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Capitalisme, formation des classes et migrations

29 avril 2022, par CAP-NCS
Les migrations : « choix rationnel » ou conséquence des inégalités Les sciences sociales conçoivent traditionnellement la société comme composée d’individus rationnels (…)

Les migrations : « choix rationnel » ou conséquence des inégalités

Les sciences sociales conçoivent traditionnellement la société comme composée d’individus rationnels motivés par le désir de maximiser leur intérêt personnel. Lorsqu’ils doivent faire face à une détérioration de leurs conditions de revenu et d’emploi, ces individus choisissent de partir à la recherche de meilleurs salaires sous d’autres cieux. Ce processus est souvent décrit comme relevant des facteurs « push-pull » : les migrants s’exilent (push) parce qu’ils sont attirés (pull) par la possibilité de meilleures conditions de vie ailleurs. Selon cette conception, le défi consiste à « gérer » la migration de façon à produire un résultat à somme positive, c’est-à-dire à faire correspondre les surplus de main-d’œuvre et la demande de main-d’œuvre et à canaliser les envois de fonds des migrants de manière qu’ils puissent contribuer à une sorte d’« aide au développement[2] ». Ainsi, le « marché mondial » est-il perçu comme une simple agglomération de territoires nationaux dont les trajectoires de développement sont liées les unes aux autres. Les raisons du déplacement sont vues comme des facteurs purement contingents, dont les causes se trouvent simplement au point d’origine, sans rapport avec les politiques que les pays plus riches peuvent poursuivre ou les modèles systémiques d’inégalités que le capitalisme engendre sans cesse.

Migration et accumulation du capital

En revanche, si nous insistons sur le fait que les formes de pouvoir et d’accumulation au sein du capitalisme mondial agissent pour produire et exacerber les conditions sociales qui poussent les gens à migrer et ainsi contribuer à la richesse des zones du « centre » telles l’Amérique du Nord et l’Union européenne, il est illogique de penser la migration en termes de choix individuel. Les conditions sous-jacentes à la migration découlent de la nature de l’accumulation du capital et de facteurs comme la guerre impérialiste, les crises économiques et écologiques ainsi que la profonde restructuration néolibérale des dernières décennies.

Les débats publics sur la migration ignorent ces facteurs qui impliquent directement les États occidentaux et les institutions financières internationales dans le déplacement des populations et leur dépossession. En ce sens, comme David Bacon l’a présenté de manière convaincante à propos de la migration mexicaine vers les États-Unis, c’est la violation par le capitalisme du « droit de rester au pays » qui fait de l’exercice du « droit de migrer » une aventure périlleuse[3]. Bien sûr, le lien entre capitalisme et travail migrant n’est pas nouveau. Ainsi que le rappelle Cedric Robinson : « [Il] n’y a jamais eu de moment où la main-d’œuvre migratoire ou immigrée n’a pas constitué un aspect important des économies européennes. Les origines du système mondial moderne reposent sur le transfert forcé de millions de personnes asservies du continent africain – et de tels déplacements de population se sont poursuivis aux XIXe et XXe siècles[4] ».

La construction politique des frontières

Les frontières jouent un rôle essentiel dans le triage et la catégorisation des populations : elles établissent « des discours sur la race et les hiérarchies racialisées [et agissent] comme des mécanismes de contrôle social, politique et économique[5] ». Dans le cas des travailleuses migrantes en particulier, les circuits transnationaux dans des secteurs tels que les soins et le travail domestique ont eu de profondes répercussions sur la structure des ménages dans le monde. Les femmes migrantes ont également joué un rôle majeur – et, dans certains cas, prédominant – comme main-d’œuvre industrielle et agricole dans une grande partie du Sud, notamment en Chine, en Thaïlande et au Mexique, où le dispositif du pouvoir comprend des formes de violence et d’exploitation sexospécifiques qui accentuent la « nature » corvéable des femmes[6]. Ainsi, aborder la migration comme une caractéristique fondamentale de la formation des classes implique-t-il d’aller au-delà de la dichotomie entre migration « forcée » et « migration économique ». Cette typologie néglige la contrainte systémique liée à la vente de sa force de travail, au cœur de l’accumulation capitaliste et lot de tous les migrants, y compris de celles et ceux déplacés par la guerre, les conflits ou d’autres catastrophes.

Force de travail et « excédents » de population

Enfin, une telle perspective sur les classes et la migration s’étend non seulement aux personnes déplacées, mais aussi aux bassins potentiels de main-d’œuvre migrante qui sont inclus dans le calcul de la valeur du travail et sur lesquels le capital peut s’appuyer au besoin. Pour Marx, l’armée de réserve du travail fait partie de la classe ouvrière, car même si les ouvriers se trouvent en dehors du pays où ils peuvent chercher du travail, ils ne sont pas moins essentiels à la constitution de la classe ouvrière. Le cas des États arabes du Golfe, la zone la plus importante de migration Sud-Sud où plusieurs millions de personnes d’Asie du Sud, du Moyen-Orient et de l’Afrique constituent une armée de réserve, illustre ce fait. La présence de ces populations excédentaires – soumises à des contrôles aux frontières et à des droits de citoyenneté différenciés – signifie que la valeur de la force de travail n’est pas simplement déterminée à l’intérieur des frontières des États du Golfe mais dépend en grande partie du coût de reproduction de la force de travail dans cette région.

Des frontières pour gérer la surexploitation

Au bout du compte, les frontières sont créées dans le cadre de la nécessaire territorialisation des rapports de classe au sein d’un marché mondial divisé entre centres concurrents. Par définition, les frontières permettent à certaines personnes d’entrer et à d’autres non. Celles qui entrent sans papiers se retrouvent dans les positions les plus précaires – incapables d’accéder aux avantages normaux de la citoyenneté et objets de menaces constantes de la part du pays hôte. Cette illégalité n’est pas un sous-produit accidentel des frontières, elle est ancrée dans leur nature même. C’est un élément essentiel de la formation du marché du travail dans certains secteurs.

Par exemple, la mondialisation capitaliste de la production alimentaire signifie que, face à une concurrence internationale accrue et à la pression à la baisse des coûts de production, les secteurs agricoles en Europe du Sud ou aux États-Unis dépendent de cette main-d’œuvre sans papiers. Par ailleurs, de nombreux secteurs qui ne peuvent s’internationaliser en raison de leur enracinement spatial (la construction, les services, le travail domestique et les soins) sont tributaires de la main-d’œuvre sans papiers ou d’autres types de migrants pour réduire les coûts. En ce sens, le principal effet des contrôles aux frontières n’est pas l’exclusion des travailleurs sans-papiers, mais plutôt la transformation effective de l’illégalité en un outil utile à l’accumulation du capital.

Sécurisation de la migration

Ainsi les frontières fonctionnent-elles comme des filtres plutôt que comme des barrières impénétrables. De ce point de vue, les habituels reportages sur les politiques frontalières actuelles peuvent être trompeurs, car ils négligent la manière dont les frontières agissent en tant que productrices et marqueuses de différences et d’inégalités, et non en tant que blocages absolus à la mobilité. Tout cela est étroitement lié aux processus de restructuration néolibérale et à la nature changeante du pouvoir étatique. On a là une illustration supplémentaire de la façon dont la gestion des flux migratoires est associée aux formes contemporaines d’accumulation du capital.

La « sécurisation de la migration[7] » est une tendance des plus importantes. Elle fait référence à la manière dont les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés sont de plus en plus présentés comme une menace à la sécurité. Ce discours est présent dans la sphère publique par l’intermédiaire des politiciens et des médias et il ouvre la voie à une nouvelle gamme de pratiques bureaucratiques aux frontières. Ces techniques comprennent une surveillance accrue des frontières et des populations de migrants, l’érection de barrières physiques telles que des murs et des clôtures électriques, l’utilisation généralisée de technologies de suivi liées aux données biométriques, l’utilisation de patrouilles armées et de drones, le profilage des populations, la prévention et l’évaluation des risques, l’utilisation généralisée à l’échelle internationale de bases de données complexes qui trient et classent les personnes en diverses catégories. Plus important encore, ces nouvelles technologies de contrôle contribuent à entrainer un remaniement du pouvoir bureaucratique au sein des États, ce qui place les forces militaires et de sécurité au centre de régimes frontaliers et migratoires opaques et non imputables.

Replacer le lien organique entre migration et capitalisme

Placer la migration au centre des logiques plus larges du capitalisme et de ses crises nous permet de voir le mouvement des personnes à travers les frontières comme un processus de formation de classe. Ce processus s’effectue dans un marché mondial profondément intégré où les principaux pays de destination des migrants participent directement à la production des modèles de dépossession et d’inégalité qui chassent les gens de leur pays. Ainsi le flux de personnes à travers les frontières est-il un élément constitutif des formes du capitalisme. Les frontières jouent un rôle fondamental : elles déterminent la valeur de la force de travail et différencient les populations selon les catégories de race, de statut et d’accès aux droits.

La gauche des pays occidentaux doit absolument rejeter la politique libérale qui prend la défense des migrants et de la migration au nom de la « valeur » économique, de la « contribution » sociale ou du statut juridique. De telles approches proviennent du refus d’admettre la complicité des États occidentaux dans le maintien et l’exacerbation des conditions qui provoquent la dépossession à travers le monde. Les luttes contre l’impérialisme et l’offensive néolibérale mondiale sont essentielles à la défense des droits des travailleurs et travailleuses. Une telle approche permet de contrer le chauvinisme et de retrouver le sens de la solidarité internationale en tant que composante organique et nécessaire d’une politique de gauche qualitativement différente de la simple charité ou de la bienveillance.

Nouvelles luttes, nouvelles résistances

Bien sûr, une politique de gauche peut prendre des formes particulières qui diffèrent d’un pays à l’autre. Dans plusieurs cas, les travailleurs migrants s’organisent eux-mêmes. Les centres de travailleurs migrants qui combinent une approche communautaire, une orientation explicite de militantisme ouvrier et une politique de classe constituent un modèle important. Ailleurs, des syndicats ont réussi à ouvrir un espace au militantisme des migrants eux-mêmes, sur le terrain. Comme les travailleurs migrants se retrouvent généralement en première ligne de la déréglementation et de la flexibilisation du marché du travail à cause, entre autres, du recours accru aux programmes de travail temporaire et à la prolifération des agences de sous-traitance, ils organisent la résistance contre ces mesures avant que celles-ci ne s’appliquent à toute la classe ouvrière.

Les exemples réussis d’organisation des travailleurs migrants confirment l’importance de rompre avec les modèles étroitement économistes qui se limitent au lieu de travail immédiat. Les conditions politiques et sociales que connaissent les migrants dans leur communauté et leur ménage au sens large, les questions de racisme, de sexisme, de statut d’immigration, de menaces d’expulsion, de criminalisation, etc., sont des éléments essentiels de leur vie. C’est ce qui fonde l’importance des luttes contre la violence aux frontières, les expulsions et les centres de détention, des luttes pour garantir l’accès à des services (soins de santé, éducation, garde d’enfants, formation linguistique), des luttes pour la régularisation du statut de ceux qui peuvent être temporaires, sans papiers ou jugés « illégaux ».

Capitalisme, lutte de classe et migration aux États-Unis

Le 15 février 2019, le président Donald Trump déclarait l’état d’urgence nationale, s’octroyant ainsi des pouvoirs exceptionnels pour engager des millions de dollars et mobiliser les forces armées afin de construire un mur le long de la frontière avec le Mexique. Les immigrants, disait-il, étaient des voleurs, des violeurs, des tricheurs qui voulaient « envahir » les États-Unis, où plus d’une quarantaine de millions de personnes viennent du sud du Rio Grande, majoritairement du Mexique et d’Amérique centrale. Au moins 10 millions de sans-papiers travaillent aux États-Unis, la plupart depuis de longues années. Par la suite, Trump a promis de supprimer le Deferred Action for Childhood Arrivals, un dispositif mis en place par Obama en 2012 pour mettre à l’abri de l’expulsion plus de 800 000 immigrants clandestins arrivés aux États-Unis alors qu’ils étaient enfants (les dreamers). Des dizaines de milliers de personnes, y compris de nombreux enfants, se sont retrouvées dans des camps de détention aux conditions de vie sordides. Par son discours haineux, Trump a ravivé le noyau dur de sa base électorale (plus ou moins 30 % de la population) en l’avertissant que la population latina des États-Unis serait majoritaire en 2045. Cependant, si le récit trumpien a frappé les esprits, la situation sur le terrain n’a pas tellement changé. Le nombre d’immigrants qui ont reçu la fameuse carte verte (green card) est passé, sous Trump, de 7 136 600 en 2016 à 7 169 639 en 2019.

Quel virage avec Biden ?

Dès son intronisation, le président Biden a abrogé l’interdiction faite aux musulmans d’immigrer, suspendu les travaux du mur à la frontière avec le Mexique et émis un moratoire de cent jours sur les expulsions. Il a également proposé un vaste projet de loi sur la réforme de l’immigration qui permettrait de reconnaître des droits aux immigrants « illégaux », mais il risque de se heurter au blocage des républicains au Congrès. Selon le discours officiel, la politique de l’immigration doit revenir aux principes de la compassion « traditionnelle » des États-Unis. En réalité, cette politique a toujours eu comme objectif de calibrer les flux migratoires en fonction des intérêts du capitalisme étatsunien[8]. Des dizaines de millions d’« illégaux » occupent une grande partie des emplois sous-payés dans l’agriculture, la construction, les services domestiques, le tourisme. Sans moyens de défense, ces personnes sont corvéables à volonté. En même temps, elles sont « tolérées » puisqu’une grande partie d’entre elles sont « visibles » et disponibles, notamment dans les grandes villes. À l’autre bout du spectre, les États-Unis ont besoin de millions de personnes qualifiées dans des domaines stratégiques comme l’informatique, le spatial, le domaine militaire. Le capitalisme étatsunien se permet d’accueillir ou de « voler » les millions de cerveaux qui fuient des situations à risque, souvent causées par les interventions militaires américaines ! Ainsi cette « gestion des flux » permetelle de segmenter les couches populaires et ouvrières entre blancs et non-blancs, entre « légaux » et « illégaux ». Encore aujourd’hui, la bataille contre cette sorte d’apartheid est menée par quelques organisations bien intentionnées mais peu nombreuses, sans beaucoup d’appui des grands syndicats et du Parti démocrate qui se contentent d’adopter une approche humanitaire, plutôt que de s’attaquer aux racines du mal.

 

Adam Hanieh est professeur adjoint à la School of Oriental and African Studies (SOAS), Université de Londres.


  1. Version traduite et résumée par Pierre Beaudet du texte « The contradictions of global capitalism », Socialist Register, vol. 55, 2019, <https://socialistregister.com/index.php/srv/article/view/30927>.
  2. Organisation internationale pour les migrations (OIM), État de la migration dans le monde 2018, Genève, OIM, 2018.
  3. David Bacon, The Right to Stay Home. How US Policy Drives Mexican Migration, Boston, Beacon Press, 2013.
  4. Cedric J. Robinson, Black Marxism. The Making of the Black Radical Tradition, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000.
  5. Aziz Choudry et Mostafa Henaway, « Agents of misfortune : contextualizing migrant and immigrant workers’ struggles against temporary labour recruitment agencies », Labour, Capital and Society, vol. 45, n° 1, 2012.
  6. Susan Ferguson et David McNally, « Precarious migrants : gender, race and the social reproduction of a global working class », dans Leo Panitch et Greg Albo (dir.), Socialist Register 2015, Transforming Classes, vol. 51, 2014.
  7. Georgios Karyotis, « European migration policy in the aftermath of september 11. The security-migration nexus », Innovation. The European Journal of Social Science Research, vol. 20, n° 1, 2007.
  8. Voir Suzy Lee, « Immigration strategy in the Biden era », Catalyst, vol. 4, n° 4, hiver 2021.

 

Manifeste internationaliste contre la guerre en Ukraine

28 avril 2022, par CAP-NCS
La guerre criminelle lancée par l’impérialisme russe contre l’Ukraine est la menace la plus grave pour la paix mondiale depuis la fin de la guerre froide. Elle rapproche le (…)

La guerre criminelle lancée par l’impérialisme russe contre l’Ukraine est la menace la plus grave pour la paix mondiale depuis la fin de la guerre froide. Elle rapproche le monde d’une conflagration mondiale comme jamais depuis les initiatives de paix de Mikhaïl Gorbatchev.

Le principal coupable de cette évolution dangereuse est l’impérialisme américain, qui a profité de la chute de l’Union soviétique pour consolider son réseau militaire mondial, étendre sa présence dans diverses parties du monde et lancer des guerres d’invasion en Afghanistan et en Irak. Washington a favorisé en Russie et en Europe de l’Est l’adoption d’un programme néolibéral brutal qui a créé les conditions d’une dérive d’extrême droite dans la plupart de ces pays, en particulier en Russie où il a soutenu le coup d’État antidémocratique de Boris Eltsine en 1993.

Souligner cette responsabilité historique du vainqueur de la guerre froide n’exonère en rien le gouvernement d’extrême droite de Vladimir Poutine de ses ambitions expansionnistes grand-russes, de sa propre volonté militariste et de son interventionnisme réactionnaire mondial accru et, surtout, de son invasion meurtrière de l’Ukraine, l’invasion la plus brutale d’un pays par un autre depuis l’invasion américaine de l’Irak.

En plus de la terrible dévastation et de la mort qu’elle a apportées à l’Ukraine, l’invasion russe a stimulé la poussée militariste mondiale et revigoré l’OTAN après des années d’obsolescence. Il est saisi comme une opportunité pour une forte augmentation des dépenses militaires au profit des complexes militaro-industriels. Cela arrive à un moment où les gouvernements de l’OTAN eux-mêmes ne cessent de souligner que la force de la Russie a été très surestimée, comme le prouve la résistance héroïque ukrainienne, et où les dépenses militaires américaines représentent à elles seules près de 40% du total mondial, trois fois celles de la Chine et plus de douze fois celles de la Russie.

En tant que forces anticapitalistes, nous sommes autant solidaires de la résistance du peuple ukrainien que radicalement opposés à cette poussée militariste mondiale. Nous défendons donc de manière indivisible les exigences suivantes :

· Retrait immédiat et inconditionnel des troupes russes d’Ukraine

· Soutien à la résistance ukrainienne et à son droit d’obtenir les armes dont elle a besoin pour sa défense, quelle que soit la source disponible

· Soutien au mouvement anti-guerre russe

· La Russie devrait être forcée de payer des réparations pour ce qu’elle a infligé à l’Ukraine

· Non à toute augmentation des dépenses militaires – nous nous engageons à lancer, dès la fin de cette guerre, une nouvelle campagne pour le désarmement mondial, la dissolution de toutes les alliances militaires impérialistes et une architecture alternative de sécurité internationale fondée sur l’état de droit.

· Ouvrir des portes dans tous les pays à tous les réfugiés fuyant les guerres dans n’importe quelle partie du monde

Signataires (avant le 11 avril 2022) :

Social Movement (Sotsialny Rukh) – Ukraine

Black Flag – Ukraine

Russian Socialist Movement (RSD) – Russia

Liberation Road – USA

Solidarity – USA

The Tempest Collective – USA

International Marxist-Humanist Organization – USA

Green Party of Onondaga County (New York) – USA

SAP – Antikapitalisten / Gauche anticapitaliste – Belgium

Midnight Sun – Canadian State

Anti-Capitalist Resistance – England & Wales

Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) – France

Fondation Frantz Fanon – France, Martinique

Elaliberta – Greece

Rproject-anticapitalista – Italy

SAP – Grenzeloos – Netherlands

International Marxist-Humanist Organization – UK


Posté par Richard Fidler 

Traduction NCS via Google

Dossier : il faut lire (ou relire) Gramsci

28 avril 2022, par CAP-NCS
La liste des héritiers revendiqués de Gramsci ne cesse de s’allonger – et leur diversité ne cesse de nous surprendre. Aurore Bergé, Jean-Michel Blanquer, Gerald Darmanin, (…)

La liste des héritiers revendiqués de Gramsci ne cesse de s’allonger – et leur diversité ne cesse de nous surprendre. Aurore Bergé, Jean-Michel Blanquer, Gerald Darmanin, Benoît Hamon, Marion Maréchal Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Sarkozy, Christiane Taubira, Eric Zemmour : tous l’ont cité. Comment un penseur marxiste, dirigeant du parti communiste italien, qui a écrit ses textes les plus célèbres dans les prisons du fascisme où il était en train de mourir, peut-il être approprié par des personnages politiques de tous bords, pour la plupart opposés à ses idéaux ? Quelles dénaturations sa pensée a-t-elle subie, qui ont rendu possible de telles instrumentalisations ?

L’une de ces distorsions consiste à réduire la pensée de Gramsci à « l’hégémonie culturelle », et à ne comprendre celle-ci que comme « bataille des idées ». On trahit ainsi l’approche dialectique de Gramsci, pour qui ni la culture ni « les idées » ne sauraient être séparées de la politique et de l’économie : à ses yeux, l’hégémonie est non seulement culturelle mais aussi politique et, en un sens, économique. C’est une fois restituée l’unité complexe entre ces différentes dimensions que l’on peut saisir tout l’intérêt de ses réflexions sur la culture, qui constituent bien l’un de ses apports fondamentaux au marxisme. Plusieurs articles de notre dossier se penchent selon cette optique sur les analyses gramsciennes de la religion, de l’éducation et de la domination culturelle.

La pensée gramscienne est également sujette, d’une manière assez fréquente, à un autre type de méconnaissance : on a pu faire de lui, notamment au prétexte qu’il a théorisé la stratégie de « guerre de position », un théoricien réformiste, et plus récemment un précurseur du populisme de gauche. Or, on l’a dit, Gramsci reste marxiste, communiste et révolutionnaire. Bien entendu, sa pensée de la politique présente une profonde originalité, et il développe le marxisme d’une manière créative et singulière. Pour autant, il continue à se revendiquer de la Révolution russe, il participe activement aux travaux de l’Internationale communiste – en particulier pour analyser et lutter contre le fascisme –, et il reste fidèle à de nombreux égards à la pensée comme à la pratique de Lénine (bien plus d’ailleurs que de Luxemburg ou de Trotski).

C’est bien dans cette perspective qu’il approfondit la conception marxiste de l’État, qu’il redéfinit la notion de société civile et qu’il se confronte au problème du parti (celui-ci, Prince moderne au service des subalternes, devant être à la fois une organisation centralisée et un outil d’émancipation pour remplir sa tâche révolutionnaire). C’est également en tant que militant et dirigeant de la lutte pour l’émancipation des subalternes qu’il produit une analyse de la crise organique ou crise d’hégémonie, qui conserve une actualité troublante. En définitive, il s’avère que c’est toute sa conception de l’histoire et de la modernité qui ne prend sens que sous l’horizon de la révolution et du communisme.

Les textes que nous rassemblons ici reviennent sur ces différentes questions, et constituent autant de portes d’entrée pour lire véritablement Gramsci – et non le réduire à un ensemble de formules aussi célèbres qu’inoffensives.

 

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Textes sur Gramsci

« Phénomènes morbides » : qu’a voulu dire Gramsci et quel rapport avec notre époque ?, par Gilbert Achcar

Gramsci et la Révolution russe, par Alvaro Bianchi et Daniela Mussi

À l’Ouest, questions de stratégie, par Daniel Bensaïd et Antoine Artous

Post-marxisme ? Crise, recomposition ou liquidation du marxisme dans l’œuvre d’Ernesto Laclau, par Attilio Boron

Compte-rendu : « La pensée politique de Gramsci », de Jean-Marc Piotte, par Pierre Bronstein

La domination culturelle : quand Gramsci rencontre Bourdieu, par Michael Burawoy

Gramsci et le problème du parti, par Yohann Douet

Le marxisme en pratique : pour un dialogue entre Luxemburg et Gramsci, par Yohann Douet

Gramsci : un marxisme singulier, une nouvelle conception du monde, par Yohann Douet

Gramsci, l’histoire et le paradoxe de la postmodernité, par Yohann Douet

La force et la ruse : l’État, le consentement et la coercition, à partir de Gramsci et Poulantzas, par Pierre Jean

Gramsci, notre contemporain, par Razmig Keucheyan

« Gramsci l’intempestif », À propos de : Peter D. Thomas, The Gramscian Moment, par Razmig Keucheyan

Le nouveau monde ou rien. Penser la crise actuelle avec Antonio Gramsci et Walter Benjamin, par Galatée Larminat

Gramsci, penseur de l’hégémonie [Podcast]

L’éducation démocratique, la culture technique et l’apport de Gramsci, par Christian Laval et Francis Vergne

Marxisme et religion chez Antonio Gramsci, par Michael Löwy

Gramsci et le politique, par Peter Thomas

 

Articles de Gramsci

« Je hais le Nouvel an » (1er janvier 1916), Antonio Gramsci

« Je hais les indifférents » (février 1917), Antonio Gramsci

« Les deux fascismes » (août 1921), Antonio Gramsci

« La marche sur Rome » (novembre 1922), article inédit d’Antonio Gramsci, avec une introduction de Guido Liguori et Natalya Terekhova

Extraits des Cahiers de prison

« Guerre de position et guerre de mouvement – Contre Rosa Luxemburg », Antonio Gramsci

« Le parti communiste, Prince moderne », Antonio Gramsci

« L’organisation de l’école et de la culture », Antonio Gramsci

« La crise d’hégémonie », Antonio Gramsci

 

Israël-Palestine. « Les cicatrices du mois de mai 2021 ne sont toujours pas guéries »

27 avril 2022, par CAP-NCS
Des titres des journaux aux fils des médias sociaux, l’intensification de la violence en Israël-Palestine ces dernières semaines a été largement comparée aux scènes qui ont (…)

Des titres des journaux aux fils des médias sociaux, l’intensification de la violence en Israël-Palestine ces dernières semaines a été largement comparée aux scènes qui ont conduit aux événements de mai 2021, lorsqu’un soulèvement palestinien massif, une campagne de répression israélienne et une guerre vicieuse ont dévoré la terre entre le fleuve et la mer.

Les comparaisons sont tentantes, et les questions fondamentales qui sous-tendent cette période restent certainement inchangées. Mais interpréter les développements actuels à travers le prisme de mai dernier n’est pas seulement prématuré – cela obscurcit notre compréhension de ce qui se passe sur le terrain aujourd’hui, et même peut nous rendre aveugles à ce dont les Palestiniens ont besoin en ce moment.

L’«Intifada de l’unité» était à bien des égards le résultat d’une tempête parfaite, créant une synchronisation rare de la répression israélienne et de la résistance palestinienne qui n’avait pas été vue à une telle échelle depuis la deuxième Intifada [2000-2004/2005]. Malgré des éclairs d’activités similaires ces dernières semaines, cette synchronisation à grande échelle ne s’est toujours pas reproduite. Il y a de nombreuses explications à cela, et les développements en cours – notamment à la lumière de la brutalité de la police israélienne et des provocations des extrémistes juifs à Jérusalem [qui défilent sur le «Mont du Temple» sous protection militaire] – pourraient encore prendre une tournure plus grave. Mais il y a un facteur important qui ne recueille pas l’attention qu’il mérite: les Palestiniens ne se sont pas encore remis de ce qui s’est passé en mai dernier.

Malgré le défi et l’indignation populaire exprimés dans les rues et sur les médias sociaux, une grande partie de la société palestinienne ne s’est pas encore remise de la violence d’Etat et collective qu’elle a subie l’année dernière. Ce sentiment est particulièrement aigu dans la bande de Gaza, où deux millions de personnes ont été soumises à de lourds bombardements israéliens pendant 11 jours, et qui restent privées de la possibilité de se reconstruire et de se réhabiliter, sous un siège étouffant qui dure depuis 15 ans.

Cet épuisement est également ressenti, à un degré très différent, parmi les citoyens palestiniens d’Israël, qui ont été la cible d’une campagne policière agressive dans les mois qui ont suivi le soulèvement, et qui sont encore sous le choc de l’horreur de bandes juives armées attaquant les quartiers et les résidents arabes. En Cisjordanie également, les efforts visant à canaliser l’énergie de l’Intifada contre l’Autorité palestinienne (AP), largement considérée comme l’exécuteur local de l’occupation, ont été violemment réprimés par les forces de sécurité de l’AP et les voyous loyalistes.

***

La principale raison de cette absence de reprise du type de mobilisation de mai 2021 est très simple: la brutalité israélienne n’a jamais cessé. Depuis le mois de mai, les communautés palestiniennes ont dû faire face à des incursions militaires, des agressions de colons, des démolitions de maisons, des refus d’autorisations médicales, des tirs de l’armée, des arrestations massives, des saisies de terres, une surveillance intrusive, et bien plus encore. Tous ces événements se sont certainement intensifiés ces dernières semaines, mais leur gravité a fluctué tout au long de l’année, sous couvert de la doctrine orwellienne du gouvernement consistant à «réduire le conflit».

En effet, si les médias grand public se sont empressés de couvrir les récents actes de violence sporadique commis par des Palestiniens – y compris les attaques meurtrières dans trois villes israéliennes, les jets de pierres sur les bus, et maintenant des roquettes tirées depuis Gaza – ils ont largement fait l’impasse sur la violence constante et structurelle infligée aux Palestiniens au nom de la préservation de la «tranquillité» des Juifs israéliens. Il est révélateur que les médias n’aient commencé à remarquer que la violence était en train de «monter en flèche» que lorsqu’elle a soudainement touché les Israéliens. Sinon, la violence a été rendue invisible: un simple détail discret dans le paysage.

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Cela ne signifie pas que les Palestiniens ont abandonné leur cause. Au contraire, la résistance persiste sous de multiples formes, et le souvenir de l’Intifada de l’unité continue d’alimenter un sentiment de conscience nationale renouvelée. Mais de nombreux Palestiniens admettront également que, même s’ils étaient capables de se mobiliser comme l’année dernière, ils ne sont pas certaines de ce qu’ils pourraient obtenir en ce moment. Toujours affaiblis par des leaderships fracturés et autoritaires, et sans vision politique claire pour les guider, de nombreux Palestiniens ont dû se replier sur leurs batailles fragmentées et localisées pour repousser les politiques implacables d’Israël. Aussi inspirant qu’ait été le soulèvement de mai 2021, il est difficile de dire dans quelle mesure il a modifié la capacité des Palestiniens à démanteler leur oppression.

Cette vulnérabilité peut souvent être masquée par les vivats par l’«unité» et pour la «fermeté» entendus lors des manifestations et montrées en ligne. Ces exclamations aplatissent malencontreusement les expériences et les débats complexes au sein de la communauté qui nous rappellent que, malgré toute leur extraordinaire résilience en tant que peuple, les Palestiniens restent humains. Nous ne nous sentons pas toujours forts, héroïques ou résolus. Nous sommes une société marquée par des cicatrices, des traumatismes et des craintes pour l’avenir. Nous ne sommes pas des machines automatisées qui oscillent entre une victimisation sans défense et une rage ardente. Notre énergie fluctue et nous avons besoin, nous aussi, de temps pour guérir, réfléchir et reconstruire.

Avec l’orgueil grandissant d’Israël et les blessures palestiniennes qui s’enveniment, une autre guerre ou un autre soulèvement pourrait bien se profiler à l’horizon. Mais un mouvement sans ressources est voué à s’étioler, et une lutte sans leadership est vouée à être perdue. Nous savons que les slogans ne suffisent pas: seul un sérieux rééquilibrage du pouvoir – par le biais de l’organisation de la base, de l’action gouvernementale, de l’indépendance économique, de la pression médiatique, et plus encore – peut renverser la vapeur contre notre condition coloniale. L’Intifada de l’unité a été un élément essentiel de cet effort. Mais nous avons encore un long chemin à parcourir.

Amjad Iraqi est rédacteur du magazine israélien +972. Il est un citoyen palestinien d’Israël, basé à Haïfa.

 

Les propositions altermondialistes sur les migrations

27 avril 2022, par CAP-NCS
Les migrations s’inscrivent aujourd’hui dans la phase néolibérale de la mondialisation. Elles sont fortement déterminées par les politiques néolibérales, par la (…)

Les migrations s’inscrivent aujourd’hui dans la phase néolibérale de la mondialisation. Elles sont fortement déterminées par les politiques néolibérales, par la financiarisation et la domination du capitalisme financier. Ces politiques donnent la primauté à la croissance et subordonnent la croissance au marché mondial des capitaux. La transformation sociale est conçue comme l’ajustement structurel de chaque société au marché mondial passant par le champ libre laissé aux entreprises mondiales considérées comme les seules porteuses de modernité. Elle se traduit par la libéralisation des économies livrées à la rationalité du marché mondial des capitaux, par les privatisations et l’abandon de la notion de service public entendu au sens du droit égal d’accès pour tous et toutes. Ces politiques ont des effets dramatiques pour chacune des sociétés et pour le monde. Cette logique conduit à la prédominance du droit des affaires et de la concurrence dans le droit international et dans le droit de chaque pays. Les migrations, comme le climat et l’écologie, démontrent que plusieurs des problèmes de la période ne sont compréhensibles et ne peuvent être envisagés qu’à l’échelle mondiale. On retrouve plusieurs propositions émanant du mouvement altermondialiste pour affronter cette situation.

L’égalité des droits et l’accès égal aux droits pour toutes et tous

La question des migrations étant par définition mondiale, la réglementation et la régulation des migrations devraient relever du droit international. Une première tentative a été tentée avec la Convention internationale pour le respect des droits des migrants et de leurs familles. Nous en demandons la mise en œuvre. Il est scandaleux que cette convention adoptée par les Nations unies ne soit toujours ratifiée, plusieurs années après, par aucun pays d’émigration, et notamment par la France, et par aucun pays européen. Même s’il faut préciser que cette convention est très insatisfaisante sur plusieurs aspects de la défense des droits des migrants et migrantes, et que, même si elle va dans le bon sens et renforce le droit international, elle ne constitue pour le mouvement altermondialiste qu’une première étape.

Le débat international s’est à nouveau saisi de la question avec la création, dans le cadre des Nations unies, en 2007, d’un Forum mondial sur la migration et le développement (FMMD). C’est un processus informel, non contraignant, ouvert aux États membres et observateurs des Nations unies ainsi qu’à des organisations ayant un statut d’observateur. Un processus de la société civile accompagne le FMMD. Il mélange des ONG, des sociétés privées et des associations de migrants. Le onzième FMMD, à Marrakech, en décembre 2018, a adopté des propositions « pour une immigration sûre, légale et reconnue ». Ce pacte est non contraignant et son application dépend de la bonne volonté des États. Il préconise, pour les États, de développer des voies légales de migrations, sous forme de visas, de couloirs humanitaires, de levée des exigences de visas dans les situations de vulnérabilité. Malgré quelques propositions intéressantes, ce pacte comprend aussi des aspects dangereux pour les droits de la personne (encouragement au fichage, non-remise en cause de la criminalisation des migrants ou des politiques d’externalisation des frontières).

La lutte contre les discriminations

La phase actuelle de la mondialisation capitaliste, le néolibéralisme, a fait exploser les inégalités. Les inégalités s’appuient sur les discriminations et les renforcent. Le racisme fait accepter les discriminations ; il fait aussi accepter la précarité, la pauvreté et l’exploitation. L’enjeu est double pour les dominants. Il s’agit d’abord, pour limiter les résistances au capitalisme, de diviser les couches populaires et de rallier les couches moyennes. Il s’agit aussi de fermer les voies alternatives en remettant en cause la valeur de l’égalité.

On retrouve ainsi les explications de Gramsci sur l’importance de l’hégémonie culturelle qui permet à un système de domination de s’imposer et d’être accepté par les couches sociales dominées. Dans cette bataille culturelle, la définition d’un projet porteur d’une alternative d’émancipation est essentielle. Le mouvement altermondialiste affirme que l’antiracisme est une valeur positive fondamentale. Pour qu’il puisse jouer son rôle, il faut accepter de regarder à quel point le racisme et les discriminations ont marqué nos sociétés ; et continuent de les caractériser. On les retrouve sous des formes diverses à travers les différentes déclinaisons du racisme – anti-arabe, antimaghrébin, islamophobe, antinoir, antisémite – ; du sexisme ; de la colonisation et de la désaliénation des colonisateurs ; du refus d’accepter la vivacité de la mémoire de l’esclavage et de la traite négrière ; de la colonialité qui marque la nature de l’État ; de la racialisation des politiques ; du traitement des migrants et migrantes et des Roms comme boucs émissaires… Il ne s’agit pas de miasmes du passé qui n’ont que peu d’importance. Il ne s’agit pas non plus de contradictions secondaires qui disparaîtront d’elles-mêmes après la libération économique et sociale. Il s’agit des contreforts et des arcs-boutants qui font tenir le système dominant et qui le reproduisent.

La liberté de circulation et d’établissement

Parmi les droits reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’homme, figure en bonne place le droit de circuler librement. L’article 13 de la Déclaration stipule que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Le fait que cet énoncé apparaisse à tant de gens hors de portée, voire stupéfiant, en dit long sur la régression des idéaux de liberté et de la défense des droits dans le monde.

Les nécessités de défense de l’ordre public, mises en avant, se révèlent le plus souvent comme des prétextes par rapport au contrôle des mouvements et des populations, y compris des populations des pays d’arrivée. Dans tous les cas, des mesures de régulation, en principe provisoires, ne peuvent fonder un régime permanent qui repose sur la négation des droits et des libertés. Les murs que l’on élève en pensant se protéger accroissent le plus souvent les peurs et l’insécurité. Ils se révèlent inefficaces par rapport à des politiques de compréhension, d’hospitalité et de bon voisinage.

Les murs finissent par envahir les têtes et les polluer. Les politiques de visas, destinées à décourager les déplacements, sont fondées sur l’humiliation et le confinement (containment) des pauvres ; elles dérivent vers la corruption dans les services de délivrance. Les ligues des droits humains en Europe ont demandé la suppression des visas de court séjour (moins de trois mois), ce qui était la situation la plus courante, en Europe, il y a quarante ans. La liberté de circulation fait toujours l’objet de débats passionnés et contradictoires qui mêlent plusieurs questions et conduisent à des positions divergentes. Les positions de ceux qui nourrissent la crainte atavique des étrangers et la méfiance des sédentaires par rapport aux nomades affleurent vite dans les discussions publiques et sont attisées par les politiques sécuritaires. Elles sont en général absentes dans le courant altermondialiste. Cette divergence reflète deux visions du monde !

La liberté d’établissement est souvent considérée comme un danger pour les droits sociaux conquis à l’échelle nationale. La représentation qui domine est celle des migrations provoquées par les classes dominantes pour jouer la concurrence entre les travailleurs et travailleuses, peser sur les salaires et les conditions de travail. Il s’agit d’une délocalisation sur place, un des volets d’une offensive générale contre les salarié·e·s. Cette analyse est très largement exacte quant à la volonté du patronat mais pas quant à ses conséquences. Il n’est d’ailleurs pas démontré que les migrations et la liberté de circulation exercent une pression à la baisse sur les salaires dans les pays d’accueil. De plus, la justesse partielle du diagnostic ne fournit pas automatiquement la réponse. Il s’agit de trouver une riposte qui permette d’éviter de tomber dans le piège de la division entre travailleurs dans chaque pays et les migrants, et entre les travailleurs des différents pays. Il n’y a pas de recette magique, il faut construire une démarche. Ce qui est sûr c’est qu’accepter une union sacrée contre les immigré·e·s conduit tout droit à une catastrophe pour tous et toutes. D’autant que les faits démentent ce diagnostic. Les travailleuses et les travailleurs immigrés contribuent à l’équilibre des déficits sociaux et leurs contributions sont excédentaires par rapport à leurs dépenses. C’est le chômage et non l’immigration qui met en danger la protection sociale. Les réponses sont aussi à rechercher dans un des chantiers majeurs du droit international, celui de la protection sociale universelle.

Ces principes de base définissent les positions du mouvement altermondialiste sur les questions des migrations. Leur approfondissement permet de rejoindre la cohérence des positions générales du mouvement et contribue à construire une cohérence. Ils se réfèrent à la solidarité internationale comme une des principales valeurs de référence par rapport au cours dominant de la mondialisation.

Gustave Massiah est économiste, écrivain et militant altermondialiste

Etats-Unis-Russie. « Le dollar US pourrait-il être la prochaine victime de la guerre en Ukraine ? »

26 avril 2022, par CAP-NCS
Quelque deux mois plus tard, il ne fait guère de doute que l’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine a été une bévue stratégique colossale. L’OTAN est (…)

Quelque deux mois plus tard, il ne fait guère de doute que l’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine a été une bévue stratégique colossale. L’OTAN est unifiée, dynamisée et prête à s’étendre à deux pays historiquement neutres, l’armée russe apparaît aux yeux du monde comme un «tigre de papier» et l’invasion a entraîné la suppression définitive du gazoduc russe Nord Stream 2, important sur le plan économique et stratégique.

Pourtant, la réponse des Etats-Unis à l’invasion, qui s’est traduite par des sanctions économiques sans précédent destinées à isoler la Russie et à briser son économie, pourrait s’avérer être une véritable bévue stratégique.

Le mois dernier, la première directrice générale adjointe du Fonds monétaire international (FMI), Gita Gopinath, a averti que les sanctions occidentales pourraient compromettre la domination mondiale du dollar des Etats-Unis. Bien que le statut de monnaie de réserve mondiale du dollar, un élément important de la primauté mondiale des Etats-Unis, sera maintenu à moyen terme, a-t-elle déclaré au Financial Times, «une fragmentation à un plus petit niveau est certainement tout à fait possible», ce qui se traduira par «des tendances à la baisse face à d’autres monnaies jouant un rôle plus important» comme actifs de réserve. Gita Gopinath avait précédemment occupé le poste d’économiste en chef du FMI pendant trois ans.

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Une brève explication s’impose ici. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le dollar américain est la monnaie de réserve mondiale, c’est-à-dire la monnaie principalement utilisée par les autres pays pour leurs transactions à l’étranger et pour ancrer leur propre monnaie. Aujourd’hui, le dollar américain est utilisé partout pour le commerce et les investissements internationaux, l’émission de dettes, les opérations de change, etc. Cela confère notamment aux Etats-Unis ce que l’on a appelé un «privilège exorbitant»: ils peuvent accumuler des déficits commerciaux chroniques en important plus qu’ils n’exportent, sans craindre de voir leur taux de change s’effondrer ou leurs taux d’intérêt exploser. Et maintenant, certains observateurs avertis pensent que ce privilège pourrait être menacé.

Gita Gopinath est loin d’être la seule à penser de la sorte. La même semaine, Goldman Sachs a averti dans une note de recherche que le dollar était confronté à des défis similaires à ceux qui ont vu la livre sterling perdre son statut au milieu du siècle dernier. La note soulignait les déficits commerciaux importants et constants des Etats-Unis, mais un analyste de Goldman avertissait également que «l’incertitude géopolitique actuelle» rendait plus probables «les efforts officiels de dédollarisation» visant à «réduire l’exposition aux réseaux de paiement centrés sur le dollar», ce qui représente un risque à long terme pour le statut du dollar.

L’Institute for the Analysis of Global Security (IAGS) – un groupe de réflexion fondé par un ancien directeur de la CIA et conseiller de Ronald Reagan, et qui compte dans ses rangs des personnalités de l’establishment comme l’ancien directeur de la NSA Keith Alexander et l’ancien commandant de l’OTAN Wesley Clark – a lancé un avertissement similaire. Le codirecteur Gal Luft a déclaré à CNBC que les sanctions de Washington à l’égard de la Russie – Washington qui a la «gâchette extrêmement facile» – signifient que «les banques centrales commencent à se poser des questions» et à se demander si elles ne mettent pas «tous leurs œufs dans le même panier» en dépendant si fortement du dollar.

Un certain nombre d’experts et de commentateurs l’ont déjà fait remarquer, même s’ils restent minoritaires. Une enquête menée en mars 2022 auprès d’économistes par l’Initiative on Global Markets a révélé que 37 % d’entre eux ne pensaient pas que les sanctions des Etats-Unis visant la Russie entraîneraient une «réorientation significative» du dollar, tandis que 24 % le pensaient; la plus grande partie, 40 %, était incertaine. Mais les avertissements de Gita Gopinath, Goldman Sachs et IAGS sont le signe le plus clair que cette inquiétude ne se limite pas aux sceptiques et aux critiques provocateurs, mais qu’elle est de plus en plus ressentie au sein de l’establishment.

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Ces experts estiment que les mesures extrêmes prises par Washington pour punir la Russie de son agression contre l’Ukraine ont renforcé l’urgence pour les Etats de se sevrer de leur dépendance à l’égard du dollar, ainsi que du système financier qu’il sous-tend. Après tout, si Washington peut persuader la quasi-totalité du monde occidental d’exclure la Russie, même si c’est à juste titre, des réseaux commerciaux, de geler ses réserves de change et de la retirer des réseaux bancaires internationaux qui facilitent la majeure partie du commerce mondial, qui peut dire que cela ne pourrait pas leur arriver, un jour, à eux aussi?

Cela peut sembler paranoïaque aux oreilles occidentales, mais la Russie n’est que le dernier cas en date où les décideurs étatsuniens utilisent le système financier mondial dominé par les Etats-Unis comme une arme contre un adversaire, arme utilisée auparavant contre des pays beaucoup plus faibles, avec beaucoup moins d’agressivité. Au cours de la dernière décennie, Washington a utilisé ce type de sanctions contre Cuba, l’Iran, le Venezuela et, plus récemment, l’Afghanistan.

Ces deux derniers cas ont été particulièrement scandaleux, Washington ne se contentant pas de geler, mais saisissant – volant, en d’autres termes – les avoirs vénézuéliens et afghans détenus à l’étranger. C’est en partie pour cette raison que Moscou, après des années de sanctions étatsuniennes pour divers méfaits, a réduit la part des dollars dans ses réserves et a diversifié ses avoirs.

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Pour de nombreux Etats, la conclusion à tirer de tout cela est que les banques résidant en Occident ne constituent plus un site sûr pour leurs avoirs étrangers. Et que la dépendance à l’égard du dollar en tant qu’actif de réserve, ou de l’infrastructure financière dominée par les Etats-Unis pour effectuer des transactions commerciales et autres, les rend vulnérables si changent les vents géopolitiques.

Il est bon de rappeler que la plupart des pays pauvres et en développement ont une vision de l’ordre mondial très différente de celle de l’Occident. Ce sont eux qui se retrouvent, par exemple, sur le banc des accusés de la Cour pénale internationale, un rappel constant pour les petits Etats de la façon dont les institutions multilatérales censées être neutres et universelles se concentrent souvent exclusivement sur des Etats relativement faibles sur la scène mondiale. Et si beaucoup ont condamné l’invasion russe, ils n’ont pas adhéré au programme de sanctions des Etats-Unis, en grande partie parce qu’ils les considèrent, à juste titre, comme l’expression de l’hypocrisie de l’Occident dans cette crise. A la lumière de tout cela, les puissances «émergentes» comme la Chine et l’Inde sont, sans surprise, désireuses de se protéger des représailles économiques d’un Occident souvent inconstant.

Nous avons déjà assisté à quelques tentatives de dé-dollarisation. L’Arabie saoudite est actuellement en pourparlers avec la Chine pour vendre une partie de son pétrole en yuan chinois plutôt qu’en dollar, après un mécontentement marqué de l’Arabie saoudite face à ce qu’elle considère comme des affronts de la part de l’establishment étatsunien, et le soutien peu enthousiaste (mais toujours en cours) de Joe Biden à sa guerre au Yémen. Il s’agirait d’une rupture importante, bien que loin d’être fatidique, avec le schéma qui prévaut depuis les années 1970, dans lequel les producteurs de pétrole vendent du pétrole contre des dollars, qu’ils recyclent ensuite en achetant des titres du Trésor américain (c’est-à-dire de la dette américaine) – soutenant ainsi à la fois les déficits commerciaux américains et le statut de monnaie de réserve du dollar.

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Poutine n’a pas mis à exécution sa menace de couper les exportations de gaz vers les pays «inamicaux» s’ils ne les payaient pas en roubles, mais cet ultimatum reste sur la table. Le 6 avril, la Hongrie, membre de l’UE et de l’OTAN, s’est dite prête à payer le gaz russe en roubles, ce qui constituerait une rupture significative avec l’Occident. Moscou est également en pourparlers avec l’Inde, qui achète actuellement du pétrole russe à prix réduit, pour mettre en place un système de paiement des exportations russes en roubles [la part des importations de l’Inde en pétrole russe se situait en 2021 à hauteur de 2,13 milliards par rapport à 22,14 pour l’Irak ou 16,40 pour l’Arabie saoudite – réd.]. Dans le même temps, la Russie s’est tournée vers le système de paiement interbancaire transfrontalier de la Chine après avoir été exclue du système Swift dominé par l’Occident, mais c’est peut-être davantage par manque d’autre choix.

Cette situation a été favorisée par les politiques internes mises en place par Vladimir Poutine en réponse aux sanctions occidentales, notamment l’obligation pour toute entreprise russe faisant des affaires à l’étranger de convertir en roubles 80% des bénéfices, ce qui soutient la monnaie. Cela a permis de soutenir fortement le rouble, qui avait menacé de s’effondrer au début de l’invasion, alors même que l’économie russe continue de se débattre face aux effets des sanctions [le rouble face au dollar se retrouve en avril au niveau de mi-février – réd.].

Tout mouvement significatif d’éloignement du dollar ne se fera pas du jour au lendemain, mais il y a eu un mouvement dans cette direction avant même le début de la guerre. Le mois dernier (le 24 mars), le FMI a publié un document de travail notant que les vingt dernières années ont vu un «mouvement progressif d’éloignement du dollar» parmi les banques centrales du monde, la part de leurs réserves en dollars passant de 71% en 1999 à 59% en 2021, et se déplaçant vers des «monnaies de réserve non traditionnelles»:  plus précisément, un quart vers le yuan chinois, et trois quarts vers les monnaies d’un panier de plus petites économies, y compris les dollars australien et canadien, et le won coréen. Entre-temps, la Chine et la Russie s’efforcent depuis longtemps de «dé-dollariser» leurs économies et de s’isoler de la puissance des Etats-Unis, avec un succès limité et hésitant.

Pendant de nombreuses années, saper la domination du dollar a été le rêve de gouvernements qui ont vu d’un mauvais œil la primauté mondiale des Etats-Unis et ont formé des coalitions comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) pour y parvenir, sans grand succès dans l’ensemble. Ce serait l’ironie des ironies si le plus grand coup porté à ce système était auto-infligé. (Article publié sur le site Jacobin, le 20 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Branko Marcetic est un rédacteur de Jacobin et l’auteur de Yesterday’s Man: The Case Against Joe Biden (Verso, janvier 2020).

 

Les analyses de classes au Québec (1960-1980)1

26 avril 2022, par CAP-NCS
Alors que l’effervescence référendaire commence à s’estomper, l’heure est au bilan pour les intellectuels de gauche. Le ton est plutôt sombre, mais réaliste en même temps. (…)

Alors que l’effervescence référendaire commence à s’estomper, l’heure est au bilan pour les intellectuels de gauche. Le ton est plutôt sombre, mais réaliste en même temps. Malgré bien des efforts et bien des explorations, les intellectuels de gauche au Québec n’ont pas encore réussi à produire une analyse compréhensive des classes et des luttes de classes. Ils sont surtout en mode réactif face aux assauts des dominants, que ce soit lors des grandes batailles politiques (comme le référendum) ou dans le champ des luttes de masse quotidiennes. Sur le plan des idées, les socialistes et les marxistes sont souvent dénigrés par les acteurs politiques, les médias, même l’université, où dominent les paradigmes réactionnaires aussi bien dans le domaine de l’économie que de la science politique et de la philosophie. Cependant, cet ostracisme n’explique pas tout. Le socialisme et le marxisme sont trop souvent « sacralisés » par la gauche, au lieu de servir de base pour produire des analyses et des enquêtes. Il faut donc, estiment Bourque et Dostaler, revenir à un marxisme créatif pour qui le « fondement de la lutte des classes trouve son point d’ancrage dans les rapports sociaux de production »2. Dans le texte qui suit, Anne Légaré, alors professeure de sciences politiques à l’UQAM, se propose de parcourir l’évolution de la pensée de gauche depuis les années 1960 au Québec. Le panorama dont elle décrit les grandes étapes permet de mieux comprendre les grands débats et les grands alignements théoriques et politiques de l’époque. (Introduction de Pierre Beaudet)

L’heure est aux bilans. En effet, la conjoncture nous presse de réfléchir et les quelques mois qui viendront, quelle qu’en sera leur issue, pèseront lourd d’expérience dans la lente démarche du mouvement socialiste au Québec. J’aimerais joindre à ce cheminement une réflexion rétrospective sur l’évolution depuis quinze ans de la contribution des intellectuels de gauche sur les classes sociales québécoises depuis quinze ans.

Le bilan que je me propose de faire comprendra deux grandes parties. La première tentera de situer dans leur contexte les textes partant de la Révolution tranquille à la victoire péquiste de 76 et rappellera à travers leur chronologie, le cheminement parcouru par ces analyses. La deuxième partie fera la synthèse du débat sur la bourgeoisie qui a dominé la période du règne péquiste jusqu’à maintenant en s’efforçant de dégager sommairement les propositions idéologico-politiques qui lui sont reliées.

Le questionnement sur les classes depuis le début de la Révolution tranquille a été, à mon avis, scandé par quatre grandes questions, chacune d’elles révélant les préoccupations majeures des intellectuels à partir de leur lien aux diverses phases organisationnelles du mouvement ouvrier.

La première question fut celle posée par Dofny et Rioux en 1962 : qu’est-ce qui sépare et qu’est-ce qui unit les classes sociales au Québec ?3 À cela, ils répondaient qu’il y avait au Québec une seule classe unie par l’ethnicité. Ensuite, Bourque et Frenette ouvrirent en 1970 deux questions: la première fut celle de la composition sociale de la petite bourgeoisie québécoise et la seconde, en creux, fut celle de l’existence d’une bourgeoisie québécoise, question qui sera en fait, dans l’histoire récente, reprise à partir de 1976-19774. Enfin, en 1974, Céline St-Pierre avait posé celle du lieu de division sociale entre la classe ouvrière et la petite bourgeoisie5. Trois éléments conjugués ont à mon avis, présidé à ce découpage :

• Le rapport de ces questions à la conjoncture du moment (soit : a) d’abord la scission du NPD et la formation du PSQ ; b) la création du M.S.A. puis celle du PQ ; c) la période précédant l’élection du PQ, caractérisée par l’électoralisme et par le développement de l’extrême gauche ; d) le règne du Parti Québécois ;

• La spécificité des thèmes évoqués touchant chacun des aspects théorico-politiques de l’analyse des rapports sociaux ;

• Enfin, la pertinence de ces textes et leur répercussion sur la mémoire politique des dernières années.

Le contexte historique général

Tant les thèmes que les approches ont grandement évolué depuis 15 ans. La question nationale fut cependant au cœur de toutes ces analyses. Parfois considérée comme étant le seul aspect important de la division sociale, parfois au contraire greffée aux classes comme aspect second, plus récemment enfin, l’oppression nationale fut étudiée en tant qu’élément constitutif de la structure de classes elle-même ou de la division sociale du travail. Ces trois temps dans l’évolution du rapport entre classes et nation indique un remarquable progrès dans la pensée socialiste et marxiste au Québec, progrès commandé par l’évolution des rapports de classes eux-mêmes.

Cette évolution dans les rapports de classes fut consolidée par la démonstration de plus en plus irréfutable effectuée par le PQ lui-même de son conservatisme sociopolitique fondamental. Autour de cette lente et progressive mise à jour, poursuivie à travers l’exercice du pouvoir jusqu’à maintenant, les intérêts des classes et fractions se sont progressivement précisés et continuent de le faire.

Cependant, la démarche intellectuelle fut tributaire des transformations dans les rapports de classes d’un double point de vue. En effet, les chercheurs qui s’appliquèrent à faire progresser les analyses de classes eurent d’abord comme souci majeur, et avec raison, de lier leur démarche à ce qu’ils percevaient comme questions stratégiques pour l’organisation du mouvement ouvrier québécois. Parfois, leurs résultats furent pertinents, parfois leurs observations s’avérèrent mal orientées. De plus, ces textes furent souvent dépassés par les aléas du mouvement lui-même, car on ne peut encore parler jusqu’à ce jour de prise de ces travaux à son compte par le mouvement. Ceci ne peut être imputé ni aux chercheurs ni aux organisations. Les intellectuels sont ni à côté ni au-dessus de l’histoire, ils sont dedans et en tant que tels, ils en subissent les conditions. Les quinze dernières années ont été éprouvantes pour les travailleurs québécois. La question nationale, sacralisée par le PQ, a brouillé les cartes. Le mouvement ouvrier a été freiné dans son organisation et les travaux des intellectuels de gauche ont été mêlés à cette difficile naissance.

La démarche intellectuelle fut donc tributaire des rapports de classes dans la mesure où, comme on le verra plus loin, les études sur les classes sociales se sont nouées à la conjoncture organisationnelle du moment ouvrier en tentant à travers leur diversité de répondre finalement à une seule question : comment, et par quel parti, seront satisfaits, à tel ou tel mouvement, les intérêts des classes dominées, question à laquelle le mouvement ouvrier lui-même n’apportait pas de réponse claire.

Ensuite, on peut dire que cette démarche de recherche et de réflexion fut tributaire des étapes suivies par le mouvement ouvrier dans la mesure où ces travaux demeurèrent isolés et ne furent pas inscrits d’une manière directe dans sa démarche. Ce n’est que depuis peu de temps que les conditions se précisent pour une collaboration organique entre les intellectuels et les organisations ouvrières au Québec.

Les rapports de classes ont donc été dominés pendant cette période par un gigantesque effort de clarification des intérêts de chaque parti, clarification effectuée d’abord en rapport avec la scène politique par l’expérience négative du pouvoir sous le gouvernement péquiste. Mêlés à ce cheminement historique, les travaux des intellectuels québécois ont tenté de fournir une connaissance étayée des différentes étapes que traversait le mouvement nationaliste.

C’est ainsi que témoignait de ces préoccupations idéologiques l’article de Rioux et Dofny. Cet article, repris à son propre compte par J. Marc Piotte en 19666pour être ensuite critiqué surtout par Michel Van Schendel en 19697et par Gilles Bourque et Nicole Frenette en 19708 témoignait des interrogations qui dominaient à ce moment-là en avançant des propositions d’analyse fortement teintées de nationalisme.

Qu’il suffise de se rappeler les nombreux événements qui accompagnèrent cette phase. On connut du côté des mouvements sociaux la fondation du RIN en 1960 et sa transformation en parti en 1963, la formation de la CSN (1960), la fondation du NPD (1961), le Rapport Parent, l’émergence du FLQ, la scission au NPD–Québec et la formation du PSQ, puis le lancement de la revue Parti Pris en 1963 ; ensuite, ce fut la création du ministère de l’Éducation, l’acquisition du droit de grève dans les services publics et parapublics et la création de l’UGEQ en 1964, puis les nombreuses grèves de 1965-66 et enfin, la fondation du MSA en 1967.

L’année de lancement de la revue Parti Pris montra en effet un effort particulier pour reconnaître les différences sociales et politiques qui s’affrontaient à travers la question nationale et pour dégager des intérêts correspondants, que ce soit dans le RN, le RIN, le MSA, puis dans le PQ.

En 1968, à la suite de la fondation du MSA, les positions de ces intellectuels se divisèrent autour de l’analyse du rapport MSA/classes sociales. D’un côté, Jean-Marc Piotte encouragea un appui au MSA, pour qui « une large fraction des masses les plus politisées et les plus conscientes suivent Lévesque… Se situer hors du MSA, c’est se condamner à demeurer extérieur à la fraction la plus progressiste des masses populaires » disait-il9. Piotte reviendra sur cette position en 1975 lorsqu’il fera la critique de l’allégeance du PQ avec l’impérialisme en disant « actuellement, face au PQ et compte tenu de la faiblesse et de la division des organisations socialistes, il faut se démarquer clairement du projet indépendantiste et défendre la véritable solution aux problèmes fondamentaux des travailleurs : le socialisme ».

D’un autre côté, à l’instar de Piotte et au même moment, soit à l’été 68, Gilles Bourque, Luc Racine et Gilles Dostaler fondent le Comité Indépendance-Socialisme (C.I.S.) et formulent une critique sévère des intérêts de Lévesque qu’ils disent représentant d’une « classe antagoniste à celle des travailleurs »10. Déjà, l’interrogation la plus angoissante et la plus décisive était au cœur des débats : en appuyant le MSA, ou plus tard le PQ, les travailleurs allaient-ils marcher à leur défaite comme classe ? Cette question n’a cessé de hanter les recherches faites par la suite.

Des analyses historiques

Avant de présenter les textes dont l’objet principal était de relier ponctuellement la scène politique aux classes en lutte, je fournirai une vue d’ensemble d’une série de travaux de portée historique plus large. Ces travaux doivent être mentionnés, car ils forment un cadre général indispensable à la compréhension de l’étude des articles suivants. Ils permettent de voir également que cet aspect plus général de la recherche a subi des transformations et s’est acheminé aussi sur des terrains éminemment politiques. J’ai tenté, à travers toute cette étude, de respecter scrupuleusement la progression chronologique et de présenter tous les principaux travaux. S’il en est qui ont échappé à ma vigilance, je prie les auteurs de m’en excuser.

En 1967, un article d’Alfred Dubuc présentait le processus de formation de l’État canadien comme un moyen permettant la centralisation financière nécessaire au développement de la bourgeoisie11. Selon cette thèse, l’État canadien n’a pas été le produit de rapports entre les classes, mais plutôt l’instrument de la bourgeoisie commerciale et bancaire. En 1970 parut ensuite le premier ouvrage de Gilles Bourque intitulé Classes sociales et question nationale au Québec12. Cet ouvrage contient la thèse de la double structure de classes, se superposant et renvoyant à chacune des deux nations. Bourque fera la critique de cette thèse dans le numéro 1 des Cahiers du Socialisme disant, pour l’essentiel : « On ne peut produire une définition « classiste » de la nation sans tomber dans le réductionnisme et, curieusement, dans le nationalisme lui-même. On risque en effet dans ce dernier cas de produire des analyses affirmant l’existence de structures de classes nationalement hétérogènes ». Dans le même champ de préoccupations, une version refondue, corrigée et augmentée d’Unequal Union de Stanley Ryerson, parue en anglais en 1968, sera traduite en 197213. Une des thèses centrales de cet ouvrage est que le mouvement national des patriotes de 1837 avait un « caractère démocratique et anti-impérialiste ». Ryerson y fait ressortir l’émergence « des manufactures nationales, d’une industrie locale et autochtone » et la formation d’une « classe coloniale ».

En 1975, un article d’Hélène David14 compare la scène politique et le mouvement ouvrier, et rompt avec la périodisation conventionnellement liée à la Révolution tranquille en dégageant les conditions de « cinq moments conjoncturels » différents qui caractérisent cette période. En 1978, Dorval Brunelle fournit, dans La désillusion tranquille15 des éléments nouveaux et originaux pour aborder l’analyse des relations des provinces entre elles, ainsi que par rapport au gouvernement fédéral : la thèse qui s’en dégage tend à faire ressortir que « le Canada est surtout une somme de gouvernements » (provinciaux) caractérisée par « l’absence totale d’intégration au niveau des rapports économiques ». De plus, l’étude expose à travers l’histoire politique récente et en particulier celle du Conseil d’orientation économique, comment évoluèrent les conditions politiques de développement de la bourgeoisie québécoise au cours des années 60.

En 1978, Nicole Laurin-Frenette développe un nouveau cadre conceptuel pour l’analyse de la nation et défend comme thèse que le procès de production de l’État assigne sa place à la nation, ainsi qu’aux appareils qui la reproduisent et à leurs agents. Le rôle du nationalisme est de « garantir la reproduction de la place de l’État (national) ». L’auteure applique son postulat théorique à l’analyse de six conjonctures depuis le Régime français, et s’inscrit en même temps en rupture avec la thèse qu’elle soutenait avec Gilles Bourque en 1970 sur le rapport de la petite bourgeoisie technocratique avec le projet de souveraineté-association.

Mai 1979 vit d’abord la parution d’un ouvrage de Roch Denis16 qui met l’accent sur les rapports entre le mouvement ouvrier et la question nationale et conclut sur les difficultés de formation d’un parti sans son intégration transitoire aux organisations syndicales. L’ouvrage aboutit à cette conclusion après une longue analyse des différentes phases traversées par le mouvement ouvrier, ses organisations et par le rôle des intellectuels depuis 1948.

Enfin, Gilles Bourque et moi-même17 avons tenté dans Le Québec – la question nationale, de lier les événements politiques survenus depuis la Conquête aux rapports de classes et aux transformations des modes et formes de production. Les principales thèses développées portent sur la résistance paysanne au développement du M.P.C., sur la formation de l’État canadien caractérisé par une tendance structurelle à l’éclatement sur le rapport privilégié de l’U.N. et de Duplessis avec la bourgeoisie locale, du P.L.Q. et de la Révolution tranquille avec la bourgeoisie canadienne, du projet de souveraineté-association et du gouvernement péquiste avec la bourgeoisie non monopoliste québécoise et enfin, sur l’issue de l’actuel enjeu référendaire.

De la Révolution tranquille jusqu’à la formation du P.Q. en 1968 : l’éveil du nationalisme de gauche

Pour aborder les textes portant plus spécifiquement sur le rapport classes/scène politique, cette première tranche de la périodisation s’imposait, car les écrits de cette première période portaient en germe les questions qu’allait soulever plus tard la formation du Parti québécois.

C’est pourquoi sans doute l’article de Dofny et Rioux18 eut tant d’échos comme s’il réveillait, en quelque sorte, le subconscient de la pensée en gestation. La thèse principale qu’il contenait consistait à poser que les Québécois forment ensemble une classe dite « ethnique », unifiée par l’originalité de sa stratification sociale face au groupe anglais dominant.

Un an après, Mario Dumais, comme Jacques Dofny et Marcel Rioux, veut « ouvrir la voie à une action politique cohérente » dans un article qui comporte d’abord une assez longue élaboration théorique sur le fait qu’existent des classes, puis sur une méthode qui se veut rigoureusement marxiste pour les analyser19. Ce texte ne fait pas de différence entre la bourgeoisie et la petite-bourgeoise traditionnelle ; la classe des travailleurs y est composée de « ruraux, de manuels et de non-manuels », comprenant aussi des « employés de bureau, des techniciens et des intellectuels » ; les couches marquent une distinction entre hommes et femmes. Le texte représente alors la première recherche concrète de la période sur la division sociale du travail au Québec. Cependant, la faiblesse de son cadre conceptuel ne permit pas d’en faire une utilisation très large.

Piotte, lui, reprend ensuite à son compte les principales affirmations de Dofny, Rioux (1962) et de Dumais (1963) en tentant de les recouper20. Il retient les « valeurs, les institutions, les comportements des Québécois » (comme le font Dofny et Rioux) pour démontrer d’abord comment ils sont souvent « nord-américains avant d’être canadiens ou canadiens-français »; ensuite, il fait sienne la thèse du Québec : classe ethnique à l’intérieur d’une société globale, le Canada. Ceci amènera Piotte à affirmer que « le RIN a un rôle historique essentiel quoique transitoire en tant qu’avant-garde du processus de libération dirigé par « les collets blancs ». On voit dans ce texte que pour Piotte comme pour beaucoup d’autres, le concept de petite bourgeoisie ne recouvrait à ce moment-là que les P.M.E., les professionnels et les artisans. Les collets blancs représentent une couche de la très large « classe des travailleurs ».

Réfléchissant sur l’esprit qu’avait animé l’équipe de Parti Pris durant les années 60, JeanMarc Piotte écrivait récemment à propos de cette période : « Vivant la rupture comme une libération intellectuelle, nous n’étions guère pressés de nous trouver des racines historiques.

Nous nous prenions pour l’avant-garde intellectuelle de la révolution… Me relisant, je fus littéralement étonné : je me croyais marxiste, alors que ma catégorie fondamentale d’analyse demeurait – si on excepte Notes sur le milieu rural, d’ailleurs seule enquête menée sur le terrain – bel et bien la nation »

dira : « mon étude du Québec n’est pas centrée sur la lutte de classes à laquelle j’articulerais les mouvements de libération nationale, mais sur la nation que je cherche à éclairer à la lumière des classes sociales »22. Les six textes de la période de 1968-1976 qui suivent marqueront un progrès notoire par rapport à cette dernière tendance.

Le premier texte de cette période, signé par Bourque, Racine et Dostaler23 contient d’abord une critique radicale du MSA, inspirée d’un texte de Bourque publié dans Parti Pris quelques mois plus tôt24. À cette époque, Bourque préparait déjà son ouvrage Classes sociales et question nationale au Québec – 1760-1840. Par cet article, les trois auteurs posent comme élément central la persistance et la dominance des intérêts bourgeois dans la formation du MSA à travers la présence de Lévesque et de ses associés. Les auteurs y reconnaissent la présence dans le mouvement d’éléments de gauche « non organisés », mais ils soutiennent que ceux-ci seront utilisés pour masquer l’aspect conservateur véritable du mouvement.

Paraît ensuite en 1962, signée par Michel Van Schendel25, la première critique de la thèse publiée par Dofny et Rioux. Michel Van Schendel tente de cerner ce qui définit « structurellement » la classe ouvrière québécoise. Ce texte contient en outre une critique serrée des notions de classe et de conscience ethnique utilisées par Dofny et Rioux et fondamentalement opposées au matérialisme historique. Michel Van Schendel joue alors un rôle important dans l’équipe de la revue Socialisme.

Un an plus tard, en 1970, paraît l’article de Luc Racine et Roch Denis26 qui (avec l’éditorial de ce numéro qui avait été préparé par Michel Van Schendel et Emilio de Ipola) est le premier de cette période à reconnaître l’existence d’une « moyenne bourgeoisie canadiennefrançaise. » Plus que par une simple allusion métaphorique, ce texte, quoique prudemment, précise que cette bourgeoisie est sous-traitante, et que le PQ est le représentant de sa fraction nationaliste. Ce texte fait aussi des distinctions très pertinentes entre bourgeoisie et petite bourgeoisie. Cependant, si cette dernière indique une « prolétarisation graduelle », la classe ouvrière, elle, y recouvre indistinctement tous les travailleurs manuels et intellectuels, les ouvriers et les employés. Le PQ y est clairement vu comme un recul par rapport au MSA pourvu qu’il soit plus clairement pro-impérialiste que le RIN.

Après le texte de Jacques Dofny et de Marcel Rioux publié en 1962, celui de BourqueFrenette27, quoique se voulant marxiste, représente la deuxième forte percée du nationalisme de gauche dans l’analyse sociologique québécoise. Même si ce texte se fixe comme objectif « de dégager au moins les éléments de base d’une théorie marxiste de la nation, du nationalisme et des rapports entre classes sociales, nations et idéologies nationalistes » et « s’inspire de la pratique du mouvement révolutionnaire au Québec au cours des dix dernières années », il contient quelques extrapolations dont l’utilisation sert aujourd’hui encore d’arguments aux thèses nationalistes. De son côté, Gilles Bourque a largement fait la critique des positions contenues dans ce texte en ce qui concerne le PQ comme parti de la petite bourgeoisie en affirmant pour l’essentiel : « Je ne peux suivre Niosi quand il déduit… le caractère exclusivement petit-bourgeois du Parti Québécois. Au-delà de désaccords théoriques spécifiques…, il me semble de plus en plus urgent de repenser la problématique implicite de la plupart des analyses proposées jusqu’ici ».

Nicole Frenette a, elle, également pris ses distances (1978) en disant : « Nous recherchions lesdites bases objectives de la nation et, comme bien d’autres, nous trouvions de tous côtés des mirages parmi lesquels nous tentions de distinguer l’objet, la nation, de son reflet dans le miroir du nationalisme »28. Pourtant, encore aujourd’hui, avertis de l’autocritique des auteurs, des auteurs (changer un auteurs pour écrivains, ou alors écrire Sales, Niosi et Monière tout simplement ?) comme Sales, Niosi et Monière continuent d’appuyer leurs propositions sur ce texte. En même temps que Roch Denis et Luc Racine et un an à peine après la première parution du texte de Bourque-Frenette, Michel Van Schendel relève la confusion contenue dans le texte de Bourque-Frenette au sujet de la bourgeoisie29. Il affirme en effet qu’une bourgeoisie québécoise accumule et tend, à travers ses porte-paroles péquistes qui eux, sont d’origine petite-bourgeoise, à « prendre l’aspect d’une bourgeoisie d’État-Patron ». Michel Van Schendel souligne que cette « conséquence désarmante » de l’analyse de Bourque-Frenette était « décidément, dit-il, opposée à leurs prémisses théoriques ». Enfin, Van Schendel y définit la classe ouvrière québécoise comme « typique du capitalisme du centre dominant ». À partir de ce texte, un débat est lancé et deux problèmes majeurs s’imposent donc pour les recherches futures : l’existence de la bourgeoisie québécoise et la composition de la classe ouvrière.

À l’automne 1971 avait été formé au CFP un groupe de recherches sur les classes, groupe dans lequel on trouvait trois militants d’organisations populaires, Jean Roy du C.R.I.Q., Charles Gagnon du Conseil central de la C.S.N. à Montréal et Bernard Normand du CFP ainsi que trois intellectuels, Céline St-Pierre, Gilles Bourque et moi-même. C’est au cours de réunions qui s’échelonnèrent pendant huit mois que les critères de la division sociale du travail furent approfondis. Ainsi, le groupe avait dégagé la distinction entre travaux directement et indirectement productifs qui devint la clé de voûte de l’élaboration théorique que formula par la suite Céline St-Pierre30. Quelques-uns des aspects de la position à laquelle arrivait Céline St-Pierre ne faisant pas consensus, elle finalisa seule la démarche jusque-là collective. Ce texte fut important à plusieurs titres.

D’abord, il répondait à des besoins très aigus des milieux militants et étudiants face à la théorie des classes. Ensuite, il contenait un certain nombre de notions nouvelles qui permettaient à ceux engagés dans l’action d’établir une hiérarchie « théorico-stratégique » entre les couches de travailleurs auprès desquels ils œuvraient. Il permet aussi de constater, à partir de sa large diffusion, que ces questions étaient à l’ordre du jour. La formation de ce groupe de recherche au CFP en témoigne d’ailleurs.

Dans ce texte, Céline St-Pierre prétend que la classe ouvrière comprend les travailleurs directement productifs et la classe laborieuse, ceux qui le sont indirectement ainsi que tous les travailleurs manuels improductifs. Le prolétariat est donc l’ensemble de toutes ces places, soit la classe ouvrière et la classe laborieuse. La nouvelle petite bourgeoisie, elle, comprend les travailleurs intellectuels affectés à la reproduction de la force de travail. La fonction politique de cette approche est donc d’étendre la classe ouvrière au plus grand nombre de salariés possibles. Cette élaboration eut et a encore une grande influence auprès des intellectuels québécois. Jean-Marc Piotte y ajoutait en 1978 quelques précisions. « Je me sépare donc de Céline St-Pierre sur les points suivants. L’utilisation gramscienne de la distinction travailleurs intellectuels/travailleurs manuels me permet de démarquer plus nettement la nouvelle petite bourgeoisie des travailleurs improductifs, membres de la classe laborieuse qui œuvrent eux aussi, à la reproduction des rapports sociaux nécessaires à la production de la plus-value… Je nomme classe laborieuse ce que Céline St-Pierre appelle « les classes laborieuses autres que la classe ouvrière »31.

Le texte de Céline St-Pierre avait, malgré les points de vue divers qu’il a pu entraîner, une qualité sans contredit : sa méthode claire permit aux chercheurs de trier avec adresse et cohérence parmi les couches de la division du travail celles qui correspondaient à leurs préoccupations idéologiques, ce qui permit à plusieurs de se démêler dans l’écheveau complexe des classes sociales en les sensibilisant à l’hétérogénéité du corps social.

À l’automne 1977 paraissait mon ouvrage Les classes sociales au Québec32. J’aimerais ici dégager ce qui constituait, à mes yeux, son apport principal, en faire une brève critique et dégager ce qui m’apparaît une priorité pour les analyses futures.Ce travail se caractérise principalement par le fait que les classes et fractions qui y sont constituées condensent à la fois des distinctions économiques ainsi que des critères de domination/subordination, de sexes, de salaires, d’autorité/d’exécution, etc. La petite bourgeoisie y est une classe déchirée. La contribution idéologique de ce texte consiste, selon moi, dans le fait d’avoir établi, tout au long de l’étude de la division sociale au

Québec, un recoupement avec la place des femmes. Distinguer entre femmes et hommes de la classe ouvrière, entre ménagères et travailleurs productifs, entre la couche féminine du travail manuel improductif et la couche masculine est aussi important et litigieux que la démarcation entre petite bourgeoisie et classe ouvrière. Non pas que les femmes forment une classe, mais leur présence dans les classes reproduit doublement et d’une manière spécifique à chaque fois, pour elles et pour les classes, les rapports de pouvoir puisqu’elles sont les soutiens de la domination/subordination. Mon étude mettait l’accent sur cette question. Dans la représentation concrète que je donnais de la structure de classes, la répartition de l’ensemble tenait compte des ménagères, ce qui bouleversait les distributions statistiques conventionnelles. De plus, je conservais dans la couche prolétarisée de la petite bourgeoisie les salariés manuels improductifs, ce qui correspondait à 7 % de la population et a semblé troubler la conscience prolétarienne de nombreux intellectuels.

Je ne crois pas, par ailleurs, avoir atteint l’objectif qui aurait consisté à fournir des représentations suffisamment empiriques de la structure sociale. Par « empiriques », je veux dire repérables spatialement et décrites localement. L’étude, en fait, n’a accompli que les deux premières étapes de son parcours, c.-à-d. d’abord, la démarche abstraite et théorique conduisant à la seconde, structurelle. La dernière étape non franchie aurait été de remonter au plus concret et d’opérer l’analyse de la fusion entre la structure et la conjoncture. Il est bien évident qu’on ne dispose pas des données historiques complètes permettant de finaliser cette phase de la recherche pour chaque classe sociale.

Enfin, une dernière réflexion s’impose à moi à propos des futures analyses de classes. Il me semble de plus en plus essentiel de tenir compte des modes concrets dans lesquels les ensembles sociaux vivent leur rapport à la société comme la question de l’identification à chaque sexe (dans la théorie, la classe ouvrière n’a pas de sexe). D’autre part, gommer l’existence des classes comme sujets m’apparaît aussi être une erreur politique et théorique : la dimension historiciste doit être présente aussi dans les analyses.

L’alliance large que les défenseurs du concept large de prolétariat ou de classe ouvrière étendu à tous les opprimés salariés recherchent devra témoigner de multiples différences sociales. Dans le concret n’existe pas de classe ouvrière monolithique, classe sans sexe, sans âge, sans ethnie, sans espace physique propre. Seule existe la conjugaison de multiples déterminations et formes sociales singulières.

Confrontés à l’action politique et au changement, les partis de gauche traditionnels se heurtent à ces différences. C’est pourquoi, au sortir de la phase actuelle, nos recherches devront devenir de plus en plus spécifiques et reconnaître la pluralité du corps social.

Pendant le règne du Parti Québécois jusqu’au référendum : des différences théorico-politiques

Contrastant avec les périodes précédentes, les quatre dernières années viennent de nous valoir une abondance exceptionnelle de textes. La période sera marquée par un questionnement qui porte sans contredit sur la composition de classes et sur l’hégémonie de l’alliance consacrée par le gouvernement péquiste. La réflexion sur la nature de classe de cette alliance présuppose évidemment une connaissance appropriée des ensembles sociopolitiques composant la structure sociale, qui entrent en interaction dans les luttes politiques concrètes. Sur ce dernier point, les diverses étapes traversées par ce débat ont révélé des différences théoriques assez fondamentales.

La partie suivante du présent texte se développera donc à partir d’événements internes du cheminement de la gauche intellectuelle. En effet, contrairement aux deux périodes précédentes pour lesquelles les textes faisaient suite à l’actualité et étaient l’aboutissement surtout de collectifs fermés (Parti Pris, Socialisme, groupe de recherche du CFP), les travaux diffusés depuis novembre 1976 témoignent de préoccupations de plus en plus complexes, d’une écoute plus large et partant d’ailleurs de rencontres publiques. Deux colloques ont été à l’origine de la formulation des deux tendances qui allaient principalement s’opposer quant à l’analyse du PQ. Depuis les deux colloques qui eurent lieu en novembre 1977, ces tendances ont donné suite à de nombreux textes sur la bourgeoisie québécoise et sur la question nationale. Pour illustrer ce phénomène, voici, à titre d’exemple, quelques-uns des titres des articles étudiés plus loin : « La nouvelle bourgeoisie canadienne-française » (Niosi), « Les nouveaux paramètres de la bourgeoisie québécoise » (Fournier), « Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse » (Bourque).

Je ferai donc une étude plus systématique des principaux articles directement liés à ces colloques, considérant que leur aspect polémique et l’évolution qui les a en même temps marqués leur confèrent, en raison de ce caractère dynamique, une importance idéologique majeure.

Les 10 et 11 novembre 1977, la Société canadienne de science politique et l’Association canadienne des sociologues et des anthropologues de langue française organisèrent (par l’entremise de Jean-François Léonard) un colloque proposant comme thème un « bilan du gouvernement du Parti Québécois » intitulé « Un an après ». Au cours de ce colloque, dans l’ensemble des interventions qui portèrent sur le PQ, les communications de Pierre Fournier, d’Arnaud Sales et de Gilles Bourque traitèrent plus exclusivement du PQ dans son rapport aux classes sociales. Ces trois communications furent publiées dans La chance au coureur33 et marquèrent le point de départ d’une longue course à la recherche d’un consensus. Une semaine plus tard avait lieu à Toronto, les 18 et 19 novembre 1977, le colloque « The American Empire and dependent States : Canada and the Third World ».

Une session particulière, consacrée au Québec, avait pour thème : « The Parti Québécois government, social classes and the state ». Jorge Niosi et moi-même y présentions des communications dont les commentateurs furent Pierre Fournier et Jean-Guy Vaillancourt. Plusieurs chercheurs québécois assistant à ce colloque participèrent ensuite aux discussions, dont Arnaud Sales, Carol Levasseur, Paul Bélanger et Gilles Bourque. La contribution de Jorge Niosi correspondait dans ses grandes lignes à l’article qu’il publia six mois plus tard dans le premier numéro des Cahiers du Socialisme34. En ce qui me concerne, le texte de ma communication fut repris par la Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie dans son numéro de mai 197835.

Par la suite, ces prolégomènes à l’étude du Parti Québécois furent analysés, critiqués et nuancés dans les trois premiers numéros des Cahiers du Socialisme (1978-1979), dans un numéro spécial de la revue française Politique aujourd’hui paru au printemps 1978, ainsi que dans un ouvrage collectif publié sous la direction de Pierre Fournier en décembre suivant. Les incidences idéologico-politiques exprimées dans ces colloques et contenues dans ces articles ayant des implications politiques pour l’étape dans laquelle nous entrons, elles méritent notre plus grande attention.

Avant cependant d’en amorcer l’analyse, je ne voudrais pas négliger de faire mention de quelques autres travaux non moins utiles à notre démarche. Je pense en particulier à des ouvrages comme celui de Dorval Brunelle, La désillusion tranquille36, qui a été le premier à démontrer avec précision la capacité de la bourgeoisie québécoise de mettre en place des mesures concrètes assurant le développement de ses ressources économiques propres.

Je pense aussi aux ouvrages de Jorge Niosi sur le capitalisme canadien et d’Arnaud Sales sur la bourgeoisie industrielle canadienne-anglaise et canadienne-française au Québec37, ainsi qu’à l’essai de Jacques Mascotto et Pierre-Yves Soucy intitulé Sociologie politique de la question nationale38. Enfin, je voudrais souligner, parmi d’autres, l’excellent article de Carol Levasseur et Jean-Guy Lacroix, « Rapports de classes et obstacles économiques à l’association » paru à l’automne 1978 dans le deuxième numéro des Cahiers du Socialisme39.

Quoique je ne partage pas tous les points de vue exprimés dans l’ensemble de ces travaux, j’aurais souhaité pouvoir leur consacrer une étude approfondie à la lumière des récents débats sur la bourgeoisie québécoise. On comprendra que dans les limites du présent texte il me soit impossible de le faire.

Une problématique

Je ne saurais le cacher, il est clair que l’analyse concrète des classes sociales au Québec et la conception et l’affermissement des prémisses conceptuelles qui la servent représentent pour moi un centre d’intérêt de toute première importance. Avec d’autres, j’ai consacré la majeure partie de ces dernières années à travailler ces questions ; en ce qui concerne ma recherche personnelle sur la structure de classes au Québec, c’est en 1970 que je l’ai commencée.

C’est pourquoi je me permettrai de rappeler pour commencer les principaux éléments d’analyse de la bourgeoisie et du Parti Québécois que j’avais élaborés dans mon ouvrage

Les classes sociales au Québec40 paru en novembre 1977 au moment même où se tenaient les deux colloques mentionnés plus haut, dans la mesure aussi où ils furent largement repris au cours de la réflexion qui allait s’ensuivre.

Cinq éléments définissaient alors pour l’essentiel mon analyse : 1) « Le PQ est le représentant des intérêts de la bourgeoisie non monopoliste au Québec » (p. 191) ; 2) « les aspects super-structuraux de détermination de la place de la bourgeoisie non monopoliste québécoise ont un effet de domination sur sa constitution. Sous sa seule détermination économique (malgré sa faiblesse structurelle, elle, surdéterminée), détermination s’accrochant inlassablement à des velléités autonomistes de couleurs multiples, la bourgeoisie québécoise n’aurait pas fait long feu » (p. 191); 3) « de son existence structurelle en intérêts et pratiques économiques, juridico-politiques et idéologiques distinctifs, ce capital devient une force sociale organisée, produisant ses effets sur toutes les classes et sur tous les partis au Québec et même au Canada tout entier… c’est la constitution de la bourgeoisie non monopoliste québécoise en fractions autonomes de classe par cette formation en parti » (p. 192); 4) « les éléments canadiens-français qui participent aux rapports monopolistes s’amalgament à ceux-ci de telle sorte que leur caractère « ethnique » ne supporte encore aucun fractionnement » (p. 189); 5) « On voit bien que les politiques d’un parti ne s’analysent pas seulement quant aux caractères des agents qui le composent, mais surtout par son rapport aux places de classes de la structure qu’il comble ou vise à combler. Ainsi, les analyses expliquant le PQ par sa composition dite « technocratique » conduisent à toutes sortes de méprises simplificatrices et évacuent le problème des luttes au sein de l’État, et, indirectement, du fédéralisme canadien… (Le PQ est une) organisation de la bourgeoisie non monopoliste à clientèle ouvrière et petite-bourgeoise » (pp. 193-194).Isoler ces éléments permet de saisir la trajectoire que suivit par la suite le débat sur les classes. On le verra plus loin, les oppositions et les consensus s’inscrivirent successivement face à ces éléments.

Pour commencer chronologiquement par la fin, je citerai, à titre d’illustration, la dernière pièce d’œuvre à date de cette réflexion, parue quand Denis Monière écrivit, il y a aussi peu longtemps qu’en octobre dernier : « Est-il possible alors de parler d’une bourgeoisie « québécoise » au sens plein du terme, quand celle-ci est à ce point liée qu’elle est absolument incapable d’influencer de façon autonome le développement économique du Québec ? Cette bourgeoisie liée et dépendante ne peut être qualifiée de Québécoise par le simple fait qu’elle réside sur un territoire géographiquement situé, le Québec. Cette bourgeoisie résidant au Québec peut-elle réellement s’identifier à un projet national qui risquerait de compromettre sa position actuelle auprès et vis-à-vis du capital et de la bourgeoisie canadienne, dont elle ne représente qu’une fraction ethnique dépendante ? Il faut répondre par la négative »41 et, conséquence de cette première position, « la souveraineté-association… implique qu’une plus grande part de pouvoir politique sera contrôlée par la nouvelle petite bourgeoisie qui pourra ainsi accéder à l’élite du pouvoir économique ».

Si les voies politiques opposant les positions citées sont claires, leurs prémisses théoriques, elles, sont plus complexes ; ici, je ne pourrai malheureusement qu’en faire rapidement mention. Les fondements des différences méthodologiques et théoriques sont, bien entendu, idéologiques. Cependant, ces différences peuvent parfois témoigner de l’influence prévalente d’une approche sur une autre dans un contexte culturel scientifique à un moment donné et ne signifient pas nécessairement que ces positions n’évolueront pas ni que leurs auteurs en assument pleinement et définitivement à chaque fois toutes les conséquences. C’est pourquoi je m’efforcerai de traiter avec précaution de ces divergences, sans présumer de leur avenir. Cependant, avant d’en dégager l’évolution, il serait utile, me semble-t-il, de dégager à grands traits ce qui sous-tend ces interprétations de la conjoncture récente.

Des différences théoriques

Certes, l’unanimité sur la structure des rapports sociaux au Québec aurait entraîné une plus grande unité au niveau de l’analyse du Parti Québécois et, en conséquence, de la stratégie et des tactiques à mettre en œuvre dans la gauche québécoise.

Or, il n’en fut pas ainsi. Ceux que j’appelle ici « les chercheurs universitaires de gauche » (sans connotation d’exclusivité, bien entendu, par rapport aux auteurs chercheurs marxistes dont les travaux ne sont pas étudiés ici) pour la commodité sociologique de l’expression, ces intellectuels d’appartenance large au matérialisme sont partagés quant à la définition de la division sociale du travail caractérisant le Québec, c.-à-d. quant à l’existence, à la composition interne et à l’importance des unes et des autres classes sociales.

Les désaccords quant à la bourgeoisie fondent sans doute les principaux débats. Pour les uns, il n’y a pas de bourgeoisie proprement québécoise, pour d’autres, la distinction entre la bourgeoisie canadienne-française d’un côté et québécoise de l’autre fait l’objet d’un litige ; pour d’autres encore, la reconnaissance d’une bourgeoisie nationale ou d’une bourgeoisie compradore est acquise, pour d’autres elle, ne l’est pas ; enfin, quelques-uns trouvent essentielles les distinctions entre capital monopoliste et capital non monopoliste, entre petite bourgeoisie et PME, que d’autres considèrent comme superflues. L’inclusion ou l’exclusion de l’un ou de l’autre de ces critères affecte la vision du PQ et les positions politiques conséquentes.

Un corollaire des divergences précédentes à propos de la bourgeoisie surgira d’ailleurs à propos de la petite bourgeoisie. En effet, à cause de sa position intermédiaire entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, les critères qui délimitent cette classe, autant vers le haut que vers le bas, feront l’objet de désaccords. Les définitions des frontières entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie seront diverses. Certains y incluront par exemple tous les professionnels, y compris ceux qui capitalisent et concentrent leurs ressources en complexifiant l’organisation du travail entre plusieurs niveaux et services ; dans ces cas, les chercheurs qui les rangent (malgré la concentration de leurs revenus) dans la petite bourgeoisie privilégient le critère de la « nature » abstraite de leur travail de professionnels, indépendamment de la transformation du rapport social. Les mêmes travaux seront portés à nier l’existence d’une bourgeoisie québécoise, puisque la petite bourgeoisie nationaliste y tient lieu de classe dominante québécoise opposée à la bourgeoisie canadienne. Figureront donc dans la petite bourgeoisie les gestionnaires du capital-actions, des sommets de l’État et souvent les PME. Pour ce courant, la petite bourgeoisie est une classe comportant une forte polarisation vers le haut. Pour ce courant également, plusieurs couches de travailleurs intellectuels salariés (cols blancs), et tous les employés forment avec les travailleurs de la production la classe ouvrière. Ce schéma aboutit le plus souvent à deux classes proprement québécoises, une petite bourgeoisie d’artisan, de gestionnaires, de professionnels, de hauts fonctionnaires d’État et d’intellectuels de la reproduction et une classe ouvrière couvrant le reste des salariés. Au niveau de l’analyse conjoncturelle, ce cadre conceptuel soutiendra l’analyse du PQ comme parti de la petite bourgeoisie avec alliance populiste de la classe ouvrière, c’est-à-dire le reste de la population québécoise. Les mêmes recherches nieront donc d’un côté l’existence d’une bourgeoisie québécoise et présenteront de l’autre le PQ comme parti à tendance sociale-démocrate sous la gouverne d’intérêts petits-bourgeois.

Dans un sens tout à fait différent, d’autres travaux reconnaissent l’existence d’une bourgeoisie québécoise ayant une place politique propre et une petite bourgeoisie qui est moins la condensation des intérêts économiques d’une élite qu’une classe profondément contradictoire, comprenant un vaste ensemble de salariés socialement démarqués de la classe ouvrière, polarisés à la fois vers elle et vers la bourgeoisie. En conséquence, le Parti Québécois présente pour ce 2e courant une configuration plus complexe, dans laquelle son rapport propre à la bourgeoisie québécoise sera un facteur central dominant, une alliance plus contradictoire avec les couches sociales dominées, à la fois celles de la petite bourgeoisie et celles de la classe ouvrière. Ce dernier courant ne voit pas le PQ comme parti socialdémocrate, puisque le rapport politico-idéologique de ce parti avec les classes dominées est la légitimation des intérêts sous-jacents de la bourgeoisie nationaliste québécoise qui oriente ses visées.

Enfin, la classe ouvrière est la grande perdante des analyses de cette période. Perçue comme clientèle électorale et appui des grands partis, elle sert pour le courant nationaliste à valoriser un soutien au Parti Québécois, et pour la tendance critique à démontrer que parce qu’elle est desservie par le PQ, le travail politique des intellectuels doit privilégier le développement d’un mouvement socialiste véritablement indépendantiste et ses formations conséquentes.

Du point de vue des différentes approches théoriques, la classe ouvrière n’a donc pas encore fait l’objet privilégié des analyses. Par exemple, on pourrait imaginer que l’histoire politique récente d’un syndicat ou d’une fédération quant à la question nationale soit à l’ordre du jour. La cohérence qui s’établit entre la scène politique, les phases organisationnelles du mouvement ouvrier québécois et la démarche des intellectuels indique, selon toute évidence, que cette étape coïncidera avec la formation d’une ou de plusieurs autres organisations de gauche au Québec et que cette étape est imminente.

À la recherche d’un consensus

La méthode que j’emploierai pour faire ressortir les étapes successives franchies depuis quatre ans dans la réflexion sur la bourgeoisie québécoise consistera à glaner ces acquis au fur et à mesure d’une lecture chronologique des textes dont l’évolution a bénéficié en grande partie de la polémique. Ces acquis ne représentent pas une somme d’attributs qui se déposeraient comme autant de strates superposées sur le néant de notre connaissance antérieure ! Ils se révèlent plutôt comme une lente maturation et prirent, il me semble, la forme d’une rupture, au niveau en tout cas des textes étudiés. En effet, la forte coloration méthodologique des oppositions a conduit incontestablement à l’approfondissement d’une approche de plus en plus politique au détriment d’un économisme trop réductionniste. Ce tournant qualitatif dans la pensée s’est en effet développé, mais surtout affermi sous la pression de l’argumentation contraire.

Le texte de Gilles Bourque paru dans les Cahiers du Socialisme est révélateur à cet égard, puisqu’il fait à la fois la synthèse des postulats qui sous-tendaient tous les textes depuis l’automne 1977 et enrichit le débat d’un outillage conceptuel beaucoup plus nuancé et correspondant davantage à la complexité du réel42.

La question de la bourgeoisie québécoise a toujours posé problème dans la littérature de gauche. Il n’est pas nécessaire, je crois, d’y revenir puisque d’autres auteurs en ont abondamment parlé. Qu’on se rappelle simplement pour l’essentiel les textes de Roch Deniset Luc Racine, de Michel Van Schendel ainsi que l’éditorial de Socialisme dans les nos 20-21 en 1970, puis les travaux de Dorval Brunelle et le texte d’Alfred Dubuc dans Politique aujourd’hui : tous reconnaissent l’existence d’une bourgeoisie québécoise, qu’elle soit appelée moyenne, compradore ou autre. Le seul document important qui nie l’existence d’une bourgeoisie est le fameux texte de Bourque-Frenette dont j’ai parlé plus haut sur lequel les auteurs sont eux-mêmes amplement revenus. C’est pourtant sans scrupule que certaines analyses tentent un tour de passe-passe nationaliste au marxisme en l’utilisant comme pièce à conviction à verser au dossier du PQ – parti – petit-bourgeois-social-démocrate.

C’est lors d’un colloque du congrès des études socialistes tenu sous les auspices de l’ACFAS à l’Université Laval en juin 1976 que Pierre Fournier soulevait à nouveau la question tant répétée depuis vingt ans « Vers une grande bourgeoisie canadienne-française ? ». Reprise en novembre suivant à l’occasion du bilan « Un an après », il tentait d’y répondre plus formellement en avançant que « le projet souveraineté-association est le prolongement logique des ambitions économiques et politiques de la bourgeoisie locale »parlait encore à ce moment-là de « capital francophone, de bourgeoisie locale ». Il ajoutait aussi qu’« il n’y aurait pas grand-chose à attendre des PME au Québec ». De son côté, au même colloque, Arnaud Sales tenait à souligner fortement la « faible représentation des canadiens-français dans la propriété du capital »44 : en conséquence, l’espace théorique pour la distinction entre « bourgeoisie québécoise, bourgeoisie canadienne-française et bourgeoisie canadienne » n’ayant pas encore été élaboré, le projet du PQ était celui, selon Sales, d’une « techno-bureaucratie d’État ». Lors de ce même colloque, Gilles Bourque rejoint les thèmes que j’avais avancés dans mon texte Les classes sociales au Québec et affirme :

1) que « les politiques du PQ favorisent, en dernière analyse, l’affirmation d’une bourgeoisie québécoise dont les éléments principaux sont actuellement non monopolistes » ;

2) « que la spécificité donnée au Québec par la double réalité de la question nationale et de l’existence du pouvoir politique régional permet de constituer la bourgeoisie québécoise en force sociale capable de provoquer le démembrement de l’État canadien » : et enfin, que « lorsque l’on parle du PQ », il faut distinguer « entre les intérêts qui prévalent en dernière analyse et l’origine sociale de ses cadres politiques, de ses députés et de sa clientèle de prédilection ».

Les deux positions que Jorge Niosi et moi-même confrontions pour la première fois une semaine plus tard au colloque de Toronto faisaient ressortir encore davantage les différences d’approches. Niosi y développait surtout le point de vue qu’il existe « une nouvelle bourgeoisie canadienne-française qui a vu le jour dans l’après-guerre »45, mais « qui n’est rien d’autre que la section canadienne-française de la classe capitaliste canadienne… nullement intéressée à la séparation du Québec » et « dont Bourque et Frenette auraient minimisé l’importance et les possibilités de croissance ». Ceci, en conséquence, faisait aussi dire à Niosi (thèse proche de celle d’Arnaud Sales) que « le PQ représente une partie de la petite bourgeoisie traditionnelle, des professions libérales ainsi qu’une majorité des enseignants et fonctionnaires » et que, de plus, « la petite bourgeoisie regroupée dans le mouvement coopératif (Niosi entend ici les gestionnaires et les usages des Caisses), par contre, peut trouver dans le programme et la pratique du gouvernement péquiste de quoi nourrir ses rêves d’autodéfense face à l’agression du grand capital ». Les critères utilisés par Niosi dans son argumentation en ce qui concerne la négation de l’existence d’une bourgeoisie portaient sur le fait que le « marché, les investissements et les visées » de ce capital sont pancanadiens. D’autre part, pour Niosi, les gestionnaires du Mouvement Desjardins ne peuvent pas faire partie de la bourgeoisie parce qu’ils « proviennent de la petite bourgeoisie…. qu’ils ne sont pas les propriétaires privés du Mouvement et qu’ils ne peuvent bénéficier des actifs de ces institutions pour leur bénéfice personnel ni pour financer le parti politique de leur choix » (p. 30).

Tout ceci permettait à Niosi de conclure que « si la classe ouvrière veut un jour devenir la classe hégémonique de la société québécoise ou canadienne elle devra – dans une stratégie d’alliance de classe – reprendre à son compte une partie au moins des revendications de la petite bourgeoisie nationaliste au Québec ».

Au même colloque, j’affirmais de mon côté « que de faible qu’il est économiquement, le capital non monopoliste québécois trouve dans la superstructure, question nationale et forme éclatée du pouvoir d’État canadien, les éléments qui le constituent en fraction autonome de classe… c’est-à-dire fonctionnant comme force sociale, produisant des effets propres, dans la lutte politique, sur les autres fractions et classes… Le capital non monopoliste québécois représente une fraction autonome de la bourgeoisie, c’est-à-dire qu’il fonctionne avec une unité propre et c’est, à mon avis, ce que le PQ vient démontrer ». J’indiquais, dans le même texte, ce qui m’apparaissait fonder le rapport d’un parti aux classes et, à titre d’exemple,

décrivait les plus récentes modifications dans la structure sociale québécoise ayant amené « la transformation interne du capital non monopoliste québécois, en adoptant un visage diversifié, une composition sociale nouvelle ». Je réitérais que « l’appartenance de classe du PQ ne se définit ni par sa clientèle ni par l’origine sociale de ses membres ».

Les deux colloques de novembre 1977 recouvraient encore quelques ambiguïtés : a) bourgeoisie québécoise et canadienne-française n’étaient pas encore distinctes ; b) les assises économiques de la bourgeoisie québécoise n’étaient pas suffisamment dégagées ; c) le poids des facteurs politiques dans sa constitution ne faisait pas consensus ; d) le secteur de la PME était soit sous-estimé, soit réduit à la petite bourgeoisie.

Le numéro du printemps de la revue Politique aujourd’hui allait donner à Bourque et à Fournier l’occasion de préciser davantage certains énoncés antérieurs. Bourque reprenait les éléments que nous avions réciproquement avancés antérieurement et y ajoutait quelques distinctions qui s’avérèrent précieuses. Il définissait ainsi la bourgeoisie québécoise : « une classe dont la base d’accumulation est d’abord québécoise et qui s’appuie principalement sur l’État provincial pour défendre ses intérêts »46. « Ainsi, une bourgeoisie régionale comme la bourgeoisie québécoise qui, dans une situation « normale », ne devrait jouer qu’un rôle politique marginal peut, grâce à la conjugaison du double phénomène des pouvoirs régionaux et de la question nationale, mettre en danger l’existence même de l’État canadien ».

Retournant au cœur du débat, Bourque reparle de la « non-cohérence, de la dispersion et de l’extrême faiblesse économique » de cette bourgeoisie qui, dit-il « grâce au développement de l’État peut se développer en force sociale autonome ». Enfin, Bourque reprend (reprend à nouveau est un pléonasme) la différence entre « les intérêts qu’un parti défend en dernière analyse et la situation de classe de ses cadres politiques moyens, de ses députés et de sa clientèle de prédilection ». Il insiste enfin sur le fait que le PQ n’est pas un « parti socialement monolithique ».

Quant à lui, Pierre Fournier annonce également ce qui fera bientôt les principaux acquis de sa contribution : il désigne « les trois paliers de la bourgeoisie francophone soit le secteur privé, l’État et le mouvement coopératif » ; de plus, il distingue des fractions dans la bourgeoisie qu’il nomme alors « québécoise » : « une fraction fédéraliste… et une fraction nationaliste ».

Six mois plus tard, Jorge Niosi cristallise les axes du débat « Fournier-Bourque-Niosi ». Se rattachant à nouveau à la thèse du PQ parti de la petite bourgeoisie (technocratique), il recueille dans sa foulée les travaux de Denis Monière, de Vera Murray, d’Henry Milner et de Marcel Fournier. Son argumentation ayant été critiquée par Bourque dans le numéro suivant des Cahiers du Socialisme, j’éviterai de la reprendre ici. Pour l’essentiel, je soulignerai qu’outre la sévère critique qu’il fait du PQ quant à son aspect social-démocrate qu’il considère comme « un leurre » et au fait que peut-être « quelques dirigeants du PQ considèrent qu’ils représentent véritablement les intérêts de la nation québécoise, y compris de sa bourgeoisie », Niosi affirme à nouveau qu’il s’agit là du « représentant de la petite bourgeoisie technocratique ». Dur à l’endroit des thèses de Fournier et de Bourque, il met en lumière les critères juridico-économiques qu’il favorise. Si, et il n’y a pas de raison d’en douter, les positions de Niosi ne se réduisent pas aux énoncés de cette analyse, il demeure que les termes du débat que ces textes condensent contribuent, malgré leurs nuances, à affermir des pôles idéologiques distincts. C’est pourquoi j’ai parlé plus haut de rupture et de « tournant qualitatif » : les deux textes suivants marqueront, en réponse à la position du PQ – parti petit-bourgeois, une phase importante.

Pierre Fournier produira en janvier 1979 un dernier texte dans la lignée de cette polémique. Nourri des confrontations antérieures, Fournier dégagera les acquis suivants : a) rejet du concept de « bourgeoisie canadienne-française » et affirmation d’une distinction entre bourgeoisie québécoise et canadienne dans laquelle on trouve des éléments québécois ; b) reconnaissance de « l’important facteur super-structurel pour tenter de repérer les fractions de classe » ; reconnaissance que « la bourgeoisie québécoise a ses propres bases d’accumulation » ; reconnaissance « du poids économique et du potentiel des PME »47.

Par ailleurs, Fournier exprime des réserves sur la pertinence de la distinction entre capital monopoliste et non monopoliste, émettant l’hypothèse que la bourgeoisie québécoise est monopoliste.

Le texte de Gilles Bourque paru au printemps dernier démêlait à nouveau dans une forme encore plus nuancée les thèses essentielles. Encore une fois, il rappelle les facteurs superstructurels dans la constitution de la bourgeoisie régionale québécoise : « la question nationale,la spécificité de l’État keynésien dans la division politique canadienne, la particularité non monopoliste du capital régional »48 qui ne lui donne pas « le degré de cohérence économique caractéristique d’une véritable bourgeoisie nationale capable de soutenir une politique autonome se démarquant au moins minimalement de l’impérialisme ». De plus, Bourque ajoute que « si le projet péquiste profile l’enclenchement éventuel d’affirmation d’un capital monopoliste québécois à partir de quelques entreprises en voie de monopolisation (HydroSidbec-Provigo…), les contradictions entre le capital monopoliste et non monopoliste opposent encore principalement le capital canadien au capital québécois ». J’avais d’ailleurspour ma part tenté de démontrer cet énoncé auparavant (16) ? en disant que : « L’analyse desbases concrètes de la division sociale du travail au Québec permet de voir que la question nationale est intimement liée aux conditions québécoises de la lutte entre capital monopoliste et non monopoliste ». La distinction qui sépare pour l’instant Fournier d’un côté, Bourque et moi de l’autre sur l’importance de cette démarcation n’est pas encore disparue.

Cependant, l’ampleur de ces débats qui ne se résument pas, bien entendu, aux textes sur lesquels j’ai centré ma réflexion, a favorisé l’assouplissement des outils d’analyse. Bourque a été amené ainsi à insister, dans le n° 3 des Cahiers, sur le danger de réduire « le PQ aux intérêts restreints et à court terme d’une seule classe ». C’est pourquoi le concept de « fraction hégémonique du parti » devient-il pertinent pour désigner la force sociale dominante en dernière analyse. Ainsi, le PQ en ressort comme « formation politique ayant permis l’hégémonisation du mouvement nationaliste initié principalement par la nouvelle petite bourgeoisie (et secondairement par la petite bourgeoisie traditionnelle) au profit de la bourgeoisie régionale québécoise ».

Le débat n’était pas clos. En novembre 1979, Monière, que j’ai cité plus haut, reprenait la thèse de la petite bourgeoisie technocratique et celle de la non-existence d’une bourgeoisie québécoise pour, dans ce qui aura été jusqu’à ce jour le dernier sursaut du nationalisme de gauche, « présenter les informations indispensables pour une prise de décision éclairée »49.

Conclusion

En ce qui me concerne, au lieu de vouloir indiquer les bonnes raisons de prendre, face aux événements politiques à venir, telle ou telle position, je crois plus approprié de tirer des étapes passées de notre réflexion quelques enseignements.

Le premier, et, il me semble le

France : Macron remporte la présidence mais la gauche peut riposter au « troisième tour » aux élections et dans la rue

25 avril 2022, par CAP-NCS
Macron a remporté une victoire confortable au second tour des élections présidentielles Français avec une avance de 17 points de pourcentage, soit au moins 5 points de mieux (…)

Macron a remporté une victoire confortable au second tour des élections présidentielles Français avec une avance de 17 points de pourcentage, soit au moins 5 points de mieux que n’importe lequel des sondages finaux. Le dernier président à obtenir un second mandat fut Chirac en 2002. Mais sa victoire est au moins 8 points pire qu’en 2017, Marine Le Pen augmentant son vote du même montant. Macron a perdu plusieurs millions de voix, l’abstention a augmenté de plus de deux points et le score du vote nul ou blanc est resté élevé à 9% (une baisse de près de 3%). Se rendre au bureau de vote et gâcher son bulletin de vote n’est pas la même chose que de rester à la maison; elle exprime une désaffection politique plus active à l’égard des choix qui s’offrent à lui.

Résultats Ministère de l’intérieur

Nom Votes % d’électeurs inscrits % des suffrages exprimés
Emmanuel MACRON 18 779 641 38,52 58,54
Marine LE PEN 13 297 760 27,28 41,46
Nombre % d’électeurs inscrits % des suffrages exprimés
Électeurs inscrits 48 752 500
Abstentions 13 656 109 28,01
Électeurs 35 096 391 71,99
Bulletins blancs 2 228 044 4,57 6,35
Bulletins nuls 790 946 1,62 2,25
Exprimé 32 077 401 65,80 91,40

Les pourcentages peuvent ne pas totaliser jusqu’à 100 % en raison de l’arrondissement à deux décimales.

Même la dernière fois, Macron a bénéficié de ceux qui ont voté pour lui uniquement pour empêcher le parti d’extrême droite de Le Pen d’accéder à la présidence. Mais en 2022, il a perdu une part importante du soutien enthousiaste à ce qui était censé être le plus jeune président de tous les temps qui était un nouveau visage avec un mouvement de modernisation en dehors des partis traditionnels. Des manifestations contre Macron ont déjà eu lieu à Paris, Lyon, Rennes, Nantes et Marseille. Dans certains endroits, la police est intervenue avec des bombes lacrymogènes et des matraques. L’ampleur du rassemblement victorieux devant la Tour Eiffel ne semblait guère transmettre une vague massive d’enthousiasme pour Macron. D’autre part, l’extrême centre néolibéral qui dirige la majeure partie de l’Europe a été bruyant dans son « soulagement » et son soutien à Macron.

 Fascisme rampant

Une statistique que nous devons garder à l’esprit est de 12 millions contre 5 millions. Marine Le Pen représente un signe clair de ce que notre courant a défini comme un fascisme rampant. Le Pen et Zemmour ont contribué à pousser le centre de gravité de la politique Français vers la droite. Macron lui-même a fait toutes sortes d’ouvertures à l’extrême droite au cours de son mandat de cinq ans:

• Il a donné une interview à Valeurs actuelles, un magazine très à droite.

• Il a fait l’éloge de Pétain, le leader de la collaboration en temps de guerre, comme un grand soldat.

• Gerald Darmain, son ministre de l’Intérieur, a été encouragé à dire que Le Pen était un peu laxiste en matière d’immigration.

• Il a appelé Éric Zemmour pour compatir après que le fasciste ait été crié dans la rue.

• Il a dénoncé ce qu’il a appelé « l’islamo-gauchisme » (gauchisme islamique) dans les universités.

• Il a cultivé des amitiés avec le royaliste Philippe de Villiers et le réactionnaire Christian Estrosi qui dénonce les « cinquièmes colonnes fascistes islamiques » en France.

• Marion Maréchal, du clan Le Pen et soutien de Zemmour, a été invitée à déjeuner à l’Elysée.

En plus de cette démonisation de l’extrême droite, il avait adopté une loi sur le séparatisme qui stigmatisait la communauté islamique et organisait certaines des opérations policières les plus répressives contre les Gilets jaunes, les réfugiés à Calais et d’autres manifestations. L’incapacité à mettre en œuvre les mesures promises pour aider les travailleurs et les pauvres a poussé beaucoup dans les bras de Le Pen qui a développé toute une démagogie autour des mesures sociales. Par exemple, son projet d’augmenter l’âge de la retraite a été contesté par Le Pen.

Malgré une troisième défaite d’affilée pour sa candidature, Le Pen est surtout le plus proche de remporter un gouvernement d’Europe occidentale pour l’extrême droite. Certains commentateurs, même à gauche, croyaient que la candidate non-conformiste et ouvertement fasciste, Zemmour, détruirait fatalement son mouvement. En fait, Le Pen l’a vu partir assez efficacement et a bénéficié de son arrivée d’électeurs qui n’auraient peut-être pas été là pour elle au second tour. Elle est toujours en position de force pour mener toute recomposition politique à droite – les Républicains (LR), le parti dominant de la droite, sont dans un désarroi total après leur score historiquement bas au premier tour. Son gros problème pour les élections législatives est qu’à moins qu’il n’y ait un accord improbable avec la LR ou d’autres courants de droite, il est très difficile de gagner des sièges. Le RN n’a remporté aucun siège en 2017.

Entre les deux tours, il y a eu un effort de la gauche et du mouvement ouvrier pour organiser des manifestations de masse contre Le Pen afin que tout ne se réduise pas à bloquer Le Pen dans les urnes. Certains élèves de Paris ont exprimé leur colère face au manque de choix proposés en fermant leurs écoles. Vingt mille personnes environ ont défilé à Paris avec des manifestations plus petites dans de nombreuses autres villes. Cependant, nous devons nous rappeler qu’en 2002, un million de personnes ont défilé le 1er mai à Paris contre Jean Marie Le Pen.

Un débat à gauche a eu lieu sur la question de savoir s’il fallait simplement se tenir le nez et voter pour Macron ou utiliser la formule adoptée par Jean Luc Mélenchon et le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) de « pas un seul vote » pour Le Pen. Les premières indications suggèrent que même si certains électeurs de Mélenchon ont peut-être voté pour Le Pen aujourd’hui, il s’agissait d’une minorité – l’écrasante majorité a voté Macron, a gâché leur bulletin de vote ou s’est abstenue. Si les sondages avaient été beaucoup plus serrés, la question aurait été posée différemment. Comme il s’avère qu’en ne sautant pas dans un « front républicain » simpliste pour soutenir Macron, la large gauche radicale a mis l’accent sur la poursuite de l’opposition aux politiques du gouvernement Macron. La gauche doit affaiblir son courant autant que possible lors des prochaines élections législatives qui donnent traditionnellement au vainqueur de la présidentielle une bonne majorité de travail.

 Arrêter Macron aux élections législatives de juin

Mélenchon a rappelé à tout le monde ce soir que le troisième tour commence maintenant. Ne tardant jamais à se manifester, son projet est que la gauche se rassemble et gagne suffisamment de sièges pour qu’il devienne Premier ministre et soit ainsi en mesure de bloquer les mesures anti-ouvrières de Macron. Bien qu’il ait obtenu environ 20% en 2017, son mouvement n’a fait élire que 17 députés. Son avance cette fois-ci et le score de deux pour cent pour le Parti socialiste (PS) font de lui encore plus le leader naturel de la gauche. La campagne plus à gauche, écologique et antiraciste qu’il a menée cette fois-ci – abandonnant le drapeau tricolore et certaines de ses pires rhétoriques identitaires nationales – l’a placé dans une meilleure position pour obtenir une alliance avec le Parti communiste (PCF), les Verts (EELV) et le NPA.

Pour le moment, leurs porte-parole ont exclu de tendre la main au « PS néolibéral ». Cependant, la direction du PS a voté mardi pour tenter de parvenir à un accord avec le LFI malgré l’hostilité de certains dirigeants, dont Hidalgo, le candidat à la présidence. La coalition pourrait inclure le PS ou des sections de celui-ci. Il ne fait aucun doute que le PC serait favorable à l’inclusion du PS. Il renforce son argument sur la défense des députés qui ont déjà des sièges.

L’un des points de négociation les plus délicats est de savoir si les députés de gauche existants doivent être protégés. Cela touche particulièrement le PCF car Mélenchon a obtenu de très bons résultats, voire plus de 50%, dans certains de ces anciens bastions du PCF. Roussel, le chef du PCF, a fait valoir que le parti avait toujours une base, des conseillers locaux et un réseau de militants. Il affirme également que le vote tactique au premier tour ne reflète pas totalement le soutien du parti sur le terrain. Pour les écologistes, c’est un argument similaire. Ils ont fait beaucoup mieux aux élections locales et régionales. Il est important que France Insoumis (LFI) et Mélenchon travaillent avec souplesse pour développer une véritable liste unie dotée de comités de soutien locaux dynamiques.

 Réponse des anticapitalistes à la liste de gauche unie

Le NPA a répondu positivement aux ouvertures de la LFI et est prêt à travailler de manière unie pour construire cette coalition électorale de gauche. Il tient à ce que toutes les forces qui rejoignent l’ardoise aient une voix dans sa direction et que chaque courant, tout en soutenant les points clés du programme LFI, ait le droit de défendre ses idées. Le NPA accepte la nécessité pour tous les courants d’adhérer au même profil de campagne et au même manifeste. Chaque courant pourrait prendre sa place au « parlement » de l’Union Populaire (la campagne électorale de LFI). Il a également déclaré que dans le cas où Mélenchon pourrait former un gouvernement, il ne souhaiterait pas siéger à l’intérieur de celui-ci, mais serait favorable à ce qu’un tel gouvernement exécute le programme de la liste. Comme l’explique la déclaration, cela reflète les différences entre la LFI et la NPA sur le rôle des institutions politiques dans la lutte vers une rupture avec la domination capitaliste.

Sa déclaration souligne également que l’objectif d’une campagne unie ne devrait pas être uniquement autour du slogan « Mélenchon pour Premier ministre », mais plutôt ancré dans les luttes sur le terrain contre la politique de Macron. Idéalement, les comités de soutien locaux de toute la gauche devraient être soutenus dans des luttes unies sur le terrain au-delà des élections. La montée continue de l’extrême droite exige la construction systématique d’un mouvement antifasciste plus fort.

La triple polarisation que nous avons vue au premier tour avec l’extrême droite, le centre-droit néolibéral et la gauche radicale large semble continuer à dominer le système politique Français à moins que la droite et la gauche traditionnelles des partis du centre ne renaissent comme un phénix de leurs cendres. Pour la gauche, l’espoir est qu’une campagne unie réussie aux élections législatives de juin élira suffisamment de députés capables de soutenir la résistance de masse au programme néolibéral de Macron. Gagner de manière réaliste une majorité de travail pour Mélenchon serait un long coup, mais toute gauche radicale digne de ce nom doit se présenter pour gouverner. Le courant de Macron a montré lors des élections précédentes qu’il a des pieds d’argile et n’a pas de structure vraiment ancrée dans les localités. La difficulté de Le Pen à forger des alliances peut également aider la gauche. Un gros problème est de mobiliser les électeurs, l’abstention est encore plus élevée aux élections législatives après la présidentielle.

« Le troisième tour commence ce soir. Le bloc populaire qui s’est construit autour de ma candidature est déjà aujourd’hui le troisième domaine qui peut tout changer s’il rassemble les gens et grandit. »

JEAN LUC MÉLENCHON, DÉCLARATION DU 24 AVRIL


Dave Kellaway est membre du comité de rédaction de Anti*Capitalist Resistance, membre de Socialist Resistance, et de Hackney and Stoke Newington Labour Party, contributeur à International Viewpoint et Europe Solidaire Sans Frontieres.

 

 

Le Comité d’action de Parc-Extension : en lutte pour le droit au logement

25 avril 2022, par CAP-NCS
Les Nouveaux Cahiers du socialisme ont rencontré l’équipe[1] du Comité d’action de Parc-Extension (CAPE), un comité logement qui œuvre dans le quartier de Parc-Extension à (…)

Les Nouveaux Cahiers du socialisme ont rencontré l’équipe[1] du Comité d’action de Parc-Extension (CAPE), un comité logement qui œuvre dans le quartier de Parc-Extension à Montréal[2] depuis 1986. Plusieurs aspects des luttes menées dans ce quartier sont abordés, dont celles concernant le logement, les conditions de travail, le racisme systémique et la gentrification. Des stratégies et des pistes de solution sont aussi proposées pour contrer la crise du logement et soutenir les locataires du quartier aux prises avec différents défis.

Pouvez-vous nous présenter brièvement le Comité d’action de Parc-Extension (CAPE), son histoire et ses objectifs ?

André Trépanier : Le CAPE a été formé en novembre 1986 par des résidentes et des résidents de Parc-Extension pour faciliter la coordination de projets liés à l’aménagement du quartier et à la salubrité publique. À partir de 1991, le CAPE a concentré ses activités sur l’amélioration des conditions de logement, en offrant aux locataires de l’accompagnement individualisé pour leur dossier au Tribunal administratif du logement (TAL) et en organisant des campagnes de mobilisation pour le droit au logement. Notre travail comme comité logement vise à répondre aux besoins des locataires, tout en prenant en compte les réalités du quartier, qui est caractérisé par un taux élevé de pauvreté et une population issue en grande partie de l’immigration de première ou de deuxième génération.

Pendant plusieurs années, le principal enjeu était l’insalubrité de plusieurs logements. Une partie importante de notre travail consistait à envoyer des demandes d’inspection à l’administration de l’arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension et des mises en demeure aux propriétaires pour réclamer des réparations, à dénoncer publiquement les propriétaires récalcitrants et à revendiquer une action plus ferme contre les taudis de la part de la Ville de Montréal. Par des opérations de porte-à-porte, des réunions de locataires et grâce au soutien d’avocates et d’avocats alliés, le CAPE a lancé plusieurs offensives contre les Di Giambattista, Collura, Canaj, RAAMCO International Properties et autres propriétaires de logements insalubres dans le quartier. Depuis 2018, notre équipe a constaté que les demandes d’aide des locataires concernent de plus en plus les évictions. Ce phénomène est lié principalement à la gentrification – l’embourgeoisement – de Parc-Extension, qui s’est beaucoup intensifiée au cours des cinq dernières années.

Vous menez de nombreuses mobilisations contre la gentrification de Parc-Extension. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce phénomène, quelles en sont les causes et les conséquences pour les locataires du quartier ?

Amy Darwish : Comme bien d’autres quartiers centraux montréalais, Parc-Extension s’embourgeoise rapidement, ce qui affecte durement les locataires les plus marginalisés, notamment les immigrants et les immigrantes, les personnes racisées et les familles à faible revenu. L’augmentation importante des loyers et des évictions que nous observons depuis quelques années est liée entre autres à l’arrivée de résidentes et de résidents plus aisés financièrement ainsi qu’à l’ouverture du Campus MIL de l’Université de Montréal à l’automne 2019. Il faut aussi ajouter l’établissement de l’Institut québécois d’intelligence artificielle et d’un bureau de la compagnie Microsoft à proximité du quartier.

La gentrification de Parc-Extension entraine de nombreuses conséquences dommageables pour ses résidentes et résidents à faible revenu. La hausse du coût des loyers contraint plusieurs locataires à quitter le quartier ou à couper dans des dépenses essentielles, comme la nourriture ou les médicaments, ou à emménager dans des appartements trop petits pour le nombre de personnes qui les occupent. La gentrification limite aussi la capacité des locataires de demander à leur propriétaire les réparations nécessaires pour leur logement, car ils ou elles craignent qu’une telle demande ne mène à une éviction ou à une hausse majeure de leur loyer. Ces défis sont encore plus grands pour les locataires racisé·e·s, qui subissent de la discrimination dans leur recherche de logement, ce qui complique leurs tentatives de relogement après une éviction. Nous notons aussi que la gentrification fragilise les réseaux d’entraide de Parc-Extension, car elle conduit à des expulsions d’organismes communautaires. Ainsi, en 2017, nous avons vu l’éviction des groupes locataires de la Plaza Hutchison par BSR Groupe, un groupe immobilier qui venait tout juste d’acquérir l’immeuble pour y développer des condos[3].

Une grande proportion de la population de Parc-Extension est issue de l’immigration, une réalité importante à prendre en compte. Comment les expériences de logement des résidentes et des résidents du quartier sont-elles influencées par leur situation migratoire ?

Celia Dehouche : L’expérience de l’immigration entraine pour plusieurs locataires une grande vulnérabilité face aux propriétaires qui profitent des difficultés associées à leur situation pour leur imposer des conditions de logement inacceptables. Les personnes locataires issues de l’immigration sont souvent obligées de se loger dans des immeubles qui présentent de graves problèmes d’insalubrité – des moisissures qui affectent la santé respiratoire des enfants, la présence de punaises de lit, de coquerelles, de souris, etc. Les propriétaires se permettent une telle négligence dans l’entretien de leurs immeubles parce que leurs locataires, à cause d’un statut précaire ou de barrières linguistiques, craignent de faire valoir leurs droits.

Les inégalités en matière de justice et les difficultés d’accès à un logement décent et abordable s’ajoutent à de nombreuses expériences difficiles dans d’autres sphères de leur vie, et donnent l’impression aux personnes issues de l’immigration d’être traitées comme des citoyens et des citoyennes de seconde zone. Les difficultés se révèlent encore plus graves pour les personnes migrantes qui ne disposent pas de la citoyenneté ou de la résidence permanente. Nous avons déjà rencontré des locataires que leur propriétaire menaçait de dénoncer à l’Agence des services frontaliers du Canada, ce qui signifie un risque de déportation s’ils ou elles contestaient leurs conditions de logement. Il faut aussi mentionner que les femmes locataires, tant à Parc-Extension que dans d’autres quartiers, affrontent des défis particuliers, comme du harcèlement sexuel de la part de leur propriétaire et de la violence conjugale. L’isolement social et les difficultés d’accès aux services sociaux qui caractérisent souvent une immigration récente aggravent le risque que les femmes immigrantes soient exposées à du harcèlement et à de la violence.

Niel La Dode : Comme l’a indiqué Celia, les difficultés associées au processus d’immigration ne se limitent pas au logement. Il est important d’analyser ce processus comme une expérience plus large, à la croisée de nombreuses formes d’inégalité. Il faut d’abord noter que les trajectoires des personnes migrantes sont très diversifiées : il peut s’agir d’une réunification familiale, d’un programme d’étude, d’un visa de travail, de l’obtention du statut de réfugié ou d’une demande d’asile, parmi bien d’autres situations. Plusieurs résidents et résidentes de Parc-Extension appartiennent à des catégories d’immigrants qui sont plus précaires, ce qui a des répercussions tant sur leurs conditions de travail que sur leurs conditions de logement.

Nous collaborons régulièrement avec des locataires qui sont embauchés par des agences de placement pour travailler dans des milieux agricoles ou dans des usines de transformation de la viande. Leurs salaires sont très bas et leurs journées de travail longues et exténuantes. Ces locataires sont tellement épuisé·e·s par leur emploi qu’ils et elles n’ont souvent plus d’énergie pour défendre leurs droits. Cette situation est particulièrement préoccupante, car les très faibles revenus de leur emploi obligent ces personnes à habiter dans des logements ayant de graves problèmes d’insalubrité. Ces locataires font ainsi face, tant sur le marché du travail qu’en matière de logement, à de l’exploitation et à une protection inadéquate de leurs droits. Il faut aussi souligner que leurs conditions de vie, influencées à la fois par la répartition profondément inégale des ressources sous le capitalisme et par le racisme systémique, se sont gravement détériorées dans la situation de pandémie de COVID-19. En effet, les domaines d’emploi qu’ils et elles occupent, par exemple les soins à domicile, l’alimentation et le transport, les rendent plus à risque de contracter le virus, pendant que les difficultés d’accès aux services de santé augmentent leur risque de développer des complications ou de succomber à la maladie.

Face à ces défis, notre première tâche est d’aider les locataires aux prises avec des difficultés de logement à faire valoir leurs droits. Nous comprenons que leur situation limite le temps et l’énergie dont ils disposent pour déposer un dossier au Tribunal administratif du logement ou pour participer à des campagnes de mobilisation. Nous les mettons aussi en contact avec des services et des organismes partenaires, par exemple le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants, Afrique au Féminin et la Clinique juridique de Parc-Extension, qui peuvent les soutenir et les aider à résoudre différents problèmes qui, tout en étant influencés par leur trajectoire d’immigration, ne sont pas liés directement au logement.

Nous voulons finalement signaler que le CAPE appuie les revendications qui contribueraient à améliorer les conditions de vie des locataires, par exemple l’augmentation du salaire minimum à quinze dollars l’heure, une lutte dans laquelle les travailleuses et travailleurs immigrants jouent un rôle central[4].

Sohnia Karamat Ali : Depuis que j’ai commencé à travailler au CAPE en 2015, j’ai observé plusieurs changements à Parc-Extension. Au début de ma pratique comme chargée d’accueil et agente de mobilisation, les locataires qui demandaient notre soutien étaient majoritairement des résidents et des résidentes de longue date du quartier et qui détenaient la citoyenneté canadienne. Au cours des trois dernières années, j’ai constaté une augmentation importante de personnes demandeuses d’asile, de réfugié·e·s et de personnes sans statut parmi les locataires qui entrent en contact avec le CAPE. Ces locataires sont arrivé·e·s récemment au Canada et les défis qu’ils et elles doivent affronter sont particulièrement complexes. Comme l’a souligné Niel, ces locataires occupent des emplois mal rémunérés, très exigeants physiquement et qui comportent des risques considérables pour leur santé. L’épuisement qui accompagne de telles conditions de travail limite leur capacité à entreprendre des démarches pour défendre leurs droits. Pour des raisons tout à fait compréhensibles, leur priorité est d’obtenir la résidence permanente ou un statut d’immigration plus stable, plutôt que leurs conditions de logement.

Quelques éléments supplémentaires méritent d’être abordés ici. Il me semble d’abord important de rappeler à nouveau la grande variété des trajectoires d’immigration. Par exemple, les immigrants et les immigrantes économiques sont généralement moins précaires que les réfugié·e·s ou les demandeurs et demandeuses d’asile. Nous avons mené des campagnes de mobilisation dans des immeubles où les propriétaires traitent avec beaucoup plus de respect les locataires détenant la résidence permanente que les locataires ayant un statut d’immigration précaire. Le degré d’établissement dans le pays d’accueil des communautés auxquelles appartiennent les personnes migrantes a une incidence majeure sur les obstacles qu’elles doivent surmonter, en plus des barrières linguistiques et du racisme systémique déjà mentionnés. Ces difficultés affectent notamment les résidentes et les résidents issus de l’Asie du Sud, qui constituent une part de plus en plus importante des locataires qui demandent du soutien au CAPE. Un autre élément à considérer est que les institutions publiques ainsi que plusieurs organismes communautaires font face à des problèmes de représentation et d’inclusion, ce qui nuit à leur capacité à bien prendre en compte les réalités et les expériences vécues par les locataires les plus marginalisé·e·s dans le quartier. Il vaut aussi la peine de mentionner que la pandémie de COVID-19 a non seulement empiré les conditions de travail des locataires les plus précaires du quartier, mais elle a également mis en lumière le problème du surpeuplement des logements, ce qui augmente le risque de transmission du virus; cela explique en grande partie pourquoi Parc-Extension figure, depuis le début de la pandémie, comme un quartier montréalais ayant un nombre de cas confirmés de COVID-19 parmi les plus élevés. J’aimerais finalement souligner que les femmes jouent un rôle de premier plan dans les mobilisations pour le droit à un logement décent et abordable à Parc-Extension. Leur contribution à nos luttes est inestimable, et nous devrions mener des discussions afin de reconnaître et de contrecarrer la répartition inégale du travail de défense des droits, qui tend à être assumé majoritairement par des femmes, tant à Parc-Extension que dans d’autres quartiers.

Nous venons de voir que les locataires de Parc-Extension font face à de nombreux défis, dont la gentrification du quartier, le racisme systémique et les difficultés associées au processus d’immigration. Quelles sont les stratégies que vous utilisez pour atteindre vos objectifs, à la lumière de ces défis ? Quelles sont vos revendications pour le quartier, et vos aspirations plus larges pour la défense du droit au logement ?

Rizwan Khan : Devant ces différents défis, les stratégies employées par le CAPE se déclinent en deux principaux volets, soit l’accueil et la mobilisation. L’accueil constitue généralement le premier contact que nous établissons avec les locataires du quartier. Ils et elles viennent nous visiter après avoir entendu parler de nos services par une campagne d’affichage, un kiosque, des dépliants que nous envoyons chaque année par la poste, etc. Nous les écoutons parler de leurs problèmes de logement, nous partageons des informations sur leurs droits et nous leur proposons différentes approches pour résoudre leurs problèmes : la rédaction d’une mise en demeure, d’une demande d’inspection de leur logement ou d’un avis de refus d’augmentation du loyer, le dépôt d’une demande de logement subventionné à l’Office municipal d’habitation de Montréal (OMHM), l’ouverture d’un dossier au TAL, et ainsi de suite.

Ce volet de notre travail est essentiel pour plusieurs raisons. Il permet d’abord aux locataires d’améliorer leurs conditions de logement, en obtenant les réparations nécessaires dans leur appartement, en empêchant une éviction ou une hausse de loyer abusive. L’accueil permet aussi aux locataires de mieux connaitre leurs droits, ce qui les aide à les défendre ; souvent, cela les amène à encourager d’autres locataires à visiter le CAPE, à entreprendre des démarches juridiques ou à participer à des mobilisations pour le droit au logement. Ce travail d’éducation et d’assistance juridique est crucial, puisque la précarité socioéconomique et les barrières linguistiques constituent des entraves majeures à l’accès à la justice pour les locataires. En effet, les propriétaires ont souvent des moyens financiers importants, tandis que les locataires que nous soutenons au CAPE sont à faible revenu, ce qui les prive d’un accès aux services juridiques, dont les frais s’élèvent au minimum à 170 dollars l’heure. Bien que des services fournis par l’Aide juridique soient disponibles gratuitement pour les locataires les plus vulnérables, le mandat de celle-ci est restreint et ne couvre pas toutes les causes. Il faut être très démuni pour bénéficier de l’Aide juridique : pour plusieurs personnes à faible revenu, elle n’est pas accessible. Paradoxalement, ces difficultés d’accès à la justice sont normalisées, voire banalisées dans une société qui se dit fondée sur un État de droit.

Nous pouvons également souligner que le travail d’accueil constitue l’une des meilleures stratégies pour bien connaitre les besoins du quartier et pour adapter nos services en conséquence, par exemple en produisant du matériel d’information multilingue, en offrant des ateliers sur la défense des droits des locataires issu·e·s de l’immigration ou en réclamant une révision des critères d’attribution de l’OMHM, afin que les personnes migrantes sans statut aient accès à des logements subventionnés. L’attention que nous prêtons aux défis des locataires de Parc-Extension et l’élaboration de projets et de revendications qui répondent à ces défis figurent parmi les principales forces du CAPE.

Emanuel Guay : Concernant la mobilisation, le CAPE organise régulièrement des manifestations, des occupations, des blocages et d’autres actions liées à la défense collective des droits des locataires. Ces actions sont cruciales, car elles permettent de faire pression sur les autorités et de réclamer des mesures pour améliorer les conditions de logement des locataires, tant à Parc-Extension que dans d’autres quartiers. Le CAPE soutient par exemple la construction de 50 000 logements sociaux sur cinq ans revendiquée par le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU). Ces logements aideraient à répondre au besoin criant d’un plus grand nombre de logements non soumis à des pressions spéculatives. Le CAPE milite aussi pour le contrôle obligatoire des loyers et pour l’établissement d’un registre des baux tel que revendiqué par le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ), ce qui permettrait de mieux protéger les locataires sur le marché locatif privé. Ces revendications visent plus largement à défendre le droit au logement comme un droit qui doit être garanti pour tous et toutes, plutôt qu’une marchandise ou une stratégie d’investissement parmi d’autres.

Les campagnes de mobilisation sont particulièrement importantes, puisqu’elles encouragent le développement de solidarités entre les locataires qui y participent, tout en favorisant la création de liens entre différentes luttes. Ainsi les membres du CAPE participent à des actions organisées par Solidarité sans frontières pour la régularisation des personnes migrantes sans statut. L’adoption d’une telle mesure pourrait contrer, du moins en partie, la précarité et les discriminations vécues par plusieurs locataires, tout en facilitant la défense de leurs droits. L’action collective permet aussi de bloquer des projets qui contribueraient à la gentrification du quartier. Une mobilisation particulièrement inspirante fut celle menée à l’automne 2020 par les locataires de Parc-Extension pour s’opposer à un projet d’appartements de luxe au 700 rue Jarry Ouest. Cette mobilisation a mené l’arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension à refuser, en février 2021, l’octroi d’un permis de démolition au promoteur immobilier, ce qui a mis fin au projet.

Mohammad-Afaaq Mansoor : J’aimerais conclure cet entretien en présentant des initiatives prometteuses menées par les locataires de Parc-Extension, avec le soutien du CAPE. Une stratégie de plus en plus courante dans le quartier est la mobilisation ou l’organisation par immeuble, qui permet de rassembler les locataires autour d’objectifs communs et de renforcer leur capacité d’action collective face à leur propriétaire. Si des locataires visitent le CAPE pour des problèmes d’insalubrité ou pour un avis d’éviction, il est très probable que leurs voisins et voisines connaissent des situations similaires. L’organisation par immeuble permet d’envoyer de nombreuses demandes d’inspection simultanément à l’Arrondissement, ce qui tend à écourter le délai de traitement. Elle permet aussi de lutter plus efficacement contre des augmentations de loyer abusives ou des tentatives d’éviction ; elle facilite la tenue d’actions publiques et l’ouverture d’un dossier collectif au TAL, afin de représenter l’ensemble des locataires d’un même immeuble. Cette stratégie se situe ainsi à la croisée de l’accueil et de la mobilisation, et elle a été utilisée avec un certain succès par les locataires du 7904 avenue Querbes, du 8580 avenue de l’Épée et du 1040 avenue Ball, parmi d’autres exemples.

Le CAPE est aussi de plus en plus impliqué dans des projets qui visent à offrir des logements sociaux et communautaires dans le quartier. Nous avons contribué à la relance de la Coopérative Un Monde Uni en 2020. Celle-ci avait été fondée en 2013 et avait notamment pour objectif de développer des logements sociaux et des espaces communautaires au 700 rue Jarry Ouest. Après avoir participé au blocage du projet d’appartements de luxe sur ce terrain, les membres de la coopérative se mobilisent actuellement pour que la Ville de Montréal achète le 700 rue Jarry Ouest, pour y mener un projet qui répondrait aux besoins du quartier. Nous pouvons aussi noter que le CAPE intègre de plus en plus les arts visuels à son répertoire d’actions, comme en témoigne l’action de projection tenue en décembre 2020 à la mairie d’arrondissement pour l’acquisition du 7965 boulevard de l’Acadie, ainsi que la campagne de photos menée cette année par nos membres et la vidéo produite par notre collègue Celia pour l’acquisition du 700 rue Jarry Ouest par la Ville de Montréal.

Les défis sont nombreux à Parc-Extension, mais le contact étroit avec les locataires du quartier et l’adaptation constante de nos stratégies nous aident à mieux les soutenir et à renforcer leur capacité d’action collective face à la gentrification et au racisme systémique. Nous espérons que notre travail peut non seulement contrecarrer les injustices que les locataires doivent affronter, mais aussi nous faire avancer vers l’atteinte de nos buts, soit l’accès à un logement abordable et de qualité, la régularisation des personnes migrantes sans statut, la fin des discriminations et des violences qui accompagnent trop souvent le processus d’immigration, ainsi que des conditions de vie décentes et dignes pour tous et toutes.

Renel Exentus est Doctorant en études urbaines à l’INRS


  1. Voici la répartition des responsabilités entre les membres de l’équipe du CAPE selon l’ordre de l’entrevue : André Trépanier, responsable des droits des locataires; Amy Darwish, coordonnatrice; Celia Dehouche, organisatrice communautaire; Niel La Dode, chargé d’accueil; Sohnia Karamat Ali, chargée d’accueil et agente de mobilisation; Rizwan Khan, chargé d’accueil; Emanuel Guay, chercheur associé; et Mohammad-Afaaq Mansoor, organisateur communautaire.
  2. Le quartier Parc-Extension est situé dans l’arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension.
  3. Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension, MIL façons de se faire évincer. L’Université de Montréal et la gentrification à Parc-Extension, Montréal, 2020, p. 21.
  4. Voir Cheolki Yoon et Jorge Frozzini, « La bataille des 15 dollars de l’heure. L’expérience du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 20, 2018. Dernièrement, un nouveau mouvement, la Coalition Minimum 18 $, à laquelle participent des groupes communautaires et des organisations syndicales, revendique une augmentation majeure du salaire minimum, soit 18 $ l’heure.

 

Mettre fin à la dépendance aux combustibles fossiles pour soutenir la résistance ukrainienne

22 avril 2022, par CAP-NCS
L’invasion impitoyable de l’Ukraine par Poutine – qui constitue sa prochaine étape dans la restauration de l’empire russe – a été bloquée par la remarquable résistance (…)

L’invasion impitoyable de l’Ukraine par Poutine – qui constitue sa prochaine étape dans la restauration de l’empire russe – a été bloquée par la remarquable résistance populaire qui s’est dressée contre elle. La ville portuaire de Mariupol, au sud du pays, a été aplatie par l’artillerie russe et fait face à une catastrophe humanitaire, mais elle a refusé de se rendre. D’autre part, les envahisseurs ont été repoussés sur plusieurs fronts.

La résistance ukrainienne s’est largement appuyée sur les sanctions économiques occidentales et sur l’aide militaire occidentale, notamment les missiles antichars et sol-air lancés à la main, sans lesquels la guerre éclair de Poutine aurait pu être impossible à arrêter. Les sanctions économiques n’ont pas seulement mis Poutine sous pression dans son pays, elles ont aussi donné à la population la confiance nécessaire pour résister à une force aussi écrasante.

Comme les Russes ont rencontré une résistance beaucoup plus forte que prévu, ils ont eu recours à des bombardements de plus en plus aveugles de la population civile, avec des missiles à longue portée  lancés depuis des navires en mer Noire et depuis la Russie elle-même. Le résultat a été une escalade rapide du nombre de victimes civiles. Poutine dispose de milliers d’avions et de missiles, bien sûr, et pourrait rayer l’Ukraine de la carte. Mais la question de savoir si cela serait politiquement viable (ou s’il pourrait y survivre en Russie) est une autre question.

La Russie est désormais une kleptocratie brutale, avec Poutine comme nouveau Staline. Les manifestants anti-guerre risquent jusqu’à 16 ans de prison et les politiciens de l’opposition qui s’opposent à la guerre sont poussés à l’exil. Dix millions de personnes, soit un quart de la population, sont déplacées à l’intérieur du pays et près de cinq millions sont déjà réfugiées à l’étranger. Plusieurs milliers de personnes, principalement des civils, sont morts. Les pays de l’UE, et c’est tout à leur honneur, ont ouvert leurs frontières, suspendu leurs exigences en matière de visa et accueilli des millions de personnes. Le contraste est saisissant avec le misérable gouvernement « Little Englander » de Boris Johnson, qui tourne en rond dans une tentative (très réussie) de donner refuge au plus petit nombre de personnes possible.

 

Une faille béante

Aussi importantes qu’elles aient été, les sanctions comportaient toutefois une faille béante. Il s’agit de l’absence d’interdiction des exportations russes de pétrole et de gaz, qui représentent 60 % du total des exportations russes. En conséquence, la hausse rapide des prix du pétrole et du gaz (et donc des bénéfices) a vu l’argent affluer dans les coffres de Poutine à un rythme sans cesse croissant et donc directement dans sa machine de guerre – qui est devenue l’épine dorsale de toute son opération.

L’année dernière, la Russie a exporté pour 173 milliards de dollars de pétrole et de gaz. Depuis l’invasion, la valeur de ces combustibles a fortement augmenté, le pétrole atteignant actuellement 110 dollars le baril. La Russie est le troisième producteur mondial de pétrole, derrière les États-Unis et l’Arabie saoudite, et le premier exportateur mondial de pétrole brut. Elle possède également, et de loin, les plus grandes réserves de gaz naturel au monde. Elle fournit actuellement 40 % des besoins de l’Europe en gaz naturel et 41 % des besoins mondiaux.

Cette faille est toutefois en passe d’être comblée. Après les appels du président ukrainien Volodymyr Zelensky, et le refus des dockers d’Ellesmere Port, du Kent au Royaume-Uni et des Pays-Bas, de décharger du pétrole russe, M. Biden a annoncé que les sanctions américaines couvriraient désormais toutes les importations de pétrole, de gaz et de charbon russes – après une période d’ajustement de 45 jours – et il a exhorté les pays européens, en particulier, à faire de même. Il s’agit d’un durcissement crucial des sanctions, qui frappe Poutine à son point le plus vulnérable, et qui doit être fortement soutenu.

Le soutien des gouvernements européens à l’initiative de M. Biden est toutefois moins enthousiaste. L’Union européenne a accepté de réduire de deux tiers sa dépendance à l’égard du pétrole et du gaz russes d’ici la fin de l’année et de la supprimer d’ici 2030. L’Allemagne, qui est le plus gros consommateur de pétrole et de gaz russes, a déclaré qu’elle allait accélérer ses projets visant à trouver des sources d’énergie alternatives, notamment des énergies renouvelables. Boris Johnson a tenu des propos similaires, bien que leur signification soit différente…

Un tel resserrement reste important et pourrait être crucial. Une zone d’exclusion aérienne étant exclue, le boycott économique, incluant ainsi le pétrole et le gaz, ainsi que la fourniture d’armes, pourrait bien être le facteur décisif de l’issue de la guerre.

 

Appel des défenseurs ukrainiens du climat

L’importance du boycott des exportations de pétrole et de gaz russes est exprimée haut et fort dans la récente (et remarquable) déclaration sur la guerre de 12 campagnes ukrainiennes pour le climat, intitulée « End fossil fuel addiction that feeds Putin’s war machine ». Il s’agit d’un appel direct à tous les utilisateurs de pétrole et de gaz russes pour qu’ils cessent de financer la machine de guerre de Poutine :

« Le régime de Vladimir Poutine est clairement et uniquement l’agresseur dans cette guerre illégale et porte l’entière responsabilité des atrocités commises par sa machine de guerre. Il est tout aussi clair que cette machine de guerre a été financée, nourrie et alimentée par les industries du charbon, du pétrole et du gaz qui sont à l’origine de l’invasion qui menace l’Ukraine et de la crise climatique qui menace l’avenir de l’humanité. Et la dépendance du monde aux combustibles fossiles finance à son tour le bellicisme de Poutine, mettant en danger non seulement l’Ukraine, mais aussi l’Europe elle-même. Poutine a délibérément utilisé le gaz fossile comme arme pour accroître sa domination énergétique sur l’Union européenne et menacer les nations européennes qui viendraient en aide à l’Ukraine. Cela doit cesser …

Nous demandons également aux gouvernements des pays non européens de rejeter et d’interdire toute importation de combustibles fossiles en provenance de Russie et d’éliminer rapidement tous les combustibles fossiles… Les sources de revenus de Poutine doivent être asséchées dès que possible – cela implique également de s’attaquer aux investissements directs et indirects dans les infrastructures de combustibles fossiles en Russie. »

 

Également à la croisée des chemins : la vie humaine sur Terre

La guerre de Poutine intervient à un moment charnière d’une autre crise (parallèle) – qui est l’urgence climatique. Celle-ci menace également de pousser la vie humaine sur la planète dans ses derniers retranchements via le réchauffement et le changement climatique.

C’est ce qui ressort très clairement du sixième rapport d’évaluation du GIEC sur le changement climatique, publié en janvier de cette année. En d’autres termes, l’invasion russe en Ukraine et la nécessité de sauver la planète d’un changement climatique catastrophique sont désormais indissociables. Ils sont unis par la militarisation de l’industrie des hydrocarbures par Poutine, qui en fait la base matérielle de sa campagne de guerre.

Cette guerre menace non seulement de faire dérailler les fragiles progrès réalisés en matière de réduction des émissions de carbone lors des COP de Paris et de Glasgow, mais aussi de perturber la COP27 qui se tiendra à Sharm el-Sheikh, en Égypte, en novembre de cette année, avant même qu’elle ne commence – avec des conséquences potentiellement désastreuses pour la planète.

 

Un méga-carrefour

Nous nous trouvons donc – ainsi que notre espèce – à un méga carrefour quant à l’avenir de la vie sur la planète, et au début de ce qui est déjà la décennie cruciale si nous voulons éviter le chaos climatique et la destruction écologique. Deux options s’opposent.

La première – dont la droite s’est emparée avec délectation – consiste à ignorer la crise climatique, à renoncer aux objectifs de réduction des émissions de carbone fixés à Paris et à Glasgow, et à se rendre tête baissée devant l’OPEP et l’Arabie saoudite pour les supplier d’augmenter leur production. Boris Johnson, qui s’est présenté comme un écologiste à Glasgow, est déjà passé par là, rampant devant le prince héritier Mohammed Bin Salman d’Arabie saoudite – qui vient de battre un record en exécutant publiquement 81 personnes en une seule journée.

En fait, les députés conservateurs de la droite dure ont lancé une attaque féroce contre les énergies renouvelables et en faveur d’une ruée grotesque vers des sources de combustibles fossiles toujours plus sanguinaires. Ils veulent que le charbon et l’énergie nucléaire ne soient plus stigmatisés. Ils veulent multiplier les nouvelles centrales nucléaires à côté de nouveaux gisements de pétrole, de gaz et de charbon. Ils veulent des investissements nouveaux et croissants dans les énergies extrêmes telles que la fracturation hydraulique et l’extraction de sable bitumineux. Nigel Farage a organisé des rassemblements dans le monde entier pour promouvoir cette « solution ». Il est difficile d’imaginer une proposition plus grotesque.

Selon le Guardian du 26 février, l’American Petroleum Institute, qui représente les géants du pétrole et du gaz, dont Exxon, Chevron et Shell, a demandé à Biden d’autoriser une expansion majeure des forages pour ces carburants et d’abolir les réglementations qui empêchent la construction de nouveaux gazoducs et oléoducs afin de réduire le coût des carburants pour les Américains et de soutenir les pays européens qui ont vu le coût du gaz monter en flèche en raison des inquiétudes concernant l’approvisionnement en provenance de Russie, qui fournit à l’Europe environ un tiers de son gaz. En fait, Shell Oil a déjà annoncé qu’elle revoyait sa décision, prise au lendemain de la COP26, de se retirer du projet de nouveau champ pétrolifère de Cambo, à l’ouest des Shetlands.

Un tel retour aux combustibles fossiles pourrait faire reculer de 10 ans la lutte contre le changement climatique. 10 ans que nous n’avons pas.

 

Un changement massif et rapide

L’autre alternative – dont nous devrions nous saisir avec bien plus d’enthousiasme – est une rupture rapide et globale avec les combustibles fossiles, parallèlement à l’introduction rapide des énergies renouvelables à l’échelle mondiale. C’est ce que réclament les Nations unies, le mouvement pour le climat et la gauche. Elle permettrait non seulement de lutter contre le changement climatique, mais aussi de briser l’emprise des gangsters et des cartels qui contrôlent l’industrie et de réduire les risques de guerres et de conflits que l’industrie des combustibles fossiles génère.

Aujourd’hui, 50 % des réserves pétrolières sont entre les mains de régimes de droite réactionnaires et instables, capables de rançonner le monde comme le fait actuellement Poutine : Arabie saoudite, Iran, Irak, Koweït, Émirats arabes unis, Libye et, bien sûr, la Russie.

Les exportations russes de pétrole et de gaz vers l’Europe sont acheminées par l’un des plus grands réseaux d’oléoducs et de gazoducs du monde. Il s’agit notamment du gazoduc Yamal-Europe, qui traverse le Belarus et la Pologne pour arriver en Allemagne, et du gazoduc Nord Stream 1, qui va directement en Allemagne via l’Ukraine. Le gazoduc Nord Stream 2, en cours de construction, que l’Allemagne a actuellement suspendu, doublerait la capacité totale du système Nord Stream, qui passerait de 55 milliards de mètres cubes à 110 milliards de mètres cubes par an. Il appartient à la société énergétique publique russe Gazprom.

Le pays qui s’est enlisé de la manière la plus désastreuse dans ce cauchemar est l’Allemagne, sous l’héritage d’Angela Merkel. Elle a amené l’Allemagne à un niveau de dépendance vis-à-vis du pétrole et du gaz russes, qui s’est maintenant effondré.

Les organisations ukrainiennes de défense du climat citées plus haut s’expriment en ces termes :

« Il est impératif que le monde ne se contente pas de remplacer les combustibles fossiles produits en Russie (en particulier le gaz fossile) par des combustibles fossiles provenant d’autres pays (en particulier le gaz naturel liquéfié). Avec une priorité émergente de boycott du pétrole et du gaz russes, l’expansion des combustibles fossiles doit être immédiatement stoppée, et les nations du monde entier doivent s’engager dans une transition rapide et juste vers l’abandon de tous les combustibles fossiles. La dépendance à l’égard du charbon, du pétrole et du gaz est l’acceptation intentionnelle de la mort, de la misère et de l’effondrement à l’échelle mondiale. Il est de notre devoir d’être enfin réaliste à ce sujet si nous voulons avoir un avenir vivable ! »

Oui, cela nécessiterait en effet un changement massif et rapide, d’autant plus qu’il ne nous reste plus que huit ans pour empêcher les températures mondiales de dépasser 1,5°C. Mais c’est possible, à condition d’avoir la détermination, l’état d’esprit et la volonté politique nécessaires pour y parvenir. Un bon exemple est la façon dont les économies britannique et américaine sont passées du temps de paix au temps de guerre au début de la Seconde Guerre mondiale. Des industries entières ont été transformées en l’espace de quelques mois.

Lorsque les États-Unis se sont mobilisés pour la Deuxième Guerre mondiale, 17 millions de nouveaux emplois ont été créés et la production industrielle a augmenté de 96 %. Pendant les quatre années de guerre, les États-Unis ont construit 150 porte-avions, 8 cuirassés, des dizaines de croiseurs, des centaines de destroyers, des centaines de sous-marins, des milliers de péniches de débarquement et plus de 4 000 cargos. Pensez-y.

Il s’agissait d’une réponse à une menace existentielle – ce qui est exactement le genre de menace à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui avec le changement climatique. Il est de loin préférable de le faire maintenant plutôt qu’après une diversion de 10 ans où nous nous retrouvons au même endroit avec un problème encore plus grand devant nous.

Les Tories dénoncent cela comme impossible. L’énergie renouvelable, disent-ils, serait incapable de fournir l’énergie nécessaire à la vitesse à laquelle elle serait requise, et ils prétendent que le pétrole, le gaz et le charbon, soutenus par une grande expansion du nucléaire – toujours après les expériences en Ukraine avec des centrales nucléaires prises dans des actions militaires – sont indispensables. C’est de la foutaise et cela doit être rejeté.

Comme l’a très bien expliqué Caroline Lucas, c’est le contraire qui est vrai. Non seulement les énergies renouvelables offrent une solution à long terme, mais elles sont bien moins chères et bien plus rapides à installer que les centrales nucléaires ou l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole ou de gaz. Il faut, selon elle, environ dix ans pour exploiter un nouveau gisement de pétrole ou de gaz ou construire une centrale nucléaire, et ces deux solutions seraient beaucoup plus coûteuses à construire et infiniment plus destructrices pour l’environnement. Cela signifie des changements massifs.

 

Utiliser l’énergie plus efficacement

Toute transition vers les énergies renouvelables doit bien sûr s’accompagner d’une réduction importante de la consommation d’énergie, tant par les gouvernements que par les particuliers. Notre impact collectif sur la planète est insoutenable. Il faut donc mettre fin à la société du jetable et aux économies fondées sur la croissance. Aujourd’hui, de grandes quantités de marchandises sont produites, sous l’impulsion de l’industrie publicitaire, et passent de l’usine à la décharge en très peu de temps. L’industrie de la mode, par exemple, est la deuxième industrie la plus polluante de la planète. Elle produit 150 milliards de vêtements par an, soit suffisamment pour fournir vingt nouveaux articles à chaque personne sur la planète. Quatre-vingt pour cent de tous les vêtements sont jetés très rapidement dans des décharges.

Nous devons également assumer la responsabilité personnelle de nos propres empreintes carbone et écologique, c’est-à-dire faire davantage attention à ce que nous mangeons, en particulier la viande, aux moyens de transport que nous choisissons, à la quantité d’énergie que nous gaspillons et à la quantité de déchets que nous produisons. C’est ce que préconise le rapport du GIEC, qui reconnaît que si la responsabilité principale de ce changement est institutionnelle et gouvernementale, la responsabilité personnelle est également importante, en particulier dans les pays riches.

La production et la distribution alimentaires devront également être transformées. L’agriculture industrialisée devra disparaître et l’on consommera beaucoup moins de viande. En Grande-Bretagne, les kilomètres alimentaires ont un impact énorme sur l’environnement. 95 % de nos fruits viennent de l’étranger, et la moitié de nos légumes sont également importés. Alors que seulement 1 % des denrées alimentaires sont transportées par avion, ce mode de transport représente 11 % des émissions de carbone. Depuis 1992, la quantité de nourriture transportée par avion a augmenté de 140 %. Chaque jour, plus de 200 000 acres de forêt tropicale sont détruits pour faire place à la production de viande bovine et de cuir destinée à l’exportation.

L’agriculture contribue aussi massivement aux émissions de gaz à effet de serre, notamment le méthane produit par le bétail, l’oxyde nitreux produit par le sol, les gaz à effet de serre produits par le carburant des machines, la production de grandes quantités d’engrais artificiels et le transport des aliments jusqu’aux lieux de vente. Elle est également responsable d’un ruissellement massif dû à l’utilisation d’engrais minéraux pour produire des cultures arables, tant pour la consommation humaine que pour l’alimentation animale, ce qui accroît les dommages causés à l’environnement au sens large.

 

Les énergies renouvelables deviennent rapidement moins chères

Cependant, nous ne sommes pas confrontés à cette transition à partir de rien. Selon la Rapid Transition Alliance, les énergies renouvelables deviennent moins chères, tandis que les combustibles fossiles sont de plus en plus chers. Selon elle, l’année dernière a été une nouvelle année record pour les énergies renouvelables, même face à la pandémie mondiale de Covid.

Le rédacteur en chef du Guardian chargé de l’environnement, Damian Carrington, soulève un point similaire dans un article paru le 31 octobre. L’urgence climatique, affirme-t-il à juste titre, est la plus grande menace à laquelle la civilisation ait jamais été confrontée. Mais il y a une bonne nouvelle : « nous disposons déjà de tous les outils nécessaires pour la combattre ». Le défi, dit-il, n’est pas d’identifier les solutions, mais de les déployer à grande vitesse.

Selon lui, certains secteurs clés sont déjà en avance, comme les voitures électriques. Elles sont déjà moins chères à l’achat et à l’utilisation dans de nombreux endroits – et lorsque les prix d’achat seront égaux à ceux des véhicules à carburant fossile dans les prochaines années, un point de basculement sera atteint. Selon lui, l’électricité produite à partir de sources renouvelables est désormais la forme d’énergie la moins chère dans la plupart des endroits, parfois même moins chère que de continuer à faire fonctionner les centrales au charbon existantes. L’effondrement du coût des batteries et des autres technologies de stockage est également de bon augure.

En attendant, nous devons combiner la solidarité avec la lutte ukrainienne avec la lutte contre le changement climatique – ce qui signifie, entre autres choses, se mobiliser pour la COP27 à la fin de l’année afin de s’assurer qu’elle survive à l’assaut de la droite.

 

Publié initialement sur https://redgreenlabour.org/2022/03/24/end-the-addiction-to-fossil-fuel-support-the-ukrainian-resistance/

Traduction Contretemps

 

Mino Obigiwasin : pour l’intégrité et l’identité des enfants anicinape

22 avril 2022, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022 Peggie Jérôme, directrice générale de Mino Obigiwasin Propos recueillis par Rodrigue Turgeon, (…)

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Peggie Jérôme, directrice générale de Mino Obigiwasin Propos recueillis par Rodrigue Turgeon, membre du CA de la Ligue des droits et libertés et Alexandre Carrier, militant au comité droits des peuples autochtones En 2018, des femmes de la communauté anicinape1 du Lac Simon entament une grève de la faim, exigeant que justice soit rendue à leurs enfants arrachés à leur communauté pour être placés dans des familles d’accueil blanches, perpétuant ainsi une pratique coloniale. L’organisme Mino Obigiwasin, dont il est question ici, est né suite à cette étincelle d’amour. Les représentant-e-s de la communauté ne tardent pas à répondre à l’appel au changement. La réflexion sur les actions à entreprendre s’élargit vite à mesure que débarquent les renforts des communautés sœurs de Kitcisakik, Pikogan et Long Point. Un constat s’impose : les communautés anicinapek2 sont les mieux placées pour prendre soin de leurs enfants. En à peine un mois, une première tournée de consultation éclair dans les quatre communautés mentionnées ci-haut est réalisée. Le mouvement, quoique préliminaire, est propulsé par des leaders inspirants qui partagent une vision claire et en phase avec les besoins des leurs. Les quatre conseils de bande ne tardent pas à leur confier un important mandat : jeter les bases d’un système anicinape de protection de la jeunesse, par les Anicinapek, pour les enfants anicinapek. Conscients que chaque année écoulée sans refonte fondamentale du système administré par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) risque de se solder en enfances déracinées, les leaders ne tiennent rien pour acquis. La course contre la montre continue. Ainsi, quelques mois à peine suffisent pour s’entendre sur le nom de l’organisme (Mino Obigiwasin a été proposé par une Aînée de Pikogan et signifie « bien élever l’enfant »), fonder l’entité juridique, monter une structure organisationnelle, refaire une tournée des communautés et surtout, signer en novembre 2020 une entente avec le Centre intégré de santé et des services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue (CISSSAT) en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ). Quelques semaines plus tard, Mino Obigiwasin assumait la prise en charge de la prestation des premiers services de protection de la jeunesse. Pour en apprendre davantage sur l’inspirante démarche d’auto-détermination de Mino Obigiwasin et pour mieux apprécier la différence que l’organisation apporte dans la vie des enfants anicinapek, nous avons rencontré sa directrice générale, Peggie Jérôme, le 28 septembre dernier, dans ses bureaux de l’Avenue Centrale, à Val-d’Or.
  1. Aussi parfois désignée comme algonquine.
  2. Anicinapek désigne le pluriel d’anicinape.

Ligue des droits et libertés (LDL) : En vos mots, comment exprimez-vous la mission de Mino Obigiwasin? Peggie Jérôme : Notre mission, c’est d’offrir des services anicinapek de qualité afin d’assurer l’intégrité et l’identité des enfants anicinapek. C’est à notre image et ç’a été pensé par les 27 participant[e]s qui étaient à la consultation initiale. Conserver l’identité anicinape, c’est précieux. Déjà, on perd beaucoup notre langue; c’est dangereux, ça fait peur. Notre prise en charge des services est essentielle. Ensemble, on veut assurer à tous les enfants et à toutes les familles anicinapek un milieu de vie stable, sécuritaire, heureux et enraciné dans la culture anicinape. LDL : Comment qualifieriez-vous les relations que vous entreteniez au tout début avec le CISSSAT? Sentiez-vous une approche d’ouverture, semblaient-ils douter de votre volonté de prendre en charge ces services si importants? PJ : Non, au contraire. Le directeur de la protection de la jeunesse à l’époque, Philippe Gagné, nous connaissait un peu. Il avait travaillé en milieu anicinape. On sentait qu’il avait une belle croyance en notre prise en charge, qu’il y croyait. On sentait quand même un peu d’inquiétude, c’est sûr, de peur qu’on se plante. Quand on a commencé la négociation de l’entente, lui et moi, on s’est assis la première journée, pis on s’est dit les choses en pleine face, on a mis cartes sur table. Je lui ai demandé de ne pas nous traiter comme des personnes qui n’ont aucune connaissance, de pas agir comme un colonisateur pendant la négociation. On s’est mis des règles de base avant de commencer, et je pense que ç’a bien parti les négociations. Puis quand Caroline Roy est arrivée au poste de présidente directrice générale du CISSSAT, les choses ont vraiment roulé comme dans du beurre, elle y croyait pis elle voulait que ça marche aussi. LDL : Pour un observateur extérieur, la création de Mino Obigiwasin s’est effectuée à toute allure. Comment avez- vous vécu ça de l’intérieur, de voir votre projet prendre autant d’expansion et de responsabilités, et faire autant d’embauches en si peu de temps? PJ : Avec le recul, on voit que notre plan d’action était bien préparé. C’est pas si intimidant, ça va bien, je suis très à l’aise là-dedans. Les communautés autochtones sont habituées à gérer beaucoup de programmes pour leurs membres, comme la santé, l’éducation, les programmes sociaux, les logements et plus encore! On a réussi à bien s’entourer. On n’a pas eu peur de se tromper. On est bien résilients, nous autres, les Autochtones. [caption id="attachment_12499" align="alignright" width="357"] Crédit : Les droits de l’enfant, Jeanne Larouche, 6 ans[/caption] LDL : C’est une chose de monter une organisation, mais quelle différence apportez-vous dans la vie des enfants anicinapek? PJ : Il y a une proximité des communautés avec l’organisation. Notreconseil d’administration est 100% issu des communautés. Par contre, on a eu beau changer la structure, il reste que pour les travailleuses et les travailleurs sur le terrain, on a peu d’Anicinapek. Mais je sens qu’avec notre approche et notre sentiment d’appartenance, les intervenant-e-s et les travailleuses et les travailleurs sociaux sont conscient-e-s du fait que ce sont nos enfants, notre nation. Il n’est plus question d’agir comme des colonisatrices et colonisateurs ou des personnes qui vont être très très très autoritaires. Elles et ils sont dévoués pis je pense qu’elles et ils aiment travailler chez les Autochtones, c’est pour ça qu’elles et ils sont là aussi. Pour les familles d’accueil, c’est plus facile d’en trouver dans les communautés. Et pour les moins chanceux qui ne peuvent vivre dans une famille d’accueil anicinape, on est en mesure d’assurer une sécurisation culturelle et de continuer la relation avec la famille de ces enfants-là. Au final, on reçoit beaucoup moins de plaintes face aux services de protection de la jeunesse depuis qu’on les a pris en charge. LDL : Nous avons parlé du passé de Mino et de son présent. En regardant devant vous, entrevoyez-vous certains défis? PJ : Des défis, y’en a toujours eu des défis, à chaque jour… Mais en même temps, les défis, c’est souvent juste des blocages qu’on peut craindre. Quand y’a des blocages, il faut faire un autre chemin. C’est sûr que ce qu’on souhaite pour le futur, c’est rassembler plus de communautés anicinapek pour être plus forts. On veut que ce soit nous autres qui allons gérer nos affaires. On veut que ce soit nos modes de fonctionnement, d’approche, de structure. C’est sûr que c’est juste les services sociaux, mais c’est quand même un bon départ de prise en charge complète, c’est une belle opportunité à saisir. LDL : En terminant, si vous aviez un souhait à formuler pour les enfants anicinapek, ce serait quoi? PJ : Qu’est-ce qu’on veut leur léguer, à ces enfants là? Une vie déséquilibrée ou bien une belle vie anicinape? Avec Mino Obigiwasin, on dit qu’on veut bien élever les enfants. C’est le rôle des parents, ça. Mais quand le parent, il va pas bien, c’est la famille qui est là, c’est le village, c’est la communauté. C’est nous, Mino Obigiwasin. Chez les Anicinapek, l’enfant, c’est la priorité numéro un. Sans nos enfants, y’a pas de vie. Mais nos enfants aujourd’hui, malgré tout ce qu’on peut faire, ils ne sont pas autant connectés avec la culture qu’avant. On croise la vie moderne pis la vie occidentale dans nos villages avec l’internet, l’eau courante, la mode, les industries, la consommation... même la bouffe! C’est dur pour eux de pratiquer la tradition. Oui, on y va à la chasse, on y va encore dans la forêt, mais y’en a qui y vont pas du tout. Et c’est ça qui est triste. Je souhaite que les jeunes anicinapek un jour jouent le rôle de protecteur de la nature.

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Le référendum : un enjeu politique pour le mouvement ouvrier1

22 avril 2022, par CAP-NCS
Au tournant des années 1970, l’intellectualité de gauche prolifère, et pas seulement à l’université bien que plusieurs professeurs participent aux travaux des mouvements (…)

Au tournant des années 1970, l’intellectualité de gauche prolifère, et pas seulement à l’université bien que plusieurs professeurs participent aux travaux des mouvements populaires. Des « intellectuels » populaires surgissent un peu partout, grâce au réseau d’éducation alternatif qui essaime partout, au sein des mouvements et à l’extérieur des mouvements. Ces « intellectuels populaires » ne sont pas des chercheurs universitaires, mais ils développent des analyses très poussées du capitalisme et des luttes anticapitalistes au Québec. Parmi les institutions qui soutiennent ces travaux est le Centre de formation populaire, le CFP. Créé dans les années 1960 par des animateurs sociaux proches des milieux chrétiens progressistes, le CFP prend son envol dans les années 1970, relativement à la radicalisation des mouvements, notamment des syndicats. Il ouvre plusieurs chantiers sur les enjeux qui confrontent le mouvement populaire, dont la place des syndicats, la social-démocratie, les médias, la construction du socialisme et évidemment la question nationale. C’est ainsi qu’apparaît en 1978 un groupe de travail très productif qui alimente les débats sur la question nationale au sein des mouvements populaires, interpellés d’une part par le discours péquiste, et d’autre part par l’approche simpliste des « ML ».

D’emblée, le projet est non partisan, car on trouve des contributions de socialistes, de marxistes, de keynésiens, d’humanistes. Jusqu’en 1980 et même au-delà, le CFP sera l’inspirateur de la gauche dans les mouvements populaires et syndicaux qui cherchent à se doter d’une posture autonome dans le débat sur la souveraineté.

L’enjeu est complexe. Depuis que le PQ est au pouvoir, il a été démontré que le « préjugé favorable aux travailleurs » était un slogan vide de sens. À part quelques réformes secondaires, les politiques d’austérité du PQ sont alignées sur celles des gouvernements au Canada et aux États-Unis. On blâme les syndicats, notamment dans la fonction publique, plutôt que le terrible système financier qui appauvrit nos économies et nos sociétés. Bien qu’édulcorée par les manœuvres du PQ, la question de la souveraineté reste sur le programme politique. Le CFP et ses alliés syndicaux et populaires de même que quelques groupes de gauche comme le RPS, le GST et le GMR restent convaincus que l’indépendance est un chemin pour changer le rapport de forces entre les dominants et les dominés.

C’est de là qu’émerge l’idée du « oui critique » qui doit faciliter une mobilisation populaire pour le « oui », mais d’une manière qui marque les distances avec le projet du PQ. C’est un exercice intellectuel de haute voltige, et on ne peut pas dire que cette idée s’enracine à la base et dans le débat public, bien qu’elle devienne un point de ralliement pour une gauche pluraliste et indépendante.

L’argument du CFP tente de faire ressortir le caractère irrationnel de la stratégie du PQ, car son projet « ferait subsister la possibilité, l’éventualité de l’indépendance du Québec, avec un caractère anti- impérialiste et anticapitaliste. La stratégie de la bourgeoisie canadienne et américaine vise donc de toute évidence à battre le PQ sur la base de son projet de souveraineté-association et cette position fait l’unanimité dans la bourgeoisie nord-américaine (le secteur souverainiste mis à part) ». À l’inverse, « l’indépendance serait le moment d’un nouveau rapport de forces, d’une brèche dans le système de domination capitaliste en Amérique du Nord ». (Introduction de Pierre Beaudet)

***

Dans ce court texte, nous nous proposons d’examiner la question du référendum sur la souveraineté-association que le Parti Québécois se prépare à soumettre à la population québécoise. Cette question sera nécessairement au centre de l’actualité politique au Québec et, de ce fait, sera extrêmement lourde d’implications pour l’évolution de la société québécoise et l’avenir des classes populaires. Le mouvement syndical et populaire ne peut se permettre de rester silencieux au moment où se livre un important combat entre différentes classes sociales/au sujet de l’avenir des caisses sociales/du cadre politique constitutionnel canadien et québécois. Ce texte représente en quelque sorte l’aboutissement des différentes analyses sectorielles du comité sur la question nationale du CFP. Si son argumentation renvoie aux conclusions des études déjà publiées par le CFP, sa richesse réside dans le fait qu’il analyse un processus, soit la dynamique même de l’affrontement des caisses dans la lutte référendaire (qui dépasse l’échéance du référendum lui-même). Il aboutira à une conclusion politique, à savoir la nécessité d’une intervention politique du mouvement ouvrier québécois dans la conjoncture. Cette conclusion est certes contestable et contestée ; nous espérons cependant qu’elle stimule de nouveaux débats et prises de position.

Souveraineté-association et indépendance du Québec

Le PQ a canalisé en grande partie le mouvement social3 qui, à partir des années 60, s’était regroupé autour de l’objectif de l’indépendance politique du Québec. Ce faisant, il a réussi à rebâtir l’unité des diverses couches sociales liées par cet objectif autour d’un projet mettant sur le même pied la souveraineté politique et une association économique avec le Canada.

Ce changement progressif (par ailleurs analysé dans un autre texte du CFP (La position constitutionnelle du MSA/PQ de 1967 à 1979) est un reflet dans les transformations de l’alliance de classes qui a porté le PQ jusqu’à son accession au pouvoir en 1976.

Alors que l’indépendance politique signifie une rupture importante dans le système institutionnel politique canadien et implique une modification fondamentale des rapports de classes au Canada et au Québec, le projet de souveraineté-association vise un aménagement des rapports dans le cadre d’une continuité du système institutionnel. L’indépendance politique nécessitait la constitution d’une alliance de classes portant sur le projet d’établir au Québec l’ensemble des conditions pour un développement économique, social et politique, autocentré indépendant, bref un bloc social à caractère anti-impérialiste, dans le contexte nord-américain. Dans cette alliance de classes, les forces principales ne peuvent être que celles qui composent la majorité du peuple du Québec, soit la classe ouvrière, les agriculteurs et la petite bourgeoisie urbaine salariée.

Au contraire, le projet de souveraineté-association implique une renégociation des rapports entre les diverses fractions de la bourgeoisie au Canada et au Québec. Les protagonistes principaux du projet, que représentent le PQ et plus particulièrement sa direction, sont constitués par une alliance entre diverses fractions bourgeoises et petites-bourgeoises (de la bourgeoisie québécoise) animées principalement par la fraction de la bourgeoisie au contrôle de l’État et des appareils d’État au Québec. Par les modifications structurelles qu’elles proposent, ces fractions de caisses désirent aménager de façon différente leur présence au sein du capitalisme nord-américain en agrandissant l’espace politique et économique qui leur est actuellement dévolu tout en permettant une harmonisation des intérêts de la bourgeoisie nord-américaine (américaine, canadienne et québécoise) dans le cadre d’un système politique stabilisé. Dans ce sens, les nombreux appels de la direction du PQ au capital nord-américain et canadien en particulier ne sont pas une tromperie4(qui cacherait un véritable projet d’indépendance nationale), mais représentent bien les véritables intérêts des diverses fractions de la bourgeoisie québécoise ne désirant pas briser leur appartenance à l’espace capitaliste nord-américain.

Le Parti Québécois et la construction d’un bloc social

Pour établir ce projet, le PQ et les forces sociales qui le composent doivent modifier le système institutionnel actuel au Canada. Cette bataille politique qu’ils ont entreprise depuis dix ans constitue une guerre de longue durée, un affrontement marqué d’avancées et de reculs, avec diverses stratégies pour affaiblir et diviser l’adversaire5. Pour s’établir au pouvoir dans le sens de son projet, le PQ doit construire un bloc social, c’est-à-dire une alliance entre diverses forces sociales capables de supporter et d’instituer son projet fondamental. De la même manière, la bourgeoisie canadienne tente de consolider et de renforcer son propre bloc social autour du système institutionnel qui défend le mieux ses intérêts, c’est-à-dire le fédéralisme. En ce sens, la lutte entre le PQ et le bloc fédéraliste ne peut être réduite au cadre étroit de la lutte entre deux bourgeoisies, mais doit plutôt être analysée comme la lutte entre deux blocs sociaux, entre deux types d’alliances de classes que tentent de construire les bourgeoisies au Canada et au Québec. Pour sa part, le secteur souverainiste de la bourgeoisie québécoise a entrepris de construire ce bloc sur plusieurs fronts.

• Sur le premier front, le PQ, son outil politique privilégié, a tenté d’établir une plus grande cohésion dans ses propres rangs, c’est-à-dire d’élaborer des points d’unité, de cohérence entre les diverses fractions de la bourgeoisie québécoise : cette bourgeoisie encore très faible possède des points communs, mais se trouve divisée entre plusieurs secteurs aux intérêts parfois contradictoires : secteur étatique et sociétés parapubliques, capital financier et mouvement coopératif, grandes et moyennes entreprises industrielles. Au Québec particulièrement, la bourgeoisie du secteur privé est faible et constamment attirée, sinon avalée, par la bourgeoisie canadienne et américaine; son intérêt pour un projet d’autonomisation politique est réel, mais implique une audace qu’on ne lui a pas connue dans l’histoire6.

À l’inverse, la bourgeoisie du secteur étatique (dirigeants de l’État et des appareils d’État) est plus portée dans ce sens, puisque sa seule base de développement est l’État provincial. La constitution d’un véritable État national lui donnerait des moyens encore plus puissants. L’unité de la bourgeoisie au Québec est donc un projet, une lutte que le PQ mène par ses diverses politiques de « rationalisation » économique, par son soutien aux efforts de concentration et d’expansion du capital québécois, par le resserrement budgétaire visant à moderniser la gestion de l’État et à dégager des surplus plus importants pour le renforcement des entreprises québécoises (publiques et privées), par le rétablissement de la « paix sociale » au sortir de grands affrontements sociaux de 1968 à 1976. Le PQ propose aux fractions de la bourgeoisie un capitalisme « civilisé », modernisé, pour consolider les assises d’un capitalisme québécois à « part entière ». Comme le secteur étatique de la bourgeoisie est relativement plus acquis aux objectifs du PQ, c’est surtout en direction des secteurs privés que le gouvernement a dirigé ses efforts en faisant ainsi de nombreux compromis relativement au programme et à l’esprit qui dominèrent au sein du PQ alors qu’il était dans l’opposition7.

• Sur le deuxième front, la construction du bloc social souverainiste implique une alliance avec certains éléments de la petite bourgeoisie traditionnelle8 du secteur désigné généralement par les PME. Le PQ leur offre des moyens pour se « rentabiliser », c’est-à-dire s’intégrer au processus de monopolisation et de concentration sans trop heurter les intérêts sous-régionaux (régions urbaines versus zones rurales, Montréal versus restant du Québec) tout en permettant aux secteurs plus rentables de récupérer en douce les « secteurs mous » par exemple le secteur agroalimentaire et la croissance de la Coopérative fédérée. Ainsi, l’augmentation du salaire minimum, qui répond aux besoins de la stabilisation de la main-d’œuvre dans les grands centres urbains (et aux aspirations populaires) a été « relativisée » (à la baisse) par le PQ, cela pour favoriser les PME qui bénéficient, surtout dans les zones périphériques, d’une main-d’œuvre à bon marché. Cet avantage leur permet de concurrencer la grande entreprise multinationale ou publique. Ces couches sociales, bien qu’en déclin depuis les années 60 et que représente généralement l’Union Nationale, conservent encore une assise sociale importante dans plusieurs régions et constituent pour le PQ une cible privilégiée.

• Sur le troisième front, le PQ a voulu construire son alliance en y intégrant de larges secteurs de la classe ouvrière, des agriculteurs et de la petite bourgeoisie salariée, qui constituent la grande majorité de la population québécoise et sont les principaux responsables de la victoire du PQ en 1976. Ces derniers avaient élu le PQ en tant que porteur d’une partie importante de leurs revendications des dernières années. Pour le PQ, l’intégration des classes populaires se développe par la marginalisation de leurs organisations respectives (spécialement des syndicats) que le gouvernement péquiste voudrait voir réduites et délégitimées. Pour cela, le PQ bénéficie de ses propres bases dans les classes populaires (spécialement dans les quartiers populaires) ainsi que de la collaboration d’une certaine partie des appareils syndicaux prêts à participer ã la politique du PQ de « bonne gestion » du capitalisme au Québec (cf. les sommets économiques), en échange de transformations sociales de type social-démocrate (lois de travail plus contraignantes, négociation sectorielle). Ces mesures sociales récupératrices viseraient à intégrer les caisses populaires, à rationaliser le capitalisme et à leur enlever encore davantage l’autonomie de leurs organisations et de leurs revendications. Pour vaincre la bourgeoisie canadienne, le PQ doit s’assurer de l’appui de la majorité du peuple, mais sans permettre à celui-ci d’enclencher une autre dynamique sociale autonome et subversive.

Stratégies et tendances au sein du PQ

Certains n’ont vu dans les revirements, les hésitations du gouvernement et du parti que les manifestations d’une « trahison » par rapport aux objectifs initiaux; d’autres, à la droite de l’échiquier politique, voient ces fluctuations comme un sombre complot du PQ destiné à faire avaler l’indépendance derrière un visage tranquille (ce que rejoignent d’ailleurs les analyses des groupes ML).

Pour notre part, nous préférons concevoir ces changements, voire ces contradictions au sein du PQ, comme des manifestations des contradictions de classes que son projet vise à unifier. Plusieurs classes ont été hégémonisées par le PQ depuis dix ans, et, au moment où des échéances décisives se rapprochent, la cohérence de cette unité devient de plus en plus difficile à maintenir.

Il y a maintenant plus d’un an (CFP : La question nationale, un enjeu pour le mouvement ouvrier), nous tentions de définir les tendances principales au sein du PQ. Aujourd’hui, cette analyse demeure valable quoiqu’elle demeure à clarifier à la lumière des événements depuis ce temps. Dans l’alliance de fractions de classes de la bourgeoisie que recouvre le PQ, deux stratégies sont sous-jacentes. Une première stratégie, qualifiée de néolibérale9, qui a largement prévalu jusqu’à ce jour, vise à élargir le bloc social du côté de la petite bourgeoisie traditionnelle et des petits capitalistes locaux tout en préservant au capital canadien et américain l’image d’une force politique « responsable », dans la logique du capitalisme nord-américain. Il s’agit dans cette optique d’aller chercher les bases sociales que représente traditionnellement l’Union Nationale et d’isoler au maximum le bloc fédéraliste autour de la bourgeoisie canadienne (de sa fraction québécoise), des anglophones, des immigrants. Dans ce scénario, la direction du PQ tient quasiment pour acquis que le vote populaire, c’est-à-dire de la classe ouvrière, des agriculteurs, de la petite bourgeoisie salariée, est un vote dans une bonne mesure lié (il n’y a pas vraiment d’alternative).

Par ailleurs, cette tendance vise à diluer encore davantage l’option souverainiste en lui enlevant progressivement les éléments les plus litigieux, de façon à mettre la bourgeoisie canadienne dans une position défensive. Ainsi, le bon accueil fait au rapport de la Commission Pépin-Robarts par le PQ, préconisant un fédéralisme renouvelé, en est une illustration. Plus récemment, la décision du Congrès de juin du PQ ä l’effet de reporter la déclaration de la souveraineté à une autre « consultation » populaire, si jamais les négociations avec le Canada pour un arrangement à l’amiable et une association économique ne fonctionnaient pas, s’inscrit aussi dans ce sens. Le message est relativement clair: le PQ ne veut pas détruire le Canada, il ne veut pas déclarer l’indépendance, mais négocier un nouvel arrangement fédéral qui reléguerait à un niveau fédéral, binational des questions aussi stratégiques que la politique monétaire, la libre circulation des biens et capitaux, la défense nationale. De la souveraineté-association, on passe peu à peu à l’association-souveraineté et ainsi de suite.

Une deuxième tendance, existant au sein du PQ et des fractions de la bourgeoisie québécoise, penche plutôt vers le renforcement du bloc social en direction des couches populaires. Conséquemment, elle préconise une gestion plus sociale-démocrate du capitalisme nord-américain, impliquant des transferts importants vers les couches populaires et une récupération d’une partie des organisations syndicales et populaires. La réforme de certaines législations sociales (santé-sécurité au travail, assurance automobile) et la nationalisation de l’Asbestos Corporation s’inscrivent dans ce sens. Les implications d’une telle politique nécessitent une négociation plus serrée de l’accord avec la bourgeoisie canadienne. Aussi, l’aile sociale-démocrate du PQ est réticente à diluer encore plus l’option souverainiste.

Cependant, depuis 1976, cette stratégie recule de plus en plus au sein du parti et du gouvernement : les rapports de force lui sont défavorables. Au moment de la réorganisation du capitalisme nord-américain et international en général, les lignes de force s’éloignent d’une gestion sociale-démocrate de la crise pour pencher plutôt vers des restrictions supplémentaires imposées aux classes populaires ainsi qu’un renforcement des tendances à la concentration et à l’internationalisation10. L’orientation du capital vise à internationaliser davantage la production capitaliste, ce qui signifie un rétrécissement certain du marché intérieur nord-américain et plus particulièrement canadien. De plus, cette tendance socialedémocrate ne bénéficie plus aussi fortement qu’avant d’un appui d’une partie du mouvement syndical et populaire éloigné du parti par la gestion impopulaire du PQ depuis 1976. Malgré diverses mesures visant à intégrer les forces populaires par la division des forces (isolement des courants progressistes, campagne de dénigrement), le mouvement ouvrier et populaire s’est éloigné du parti et contribue de ce fait à affaiblir considérablement les tenants d’une stratégie plus populaire, plus sociale-démocrate au sein du PQ.

Entre ces deux grandes tendances du PQ, l’une néolibérale et l’autre sociale-démocrate, il n’y a pas une frontière nette et tranchée, ni en termes sociologiques ni en termes politiques.

La bourgeoisie québécoise est une classe en devenir : ses paramètres restent encore très flous. Il est cependant possible de noter que la fraction sociale-démocrate représentée au sein du gouvernement a plus d’intérêt à concilier ses intérêts avec ceux des classes populaires, alors que l’autre fraction a plutôt intérêt à comprimer le marché intérieur pour conquérir les marchés internationaux plus lucratifs. Cette opposition entre une bourgeoisie plus tournée vers le marché interne et une autre orientée vers l’extérieur a aussi des implications sur le contenu éventuel d’une souveraineté-association.

L’enjeu du référendum et la crise politique

L’objectif de la souveraineté-association a réussi à cimenter les forces très hétérogènes que recouvre le PQ. En ce sens, le dernier congrès du parti a assuré une fois de plus la persistance de ce ciment. La tendance néolibérale réussit une fois de plus à marquer des points, malgré les récents déboires de sa stratégie : défaites aux élections dans les comtés d’Argenteuil et de Jean-Talon, défaite humiliante dans l‘appui accordé au Crédit social, un parti carrément à droite identifié aux derniers réseaux d’influence de la petite bourgeoisie traditionnelle au Québec, démission de Robert Burns et progression des attitudes défaitistes dans le parti, plus particulièrement dans ses bases populaires. Malgré ces échecs, la direction du parti réussit encore une fois à faire avaler la couleuvre et à dissimuler les contradictions derrière l’unité du combat sur le référendum.

D’autre part, l’arrivée au pouvoir du Parti conservateur ouvre des perspectives un peu plus réjouissantes pour les têtes dirigeantes du PQ. En plus de consacrer la division du Canada en deux, l’élection du P.C. peut être l’amorce d’une attitude plus négociatrice de la part de certaines fractions de la bourgeoisie canadienne. La bourgeoisie de l’Ouest canadien par exemple, noyau principal du P.C. actuel, a plus d’intérêt à négocier un arrangement avec la bourgeoisie québécoise que la bourgeoisie traditionnelle de l’Ontario pour qui le marché québécois (qu’elle dominait dans une large part) représente un morceau clé de ses bases d’accumulation. Dans le contexte d’une nouvelle division internationale du travail où le Canada a d’abord un rôle de fournisseur de ressources énergétiques (pétrole, gaz, uranium, hydro-électricité) et de produits agroalimentaires, l’Ouest canadien et le Québec seront avantagés au détriment des bases industrielles du Sud-Ouest ontarien (automobiles, produits manufacturés de consommation). Le fédéralisme « décentralisé » serait alors une forme politique plus adaptable aux besoins d’un capital plus tourné sur l’extérieur, alors que le renforcement du marché intérieur nécessite un État fédéral plus centralisé et capable de s’imposer sur les intérêts régionaux.

Ainsi, l’attitude intransigeante de Joe Clark sur le droit de l’autodétermination pourrait être médiatisée par ces facteurs stratégiques. Il n’en demeure pas moins que la bourgeoisie canadienne dans son ensemble, avec l’appui sans équivoque de la bourgeoisie américaine, va tout faire pour battre le PQ au référendum et même porter le Parti libéral de Claude Ryan au pouvoir. En effet, la bourgeoisie canadienne et américaine ne juge pas les bonnes intentions du PQ, mais les implications politiques et le potentiel de crise que pourrait déclencher une victoire du « oui » au référendum. Pour l’impérialisme américain et la bourgeoisie canadienne, l’indépendance du Québec n’est sûrement pas négociable, tant d’un point de vue économique que d’un point de vue politique et militaire. Toutefois, le projet de souveraineté-association, parce qu’il comporte des intérêts contradictoires qui sont la base même du Parti Québécois, n’est pas acceptable non plus. Ce n’est pas parce que les arrangements proposés par le PQ sont impossibles à réaliser dans le cadre du capitalisme nord-américain, mais parce que ce projet ferait subsister la possibilité, l’éventualité de l’indépendance du Québec, avec un caractère anti- impérialiste et anticapitaliste. La stratégie de la bourgeoisie canadienne et américaine vise donc de toute évidence à battre le PQ sur la base de son projet de souveraineté-association et cette position fait l’unanimité dans la bourgeoisie nord-américaine (le secteur souverainiste mis à part).

D’autres facteurs dérangent la bourgeoisie canadienne et américaine : taux de taxation pour le haut revenu, politique linguistique, nationalisation de l’Asbestos Corporation.

Encore là, ce ne sont pas ces mesures comme telles qui font peur (elles s’inscrivent dans la logique keynésienne classique), mais leurs éventuelles implications politiques, leur utilisation dans un sens anti-impérialiste. Le PQ mise alors sur une victoire qui forcerait la bourgeoisie canadienne à négocier un réarrangement sérieux, sous la menace d’une radicalisation, d’un tournant vers un indépendantisme plus authentique. On voit que dans la bataille de la souveraineté-association, ce ne sont pas tant les idées des protagonistes en lutte, mais les intérêts réels et les implications politiques des projets qui comptent le plus.

Pour Brascan, Power Corporation ou General Dynamics, ce ne sont pas les bonnes intentions ni la bonne gestion capitaliste du PQ qui comptent, mais les implications politiques d’un projet qui risque de déstabiliser encore davantage le système institutionnel de domination de la bourgeoisie au Canada.

Divers scénarios

Ce qui est en jeu lors du référendum, c’est la forme du système de domination de la bourgeoisie en Amérique du Nord tant au Canada qu’au Québec. L’élection du PQ en 1976 constitue le moment important d’une crise politique qui couve depuis les années 50 et au-delà, dans la constitution de l’État canadien11. Ce système institutionnel avait assuré la domination politique sur le peuple québécois (avec ses effets de surexploitation et de discrimination) et avait permis l’hégémonisation d’un bloc social au Canada anglais. Il s’écroule maintenant à la suite des luttes populaires depuis les années 60, à mesure que s’approfondit la crise de restructuration du capitalisme au Canada. Cette conjugaison – crise économique et crise politique – a considérablement affaibli la capacité de la bourgeoisie canadienne d’étendre son exploitation et sa domination, d’où l’approfondissement de ses divisions internes et de ses hésitations dans la conjoncture présente et ce que démontre l’élection d’un gouvernement minoritaire complètement coupé du Québec et bénéficiant de moins de votes que le Parti libéral.

Le défi de la bourgeoisie québécoise est d’approfondir cette crise pour réaménager son espace dans le capitalisme nord-américain, et ensuite stabiliser de nouveau le système institutionnel canadien autour d’un partage « d’égal à égal » avec la bourgeoisie canadienne.

Le PQ espère trouver un partenaire prêt à élaborer un fédéralisme renouvelé tout en lui donnant plus de pouvoirs. Cette proposition se heurte toutefois aux intérêts bien actuels de fractions importantes de la bourgeoisie canadienne (qui ne désirent pas favoriser une décentralisation même relative des pouvoirs, donc de la capacité de gérer économiquement le capital au Canada), mais se heurte surtout à l’opposition de l’ensemble de la bourgeoisie nord-américaine, pour qui la souveraineté-association, même édulcorée, représente une brèche dangereuse, un potentiel subversif, à cause même du bloc social que recouvre le PQ. Ce sera « in extremis » et après avoir épuisé les autres alternatives que la bourgeoisie nord-américaine négociera avec le PQ, en prenant tous les moyens nécessaires pour le faire reculer encore plus.

Dans ce contexte, la défaite du PQ au référendum représente pour la bourgeoisie canadienne et américaine l’objectif central à l’heure actuelle. Cette défaite pourrait avoir deux effets : le PQ abandonne l’idée même de la souveraineté pour revenir au « statut particulier » ou ã d’autres formules, ou mieux encore, perd le pouvoir aux mains du P.L.Q., avec qui il serait alors possible de réorganiser la fédération, sans cette menace intolérable de l’indépendance.

Une victoire du PQ au référendum aboutit à d’autres scénarios. Si cette victoire est convaincante, et si par ailleurs le PQ hégémonise encore plus ses diverses composantes, tout en continuant d’assurer sa « bonne gestion » capitaliste des affaires de l’État (ce qui veut dire entre autres choses faire avaler au Front commun12 du secteur public et parapublic l’abandon de plusieurs acquis et un recul certain au chapitre des salaires), les fractions de la bourgeoisie québécoise auront alors un réel pouvoir de négociation en face de la bourgeoisie canadienne.

Si, par ailleurs, la victoire est moins convaincante, ou si le mouvement ouvrier et populaire démontre, par ses mobilisations et ses prises de position, qu’il est capable de défendre ses propres intérêts et qu’il pèse dans une certaine mesure sur les rapports de force au sein du bloc social, la crise politique qui couve au Canada et au Québec depuis quelques années se poursuivra et s’approfondira.

Dès lors, une victoire des forces fédéralistes lors du référendum signifie sans aucun doute une victoire pour la bourgeoisie canadienne et nord-américaine en général et la possibilité pour elles de stabiliser de nouveau le système de domination au Québec. Par ailleurs, cette opération de nouvelle stabilisation se heurtera au même mouvement social qui s’est battu pour des transformations en profondeur et dans certains cas, pour un projet anticapitaliste et anti-impérialiste dont un des axes demeure la revendication d’une véritable indépendance du Québec. Autrement dit, la victoire du fédéralisme ne fera pas disparaitre la lutte pour l’indépendance anti-impérialiste et pour le socialisme au Québec, même si le rapport de forces aura évolué en faveur de la bourgeoisie canadienne et nord-américaine.

De la même manière, dans l’hypothèse d’une défaite du référendum, si le mouvement ouvrier affirme ses positions autonomes, il sera en bonne posture pour reconquérir une partie de l’espace politique occupé par le PQ (en liant ses luttes pour le socialisme avec l’objectif stratégique de l’indépendance et en forçant la démarcation entre l’indépendance et la souveraineté-association). Si cependant le mouvement ouvrier est affaibli, il pourrait, dans le contexte d’une victoire fédéraliste, subir une plus grande répression ainsi qu’un climat de démobilisation.

À l’opposé, une victoire du projet péquiste ouvre deux perspectives. Dans un cas, c’est l’occasion pour les diverses fractions de la bourgeoisie québécoise de reconstruire le système institutionnel canadien, sur le dos des intérêts de la grande majorité de la population québécoise. Dans un autre cas, la crise politique que soulève et approfondit une victoire du PQ continue de déstabiliser le système de domination capitaliste et permet au mouvement ouvrier et populaire de renforcer son camp par une présence plus importante en tant que protagoniste important des enjeux nationaux. La bourgeoisie québécoise serait plus facile à isoler par un camp populaire renforcé. Elle ne profiterait plus de l’unanimité nationaliste que lui confère sa direction sur le mouvement national. La défaite de la bourgeoisie nordaméricaine ouvre davantage la brèche dans le système politique capitaliste au Canada et au Québec.

Pour une intervention politique du mouvement ouvrier

Depuis 1976, le mouvement ouvrier au Québec a subi de nombreux échecs. Une vague de démobilisation et de confusion traverse plusieurs organisations syndicales et populaires. Le courant principal va dans le sens de se tenir à l’écart de la lutte politique.

Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette situation, mais il est certain que l’élection du PQ en a été un des principaux. Élu par la classe ouvrière, les agriculteurs et la petite bourgeoisie salariée, le nouveau gouvernement et son « préjugé favorable » ont joui de la confiance d’une partie importante du mouvement ouvrier et populaire. Malgré les nombreux déboires, les attaques contre le mouvement syndical (Loi 45, attitudes anti-ouvrières à Robin Hood, Commonwealth Plywood), et la « cerise sur le gâteau » qu’a été la présentation d’offres tout à fait provocantes au Front commun, le PQ bénéficie encore d’un appui significatif auprès de couches populaires importantes. La tendance sociale-démocrate et populiste du PQ sait très bien utiliser ces contradictions en faisant remarquer au mouvement syndical qu’il n’a pas vraiment d’autres choix et que la question de l’indépendance du Québec doit transcender les intérêts étroits (il ne faut pas « barginner » sur l’indépendance, dixit Gérald Godin, député péquiste de Mercier). Cette présence politique du PQ est encore plus forte dans le mouvement syndical et converge vers certaines tendances au sein des syndicats pour demeurer à l’écart sur la question nationale, de façon à laisser au PQ le monopole de la bataille politique.

Par ailleurs, la démobilisation actuelle est aussi le résultat des contradictions au sein même du mouvement ouvrier, de son immaturité politique et de son incapacité à synthétiser ses revendications dans une éventualité politique globale. Ces faiblesses dans le mouvement ouvrier québécois, qui ne datent pas d’hier, sont assez importantes pour que le PQ réussisse généralement à les utiliser pour diviser les forces ouvrières et populaires et les évacuer de la scène politique.

Comme l’ensemble du mouvement ouvrier, les secteurs de gauche au sein des organisations syndicales et populaires ont traversé une période de transformation très rapide. En quelques années, le mouvement ouvrier s’est politisé, souvent superficiellement et sur des positions très générales de principes. Dans ce sens, le recul perceptible de ces dernières années était et demeure normal, et correct dans un sens (pour permettre d’approfondir les positions et de les rendre présentes parmi la masse des travailleurs souvent assez loin des débats se leurs propres organisations). Toutefois, le danger persiste si cette tendance s’institutionnalise.

Aujourd’hui, le contexte est difficile. À la division traditionnelle entre les secteurs plus conservateurs et les secteurs plus combatifs et progressistes (qui menace constamment le fragile équilibre au sein des centrales syndicales entre ceux qui veulent avancer « trop vite » et ceux qui trainent de la patte), s’ajoute une division au sein des secteurs de gauche entre divers pôles au sujet de l’indépendance (la majorité étant constituée par ceux qui évaluent que la conjoncture en général n’est actuellement pas favorable à une intervention directe et politique du mouvement ouvrier sur la question de l’indépendance du Québec ; une minorité d’inspiration ML justifie cette hésitation par le renvoi de l’action politique à un « grand soir » prolétarien à travers le Canada ; enfin, une autre minorité préconise une intervention du mouvement dans le sens de l’indépendance). De plus, toute la conjoncture en général est défavorable au mouvement ouvrier dans le sens d’une domination presque totale de la direction du PQ sur l’échéance concrète du référendum, sur le type même, d’enjeu (la fameuse question).

Dans la perspective du Front commun du secteur public et parapublic, une intervention politique nécessite de bien éclairer les enjeux, de bien démarquer la stratégie du mouvement ouvrier de celle du PQ et de la bourgeoisie canadienne; la position du mouvement sur la question de l’indépendance ne doit pas entraver la lutte concrète. En retour, la lutte contre l’oppression nationale doit aussi se déployer sur le terrain politique. Le renforcement du mouvement ouvrier passe certainement par son affirmation en tant que force politique (ce qui ne veut pas dire que les organisations de masse doivent abandonner les combats quotidiens. Ces dernières doivent assumer les luttes dans leur sens politique). Cela implique une vigoureuse intervention sur la scène politique réelle et actuelle. Cette intervention politique de la classe ouvrière et des couches populaires vise à les placer en tant que protagonistes principaux des luttes politiques. Pour cela, elles doivent d’abord prendre leur essor sur un champ politique où elles ne sont pas ces protagonistes principales, mais plutôt une force secondaire, sur un champ de bataille où les forces principales sont constituées d’autres classes sociales, d’autres blocs sociaux. La classe ouvrière et les couches populaires doivent s’imposer politiquement, par une stratégie qui vise à constituer autour d’elles un « contre-bloc » social, une possibilité d’ensemble effective, qui implique nécessairement des alliances, des tactiques, des compromis aussi. L’intervention politique des forces populaires est un processus, une bataille de longue haleine, qui visent à unir toutes les couches d’exploités et à disloquer les camps ennemis. Dans cette dynamique doit naitre et croître l’organisation politique des travailleurs, en tant que composante, force de synthèse et d’organisation du mouvement ouvrier et populaire. L’organisation politique à bâtir ne peut être l’unique véhicule des aspirations des travailleurs à une autre société, même si elle doit aider à centraliser ces aspirations et à les traduire en une stratégie cohérente, en symbiose avec les organisations syndicales et populaires.

Aussi, l’objectif de l’indépendance constitue une stratégie qu’on peut concrétiser, où les Caisses populaires pourraient former un bloc social, anti-impérialiste et anticapitaliste dans une progression où notre camp se renforcerait et se consoliderait. Le mouvement ouvrier a donc tout intérêt à intervenir dans cette conjoncture où sont posés plusieurs enjeux fondamentaux quant à l’avenir politique immédiat du Québec et du Canada. Cette intervention, il nous semble, devrait être axée sur trois grandes dimensions.

• Premièrement, il est nécessaire et urgent pour le mouvement ouvrier de clarifier et d’approfondir ses objectifs fondamentaux. Dans sa définition du socialisme, le mouvement est en mesure de soumettre une série de principes programmatiques qui servent à sortir cette question des schémas mythiques où elle se trouve, particulièrement par les groupes ML. Le socialisme à bâtir au Québec doit prendre appui sur les luttes concrètes et les aspirations définies par les travailleurs dans leurs milieux de travail et dans leurs quartiers. Le socialisme implique un projet de société. Pour construire ce projet, les plateformes de revendications constituent une base qu’il faut inscrire dans une stratégie d’ensemble, un projet de société. C’est à cela que devrait et pourrait réfléchir le mouvement ouvrier, en parallèle avec la question d’une stratégie politique et des moyens pour y parvenir (la question du parti des travailleurs).

• Deuxièmement, cette stratégie politique à bâtir par le mouvement ouvrier connait un objectif constitutif, l’indépendance du Québec. L’indépendance serait le moment d’un nouveau rapport de forces, d’une brèche dans le système de domination capitaliste en Amérique du Nord, d’où l’opposition irréductible qu’elle suscite dans la bourgeoisie à l’échelle internationale. L’indépendance préconisée par le mouvement ouvrier québécois implique l’élaboration d’une stratégie anti-impérialiste et anticapitaliste à l’échelle continentale, et la coordination des forces ouvrières et populaires du Québec, du Canada et des États-Unis contre un même système de domination. La lutte pour l’indépendance est par ailleurs une lutte prolongée et complexe, un rapport de forces multiples.

• Troisièmement, quant au projet de souveraineté-association du PQ, le mouvement doit et peut intervenir dans le sens de l’approfondissement de la crise politique qui en découle. Ceci veut dire concrètement ne pas négocier la lutte pour les revendications ouvrières et populaires ni le droit de défendre nos propres positions, mais poursuivre et approfondir nos mobilisations dans le sens de battre la bourgeoisie nord-américaine sans se subordonner au projet des diverses fractions de la bourgeoisie québécoise. Comment le mouvement ouvrier interviendra-t-il dans la campagne pour le référendum ? En revenant sur son objectif fondamental, et en adoptant une position tactique selon le rapport de forces. Le mouvement peut intervenir face au projet du PQ, en l’interprétant à sa manière et en jaugeant les effets politiques d’une victoire éventuelle :

– approfondissement de la crise politique inter-bourgeoise

– manifestation d’une aspiration populaire ã l’indépendance dans un sens antiimpérialiste et anticapitaliste.

Si par ailleurs, la direction du PQ pousse dans ses dernières conséquences l’ouverture à droite par la poursuite de son offensive contre le mouvement ouvrier et par des compromis encore plus flagrants sur l’option souverainiste, le mouvement ouvrier devrait se laisser la possibilité d’une attitude abstentionniste.

De tels scénarios sont assez généraux au moment où s’esquisse la phase ultime dans la bataille de référendum. Quoi qu’il en soit, le mouvement ouvrier ne pourra se permettre l’économie d’une intervention sans risquer d’en payer les coûts politiques et organisationnels. Cette voix populaire sera stratégique autant dans l’hypothèse d’une victoire péquiste qui consacrerait dans le silence du mouvement ouvrier sa totale hégémonie dans la bataille nationale que dans l’hypothèse d’une défaite avec l’inévitable réaction de droite qui s’ensuivra et avec les effets de démobilisation. D’autre part, cette intervention politique devra dépasser les positions des principes pour s’inscrire dans la dynamique politique telle qu’elle s’opère aujourd’hui. Pour ce faire, il faudra que la position adoptée soit le résultat d’une intense et massive discussion à la base dans les organisations syndicales et populaires. Il est certain par ailleurs que cette intervention ouvrière dans le combat référendaire comporte des risques qu’il faut sérieusement évaluer dans le cadre conjoncturel défavorable. La meilleure stratégie pour le mouvement ouvrier consisterait évidemment à affirmer son autonomie politique dans la bataille actuelle, précisant ses objectifs fondamentaux (le socialisme), sa stratégie politique (l’indépendance) et affirmant son appui tactique au « oui » souverainiste dans le sens de perpétuer la crise politique canadienne et d’exercer une pression croissante sur le bloc social recouvert par le PQ.

Cependant, il est opportun de bien évaluer les forces au sein du mouvement ouvrier ainsi que d’adapter l’intervention à l’évolution politique conjoncturelle. De la même manière, l’hypothèse d’un mot d’ordre abstentionniste devra être fondée sur ses effets dans le sens du renforcement politique du mouvement ouvrier.


1 Cahiers du Socialisme, no 4, automne 1979

2 Le Centre de formation populaire a été également dans les années 1970-80 un « think-tank » de gauche pour les mouvements populaires. Le comité sur la question nationale était composé de (par ordre alphabétique) : Pierre Beaulne, Pierre Beaudet, Yves Bélanger, Gilles Bourque, Suzanne Chartrand, François Cyr et Louis Favreau.

3 Par mouvement social, nous entendons l’ensemble des composantes sociales, organisées, mises en action lors de conflits sociaux. Le PQ représente l’une des composantes politiquement organisées de ce mouvement qu’il a su engager en bonne partie sous sa direction.

4 Malgré ce que peuvent en dire Claude Ryan et les groupes marxistes-léninistes.

5 A nouveau sur ce sujet, La politique constitutionnelle du M.S.A,/PQ de 1968 à 1979, Yves Vaillancourt, C.F.P. 1979.

6 Idem.

7 Cette timidité de la bourgeoisie est d’ailleurs commune ä toutes les bourgeoisies des formations sociales dominées…

8 Encore là, il ne faut pas voir ces compromis comme une « trahison », mais comme la logique d’un projet de construction d’un bloc social. Le PQ qui veut moderniser le capitalisme tente de concilier les intérêts à long terme de la bourgeoisie (restructuration, paix sociale) avec ses intérêts à court terme (augmentation de l’exploitation, spéculation). Par exemple, les petits et moyens entrepreneurs, les commerçants, les élites « professionnelles » classiques (médecins, avocats, ingénieurs).

9 Par néolibérale, on entend l’orientation réformiste qui existait au début des années 60 au sein du Parti libéral du Québec, fondamentalement précapitaliste, mais portée à confier à l’État un rôle de coordination et de gestion de l’économie capitaliste.

10 Voir à ce sujet, Pierre Beaulne Le capital québécois dans la crise politique canadienne, CEQ, CG-60, 1979, 78 p

11 Voir à ce sujet La question nationale; un enjeu pour le mouvement ouvrier, CFP, 1078.

12 Le report du référendum au printemps 1980 est justement une manœuvre pour régler le cas du Front commun du secteur public en faisant jouer la carte de « l’intérêt national ».

 

Débat. « La Western Mass Labor Federation AFL-CIO a adopté une résolution contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie »

21 avril 2022, par CAP-NCS
Le 12 avril, la Western Massachusetts Area Labor Federation AFL-CIO s’est jointe à un nombre croissant d’organisations syndicales pour adopter une résolution demandant le (…)

Le 12 avril, la Western Massachusetts Area Labor Federation AFL-CIO s’est jointe à un nombre croissant d’organisations syndicales pour adopter une résolution demandant le retrait de toutes les forces russes d’Ukraine et la résolution du conflit par des négociations diplomatiques intensives qui respectent la souveraineté ukrainienne. La diplomatie, et non la guerre et la puissance militaire, est le seul moyen de promouvoir la sécurité et la prospérité des travailleurs en Ukraine, en Russie, aux Etats-Unis et dans le monde entier.

Nous demandons au Président Biden et au Congrès de renoncer à notre longue histoire destructrice de politique étrangère militarisée et de s’engager plutôt dans une diplomatie robuste et des efforts de désescalade.

***

«Considérant que la Western Massachusetts Area Labor Federation AFL-CIO s’est engagée à faire entendre la voix anti-guerre des travailleurs et travailleuses dans le débat national actuel; et

  • Attendu que l’invasion russe de l’Ukraine constitue une violation flagrante de la Charte des Nations unies; et
  • Attendu que cet acte d’agression inflige une douleur, une souffrance et une mort horribles à la population civile de l’Ukraine, tout en forçant plus de 4 millions de personnes à fuir le pays en tant que réfugiés, et en créant le risque d’un conflit plus large qui pourrait dégénérer en une guerre nucléaire de laquelle ne sortirait aucun vainqueur; et
  • Attendu que les Etats-Unis et l’OTAN ont joué un rôle provocateur dans la précipitation de cette crise en élargissant les rangs de l’OTAN et en déployant des forces militaires stratégiques aux frontières de la Russie; et
  • Attendu que les Etats-Unis ont un passé destructeur en matière de politique étrangère militarisée qui est motivée par les intérêts des entreprises, y compris, mais sans s’y limiter, les secteurs du pétrole et de l’armement, une politique qui détourne les ressources des programmes qui répondent aux besoins du public; et
  • Attendu que la véritable sécurité nationale est fondée sur le bien-être général de la population – soins de santé, éducation, emplois à salaire décent, durabilité environnementale, droit de vote et engagement civique démocratique, et justice sociale – et non sur des budgets militaires plus importants et des armes toujours plus meurtrières; et
  • Considérant que les atrocités actuelles soulignent la nécessité de rechercher une solution diplomatique à cette crise, de parvenir au retrait total des forces militaires russes d’Ukraine et à la construction d’une nouvelle architecture de sécurité européenne et de désarmement nucléaire; et
  • Attendu que les travailleurs et travailleuses des Etats-Unis, ainsi que ceux de Russie et d’Ukraine, ont un intérêt commun à limiter la puissance de leurs armées et à rediriger les vastes ressources destinées à la guerre vers des programmes qui améliorent leur vie et répondent à l’urgence climatique;
  • Il est donc décidé que la Western Mass Area Labor Federation recommande à l’AFL-CIO d’exprimer sa solidarité avec les travailleurs et travailleuses d’Ukraine et de Russie, y compris ceux qui ont courageusement manifesté leur opposition à l’agression de la Russie, et de condamner l’invasion russe de l’Ukraine, tout comme l’AFL-CIO a précédemment condamné l’invasion et l’occupation des Etats-Unis de l’Irak.
  • Il est en outre décidé que nous recommandons à l’AFL-CIO d’exiger une solution diplomatique immédiate qui garantisse le retrait de toutes les forces militaires et paramilitaires russes et étrangères d’Ukraine et respecte la souveraineté ukrainienne; et
  • Il est en outre décidé que nous recommandons à l’AFL-CIO de dénoncer le traitement discriminatoire des réfugié·e·s fondé sur la race, la religion, l’origine nationale ou le fait que leur gouvernement soit allié aux Etats-Unis, ce qui conduit les Etats-Unis et leurs alliés européens à accueillir les Ukrainiens blancs tout en rejetant les réfugiés de couleur et les réfugiés qui ont été lésés par les opérations militaires soutenues par les Etats-Unis; et
  • Il est en outre décidé que nous recommandons à l’AFL-CIO de dénoncer l’indignation morale sélective qui est évidente dans le silence quasi universel dont nous sommes témoins en Occident concernant les crimes de guerre perpétrés par les Etats-Unis et leurs alliés en Afghanistan, au Yémen, en Palestine, en Iran, au Venezuela et ailleurs, et nous exigeons par la présente que les gouvernements occidentaux accueillent tous les réfugié·e·s et poursuivent des politiques de paix et de justice qui leur permettent de rester dans leur pays d’origine; et
  • Il est également résolu que la Western Mass Area Labor Federation est profondément préoccupée par la façon dont la guerre en Russie met en évidence les dangers de la dépendance aux combustibles fossiles. Nous rejetons les politiques économiques qui aggravent la crise climatique et exigeons que notre gouvernement rejette les appels à forer davantage de pétrole et de gaz ici aux Etats-Unis. Au contraire, ce moment exige que nous rompions complètement notre dépendance aux combustibles fossiles en investissant dans les énergies renouvelables; et
  • Il est en outre résolu que la Western Mass Area Labor Federation recommande à l’AFL-CIO de demander au gouvernement des Etats-Unis de soutenir le statut de l’Ukraine en tant qu’Etat neutre ne faisant partie d’aucune alliance militaire, et d’apporter son soutien aux négociations en vue d’une nouvelle architecture de sécurité européenne commune à tous les Etats, qui conduise au retrait et à l’élimination de toutes les armes nucléaires.
  • Il est également résolu que la Western Mass Area Labor Federation appelle les bureaux nationaux et de l’Etat du Massachusetts de l’AFL-CIO, tous les syndicats affiliés et toutes les autres organisations syndicales des Etats-Unis à réaffirmer que la diplomatie, et non la guerre et la puissance militaire, est le seul moyen de promouvoir la sécurité et la prospérité des travailleurs et travailleuses en Ukraine, en Russie, aux Etats-Unis et dans le monde entier.
  • Il est enfin décidé que la Western Mass Area Labor Federation se tient aux côtés des travailleurs et travailleuses du monde entier au nom de la paix et de la justice.

Cette résolution a été publiée pour la première fois en date du 13 avril 2022 sur le site WMALF.org. https://wmalf.org/news/western-mass-labor-federation-afl-cio-announces-anti-war-resolution


La Western Massachusetts Area Labor Federation est une coalition de plus de 60 syndicats locaux de l’ouest du Massachusetts qui se consacre à la construction du pouvoir et d’un monde meilleur pour tous les travailleurs. Suivez-les sur @WWmalf.

 

La grande bataille de l’immigration

21 avril 2022, par CAP-NCS
Entrevue d’Andrés Fontecilla, député de QS[1]   S. V. – Durant la dernière campagne électorale, on a dit de la Coalition avenir Québec (CAQ) et du Parti libéral du Québec (…)

Entrevue d’Andrés Fontecilla, député de QS[1]

 

S. V. – Durant la dernière campagne électorale, on a dit de la Coalition avenir Québec (CAQ) et du Parti libéral du Québec (PLQ) qu’ils étaient les deux faces d’une même pièce. Selon toi, quelles sont les différences entre ces deux partis ?

A. F. – De façon générale, je pourrais dire que la CAQ et le Parti libéral se rejoignent sur une même philosophie de l’économie et des inégalités sociales. Les deux partis expriment le point de vue de l’élite économique. Mais au-delà de ça, il y a d’importantes différences. Pour moi, la CAQ est un parti nationaliste conservateur. Son conservatisme est assez bleu ou bleu pâle, car il a un discours sur la défense des intérêts du Québec, sans jamais remettre en cause les fondements du fédéralisme canadien. Ce nationalisme mou s’exprime par une approche qui prétend défendre la place du Québec dans le Canada, mais sans faire trop de grabuge, en rouspétant de temps en temps. Sur le plan économique, la CAQ, surtout durant la période de la pandémie de COVID-19, a hésité à aller vers des politiques d’austérité. C’est possible qu’elle aille dans ce sens-là dans la prochaine période, on verra, mais pour l’instant, elle n’a pas vraiment montré de signaux que c’était là son horizon politique. Contrairement au Parti libéral qui est beaucoup plus néolibéral.

S. V. – Comment le conservatisme de la CAQ se traduit-il sur les questions reliées à l’immigration ?

A. F. – C’est sur le terrain des relations avec les minorités issues de l’immigration qu’il se manifeste. Tout d’abord, il y a un conservatisme évident dans la loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, dont la visée officielle est d’assurer « la laïcité grandement en danger au Québec », mais qui s’en prend plutôt à une minorité, soit les femmes musulmanes qui portent le voile. C’est clair, c’est moins une loi sur la laïcité qu’un message envoyé à l’électorat francophone, surtout celui des régions, pour lui dire que la CAQ agit en interdisant aux femmes portant le voile d’occuper un poste d’enseignante, tout en leur permettant de travailler dans les services de garde des écoles. C’est un puissant symbole lancé par le gouvernement de la CAQ : il va défendre l’« identité » du peuple québécois. Ce qui plaît à des secteurs assez larges de la société québécoise un peu conservateurs, et même à des secteurs de la gauche, qui ont embrassé l’idée que les femmes voilées constituent une menace à la laïcité au Québec et dans le monde occidental.

S. V. C’est un détournement de sens ?

A. F. – En réalité, l’identité québécoise se joue sur d’autres terrains, par exemple sur la question de la langue française et sur l’explosion de la popularité des systèmes scolaires postsecondaires anglophones. On constate également l’exode des familles francophones de Montréal vers les banlieues, ce qui concentre à Montréal de nombreuses familles issues de l’immigration, permettant ainsi une dynamique d’anglicisation de Montréal. Sur le fond, ce qui en ressort, c’est que la CAQ considère l’immigration d’un point strictement utilitariste. Loin de moi l’idée de ne pas envisager l’immigration comme un fait objectivement économique, mais l’immigration n’est pas seulement cela. Elle comporte des aspects démographiques, des aspects socioculturels, etc. Il faut examiner l’immigration comme un phénomène global, non pas strictement du point de vue économique, pour satisfaire les besoins économiques du Québec et des patrons.

S. V. – On observe que l’élite économique est critique face au discours de la CAQ sur l’immigration…

A. F. – Pour moi, il y a une différence politique entre les intérêts du patronat et ceux de la CAQ. La priorité pour ce parti est de se faire réélire. D’où son double discours. D’une part, il traite l’immigration d’un point de vue strictement économique et veut en maximiser les retombées. D’autre part, il veut envoyer un message à sa base électorale disant que la CAQ va contrôler et diminuer l’immigration. Ainsi, au début de son mandat, le gouvernement de la CAQ a réduit les seuils d’immigration, au grand dam du Conseil du patronat, dont les intérêts exigent une main-d’œuvre abondante et docile, et prête à travailler pour de faibles salaires. On a aussi entendu le premier ministre François Legault, il y a quelques mois, privilégier des immigrantes et immigrants qui gagnent un salaire annuel de 50 000 dollars. En pratique, cette politique est complètement déconnectée de la réalité. L’immigration n’est pas seulement destinée à pourvoir des postes dans les secteurs de pointe comme l’intelligence artificielle ou des postes d’ingénieurs chez Bombardier par l’immigration de diplômé·e·s. Du point de vue patronal, il faut recourir à l’immigration pour occuper les postes les moins bien rémunérés de la société.

S. V. – Souvenons-nous du slogan de la CAQ, « Il faut en accueillir moins, mais mieux »…

A. F. – Concrètement, la CAQ a maintenu à peu près la même politique que le Parti libéral, dont le fondement est d’imposer un système qui agit comme une agence de placement à l’international. On veut dénicher les bons profils d’immigrants au Mozambique ou au Togo, en Colombie, en Turquie, pour les coupler avec des emplois dans une entreprise à Montréal, à Saint-Hyacinthe ou ailleurs – l’ex-ministre de l’Immigration, Simon Jolin-Barrette, voulait prioriser le placement des immigrants en région. Or, ce système est illusoire car il n’y a qu’un petit volume d’immigrants qu’on peut traiter en fonctionnant comme une agence de recrutement, en arrimant le profil particulier d’un individu avec un emploi aux tâches bien définies. C’est la limite de ce modèle technocratique où la technologie est censée tout régler. Il s’agit juste d’implanter les bons systèmes, suffisamment sophistiqués, avec les outils informatiques et les logiciels appropriés. Dans les faits, le système ne fonctionne pas bien, car on vit une pénurie de main-d’œuvre. Lorsque des milieux patronaux disent qu’il faut ouvrir les portes de l’immigration, c’est pour faire rentrer beaucoup d’immigrants et d’immigrantes afin de pourvoir les postes où il y a pénurie.

S. V. – Que dire de plus sur cette idée de « régionaliser » l’immigration ?

A. F. – Il est vrai que les immigrants et les immigrantes résident en grande majorité à Montréal. Simon Jolin-Barrette s’était donné la mission d’envoyer des immigrants s’installer dans différentes régions du Québec. Cela peut être une bonne chose, mais tout dépend de la manière. Le gouvernement voulait utiliser et la carotte et le bâton, mais surtout le bâton. Il a même avancé l’hypothèse d’accorder un permis de résidence permanente au Québec à des personnes immigrantes, à la condition d’occuper un emploi pendant un certain nombre d’années en région, en espérant qu’après cette période, elles vont demeurer sur place.

Cependant, il y a des blocages. Ainsi, le système fédéral garantit la liberté de mouvement. On ne peut obliger une personne à demeurer dans un lieu ou une autre. On peut le faire par exemple pour les réfugié·e·s, mais pas pour les immigrants en général. Le gouvernement a donc dû abandonner ses prétentions pour des raisons légales. Il ne lui reste alors que des moyens incitatifs. Il faudra voir si les moyens mis en place pour encourager les nouveaux arrivants à s’installer en région sont efficaces. Il est vrai que la CAQ a investi beaucoup d’argent dans l’accueil et l’intégration des nouveaux arrivants et arrivantes et à Montréal et en région. Mais encore une fois, l’argent est-il investi de la bonne façon ?

S. V. – Comment envisages-tu la prochaine campagne électorale et le débat autour des enjeux d’immigration qui auront été gérés pendant quatre ans par le gouvernement de la CAQ, et ce, dans le contexte pandémique ?

A. F. – Le point central du débat sur l’immigration, ce sont les seuils d’immigration qui ont diminué durant les deux premières années de gouvernement de la CAQ. En principe, le gouvernement entend procéder à une consultation sur les seuils d’immigration qui vont prévaloir pendant les trois prochaines années. Or, cette consultation est prévue pour l’automne 2022, on sera à ce moment-là en pleine période électorale. Il est donc possible que ça devienne un enjeu de la campagne. Certains disent que cette discussion ne devrait pas être politisée, comme l’ancien chef du Parti québécois pour qui les seuils d’immigration devraient être définis par un processus soi-disant objectif par la vérificatrice générale du Québec. Mais on sait qu’on ne peut pas s’en tenir qu’à l’aspect quantitatif, c’est aussi une question politique. Un afflux important de personnes qui viennent de l’étranger est toujours politique, parce qu’il y a le questionnement sur comment ces personnes vont coexister et s’intégrer à la majorité. Ce n’est pas par de savants calculs qu’on peut réussir ça. C’est une question politique.

S. V. – Malgré tout cela, on va en revenir aux débats sur les chiffres…

A. F. – La question des seuils d’immigration détermine toute une série de politiques, comme le Programme de l’expérience québécoise, le PEQ. Le problème du PEQ était qu’il était tellement populaire qu’il dépassait largement les quotas d’immigration établis. Donc, pour la CAQ, il faut fermer ou restreindre ce type de programme. Les quotas détermineront l’ampleur des admissions aux différents programmes. La question des seuils va donc être cruciale. J’ose espérer que la CAQ n’entreprenne pas une consultation juste avant les élections. Que la question soit extrêmement politisée, c’est normal, mais il ne faut pas qu’elle devienne une arme électorale, ce qui peut être catastrophique pour les minorités. Et je suis convaincu qu’on ne pourra jamais sortir la partisanerie du débat sur l’immigration. Mais si on peut la découpler du processus électoral, ce serait une bonne chose pour établir un sain débat.

S. V. – Un autre aspect qui fait peu l’objet de débat mais qui prend de plus en plus de place dans l’ensemble des pays, riches et pauvres, c’est l’immigration temporaire…

A. F. – On constate une croissance de plus en plus marquée des secteurs d’immigration temporaire. Les personnes immigrantes temporaires constituent une population au statut migratoire précaire qui n’a pas facilement accès à la résidence permanente. Encore une fois, il s’agit d’une vision utilitariste du gouvernement de la CAQ qui n’hésite pas à profiter des gens. On exige de ces migrantes et migrants de payer des frais de scolarité pour obtenir leur diplôme ou encore de travailler très fort dans les champs à faire les récoltes. Mais ensuite, on leur dit de partir. C’est la même approche de la part du gouvernement fédéral qui accueille beaucoup d’immigrants temporaires. Cela amène toutes sortes de problèmes et d’abus sur le plan de la citoyenneté, des droits, plein de situations précaires.

S. V. – Est-ce que cela divise la société ?

A. F. – L’immigration temporaire fait fonctionner l’agriculture. Sans tous les travailleurs temporaires du Mexique et de l’Amérique centrale, il n’y aurait pas d’agriculture au Québec. Le problème, c’est que leur permis de travail n’est attaché qu’à un seul employeur. Il n’y a donc pas de liberté de mouvement pour eux et ça mène à des situations de vulnérabilité, à des possibilités d’abus. Loin de moi de dire que la plupart des patrons agricoles maltraite ses employés. Mais on connaît certaines entreprises agricoles qui, en « bonnes  » entreprises capitalistes, imposent des situations inacceptables. Nous sommes en train de construire une société à deux vitesses sur le plan migratoire. Il y a un groupe de personnes très importantes pour la société qui occupent des emplois faiblement rémunérés et qui ont très peu accès à des droits. Et il y a une autre société, majoritaire, qui a accès aux droits et libertés de la société québécoise et canadienne et qui jouit de leurs bienfaits.

S. V. – Cette situation est devenue plus apparente pendant la pandémie…

A. F. – Lors de la première période de confinement imposée par la COVID-19, qui a fait fonctionner la société ? Ce sont beaucoup des gens à statut migratoire précaire travaillant dans les abattoirs, dans les CHSLD, pour prendre soin des personnes âgées, tous des emplois extrêmement mal rémunérés. Ce sont eux qui font fonctionner les services, la base fondamentale de la société. Pendant la pandémie, ils ont gagné un peu en visibilité. Nous, à Québec solidaire, étions toujours dans la lutte avec elles et avec eux, et dans ce contexte, nous avons remporté quelques gains. Par exemple, nous avons gagné l’accès aux écoles pour les enfants de parents sans papiers ou à statut précaire. Dernièrement, nous avons obtenu l’adoption du projet de loi 83, qui assure l’accès à des soins de santé pour les enfants de parents à statut précaire. Mais il y a encore des problèmes d’accessibilité à certains services. Ainsi, les femmes enceintes au statut migratoire précaire n’ont pas droit à des soins de santé et les familles n’ont pas accès à des services de garde subventionnés. C’est une lutte constante, parce que ces personnes ne sont ni des citoyens ni des résidents permanents; leur statut plus ou moins bien défini peut disparaître du jour au lendemain. Également, il y en a beaucoup qui avaient un statut et qui l’ont perdu.

S. V. – Quel est ton avis sur la question des réfugié·e·s afghans à la suite de la reprise du pouvoir par les talibans ?

A. F. – Le Québec doit recevoir une partie substantielle de ces réfugié·e·s, et il faut que ce soit fait rapidement. Également, l’accueil des réfugié·e·s afghans ne doit pas se traduire par une politique restrictive à l’endroit d’autres personnes venant d’autres pays et qui cherchent refuge. Cela veut dire qu’il faut nécessairement augmenter les seuils d’immigration afin de recevoir les réfugié·e·s afghans tout en continuant d’accueillir les personnes réfugiées déjà en attente. Le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration du Québec doit absolument redémarrer le programme de parrainage privé, car il y a beaucoup de personnes et d’organismes qui voudraient y avoir recours. Actuellement, le programme est fermé parce qu’il y aurait eu des irrégularités. Le gouvernement doit régler ces problèmes et permettre à la société québécoise de manifester sa solidarité. Accueillir ces personnes est une responsabilité politique du Québec et du Canada. Il faut se souvenir que l’implication canadienne dans cette guerre impérialiste a été largement responsable de la débâcle qui mène des millions d’Afghans et d’Afghanes à tenter de fuir leur pays.

Sebastián Vielmas est politicologue à Québec


  1. Andrés Fontecilla est député à l’Assemblée nationale et porte-parole de Québec solidaire (QS) en matière d’immigration, de diversité et d’inclusion. Il représente la circonscription de Laurier-Dorion située dans l’arrondissement Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension à Montréal.

 

L’ère des impérialismes continue : la preuve par Poutine

20 avril 2022, par CAP-NCS
L’invasion de l’Ukraine par la Russie témoigne de son impérialisme. Mais l’impérialisme est également une structure de l’espace mondial dominé par quelques pays qui s’appuient (…)

L’invasion de l’Ukraine par la Russie témoigne de son impérialisme. Mais l’impérialisme est également une structure de l’espace mondial dominé par quelques pays qui s’appuient d’une manière qui leur est propre sur leur puissance économique et leurs capacités militaires. Dans cet espace mondial, l’interaction entre le nouveau cycle de militarisation et le durcissement de la concurrence économique devient plus intense. L’humanité est confrontée, comme dans les conjonctures antérieures de l’impérialisme, aux plus graves dangers.

L’insertion de la Russie dans l’économie mondiale: d’Eltsine à Poutine

La Russie est entrée dans une dynamique capitaliste après la disparition de l’URSS et, dès le début, l’intégration dans le marché mondial a guidé les réformes du gouvernement Eltsine. Le développement d’un ‘capitalisme des oligarques’ a été conçu par des économistes américains et russes et le soutien financier du FMI n’a jamais manqué. Les programmes mis en place à l’initiative du FMI et de la Banque mondiale ont été qualifiés de « thérapie de choc » par Jeffrey Sachs, professeur à Harvard et qui en fut un de ses promoteurs [1]. Dans les pays ex-«socialistes», ces prescriptions se sont traduites par ce que Marx nommait une « accumulation primitive du capital » qui repose sur les méthodes les plus brutales de mise en mouvement de la force de travail.

La classe dominante russe, appelée ‘oligarque’ mais qui est typiquement capitaliste, s’était formée au cours des réformes (la perestroïka) engagée en URSS par Mikhaïl Gorbatchev au cours des années 1980. Elle fut rejointe par les dirigeants des usines qui furent privatisées en application de la ‘thérapie de choc’. A la fin des années 1990, trois ou quatre groupes d’oligarques dominaient l’économie et la politique russe [2]. Ils avaient ancré l’économie russe dans la ‘mondialisation’ après l’adhésion de la Russie au FMI en 1992. Toutefois, les conséquences sociales dramatiques de l’accumulation primitive (baisse de l’espérance de vie, perte de droits sociaux, revenus en baisse, etc.) – dont témoignaient par exemple les grèves des mineurs de charbon en mai 1998, le pillage organisé des ressources naturelles, le défaut de la Russie sur sa dette publique en 1998 et la soumission du gouvernement d’Eltsine à la domination du bloc transatlantique (voir plus loin) – conduisirent à son remplacement par Poutine. La déclaration commune de Bill Clinton et de Boris Eltsine, faite en 1993, affirmant « l’unité au sein de l’aire euro-atlantique de Vancouver à Vladivostok », s’était en fin de compte traduite par un effondrement de la Russie et une expansion de l’OTAN déjà qualifiée d’« inacceptable » dans un document de sécurité nationale publié en 1997 [3].

Vladimir Poutine a procédé à une sérieuse réorganisation/épuration de l’appareil d’Etat russe. Sa politique économique a été reconstruite autour d’un Etat fort et elle a pris appui sur l’appareil militaro-industriel, la définition d’objectifs planifiés et même quelques renationalisations. Un de ses conseillers, qui quitta la Russie en 2013 en désaccord avec lui et qui devint économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), rappelle que l’objectif des réformes des années 2000 était une amélioration radicale du climat des affaires afin d’attirer les investissements étrangers [4]. En 2011, la Russie adhéra à l’OMC.

Vladimir Poutine a donc maintenu l’objectif d’intégration de la Russie dans la mondialisation. Il n’avait nullement l’intention de revenir à une sorte de construction du ‘capitalisme dans un seul pays’, pour paraphraser la vision de Staline. En 2008, un des plus influents groupes de réflexion (Think tanks) américains s’en félicitait et soulignait que « la Russie est intrinsèquement une composante de la communauté internationale et elle utilise son intégration économique [dans le monde, C.S.] afin de permettre à son économie d’atteindre ses objectifs ». [5] En 2019, la Banque mondiale classait encore la Russie au 31e rang dans son classement des pays selon la facilité d’y faire des affaires, soit un rang devant la France [6]… Depuis 2003, ce rapport annuel, fondé sur 41 critères et conçu par des économistes néoclassiques réputés, a servi à justifier la nécessité des mesures de déréglementation et de privatisation des infrastructures et services publics jusqu’à ce que le scandale éclate : certains classements étaient truqués sous pression de gouvernements (la Russie n’était toutefois pas incriminée). Misère ! Le FMI ne s’est pas appliqué à lui-même et à ses dirigeants les recommandations de bonne gouvernance qu’il impose aux peuples.

Les grands groupes eux-mêmes appréciaient les ambitions économiques de Poutine, ainsi que le déclare l’ancien PDG de BP (huitième groupe mondial) : « Loin d’être considéré comme un apprenti-dictateur, Poutine était vu comme le grand réformateur, celui qui donnerait un bon coup de balai dans les écuries. » [7] Et pour ne pas faire une longue litanie, on citera pour finir le PDG de BlackRock, premier fonds d’investissement mondial : « Au début des années 1990, l’insertion de la Russie dans le système financier mondial fut saluée [et ensuite] elle est devenue connectée au marché mondial des capitaux et fortement liée à l’Europe occidentale. » [8]

En somme, le gouvernement Poutine a complètement endossé l’expansion du capitalisme en Russie et son intégration dans le marché mondial, mais sous condition du maintien d’un contrôle étroit de son économie et de la population.

La politique économique a rencontré des succès pendant quelques années. Le PIB et les revenus des ménages ont augmenté, les investissements étrangers ont afflué, les recettes tirées des exportations ont progressé. Cette embellie économique a disparu à la fin des années 2000. La forte croissance du PIB (+7% par an entre 1999 et 2008) a laissé place à une quasi-stagnation : entre 2009 et 2020, le taux de croissance du PIB n’a pas dépassé 1% par an. En fait, la période de forte croissance a résulté de l’accumulation massive de la rente pétrolière et gazière : entre 1999 et 2008 la production de pétrole et de gaz a quintuplé et leur prix a plus que doublé au cours de la même période. Faute de diversification industrielle d’ampleur, l’économie et les finances publiques demeurent aujourd’hui étroitement dépendantes de la rente pétrolière et gazière. Ainsi, en 2018, la part du secteur pétrolier et gazier a été de 39% dans la production industrielle, de 63% dans les exportations, et de 36% dans les recettes budgétaires de l’Etat russe (source : OCDE). Cette addiction à la rente est d’autant plus dangereuse que les prix de ces ressources naturelles et leurs évolutions sont amplifiées sur les marchés de commodités (matières premières et denrées agricoles) largement dominés par des logiques financières.

Les investissements directs du reste du monde en Russie (IDE entrants, IDEe) et de la Russie vers le reste du monde (IDE sortants, IDEs) qui procèdent par rachat d’entreprises (les fusions-acquisitions) et par la construction de nouveaux sites de production sont soigneusement scrutés par les économistes, car ils sont emblématiques de l’internationalisation du capital. Le graphique 1 confirme les trois périodes concernant les IDEe et les IDEs de la Russie : de 1991 à 2000, leur effondrement sous le mandat d’Eltsine, leur forte croissance entre 2000 et 2008 et depuis 2008 leur tendance baissière, en dépit d’une l’embellie momentanée (2016-2018).

IDEe et les IDEs de la Russie de 1991 à 2020

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Lecture : Les IDE sortants de la Russie rapportés aux IDE sortants du monde se sont élevés à 4,3% en 2013 et 4,6% en 2018.
Source : l’auteur à partir des données de la Banque mondiale

L’objectif central de Poutine était de rétablir le poids géopolitique de la Russie dans l’espace mondial. Dès le début de son mandat, il a reconstitué une industrie d’armement qui avait été ébranlée au cours des années Eltsine. Le nombre d’entreprises de défense est passé de 1800 en 1991 à 500 en 1997 et leur production (militaire et civile) a chuté de 82% [9]. Poutine a réorganisé l’industrie, mis en place des structures centralisées d’exportation et maintenu une forte croissance des dépenses militaires après la crise de 2008, augmentant ainsi mécaniquement leur part dans le PIB jusqu’en 2017 (puisque celui-ci stagnait). Les dépenses consacrées aux systèmes d’armes représentent environ 62-65% du budget militaire (qui comprend également les dépenses de personnel et de fonctionnement), une proportion bien supérieure à celle des pays développés [10]. Une idée de la ponction sur les richesses est donnée par l’indicateur dépenses militaires/PIB : la part des dépenses de défense dans le PIB a évolué entre 4,2 et 4,5% au cours de la décennie 2010, un montant légèrement supérieur à celui des Etats-Unis.

Poutine a donc affermi les deux forces motrices – les oligarques et l’appareil militaro-industriel – qui structuraient la Russie post-soviétique afin de rétablir son statut international.

A la fin des années 2000, l’accumulation des difficultés économiques est allée de pair avec des ambitions militaires croissantes. Faire la guerre coûte d’autant plus cher que l’économie stagne. Plus on fait la guerre et plus les ponctions opérées sur les secteurs productifs augmentent, qu’elles s’exercent par l’intégration d’activités civiles (automobiles, compagnies aériennes, etc.) dans les conglomérats de défense ou par l’obligation faite aux compagnies minières et d’énergie d’acheter certains de leurs produits aux entreprises de défense [11]. Il faut ajouter que des centaines d’entreprises russes de défense auxquelles l’industrie ukrainienne fournissait un certain nombre de sous-systèmes électroniques jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014 ont dû trouver d’autres fournisseurs. Enfin, la part des ventes d’armes russes dans le commerce mondial des armes a nettement diminué depuis 2014.

Il est tentant d’établir une relation de causalité linéaire entre, d’une part, l’intensification du militarisme russe et, d’autre part, ses difficultés économiques et la baisse continue de sa place dans l’économie mondiale, sans que le sens de la causalité soit clair. En fait, les interrelations existent et elles ont été construites au cours des décennies précédentes. La décomposition du régime soviétique au cours des années 1980 n’a pas détruit l’appareil militaro-industriel. Il n’a pas non plus été emporté par le mouvement de privatisations des entreprises décidé par les oligarques du gouvernement Eltsine. Poutine a redonné à l’appareil militaro-industriel la puissance qu’il avait momentanément perdue et l’a orienté vers l’objectif de redonner à la Russie son ‘rang dans le monde’.

L’invasion de l’Ukraine parachève un interventionnisme militaire qui a accéléré au cours des années 2000. Il s’explique par les profondes transformations internes que la Russie a connues après l’arrivée au pouvoir de Poutine. Mais le surgissement militaire de la Russie a été tout autant facilité par les bouleversements de l’ordre géopolitique et économique international qui forment ce que j’ai appelé le ‘moment 2008’ et qui a mis fin à la période de domination sans égale des Etats-Unis ouverte avec la disparition de l’URSS en 1991. Quatre évènements majeurs résument ces transformations : la crise financière de 2008 qui a affaibli les économies des pays développés et avant tout les Etats-Unis et l’UE, l’émergence de la Chine comme puissance géoéconomique, l’enlisement des armées américaines en Irak et en Afghanistan et l’explosion populaire (les ‘printemps arabes’) qui a ébranlé le Maghreb et le Moyen-Orient. Ces transformations de l’espace mondial ont d’abord été exploitées par l’impérialisme russe dans sa périphérie. La guerre en Ukraine est en effet le dernier maillon d’une chaîne d’invasions décidées par Vladimir Poutine : en Tchétchénie (1999-2000), en Géorgie pour soutenir l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie (2008), en Ukraine pour soutenir l’indépendance des régions de Louhansk and Donetsk et rattacher la Crimée à la Russie (2014) et l’envoi de troupes afin d’aider à la répression des manifestations au Kazakhstan (janvier 2022). Vladimir Poutine a également mis à profit cette nouvelle conjoncture internationale pour consolider ses positions militaires au Moyen-Orient grâce à l’intervention de l’armée russe contre le peuple syrien qui depuis 2011 réalisait lui aussi son ’printemps arabe’. L’intervention russe s’est faite au nom du mot d’ordre consensuel de ‘guerre au terrorisme’.

Un impérialisme multiséculaire ?

Le terme d’impérialisme a resurgi avec l’invasion russe en Ukraine. Il avait pratiquement disparu, à l’exception des critiques radicaux de la politique internationale des Etats-Unis dont la plupart lui préfèrent d’ailleurs le terme d’’empire’. Il avait pourtant déjà été utilisé après les attentats du 11 septembre 2001 par les nouveaux penseurs du capitalisme. Robert Cooper, conseiller diplomatique de Tony Blair puis de Javier Solana, haut représentant pour la politique de défense et de sécurité de l’UE, avait résumé l’humeur ambiante en parlant de la nécessité d’un ‘impérialisme libéral’ capable de faire la guerre à cette autre partie de l’humanité qu’il nommait les ‘barbares’. Impérialisme ‘libéral’, ‘humanitaire’, tel était le ‘fardeau de l’homme occidental’ à l’ère de la mondialisation. Les guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye en sont les bannières ensanglantées.

Aujourd’hui, la plupart des commentateurs utilisent le terme impérialisme dans un sens totalement opposé à celui qu’ils donnaient il y a vingt ans pour justifier le comportement des Etats-Unis et de l’Occident. Désormais, l’impérialisme russe décrit une invasion qui renoue avec l’utilisation directe de la force armée pour conquérir de nouveaux territoires et, selon ces mêmes commentateurs, la guerre en Ukraine s’inscrit dans une tradition pluriséculaire russe. Un groupe de réflexion américain influent cite une déclaration de Catherine II datant de 1772 afin d’établir une « continuité directe avec les deux empires russes : le premier sous la direction des Tsars Romanov (1727-1917) et le second avec l’URSS » [12]. Un commentateur français expérimenté note que « son tsar actuel, Vladimir Poutine » poursuit les ambitions impériales de l’Empire russe et s’interroge : “Vladimir Poutine, en marche vers un nouvel impérialisme russe ? » [13]

Ces raccourcis transhistoriques sont d’une très faible portée analytique. Certes, l’histoire est indispensable pour expliquer le présent, mais elle ne suffit pas. Qui pourrait se satisfaire d’une analyse qui expliquerait le redéploiement de l’armée française au Sahel après son départ du Mali en 2022 par la promulgation par Louis XIV du Code Noir légalisant l’esclavage en 1685 ? Plus important encore, l’affirmation d’une immuabilité de l’impérialisme russe fait le silence sur la rupture certes très temporaire mais profonde opérée au début du régime soviétique [14]. Le Président russe reproche d’ailleurs violemment « à la Russie bolchevik et communiste » d’avoir soutenu le droit du peuple ukrainien (mais également celui des peuples d’Arménie, d’Azerbaïdjan, de Biélorussie, de Géorgie, etc.) à l’autodétermination. Il est vrai que dès 1914, Lénine avait déclaré : « Ce que l’Irlande était pour l’Angleterre, l’Ukraine l’est devenue pour la Russie : exploitée à l’extrême, elle ne reçoit rien en retour. Ainsi, les intérêts du prolétariat mondial en général et du prolétariat russe en particulier exigent que l’Ukraine retrouve son indépendance étatique. » [15] Lénine fut effrayé par le comportement de Staline sur la question des nationalités, et comprit ce qu’il risquait de mettre en œuvre. Un de ses derniers écrits avant sa mort mettait en garde contre lui : « Une chose est la nécessité de faire front tous ensemble contre les impérialistes d’Occident, défenseurs du monde capitaliste. […] Autre chose est de nous engager nous-mêmes, fût-ce pour les questions de détail, dans des rapports impérialistes à l’égard des nationalités opprimées, en éveillant ainsi la suspicion sur la sincérité de nos principes, sur notre justification de principe de la lutte contre l’impérialisme. » [16] Trotski reprit également contre l’extermination du people ukrainien par Staline l’exigence du « droit à l’autodétermination nationale [qui] est bien entendu un principe démocratique et pas socialiste » et il revendiqua une Ukraine indépendante contre « le pillage et le règne arbitraire de la bureaucratie » [17].

Le recours à l’histoire est certes utile, mais à la condition de ne pas être un substitut à une analyse concrète [18].

Les impérialismes contemporains

La planète ne ressemble pas au ‘grand marché’ imaginé par les théories économiques dominantes. Elle constitue un espace mondial au sein duquel les dynamiques d’accumulation du capital interagissent en permanence avec l’organisation du système international des Etats. Il faut une fois de plus rappeler que le capital est un rapport social qui est politiquement construit autour d’Etats ‘souverains’ et qui se déploie sur des territoires définis par des frontières nationales. Certes, les mesures de déréglementation ont permis au capital argent de prêt de circuler sur les marchés financiers internationaux, mais leur valorisation prédatrice dépend en fin de compte de l’accumulation productive qui demeure le fondement de la création de valeur et qui est par définition territorialisée. La tendance « du capital à créer le marché mondial » que Marx et Engels analysaient déjà au milieu du XIXe siècle n’a donc pas aboli les frontières nationales, et moins encore les rivalités économiques et politiques qui en résultent.

L’espace mondial est de ce fait hautement inégal et hiérarchisé en fonction de la puissance des pays. Le statut international d’un pays dépend des performances de son économie – ce que les économistes appellent sa compétitivité internationale – et de ses capacités militaires. En règle générale, on trouve les mêmes pays dans les hiérarchies mondiales des puissances économiques et militaires. On peut alors définir comme impérialistes les quelques pays qui orientent à leur avantage le fonctionnement du système international des Etats – au sein des institutions internationales et par le moyen d’accords bi- ou-multilatéraux – et qui capturent une partie de la valeur créée dans les autres pays. Des économistes marxistes proposent, avec différentes méthodes de calcul, une évaluation du montant des transferts de valeur au profit des pays dominants. Par exemple, Guglielmo Carchedi et Michael Roberts estiment que ces transferts sont passés de 100 milliards de dollars (constants) par an dans les années 1970 à 540 milliards de dollars (constants) aujourd’hui [19].

Le comportement des pays impérialistes n’est toutefois pas uniforme et les différences portent sur la façon dont ils combinent le mix de leurs performances économiques et de leurs capacités militaires. La Russie mobilise massivement ses capacités militaires pour défendre son statut mondial contre les Etats-Unis et l’OTAN et elle le fait d’autant plus que ses performances économiques se détériorent (voir plus haut). Ses guerres de conquête territoriale évoquent les guerres de colonisation des pays européens avant 1914. Toutefois, les effets positifs qu’elles eurent sur les pays capitalistes européens ne sont à l’évidence pas observés aujourd’hui, même si certains avancent que l’objectif de Vladimir Poutine est de permettre à la Russie de mettre la main sur les ressources naturelles (gaz, pétrole, fer, uranium, céréales, certains matériaux essentiels pour la fabrication des composants électroniques) de l’Ukraine [20] et d’élargir son accès à la mer Noire.

Cependant, l’impérialisme contemporain n’est pas plus réductible aujourd’hui à la conquête armée et à la colonisation qu’il ne l’était avant 1914. La capacité d’un pays de capturer une partie de la valeur créée dans le monde révèle également une structure de l’espace mondial dominé par les impérialismes. L’Allemagne en est une illustration flagrante et elle se situe à l’extrême opposé de l’attitude de la Russie. Elle a tout à gagner à l’expansion et l’ouverture de l’économie mondiale dont elle tire d’importants revenus, un comportement qui est résumé dans la formule souvent utilisée par le personnel politique de ce pays : ‘le changement (de régime) par le commerce’.

Les Etats-Unis représentent un cas particulier et unique sur de nombreux points. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont mis en place avec les pays de l’Europe de l’Ouest un ‘bloc transatlantique’ dirigé contre l’URSS et la Chine et qui repose sur un solide trépied : une intégration économique croissante des capitaux financiers et industriels, une alliance militaire (l’OTAN) et une communauté de valeurs qui associe économie de marché, démocratie et paix. Les Etats-Unis ont construit des alliances en Asie-Pacifique qui reposent sur le même trépied (Japon, et l’ANZUS qui réunit l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis). En sorte qu’on peut considérer que le bloc transatlantique ne désigne pas seulement l’Amérique du Nord et l’Europe, mais un espace géoéconomique qui inclut certains pays d’Asie-Pacifique.

word-image-7.jpeg La supériorité militaire des Etats-Unis est indéniable. Les Etats-Unis comptent pour 40% des dépenses militaires mondiales, ce qui représente un peu plus que le total cumulé des 9 pays suivants. Un chercheur américain estime qu’il existe près de 800 bases militaires réparties dans plus de 70 pays pour un coût de 85 à 100 milliards de dollars par an (en gros le double de tout le budget de défense annuel de la France) [21]. Cette suprématie militaire qui remonte à la Seconde Guerre mondiale a définitivement exclu la transformation de la concurrence économique en conflits armés au sein du bloc transatlantique. L’écart de capacités militaires entre les Etats-Unis et les autres pays va encore s’accroître à la suite de la guerre en Ukraine. L’Administration Biden annonce une augmentation jamais vue depuis des décennies du budget militaire qui atteindra 813 milliards de dollars en 2023.

La France est comme les Etats-Unis, caractérisée par un positionnement international qui mêle étroitement une présence économique et des capacités militaires, mais on a compris qu’elle ne concourt pas dans la même division que les Etats-Unis. Son statut de puissance nucléaire la maintient comme puissance mondiale, mais dans le nouvel environnement international post-2008, les interventions de son corps expéditionnaire en Afrique – dont l’enlisement devient évident – ne suffisent plus à masquer l’affaiblissement de son poids économique dans le monde.

La mondialisation armée

L’invasion russe en Ukraine a fracassé le mythe de la ‘mondialisation pacifique’ qui avait semblé être conforté par l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale après la disparition de l’URSS. Ce mythe d’un capitalisme pacifique a été répandu par les économistes dominants qui expliquaient que la paix résulterait de l’extension de l’économie de marché, puisque le marché réalise la synthèse des volontés individuelles d’agents libres et souverains. Ils ajoutaient que la paix serait renforcée par la croissance des échanges commerciaux et financiers entre les nations car l’interdépendance économique réduit les pulsions bellicistes [22]. Les politistes dominants complétaient la nouvelle orthodoxie en ajoutant que l’extension de la démocratie consécutive à la disparition de l’URSS renforcerait la paix entre les nations. Thomas Friedman, éditorialiste renommé du New York Times, traduisait en termes populaires la nouvelle orthodoxie : « deux pays qui ont des restaurants McDonald’s ne se font pas la guerre » [23] puisqu’ils partagent une vision commune. Son ouvrage a-t-il été traduit en russe ? En tout cas, la présence en 2022 de 850 restaurants en Russie qui emploient 65 000 salariés n’auront pas suffi à convaincre Poutine [24].

« La fin de l’histoire » annoncée par Francis Fukuyama avait sonné et les économistes et politistes nous proposaient donc une économie politique de la mondialisation au format PDF (Peace-Democracy-Free markets). En réalité, la période ouverte par la destruction du mur de Berlin avait tout d’une mondialisation armée [25]. En effet, la focale mise aujourd’hui en Europe sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine ne doit pas cacher le tableau d’ensemble. Depuis 1991, les conflits armés prolifèrent : en 2020, l’Institut UDCP/PRIO comptait 34 conflits armés dans le monde. On estime que 90% des morts des guerres des années 1990 sont des civils. En 2000, les Nations Unies comptaient 18 millions de réfugiés et déplacés internes mais ils étaient 67 millions en 2020. La majorité d’entre elles se déroule en Afrique et puisqu’elles opposent des factions à l’intérieur des pays, elles ont été qualifiées de ‘guerres civiles’, ‘ethniques’, etc. En conséquence, les penseurs dominants, en particulier au sein de la Banque mondiale les imputaient à une mauvaise gouvernance interne à ces pays. C’est tout le contraire. Les guerres ‘locales’ ne sont pas des enclaves au sein d’un monde connecté, elles sont intégrées par de multiples canaux dans la ‘mondialisation-réellement-existante’ [26].  Le pillage des ressources qui enrichit les élites locales et les ‘seigneurs de guerre’ alimente les chaînes d’approvisionnement mondiales construites par les grands groupes industriels. Un exemple souvent cité est celui du coltan/tantale situé en République démocratique du Congo, acheté par les grands groupes de l’économie numérique. D’autres canaux relient ces guerres aux marchés des pays développés. Les élites gouvernementales, généralement soutenues par les gouvernements des pays développés qui les légitiment comme membres de la ‘communauté internationale’ (ONU), recyclent grâce aux institutions financières et aux paradis fiscaux européens leurs immenses fortunes accumulées dans ces guerres et par l’oppression de leurs peuples.

Des guerres menées au nom de l’’impérialisme libéral’ ont également eu lieu. Les Etats-Unis ont dirigé les opérations en prenant appui sur l’OTAN. Ils ont en général obtenu une autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies – une exception notable étant la guerre en Irak en 2003 –, bien qu’ils soient allés plus loin que le mandat ne les autorisait, comme ce fut le cas en Serbie (1999) et en Libye (2011). Enfin, des conflits d’envergure continuent dans des régions où se trouvent des pays candidats à un rôle régional (Inde, Pakistan) et au Moyen-Orient (Iran, Israël, monarchies pétrolières, Turquie).

Le monde contemporain est donc confronté à quatre types de guerres : les guerres poutiniennes, les ‘guerres pour les ressources’, les guerres de l’’impérialisme libéral’ et les conflits armés régionaux. Ensemble, elles confirment que l’espace mondial est fracturé par des rivalités économiques et politico-militaires qui concernent au premier chef les grandes puissances.

L’économie, continuation de la guerre par d’autres moyens

Les guerres ne sont pas la seule caractéristique de la période contemporaine. Depuis 2008, les interférences entre la concurrence économique et les rivalités géopolitiques sont plus intenses. Les grands pays ne mobilisent pas seulement les moyens ‘civils’, tels que les médias et le cyberespace à des fins militaires dans les guerres qualifiées ‘d’hybrides’. Ils transforment les échanges économiques en terrain d’affrontements géopolitiques, ce qui conduit à une ‘militarisation du commerce international’ (weaponization of trade[27]. On pourrait donc inverser la formule de Clausewitz en disant que plus que jamais la ‘compétition économique est la continuation de la guerre par d’autres moyens’. Concrètement, les pays du G20 qui sont les plus puissants ont sérieusement augmenté les barrières protectionnistes et, afin de faire semblant de ne pas déroger aux règles libérales contrôlées par l’OMC, ils le font en invoquant des motifs de sécurité nationale qui demeurent en principe une affaire souveraine des nations [28]. La pandémie a amplifié cette militarisation du commerce international.

Les sanctions économiques, souvent utilisées par les pays occidentaux, notamment contre la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014, mais également par les administrations Trump et Biden contre la Chine accentuent également la ‘militarisation du commerce international’. Les préoccupations militaires et de sécurité nationale sont invoquées, alors que bien souvent l’objectif des sanctions adoptées par les gouvernements des pays occidentaux est d’appuyer leurs grands groupes et de protéger leurs industries, y compris contre d’autres pays occidentaux.

Les sanctions qui sont aujourd’hui prises contre la Russie, et qui sont d’ailleurs présentées comme un substitut à une impossible intervention militaire directe de l’OTAN, constituent cependant un saut qualitatif. Elles sont d’une ampleur sans précédent puisque selon Joe Biden, elles sont « destinées à mettre à genoux la Russie pour de longues années ». Elles ont pour objectif de recentrer l’économie mondiale sur le bloc transatlantique avec des conséquences plus qu’incertaines (voir plus loin).

Les guerres et la ‘militarisation du commerce’ coexistent donc aujourd’hui avec l’interdépendance économique produite par la mondialisation. Ce n’est pas vraiment une nouveauté. La faible distance qui séparait l’économie de la géopolitique était déjà une caractéristique majeure du monde d’avant 1914 et les marxistes en faisaient un élément clé de l’impérialisme [29]. Moins connue que celle donnée par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme [30], la définition de Rosa Luxemburg « L’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capita­liste » [31] met l’accent sur cette interaction entre économie et politique, l’impossible dissociation entre la concurrence entre capitaux et les rivalités militaires. Les marxistes analysaient déjà l’impérialisme comme une structure mondiale de coopération et de rivalités entre capitaux et entre Etats. Une illusion rétrospective fait oublier qu’avant 1914, les économies des pays européens étaient déjà profondément intégrées, et cela était même le cas de la France et de l’Allemagne qui se préparaient pourtant à se faire la guerre [32]. Aujourd’hui, leur coopération passe par l’existence d’organisations économiques internationales telles que le FMI et la Banque mondiale qui coordonnent et soutiennent les mesures favorables au capital (les politiques ‘néolibérales’).  La convergence des politiques gouvernements contre les exploité·e·s des pays impérialistes a pour fond commun le fait que « les bourgeois de tous les pays fraternisent et s’unissent contre les prolétaires de tous les pays, malgré leurs luttes mutuelles et leur concurrence sur le marché mondial » [33].

On peut même appliquer cette dialectique coopération/rivalité au domaine géopolitique. Dès le lendemain de l’adoption du Traité d’interdiction des armes nucléaires en 2017 à l’ONU par une majorité imposante de pays, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité – Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et Russie – ont publié une déclaration commune : « Jamais nos pays ne signeront ni ne ratifieront ce traité, qui n’établit pas de nouvelles normes. » Ainsi les gouvernements de ces pays, qui exhibent par ailleurs une rivalité périlleuse pour les peuples, présentent un front uni pour maintenir leurs privilèges mortifères.

L’acte de décès des analyses marxistes de l’impérialisme en tant qu’espace mondial d’interdépendance économique et de rivalités géopolitiques a été souvent annoncé depuis 1945 en raison de la disparition de la guerre entre grandes puissances. Il est vrai que deux facteurs ont profondément modifié les relations entre l’économie et la guerre après la Seconde Guerre mondiale. D’une part, l’arme nucléaire a dissuadé les pays détenteurs, depuis son utilisation contre le peuple japonais, de transformer leurs rivalités économiques et géopolitiques en affrontement armé. Le risque d’un embrasement nucléaire a d’ailleurs été un argument utilisé par les Etats-Unis et l’UE pour refuser toute intervention directe en Ukraine. D’autre part, la suprématie économique et militaire des Etats-Unis sur les autres pays capitalistes développés d’Europe et d’Asie a interdit toute utilisation de l’’outil militaire comme règlement des différends au sein du monde ‘occidental’. Ce terme est généralement utilisé comme synonyme du ‘monde libre’, il inclut donc également des pays asiatiques.

Ces deux caractéristiques majeures font certes partie de la conjoncture historique issue de la Seconde Guerre mondiale, mais elles invitent plutôt à actualiser les apports des théories de l’impérialisme qu’à décréter leur obsolescence.

La fragmentation géopolitique du marché mondial à l’ordre du jour

La guerre en Ukraine a déjà deux conséquences majeures : la volonté des Etats-Unis de renforcer à leur profit la cohésion du bloc transatlantique et la fragmentation de l’espace mondial sous les effets combinés et potentiellement dévastateurs du protectionnisme économique et des conflits armés. Lors d’une intervention sur la guerre en Ukraine faite devant l’association des dirigeants des grands groupes américains, le Président Biden a rappelé « nous sommes tous capitalistes dans cette salle ». Il a déclaré que la guerre en Ukraine marque un « point d’inflexion dans l’économie mondiale, et même dans le monde comme il s’en produit toutes les trois ou quatre générations ». Il a ajouté que « les Etats-Unis doivent prendre la tête du nouvel ordre mondial en unissant le monde libre », autrement dit souder plus fortement le bloc transatlantique [34].

Il ne fait aucun doute que le nouvel ordre mondial est dirigé contre la Chine qui demeure pour les Etats-Unis la principale menace géopolitique et économique. L’Administration Biden suit donc pour l’essentiel la politique conduite par Donald Trump contre la Chine. Les pays européens avaient déjà exprimé leur accord avec la position des Etats-Unis dans un document publié en 2020 « Un nouvel agenda transatlantique pour une coopération mondiale fondée sur des valeurs communes, des intérêts (sic) et une influence mondiale ». Le document européen désigne la Chine comme « un rival systémique » et observe que « les Etats-Unis et l’UE, en tant que sociétés démocratiques et économies de marché, s’accordent sur le défi stratégique lancé par la Chine, même s’ils ne sont pas toujours d’accord sur le meilleur moyen d’y faire face » [35]. L’OTAN a également déclaré fin mars 2022 que la Chine pose « un défi systémique » par son refus de se conformer aux règles de droit qui fondent l’ordre international.

word-image-8.jpeg L’Administration Biden compte consolider la domination américaine sur le bloc transatlantique que le mandat de Trump avait plutôt affaiblie. Sur le plan militaire, cela ne fait aucun doute. Dans cette guerre qui se déroule en Europe, la démonstration est faite que les développements de la défense des pays de l’UE ne pourront avoir lieu que sous domination américaine. L’OTAN renforce pour le moment son unité, démentant la remarque d’Emmanuel Macron sur son « état de mort cérébrale ».

L’affermissement du leadership économique sur ses alliés est un objectif encore plus important de l’Administration américaine. Car la guerre ne va pas faire disparaître la concurrence économique au sein même du bloc transatlantique, elle va plutôt l’exacerber. Les sanctions économiques contre la Russie provoquent des effets négatifs moins violents aux Etats-Unis qu’en Europe, où l’Allemagne demeure le principal concurrent des Etats-Unis. Donald Trump en avait même fait une cible presque aussi importante que la Chine. Le Président Biden procède autrement mais il a obtenu de l’Allemagne ce qu’il demandait en vain depuis son élection : l’arrêt définitif du fonctionnement du gazoduc Nord Stream 2 et la fin de l’approvisionnement en gaz russe, ce qui pose un défi de court et peut-être de moyen terme à l’Allemagne.

La fragmentation de l’espace mondial est déjà bien engagée avec les mesures contre la Russie adoptées par les Etats-Unis et leurs alliés. Deux mesures majeures ont été prises : l’exclusion d’une partie des banques russes du système de paiement international SWIFT – auquel adhèrent plus de 11 000 institutions financières et dont le centre de données est situé en Virginie (Etats-Unis) – et l’interdiction d’accepter les dollars détenus par la Banque centrale de Russie. Les Etats-Unis utilisent donc une fois encore cet atout politique qu’est l’émission de la monnaie internationale utilisée dans les paiements internationaux et qui représente en 2022 environ 60% (contre 70% en 2000) des réserves détenues par l’ensemble des banques centrales.

Cette mesure est toutefois à double tranchant : elle affaiblit les capacités financières de la Russie, mais elle présente également un risque pour les Etats-Unis. D’abord, sur un plan technique, les économistes observent que la détention de dollars est fondée sur les garanties offertes par la Réserve fédérale (la banque centrale des Etats-Unis) et donc sur la confiance en une possibilité d’utilisation illimitée de la monnaie américaine comme moyen de paiement. Or, l’Administration américaine confirme par le gel des avoirs en dollars détenus par la Banque centrale de Russie que ses propres intérêts stratégiques prévalent sur le respect du bon fonctionnement de la monnaie internationale. Ensuite, sur le plan politique, cette mesure unilatérale va accélérer la recherche de solutions alternatives au dollar. La Chine a mis sur pied en 2015 un système de paiement international fondé sur le renminbi, qui est encore d’un usage limité, mais qui pourrait être utilisé pour contourner le dollar. En somme la ‘militarisation du dollar’, selon l’expression du Financial Times [36], va amplifier les affrontements géopolitiques. Car les Etats-Unis ne sont plus dans la situation hégémonique d’après-guerre qui leur permit d’imposer, y compris à leurs alliés européens, un système monétaire international – matérialisé dans les accords de Bretton Woods en 1944 – dans lequel « le dollar est aussi bon que l’or ». Le ‘moment 2008’ a révélé une tout autre configuration des rapports de puissance économique que celle d’après-guerre. La guerre en Ukraine révèle déjà les jeux géopolitiques qui sont à l’œuvre. Les efforts de l’Administration Biden pour constituer un front commun du ‘monde libre’ dressé contre les régimes autoritaires se heurtent à des difficultés puisque l’Inde, ‘la plus grande démocratie du monde’, et Israël, que les médias occidentaux qualifient de ‘seule démocratie du Moyen-Orient’ [37], maintiennent leurs relations avec la Russie.

Un analyste financier très écouté explique que « les guerres mettent souvent fin à la domination d’une monnaie et donnent naissance à un nouveau système monétaire ». En conséquence, il augure d’un nouveau système de Bretton Woods car « lorsque la crise (et la guerre) sera finie, le dollar américain devrait être plus faible et de l’autre côté, le renminbi, soutenu par un panier de devises, pourrait être plus puissant ». [38]

La guerre en Ukraine et la volonté de l’Administration Biden de consolider le bloc transatlantique vont amplifier la fragmentation de l’espace mondial, et les discours sur la ‘déglobalisation’ apparus depuis la crise de 2008 se multiplient [39]. A la suite de la crise financière de 2008, les échanges internationaux ont stagné. Ensuite, la crise sanitaire a souligné la fragilité du mode d’internationalisation du capital. Elle a provoqué une montée du protectionnisme qui a entraîné des ruptures d’approvisionnement au sein des chaînes de valeur construites par les grands groupes mondiaux ainsi que la relocalisation des activités de production fondée sur des critères géopolitiques et de sécurité d’accès aux ressources. Toutefois, le capital a plus que jamais besoin de l’espace mondial afin d’augmenter la masse de valeur produite mais surtout la part qui est appropriée par le capital – que Marx appelle la plus-value. De ce point de vue, la crise qui a commencé en 2008 n’a pas véritablement été surmontée et elle l’est d’autant moins que les ponctions opérées sur la valeur par le capital financier n’ont jamais été aussi fortes.

Les pulsions qui poussent la dynamique du capital à s’ouvrir sans cesse de nouveaux marchés sont donc bien présentes mais elles s’enchevêtrent avec les rivalités nationales, qui résultent de la concurrence entre les capitaux contrôlés par des grands groupes financiaro-industriels. Or ceux-ci demeurent, en dépit de tous les discours radicaux sur le ‘capitalisme global’ et l’émergence d’une ‘classe capitaliste transnationale’, adossés à leur territoire d’origine, dont ils continuent de tirer une large partie de leurs profits grâce aux institutions étatiques qui leur garantissent les conditions socio-politiques de l’accumulation fructueuse de leurs capitaux.

L’agression impérialiste de la Russie agit comme un précipité chimique car elle accélère des tendances déjà à l’œuvre. La compétition économique entre les capitaux des blocs et alliances de pays se transforme par un glissement continu en affrontement armé. Et d’ores et déjà, elle produit des conséquences sociales mortifères dans des dizaines de pays du Sud qui sont dépendants des grandes puissances.

Les faux-semblants

Certaines analyses critiques du capitalisme réservent encore aujourd’hui le terme d’impérialisme aux seuls Etats-Unis. Leurs auteurs ne semblent pas savoir compter au-delà du chiffre un et exonèrent la Russie de Poutine de ce qualificatif. La fixation sur le ‘mono-impérialisme’ américain ne saurait être justifiée par le fait que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».

Observer l’existence d’une architecture internationale fondée sur les rivalités inter-impérialistes, comme cet article l’a fait, ne dispense pas d’une analyse concrète de la guerre en Ukraine, et justifie encore moins l’intervention de l’armée russe. Le droit des peuples à leur libre disposition devrait être le fil directeur de tous ceux qui se réclament de l’anti-impérialisme [40]. Le soutien au peuple ukrainien devient alors une revendication évidente, sans avoir à limiter la critique de l’invasion russe à l’aide de mots d’ordre tels que ‘non à la guerre’ ni parler de ’guerre russo-ukrainienne’, des formulations qui masquent en réalité la différence entre le pays agresseur et le pays agressé. Le peuple ukrainien est victime et la solidarité internationale s’impose [41].

Ceux qui dans les rangs de la gauche refusent de condamner l’agression russe affirment que la Russie est menacée par les armées de l’OTAN postées à ses frontières et qu’elle mène une ‘guerre défensive’. Il est indiscutable que l’OTAN a élargi son assise après la disparition de l’URSS et intégré la plupart des pays d’Europe centrale et orientale dans ce bloc économico-militaire. On doit le regretter mais cette extension a été facilitée par l’effet répulsif exercé sur les peuples des pays de l’Est par des régimes soumis à Moscou qui ont conjugué l’oppression économique et la répression des libertés. Ces peuples ont expérimenté le « socialisme des chars » que l’URSS néostalinienne et ses satellites ont mis en œuvre à Berlin-Est (1953), Budapest (1956) et Prague (1968) et en Pologne (1981).

De plus, l’argument de la menace exercée par l’OTAN est évidemment réversible : les pays proches de la Russie peuvent craindre les armes russes. L’Oblast russe de Kaliningrad (un million d’habitants, anciennement ville allemande de Königsberg), situé sur la mer Baltique et distant de plusieurs centaines de kilomètres de la Russie, possède des frontières communes avec la Pologne et la Lituanie. Cette exclave russe abrite d’importantes forces armées, équipées de missiles nucléaires tactiques, de missiles sol-mer et sol-air.

On ne peut donc s’arrêter aux menaces réciproques entre les grandes puissances, puisqu’elles ont été depuis la fin du XIXe siècle le fondement du militarisme et de leur ‘course aux armements’. Dans le contexte de leurs rivalités inter-impérialistes, certains pays étaient agresseurs et d’autres en position défensive. Les rôles étaient d’ailleurs interchangeables, ce qui expliquait que ceux qui se réclamaient de l’internationalisme refusaient de soutenir un des deux camps adverses. Cependant, la guerre en Ukraine n’est pas une guerre entre puissances impérialistes, elle est menée par un impérialisme contre un peuple souverain. Elle est la négation absolue du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à moins bien sûr de considérer que le peuple ukrainien n’existe pas.

word-image-9.jpeg L’abandon d’une analyse fondée sur la souveraineté populaire conduit à une réification de l’Etat, et dans la situation présente, à considérer que Vladimir Poutine est dans son droit puisqu’il se sent menacé, voire ‘humilié’ par l’extension de l’OTAN. Cette position légitime la mise en place par la Russie d’un ‘cordon sanitaire’ qui passe par l’annexion de l’Ukraine, considérée, à la suite de Staline et de Poutine, comme une province de la grande Russie. Cette position, sous couvert d’anti-impérialisme américain, rejoint le courant qui s’appelle ‘réaliste’ des relations internationales. Celui-ci analyse le monde sous le prisme d’Etats rationnels qui défendent leurs intérêts, d’où le fait que « dans un monde idéal, ce serait merveilleux que les Ukrainiens soient libres de choisir leur propre système politique et leur politique étrangère » mais que « lorsque vous avez une grande puissance comme la Russie à votre porte, vous devez faire attention » [42]. Dans le monde de ces théories ‘réalistes’, les ‘réalités’ du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou de la solidarité internationale des classes exploitées et opprimées n’existent pas.

En attendant l’avènement du ‘monde idéal’, la tâche immédiate est de dénoncer la guerre menée par la Russie en Ukraine et les dangers extrêmes que la poursuite des rivalités inter-impérialistes fait courir à l’humanité. (Article reçu le 19 avril 2022)

Claude Serfati, économiste, chercheur auprès de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales). Son prochain ouvrage, L’Etat radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée, sera publié par les éditions La Fabrique, début octobre 2022.


[1] https://www.jeffsachs.org/newspaper-articles/zw4rmjwsy4hb9ygw37npgs97bmn9b9

[2] Nesvetailova Anastasia (2005), « Globalization and Post-Soviet Capitalism: Internalizing Neoliberalism in Russia”, In Internalizing Globalization. Palgrave Macmillan, London, 2005. p. 238-254.

[3] Jakob Hedenskog and Gudrun Persson, “Russian security policy”, dans FOI Russian Military Capability in a Ten-Year Perspective – 2019, décembre 2019, Stockholm.

[4] Sergey Guriyev, “20 Years of Vladimir Putin: The Transformation of the Economy”, Moscow Times, 16 août 2019.

[5] https://www.csis.org/analysis/russias-2020-strategic-economic-goals-and-role-international-integration

[6] https://www.doingbusiness.org/content/dam/doingBusiness/media/Annual-Reports/English/DB2019-report_web-version.pdf

[7] Tom Wilson, “Oligarchs, power and profits: the history of BP in Russia”, Financial Times, 24 ars 2022.

[8] « To our shareholders », 24 mars 2022.

[9] Alexei G. Arbatov, “Military Reform in Russia: Dilemmas, Obstacles, and Prospects,” International Security, vol. 22, no. 4 (1998).

[10] Westerlund Fredrik Oxenstierna Susanne (Sous la direction de), “Russian Military Capability in a Ten-Year Perspective – 2019”, FOI-R–4758—SE, décembre 2019.

[11] Pavel Luzin, 1 avril, 2019, https://www.wilsoncenter.org/blog-post/the-inner-workings-rostec-russias-military-industrial-behemoth

[12] Lukasz Adamski, “Vladimir Putin’s Ukraine playbook echoes the traditional tactics of Russian imperialism”, 3 février 2022, https://www.atlanticcouncil.org/blogs/ukrainealert/vladimir-putins-ukraine-playbook-echoes-the-traditional-tactics-of-russian-imperialism/

[13] Dominique Moïsi, https://www.institutmontaigne.org/blog/vladimir-poutine-en-marche-vers-un-nouvel-imperialisme-russe?_wrapper_format=html

[14] Sur le décalage entre les objectifs fixés par Lénine et la réalité de la ‘soviétisation’ des pays non-russes, voir Zbigniew Marcin Kowalewski, « Impérialisme russe », Inprecor, N° 609-610 octobre-décembre 2014, http://www.inprecor.fr/~1750c9878d8be84a4d7fb58c~/article-Imp%C3%A9rialisme-russe?id=1686

[15] Cité par Rohini Hensman dans Les cahiers de l’antidote, « Spécial Ukraine », n°1, 1° mars 2022, Edition Syllepse.

[16] La question des nationalités ou de l’« autonomie », 31 décembre 1922, https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1922/12/vil19221231.htm#note1

[17] L’indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires”, 30 juillet 1939, https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1939/07/lt19390730.htm#sdfootnote8anc

[18] Sur la prise en compte de cette dimension, voir l’article de Denis Paillard, « Poutine et le nationalisme grand russe », 4 avril 2022, http://alencontre.org/laune/poutine-et-le-nationalisme-grand-russe.html

[19] https://thenextrecession.wordpress.com/2021/09/30/iippe-2021-imperialism-china-and-finance/ . Les auteurs s’intéressent aux seules dimensions économiques de l’impérialisme.

[20] Jason Kirby, “In taking Ukraine, Putin would gain a strategic commodities powerhouse” (La prise de l’Ukraine offrirait à Poutine des ressources en matières premières stratégiques », Globe And Mail, 25 février 2022.

[21] David Vine, Base Nation: How U.S. Military Bases Abroad Harm America and the World,2015, Metropolitan Books, New York.

[22] Dans son « Discours sur la question du libre-échange » (1848) , Marx raillait déjà cette thèse : « Désigner par le nom de fraternité universelle l’exploitation à son état cosmopolite, c’est une idée qui ne pouvait prendre origine que dans le sein de la bourgeoisie », https://www.marxists.org/francais/marx/works/1848/01/km18480107.htm

[23] Friedman Thomas, The Lexus and the Olive Tree, Harper Collins, Londres, 2000. Il est vrai qu’il ajoutait immédiatement après que « McDonald ne peut pas prospérer sans McDonnell Douglas » Mc Donnell Douglas était à l’époque un des principaux producteurs américains d’avions de combat.

[24] https://corporate.mcdonalds.com/corpmcd/en-us/our-stories/article/ourstories.Russia-update.html

[25] Serfati Claude, La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur, Editions Textuel, Paris, 2001.

[26]Aknin Audrey, Serfati Claude, « Guerres pour les ressources, rente et mondialisation », Mondes en développement, 2008/3 (n° 143).

[27] Voir par exemple, J. Pisani-Ferry, “Europe’s economic response to the Russia-Ukraine war will redefine its priorities and future”, Peterson Institute for International Economics, 10 mars 2022.

[28] J’ai abordé l’impact de ces mesures sur l’économie mondiale dans l’article « La sécurité nationale s’invite dans les échanges économiques internationaux », Chronique Internationale de l’IRES, 2020/1-2.

[29] Claude Serfati (2018) « Un guide de lecture des théories marxistes de l’impérialisme, http://revueperiode.net/guide-de-lecture-les-theories-marxistes-de-limperialisme/

[30] « Ere de domination du capital financier monopoliste », l’impérialisme présente selon Lénine les caractéristiques suivantes: « formation de monopoles, nouveau rôle des banques, capital financier et oligarchie financière, exportations de capitaux, partage du monde entre groupes capitalistes, partage du monde entre grandes puissances ». Le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont pas désuètes.

[31] Luxembourg Rosa, L’accumulation du capital (1913), chapitre 31, https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm

[32] Voir par exemple dans le cas des industries métallurgiques – industries essentielles aux armements – Strikwerda, C. (1993). « The Troubled Origins of European Economic Integration: International Iron and Steel and Labor Migration in the Era of World War I ». The American Historical Review, 98(4).

[33] Marx Karl, « Discours sur le parti chartiste, l’Allemagne et la Pologne » 9 décembre 1847, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/12/18471209.htm.

[34] Remarks by President Biden Before Business Roundtable’s CEO Quarterly Meeting, 21 mars 2022.

[35] « Joint Communication: A new EU-US agenda for global change”, 2 décembre 2020.

[36] Valentina Pop, Sam Fleming et James Politi, “Weaponization of finance: how the west unleashed ‘shock and awe’ on Russia”, Financial Times, 6 avril 2022.

[37]  Sur ce thème voir, Thrall Nathan, « Israël est-il une démocratie ? Les illusions de la gauche sioniste », Orient 21, 24 février 2021, https://orientxxi.info/magazine/israel-est-il-une-democratie-les-illusions-de-la-gauche-sioniste,4551

[38] Zoltan Pozsar: “We are witnessing the birth of a new world monetary order”,21 mars 2022, https://www.credit-suisse.com/about-us-news/en/articles/news-and-expertise/we-are-witnessing-the-birth-of-a-new-world-monetary-order-202203.html

[39] Voir par exemple la déclaration aux actionnaires du Directeur général de BlackRock, le plus grand fonds d’investissement du monde, https://www.blackrock.com/corporate/investor-relations/larry-fink-chairmans-letter.

[40] Voir l’entretien de Yuliya Yurchenko avec Ashley Smith, « La lutte pour l’autodétermination de l’Ukraine », 12 et 13 avril 2022, https://alencontre.org/europe/russie/la-lutte-pour-lautodetermination-de-lukraine-i.html

[41] Rousset Pierre et Johnson Mark « En solidarité avec la résistance ukrainienne, pour un mouvement international contre la guerre », 11 avril 2022, https://www.contretemps.eu/ukraine-invasion-russe-mouvement-anti-guerre-rousset-johnson/

[42] Mersheimer, interrogé par Isaac Chotiner, « Why John Mearsheimer Blames the U.S. for the Crisis in Ukraine », The New-Yorker 1° mars 2022.

 

À la mémoire de PIERRE BEAUDET

20 avril 2022, par Rédaction
Cofondateur d’Alternatives et des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS), Pierre a été, tout au long de sa vie, un lanceur d’idées et d’initiatives visant à créer des espaces de (…)

Cofondateur d’Alternatives et des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS), Pierre a été, tout au long de sa vie, un lanceur d’idées et d’initiatives visant à créer des espaces de débats et de rencontres de militant.e.s de mouvements sociaux et de partis politiques.

À ce titre, il a côtoyé un grand nombre de personnes ici au Québec et ailleurs dans le monde, qui se souviennent de lui à différentes époques de sa vie. Un certain nombre d’entre elles lui ont rendu hommage lors d’une cérémonie qui s’est tenue le 23 avril à l’Université du Québec à Montréal.

Cérémonie de commémoration de la vie et de l’œuvre de PIERRE BEAUDET

TÉMOIGNAGES vidéo

Lors de cette cérémonie, des membres de sa famille et des collègues, camarades et ami.e.s ont pris la parole.

De plus, d’autres personnes ont voulu lui rendre hommage par capsules vidéo pré-enregistrées.

TÉMOIGNAGES écrits

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L'Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci

Gramsci, l’histoire et le paradoxe de la postmodernité

20 avril 2022, par CAP-NCS
Introduction Les philosophies de l’histoire en général – et le marxisme en premier premier lieu – ont été radicalement remises en cause dans leur projet même, cela pour (…)

L'Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci

Introduction

Les philosophies de l’histoire en général – et le marxisme en premier premier lieu – ont été radicalement remises en cause dans leur projet même, cela pour différentes raisons, théoriques mais aussi politiques. On les a accusées de transposer un schéma religieux sur le cours des événements humain (Löwith[1]), de plaquer des lois rigides sur la réalité concrète (Popper, pour ne citer qu’un nom[2]), de promouvoir des conceptions a priori et homogénéisantes aux antipodes de la pratique réelle des historiens. Elles nieraient la diversité empirique et l’imprévisibilité essentielle à l’action humaine (Arendt[3]) – négation qui a pu être considérée comme le pendant théorique du totalitarisme, l’écrasement théorique de l’individu annonçant ou inspirant en quelque sorte son écrasement politique. Incapables d’appréhender les catastrophes et crimes de masse du XXe siècles, et dépassées par de multiples avancées intellectuelles et historiographiques, les philosophies de l’histoire s’avéreraient anachroniques, et définitivement enfermée dans le XIXe siècle (Foucault[4]). Enfin, en raison de leur caractère européocentré, les philosophies de l’histoire classiques, escamoteraient la pluralité irréductible des trajectoires historiques.

Ces critiques présentent de nombreux éléments pertinents, dans la mesure où elles visent des philosophies de l’histoire dogmatiques : visions acritiques du progrès ou de la décadence ; conceptions religieuses, téléologiques ou idéalistes du processus historique, qui serait guidé par la Providence, la Raison ou l’Esprit ; ou encore versions déterministes, mécanistes et économicistes du marxisme. Mais le marxisme bien compris, notamment tel qu’il est développé par Gramsci en tant que « philosophie de la praxis », échappe largement à de telles critiques.

Les réflexions de Gramsci, le plus souvent formulées à l’occasion de l’analyse de cas concrets et liées à des enjeux pratiques, ne sacrifient jamais la singularité irréductible des situations et des événements historiques ni la complexité des rapports entre les acteurs et forces en présence. Et il parvient pourtant à forger un cadre et des outils théoriques (méthodes, notions ou thèses) qui rendent intelligible la cohérence et les lignes de force du processus historique, et permettent de penser les différences qualitatives entre les époques constituant ce processus, en premier lieu l’époque moderne. L’ouvrage cherche à déployer cette conception de l’histoire gramscienne, qui parvient à se rendre « sensible au multiple » tout en conservant son ambition totalisante.

Or c’est en particulier autour des idées de modernité et de postmodernité que ces problèmes se nouent, et que deux écueils apparaissent apparaissent clairement : l’impossibilité de réduire l’histoire à un « grand récit » (Lyotard) qui correspondrait au développement d’un principe donné (raison, liberté, progrès, etc.), et de réduire les différentes époques à un « esprit du temps » ; mais aussi l’impossibilité de s’en tenir à une attitude purement critique envers toute totalisation historique, sous peine de se retrouver désorientés à la fois intellectuellement et pratiquement, comme l’a démontré Fredric Jameson. Les lignes qui suivent sont un extrait (p. 19-25) du chapitre introductif de L’Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci qui porte précisément sur ce point[5].

***

Le paradoxe de la modernité

[…] L’idée de postmodernité a un rapport ambivalent avec la conception du processus historique comme constitué d’époques cohérentes et qualitativement différentes entre elles. D’une part, la « condition postmoderne », telle que l’a diagnostiquée Lyotard, correspond à un abandon des « grands récits (…) comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse[6] », au profit d’une ouverture à la pluralité de jeux de langages incommensurables. Toute appréhension totalisante du processus historique ou même d’une seule époque semble alors suspecte. D’autre part, la postmodernité semble bien être une époque nouvelle, succédant à la modernité : « Notre hypothèse de travail est que le savoir change de statut en même temps que les sociétés entrent dans l’âge dit postindustriel et les cultures dans l’âge dit postmoderne[7]. » On est donc placé face au grand récit de disparition des grands récits[8], la postmodernité se manifestant comme l’époque de la dissolution des époques : tel est son paradoxe essentiel.

Pour Jameson, l’un des « traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants[9] » que présente le postmodernisme est ainsi la « surdité à l’Histoire », la « crise de l’historicité » ou la perte du « sens du passé »[10]. L’absence de toute véritable capacité à se représenter le processus historique, à penser ses ruptures fondamentales et plus encore à se projeter dans un avenir qualitativement nouveau (« l’angoisse de l’utopie »[11]), s’accompagne d’un accent mis sur la prolifération des différences particulières aux dépens des « abstractions périodisantes ou totalisante[12] », et d’une prédominance des catégories du synchronique et du spatial sur celles du diachronique et du temporel dans « notre vie quotidienne, notre expérience psychique, et nos langages culturels » contrairement à la période antérieure du « haut modernisme[13] ». Le passé est considéré comme dépendant du présent, et comme lui étant relatif : pour « une société privée de toute historicité », son « passé putatif n’est guère plus qu’un ensemble de spectacles poussiéreux[14] », de simulacres, sécrétés et reconfigurés en fonction d’éléments actuels. De ce fait, aucune représentation périodisée du processus historique, même passé donc, ne peut acquérir une véritable consistance, et encore moins représenter un fondement stable pour l’action collective[15].

Pour autant, lorsque l’on parle de postmodernité, on présuppose

une conception narrative de la temporalité qui sépare clairement un passé et un présent : auparavant nous vivions dans une société industrielle / capitaliste / moderne, maintenant nous vivons dans une société post-industrielle / désorganisée / postmoderne / postfordiste / globalisée / détraditionnalisée / individualisée / du risque / en réseaux, etc.[16]

On peut donc reformuler le paradoxe du postmodernisme ainsi : la dissolution de l’historicité se retourne dans l’affirmation d’une différence historique qualitative et même absolutisée entre présent et passé – affirmation qui est du reste analogue à la manière dont les théories de la modernité distinguent cette dernière du passé prémoderne.

Jameson s’efforce d’échapper à ce paradoxe sans abandonner l’idée de postmodernité. Pour cela, il s’interdit d’abord d’adopter une conception homogénéisante des époques historiques, et caractérise le postmodernisme par plusieurs « traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants[17] » – méthode proche de celle de Gramsci comme on le verra. De plus, en concevant le postmodernisme comme la « logique culturelle » d’un nouveau stade du capitalisme (le capitalisme tardif), il fait droit à l’originalité de l’époque contemporaine sans pour autant absolutiser sa différence et la couper du processus historique :

Il faut réaffirmer encore et encore (…) l’idée d’une périodisation, à savoir que le postmodernisme n’est pas la dominante culturelle d’un ordre social entièrement nouveau (dont la rumeur, sous le nom de « société postindustrielle », courut dans les médias il y a quelques années) mais seulement le reflet et le concomitant d’une modification de plus du capitalisme lui-même[18].

Enfin, il considère le postmodernisme comme la logique culturelle « dominante » mais non exclusive de cette nouvelle période, comme sa « norme hégémonique »[19] :

Je suis très loin de penser que la production culturelle actuelle est, dans sa totalité, « postmoderne » au sens que je vais attribuer à ce terme. Le postmodernisme est pourtant le champ de forces où des élans culturels très différents (que Raymond Williams a utilement qualifiées de formes « résiduelles » ou « émergentes » de production culturelle) doivent se frayer un chemin. Si nous ne parvenons pas à acquérir un sens général de dominante culturelle, nous retombons dans une vision de l’histoire actuelle comme pure hétérogénéité, différence aléatoire, coexistence de multiples forces distinctes dont l’effectivité est indécidable[20].

Jameson pense donc l’unité de l’époque contemporaine (dans sa dimension culturelle) à partir de l’hégémonie du postmodernisme[21], contre laquelle il convient de lutter. Alors que l’« on est immergé dans l’immédiat », et que « la conception même de la périodisation historique apparaît des plus problématiques », retrouver une profondeur historique et une représentation du processus historique en sa consistance est essentiel pour espérer reconquérir une certaine « maîtrise » de l’histoire, c’est-à-dire y agir collectivement d’une manière cohérente[22].

 

La pensée de l’histoire de Gramsci, une réponse au postmodernisme ?

Gramsci avait conscience de l’importance décisive de parvenir à une conception adéquate du processus et des époques historiques. Ses Cahiers de prison sont émaillés de réflexions qui, comme par avance, permettent d’affronter la crise de l’historicité contemporaine, et ce que l’on pourrait appeler le refoulement postmoderne de l’histoire, tout en faisant droit à ce que les critiques des philosophies de l’histoire, et celles des périodisations classiques, ont de pertinent.

Si Gramsci peut constituer une aide précieuse pour répondre au postmodernisme, c’est d’abord parce qu’il partage avec ce dernier une certaine « sensibilité au multiple[23] ». Il est particulièrement attentif à la pluralité des éléments et acteurs historiques, et il se garde de tout essentialisme, en particulier économique. Il ne conçoit l’histoire ni à partir de structures simples ni à partir de sujets préconstitués. Pour lui, les structures et les événements historiques dépendent des rapports entre les multiples forces socio-politiques en présence, et, réciproquement, chacune de ces forces, tout en étant conditionnée économiquement, se forme au cours d’un processus historique de lutte où l’activité d’organisation politico-idéologique joue un rôle décisif. Ces raisons permettent de comprendre pourquoi Laclau et Mouffe ont pu tenter de présenter Gramsci comme un précurseur, sinon du postmodernisme, du moins de leur projet « postmarxiste[24] ». Ce projet consiste à éliminer du marxisme tout ce qui relèverait de la philosophie de l’histoire (déterministe ou téléologique), en premier lieu l’étapisme (la succession réglée a priori des modes de production et des classes fondamentales qui leur correspondent) et l’essentialisme économique (la définition de l’identité des sujets collectifs par leurs caractéristiques économiques). Cela aboutit à nier radicalement toute nécessité historique, ainsi que la possibilité de penser l’espace social comme une totalité unifiée. Laclau et Mouffe soutiennent l’irréductible pluralité des acteurs socio-politiques et l’indépassable précarité de leurs identités, dans la mesure où les identités des acteurs collectifs sont intégralement définies par leurs rapports mutuels – de différenciation, d’opposition, d’alliance ou d’hégémonie –, contingents et toujours susceptibles d’être modifiés[25]. En interprétant Gramsci comme le précurseur le plus avancé de leur théorie, Laclau et Mouffe mettent en évidence à juste titre son attention au multiple, mais ils laissent de côté son effort tout aussi marqué pour penser la consistance du processus historique. En effet, Gramsci ne voit pas l’histoire comme « une série discontinue de formations hégémoniques ou de bloc historiques[26] », c’est-à-dire comme la succession parfaitement contingente de différentes configurations de rapports entre les acteurs politiques – rapports qui redéfiniraient à chaque fois intégralement leurs identités. Au contraire, il fait droit aux régularités immanentes à la série des événements et des situations (ou configurations de rapports de forces), et pense les continuités partielles du processus historique et la cohérence relative de chacune des époques. De même, il reste marxiste – et non « postmarxiste » – dans la mesure où il n’abstrait pas les acteurs politiques de leurs conditions économiques.

Comment comprendre que les réflexions gramsciennes semblent intégrer des éléments qui seront au cœur du postmarxisme ou du postmodernisme, tout en dépassant certaines de leurs limites ? On peut évoquer deux raisons. La première est peut-être que la pensée de Gramsci s’est construite dans un rapport intime et critique avec celle du libéral Benedetto Croce, qui a pu être décrite comme l’une des premières philosophies « postmarxistes[27] ». Croce, après avoir frayé avec le marxisme durant sa jeunesse, sous l’influence d’Antonio Labriola, en était rapidement venu à défendre des positions révisionnistes (refusant la théorie de la valeur, la détermination en dernière instance par l’économie, etc.)[28], et a par la suite développé sa propre conception, l’« historicisme absolu ». Il s’agissait pour lui de libérer l’histoire de tout carcan extérieur – transcendant – qu’on pourrait lui imposer : cause première, fin dernière, logique abstraite ou schéma a priori régissant son cours. Il rejette ainsi toute philosophie de l’histoire, et affirme la singularité absolue de chaque situation historique concrète[29]. Comme Croce, Gramsci fait droit à la singularité historique, et reprend d’ailleurs à son compte l’expression d’« historicisme absolu » ; mais il cherche également à restituer ce qu’il y a de structuré dans le processus historique, l’unité relative des époques et la logique immanente à leur succession.

Si la pensée de Gramsci est pertinente face au défi postmoderne, c’est peut-être aussi car il était lui-même confronté à une crise de la modernité[30]. Il diagnostique une crise organique, ou crise de l’hégémonie bourgeoise, qui est particulièrement intense après la Première Guerre mondiale, et dont la prise du pouvoir par les fascistes est un symptôme. Cette crise s’accompagne en particulier d’un bouleversement des représentations de l’histoire comme progrès. Toutefois, certaines des tendances immanentes à l’époque moderne semblent poursuivre leur développement, l’américanisme attestant ainsi que le dynamisme technico-économique du capitalisme n’est pas épuisé. Par ailleurs, la Révolution d’Octobre et l’élan qu’elle a donné aux luttes des dominés ouvrent l’horizon de l’émancipation des subalternes dans une société à la fois égalitaire et concrètement démocratique. La crise multiforme de la modernité correspond ainsi à la possibilité, et donc à la tâche, d’en réaliser les promesses. Contre une croyance dogmatique dans le progrès, Gramsci en est venu à concevoir la situation dont il est le contemporain comme déchirée entre plusieurs alternatives historiques, et, contre une compréhension naïve de la modernité, il l’a pensée d’une manière complexe et problématique, mais sans pour autant abandonner l’espoir de faire triompher un progrès véritable[31].


Notes

 

[1] Karl Löwith, Histoire et salut : les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire [1953], Paris, Gallimard, 2002.

 

[2] Karl Popper, Misère de l’historicisme [1944-45], Paris, Plon, 1956.

 

[3] Hannah Arendt, « Le concept d’histoire : antique et moderne » [1958], in La crise de la culture [1961], Paris, Gallimard, 2015, p. 58-120.

 

[4] Michel Foucault, « Sur les façons d’écrire l’histoire » [1967], in Dits et écrits. 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, vol. 1, p. 585‑600.

 

[5] La table des matières de l’ouvrage est disponible par ce lien.

 

[6] Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 7.

 

[7] Ibid., p. 11.

 

[8] Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif [1991], Paris, Éditions de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2007, p. 18.

 

[9] Ibid., p. 17.

 

[10] Ibid., p. 17, p. 63, p. 431.

 

[11] Ibid., p. 459.

 

[12] Ibid., p. 474.

 

[13] Ibid., p. 55.

 

[14] Ibid., p. 58.

 

[15] Ce diagnostic est proche de celui de François Hartog, qui oppose le « présentisme » contemporain au « régime d’historicité » (manière dont les catégories de présent, passé et futur sont combinées, qui constitue la conscience de soi temporelle d’une communauté) futuriste, polarisé par l’attente du nouveau, qui caractérisait l’époque moderne, bornée par les dates symboliques de 1789 et de 1989 (Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, 2003).

 

[16] Mike Savage, « Against Epochalism : An Analysis of Conceptions of Change in British Sociology », Cultural Sociology, vol. 3, no 2, juillet 2009, p. 218. Savage parle d’« épocalisme » pour désigner ce schéma, dont il analyse la prédominance dans les sciences sociales en Grande-Bretagne.

 

[17] Fredric Jameson, Le Postmodernisme…op. cit., p. 17.

 

[18] Ibid., p. 19.

 

[19] Ibid., p. 39.

 

[20] Ibid.

 

[21] Cette présence chez Jameson de Gramsci (via Williams) est une exception : c’est « le penseur du marxisme occidental dont Jameson s’est le moins inspiré » (Perry Anderson, Les origines de la postmodernité [1998], Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 102-103). Pour la lecture de l’hégémonie par Williams, qui s’intéresse principalement à sa dimension culturelle, voir Raymond Williams, Marxism and Litterature, Oxford University Press, 1977, « Hegemony », p. 108‑114.

 

[22] Ibid., p. 550, p. 36, p. 474.

 

[23] Leonardo Domenici, « Unificazione politica e pluralità del reale nei Quaderni del carcere », Critica marxista, 1989, no 5 (septembre-octobre), p. 75.

 

[24] Voir Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale [1985], Paris, Les Solitaires intempestifs, 2009 p. 20-21.

 

[25] Laclau et Mouffe font référence à Saussure, chez qui la définition d’un mot dérive de ses différences aux autres, pour penser le primat des relations sur les identités.

 

[26] Ibid., p. 147.

 

[27] Eric Hobsbawm, L’ère des empires. 1875-1914 [1987], Paris, Fayard, 1989, p. 345.

 

[28] Benedetto Croce, Matérialisme historique et économie marxiste [1900], Paris, Giard et Brière, 1901.

 

[29] Benedetto Croce, Théorie et histoire de l’historiographie [1917], Genève, Droz, 1968, chap. 4 « Genèse et dissolution idéale de la “philosophie de l’Histoire” », p. 45-56.

 

[30] Je me permets de renvoyer à Yohann Douet, « Affronter la crise de la modernité. Hégémonie et sens de l’histoire chez Antonio Gramsci »Actuel Marx, no 68, 2020/2, p. 175-192.

 

[31] Pour les différentes significations que prend la notion de progrès chez Gramsci, voir infra, p. 281-282.

 

Notes annexes sur les élections Françaises et le NPA

19 avril 2022, par CAP-NCS
Le 8 novembre 2020, Jean-Luc Mélenchon proclamait dans TF1 : « J’ai un programme, une équipe prête à gouverner. 2022 est l’heure du changement. La société est dans une impasse. (…)

Le 8 novembre 2020, Jean-Luc Mélenchon proclamait dans TF1 : « J’ai un programme, une équipe prête à gouverner. 2022 est l’heure du changement. La société est dans une impasse. (…) Nous avons les moyens d’innover, de faire les choses différemment, d’abolir la monarchie présidentielle. (…) Je suis un pôle de stabilité. » Et à partir de là, il a mis en branle toute la machine électorale de la France Insoumise (FI). La condition qu’il s’est imposée pour être candidat était d’amener 150 000 personnes à soutenir sa candidature. Un chiffre qui a été dépassé sans problème en quelques jours.

Et donc, dans un contexte de montée de la vie politique de droite, avec un gouvernement Macron récupérant des pans entiers de l’agenda de l’extrême droite, avec des mobilisations comme celles de la police en juin 2020, soutenues par toutes les forces institutionnelles – de l’extrême droite au PCF – à l’exception de la FI, et au milieu de graves difficultés pour les mouvements sociaux (aggravés par la pandémie), J. L. Mélenchon, malgré le fait que les sondages plaçaient toutes les forces de gauche à des niveaux historiquement bas (Mélenchon était autour des deux chiffres), a rejeté dans un revers toute possibilité d’une approche unitaire des élections.

Partant du fait qu’il était le candidat le mieux placé à gauche, il a choisi de jouer la carte pour se présenter comme l’alternative qui pourrait empêcher Le Pen d’atteindre le second tour. Et si au début de la campagne les sondages le plaçaient loin de relever le défi, sa campagne a été couronnée de succès : avec un programme antilibéral radical, avec des évolutions positives en termes de discrimination raciale, d’immigration ou de crise climatique, la mise en place de l’initiative parlementaire pour la campagne unité populaire[1] et avec une campagne très active, visant les quartiers populaires et les secteurs les plus touchés par les politiques discriminatoires de Macron. Les pourcentages obtenus dans les quartiers populaires, la jeunesse, ou les Antilles, etc., montrent que la France Insoumise a réussi à monopoliser la base électorale de pratiquement tous les partis de gauche et à être perçue comme un véritable rempart contre l’extrême droite. En fin de compte, les votes obtenus en font le meilleur résultat qu’une force de gauche radicale ait obtenu ces dernières années.

Quoi qu’il en soit, rester aux portes du second tour en l’absence de 420 000 voix laisse en suspens la question de savoir si le fait d’avoir soulevé une campagne plus inclusive et moins hégémonique, d’avoir œuvré pour un accord plus large n’aurait pas permis de briser ce plafond de verre.

La campagne du NPA (L’Anticapitaliste – NPA (nouveaupartianticapitaliste.org)) doit être comprise dans ce contexte : la proclamation de la candidature de Mélenchon a bloqué toute possibilité de travailler pour une proposition unitaire et forcé la présentation d’une candidature propre. Ainsi, bien qu’en son sein il y ait eu un courant qui préconisait de participer à la campagne électorale sans présenter de candidature, le NPA a décidé de se présenter aux élections. Il est vrai que faire campagne sans candidat semblait quelque peu difficile, étant donné le poids que l’existence de la candidature acquiert du point de vue politique et médiatique, sans lequel le NPA aurait été totalement absent dans cette période de campagne électorale.

Une campagne dans laquelle la candidature de Poutou lui a permis de placer dans le débat la nécessité d’organiser la résistance et la révolte à partir d’une réponse politique unitaire au-delà du résultat de ces élections et au-delà du champ électoral. Cela a également permis au NPA de développer une vaste campagne politique par le biais d’événements publics et de rassemblements, ainsi que par sa présence médiatique, ce qui n’aurait pas été possible autrement. Une campagne radicale, avec un programme anticapitaliste bien développé, où il manquait un message clair que dans le contexte actuel, l’unité de la gauche antilibérale et antifasciste n’est pas seulement nécessaire dans la rue, mais aussi dans les urnes. Parce qu’en fin de compte, le 10 avril, la bataille politique se jouait dans les urnes et le défi d’empêcher Le Pen d’atteindre le second tour n’était pas pecata minuta. Comment y parvenir sans une politique unitaire dans le domaine électoral ?

Par conséquent, lorsqu’il s’agit de faire le point, il est logique de se demander si cette bataille pour l’unité autour du vote (ce n’est pas le moment de discuter de la formule) n’aurait pas dû constituer un axe de la campagne du NPA. Pour deux raisons : premièrement, parce qu’il répondait à l’urgence politique du moment ; et deuxièmement, parce que c’était une préoccupation qui a largement submergé l’esprit du peuple de gauche et que la campagne a offert au NPA la possibilité de se connecter avec ces secteurs, au-delà de sa propre base électorale. Certes, la plus grande responsabilité de l’absence de dynamique électorale unitaire n’incombait pas au NPA, mais, en même temps, le NPA ne pouvait rester inconscient de cette préoccupation, qui est ce qui a motivé le vote utile pour Mélenchon dans cette campagne.

Au-delà de cela et en ce qui concerne le développement de la campagne, le NPA s’est bien développé, avec une campagne dynamique, avec un programme bien élaboré, répondant programmatiquement aux urgences de la période et prêt à travailler dans une perspective qui dépasse ses propres frontières pour avancer dans la construction d’un outil nécessaire pour répondre aux besoins politiques des exploités et des opprimés. Son écho médiatique a dépassé celui de 2017 et la fréquentation de ses rassemblements a été supérieure à la campagne précédente et à ce qui était attendu par le NPA lui-même: des salles débordantes et même avec des gens qui suivent le rassemblement dans la rue, avec une présence principalement de jeunes.

Cependant, la campagne a laissé entrevoir une difficulté face au résultat final : de nombreuses personnes qui pourraient être reconnues dans la proposition du NPA ont montré en même temps leur volonté de voter pour Mélenchon au premier tour pour empêcher Le Pen de passer le second. C’est ce qui explique la contradiction entre un plus grand écho de cette campagne, une plus grande audience de son message politique et la perte de votes lors du dépouillement final.

Comme en 2017, dans les derniers jours de la campagne, le débat a émergé sur la question de savoir si le NPA aurait dû appeler le candidat de la FI à voter face à l’attraction de ces derniers jours. Disons une forte attraction. Comme bouton d’échantillonnage, deux exemples: le premier, à Saine Saint-Denis où il y avait des écoles qui ont dû fermer une heure et demie plus tard que l’heure prévue en raison de l’afflux du public aux urnes; la seconde, à Montreuil, où malgré le fait que le maire Bessac (élu en 2020 avec plus de 50% au premier tour) a soutenu la candidature du PCF et a fait une campagne abondante en sa faveur, la candidature de Mélenchon a obtenu 50% des voix contre 3% du candidat soutenu par Bessac.

Sans aucun doute, et pour ne pas nous embrouiller dans le débat, un retrait du vote NPA n’aurait pas résolu la défaite de Mélenchon. En fait, Mélenchon a déjà traîné tous les votes que le NPA aurait pu lui donner sans avoir besoin de ce retrait. Mais, un geste du NPA dans ce sens lui aurait permis de s’inscrire dans la dynamique large et populaire pour empêcher Le Pen d’aller au second tour. Ce qui n’est pas un facteur négligeable. La question est donc de savoir comment le NPA n’a pas perçu ces facteurs, alors que même en son sein, certaines voix ont soulevé cette possibilité.

Le plus que l’on puisse penser, c’est que deux jours après le dépouillement, les sondages supposaient que Mélenchon ne pouvait pas dépasser les 2,5 millions de voix qui le séparaient de Le Pen et dans ces conditions (avec 1% prévu pour le NPA) il semblait logique d’opter car le 10 le pôle qui réfléchissait à la manière de répondre au lendemain des élections et au-delà du cadre électoral, sont sortis aussi renforcés que possible; parce que – et il faut éviter de ne pas l’oublier – la FI suit fondamentalement une machine électorale, sans aucune orientation pour construire une force d’action.

Le problème, c’est que les sondages n’étaient pas le reflet que ce qui était cuit dans l’électorat… Et face à l’échec des sondages, le seul antidote est de donner une intention au tissu social dans lequel s’insère l’activité du parti. Un antidote qui, visiblement, ne comptait pas pour le NPA.

En regardant vers l’avenir, et face au second tour, la situation qui s’ouvre est compliquée. La confrontation Macron-Le Pen se déroule dans des conditions beaucoup plus difficiles qu’en 2017. Il y a cinq ans, Macron et Le Pen incarnaient la confrontation entre un outsider, venu renouveler la vie politique du pays, et l’extrême droite. Les 24 suivants de la confrontation est celle d’un président qui a développé une politique très agressive contre tous les secteurs, qui a réussi à activer la révolte dans tout le pays, particulièrement détesté par de larges secteurs populaires et une extrême droite qui développe une bonne campagne pour capitaliser sur cette haine, au point que cela peut se traduire par des secteurs populaires votant au premier tour. décider de se débarrasser de Macron dans la seconde… voter pour Le Pen.

D’où une réelle difficulté à définir le slogan électoral (comme l’ont fait le PS, EELV et pcF, dans le cadre d’un terrible pacte républicain qui est un alignement presque sans critique après Macron). Dès le départ, tant les syndicats que des secteurs importants du mouvement associatif et de la FI comme le NPA, ont opté pour le « non au vote pour Le Pen », afin de ne pas entrer en conflit avec les secteurs populaires avec les veines ouvertes par la politique de Macron. Mais il n’est pas clair que ce slogan soit suffisant : le problème est que la seule façon de se débarrasser de Le Pen est que Macron obtienne une majorité le 24. A la recherche de références historiques, en 2002, la LCR – avant un second tour entre le gaulliste Chirac et le candidat fn – a choisi d’utiliser la formule : « Vaincre le FN dans la rue et dans les urnes », dans le but non seulement qu’il soit défait dans le calcul, mais que la défaite soit encombrante. Un critère qui correspond bien aux défis du moment, car s’il est vrai qu’une défaite à part entière de Marine Le Pen au second tour permet de se préparer à affronter Macron le lendemain, à l’inverse il n’en va pas de même : une victoire de l’extrême droite au second tour constituerait une défaite non seulement pour Macron, mais pour l’ensemble du mouvement ouvrier et des secteurs populaires.

Dans tous les cas, tout indique que la position de vote finale sera prise dans les jours précédents. Alors qu’il y a un énorme travail de pédagogie politique à mener au niveau de la rue pour empêcher tout vote des secteurs populaires qui ont voté à gauche d’aller à Le Pen. Un travail ardu et qui, le 16, dans lequel s’appelle une mobilisation unitaire contre le racisme et l’extrême droite, a un premier test.

A partir du 24, l’urgence principale sera de construire un front antifasciste et anti-néolibéral pour préparer dans les meilleures conditions les élections législatives de juin. La déclaration du NPA va dans ce sens, mais incontestablement la responsabilité de Mélenchon et de la FI dans cette tâche est énorme, et bien que les premières déclarations de Manuel Bompard, annonçant hier que « Nous sommes favorables à un regroupement autour du programme que Jean-Luc Mélenchon a mené aux élections présidentielles et autour des résultats du premier tour », Faisant à nouveau allusion à une position hégémonique de la FI, la lettre adressée à EELV, le 14 avril, avance une proposition plus ouverte : travailler à construire une majorité parlementaire ou une opposition unitaire, « sans aucune volonté hégémonique ». Proposition qu’ils transfèrent également « à la fois aux partis et aux groupes et aux personnalités et groupes qui le composent et qui pourraient vouloir le rejoindre ». Reste à savoir ce que cette initiative signée par Adrien Quatennens, coordinateur de France insoumise, Mathilde Panot, présidente du groupe France insoumise à l’Assemblée nationale, Aurélie Trouvé, présidente du Parlement de l’Union populaire et Manuel Bompard, président de la délégation de la France insoumise au Parlement européen.

Enfin, et en regardant vers l’avenir, l’enjeu est d’articuler les médiations nécessaires pour faire avancer la « reconstruction d’une gauche combative, une large force anticapitaliste capable de rassembler ceux qui souhaitent changer radicalement ce système, comme le dit la profession de foi pour les élections du NPA.

Traduction NCS via Google

Le parcours du combattant du Centre des travailleurs et des travailleuses immigrants

19 avril 2022, par CAP-NCS
À cœur ouvert avec Mostafa Henaway, Éric Shragge, Noémie Beauvais, Viviana Medina et Cheoki Yoon du CRI et Pierre Beaudet des Nouveaux Cahiers du socialisme Le Centre des (…)

À cœur ouvert avec Mostafa Henaway, Éric Shragge, Noémie Beauvais, Viviana Medina et Cheoki Yoon du CRI et Pierre Beaudet des Nouveaux Cahiers du socialisme

Le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) est devenu avec les années une organisation structurée et structurante au Québec, sur la « ligne de front » de la lutte des travailleurs et travailleuses immigrants. Il a joué un rôle considérable dans des campagnes nationales comme celle sur le salaire minimum notamment[1]. Il agit sur plusieurs dossiers simultanément : travail communautaire, aide aux personnes en difficulté, campagnes de syndicalisation, plaidoyers auprès des gouvernements, éducation populaire. Dans leur local sur la rue Van Horne à Montréal, l’activité est intense autour d’une très petite équipe de personnes permanentes, et aussi avec l’apport précieux de nombreux militants et militantes bénévoles. La rencontre a eu lieu le 31 août 2021.

NCS – Comment le CTI a-t-il commencé ?

L’idée a germé dans les années 1990 à partir des luttes dans les usines de vêtements, les « sweatshops » comme on dit, où on retrouve de bas salaires, des conditions de travail éprouvantes et une concentration de travailleuses et travailleurs immigrants. Plusieurs travailleurs d’origine philippine voulaient amener leur syndicat (UNITE HERE) à être plus revendicateur, plus militant. Le personnel de ce syndicat était davantage intéressé à vendre des cartes d’adhésion, à signer une convention collective, sans donner un soutien régulier à l’organisation locale. Avec l’aide de Malcolm Guy et de Roger Rashi, on a entrepris des discussions dans le but de créer un espace pour des travailleurs immigrants où ils pourraient se parler et développer des stratégies en sécurité. Et c’est ainsi que le CTI a été mis sur pied en 2001.

NCS – Malgré les difficultés, le rapport avec les syndicats a continué…

Le syndicat des Travailleurs canadiens de l’automobile (aujourd’hui UNIFOR) nous a offert une aide financière généreuse, ce qui a nous a permis d’avoir une petite infrastructure. Pour les organisations syndicales, il est objectivement difficile de s’investir auprès de petits regroupements d’ouvriers, peu payés, très précaires. Ce travail d’organisation, toujours à recommencer, implique des coûts qui dépassent souvent la capacité des syndicats. Il était donc, et il est encore à leur avantage de passer le relais à des groupes indépendants comme le CTI qu’ils appuient dans la mesure du possible. Dans un sens, notre travail et celui des syndicats sont complémentaires. En organisant les travailleurs immigrants, en défendant leurs droits, en poussant le système, on met en place les conditions qui éventuellement vont faciliter leur syndicalisation.

NCS – Le CTI agit un peu comme un groupe communautaire…

Eric Shragge, un vétéran du mouvement communautaire au Québec, nous a aidés en nous initiant à l’approche de l’action communautaire. L’équipe du centre a développé des interactions entre l’approche centrée sur l’individu et l’approche collective. Par exemple, il faut s’occuper des personnes, les aider, presque cas par cas. Les immigrants qui arrivent dans nos bureaux sont démunis, intimidés par les appareils bureaucratiques. Souvent, ils ne connaissent pas les règles et les lois. Ils gardent constamment une crainte au fond d’eux-mêmes, jusqu’à ce que leur statut soit établi une fois pour toutes, ce qui peut prendre des années. Alors le CTI les aide un par un, une par une, du mieux qu’il peut, toujours avec la préoccupation de faire les liens avec les campagnes et l’action collective.

NCS – Cela s’est fait en collaboration avec des groupes d’entraide immigrants déjà établis…

Les Philippins, bien présents dans les usines de vêtements et dans le secteur de l’aide domestique, avaient mis en place des structures, comme le groupe PINAY, un organisme à but non lucratif pour les femmes philippines immigrantes, qui effectue un travail admirable, et dont la mission est d’autonomiser les femmes, en particulier les travailleuses domestiques, et de les amener à se battre pour faire valoir leurs droits et leur bien-être.

NCS – Votre travail auprès des travailleurs et travailleuses des « sweatshops » vous a fait connaître, mais aujourd’hui, les conditions ont changé…

D’abord, il y a eu une importante délocalisation dans le secteur du vêtement notamment, comme Gildan qui a déménagé ses usines au Honduras. Autrement, les embauches dans les usines se font maintenant par des agences qui agissent comme intermédiaires entre les travailleurs et les entreprises. De cette manière, celles-ci ne sont plus « responsables », les agences leur permettent de se déresponsabiliser.

NCS – Cette présence des agences est maintenant fortement répandue…

Cela fait tellement l’affaire des employeurs, même si, dans plusieurs cas, le recours à l’agence coûte plus cher que si les travailleurs étaient directement à leur emploi. Les employeurs préfèrent ce système parce qu’il maintient la main-d’œuvre dans un état de constante précarité. Les agences se retrouvent maintenant partout, dans tous les secteurs, la santé et les soins pour les personnes en perte d’autonomie, comme on l’a constaté durant la pandémie dans les CHSLD. Elles sont présentes également dans des secteurs technologiques, comme dans les emplois de monteurs de ligne (chez Vidéotron et Bell, pour ne pas les nommer), où les travailleurs, souvent originaires du Maghreb, détenteurs de diplômes de technicien ou même d’ingénieur mais non reconnus au Québec, sont forcés de travailler dans des conditions médiocres, une situation qui découle souvent du statut de travailleur étranger temporaire. Les agences sont omniprésentes dans l’agriculture, l’entretien, les entrepôts, l’aménagement extérieur, l’alimentation; dans les métiers industriels spécialisés également tels les soudeurs, les machinistes, etc., où on retrouve beaucoup d’immigrants.

NCS – La présence de ces agences doit compliquer l’organisation des travailleuses et travailleurs immigrants ?

La précarité et la mobilité qui caractérisent le travail pour les agences rendent effectivement la tâche difficile. De plus, dans ces agences, les travailleuses et les travailleurs migrants possèdent des statuts variés. Certains ont le statut de résident, d’autres sont en attente, beaucoup sont sans-papiers. Les plus précaires sont les réfugié·e·s. Les agences, de connivence avec les entreprises, trouvent des moyens pour les embaucher en dehors des règlements en vigueur. C’est pour cela que le CTI a créé une clinique légale, où des juristes compétents ont pour tâche de démêler les dossiers compliqués que la bureaucratie de l’immigration transforme parfois en cauchemars pour les personnes concernées.

NCS – Les femmes sont souvent encore plus pénalisées que les hommes…

C’est un peu partout pareil, mais en ce qui concerne les travailleuses immigrées, la précarité, les bas salaires et les mauvaises conditions frappent plus fort. On n’a qu’à penser aux travailleuses domestiques dont plusieurs arrivent ici avec le statut de travailleuse temporaire, lié à un seul employeur, et sans recours si un conflit survient entre celui-ci et la travailleuse. On a quand même gagné quelques batailles en poursuivant des employeurs et en faisant appel à la Commission des droits de la personne. Des femmes très courageuses, constamment menacées de déportation, ont mené ces batailles gagnantes.

NCS – Récemment, le CTI a mené une grosse campagne sur les conditions dans les entrepôts.

On compte pas moins de 15 000 travailleurs et travailleuses dans les entrepôts de la région métropolitaine de Montréal en 2011[2], dont plus de 4200 sont à forfait pour des agences de placement. C’est devenu énorme, dans le sillon de la mondialisation qui délocalise la production et érige de puissants systèmes de transport dont le bout de la ligne est constitué d’entrepôts construits dans de grands centres de tri proches des installations portuaires ou ferroviaires. Dans les 366 établissements de ce secteur, l’emploi a augmenté de 39 % depuis 2001. C’est là où on trouve un très grand nombre de travailleuses et de travailleurs immigrants dont les salaires et les conditions de travail se situent au bas de l’échelle.

NCS – Tout cela est encouragé par les autorités étatiques…

Dans la logique des accords de libre-échange, les trois paliers de gouvernement ont décidé de joindre leurs efforts pour faire de Montréal une grande plaque tournante logistique capable de concurrencer Toronto, Chicago, Los Angeles. Montréal International, mandaté par les gouvernements provincial et fédéral ainsi que par la municipalité, grossit les projets d’installations afin de rendre accessibles le plus d’espaces possible, comme on en voit de plus en plus autour de Dorval et jusqu’à Vaudreuil-Soulanges à l’ouest[3]. Selon le chercheur Xavier Leloup de l’Institut national de recherche scientifique, « la situation économique de Montréal repose au moins en partie sur la disponibilité d’une main-d’œuvre flexible, prête à travailler pour des revenus inférieurs[4] ». Ainsi, la transition vers un modèle industriel fordiste a engendré des changements du marché du travail se caractérisant par l’affaiblissement du taux de syndicalisation, la croissance de l’emploi temporaire par l’entremise d’agences de placement et la performance à outrance. Les études démontrent que, malgré la constance du nombre de salarié·e·s à Montréal, le taux de pauvreté a augmenté de 30 % entre 2001 et 2012. Pour Leloup, ces conditions sont au cœur de la croissance de la logistique et du transport à Montréal sous l’égide de la revitalisation économique.

NCS – L’entreprise Dollarama occupe une place importante dans cet écosystème…

Elle gère de très gros entrepôts où plus de 90 % de la main-d’œuvre est immigrante. Alors que Dollarama rapporte qu’elle n’emploie que 200 personnes dans ses entrepôts et centres de distribution, le nombre réel de personnes indirectement embauchées pour travailler dans ces lieux se compte en milliers. À l’origine une entreprise familiale à Montréal autour de l’entrepreneur Larry Rossy, Dollorama est devenue aujourd’hui une firme multinationale ayant plus de 1000 filiales partout en Amérique du Nord[5] et des actifs déclarés de près de quatre milliards de dollars[6]. Quelques faits saillants sont ressortis de notre enquête réalisée auprès des travailleurs et travailleuses de Dollarama[7] :

  • La majorité des employé·e·s sont des hommes venus d’Haïti et du Nigéria.
  • La majorité des travailleurs est employée par les agences.
  • Le salaire minimum n’est pas toujours respecté et en général les salaires oscillent entre 12 et 15 dollars l’heure. 60 % des travailleurs employés par les agences sont moins payés que les employés réguliers. 40 % des travailleurs ne bénéficient pas de congés payés ni de congés pour cause de maladie.
  • Le travail en général est lourd et pénible. Il faut soulever et transporter des marchandises. Les patrons ont mis en place des systèmes informatiques pour surveiller chaque geste et intensifier les cadences.
  • Les horaires sont variables, les travailleurs sont requis d’être disponibles en tout temps.
  • 40 % des employés affirment n’avoir reçu aucune formation en matière de santé et de sécurité au travail. 25 % ont été victimes d’accidents de travail.

Quand la pandémie a éclaté, Dollarama ne fournissait aucun équipement de protection, même pas de masques. L’Association des travailleurs et travailleuses d’agences de placement (ATTAP) a dénoncé cette situation sur la place publique et, finalement, la compagnie a cédé. Nos amis de plusieurs syndicats sont intervenus à l’assemblée annuelle des actionnaires de Dollarama en juin dernier[8].

NCS – L’exemple de Dollarama laisse penser qu’on peut remporter des victoires, même dans des conditions aussi difficiles…

Il importe de dire que des campagnes très vigoureuses pour améliorer les conditions des travailleuses et des travailleurs dans les entrepôts sont en cours dans le monde. Les géants comme Amazon (876 000 personnes dans le monde) et Walmart sont bien connus pour surexploiter une main-d’œuvre majoritairement féminine et immigrante, mais les gens s’organisent aux États-Unis, en France, en Pologne. On voit donc que le vent change, au moins lentement…

NCS – Et au Québec ?

Ainsi, l’ATTAP (une association organisée par le CTI) a joué un rôle de premier plan dans le processus d’adoption en 2018 du projet de loi 176 du gouvernement Couillard qui, pour la première fois en droit du travail québécois, encadre certains des problèmes émergeant avec les agences de placement. Parmi les réformes qui améliorent les conditions de travail liées aux agences, on compte l’équité salariale pour les journalières et les journaliers de sorte qu’elles et ils ne puissent plus être embauchés comme « main-d’œuvre à rabais » ; une coresponsabilité de l’agence et de l’entreprise cliente en matière de rémunération, afin d’assurer que les salaires impayés soient effectivement remboursés ; l’obligation pour les agences de s’inscrire auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST). Une plainte formelle auprès de cet organisme gouvernemental peut entraîner pour l’agence la perte de sa licence commerciale. Certes, ces réformes ne sont qu’un premier pas.

NCS – Bref, des avancées partielles sont envisageables, mais le problème structurel demeure…

La croissance phénoménale des entrepôts, du précariat, des agences de placement, n’est pas un hasard. Elle s’inscrit en plein dans le capitalisme d’aujourd’hui. On serait naïf de penser que c’est un épiphénomène ou une situation qui va se résorber. Avec cette économie mondialisée, le rapport de forces est nettement passé du côté des employeurs. Malgré cela, la lutte, comme on le dit souvent, paie. Une dimension intéressante de cette lutte a été et demeure celle d’amener cette situation intolérable dans la rue, sur la place publique. Avec nos amis du monde communautaire et des syndicats, on a réussi à faire sortir le chat du sac. Car dans la shop, si on peut dire, l’organisation progresse difficilement, vu le précariat, le roulement de personnel, les craintes des gens qui y travaillent, etc.

NCS – Il faudra des changements politiques…

Le capitalisme « sauvage » qui s’exprime par les conditions de travail évoquées dans cette discussion doit être affronté, il n’y pas vraiment d’autres possibilités. Pour le CTI, le problème est systémique et la solution est systémique. Outre l’amélioration des conditions de travail, nos stratégies visent à renforcer le pouvoir des travailleurs et des travailleuses par l’organisation collective. Ce n’est évidemment pas seuls que nous allons régler le problème ! Notre travail a donc pour but de participer à une tâche longue et complexe d’éducation populaire. Les personnes immigrantes qui nous fréquentent comprennent davantage les enjeux en réalisant que leurs problèmes ne sont pas individuels. Tout cela se fait en réseau, avec des alliances, où le CIT, par son travail acharné, trouve sa place. C’est encore plus vrai qu’auparavant, d’autant plus que le CTI a maintenant des affiliés dans la région de Québec, au Saguenay, dans le Bas-du-Fleuve. Le message passe !


  1. Voir à ce sujet, Cheolki Yoon et Jorge Frozzini « La bataille des 15 dollars de l’heure. L’expérience du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 20, automne 2018.
  2. Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) et Association des travailleurs et travailleuses d’agences de placement (ATTAP), Commission sur le travail dans les entrepôts de Montréal, 2019.
  3. En 2015, le gouvernement Couillard a alloué 400 millions de dollars à ce secteur avec une autre tranche de 100 millions pour l’amélioration des infrastructures (ports, aéroports, routes, etc.). Les entreprises par ailleurs bénéficient d’une fiscalité très avantageuse, ainsi que de subventions à l’emploi. Récemment, un mégaprojet de construction d’infrastructures pour stocker et déplacer des marchandises, Ray-Mont Logistiques, a été proposé dans l’Est de Montréal sur des terres qui appartenaient au CN. La Chambre de commerce pousse évidemment très fort pour que cela survienne. Il y a aussi une forte opposition populaire.
  4. Xavier Leloup, Florence Desrochers et Damaris Rose, Les travailleurs pauvres dans la RMR de Montréal. Profil statistique et distribution spatiale, Montréal, INRS-Centre Urbanisation Culture Société et Centraide du Grand Montréal, 2016.
  5. Depuis 2004, la famille Rossy a vendu la majorité des actions de l’entreprise à Bain Capital LLC, une firme de Boston spécialisée en capital-investissement, capital de risque, crédit et gestion alternative (hedge fund).
  6. Chiffres partiels pour 2021.
  7. Le CTI en collaboration avec l’ATTAP a mené une enquête sur les conditions de travail dans les entrepôts : Commission sur le travail dans les entrepôts de Montréal, 2019, op. cit., <https://iwc-cti.ca/wp-content/uploads/2021/01/Rapport_CTI_final_FR.pdf>.
  8. CTI, Résolution revendiquant la protection des droits de la personne à Dollarama déposée à l’assemblée générale annuelle des actionnaires de Dollarama, communiqué, 8 juin 2021.

 

La crise du gouvernement du Parti Québécois1

18 avril 2022, par CAP-NCS
Pendant que le débat politique reste enlisé entre un « oui » hésitant et ambigu et un « non » qui dit n’importe quoi y compris des menaces, le Québec et le Canada, comme tous (…)

Pendant que le débat politique reste enlisé entre un « oui » hésitant et ambigu et un « non » qui dit n’importe quoi y compris des menaces, le Québec et le Canada, comme tous les pays capitalistes, sont dans une tempête. Le capitalisme mondial mis à mal par les luttes populaires et la résistance à l’impérialisme américain dans les années 1970 repart à l’offensive, d’où l’élaboration des politiques dites néolibérales, qui sont un véritable assaut contre les acquis arrachés par les couches populaires durant les « trente glorieuses ». La gauche pour sa part tente avec de grandes difficultés d’expliquer que la crise politique québécoise et canadienne s’inscrit dans une crise beaucoup plus large, qui est celle de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale. Les piteuses tentatives du gouvernement du PQ de « gérer la crise » par des politiques d’austérité copiées sur celles de l’administration Reagan aux États-Unis non seulement ne réussissent pas à restabiliser l’économie québécoise, mais elles se font au détriment des mêmes populations qui sont censées participer à la victoire du projet de souveraineté-association. Cherchez l’erreur !

Dans ce texte, Gilles Dostaler, qui enseigne alors au département d’économie de l’UQAM, livre une brillante analyse de cette crise structurelle qui explique clairement pourquoi le gouvernement du PQ « mène exactement la même politique d’agression contre les travailleurs que le gouvernement canadien et que tous les gouvernements des pays capitalistes ». Il conclut que «la seule indépendance possible et réalisable au Québec implique une rupture avec le marché capitaliste nord-américain, non pas une plus grande intégration de ce marché. Elle ne pourra donc être réalisée que par un mouvement politique dont l’objectif est d’abord l’instauration du socialisme ». (Introduction de Pierre Beaudet)

***

Il n’y a pas de conjoncture économique ou, plus exactement, il n’y a pas de conjoncture qu’économique, au sens que prend aujourd’hui le mot économie, car ce mot renvoie, dans le discours dominant, à un mécanisme naturel dont les lois s’imposeraient aux hommes, contraignant leurs choix. Il fut un temps où Dieu exerçait cette contrainte et où les prêtres en étaient les interprètes et modelaient l’idéologie dominante. Ce rôle est aujourd’hui tenu par les économistes, théoriciens des contraintes que la rareté impose aux choix des hommes.

La conjoncture renvoie à l’ensemble des rapports de force en jeu dans une société, à un moment donné. Elle ne peut être comprise qu’au sujet de l’ensemble des dimensions sociales. L’évolution des « variables économiques », salaires, prix, profits, taux d’intérêt et taux de chômage renvoie aux luttes sociales, plus précisément aux luttes entre classes sociales, et non pas à une quelconque « loi naturelle ». La conjoncture est caractérisée par une tendance « dépressive » de la plupart de ces indices. Cette tendance renvoie à des phénomènes plus profonds, à d’importants bouleversements dans les pays capitalistes, à des luttes sociales qui ont imprimé une marque particulière aux années qui ont suivi la croissance économique d’après-guerre, quasi ininterrompue jusqu’en 1965.

C’est à quoi renvoie, de manière synthétique, le mot « crise », encore que ce mot tienne souvent lieu d’explication. Autant les économistes, hommes d’affaires et politiciens évitent-ils l’utilisation de ce terme suspect en lui préférant les expressions plus neutres de difficultés économiques, marasme, morosité, dépression ou – au pire – récession, autant le mot « crise » est-il galvaudé et tient-il lieu d’explication dans une certaine logomachie.

Il y a la crise et ce qu’on appelle les « mesures de crise de la bourgeoisie ». Au mieux, on relie cette réalité à une version mécaniste et simpliste de l’analyse marxiste du mouvement du taux de profit. De réalité complexe dont l’analyse constitue une urgence, la crise est devenue dans ce cas un slogan politique.

Dans la première partie de ce texte, nous caractériserons les indices et les symptômes de la crise actuelle des économies capitalistes, crise qui s’étend d’ailleurs désormais au monde dit socialiste. Nous ferons ensuite état des diverses analyses qui sont proposées des crises du capitalisme. Compte tenu des contraintes qu’impose le cadre d’un article, cette présentation sera laconique, se voulant surtout le point de départ de réflexions et de discussion2.

Nous examinerons enfin l’attitude du gouvernement actuel du Québec dans cette conjoncture, tel qu’il agit – ou tente d’agir – sur elle. Cette conjoncture sert de révélateur.

Il apparaîtra que le gouvernement du Québec, dans les limites de ses pouvoirs, gère cette situation comme tout gouvernement qui défend les intérêts des classes dominantes. Ce n’est pas, contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, parce qu’« on n’a pas le choix ». Ce n’est pas non plus par machiavélisme, ou par suite de la trahison d’un idéal « social-démocrate ». Cela découle de la nature même des rapports entre les classes sociales au Québec actuellement, et de la place du parti québécois dans cette configuration3. Nous indiquerons, en conclusion, dans quelle direction une autre issue à la crise pourrait être cherchée.

De la récession de 1974 à celle de 1979

Le monde capitaliste est en proie à des difficultés qui s’aggravent de semaine en semaine. L’état d’inquiétude que cette situation suscite se manifeste en particulier par la hausse phénoménale du prix de l’once d’or, passé de 230 $ au début de l’année à 442 $ le 2 octobre, sur le marché de Londres. Plus généralement, on assiste depuis l’été à une flambée spéculative des prix des métaux et d’autres matières premières. Il s’agit là des manifestations superficielles de phénomènes plus profonds. Dans son rapport annuel publié le 16 septembre, le Fonds monétaire international, après plusieurs autres organismes, prévoit pour les mois à venir un ralentissement de la croissance, une hausse des taux de chômage et une accélération de l’inflation dans tous les pays capitalistes, « développés » ou non. L’organisme, qui regroupe cent trente-six pays, dit douter des capacités des pays industrialisés à compenser par des politiques expansionnistes les effets de la récession qui se développe aux États-Unis.

Cette récession a commencé à se développer au deuxième trimestre, alors que le produit national brut en prix constants a baissé au taux annuel de 2.3% aux États-Unis. La hausse de 2.4 % enregistrée au troisième trimestre ne constitue manifestement qu’une accalmie. L’indice des prix à la consommation grimpe actuellement au rythme de 13 à 14 %. Le taux d’escompte de la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, a atteint le sommet historique de 12 % le 6 octobre, ce qui entraîne une hausse cumulative sans précédent de la structure des taux d’intérêt dont l’effet récessionniste se fera sans doute sentir brutalement. Signe des temps, la bourse de New York a connu le 9 octobre un « mardi noir », alors que les cours des actions ont baissé de 3 %. On commence à évoquer le spectre du krach boursier intervenu un fameux « jeudi noir », il y a maintenant un demi-siècle, en 1929.

Les effets de cette situation sur l’économie canadienne, dont plus de 70 % des exportations sont absorbées par les États-Unis, sont brutaux et immédiats. Le produit national brut en dollars constants a baissé au taux annuel de 2.7% au second trimestre 1979, après avoir connu une hausse de 6.4.% au premier trimestre. Ceci n’empêche pas l’accélération de l’inflation, l’indice des prix à la consommation ayant augmenté de 9.6 % entre septembre 1978 et septembre 1979. Comme d’habitude, le Canada se situe en haut de l’échelle des pays industrialisés en ce qui concerne les taux de chômage. Alors qu’il est de 5.8 % aux États-Unis en septembre, il est de 7.1% au Canada et de 9.1% au Québec. À la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, la Banque du Canada a réagi en portant le taux d’escompte au niveau record de 13 % le 9 octobre. La bourse de Toronto a réagi le même jour en connaissant la plus considérable chute des cours des actions de son histoire. Alors que cette mesure était destinée à protéger la valeur du dollar canadien, celui-ci est tombé une semaine plus tard sous la barre des 85 cents américains, pour la première fois depuis le mois de juin 1979. Nous assistons donc à une réédition des événements de 1974 et 1975. Rappelons que pour la première fois depuis la guerre, l’année 1974 avait vu se développer une véritable récession à l’échelle de l’ensemble des économies capitalistes. À une période de forte croissance, de spéculations intenses sur tous les marchés et d’accélération de l’inflation dans tous les pays avait succédé, à partir du premier semestre de 1974, une baisse de la production atteignant près de 15 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE jusqu’au milieu de 1975 et provoquant partout une hausse de chômage sans précédent depuis les années trente. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, le commerce international se contractait de 10 %. Accumulation de stocks invendus, réduction massive des programmes d’investissements, baisse des revenus réels distribués, crises de liquidité, tous les symptômes de la grande crise de 1930 se trouvaient réunis, à des degrés divers selon les pays. Contrairement toutefois à ce qui s’était passé à partir du déclenchement de la baisse de production au deuxième trimestre de 1930, mouvement qui s’est poursuivi jusqu’au milieu de 1932, dès le milieu de 1975, la récession était interrompue et la croissance semblait vouloir reprendre dans la plupart des pays capitalistes. Cette reprise apparaît toutefois maintenant artificielle. Elle s’est manifestée par une augmentation des dépenses de consommation et des dépenses gouvernementales, mais une stagnation des investissements productifs . Elle est alimentée par un accroissement phénoménal de la dette des particuliers et de la dette publique, qui rend extrêmement fragile la structure financière de l’économie américaine devenue une véritable « économie de la dette ». Elle est liée d’autre part à la dévalorisation du dollar américain qui a contribué, en particulier, à ramener en 1978 le prix réel du pétrole à son niveau d’avant l’automne 1973. En réalité, dans la plupart des pays de l’OCDE, la croissance s’essouffle dès le milieu de 1976 ; au Canada, les taux de chômage ne cessent d’augmenter, passant de 6.9 % en 1975 à 8.4 % en 1978. Le sommet de Bonn, en juillet 1978, n’a été suivi d’aucun résultat concret5 . C’est ainsi que se sont accumulés, au milieu de l’année 1979, tous les signes avant-coureurs qui se trouvaient rassemblés à l’automne 1973 dont, en particulier, l’accélération – à des degrés divers selon les pays – des rythmes d’inflation6 .

Une crise qui s’approfondit depuis dix ans

En réalité, c’est depuis au moins dix ans que s’accumulent les symptômes d’un « dérèglement » du fonctionnement des économies capitalistes, qui ont connu, à partir de la fin de la guerre, une période d’une vingtaine d’années de croissance rapide, quoique marquée de « fluctuations cycliques » dont les creux sont désignés par le terme évocateur de « dépressions ».

C’est d’abord par une détérioration des relations économiques internationales, plus exactement des relations financières internationales, que les problèmes de fonctionnement du capitalisme se sont manifestés. Un système monétaire international avait été mis en place à Bretton Woods en 1944, système consacrant sur le plan monétaire la suprématie des États-Unis à qui il était permis de financer leurs investissements extérieurs comme leurs aventures militaires – les secondes servant à protéger les premiers – par une émission de dollars et donc par un déficit permanent de leur balance des paiements.

En 1967, deux événements indiquaient que ce système était grippé : la dévaluation de 14.3 % de la livre sterling et le retrait de la France du « pool de l’or » destiné à garantir le prix de l’or, fixé à trente-cinq dollars l’once par les accords de Bretton Woods. La mise en place d’un double marché de l’or en 1968 ouvrait la crise de ce système, qui s’est écroulé le 15 août 1971, au moment où le président Nixon décrétait la fin de la convertibilité en or du dollar américain. Un accord signé à Washington en décembre 1971 décidait une dévaluation de 8.5 % du dollar américain. Une nouvelle dévaluation de 10 %, annoncée le 12 février 1973, ne réglait aucunement le problème posé par la tendance à la baisse du dollar – arme d’ailleurs efficace pour contrer la croissance des économies allemande et japonaise. La dissolution du marché double de l’or le 15 novembre 1973 consacrait la fin de tout fonctionnement ordonné du système monétaire international et le début du flottement généralisé des monnaies. Ce n’est toutefois qu’au sommet de la Jamaïque, au début de 1976, qu’on s’est entendu sur l’abolition du prix de l’or et la légalisation du flottement des monnaies, mesures que le Fonds monétaire international n’officialise toutefois qu’en avril 1978. Toutefois, l’or, juridiquement « démonétisé », n’en demeure pas moins une importante réserve monétaire officieuse. La hausse continuelle de son prix en dollars illustre l’état de crise, permanent depuis 1973, du système monétaire international.

Dès le départ, c’est donc à l’échelle mondiale qu’on peut diagnostiquer une crise du fonctionnement du capitalisme, la crise financière étant elle-même la surface de mouvements plus profonds. Manipulations des taux de change, mesures diverses de protectionnisme et luttes féroces pour les marchés – dont le dernier épisode est la course à l’immense « marché chinois » – consacrent un état de guerre économique généralisée entre les pays, les sommets périodiques de chefs d’État, comme les récents accords du GATT signés à Genève le 11 juillet 19797constituant des armistices sans conséquence. Cette guerre est elle-même effectivement liée à des problèmes auxquels fait face chacune des économies capitalistes. Les mesures annoncées par Nixon en août 1971 étaient ainsi destinées à faire porter par les autres pays capitalistes le poids des difficultés économiques internes aux États-Unis. Le 9 septembre 1971, Nixon déclarait devant le Congrès : « Nous resterons une nation bonne et généreuse, mais le moment est venu de prêter également attention aux propres intérêts de l’Amérique »8. Nixon décidait ainsi un gel des prix et des salaires et des allègements fiscaux pour stimuler les investissements. Cela indiquait la présence de problèmes internes plus importants, caractérisée par le double symptôme suivant : la montée simultanée de l’inflation et du chômage. Dès 1965, les États-Unis ont commencé à connaître une accélération des taux annuels d’augmentation de l’indice des prix à la consommation. Or, ce mouvement ne s’est pas interrompu durant la dépression de 1970-71, qui a vu, à la fois, le taux de chômage passer de 3.5 à 5.5 % et le taux de hausse annuelle de l’indice des prix à la consommation atteindre 5 %. Pour rendre compte de ce phénomène qui contredit les enseignements de la théorie économique traditionnelle, les économies ont forgé le mot de stagflation (stagnation + inflation). Ce problème ne se pose pas qu’aux États-Unis. À des moments différents, entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, tous les pays capitalistes développés ont commencé à connaître, d’une part, un ralentissement du rythme de croissance économique et, d’autre part, une accélération de l’inflation. Alors que la moyenne annuelle de hausse de l’indice des prix à la consommation pour les pays membres de l’OCDE se situait à 3.4 % pour la période 1961-1970, elle est passée à 8.7 % entre 1971 et 1979. La récession de 1974-75 est particulièrement significative à cet égard. On a déjà noté sa brièveté par rapport à celle de 1930. La deuxième grande originalité par rapport à la situation prévalant en 1930 est le maintien de la hausse des prix en dépit de la chute de la production. En 1931, l’indice des prix à la consommation a baissé de quelques points de pourcentage dans la plupart des pays capitalistes. En 1975, la hausse de cet indice s’est maintenue en moyenne à 10.5 % dans les pays de l’OCDE, après avoir atteint 13.2 % en 1974. Tel est le symptôme principal du caractère spécifique de la crise économique actuelle.

La crise

Il n’y a pas une seule cause de la crise, qu’il s’agisse de la récurrence des taches solaires ou des mauvaises récoltes, d’une émission excessive de monnaie, d’obstacles au fonctionnement des marchés, d’insuffisance de la demande effective, de déséquilibre entre les secteurs de la production ou de baisse tendancielle du taux de profit. En ce domaine comme ailleurs, la recherche obstinée de la pierre philosophale peut mener à bien des déboires et des déceptions.

Aussi, rendre compte de la crise, c’est simultanément rendre compte de la « non-crise », de sorte qu’on puisse même mettre en question l’utilisation du mot « cause » ou « origine » de la crise. Puisque la crise et l’absence de crise, la crise et la croissance, sont des modalités de fonctionnement des économies capitalistes, c’est-à-dire de l’accumulation du capital. Le capitalisme sans crise n’est pas le capitalisme. Cela fut mis en lumière, en particulier par Marx.

L’histoire du développement du capitalisme est donc celle d’une succession de phases d’expansion et de crise9. Dès le début du dix-neuvième siècle, on constatait la récurrence de cycles d’une périodicité d’environ dix ans. Parfois, les phases de « convulsions » – comme on les appelait – étaient particulièrement graves. Il en fut ainsi durant les années qui ont précédé les bouleversements révolutionnaires de 1848 en Europe. Entre 1873 et 1896, les pays capitalistes traversent une longue période de dépression qui précède l’extension de l’impérialisme et des monopoles, la montée de l’économie américaine et le déclin de l’économie britannique. La Première Guerre mondiale est suivie d’une crise en 1921, puis de quelques années de croissance euphorique brutalement interrompue en 1929. Le capitalisme traverse alors une longue période de crise qui s’achève avec la Deuxième Guerre mondiale. De chacune de ces longues périodes de stagnation, les économies capitalistes sortent profondément transformées et mûries. Le rapport salarial qui en constitue le fondement s’est étendu. Le règne de la marchandise, parallèlement, s’est élargi. Toujours plus de choses « s’achètent et se vendent ». La centralisation et la concentration du capital se sont approfondies. Le marché mondial a pris de plus en plus d’importance. Les travailleurs, réprimés durant la crise, voient leur niveau de vie s’améliorer. Les conditions de travail se modifient profondément.

Les analyses traditionnelles

On croyait donc que la phase d’expansion inaugurée pendant la Seconde Guerre mondiale allait se poursuivre indéfiniment. Keynes avait découvert la cause des récessions cycliques, l’insuffisance de la demande effective, et proposé des moyens de la contrer : l’intervention de l’État dans l’économie, les politiques fiscales et monétaires10. Les gouvernements en arrivaient même à utiliser ces instruments, à gérer la conjoncture à des fins électorales, au point où Kalecki – qui avait fait, avant Keynes, les mêmes découvertes que ce dernier, en s’inspirant par ailleurs de Marx – avait parlé de la transformation des cycles d’affaire en « cycles politiques »11.

Et voilà que tout recommence, ce qui provoque une résurgence de réflexions sur les crises. Trois grands courants d’explication peuvent être distingués. Il y a d’abord la remise en cause, par un courant conservateur, de la théorie keynésienne. Comme en 1930, on explique la crise par les obstacles au libre jeu du marché, et en particulier le marché du travail. Les pratiques restrictives des syndicats, monopoles sur le marché du travail, la générosité des programmes d’assurance-chômage et de sécurité sociale, la fixation légale d’un salaire minimum à un niveau trop élevé, empêcheraient le « prix du travail » de s’établir à un niveau qui garantisse le plein emploi. Non seulement Keynes a-t-il définitivement démontré en 1936 la faiblesse théorique de cette analyse, mais de plus, le déroulement concret de la crise de 1930 a démontré que les remèdes qui en découlent ne peuvent qu’aggraver le mal. Le rétablissement des profits ne fut pas provoqué par la baisse des salaires, mais par la relance amenée par les remèdes keynésiens. Malgré son démenti à la fois au niveau des faits et de la théorie, ce courant de pensée domine de plus en plus aujourd’hui. C’est celui qui fait la manchette des journaux et alimente les discours des hommes politiques. À ce courant se rattache l’opinion selon laquelle les salaires sont responsables de l’inflation.

Un deuxième type d’explication est avancé aussi bien par les néolibéraux que les keynésiens. Il s’agit d’expliquer la crise – la « rupture de l’équilibre » – par des erreurs de politique économique. Pour les néolibéraux, inspirés par Friedman, il s’agit de l’émission excessive de monnaie et des politiques de déficit budgétaire de l’État, qui contribuent d’autre part à perturber le fonctionnement des marchés – en ce sens cette analyse complète plutôt qu’elle contredit la première. Pour les keynésiens, il s’agit d’une mauvaise utilisation par l’État des instruments de gestion de la conjoncture : erreurs de prévision, mauvais choix des instruments, poursuite d’objectifs contradictoires. C’est ainsi qu’on a récemment rendu compte du maintien de taux élevés de chômage au Canada malgré la reprise amorcée aux États-Unis après 197512.

Les deux courants d’explication précédents renvoient à une vision fonctionnaliste de l’économie et ils ne sont fondamentalement pas contradictoires. La crise serait provoquée par un choc exogène qu’une politique économique correcte – cette politique ne soit-elle que le rétablissement autoritaire de la libre concurrence sur tous les marchés – permettrait de corriger. Un troisième courant d’explications relie au contraire la crise aux modalités de fonctionnement du capitalisme, et plus particulièrement à l’accumulation du capital.

À ce courant se rattache un certain nombre de théoriciens inspirés par Keynes, mais surtout l’ensemble des analyses inspirées par Marx. Les crises économiques étant généralement accompagnées de crises de la « science économique », aujourd’hui comme dans les années trente, les analyses de Marx reviennent à l’ordre du jour.

Les analyses marxistes

Or, ces analyses ne sont pas simples. On trouve chez Marx une étude du fonctionnement et des lois d’évolution du capitalisme. On n’y trouve pas d’analyse systématique et unifiée des crises. Au tournant du siècle, au sortir de la longue dépression de 1873-1896, un large débat sur cette question s’est développé entre les théoriciens marxistes13, débat qu’il est d’ailleurs fort utile de réexaminer aujourd’hui. De la même manière, les événements qui se succèdent depuis une dizaine d’années ont suscité une série d’études qui renouvellent l’analyse marxiste traditionnelle des crises14. Par analyse traditionnelle, nous entendons cette présentation qui relie mécaniquement les crises à une interprétation mécaniste, technologique – au demeurant ricardienne – de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Nous ne sommes pas loin, dans ce cas, des thèses à caractère fonctionnaliste postulant un fonctionnement naturel de l’économie, et c’est d’ailleurs chez des auteurs inspirés par Walras qu’on trouve les formalisations les plus sophistiquées de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».

À l’intérieur même du courant marxiste, plusieurs explications de la crise se heurtent donc, aujourd’hui comme au tournant du siècle. Un courant qu’on pourrait qualifier de tiers-mondiste – et qu’on peut associer en particulier aux noms de Samir Amin et d’André Gunder Frank15 – met l’accent sur les modifications des rapports de force à l’échelle internationale, et en particulier sur la lutte entre le capital des centres impérialistes et les peuples exploités de la périphérie, se satisfaisant par ailleurs d’analyses sommaires des mécanismes à l’œuvre à l’intérieur des économies capitalistes. Des thèses développées en particulier par Baran et Sweezy16 mettent l’accent sur la saturation de la demande et la disparition des occasions d’investir déclenchant la tendance inhérente à la stagnation – qui serait artificiellement interrompue dans les phases de croissance, en particulier par le gaspillage et les dépenses militaires. De leur côté, les théoriciens du capitalisme monopoliste d’État17 soulignent les modalités et l’évolution du soutien de l’État au grand capital pour contrecarrer la tendance à la baisse du profit et à la « suraccumulation ». D’autres mettent l’accent sur le développement disproportionné entre les secteurs, sur le développement inégal de la consommation et de l’investissement. Ces thèses, souvent, se recoupent et se renvoient l’une à l’autre. Certaines s’appuient sur la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, diversement interprétée. Gérard Dumenil a récemment montré que dans le texte même de Marx, cette loi renvoie à au moins trois processus distincts18.

Cela n’est pas le signe d’une impuissance du cadre marxiste à analyser la crise, bien au contraire. Tous ces auteurs mettent en relief l’un ou l’autre aspect qui se manifeste au moment où se bloque le processus d’accumulation du capital. Ils errent lorsqu’ils cherchent à identifier une « cause ultime » et mécanique de la crise, et qu’ils en oublient de ce fait le fondement du fonctionnement du capitalisme : le rapport salarial, et donc la lutte des classes. Ce n’est que par référence à cette réalité, et non pas à un mouvement – au demeurant impossible à mesurer – de la « composition organique du capital » que la loi de mouvement du taux de profit, de la surproduction et de la dévalorisation du capital prend sens.

À cet effet, il est utile de substituer – ou de compléter – l’analyse en termes de lois par une étude en termes de régulation, comme cela est suggéré dans une série de travaux récents19 qui s’appuient sur une réinterprétation des concepts fondamentaux de l’analyse marxiste, en particulier de ceux de marchandise et de valeur20. Dans l’analyse marxiste, la « loi économique » désigne une tendance à long terme, par opposition à « l’équilibre » instantané à l’analyse fonctionnelle duquel se limite la théorie économique dominante.

La régulation désigne l’ensemble des modalités de reproduction du rapport fondamental du capitalisme : le rapport salarial. Le rapport salarial se manifeste, entre autres, par la répartition du revenu entre la masse des profits et celle des salaires, mais il s’agit là des manifestations superficielles de rapports noués au niveau de la production. Ainsi le rapport salarial, qui se traduit par la partition du champ de la valeur entre la plus-value et la valeur revenant – sous forme de salaires – aux travailleurs, est inscrit au cœur même des processus de travail et de production. Telle est une des différences fondamentales entre l’approche marxiste qui fonde les rapports de classe dans la production et l’approche de l’économie politique qui distingue des lois naturelles de la production des « règles humaines de la distribution ». Les analyses qui lient la crise à une vision mécaniste de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit rejoignent ainsi la dernière plutôt que la première de ces approches.

La régulation renvoie à l’articulation de l’accumulation du capital et du rapport salarial, le premier processus étant à la fois fondé sur et limité par le second. Ces limites peuvent se transformer en obstacles qui finissent par bloquer l’accumulation du capital. Il faut alors que se transforment les modalités de la régulation pour que reprenne, sur des bases nouvelles, l’accumulation du capital. Tel est le rôle de la crise. Elle le réalise à travers ce qu’on appelle les « réorganisations industrielles », la transformation des processus de travail, celle des modes de discipline à l’usine, la modification des conditions de vie des travailleurs. Chaque crise se termine d’ailleurs par une extension du rapport salarial.

C’est ainsi que la crise des années trente a trouvé son issue dans une extension et une modification du rapport salarial que certains auteurs caractérisent en parlant du passage du taylorisme au fordisme. Au taylorisme était associée la parcellisation du procès (processus ?) de travail qui permet d’enlever aux ouvriers la maîtrise de leur travail et d’intensifier l’exploitation. Au fordisme sont associées la production et la consommation de masse. À la transformation du processus de travail et à sa mécanisation toujours plus poussée sont associés, cette fois, une transformation des conditions de négociation salariale (extension de la convention collective), un bouleversement dans le type de consommation et le mode de vie des travailleurs, une extension de plus en plus généralisée du règne de la marchandise.

C’est manifestement dans une nouvelle phase de rupture de la régulation que les économies capitalistes sont entrées depuis une dizaine d’années. L’accumulation du capital ne peut se poursuivre sur les bases dégagées après la crise des années trente. En témoigne, en particulier, le retournement aux États-Unis, à partir de 1965, de l’évolution de la productivité. À un taux annuel moyen d’augmentation de la productivité de 3.5 % entre 1947 et 1966 succède une augmentation moyenne de 1.7 % entre 1966 et 197421. Le même renversement s’observe dans la plupart des pays capitalistes. Aux efforts des entrepreneurs pour contrer l’effet de ce mouvement sur l’évolution des profits, les travailleurs répondent par des luttes importantes dans les dernières années de la décennie précédente.

Les nouvelles modalités de la régulation rendent compte des caractéristiques de la crise actuelle, en particulier la persistance de l’inflation pendant la récession. Les économies contemporaines sont ainsi caractérisées, d’une part, par un degré élevé de «monopolisation », d’autre part, par des mécanismes de négociations salariales et d’organisation qui n’avaient pas cours, du moins à un degré aussi avancé, avant 1930. Ces mécanismes de négociation – en premier lieu la convention collective – comme la puissance, toute relative du reste, des syndicats permettent aux travailleurs de résister plus adéquatement qu’avant aux tentatives de restructuration brutale et de réorganisation de l’économie qui se traduisaient, en 1930, par des mises à pied massives et des compressions salariales. Cette résistance varie d’ailleurs en fonction du degré d’intégration de la classe ouvrière. Ainsi est-elle plus faible en Amérique du Nord, où les taux de chômage, comme la mobilité de la maind’œuvre, sont plus élevés qu’en Europe. Ce qui précède ne signifie pas pour autant qu’une moindre résistance des travailleurs aux pressions des bourgeoisies permettrait une « sortie » plus rapide de la crise ; bien au contraire, elle se traduirait sans doute par une dépression cumulative accentuée par la baisse de la demande, processus qui a eu cours dans les années trente et dont Keynes a donné la description.

Le degré de monopolisation de l’économie, quant à lui, mesure la capacité de résistance des entreprises aux baisses de prix face à la diminution des débouchés qui caractérise la crise, et donc la possibilité de maintien de taux de profit. L’inflation constitue, de ce fait, un moyen, pour les entreprises en position de force, de reporter sur l’ensemble de l’économie les pertes de valeur accentuées pendant la crise. Il est évident d’autre part que les mécanismes de l’émission monétaire, en particulier le processus d’accroissement de la dette, permettent que se concrétise ce mouvement. Ils constituent de ce fait une « condition permissive » de l’inflation, mais n’en sont pas pour autant une cause comme le croient les monétaristes22.

Ce qui précède caractérise la situation à l’intérieur des pays. Il ne faut pas négliger, d’autre part, les modalités de fonctionnement à l’échelle mondiale, c’est-à-dire les modalités de relations entre les économies nationales. Les caractéristiques concrètes de ces relations expliquent aussi certains caractères de la crise actuelle. La crise est un moment de réorganisation du rapport salarial. Elle est, parallèlement, un moment de réorganisation des « relations économiques internationales ». En 1950, les États-Unis comptaient pour 70 % de la production occidentale. En 1970, cette part était réduite à 49 %. Ce simple fait illustre une importante modification des rapports de force qui donne à la crise actuelle certains de ses traits particuliers. Il s’agit d’une part de la montée des capitalismes européens – allemand en particulier – et japonais, et de la concurrence de plus en plus exacerbée entre ces deux pâles et les États-Unis, que concrétise la crise du système monétaire international. Il s’agit d’autre part de ce qu’on appelle la montée du « Tiers Monde » dont le pillage a constitué un élément essentiel de la prospérité occidentale d’après-guerre. La « crise du pétrole » est l’illustration la plus claire de ce dernier phénomène. C’est ainsi que la crise actuelle est, comme les précédentes du reste, simultanément une crise de l’accumulation du capital et du rapport salarial à intérieur des économies capitalistes, et une crise des relations économiques internationales, les deux mouvements se renforçant mutuellement.

La crise structurelle au Québec

La crise n’épargne pas le Québec, bien au contraire. Le Québec est une région d’un pays capitaliste développé, dont l’économie est d’ailleurs fortement intégrée à celle des ÉtatsUnis. Le parti actuellement au pouvoir à Québec ne semble pas avoir le projet de modifier sensiblement cette donnée essentielle de la situation présente. Au Québec, n’en déplaise à plusieurs, on retrouve les mêmes classes sociales que dans les autres pays capitalistes.

La crise économique que traversent les économies capitalistes frappe le Québec plus brutalement que, par exemple, l’Ontario, pour des raisons qui sont aujourd’hui bien connues. Comme les autres provinces du Canada, l’économie québécoise est largement « ouverte », c’est-à-dire que plus de 30 % de la production sont exportés. Comme dans les autres provinces, les hauteurs dominantes de l’économie sont la propriété d’intérêts étrangers, plus particulièrement américains. Il y a cependant plus au Québec, soit une structure industrielle archaïque et désarticulée. Pour reprendre les termes d’une étude du Ministère de l’Industrie et du Commerce : « l’armature de l’économie québécoise est beaucoup trop faible pour assurer un développement suffisant et harmonisé »23 : faiblesse au niveau du développement de l’industrie lourde, forte dépendance à l’égard des « secteurs mous », à faible développement de la productivité. Le Québec est un exportateur de matières premières et un importateur de produits finis. Un chiffre, en particulier, illustre cette réalité. En 1977, la productivité exprimée en termes de valeur ajoutée par travailleur était au Québec de 24 650 $ et en Ontario de 28 780 $, soit une différence de 16.8 %. En même temps, le salaire était de 12 710 $ au Québec et de 14 200 $ en Ontario. En 1978, selon des chiffres publiés récemment par Statistique Canada, le revenu personnel par habitant était au Québec de 7 628 $ et en Ontario de 8 735 $, soit un écart de 14.5 %.

Il ne nous appartient pas, ici, de décrire les causes de cette faiblesse structurelle de l’économie québécoise. Ce travail a été accompli à plusieurs reprises24. Il renvoie, d’une part, au phénomène de l’inégal développement régional qui caractérise le capitalisme, d’autre part, à la nature des rapports entre les deux principaux groupes ethniques au Canada et à la nature des alliances de classes. Retenons une conséquence majeure dans la conjoncture présente : les taux de chômage sont toujours systématiquement plus élevés au Québec qu’en moyenne au Canada et plus particulièrement en Ontario. Voici la hiérarchie pour l’année 1978 : États-Unis, 6.1 % ; Ontario, 7.2 % ; Canada, 8.4 % ; Québec, 10.9 %.

Tel est le principal « problème économique » auquel sont généralement confrontés les gouvernements québécois.

Il convient d’autre part de mentionner un facteur important tenant compte de certains caractères spécifiques de la situation socio-économique au Québec : le niveau de combativité lus élevé de la classe ouvrière, le « radicalisme » du mouvement syndical par rapport au mouvement syndical dans le reste du Canada et, surtout, aux États-Unis. Le syndicalisme pratiqué au Québec se rapproche évidemment plus du syndicalisme d’affaires que de certaines formes de syndicalisme révolutionnaire qu’on retrouve par exemple en Europe. Il n’en reste pas moins que depuis une dizaine d’années, on a assisté – en fait, les racines de ce mouvement sont beaucoup plus anciennes – à une radicalisation graduelle du discours des centrales syndicales, à une mise en question de plus en plus ouverte et articulée du fonctionnement capitaliste de l’économie, ainsi qu’à une radicalisation des formes de luttes. Les fronts communs des secteurs public et parapublic ont constitué, en 1972 et 1976, des événements politiques importants25. Le dénouement du second a contribué à préparer la défaite de Bourassa et la victoire du Parti Québécois, le 15 novembre 1976.

La conjoncture politique

La prise de pouvoir par le Parti Québécois en novembre 1976 constitue un événement politique d’une portée considérable pour le Québec, et contribue à donner un caractère très particulier aux affrontements sociaux liés à -la crise économique. À cette conjoncture économique s’ajoute en effet une activation de ce qu’on appelle la question nationale. Le Parti Québécois prétend vouloir régler cette question en négociant, avec le reste du Canada, à la suite d’un référendum, les modalités d’une souveraineté-association, permettant au Québec de rapatrier un certain nombre de pouvoirs actuellement centralisés à Ottawa. Remarquons dès maintenant qu’en ne proposant pas de créer une monnaie « québécoise », le Parti Québécois ne tient donc pas à doter le futur Québec des pouvoirs liés à la politique monétaire. Cela est remarquable, compte tenu du fait que la gestion économique d’Ottawa est présentée par plusieurs – y compris par le Parti Québécois – comme l’une des causes principales de l’aggravation de la situation économique canadienne.

D’autre part, ce parti, qui affirme avoir un « préjugé favorable envers les travailleurs », se prétend « social-démocrate ». Il est clair qu’il n’en a aucun des attributs concrets, en particulier en ce qui concerne les liens organiques avec les syndicats. Par ailleurs, comme on le verra plus loin, il mène, face à la crise économique, la même politique que tout parti essentiellement voué aux intérêts des classes dominantes – ce qui est toutefois le cas, il faut le dire, de tous les gouvernements sociaux-démocrates lorsqu’ils sont confrontés à une telle conjoncture. En ce qui concerne le « préjugé favorable », il en est un réel qui est le préjugé favorable des travailleurs envers le PQ. Nonobstant la tiédeur de l’appui du PQ aux luttes syndicales alors qu’il était dans l’opposition, il est clair que ce parti a joué pour le mouvement syndical, en 1976 en particulier, le rôle de « relais politique ». Élire le PQ, c’était poursuivre sous une autre forme la lutte engagée par le front commun intersyndical contre le gouvernement Bourassa. C’est pourquoi ce mouvement syndical s’est trouvé déchiré et désorienté à la suite de la victoire du Parti Québécois. On a vu, en particulier, de nombreux syndicalistes passer au service du nouveau gouvernement.

Ce ne sont pas les syndicalistes, toutefois, qui ont la main haute sur le gouvernement. On a pu le constater dès la formation du cabinet de René Lévesque, en novembre 1976, où des hommes reconnus pour leur conservatisme se retrouvent aux postes-clés. Ce gouvernement a d’ailleurs toutes les caractéristiques des gouvernements forts qui sont mis en place un peu partout dans le monde capitaliste. On y assiste, en particulier, à une forte concentration des pouvoirs en peu de mains, et en particulier entre celles du premier ministre et du ministre des Finances, et président du Conseil du Trésor, Jacques Parizeau, ainsi que de quelques autres « super-ministres ». Voyons maintenant comment ce gouvernement analyse la situation économique présente au Québec.

L’analyse du gouvernement du Parti Québécois

À un premier niveau, celui de la structure économique, il convient de souligner que le Parti Québécois, par la voix de ses porte-paroles autorisés, si l’on fait abstraction de certains écarts de langage, n’a jamais mis en cause le caractère capitaliste du fonctionnement de l’économie québécoise26. Il s’agit, comme pour tout bon gouvernement, de lutter contre les excès parfois engendrés. Ainsi, la ministre Marois a-t-elle décidé d’engager une lutte mortelle à la pauvreté, avec sa politique de supplément au revenu de travail. Nous y reviendrons. Quelle que soit l’analyse qu’on peut faire par ailleurs du projet du PQ et des forces sociales qui le sous-tendent, il est clair que ce projet ne consiste pas en l’instauration du socialisme au Québec. Les sociétés d’État sont certes puissantes, mais, comme l’indiquait Jacques Parizeau au début de la décennie, parce que le Québec manque de grosses entreprises.

C’est à l’analyse qu’il fait de la crise économique que les choses s’éclaircissent le plus. Cette analyse – si on peut parler d’analyse – est en tout point conforme au discours conservateur de tous les gouvernements des pays capitalistes, appuyés sur les thèses des « nouveaux économistes » dont le Québec a d’ailleurs plus que sa part. On en trouve une version particulièrement éclairante dans la déclaration du 11 octobre 1978 du ministre des Finances sur le cadre économique et financier des négociations salariales dans les secteurs public et parapublic27. Deux causes principales de la crise économique sont mises de l’avant. La première est un transfert de substances économiques du Québec vers l’extérieur, en particulier vers les Arabes ; la seconde est liée à l’appétit trop grand de certains groupes dans la société, en particulier les travailleurs des secteurs public et parapublic avec lesquels le ministre Parizeau s’apprête à négocier. Les deux causes sont évidemment reliées, et découlent de l’incompréhension par les travailleurs de cette « réalité économique » : salariés syndiqués, en particulier dans l’enseignement. Le chanoine Grand-Maison est le principal représentant de ces chantres de l’idéologie péquiste, dont les incantations complètent les froides analyses des économistes. Il s’agit, cette fois, de se serrer la ceinture pour sauver la Nation, Nation composée de pauvres et d’une classe moyenne infiniment gourmande, dont les appétits égoïstes sont le principal obstacle à l’édification sur le sol québécois d’une société normale. Jamais le ministre des Finances ne s’est laissé aller à un tel délire nationaliste, mais ce type de discours fait son chemin et le met en position de force dans les négociations.

La politique du gouvernement du Parti Québécois

On ne peut distribuer plus que ce qu’on produit. Il n’y a là rien de différent par rapport au discours de Trudeau pour qui l’inflation découle du fait que les travailleurs cherchent à vivre au-dessus de leurs moyens.

Il s’agit donc des Arabes et des salariés du secteur public. En ce qui concerne ce dernier aspect, M. Parizeau peut s’appuyer sur un certain nombre de travaux scientifiques qui imputent à des « variables » de cette nature les taux plus élevés de chômage que connaît le Québec. « Chocs salariaux » importants, « pratiques restrictives » des syndicats, niveau trop élevé du salaire minimum, systèmes trop généreux d’assurance-chômage sont alternativement ou simultanément proposés par la plupart des économistes comme explication du niveau élevé de chômage que connaît le Québec. La solution coule de source, comme on peut le lire sous la plume d’un des plus brillants de ces économistes : La fermeté de l’emploi pourrait aussi être encouragée par le ralentissement temporaire du salaire minimum et par une certaine modération dans la négociation des contrats salariaux du secteur public et du secteur de la construction28.

Telle est l’issue proposée par le gouvernement actuel. On peut la lire dans le dernier discours inaugurai du premier ministre comme dans le dernier discours du budget, qui s’est d’ailleurs déroulé comme un spectacle à grand déploiement. D’entrée de jeu, M. Parizeau – comme il attribuait au « bon sens » des citoyens leur perception des écarts de salaire entre les secteurs public et privé – attribue de nouveau aux « citoyens » le désir de voir diminuer les dépenses publiques. Il est question en effet d’« une méfiance graduellement plus forte des citoyens à l’égard des gouvernements et de l’efficacité de leurs politiques, et l’impact psychologique universel de la proposition 13 en Californie »29. Comme il l’a fait à maintes reprises, M. Parizeau fustige plus loin le laxisme de l’administration Bourassa face aux employés du secteur public, en comparant à un « grand feu d’artifice nocturne » l’intégration aux échelles salariales le dernier jour de leur contrat d’un montant couvrant partiellement les pertes dues à l’inflation. Soulignons enfin l’argumentation fallacieuse, reprise par le premier ministre et continuellement galvaudée par les médias, selon laquelle les quatre cinquièmes des travailleurs doivent se cotiser pour payer les salaires du cinquième employé par le gouvernement.

C’est donc un appel à l’austérité et aux restrictions volontaires par les travailleurs qui est lancé par le Parti Québécois comme issue à la crise, crise expliquée par le transfert de substances économiques vers les Arabes et, parfois, par les erreurs de gestion du gouvernement fédéral. Aucune allusion n’est par ailleurs faite dans ce discours au « projet péquiste » sur la question nationale, à l’exception de l’avertissement lancé par René Lévesque, au début du dernier congrès du PQ, aux travailleurs du secteur public de ne pas « monnayer » leur appui au référendum30.

D’autres personnes se chargent d’introduire cet aspect par ailleurs profondément intégré par plusieurs. Le discours sert à justifier les actes, dont il nous reste à esquisser la trame31. Elle est limpide. Le Québec, on le sait, ne dispose pas des instruments de gestion de la conjoncture, telles la politique monétaire et la politique tarifaire. Il est du reste remarquable de constater que le gouvernement du Parti Québécois n’a pas l’intention de rapatrier ces pouvoirs. L’inclusion de cette non-intention dans le programme du Parti Québécois constitue la plus récente pilule que les indépendantistes ont dû avaler, au dernier congrès du Parti Québécois.

Ce que l’on constate, c’est que dans la limite des pouvoirs dont il dispose, le gouvernement du Parti Québécois présente exactement la même politique d’agression contre les travailleurs que le gouvernement canadien et tous les gouvernements des pays capitalistes32. La mise en œuvre de ces politiques constitue d’ailleurs le seul point sur lequel les chefs d’État parviennent à s’entendre à l’occasion de leurs rencontres périodiques au sommet, ainsi que les premiers ministres de toutes les provinces canadiennes. On peut lire par exemple ce qui suit dans le communiqué final du dernier sommet des pays industrialisés qui a pris fin à Tokyo, le 29 juin 1979 :

Nous sommes d’accord pour poursuivre l’application des politiques économiques convenues à Bonn, en les adaptant aux circonstances actuelles. Les pénuries d’énergie et les prix élevés du pétrole ont provoqué un réel transfert de revenus. Nous nous efforcerons, au moyen de nos politiques économiques intérieures, de réduire au minimum les dommages subis par nos économies. Mais nos options sont limitées. Toute tentative de compenser ces dommages par une augmentation correspondante des revenus n’aboutirait qu’à une inflation accrue33.

La compression des dépenses publiques

L’un des engagements pris à Bonn durant l’été 1978 est réitéré dans le communiqué du sommet de Tokyo, soit la « diminution de la croissance des dépenses courantes dans certains secteurs publics ». En ce domaine, le ministre Parizeau n’avait pas besoin des ordres de Bonn et de Tokyo, puisqu’il s’était mis au travail dès la présentation de son premier budget en avril 1977, budget prévoyant un plafonnement des dépenses publiques et, entre autres, une réduction des crédits du ministère des Affaires sociales. Il récidivait en mars 1978, en diminuant cette fois fortement l’augmentation des crédits du ministère de l’Éducation, pour ensuite déclarer, le 23 septembre 1978, devant le Conseil national du PQ : « Il reste beaucoup de choses à dégraisser dans les programmes du gouvernement ». M. Parizeau continuait donc son travail avec son troisième budget, présenté en mars 1979 :augmentation de 2.6 % des crédits du ministère des Affaires sociales et de 2.7 % de ceux du ministère de l’Éducation, alors que le taux d’inflation s’approche de 10 %. Par ailleurs, le ministre des Finances donne à tous les ministères ou organismes dont le budget relève du Conseil du Trésor jusqu’au 1er avril 1980 pour réduire leurs effectifs de 2.5 %. Voilà qui a sans doute inspiré à Joe Clark l’une des promesses électorales qu’il s’apprête à mettre vraiment en œuvre !

Parallèlement se poursuit un travail de « rationalisation » des dépenses dans la santé et l’éducation dont il peut être utile d’examiner le détail. Il s’agit là aussi d’un processus à l’œuvre dans toutes les économies capitalistes, particulièrement là où la réduction des dépenses publiques provoque de fortes contractions de personnel. En découlent la parcellisation, la spécialisation et la déqualification du travail que l’on constate partout. On remarque en particulier, un peu partout, une offensive pour prolonger le temps d’enseignement.

La politique salariale

La politique salariale constitue un deuxième domaine majeur par lequel le gouvernement du Québec fait pression sur les travailleurs. René Lévesque avait en d’autres temps parlé de la « locomotive » que constituent les salariés du secteur public, dont effectivement les négociations, en ‘72 et en ‘76, ont permis une hausse – toute relative – des plus bas salaires et une atténuation des discriminations salariales, fondées en particulier sur le sexe. Une première conférence des premiers ministres, réunis en février 1978, a mis l’accent sur la nécessité de la réduction des salaires dans le secteur public. Lors de la dernière conférence des premiers ministres provinciaux à Pointe-au-Pic à la mi-août 1979, c’est le seul point sur lequel une entente facile a pu être dégagée. Le gouvernement du Parti Québécois a minutieusement préparé l’actuelle ronde de négociations dans le secteur public. Dans un premier temps, on a mis sur pied un comité d’enquête sur les modalités de ces négociations. Le rapport Martin-Bouchard, fruit du travail de ce comité, a inspiré au gouvernement les lois 55 et 59. Avec la dernière en particulier, le gouvernement se donne le moyen d’attaquer le droit à la libre négociation, par sa réglementation au niveau du calendrier, de l’exercice du droit de grève, de la définition des services essentiels, de l’information au public. Puis c’était le coup d’envoi avec la déclaration de Parizeau le 11 octobre 1978 : « Je ne cacherai pas que la tentation du gel de tous les salaires dans les secteurs public et parapublic, pendant un an, soit apparue », y déclare le ministre des Finances, faisant état d’un écart considérable des salaires entre les secteurs public et privé. Cet écart allait ensuite être chiffré à 16.3 % par les techniciens du Conseil du Trésor. On a démontré, depuis, le caractère biaisé de cette étude34. Retenons-en simplement ceci. Il existe effectivement un écart entre les deux secteurs, à l’avantage du secteur public, pour une catégorie d’emploi regroupant essentiellement des femmes travaillant dans les bureaux. Il s’agit dans ce cas de travailleuses qui, dans le secteur privé, ne sont généralement pas syndiquées et sont payées au salaire minimum. Bref, l’alignement du secteur public sur le secteur privé sur lequel le gouvernement appuie sa politique salariale semble être un alignement sur la discrimination salariale basée sur je sexe que suscite l’économie de marché, et plus généralement l’alignement sur les secteurs dans lesquels les travailleurs ne sont pas protégés par le syndicalisme. Tout cela s’est concrétisé au mois de mars avec le dépôt aux différentes tables sectorielles des offres salariales du Conseil du Trésor. Ces offres ont été reçues par les centrales syndicales comme une véritable provocation. Ce n’est pas de gel, mais bien de baisse du salaire réel – compte tenu du taux d’inflation prévisible – dont il est question pour les années à venir. Le ministre Parizeau avait déjà fait part de son aversion pour les formules d’indexation du salaire, et le premier ministre avait indiqué dans son discours inaugurai que la conjoncture économique ne permettait plus de protéger intégralement le pouvoir d’achat des salariés.

Salaire minimum et revenu minimum

Un autre domaine est de juridiction provinciale : celui du salaire minimum. On sait que l’indexation du salaire minimum, prévue par le programme du Parti Québécois, a été oubliée par le gouvernement en juillet 1978, à la suite de la pression des milieux d’affaires, bien huilée par le désormais célèbre rapport Fortin. Le gouvernement a d’abord décrété le gel du salaire minimum à 3,27 $ le 5 juillet 1978 pour ensuite revenir sur sa décision à la suite de pressions syndicales. Le salaire minimum a été porté à 3,37 $ le 1er octobre 1978, puis à 3,47 $ en avril 1979. Il s’agit donc d’une baisse du salaire minimum en termes réels. À cette mesure peut se raccrocher la suspension de l’indexation des prestations de bien-être social, le 20 décembre 1978.

Il s’agit là de mesures bien déchirantes pour un gouvernement social-démocrate. C’est sans doute ce qui a amené la ministre Marois à concocter son plan de campagne contre la pauvreté, annoncé à grand renfort de publicité au printemps 1979. Il s’agit du supplément au revenu du travail, ébauche d’un programme de revenu minimum garanti. Il est frappant de constater qu’en ce domaine, le gouvernement du Parti Québécois se trouve à l’avantgarde du conservatisme.

Il est d’ailleurs remarquable d’entendre la ministre Marois avouer candidement ce que dissimulent généralement les proposeurs de ce type de mesure, à savoir qu’il s’agit de préserver l’incitation au travail. Il n’est peut-être pas inutile d’indiquer ici que le premier proposeur de ces mesures est Milton Friedman, principal théoricien du néo-libéralisme, qui se fait l’apôtre depuis vingt ans du retour au « mécanisme naturel » de tous les marchés, dont celui du travail, le chômage s’expliquant par les « rigidités à la baisse » des salaires. Dès le début des années soixante, il proposait donc le remplacement de toutes les « entorses au libre jeu de marché » que constituent les mesures multiples d’assurance-chômage et d’assistance sociale par un régime unique de « revenu minimum garanti » visant à préserver « l’incitation au travail », quel que soit le niveau de salaire offert. Bref, il s’agit de permettre l’exploitation tranquille à n’importe quel prix. Le ministre Parizeau, d’abord réticent face aux projets de son collègue, l’a ensuite présenté dans son discours du budget comme « la plus spectaculaire des mesures sociales qui sera introduite cette année ». Sans doute avaitil saisi l’utilisation qu’il pourrait faire de cette mesure pour contrer la demande du Front commun de l’établissement d’un salaire minimum hebdomadaire de 265 $35.

La concertation

On pourrait continuer encore longtemps l’énumération des mesures économiques répressives instaurées par le gouvernement du Parti Québécois, accompagnées de multiples (multiples quoi?) qui risquent toujours de faire perdre beaucoup de plumes sociales-démocrates au Parti Québécois, d’où le dernier volet de l’offensive, dont nous devons brièvement traiter. Il s’agit de convaincre les travailleurs du bien-fondé de cette politique, en les associant à des processus de discussions tri ou quadripartites. De toutes les politiques instaurées par le Parti Québécois, c’est sans doute celle qui a le plus déchiré les centrales syndicales. Dès son premier discours inaugural, au début de 1977, le premier ministre invitait les « partenaires sociaux » – centrales syndicales et organisations patronales – à un sommet économique qui s’est tenu à La Malbaie durant l’été. Le gouvernement s’inspirait là de modalités de gestion économique mises en œuvre, en particulier, par les gouvernements sociaux-démocrates.

Après le sommet de La Malbaie, au terme duquel le premier ministre a arraché un certain nombre de « consensus », un deuxième sommet fut convoqué à Montebello en mars 1979. Le moment était particulièrement bien choisi, puisqu’il correspondait à la préparation des négociations dans le secteur public. Cette fois, l’une des centrales syndicales, la C.E.Q., au prix d’importants déchirements internes, a décidé de ne point participer au sommet. La C.S.N. s’y est rendue malgré une certaine opposition interne, la F.T.Q. se ralliant la première comme d’habitude.

Il est clair que de tels exercices contribuent à « couronner » l’ensemble des mesures que nous avons décrites, et complètent l’opération de propagande idéologique dont se chargent les intellectuels au service du pouvoir installé à Québec aujourd’hui. Leur résultat net est d’affaiblir la capacité de résistance des organisations des travailleurs face à l’offensive généralisée des patrons et des gouvernements. En affaiblissant ainsi le mouvement syndical, le ministre Landry – grand manitou des sommets – ne fait pas que servir les intérêts de son collègue Parizeau. Il répond aussi aux attentes du gouvernement canadien ainsi qu’à celle des divers patronats auxquels sont confrontés les travailleurs québécois. En ce sens, le gouvernement du Parti Québécois est effectivement un bon gouvernement.

Conclusion

Né au moment du déclenchement des premiers symptômes de la crise économique, le PQ prend le pouvoir après la récession de 1974-75, au moment où, malgré une reprise apparente, la crise s’approfondit. Ces événements ne sont pas sans liens. La crise provoque un durcissement patronal qu’illustre l’attitude du gouvernement Bourassa, en particulier en 1972 et en 1976. Le Parti Québécois, né d’une scission du Parti libéral du Québec en 1967, après avoir absorbé le R.I.N. et le R.N. en 1968, apparaît comme un relais politique pour les travailleurs. Sa prise du pouvoir en 1976 est la traduction politique de la résistance des travailleurs québécois à la gestion de la crise par le gouvernement libéral. Cette crise se poursuivant et s’approfondissant, le Parti Québécois se trouve pour ainsi dire contraint de révéler plus rapidement ses véritables orientations. La gestion de la crise qu’il met de l’avant ne diffère en aucun point de celle proposée par les autres partis. Il est clair qu’une période de croissance économique aurait permis au gouvernement du Parti Québécois de maintenir certaines illusions, dont d’ailleurs une fraction importante des travailleurs ne parvient pas à se libérer.

Compte tenu de sa position dans l’échiquier politique et social au Québec, le Parti québécois ne peut proposer une autre solution à la crise. Il en existe toutefois une autre, qui doit être mise de l’avant par les organisations des travailleurs. Elle implique du courage et de la lucidité. La lucidité s’impose dans l’analyse de la crise. Sur ce point, la pauvreté du discours des organisations des travailleurs au Québec n’est pas un phénomène exceptionnel.

Les forces de gauche en Europe, organisations politiques et syndicales, sont déchirées entre autres en ce lieu. La croissance soutenue d’après-guerre a fait que s’est imposé le discours dominant, postulant la progression ininterrompue des forces productives. Il en fut de même ainsi au début du siècle, après la longue dépression de 1873-1896. Les déchirements du mouvement ouvrier à cette époque furent liés à des analyses divergentes du sens de la croissance et de la crise du capitalisme. Comme nous l’avons indiqué dans la deuxième partie, la crise actuelle provoque un renouvellement et un approfondissement de l’analyse du fonctionnement du capitalisme, et cela est heureux. Il est essentiel que se poursuive cet effort, sans lequel l’analyse de la crise présentée par les classes dominantes s’impose : lois naturelles transgressées par un appétit trop considérable des Arabes et des travailleurs autochtones. Il existe, dans le mouvement ouvrier au Québec, une méfiance face aux « analyses » laissant le champ libre au discours conservateur. Elle se traduit par une tendance au repliement corporatiste qui, dans la conjoncture au Québec, risque de paver la voie à d’importants reculs pour les travailleurs. Il ne suffit donc pas de s’asseoir sur les acquis, il faut analyser la crise pour savoir où l’on va.

Courage ensuite.

Débat. « Quelques réflexions à propos de l’Ukraine »

15 avril 2022, par CAP-NCS
Il est paradoxal que certains groupes «à gauche» («gauche» latino-américaine, Podemos, LO, etc.) reprennent de manière biaisée quasiment l’argumentaire néo-stalinien de (…)

Il est paradoxal que certains groupes «à gauche» («gauche» latino-américaine, Podemos, LO, etc.) reprennent de manière biaisée quasiment l’argumentaire néo-stalinien de Poutine: on renvoie dos à dos Poutine et l’OTAN, dans une interprétation mensongère datant d’avant la chute du mur de Berlin, dans une nostalgique grille de lecture à la Thorez, à la Carrillo ou à la Marchais. Pire, il faudrait «privilégier la diplomatie et le dialogue», il ne faudrait surtout pas livrer d’armes aux Ukrainiens! (entendu d’une élue de Podemos).

Certains nous rejouent à contre-pied la comédie sinistre de la Non-intervention pendant la Guerre d’Espagne! On a l’impression de revivre chez certains le soutien de Georges Marchais depuis Moscou à l’invasion de l’Afghanistan! Et ce, derrière de nouveaux despotes corrompus «de gauche» comme Daniel Ortega au Nicaragua, Nicolás Maduro au Venezuela ou Miguel Díaz Canel à Cuba. Au nom d’un anti-impérialisme de pacotille. De fait au nom d’une imposture

Lors de l’entrée de l’Armée Rouge en Pologne, le 17 septembre 1939 (peu après l’entrée des troupes nazies, conformément à la signature du Pacte Hitler-Staline), Dolores Ibárruri (la «Pasionaria») signait un texte mémorable [1] dans lequel elle justifiait la «disparition» de la Pologne au nom… de la défense des minorités ukrainiennes persécutées par «une nation polonaise inexistante.»(!) Fallait-il soutenir l’agression de la Finlande par Staline, lors de la «Guerre d’hiver» (30 novembre 1939)? Le peuple finlandais n’avait-il pas le droit de se défendre? (Ce qu’il fit d’ailleurs, héroïquement).

En mai 1937, à Barcelone, les anarchistes, le POUM et les trotskystes étaient calomniés, persécutés, traités de «fascistes», assassinés. Un mois avant, en avril de la même année, le PSUC (instrument du Komintern stalinisé et du GPU) préparait sa provocation (voir les mémoires du dirigeant communiste Del Caso): il fallait laisser courir le bruit que les «incontrôlés» préparaient un putsch, qu’ils allaient déplacer du front d’Aragon des unités armées… De fait, ils accuseraient leurs ennemis de ce que, eux-mêmes, étaient en train de faire et allaient faire. Vieille méthode. Comme le disait Pavel Soudoplatov (grand ordonnateur  avec Léonid Eitingon  des assassinats décidés par Staline et Béria): «L’Espagne fut en quelque sorte le «jardin d’enfants» où ont pris forme toutes les opérations d’espionnage futures. Les initiatives que nous avons prises par la suite dans le domaine des renseignements ont toutes eu pour origine les contacts que nous avions établis en Espagne. Et les leçons que nous avons tirées de la guerre civile espagnole. La révolution espagnole a échoué, mais les hommes et les femmes engagés par Staline dans la bataille ont gagné.»

La méthode du bourreau accusant la victime de ses propres crimes est connue. Pour le bombardement de Guernica, le Vatican et les franquistes, ont désigné immédiatement les «coupables»: c’étaient les «rouges» et les «gudaris» basques qui avaient incendié la ville, malgré le témoignage d’un prêtre Alberto Onaindia auprès du Saint-Siège. Lors du Procès de Nuremberg tout le monde a fait semblant de gober le massacre de Katyn imputé aux nazis, etc., etc.

***

Vladimir Poutine qui a été biberonné au KGB, poursuit simplement ce qu’il a toujours appris en tirant à présent les ficelles du FSB: calomnier, mentir, assassiner.

Que l’OTAN ait cherché depuis des années à pénétrer à l’est, dans la zone anciennement dépendante de l’URSS, évidemment. Que la NSA et la CIA jouent leur rôle au compte de la politique des Etats-Unis, c’est indiscutable  le FSB, à ce jeu-là n’est d’ailleurs pas en reste. Mais cela ne peut nullement servir d’alibi à l’agression armée de Poutine. Nous assistons, une fois de plus, à la vieille recette chauvine qui consiste à essayer de réaliser l’union sacrée derrière un caudillo en s’engageant dans une aventure militaire extérieure. A n’en pas douter le peuple russe se bat lui aussi contre cette guerre ignoble. Malgré la répression de plus en plus violente au sein de la Fédération de Russie (emprisonnements, tortures, liquidations d’opposants, interdiction d’associations mémorielles dénonçant les goulags staliniens, persécution des homosexuels, poids de plus en plus pesant de l’Eglise orthodoxe, etc.), nombre de citoyens et citoyennes résistent malgré les matraques et les geôles. Les sacs plastiques qui rapatrient les cadavres des appelés russes vont d’autant plus peser dans la balance que nombre de familles russes ont des amis, des conjoints, des parents ukrainiens. Les précédents du Vietnam et de l’Afghanistan ne présagent rien de bon pour Monsieur Poutine.

***

La question que doit se poser tout militant c’est pourquoi, non pas des milliers, mais bien des millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes fuient l’arrivée des troupes russes? Pourquoi ces troupes russes ne sont-elles pas reçues en libératrices? Pourquoi la masse de la population est attirée par le mode de vie de l’ouest de l’Europe (certainement idéalisée). Pourquoi l’ensemble du peuple fait-il corps derrière son président?

Et si l’on en revient à des exemples passés. Le régime du Négus Aïlé Sélassié en 1935 était certainement despotique et médiéval. Fallait-il pour autant soutenir l’agression de l’Ethiopie par l’Italie fasciste de Mussolini en 1935 (accompagnée de massacres, de viols, de bombardements à l’ypérite, etc.)?

Le régime du Dalaï Lama était certainement fort éloigné d’une «démocratie», fallait-il pour autant que l’Armée chinoise envahisse le Tibet et écrase son peuple? L’écrasement des ouvriers de Berlin en juin 1953 était-il justifié? Celui des ouvriers de Budapest en 1956? Celui de Prague en 1968? Toujours au nom, évidemment, du combat contre le fascisme, l’impérialisme yankee et contre l’OTAN….

Alors que viennent faire ces amalgames avec les nazis, les fascistes, l’Armée Vlassov, ou les bandes de Stepan Bandera (même s’il n’existe pas de nationalismes «purs» ni  «démocratiques»). Que vient faire l’utilisation du croquemitaine de l’OTAN?

On a été surpris (moi en tout cas, comme d’autres) par cette agression de l’armée de Poutine. Mais si l’on suit les analyses que faisait déjà Zbigniew Brzezinski en 1997 – assurément un politicien particulièrement réactionnaire, mais il avait déjà anticipé l’entrée dans l’OTAN [préalable absolu à l’intégration à l’UE] des anciens satellites de l’URSS: Pays baltes, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, etc. –, on devine que l’opération de Poutine est certainement une sorte de fuite en avant pour restaurer une forme d’empire qui lui échappe. Il paraît que Poutine aurait dit: «Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur, mais celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête.»

***

Ce qui s’est certainement passé. Plusieurs évènements ont rythmé la dernière période: l’avancée de l’OTAN dans le pourtour de l’ex-URSS (Pays baltes, Tchéquie, Pologne, etc.); la création du Kosovo, la guerre dans l’ex-Yougoslavie, ont été «réglées» par les Etats-Unis. Le mandat de l’ONU a été dépassé lors de l’intervention en Libye, effectuée par les Français et les Britanniques. En Syrie, dans le cadre des concurrences inter-impérialistes, la Russie a réussi à soutenir à bout de bras le régime assassin de Bachar el-Assad. Après la deuxième guerre de Tchétchénie et la guerre en Géorgie (déclenchée stupidement par les nationalistes géorgiens), Poutine a réussi à s’entourer dans nombre de républiques anciennement dépendantes de l’URSS de despotes sanguinaires (Biélorussie, Tchétchénie, Kazakhstan, etc.).

On comprend que la masse du peuple ukrainien ne veuille absolument pas de ces modèles-là ou du régime imposé depuis 22 ans par Poutine en Russie. Un véritable repoussoir pour tout individu sensé. 

Il est probable que la diplomatie russe ait pensé que le jeune président ukrainien Volodymyr Zelenski allait s’enfuir à l’étranger. Cela ne s’est absolument pas passé ainsi. Ce qui signifie qu’il sent qu’il a l’appui de sa population et «tient» avec courage face à la violence et aux mensonges. L’autre élément qui n’était certainement pas prévu, c’est que depuis le début de la guerre des séparatistes dans le Donbass, depuis 2015, l’armée ukrainienne s’est réorganisée et a certainement été réarmée et pourvue de conseillers militaires de l’OTAN. Comme le disait Talleyrand, «ne prenez jamais vos adversaires pour plus stupides qu’ils ne sont». Or l’état-major russe le savait. Comme une réunion de l’OTAN était prévue en juin à Madrid (qui risquait peut-être d’entériner le processus l’entrée dans l’OTAN et dans l’UE de l’Ukraine), Poutine a probablement pris les devants dans la dernière «fenêtre» qui s’ouvrait à lui dans ses ambitions (ou ses illusions?) de renaissance impérialiste.

L’autre élément qui a certainement surpris, c’est une sorte de «cristallisation» d’un nationalisme ukrainien qui semblait jusqu’ici improbable. Paradoxalement, il semble que c’est l’agression russe qui l’a soudainement «réveillé», tout comme l’invasion napoléonienne de 1808 en Espagne avait provoqué la révolte populaire contre l’envahisseur.

Enfin, l’autre paradoxe c’est le renforcement de l’OTAN. Il ne faut pas oublier en outre, que depuis 1945 les frontières ont «glissé» de 300 à 500 kilomètres vers l’Ouest: comment se sont faits les transferts de populations? Pourquoi Khroutchev a-t-il cédé la Crimée, alors qu’il avait une politique plutôt «grand russe» même s’il était ukrainien? A l’est, une partie de l’Ukraine est passée à la Russie; à l’ouest une fraction de l’ancienne Pologne a été dévolue à l’actuelle Ukraine – région de Lviv/ Lwow/Lemberg. On nous parle de la langue… peut-être. Mais comme le remarquaient Miroslav Hroch (Social preconditions of national revival in Europe, Cambridge University Press, 1985) ou Benedict Anderson (L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, éd. française La Découverte, 1996), nous n’avons souvent considéré la naissance des nationalismes et du mythe national que dans leur vision «romantique» du XIXe siècle. Or, dès la fin du XVIIIe siècle et à l’aube du XIX les colonies d’Amérique du nord et d’Amérique du sud se scindaient de la métropole et se constituaient en Etats-nations, alors qu’elles partageaient la même langue  anglais ou espagnol et portugais  la même religion (protestantisme ou catholicisme) et la même culture… La renaissance du nationalisme ukrainien mériterait sans doute une analyse plus approfondie…

En conclusion, l’armée de Poutine doit partir! Dehors les troupes russes d’Ukraine! Inconditionnellement, indépendance de l’Ukraine! Pour la liberté des peuples d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie! (Article reçu le 12 avril 2022)


[1] Francisco Pallarés Aran a traduit deux articles de la «Pasionaria», Dolores Ibárruri, publiés à Mexico dans un hebdomadaire du Parti communiste espagnol. Il précise à ce propos: «L’article de la Pasionaria, dans son style d’un lyrisme amphigourique et irremplaçable, s’en prend très, très longuement (à juste titre d’ailleurs) à la politique de «non-intervention» et à Léon Blum… mais pour mieux «justifier» la canaillerie de l’écrasement de la Pologne (tout en éludant le Pacte germano-soviétique…). Curieusement sa réécriture de l’histoire de la Révolution espagnole reprend la version d’une «République populaire» de nouveau type, d’une «guerre d’indépendance» et des «collectivisations volontaires», contrôlées par un Etat «garant tout de même de la propriété privée». A l’époque il s’agissait d’affirmer que la Pologne était un Etat créé artificiellement (opprimant des milliers d’Ukrainiens, de Biélorusses et de Juifs) à la suite du Traité de Versailles.

Ce qui est frappant c’est que Poutine reprend texto, à l’heure actuelle, le même «argumentaire» pour l’Ukraine; les opprimés étant cette fois les Russes du Donbass… Son passage au KGB lui a visiblement laissé une empreinte indélébile.

L’éditorial non signé est visiblement inspiré par la diplomatie de Staline: l’URSS n’a pas agressé la Finlande pendant «la guerre d’hiver», elle «a seulement mené une opération préventive» – sic. On y retrouve l’écho d’une recherche précédente d’alliances auprès de la France et de la Grande-Bretagne dans la crainte d’une attaque de l’URSS (parenthèse, Léon Trostky serait assassiné un mois après). Nous sommes encore pendant la «drôle de guerre» et nul ne peut prévoir l’effondrement de l’armée française.

A l’heure où paradoxalement la guerre de Poutine semble avoir pour conséquence… d’inciter la Finlande et la Suède à se rapprocher de l’OTAN (!), les guerres passées sont à méditer. Il est à souhaiter que le train ne déraille pas comme en 1914 ou 1939…» Les lectrices et lecteurs peuvent prendre connaissance de la traduction de ces textes publiés à Mexico en cliquant sur le PDF ici.

 

Le syndicalisme québécois face aux défis de l’immigration

15 avril 2022, par CAP-NCS
Le Québec bénéficie du plus haut taux de syndicalisation de l’Amérique du Nord. C’est un avantage certain pour les couches moyennes et populaires qui ont su arracher au fil des (…)

Le Québec bénéficie du plus haut taux de syndicalisation de l’Amérique du Nord. C’est un avantage certain pour les couches moyennes et populaires qui ont su arracher au fil des années des conditions qui suscitent l’envie un peu partout sur le continent, même si la droite dit souvent – notamment un certain François Legault – que l’Ontario et même les États-Unis sont plus « riches » que le Québec. Il s’agit là d’une fumisterie car, en réalité, cette richesse est concentrée chez le 1 % de la population. Ainsi, le syndicalisme a été et demeure encore un pilier des mouvements populaires qui luttent pour l’émancipation.

Certes, il faut éviter de généraliser car il y a encore des organisations syndicales qui sont d’abord et avant tout corporatistes, et qui défendent « leurs » membres comme si le reste de la société ne les concernait pas. Cette tradition, qu’on appelle le syndicalisme d’affaires, omniprésente jusque dans les années 1970, se retrouve encore, notamment dans des syndicats qui sont des branches des centrales syndicales étatsuniennes et canadiennes, ainsi qu’au sein de catégories d’emplois qualifiés où on a tendance à penser qu’on peut mieux s’en tirer que les autres.

En dépit de ces courants contradictoires, les centrales et les grandes fédérations syndicales québécoises restent aux côtés des luttes populaires, même si leurs membres ne sont pas directement concernés. On l’a vu et on le voit encore sur les questions d’égalité hommes-femmes, de santé, d’éducation, d’aide sociale, de garderies, etc. On l’observe également sur des questions internationales importantes où les syndicats se sont opposés aux guerres impérialistes. Enfin, on le constate aussi sur des questions politiques plus controversées, comme le droit à l’autodétermination du peuple québécois.

Dans la dernière période, les syndicats ont franchi un pas de plus en se solidarisant avec les peuples autochtones et avec les immigrantes et les immigrants – entre autres contre la loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État – et contre le racisme systémique. Dans plusieurs unités syndicales, des luttes sont engagées contre les discriminations multiples, notamment lors de l’embauche, d’un classement arbitraire, d’un confinement dans les fonctions dites « 3-D » (dirty, dangerous, degrading).

Il faut rappeler qu’à l’origine les grands syndicats industriels qui ont pris forme au Québec comptaient beaucoup d’immigrantes et d’immigrants, en majorité d’origine européenne, qui ont su défier les patrons et l’État-matraque de Maurice Duplessis un peu partout.

Depuis, il y a des hauts et des bas, il y a des paroles et de l’action, mais pas toujours. C’est donc un enjeu syndical, par et pour les syndicalistes. À travers de multiples débats, la question se pose : dans quelle mesure le mouvement syndical aujourd’hui peut-il être une composante active dans la lutte des immigrantes et des immigrants ?

Marc-Édouard Joubert

Membre du militant Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP), Marc-Édouard Joubert est président depuis 2016 du Conseil régional FTQ Montréal métropolitain qui regroupe sur une base volontaire les syndicats FTQ de différents secteurs d’activités de la région montréalaise. La Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) compte plus de 600 000 membres à l’échelle de tout le Québec.

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P. B. – Qu’est-ce que le Conseil régional constate ces jours-ci sur la condition immigrante ?

M.-É. J. – De manière générale, on connaît des obstacles qui s’additionnent. Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) ne cesse de resserrer les conditions et les délais contre à peu près toutes les catégories de la population immigrante. Ça frôle le grotesque dans certains cas, comme le refus d’accorder la résidence permanente aux milliers de personnes qui ont fait leurs études ici, qui travaillent ici, qui ont des enfants dans les écoles; elles sont 51 000 à attendre leur régularisation. Pour nous, le projet de loi 96 sur la langue officielle et commune du Québec, le français, est inadmissible. Les exigences sont énormes, exagérées, comme si on reportait sur la personne immigrante tout ce qu’il faut faire pour être « bien intégré », dont la langue. Une réelle modification positive tant du point de vue de l’immigration que du point de vue de la protection de la langue française serait d’offrir, dans les milieux de travail même, des cours de français financés par l’État et les employeurs.

P. B. – Un enjeu particulier concerne les travailleurs étrangers dits temporaires, à forfait…

M.-É. J. – Ils sont plusieurs milliers à vivre la précarité, les mauvaises conditions et la peur constante d’être expulsés, à travailler dans les champs et les abattoirs. Cela a été bien documenté entre autres par les camarades du Centre des travailleurs et des travailleuses immigrants, également par le syndicat des Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), qui essaie de les syndiquer dans des conditions très difficiles. À cause de leur statut, ces gens vivent constamment dans la peur[1]. Dans les abattoirs, la situation est particulièrement grave : des salaires très bas, des quarts de travail de 12 heures, des accidents de travail à tout bout de champ. Lors de la récente grève des camarades d’Olymel, affiliés à la CSN[2], les médias nous ont fait pleurer sur le sort des cochons qui attendaient d’être tués. Il y a aussi les travailleuses domestiques, dont plusieurs proviennent des Philippines, qui ne peuvent même pas se syndiquer et qui sont soumises au bon (ou au mauvais) gré des employeurs.

P. B. – La discrimination n’existe pas seulement dans ces secteurs…

M.-É. J. – Dans la fonction publique fédérale, les personnes racisées occupent 14 % des postes alors qu’ils représentent 22 % de la population canadienne. La sociologue Myrlande Pierre qui a examiné cette situation conclut qu’il s’agit d’une discrimination systémique définie comme « comme étant un ensemble de comportements qui font partie des structures sociales et administratives du milieu de travail, qui créent ou perpétuent une situation désavantageuse pour certains et une situation privilégiée pour d’autres groupes ou pour des individus en raison de leur identité au sein du groupe[3] ».

P. B. – Et à la Ville de Montréal …

M.-É. J. – Plus près de nous, selon une enquête récente, sur les 153 membres du Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 du Syndicat canadien de la fonction publique, à Montréal-Nord, 67 % sont issus de l’immigration[4]. Certes, la situation a évolué, on n’a plus le racisme grossier et ouvert comme avant, mais le chercheur Angelo Soares conclut qu’il a noté une « inclusion excluante » de la diversité. Selon lui, les femmes et les noirs sont plus présents dans les organisations, mais en même temps, ils vivent une exclusion du pouvoir et se heurtent à différents murs invisibles qui les maintiennent à leur « place » assignée par les divisions raciale et sexuelle du travail. On parle de « plafond de verre » ou encore de « plancher gluant » qui rend très difficile l’ascension de l’échelle occupationnelle. Le harcèlement psychologique, plus que des barrières institutionnelles, se traduit par la constitution de groupes plus ou moins fermés, les « noirs » et les « non-noirs ». Le chercheur note également que les populations immigrantes et racisées sont majoritaires dans les bas échelons, mais que quatre des cinq directeurs proviennent de la population blanche dite « de souche ». Les conséquences de cette situation sont concrètes sur les salaires, le fonds de pension, la promotion, et même sur l’organisation du travail alors que certains groupes sont privilégiés en étant soustraits du travail de soir ou de fin de semaine, etc.

P. B. – Les tensions ne viennent pas seulement des rapports employés-patrons…

M.-É. J. – Dans le rapport sur les cols bleus, il ressort que plusieurs personnes issues de l’immigration n’ont pas confiance en leurs structures syndicales sur les questions de discrimination. Sur les pages Facebook des employé·e·s, on retrouve des messages désagréables. En clair, les structures syndicales locales, régionales et nationales peinent à intégrer des immigrantes et des immigrants. En laissant les choses aller, on ne va pas loin. Il faudrait, comme sur la question de la parité hommes-femmes, avoir des règles plus claires concernant la diversité. Il y a un malaise. Certains collègues sont hypersensibles à la critique, y voient un mauvais message comme quoi tout le monde au Québec est raciste ! On n’aime pas parler de certains sujets.

P. B. – Ces hésitations se reflètent-elles en haut de la pyramide syndicale ?

M.-É. J. – Il y a des tabous, mais au moins, la FTQ reconnaît explicitement la nécessité de lutter contre le racisme systémique. Le Conseil régional de Montréal s’est clairement prononcé contre la loi 21. Il y a des relents d’islamophobie, dans le sillon des politiques de la CAQ et de l’atmosphère empoisonnée de l’après-11 septembre 2001. Le soi-disant débat sur le projet de charte des valeurs du Québec nous a fait reculer. Mais on continue de travailler fort. Cependant, cela doit se faire avec un certain tact. Traiter tout le monde de racistes, c’est comme brandir une machette, cela ne donne pas de résultats.

La FTQ refuse le nouveau programme du gouvernement du Québec

sur l’expérience québécoise (PEQ)

Selon nous, ces modifications vont à l’encontre tant des intérêts des Québécoises et Québécois que des intérêts des candidates et candidats à l’immigration. Les revendications suivantes sont particulièrement mises de l’avant par ces groupes.

  • Annuler le prolongement des années d’expérience de travail requises pour que les candidates et candidats, étudiantes et étudiants ou travailleuses et travailleurs, puissent être admis dans le PEQ : Ce prolongement enfermera plus longtemps un grand nombre de personnes dans un état précaire et vulnérable.
  • Annuler l’exclusion des travailleuses et travailleurs occupant des emplois peu ou non qualifiés (catégories C et D selon la classification nationale des professions) : Le PEQ devrait être ouvert à toutes les personnes ayant accumulé de l’expérience au Québec, sans discrimination fondée sur le niveau de qualification professionnelle.
  • Annuler l’allongement du délai de traitement de la demande : Le PEQ devrait demeurer une voie rapide pour les personnes qui se trouvent déjà au Québec.
  • Annuler l’introduction d’exigences linguistiques pour les conjointes et conjoints de la demandeuse principale ou du demandeur principal : Assurer que des conditions favorables (conditions de travail convenables et accès égal aux services sociaux) permettant d’améliorer efficacement la compétence linguistique soient mises en place par le gouvernement du Québec, notamment dans les milieux de travail, et que chaque demandeuse ou demandeur, ainsi que sa conjointe ou son conjoint, reçoivent une formation de francisation de qualité leur permettant d’atteindre une compétence fonctionnelle dans un délai raisonnable.
  • Rehausser le seuil d’immigration en accélérant le traitement des demandes, particulièrement pour les demandes faites au Québec : Considérant la présence des personnes migrantes et en demande d’asile au Québec, la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs et le déclin démographique du Québec, il faut rehausser le seuil d’immigration et accélérer le processus en tenant compte des effets de la crise sanitaire.
  • Consulter les organisations syndicales, étudiantes et communautaires au service des personnes immigrantes sur tout projet pilote, en incluant celui visant 550 postes par année réservés aux préposé-es aux bénéficiaires et 550 postes par année réservés à l’industrie de l’intelligence artificielle et des technologies de l’information[5].

Ramatoulaye Diallo

Membre du Syndicat des travailleuses et des travailleurs du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, Ramatoulaye Diallo est responsable du Comité immigration et relations interculturelles et trésorière du Conseil central du Montréal métropolitain (CCMM-CSN). Cet organisme regroupe les quelque 400 syndicats CSN de Montréal, Laval et du Grand Nord du Québec, soit un peu plus de 100 000 membres de différents secteurs. La Confédération des syndicats nationaux (CSN), quant à elle, représente autour de 320 000 syndiqué·e·s.

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J’ai commencé à militer syndicalement au Québec il y a plus de 25 ans, d’abord dans un centre de réadaptation pour personnes handicapées. Après la réforme Barette qui a créé les hyperstructures que sont les CISSS et les CIUSSS[6], j’ai été élue à la vice-présidence à l’information et à la mobilisation du Syndicat des travailleuses et des travailleurs du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Je me suis ainsi retrouvée vice-présidente d’un très grand syndicat, plus de 8000 membres. Actuellement, mon implication syndicale est au Conseil central.

P. B. – Le Conseil central œuvre depuis longtemps sur les questions de l’immigration…

R. D. – C’est dans le mandat du Conseil central d’agir sur le plan social[7], notamment contre le racisme et la discrimination. Dans la santé, on compte un très grand nombre de travailleuses et de travailleurs issus de l’immigration, notamment dans les hôpitaux et les CHSLD[8]. Il y a aussi, en moins grand nombre, des Autochtones.

P. B. – Immigrants et racisés restent cependant peu présents dans les instances syndicales ?

R. D. – Au conseil syndical de mon syndicat, il y a 6 personnes immigrantes sur 27. Mais il n’y en a aucune au comité exécutif de la CSN et aucune à la direction de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS) qui comprend 110 000 membres.

Au Conseil central, lors du congrès de 2019, pour la première fois, on a adopté une résolution pour que « les syndicats affiliés prennent les moyens d’accueillir et d’intégrer les personnes issues de groupes racisés, de l’immigration et les Autochtones dans leurs pratiques, leurs structures et leurs instances ». Par la suite en janvier 2020, en assemblée générale, le Conseil central s’est donné des objectifs concrets et des moyens pour que cela débouche sur des actions, et que ce ne soit pas seulement des déclarations.

Plan d’action du Conseil central du Montréal métropolitain-CSN

contre le racisme systémique – Extraits

Le CCMM-CSN et ses syndicats affiliés veulent éradiquer le racisme systémique. À cet effet, nous mettrons en œuvre un plan d’action pour que les syndicats affiliés prennent les moyens d’accueillir et d’intégrer les personnes issues de groupes racisés, de l’immigration ainsi que les Autochtones dans leurs pratiques, leurs structures et leurs instances.

Actions

  • Assurer la représentation des personnes issues de groupes racisés, de l’immigration et des Autochtones dans les structures et instances des syndicats à égale proportion de leur présence sur le marché du travail.
  • Encourager, par la formation de comités syndicaux et diverses actions d’information et de formation, les personnes racisées à présenter leur candidature pour les postes de responsabilités dans les syndicats.
  • Adapter le fonctionnement de nos instances pour permettre aux personnes issues de groupes sociaux racisés de participer à la vie syndicale et d’être en mesure de solliciter des mandats électifs.
  • Favoriser la participation de toutes et tous à la vie démocratique des syndicats en organisant des activités pour favoriser des rapports interculturels harmonieux.
  • Soutenir les comités chargés de l’accueil et du suivi de l’inclusion des nouveaux membres dans les syndicats locaux.
  • Sources : Résolution du congrès du CCMM-CSN de juin 2019 sur l’union dans la diversité, et la résolution de l’Assemblée générale de juin 2020 sur la lutte contre le racisme systémique. Le plan d’action a été adopté à l’Assemblée générale du 27 janvier 2021.

P. B. – Le travail progresse…

R. D. – On n’a jamais eu autant d’activités et autant de demandes concernant la lutte contre le racisme. On dirait que le scandale autour de la mort de Joyce Echaquan a réveillé beaucoup de monde. D’autre part, la pandémie a sensibilisé la population au sujet des « anges gardiens » dans les CHSLD, majoritairement d’origine haïtienne et centraméricaine. On a travaillé très fort, notamment en créant un comité de travail composé de membres de la société civile, d’organismes communautaires, de députés de l’opposition au Québec et au fédéral, de la CSN et du Conseil central pour soutenir ces personnes aidantes, régulariser leur statut et alerter l’opinion publique sur leur importance pour la santé publique. Mon syndicat au CIUSSS a pris la résolution de remplacer sur le conseil syndical les personnes qui prennent leur retraite par des personnes venant de l’immigration. On sent que les choses changent.

P. B. – Les obstacles à la participation immigrante dans les syndicats demeurent encore cependant…

R. D. – Je pense qu’on ne réalise pas assez le sentiment de précarité, voire de peur, qui domine chez des personnes qui arrivent ici. Beaucoup d’Haïtiens et Haïtiennes, d’Africains et Africaines proviennent de pays où les syndicats sont de connivence avec l’État et bien enfoncés dans la corruption. Souvent, ils ne sont même pas des employés puisqu’ils sont engagés par des agences de placement. Ils ne savent pas ce qu’est un syndicat, ils ne connaissent pas bien les lois québécoises, ils se méfient. Vivant la précarité et les bas salaires, beaucoup d’entre eux ont deux et même parfois trois emplois. Comment peuvent-ils trouver le temps ?

P. B. – Que faire pour affronter ce contexte négatif ?

R. D. – Il faut travailler avec le secteur communautaire qui a un ancrage dans la communauté par ses programmes de solidarité. C’est ce qui explique qu’au Conseil central, on travaille en partenariat avec des groupes comme Hoodstock, Paroles d’excluEs, etc. Il faut se battre sur plusieurs fronts : l’accès au logement, la protection contre le profilage racial de la police, l’obtention des équivalences des diplômes, l’égalité entre les femmes et les hommes, etc. Sur le plan politique, il faut faire pression et avoir le courage d’intervenir dans les grands débats, comme celui autour de la loi 21. La CSN et le Conseil central se sont prononcés contre. Par ailleurs, la CSN incite ses syndicats à affirmer et à afficher que le syndicat ne tolère pas le racisme, dans ses rangs, au travail et ailleurs.

P. B. – La formation occupe un rôle très important…

R. D. – Il faut informer les membres de leurs droits, mais aussi du rôle des syndicats dans les luttes qui ont été menées au Québec et qui ont permis des avancées sociales (santé et sécurité au travail, CPE, etc.). Il faut aussi faciliter la participation des membres à la vie syndicale et promouvoir une plus grande représentation des personnes racisées, issues de l’immigration et Autochtones dans les instances syndicales. Il y a du rattrapage à faire de ce côté, mais également en ce qui concerne nos membres en général, dont la grande majorité n’est pas raciste même s’ils sont parfois mal informés.

Les bonnes pratiques syndicales
  • Faire le suivi syndical du processus d’accueil, d’installation et d’accompagnement qui est offert par l’employeur et intervenir au besoin.
  • Acquérir des compétences interculturelles auprès d’organismes qui offrent de la formation, surtout si des difficultés surgissent.
  • Créer des espaces de dialogue constructif pour aider à se comprendre et prévenir les conflits interpersonnels ou ceux reliés aux relations de travail (forum syndical).
  • Encourager le mentorat professionnel des nouveaux arrivants, facilité par l’employeur (compagnonnage).
  • Entreprendre du jumelage interculturel (individuel ou familial), facilité par le syndicat ou un organisme communautaire régional.
  • Proposer des activités sociales favorisant le rapprochement culturel (parties de soccer, pique-niques, randonnées, parties de sucre, etc.).
  • Faire appel au conseil central ou au réseau d’entraide lorsque possible pour aider votre syndicat à agir en prévention et pour faciliter l’intégration.

Source : Marie-Hélène Bonin, L’inclusion, l’entraide, la solidarité, fiche n° 2, Intégration des nouveaux arrivants et arrivantes, trousse d’information sur les relations interculturelles, Pour un syndicalisme inclusif, CSN, 2021.

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  1. Voir le dossier des TUAC sur la situation dans les fermes et les champignonnières : TUAC Canada : le syndicat des travailleurs agricoles, <www.tuac.ca/index.php?option=com_content&view=article&id=2009&Itemid=198&lang=fr>.
  2. Voir dans ce numéro : Martin Maurice, « Olymel Vallée-Jonction : un long conflit marquant ».
  3. Myrlande Pierre (responsable), sous-groupe de travail sur l’axe 1, L’inclusion et l’égalité des chances et des opportunités à l’emploi selon le principe de non-discrimination, rapport à Valérie Plante, Montréal, Table sur la diversité, l’inclusion et la lutte contre les discriminations, 1er avril 2019, p. 2.
  4. Angelo Soares, Le racisme à l’encontre des membres cols-bleus dans l’arrondissement de Montréal-Nord, rapport d’enquête, Montréal, UQAM, avril 2021.
  5. FTQ, La FTQ refuse le nouveau programme du gouvernement du Québec sur l’expérience québécoise (PEQ), communiqué, 25 juin 2020; Trente-deux organisations unissent leur voix contre la nouvelle mouture du Programme de l’expérience québécoise, communiqué, 12 juin 2021, <https://www.csn.qc.ca/actualites/trente-deux-organisations-unissent-leur-voix-contre-la-nouvelle-mouture-du-programme-de-lexperience-quebecoise/>.
  6. CISSS : centres intégrés de santé et de services sociaux; CIUSSS : centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux.
  7. C’est ce qu’on appelle le deuxième front, alors que les fédérations s’occupent de la négociation, le premier front.
  8. CHSLD : centres d’hébergement et de soins de longue durée.

 

Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse1

14 avril 2022, par CAP-NCS
Quelques mois avant le référendum de 1980, tout indique que le projet de souveraineté-association ne peut passer la rampe. Sondage après sondage, le même portrait revient, ce (…)

Quelques mois avant le référendum de 1980, tout indique que le projet de souveraineté-association ne peut passer la rampe. Sondage après sondage, le même portrait revient, ce qui laisse peu d’espoir aux partisans du « oui ». La campagne elle-même est menée sans grand enthousiasme, d’autant plus que de sérieuses erreurs sont commises ici et là dans le camp du « oui », ce qui permet aux partisans du « non » d’en profiter tout en jouant les bonnes vieilles cartes de la démagogie et de la peur. On promet de « grandes réformes » d’un coin de la bouche (Trudeau proclame qu’il changera la constitution) tout en menaçant le Québec d’une crise sans précédent si jamais la population « ose » voter pour la souveraineté, même édulcorée comme elle l’est devenue sous l’égide du PQ. Pour la gauche, cette évolution est un défi politique et théorique. Au plan politique, l’argument des groupes « ML » tombe en morceaux : il est clair que le PQ n’est ni l’instrument ni le parti privilégié par la bourgeoisie, toutes tendances confondues. Tous les États, toutes les associations patronales, tous les partis de droite sont ligués contre le PQ. Le discours simpliste et arrogant des « ML » ne tient plus la route. Peu de temps après, les « ML » amorcent un déclin irrésistible Les secteurs de la gauche indépendante sont cependant eux-mêmes désarçonnés. Depuis des mois, ils mènent campagne pour le « oui critique » : on va voter oui, mais pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le projet péquiste ! Cependant, en réalité, l’impact de ce positionnement pèse peu entre le « oui» tout court et le « non » tout court. La polarisation entre les deux camps laisse peu d’espace aux voies alternatives et à vrai dire, la gauche dont l’influence dans les luttes populaires est considérable est politiquement impuissante. L’autre problème de la gauche est de nature théorique. Comment expliquer cet enchevêtrement social et national qui prend forme autour de projets peu définis, de classes sociales en émergence ? Le chaos politique est également conceptuel. Au Québec se produit une construction sociale hétérodoxe, avec une bourgeoisie « provincialisée », incapable de surmonter son rôle subalterne par rapport à la bourgeoisie canadienne, mais disposant d’importants leviers économiques. La petite bourgeoisie, si présente dans le PQ, est également très asymétrique, déchirée entre des secteurs populaires et technocratiques. De tout cela ressort un PQ atrophié, totalement incapable de mener le Québec à l’indépendance politique2 . Ce parti « pluriclassiste sous hégémonie bourgeoise »3 est dans une impasse.

La gauche n’a alors pas le choix de marquer la rupture, non seulement avec le PQ, mais également avec le nationalisme de gauche, où « la revendication de l’indépendance politique est mise sur le même pied que le projet socialiste »4 . C’est une erreur, poursuivent Bourque et Dostaler, comme celle des « ML » qui sous-estiment « l’enjeu de la question nationale, la division qu’elle peut opérer au sein des classes dominantes actuellement au Canada et, par conséquent, l’affaiblissement de ces dernières au profit du renforcement des masses populaires »5 . Pour renouveler la gauche, il faut reconstituer des lieux de réflexion et penser la rupture. « Dans la conjoncture se présentant en 1980, expliquent Bourque et Dostaler, le PQ ne réalisera ni le socialisme, ni l’indépendance.         (Introduction de Pierre Beaudet)

***

L’accession au gouvernement du Parti Québécois a ranimé les débats sur les rapports liant la structure de classes, les partis politiques et la question nationale. En mettant l’accent sur l’une ou l’autre de ces réalités, de nombreuses contributions récentes cherchent à cerner la complexité des dynamiques sociale et nationale. Les préoccupations sont centrées sur deux réalités particulières : la nature de classe du PQ et la permanence de la question nationale québécoise dans son rapport à l’État canadien. Ces deux questions sont au cœur des préoccupations actuelles du mouvement ouvrier, puisqu’elles touchent aussi bien la forme des organisations que l’efficacité du discours nationaliste au sein des masses populaires. Bien qu’il soit impossible de traiter de façon absolument séparée des deux problèmes, j’essaierai, dans cet article, d’apporter quelques éléments de réflexions concernant l’analyse du Parti Québécois6 .

Le parti de qui ?

Dans des textes parus dans les Cahiers du socialisme, Jorge Niosi remet en question la thèse selon laquelle le Parti Québécois serait un « parti bourgeois »7 . Il construit sa critique à partir des positions que j’ai avancées dans la revue française Politique Aujourd’hui et de celles qui ont été défendues par Pierre Fournier dans un texte publié dans le recueil La chance au coureur8 . Après avoir soutenu que la bourgeoisie francophone privée du Québec a des intérêts pancanadiens, il affirme que le Parti Québécois est un parti de la petite bourgeoisie. Niant de plus le fait que les hauteurs de l’État (hauts fonctionnaires, ministres, directeurs d’entreprises et d’institutions) et les cadres dirigeants des mouvements coopératifs (Mouvement Desjardins, Coopérative Fédérée, Caisses d’entraide…) appartiennent à la bourgeoisie, il préfère retenir les premières thèses affirmant le caractère exclusivement petit-bourgeois du PQ.

Le grand mérite du texte de Niosi est de démontrer que l’on ne peut, en effet, identifier de façon univoque et unilatérale le Parti Québécois à la bourgeoisie (thèse que je n’ai d’ailleurs jamais défendue). Si le slogan « Parti Québécois – parti bourgeois » peut faire image, il ne saurait tenir lieu d’analyse d’une réalité sociale beaucoup plus complexe. Identifier unilatéralement le Parti Québécois comme le simple objet d’une bourgeoisie francophone privée est une simplification outrancière. Je ne peux cependant suivre Niosi sur le même terrain quand il déduit de cette constatation le caractère exclusivement petitbourgeois du Parti Québécois. Au-delà de désaccords théoriques spécifiques sur lesquels je reviendrai plus bas, il me semble de plus en plus urgent de repenser la problématique implicite de la plupart des analyses proposées jusqu’ici.

On risque, en effet, l’enfermement dans le réductionnisme à s’épuiser ainsi dans des démonstrations reliant de façon aussi unilatérale le PQ aux intérêts restreints et à court terme d’une seule classe sociale. Un parti politique pose la question du pouvoir au cœur du procès d’ensemble de la lutte des classes. Il vise la maîtrise (au moins relative) d’un procès continu de désorganisation-réorganisation des rapports sociaux. Il ne saurait, par définition, s’affirmer comme l’instrument univoque et unilatéral d’une seule classe ou d’une seule fraction de classe. La lutte des partis, dans les démocraties libérales, n’est pas le résultat d’une série de joutes sportives opposant autant d’équipes qu’il y aurait de classes et de fractions de classe !

D’abord lieu interne d’imposition de l’hégémonie d’une classe (ou d’une fraction) sur d’autres classes (ou fractions), le parti constitue, en deuxième analyse, un appareil permettant l’exercice de pressions maximales sur le processus des rapports sociaux dans le sens des intérêts spécifiques qu’il défend. Il se présente donc comme un des lieux privilégiés d’intériorisation des rapports de forces au sein d’une formation sociale. On ne devrait donc pas confondre le repérage de la fraction ou de la classe hégémonique au sein d’un parti avec l’identification de cette dernière comme la seule force sociale qui constituerait cette formation dans sa spécificité.

Il importe ainsi de placer l’analyse d’un parti politique comme le Parti Québécois dans son rapport à l’ensemble du processus de transformation de la lutte des classes. Comme on le verra, il est alors permis de sortir de certains des cercles vicieux dans lesquels s’enferment les débats actuels au sein desquels chaque sociologue et chaque politicologue finissent par relier le PQ à une fraction de classe toujours originale.

Le procès de transformation de la lutte des classes

De nombreuses contributions actuelles traitent implicitement un parti politique comme une organisation corporative. Un parti n’est pourtant ni une organisation syndicale, ni une organisation patronale et encore moins un ordre professionnel. Il implique au premier chef le passage de la défense des intérêts corporatifs à la promotion d’un projet spécifique de société. Il doit être posé dans son rapport direct à la question du pouvoir.

Le parti touche à la question de l’espace social dans sa totalité. Il assume non seulement la promotion d’intérêts spécifiques déjà multiples et hétérogènes, mais aussi la reproduction de l’ensemble de la formation sociale. Voilà ouvert le champ de l’hégémonie, de l’alliance et du compromis. Il vise l’imposition des conditions politico-idéologiques les plus favorables à la promotion des intérêts économiques qu’il défend, sans que ces derniers soient d’ailleurs nécessairement dominants au sein de la formation sociale. Si le parti n’a pas, par rapport à sa classe hégémonique et même par rapport aux fractions et classes subalternes en son sein, le degré d’autonomie qu’a l’État envers l’ensemble des classes, il n’est pas soumis aussi directement que ne l’est une organisation corporative aux intérêts économiques à court terme de ses membres. On ne peut donc identifier de façon univoque le programme d’un parti (et encore moins les politiques d’un gouvernement) aux seuls intérêts spécifiques de sa classe hégémonique. L’addition sur une courte période de la législation d’un gouvernement peut ainsi servir d’indice des intérêts de classe défendus par un parti au pouvoir. Les résultats de la somme n’étalent toutefois pas l’évidence des forces sociales qui le produisent.

À l’inverse, il faut le souligner, le parti n’est pas le seul lieu possible de l’intervention politique d’une classe. Les politicologues ont montré depuis longtemps comment une classe, une fraction de classe, une catégorie ou une couche sociale peuvent assujettir certaines branches de l’appareil gouvernemental ou encore certains appareils idéologiques. Les organisations corporatives elles-mêmes peuvent être utilisées pour intervenir politiquement. Les multiples mémoires des Chambres de commerce en font foi. Cette remarque est utile, car on a souvent tendance à prendre au pied de la lettre certaines prises de position d’organismes corporatifs pour en déduire les rapports entre une classe et un parti. Ainsi pourra-t-on affirmer avoir trouvé la preuve que les hauts cadres du mouvement coopératif ne sont pas péquistes du fait qu’ils ne se déclarent pas ouvertement indépendantistes. Cette sociologie spontanée peut être aussi trompeuse que la simple addition de projets de loi, car, encore une fois, elle repose sur un rapport univoque à l’analyse du politique. Il n’est pas impensable, par exemple, que soient faites des déclarations mitigées ou conditionnelles sur la politique d’un parti, alors même que ce dernier défend des intérêts de classe assimilables à l’organisation qui les énonce. Le parti politique étant un lieu interne de rapports de forces, les organisations corporatives, certains appareils ou encore certaines branches de l’État peuvent constituer des garde-fous pour une classe dans ses rapports avec son propre parti.

Il importe donc, pour conclure, de considérer un parti politique comme l’un des lieux d’intériorisation de la complexité même des rapports de classes. Ainsi s’explique d’ailleurs qu’un parti au pouvoir puisse être identifié à une classe qui n’est pas hégémonique au sein de la formation sociale. Par exemple, l’Union Nationale maîtrisait, avant les années 60, le procès régional de transformation de la lutte des classes, au sens où la reproduction du capital monopoliste (et de l’État canadien) passait nécessairement par l’État des notables québécois. Toutefois, cette maîtrise n’assurait certes pas la place dominante ni à la bourgeoisie régionale ni à la petite bourgeoisie traditionnelle. Elle leur dégageait cependant, au Québec, le plus d’espace possible dans le procès de reproduction élargie du capitalisme monopoliste et de dissolution des rapports de production précapitalistes : rarement seul dans le parti, jamais seul dans la formation sociale. Voilà pourquoi les multiples indicateurs utilisables dans l’étude d’un parti n’acquièrent leur pertinence qu’à travers l’éclairage de la place d’un parti dans le procès de transformation qu’il cherche à infléchir.

Il s’agit donc de prendre en considération, au premier chef et autrement que dans des formules creuses, de l’historicité constitutive de ce procès. Le parti intervient dans le but d’infléchir un processus dans le sens de transformations spécifiques. Si ce processus se détermine fondamentalement dans la lutte des classes, il implique une désorganisationréorganisation de l’ensemble des rapports sociaux. À ce dernier titre, il touche non seulement aux classes elles-mêmes, mais aussi aux catégories et aux couches sociales (bureaucratie, clergé, aristocratie ouvrière…). Tentons de voir si cette problématique ajoute quelque chose aux débats actuels.

J’aborderai d’abord l’histoire de la formation du PQ en soulignant les principaux indicateurs qui ont été utilisés pour rendre compte du caractère de classes des partis (RIN et RN) et du mouvement (MSA) qui sont à l’origine de sa formation.

La préhistoire du PQ

Le Parti Québécois s’est formé dans un espace régional d’alliance de classes matérialisé dans la spécificité de certains appareils politiques au cours d’un double procès de désorganisationréorganisation des rapports de classes : 1) le passage québécois au capitalisme monopoliste et à l’État keynésien, 2) la crise économique mondiale. Le mouvement nationaliste se forme et devient revendicateur dans le passage de l’État non interventionniste à l’État keynésien. Dans un article du Devoir9 , j’ai récemment essayé de montrer comment le duplessisme, dans et à la suite de la crise des années trente, s’était imposé à la faveur de la constitution d’un bloc social rural. En s’appuyant sur la paysannerie, les notables québécois (bourgeois aux intérêts centrés sur le marché local et petits bourgeois traditionnels) ont imposé le maintien au Québec d’un État prékeynésien, alors même que l’État fédéral se transformait en État interventionniste. Les contradictions fédérales-provinciales sous Duplessis renvoyaient donc à la question de l’articulation des modes de production et au rythme différentiel (et inégal) du développement du capitalisme.

L’histoire du Parti Québécois ressemble étrangement, sous certains aspects, à celle de l’Union Nationale. Comme l’ALN avait amorcé le mouvement qui a conduit à la création de l’UN, le mouvement nationaliste des années soixante s’organise d’abord autour du RIN et du RN, partis identifiables à la petite bourgeoisie (nouvelle et traditionnelle). Durant les années soixante comme durant les années trente, les transformations du tissu social atteignent durement la petite bourgeoisie. Remise en question aussi bien au niveau de ses intérêts étroitement économiques que dans sa place (à redéfinir) dans la reproduction des rapports sociaux, elle sonne la première la charge.

Pourquoi a-t-on qualifié ces formations de partis petits-bourgeois ? En se fondant principalement sur la conjugaison de deux indices: la place de classe des agents du parti et le discours politique (propagande et programme). Le RIN est ainsi qualifié de petit-bourgeois parce que son personnel politique, identifiable à la nouvelle petite bourgeoisie, pratique un discours correspondant aux intérêts de cette dernière. Subissant une discrimination nationale dans le secteur privé et appelée à jouer, à partir de l’État keynésien, un rôle nouveau dans la reproduction des rapports sociaux, elle est amenée à redéfinir le nationalisme clérical. De même, le RN est qualifié de petit-bourgeois parce que les éléments qu’il regroupait, identifiables à la petite bourgeoisie traditionnelle, soutenaient un discours néo-créditiste typique de ces couches sociales en danger de prolétarisation.

Certaines analyses cherchent aussi à mettre en relation la place des agents, le discours du parti et le sens présumé du procès de transformation des rapports sociaux. On dira, en ce sens, que le parti est petit-bourgeois, car l’intervention proposée « détonne » dans le procès : soit par l’élaboration d’un réformisme hybride (les rêves rinistes à la fois étatistes, néo-socialistes et néo-capitalistes) ou inopérant (la machine à piastres créditiste).

Dans l’analyse du RN, du RIN et de l’ALN, l’identification du parti comme parti petitbourgeois semble aller de soi, puisque tous les indicateurs concordent. Entre l’appartenance de classe de la plupart des militants, le discours et le procès de transformation de la lutte des classes, il existe une concordance presque évidente. La chose n’est pourtant pas toujours aussi simple. Comment, par exemple, compte tenu de notre peu de connaissances sur cette question, caractériser le Bloc populaire ? On sait qu’il est formé de petitsbourgeois (André Laurendeau), mais que quelques bourgeois francophones bien connus (dont Maxime Raymond) ont été étroitement liés à la formation de ce parti. Le programme du Bloc populaire présente, quant à lui, certains accents nettement petits-bourgeois. Que dire de plus, en l’absence d’une prospection plus élaborée, sinon que la seule prise en considération des acteurs sociaux et du discours ne peut nous renseigner fondamentalement sur le caractère des intérêts de classe que défend un parti politique. L’exemple du Parti Québécois le démontre de façon encore plus frappante.

Les évidences soulignées plus haut, à propos du RN et du RIN, résultent d’une concordance allant presque de soi entre la place de classes des agents, le discours politique et le sens du procès de transformation des rapports sociaux. Dans l’étude du Parti Québécois cependant, alors même que les deux premiers critères sont largement employés et donnent même lieu à des débats vigoureux (!), le troisième semble avoir été oublié en chemin. Serait-ce que dans les cas du RN et du RIN, l’analyse marchait toute seule, sans que les auteurs s’en rendent vraiment compte ?

Le Parti de la souveraineté-association

Reprenons le fil de l’histoire du mouvement nationaliste des années 60 et 70. Après la formation du MSA et sa fusion avec le RN, on assiste à la création du Parti Québécois auquel adhèrent la plupart des rinistes à la suite de la dissolution de leur parti. En se servant de façon plus ou moins systématique des deux indicateurs dont nous avons parlé plus haut (agents et discours), un très grand nombre d’analyses ont tenté de montrer qu’il y avait bien une différence sociale entre les anciens membres du RIN et du RN et ceux du MSA qui ont hégémonisé le mouvement nationaliste dans le Parti Québécois.

Différentes thèses ont présenté les ex-libéraux du MSA comme les représentants d’une fraction technocratique de la petite bourgeoisie (issue des hauteurs de l’État et, par extension, du mouvement coopératif) ou, plus récemment, comme les défenseurs-promoteurs d’une bourgeoisie d’État. La formation du MSA manifeste en effet, au moins au niveau des acteurs, l’apparition d’un ensemble d’individus dont l’itinéraire est identifiable à celui de bourgeois de l’État québécois. Leur présence, si voyante dans le parti, pose donc la question des places du capital dans l’État bourgeois. À ce niveau, je demeure en désaccord total avec Jorge Niosi lorsqu’il réduit ces places aux seuls directeurs des sociétés d’État. Il existe dans l’État, en dehors des individus qui y font carrière et du caractère juridique de la propriété, un ensemble de places dont la caractéristique est de participer à la possession (contrôle) des moyens de production et par extension à l’exploitation de la force de travail et à l’accumulation du capital : direction d’entreprises économiques (sociétés d’État), direction des institutions (hôpitaux), hauteurs de l’État (ministres et hauts fonctionnaires) qui interviennent dans la gestion et la reproduction du capital social. Pour la même raison d’ailleurs, les hauts cadres du mouvement coopératif peuvent être considérés comme des individus occupant objectivement des places du capital. Si ces individus n’accumulent pas comme des bourgeois privés, la carrière des grands commis de l’État, fort confortable et le plus souvent en symbiose avec le « capital privé », est tout aussi, sinon plus, sûre que celle de certains de nos capitalistes locaux de la petite entreprise. Mais, au-delà des histoires de vie, soulignons que nous parlons ici principalement des places du capital et de la reproduction de ces places (« privées » ou publiques) relativement à un parti politique.

On constate donc que le PQ apporte des éléments sociaux nouveaux au mouvement nationaliste. La seule prise en considération des agents ne peut cependant nous renseigner de façon satisfaisante sur le rapport de ce parti avec l’ensemble de la bourgeoisie. En dehors d’une discussion en partie théorique sur la place de classes des agents du capital dans l’État et dans le mouvement coopératif, l’analyse risque de tourner court. Après ce procès sommaire, certains se croient autorisés à affirmer de façon péremptoire le caractère petit-bourgeois du Parti Québécois. D’autres, retenant leur jugement, tentent d’aller plus loin en scrutant le discours politique de ces nationalistes de la deuxième heure.

On n’a ici que l’embarras du choix et je n’entends pas répéter l’analyse du programme du Parti et du discours économique des principaux ténors de l’Assemblée nationale. Rappelons seulement que le projet économique péquiste vise le développement du capitalisme québécois par la coordination des interventions et des entreprises d’État, du mouvement coopératif et des entreprises privées régionales. Comme le souligne René Lévesque : « C’est à nous (les Québécois) de décider si une entreprise sera privée, publique ou mixte. Mais elle devra être québécoise »10.

Le PQ serait-il alors un parti petit-bourgeois appelant le développement du capitalisme ou un parti carrément bourgeois ? On peut constater, à ce stade de l’analyse, que les affirmations « un parti, une classe » commencent déjà à poser problème. Elles ne permettent pas d’aborder la question des rapports de forces à l’intérieur même du parti, en dehors de réflexions oiseuses sur la qualité des acteurs en présence. Il existe pourtant un ensemble de glissements discursifs et de pratiques différentielles dont il faut rendre compte.

On peut évoquer, à partir des deux indicateurs que nous avons utilisés jusqu’ici (discours et appartenance de classe des agents.), deux séries d’événements majeurs dans l’histoire du Parti Québécois. D’abord, l’évincement de l’ancienne direction du RIN et du RN (Bourgault, Ferretti, Grégoire). Même si quelques rares individus comme Pierre Renaud maintiennent une certaine influence dans l’arrière-scène que constitue maintenant le parti, les premières forces du mouvement nationaliste ont été organisationnellement démantelées. En matière de lutte politique, on a donc assisté à un processus d’hégémonisation du mouvement nationaliste au profit des anciens du MSA.

Cette pratique se vérifie au niveau du discours qui rompt avec toutes les velléités socialistes de la propagande riniste, de même qu’avec toutes les parentés créditistes de l’ancien Ralliement national. L’évocation lointaine du socialisme, version riniste, est remplacée par celle, presque aussi lointaine, de la social-démocratie. L’indépendance quant à elle est remplacée par la souveraineté-association. Il y a ici un glissement très net.

Le projet de souveraineté-association constitue un rétrécissement majeur de la thèse indépendantiste. Le champ de l’indépendance est explicitement limité à l’exercice du pouvoir juridique : « Le Québec sera souverain quand son Assemblée nationale sera le seul parlement qui puisse légiférer sur son territoire, et que les Québécois n’auront d’autres taxes à payer que celles qu’ils auront eux-mêmes décidé de s’imposer »11. Voilà un indépendantisme fort amaigri. Comme si l’on risquait de s’y tromper malgré tout, on a senti le besoin d’ajouter le mot association : politiquement souverains, mais économiquement associés. Ici, les choses se corsent ! Comment, en effet, concilier cette volonté de souveraineté formelle avec celle de l’association économique, puisque cette dernière, à l’heure de l’État keynésien, exige une gestion centralisée de nombreux mécanismes d’intervention dans l’économie ? Sans délégation de pouvoirs auprès d’une instance commune aux deux États associés, pas d’association, mais avec cette délégation pas de souveraineté, même formelle. Dans son dernier livre, et c’est la solution qui semble devoir être avancée par le PQ, René Lévesque évoque « une sorte de parlement délégué »12. L’honneur souverainiste est sauf. Le formalisme juridique du souverainisme péquiste conduit au renforcement du caractère antidémocratique de l’État bourgeois !

L’État capitaliste, au stade monopoliste, est caractérisé par le renforcement de l’exécutif aux dépens du législatif. Le projet du PQ implique en fait l’accentuation de cette tendance. Dans l’État péquiste, les grandes décisions économiques seraient prises par un corps spécialisé élu au suffrage indirect. Ces super-ministres et ces super-technocrates centralisant forcément l’information, pourraient, est-ce alarmiste de le penser, faire voter à peu près n’importe quoi au commun des députés des États associés.

Le PQ semble nous préparer un projet de souveraineté partagée dans une instance associative petitement démocratique. C’est là sacrifier beaucoup au formalisme du nationalisme bien-pensant. Politiquement souverain (ou autonome), économiquement associé et internationalement assujetti (Norad…), voilà ce qui reste du projet « décolonisateur » des années soixante.

L’entrée du MSA dans le mouvement nationaliste a provoqué des distorsions discursives appuyant un procès d’hégémonisation du parti identifiable à des individus occupant des places du capital dans l’État québécois. Ce premier coup de sonde demeure cependant insuffisant, car il ne pose pas le Parti dans son rapport au procès d’ensemble de la lutte des classes dans ce pays.

Un double procès

Nous avons évoqué plus haut la nécessité de tenir compte d’un double processus : 1) celui de la crise économique mondiale et 2) celui du passage à l’État keynésien. Cette crise, comme toutes les autres, implique une désorganisation-réorganisation des rapports de forces entre les classes. Au plan le plus superficiel, on peut le constater dans les mouvements de bourse actuels (de La Baie au Crédit foncier, en passant par Nordair et MacMillan Bloedel). L’analyse de ces jeux boursiers renvoie, bien sûr, à des mouvements beaucoup plus larges liés à la restructuration des rapports de forces à l’échelle mondiale13. Retenons seulement ici que ces luttes se répercutent et se jouent aussi à l’échelle canadienne. Comme l’on ne saurait analyser le régime Duplessis sans prendre en considération la crise des années trente, on ne saurait négliger la crise actuelle pour traiter du PQ. Le Parti Québécois s’inscrit et tente de maîtriser (au moins partiellement) un procès de réorganisation des rapports de forces entre les classes dominantes et entre les classes dominantes et les classes dominées. Retenons pour l’instant cette seule affirmation qui touche aux rapports entre la bourgeoisie canadienne et les bourgeoisies régionales au Canada.

L’État canadien

Le Parti Québécois pose la question du Canada, au moins apparemment. Il ne prend donc ses véritables dimensions qu’en fonction de l’histoire de la formation sociale canadienne.

L’État canadien a dû composer, depuis sa constitution, avec la réalité encombrante des régionalismes et des questions nationales. La structure fédérale-provinciale résulte d’un compromis. Coincée entre l’impérialisme anglais et le formidable développement du capitalisme américain, la bourgeoisie coloniale canadienne, à dominante commerciale et bancaire, est poussée à la création d’un État national. Elle doit se donner un marché national, mesure impliquant non seulement le développement des échanges au sein de l’espace national, mais aussi la domestication et la reproduction sur place d’une force de travail très attirée par les usines américaines. En une vingtaine d’années, l’État canadien est créé à partir des différentes colonies de l’Amérique du Nord britannique. Sans vouloir exagérer les disparités, l’unité politique a dû être réalisée à une telle allure que le capitalisme canadien ne put s’appuyer sur des forces centralistes véritablement structurées. Ceci a des conséquences aussi bien économiques que politiques et idéologiques. Sur le plan économique, la bourgeoisie canadienne n’a jamais pu réaliser de façon pleinement satisfaisante l’intégration du capital bancaire et du capital industriel et, à ce titre, elle n’a pu constituer le pôle d’attraction centraliste d’une bourgeoisie véritablement nationale. S’il ne fait aucun doute que de nombreuses tentatives d’intégration ont été réalisées (durant les trente premières années du 20e siècle, à partir de l’industrie forestière, par exemple), s’il ne fait aucun doute qu’une bourgeoisie industrielle canadienne a réussi à se développer, cette dernière n’a jamais pu résister à la domination impérialiste. Ainsi s’explique en grande partie la spécificité de la structure politique canadienne. Au-delà des longues discussions sur les volontés divergentes des Pères de la Confédération, constatons que cette structure politique a créé et a reproduit une division des appareils politiques favorisant la balkanisation. Sur le plan économique, les États provinciaux purent appuyer les intérêts capitalistes régionaux bien au-delà de ce qui se produit dans la plupart des États capitalistes dominants. Sur le plan politico-idéologique, la structure politique canadienne éparpille le dispositif hégémonique de légitimation, ce qui freine la production et la diffusion d’une idéologie véritablement nationale « partagée » par l’ensemble des Canadiens.

Le provincialisme politique ne peut donc que renforcer le poids historique des alliances de classes et des mouvements sociaux régionaux. Le régionalisme tient un rôle beaucoup plus important au Canada que dans la plupart des États dominants14. Autour des États provinciaux s’articulent des mouvements sociaux réunissant 1) des intérêts bourgeois centrés sur le marché régional et 2) des fractions importantes de la petite bourgeoisie entretenant des rapports privilégiés avec un État provincial ayant « pleine » juridiction sur l’école, la culture et le bien-être social.

La tendance à la balkanisation propre à la Confédération canadienne ne se réduit donc pas à des questions techniques de partage des pouvoirs, mais bien à l’ensemble des conditions historiques favorisant la reproduction de mouvements régionaux et nationaux relativement forts à partir et autour des États provinciaux.

Le passage à l’État keynésien

La crise économique actuelle n’est donc pas, faut-il le souligner, une cause absolue qui viendrait s’imposer de l’extérieur. Elle ne produit ses effets qu’à travers les luttes politiques spécifiques et la tendance balkanisatrice que nous venons d’évoquer. Ainsi, les transformations générées par la crise, qui s’enclencheraient selon certains économistes aussi loin qu’en 1965, s’inscrivent dans un procès de transition achevant de dépouiller la société québécoise de ses derniers traits de société marchande (agricole) précapitaliste. Cette transition provoquait la désorganisation du bloc social à dominante rurale, caractéristique du duplessisme et de l’État provincial prékeynésien, en même temps que la réorganisation d’un bloc social à dominante urbaine, poussant à la structuration d’un État québécois de type keynésien (interventionniste).

Ces bouleversements, à l’heure du capitalisme monopoliste, avaient commencé à provoquer des contradictions importantes. La première touche à la nature de l’État canadien dans son rapport à l’État keynésien. Nous avons vu plus haut que l’existence des États provinciaux permettait de renforcer le capital régional aux dépens de la bourgeoisie canadienne. Le propre de l’État interventionniste étant de faire apparaître une multiplicité de places du capital dans l’État, on peut déjà soupçonner les possibilités d’un renforcement de ce capital des régions à partir des États interventionnistes provinciaux. Ces remarques doivent toutefois s’inscrire dans un cadre plus englobant.

Une base d’accumulation

Lorsque l’on traite de l’État ou d’un État en particulier on vise, entre autres réalités fondamentales, la constitution d’un lieu ou d’une base d’accumulation spécifique, à travers le procès d’une lutte de classes non moins spécifique. La cité esclavagiste, la seigneurie féodale et l’État national indiquent des espaces d’exploitation permettant l’extorsion (et la potentialité de l’accumulation) des fruits du surtravail. Ces remarques fort générales sont loin d’être inutiles dans le cas qui nous préoccupe.

On oublie trop facilement, en effet, que l’État canadien est divisé, c’est-à-dire qu’il permet le renforcement d’une multiplicité de bases régionales d’accumulation (les provinces) qui ralentissent l’approfondissement et l’élargissement d’une accumulation capitaliste pancanadienne15. Quand, pour ne prendre qu’un seul exemple, l’État de Colombie-Britannique empêche MacMillan Bloedel d’être avalé par le Canadien Pacifique, sous prétexte qu’il s’agit d’un capital étranger (tiens, tiens), il pose en fait la question de la base d’accumulation. La Colombie-Britannique versus le Canada : la lutte a pour enjeu la reproduction d’un capital régional et l’affaiblissement objectif du grand capital canadien. Alors que la bourgeoisie canadienne doit se fusionner encore davantage pour demeurer concurrentielle à l’échelle mondiale, elle est ralentie dans ses mouvements de concentration par l’État keynésien lui-même (pourtant développé en fonction de la nécessité de la monopolisation) à cause de la particularité des structures politiques de ce pays.

L’État québécois reproduit donc une base d’accumulation capitaliste spécifique non négligeable, même si elle demeure marginale. Évitons toutefois de traiter cette réalité dans une problématique étroitement économiciste. Cette base d’accumulation ne se constitue qu’à travers et dans le processus historique de la lutte et des alliances de classes. Elle déborde donc largement les seules réalités étroitement économiques pour englober l’ensemble des rapports sociaux. Elle implique la production, la reproduction et parfois le renforcement d’un ensemble d’appareils (économiques, politiques et idéologiques) permettant la constitution, le maintien et la possibilité de réorganisation de ces alliances et de reproduction de ces luttes.

En ce sens, l’État québécois n’est pas le simple relais fonctionnel de l’État canadien où quelques petits-bourgeois (ou quelques éléments d’une classe dominante aussi évanescente que mal définie) s’occuperaient de résoudre les problèmes régionaux-nationaux de la reproduction du grand tout canadien. Il est le produit historique, en même temps qu’il en permet la reproduction et parfois même l’élargissement, d’un lieu spécifique d’accumulation capitaliste.

Une base d’accumulation constitue un lieu déterminé au sein duquel se crée un capital spécifique à travers le maintien et la reproduction d’un dispositif hégémonique spécialisé (de la Chambre de commerce à l’État québécois en passant par le club de hockey les Canadiens)16

L’espace économique ouvert par la constitution d’une base d’accumulation n’est évidemment pas étanche. Ainsi, l’espace régional québécois et l’espace canadien sont à la fois complémentaires et antagoniques. L’espace régional québécois étant occupé par une bourgeoisie principalement non monopoliste et par un capital peu centralisé et concentré, il est régulièrement « traversé » par le capital canadien. Le capital régional voudra souvent jouer sur deux tableaux : en profitant des contrats de l’État québécois tout en acceptant, par exemple, les subventions du fédéral.

Un lieu géographique peut donc contenir et délimiter l’entrechoquement de plusieurs espaces: ainsi, les multiples symbioses, interactions et contradictions du capital impérialiste américain, du capital canadien et du capital québécois. La réalité différentielle de ces trois espaces n’est nullement niée si plusieurs capitaux individuels tentent de jouer sur plusieurs tableaux. Soulignons aussi, puisque la méprise est bien ancrée, qu’il n’y a pas d’adéquation absolue entre ces espaces et le caractère national du capital. Si le capital impérialiste parle surtout américain, il parle aussi quelquefois allemand; si le capital canadien parle surtout anglais, il parle aussi parfois français; si le capital québécois parle surtout français, il parle aussi souvent anglais. Il ne faut pas confondre le concept et la réalité de la bourgeoisie régionale québécoise avec ceux de la bourgeoisie francophone : il y a des bourgeois francophones canadiens et des bourgeois québécois anglophones !

Il ne faut pas non plus confondre l’espace économique ouvert par une base d’accumulation et l’expansion du capital. La notion d’espace employée ici ne renvoie pas à un univers circonscrit. Tout capital tend à conquérir de nouveaux marchés. Le capital non monopoliste québécois est ainsi encouragé par l’État à exporter à la périphérie et à « conquérir » le marché nord-américain. La base d’accumulation crée un espace à développer et à élargir. Elle n’enferme pas le capital en un lieu clos. Si la notion de base d’accumulation vise, par définition, un lieu historique, plus ou moins bien délimité, celle d’espace économique permet de rendre compte de l’extension possible (interne et externe) du capital opérant à partir de cette base.

La bourgeoisie québécoise

Une base d’accumulation fonde, bien sûr, l’existence d’une bourgeoisie spécifique, même si elle n’enferme pas cette dernière dans un seul espace économique. Comme le souligne Pierre Fournier, elle implique l’existence d’un réseau économique plus ou moins bien structuré17. J’essaierai de caractériser sommairement la bourgeoisie dont on parle.

J’ai qualifié ailleurs cette bourgeoisie de timorée et d’éclatée18. Je voulais indiquer par là que cette bourgeoisie ne présente pas le degré de cohérence économique caractéristique d’une véritable bourgeoisie nationale capable de soutenir une politique autonome se démarquant au moins minimalement de l’impérialisme. À dominante non monopoliste, divisé entre le secteur public, le secteur coopératif et le secteur privé, le capital régional québécois occupe les interstices du grand capital, quand il ne s’intègre pas purement et simplement à son développement. Entre l’Hydro-Québec, les Caisses d’entraide économique et l’entreprise du domaine de la construction, le capital québécois s’installe le plus souvent « en amont ou en aval » du grand capital monopoliste canadien et américain. Cette situation rend difficiles l’établissement et l’affirmation d’une politique économique autocentrée permettant sa transformation en bourgeoisie nationale pleinement articulée.

Les bourgeoisies régionales canadiennes constituent une réalité originale dans les États capitalistes dominants. Grâce aux États provinciaux, beaucoup plus fortes que le capital régional dans la plupart de ces derniers pays, elles n’en demeurent pas moins très vulnérables devant les forces de l’impérialisme et de la bourgeoisie canadienne et ne se permettent le plus souvent que de jouer l’un contre l’autre. Le cas québécois demeure cependant une exception dans l’exception. Le paradoxe à expliquer me semble être-celui-ci : comment une bourgeoisie aussi faible peut-elle soutenir un projet de réforme constitutionnelle aussi radical ? L’historiographie et la sociographie butent sur ce paradoxe et résolvent le plus souvent la difficulté en niant l’existence d’une bourgeoisie régionale québécoise aux intérêts relativement spécifiques.

On a beaucoup parlé du développement au Québec d’une bourgeoisie d’État, le PQ étant représenté comme le soutien politique de la constitution d’un capitalisme étatique à vocation hégémonique. Cette thèse s’appuie sur une vision unilatérale de l’histoire récente, mais elle n’en indique pas moins le lieu d’un problème qui touche aux effets du développement de l’État keynésien dans le processus de la lutte des classes au Québec. Le passage de l’État des notables à celui des technocrates a, en effet, provoqué 1) la multiplication d’un ensemble d’agents du capital dans l’État (les nombreuses sociétés d’État) et 2) l’étatisation de certaines places objectives du capital exercées auparavant dans le secteur privé (direction des hôpitaux, par exemple). Ce dernier point a une importance capitale, même s’il est le plus souvent sousestimé19, L’étatisation de l’éducation et du bien-être social a chapeauté sous l’État québécois un ensemble de places auparavant divisées entre le privé (clergé) et le public.

Cette opération a pour effet de renforcer la bourgeoisie dans l’État québécois en élargissant sa base et en lui assurant une cohésion plus forte que jamais auparavant dans l’histoire du Québec, le clergé ayant été mis au pas (relativement, bien sûr). Dans un même processus, on assiste donc au développement de la bourgeoisie dans l’État québécois et à l’affirmation de la catégorie sociale que constitue la bureaucratie régionale québécoise, aux dépens de celle que constitue le clergé.

Cette dernière remarque a une importance capitale, car elle explique en partie la radicalisation de l’idéologie autonomiste qu’avaient soutenue le clergé et la bourgeoisie régionale avant 1960. Cette question réfère en fait à celles des alliances de classes et des forces sociales qui peuvent être développées à partir de ces alliances. Retenons d’abord ici que cette étatisation de certaines places objectives du capital et cette bureaucratisation de l’État québécois ne peuvent que provoquer l’aggravation des luttes constitutionnelles, ce capital et cette bureaucratie tendant à promouvoir l’État du Québec aux dépens de l’État fédéral.

Peut-on pour autant parler d’une bourgeoisie d’État ou même d’une fraction bourgeoise d’État au sein de la bourgeoisie québécoise ? C’est, il me semble, surestimer la cohérence de la pratique de ces agents et lui attribuer un rôle initiateur qu’elle n’a jamais tenu. La bourgeoisie de l’État québécois est traversée par les contradictions entre les différentes fractions de la bourgeoisie20. Les places du capital dans l’État québécois sont soumises à l’ensemble des contradictions du triple espace dont nous avons parlé plus haut. Aussi, de même que tous les agents de ce capital ne sont pas par définition péquistes, même les appareils économiques qui favorisent le plus la bourgeoisie québécoise (de la Caisse de dépôt à la SGF) ne sont pas des barricades étanches échappant à l’intériorisation des contradictions entre les différentes fractions de la bourgeoisie.

Il faut cependant expliquer pourquoi les agents du capital dans l’État québécois sont menés à exercer un leadership réel dans la promotion des intérêts de la bourgeoisie régionale. J’ai indiqué ailleurs21 qu’il fallait en chercher l’explication du côté de la question nationale, de la spécificité de l’État keynésien dans la division politique canadienne, ainsi que dans la particularité non monopoliste du capital régional. Le rôle habituel que jouent les agents du capital dans l’État keynésien à titre d’initiateurs de la mise en rapport des capitaux bancaires et industriels non monopolistes se transforment, dans un Canada politiquement divisé et dans une région marquée par la permanence des contradictions nationales, en un véritable leadership politique d’un ensemble d’agents placés au point nodal, l’État provincial, de la réorganisation du capital régional non monopoliste (et de la transformation potentielle ou souhaitée d’une partie de ce dernier en capital monopoliste). Si, conjoncturellement, les bourgeois de l’État exercent une certaine direction économicopolitique au sein de la bourgeoisie québécoise, puisque le renforcement de cette dernière passe par l’intensification au moins provisoire de l’intervention de l’État, je ne vois pas où se profilerait une bourgeoisie d’État à vocation exclusiviste. Il ne faut pas confondre le moment d’un processus avec ses déterminations fondamentales.

La bourgeoisie de l’État est, en effet, loin d’être seule dans la bourgeoisie régionale québécoise. Les hauteurs du mouvement coopératif, de la Coopérative fédérée à la Caisse d’entraide économique en passant par le Mouvement Desjardins, délimitent aussi un ensemble de places du capital contribuant à l’élargissement de la base d’accumulation québécoise. Personne ne nie d’ailleurs l’importance économique du mouvement coopératif. Seule une problématique différente pousse beaucoup d’auteurs à considérer ses cadres dirigeants comme des petits-bourgeois. Soulignons seulement ici qu’idéologiquement, la bourgeoisie du mouvement coopératif paraît la mieux préparée à collaborer avec le capital d’État étant donné l’illusion collectiviste que véhiculent ces deux formes d’accumulation.

Et le capital privé québécois : celui, majoritairement francophone et principalement non monopoliste qui est centré sur le milieu régional; celui qui a de plus en plus besoin de l’État pour résister à l’assaut monopoliste quant à son financement, à ses débouchés et à son accès à l’innovation technologique; le capital régional privé donc, forcé de se recycler pour tenir sa place sous le capital monopoliste. Il existe, même s’il n’est pas toujours coté en bourse. Depuis la publication du livre de Dorval Brunelle, La désillusion tranquille22, on sait que cette bourgeoisie régionale est capable de soutenir une politique économique spécifique. Brunelle a précisément montré que ce capital a appelé lui-même, durant les années cinquante, l’intervention de l’État et la création du COEQ. La création des sociétés d’État vouées au renforcement du capital québécois émanant de ce même organisme, on peut constater que la défense de la spécificité du capital régional québécois n’est pas une invention de technocrates. Oui, le capital régional québécois privé existe et il le sait ! Il cherche même à défendre sa marge de manœuvre. S’il demeure timide, étant donné sa faiblesse due à son caractère non monopoliste, il a démontré qu’il peut soutenir un projet politique « modéré » lui permettant de développer sa base d’accumulation tout en ne se fermant pas totalement l’espace canadien.

On ne doit cependant pas s’attendre à ce que nos capitalistes locaux fassent des déclarations explosives : leur faiblesse relative les en empêche. Pour ne citer qu’un seul exemple, quand Pierre Péladeau fait nommer Jacques Gagnon de la Caisse d’Entraide économique à son conseil d’administration et que Jean-Guy Cardinal assiste aux séances de ce conseil, on ne peut dire qu’il néglige son espace québécois23. Si le capital privé régional, surtout divisé entre l’appui à l’UN et au PQ, ne se fait pas ouvertement le champion de l’indépendance totale, il n’est certainement ni opposé ni absolument étranger au projet d’élargissement de l’espace économique québécois. Si la plus petite entreprise localiste est restée attachée à l’Union Nationale, le capital d’envergure moyenne, celui précisément qui est le plus soumis aux transformations générées par un capital monopoliste tendant à l’avaler à mesure qu’il croît, celui-là paraît plus ouvert à l’intervention de l’État et à l’élargissement des pouvoirs de la province. Mais quelle est donc la thèse du Parti Québécois ? À suivre..

Formes et contradictions au sein du capital québécois

Le capital québécois s’accumule donc sous trois formes différentes: étatique, coopérative et privée. Il se représente sous trois idéologies correspondantes: technocratique, collectiviste (ou populiste) et libérale.

Aux contradictions spécifiques générées par ces formes différentes d’accumulation s’ajoutent celles typiques du capital non monopoliste, existant entre le capital bancaire et le capital industriel. Le capital québécois n’est pas encore traversé par une division dominante entre le capital monopoliste et non monopoliste. Si le projet péquiste profile l’enclenchement éventuel d’un processus d’affirmation d’un capital monopoliste québécois à partir de quelques entreprises en voie de monopolisation ou déjà monopolistes (Hydro-Québec, Sidbec, Provigo…), les contradictions entre le capital monopoliste et non monopoliste opposent encore principalement le capital canadien au capital québécois. Il faut plutôt chercher les contradictions au sein de ce dernier, quant à l’envergure de l’accumulation, entre le petit capital local et familialiste et l’entreprise de moyenne importance en train de se recycler à l’aide de l’intervention de l’État.

Le PQ n’est donc pas le véhicule univoque d’une bourgeoisie d’État en voie de constitution. On l’a souligné plus haut, à la suite de Dorval Brunelle, la bourgeoisie régionale privée québécoise a elle-même fait appel à l’État. Dans le processus de la réorganisation du capital non monopoliste, la bourgeoisie de l’État québécois a exercé une autorité politique évidente. Ayant une base économique relativement plus sûre que les petits et les moyens capitaux privés, idéologiquement mieux placés pour faire appel à la nation, les éléments étatiques de la bourgeoisie régionale ont eu, dès le milieu des années soixante, une véritable vocation d’autorité. Cependant, ni le procès d’ensemble du développement du capitalisme, ni même la pratique gouvernementale péquiste n’indiquent une tendance à l’écrasement du capital régional privé. Comme partout ailleurs, la bourgeoisie de l’État s’est renforcée dans le développement du keynésianisme; comme partout ailleurs, des contradictions se sont développées entre les formes d’accumulation privée et étatique ; comme dans les autres régions du Canada, les bourgeois de l’État provincial keynésien ont tenu une place importante dans la promotion du capital régional. Dans la phase actuelle de la lutte des classes, malgré la double réalité de la crise et de l’interventionnisme d’État, rien n’indique que le capital d’État tende à avaler ou même à dominer le capital québécois.

René Lévesque déclare, par exemple : « nous tenons à ce que notre principale entreprise sidérurgique demeure propriété québécoise collective, jusqu’au jour où nous pourrons peut-être la rendre mixte, quand elle aura les reins suffisamment solides »24. L’État libéral subventionne directement le capital privé (« l’aventure » des chemins de fer canadiens) ; l’État keynésien achète, consolide, puis « fusionne » avec le capital privé …

La réorganisation et la reproduction élargie du capital régional passent par le renforcement (au moins provisoire) des places du capital dans l’État. Ce dernier phénomène n’indique pas le développement d’une bourgeoisie d’État, mais bien l’élargissement de la base d’accumulation québécoise au profit d’un capital demeurant largement en dehors des appareils économiques de l’État québécois.

L’alliance péquiste

Nous avons jusqu’ici touché aux forces à l’intérieur du PQ comme à des réalités plus ou moins figées. Il nous faut maintenant entrer plus résolument dans les alliances et les appuis qui rendent possible une tentative objective de maîtrise (relative) du procès de transformation de la lutte des classes.

Nous avons jusqu’ici lié le PQ à la bourgeoisie régionale, à la nouvelle petite bourgeoisie ainsi qu’à certaines franges de la petite bourgeoisie traditionnelle. Nous avons aussi fait allusion à la catégorie sociale que constitue la bureaucratie québécoise. Le processus de développement du capital monopoliste et de l’État keynésien pousse ces éléments à se conjuguer pour approfondir la base d’accumulation québécoise, c’est-à-dire pour élargir les places du capital et des fonctions directement ou indirectement déléguées du capital, dans les domaines public, parapublic, coopératif et privé québécois.

L’État provincial keynésien et sa bureaucratie seront pour la nouvelle petite bourgeoisie ce que le clergé a été pour la petite bourgeoisie traditionnelle au Québec : un lieu privilégié de reproduction, de promotion et d’idéologisation. Dans le passage de l’État des notables à l’État interventionniste, la plus grande part de l’exercice des places de la nouvelle petite bourgeoisie est liée au renforcement de l’État québécois et de la spécificité de son caractère national. Accès aux postes, défense de la langue et extension des pouvoirs de l’État québécois sont ici trois éléments intimement liés.

Les limites de l’alliance

La nature même de l’alliance inscrit cette dernière dans des limites bien circonscrites. Ce qui est représenté dans le discours officiel comme un simple réalisme ou encore, dans le discours indépendantiste radical, comme de la simple tactique, touche en fait là la nature même de l’alliance de classes ayant produit le Parti Québécois. Ici les agents, le discours et le processus d’ensemble de la lutte des classes se conjuguent pour inscrire le projet péquiste dans les limites maximales de la souveraineté-association.

En fait, en voulant s’y inscrire, le projet souverainiste touche à l’ensemble des rapports de forces à l’échelle nord-américaine et, ultimement, à la géopolitique mondiale dominée par l’impérialisme américain. Le projet péquiste vise objectivement la reproduction de l’ensemble du complexe des rapports des forces capitalistes au Québec. Il implique la maîtrise (relative) d’un procès de reproduction du capital américain et du capital canadien au sein duquel le capital québécois aurait le plus d’espace possible : approfondir la base d’accumulation québécoise sans remettre en question l’impérialisme et sans déstructurer l’espace canadien. La question nationale sert ici la reproduction de l’État canadien.

Les fondements de l’alliance

Ce n’est pourtant qu’à travers le rapport des classes dominantes aux classes populaires qu’il est possible de rendre compte de façon pleinement satisfaisante de la particularité de la lutte des classes au Québec. Ici convergent la division constitutionnelle canadienne, la question nationale et la question des alliances de classes.

Les luttes duplessistes ont été menées sur la base d’une alliance avec la paysannerie à travers la constitution d’un bloc social rural. Alors même que l’État interventionniste commençait à s’organiser à l’échelle fédérale, la particularité de la composition sociale du Québec (explicable en partie par l’inégalité du développement) : 1) empêchait les forces fédéralistes de trouver les alliés nécessaires à l’établissement des politiques keynésiennes au niveau québécois et 2) favorisait (sans la prédéterminer absolument) la constitution d’un bloc rural de type duplessiste. Ceci veut dire, en d’autres termes, que l’État duplessiste des notables (bourgeois locaux et régionaux – petite bourgeoisie traditionnelle) ne se constitue que sur la base d’une paysannerie encore politiquement significative25. Il s’agit d’une double contradiction par laquelle l’État capitaliste canadien est freiné dans ses réformes par des résistances qui sont en partie l’effet du développement inégal qu’il a lui-même reproduit, ainsi que par la division politique des masses populaires qu’il a lui-même approfondie à travers le maintien de onze États séparés.

Ceci ne veut pas dire que le développement d’une base ouvrière large et organisée allait résoudre tous les problèmes. L’importation du réformisme keynésien dans l’État québécois posa au contraire sous une nouvelle forme, encore plus explosive, la question du rapport aux masses populaires. Des travaux récents26 ont montré que l’État keynésien se caractérise par une tentative d’intégration politico-idéologique de la classe ouvrière. Des analyses québécoises ont insisté sur le fait que certaines réformes de la Révolution tranquille furent réalisées grâce à l’appui de la classe ouvrière (éducation, santé, bien-être social, travail)27. Cet appui a permis de déloger les anciens clercs et plus généralement de déstructurer les appareils de l’État des notables, mais on a presque oublié d’élargir la perspective en plaçant cette réalité dans les contradictions de l’État canadien.

Le keynésianisme a pourtant renforcé la nationalisation (ou la contre-nationalisation) des masses populaires québécoises. En posant la question de l’intégration de la classe ouvrière, le développement au Canada de l’interventionnisme propre à l’État monopoliste a posé de façon aiguë le problème de la division politique. L’application des réformes keynésiennes se réalisant sur la base d’un appui de la classe ouvrière (au moins de ses couches les plus « favorisées »), le provincialisme politique canadien ne pouvait que provoquer une tendance à l’affirmation d’alliances de classes soutenant des mouvements sociaux régionaux relativement forts.

Ceci nécessiterait des développements beaucoup plus élaborés touchant aux rapports entre la question nationale, les alliances de classes et les formes de l’État capitaliste. Ne retenons, aux fins de l’analyse, que la profondeur potentielle des alliances de classes au Québec dans leurs relations à la question de la base d’accumulation régionale. Nous avons souligné plus haut que la notion de base d’accumulation ne renvoie pas à la réalité unilatérale d’un espace étroitement économique, mais bien à celle beaucoup plus large de l’ensemble des rapports sociaux. La constitution d’une base d’accumulation spécifique, quelle que soit son importance, repose en fait sur les potentialités des alliances de classes.

Les luttes entre la bourgeoisie canadienne et la bourgeoisie régionale québécoise s’éclairent mieux dans ce contexte. À l’heure de l’État keynésien et à cause de la question nationale, la capacité de la bourgeoisie régionale québécoise de se constituer un champ d’alliances et d’appuis se multiplie. C’est même à travers la profondeur potentielle de ces alliances et de ces appuis que la bourgeoisie régionale québécoise peut élargir de façon sensible sa base d’accumulation aux dépens de la bourgeoisie canadienne. Après l’unanimisme et la convivialité de la Révolution tranquille qui a objectivement accentué la québécisation du mouvement ouvrier (développement de la CSN et de la CEQ, autonomisation de la FTQ face au CTC), le Parti libéral, placé sous l’hégémonie de la bourgeoisie canadienne, a cessé son flirt avec la classe ouvrière en mettant l’accent sur l’autoritarisme de l’État. Au contraire, c’est à travers son préjugé favorable envers la classe ouvrière que le Parti Québécois a voulu continuer la Révolution tranquille en tentant d’annexer les bénéfices de l’intégration de la classe ouvrière, au profit de l’élargissement de la base d’accumulation québécoise. Entre les lois ouvrières de la Révolution tranquille (droit de grève dans le secteur public, par exemple) la pratique des sommets économiques et le projet de souveraineté, il n’y a qu’un pas : celui du développement des contradictions propres à l’État canadien à l’heure keynésienne, aux coordonnées principales des luttes entre les bourgeoisies canadiennes et québécoises et de l’intégration de la classe ouvrière.

Les quatre pôles de l’horizon péquiste

Notre démarche nous a donc conduits des agents et du discours du Parti Québécois au procès de transformation de la lutte des classes. On peut caractériser le Parti Québécois comme la formation politique ayant permis l’hégémonisation du mouvement nationaliste initié principalement par la nouvelle petite bourgeoisie (et secondairement par la petite bourgeoisie traditionnelle) au profit de la bourgeoisie régionale québécoise. C’est donc au sens fort qu’il faut considérer le Parti Québécois comme un parti polyclassiste puisqu’il résulte d’une alliance entre des partis et un mouvement identifiable socialement (RIN-RNMSA), dans le cadre d’un mouvement national(iste).

Cette problématique permet d’entrevoir la possibilité d’une lecture dégagée des pièges étapistes que l’objet d’analyse pose lui-même. La plupart des discussions autour du projet péquiste portent, en effet, sur les potentialités de réalisation d’un objectif (l’indépendance) qu’il ne pose pourtant pas lui-même, se contentant de l’évoquer. Il s’agit, à proprement parler, d’une lecture indépendantiste-riniste qui s’inscrit à l’un des points de la quadrature péquiste. Mais comment ce discours s’organise-t-il ?

Au centre, la souveraineté : projet mouvant s’il en est un qui ne prendra son envol que dans son rapport tout aussi mouvant à quatre coordonnées identifiables socialement. Premier point de convergence : l’indépendance qui pose la souveraineté comme une étape vers l’indépendance du possible; le couple souveraineté-indép

France. « Effondrement à droite, menace de l’extrême droite, espoir pour une alternative à gauche »

13 avril 2022, par CAP-NCS
Comme en 2017, le second tour de l’élection présidentielle de 2022 opposera Marine Le Pen à Emmanuel Macron. Il aura obtenu presque 27,85%, Le Pen 23,15% et Mélenchon 21,95% (…)

Comme en 2017, le second tour de l’élection présidentielle de 2022 opposera Marine Le Pen à Emmanuel Macron. Il aura obtenu presque 27,85%, Le Pen 23,15% et Mélenchon 21,95% (pourcentages sur les voix exprimées) [1].

Mais la victoire de Macron au deuxième tour apparaît moins automatique qu’en 2017 (où il avait obtenu 66% des voix au 2e tour) et ce nouveau duel identique ne doit pas masquer les différences profondes de la situation électorale à l’issue du premier tour.

D’abord, l’abstention fait un bon de progression de plus de 4% avec 26,3% des inscrits. On assiste depuis 2007 à une augmentation régulière des abstentions, pour l’élection présidentielle comme pour les élections législatives qui suivent (plus de 50% en 2017). Les jeunes (de 18 à 35 ans) se sont abstenus à plus de 40% (29% il y a cinq ans) et les ouvriers à plus de 33% (29% il y a cinq ans). L’abstention représente grosso modo un quart des inscrits.

A côté de cela, ces élections marquent un nouvel effondrement des deux partis traditionnels de la Ve République, le PS et le parti gaulliste Les Républicains (LR). A eux deux, ils ne regroupent que 6,5% des voix exprimées. En 2017, à l’issue du quinquennat de François Hollande, le PS avait perdu presque les 4/5 de ses voix. Là, en 2022, la candidate LR (Valérie Pécresse), avec 4,78% aura perdu les 3/4 des voix obtenues en 2017.

En dix ans et deux élections présidentielles, ces deux partis socles se sont effondrés. Le système présidentiel vient de dévorer ceux qui l’ont engendré. L’électorat de Macron avait déjà bénéficié en 2017 de l’apport d’une majeure partie de l’électorat traditionnel du PS. En 2022, la majeure partie de celui-ci a voté Mélenchon ou Macron et l’électorat gaulliste s’est réparti majoritairement vers Macron mais aussi vers Eric Zemmour (Reconquête).

***

Deux exemples illustrent ces glissements.

Celui de Paris, ville majoritairement PS depuis 20 ans, Hollande y recueillait presque 35% en 2012. Là, la candidate du PS, Anne Hidalgo, elle-même maire de Paris, recueille 2,17% des voix quand Macron rassemble 35% et Mélenchon 30%.

Autre exemple, Neuilly sur Seine, banlieue chic de la capitale, bastion historique du parti gaulliste et de la droite traditionnelle depuis la Libération, dont Nicolas Sarkozy fut maire pendant vingt ans. En 2017, François Fillon, le candidat gaulliste, recueillait 64,92% des voix et Macron 23%. En 2022, Macron double ses voix, frôlant la majorité absolue, Zemmour recueille presque 19% et Valérie Pécresse seulement 15% des voix.

Ces deux exemples illustrent la triple polarisation inédite apparue dans cette élection, asséchant les autres candidatures avec, de part et d’autre de Macron, l’extrême droite et Jean-Luc Mélenchon, un candidat déclaré de la gauche radicale. Tant Macron que Le Pen et Mélenchon seront apparus comme «le vote utile» pour une catégorie de l’électorat, marginalisant sous les 10% ou même les 5% les neuf autres candidatures.

Macron s’est nettement consolidé comme le candidat du bloc bourgeois. Le MEDEF, l’organisation du patronat, a comme en 2017 affirmé en 2022 son soutien à Macron qui suit en tous points les orientations néolibérales et dont les nouveaux points de programme apparus satisfont les groupes capitalistes, que ce soient sur les baisses de prélèvements, les aides à l’entreprise, ou la poursuite des offensives libérales visant la santé et l’Education nationale.

Macron s’est consolidé vis-à-vis de l’électorat réactionnaire depuis 2017, en se montrant capable de s’opposer aux mobilisations des gilets jaunes et à celles des jeunes des quartiers populaires contre les violences policières, à celle des populations des Antilles, de la Kanaky et de la Corse, s’affirmant comme défenseur des forces de répression. Aussi, face à la crise sans fin du PS comme des LR, sa candidature à ce poste est apparue la plus fiable. Il en a résulté un clair renforcement de son électorat par un apport de voix venant des LR, tout en gardant l’essentiel des voix venant de la social-démocratie parmi les classes supérieures du salariat et les retraités aisés, apparaissant comme un gage de stabilité et même comme un rempart vis-à-vis de l’extrême droite. Dès lors, y compris dans des électorats votant traditionnellement pour la droite ou la social-démocratie dans d’autres consultations (municipales ou régionales), Macron est apparu, dans le cadre du système hyper-présidentiel français, comme un garant de sécurité, au-delà des classes possédantes, pour les couches sociales épargnées, pour l’essentiel, par la précarité et les difficultés du quotidien. Ce besoin de stabilité a été évidemment renforcé par la pandémie et la guerre en Ukraine. La spécificité du système électoral français, où la gestion du système gouvernemental est le fait exclusif d’un individu et non d’une représentation proportionnelle dans une assemblée, aura entraîné l’écroulement des partis qui ont construit ce système ces soixante dernières années.

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L’extrême droite a été spectaculairement renforcée dans cette campagne électorale avec la consolidation du Rassemblement national (RN) et l’irruption de la candidature d’Eric Zemmour. Macron et les principaux médias ont largement cultivé les thèmes identitaires et sécuritaires dans les mois précédant l’élection présidentielle. Tout comme François Mitterrand qui avait fait de Jean-Marie Le Pen son «meilleur ennemi» dans les années 1980, Macron a cultivé l’idée d’un nouveau duel inévitable avec Marine Le Pen, se présentant comme rempart vis-à-vis de l’extrême droite, et pensant bénéficier une nouvelle fois du fiasco qu’avait connu la candidate du RN lors du second tour de 2017. Aussi, depuis longtemps, des personnalités d’extrême-droite cherchaient à sortir de ce piège en avançant le projet d’une recomposition de la droite de la droite, en construisant une alliance de l’aile la plus réactionnaire des LR avec des courants de l’extrême droite, visant à prolonger l’union réalisée lors des manifestations anti LGBTI+ de La Manif pour tous contre le mariage homosexuel et la PMA (procréation médicalement assistée), alliance notamment avec les proches de François Fillon. Construire donc une alternative, cultivant l’homophobie et l’islamophobie ainsi qu’un culte décomplexé des valeurs traditionnalistes françaises, et accueillant sans problème les courants néonazis que Le Pen tient à l’écart par souci de respectabilité.

De cet alliage, avec le soutien du groupe de médias de Vincent Bolloré et celui de Marion Maréchal, nièce de Marine Le Pen, est sortie la campagne d’un journaliste polémiste de la presse de droite venant de la droite gaulliste, Eric Zemmour, diffusant sans complexe depuis des années les idées les plus réactionnaires, condamné plusieurs fois pour ses propos racistes et islamophobes, débordant donc Le Pen sur sa droite, mais tendant la main aux courants les plus fascisants des LR pour une recomposition politique. Il aura eu son heure de gloire par une omniprésence médiatique à l’automne 2021, avançant l’idée qu’une troisième candidature de Marine Le Pen conduirait à un nouvel échec. Finalement, c’est le retour en boomerang de cet argument qui a marginalisé Zemmour, le vote Le Pen apparaissant au contraire, pour l’électorat lepéniste traditionnel, comme le seul moyen de faire chuter Macron. C’est cet argument du «vote utile» qui aura limité à 7% l’impact électoral de Zemmour et aussi celui du troisième candidat d’extrême droite, Nicolas Dupont-Aignan.

Ce projet se solde donc pour l’instant par un échec. Mais, malheureusement, ce premier tour aura confirmé le vote Le Pen comme le premier vote exprimé parmi les employés et les ouvriers et sa forte présence dans les milieux populaires, notamment dans le Nord, l’Est et le pourtour méditerranéen. D’ailleurs, pour essayer de renforcer son poids électoral dans l’électorat populaire, elle aura mis l’accent sur son image de «seule candidate pouvant battre Macron» en développant un discours insistant moins sur les questions sécuritaires ou d’immigration que sur la question de l’augmentation du pouvoir d’achat par une baisse de la fiscalité et des cotisations sociales sur les bas salaires. Tout en cultivant cette image populaire, elle aura tout fait pour apparaître crédible vis-à-vis du MEDEF et totalement compatible avec les cadres de l’Union européenne.

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La nouveauté de ce premier tour aura été également le double mouvement de l’effacement quasi total du PS du panorama présidentiel et la consolidation électorale de Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise, Union populaire pour la campagne électorale). Là aussi, ce troisième «vote utile» aura siphonné les autres candidatures à gauche, non seulement celle d’Anne Hidalgo, candidate du PS ramenée à 1,75%, mais aussi celles d’EELV (Europe Ecologie Les Verts), du Parti communiste français (PCF), du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et de Lutte ouvrière (LO). Dans des villes et des quartiers populaires ou aux Antilles, beaucoup se seront emparés du vote Mélenchon pour faire barrage à l’extrême droite dès le 1er tour et éviter de devoir une nouvelle fois voter Macron pour éliminer la menace de Le Pen. Mais le vote Mélenchon a aussi été celui de la jeunesse des quartiers confrontée au racisme, aux discriminations et aux violences policières. Ainsi, en région parisienne, il aura conquis une première place dans l’ancienne ceinture rouge, perdue par le PCF depuis les années 2000, dépassant les 50% à Montreuil, La Courneuve, Aubervilliers, et totalisant près de 50% dans le département populaire de Seine Saint-Denis. De même, l’évolution de son discours sur le nucléaire et la place du combat pour le climat aura permis que son vote apparaisse aussi comme un vote pour l’action contre les changements climatiques et premier vote chez les jeunes de 18 à 35 ans. Tout cela aura dominé, effaçant pour beaucoup sa sympathie affichée pour Poutine, notamment lors des massacres en Syrie, et sa position ambiguë sur l’agression russe en Ukraine. Ainsi, les semaines précédant le scrutin, une polarisation croissante s’est opérée à gauche pour renforcer le vote Mélenchon et rendre possible son accession au second tour.

Mais, en prenant les habits présidentiels, Mélenchon aura usé abusivement de la personnalisation de cette élection et de sa fonction, personnalisation correspondant au caractère «gazeux» de son mouvement, La France Insoumise (LFI), réseau d’action sans aucune structuration démocratique. Mélenchon aura lui-même, pour cette campagne, construit une coexistence ambivalente entre cette personnalisation et la mise sur pied autour de lui d’un large collectif, le «Parlement de l’Union populaire», visant à jouer le rôle de passerelle entre le candidat et les mouvements sociaux. En cela, il réitérait l’attitude du PCF à la fin des années 1990, cherchant à s’affirmer comme le porte-parole du mouvement social dans les institutions en intégrant sur ses listes des porte-parole du mouvement syndical et altermondialiste. De même, la France insoumise a voulu, depuis le début de la campagne, imposer le vote Mélenchon comme le seul vote utile à gauche, en ciblant explicitement les autres candidatures de gauche, alors que lui-même aura annoncé sa propre candidature depuis novembre 2020 sans jamais chercher à mener le moindre débat avec les autres forces de gauche et d’extrême gauche. Dès lors, l’échec de Mélenchon à quelques encablures du deuxième tour est aussi celui d’une politique hégémoniste et n’est pas en premier lieu de la responsabilité des autres mouvements de gauche présents dans cette élection.

Néanmoins, son échec et la division des forces de gauche qui pourtant rassemblent, additionnées, un nombre de voix comparable à celui de l’extrême droite (31,94% face aux 32,28% de l’’extrême droite) posent désormais sur la place publique un problème politique. Des forces sociales, des courants militants, cherchent à surpasser les échecs et les trahisons de la gauche social-démocrate et sa soumission au libéralisme capitaliste. Le débat sur cet échec et sur les axes d’une nécessaire mobilisation politique et sociale face aux dégâts du capitalisme n’a pas eu lieu. Le refus de se résigner à cette situation était un des messages essentiels de Philippe Poutou et de la campagne du NPA face à l’urgence anticapitaliste. Aussi, le succès de Mélenchon prouve la réalité et la vigueur de ces forces, mais ses limites viennent aussi de l’absence de volonté de convergences et d’actions communes. Malheureusement, pour l’instant, au-delà du second tour de l’élection présidentielle, il semble évident pour la France insoumise que le seul avenir politique à gauche doit se faire sous la bannière de l’Union populaire, à commencer par les élections législatives de juin prochain pour lesquelles l’essentiel de leurs candidat·e·s ont d’ores et déjà été désignés afin de maintenir et d’augmenter leur groupe parlementaire à l’Assemblée nationale.

***

Quoi qu’il en soit, la prochaine étape est le second tour de l’élection présidentielle. Même si les premiers sondages donnent Macron vainqueur, les écarts sont bien plus étroits qu’en 2017.

Dans l’électorat populaire, certains iront rejoindre l’abstention, mais beaucoup vont mettre dans l’urne un bulletin Macron, pour faire barrage à Le Pen, comme cela a été le cas en 2017. Ce choix se fera à contrecœur même si, après avoir mené cinq ans d’attaques violentes contre les classes populaires, après avoir été le fidèle défenseur des intérêts capitalistes, Macron cherche entre les deux tours à se parer d’un langage social et d’un vernis antifasciste pour se gagner des voix à gauche, amendant même partiellement son projet de nouvelles attaques contre les retraites. Cet apport de voix venant de la gauche est, avec les abstentionnistes du premier tour, la seule réserve électorale qui lui reste pour gagner le second tour, ayant déjà gagné l’essentiel des voix venant de la droite traditionnelle. Mais beaucoup, dans les classes populaires, ne pourront pas oublier les attaques orchestrées contre les gilets jaunes, les jeunes des banlieues, les violences policières impunies, la réforme de l’assurance chômage et la promesse de nouvelles attaques contre les retraites, les cadeaux incessants aux groupes capitalistes, le mépris colonial envers les populations des Antilles, de Kanaky et de Corse.

Mais une éventuelle élection de Marine Le Pen ne serait pas anodine, malgré la façade de respectabilité dont elle a voulu se parer les dernières semaines dans le pays, se servant même de Zemmour comme faire-valoir pour manifester sa modération. Elle est l’héritière et la dépositaire de tous les courants les plus réactionnaires de l’extrême droite française, et comporte dans ses rangs les idéologues et les défenseurs des thèses racistes, xénophobes, héritière aussi des courants les plus hostiles au mouvement ouvrier, aux luttes d’émancipation des peuples. Elle représente la béquille du grand patronat français pour lui apporter son soutien lorsque les classes populaires se lèvent, descendent dans la rue, pour défendre ses droits et que l’ordre est menacé. Elle prend alors fait et cause pour les forces de répression, contre les manifestants, comme elle l’a fait lors des manifestations des gilets jaunes en novembre 2019.

Donc, en aucun cas, un bulletin Le Pen ne pourrait être une arme pour se défendre face aux attaques menées ou à venir de Macron. Au contraire, l’élection de la candidate du RN serait synonyme d’une aggravation qualitative de la situation des classes laborieuses, de divisions approfondies du camp des exploité·e·s et des opprimé·e·s, faites d’une exacerbation des discriminations et des attaques contre les classes populaires racisées, synonyme aussi de nouvelles attaques contre les droits collectifs des salarié·e·s et de leurs organisations, contre les libertés démocratiques. De même, un score élevé en sa faveur, loin d’être un avertissement pour sanctionner la politique réactionnaire de Macron, serait un encouragement supplémentaire pour celui-ci sur les chemins de sa politique ultralibérale et sécuritaire.

Dans tous les cas, même si la combativité sociale s’est largement manifestée ces dernières années en métropole et dans les Outre-mer, dans les quartiers et les entreprises, la construction politique de notre camp social pour agir et défendre un projet d’émancipation est un chantier sur les décombres de la social-démocratie. Le succès électoral de Mélenchon peut être un point d’appui s’il n’est pas synonyme d’arrogance et de volonté hégémonique et d’absence de débat. Dans tous les cas, la force affirmée de l’extrême droite et les annonces de nouvelles attaques de Macron contre les retraites et le système public de santé, la surdité et la passivité gouvernementale devant l’urgence climatique, la détérioration galopante du pouvoir d’achat montrent l’urgence de la construction, sans attendre, d’un front d’action politique commun autour des urgences de l’heure, du combat contre le capitalisme. Cette question se posera dès les prochaines semaines quel que soit le résultat du deuxième tour. (Article reçu ce 13 avril 2022)


[1] Si on rapporte les résultats du 1er tour de l’élection présidentielle au nombre d’inscrits, on obtient les pourcentages suivants: abstention: 26,3%, E. Macron: 20,1%, M. Le Pen: 16,7%, J.-L. Mélenchon: 15,8%, E. Zemmour: 5,1%. (Réd.)

 

La lutte contre l’islamophobie à Québec

13 avril 2022, par CAP-NCS
Un peu de contexte Bien qu’observée au Québec dès le XIXe siècle, c’est à la fin du XXe siècle que la province compte une plus grande présence de personnes de confession (…)

Un peu de contexte

Bien qu’observée au Québec dès le XIXe siècle, c’est à la fin du XXe siècle que la province compte une plus grande présence de personnes de confession musulmane, quoiqu’elle n’atteigne pas 1 % de la population dans la région de la Capitale-Nationale. Les politiques d’immigration ont en effet favorisé la venue de populations immigrantes francophones hautement scolarisées, africaines et notamment maghrébines, résidant surtout dans la métropole.

Sur le plan sociopolitique, les personnes d’origine arabe ou de confession musulmane ont cependant participé en grand nombre aux mobilisations massives organisées à Québec en solidarité avec la Palestine et en opposition à la guerre en Irak. D’autres mobilisations, particulièrement pour la défense des droits humains ou lors du « printemps arabe », ont aussi permis une certaine jonction avec la gauche et les mouvements sociaux de la région.

À la montée du sentiment islamophobe en Occident, exacerbé par le 11 septembre 2001 et la présidence de Trump, s’est ajoutée la croissance d’un nationalisme ethnique québécois alimenté par l’Action démocratique du Québec (ADQ) avec la crise des accommodements raisonnables, le Parti québécois (PQ) avec la « charte des valeurs » et enfin la Coalition avenir Québec (CAQ) avec les « valeurs québécoises » et la loi 21[2], sans oublier le rôle joué par l’empire médiatique Québecor. Plus spécifiquement, dans la région de Québec, la présence importante de la radio-poubelle contribue à l’essor du racisme et de l’islamophobie[3]. Enfin, la présence de groupes nationalistes anti-immigration et d’une extrême droite organisée, visible et active dans des groupes comme La Meute et Atalante, ajoute de l’huile sur le feu.

L’attentat du 29 janvier 2017

C’est l’attentat au Centre culturel islamique de Québec (CCIQ) qui a conduit à une prise de conscience massive de la présence et des dangers de l’islamophobie dans la région. Rappelons que l’assassin a, de façon préméditée, abattu six personnes, blessé plusieurs autres et marqué à vie une quarantaine de personnes présentes sur place. L’assassin a été considéré comme apte à subir son procès[4] et a été reconnu coupable de six meurtres au premier degré et de six autres tentatives de meurtre. Le procès a aussi mis en relief son intérêt marqué pour des sites Web d’extrême droite américains et des vidéos d’autres attentats.

Ce fut l’évènement québécois le plus médiatisé de l’année 2017 au niveau international. Sur les ondes de TVA Nouvelles, Pierre Bruneau a présenté cet attentat islamophobe comme du « terrorisme inversé », le discours médiatique préexistant ayant clairement postulé que le terrorisme devait venir de la part des communautés musulmanes[5] !

Les suites

Quelques heures après l’attentat, les premiers rassemblements se sont tenus, dont une vigile organisée par quelques militantes et militants de la région, qui a réuni le lendemain de l’attentat entre 10 000 et 15 000 personnes sous un froid glacial.

Par la suite, les initiatives se sont multipliées. Le CCIQ a organisé une marche et des personnes à l’origine de la vigile ont rassemblé des centaines de lettres de solidarité rédigées par des citoyennes et des citoyens et adressées aux familles des victimes. Dans les semaines suivantes, une coordination des actions contre le racisme a pu réunir une vingtaine de groupes issus des communautés culturelles et des mouvements sociaux, dont le Regroupement d’éducation populaire en action communautaire (REPAC) et la Ligue des droits et libertés, ce qui a permis, entre autres, l’organisation d’une manifestation contre l’islamophobie le 18 février.

La Coordination des actions contre le racisme à Québec est restée par la suite un lieu de concertation pour organiser des conférences, des marches et autres activités antiracistes. C’est aussi devenu, via les médias sociaux, un outil de diffusion des idées et des actions contre le racisme dans la région. Un comité pour l’organisation de commémorations du 29 janvier y a été créé. Depuis, le Comité citoyen 29 janvier je me souviens a exercé un leadership important en organisant les commémorations annuelles de l’attentat.

Les commémorations

Les commémorations organisées à Québec tous les 29 janvier par le Comité citoyen, en collaboration avec le CCIQ et avec le soutien de la Ville de Québec, sont des évènements majeurs dans la lutte contre l’islamophobie, et ont un rayonnement pancanadien important. La première commémoration, un an après l’attentat, a réuni près de 5000 personnes par grand froid, en présence des premiers ministres, de la mairesse de Montréal et du maire de Québec. En janvier 2019, le rassemblement a eu lieu à l’Université Laval, en 2020, à l’Église Notre-Dame-de-Foy et en 2021, pandémie oblige, à l’extérieur du Centre culturel islamique avec diffusion en direct.

D’initiative citoyenne et militante, ces évènements ont eu droit à une visibilité médiatique importante où l’expression de la solidarité envers les proches des victimes s’est conjuguée avec des prises de position claire contre le racisme et l’islamophobie par le comité organisateur et ses alliés. On cherchait à atteindre autant les communautés musulmanes que l’ensemble de la population, et des liens ont été établis avec les victimes du féminicide de la Polytechnique ainsi qu’avec les victimes québécoises d’un attentat commis à Ouagadougou en 2016. Les commémorations ont aussi permis des prises de position, entre autres contre le refus de François Legault de reconnaitre qu’il y a du racisme systémique au Québec.

La lutte continue

La lutte contre l’islamophobie a pris d’autres formes dans la région. On peut penser aux batailles menées contre les radios-poubelles et contre l’extrême droite, entre autres par la campagne Liberté d’oppression et le travail de vigie du groupe Sortons les poubelles. Des mobilisations contre la loi 21 de la CAQ ont eu lieu à Québec, sous le leadership de jeunes femmes musulmanes. Ces dernières se sont d’ailleurs impliquées par solidarité dans les mobilisations de Black Lives Matter, de même qu’en appui aux Autochtones et à la cause palestinienne.

Notons que d’autres enjeux et d’autres solidarités ont émergé, comme l’implication du CCIQ par son porte-parole, Boufeldja Benabdallah, ainsi que des survivants de l’attentat dans la campagne pour le contrôle des armes à feu menée par Poly se souvient. Des liens ont aussi été créés au niveau international, notamment avec le groupe One World Strong fondé à la suite de l’attentat de Boston.

Bilan et perspective

Les importantes mobilisations contre l’islamophobie ont permis de tisser une toile de solidarité antiraciste à Québec. Un front large incluant la Mairie de Québec, les mosquées, des militantes et militants antiracistes, des député·e·s et plusieurs organisations religieuses et sociales de la ville a permis, non seulement, une unité de parole autour de l’attentat du 29 janvier 2017 et de ses suites, mais aussi en réaction à des évènements comme l’attentat antisémite de Pittsburgh en 2018 et celui, islamophobe, de Christchurch en 2020. Par ailleurs, une solidarité interconfessionnelle unique s’est tissée dans la région. Sur le plan politique, les élections municipales ont favorisé l’émergence de plusieurs candidatures importantes issues de la diversité, dont des personnes impliquées dans la lutte contre l’islamophobie.

La lutte pour la construction d’un Québec inclusif implique de maintenir et de développer cette solidarité. Mettre fin au racisme et à l’islamophobie est un travail de longue haleine qui exige de consolider la jonction politique entre la gauche et les membres des différentes communautés, permettant de construire un mouvement indépendantiste québécois antiraciste et de démanteler les éléments de racisme systémique dans l’État.

Sébastien Bouchard[1] Militant social, syndical et politique


  1. Texte écrit en collaboration avec Maryam Bessiri et Iris Hermon.
  2. Loi sur la laïcité de l’État, communément désignée par loi 21.
  3. Sébastien Bouchard, « La radio-poubelle : le populisme de droite en action », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 11, 2014. Une version plus longue de ce texte a été publiée sur le site des NCS en 2015, <cahiersdusocialisme.org/la-radio-poubelle-le-populisme-de-droite-en-action1/>. Voir aussi : Dominique Payette, Les brutes et la punaise, Montréal, Lux, 2019.
  4. Les nombreux examens effectués en prévision de son procès n’ont pas décelé de maladie mentale, mais des traits narcissiques et une volonté de mentir pour fausser son évaluation psychiatrique. Isabelle Mathieu, « Bissonnette a feint avoir des hallucinations », Le Soleil, 24 avril 2018.
  5. « Un acte qui se fait contre une communauté musulmane chez nous, c’est quelque chose qu’on n’avait pas vu venir. On aurait pu imaginer le contraire : qu’une communauté musulmane ou qu’un groupe extrémiste musulman commette un geste, mais que nous…que quelqu’un de la communauté, d’une autre communauté, attaque les musulmans, c’est un terrorisme à l’envers, si vous me permettez l’expression », a déclaré M. Bruneau le 29 janvier 2017, <https://conseildepresse.qc.ca/decisions/d2017-01-011/>.

 

Etats-Unis. Le spectre fascisant de Trump dans la perspective des « midterms » et de 2024

12 avril 2022, par CAP-NCS
Donald Trump reste le collecteur de fonds le plus important du GOP (Parti républicain), et les experts disent que les courriels de collecte de fonds qui alimentent ses (…)

Donald Trump reste le collecteur de fonds le plus important du GOP (Parti républicain), et les experts disent que les courriels de collecte de fonds qui alimentent ses ambitions politiques font de plus en plus écho aux théories du complot et emploient une rhétorique fasciste qui fait appel aux pires instincts de la droite.

Les courriels de collecte de fonds de Trump ont contribué à réunir 378 millions de dollars faits de petits dons durant la campagne 2020. Il y a 110 millions de dollars dans le trésor de guerre de l’ancien président en février 2022. C’est plus que le total déclaré par le Comité national républicain et le Comité national démocrate réunis. Ce succès dans la collecte de fonds suggère que le message de Trump entre en écho avec une partie substantielle de la base républicaine, alors que d’autres politiciens d’extrême droite lancent des attaques fracassantes avant les élections de mi-mandat [le 8 novembre 2022] contre le droit à l’avortement, contre l’histoire des Noirs [esclavage, oppression, discrimination…], contre les écoles publiques et les personnes LGBTQ.

Les courriels trompeurs [1] de Trump pour la collecte de fonds ne sont pas seulement une odieuse arnaque. Si vous êtes un partisan inscrit sur la liste d’e-mails convoitée [dans le sens où ces listes de mails sont vendues, New York Times, 13 octobre 2018] de Trump, on vous dit que des «forces sinistres» sont en train de détruire une nation qui appartient de droit à des «patriotes loyaux comme vous». Seul Trump peut «sauver l’Amérique» de cette humiliation, disent les courriels, faisant un clin d’œil à la rhétorique fasciste du XXe siècle, selon les experts.

Certains appels semblent fonctionner comme une loterie, offrant aux donateurs une chance de rencontrer Trump en personne ou d’assister à un rassemblement «top secret». Un courriel datant de février 2022 et signé par «Donald J. Trump» invite les partisans à rejoindre le «cercle d’amis restreint» du célèbre président, où «quelques privilégiés» auront droit à «des informations confidentielles – des informations qui, j’en suis sûr, ne seront partagées avec personne d’autre».

Les promesses d’informations secrètes et de proximité avec Trump semblent renvoyer à l’approche de QAnon, la théorie de la conspiration raciste et antisémite d’extrême droite selon laquelle Trump lutterait contre une cabale «élitaire» de «pédophiles». QAnon continue de recevoir des clins d’œil de la part de Trump et d’élus alliés tels que la représentante Marjorie Taylor Greene (républicaine, Géorgie).

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Les experts débattent depuis des années de la question de savoir si Trump et son mouvement sont fascistes, mais les mensonges de Trump sur une élection volée et l’attaque du 6 janvier contre le Capitole ont franchi une ligne rouge pour des historiens comme l’expert en fascisme Robert Paxton [auteur, entre autres, de La France de Vichy, 1940-1944]. Certains journalistes qualifient désormais ouvertement le mouvement de Trump de «fasciste» ou de «néofasciste». En effet, les experts affirment que des éléments de la pensée fasciste se retrouvent régulièrement dans les discours de Trump ainsi que dans ses courriels de collecte de fonds, qui sont payés par le Save America Joint Fundraising Committee et soutenus par deux super PAC [sans plafond de dons] pro-Trump.

Dans une explication pratique publiée sur The Conversation, Joe Broich, professeur associé à la Case Western Reserve University, donne une définition large du «fascisme» tel que le conçoivent les historiens. Les partis fascistes sont apparus en Italie après la Première Guerre mondiale et se sont répandus en Europe et dans le monde, notamment aux Etats-Unis, en Amérique du Sud et en Inde. Le fascisme est «l’extrême logique du nationalisme», l’idée que les Etats-nations doivent être «construits autour de races ou de peuples historiques». Les fascistes sont obsédés par la race, écrit Joe Broich, ainsi que par l’idée que les vrais «patriotes» et les «bonnes personnes» sont «humiliés» tandis que les «mauvaises personnes» en profitent.

«Le fascisme [dit] que notre droite actuelle n’est pas assez dure; par exemple, ils aiment encore la démocratie ou le pluralisme relatif, alors démolissons tout et reconstruisons autour du peuple, “le peuple” – et c’est l’une des principales cases du jeu de bingo que Trump coche», a déclaré Joe Broich dans un entretien.

Joe Broich rappelle que Trump avait déclaré à un public majoritairement blanc dans le Minnesota qu’il avait de «bons gènes», avant de les avertir que le président Joe Biden allait inonder leur communauté de réfugiés de Somalie, une déclaration qui, selon les critiques, évoquait l’eugénisme et la supériorité raciale.

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Le 5 avril, un courriel de collecte de fonds signé par Trump, dont l’objet est «C’est très, très triste», déplore que «notre pays» soit «détruit par Joe Biden et les démocrates». «Nous ne sommes plus respectés», lit-on dans l’e-mail, «c’est très triste de voir ce qui est arrivé à nos grands Etats-Unis.»

«Dire “nous ne sommes plus respectés”, c’est classique, c’est comme une caricature des fascismes à l’ancienne», a déclaré Joe Broich. «Nous avons été humiliés, nous allons retrouver notre fierté – c’est comme une triste farce, sortie tout droit de Mein Kampf

L’idée directrice de la collecte de fonds est largement dépourvue de contenu politique réel, en dehors de la mention rapide d’un «désastre» à la frontière des Etats-Unis et d’un engagement à «SAUVER L’AMÉRIQUE».

Bien sûr, il y a un véritable désastre humanitaire à la frontière sud des Etats-Unis. Les groupes de défense des droits des migrant·e·s accusent les politiques racistes mises en place sous Trump et poursuivies jusqu’à récemment sous Biden. Trump et des républicains comme le gouverneur du Texas Greg Abbott exploitent depuis longtemps les peurs xénophobes face aux immigrant·e· s de couleur pour rallier leur base nationaliste. Trump a construit sa présidence autour de son mur frontalier. Greg Abbott est actuellement en train de militariser davantage la frontière avec toutes les ressources qu’il peut rassembler en réponse à la décision de Biden de supprimer le Titre 42 [possibilité pour le gouvernement des Etats-Unis de renvoyer des personnes venant d’un pays touché par une maladie contagieuse], la politique dite de «rester au Mexique».

Joe Broich a déclaré que le fascisme est un «droitisme révolutionnaire» qui est à la fois anti-establishment et rageusement anti-social. Le fascisme est «révolutionnaire» dans le sens où le système politique actuel doit être saisi ou renversé afin de protéger «le peuple» (ou le «folk», également appelé «volk» en allemand) de l’«Autre» désigné par les fascistes, quel qu’il soit. (Dans le cas de l’Allemagne nazie, les cibles comprenaient le communisme, le libéralisme, le socialisme, les immigrants, les Juifs, les Tsiganes et les Slaves.)

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Dans le même courriel de collecte de fonds datant du 8 avril, Trump déclare que le «système est totalement brisé». Il écrit que le pays «va vers le socialisme et le communisme» – en même temps, apparemment – et que le leadership de Joe Biden et Kamala Harris est à blâmer. Trump qualifie, à tort, tous les démocrates de «socialistes» et de «communistes». (Bien sûr, au grand dam de nombreux progressistes, le parti démocrate dominant n’est décidément pas socialiste!). Pourtant, si les trumpistes croient que le système est brisé et que le communisme est en quelque sorte en plein progrès, dès lors ils pourraient aussi croire que la violence est nécessaire pour «sauver l’Amérique», disent les experts en fascisme.

Ce sentiment était clairement présent lorsque des milices armées, des bandes fascistes et des partisans de Trump en colère ont cherché des élus à attaquer le 6 janvier 2021. Plus d’un an après, la rhétorique de Trump continue d’encourager la violence. Lors d’un récent discours en Caroline du Sud (16 mars 2022 ), Trump a exhorté ses partisans à «donner leur vie» pour défendre un pays supposé être attaqué par des forces progressistes. Inspirés en partie par Trump, les républicains des Etats-Unis ont répondu aux appels massifs à la justice raciale en faisant pression pour interdire les livres et les discussions en classe sur la «théorie critique de la race», leur terme fourre-tout inexact pour les programmes d’équité et l’éducation antiraciste:

«Faire disparaître la théorie critique de la race de nos écoles n’est pas seulement une question de valeurs, c’est aussi une question de survie nationale. Nous n’avons pas le choix… Le sort de toute nation dépend en fin de compte de la volonté de ses citoyens de sacrifier – et ils doivent le faire – leur vie pour défendre leur pays… Si nous laissons les marxistes, les communistes et les socialistes apprendre à nos enfants à haïr l’Amérique, il n’y aura plus personne pour défendre notre drapeau ou protéger notre grand pays ou sa liberté.»

Outre l’appel aux armes, en quoi cela diffère-t-il du «red-baiting» [chasse aux sorcières communistes de la période du maccarthysme] qui a dominé la rhétorique du GOP pendant des décennies? En bref, il n’y a pas de différence. Le socialisme est un épouvantail bien connu des républicains. Cependant, pour Joe Broich et d’autres experts, l’écart fasciste de Trump par rapport à l’orthodoxie républicaine s’est cristallisé avec la tentative violente de renverser l’élection le 6 janvier 2021. Selon Joe Broich, les fascistes ont recours aux paramilitaires ou au moins à la violence de rue pour imposer leur politique. L’encouragement de Trump à des groupes violents tels que les Proud Boys correspond à cette description.

«Les deux partis ont voulu déjouer l’autre dans les urnes, mais maintenant, je pense qu’avec le Trumpisme, il n’y a aucun problème à abandonner la démocratie», a déclaré Joe Broich. «Je pense que c’est le grand changement».

Le fascisme de Trump se répercute sur le Parti républicain, en particulier au niveau des Etats, où les élus extrémistes exigent une médiatisation des attaques aux enseignants des écoles publiques, aux étudiants et aux familles LGBTQ, aux droits de vote et à toute discussion réaliste sur l’histoire raciale de la nation. Les programmes scolaires antiracistes et les soins de santé conformes au genre pour les adolescents transgenres, par exemple, sont présentés comme des affronts aux patriotes et aux chrétiens. Ou, comme le dit Joe Broich, comme des «agressions contre l’intégrité du volk».

«Pour le trumpisme, nous pourrions dire que c’est une “agression contre les vrais Américains”, il faut qu’ils soient attaqués pour que vous puissiez vous rassembler autour du drapeau de Trump en guise de contre-attaque», a déclaré Joe Broich.

Les réactionnaires et les autoritaires ne sont pas tous des fascistes. L’ancien président George W. Bush n’est généralement pas considéré comme fasciste parce qu’il est membre de l’establishment politique plutôt qu’un révolutionnaire de droite. George W. Bush était belliciste et est critiqué pour avoir sapé la Constitution, mais il représente toujours le système actuel et le courant dominant du GOP. Trump, en revanche, s’est opposé à Jeb Bush [gouverneur de Floride de janvier 1999 à janvier 2007, il participe aux primaires de 2016 et se retire, il est très attaqué par Trump; allié au Tea Party, il se profilera comme un néoconservateur] et à l’establishment républicain en tant qu’outsider populiste de droite en 2016. Depuis lors, Trump a ignoré une longue liste de normes démocratiques, culminant dans son refus de concéder la victoire lors de la dernière élection.

«Le fascisme est toujours une option de droite révolutionnaire, donc le fascisme doit attaquer une droite établie, plus ancienne… C’était impossible pour Jeb Bush, mais c’est explicitement ce que Trump a fait», a déclaré Joe Broich.

Joe Broich affirme que le fascisme existe sur un éventail comme toute autre idéologie politique, mais il existe des caractéristiques définissant les fascismes historiquement. Cochez suffisamment de cases sur la carte du jeu de bingo fasciste – violence anti-gauche, racisme et xénophobie, capitalisme de copinage, nationalisme extrême, paramilitaires et violence de rue, un leader central fort – et vous êtes en territoire fasciste. Bien sûr, Trump n’est pas identique aux fascistes du passé. Mais un examen attentif de la façon dont il rallie ses partisans – et capte leur argent – offre un aperçu de ce à quoi un avenir fasciste pourrait ressembler. Même si Trump n’est plus à la Maison Blanche, ses e-mails de collecte de fonds montrent que nous ne pouvons pas ignorer la possibilité présente d’un tel avenir à l’horizon. (Article publié sur le site Truthout, le 9 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)


[1] Dans le sens où l’on fait croire à des personnes favorables à Trump qu’elles ne sont plus sur les listes d’e-mails du président et qu’elles doivent immédiatement répondre pour continuer à être inscrites en bonne place sur ce listing de donateurs que Trump va examiner. Ce qui suscite des réponses et des dons, petits. (Réd.)

 

La crise migratoire haïtienne – Entrevue avec James Darbouze[1]

11 avril 2022, par CAP-NCS
R. E. – Plus d’un million d’Haïtiennes et d’Haïtiens ont fui le pays au cours de la décennie 2010. Cette poussée migratoire a eu lieu paradoxalement dans un contexte où le (…)

R. E. – Plus d’un million d’Haïtiennes et d’Haïtiens ont fui le pays au cours de la décennie 2010. Cette poussée migratoire a eu lieu paradoxalement dans un contexte où le département de l’Ouest était en principe en reconstruction après le séisme du 12 janvier 2010. Comment expliquez-vous ce déplacement massif des jeunes haïtiens à un moment où il devrait y avoir beaucoup de possibilités économiques dans le pays ?

J. D. – Effectivement, vu sous cet angle, cela a l’air d’être une contradiction. Cette manière de poser la question nous porte à interroger le fonctionnement de l’aide internationale post-séisme dans un pays comme Haïti, c’est-à-dire un pays sous tutelle internationale depuis 2004, à la suite de l’initiative d’Ottawa pour Haïti (2003). Autant dire qu’il y a un double aspect à considérer dans la réponse : le caractère massif de la poussée migratoire et les raisons d’un tel mouvement. Sur le premier aspect : le caractère massif de ce mouvement migratoire au cours de la décennie 2010 nous fait comprendre qu’il n’y a pas lieu de se focaliser sur les facteurs individuels qui interviennent sur la probabilité de départ. Tous ces jeunes gens qui migrent, qui partent, sont en quête de débouchés et d’opportunités. Ils et elles aspirent à une vie digne et veulent gagner leur pain quotidien à la sueur de leur front. C’est un rêve d’une simplicité déconcertante, c’est ce que veulent les gens : sortir du chômage chronique, gagner leur croûte dignement, satisfaire leurs besoins et ceux de leur famille.

Parce que cela leur est impossible dans le contexte haïtien, ils se sentent contraints à la migration par tous les moyens imaginables. En principe, le contexte post-séisme a introduit une nouvelle donne, les grands travaux qu’implique la période de reconstruction auraient dû les retenir. Cependant, quand on prend le temps de bien observer et d’analyser l’environnement haïtien post-séisme, on trouve une certaine cohérence. En effet, si la reconstruction avait eu lieu, elle aurait pu mobiliser la force laborieuse et l’énergie de ces jeunes gens. Elle aurait pu les retenir dans le pays, tout en leur offrant des opportunités économiques et une possibilité – même minime – d’ascension sociale. Mais la réalité est que la reconstruction n’a pas eu lieu. Très peu a été fait. Onze années après le tremblement de terre, la situation de la capitale et de toute la région métropolitaine de Port-au-Prince est pire qu’au lendemain du séisme. De nombreuses études, recherches et ouvrages ont montré que les fonds de la reconstruction ont été détournés, dilapidés. À mon avis, c’est un des points susceptibles d’expliquer ce déplacement massif. Un autre élément est le désir d’Occident. Cette notion fait référence au devenir hégémonique du mode de vie occidental – son triomphe – dans le contexte de domination impériale de la culture occidentale. Ce devenir hégémonique me semble favorisé par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et par la pénétration dans le pays des images de bonheur, de réussite et de bien-être à l’occidentale. Mais cet élément n’est pas lié spécifiquement au moment de la reconstruction.

R. E. – Dans un contexte où la dépendance d’Haïti par rapport aux grandes ambassades occidentales en général et des États-Unis en particulier s’accroit de plus en plus, quelle est votre lecture du déplacement de la population haïtienne dans les pays de l’Amérique latine au cours des dernières années ?

J. D. – À mon avis, il y a plusieurs facteurs qu’il faudrait mettre en perspective pour bien situer ce déplacement de la population haïtienne. Le premier facteur est la mise sous tutelle d’Haïti depuis 2004. En effet, depuis l’année de la commémoration du bicentenaire de l’indépendance d’Haïti (2004), à l’initiative du Canada, un consortium de pays occidentaux – à la tête duquel on trouve notamment la France, le Canada, les États-Unis – a décidé de départir le peuple d’Haïti de sa souveraineté. Toutes les grandes décisions touchant à la vie sociale, politique et économique du pays ainsi qu’à l’avenir de la population sont prises par ce consortium. Ces décisions déterminent si la population va rester dans le pays ou partir vers d’autres cieux, considérés plus cléments. C’est dans ce cadre qu’il faut situer un premier élément du rapport de déplacement vers les pays de l’Amérique latine. Jusque dans les années 2010, les États-Unis, le Canada, la République dominicaine, la France et les Petites Antilles (Bahamas, les îles Turks et Caicos) étaient les principales destinations des mouvements migratoires haïtiens. De 2004 à 2017, sous le couvert d’une mission de stabilisation des Nations unies en Haïti, de nombreux contingents militaires d’Amérique latine (Brésil, Argentine, Uruguay, Chili, etc.), d’Afrique et d’Asie se sont retrouvés sur le sol haïtien. L’Amérique latine est devenue plus proche.

Le deuxième facteur est le positionnement au niveau de l’appareil d’État en 2011, environ une année après le tremblement de terre, d’une organisation criminelle mafieuse dirigée par des néoduvaliéristes. Cette opération a pu se réaliser, comme cela a été largement documenté, avec le soutien de la communauté internationale, des gouvernements membres du Core group[2] et principalement des États-Unis. Pour rappel, le séisme de 2010 a fait plus de 250 000 morts et détruit la région métropolitaine à plus de 80 %. Au moment où se posait l’urgence d’une planification de la reconstruction par un personnel politique constitué de patriotes qualifiés, le pays a été livré à des mercenaires. Cette bande de mercenaires soutenue par la communauté internationale a tôt fait de désespérer la population haïtienne par sa gestion calamiteuse des ressources, la dilapidation et le détournement des biens du pays. Haïti a connu alors une détérioration exacerbée de l’environnement social, politique et économique. D’autant qu’il a été, par ailleurs, constamment soumis à un certain nombre de risques environnementaux et climatiques résultant de son exposition géographique aux événements météorologiques extrêmes (cyclones, ouragans, etc.).

Il y aurait beaucoup d’autres considérations à prendre en compte sur ce point, par exemple le fait qu’aucune politique préventive n’a été mise en œuvre pour adapter les infrastructures aux intempéries, cyclones, ouragans et séismes, malgré la présence sur le terrain du consortium international de tutelle. Les conditions de vie de la population se sont complètement dégradées pendant que le pays connaissait une croissance économique décevante. Dans ces conditions, à tort ou à raison, la migration se présente comme un réflexe de sécurité et de mobilité sociale et économique pour les catégories les plus vulnérables.

Bien entendu, nous ne mettons pas en relief ici le fait que depuis le XIXe siècle, Haïti a toujours entretenu des relations fraternelles et solidaires avec le Venezuela. Ou bien des rapports de coopération et de bon voisinage avec Cuba en raison du faible taux d’industrialisation. Par ailleurs, comme mentionné plus haut, Haïti a toujours été parmi les pays exportateurs de travailleurs et travailleuses du monde. À chaque nouvelle crise, ce rôle de pays pourvoyeur de main-d’œuvre est renouvelé.

R. E. – Haïti fait partie des territoires les plus attractifs pour le monde humanitaire alors que le pays semble répulsif pour la majorité de sa population. Comment expliquez-vous ce contraste ?

J. D. – En fait, on est devant un cas typique de ce qu’il convient d’appeler la logique des mondes. On sait que l’attractivité autant que le caractère répulsif des territoires sont des constructions sociales, politiques et institutionnelles. L’exemple haïtien fournit une illustration parfaite de la manière dont ces politiques sont mises en œuvre. Généralement, lorsqu’il s’agit d’expliquer les mouvements migratoires internationaux, une distinction ordinaire consiste à inventorier les facteurs de repoussement (les troubles civils, un système corrompu, le manque d’État de droit, l’insécurité galopante…) et les facteurs d’attirance (politique d’immigration facile, conditions socio-économiques meilleures, réseaux d’accueil…). Dans le contexte haïtien, on se retrouve avec un assemblage de ces deux facteurs adaptés en fonction du groupe : le repoussement pour les Haïtiens et l’attraction pour les étrangers.

En effet, il y a de multiples facteurs de repoussement qui s’exercent sur des franges de la population haïtienne, notamment les jeunes. On pourrait citer l’insécurité, le chômage ainsi que toutes les menaces quelconques auxquelles ils sont exposés et contre lesquelles ils sont sans recours. Le jeune – ou la jeune – qui compare sa situation en Haïti, le pays où il est né, à ce qu’elle pourrait devenir s’il changeait de pays, estime qu’il ne pourrait que « mieux vivre » ailleurs. D’où un triomphe certain du désir d’ailleurs comme on a pu le voir récemment. Des Haïtiennes et des Haïtiens investissent tout ce qu’ils ont pour fuir le pays à tout prix parce qu’ils y sont forcés par les politiques appliquées dans ce pays. Ces politiques ne les « voient » pas vivre en Haïti ni n’entendent aménager le territoire de sorte qu’il constitue un cadre de vie pour eux.

De la même manière, il y a de multiples facteurs qui attirent et font d’Haïti une terre de possibilités pour le monde humanitaire. Par exemple, le fait que le pays soit – par la démission des pouvoirs publics – vulnérable et abonné aux catastrophes. Et dans une certaine mesure, on peut même soutenir que ces mêmes facteurs qui attirent le monde humanitaire participent des éléments de repoussement pour la population native.

R. E. – Les autorités étatsuniennes ont violé le droit à l’asile de plusieurs milliers de migrantes et migrants, en majorité haïtiens, massés sous le pont Del Rio au Texas au cours des mois de septembre et d’octobre 2021. Cette violation témoigne-t-elle d’une nouvelle ère du capital où le verbiage des droits de la personne (droit à la protection des réfugiés en particulier) n’est plus utile pour voiler sa barbarie ?

J. D. – Cette question est vraiment très intéressante. Elle me fait penser à ce mot d’Hannah Arendt nous rappelant que le siècle dernier a créé des étrangers face auxquels s’est posé le problème de l’accueil. « Des groupes qui n’ont été accueillis nulle part, qui n’ont pu s’assimiler nulle part. Une fois qu’ils ont eu quitté leur pays natal, ils se sont retrouvés sans patrie; une fois qu’ils ont abandonné leur État, ils ont été considérés comme des hors-la-loi; une fois qu’ils ont été privés de leurs droits, ils se sont retrouvés des parias, la lie de la terre» et « ainsi se dévoilent aux yeux de tous les souffrances d’un nombre croissant de groupes humains à qui les règles du monde environnant cessent souvent de s’appliquer.»

J’ai été amené en diverses occasions à me préoccuper de droits humains vus sous l’angle du droit des étrangers. Aujourd’hui, notamment dans le contexte de pandémie globale, comme l’indique Jacques Derrida, il y a une question de l’étranger. Une question tranchante qui ne manque pas de déchaîner les passions. Dans sa spécificité actuelle, cette question est celle du droit et de la démocratie. L’étranger est celui par qui la question scandaleuse, tapageuse, arrive dans les « États de droit ». Alors que dans le discours courant – celui des médias et de la rhétorique officielle des institutions internationales – le fondamentalisme des droits de l’homme fait rage. En contrepartie, dans les politiques officielles, se fait le constat d’un durcissement des polices intérieures et des mesures de contrôle de l’immigration visant à restreindre la libre circulation des individus. Par cette question est lancée une interpellation sur le caractère démocratique des sociétés contemporaines. Il y a là, il me semble, une fracture ontothéologique qui est en train de changer le rapport occidental au monde. C’est en ce sens que ce qui s’est passé sous le pont Del Rio, au Texas, au cours des mois de septembre et d’octobre 2021, peut avoir quelque chose à nous apprendre sur notre temps, sur les temps à venir et sur le fonctionnement des sociétés contemporaines.

Aux États-Unis, il y a deux conceptions du monde qui s’affrontent et s’entrechoquent depuis le XIXe siècle. Une conception antique d’un monde foncièrement clos, fortement hiérarchisé, qui prend sa source dans la nature elle-même. Cette conception du monde crée la hiérarchie des communautés et la hiérarchie des individus à l’intérieur des communautés, sur la base de la couleur de la peau. Les hommes à cravache qui pourchassaient, à cheval, au Texas, les immigrantes et les immigrants haïtiens sont l’expression de cette conception dépassée du monde clos. Et, il y a en face, une conception plus ouverte, moderne, qui fonde la communauté sur l’accueil. Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs, la guerre de Sécession a facilité un modus vivendi, mais elle n’a pas suffi à faire triompher la conception plus ouverte dans les mentalités.

Ces deux conceptions ayant toujours eu à s’affronter en un combat douteux, je ne dirai pas que le verbiage du droit à la protection des réfugiés n’est plus utile pour voiler la barbarie de cette nouvelle ère du capital. Il est évident que quelque chose est en train de changer, est en train de mettre à mal les fondements de cette société américaine. Il n’est pas étonnant que cela arrive par des migrantes et migrants haïtiens puisque les divers gouvernements ont, pendant plusieurs décennies – voire des siècles –, constamment saboté l’effort haïtien de construction d’une société juste, démocratique, libre et équitable.

R. E. – Quel est le sens du slogan « changer système » qu’on entend dans les mouvements sociaux en Haïti au cours des dernières années ? Dans quelle mesure un tel objectif a-t-il un rapport avec les mouvements migratoires des Haïtiennes et Haïtiens ?

J. D. – En Haïti, peut-être plus qu’ailleurs, il est évident que le système actuel est arrivé à terme. Il n’est plus possible de faire semblant. Sur le plan social, politique, économique, culturel et institutionnel, il se révèle incapable de répondre aux besoins fondamentaux de la population. C’est le sens du recours à la violence extrême. La population se trouve dans un état de dénuement extrême. Tous les indicateurs sont au rouge.

Changer système ou « chavire chodyè » est une manière d’exiger une refonte fondamentale du régime actuel d’apartheid instauré par la vision ultralibérale des intégristes du marché depuis la fin des années 1970. Les réformes ultralibérales, imposées à la faveur d’un choc sociétal violent comme le coup d’État de 1991, ont substitué aux valeurs démocratiques la seule loi du marché et la barbarie de la spéculation dans un des pays les plus inégalitaires de la planète, où plus de 50 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (2012). Selon les chiffres de la Banque mondiale elle-même (2018), environ 6,3 millions d’Haïtiens ne sont pas en mesure de satisfaire leurs besoins essentiels.

Le rapport avec les mouvements migratoires est simple. De la même manière qu’il convient de chercher l’anatomie de la société civile dans l’économie politique, c’est toujours dans le dispositif impérial des relations internationales de domination et de dépendance qu’il faut chercher les causes des mouvements migratoires. Comme nous l’avons vu en ce qui concerne le consortium du Core group, dans le rapport d’Haïti avec la communauté internationale, tout ce qui se passe a un rapport avec le néocolonialisme et la division capitaliste de la population selon un mode ségrégé.

Depuis 1994, les Clinton (Bill et Hilary) jouent un rôle majeur en Haïti. Après le renversement d’Aristide en février 2004, Bill Clinton a travaillé avec l’ancien employé de la Banque mondiale, Paul Collier, avec des sociétés multinationales et avec l’élite haïtienne pour imposer un plan de libre marché à Haïti. En 2009, ils ont effectué une tournée dans le pays pour promouvoir les ateliers de misère (sweatshops), le tourisme ainsi qu’une agriculture orientée vers l’exportation. Les vagues de mouvements migratoires des jeunes haïtiennes et haïtiens sont connectées au dispositif de ce système qui n’offre aucune perspective à la population. Changer de système, c’est fondamentalement mettre fin à cela. C’est construire un pays capable d’offrir une qualité de vie optimale, un minimum vital à chacun, chacune, des perspectives claires et de l’espoir à sa jeunesse. C’est revenir à l’idéal de liberté, de bien-être, d’égalité et de solidarité, tel qu’il avait été formulé par les ancêtres pour Haïti et pour le Monde.

Le système actuel ayant conduit le pays et la majeure partie de sa population dans un cul-de-sac, le slogan « changer système » signifie : soit on change de paradigme pour permettre à la population de vivre sa vie dignement, soit les mouvements migratoires des Haïtiennes et Haïtiens à travers le monde vont continuer jusqu’à épuisement. Au fond, nous parlons d’Haïti, mais si nous jetons un coup d’œil ailleurs, nous nous rendons compte qu’il est question ici de la logique des mondes.

Renel Exentus est doctorant en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique


  1. James Darbouze est professeur à l’Université d’État d’Haïti et militant social et politique.
  2. NDLR. Le Core Group est composé des ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de France, de l’Union européenne, du représentant spécial de l’Organisation des États américains et de la représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies. Communiqué du Core Group, 8 avril 2021, <https://ht.usembassy.gov/fr/communique-du-core-group/>.

 

Il y a 40 ans : comment les peuples autochtones du Canada se sont mobilisés pour la reconnaissance constitutionnelle

8 avril 2022, par CAP-NCS
Cela fait maintenant 40 ans que le gouvernement Trudeau père a « rapatrié » la constitution du Canada, mettant fin au contrôle résiduel de la Grande-Bretagne sur les (…)

Cela fait maintenant 40 ans que le gouvernement Trudeau père a « rapatrié » la constitution du Canada, mettant fin au contrôle résiduel de la Grande-Bretagne sur les modifications apportées au document fondateur du pays, l’ Acte de l’Amérique du Nord britannique .

Une grande partie de l’analyse critique à l’époque portait sur la façon dont la Loi constitutionnelle de 1982 marginalisait le statut du Québec au sein de la fédération par des limitations explicites des droits de la langue française au Québec, le refus de la reconnaissance du Québec en tant que nation distincte et une formule d’amendement qui omettait le veto du Québec. , etc. Surtout par l’adoption d’une « Charte des droits » qui reconnaîtrait les droits individuels mais ne reconnaîtrait pas les droits collectifs qui reconnaîtraient la réalité plurinationale du pays. Une critique précieuse de ce qu’impliquait le processus de « rapatriement » et de ses résultats est contenue dans le livre de feu Michael Mandel, La Charte des droits et la légalisation de la politique au Canada .

Également marginalisés dans la nouvelle constitution, les peuples autochtones, malgré une mobilisation massive de leurs communautés, au Canada et à l’étranger, pour la reconnaissance de leurs droits souverains en tant que Premières Nations. Tout ce qu’ils ont obtenu, en fin de compte, c’est une section de la constitution qui reconnaît officiellement leurs « droits ancestraux et issus de traités existants » – il appartient aux tribunaux de définir ce que cela signifie – et une promesse de pourparlers constitutionnels ultérieurs dans lesquels Ottawa et le les provinces détermineraient « l’identification et la définition des droits de ces peuples ». Trois de ces conférences au cours des années suivantes se sont soldées par un échec, et il n’y a toujours pas de reconnaissance constitutionnelle du statut souverain et des droits des peuples autochtones du Canada.

Une étude novatrice sur comment et pourquoi les peuples autochtones se sont mobilisés au début des années 1980 a été publiée dans le dernier numéro de BC Studies, le British Columbia Quarterly . Édité par Emma Feltes et Glen Coulthard, il s’agit d’un compte rendu rétrospectif du Constitution Express, l’effort massif déployé par les dirigeants autochtones des provinces de l’Ouest pour lutter contre la tentative de Trudeau d’exclure de la nouvelle constitution toute mention de leurs droits, des traités ou de l’obligation de la Couronne pour eux.

Emma Feltes est une anthropologue juridique et politique, écrivaine et organisatrice, maintenant à l’Université de Columbia. Glen Coulthard est professeur agrégé à l’Institute for Critical Indigenous Studies de l’Université de la Colombie-Britannique; parmi ses œuvres figure une importante étude marxiste Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition .

Vous trouverez ci-dessous de nombreux extraits de l’essai d’introduction des éditeurs de ce volume. (Le texte intégral est en ligne.) Les lecteurs sont fortement invités à acheter leurs propres exemplaires de ce numéro de BC Studies .

* * *

Introduction , La Constitution Express revisitée (extraits)

Par Emma Feltes et Glen Coulthard

« Aujourd’hui, enfin, le Canada acquiert une pleine et entière souveraineté nationale », a lancé le premier ministre Pierre Elliott Trudeau lors de la pluvieuse cérémonie marquant la fin du rapatriement le 17 avril 1982, il y a exactement quarante ans ce printemps. Il a continué:

« Nous sommes devenus un pays indépendant à toutes fins utiles en 1931, avec l’adoption du Statut de Westminster. Mais par notre propre choix, en raison de notre incapacité à nous mettre d’accord sur une formule d’amendement à ce moment-là, nous avons dit au Parlement britannique que nous n’étions pas prêts à rompre ce dernier lien colonial.

Ce jour-là, avec la reine Elizabeth II et le ministre de la Justice Jean Chrétien, il s’est assis à un bureau installé sur la Colline du Parlement pour signer la proclamation qui donnerait effet à la Loi constitutionnelle de 1982 , transférant officiellement la Constitution de la Royaume-Uni au Canada. […]

Pour Trudeau, une ambition personnelle s’était réalisée. La Constitution appartenait maintenant au Canada.

Chez les peuples autochtones, cependant, l’ambiance était un peu différente. Le National Indian Brotherhood a déclaré le 17 avril jour de deuil. En Colombie-Britannique, le Vancouver Sun a cité le président de l’Union of BC Indian Chiefs (UBCIC), Robert (Bobby) Manuel, disant que quiconque participerait à la célébration du rapatriement commettrait un « acte de trahison contre les nations indiennes et leurs citoyens ». Pendant tout ce temps, les peuples autochtones de toute la province se sont battus pour empêcher le rapatriement de se produire sans le consentement des Autochtones. Comme Herman Thomas l’a écrit dans un éditorial du journal de l’UBCIC, Indian World :

“Le combat a été long et fastidieux et ne s’arrêtera pas là, le peuple indien planifie actuellement comment continuer le combat non seulement au niveau national mais international. Les Indiens n’ont trouvé aucune raison de célébrer le rapatriement ; en fait, les autochtones manifestent partout au Canada pour dire que la Constitution est inconstitutionnelle. Si la version canadienne de la démocratie signifie dépouiller les autochtones de leur fierté, de leur dignité et les priver de l’autodétermination et de l’autonomie gouvernementale, alors je ne te soutiendrai pas, Ô Canada, mais je continuerai à lutter pour la démocratie et la liberté telles que nous les voyons.

La « lutte » à laquelle il faisait référence avait commencé sérieusement environ dix-huit mois plus tôt (bien que les graines aient été semées bien avant), lorsque l’UBCIC a déclaré que les plans du Canada pour rapatrier la Constitution étaient un « état d’urgence » pour les peuples autochtones. Dans les cinq semaines suivant cette déclaration, l’UBCIC affréterait deux trains de passagers complets de Vancouver à Ottawa, déterminé à faire dérailler le rapatriement jusqu’à ce qu’il obtienne le consentement des Autochtones. Ainsi se lança un mouvement qui allait être connu sous le nom de Constitution Express.

Lorsque Trudeau a commencé à faire pression pour le rapatriement à la fin des années 1970, il l’a présenté comme une décision décoloniale – une décision qui promettait de débarrasser le Canada de tout «colonialisme résiduel». Pourtant, en même temps, sa proposition de 1978, « A Time for Action », excluait toute mention des droits des peuples autochtones, des traités ou des obligations de la Couronne envers eux. Pendant ce temps, son processus de rapatriement était tout aussi exclusif, reléguant les peuples autochtones au statut d’observateur. Le « rapatriement », un mot inventé, a parfaitement capturé cette appropriation révisionniste du sentiment décolonial – un retour à la maison de quelque chose qui n’avait jamais été ici en premier lieu, tout en dégageant le Canada de toute responsabilité envers les peuples dont il avait dépossédé les terres et l’autorité.  De plus, Trudeau a promis d’ajouter une nouvelle Charte des droits et libertésau paquet – dont les dispositions libérales sur l’égalité, dont beaucoup s’inquiétaient, auraient une sorte d’effet de nivellement, atteignant les objectifs du Livre blanc de 1969 en effaçant effectivement les droits et le statut collectifs des peuples autochtones. C’était une tactique que le Canada avait déployée à plusieurs reprises dans la période d’après-guerre, militarisant «l’égalité» contre le statut de nation autochtone.

Ainsi, les peuples autochtones de tout le pays se sont mobilisés pour empêcher que cela ne se produise. Le Constitution Express, un mouvement dirigé principalement (mais pas exclusivement) par des Autochtones de la Colombie-Britannique, a été une expression populaire massive de cette mobilisation.

Le trajet en train lui-même, d’où le mouvement tire son nom, était une opération gigantesque. Bien qu’initié par le grand chef George Manuel, alors président de l’UBCIC, et coordonné par l’UBCIC, il était alimenté par la communauté. Par exemple, l’historienne Tk’emlúpsemc Sarah A. Nickel écrit dans ce numéro sur les incroyables exploits de collecte de fonds – menés principalement par des femmes – qui ont été réalisés pour y parvenir, car chaque communauté de la province a été invitée à soutenir au moins un représentant pour partir en voyage (certains cependant en ont envoyé des dizaines). Au moment du départ des trains de la gare centrale de Vancouver Pacific le 24 novembre 1980, leurs passagers comprenaient des aînés, des dirigeants communautaires, des femmes et des enfants (beaucoup d’entre eux, car ils voyageaient gratuitement). De plus, l’avantage d’avoir deux itinéraires de train signifiait qu’il serait plus facile pour les passagers du nord, et pas seulement les communautés du sud à se joindre à la balade. Lorsque le train du Nord s’est arrêté à des endroits comme Clearwater, Vavenby, Avola et Jasper, il a rassemblé des voyageurs d’aussi loin que Williams Lake, Bella Coola et Kitimat avant de continuer à travers Edmonton et Saskatoon. Pendant ce temps, le train du sud s’est arrêté à Salmon Arm, Sicamous, Revelstoke, Golden, Banff, Calgary et Regina. Au cours de leurs déplacements, les porte-parole du mouvement et le personnel de l’UBCIC ont tenu des ateliers itinérants dans chaque wagon, discutant et affinant leurs objectifs. Lors de ces réunions, les aînés ont commencé à présenter l’histoire orale, approfondissant la discussion sur leur identité nationale et leur droit. Les trains se sont rejoints à Winnipeg, où, après une nuit bruyante de ralliement organisé par la Confédération des quatre nations du Manitoba, ils ont continué vers la capitale. A leur arrivée,

Le message du Constitution Express était clair : le rapatriement ne pouvait avoir lieu qu’avec le consentement des Autochtones. Pour obtenir le consentement, le mouvement a proposé une conférence trilatérale supervisée au niveau international, au cours de laquelle les peuples autochtones, le Canada et le Royaume-Uni se réuniraient pour définir leurs domaines d’autorité respectifs, « définir les termes de l’existence politique » entre eux, et créer les « conditions nécessaires pour permettre aux Nations indiennes du Canada de parvenir à l’autodétermination au sein de la Fédération canadienne ». C’était une proposition qui bouleverserait fondamentalement le processus de rapatriement, tout en remodelant la Constitution même en cours de rapatriement. Si le Canada refusait de participer, il promettait de chercher d’autres recours :

« En dernier recours, nous proposons de prendre toutes les autres mesures nécessaires pour séparer définitivement les nations indiennes de la juridiction et du contrôle du gouvernement du Canada, si ses intentions demeurent hostiles à nos peuples, tout en insistant sur le respect des obligations qui nous sont dues par Sa Majesté la Reine.

Comme on pouvait s’y attendre, le Canada a décliné l’invitation.

Au cours des dix-huit mois suivants, ce qui a commencé comme un voyage en train s’est transformé en un vaste mouvement politique avec des inflexions à la fois locales et internationales. En fait, comme ce numéro de BC Studiesle démontre, ces facettes étaient entièrement imbriquées. Des affaires judiciaires ont été lancées devant les tribunaux canadiens et britanniques. Une petite délégation est allée d’Ottawa à New York, où les propositions du mouvement ont été présentées aux Nations Unies. Une soumission a été présentée devant le quatrième tribunal Russell sur les droits des Indiens des Amériques, tenu à Rotterdam, aux Pays-Bas. Une série d’au moins huit « Constitution Express Potlaches » a eu lieu dans des collectivités de la Colombie-Britannique. Et un deuxième voyage, surnommé le «Constitution Express II», a été effectué à travers l’Europe occidentale, où il a lancé une campagne massive d’éducation populaire sur l’autodétermination autochtone au cœur des anciens empires. Finalement, le mouvement s’est retrouvé à Londres, rejoignant un important lobby politique et juridique autochtone déjà en cours.

Au moment où le projet de loi sur le Canada a été présenté au Parlement britannique, les préoccupations des peuples autochtones dominaient le débat, avec de nouvelles clauses proposées par les députés britanniques qui reflétaient le type de consentement et d’autonomie gouvernementale pour lesquels ils avaient fait pression. Mais finalement, lorsque le projet de loi a finalement été adopté, ce qu’ils ont obtenu, c’est l’article 35, une concession du gouvernement canadien qui « reconnaissait et affirmait » les « droits ancestraux et issus de traités existants des peuples autochtones du Canada ». Ce que cette section signifiait et ce qu’elle ferait pour les peuples autochtones était entourée de mystère, encore à définir.

Au cours des quatre décennies qui ont suivi, le mystère de l’article 35 a pris une sorte de vie propre, évoluant progressivement dans le droit et la politique au Canada (une évolution que Kent McNeil expose magnifiquement dans sa contribution à ce numéro). Pourtant, les mouvements qui l’ont provoqué – et qui visaient beaucoup plus – semblent s’être éloignés de la vue, du moins dans le domaine de la recherche, où ils ont reçu étonnamment peu d’attention académique.

L’idée derrière ce numéro spécial sur le Constitution Express était de créer une sorte de rétrospective du mouvement, et qui examinerait deux choses simultanément : ce que le mouvement a fait alors et sa signification aujourd’hui, quarante ans plus tard. Pour y parvenir, nous avons entrepris de réunir des universitaires et des organisateurs communautaires autochtones directement impliqués dans le mouvement avec d’autres universitaires éminents et émergents qui pourraient y apporter une perspective unique. En fin de compte, grâce à une combinaison de cinq articles académiques et de deux pièces de réflexion personnelles, qui mettent en avant les voix de ceux qui étaient là, nous sommes repartis avec une collection puissante – une qui se déplace à travers les objectifs variés du mouvement, les méthodes et les théories il s’est déployé pour les atteindre, et son effet de résonance aujourd’hui, y compris son action politique, juridique, intellectuelle, et l’héritage intergénérationnel. […]

L’internationalisme autochtone et la question foncière de la Colombie-Britannique

L’une des choses les plus intéressantes à propos de Constitution Express – et quelque chose que ce numéro essaie explicitement de représenter – était son interaction entre l’action nationale et internationale. C’était un mouvement fondé sur la résurgence de l’autorité juridique et politique autochtone sur les terres autochtones. C’était un mouvement engagé à maintenir les types de relations internationales, en particulier les relations juridictionnelles, que les peuples autochtones avaient historiquement cherché à établir avec les régimes coloniaux par le biais de traités et d’autres arrangements politiques. Et c’était aussi un mouvement informé par la pensée anticoloniale échangée entre le «tiers» monde postcolonial et le «quatrième» monde autochtone sur ce à quoi la décolonisation – et l’élaboration d’une constitution – pourraient ressembler. Dans ce, il s’appuyait sur un internationalisme autochtone renaissant qui s’était accéléré tout au long des années 1960 et 1970, dans lequel le chef Secwépemc George Manuel était au premier plan. Mais les nations autochtones de ce qui est maintenant connu sous le nom de Colombie-Britannique ont une riche histoire d’activisme international et de diplomatie qui remonte à bien plus longtemps que cela. Bien qu’il soit au-delà de la portée de cette introduction de plonger dans cette histoire de l’internationalisme autochtone en détail, nous avons pensé qu’il pourrait être utile d’aborder quelques-uns de ses points de contact, en ancrant le mouvement dans ce qui l’a précédé comme un moyen de fournir un contexte pour et continuité intellectuelle avec les articles à venir. Mais les nations autochtones de ce qui est maintenant connu sous le nom de Colombie-Britannique ont une riche histoire d’activisme international et de diplomatie qui remonte à bien plus longtemps que cela. Bien qu’il soit au-delà de la portée de cette introduction de plonger dans cette histoire de l’internationalisme autochtone en détail, nous avons pensé qu’il pourrait être utile d’aborder quelques-uns de ses points de contact, en ancrant le mouvement dans ce qui l’a précédé comme un moyen de fournir un contexte pour et continuité intellectuelle avec les articles à venir. Mais les nations autochtones de ce qui est maintenant connu sous le nom de Colombie-Britannique ont une riche histoire d’activisme international et de diplomatie qui remonte à bien plus longtemps que cela. Bien qu’il soit au-delà de la portée de cette introduction de plonger dans cette histoire de l’internationalisme autochtone en détail, nous avons pensé qu’il pourrait être utile d’aborder quelques-uns de ses points de contact, en ancrant le mouvement dans ce qui l’a précédé comme un moyen de fournir un contexte pour et continuité intellectuelle avec les articles à venir.

Il est important de noter que l’un des principaux déterminants de cet activisme a toujours été le refus du gouvernement de la Colombie-Britannique de résoudre de manière satisfaisante la « question des terres indiennes » dans la province. Contrairement à de nombreuses autres régions du Canada, très peu de traités historiques ont été signés entre les peuples autochtones et la Couronne en Colombie-Britannique (à l’exception des traités Douglas sur l’île de Vancouver et du Traité 8 dans le coin nord-est de la province). Du point de vue du gouvernement fédéral, le but de la signature de traités historiques avec les nations autochtones était de garantir la souveraineté de l’État sur ce qui était auparavant les territoires autonomes des nations autochtones par le biais d’un processus appelé « extinction » – considéré comme le moyen le plus rapide d’éliminer le titre foncier autochtone à deux fins de l’établissement colonial et du développement capitaliste sur les terres autochtones. Dans la majeure partie de la Colombie-Britannique et dans de nombreux endroits du nord du Canada, ces mécanismes de vol de terres légalisé n’ont pas été mis en œuvre historiquement, laissant ainsi un trou noir d’incertitude juridique et économique sur les territoires non cédés en question. À qui appartient la terre dans de telles circonstances ? Quelles sont les règles qui guident l’implantation et le développement économique de ces lieux ? Les développeurs ont tendance à aimer les réponses à ces questions avant d’investir trop lourdement dans des projets d’infrastructure et d’extraction, en particulier dans les démocraties libérales comme le Canada, de sorte que les communautés autochtones n’ont aucun recours légal lorsqu’elles perturbent les marges bénéficiaires en bloquant les flux de capitaux provenant de leurs territoires traditionnels. .

Les traités, bien sûr, ont une signification radicalement différente pour les peuples autochtones – même pour les communautés qui n’ont jamais entamé de négociations à leur sujet, comme bon nombre de celles impliquées dans le Constitution Express. De manière générale, la plupart des traités historiques signés entre les peuples autochtones et la Couronne décrivent des échanges par lesquels les peuples autochtones acceptent de partager certaines de leurs terres en échange de paiements et de promesses faites par des fonctionnaires représentant la Couronne. Ils sont souvent compris comme des engagements sacrés pour maintenir une relation de réciprocité qui respecte le mode de vie et l’autonomie relative de chaque partenaire dans le temps, tout en partageant certaines obligations l’un envers l’autre et envers la terre. En tant que tels, les traités sont des accords qui affirment les droits et les titres autochtones, et non les éteignent. Vu sous cet angle, les traités fournissent un cadre international pour assurer des relations « de nation à nation » avec le Canada, et les peuples autochtones les ont défendus comme tels. Il semble que ce soit cette compréhension que le mouvement a déployée, par exemple, lorsqu’il a appelé à un traité, pour « respecter les pactes et les engagements pris ».

Sans un mécanisme acceptable en place pour garantir leurs droits et titres, la position par défaut des peuples autochtones dans la province et dans tout le Canada est que la terre leur appartient et, à ce titre, relève toujours de leur compétence souveraine. Au cours du dernier siècle et demi, les peuples autochtones de la Colombie-Britannique ont défendu cette position, légalement et politiquement, par de nombreux moyens, y compris l’envoi de pétitions officielles et/ou de délégations à Victoria, Ottawa et Londres pour défendre leur cause. […]

Bien que dans chaque cas, ils aient été refoulés – la Couronne britannique insistant sur le fait que leurs préoccupations concernant les titres fonciers étaient une affaire strictement nationale – ces délégations démontrent la persistance de l’organisation politique autochtone au cours du siècle dernier et font également allusion au caractère international de ces efforts. Cependant, le gouvernement fédéral veillerait bientôt à ce que ces types de réclamations contre l’État ne se produisent pas sans conséquence punitive. À cette fin, en 1927, le gouvernement l’a rendue illégale, via des modifications à sa Loi sur les Indiens déjà raciste et sexiste, 1876, de s’organiser officiellement à des fins politiques ou de solliciter une représentation juridique (ou de collecter des fonds pour ce faire) afin de poursuivre des réclamations contre l’État, sapant ainsi dans une large mesure les fondements de l’organisation autochtone au cours de cette période.

Alors que l’amendement de 1927 à la Loi sur les Indiens interdisant le militantisme juridique et politique des autochtones a eu pour conséquence attendue de réduire considérablement ce travail. – il a effectivement détruit les tribus alliées de la Colombie-Britannique, par exemple – il ne l’a pas complètement éradiqué. Les peuples autochtones ont continué à faire valoir leurs préoccupations tout au long des années 1930, 1940 et 1950, bien que souvent de manière dissimulée ou sous des formes différentes, par l’intermédiaire d’organisations telles que la Native Brotherhood of British Columbia (une organisation de pêche des Premières Nations créée en 1931), le Nisga’a Land Committee (qui a réussi à poursuivre son travail de manière tronquée) et une variété de « Homemaker Clubs » de femmes autochtones de la Colombie-Britannique (qui finiront par fusionner pour former la British Columbia Indian Homemakers Society et la BC Native Women’s Society en 1968) . En ce qui concerne ces dernières organisations, Les femmes autochtones ont pu utiliser efficacement les hypothèses ouvertement patriarcales de l’époque concernant la nature domestique et apolitique du travail des femmes à la maison pour discuter, formuler et poursuivre leurs intérêts politiques individuels et collectifs sous le radar d’un appareil de surveillance de plus en plus répressif de l’État colonial. . Ce dernier point est magnifiquement développé dans la contribution de Sarah Nickel à ce numéro spécial.

Pour des raisons similaires, la politique d’organisation des travailleurs et travailleuses autochtones en Colombie-Britannique au début du XXe siècle mérite également d’être brièvement mentionnée ici. Comme le démontre le travail de l’historien du travail Andy Parnaby, cette histoire a une longue lignée de radicalisme autochtone, en particulier sur les rives de Burrard Inlet à North Vancouver, où les débardeurs Squamish dominaient non seulement le travail lié au bois sur les quais, mais étaient aussi des « pionniers » du syndicalisme industriel. Essentiellement, le travail salarié saisonnier offert par le « travail du bois » sur le front de mer servait de tampon temporaire pour les Squamish alors que deux modes de production distincts et asymétriques commençaient à entrer en conflit violent : le capitalisme industriel, d’une part , et l’économie de subsistance des Squamish/Salish de la côte, d’autre part. « Les hommes et les femmes squamish étaient importants, si inégaux, acteurs de ce nouveau contexte industriel », écrit Parnaby. « Le fait que toutes les activités professionnelles entreprises par les travailleurs autochtones étaient saisonnières est important », poursuit-il, car cela « fait allusion à la manière dont les rythmes temporels et spatiaux d’un mode de vie coutumier, ordonné par la parenté, s’articulent avec la logique d’un marché du travail capitaliste en plein essor. À une époque où il devenait de plus en plus difficile de s’organiser en tant qu’Autochtones, le faire en tant que travailleurs permettait aux hommes et aux femmes squamish de déployer sélectivement leur force de travail par le biais du salaire saisonnier pour protéger ce qui était le plus important pour eux : l’accès à une vie sur le des terres et des eaux déterminées par le droit coutumier et la tradition, et non à une vie dictée uniquement par les exigences du capital colonial.

Protéger la fragile articulation de ces modes de production en défendant le travail salarié saisonnier est devenu le centre des premières activités syndicales autochtones sur la côte. Selon notre estimation, le syndicat le plus fascinant à le faire à l’époque était la section locale 526 des Industrial Workers of the World (IWW), établie en 1906 par principalement des manutentionnaires Squamish et Tsleil-Watuth. Le local, formé un an après la formation des Wobblies à Chicago en 1905, est devenu affectueusement connu par ses quelque cinquante à soixante membres autochtones sous le nom de chapitre « Bows and Arrows ». En ce qui concerne la défense du type de personnes et de travail en question, les IWW étaient un choix naturel, compte tenu de sa politique raciale progressiste pour l’époque ainsi que de sa réputation de servir «des travailleurs qui ne s’intégraient pas bien dans les structures syndicales de métier établies: le non qualifiés, les migrants et les marginaux. Alors que la section locale n’a duré que deux ans, de nombreux travailleurs squamish impliqués dans les arcs et les flèches ont continué à former la section locale 38-57 – encore une fois, en grande partie autochtone – de l’International Longshoremen’s Association (ILA). ILA 38-57, il s’est avéré, allait devenir une rampe de lancement pour la prochaine génération de défenseurs des droits autochtones dans la province, dont le plus éminent était le chef squamish Andrew (Andy) Paull.

Paull a émergé de ses jours d’union en tant qu’activiste infatigable des droits des autochtones, luttant pour l’amélioration des peuples, des terres et des communautés autochtones en Colombie-Britannique, au Canada et aux États-Unis par le biais d’organisations telles que les tribus alliées de la Colombie-Britannique mentionnées précédemment (il était un membre fondateur) puis, après la disparition de ce dernier, la North American Indian Brotherhood (NIAB), qu’il a cofondée en 1944. Au cours de son mandat de président de la NIAB, Paull servira d’ami et de mentor à George Manuel, une autre force politique autochtone émergente dans la province. Manuel prendrait la présidence de la NAIB après la mort de son mentor en 1959 et servirait à ce titre jusqu’en 1963, après quoi il est passé à servir dans de nombreuses autres organisations politiques provinciales, nationales et internationales d’une importance cruciale,

Le livre fondateur de Manuel de 1974, The Fourth World: An Indian Reality (coécrit avec Michael Posluns), détaille sa vie d’activisme et de leadership autochtones pendant cette période. Réédité en 2019 pour la première fois depuis 1974, Le Quart Mondeest incontestablement l’un des textes centraux de la vague de littérature autochtone qui a émergé de la politique tumultueuse des années 1960 et 1970. Le texte expose les fondements politiques et culturels de la résistance autochtone à la domination coloniale au cours des quatre derniers siècles. Il soutient que la colonisation a déclenché une lutte manichéenne entre le colonisateur et les peuples autochtones, propulsée par deux « conceptions de la terre » fondamentalement incommensurables : la terre comme une marchandise – comme quelque chose qui peut être « spéculé, acheté, vendu, hypothéqué, revendiqué par un État, cédé ou revendiqué par un autre» – et la terre en tant que relation, « La terre en tant que notre Terre Mère ». La lutte des peuples autochtones pour défendre ces derniers contre la mondialisation violente des premiers est au cœur de la lutte de ce que Manuel appelle le « quart monde ». […]

Les voyages internationaux de Manuel finiront par culminer avec la fondation historique en octobre 1975 du Conseil mondial des peuples autochtones à Port Alberni, en Colombie-Britannique, qui accueille des participants autochtones de dix-neuf pays différents sur quatre continents. Le WCIP continuerait à défendre les droits des peuples autochtones à travers la planète, son travail de plaidoyer étant déterminant pour le développement éventuel du Groupe de travail des Nations Unies sur les populations autochtones en 1982 et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.en 2007. Pendant ce temps, pendant la même période, les nations autochtones de la Colombie-Britannique se battaient pour leur titre et leur autodétermination aux niveaux local et régional. Bien qu’en 1951, le gouvernement fédéral ait abrogé bon nombre des dispositions législatives les plus répressives de la Loi sur les Indiens, décriminalisant la défense juridique et le travail politique des peuples autochtones, en 1969, il lancerait une autre offensive d’assimilation majeure sous la forme du Livre blanc. Mais au lieu de servir de mécanisme d’assimilation accélérée et de vol de terres, comme prévu, l’échec du Livre blanc de 1969 a contribué à engendrer une unité nationale renouvelée parmi les peuples autochtones d’un océan à l’autre. […]

Alors que les années 1970 ont été un foyer d’action politique, influencée, bien sûr, par le Red Power et l’American Indian Movement (AIM), la résurgence de la juridiction au niveau communautaire en Colombie-Britannique est une partie moins connue de l’histoire. Par exemple, il y a eu une série de barrages routiers à l’été 1975, y compris le blocus de six semaines des St’uxwtews à Cache Creek, armés et soutenus par l’AIM. La pêche est alors devenue un «paratonnerre », suscitant d’autres blocages ainsi qu’une séquence de victoires judiciaires stupéfiante alors que l’avocate de l’UBCIC, Louise Mandell, a remporté soixante-quatre affaires de droits de pêche en 1977 seulement. Mais, comme le remarquait George Manuel, « les vrais signes de la renaissance » pouvaient aussi se voir « dans la résurgence de nos langues, dans la croissance des institutions politiques anciennes et nouvelles… dans le nombre croissant de jeunes qui recherchent la sagesse des grands-pères et trouvent des moyens de l’appliquer dans leur propre vie. Dans ce contexte, Trudeau a lancé le processus de rapatriement, commençant ainsi son « offensive constitutionnelle » contre les peuples autochtones.

Tout cela pour dire qu’au moment de la Constitution Express, les peuples autochtones de la Colombie-Britannique s’étaient déjà imposés comme des organisateurs qualifiés, ayant défendu leur terre et leur souveraineté dans les forums nationaux et internationaux pendant des décennies. Comme Louise Mandell l’écrira plus tard pour Socialist Studies, au moment où le mouvement a atterri à Londres et a soumis une référence au Conseil privé, il «a poursuivi un processus pour les chefs de la Colombie-Britannique qui avait commencé en 1906», se référant, bien sûr, à ces premières délégations. En effet, c’est cette longue histoire d’activisme pan-autochtone expansif en Colombie-Britannique et au-delà qui a finalement contribué au pouvoir et à l’élan du mouvement, fortement ressentis dans l’ensemble des articles et réflexions contenus ici. Ce que cette collection montre, c’est que, plus qu’un simple mouvement de reconnaissance constitutionnelle nationale, c’était aussi un mouvement d’autodétermination et de décolonisation du Quart Monde. De même, on pourrait dire que la création de l’article 35 n’a pas entièrement réussi à domestiquer ses objectifs.

Présentation du numéro spécial

Après toutes ces remarques préliminaires, nous proposons maintenant une ventilation de la structure et des contributions à ce numéro spécial. Nous rassemblons ici cinq articles académiques avec deux réflexions de première main, qui présentent toutes deux les voix de ceux qui sont directement impliqués dans le mouvement. Les articles et réflexions sont plus thématiques que chronologiques, abordant l’histoire du mouvement sous différents angles et perspectives : sa dynamique genrée, son internationalisme, ses arguments et implications juridiques, etc. Certains regardent une facette du mouvement. Par exemple, l’article d’Emma Feltes et Sharon Venne revient sur ses observations au quatrième tribunal Russell sur les droits des Indiens des Amériques, tandis que d’autres, comme ceux de Kent McNeil et Louise Mandell, jettent un regard plus rétrospectif sur les développements dans la politique, la loi, et l’organisation politique. Pendant ce temps, les réflexions personnelles les relient, fournissant des vignettes petites mais puissantes invitant les lecteurs à imaginer ce que c’était que d’être là et d’être au cœur de l’action.

Nous commençons par une puissante réflexion de Mildred Poplar, une aînée des Vuntut Gwitchin et protagoniste centrale du Constitution Express. Racontant son expérience de l’Express en tant que l’un de ses principaux organisateurs, elle ramène non seulement le sentiment profond d’accomplissement – ​​s’organiser, comme ils l’ont fait, à une vitesse vertigineuse – mais aussi les enjeux impliqués : c’était une lutte pour la nation et l’autodétermination , pas pour l’inclusion d’un ensemble tronqué de droits dans une constitution imposée par la colonisation. L’histoire que raconte Poplar jette également un éclairage important sur le caractère du travail qui a contribué à la vie matérielle et intellectuelle du mouvement, notamment celui des femmes autochtones.

La question de savoir quel travail était central, mais trop souvent enterré ou négligé, est reprise explicitement dans la contribution de l’historienne Tk’emlúpsemc Sarah A. Nickel. Bien que les femmes autochtones aient été profondément engagées dans la lutte représentée par le Constitution Express, leur travail s’est également éloigné de ses efforts par la création du groupe dissident des Concerned Aboriginal Women (ou CAW). Selon Nickel, le « CAW a utilisé sonpropre concept d’activisme populaire basé sur la communauté parentale pour critiquer non seulement le barrage incessant de violence coloniale auquel les peuples autochtones sont confrontés quotidiennement, mais aussi, parfois, les fondements et les pratiques patriarcales des dirigeants autochtones et de l’État colonisateur.” L’article de Nickel est essentiel pour comprendre la dynamique sexospécifique de la violence coloniale et de la dépossession, qui place les femmes autochtones dans une lutte nécessairement double : celle contre la structure de la domination coloniale créée de l’extérieur et celle contre les façons infâmes dont le caractère de cette structure peut influencer et a influencé les communautés autochtones.

Les deux articles suivants et une réflexion sortent du cadre du Canada pour aller vers les divers lieux internationaux, où le mouvement a poursuivi sa lutte contre le rapatriement. Tout d’abord, un article co-écrit par l’anthropologue juridique Emma Feltes et l’experte juridique crie Sharon Venne (masko nohcikwesiw manitokan) se penche sur la soumission de l’UBCIC au quatrième Tribunal Russell sur les droits des Indiens des Amériques. Venne, un jeune stagiaire en droit à l’époque du Constitution Express, a présenté ce mémoire au tribunal, après avoir produit la nouvelle analyse juridique sur laquelle il s’appuyait. Recontextualiser l’obligation juridique historique de la Couronne britannique d’obtenir et de faire respecter le consentement autochtone dans le cadre du droit international et autochtone, Venne a fait valoir devant le tribunal que les peuples autochtones devraient avoir accès aux mécanismes de décolonisation des Nations Unies – mécanismes normalement réservés aux seules colonies d’outre-mer ou du «tiers monde». Mettant en vedette la voix de Venne dans une analyse dynamique et stratifiée entre les deux auteurs, l’article revient sur les aspirations profondément décoloniales du Constitution Express et, en particulier, sur l’influence de l’anticolonialisme du tiers monde sur le mouvement.

L’article de Rudolph Rÿser fait un excellent travail de déballage de l’arc historique plus long dans lequel le Constitution Express s’est formé, du point de vue d’un stratège clé du mouvement. Ici, nous voyons le processus de rapatriement comme une simple tentative parmi trois siècles de tentatives de dépossession et de génocide autochtones. Il suit ensuite de près la stratégie politique à plusieurs volets du mouvement dirigée simultanément contre le gouvernement du Canada, le gouverneur général et la reine, avant de reprendre là où Feltes et Venne se sont arrêtés : aux Nations Unies. Ici, l’article détaille les actions diplomatiques du mouvement à l’ONU, attirant le sous-secrétaire général aux affaires politiques, à la tutelle et à la décolonisation ; le sous-secrétaire général aux droits de l’homme ; et douze missions d’États membres de l’ONU “dans la confrontation politique”. Finalement,

La réflexion à suivre, de Lorna Wanosts’a7 Williams, parle aussi de politique locale et internationale. Mais cela parle intimement, comme l’histoire de « l’établissement de la protestation et de l’affirmation des droits autochtones dans une communauté » : Mount Currie de la nation Lil’wat/St’at’yem’c. Ayant envoyé un grand nombre de personnes à la fois sur le Constitution Express original à Ottawa et sur le deuxième Constitution Express en Europe, Mount Currie était une plaque tournante de l’action, et Williams tisse magnifiquement entre ces contextes internationaux et communautaires alors qu’elle se souvient du mouvement avec l’aide d’autres membres de la famille et de la communauté. Avec un sentiment d’être presque transporté en 1981, des souvenirs sur l’importance de la cérémonie et du chant, sur l’enseignement et l’apprentissage qui ont eu lieu, et sur les relations nouées avec les médias et d’autres alliés en Europe se déroulent.

Les deux articles suivants déplacent la question de ses points de vue plus historiques et rétrospectifs jusqu’au moment présent. Tout d’abord, l’article de Kent McNeil conduit le lecteur à travers quatre décennies de jurisprudence, posant la question sans détour, d’un point de vue juridique : « La constitutionnalisation des droits ancestraux et issus de traités a-t-elle fait une différence ? » Avec sa clarté caractéristique et dans une prose succincte, McNeil compare le traitement des peuples autochtones avant l’article 35 aux yeux de la loi aux développements postérieurs à 1982 et aux « gains » présumés depuis. McNeil jette un œil attentif sur presque tout l’ensemble du droit autochtone au Canada, réfléchissant à ce qu’il fait et ne fait pas pour les droits, les titres et les traités autochtones. Le résultat est l’un des récits les plus lucides et méthodiques de cet ensemble de lois que nous ayons vus à ce jour,

Enfin, le numéro se termine par un article de Louise Mandell, avocate interne de l’Union des chefs indiens de la Colombie-Britannique à l’époque du Constitution Express, et l’une des principales stratèges juridiques du mouvement. Cette pièce s’appuie sur un chapitre précédent, écrit par Mandell aux côtés de la partenaire juridique de longue date de Mandell, Leslie Pinder, une autre de l’équipe juridique originale du mouvement, qui est malheureusement décédée ce printemps. Dans sa contribution mise à jour ici, Mandell plonge profondément dans ses souvenirs du mouvement – de la navigation dans le système juridique et politique britannique pour la première fois, et les subtilités de l’histoire juridique impériale, à son introduction simultanée au droit autochtone au cours du développement du mouvement . Mais cet article fait plus que détailler ces intersections du droit : c’est aussi une histoire profondément personnelle, et celui qui va et vient jusqu’à nos jours. Mandell trouve des fils d’espoir dans et parmi ses nombreuses expériences sur le terrain depuis – quelque chose qui parle à la fois subtilement et directement des réalisations du mouvement et de sa pertinence continue.

Posté dans Life on the Left par Richard Fidler 

Traduction NCS avec l’utilisation de Deepl

Le respect et la protection des droits des enfants, vraiment ?

8 avril 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Regroupement des organismes ESPACE du Québec (ROEQ) Barbara Aberman, Agente de liaison aux dossiers politiques Janie Bergeron, coordonnatrice du ROEQ Nancy Gagnon, coordonnatrice administrative Karine Savoie, coordonnatrice aux communications et innovations Patricia St-Hilaire, coordonnatrice au programme La phrase « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » est indiquée à l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) dont le Canada est signataire et de laquelle s’inspire la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Est- ce que cette phrase aurait été oubliée par nos décideurs et décideuses lorsqu’il est question des droits des enfants? [caption id="attachment_12513" align="alignright" width="327"] Crédit : Le droit_d'être_protégé, Elliot Tzotzis Ferrand, 11 ans.[/caption] Plusieurs faits démontrent que, depuis des années, et ce, malgré plusieurs grandes promesses et beaux discours, les gouvernements du Canada et du Québec n’honorent pas leurs engagements lorsque l’on parle des droits des enfants. Par exemple, la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) est un traité qui reconnaît les droits propres aux enfants. Elle est un instrument juridique international adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en novembre 1989. Le Canada a ratifié la Convention en 1991 et le gouvernement québécois s’est lui-même déclaré lié par décret. Lié par décret !

Une atteinte à l’intégrité physique de l’enfant

Compte tenu de leur état de mineur, les enfants ont des droits distincts de ceux octroyés aux adultes, notamment lorsqu’il s’agit de vie citoyenne ou pour poser certains actes : voter, conduire, se procurer des biens, etc. Cependant, lorsqu’il s’agit de violence, il ne devrait pas y avoir de différence entre les droits des adultes et ceux des enfants. Pourtant, une distinction s’applique. Au Canada, tous les enfants sont protégés contre toute forme de violence par une loi fédérale qui s’applique partout au pays. Cette loi mentionne des infractions telles que l’omission de fournir les nécessités de la vie, l’abandon d’un enfant et un certain nombre d’infractions sexuelles touchant les enfants. Mais, et malgré l’amendement adopté en 20041, l’article 43 du Code criminel canadien est maintenu et autorise les parents ou les tutrices ou tuteurs de l’enfant à user de force physique pour corriger l’enfant dans le cadre de leur mission éducative. La fessée est une forme de châtiment corporel que certains parents infligent encore aux enfants. Aucun comportement d’un enfant ne saurait justifier un acte qui, posé à l’endroit d’un adulte, constituerait une atteinte inacceptable à ses droits, à son intégrité physique ainsi qu’à sa sécurité garantie par les chartes canadienne et québécoise. Ce geste posé à l’égard d’un adulte pourrait même être considéré comme un geste criminel. Pourquoi cette pratique est-elle encore tolérée à l’endroit des enfants ? Malgré l’article 19 de la Convention, qui mentionne que l’enfant doit être protégé contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, les gouvernements canadien et québécois perpétuent des pratiques disciplinaires largement dépassées, venant gravement compromettre la sécurité et les droits des enfants. On aimerait que le Québec et le Canada présentent des fiches parfaites en matière de droits des enfants, mais l’exemple cité plus haut démontre clairement qu’il y a des manquements graves de la part de nos gouvernements concernant ces droits. Cela, sans compter les manquements quant aux droits à l’éducation et à la santé ou aux droits des enfants dont le statut d’immigration ou celui de leurs parents est précaire. Beaucoup de chemin reste encore à parcourir pour faire disparaître les clivages entre les droits des adultes et ceux des enfants.

Les suites de la Commission Laurent

Au Québec, plusieurs ont suivi avec attention la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse mise en place à la suite du décès d’une petite fille de sept ans à Granby. Tout le Québec s’est indigné et cherchait à comprendre les failles du système nous ayant menés à une telle situation. Les recommand’actions issues du rapport sont claires : instituer un commissaire au bien-être des enfants, adopter une charte des droits de l’enfant et faire de la prévention. La présidente de cette Commission, Régine Laurent, a affirmé à plusieurs reprises durant les audiences qu’il faut agir ensemble afin de devenir « un Québec digne de ses enfants ». Quand ces recommand’actions seront-elles mises en oeuvre ? Cela fait plus de 30 ans que les membres du ROEQ travaillent à informer les enfants de leurs droits et de l’importance d’avoir un réseau d’adultes bienveillants autour d’eux. Déjà en 1991, lors de la sortie du rapport du Groupe de travail pour les jeunes, intitulé Un Québec fou de ses enfants, les notions de prévention des mauvais traitements et du respect des enfants peu importe leur âge étaient mises de l’avant. Comment se fait-il qu’aucun changement n’ait été constaté en 20 ans ? Malgré tous ces engagements et ces chartes, les inégalités, les injustices sociales et les nombreux drames des dernières années témoignent incontestablement du fait que les droits des enfants sont encore ignorés et bafoués. Si nos gouvernements veulent réellement faire respecter les droits des enfants, ils doivent reconnaître que les enfants doivent être considérés comme des personnes à part entière, avec les mêmes droits à la sécurité et à leur plein développement que toute citoyenne et tout citoyen.
Né en 1989, le Regroupement des organismes ESPACE du Québec (ROEQ) rassemble les organismes ESPACE présents dans différentes régions du Québec. ESPACE croit que chaque enfant a le droit de vivre une enfance en sécurité et sans violence. Notre mission est donc de promouvoir la prévention de la violence faite aux enfants sous toutes ses formes. Prévenir la violence, c’est donner aux enfants les moyens de se protéger contre toute forme d’agression, mais aussi, et c’est important, de sensibiliser les adultes à leur rôle en prévention pour venir en aide aux enfants et de les outiller à cette fin. espacesansviolence.org
 
  1. Ministère de la Justice. En ligne : https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/jp-cj/vf-fv/cce- mcb/index.html/ La Cour suprême du Canada a conclu que l’article 43 était constitutionnel, mais elle en a limité considérablement l’application au recours à une force légère qui est raisonnable dans les circonstances et a donné certains exemples.

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Les travailleurs agricoles mexicains au Québec : un « intrant jetable »

8 avril 2022, par CAP-NCS
Le Mexique est entré dans le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS)[1] en 1974 avec la signature d’un accord bilatéral établissant un protocole d’entente entre (…)

Le Mexique est entré dans le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS)[1] en 1974 avec la signature d’un accord bilatéral établissant un protocole d’entente entre les gouvernements du Canada et du Mexique. Il visait à fournir des travailleurs pour les travaux agricoles de neuf provinces canadiennes[2]. D’année en année, le nombre de travailleurs saisonniers mexicains au Canada a augmenté pour atteindre 18 499 en 2013, soit un total de 261 301 travailleurs entre 1974 et 2013.

Un programme fait sur mesure

En 1987, le PTAS a été privatisé et le programme a dès lors été géré par des entités privées comme la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’œuvre agricole étrangère (FERME). Par l’intermédiaire de ces organisations, les entrepreneurs agricoles canadiens soumettent des demandes pour répondre à leurs besoins en main-d’œuvre. Au Mexique, par contre, la gestion du programme est confiée au ministère du Travail et de la Protection sociale, qui assure la diffusion du programme de mobilité de la main-d’œuvre, le recrutement du personnel et la répartition subséquente des travailleurs dans les fermes canadiennes, de même que les procédures : demande de passeport, vérification des examens médicaux, demande de visa, procédure de billetterie et enregistrement des demandes d’emploi auprès des associations d’employeurs.

En retour, les employeurs canadiens s’engagent à fournir aux travailleurs des logements qui répondent aux exigences minimales d’habitation et à équiper la maison d’appareils électroménagers, ainsi qu’à fournir de la nourriture. Cependant, le coût du logement et de la nourriture est facturé aux migrants. Le contrat couvre les frais de transport aérien, de sécurité sociale et d’assurance-vie pendant la durée du contrat. Ceux qui adhèrent au programme restent de six semaines à huit mois au Canada sans possibilité de prolonger leur séjour. Ils n’ont pas le droit de demander un changement de formulaire d’immigration en vue de la permanence ni le droit au regroupement familial. Les travailleurs ne peuvent demander l’asile politique ni le statut de réfugié.

Qui en profite ?

Cinquante ans après la mise en place du modèle PTAS, les asymétries dans le programme sont évidentes. Le Canada est devenu l’un des pays agro-exportateurs les plus importants au monde grâce à l’exploitation de la main-d’œuvre mexicaine. Sans cadre juridique pour la protection des travailleurs, les migrantes et les migrants se retrouvent dans une situation vulnérable. Cette situation exprime le rapport inégal entre les besoins de la main-d’œuvre du Sud par rapport aux besoins de l’économie du Nord[3].

Les pays du Sud restent des pourvoyeurs de main-d’œuvre, dont dépend une partie très importante du PIB de ces pays, sans qu’ils puissent négocier des contrats réglementés qui seraient appropriés entre deux États souverains, pour la protection juridique des travailleurs migrants. Reflet des inégalités inhérentes à la division internationale du travail et à l’hégémonie des pays du Nord, les travailleuses et les travailleurs sont à la merci d’embauches irrégulières, de salaires précaires, d’horaires de travail pénibles; ils sont sans aucune sécurité sociale et exposés à des mesures disciplinaires dictées par des règles qui les attirent, les repoussent ou les expulsent selon la convenance des employeurs. Pour le reste, il est clair que ces dynamiques migratoires et les conditions de travail des travailleurs, loin d’être des conditions d’indépendance ou d’autonomie pour les pays d’origine comme pour les travailleurs, renforcent les relations de dépendance nationale et régionale déterminées par le contexte d’attraction pour des emplois et par l’hégémonie des pays du Nord.

La gestion des flux

La conditionnalité du retour constitue la caractéristique principale de la migration circulaire[4]. Elle vise à gérer les flux, à faciliter l’exploitation de la main-d’œuvre et à sauvegarder la compétitivité de l’employeur. Ainsi, la migration circulaire empêche l’installation du travailleur et assure son retour à son pays d’origine car, comme on l’a indiqué, la résidence, la nationalité, l’asile politique et le regroupement familial sont interdits. En même temps, en raison de la nature temporaire du séjour pour des emplois spécifiques, le travailleur, qui n’est sur le territoire canadien que pour des saisons limitées et principalement à l’intérieur des fermes, vit des conditions et un isolement qui empêchent tout type d’intégration à la société d’accueil. Ce processus ne vient pas du ciel. L’augmentation des flux de migrantes et de migrants est la conséquence de la libéralisation des marchés, de l’intégration des économies nationales aux marchés internationaux, des processus de privatisation de l’économie ainsi que de la dislocation des appareils politiques mandatés pour la protection sociale[5]. La dérégulation de l’économie fait de l’emploi un bien rare et exacerbe les différences et les inégalités entre les pays, les marchés et les individus. Elle génère une offre excédentaire de travailleuses et de travailleurs du Sud.

La migration circulaire comme « modèle »

La migration circulaire devient, dans ce contexte, un modèle de mobilité idéal dans la mesure où elle permet l’entrée légale des travailleuses et des travailleurs, mais avec des restrictions à la libre circulation et pendant des périodes strictement déterminées. En même temps, elle remplit l’objectif de fournir de la main-d’œuvre internationale aux entreprises et de favoriser leur compétitivité et leur rentabilité.

Ce qui distingue la circularité au XXIe siècle, c’est la tendance à la répétition de la formule partir et revenir[6]. Dans ce type d’accord, la force de travail constitue un intrant de production, sans autre droit que celui de la reproduction de la force de travail elle-même. Dans cette mobilité, il y a un contrôle strict du temps et de la mobilité du travailleur ou de la travailleuse, ce qui l’empêche de s’enraciner ou d’être librement employé. Pour cette raison, le nouvel ordre social ne se soucie pas de l’intégration de l’immigré. Ainsi, la travailleuse ou le travailleur international mobile devient un intrant jetable.

Les termes qui changent au détriment des travailleurs

Cette absence de statut dans les législations s’accompagne d’une sorte de « vulnérabilité garantie ». Le travailleur est inclus dans un processus de production, mais reste sans droits, tant sur le plan migratoire que sur le plan du travail. Cette situation favorise la violation des droits sociaux des migrantes et migrants circulaires. Ces derniers demeurent en dehors des paramètres légaux, leurs droits sont strictement ciblés et partiels, contrairement aux personnes natives et à celles immigrées permanentes.

Une enquête réalisée auprès des travailleurs originaires de la communauté de Rovirosa[7] démontre que les conditions du PTAS se sont détériorées :

  • À l’origine, le programme accordait aux travailleurs sélectionnés selon une nouvelle modalité une aide de 3 000 dollars pour couvrir les frais d’examens dans les cliniques officielles du secteur de la santé à Mexico, afin de garantir l’état de santé des candidats. Récemment, cet avantage a été abrogé.
  • Actuellement, les travailleurs couvrent les coûts des procédures, telles que le passeport et le permis de travail pour lesquels le gouvernement mexicain accorde une réduction.
  • Le travailleur paie le loyer, la nourriture, ce qui représente en moyenne 30 dollars par semaine. En Ontario, où la majorité des travailleurs mexicains se trouvent, le salaire minimum est de 14,25 dollars canadiens l’heure.
  • Les horaires sont variables selon les cycles de la production, ce qui fait de très longues heures au moment des récoltes.

Conclusion

Contrairement à un certain discours lénifiant qui célèbre la migration comme un moyen de réduire la pauvreté, la migration en général, et la migration circulaire en particulier, surexploitent la main-d’œuvre et représentent une perte de capital humain pour les communautés locales tout en assurant une armée de réserve disponible pour la production dans des pays du Nord comme le Canada.

Eliana Cárdenas Méndez est professeure-chercheuse au Département des sciences humaines et des langues de l’Université de Quintana Roo au Mexique


  1. NDLR. En espagnol, le nom du programme est : Programa de Trabajadores Agrícolas Temporales (PTAT). Ce programme est aujourd’hui un sous-programme du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET).
  2. Secrétariat des affaires étrangères, Programa de Trabajadores Agrícolas Temporales, Consulat général du Mexique à Toronto, 2017, <https://consulmex.sre.gob.mx/toronto/index.php/es/ptat> ; Genoveva Roldán Dávila, «Globalization between walls and borders. The scenario of the international migration », Revista Universitaria Digital de Ciencias Sociales, vol. 10, n° 19, 2019, <http://virtual.cuautitlan.unam.mx/rudics/wp-content/uploads/2019/08/RUDICSv10n19p19_40.pdf> ; Jorge Durand, Programas de trabajadores temporales : evaluación y análisis del caso mexicano, Mexico, Consejo Nacional de Población, (CONAPO, Conseil national de la population), 2006, <http://conapo.gob.mx/en/CONAPO/Programas_de_trabajadores_temporales>.
  3. Durand, ibid.
  4. Ici, la migration circulaire désigne la migration Mexique-Canada-Mexique.
  5. Saskia Sassen, Contrageografías de la Globalización. Género y ciudadanía en los circuitos transfronterizos, Madrid, Traficantes de Sueños, 2003, <file:///C:/Users/F%C3%A9licit%C3%A9/Downloads/Contrageografias.pdf>.
  6. Ricard Zapata-Barrero, Rocio Faúndez García et Elena Sánchez-Montijano, « Circular temporary labour migration : reassessing established public policies », International Journal of Population Research, 2012.
  7. Cette communauté est localisée dans le sud du Mexique où prévaut la culture industrielle de la canne à sucre, et où les paysans font face à l’épuisement des sols et à l’absence de programme d’aide gouvernementale.

 

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Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.

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