche pour les classes dominantes est d’invisibiliser le moment historique d’apparition de cette idéologie de légitimation de la domination et, ce faisant, d’occulter ses liens avec le capitalisme comme mode de production. L’approche matérialiste souligne au contraire l’historicité du racisme et le lien de celle- ci avec l’historicité du capitalisme.

L’enfance du capitalisme

La présentation du racisme comme réalité ahistorique se base sur la confusion entre des formes de rejet ayant caractérisé les sociétés d’avant le capitalisme (ethnocentrisme, xénophobie, etc.) et le racisme proprement dit, c’est-à-dire une idéologie qui hiérarchise l’humanité en « races » inégales à des fins de justification d’une domination. Il ne pouvait apparaître qu’avec l’émergence d’un mode de production ne pouvant fonctionner qu’en s’étendant. Le capitalisme basé sur la concurrence entre capitaux à la recherche du profit maximum ne pouvait que donner naissance à la mondialisation. Dès la naissance du capitalisme, la tendance à la mondialisation qui le caractérise appelle une idéologie de justification de l’asservissement des peuples à qui il impose par la force militaire son fonctionnement. Depuis que Christophe Colomb a fait débarquer ses soldats, l’histoire mondiale est devenue une histoire unique, globale, reliée, mondialisée.

L’invisibilisation des interactions nécessite une mobilisation de l’instance idéologique afin de formaliser des grilles explicatives hiérarchisantes. Ces grilles constituent le « racisme » à la fois dans ses constantes et dans ses mutations. Il y a invariance car tous les visages du racisme, du biologisme à l’islamophobie, ont une communauté de résultat : la hiérarchisation de l’humanité. Il y a également mutation car chaque visage du racisme correspond à un état du système économique de prédation et à un état du rapport des forces politiques. Au capitalisme prémonopoliste correspondra l’esclavage et la colonisation comme formes de domination politique et le biologisme comme forme du racisme. Le pillage et la destruction des civilisations amérindiennes ainsi que l’esclavage ont été les conditions pour que le mode de production capitaliste puisse devenir dominant dans les sociétés européennes. Il n’y a pas eu naissance du capitalisme et ensuite extension, mais un pillage et une violence totale réunissant les conditions matérielles et financières pour que s’installe le capitalisme. Le racisme biologique accompagne et justifie ce pillage et cette violence. La colonisation n’est ensuite que le processus de généralisation des rapports capitalistes au reste du monde. Elle est la forme de la domination politique enfin trouvée pour l’exportation et l’imposition de ces rapports sociaux au reste de la planète.

Pour ce faire, il fallait bien entendu détruire les rapports sociaux indigènes et les formes d’organisation sociale et culturelle qu’ils avaient engendrées. C’est pour légitimer cette violence et ces destructions qu’apparaît le racisme biologique. Le racisme, souligne Frantz Fanon, « entre dans un ensemble caractérisé : celui de l’exploitation éhontée d’un groupe d’homme par un autre. […] C’est pourquoi l’oppression militaire et économique précède la plupart du temps, rend possible, légitime le racisme. L’habitude de considérer le racisme comme une disposition de l’esprit, comme une tare psychologique doit être abandonnée[1] ». Le racisme ne peut pas en conséquence être réduit à une tare individuelle, à une méconnaissance de l’autre ou à une caractéristique ahistorique de l’humanité. Il est dès sa naissance doté d’une base matérielle et d’une fonction idéologique : justifier la hiérarchisation nécessaire à l’extension brutale du capitalisme.

Monopoles, néocolonialisme et culturalisme

La transformation de la structure du capitalisme avec l’apparition des monopoles appelle à son tour une mutation des formes de la domination et de ses idéologies de justification. Les liens entre l’évolution de la structure économique du capitalisme et les formes de la domination ont depuis longtemps déjà été mis en évidence par Mehdi Ben Barka dans son analyse de l’apparition du néocolonialisme comme successeur du colonialisme direct. Analysant les « indépendances octroyées », il les met en lien avec les mutations de la structure économique des pays dominants :

Cette orientation [néocoloniale] n’est pas un simple choix dans le domaine de la politique extérieure ; elle est l’expression d’un changement profond dans les structures du capitalisme occidental. Du moment qu’après la Seconde Guerre mondiale l’Europe occidentale, par l’aide Marshall et une interpénétration de plus en plus grande avec l’économie américaine, s’est éloignée de la structure du XIXe siècle pour s’adapter au capitalisme américain, il était normal qu’elle adopte également les relations des États-Unis avec le monde ; en un mot qu’elle ait aussi son « Amérique latine »[2].

Pour le leader révolutionnaire marocain, c’est bien la monopolisation du capitalisme qui suscite le passage du colonialisme au néocolonialisme. De même, la précocité de la monopolisation aux États-Unis est une des causalités de la précocité du néocolonialisme comme forme de domination de l’Amérique latine. Les liens entre la forme de la domination et les évolutions des formes du racisme ont pour leur part été mis en évidence par Frantz Fanon. Les résistances que suscite une forme de domination (le colonialisme par exemple) contraint cette dernière à muter. Cette mutation nécessite cependant le maintien de la hiérarchisation de l’humanité et, en conséquence, appelle un nouvel âge de l’idéologie raciste. « Ce racisme, précise Fanon, qui se veut rationnel, individuel, déterminé, génotypique et phénotypique se transforme en racisme culturel ». Quant aux facteurs qui poussent à la mutation du racisme, Frantz Fanon mentionne la résistance des colonisés, l’expérience du nazisme, c’est-à-dire « l’institution d’un régime colonial en pleine terre d’Europe », et « l’évolution des techniques[3] » c’est-à-dire les transformations de la structure du capitalisme, comme le relevait Ben Barka. Au capitalisme monopoliste correspond donc le néocolonialisme comme forme de domination et le culturalisme comme forme du racisme.

Capitalisme sénile, balkanisation et islamophobie

Ce qui est appelé aujourd’hui « mondialisation » correspond à un « nouvel âge » du capitalisme que l’économiste Samir Amin qualifie de « capitalisme sénile » et que le sociologue Immanuel Wallerstein résume comme suit :

Nous sommes entrés depuis trente ans dans la phase terminale du système capitaliste. Ce qui différencie fondamentalement cette phase de la succession ininterrompue des cycles conjoncturels antérieurs, c’est que le capitalisme ne parvient plus à « faire système », au sens où l’entend le physicien et chimiste Ilya Prigogine (1917-2003) : quand un système, biologique, chimique ou social, dévie trop et trop souvent de sa situation de stabilité, il ne parvient plus à retrouver l’équilibre, et l’on assiste alors à une bifurcation. La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui la dominaient jusqu’alors[4].

Dans cette concurrence exacerbée en situation d’instabilité permanente, le contrôle des sources de matières premières est un enjeu encore plus important que par le passé. Il ne s’agit plus seulement d’avoir pour soi-même un accès à ces matières premières mais aussi de bloquer l’accès à ces ressources pour les concurrents (et en particulier des économies émergentes : Chine, Inde, Brésil, etc.). Les États-Unis, menacés dans leur hégémonie, répondent par la militarisation et les autres puissances les suivent afin de préserver également l’intérêt de leurs entreprises. « Depuis 2001, fait remarquer l’économiste Philip S. Golub, les États-Unis sont engagés dans une phase de militarisation et d’expansion impériale qui a fondamentalement bouleversé la grammaire de la politique mondiale[5]. » De l’Asie centrale au golfe Persique, de l’Afghanistan à la Syrie en passant par l’Irak, de la Somalie au Mali, les guerres suivent la route des sites stratégiques du pétrole, du gaz, des minéraux stratégiques. Il ne s’agit plus de dissuader les concurrents et/ou adversaires mais de mener des « guerres préventives ».

Cette mutation du capitalisme appelle à son tour une mutation de la forme de la domination. L’objectif n’est plus principalement d’installer des gouvernements fantoches qui ne peuvent plus résister durablement aux colères populaires. Il est de balkaniser ces pays par la guerre afin de les rendre ingouvernables. De l’Afghanistan à la Somalie, de l’Irak au Soudan, le résultat des guerres est partout le même : la destruction des bases mêmes des nations, l’effondrement de toutes les infrastructures permettant une gouvernabilité, l’installation du chaos. Il s’agit désormais de balkaniser les nations.

Une telle domination a besoin d’une nouvelle légitimation formulée dans la théorie du choc des civilisations. Cette dernière a vocation de susciter des comportements de panique et de peur dans le but de susciter une demande de protection et une approbation des guerres. Du discours sur le terrorisme nécessitant des guerres préventives à la théorie du grand remplacement, en passant par les campagnes sur l’islamisation des pays occidentaux et sur les réfugié·e·s vecteurs de terrorisme, le résultat attendu est sans cesse le même : peur, panique, demande sécuritaire, légitimation des guerres, construction du musulman – et de la musulmane – comme nouvel ennemi historique. L’islamophobie est bien un troisième âge du racisme correspondant aux mutations d’un capitalisme devenu sénile.

Saïd Bouamama est sociologue, écrivain et militant associatif


  1. Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Paris, La Découverte, 2001, p. 45.
  2. Mehdi Ben Barka, Option révolutionnaire au Maroc. Écrits politiques 1957-1965, Paris, Syllepse, 1999, p. 229-230.
  3. Fanon, op. cit.
  4. Immanuel Wallerstein, « Le capitalisme touche à sa fin », Le Monde, 11 octobre 2008.
  5. Philip S. Golub, « De la mondialisation au militarisme : la crise de l’hégémonie américaine », a contrario, vol. 2, n° 2, 2004, p. 9.

 

Chili. La Centrale unitaire des travailleurs (CUT) défile, l’inflation file…

3 mai 2022, par CAP-NCS
(Santiago) Après deux ans, en raison des restrictions liées à la pandémie, la Central Unitaria de Trabajadores (CUT) a défilé le long de l’Alameda, dans le centre de Santiago, (…)

(Santiago) Après deux ans, en raison des restrictions liées à la pandémie, la Central Unitaria de Trabajadores (CUT) a défilé le long de l’Alameda, dans le centre de Santiago, lors d’une nouvelle journée de commémoration de la Journée internationale des travailleurs. C’est aussi la première marche avec un nouveau président, le militant de gauche progressiste Gabriel Boric, et aussi un nouveau dirigeant de la plus grande inter-syndicale du pays, le militant socialiste David Acuña Millahueique.

Ce dernier, après le court mandat de Silvia Silva (juin 2021-mars 2022) est le successeur de Bárbara Figueroa (Parti communiste) qui a été en poste de 2012 à 2021 et qui a été nommée par Gabriel Boric comme ambassadrice du Chili en Argentine. Le dirigeant a déjà franchi un cap cette semaine: l’augmentation du salaire minimum de 14,3%, le réajustement le plus important depuis 25 ans, passant de 380 000 pesos à 400 000 à partir du premier août 2022 et à 410 000 à partir de janvier prochain. C’est-à-dire, de 445 dollars à 480.

Le coût élevé de la vie

Une mesure qui, bien que saluée par le gouvernement, n’a pas été particulièrement fêtée dans la rue, compte tenu d’un taux d’inflation qui dépasse presque les 10%, sans précédent dans le pays et qui se traduit par le coût élevé des denrées alimentaires de base et du carburant, une situation comparable seulement à 1993. Quoi qu’il en soit, David Acuña Millahueique a déclaré cette semaine: «Aujourd’hui, nous avons effectué une grande avancée dans la protection des droits, nous avons commencé à construire un véritable dialogue, aujourd’hui nous avons la possibilité de dialoguer et nous voulons construire.» Son idée, a-t-il dit, est de se concentrer également sur les questions urgentes telles que la réforme des impôts, les retraites et le renforcement de l’assurance chômage.

Le modèle économique «performant»

Au Chili, à première vue, cette crise semble se déguiser en crise de la consommation, puisqu’à la fin du mois les supermarchés, les centres commerciaux et les magasins de tout le pays sont bondés. Littéralement, un flot de personnes qui rend difficile la circulation dans les rues, le métro et les magasins eux-mêmes. Il y a aussi des voitures remplies de marchandises. Pourtant, il y a ici une explication simple: la facilité d’accès au crédit et aux versements échelonnés qui permettent, grâce à l’endettement, d’aller de l’avant. Le fameux modèle économique «à succès» que les Chiliens ont intégré comme «naturel» depuis le retour à la démocratie.

«Nous comprenons que nous nous affrontons, dans tous les cas, à un scénario national où aucun des accords ne sera suffisant pour faire face au coût élevé de la vie et, par conséquent, nous exigeons la fin des augmentations ou des mécanismes complémentaires pour contrôler les augmentations du panier de base», a reconnu vendredi le sous-secrétaire général de la CUT, Eric Campos.

Le président Gaabriel Boric, lors d’une réunion hier 1er mai avec la CUT, a indiqué son soutien inconditionnel: «Je me souviens qu’ici, à la CUT, nous avons eu des réunions importantes il y a plus de 10 ans, convergeant avec différentes luttes sociales qui, aujourd’hui, donnent également un sens à notre gouvernement […]. Nous ne pouvons pas oublier d’où nous venons. Nous le devons aux travailleurs et travailleuses du Chili.»

La ministre du Travail [PC], Jeanette Jara, a ajouté: «Sans aucun doute, [les dirigeants syndicaux] sont et ont été le moteur historique des changements dans notre pays, surtout en cette période de transformations si importantes qui nous attendent.»

La marche

Cette marche du 1er mai, qui a débuté sur la place Baquedano (rebaptisée De la Dignidad) et a ensuite progressé le long de l’Alameda – l’avenue principale du centre-ville de Santiago – après 10 heures, où se détachaient le drapeau mapuche et les drapeaux de divers groupes de travailleurs, s’est déroulée dans un contexte particulièrement significatif pour les Chiliens: le débat constitutionnel. La Convention constituante (CC) est à contretemps, prolongeant ses jours de travail jusqu’au samedi, faisant face à une forte désapprobation dans les sondages et aux critiques sur sa façon de communiquer. De plus, des attaques sous forme de fake news sont lancées par des groupes de droite, profitant du fait qu’une grande partie de la population est informée de ce processus constituant par les réseaux sociaux.

Le 5 juin, le texte constitutionnel devrait être prêt et disponible pour la lecture et le 4 septembre, il sera soumis à un plébiscite avec un vote obligatoire à deux options: «J’approuve» ou «Je rejette», de manière significative le même jour que Salvador Allende a accédé à la présidence en 1971. La complexité réside dans le fait que les derniers sondages tels que celui de l’institut Cadem indiquent que le rejet l’emporterait de neuf points, tandis que celui Tu Influyes indique une égalité technique entre les deux options. Un scénario difficile à imaginer en 2020 alors que l’option «J’approuve» (pour changer la Constitution de 1980 établie sous la dictature) a obtenu un retentissant 78,28%.

Nouvelle Constitution et impôt sur les riches

La marche, qui s’est terminée sur l’Avenida Santa Rosa, précisément dans un ancien quartier populaire de la capitale, a été marquée par le soutien à la nouvelle constitution et aussi à la réforme de l’imposition qui vise, face à la résistance de l’élite économique transandine, à introduire un impôt sur les super-riches, un élément très présent dans le programme du président Gabriel Boric.

Comme le veut la tradition, les magasins et les boutiques étaient fermés car il s’agissait d’un jour férié complet, ce qui a donné à Santiago – et aux villes du pays – un aspect de calme qu’il est difficile de trouver même le dimanche. (Article publié par le quotidien argentin Pagina 12, le 2 mai 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

 

Mexico : Ouverture du 15ème Forum Social Mondial

3 mai 2022, par CAP-NCS
Un contexte mexicain marqué par la déception des mouvements sociaux face à la politique du président populiste de gauche Andrés Manuel López Obrador

Un contexte mexicain marqué par la déception des mouvements sociaux face à la politique du président populiste de gauche Andrés Manuel López Obrador

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Forte mobilisation syndicale à Mexico pour le 1er mai 2022 même si divisée sur la conduite à tenir face au gouvernement – Place Zocalo – Photo GB

En 2018, si l’élection du président Obrador avait suscité un espoir, il a fini par décevoir en se comportant d’une façon arrogante et méprisante vis à vis de la société civile. Le début de sa présidence a été lancé sur le principe “bille en tête” qu’il ne devait pas y avoir d’intermédiaires entre lui et le peuple. Pire encore, son discours social n’a pas longtemps tenu la route en se faisant aujourd’hui le champion des atteintes aux droits des migrants et en réussissant le tour de force d’expulser plus d’étrangers que les Etats-Unis même sous l’administration de Donald Trump. Il n’a pas plus réussi à juguler la corruption tout comme les cartels de la drogue qui sont toujours très actifs et puissants. Les peuples autochtones se sentent plus que jamais méprisés et menacés avec la mise en place de grands projets considérés comme dévastateurs sur le plan écologique comme la création de l’immense nouvel aéroport de Mexico ou la création d’un chemin de fer devant faire le tour de la presqu’île du Yucatán dont la justification se trouve avec la volonté de développer le tourisme. Globalement le respect des droits de l’homme est aussi en régression et un grand nombre d’acteurs de la société civile subissent la répression policière et/ou l’impunité des groupes criminels.

Unir le monde vers l’expression des mouvements sociaux

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Rituel amérindien de la cérémonie d’ouverture du FSM – Place San Domingo – 1er mai 2022 – Photo GB

Tel est le slogan que les organisateurs ont choisi comme mot d’ordre mais celui-ci est loin de représenter l’ensemble des enjeux qui se posent :

La crise pandémique, la recrudescence des actions de répression des mouvements sociaux ou le contexte de guerre en Afrique et en Ukraine rendent encore plus difficile la réalité du monde d’aujourd’hui. Celui-ci se caractérise toujours par la domination du système néo-libérale dans lequel les dictatures se renforcent et deviennent de plus en plus féroces envers leurs populations. Tandis que les pays soi-disant démocratiques subissent un affaiblissement du respect des droits humains et la baisse de confiance des populations vis-à-vis de leur gouvernement. Il se pose ici l’enjeu d’une société civile qui peine encore à exister à l’échelle mondiale pour résister à l’attaque des droits humains et de la démocratie.

Parmi les autres questions importantes, il y a celle des migrations où les démocraties se rabaissent et s’affaiblissent en rognant toujours plus sur le droit à la dignité des migrants et pour aller flatter les idées d’extrême droite. Ces dernières peuvent d’ailleurs finir par l’emporter comme en Inde ou au Brésil.

Il y a aussi les défis que pose la crise climatique et environnementale qui sera d’autant portée qu’elle recoupe en grande partie celle des peuples autochtones au Mexique : le principe du “bien vivre” et du respect de la mer Terre.

Il y a l’urgence de redéfinir ce que doit devenir le Forum Social Mondial, qui peine de plus en plus à rassembler les mouvements sociaux et ne cesse au fil des années de voir réduite sa portée. Face à tous ces enjeux, du temps sera aussi consacré pour redéfinir ce que doit être l’internationalisme et comment mieux faire le lien entre les nouvelles formes de luttes.

Pour en savoir plus sur le programme du FSM dont certains évènements peuvent être suivis en distanciel.

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La délégation du CRID à Mexico, la MDH et le REZAS (Burkina Faso) représentés Zocalo – 1er mai 2022 – Photo Chris.

 

 

Néolibéralisme et capitalisme : le programme du Parti libéral du Québec1

29 avril 2022, par CAP-NCS
Pendant que le projet péquiste s’effiloche et que le mouvement populaire s’avère incapable de proposer un nouveau cours, les classes dominantes se réorganisent au Québec. (…)

Pendant que le projet péquiste s’effiloche et que le mouvement populaire s’avère incapable de proposer un nouveau cours, les classes dominantes se réorganisent au Québec. Malgré les nombreux appels de Jacques Parizeau dirigés vers cette bourgeoisie provinciale dont l’importance économique et l’influence politique s’accroissent, les patrons restent en grande majorité hostiles au PQ qu’ils voient comme incohérent et risqué. Ils pensent qu’il faut confronter le mouvement populaire avec les mêmes méthodes autoritaires qu’on observe dans les pays capitalistes, y compris aux États-Unis où une violente offensive antipopulaire et antisyndicale est en cours. Au début des années 1980, le PQ s’accroche au pouvoir péniblement. Il est désincarné (la politique dite du « beau risque » implique un flirt avec l’approche « décentralisatrice » préconisée par le Parti Conservateur) et confronté à la crise économique. Peu à peu, le PQ tourne à droite, ce qui n’empêche pas le PLQ, son grand rival, de progresser et de finalement regagner le pouvoir en 1985.

Dans l’analyse décapante qui suit, le sociologue Dorval Brunelle décortique ce projet du PLQ qui annonce les immenses régressions qui seront mises en œuvre par les gouvernements successifs dans les années 1990 et 2000. (Introduction de Pierre Beaudet)

 

Un programme de parti politique est un document de conjoncture ; il vise essentiellement à établir une plate-forme et à sceller des compromis. Compromis entre les instances du parti, c’est-à-dire entre les têtes dirigeantes et les militants, le programme représente l’équilibre interne entre les niveaux de pouvoir du parti, tandis qu’en tant que compromis social, le programme reflète les rapports entre le parti et ses clientèles actuelles ou potentielles. À ce dernier niveau, le programme apparaît soit comme la légitimation du projet politique d’une classe, soit comme l’établissement d’un compromis politique entre fractions ou entre classes sociales.

À l’encontre du manifeste toutefois, le programme peut être assez elliptique concernant le contexte social global dans lequel il s’insère pour privilégier les modalités d’une intervention immédiate dictée par le seul souci stratégique de la conquête et de la prise du pouvoir. À ce niveau d’ailleurs, la lecture d’un programme peut s’avérer assez décevante surtout lorsque l’on peut soupçonner que la nature et les modalités des lignes proposées ne constituent tout au plus qu’une vaste opération de « marketing » électoral dictée par la nécessité de renverser un adversaire politique.

Le programme, à ce niveau, constitue davantage un des éléments vraisemblablement mineurs d’un ensemble beaucoup plus large qu’est devenu le processus électoral dans nos sociétés libérales. Dans ces conditions, le programme participe davantage de la symbolique électorale qu’il ne constitue une véritable plate-forme faisant état des principales mesures qui seront implantées une fois la conquête du pouvoir acquise. Il n’existe en effet, entre les politiques proposées dans un programme et l’exercice du pouvoir au lendemain d’une victoire électorale, aucune garantie de continuité, contrairement à ce qu’énonce à cet égard un des crédo de l’idéologie libérale, ni l’État ni le parti n’ont de volonté en propre qui saurait valider et garantir que les engagements pris sur les « hustings » dans le feu de l’action seront bel et bien tenus par ceux qui auront en mains les rênes du gouvernement le lendemain.

Il existe bien sûr une distance considérable entre les compromis tissés entre le parti et des factions à l’occasion de l’élaboration du programme et les tractations qui s’engagent par la suite entre un gouvernement et des classes. Si même les articles d’un programme devaient effectivement prendre force de lois, rien ne garantit ensuite que ces prescriptions seront suivies par la machine bureaucratique, ou même respectées par ceux qui sont sensés s’y conformer. En d’autres mots, les conditions mêmes de la réalisation d’un programme électoral sont très aléatoires et c’est faire une sérieuse entorse à l’histoire non seulement, comme nous venons de le voir, parce que les conditions historiques, c’est-à-dire les rapports de forces et de classes n’opèrent pas de la même façon selon qu’il s’agisse d’un parti ou d’un gouvernement, mais surtout parce que la légitimation du parti ne participe pas du même ordre de réalité que les nécessités du maintien et de la régulation de l’État par un gouvernement. C’est ainsi que le parti peut se contenter d’étendre le cercle de sa clientèle, de plaire, de séduire ou de porter des coups en vue de vaincre un autre parti ; pour un gouvernement, la légitimité est différente quand cela ne serait, entre autres choses, que parce qu’il se trouve maintenant à être l’employeur de plusieurs centaines de milliers de travailleurs, qu’il gère des budgets considérables et qu’à cet égard et à ce niveau, il participe objectivement au raffermissement d’une croissance économique capitaliste.

C’est pourquoi vouloir lire dans un programme des engagements politiques précis relève davantage de l’acte de foi que de l’analyse. Il existe bien sûr plusieurs façons de contourner ce problème ; ainsi, dans la mesure où il n’y a pas de séparation radicale et définitive entre la clientèle du parti et celle du gouvernement, le programme peut s’avérer un révélateur précieux, en dehors de ses déclarations d’intentions, des intérêts économiques qu’il entend favoriser.

Il devient dans ces conditions pratiquement aussi significatif de relever, en même temps que ce qu’un programme énonce, ce qu’il ne prévoit pas, tout comme il devient significatif de repérer, en même temps que ceux à qui il s’intéresse, ceux dont il ne parle pas. En d’autres termes, si les recommandations d’un programme doivent toujours être mises en perspective et être jaugées aussi bien par rapport aux instances du parti qui les a adoptées, que par rapport à l’éventuel gouvernement que ce parti constituerait, l’absence de recommandations sur tel ou tel enjeu est tout aussi capitale pour cerner le sens et la portée des politiques de ce parti que le sont les recommandations retenues.

Procéder autrement, par exemple en jugeant un parti sur une manière de taux de réalisation d’un programme, revient à escamoter tous les jeux de pouvoir, toutes les magouilles, tous les tripotages plus ou moins catholiques qui tissent précisément des luttes intestines du parti, du gouvernement, entre le parti et le gouvernement, entre le parti, le gouvernement et les fractions ou factions de classes, tous phénomènes dont les heurts et malheurs constituent précisément la toile de fond sur laquelle se joue l’exercice du pouvoir politique dans une société libérale. La société libérale est par excellence une société gérée secrètement, clandestinement même, par pouvoir économique interposé de sorte que la valorisation du programme politique, dans un tel contexte, ne constitue pas qu’une basse entreprise de « marketing » électoral, mais constitue aussi une légitimation idéologique d’une autre envergure : l’apparente objectivité du programme cautionne celle du parti et garantit en quelque sorte celle du gouvernement qui en sortira. Sous cet angle, moins un programme politique sera critique et plus il validera l’idéologie libérale en vertu de laquelle il importe peu qui fait quoi dans quelles circonstances et dans quelles conditions du moment que les apparences et les principes sont saufs.

Le programme libéral

Ce sera dès lors une des caractéristiques fondamentales du programme du Parti libéral du Québec version 1981 que de ravaler la critique sociale au niveau de la critique partisane et d’éviter toute préoccupation historique ou toute référence à la conjoncture économique et sociale dans laquelle se débat le Québec contemporain. La tactique électorale est ainsi érigée en absolu et ne sert qu’à pourfendre l’ennemi de l’heure.

À un autre niveau, le programme développe le credo néolibéral qui, par certains aspects, semble renouer avec les approches les plus conservatrices propres au capitalisme de l’entredeux-guerres : accentuation de la croissance du secteur privé, contrôle de l’extension du secteur public, valorisation de la liberté de l’individu en tant que client ou bénéficiaire des services publics.

Mais s’agit-il là d’un simple retour en arrière, d’une remontée du néoconservatisme dans les sociétés capitalistes avancées : et, si tel est le cas, à quoi correspond ce réalignement ? Or, avant de répondre trop rapidement à ces deux questions, il convient d’établir quelques précisions. Si, en effet, les pays capitalistes avancés semblent tentés, dans la foulée des difficultés croissantes rencontrées par le processus d’accumulation de capital, de remettre en cause les politiques sociales implantées à la suite des nombreux conflits sociaux qui ont secoué ces sociétés tout au long des années soixante, les classes au pouvoir dans ces pays ne peuvent revenir purement et simplement en arrière. Sous des apparences de conservatisme politique donc, l’idéologie néolibérale n’est certainement pas prête à troquer les politiques sociales consenties hier pour un retour aux conflits sociaux de jadis et c’est bien dans cette foulée que se situe le programme du P.L.Q. C’est bien à la suite des luttes urbaines engagées durant les années soixante en particulier qu’ont été adoptées des mesures sociales visant à éteindre des foyers de contestation qui se multipliaient de tout côté ; à cet égard, on pourrait d’ailleurs vraisemblablement dénoncer l’interprétation de l’évolution ou de la « modernisation » de l’État québécois dans les années soixante et, au lieu d’établir la connexion entre un programme et des législations précises, faire plutôt appel à des conflits précis pour expliquer l’adoption des lois. Le cas est évidemment patent en matière de législation du travail où non seulement les lois d’exception sont adoptées à l’occasion de grèves, mais même autour de lois comme un Code du travail où pas moins de trois versions différentes sont successivement déposées, puis retirées à la suite des interventions des syndicats dans les années 1964-1965 2. Toutefois, cela se vérifie également pour d’autres lois qu’il s’agisse du bill 63 qui établissait l’« égalité » des deux langues officielles au Québec après les événements violents survenus à St-Léonard, du bill 88 instituant l’Université du Québec à la suite de la manifestation McGill – français en 1968. Il s’est ainsi développé, à côté d’un ensemble d’interventions étatiques proprement économiques, un autre ensemble d’interventions étatiques plus spécifiquement sociales de telle sorte qu’à la fonction de régulation économique propre au capitalisme de guerre et d’après-guerre, est venue s’adjoindre une fonction de régulation sociale surtout à la suite des contestations des Noirs, des étudiants, des défavorisés, des travailleurs et des travailleuses qui se sont échelonnées tout au long des années 60 en Amérique du Nord et qui ont culminé avec les événements d’octobre 1970 au Québec.

Dans ces circonstances, pourvu que l’on prenne en compte l’évolution de l’histoire sociale récente, il ne peut plus être question de revenir purement et simplement en arrière. En d’autres mots, il ne peut plus être question de geler les dépenses sociales sans du même coup susciter automatiquement la contestation sociale. Jamais en effet les avantages économiques et sociaux de la croissance capitaliste n’auront été si proches et si éloignés : jamais société plus riche n’aura produit plus de besoins qu’elle n’en pourra jamais satisfaire, jamais société plus idéalisée n’aura suscité autant de vénalités et de veuleries, jamais théorie et pratique n’auront été si déconnectées l’une de l’autre de manière à produire plus de problèmes que de solutions aux problèmes engendrés. Jamais la connaissance objective n’aura été aussi bafouée, par l’exercice de la « liberté » d’entreprise:  l’aiguillon du profit justifie toutes les politiques, toutes les stratégies ou toutes les tactiques. L’entrepreneur peut fermer ses usines, déménager ses pénates, empoisonner ses ouvriers, exploiter et harasser ses travailleuses, l’État, bon prince, s’il ne l’aide pas directement, mettra sur pied laboratoires et centres de recherches pour alléger son fardeau social et lui permettre de produire en relative tranquillité les produits qui nous empoisonneront demain. Entre temps, techniquement et scientifiquement, nous possédons les moyens théoriques de produire mieux, sans contrainte biologique insoutenable – sans trop de bruit, sans amiantose –, sans défoncer l’écologie, sans hypothéquer nos possibilités de développement futur, mais c’est pratiquement impossible, pour la simple et bonne raison qu’une fois l’entrepreneur sacré roi et maître, tous les autres paient pour ce règne avec leur argent, avec leur santé, avec leurs loisirs.

Dans ces circonstances, compte tenu des acquis des luttes, des acquis théoriques et pratiques, de l’ampleur de la désillusion face aux avatars de la croissance capitaliste, il ne peut être question de revenir en arrière, sinon de deviser (réviser, deviner ?) des stratégies nouvelles de croissance qui soient doublées de techniques nouvelles de régulation sociale. C’est d’ailleurs précisément sous cet angle que le néolibéralisme des années 80 se démarque du conservatisme ou du néoconservatisme : désormais, les stratégies de soutien au secteur privé s’accompagneront d’une valorisation des formes individuelles de dissidence propres à semer la pagaille auprès d’institutions vouées à la défense des intérêts collectifs. L’on soutiendra ainsi les poursuites civiles contre les syndicats ou les groupes de citoyens au nom de la défense des « libertés » individuelles, tout en jugulant l’utilisation du recours collectif de syndiqués ou de citoyens contre des firmes qui les empoisonnent ou qui les mutilent.

Les objectifs économiques

Une première différence d’avec le conservatisme réside ainsi dans la valorisation de l’individu et dans la défense des « libertés » individuelles contre l’exercice des droits sociaux, alors que le conservateur visera plutôt la valorisation de l’entrepreneur aux dépens de toute forme d’exercice de la « liberté » individuelle dans la société civile. L’autre différence, plus connue et mieux documentée, réside dans l’utilisation du recours à l’État pour subvenir aux carences de la croissance du secteur privé chez le néolibéral, alors que le conservateur, plus zélé, préférera sabrer l’appareil d’État ; si le premier peut se permettre de subventionner, voire de nationaliser à prix fort, le second dénationalise.

Or, il ne s’agit pas ici de simples subtilités politiques il s’agit plus profondément d’une « vision du monde » qui légitime ensuite toute une stratégie de développement et qui, de ce fait, aide au moins à prévoir ce qui risque d’arriver advenant la prise du pouvoir par l’une ou l’autre fraction de bourgeoisie et aide surtout à comprendre pourquoi cela se passe ainsi.

La lecture du document de travail produit par la Commission politique du P.L.Q. et qui sera soumis au conseil général du Parti libéral du Québec vraisemblablement en mars 1981 est édifiante à plus d’un titre3. Ce « programme de gouvernement » se présente sous la forme d’un fort dossier subdivisé en six thèmes : administration gouvernementale, affaires sociales, affaires culturelles, économie, éducation et justice. Chaque thème – sauf un – est précédé d’un court exposé général qui circonscrit les « grandes orientations » qu’entend prendre le Parti.

Toutefois, si l’on doit juger de l’importance des thèmes, non plus par l’ordre dans lequel ils apparaissent, mais dans l’importance du texte de présentation et dans le poids de la section par rapport aux autres, il ne fait pas de doute que c’est la quatrième section « économie » qui préoccupe le plus les auteurs du document – 17 recommandations – alors qu’« éducation » a droit à 10 recommandations, « affaires sociales » et « administration gouvernementale » à 8 chacune, « affaires culturelles » à 7 et « justice » à une seule.

Les grands objectifs économiques du P.L.Q. sont à cet égard en pleine continuité avec les politiques implantées sous Bourassa entre 1970 et 1976 : il n’y a à cet égard aucune rupture entre le chapitre consacré au « développement économique » dans Bourassa Québec4et la teneur des objectifs mis de l’avant par la commission politique du P.L.Q. Et, de même que le gouvernement Bourassa avait orienté les stratégies de régulation économique de l’État vers le soutien indirect au secteur privé, soit par l’octroi de subventions aux entreprises soit grâce à la mise sur pied de projets conjoints entre secteur privé et public – la baie James –, le document de travail énonce :

Pour un gouvernement libéral, c’est le secteur privé dans son ensemble – petites et moyennes entreprises, coopératives de toute sorte, grandes sociétés à dimension pancanadienne et internationale – qui demeure le cadre privilégié de la croissance économique5.

S’il y a rupture d’ailleurs dans la stratégie et l’idéologie libérales au strict niveau économique, elle ne se situe dès lors pas entre 1970 et 1981, mais bien entre 1966 et 1970. C’est bien en effet entre la fin de la Révolution tranquille avec tout son train de mesures favorisant l’intervention directe de l’État dans l’économie grâce au recours privilégié à la nationalisation durant les années 60 – nationalisation des hôpitaux, des écoles, de l’électricité et des rentes en particulier – et la reprise du pouvoir par les Libéraux à Québec en 1970 que se situe ce réalignement fondamental dans la stratégie économique du parti. L’explication de cette rupture qui se produit pendant le séjour dans l’opposition à Québec – alors que l’Union Nationale est au gouvernement – se trouve du côté d’Ottawa : c’est le Parti libéral du Canada, qui, avec l’arrivée des trois colombes – Trudeau, Marchand et Pelletier – à sa tête en 1968, contraint alors le P.L.Q. à abandonner sa stratégie économique étatiste et nationaliste des années 60, pour se rallier à un « fédéralisme rentable ».

Du libéralisme au néolibéralisme

En 1981, le P.L.Q. ne changera pas les termes de cette sujétion face à l’intervention du pouvoir central dans l’économie du Québec qui avait fait de Bourassa le défenseur de la dépendance économique. La notion de « fédéralisme rentable » recouvre cette stratégie de développement en vertu de laquelle la croissance économique du Québec est de nouveau mise à la remorque de la croissance économique au Canada ; c’est l’époque où, à l’intervention directe de Québec tentée entre 1960 et 1966, se substitue l’intervention directe d’Ottawa forçant ainsi le parti au pouvoir à privilégier l’intervention indirecte de l’État provincial dans l’économie. Ce sont alors les projets « conjoints » entre secteurs public et privé – la baie James, les Jeux olympiques – qui sont mis de l’avant ou la pratique systématique de la subvention aux monopoles étrangers, par exemple I.T.T. qui est favorisée.

Dans ces circonstances, nous nous croyons fondés d’avancer que ce qui change avec le programme de 1981, ce n’est pas la stratégie libérale de régulation économique, mais bien la stratégie libérale de régulation sociale et c’est pour cela que l’on peut parler aujourd’hui de néolibéralisme. C’est ce qui nous vaut en 1981 une problématique et un ton nouveaux qui démarquent ce néolibéralisme du libéralisme :

La primauté de l’entreprise privée au plan économique est un corollaire normal de la primauté que le Parti libéral entend accorder aux libertés individuelles dans les divers secteurs de la vie collective 6.

C’est cet aspect du programme que nous allons maintenant étudier.

Néolibéralisme et capitalisme avancé: l’État disciplinaire.

En définitive, pourquoi employer le terme « néolibéralisme » ? Quelle peut-être l’utilité de chercher à préciser ainsi la nature du projet de société capitaliste proposé par le P.L.Q. ? La réponse à ces questions est assez évidente : dans la mesure où l’on parvient à établir un diagnostic un tant soit peu valable à partir d’un projet de programme, nous aurons là un élément précieux d’analyse et de prévision. Il importe donc à ce sujet de distinguer entre différentes formes de l’État, comme certains théoriciens l’avaient fait par le passé, en particulier Horkheimer quand il s’était attaché à étudier l’« État autoritaire » au tout début des années 40.

Si la notion d’« État autoritaire » qu’il appliquait à l’État nazi ne devait pas être utilisée pour circonscrire l’État dans nos sociétés actuelles ; par contre, il faut indiquer que le concept d’« État disciplinaire » repris par Carol Levasseur peut vraisemblablement convenir7. Voyons pourquoi. Bien sûr, l’encadrement législatif et juridique qui, depuis le début des années 70, pèse sur la pratique du syndicalisme et le processus des négociations collectives de travail, par exemple, constitue bel et bien l’imposition d’une discipline. Mais là ne réside pas la caractéristique fondamentale du projet de société libérale imposé à ce moment-là et ce n’est pas non plus celle qui ressort du document de travail du P.L.Q., surtout si l’on rappelle que la section « justice » du programme compte à peine six pages et qu’il y est plutôt question de broutilles plus ou moins importantes que d’engagements spectaculaires. À témoin, l’engagement suivant à l’effet de :

Refondre la Loi sur les commissions d’enquête afin d’en restreindre leur (sic !) usage à des cas vraiment exceptionnels, bien définis et limités quant à leur objet et à leur durée, afin d’assurer la protection des droits des témoins et d’empêcher les atteintes abusives à leur réputation et la condamnation dans l’opinion publique alors qu’il n’existe pas de preuve suffisante pour traduire devant les tribunaux civil et pénal et afin d’assurer que toute personne intéressée dans l’objet d’une enquête ait le droit d’y participer activement8.

Un tel engagement est fort ambigu : des membres influents du P.L.Q. lui-même ont eu leur quota d’éclaboussures lors d’audiences tenues devant certaines commissions d’enquête. Il n’est pas ici question d’accroître la répression, mais bien d’asseoir la protection d’activités plus ou moins licites et de protéger leurs auteurs. À cette fin, le projet de programme peut même proposer de « refondre la Loi de police, la Loi sur les coroners et la Loi concernant les enquêtes sur les incendies » ; or, la question de fond n’est pas de restreindre l’usage de ces lois ou commissions, mais bien d’accroître les droits des inculpés et des témoins et de restreindre ceux des juges et des coroners.

Il n’est pas question ici de cerner ces enjeux secondaires, mais bien de relever une approche qui s’intègre à merveille dans le dessein de l’instauration d’une politique néolibérale : cette politique sera moins « autoritaire » ou répressive qu’occulte, secrète ; elle préférera de beaucoup les jeux de coulisses, les coups bas, l’esquive ou la discrimination, au recours à une répression d’envergure qui risquerait d’effriter sa légitimité. Que l’on songe un instant au Bourassa apeuré se faisant entourer d’une cohorte de flics et disposant de son Centre d’analyse et de documentation (le C.A.D. où sont fichés 30 000 individus et 7 000 groupes après octobre 1970) et l’on comprendra dans quelle lignée se situe le P.L.Q. version 1981.

Ce qui distingue toutefois le néo-libéralisme du P.L.Q. dans ce projet de programme des politiques implantées sous Bourassa, c’est essentiellement le retrait opéré du côté de l’investissement dans des politiques sociales : le souci de rentabiliser les politiques sociales et de les aboucher plus intimement à la croissance économique pousse ainsi à privilégier l’approche par la régulation individuelle, c’est-à-dire l’approche disciplinaire. Citons ces deux autres extraits du document :

Au début des années 70, s’annonçait au Québec une réforme en profondeur du secteur des affaires sociales. Le Québec acceptait de mettre en place des ressources considérables visant à doter sa population d’un réseau d’institutions de services sociaux et de santé devant répondre au triple critère d’universalité, d’accessibilité et de gratuité. Bien que dans une large mesure les objectifs aient été atteints, on observe toujours un manque de ressources suffisantes dans plusieurs secteurs du réseau ; centres d’accueil, C.L.S.C., services de soutien aux personnes handicapées, aux enfants, aux familles, aux personnes âgées, etc.

Avant de songer à implanter d’autres mesures sociales à caractère universel et gratuit, un gouvernement du P.L.Q. s’attaquera d’abord et le plus vigoureusement possible à une intégration plus satisfaisante de ces groupes (c.-à-d., les personnes âgées, handicapées, les malades chroniques et les bénéficiaires de l’aide sociale), et il le fera en particulier par une politique dynamique de soutien du revenu et par une très importante réforme, celle des régimes de pension privés9.

Le lien avec l’économie est établi au moyen d’une « politique dynamique de soutien au revenu » qui devrait, on l’imagine, permettre le retour sur le marché du travail de certains prestataires. Or, ce souci – théorique ou pas, peu importe pour le moment – de rentabiliser les programmes sociaux de manière à « assurer à tout individu dans le besoin des moyens de subsistance »10 implique une nouvelle forme d’intervention de l’État dans la société civile, celle de l’État enquêteur. Il n’est donc pas question de restreindre la croissance du secteur public, sinon de bureaucratiser encore davantage les services et la prestation de services afin de cerner éventuellement le « vrai » chômeur, le « vrai » vieux pauvre, le « véritable » handicapé et de le distinguer des autres, les faux. Une telle approche, on peut bien le deviner, ne coûte pas moins cher que l’autre ; elle est tout simplement plus pointilleuse, discriminatoire et, éventuellement, beaucoup plus arbitraire que tout système universel ne pourra jamais l’être.

La société redéfinie par le capitalisme

Toutefois, en dehors de ces caractéristiques assez évidentes, l’approche d’ensemble qui centre toute l’analyse sur l’individu en revêt une autre, plus fondamentale, à savoir que ce genre de démarche occulte progressivement la dimension sociale et collective des politiques économiques dans l’État capitaliste. Il n’y a plus de chômage, il n’y a plus de maladie et de crise, bref d’enjeux sociaux dans un tel système, sinon des individus dont certains – très peu au demeurant aux yeux d’un « bon » libéral – sont de « vrais » chômeurs, de « grands » malades, etc. En d’autres termes, ce genre d’approche recouvre une extraordinaire apologie du système capitaliste en refoulant et en déplaçant tout le poids des contradictions les plus profondes de ce régime sur les épaules d’individus complètement isolés nageant dans un océan d’indifférence face aux capitalistes et à l’État.

Dans un tel projet de société, il n’y a ni solidarité ni lutte de classes, il n’y a que des « libertés » individuelles, libertés d’autant plus étendues d’ailleurs pour ceux qui peuvent les exercer que leur exercice est cautionné par l’État quand ils agissent contre les collectivités de travailleurs, par exemple.

S’il s’agissait de la « liberté » de tous, n’y aurait-il pas là une manière de progrès ? Qu’on se rassure : la liberté dont il est question, c’est toujours celle du « secteur privé » et le « droit fondamental » que l’on invoque et que l’on ramène, c’est bel et bien le « droit de propriété ».

La boucle est bouclée donc : l’État néolibéral correspond à cette phase du développement du capitalisme – dont on dit qu’il constitue un « capitalisme avancé » – où les problèmes d’accumulation du capital forcent la bourgeoisie au pouvoir à intensifier la personnalisation des politiques de régulation sociale de manière à accroître l’efficacité de mesures de régulation économique.

Malgré l’extension et l’intensification des stratégies d’intervention de l’État dans l’économie, malgré le contrôle des taux de change, de la masse monétaire, des investissements étrangers, etc., les rythmes d’accumulation de capital dans le secteur privé sont soumis à toutes sortes d’aléas ; faute de pouvoir deviser ? de nouvelles méthodes ou de nouvelles techniques d’intervention dans l’économie, l’État n’a plus que deux recours : ou bien il restreint les coûts inhérents à la régulation sociale, ou bien il les rentabilise. Dans le contexte québécois des années 80, le projet du P.L.Q. est clair, l’État provincial, cette machine économique virtuellement impuissante dans les contextes fédéral et nordaméricain actuels, l’État provincial sera donc néolibéral par défaut et incapable d’assumer les coûts de l’universalisation des services sociaux ; cet État sera disciplinaire par vocation.


1 Cahiers du socialisme, no 7, hiver/printemps 1981

2 Sur toute cette période, voir l’excellente contribution de Carol Levasseur, « De l’État-Providence à l’ÉtatDisciplinaire » dans : Gérard Bergeron et Réjean Pelletier, L’État du Québec en devenir, Boréal Express, 1980, pp. 285-330, à qui nous empruntons d’ailleurs certains éléments de l’interprétation avancée ici.

3 P.L.Q., La société libérale de demain. Document de travail, janvier 1981.

4 Bourassa Québec ! Les Éditions de l’Homme, 1970, pp. 58 sq.

5 P.L.Q., op. cit., p. E.C.I./3

6 Idem, p. E.C.I./2

7 Levasseur, op. cit., pp. 315 sq.

8 P.L.Q., op. cit., p. J-I/4

9 Idem, p. A.S.-O/ 1 et 2.

10 Id., p. A.S.-III/ 2.

 

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