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Quelle place pour le droit de dire non à l’intelligence artificielle ?
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Entrevue avec Fatima Gabriela Salazar Gomez par Lynda Khelil, responsable de la mobilisation à la Ligue des droits et libertés Fatima Gabriela Salazar Gomez a été coordonnatrice à l’Agora Lab et chargée à la mobilisation pour une consultation internationale organisée en 2020 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), Dialogue International sur l’Éthique de l’IA et une consultation pancanadienne organisée en 2021 par le gouvernement du Canada, Dialogue ouvert : l’IA au Canada. Elle est actuellement chargée de projet à Hoodstock, une organisation basée à Montréal-Nord qui œuvre pour la justice sociale et l’élimination des inégalités systémiques. LDL : Peux-tu nous parler de la consultation publique sur l’IA du gouvernement du Canada en 2021? Quels étaient les objectifs et quels constats as-tu faits? En mai 2019, le ministre fédéral de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie a créé un Conseil consultatif en matière d’intelligence artificielle. Ce dernier a ensuite mis sur pied en janvier 2020 un Groupe de travail sur la sensibilisation du public dont le mandat est « de concevoir des stratégies régionales afin de sensibiliser le public à l’IA, de favoriser la confiance du public envers l’IA et de le renseigner sur la technologie, ses utilisations possibles et les risques qui y sont associés[1] ». Le groupe de travail a tenu en avril et mai 2021 une consultation publique pancanadienne, Dialogue ouvert : l’IA au Canada, sous la forme d’ateliers virtuels. J’ai participé à l’organisation de cette consultation dans le cadre de mon travail à Agora Lab, un des partenaires de la consultation. Mes collègues et moi, devions proposer des cas d’usage, c’est- à-dire des scénarios qui mettent de l’avant des utilisations de l’IA dans des situations précises tirées de la réalité, dans les domaines notamment de la santé, de l’éducation, de la justice ou de l’environnement. Lorsque nous avons soumis nos propositions, le gouvernement nous a clairement indiqué que nos cas d’usage démontraient trop les aspects négatifs de l’IA. Or, il nous semblait essentiel de discuter de ces aspects qui sont parfois plus difficiles à identifier pour la population et moins abordés. On nous a également rappelé que la consultation portait sur ce qu’on appelle le trustworthy. Il ne fallait donc pas que le côté négatif de certains usages de l’IA ressorte trop. J’ai constaté que la consultation ne visait pas tant à montrer ce qui se fait en matière d’IA et à discuter des dangers et atteintes potentielles aux droits, mais plutôt à faire de la sensibilisation du public. C’est d’ailleurs le mandat principal du Groupe de travail. Selon moi, il s’agissait pour le gouvernement de tâter le terrain pour évaluer jusqu’où certains droits humains pourraient être bafoués sans que ça suscite de fortes réactions. Les autorités utilisent souvent les consultations publiques pour savoir ce que la population pense pour ensuite ajuster leurs discours. Dans ce cas-ci, le discours sous-jacent du gouvernement est, selon moi, qu’il y aura développement de l’IA, qu’on le veuille ou non. Je n’ai pas eu l’impression que le gouvernement valorise le droit de la population de dire non à l’implantation de l’IA dans certains domaines ou pour certaines utilisations. C’est même plutôt le contraire. J’ai aussi pu faire le constat d’une forme de contrôle. Au départ, le gouvernement n’avait pas l’intention de rendre public le rapport de la consultation. Pour mes collègues et moi, ça ne faisait aucun sens qu’on fasse une consultation publique et que les données ne soient pas rendues publiques. On a donc demandé qu’il le soit. Ça m’est apparu être une forme d’utilisation de l’opinion et de la parole citoyenne à des fins politiques. Je pense que si, par exemple, toutes les personnes qui avaient participé avaient dit qu’elles étaient contre certains usages de l’IA, le gouvernement aurait été pris avec ça, d’où son intention initiale de ne pas publier le rapport. À ce jour, le rapport n’est pas encore public. J’espère qu’il le sera bientôt. LDL : Tu as utilisé l’expression trustworthy. Qu’est-ce que ça veut dire? L’expression trustworthy AI qui est utilisée par les gouvernements signifie une IA digne de confiance. La consultation publique était orientée dans cette perspective. On veut nous inciter à avoir confiance dans des systèmes d’IA, bien qu’ils comportent des biais discriminatoires avérés et peuvent avoir dans certains documents des conséquences importantes sur l’exercice de nos droits et libertés. Ce ne sont pas uniquement les algorithmes qui sont biaisés, ce sont les données elles-mêmes qui le sont. Le déficit historique de données sur certaines personnes, populations et communautés induit des biais dans les algorithmes d’IA. En tant que femme, racisée, issue de l’immigration, j’ai déjà de la difficulté à avoir confiance en nos propres institutions, donc comment penser que je pourrai avoir confiance d’emblée dans un système que je ne comprends pas, qui possède peu de données sur ma communauté et dont les algorithmes présentent des biais intrinsèques. L’expression une IA digne de confiance opère donc selon moi une manipulation par le discours. On ne veut pas qu’il y ait trop de mots négatifs associés à l’IA. Trustworthy, c’est une expression positive. Mais ce que ça sous-tend, c’est que nous n’avons pas une IA digne de confiance actuellement ou que nous n’avons pas une IA qui suscite la confiance de la population. Mais le dire ainsi, c’est négatif d’un point de vue de relations publiques.LDL : En quoi l’approche de sensibilisation du public sur l’IA est problématique selon toi? Et est-ce que la population a la possibilité de remettre en question certains usages de l’IA? Quand on fait de la sensibilisation, ça sous-entend selon moi qu’on n’est pas là pour faire de l’éducation. Or, faire de l’éducation sur l’IA, c’est expliquer, présenter des choix et développer un esprit critique par rapport aux systèmes d’IA. Je pense qu’il faut faire de l’éducation à l’IA pour que la population comprenne mieux ce que c’est et puisse identifier les enjeux de droits qui sont en présents. Une population plus informée sera en mesure de participer au débat public sur l’IA et de se prononcer et se mobiliser sur les développements de l’IA dans certains domaines qu’elle ne voudrait pas par exemple. Mon rêve, c’est qu’on puisse faire des ateliers d’éducation aux enjeux liés à l’IA dans des espaces communs, par exemple les bibliothèques, pour que les gens soient outillés lorsqu’ils, elles sont invité-e-s à participer à des consultations publiques. Actuellement, on est dans un paradigme où la discussion publique est orientée autour de la question « Comment atténuer les conséquences et les biais de l’IA? » avec la prémisse qu’il est bénéfique de développer et d’implanter largement des systèmes d’IA. Alors même qu’il n’y a pas d’encadrement robuste et que les lois ne sont pas adaptées au développement rapide de l’IA. Les autorités ont déjà pris la décision de développer des systèmes d’IA dans de nombreux domaines. La population n’est pas consultée et n’a pas de prise pour s’opposer à l’implantation de systèmes d’IA dans certains domaines et être entendue. Or, quand on sait que certaines utilisations de l’IA vont avoir des conséquences concrètes sur la vie des gens, par exemple dans le domaine de la justice, de l’immigration ou de l’emploi, on devrait pouvoir se poser la question « Veut-on véritablement de systèmes d’IA pour soutenir ou automatiser des prises de décisions dans ces domaines? ». C’est une question légitime et fondamentale à mon avis, d’autant plus dans un contexte pandémique où on a réalisé que nous sommes des êtres fondamentalement sociaux et que nos rapports aux autres, notre trajectoire de vie et comment on vit, ça a des impacts sur nos prises de décisions.Dans ce cas-ci, le discours sous-jacent du gouvernement est, selon moi, qu’il y aura développement de l’IA, qu’on le veuille ou non. Je n’ai pas eu l’impression que le gouvernement valorise le droit de la population de dire non à l’implantation de l’IA dans certains domaines ou pour certaines utilisations. C’est même plutôt le contraire.
[1] En ligne : https://ised-isde.canada.ca/site/conseil-consultatif-intelligence-artificielle/fr/rapport-annuel-2019-2020
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Forces policières et capitalisme de surveillance
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Dominique Peschard, militant au comité surveillance des populations, IA et droits humains et président de la LDL de 2010 à 2015 Dans les mois suivant les attentats du 11 septembre 2001, le Pentagone, à travers son agence de recherche Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), mettait sur pied le projet Total Information Awareness (TIA). Dirigé par l’Amiral à la retraite John Poindexter, le projet visait, ni plus ni moins, qu’à compiler toutes les informations disponibles sur chaque individu : achats, transactions financières, lectures, sites Web fréquentés, appels téléphoniques, réseau d’ami-e-s, activités, voyages, prescriptions médicales, etc. En reliant toutes ces informations, Poindexter prétendait pouvoir identifier le prochain terroriste et l’arrêter avant qu’il ne prenne l’avion.Sécurité nationale et agences de renseignements
Le tollé qui a suivi la révélation et la dénonciation de ce programme par le New York Times a entrainé l’abolition du projet par le Congrès en 2002. Le projet n’était pas mort pour autant – il allait simplement être poursuivi secrètement par la National Security Agency (NSA). Et le développement du capitalisme de surveillance dans les deux décennies suivantes allait fournir aux agences les masses de données sur les populations dont rêvait Pointdexter. En 2013, Edward Snowden dévoilait l’étendue de l’appareillage d’espionnage de la NSA et l’existence d’outils, comme XKeyscore qui permet à la NSA d’avoir accès à presque tout ce qu’un-e internaute fait sur Internet, et PRISM qui donne accès aux données de Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, PalTalk, AOL, Skype, YouTube, Apple. Rappelons que la NSA est le chef de file d’un consortium de partage de renseignements, les Five Eyes, formé des agences d’espionnage des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada (le Centre de la sécurité des télécommunications). Depuis l’adoption du PL C-59 en 2017, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) peut légalement recueillir des ensembles de données sur les Canadien-ne-s. Il suffit que le SCRS juge ces renseignements « utiles » et qu’il ait « des motifs raisonnables de croire » qu’ils sont « accessibles au public ». Un pouvoir défini de manière aussi vague ouvre la voie à la constitution de banques de données sur l’ensemble de la population. Et ce, alors que les services policiers et de renseignements ne cessent de prétendre que les informations personnelles perdent leur caractère privé à partir du moment où elles sont accessibles dans l’espace virtuel.Forces policières et centres de surveillance
La mise sur pied de centres de surveillance ne se limite pas aux agences de renseignements et de sécurité nationale. Les forces policières se dotent de plus en plus de centres d’opération numérique qui analysent en temps réel toutes les informations disponibles pour diriger les interventions des policiers sur le terrain1. Ces centres s’inspirent des fusion centres mis en place par le Homeland Security aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Les informations traitées proviennent autant des banques de données des services de police, que d’images de caméras de surveillance publiques et privées, et d’informations extraites des réseaux sociaux par des logiciels conçus à cette fin. Notons que les banques de données des forces policières contiennent des données sur des citoyen-ne-s qui n’ont jamais été condamné-e-s pour un quelconque crime, y compris des données issues d’interpellations fondées sur le profilage racial, social ou politique.Notons que les banques de données des forces policières contiennent des données sur des citoyen-ne-s qui n’ont jamais été condamné-e-s pour un quelconque crime, y compris des données issues d’interpellations fondées sur le profilage racial, social ou politique.
Systèmes de décisions automatisées et maintien de l’ordre prédictif
Les forces policières ont de plus en plus recours à des systèmes de décisions automatisées (SDA) pour exploiter les masses croissantes de données dont elles disposent. Des SDA sont utilisés, entre autres, pour cibler les lieux où des délits sont susceptibles de se produire, ou les individus susceptibles d’en commettre. Ces systèmes sont particulièrement d’espaces privés pour socialiser. En ciblant ces quartiers, on arrête des personnes pour des infractions qui passent inaperçues dans des quartiers plus favorisés. Le SDA est alimenté de données qui renforcent un biais répressif envers certaines populations. Comme le dit Cathy O’Neil, dans son livre sur les biais des algorithmes, « Le résultat, c’est que nous criminalisons la pauvreté, tout en étant convaincu que nos outils sont non seulement scientifiques, mais également justes2 ». Les quartiers pauvres sont également ceux où on retrouve une plus grande proportion de personnes racisées, ce qui alimente également les biais racistes des SDA et des interventions policières.Le système de décisions automatisées (SDA) est alimenté de données qui renforcent un biais répressif envers certaines populations.
Le rôle des entreprises privées
Les logiciels de SDA nécessaires pour interpréter ces masses de données sont fournis par des compagnies comme IBM, Motorola, Palantir, qui ont des liens avec l’armée et les agences de renseignements et d’espionnage. Des compagnies, comme Stingray, fabriquent des équipements qui permettent aux forces policières d’intercepter les communications de téléphones cellulaires afin d’identifier l’usager et même d’accéder au contenu de la communication. Le logiciel Pégasus de la compagnie israélienne NSO permet même de prendre le contrôle d’un téléphone. D’autres entreprises comme Clearview AI et Amazon fournissent même les données de surveillance aux forces policières. Clearview AI a collecté des milliards de photos sur Internet et offre aux forces policières de relier l’image d’une personne à tous les sites où elle apparait sur le Net. Le Commissaire à la vie privée du Canada a déclaré illégales les actions de Clearview AI au Canada ainsi que l’utilisation de ses services par la Gendarmerie royale du Canada (GRC). La compagnie Amazon est emblématique du maillage entre le capitalisme de surveillance et les forces policières. Amazon héberge dans son nuage plusieurs programmes de surveillance du U.S. Departement of Homeland Security. La compagnie a une relation incestueuse avec les forces policières et les agences de renseignement, incluant le partage d’information sur ses utilisateur-trice-s et des contrats gouvernementaux confidentiels3. Aux États-Unis, le système Ring d’Amazon est en voie de constituer un vaste système de surveillance de l’espace public par les forces policières. Les sonnettes Ring sont dotées de caméras qui scrutent en permanence l’espace public devant le domicile. L’usager-ère d’une sonnette Ring accepte par défaut qu’Amazon rende les images de sa sonnette accessibles aux services de police — pour s’y soustraire l’usager-ère doit avoir recours à une procédure de désinscription (opting out), ce que beaucoup de personnes ne font pas. Plusieurs millions de ces sonnettes ont déjà été installées aux États-Unis et environ 2 000 services policiers ont déjà conclu des ententes avec Amazon pour avoir accès à ces caméras4 — le tout sans mandat judiciaire! Bien que Ring n’utilise pas la reconnaissance faciale, Amazon a développé cette technologie et l’a déjà vendue à des forces policières. Avec le projet Sidewalk5, Amazon pousse l’intégration des données issues des appareils « intelligents » encore plus loin6. Avec Sidewalk, chaque appareil consacre une petite partie de sa bande passante et devient un pont dans un réseau de communication parallèle relié aux serveurs d’Amazon. Des compagnies, par exemple de vêtements connectés, peuvent choisir de devenir des partenaires d’Amazon et de rendre leurs dispositifs compatibles avec Sidewalk. Selon l’American Civil Liberties Union (ACLU), les documents d’Amazon indiquent que la politique d’utilisation des données sera la même avec Sidewalk qu’avec Ring. Pour l’ACLU, ce système est un véritable cauchemar pour les droits et libertés.Bien que le système Ring n’utilise pas la reconnaissance faciale, Amazon a développé cette technologie et l’a déjà vendue à des forces policières.
Le manque de transparence
Tous ces développements se font dans un contexte d’absence de transparence des forces policières et de débats publics. Lorsque confrontées à des demandes portant sur leurs pratiques et sur les outils qu’elles utilisent, le réflexe premier des forces policières est de refuser de répondre sous prétexte qu’elles n’ont pas à dévoiler leurs méthodes d’enquête, ou de mentir, comme l’a fait initialement la GRC à propos de son utilisation de Clearview AI. Que savons-nous des outils informatiques utilisés par les forces policières pour définir leurs priorités d’intervention, organiser leurs patrouilles, et que font-ils avec les données recueillies lors d’interpellations, effectuées sans fondement légal? Quels impacts ces outils ont-ils sur les différentes formes de profilage pratiquées par les corps de police comme le Service de police de la Ville de Montréal? Les pratiques des forces policières et les outils qu’elles utilisent doivent respecter les droits reconnus dans les chartes. Ces pratiques et ces outils sont d’intérêt public et les forces policières ne doivent pas se soustraire à leur obligation de rendre des comptes en invoquant des arguments fallacieux.Tous ces développements se font dans un contexte d’absence de transparence des forces policières et de débats publics.
Des pratiques à débattre et à encadrer
La masse de données que le capitalisme de surveillance a engendrée à des fins lucratives constitue une mine d’or pour les services de police et de sécurité nationale qui fonctionnent de plus en plus selon une logique de surveillance généralisée des populations et de maintien de l’ordre prédictif. Ces pratiques vont à l’encontre du principe de présomption d’innocence selon lequel une personne ne peut faire l’objet de surveillance policière sans motifs. Elles contournent également l’exigence d’un mandat judiciaire pour les formes de surveillance intrusives. En ciblant les quartiers et les populations jugés à risque, elles renforcent les différentes formes de profilage policier discriminatoire. Il n’est pas suffisant de savoir si les forces policières utilisent tel ou tel système de décision automatisé et à quelles fins. Les algorithmes doivent aussi être publics et soumis à un examen règlementaire indépendant permettant d’en repérer les failles et les biais. L’argument du secret commercial n’est pas recevable alors que l’utilisation de ces algorithmes soulève des enjeux de droits humains. Les tribunaux et les organismes de protection de la vie privée ont statué à maintes reprises que la protection de la vie privée ne disparait pas du moment qu’une personne se trouve dans l’espace public, qu’il soit physique ou virtuel7. Il faut cependant beaucoup plus que des décisions à la pièce, comme celle du Commissaire à la vie privée du Canada dans l’affaire Clearview AI, pour encadrer le travail policier dans ce nouvel environnement. Le cadre légal qui gouverne la police doit être mis à jour pour protéger la population contre une surveillance à grande échelle. La surveillance de masse doit être proscrite et des techniques particulièrement menaçantes, comme la reconnaissance faciale, doivent être interdites tant qu’il n’y aura pas eu de débat public sur leur utilisation.Ces pratiques vont à l’encontre du principe de présomption d’innocence selon lequel une personne ne peut faire l’objet de surveillance policière sans motifs.
- En ligne : https://breachmedia.ca/canadian-police-expanding-surveillance- powers-via-new-digital-operations-centres/
- Cathy O’Neil et Cédric Villani, Algorithmes, La bombe à retardement. Les Arenes Ed,
- ACLU, Sidewalk : The Next Frontier of Amazon’s Surveillance Infrastructure. En ligne : https://www.aclu.org/news/privacy-technology/sidewalk-the-next- frontier-of-amazons-surveillance-infrastructure/
- En ligne : https://wtheguardian.com/commentisfree/2021/may/18/ amazon-ring-largest-civilian-surveillance-network-us
- Ne pas confondre avec le projet de quartier intelligent Sidewalk Labs de Google.
- ACLU, Sidewalk : The Next Frontier of Amazon’s Surveillance Infrastructure. En ligne : https://www.aclu.org/news/privacy-technology/sidewalk-the-next- frontier-of-amazons-surveillance-infrastructure/
- En ligne : https://liguedesdroits.ca/droit-a-la-vie-privee-la-jurisprudence-de- la-cour-supreme/
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Le sel de la Terre
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Rémy-Paulin Twahirwa, militant abolitionniste et doctorant en sociologie à la London School of Economics« Europe pushes against me, I push back. » (Selina Thomspon, salt)
« Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on? Il ne sert plus qu’à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. » (Matthieu, 5 :13) Le 24 février 2022, la Russie entamait l’invasion de l’Ukraine, une étape que plusieurs avaient prédite, mais dont peu avaient correctement évaluée la proportion et la durée. Ainsi, il est estimé que, depuis le début du conflit, plus de 11 millions de personnes ont fui l’Ukraine[1] ou été forcées de se déplacer à l’intérieur de leur pays faisant du conflit la plus importante crise de refugié-e-s en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale. Depuis le début de l’invasion, les pays de l’Europe occidentale et leurs alliés ont déployé des efforts pour soutenir et accueillir les réfugié-e-s ukrainien-ne-s. À l’exception du mouvement Réfugiés Bienvenus qui a connu un succès mitigé en Allemagne alors que le pays a accueilli plus de 1.7 millions de demandeurs d’asile[2] entre 2015 et 2017, le vent de solidarité envers les Ukrainien-ne-s est particulièrement surprenant considérant les attitudes et discours anti-réfugiés et anti-(im)migration qui ont dominé l’espace médiatique et la scène politique en Europe depuis la fin des années 1990. Ainsi, au Royaume-Uni où je réside en ce moment, de nombreuses compagnies invitent leurs employé-e-s et/ou client-e-s à faire un don pour soutenir l’Ukraine et les Ukrainien-ne-s. De même, bon nombre de pays soutiennent militairement et économiquement les forces ukrainiennes, notamment par l’accueil de réfugié-e-s et l’adoption de sanctions économiques contre la Russie et ses oligarques. Force est de constater que le traitement des personnes réfugiées dans la présente crise n’est pas équitable. Ainsi, de nombreuses personnes non-blanches, en particulier celles d’origine africaine[3], les personnes roms[4] et celles du Moyen-Orient[5], ont dénoncé leur traitement en Ukraine et dans les pays voisins. Les témoignages font état de refoulement à la frontière[6], de détention[7] – notamment en Ukraine et en Pologne – d’abus physiques et d’insultes à caractère racial. En somme, ce que le sociologue afro-américain W. E. Du Bois appelait la ligne de couleur continue de partager la Terre, même en temps de conflits, et de classifier notre espèce entre celles et ceux dont la vie est digne d’être vécue[8] et celles et ceux voué-e-s à vivre une vie fantomatique, une demi-vie, une vie morte. De fait, en raison des rémanences du colonialisme et de l’impérialisme qui hantent encore nos sociétés, les constructions ontologiques qui structurent encore notre compréhension de l’humain et du non-humain, du vivant, du mort et du vivant-mort, transparaît dans la manière dont le réfugié blanc, qu’il soit Ukrainien ou autre, constitue pour les populations européennes et nord-américaines, le bon réfugié, celui qui, à terme, est accueilli les bras ouverts, celui dont la vie, sans être aisée, demeure envisageable et souhaitée. Dans l’ombre de ce bon réfugié, nous retrouverons ce que certains ont qualifié de vies jetables[9], à savoir ces hommes et femmes, issues en grande partie d’anciennes colonies et/ou de territoires annexés par les empires européens et américains qui finissent trop souvent sur l’autel du capitalisme dans des emplois jugés tout récemment essentiels, mais dont les conditions de travail demeurent somme toute misérables et indignes. L’indignité, la vie morte, est bien sûr combattue quotidiennement par celles et ceux qui la rejettent en protestant qu’elle n’est pas le seul horizon de leur existence. Or, ce qui importe de mettre de l’avant ici, c’est que cette condition n’est pas le résultat d’une quelconque conspiration, d’un hasard, d’une opération mystique ou magique, ou alors d’une volonté malsaine, mais bien une continuation de la manière dont la Terre a été partagée et les vies humaines, hiérarchisées.la ligne de couleur continue de partager la Terre, même en temps de conflits, et de classifier notre espèce entre celles et ceux dont la vie est digne d’être vécue et celles et ceux voué-e-s à vivre une vie fantomatique, une demi-vie, une vie morte.
Du partage de la Terre et la désignation de l’humain
En ce sens, le double standard dans l’accès au refuge met en lumière deux processus teintés par le colonialisme et l’impérialisme, à savoir le partage de la Terre et la désignation de l’humain. D’une part, le statut de réfugié, dès sa création en 1951, était un dispositif de classification des vies humaines qui excluait sciemment les personnes vivant dans les colonies et les empires. Le gouvernement britannique, par exemple, s’opposait à toute institutionnalisation des droits humains par l’Organisation des Nations Unies qui menacerait ses intérêts coloniaux et impériaux à la fin des années 1940. Ainsi, les diplomates britanniques proposaient une clause coloniale (devenue clause territoriale) permettant d’exclure les sujets (non-blancs) de la Couronne vivant dans une colonie. L’argument étant que les colonies n’étant pas à même de se gouverner elles-mêmes nécessitaient encore de la protection de l’Empire et que celui-ci assurerait leur bien-être. Le droit à l’asile, dès lors, était réellement destiné qu’à préserver la conscience des puissances européennes face à ce qu’Aimé Césaire appelait, dans son Discours sur le colonialisme, le « crime contre l’homme blanc » qu’était l’hitlérisme et la solution finale, c’est-à-dire « d’avoir appliqué à l’Europe les procédés colonialistes et dont ne se relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ». Il aura fallu attendre le début de la chute des empires coloniaux européens et le cycle des indépendances pour qu’enfin, dans le droit international, soit reconnu à l’ensemble de l’humanité le statut d’être humain. Entre le début de la marchandisation et l’exploitation du corps indigène en Afrique, dans les Amériques et en Asie et le processus de décolonisation entamée après la Deuxième guerre mondiale, la désignation de l’humain est donc effectivement liée à la déshumanisation du colonisé. D’autre part, la gestion – dans le langage des bureaucrates néolibéraux – des réfugiés non-blancs issus de l’Ukraine met en évidence la manière dont la Terre a été partagée par les grandes puissances : c’est-à-dire qu’il trouve sa racine dans la frontière. Les êtres, la matière animale et végétale, la surface de la Terre comme son ventre, les eaux et l’atmosphère, tout est soumise à la ligne frontalière qui catégorise les appartenances culturelles et nationales, qui octroie les droits d’extraction, de commercialisation, de transformation et d’exploitation du vivant comme du non-vivant. L’espèce humaine, elle-même, a été soumise aux cartes et à la géographie du Colon[10]. Celui-ci fit du monde un monde de nations, de cultures, de peuples, définitivement fixés à un territoire, à un espace, une cage dont les barreaux étranglent en ce moment celles et ceux dont l’unique crime est d’être nés du mauvais côté de la frontière. Les cris, les sifflements et les grincements qui hantent nos nuits dans nos forteresse-nations, n’est nul autre celui des hommes, femmes et enfants qui rongent les fers de la frontière et contestent l’assignation à résidence.Il aura fallu attendre le début de la chute des empires coloniaux européens et le cycle des indépendances pour qu’enfin, dans le droit international, soit reconnu à l’ensemble de l’humanité le statut d’être humain.Le surgissement des Monstres « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. », écrivait Antonio Gramsci dans Les Cahiers de prison. Or, nous voilà à nouveau (ou toujours ?) dans ce clair-obscur où les Monstres établissent leur règne funeste et sanglant. L’ordre crépusculaire du Monde s’établit avec l’érection de murs, la construction et le placement de machines à vagues[11] et l’envoi de bateaux militaires dans la fosse commune qu’est la Méditerranée pour repousser les personnes exilées, l’achat et le déploiement de technologies de traç[qu]age, bref le renforcement du fantasme sécuritaire[12]. À terme, il nous faudra bien atteindre ce qu’Octavia Butler appelle dans sa dystopie La Parabole du Semeur et La Parabole des Talents l’« âge adulte de notre espèce ». La crise ukrainienne se présente donc comme une occasion pour restructurer notre planète à partir de valeurs et de principes qui assurent à tou-te-s une vie digne d’être vécue où toutes les vies comptent réellement. Pour ce faire, il est urgent de redéfinir l’humain et ses droits pour que ces derniers ne soient pas dictés par l’appartenance à une nation, à un statut de citoyenneté ou à un territoire. Le clair-obscur n’a d’entreprise que parce qu’il précède le jour ; lutter pour faire jaillir la lumière et la vie n’a de prix que nos chaînes.
[1] En ligne : https://www.bbc.co.uk/news/world-60555472 [2] En ligne : https://www.unhcr.org/5ee200e37 [3] En ligne : https://www.nytimes.com/2022/03/01/world/europe/ukraine-refugee-discrimination.html [4] En ligne : https://www.aljazeera.com/news/2022/3/7/ukraines-roma-refugees-recount-discrimination-on-route-to-safety [5] En ligne : https://www.reuters.com/world/arab-refugees-see-double-standards-europes-embrace-ukrainians-2022-03-02/ [6] En ligne : https://www.irishtimes.com/news/world/africa/africans-trying-to-flee-ukraine-complain-of-being-blocked-and-of-racist-treatment-1.4813571 [7] En ligne : https://www.independent.co.uk/news/world/europe/ukraine-refugees-detention-international-students-b2041310.html [8] Sur ce thème, voir Judith Butler. Vie précaire: les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001. Ed. Amsterdam, 2005. [9] En ligne : https://www.historiesofviolence.com/disposablelife [10] En ligne : https://revueliberte.ca/article/1645/au-sortir-de-la-matrice-crepusculaire [11] En ligne : https://www.independent.co.uk/news/uk/politics/english-channel-crossings-wave-machine-island-b1765077.html [12] En ligne : https://liguedesdroits.ca/carnet-abolir-frontieres-fantasme-securitaire/
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Lorraine Guay : le long parcours de l’action communautaire à la solidarité internationale

Cette entrevue réalisée par Pierre Beaudet avec Lorraine Guay est extraite d’un dialogue à trois publié dans le numéro 14 des NCS (automne 2015). L’entrevue au complet se trouve à : Entrevue avec Lorraine Guay et Jocelyne Bernier.
Où et quand a commencé ton aventure ?
Née à Verdun en 1943, j’ai grandi dans ce quartier à l’époque composé de francophones et d’anglophones de couches moyennes et populaires. En général, les anglophones étaient propriétaires des commerces et des logements, et les franco, locataires ! On vivait côte-à-côte, mais aussi face-à-face, les relations étant plutôt tièdes. Mon père, un « commis-voyageur », se promenait aux quatre coins de la ville pour vendre des « guenilles » comme il disait. Il était payé à la commission, et donc on n’était pas riches mais pas pauvres non plus. À l’époque, la tradition était de permettre aux garçons de poursuivre leurs études, mais moi, je voulais beaucoup étudier ! J’avais gagné une bourse de la Société St-Jean-Baptiste pour étudier avec les Sœurs Jésus-Marie de Longueuil. Mais pour continuer, il fallait aller comme pensionnaire. Mes parents n’en avaient pas les moyens. Je me suis donc inscrite à l’École normale Eulalie-Durocher à St-Lambert même si je voulais être médecin ! À cette époque pour les filles du milieu ouvrier, le « choix » était limité : secrétaires, enseignantes, infirmières ou…femmes au foyer » !
L’éducation reçue t’a quand même donné des moyens…
L’École normale a été un milieu stimulant. C’est là que je me suis éveillée politiquement à travers la Jeunesse étudiante catholique, la JEC. Dans ce début de révolution tranquille, l’Église était divisée entre l’élite traditionnelle et des jeunes qui voulaient que ça change. La JEC prônait la prise en charge des enjeux étudiants–à travers le fameux VOIR-JUGER-AGIR-. On mettait en place le syndicalisme et le journalisme étudiants. On lisait des livres à l’index en cachette ! Cela m’a causé plusieurs démêlés avec les religieuses et j’ai finalement été « mise à la porte » en plein milieu de mon avant-dernière année scolaire. À la suite des pressions du diocèse, on m’a laissé terminer mon diplôme sur l’avenue Mont-Royal…à la condition de ne participer à aucune activité parascolaire.
Les jeunes de l’époque commençaient à bouger …
Au sortir de l’École, je suis devenue animatrice au secrétariat national de la JEC où j’ai connu plusieurs copains et copines qui ont fait leur chemin par la suite comme Louise Harel, Robert Perrault, Léa Cousineau, Guy Lafleur. La JEC comptait alors plusieurs milliers de personnes impliquées dans les associations étudiantes et le journalisme étudiant. La vision était chrétienne, mais dans son interprétation progressiste : il fallait s’attaquer aux causes structurelles des injustices et pas juste à leurs conséquences, en rupture avec la conception traditionnelle de « charité » En 1967, l’année de l’expo universelle, la JEC internationale tenait ses assises à Montréal. Une occasion unique où on rencontrait des jeunes chrétiens engagés dans la résistance, au Chili, au Brésil et ailleurs. Ils nous parlaient de sous-développement, de pillage du tiers-monde, de l’impérialisme. On était éblouis. On lisait Fidel Castro, Frantz Fanon et même la revue Parti pris !
Et puis, il y a eu 1968 …
En novembre 68, peu après les événements, je débarquais à Paris avec mon copain qui avait été élu secrétaire de la JECI. Nous étions dans la rue à toutes les semaines en solidarité avec le Brésil, le Chili, le Vietnam. Peu après, c’était la crise d’octobre et lors de la visite de Bourassa à Paris plusieurs mois plus tard, de nombreux québécois dont nous étions ont été surveillés de près. Le manifeste du FLQ nous avait touchés par son ton radical et son langage populaire. Pour autant, la dérive de l’action armée a été rebutante. Quant à une certaine extrême-gauche française, j’avais un malaise. Cet attachement à un communisme théorique, alors que l’Union soviétique emprisonnait ses dissidents, me semblait inacceptable.
Et au retour c’était l’insertion dans le mouvement populaire…
Aussitôt revenue au Québec en 1972, j’ai travaillé à la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles, d’abord comme organisatrice communautaire, puis comme infirmière. La clinique était une initiative des étudiants progressistes en médecine de McGill. On se battait contre l’élite locale qui tenait la main haute sur la caisse populaire, contre le pouvoir médical, contre les autorités de tous bords tous côtés. En même temps, on a créé une coalition avec d’autres cliniques pour résister au projet du gouvernement libéral d’avaler les initiatives communautaires dans les CLSC. Tout en étant d’accord avec l’idée des CLSC dont l’inspiration venait en grande partie des cliniques populaires, nous voulions conserver l’autonomie de nos cliniques, qui agissaient sur une base autogérée comme à la Pointe, à Saint-Henri, à la Clinique St-Jacques. On se définissait comme « rouges » et « experts »; on voulait changer les rapports de pouvoir, y compris au niveau médical, qui était une chasse gardée des « experts ». L’idée était (et reste) que les citoyens et les citoyennes doivent prendre en main leur santé, car la maladie, ce n’est pas une simple pathologie, mais très souvent une conséquence d’un système pourri.
La priorité est toujours restée vers le travail à base…
Un peu plus tard dans les années 1970, une convergence s’est créée autour du Rassemblement des citoyens de Montréal, le RCM, avec des militants de groupes populaires, des syndicalistes, des intellectuels, des femmes, des anglophones et des francophones lassés du système dominé par le maire Drapeau. À Pointe St-Charles nous avions décidé d’investir ce parti dont le programme correspondait aux aspirations du quartier. Finalement, Marcel Sévigny a été élu comme conseiller municipal avec l’équipe de Jean Doré en 1986. C’est la seule fois où j’ai été membre d’un parti politique. Mais au bout du compte, mon insertion dans la vie et la société, c’était toujours la Clinique. Non seulement cela a été un bon milieu de travail, mais ça m’a ramenée à une communauté qui a des besoins, mais aussi des rêves, des volontés de résister. La clinique, c’était un milieu de vie, ouvert jour et nuit, où on venait consulter, se rencontrer, socialiser. La Clinique remettait en question le pouvoir médical et travaillait à promouvoir l’implication active des citoyennes et des citoyens les plus vulnérables. « Tout le pouvoir aux citoyens…mais pas n’importe quels citoyens » était alors un des slogans très populaire. La clinique était aussi un incubateur de pratiques novatrices en santé et en travail social. Elle a été impliquée dans la solidarité internationale. Ainsi après le coup d’État au Chili, nous avons non seulement participé aux manifestations contre Pinochet soutenu par les USA, mais nous avons accueilli de nombreux chiliens dans le quartier.
Parlant solidarité, tu as décidé de faire le saut…
Tout en travaillant et en militant à la clinique, j’ai toujours continué de m’impliquer dans la solidarité internationale. En 1980, j’étais allée au Nicaragua dans la première brigade de solidarité avec les Sandinistes. En 1983, dans le cadre du mouvement québécois de solidarité avec le Salvador, j’y suis allée pendant huit mois comme infirmière dans une des zones contrôlées par la guérilla du Front Farabundo Martí de libération nationale. La résistance salvadorienne faisait face à une extrême-droite très puissante qui contrôlait le pays avec l’aide des terribles escadrons de la mort et soutenue inconditionnellement par les États-Unis. Bien que soumis à des bombardements intensifs et à des attaques de l’armée salvadorienne, les paysans résistaient courageusement. Je garde un souvenir indélébile de ces moments à la fois très difficiles (j’ai manqué mourir quelques fois) et merveilleux de solidarité que m’ont manifesté ces femmes et ces hommes qui construisaient peu à peu une autre société plus juste, plus démocratique.
Et puis, il y a eu ton implication dans le domaine de la santé mentale
En 1987, je considérais que j’avais fait mon temps à la clinique même si j’adorais mon boulot. J’ai quitté tout en continuant à m’impliquer au conseil d’administration pendant un certain temps. Un peu plus tard, j’ai été engagée comme coordonnatrice du Regroupement des ressources alternatives en santé mentale, un carrefour d’une centaine de groupes locaux créant des alternatives à la psychiatrie dominante. Cela correspondait à un virage où de plus en plus de groupes locaux impliqués dans des luttes spécifiques sentaient le besoin de se regrouper dans des regroupements provinciaux pour s’entraider, partager leurs expériences, mener des campagnes coordonnées pour les droits sociaux, pour les femmes, jeunes, le logement, les réfugiés, etc.
Ce domaine était tout un enjeu …
La psychiatrie au Québec a toujours fait partie du système médical conventionnel, elle est là pour « soigner des patients qui souffrent de « maladies » ». Les grands asiles psychiatriques ont occupé cette fonction jusqu’au début de la Révolution tranquille quand les révélations de Jean-Charles Pagé (un interné de St-Jean-de-Dieu) avec son livre-choc Les fous crient au secours », de même que les mobilisations des groupes de défense de droits et les actions d’intervenants plus « modernes », ont sonné le début de la désinstitutionalisation. Entre-temps, les départements de psychiatrie des hôpitaux ont remplacé ces anciennes institutions d’internement, mais sans changer substantiellement le rôle de la psychiatrie biomédicale : « stabiliser » les malades par la médicamentation. Dans la population, le regard sur les personnes vivant des problèmes de santé mentale n’a pas beaucoup évolué : on les croit « dangereux », on s’oppose à les voir circuler dans son propre quartier…leur présence dévalorisant la valeur des maisons !!!!
La bataille pour une « autre » santé mentale en fin de compte…
Le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale cherchait à accueillir « ailleurs et autrement » les personnes concernées et s’inscrivait en rupture avec la psychiatrie dominante proposant de comprendre les troubles non pas comme des dysfonctionnements exclusivement cérébraux ou physiologiques, mais comme des expériences humaines liées aux trajectoires de vie personnelles, aux conditions de vie, aux contraintes systémiques (pauvreté, inégalités hommes-femmes, exclusion, etc.). Des groupes très diversifiés : défense de droits, entraide, insertion au travail, hébergement, art, etc.et animés par des « malades mentaux » eux-mêmes que l’institution avait condamnées à la chronicité-, des animateurs communautaires, des artistes, des intervenants de diverses disciplines, etc. ont littéralement créé des pratiques novatrices qui préfiguraient les services d’aujourd’hui.
En 1995, le Québec se préparait à un deuxième référendum. C’était un grand enjeu pour toi…
Plusieurs groupes populaires ne voulaient pas être trop identifiés. Mais la plupart ont participé activement aux commissions mises en place par Parizeau sur l’avenir du Québec. Et avec d’autres, ils ont eu une influence sur la formulation d’un projet de société d’orientation social-démocrate qu’on retrouve dans « Le cœur à l’ouvrage »[1]. Pour ma part, je me suis investie dans les Partenaires pour la souveraineté, une coalition non partisane qui réunissait les groupes pro-souveraineté tels des syndicats, et des collectifs surgis de la base, autoorganisés comme « les femmes pour la souveraineté, « les pompiers pour la souveraineté », les « religieuses pour la souveraineté ». Il ne s’agissait pas de forcer des organisations à se prononcer et donc à se diviser, mais plutôt de favoriser les rassemblements de citoyen-ne-s sur une base personnelle.
Et pourtant cela a été un échec …
Une ou deux semaines de campagne de plus et on l’aurait probablement gagné. De plus en plus, le peuple prenait la parole. Pour autant, la campagne était trop braquée sur les chefs. On voulait tellement qu’il y ait plus de jeunes, plus de femmes, plus d’immigrants. Parizeau était d’accord, mais pas les deux autres. Et il y a eu l’opération malhonnête de l’État fédéral, dont le fameux « love-in » à Montréal, où les participants étaient en congé payé pour nous supplier de rester dans leur cher Canada. En réalité cependant, ce ne sont pas les « autres » qui nous ont battus. C’est nous-mêmes. C’est l’insuffisance de la participation populaire. C’est le vote pour le « non » dans la région de Québec. On n’était pas encore assez déterminés et unis, et on a perdu.
Mais le pire est survenu après …
Ce qui nous a jeté par terre, cela a été la déclaration de Parizeau. Faire porter le blâme sur les immigrants a été une erreur monumentale, qui a terni la belle bataille populaire qui avait été menée. C’était non seulement une deuxième défaite, mais un retour en arrière. J’ai d’ailleurs écrit ce soir-là, comme plusieurs d’ailleurs, à Parizeau pour lui dire ma façon de penser. Malheureusement, cela s’est aggravé après son départ. Avec l’arrivée du conservateur Lucien Bouchard, tout a bifurqué. On avait vu son arrogance pendant la campagne référendaire. Son intronisation a porté un coup fatal au PQ.
Malgré cela, au tournant des années 1990, il y a un rebond du mouvement populaire …
La Marche des femmes Du pain et des roses contre la pauvreté et la violence, en 1995, peu de temps avant le referendum, a été un point tournant. Cette Marche a galvanisé le mouvement des femmes et suscité la mobilisation du mouvement populaire : il y a quand même eu 25,000 personnes à Québec pour l’arrivée des marcheuses ! Pour l’époque, c’était énorme. Cette marche a été un tel succès que l’idée d’internationaliser le processus a fait son chemin et donné naissance à la Marche mondiale des femmes en 2000. C’était juste après Seattle en 1999 et juste avant le premier Forum social mondial à Porto Alegre en janvier 2001, des événements auxquels nous avons participé très activement. Nous sentions l’arrivée de temps nouveaux pour un « autre monde possible » comme le rappelait sans cesse le fameux slogan du mouvement altermondialiste. Mais cela n’allait pas sans lutte au sein même de ce mouvement. J’étais à Genève à l’époque, en tant que représentante de la Marche mondiale des femmes et nous devions travailler fort pour faire accepter à nos collègues masculins que la lutte principale n’était pas contre le seul système capitaliste, mais aussi contre le système patriarcal, qu’il y avait imbrication et renforcement réciproque de ces systèmes. Vaincre le capitalisme n’allait pas automatiquement entraîner la fin du patriarcat… dur à faire accepter ça !!!!
Tu as continué en travaillant à construire des coalitions…
À l’initiative de Françoise David, en janvier 2003, nous avons créé D’Abord Solidaires, un mouvement de citoyens et de citoyennes déterminés à faire échec à la droite. Ce nouvel acteur social allait contribuer à (re)mobiliser des gens de gauche. Il a d’ailleurs joué un rôle significatif aux côtés du Collectif pour un
Québec sans pauvreté et du Forum social Chaudière-Appalaches dans la formation d’un « Réseau de vigilance » qui a coalisé dans la lutte contre le gouvernement libéral de Jean Charest l’ensemble des forces sociales du Québec: syndicats, mouvements communautaires, groupes de femmes, écologistes, étudiants, etc. Dès 2004, le Réseau a été très actif dans l’organisation de manifestations amorcées par le réseau des CPE. Charest a dû remballer sa « réingénierie ».
C’est dans cette période que l’idée a émergé de construire une force politique …
J’étais sceptique face au projet de création d’un nouveau parti politique d’autant plus qu’il y avait déjà l’Union des forces progressistes (UFP). Je comprenais la préoccupation de Françoise David, mais j’ai préféré continuer d’expérimenter la pratique citoyenne de D’Abord Solidaire. C’était mon option de fond et ça le demeure encore. Une des raisons de ma tiédeur concerne le système électoral québécois bipartisan, qui s’avère très difficile à changer malgré les efforts déployés depuis près de 45 ans et plus récemment par le Mouvement pour une démocratie nouvelle. Sans un mode de scrutin de type proportionnel, je pense que la concurrence de formations politiques « à gauche » pave la voie à une monopolisation du pouvoir de longue durée par les Libéraux ou la CAQ. Une autre de mes préoccupations est que les mouvements progressistes ont longtemps dénigré le terrain municipal. Il y avait, il y a encore selon moi, un manque de vision dans cette posture. Les gauches en Europe et en Amérique latine ont investi les municipalités avec des avancées intéressantes en termes de politiques sociales et économiques.
Construire et animer des coalitions, ce n’est pas toujours évident …
Travailler ensemble exige de chaque groupe et individu de mettre ses structures et modes de fonctionnement à l’épreuve de visées communes, ce qui ne va pas de soi ! Les grosses organisations plus structurées, possédant plus de ressources, ont toujours beaucoup de difficulté à considérer les groupes plus « petits » comme des acteurs sociaux ayant une égale importance dans les combats communs. Par ailleurs les plus « petits » peinent à reconnaître que le membership et les responsabilités ne sont pas les mêmes. Accepter l’égalité dans l’asymétrie est donc un défi pour toutes les coalitions, de même que le temps consacré aux débats, le règlement des inévitables conflits et « joutes de pouvoir », le choix de porte-paroles, le partage des ressources. En pensant aux concertations passées et aux nouvelles formes d’organisation collective, on conclut qu’il faut éviter de s’installer dans la permanence et la rigidité des structures, mais plutôt à s’investir ensemble dans l’effervescence et la durée des combats à mener.
Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?
Les luttes sont longues et nécessitent une pluralité de mouvements capables de susciter la mobilisation citoyenne. Nous sommes peut-être sortis de la « nostalgie des grands récits »[2], des rêves d’un « grand soir lumineux », mais certainement pas de l’aspiration à « un autre monde possible ». Je reconnais l’importance des partis politiques, mais j’ai choisi de poursuivre mes engagements dans des mouvements citoyens et dans le travail de solidarité internationale. Et puis, des jeunes particulièrement inspirants sont là !
NOTES
[1] Le camp du changement (1995). Le cœur à l’ouvrage. Bâtir une nouvelle société québécoise.
[2] Colette St-Hilaire (1994) Le féminisme et la nostalgie des grands Récits. Cahier de recherches sociologiques no. 23 p 79-113.

À propos de Moeurs, De la droite cannibale à la droite vandale d’Alain Deneault

Faut-il que les mœurs priment sur la politique ?
Moeurs, de la gauche cannibale à la droite vandale, voilà le dernier essai paru aux éditions Lux d’Alain Deneault. Et il mérite qu’on s’y arrête, car il n’hésite pas à aborder avec force et nuances toutes les thématiques sur lesquelles la gauche trébuche et se déchire tragiquement aujourd’hui. Mais si à ce propos, il se montre perspicace et pugnace, en n’hésitant pas à aller à contre-courant des idéologies prêtes à porter à la mode, il le fait de manière si particulière qu’en même temps il nous laisse… étrangement… sur notre faim.
La politique et les moeurs
Il faut dire qu’il commence sa démonstration, en mettant de l’avant dès le chapitre introductif (Bris), une distinction clef qu’il posera dès le départ entre d’un côté « les moeurs » et de l’autre « la politique ». Ce qui lui permettra de définir tout au long de son essai l’étroit terrain (le seul ?) sur lequel il nous faudrait aujourd’hui pouvoir discuter et délibérer. Pour lui en effet les moeurs renverraient aux « rapports crus que nous entretenons les uns avec les autres dans des espaces communs », alors que la politique régirait « les institutions, la loi et l’agencement général des rapports sociaux » (p.10).” Ce qui implique que le domaine des moeurs, comme il l’indique, ne peut pas se subordonner « à l’assertion que tout soit politique », mais aussi que la politique n’est pas qu’une pensée des rapports immédiats » mesurant toute chose à l’aune de rapports de force conjoncturels. Par conséquent il existerait pour lui — bien séparé de la politique— un espace de « rapports sociaux immédiats » dit de « bonnes moeurs », autrement dit un ensemble de codes culturels premiers (la tenue, le mode d’être, le langage courant, etc.) permettant l’inter-action première entre individus d’une même communauté, condition d’un certain apaisement usuel ou coutumier en son sein.
Et pour lui –symptôme des bouleversements que nous traversons— ce sont ces moeurs qui aujourd’hui font d’abord problème et qui seront par conséquent l’objet central de son essai. C’est tout au moins ce que le titre de son ouvrage laisse supposer. Comme s’il lui fallait — plutôt que d’aborder les problèmes strictement politiques– s’arrêter d’abord à cette dimension disons originaire de la réalité sociale.
Pourtant dans la réalité de tous les jours, les mœurs et la politique sont toujours étroitement imbriqués les unes à l’autre –les mœurs modelant la politique qui elle-même en retour influence les mœurs—, mais c’est là justement la particularité de l’approche d’Alain Deneault : séparer structuralement ces 2 champs ; ce qui lui permettra d’échapper à certaines des impasses du débat politique actuel (notamment ses caractéristiques moralistes), et par là même lui ouvrira la possibilité de se tracer un chemin critique tout à fait original.
Car avec cette distinction structurale qu’il installe entre les moeurs et la politique, il va pouvoir mener une critique méthodologique des travers les plus courants et les plus grossiers qui, d’un côté paralysent la gauche (dite « cannibale »), et de l’autre permettent à la droite (dite « vandale ») de faire illusion auprès de larges secteurs de la population.
Des arguments qui portent
Et là on ne peut qu’avoir envie de lui donner raison, tant on retrouvera dans cet essai une série d’arguments formels et épistémologiques très efficaces et qui à l’évidence portent.
Ainsi à propos des errances d’un certain anti-racisme de gauche si à la mode aujourd’hui, ne faudrait-il pas rappeler —comme il le fait si bien— que même dans une société ou le racisme est systémique, ce dernier reste d’abord toujours et avant tout le fait d’une option (p. 17) et d’un choix social et individuel, et que donc, sur la base de ce constat, on ne peut pas confondre « racisme systémique » et « racisme systématique » ainsi que tant de jugements militants à l’emporte-pièce tendent à le faire ?
Ou encore à propos de « l’intersectionnalité » et de ses époustouflants mésusages, ne faudrait-il pas rigoureusement distinguer —comme il nous l’explique— ce qui ressort de l’effort d’une activiste sociale comme Kimberlé Crenshaw —qui pour la première fois a utilisé aux USA ce concept pour bonifier son travail d’intervenante sociale et tendre à le rendre socialement plus équitable — avec ce qui en est ressorti au fil du temps et qu’elle-même dénonce comme étant « une politique identitaire sous stéroïdes » visant à « transformer les hommes blancs en nouveaux parias » ? (p. 25)
Et que dire de la notion de « privilège » blanc, permettant au fil de tous les glissements possibles de légitimer l’intransigeance fermée d’une certaine pensée dite « dé-coloniale » ? Peut-on dire par exemple —ainsi qu’il nous le rappelle— que des artistes masculins blancs et sous-financés sont des privilégiés parce qu’ils ont accès à la scène d’avantage que ceux d’autres groupes sociaux (femmes, noires, musulmanes, lesbiennes, etc.) ? Ne tend-on pas, à travers son utilisation inappropriée, à confondre privation d’accès à des droits universels avec la notion même de privilège ?
Quant à la droite (dite vandale), même si elle n’est l’objet que d’un chapitre, elle aussi, est mise sans ambages devant ses contradictions. Ne se fait-elle pas le chantre de la liberté d’expression, mais pour les seuls discours qui lui conviennent, à la manière par exemple de Stephen Harper qui « privait systématiquement de subventions et de soutien les organisations indépendantes en sciences humaines, les groupes dédiés à la situation des femmes, le domaine des arts, la société Radio Canada, les associations de défense des droits de la Palestine, etc » (p. 185) ?
Et l’on pourrait multiplier à l’envi les démonstrations formelles menées au vitriol qu’on retrouve tout au long de cet essai et qui se développent au fil d’anecdotes révélatrices vécues par l’auteur et dans lesquelles on ne manquera pas de se retrouver, mais aussi d’événements tirés de l’actualité récente comme par exemple l’état d’exception imposé lors des périodes de confinement sanitaires, ou encore le rôle des logiques complotistes dans la vie contemporaine, ou même les réactions du monde universitaire vis-à-vis des poursuites juridiques lancées à l’encontre de son fameux livre Noir Canada, etc.
Pas de politique stratégique
Il reste que ces critiques, qui renvoient d’abord et avant tout à ce qu’Alain Deneault appelle « les moeurs », si elles donnent la part belle à une certaine éthique (dont on trouve les fondements d’abord chez Aristote, puis chez Hans Jonas) n’en sont pas moins toujours accompagnées de réflexions politiques attenantes, mais qui nous laissent toujours un peu… sur notre faim. Car de par la coupure qu’il opère au départ entre moeurs et politique, les considérants d’ordre politique qu’il est amené à évoquer finissent par perdre toute portée stratégique. Ils ne sont jamais situés dans une perspective politique concrète, ni non plus inscrits dans les paramètres d’une conjoncture donnée, ne permettant pas ainsi d’apercevoir la dynamique historique en cours, le mouvement qui l’habite, les forces sociales qui pourraient se nouer ou non à son encontre, les failles que l’on pourrait utiliser à profit depuis les pouvoirs d’une subjectivité collective agissante. En somme ces considérants ne nous permettent pas de penser concrètement le dépassement d’une situation politiquement donnée [1].
En effet, si ses critiques ne craignent jamais d’être acerbes (notamment quant aux politiques environnementales, au développement néolibéral et aux “maîtres anonymes” qui nous dirigent aujourd’hui), s’il ne se prive jamais de faire référence aux luttes sociales les plus radicales (libertaires, écologiques, etc.), on ne se retrouve à la fin de son essai qu’avec des recommandations politiques d’ordre très formel et général touchant aux seules modalités d’une délibération démocratique nécessaire. “Délibérer en prenant conscience des contraintes qui pèsent sur nous (…)” écrit-il, concluant : “force est donc de repenser la politique en fonction de la relation qu’il convient d’entretenir avec le réel” (p. 259).
Comme si — mais est-ce cela ? — la situation dans laquelle nous nous trouvions était si grave et désespérée (?) qu’il y avait — avant toute politique possible à repenser — des préalables sur lesquels il fallait commencer par s’entendre. Des préalables qui n’en restent pas moins surtout d’ordre méthodologique, ou encore éthique et individuel.
On a ainsi l’impression que la politique — parce que minimisée ou peut-être ou repoussée à plus tard (?) — n’est plus pensée ici comme un outil stratégique indispensable dans l’ici et maintenant et permettant, en fonction d’une conjoncture historique donnée et des héritages d’une tradition réactualisée, d’agir sur la part non fatale de notre destin, nous stimulant ainsi à en devenir… des acteurs engagés, des acteurs collectivement engagés. Et cela, de manière à au moins en finir avec, comme il le dit si bien, “le spectacle d’une gauche morcelée qui se livre à elle-même des conflits démultipliés d’identités” (p. 57), et ainsi tenter d’enrayer avec une certaine efficacité la montée d’une droite chaque fois plus puissante et inquiétante !
Il y aurait pourtant — pour tous ceux et celles qui se réclament des valeurs de la gauche et cherchent à y réfléchir en cette période si troublée — bien des problématiques politiques qu’il faudrait aujourd’hui approfondir ensemble, et sur lesquelles nous aurions tant besoin de délibérer à plusieurs [2]. Ne serait-ce que pour recommencer à nouer des forces collectives pouvant compter, et surtout pour bâtir un nouveau narratif collectif de luttes et d’espérances permettant de regrouper dans un même mouvement d’émancipation, ceux et celles qui, comme tant d’entre nous, se vivent aujourd’hui comme si tragiquement séparés.
N’est-ce pas ce que cet essai, tant par les questions qu’il soulève que par les absences qu’il révèle, nous appellerait à sa manière à entreprendre ?
Pierre Mouterde
Sociologue essayiste
le 20 mai 2022
[1] En fait ce dépassement, Alain Deneault le pense bien, mais uniquement sur le mode individuel, intellectuel et moral, en faisant par exemple apercevoir, ce qu’il en est de la « médiété », attitude de mesure et de pondération qu’il va valoriser et qui permet d’éviter que la raison soit subordonnée au pathos (la survalorisation du senti) et dont il va chercher les fondements dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.
[2] Je pense entre autres –dans le sillage des questionnements soulevés par cet essai— à quelques-unes de ces problématiques fondamentales sur lesquelles il serait si nécessaire de plancher collectivement : Comment expliquer –en cette période de crises multidimensionnelles— la montée en force de la droite et le retour de la droite-extrême ainsi que l’affaissement politique des forces de gauche ? A quelles conditions pourraient-on regrouper dans une stratégie commune, luttes sociales pour la reconnaissance et luttes sociales pour la répartition ?, etc. Comment à l’ère des catastrophes climatiques, penser des transformations structurelles et révolutionnaires tout en même temps que les moments de leur indispensable transition ? Et dans une territoire comme celui du Québec, comment penser, au-delà même de la triade colonisateurs, colonisés, colons, la question nationale, en la liant tout à fois, aux possibles de la conjoncture, aux défis écologiques comme aux aspirations politiques à l’égalité de genre ou aux luttes dé-coloniales anti-capitalistes ?

Le schisme identitaire de Étienne-Alexandre Beauregard, ou Le nouveau bric-à-brac idéologique de la droite radicale du Québec

Signe des temps : la question nationale québécoise qui, depuis la révolution tranquille, avait permis à nombre d’intellectuels du courant indépendantiste et souverainiste de développer une vision progressiste et largement partagée de la nation, voilà qu’elle devient l’objet, en ces années 2020, d’une récupération manifeste par des penseurs de droite ou d’extrême droite qui cherchent dorénavant à nous la présenter sans vergogne sous les habits d’un conservatisme sans rivages.
C’est ce qu’on ne peut que réaliser en lisant attentivement l’essai récemment paru d’Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire. Un ouvrage par ailleurs abondamment loué par Mathieu Bock Côté ; ce qui n’est pas étonnant, mais l’est beaucoup plus quand on le voit recensé, sans nuances et avec force d’éloges, tant à Radio Canada qu’au Devoir. Louis Cornelier ne terminait-il pas sa recension à son propos en affirmant qu’un « essayiste d’élite était né » (sic !) ? [1]
Dans ce essai, l’auteur cherche à revamper, en l’actualisant et lui donnant une forme théorique, un discours sur la nation et l’identité du Québec qu’on avait cru jeté depuis longtemps aux poubelles de l’histoire : celui d’un nationalisme étroitement identitaire ressemblant comme 2 gouttes d’eau à celui des élites conservatrices et autonomistes canadiennes françaises de la fin du 19ième et début du 20ième siècle.
Pour s’en rendre compte il n’est que de regarder plus attentivement, son chapitre 6, La guerre culturelle au Québec, car on y retrouve résumés pêle-mêle, bien des ingrédients de cette nouvelle potion conservatrice à laquelle Beauregard tente d’apporter —à travers un bien étrange bric-à-brac conceptuel— une sorte de vernis universitaire et scientifique.
Et le jeu en vaut largement la chandelle, car on se trouve avec cet essai, devant l’étrange tentative de redonner formes et couleurs à une vieille conception élitiste de la nation canadienne française, mais à travers un nouveau vocabulaire, de nouveaux habits théoriques qui ressortent d’un véritable melting-pot, comme si on était allé —sans rigueur méthodologique aucune— en puiser les éléments à tous les râteliers théoriques disponibles.
Beauregard fait usage en effet dans ce chapitre du concept de « guerre culturelle » qui serait censé, selon lui, caractériser en propre la joute politique du Québec contemporain (p. 137), en le divisant désormais sans appel entre 2 camps : celui d’une part des « nationalistes (…) assujettis à une logique de loyauté » comme on les retrouverait à la CAQ et au PQ ; et d’autre part celui des « multiculturalistes (…) assujettis quant à eux à une logique de l’altérité » comme on les retrouverait au Parti libéral et à Québec solidaire (p. 139) . [2]
Mais si on voit bien ainsi apparaître la figure connue de la guerre culturelle chère à cet universitaire états-unien très campé à droite qu’est James Davison Hunter, on ne peut qu’être interloqué de voir en même temps Beauregard appeler à la rescousse Gramsci lui même, ne se gênant pour reprendre sans l’ombre d’une précaution deux de ses concepts clefs, mais en en broyant littéralement le sens initial : l’hégémonie et la contre-hégémonie.
Il est vrai qu’on pourrait imaginer, et pourquoi pas, qu’il s’agit là d’emprunts théoriques qui à termes pourraient s’avérer éclairants et féconds ! Il reste qu’ici —parce que ces emprunts sont effectués sur le mode du collage détourné et impressionniste— ils ne conduisent qu’à brouiller toute intelligence de la réalité québécoise contemporaine ainsi qu’à accoucher d’une vision de la conflictualité sociale extrêmement réductrice, ramenée à sa seule dimension morale et idéologique.
Gramsci malmené !
Car si Gramsci pouvait bien parler de “guerre culturelle” (et par conséquent de l’importance du consentement social permettant aux classes possédantes d’assurer leur domination sociale, politique et culturelle), il n’oubliait jamais de rappeler que cet indéniable combat culturel qui se donnait au coeur d’une société ne pouvait se comprendre qu’à la condition de le combiner étroitement à un autre combat qui touchait cette fois-ci au partage, entre classes possédantes et classes travailleuses, des richesses socialement produites.
Or c’est justement ce soubassement socio-économique et dont la prise en compte fait toute la richesse et la profondeur de l’approche de Gramsci, qui est non seulement complètement absent de la nouvelle vision du Québec proposée par Beauregard, mais aussi qui permet à ce dernier d’hypostasier de manière grotesque —c’est-à-dire en leur donnant une importance inconsidérée et non justifiée— certains différents ou conflits d’ordre moral et culturel pouvant effectivement exister depuis quelques années au Québec, entre par exemple la droite néo-libérale et la droite conservatrice et morale.
Résultats : la fameuse distinction que Gramsci installe entre la culture de l’hégémonie et celle de la contre-hégémonie, et qui pour lui renvoyait à cette lutte collective que l’ensemble des classes subalternes menait pour tenter de résister à la domination écrasante des classes possédantes, voilà que dans les fantasmagories de Beauregard, elle se transmue au Québec du 21ième siècle dans une bataille que le courant nationaliste conservateur, taxé sans vergogne de « contre-hégémonique », mènerait contre le multiculturalisme « hégémonique » dont non seulement le Parti libéral mais encore Québec solidaire seraient les porte-étendards par excellence ! Le monde à l’envers en somme : Mathieu Bock Côté, Étienne-Alexandre Beauregard et consorts, transformés en de vaillants résistants opprimés, mais qui n’auraient de cesse pourtant de se dresser contre la toute puissance du multiculturalisme, incarnée par nulle autre que… QS. On croirait rêver !
Laclau et Mouffe récupérés
Et ce que Beauregard a pu faire en malmenant sans égard Gramsci, il va le refaire d’une certaine manière avec Laclau et Mouffe, mais cette fois-ci en s’engouffrant dans certaines limites de leur approche et en récupérant sur la droite leur concept de « populisme ». Car Laclau et Mouffe –au-delà de toutes les failles que peuvent recéler leurs propres théories – appartiennent au camp de la gauche et s’emploient justement à trouver ce qui pourrait unifier les forces de gauche autour de la notion centrale « d’égalité », de manière à mieux faire face à la droite (et particulièrement à la droite conservatrice) ainsi qu’ à capter à son encontre ce qu’ils appelleraient les sentiments anti-oligarchiques ou anti-impérialiste des classes dominées.
Certes Laclau et Mouffe ne sont plus marxistes, mais comme ces derniers définissent le populisme comme une forme, plus qu’un contenu, et plus précisément comme « un mode d’articulation des demandes sociales au sein desquelles les logiques d’équivalence prévalent sur les logiques de la différence [3] », ils ouvrent la porte à une définition –bien sûr anti-néolibérale— mais néanmoins extrêmement large et élastique du populisme, permettant ainsi à Beauregard de la récupérer à peu de frais, ou plus exactement d’en transformer insidieusement le sens profond. Alors que le fond de la démarche de Laclau et Mouffe consistait à mettre en évidence ce qui pouvait unir les différentes composantes du peuple (les fameuses logiques d’équivalences), Beauregard lui va mettre plutôt l’accent sur ce qui les sépare, insistant sur ce qu’il appelle « la capacité à envisager une division infranchissable entre 2 segments de l’électorat » (p. 147), y voyant là non seulement l’irruption au Québec d’un nouveau discours contre-hégémonique nationaliste osant faire face à l’hégémonie multiculturaliste, mais aussi la justification d’une stratégie populiste de droite « du gros bon sens » (p. 149).
Détournement de sens
Et là, Beauregard ne se gênera pas pour endosser, en ce qui concerne la réalité socio-politique du Québec d’étonnantes simplifications, ou plutôt d’importants détournements de sens qui auraient sans doute fait se retourner Jean-Marc Piotte dans sa tombe, auteur de gauche qu’il cite à ce propos et qui est un des grands spécialistes québécois de Gramsci des années 70-80. Car Beauregard n’y va pas avec le dos de la cuillère et prétend établir une sorte de lien d’équivalence apparemment savant entre ce que Gramsci appelle, à propos du prolétariat italien des années 30, « un noyau de bon sens » (dont il est question dans l’ouvrage de Piotte, La pensée politique de Gramsci. [4]) et « le gros bon sens » des électeurs caquistes des années 2020 au Québec.
En fait, ce que Gramsci voulait expliquer à travers cette expression de « noyau de bon sens », c’est le mécanisme par lequel le prolétariat — malgré la présence de l’hégémonie culturelle bourgeoise— parvient, en se confrontant aux contradictions de la réalité elle-même, à faire entendre une autre voix et construire un discours contre-hégémonique lui permettant d’atteindre, à l’encontre de la vision des classes dominantes, une conscience plus claire de ses propres intérêts collectifs. Or ce que Beauregard entend lui par « gros bon sens » est très précisément le contraire : non pas ce qui –comme point de départ— ouvre la possibilité d’une conscience collective plus fine de soi, mais ce qui –comme point d’arrivée— permettrait de « communier avec le sens commun québécois » (p. 149) ; en somme avec tout ce sur quoi la CAQ a bâti sa fortune électorale : une vision étroitement nationaliste du Québec, déliée de tout projet indépendantiste et tendant à utiliser les sentiments contemporains de désarroi et de replis des Québécois pour mettre de l’avant une vision purement identitaire de la nation [5] .
On se trouve donc là une fois encore face à une autre époustouflante pirouette théorique qui montre bien de quel bois est faite la démarche de Beauregard : sous le clinquant de l’abondance des sources et des références d’auteur, on ne trouve rien que des approximations bancales ou détournées de leur sens premier, jamais cependant justifiées jusqu’au bout, cherchant tout au plus à donner le change de la rigueur, dans le seul but de légitimer coûte que coûte un nationalisme étroit et ringard.
QS au pilori
Il n’est que de penser d’ailleurs à la façon dont, dans cet essai, est présenté QS pour s’en convaincre un peu plus. Car si QS peut avoir bien des défauts en ce qui concerne son projet indépendantiste, ou encore sa conception de la laïcité ou même ses pratiques de démocratie internes. Si comme je l’ai indiqué ailleurs, sa direction actuelle ne parvient pas à mesurer toute l’importance qu’il y aurait à développer des politiques indépendantistes plus assumées et assurées, plus en phase avec d’autres secteurs de la société québécoise, il faut vraiment être de mauvaise foi pour affirmer qu’il appartient irrémédiablement au camp des multiculturalistes, s’étant comme le prétend Beauregard, positionné radicalement (sic) « en faveur du discours post-national et multiculturaliste » (p. 157)
Il y a quand même des limites à tout, et le moindre souci de rigueur aurait dû obliger l’auteur a pour le moins concéder que QS est un parti au programme indépendantiste très clair (reconnaissant donc sans ambiguïté aucune la spécificité de la nation québécoise), un parti par ailleurs aux prises avec une histoire en devenir, un parti processus, non homogène, agité de multiples tensions et dont les différentes directions collectives n’ont pas toujours été les mêmes. À preuve les débats qui continuent à le parcourir et le secouer et qui ne permettent pas de conclure à ce jour à une orientation à tout jamais définie hors des grands paramètres de gauche qui ont présidé à sa naissance en 2006 !
Il aurait dû par ailleurs ne pas se servir –comme il l’a fait— d’extraits de textes (p. 157) que j’ai pu écrire à ce propos [6] , pour —en les tronquant— déformer ma propre pensée et passer à côté de ce qui en était pourtant essentiel : l’idée qu’il était encore possible à gauche et par conséquent à QS, de ne plus opposer sans appel le Québec des Canadiens français avec le Québec plus inclusif comprenant les communautés culturelles. Et de le faire en transcendant ces différences appréhendées dans un projet politique rassembleur et novateur.
Il est vrai que prendre en compte cette « petite nuance » risquait de faire chanceler tout de son propre raisonnement quant à l’existence d’une guerre culturelle qui déchirerait le Québec en ses tréfonds. Cela en dit long cependant sur la pseudo-rigueur du discours qu’il prétend tenir, tout comme sur l’esbroufe et les faux-semblants qui en cachent la vacuité en termes de contenus.
Plus encore, et en étant cette fois vraiment fidèle à Gramsci —non à partir de la forme, mais à partir du fond— on pourrait ajouter que ce collage de théories disjointes et impressionnistes qui font la matière du chapitre 6 de Beauregard —et dont bon nombre proviennent d’auteurs de gauche dont la pensée a été en grande partie détournée, pourrait bien être l’indice révélateur de ce que Gramsci appelait, lui, « une culture hégémonique » : une culture si dominante qu’elle est capable d’absorber et réduire à néant le discours de ses adversaires, sans que par ailleurs on s’en indigne de trop alentour.
N’est-ce pas –lorsqu’on pense aux rapports qui existent aujourd’hui entre la gauche et la droite— ce qui devrait nous donner à penser ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
[1] Le devoir : https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/687678/chronique-naissance-d-un-essayiste
[2] Les nuances ici sont importante : il ne s’agit pas de nier qu’il puisse y avoir ce genre de confrontations idéologiques dans la société québécoise contemporaine, ni non plus que ces thématiques ne soient pas présentes dans l’espace public (j’ai justement cherché à montrer dans Les impasses de la rectitude politique, comment la gauche ne devrait pas les ignorer). Par contre ce contre quoi, il s’agit de se porter en faux –on le verra plus loin— c’est le caractère fondateur que Beauregard, à l’instar d’ailleurs de Bock-Côté, veut à tout prix leur donner ainsi que la pseudo grille d’interprétation sociologique qui en découle.
[3] Ernesto Laclau, Deriva populista y centroizquierda latinoamericana, Nueva sociedad, n 205, septembre-octobre 2006.
[4] (P. 114), et contrairement à ce qui est indiqué de manière erronée dans son essai, qui lui fait référence à des pages inexistantes : p. 201-202. Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci.
[5] Il est en ce sens pas étonnant du tout qu’il s’en prenne (page 114) vertement aux thèses de Gérard Bouchard qui dans Génèse des nations et cultures du nouveau monde cherche à repenser la nation québécoise à travers la notion de diversité.
[6] Voir Les impasses de la rectitude politique, Montréal, Varia, 2019, p. 143 et 144 ainsi que p. 107.

Est-ce le sursaut syndical que nous attendions ?

Chaque rebondissement dans la lutte des travailleurs soulève une question : Le mouvement ouvrier est-il enfin en train de prendre le virage ? Mais le moment présente à la fois des travailleurs en colère et des mouvements de réforme syndicale réussis. Ensemble, ces deux éléments pourraient transformer la colère des travailleurs en quelque chose de bien plus important.
Les choses s’améliorent pour le mouvement syndical américain ces jours-ci. La vague d’organisation en cours chez Starbucks et la victoire choquante au centre d’exécution Amazon JFK8 ont fait les plus gros titres, mais cela va bien au-delà. Nous pouvons citer l’organisation d’un nombre sans cesse croissant d’organisations médiatiques, anciennes et nouvelles, de travailleurs de la technologie et des jeux, de travailleurs de l’enseignement supérieur (diplômés et non diplômés), de travailleurs du commerce de détail chez REI, de travailleurs du Congrès à Washington, et bien d’autres encore.
En avril, le National Labor Relations Board (NLRB) a pris note de cette tendance, en publiant un communiqué de presse indiquant que le nombre de pétitions d’organisation déposées entre octobre 2021 et mars 2022 avait augmenté de 57 % par rapport à l’année précédente. L’avocate générale de la NLRB, Jennifer Abruzzo, a décrit cette augmentation comme “une poussée de l’activité syndicale dans tout le pays”.
Au-delà des chiffres, les personnes qui organisent le travail ont des raisons d’être optimistes. L’essor actuel est mené par une nouvelle génération de travailleurs qui reflète la réalité de la classe ouvrière d’aujourd’hui. Ils sont jeunes, multiraciaux, d’origines nationales et d’identités sexuelles diverses, ont fait des études supérieures ou non, sont tatoués et percés ou non.
Cette nouvelle génération tire les leçons des organisateurs du passé, par exemple en élaborant une stratégie à partir des manuels d’organisation du parti communiste des années 1930 ou en demandant conseil à Richard Bensinger, ancien directeur de l’organisation de l’AFL-CIO. Mais ils n’ont pas non plus peur de bousculer les idées reçues, comme lorsque les organisateurs de l’Amazon Labor Union (ALU) ont déposé leur demande d’élection syndicale à JFK8 avec un minimum de 30 % de travailleurs ayant signé une carte de représentation syndicale, ce qui est bien inférieur au seuil habituel d’au moins deux tiers des travailleurs.
Et puis, dans un retournement ironique, beaucoup de ces travailleurs jettent par la fenêtre la sagesse reçue en respectant les règles. Après des décennies d’organisateurs et d’universitaires du travail déplorant le fait que le cadre juridique de la syndicalisation aux États-Unis rende pratiquement impossible l’organisation des travailleurs, ces derniers utilisent en fait ce cadre brisé pour s’organiser. La plupart des nouvelles organisations se font par le biais de bonnes vieilles élections de représentation NLRB, lieu de travail par lieu de travail, et non par des grèves de reconnaissance, des syndicats minoritaires, des campagnes d’entreprise ou des accords de neutralité.
La recrudescence actuelle de la syndicalisation fait suite à la recrudescence des grèves de l’année dernière, “Striketober” suivi de “Strikesgiving”, ainsi qu’à des sommets historiques dans l’approbation publique des syndicats en général. Soixante-huit pour cent des Américains avaient une opinion favorable des syndicats en 2021, dont près de la moitié des républicains, soit le niveau le plus élevé enregistré depuis 1965.
Dans l’ensemble, la situation des syndicats américains semble plus prometteuse qu’elle ne l’a été depuis des décennies. Mais il est important de garder ces signes positifs en perspective. De nombreux militants et analystes syndicaux ont passé les dernières décennies à se demander si la dernière série de victoires en matière d’organisation ou de grève annonçait les “pousses vertes” d’un nouveau renouveau syndical. Cette fois-ci, est-ce différent ?
Une bataille difficile
À un niveau élémentaire, il est important de garder à l’esprit que les syndicats ont tellement décliné que tout mouvement semble être un progrès. À titre d’exemple, la statistique susmentionnée concernant l’augmentation de 57 % des demandes d’élection à la NLRB par rapport à l’année précédente peut sembler impressionnante. Mais si nous maintenons le taux d’augmentation actuel des demandes de syndicalisation pour le reste de l’année 2022, nous ne nous approcherons toujours pas du nombre d’élections NLRB déposées en 2015 – une année qui n’a pas vraiment été marquée par la renaissance de la syndicalisation et du pouvoir des travailleurs.
De même, aussi inspirant qu’ait pu être #Striketober, les 80 700 travailleurs qui ont fait grève en 2021 ne représentent qu’un sixième des 485 200 travailleurs qui ont fait grève en 2018, année des “révoltes des États rouges”. Qui plus est, même si les taux de grève revenaient au niveau de 2018, les syndicats reviendraient aux taux de grève de la fin de l’ère Ronald Reagan. Encore une fois, ce n’est pas exactement un point culminant.
Et tout en reconnaissant l’importance et l’excitation de la récente série de victoires en matière de syndicalisation, nous avons eu plusieurs rappels de la difficulté de la syndicalisation. L’UAL n’a pas pu reproduire sa victoire de JFK8 au centre de tri LDJ5 voisin, où les travailleurs ont voté à deux contre un contre la syndicalisation. Le nouveau vote de l’élection d’Amazon à Bessemer, en Alabama, a été beaucoup plus serré que l’année dernière, et les bulletins contestés pourraient encore faire pencher la balance en faveur de la syndicalisation, mais pour l’instant les votes pro-syndicaux sont derrière. Le taux de victoire dans les dizaines de magasins Starbucks qui ont organisé des élections syndicales jusqu’à présent a été impressionnant, mais certains n’ont toujours pas réussi, et de nombreux organisateurs ont démissionné ou ont été licenciés. D’autres pertes syndicales importantes ont eu lieu récemment, comme celle des 1 400 travailleurs de l’usine de bonbons Hershey’s à Stuarts Draft, en Virginie.
Si la syndicalisation reste si difficile, c’est en partie parce que les employeurs restent fermement opposés aux syndicats et mènent des campagnes de terreur et de menaces pour “convaincre” les travailleurs que la syndicalisation n’est pas dans leur intérêt. Une grande partie de ce que font les employeurs est techniquement contraire à la loi, mais les sanctions existantes sont si légères que même si les employeurs sont reconnus coupables d’avoir enfreint la loi, il est littéralement plus rentable pour eux de le faire.
C’est ce que nous constatons dans les données relatives aux plaintes pour pratiques de travail déloyales (ULP), qui sont des plaintes déposées auprès du NLRB pour violation du droit du travail. Si nous examinons les données pour 2021, nous constatons que 15 081 ULP ont été déposées pour 954 élections, soit près de seize ULP par élection. Comme la grande majorité des ULP sont déposées contre des employeurs, cela signifie qu’en moyenne, les employeurs ont été accusés d’enfreindre la loi près de seize fois par élection syndicale.
C’est un taux qui est courant aux États-Unis depuis une dizaine d’années, comme on le voit dans le graphique ci-joint tiré de mon livre de 2018. Mais c’est sauvagement plus qu’ailleurs dans le monde. À titre de comparaison, juste au nord des États-Unis, dans la province canadienne de l’Ontario, nous voyons dans le deuxième graphique que le ratio ULP/élection a fluctué entre 0,5 et 1,5 depuis les années 1970.
Il est clair que l’hostilité des employeurs reste un obstacle majeur à l’organisation des travailleurs aux États-Unis, comme c’est le cas depuis des décennies. Mais il y a maintenant deux différences majeures en termes de réponse à cette hostilité patronale.
Un meilleur environnement juridique
Premièrement, on en parle davantage. Si les organisateurs et les observateurs du monde du travail savent depuis longtemps à quel point les employeurs combattent violemment les efforts de syndicalisation, les travailleurs et le grand public n’en avaient guère conscience. Grâce aux médias sociaux et aux reportages plus approfondis d’une nouvelle génération de journalistes spécialisés dans le domaine du travail, les campagnes antisyndicales de la terre brûlée des employeurs sont de plus en plus connues.
Mieux encore, les travailleurs se sont organisés pour repousser ces tactiques et les retourner contre les employeurs. Par exemple, sous le couvert de la protection de la “liberté d’expression” des employeurs, le droit du travail actuel permet aux employeurs de forcer les travailleurs à assister à des réunions antisyndicales en “public captif” ou à des réunions individuelles avec les superviseurs. Ces réunions permettent aux employeurs de menacer et d’intimider les travailleurs afin de saper le soutien à la syndicalisation.
Mais dans certains cas, les travailleurs ont “inversé le scénario” lors de ces réunions, créant des opportunités de syndicalisation en prenant les employeurs et les consultants antisyndicaux en flagrant délit de mensonge et de violation de la loi, et en changeant de sujet pour parler des avantages de la syndicalisation.
Deuxièmement, si les efforts de l’administration de Joe Biden pour réformer le droit du travail par le biais de la loi PRO n’ont pas abouti, ses nominations au National Labor Relations Board ont fait une grande différence. Elles ont activement cherché à mettre un frein au comportement abusif et illégal des employeurs en matière de syndicalisation.
C’est notamment le cas de Jennifer Abruzzo, conseillère générale du NLRB, qui a adopté une approche agressive pour faire appliquer le droit du travail existant et a fait pression pour qu’il soit interprété de manière à étendre considérablement les protections des travailleurs.
Chez Starbucks, M. Abruzzo a déposé des plaintes visant non seulement à réintégrer les travailleurs, mais aussi à imposer à la direction une formation sur les droits fondamentaux du travail et à exiger que les cadres supérieurs enregistrent des déclarations préparées à l’avance affirmant qu’ils ont enfreint la loi et que les travailleurs ont le droit de s’organiser. (Les cadres pourraient également être filmés en train d’écouter une telle déclaration qui leur serait lue, ce qui pourrait créer un dilemme pour les travailleurs quant à l’option qu’ils préfèrent).
Chez Amazon, Abruzzo a pu régler plusieurs ULP autour de campagnes de syndicalisation à New York et Chicago en décembre 2021. Ces règlements ont forcé l’entreprise à accepter d’accorder aux travailleurs le droit de discuter de la syndicalisation dans des zones de non-travail pendant le temps libre. Cela fait partie de la loi existante, mais les employeurs l’interdisent régulièrement. Les organisateurs du syndicat des travailleurs d’Amazon à Staten Island ont fait un usage intensif de ce règlement pour s’organiser à JFK8 et ont repoussé la direction lorsqu’elle a essayé de dire que le syndicat ne pouvait pas utiliser la salle de repos des employés pour parler de syndicalisation.
Plus généralement, Abruzzo a publié des mémoires demandant que les “réunions avec public captif” soient considérées comme intrinsèquement coercitives et comme une violation du droit du travail, ainsi qu’un retour à ce que l’on appelle la “doctrine Joy Silk”. Selon cette doctrine, si les travailleurs sont en mesure de démontrer un soutien majoritaire à la syndicalisation sur un lieu de travail, les employeurs seraient alors tenus de reconnaître le syndicat et de négocier avec lui, à moins qu’ils ne puissent démontrer un “doute de bonne foi” quant au soutien majoritaire du syndicat.
Ainsi, l’environnement juridique de la syndicalisation des travailleurs, même s’il est encore loin d’être idéal, est bien meilleur qu’il y a un an.
Malgré cela, la syndicalisation reste extrêmement difficile. Outre l’hostilité des employeurs, les travailleurs et leurs syndicats ont été mis à terre au cours des dernières décennies. De nombreux syndicats ont oublié comment se battre, et de nombreux travailleurs ne considèrent pas la riposte ou la revendication de leurs droits comme une option réaliste. Dans un monde où le taux de syndicalisation global est de 10 %, et bien moins dans de nombreuses industries et régions du pays, de nombreux travailleurs ne connaissent tout simplement pas les personnes syndiquées ou ce que font les syndicats. Il est donc difficile pour eux de voir la différence que les syndicats peuvent faire.
Les victoires plus importantes et plus médiatisées des syndicats signifient que, pour de plus grands groupes de travailleurs, l’idée de se syndiquer est désormais plus présente dans les conversations. Comme l’a déclaré Aimes Shunk, employé du Starbucks de New York, à Labor Notes : “Après la victoire de Buffalo, je suis entré dans la salle de repos et tout le monde disait : “S’ils peuvent le faire, nous pouvons le faire”. De même, au lendemain de la victoire de JFK8 chez Amazon, les travailleurs de plus d’une centaine d’autres sites Amazon ont contacté l’UAL pour s’organiser.
Cela met en évidence un autre aspect important de cette récente vague de syndicalisation : le degré auquel elle est dirigée par les travailleurs.
La syndicalisation dirigée par les travailleurs
Bien qu’elles utilisent le vieux cadre brisé de la NLRB pour s’organiser, peu des campagnes qui font les gros titres aujourd’hui suivent le modèle standard d’organisation syndicale à forte intensité de personnel. L’ALU est célèbre pour son indépendance, sans personnel rémunéré. Elle a remporté la campagne JFK8 avec 120 000 dollars collectés via GoFundMe et quelques dons d’expertise juridique et de locaux.
Mais même la campagne de Starbucks, qui se déroule sous la bannière de Workers United, un affilié du SEIU, reste dirigée par les travailleurs. À un niveau de base, avec les travailleurs de Starbucks déposant près de deux élections syndicales par jour en moyenne depuis le 1er janvier, Workers United n’a tout simplement pas assez d’organisateurs sur la masse salariale pour monter un modèle dirigé par le personnel, même s’ils le voulaient. Par conséquent, le rôle du syndicat a été plus éducatif et consultatif. Comme l’a déclaré Alex Riccio, organisateur de Workers United, au Northwest Labor Press, “notre travail consiste à nous tenir à l’écart et à donner des conseils lorsqu’on nous les demande, mais [les travailleurs] font tout”.
Nous observons des dynamiques similaires à l’œuvre dans d’autres campagnes d’organisation. Dans le secteur des médias, “nous sommes passés de presque rien à une explosion au cours des dernières années”, a déclaré Stephanie Basile, coordinatrice de l’organisation des nouvelles unités pour News Guild. Le flux constant de nouvelles boutiques intéressées par l’organisation a poussé les organisateurs du personnel de News Guild à repenser leur rôle.
“Nous sommes plus comme des enseignants”, a déclaré Basile, “donnant aux travailleurs des outils pour s’organiser eux-mêmes afin que nous puissions construire un mouvement.”
L’organisation de News Guild a été basée sur un modèle dirigé par les membres et construit autour du principe “Apprenez-le. Faites-le. Enseignez-le”. “Ce que nous essayons de faire, c’est de connecter les membres entre eux et de créer des structures afin qu’il y ait des moyens méthodiques pour les travailleurs de se brancher, de s’organiser et de construire quelque chose de durable”, a ajouté Basile.
Pour que le regain de syndicalisation actuel se transforme en une véritable vague, ce type d’organisation dirigée par les travailleurs devra s’étendre à d’autres entreprises et à d’autres secteurs. Bien qu’il y ait quelques lueurs d’une activité plus large, on ne sait pas encore si cela se produit.
Dans le même temps, les syndicats eux-mêmes ont un rôle important à jouer dans le soutien et le développement de l’organisation des travailleurs. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit de consolider les victoires en matière de syndicalisation et de les transformer en premiers contrats. Aux États-Unis, il s’agit d’un défi de taille qui peut faire paraître l’élection de représentation facile en comparaison.
En théorie, le droit du travail oblige les employeurs à négocier avec les syndicats agréés, mais il n’y a aucune obligation de parvenir à un accord et les sanctions en cas de refus de négocier sont minimes. Entre-temps, si les employeurs parviennent à faire traîner le processus pendant un an sans négocier de contrat, ils peuvent déposer une pétition de désaccréditation pour se débarrasser du syndicat. Les employeurs ont donc tout intérêt à refuser de négocier et à faire traîner les choses en longueur.
En conséquence, une récente analyse de Bloomberg Law estime qu’il faut en moyenne 409 jours aux nouvelles unités de négociation pour négocier un premier contrat. Des études réalisées dans les années 2000 ont montré que plus de la moitié des nouvelles unités de négociation ne parvenaient pas à négocier un premier contrat après un an, et qu’un quart d’entre elles n’avaient toujours pas de contrat après trois ans.
Les derniers mois ont montré à quel point le paysage de la syndicalisation peut changer brusquement. Si la situation atteint le niveau des années 1930, où des millions de travailleurs commencent à se syndiquer en peu de temps, alors les inquiétudes concernant les tactiques dilatoires des employeurs en matière de négociation du premier contrat deviendront sans objet. Sans cela, toutefois, elles restent une préoccupation essentielle.
Maintenir l’élan depuis l’élection de représentation jusqu’à la première négociation contractuelle et au-delà requiert de l’énergie et de l’engagement, mais aussi une structure et une organisation. Cela nécessite des ressources, en particulier lorsqu’il s’agit d’étendre les opérations. Aucune organisation gauchiste, progressiste ou pro-travailleurs ne dispose des ressources dont disposent les syndicats.
Le problème est que peu de syndicats ont aujourd’hui l’énergie et la volonté de s’organiser à l’échelle nécessaire, comme en témoignent les échecs répétés de l’organisation de cibles majeures telles que Walmart, Amazon, les “transplants” automobiles (usines gérées par des entreprises automobiles non américaines), etc. Beaucoup trop de syndicats s’attachent à être de bons “partenaires” de la direction ou à démontrer la “valeur ajoutée” que les syndicats peuvent apporter aux employeurs, au lieu de développer la capacité de lutte nécessaire pour les affronter.
Cela signifie que les syndicats doivent également changer. Une partie de ce changement peut provenir d’une nouvelle organisation injectant une nouvelle vie dans les syndicats existants, ou de nouveaux syndicats forçant les syndicats existants à améliorer leur jeu, comme cela s’est produit avec l’American Federation of Labor (AFL) et le Congress of Industrial Organizations (CIO) dans les années 1930. Mais beaucoup de choses doivent venir de l’intérieur.
De nouveaux dirigeants peuvent faire la différence. Il est important que d’éminents dirigeants syndicaux tels que Sara Nelson, de l’Association of Flight Attendants (AFA), et Sean O’Brien, de la Fraternité internationale des Teamsters (IBT), se réjouissent de la nouvelle organisation chez Amazon et Starbucks et soulignent ouvertement la nécessité d’organiser davantage de grèves pour reconstruire le pouvoir des syndicats. Le syndicat de Nelson tente actuellement d’ajouter au mouvement de syndicalisation en relançant la campagne syndicale auprès des 24 000 hôtesses et stewards de Delta Airlines, qui a longtemps été un bastion de l’antisyndicalisme. Outre une approche plus musclée de l’organisation d’Amazon, O’Brien s’est engagé à organiser des secteurs clés comme le transport scolaire, le béton prêt à l’emploi et l’assainissement.
Mais le leadership ne suffit pas. En fin de compte, la transformation des syndicats doit être le fait d’une base active et impliquée. À cet égard, nous pouvons souligner certains développements prometteurs, même s’ils ne reçoivent pas l’attention qu’a reçue l’organisation d’Amazon et de Starbucks.
Développements prometteurs
L’un d’eux est le changement en cours au sein des Teamsters. L’IBT, qui reste l’un des plus grands syndicats d’Amérique du Nord avec 1,3 million de membres, y compris des concentrations importantes de membres dans le secteur de la logistique, est un élément essentiel de tout plan visant à reconstruire le pouvoir des syndicats américains. O’Brien est arrivé au pouvoir après une élection contestée de la direction à l’automne dernier, où il a battu le successeur trié sur le volet du président général sortant de longue date, James P. Hoffa, par une marge de deux contre un.
O’Brien a une approche plus militante que son prédécesseur, mais sa capacité à tenir ses promesses dépendra de la mobilisation des membres derrière lui – et de leur capacité à lui demander des comptes. Il a été élu grâce à l’appui des Teamsters for a Democratic Union (TDU), le mouvement de réforme de la base du syndicat, et grâce à une campagne alimentée par la colère des membres contre les contrats de concession de Hoffa. Alors que la direction précédente faisait obstacle à la participation des membres et utilisait des échappatoires constitutionnelles pour contourner la règle de la majorité et imposer des concessions, les membres recherchent maintenant une direction qui s’organisera avec les membres pour combattre les employeurs.
La nouvelle administration n’en est qu’à ses débuts, mais jusqu’à présent, l’équipe d’O’Brien a passé son temps à visiter les ateliers des Teamsters dans tout le pays, à marcher sur les lignes de piquetage et à renforcer les programmes d’éducation et de syndicalisation des syndicats.
Le grand test viendra l’été prochain, lorsque le contrat national d’UPS expirera. Couvrant 330 000 travailleurs, c’est de loin le plus gros contrat du secteur privé en Amérique du Nord, avec des ramifications pour les syndicats et l’économie américaine en général. M. O’Brien a parlé ouvertement de faire la grève chez UPS et met en place une campagne de négociation jusqu’à l’expiration du contrat, le 31 juillet 2023. Pendant ce temps, TDU se mobilise indépendamment autour du contrat UPS, comme il l’a fait dans le passé. La différence est qu’il peut maintenant travailler avec la direction de la FIT pour organiser les membres du syndicat Teamster, comme il l’a fait lors de la grève réussie d’UPS en 1997.
Un autre développement prometteur est le processus de réforme qui se déroule actuellement au sein de l’United Auto Workers (UAW). Le syndicat compte actuellement un peu plus de 372 000 membres, ce qui représente une forte baisse par rapport à son pic de plus de 1,5 million de membres en 1979, mais il reste historiquement et stratégiquement important.
À un niveau élémentaire, l’UAW reste essentiel à la réorganisation de l’industrie automobile. Même après des décennies de fermetures d’usines et de désindustrialisation, elle représente toujours plus de 3 % du produit intérieur brut américain. Mais la façon dont l’industrie automobile américaine s’est restructurée au cours des dernières décennies a fait de la syndicalisation de l’automobile un impératif stratégique encore plus important.
En effet, une part importante de l’industrie automobile américaine n’a pas plié bagage et déménagé à l’étranger, comme nous le disent les récits habituels sur la mondialisation. Elle s’est plutôt éloignée des centres urbains, en particulier de Detroit, pour s’installer dans le sud des États-Unis et dans le Midwest rural. Pendant ce temps, les “Big Three” syndiqués se sont concentrés sur l’assemblage, externalisant leur production de pièces à des fournisseurs largement non syndiqués. Dans le même temps, les constructeurs automobiles non américains ont établi davantage de “transplants” aux États-Unis, tous non syndiqués et presque exclusivement situés dans le Sud.
Par conséquent, l’organisation de l’industrie automobile est devenue intimement liée à l’impératif stratégique plus large de l’organisation du Sud. Comme Michael Goldfield et d’autres l’ont affirmé, l’incapacité des syndicats américains à organiser le Sud est l’un des facteurs, sinon le facteur clé, expliquant le déclin à long terme des syndicats. Par extension, tout plan viable pour la renaissance du mouvement syndical doit impliquer l’organisation du Sud.
Le problème est que l’UAW n’est pas en mesure de s’engager dans une campagne de syndicalisation aussi audacieuse. Le syndicat qui a été le fer de lance des grèves assises de Flint dans les années 1930 et qui a incarné la variante forte et progressiste du syndicalisme d’affaires de l’après-guerre a vacillé au cours des dernières décennies. Face à la restructuration de l’industrie automobile et aux fermetures d’usines, l’UAW a adopté de manière agressive le “partenariat” patronal-syndical et la production allégée dans un effort désespéré pour conserver sa “part de marché”. Elle en a payé le prix en affaiblissant les contrats à plusieurs niveaux, en décimant les membres et en transformant la direction du syndicat en un appendice corrompu de la direction.
L’année dernière, dans le cadre du règlement d’une affaire de corruption massive intentée contre le syndicat, les membres de l’UAW ont pu voter pour modifier le mode de sélection des dirigeants du syndicat. Ils ont voté à une écrasante majorité en faveur d’un système d’élection directe des hauts dirigeants, similaire à ce qui se passe chez les Teamsters.
La campagne “un membre, une voix” a été menée par un groupe de membres de base de l’UAW appelé Unite All Workers for Democracy (UAWD). Elle est le fruit d’une coalition de travailleurs de l’automobile et d’un segment plus récent mais de plus en plus important des membres de l’UAW : les travailleurs universitaires. Après avoir remporté une victoire décisive lors du référendum de l’année dernière, ils s’attachent maintenant à utiliser le droit de vote pour transformer leur syndicat.
La prochaine étape sera la convention constitutionnelle de l’UAW en juillet, au cours de laquelle l’UAWD fera campagne pour une série d’amendements et de résolutions prioritaires autour du thème “Pas de corruption. Pas de paliers. Pas de concessions”. Ils forment également une liste de candidats réformateurs qui peuvent remporter une élection directe cet automne et commencer le travail de reconstruction du syndicat.
Ils ont récemment remporté une victoire précoce dans le cadre de la préparation du congrès, lorsque le conseil exécutif international a voté pour porter les indemnités de grève à 400 dollars par semaine. C’était précisément le montant pour lequel l’UAWD avait fait campagne. Dans le cadre de cette campagne, ils ont réussi à faire adopter par vingt-quatre sections locales de l’UAW, représentant plus de 180 000 membres actifs et retraités de l’UAW, des résolutions demandant l’augmentation des indemnités de grève, ce qui a renforcé la pression sur les hauts dirigeants.
La lutte au congrès portera maintenant sur la question de savoir si les indemnités de grève commencent le premier ou le huitième jour, comme c’est la pratique actuelle. Les délégués au congrès auront sans doute à l’esprit l’exemple des Teamsters, puisque la liste d’O’Brien a réussi à faire adopter une résolution au congrès de la FIT de l’année dernière pour que les indemnités de grève commencent le premier jour.
Une IBT et une UAW revitalisées pourraient contribuer grandement à déplacer le centre de gravité des syndicats existants dans une direction plus militante. Cela créerait à son tour un climat plus favorable au soutien de l’organisation des travailleurs indépendants actuellement en cours.
Institutionnaliser l’insurrection
Dans l’ensemble, la situation actuelle semble prometteuse. Mais pour transformer cette promesse en quelque chose de plus grand, il faut résoudre le problème auquel les syndicats sont perpétuellement confrontés : celui de l’institutionnalisation de l’insurrection. Les syndicats ont besoin de l’énergie et du militantisme des travailleurs en mouvement pour se développer, mais ils ont besoin de structure et d’organisation pour consolider leurs acquis. Ces deux besoins coexistent difficilement et, trop souvent, les syndicats ont résolu cette tension en étouffant l’énergie des travailleurs au profit du renforcement de leurs structures organisationnelles.
Jusqu’à présent, la réponse des syndicats à la recrudescence de la syndicalisation suggère qu’ils comprennent le défi auquel ils sont confrontés et l’importance de maintenir l’énergie des travailleurs à la base. Au lendemain de la victoire de l’ALU à Staten Island, M. Nelson de l’AFA a appelé les autres dirigeants syndicaux à soutenir les travailleurs d’Amazon. “Ils ont besoin de ressources, ils ont besoin d’argent, ils ont besoin d’organisateurs. Donnez-les, et donnez-les gratuitement”, a-t-elle déclaré. Elle a ajouté que “toute tentative de contrôler l’excitation, la créativité et la spontanéité de l’éveil de la solidarité est une action téméraire”.
Pendant ce temps, O’Brien de l’IBT a invité les dirigeants de l’UAL, Christian Smalls et Derrick Palmer, au siège de l’IBT à Washington, DC, pour discuter de la manière dont ils pourraient travailler ensemble. O’Brien a promis à l’UAL son conseil interne, l’accès à ses départements de recherche et d’éducation, ainsi qu’un soutien financier. Smalls a souligné que l’ALU resterait indépendante mais qu’elle accueillerait favorablement les ressources de ses alliés plus importants et mieux établis.
Bien qu’O’Brien n’ait pas caché que la FIT est le syndicat qui a fait ses preuves en matière d’organisation et de représentation des travailleurs de la logistique, il a reconnu l’importance d’aider l’UAL à tirer parti de sa victoire. “La main-d’œuvre organisée doit s’unir autour de ce groupe”, a-t-il déclaré. “En fin de compte, il ne s’agit pas seulement d’un syndicat. Il s’agit de tous les syndicats”.
Si les syndicats existants réussissent cet exercice d’équilibre et amplifient l’organisation existante sans se mettre en travers, alors cela pourrait être le début de quelque chose de plus grand.
Barry Eidlin est professeur adjoint de sociologie à l’Université McGill et l’auteur de Labor and the Class Idea in the United States and Canada.

Une crise pour les démocraties
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School et auteure de L’Âge du capitalisme de surveillance C’est avec la permission de Shoshana Zuboff et du New York Times que nous publions cette traduction du texte initialement publié le 12 novembre 2021 dans le New York Times[1]. Facebook n'est pas une entreprise quelconque. Elle a atteint le cap du billion de dollars[2] en une seule décennie en appliquant la logique de ce que j'appelle le capitalisme de surveillance — un système économique construit sur l'extraction et la manipulation secrètes des données humaines — à sa vision d’un monde interrelié. Facebook et d'autres grandes entreprises du capitalisme de surveillance contrôlent désormais les flux de l'information et les infrastructures de communication dans le monde entier. Ces infrastructures sont essentielles pour qu’une société démocratique soit possible, mais nos démocraties ont permis à ces entreprises de posséder, d'exploiter et d'arbitrer nos espaces d'information sans contraintes légales. Ceci a donné lieu à une révolution sournoise dans la manière dont l'information est produite, diffusée et son impact. Une série de révélations depuis 2016[3], appuyées par le témoignage personnel et les preuves fournies par la lanceuse d'alerte Frances Haugen[4], montrent les conséquences de cette révolution. Les démocraties libérales à travers le monde sont maintenant confrontées à la tragédie des biens non-communs. Les espaces d'information que les gens supposent être publics sont régis uniquement par des intérêts commerciaux privés en vue d’un profit maximum. Internet, en tant que marché autoréglementé, s'est révélé être un échec. Le capitalisme de surveillance laisse dans son sillage une traînée de dégâts sociaux : la destruction massive de la vie privée, l'augmentation des inégalités sociales, l'empoisonnement du discours public par des informations non factuelles, la démolition des normes sociales et l'affaiblissement des institutions démocratiques.
Le capitalisme de surveillance laisse dans son sillage une traînée de dégâts sociaux : la destruction massive de la vie privée, l'augmentation des inégalités sociales, l'empoisonnement du discours public par des informations non factuelles, la démolition des normes sociales et l'affaiblissement des institutions démocratiques.
Recherche et saisie
Facebook, tel que nous le connaissons aujourd'hui, a été façonné à partir de la côte de Google. L'entreprise de Mark Zuckerberg n'a pas inventé le capitalisme de surveillance. Google l'a fait. En 2000, alors que seulement 25 % des informations mondiales étaient stockées numériquement[5], Google était une petite entreprise avec un excellent produit de recherche, mais peu de revenus. En 2001, pendant l'éclatement de la bulle technologique, les dirigeants de Google ont fait une percée avec une série d'inventions qui allaient transformer la publicité. Leur équipe a appris à combiner des flux massifs de données et d'informations personnelles avec des analyses informatiques avancées pour prédire où une publicité devrait être placée pour obtenir un maximum de clics. Au début, les prédictions étaient calculées en analysant les traces de données que les utilisateur-trice-s laissaient sur les serveurs de l'entreprise sans le savoir lorsqu'ils effectuaient des recherches et parcouraient des pages de Google. Les scientifiques de Google ont appris à extraire des métadonnées prédictives de ces traces numériques et à les utiliser pour analyser des modèles probables de comportement futur. La prédiction était le premier impératif qui déterminait le deuxième impératif : l'extraction. Les prédictions lucratives nécessitaient des flux de données humaines à une échelle inimaginable. Les utilisateur-trice-s ne se doutaient pas que leurs données étaient secrètement recherchées et capturées dans tous les recoins de l'Internet et, plus tard, dans les applications, les téléphones intelligents, les appareils, les appareils photo et les capteurs. L'ignorance des utilisateur-trice-s était considérée comme étant essentielle à la réussite. Chaque nouveau produit était un moyen d'accroître l'engagement, un euphémisme utilisé pour dissimuler des opérations illicites d'extraction. À la question « Qu'est-ce que Google? », le cofondateur Larry Page a expliqué en 2001, dans un récit détaillé de Douglas Edwards, premier responsable de la marque Google, dans son livre I'm Feeling Lucky: « Le stockage est bon marché. Les appareils photo sont bon marché. Les gens généreront d'énormes quantités de données », a déclaré M. Page. « Tout ce que vous avez déjà entendu, vu ou vécu deviendra consultable. Votre vie entière sera consultable ». Plutôt que de faire payer la recherche aux utilisateur-trice-s, Google a survécu en transformant son moteur de recherche en un moyen de surveillance sophistiqué pour saisir des données humaines. Les dirigeant-e-s de l'entreprise ont travaillé pour maintenir ces opérations économiques secrètes, dissimulées aux utilisateur-trice-s, aux législateur-trice-s et aux concurrents. M. Page s'est opposé à tout ce qui pouvait « agiter l'enjeu de la vie privée et mettre en danger notre capacité de collecter des données », a écrit M. Edwards.L'ignorance des utilisateur-trice-s était considérée comme étant essentielle à la réussite. Chaque nouveau produit était un moyen d'accroître l'engagement, un euphémisme utilisé pour dissimuler des opérations illicites d'extraction.Les opérations d'extraction à grande échelle ont été le fondement du nouvel édifice économique et ont supplanté d'autres considérations, à commencer par la qualité de l'information, car dans la logique du capitalisme de surveillance, l'intégrité de l'information n'est pas la source des revenus.

Facebook, le premier disciple
Zuckerberg a commencé sa carrière d'entrepreneur en 2003, alors qu'il était étudiant à Harvard. Son site Web, Facemash, invitait les visiteurs à évaluer l'attractivité d'autres étudiants. Il a rapidement suscité l'indignation de ses pairs et le site a été fermé. Puis vinrent TheFacebook en 2004 et Facebook en 2005[8], quand M. Zuckerberg a attiré ses premiers investisseurs professionnels. Le nombre d'utilisateurs de Facebook a rapidement augmenté, mais pas ses revenus. Comme Google quelques années plus tôt, M. Zuckerberg ne pouvait pas transformer la popularité en profit. Au lieu de cela, il est allé de gaffe en gaffe[9]. Ses violations flagrantes des attentes des utilisateur-trice-s en matière de confidentialité ont provoqué une intense réaction du public[10], des pétitions et des actions collectives. M. Zuckerberg semblait comprendre que la réponse à ses problèmes se trouvait dans l'extraction de données humaines, sans consentement, au profit des annonceurs, mais les complexités de cette nouvelle logique lui échappaient. Il s'est tourné vers Google pour obtenir des réponses. En mars 2008, M. Zuckerberg a embauché la directrice de la publicité en ligne de Google, Sheryl Sandberg[11], comme bras droit. Mme Sandberg avait rejoint Google en 2001 et jouait un rôle clé dans la révolution du capitalisme de surveillance. Elle a dirigé[12] la mise en place du moteur publicitaire de Google, AdWords, et de son programme AdSense, qui ont généré ensemble la majeure partie des 16,6 milliards de dollars de revenus de l'entreprise en 2007. Multimillionnaire chez Google au moment où elle a rencontré M. Zuckerberg, Mme Sandberg avait une appréciation avisée des immenses opportunités de Facebook pour l'extraction de riches données prédictives. « Nous avons de meilleures informations que quiconque. Nous connaissons le sexe, l'âge, l'emplacement, et ce sont des données réelles, contrairement à ce que les autres déduisent », a expliqué Mme Sandberg, selon David Kirkpatrick dans The Facebook Effect. L'entreprise avait de meilleures données et des données réelles parce qu'elle était au premier rang de ce que M. Page avait appelé votre vie entière. Facebook a ouvert la voie à l'économie de la surveillance en adoptant de nouvelles politiques de confidentialité à la fin de 2009. L'organisation Electronic Frontier Foundation[13] a averti que les nouveaux paramètres tout le monde éliminaient les options qui restreignaient la visibilité des données personnelles, les traitant plutôt comme étant des informations accessibles au public. TechCrunch[14] a résumé la stratégie de l'entreprise : « Facebook oblige les utilisateur-trice-s à choisir leurs nouvelles options de confidentialité pour promouvoir la nouvelle option tout le monde et pour se dédouaner de tout méfait potentiel à l'avenir. En cas de contrecoup important contre le réseau social, il peut prétendre que les utilisateur-trice-s ont volontairement fait le choix de partager leurs informations avec tout le monde ». Quelques semaines plus tard, M. Zuckerberg a défendu ces décisions[15] auprès d'un intervieweur de TechCrunch. « Plusieurs entreprises seraient piégées par les conventions et leurs héritages. Nous avons décidé ce que seraient les normes sociales désormais et nous avons foncé », s'est-il vanté. Zuckerberg a juste foncé parce qu'il n'y avait pas de lois pour l'empêcher de se joindre à Google dans la destruction totale de la vie privée. Si les législateur-trice-s voulaient le sanctionner en tant qu'impitoyable et insatiable profiteur, prêt à utiliser son réseau social contre la société, alors les années 2009 et 2010 auraient été le bon moment de le faire.Un ordre économique déferlant
Facebook a été le premier disciple, mais pas le dernier. Google, Facebook, Amazon, Microsoft et Apple sont des empires de surveillance privée, chacun avec des modèles commerciaux distincts. Google et Facebook sont des entreprises de données et de surveillance capitaliste à l’état pur. Les autres opèrent dans d’autres secteurs d’affaires, par exemple, le secteur des données, des services, des logiciels et des produits physiques. En 2021, ces cinq géants américains de la technologie représentent cinq des six plus grandes entreprises[16] cotées en bourse dans le monde. À l’aube de la troisième décennie du 21e siècle, le capitalisme de surveillance est l'institution économique dominante de notre époque. En l'absence de lois pour le contrebalancer, ce système gère presque tous les aspects de l'activité humaine dans le monde numérique. Les bénéfices de la surveillance propulsent maintenant l'économie de la surveillance dans l'économie normale, soit celle de l'assurance, du commerce de détail, du secteur bancaire et de la finance, de l'agriculture, de l'automobile, de l'éducation, des soins de santé et plus. Aujourd'hui, toutes les applications et tous les logiciels, aussi anodins qu'ils puissent sembler, sont conçus pour maximiser la collecte de données. Historiquement, de grandes concentrations de pouvoir corporatif ont été associées à des préjudices économiques. Mais quand les données humaines sont la matière première et que les prédictions du comportement humain en sont le produit, alors les dommages sont sociaux plutôt qu'économiques. Le problème est que ces nouveaux dommages sont habituellement vus comme des phénomènes distincts, sans liens les uns avec les autres, ce qui les rend impossibles à résoudre. En fait, chaque étape de dommages engendre les conditions pour l'étape suivante.À l’aube de la troisième décennie du 21e siècle, le capitalisme de surveillance est l'institution économique dominante de notre époque. En l'absence de lois pour le contrebalancer, ce système gère presque tous les aspects de l'activité humaine dans le monde numérique.Tout commence par l'extraction. Pour un ordre économique basé sur l'extraction de données humaines, à grande échelle et de manière cachée, la destruction de la vie privée est une condition inéluctable de ses opérations commerciales. Une fois la vie privée mise au rancart, ces données humaines mal acquises sont concentrées dans les entreprises privées, où elles sont considérées comme des actifs d'affaires à déployer à volonté. L'effet social est une nouvelle forme d'inégalité, reflétée par l'asymétrie colossale entre ce que ces entreprises savent de nous et ce que nous savons d'elles. L'ampleur de cette asymétrie est illustrée dans un document de Facebook coulé en 2018[17], qui décrit son centre d'intelligence artificielle comme ingérant des billions de points de données comportementales chaque jour et produisant six millions de prédictions comportementales chaque seconde. Ensuite, ces données humaines sont transformées en armes, sous forme d'algorithmes de ciblage conçus de manière à maximiser l'extraction, ces algorithmes sont alors retournés contre les sources humaines de ces données, sans qu’elles s’en doutent afin d’accroître leur engagement. Les mécanismes de ciblage ont un impact dans la vraie vie, parfois avec de graves conséquences. Par exemple, selon les Facebook Files[18], M. Zuckerberg utilise ses algorithmes pour renforcer ou perturber le comportement de milliards de personnes. La colère est récompensée ou ignorée. Les reportages journalistiques deviennent plus fiables ou déjantés. Les éditeurs prospèrent ou dépérissent. Le discours politique devient plus laid ou plus modéré. Les gens vivent ou meurent. Parfois, le brouillard se dissipe et révèle le dommage ultime : le pouvoir croissant des géants de la technologie prêts à utiliser leur contrôle sur les infrastructures essentielles d'information afin de concurrencer les législateur-trice-s démocratiquement élu-e-s pour la domination de la société. Au début de la pandémie, par exemple, Apple et Google[19] ont refusé d'adapter leurs systèmes d'exploitation pour héberger des applications de recherche des contacts développées par les autorités de santé publique et soutenues par des élu-e-s. En février, Facebook a fermé plusieurs de ses pages en Australie comme marque de refus de négocier[20] avec le Parlement australien au sujet des redevances pour les contenus d'information. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit du triomphe de la révolution du capitalisme de surveillance, ce sont les législateur-trice-s de toutes les démocraties libérales, en particulier des États-Unis, qui portent le plus lourd fardeau de responsabilité. Ils ont permis au capital privé de gouverner nos espaces d'information pendant deux décennies de croissance spectaculaire, sans aucune loi pour l'entraver. Il y a cinquante ans, l'économiste conservateur Milton Friedman[21] exhortait les cadres américains : « Il n'y a qu'une seule et unique responsabilité sociale de l'entreprise : utiliser ses ressources et s'engager dans des activités conçues pour augmenter ses profits tant qu'elles respectent les règles du jeu ». Même cette doctrine radicale n’envisageait pas la possibilité d'une absence de règles.
Parfois, le brouillard se dissipe et révèle le dommage ultime : le pouvoir croissant des géants de la technologie prêts à utiliser leur contrôle sur les infrastructures essentielles d'information afin de concurrencer les législateur-trice-s démocratiquement élu-e-s pour la domination de la société.
La contre-révolution de la démocratie
Les sociétés démocratiques déchirées par les inégalités économiques, la crise climatique, l'exclusion sociale, le racisme, les urgences de santé publique et l'affaiblissement des institutions ont un long chemin à parcourir avant d’atteindre la guérison. Nous ne pouvons pas résoudre tous nos problèmes en même temps, mais nous n'en résoudrons jamais aucun, à moins de nous rétablir le caractère sacré de l'intégrité de l'information et de la fiabilité des communications. Le fait d'abdiquer nos espaces d'information et de communication au capitalisme de surveillance est à l’origine de la métacrise de toute démocratie, car elle fait obstacle à la résolution de toutes les autres crises. Ni Google, ni Facebook, ni aucune autre entreprise dans ce nouvel ordre économique n'avait comme objectif de détruire la société, pas plus que l'industrie des combustibles fossiles n'avait comme objectif de détruire la Terre. Par contre, comme pour le réchauffement climatique, les géants de la technologie et leurs compagnons de route sont prêts à traiter leurs effets destructeurs sur les personnes et la société comme étant des dommages collatéraux, le produit malheureux, mais inévitable, d'opérations économiques parfaitement légales qui ont produit certaines des entreprises les plus riches et les plus puissantes de l'histoire du capitalisme. Où en sommes-nous aujourd’hui? La démocratie est le seul ordre institutionnel doté de l'autorité et du pouvoir légitimes pour nous faire changer de trajectoire. Si l'idéal de l'autogouvernance humaine doit survivre au siècle numérique, alors toutes les solutions pointent vers une seule solution : une contre-révolution démocratique. Mais à la place des habituelles listes d’épicerie de solutions, les législateur-trice-s doivent procéder avec une compréhension claire de l'adversaire : une hiérarchie unique des causes économiques et de leurs dommages sociaux. Nous ne pouvons pas nous débarrasser des dommages sociaux ultérieurs à moins de rendre illégaux leurs fondements économiques. Cela signifie que nous devons aller au-delà des moyens pris actuellement qui visent les conséquences, comme la modération des contenus et le contrôle des contenus illégaux. De tels remèdes ne traitent que les symptômes, sans contester la légitimité de l'extraction des données humaines, alors que celle-ci finance le contrôle privé des espaces d'information de la société. De la même manière, des solutions structurelles, telles que le démantèlement des géants de la technologie, peuvent être utiles dans certains cas, mais elles n'affectent pas les opérations économiques sous-jacentes du capitalisme de surveillance. Les débats autour de la réglementation des géants de la technologie devraient plutôt se concentrer sur les fondements de l'économie de surveillance, c'est-à-dire l'extraction secrète de données humaines à partir de domaines de la vie qui étaient autrefois considérés privés.Où en sommes-nous aujourd’hui? La démocratie est le seul ordre institutionnel doté de l'autorité et du pouvoir légitimes pour nous faire changer de trajectoire.Les solutions centrées sur la réglementation de l'extraction sont neutres. Elles ne menacent pas la liberté d'expression. Au contraire, elles libèrent le discours social et les flux de l'information de la sélection artificielle d'opérations commerciales qui visent à maximiser le profit et favorisent la corruption de l'information au détriment de son intégrité. Elles restaurent le caractère sacré des communications sociales et de l'expression individuelle. Sans extraction secrète, il n’y a pas de concentration illégitime de connaissances sur les personnes. S’il n’y a pas de concentration des connaissances, il ne peut y avoir d’algorithmes de ciblage. Sans ciblage, des entreprises ne peuvent plus contrôler et gérer les flux de l'information et le discours social, ni façonner le comportement humain pour favoriser leurs intérêts. La réglementation de l'extraction éliminerait les dividendes de la surveillance et donc les incitatifs financiers. Alors que les démocraties libérales ont commencé à relever le défi de réglementer les espaces d'information d'aujourd'hui, détenus par des intérêts privés, nous avons besoin de législateur-trice-s prêts à s'engager dans une réflexion unique autour de questions bien plus fondamentales. Comment devons-nous structurer et gouverner l'information, la connectivité et la communication dans un siècle numérique démocratique ? Quelles nouvelles chartes des droits, quels nouveaux cadres législatifs et quelles nouvelles institutions sont requis pour garantir que la collecte et l'utilisation des données servent les besoins véritables des individus et de la société? Quelles mesures protégeront les citoyens contre un pouvoir non redevable sur l'information, qu'il soit exercé par des entreprises privées ou par des gouvernements? Les démocraties libérales devraient prendre les choses en main, car elles ont le pouvoir et la légitimité pour le faire. Mais elles doivent savoir que leurs alliés et collaborateurs incluent les peuples de toutes les sociétés qui luttent contre un futur dystopique. L'entreprise qu'est Facebook peut changer de nom ou de dirigeant-e-s, mais elle ne changera pas volontairement son modèle économique. Est-ce que l'appel à réglementer Facebook dissuadera les législateur-trice-s de procéder à une remise en cause plus approfondie? Ou provoquera-t-il un sentiment d'urgence accru? Allons-nous enfin rejeter les vieilles réponses et nous libérer pour poser les nouvelles questions, en commençant par celle-ci : que faut-il faire pour que la démocratie survive au capitalisme de surveillance?
Allons-nous enfin rejeter les vieilles réponses et nous libérer pour poser les nouvelles questions, en commençant par celle-ci : que faut-il faire pour que la démocratie survive au capitalisme de surveillance?
[1] En ligne : https://www.nytimes.com/2021/11/12/opinion/facebook-privacy.html [2] En ligne : https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-07-01/facebook-fb-reaps-1-trillion-reward-for-grow-at-any-cost-culture? [3] En ligne : https://www.propublica.org/article/facebook-doesnt-tell-users-everything-it-really-knows-about-them [4] En ligne : https://www.nytimes.com/2021/10/03/technology/whistle-blower-facebook-frances-haugen.html [5] En ligne : https://rss.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1111/j.1740-9713.2012.00584.x [6] En ligne : https://www.cnbc.com/2017/11/21/alphabets-eric-schmidt-why-google-can-have-trouble-ranking-truth.html [7] En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=X3VQro6q3u0&t=5131s [8] En ligne : https://www.nytimes.com/2005/05/26/business/students-startup-draws-attention-and-13-million.html [9] En ligne : https://www.wsj.com/articles/SB120465155439210627 [10] En ligne : https://www.theguardian.com/technology/blog/2009/sep/21/facebook-privacy [11] En ligne : https://money.cnn.com/2008/04/11/technology/facebook_sandberg.fortune/ [12] En ligne : https://www.nytimes.com/2008/03/04/technology/04cnd-facebook.html [13] En ligne : https://www.eff.org/deeplinks/2009/12/facebooks-new-privacy-changes-good-bad-and-ugly [14] En ligne : https://tcrn.ch/3NeZLgI [15] En ligne : https://archive.nytimes.com/www.nytimes.com/external/readwriteweb/2010/01/10/10readwriteweb-facebooks-zuckerberg-says-the-age-of-privac-82963.html [16] En ligne : https://www.visualcapitalist.com/the-biggest-companies-in-the-world-in-2021/ [17] En ligne : https://theintercept.com/2018/04/13/facebook-advertising-data-artificial-intelligence-ai/ [18] En ligne : https://www.wsj.com/articles/the-facebook-files-11631713039 [19] En ligne : https://www.politico.eu/article/google-apple-coronavirus-app-privacy-uk-france-germany/ [20] En ligne : https://www.ft.com/content/cac1ff54-b976-4ae4-b810-46c29ab26096 [21] En ligne : https://www.nytimes.com/1970/09/13/archives/a-friedman-doctrine-the-social-responsibility-of-business-is-to.html
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Lancement – Revue Le capitalisme de surveillance
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Pour une lucidité collective vis-à-vis des GAFAM
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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Delphine Gauthier-Boiteau, avocate criminaliste et candidate à la maîtrise en droit et société à l’UQÀM
Tandis que les Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft (GAFAM1) aimeraient se passer de toute réglementation et de cadre juridique et qu’ils défient constamment l’autorité des États, Alain Saulnier nous incite ici à prendre part à une mobilisation et une action collective pour faire face à ces entreprises privées. Dans ce plaidoyer pour le bien commun et la responsabilisation des instances concernées, l’auteur nous force à comprendre le caractère transversal de la menace que représentent ces géants.

Cet essai fouillé et percutant rend compréhensibles plusieurs des enjeux soulevés par la prolifération et l’accroissement des géants numériques, et il illustre la mesure de l’influence de ceux-ci sur les différentes sphères de notre société qu’ils traversent. Plus particulièrement, Alain Saulnier y appelle à une prise de conscience et à une mobilisation collective vis-à-vis des GAFAM, lesquelles s’avèrent nécessaires pour forcer une responsabilisation et une prise d’action concrète des structures gouvernementales. Force est de constater que sans l’implication de ces organisations, il parait illusoire de penser rétablir le rapport de pouvoir foncièrement inégal qui caractérise notre relation avec ces géants.
Il importe donc notamment que nos gouvernant-e-s actualisent les conditions règlementaires dans lesquelles nous permettons à ces entreprises d’évoluer, ce qui implique a priori de reconnaître ces géants numériques pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire une menace transversale et face à laquelle nous nous trouvons en situation de dépendance (laquelle n’a pu que s’accentuer et se cristalliser par la pandémie de la COVID-19).
D’abord, le libéralisme et le laisser-faire qui caractérisent la posture de plusieurs États (sinon tous) à travers le monde permettent à ces superpuissances de cumuler une richesse inégalée dans l’Histoire, tout en bénéficiant d’évitement fiscal et de taux d’imposition dérisoires. L’auteur illustre ainsi comment ces géants en viennent à représenter une menace au rôle et à la définition de l’État, alors que la mondialisation numérique emporte une interdépendance économique, culturelle et sociale à la fois inégalée et inégalitaire (sur le plan de la souveraineté des États qui peut en découler).
En outre, l’impérialisme américain véhiculé par le biais de ces plateformes numériques porte aussi atteinte à notre spécificité et à notre patrimoine culturel, tandis que les artistes et le contenu culturel francophones et/ou issus des Premières Nations ou métis occupent une place bien réduite dans l’espace culturel et parmi l’offre de contenu mise de l’avant par ces géants.
L’auteur illustre ainsi comment ces géants en viennent à représenter une menace au rôle et à la définition de l’État, alors que la mondialisation numérique emporte une interdépendance économique, culturelle et sociale à la fois inégalée et inégalitaire (sur le plan de la souveraineté des États qui peut en découler).
Tout cela s’accompagne de la difficulté des médias traditionnels à offrir des plateformes ou une offre de contenus comparables, notamment en raison du retard à agir qu’accuse le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications (CRTC), du caractère vétuste de Loi sur la radiodiffusion et de la Loi sur les droits d’auteur, qui se révèle dépassé par l’avènement desdites plateformes2. Alors que d’une part, ces nouveaux médias peuvent agir sans grande contrainte, d’autre part, les médias traditionnels (notamment locaux et/ ou publics) ne peuvent que pâtir de cet indubitable laisser-faire. Par ailleurs, il va sans dire que l’importance d’agir est redoublée, tandis que la désinformation et la propagation de fausses nouvelles par ces plateformes n’ont jamais été aussi visibles que dans le contexte de la pandémie que nous traversons. Pour l’auteur, il importe de repenser la forme des médias et de recentrer la mission de ces derniers qui doivent « se démarquer de la désinformation » ambiante, notamment par des pratiques de gouvernance transparentes et l’indépendance journalistique.
Ensuite, contrairement à ce que l’on pourrait penser, plateforme numérique ou virtuelle ne rime pas avec faible empreinte écologique et à ce titre les GAFAM (tant les installations que les structures sur lesquelles ils reposent) représentent une véritable catastrophe sur le plan écologique alors qu’internet est en voie de devenir la première source mondiale de pollution et que le numérique consomme pas moins de 10 à 15% de l’électricité mondiale.
Et enfin, si les enjeux de surveillance, de collecte et de monétisation des données personnelles des utilisatrices et utilisateurs des plateformes participent à un capitalisme de surveillance3 qui devrait tous nous inquiéter, il appert, au passage, pertinent de mentionner que les personnes judiciarisées (notamment en matières criminelle et carcérale, mais pas uniquement) sont dorénavant exposées à un système judiciaire qui mobilise de plus en plus, et à différents niveaux, ces plateformes et les outils qui en découlent ou qui s’y rapportent4.
Le déséquilibre de pouvoir à l’œuvre ne pourra être rétabli que si les gouvernements et les gouvernant-e-s mettent un terme à leur complaisance, adaptent leurs pratiques et réagissent promptement aux développements de ces géants. Seules une action concertée et la mobilisation d’acteurs sur le plan international permettront d’opposer une résistance efficace à ces forces hégémoniques.
Ce plaidoyer pour le bien commun et la mobilisation des instances concernées permet également de saisir l’ampleur de la menace actuelle, mais aussi de celle qui se profile à l’horizon. Alors qu’Amazon s’infiltre maintenant dans nos universités, qu’il contracte avec le gouvernement du Québec et que les partis politiques ont recours à nos données personnelles (fournies par ces plateformes) pour influencer les élections, il devient tous les jours un peu plus urgent d’opposer une résistance à ces géants numériques pour lesquels, comme le dit Saulnier, l’univers est à conquérir et les frontières n’existent pas.
Seules une action concertée et la mobilisation d’acteurs sur le plan international permettront d’opposer une résistance efficace à ces forces hégémoniques.
Trop peu de personnes semblent saisir l’ampleur des maux et travers suscités par ces plateformes et leur influence grandissante. Cela laisse à penser que notre relation le plus souvent volontaire et de consommation vis-à-vis des services que nous offrent ces entreprises (et qui nous lient à celles-ci) peut expliquer qu’une forme de dissonance cognitive émerge de ce rapport. La contribution à la fois déconcertante et nécessaire proposée par cet ouvrage nous incitera, il faut l’espérer, à rompre de telles attaches.
- L’acronyme GAFAM renvoie à Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft, mais l’auteur renvoie dans cet ouvrage à plusieurs autres plateformes, notamment à YouTube, Netflix, Alphabet, Disney +, etc.
- À la suite de l’élection fédérale de 2021, le Gouvernement du Canada a repris l’engagement de faire adopter une Loi modifiant la Loi sur la diffusion et d’autres conséquences.
- Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Honfleur, Zulma Essais, 2019.
- On peut penser à l’emploi de la visioconférence par les tribunaux judiciaires qui est beaucoup plus largement répandu depuis la pandémie, mais aussi aux liens qui existent entre différents outils qui émanent de la collecte de données personnelles et la justice actuarielle (Bernard E. Harcourt, Against prediction : profiling, policing and punishing in an actuarial age, The University of Chicago Press, 2007)
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Retour sur la crise au Service de police de la Ville de Québec I Profilage racial
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Maxim Fortin, coordonnateur de la Ligue des droits et libertés – Section Québec et politologue Mélina Chasles, stagiaire à la Ligue des droits et libertés – Section Québec et organisatrice communautaire Le profilage racial est l’une des formes de racisme systémique les plus fréquentes et constitue en soi une violation de droits. Pire, lorsqu’une interpellation policière tourne mal, ce profilage est souvent accompagné de violences et de brutalités qui mettent en danger la liberté, la sécurité et même la vie des personnes racisées. Nous avons pu le constater avec le cas de George Floyd aux États-Unis et avec celui de Fredy Villanueva au Québec. Depuis plusieurs décennies déjà, des voix s’élèvent partout dans le monde pour dénoncer cette forme de racisme. À l’automne 2021, un cas de profilage racial et de brutalité policière dans la Ville de Québec a relancé le débat et provoqué une polémique qui a fait de cette question un enjeu désormais central dans le dossier du vivre-ensemble. Le 28 novembre 2021, des policiers du Groupe de relations et d’intervention policière auprès de la population (GRIPP) interpellent des jeunes afro-descendants sur la Grande Allée à Québec, à la sortie des bars. Les agents interviennent dans ce qui apparaît être une dispute entre fêtards éméchés, mais, rapidement, la tension monte d’un cran : les jeunes sentent alors qu’ils sont l’objet d’une attention démesurée de la part des forces de l’ordre. Un jeune homme et une jeune femme sont violemment interpellé-e-s. Le jeune homme est immobilisé au sol et un policier lui envoie de la neige au visage… La jeune femme est elle aussi maîtrisée et immobilisée. Le jeune homme a subi des blessures. Les images de l’arrestation montrant des agents largement supérieurs en nombre rudoyant des jeunes racisé-e-s et utilisant des techniques rappelant celles qui ont causé le décès de George Floyd par arrêt respiratoire ne passent pas : leur publication sur les réseaux sociaux déclenche une salve de dénonciations. Rapidement, le nouveau maire Bruno Marchand fait part de sa volonté de faire la lumière sur cette histoire. L’affaire prend même une dimension nationale alors que le journaliste Antoine Robitaille1, l’humoriste Eddie King2 et le député fédéral Joel Lightbound3 expriment publiquement leurs préoccupations quant à ce dossier. Cinq policiers impliqués dans les événements sont suspendus et une enquête interne est déclenchée. La diffusion des images et la dénonciation des actions du Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) ont un effet inattendu. De nouvelles images sont alors rendues publiques, montrant cette fois-ci des agents du SPVQ brutalisant des personnes blanches dans des contextes où le suspect ne représente pas une menace directe. Le 30 novembre 2021, une nouvelle vidéo est publiée sur les réseaux sociaux. On peut cette fois-ci y voir des agents du SPVQ, membres de l’escouade GRIPP, malmener et blesser un client d’un restaurant du secteur Sainte-Foy lors de son arrestation4. Une autre vidéo est publiée pendant la semaine. Celle-ci montre un client d’un bar du centre-ville se faire projeter contre un mur5. Deux autres vidéos, moins médiatisées, témoignent quant à elles du niveau d’hostilité et d’agressivité des agents du SPVQ à l’égard des citoyen-ne-s lorsqu’ils sont contrariés. C’est donc la diffusion des vidéos de ces arrestations violentes qui mettent en lumière une problématique qui s’ajoute et se lie à celle du profilage racial : la brutalité policière flagrante du SPVQ et plus particulièrement de l’escouade GRIPP.Pour la reconnaissance du profilage racial
Dans la foulée des événements, le collectif d’organisations à l’origine de la fresque publique La vie des noir-e-s compte/ Black Lives Matter Qc6, réalisée à l’été 2021, lance un appel à la mobilisation. La Ligue des droits et libertés – Section Québec, le Collectif 1629 et des groupes de la communauté afro-descendante de Québec organisent une marche le 4 décembre. Cette marche Contre le profilage racial et la brutalité policière réclame notamment la reconnaissance du profilage racial et des engagements fermes pour y mettre un terme. Le 5 décembre, le gouvernement du Québec annonce qu’une Formation pour contrer le racisme et le profilage racial et social sera mise en place pour l’ensemble des corps policiers de la province. La Ville de Québec, visiblement ébranlée par cette histoire, annonce de nouvelles mesures pour rétablir la confiance envers son service de police. Un Plan de développement pour de meilleures pratiques policières est annoncé le 9 décembre. Le SPVQ s’associe à la Chaire de recherche sur l’intégration et la gestion des diversités en emploi (CRIDE) de l’Université Laval afin d’améliorer ses compétences culturelles et se pencher sur la question des possibles biais inconscients7. Elle annonce aussi l’embauche d’un examinateur externe en la personne de Mario Bilodeau. La Ville se montre aussi ouverte à la création d’un registre des interpellations et à une révision du mandat de l’unité GRIPP8.Documenter les interpellations
La poussière est retombée au courant de l’hiver sans que les principales doléances des groupes et personnes racisées dans le dossier du profilage racial n’aient été satisfaites ou réellement entendues. La Ville de Québec et le SPVQ continuent de nier l’existence du profilage racial, sur la base d’un manque de données probantes permettant de le démontrer. Au même moment, la Ville de Québec refuse de produire des données sur l’ethnicité, l’origine ou la couleur de peau des personnes interpellées. Dans le cadre de la Semaine d’actions contre le racisme de mars 2022, les groupes antiracistes de Québec ont lancé une nouvelle mobilisation. Deux des trois revendications de cette mobilisation s’adressent directement à la Ville de Québec. Si la reconnaissance du racisme systémique par le gouvernement québécois fait toujours partie du programme, l’accent, cette année, a été mis sur la demande de documenter les interpellations faites par le SPVQ en utilisant la méthodologie développée par l’équipe de recherche dirigée par les chercheur-se-s Victor Armony, Mariam Houssaoui et Massimiliano Mulone. Précisons que c’est grâce à cette méthodologie qu’il a été démontré que, durant les dernières années, les personnes racisées ont été 2 à 3 fois9 plus interpellées à Montréal et à Repentigny10. La troisième et dernière revendication concerne la tenue d’une nouvelle consultation des groupes de la diversité ethnique et culturelle. Une marche a lieu le 27 mars.La poussière est retombée au courant de l’hiver sans que les principales doléances des groupes et personnes racisées dans le dossier du profilage racial n’aient été satisfaites ou réellement entendues.Quelques semaines avant, la Ville de Québec avait convoqué en comité plénier le SPVQ afin qu’il réponde aux questions des élu-e-s sur son travail. Loin d’avoir à se défendre ou à se justifier, le SPVQ a bénéficié de trois heures d’encensement par des membres du conseil municipal. La Ligue des droits et libertés – Section Québec et l’organisme communautaire Droit de cité11 ont d’ailleurs dénoncé haut et fort cet exercice de promotion. « Les élu-e-s de la Ville de Québec semblent préférer ignorer le sujet du profilage racial dans leurs questions posées au directeur du SPVQ. Bien que le comité plénier portait principalement sur le plan d’action mis en place à la suite des arrestations de l’automne dernier, plus de la moitié des questions posées concernait des sujets ayant pu être abordés à d’autres moments – les plaintes sur le bruit dans les rues, par exemple12». Néanmoins, certains acteurs politiques intéressés par le dossier continuent de faire pression afin d’instaurer des politiques publiques respectueuses des droits humains des personnes racisées. Le député solidaire Sol Zanetti a organisé une assemblée publique en mars sur la question du profilage racial. Plusieurs acteurs et groupes du mouvement antiraciste ont participé à la rencontre. La conseillère municipale Jackie Smith (Transition Québec), seule élue à aborder le profilage lors du comité plénier, a déposé le 21 mars dernier une proposition afin qu’une étude sur l’ethnicité, l’origine et la couleur de peau des personnes interpellées par la police soit réalisée à Québec et que cette étude utilise la méthodologie Armony13. Or, sa proposition ne fut ni appuyée par le comité exécutif ni par aucune autre personne élue du Conseil municipal; elle a donc été rejetée le 4 avril.
Néanmoins, certains acteurs politiques intéressés par le dossier continuent de faire pression afin d’instaurer des politiques publiques respectueuses des droits humains des personnes racisées.
La mobilisation pour faire pression
Que conclure de la crise au SPVQ et des mobilisations récentes contre le profilage racial? Premièrement, soulignons le manque de volonté politique de la Ville de Québec et de ses élu-e-s. Bien que sensibles à la question du racisme, les élu-e-s du Conseil municipal semblent sous-estimer la réalité du profilage racial et le degré de méfiance/défiance qu’il suscite au sein des populations racisées. Deuxièmement, la Ville de Québec semble ne pas vouloir s’opposer à ce que le SPVQ nie l’existence du profilage racial, tout en refusant de produire les données qui attesteraient de son ampleur. Troisièmement, les mobilisations contre le profilage racial ont fait en sorte que les communautés afro-descendantes de Québec sont plus mobilisées, qu’une perspective sociopolitique centrée sur la défense collective des droits et libertés émerge au sein des groupes racisés et que nous pouvons désormais construire un rapport de force avec les autorités afin de maintenir et d’accentuer la pression.- En ligne : https://www.journaldequebec.com/2021/11/30/il-sappelle- pacifique-1
- En ligne : https://www.journaldemontreal.com/2021/11/29/arrestation- musclee-de-pacifique-eddy-king-annule-des-spectacles-a-quebec
- En ligne : https://www.journaldequebec.com/2021/12/01/arrestations- musclees-a-quebec-une-enquete-externe-serait-mieux-selon-lightbound
- En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1844000/enquete- independante-spvq-protofino-police-quebec-intervenation-arrestation
- En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1844406/quatrieme-video- spvq-crise-interventions-musclees-district-saint-joseph
- En ligne : https://www.journaldequebec.com/2021/08/16/black-lives- matter-une-fresque-inauguree-dans-une-rue-de-quebec
- En ligne : https://www.ledevoir.com/societe/653046/le-spvq-se-penchera- sur-ses-possibles-biais-inconscients
- Ibid.
- En ligne : https://spvm.qc.ca/upload/Rapport_Armony-Hassaoui-Mulone.pdf En ligne : https://cridaq.uqam.ca/wp-content/uploads/2021/09/Rapport- Armony-Hassaoui-Mulone-SPVR.pdf
- À Montréal, les personnes noires, autochtones et arabes avaient respective- ment 4,2 fois, 4,6 fois et 2 fois plus de chances d’être interpellées que les per- sonnes blanches, selon le À Repentigny, les personnes noires avaient 2,5 à 3 fois plus de chance d’être interpellées que les personnes blanches.
- En ligne : https://www.lesoleil.com/2022/03/06/un-exercice-dautopromotion-qui-fait-fi-des-abus-policiers-a-legard-de-certaines-citoyenes-52d4d2b93ef3d464a4126c543c931e42
- En ligne : En ligne : http://liguedesdroitsqc.org/2022/03/comite-plenier-des-fleurs-pour-le-spvq-et-des-elu-e-s-qui-tournent-autour-du-pot/
- En ligne : https://wchttp://www.carrefourdequebec.com/2022/03/jackie-smith-veut-documenter-le-profilage-racial-a-quebec/
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Les ficelles du capitalisme de surveillance
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Cynthia Morinville, Ph. D., militante au comité environnement L’importance du capitalisme de surveillance en émergence a été soulignée par l’hebdomadaire britannique The Economist qui titrait en 2017 « Data is the new oil » – les données sont le nouveau pétrole. Si la publication libérale saluait le potentiel de croissance et de productivité d’une économie basée sur les données, leur parallèle vaut aussi pour le côté moins reluisant de l’or noir. Si le pétrole nous a précipités dans une crise sociale et environnementale, les données risquent de nous y enfoncer. Ce système économique a évidemment une empreinte écologique. Mais au-delà de l’impact environnemental d’une consommation effrénée encouragée par le capitalisme, quelle est l’empreinte écologique du capitalisme de surveillance? Quelles infrastructures soutiennent cette économie? Le capitalisme de surveillance repose d’abord sur l’exploitation de mégadonnées, souvent mieux connues sous l’appellation Big Data. Pour que ce système d’exploitation fonctionne, ces données doivent circuler et elles doivent être assemblées en banques à partir desquelles des analyses peuvent être tirées. L’internet est une condition nécessaire à l’émergence d’un capitalisme de surveillance, mais ce sont les récents développements de connectivité accélérée qui ont permis de réaliser le véritable potentiel des données massives. [caption id="attachment_14084" align="aligncenter" width="448"]
L’expansion de la sphère de connectivité
Le capitalisme de surveillance ne se nourrit pas seulement du volume des données, mais aussi de leur type et de leur qualité. On cherche donc constamment à extraire des informations toujours plus précises sur nos habitudes quotidiennes. Des données plus variées demandent aussi plus de connectivité. En terme absolu, on assiste à ce qu’on pourrait appeler une expansion de la sphère de notre connectivité. Bien sûr, les bases de données sont nourries par notre utilisation de la téléphonie mobile et ses nombreuses applications. Elles le sont également par l’intermédiaire d’une collection de cartes de points et de privilège présentées chez les détaillants qui cartographient méticuleusement nos habitudes d’achat. La liste de nos points de connexion s’agrandit rapidement pour inclure certains modèles de voiture, les poignées de porte opérationnelles à distance, les électroménagers dits intelligents nous permettant de cuisiner à partir du bureau ou encore un réfrigérateur nous rappelant d’acheter du lait. L’internet des objets promet de connecter une panoplie d’outils du quotidien à l’internet et offre des gains en efficacité en échange d’un flux ininterrompu de données. Pour réaliser ce monde connecté, il faut produire des appareils supportant la connectivité. En plus de l’empreinte écologique liée à la production d’électroménagers traditionnels, la connectivité de ces nouveaux produits à l’internet requiert de grandes quantités de matériaux et minéraux dits critiques, allant du lithium au cobalt en passant par les terres rares2. En terme simple, plus de connectivité va de pair avec plus de production et d’extraction.Ces données sont stockées dans des centres de données ayant non seulement une empreinte écologique notable à la production, mais aussi une importante empreinte énergétique à l’utilisation.Toutefois, l’empreinte écologique du capitalisme de surveillance ne se limite pas à la production d’appareils technologiques. En effet, l’utilisation de ces technologies a aussi un impact environnemental. Le capitalisme de surveillance repose sur le stockage massif de données qui nécessite un volume grandissant de serveurs. Selon la firme allemande Statista, spécialisée en données concernant les marchés et la consommation, à la fin de 2021, 79 zetabytes3 de données avaient été générées mondialement. On s’attend à ce que ce volume, qui atteignait à peine 2 zetabytes en 2010, surpasse les 180 zetabytes en 2025. Ces données sont stockées dans des centres de données ayant non seulement une empreinte écologique notable à la production, mais aussi une importante empreinte énergétique à l’utilisation. [caption id="attachment_14085" align="aligncenter" width="448"]

Le développement de cet univers connecté a aussi un impact important sur la production de déchets. Le progrès technologique accélère l’obsolescence de ces technologies et raccourcit le cycle de vie de nos appareils.Les changements technologiques sont tels que le réseau 5G ne pourra passer par la même grille de connexion que son prédécesseur. Qu’adviendra-t-il alors de l’infrastructure actuelle? Dans certains endroits, comme les grands centres urbains où l’espace est un enjeu, elle sera remplacée, mais elle sera sans doute aussi laissée en place dans d’autres endroits où son démantèlement serait moins rentable. Dans ces endroits où le recyclage ne saurait générer de nouvelles opportunités économiques, elle deviendra l’artéfact d’une ère révolue un peu comme les stations radars du réseau d’alerte avancé (aussi appelé réseau DEW) qui parsème le territoire nordique de l’Alaska à l’Islande en passant par le Canada et le Groenland. Construites dans les années 1950, ces stations avaient nécessité plus de 30 000 tonnes de matériel acheminées par bateaux et avions afin de construite une ligne de défense visant à détecter les bombardiers soviétiques. Aujourd’hui, ce legs d’une autre époque et cette conception de la surveillance sont principalement laissés à une désintégration millénaire au gré des éléments et cela nous rappelle que la durée de vie courte de nos technologies ne raccourcit pas leur pérennité lorsqu’elles atteignent la fin de vie. Alors qu’on nous promet des gains en efficacité et durabilité, la facture environnementale des technologies de l’information qui soutiennent le capitalisme de surveillance est appelée à grossir de pair avec la croissance de ce modèle économique.
- Pour une exploration fascinante de l’envers de l’internet voir Andrew, Blum, 2012, Tubes: A Journey to the Center of the Internet. New York : Ecco.
- Anthony Y. Ku, 2018. Anticipating critical materials implications from the Internet of Things (IOT): Potential stress on future supply chains from emerging data storage Sustainable Materials and Technologies, 15, 27-32. Le terme « terres rares » désigne un ensemble de 17 éléments du tableau périodique reconnus pour leurs propriétés magnétique et conduc- trice. Les gisements de terres rares coïncident souvent avec ceux d’autres éléments plus dangereux tels que l’uranium, le thorium, l’arsenic, le fluor et divers métaux lourds pouvant rendre leur extraction particulièrement dommageable pour l’environnement.
- Un zetabyte est égal à 1 000 000 000 000 gigabites (GB), mille milliards de GB, ou 1012
- En ligne : https://wgstatic.com/gumdrop/sustainability/google-2021- environmental-report.pdf
- En ligne : https://www.itu.int/en/ITU-T/climatechange/Documents/ITU%20 AI4EE%20-%20George%20KAMIYA.pdf
- Ces équivalences sont tirées du Global E-Waste Monitor 2017, et ajustées avec les données mises à jour en 2019
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Les dangers de la lutte contre les méfaits en ligne – Proposition du gouvernement du Canada
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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Tim McSorley, coordonnateur national, Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC)
Au cours des deux dernières décennies, nous en sommes venu-e-s à dépendre des plateformes en ligne pour des besoins de base, la communication, l’éducation et le divertissement. En ligne, nous voyons le bon – l’accès à des informations autrement difficiles à trouver, la communication avec des êtres chers – et le mauvais. Le mauvais englobe souvent des méfaits que nous connaissons bien, notamment les discours haineux, le racisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie, l’exploitation sexuelle de mineurs, l’intimidation et l’incitation à la violence, avec de nouvelles formes de harcèlement et d’abus qui peuvent se produire à une échelle beaucoup plus grande, et avec de nouveaux moyens de diffuser des contenus préjudiciables et illégaux.
Plusieurs sites de médias sociaux se sont engagés à remédier à ces méfaits. Toutefois, les modèles commerciaux axés sur la rétention de l’engagement de l’utilisateur, peu importe le contenu se sont avérés être incapables d’y parvenir. Les chercheurs ont constaté que lorsque ces plateformes en ligne suppriment du contenu préjudiciable, ce sont souvent les communautés qui subissent du harcèlement qui subissent le plus de censure. Par ailleurs, des gouvernements à travers le monde ont utilisé le prétexte de la lutte contre le discours haineux et les méfaits en ligne pour censurer et réduire au silence des opposants, notamment des défenseurs des droits humains.
Le gouvernement canadien promettait depuis 2019 de s’attaquer à ce problème, en le situant explicitement dans le cadre de la lutte contre la haine en ligne. Fin juillet 2021, le gouvernement a finalement dévoilé son projet pour s’attaquer aux méfaits en ligne, en même temps qu’il amorçait une consultation publique. Le fait que la consultation ait lieu au cœur de l’été, avec une élection imminente à l’horizon, a immédiatement suscité des inquiétudes. Quand les élections ont été déclenchées quelques semaines plus tard, les tables rondes avec des représentant-e-s du gouvernement qui pouvaient répondre aux questions concernant le projet ont été annulées.
L’approche du gouvernement était mauvaise et le projet lui-même encore pire. Comme l’a décrit Daphne Keller, chercheuse en cyberpolitique, la proposition initiale du Canada était « comme une liste des pires idées dans le monde – celles que les groupes de défense des droits humains – combattent dans l’UE, en Inde, en Australie, à Singapour, en Indonésie et ailleurs ».
Les chercheurs ont constaté que lorsque ces plateformes en ligne suppriment du contenu préjudiciable, ce sont souvent les communautés qui subissent du harcèlement qui subissent le plus de censure.
Quels étaient certains de ces problèmes?
Tout d’abord, plusieurs groupes ont exprimé des inquiétudes sur la portée de la proposition qui tentait de créer un seul système pour traiter cinq types de méfaits très différents – le discours haineux, le partage non consensuel d’images intimes, le matériel d’abus sexuel d’enfant, le contenu incitant à la violence et le contenu terroriste – et qui nécessitaient des solutions distinctes et spécifiques. En effet, ce qui est efficace dans un cas peut être inutile, voire nuisible, dans un autre.
Ensuite, l’inclusion du contenu terroriste était problématique en soi. Depuis que le Canada s’est joint à la guerre contre le terrorisme en 2001, nous avons vu comment l’application des lois sur le terrorisme a mené à la violation de droits humains, en particulier parce que la définition de terrorisme peut être détournée à des fins politiques. Pourtant, on voulait demander à des entreprises de médias sociaux d’identifier le contenu terroriste et, sur cette base, de signaler ce contenu et ses utilisateurs-trices à la police. C’était la recette parfaite pour induire du profilage racial et politique, en particulier envers les musulman-e-s, les autochtones et d’autres groupes de personnes racisées, et la violation de leurs droits et libertés.
Troisièmement, le projet aurait créé un nouveau et vaste régime de surveillance, appliqué par les entreprises de médias sociaux. Ces entreprises seraient ainsi tenues de surveiller tout le contenu visible et publié sur leurs plateformes au Canada, de le filtrer pour détecter les méfaits et de prendre « toutes les mesures raisonnables » pour bloquer le contenu préjudiciable, même en utilisant des algorithmes automatisés. Les plateformes devraient aussi agir dans un délai de 24 heures contre tout contenu signalé par des personnes utilisatrices – un délai incroyablement court. Avec des pénalités pouvant atteindre des millions de dollars, les plateformes auraient été incitées à supprimer le contenu d’abord, quitte à en assumer les conséquences par la suite. Cela serait une incitation massive à la censure de contenus controversés, même légaux.
Comme quatrième problème identifié, notons celui des nouvelles règles qui obligeraient les plateformes à partager automatiquement des informations avec les forces de l’ordre et les agences de sécurité nationale, privatisant encore davantage la surveillance et la criminalisation des internautes. Cela signifiait non seulement que les plateformes décideraient quel contenu supprimer, mais aussi qui et quoi devrait être signalé à la police. Comme l’ont souligné plusieurs critiques, impliquer davantage la police et les agences de renseignement n’est pas une approche souhaitable quand il s’agit de traiter les préjudices causés à des groupes qui font déjà face à des niveaux de criminalisation plus élevés.
Pourtant, on voulait demander à des entreprises de médias sociaux d’identifier le contenu terroriste et, sur cette base, de signaler ce contenu et ses utilisateur-trice-s à la police. C’était la recette parfaite pour induire du profilage racial et politique […]
Le projet a aussi avancé l’argument ahurissant, qu’on devrait accorder au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), sans justifications, une nouvelle forme de mandat qui simplifierait le processus pour obtenir les données de base sur les abonnés, ceci afin de faciliter les enquêtes sur les méfaits en ligne. Cela survient à un moment où des tribunaux ont critiqué le SCRS pour avoir enfreint des exigences de mandats plus strictes déjà en place.
Finalement, l’une des leçons claires tirées d’autres pays est la nécessité d’établir des règles rigoureuses en matière de transparence et de reddition de comptes, tant pour les plateformes que pour l’organisme responsable d’appliquer la réglementation sur les méfaits en ligne. Malheureusement, le projet du gouvernement canadien ne prévoyait pas de divulgations publiques significatives et comportait très peu d’exigences de transparence et de reddition de comptes.
Derniers développements
En février 2022, le ministère du Patrimoine a publié un rapport intitulé Ce que nous avons entendu, dans lequel il reconnaissait plusieurs des questions valables concernant l’approche du gouvernement. Il a annoncé un nouveau processus de consultation mené par un nouveau groupe consultatif d’expert-e-s pour examiner ces questions et formuler des recommandations sur ce que devrait être l’approche du gouvernement. Il est important de noter que le processus et les délibérations du groupe seront rendus publics.
Nous en sommes maintenant aux toutes premières étapes de ce processus. D’un côté, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’une victoire : des groupes issus de secteurs très différents ont ensemble fait part de leurs préoccupations concernant un projet législatif vicié, et le gouvernement a accepté de le revoir. Cependant, une première lecture des documents d’orientation du nouveau projet envoie des messages contradictoires.
Le gouvernement semble concéder qu’un système basé principalement sur la suppression de contenu et sur une surveillance accrue est inacceptable. Les documents d’information mettent aussi davantage l’accent sur la protection de la liberté d’expression et de la vie privée.
En même temps, ces documents s’appuient explicitement sur un nouveau modèle britannique, présenté dans un projet de loi sur la sécurité en ligne et connu sous le nom de devoir de diligence. Bien que ce modèle soit basé sur l’idée que les plateformes doivent assumer la responsabilité de leurs actions, il a aussi été l’objet de vives critiques pour cibler lui aussi les contenus lawful but awful (légal mais ignoble). Par légal mais ignoble, on entend des contenus et des activités qui, bien que légaux, peuvent être considérés comme préjudiciables. Le problème est que les plateformes seraient non seulement tenues de déterminer si un contenu est illégal – ce qui peut déjà être difficile – mais aussi si un contenu légal doit être considéré comme préjudiciable. Ce flou pourrait conduire à une suppression et à une censure encore plus large de contenus.
Parallèlement à la nouvelle approche, l’idée de traiter les cinq mêmes méfaits dans le cadre d’un seul système demeure envisagée ainsi que le signalement obligatoire aux forces de l’ordre, bien que formulée différemment.
Divers groupes, dont la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC), continuent de travailler ensemble pour répondre aux propositions du gouvernement et pour développer des réflexions sur la meilleure façon de combattre les méfaits en ligne. Il s’agit manifestement d’un problème complexe, et il est plus facile d’en pointer les défauts que de développer des solutions concrètes. Ce qui semble clair, cependant, est que le fait de donner aux plateformes en ligne privées le pouvoir d’exercer une surveillance accrue et de supprimer du contenu non seulement ne résoudrait pas le cœur du problème, mais créerait davantage de dommages. Les gouvernements doivent plutôt investir dans des solutions hors ligne pour combattre les racines du racisme, de la misogynie, du sectarisme et de la haine. Il est tout aussi important que les gouvernements s’attaquent aux modèles commerciaux des plateformes de médias sociaux qui tirent profit de la surveillance et utilisent des contenus qui provoquent l’indignation et la division pour susciter l’engagement et fidéliser le public. Tant qu’il y aura des profits à faire en alimentant ces préjudices, nous ne pourrons jamais les éliminer vraiment.
Le problème est que les plateformes seraient non seulement tenues de déterminer si un contenu est illégal – ce qui peut déjà être difficile – mais aussi si un contenu légal doit être considéré comme préjudiciable. Ce flou pourrait conduire à une suppression et à une censure encore plus large de contenus.
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Les deux années de pandémie n’auront pas été une école de la démocratie
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Stéphanie Mayer, Ph. D., enseignante de science politique au Cégep, vice-présidente de la Ligue des droits et libertés Pour les fins de la mémoire collective, il importe de rappeler quelques pans de l’histoire pandémique des derniers mois. En vertu de la Loi sur la santé publique du Québec, le gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), par la voix du premier ministre François Legault, a déclaré le 13 mars 2020, l’état d’urgence sanitaire (EUS) dès les premiers moments de la pandémie de la COVID-19. Notons que l’EUS est une disposition exceptionnelle qui permet à l’État d’agir en contexte d’urgence, c’est-à-dire lors d’une situation extraordinaire qui demande une attention immédiate. Dans de telles circonstances, tous et chacun-e a la juste attente que le gouvernement y apporte toute son attention par-delà la partisanerie. De plus, très peu contestent qu’une fois la COVID-19 déclarée mondiale, il y avait urgence d’agir, ni la part d’improvisation que cette pandémie impliquait. Selon la Ligue des droits et libertés (LDL), cette situation n’excuse pas les dérapages et les violations de droits humains auxquels sa gestion a donné lieu (pensons aux couvre-feux, aux nombreux constats d’infraction, à la limitation du droit de manifester, au déni de droits aux personnes itinérantes ou incarcérées).Banalisation de l’état d’urgence sanitaire et les tendances autoritaires de la CAQ
Deux ans plus tard, après des ressacs et des vagues de contagion ainsi que des variations sur les mesures populationnelles, l’EUS est encore en place, ayant été renouvelé 113 fois en date du 18 mai 2022, aux 10 jours environ comme le permet la loi, sans consulter les parlementaires. Pour la LDL, il est devenu évident que le gouvernement s’accommode bien des pouvoirs conférés par cette loi, qu’il considère les consultations citoyennes et les débats démocratiques comme du sable dans l’engrenage de sa gestion de la pandémie. Plusieurs des ténors de la CAQ – son chef a fortiori – agissent comme des chef-fe-s d’entreprises ou des pères de famille alliant autoritarisme et paternalisme – par chance, le discours guerrier contre la COVID-19 ne nous a pas été resservi. On nous a demandé d’être dociles, de respecter les consignes, de se faire vacciner, d’être patient-e-s. Notre confiance comme un chèque en blanc : on ne nous a jamais demandé notre avis directement ou si peu, indirectement par le truchement des élu-e-s au Parlement à Québec. Sans nier le caractère extraordinaire de la pandémie, des voix se sont élevées depuis plus d’un an pour exiger la fin de l’EUS et le rétablissement des débats parlementaires à l’Assemblée nationale (AN). D’ailleurs, une campagne à l’initiative de la LDL a été lancée en mai 2021, appuyée par 128 organisations de divers horizons, pour réclamer la fin de l’état d’urgence au Québec. Malgré le soutien manifesté à l’endroit de notre campagne, il faut rappeler combien il était – et il demeure – difficile de formuler un discours critique à l’encontre des mesures du gouvernement sans se voir délégitimer ou reléguer à la posture fourre-tout de complotistes ou d’antivaccins. Plus encore il a fallu – et il faut encore – user d’une imagination communicationnelle pour susciter un peu d’indignation à l’égard du maintien banalisé de l’EUS. Or, il nous semble que ce dernier soit une normalisation d’une gestion autoritaire des questions sociales par le gouvernement et une perte évidente de pratiques démocratiques.Notre confiance comme un chèque en blanc : on ne nous a jamais demandé notre avis directement ou si peu, indirectement par le truchement des élu-e-s au Parlement à Québec.[caption id="attachment_14076" align="aligncenter" width="448"]

« Fausse levée de l’état d’urgence sanitaire » : le projet de loi 28 est une illusion
Affirmer que le gouvernement de CAQ apprécie les pouvoirs conférés par l’EUS et qu’il y trouve son confort serait un euphémisme comme en atteste le PL 28 – Loi visant à mettre fin à l’état d’urgence – déposé le 31 mars 2022 par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé. On aurait tort de faire confiance au titre, car le PL 28 ne vise pas dans les faits à mettre fin à l’EUS; au contraire, il le prolonge. En l’état, le PL 28 permet au gouvernement de se prévaloir de différents pouvoirs discrétionnaires (résultant de décrets, mesures et arrêtés adoptés sous l’état d’urgence sans consultation parlementaire), jusqu’au 31 décembre 2022. La LDL n’a pas raté l’occasion d’aller devant la Commission de la Santé et des Services sociaux du Québec, le 6 avril 2022, pour dénoncer ce qui nous semble une aberration en termes de droits humains et de pratiques démocratiques. La LDL devant la Commission s’est exprimée en ces termes : À vrai dire, le PL 28 propose une sortie progressive de l’état d’urgence afin de prolonger les mesures d’urgence qui avantagent et protègent le gouvernement et non la population. [Si le PL 28 est adopté, il aura] pour effet de maintenir un droit des rapports collectifs de travail d’exception dans les domaines de la santé et de l’éducation en conférant [au gouvernement] la noblesse d’un vote de l’Assemblée nationale. [Si le PL 28 est adopté, il] n’absout en rien deux années de gestion autoritaire et ne corrige d’aucune façon l’absence de débats ou de mécanismes consultatifs ayant entouré l’adoption effrénée d’une pléthore de décrets et d’arrêtés ministériels depuis mars 2020 (Mémoire de la LDL, avril 2022)1. Si le PL 28 est adopté à l’AN, ce sera parmi les premiers véritables débats parlementaires et probablement l’un des derniers, au sujet la gestion de la pandémie par le gouvernement de la CAQ, en raison de l’imminence du déclenchement des élections provinciales. Dans le parlementarisme québécois et devant un gouvernement majoritaire, le rôle conféré aux partis de l’opposition dans notre démocratie représentative reste réduit et depuis deux ans, quasiment nul. À ce titre, rappelons que François Legault s’est fait élire en promettant de réformer le mode de scrutin et que le PL 39 – Loi établissant un nouveau mode de scrutin – a été abandonné, lequel envisageait de mettre en place un mode de scrutin proportionnel avec compensation régionale. Le maintien de l’EUS a permis de mettre hors champ des débats parlementaires la question de la gestion par la CAQ de la pandémie et plus largement, celle de la santé et de son système public affaibli par des années de politiques néolibérales. Il ne faut pas être dupes du calendrier électoral automnal! Il est quasiment impossible que le ministre Dubé rende des comptes de sa gestion des deux dernières années devant l’AN dans les délais prévus par la Loi sur la santé publique du Québec avant que la chambre ne soit dissoute et les élections déclenchées. En d’autres mots, le gouvernement tente, avant les élections, d’avoir l’assentiment des parlementaires pour se laver les mains de toute reddition de compte concernant la gestion pandémique et de ses abus avérés de la disposition de l’EUS.Prendre soin de nos solidarités pour lutter et faire société
Face à tous les gouvernements et plus particulièrement lorsqu’il se révèle être si ouvertement favorable à des politiques publiques d’austérité et lorsqu’il adopte des pratiques autoritaires de gestion de la population, comme c’est le cas pour la CAQ, les titulaires des droits – c’est-à-dire nous – ont le besoin voire le devoir d’être solidaires et organisé-e-s pour remettre les autorités face à leurs devoirs en termes de droits humains et de pratiques démocratiques, pour exposer nos vues sur l’immédiat et l’avenir. Or, le maintien sur la durée de l’EUS illustre notre lente accoutumance à la gestion bureaucratique et autoritaire du social : ce qui est à l’antipode d’une l’école de la démocratie. Si le néolibéralisme altère subtilement les relations sociales, nous soumettant à des logiques de performance et de compétition mutuelle, la pandémie de la COVID-19 aura, pour sa part, exacerbé ce mouvement de manière pernicieuse en faisant des autres des dangers : des transmetteurs de la maladie. Le spectre de la contagion affectera durablement nos manières d’interagir, de s’approcher, de se soutenir, d’être ensemble, de s’aimer, de s’entraider... L’individualisme, l’isolement et la peur d’être contaminé-e-s par les autres ont mis à rude épreuve nos solidarités, des conditions qui laissent le champ libre à des gouvernements peu démocratiques.Les titulaires des droits – c’est-à-dire nous – ont le besoin voire le devoir d’être solidaires et organisé-e-s pour remettre les autorités face à leurs devoirs en termes de droits humains et de pratiques démocratiques, pour exposer nos vues sur l’immédiat et l’avenir.Saviez-vous que la Ligue des droits et libertés fêtera en 2023 son 60e anniversaire? Le contexte nous force à admettre que la défense collective des droits humains et leur réalisation reste tributaire des mobilisations sociales. La pandémie de la COVID-19 aura brutalement rappelé la précarité structurelle des droits sociaux au Québec (par exemple : la santé, l’éducation, le logement, la culture, le travail) et pour la réalisation pleine et entière des droits humains, leur interdépendance demeure une condition. Alors que l’avenir est incertain, les luttes en faveur des droits humains devraient être un lieu de convergence afin que la société soit plus juste, inclusive et solidaire. Heureusement, le calendrier des activités du 60e anniversaire de la LDL permettra, entre autres, de prendre la mesure des luttes sociales et politiques conduites depuis 1963 et celles qui nous attendent collectivement, voilà déjà une belle manière de prendre soin de nos solidarités pour continuer à faire société.
- En ligne : https://liguedesdroits.ca/memoire-le-pl-28-est-une-illusion-letat-durgence-continue/
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Haïr la Palestine – Sionisme et effacement

YEAR AFTER YEAR
L’assassinat de la journaliste d’Al-Jazeera Shirine Abou Aqleh par les forces d’occupation israéliennes à Jénine, le mercredi 11 mai 2022, a donné à la question palestinienne sa petite lucarne annuelle de visibilité dans le Nord global. Ainsi va la vie.
En 2021, c’était le sanglant épisode causé par la tentative d’occupation du quartier de Sheikh Jarrah par des colons juifs et les provocations policières à Al-Aqsa. En 2020, le tragi-comique plan Trump et les normalisations des monarchies et émirats arabes corrompus avec Israël. En 2018, l’arrestation d’Ahed Tamimi. Ahed, certes, était Palestinienne, mais blonde et non-voilée. C’est assez pour semer la dissonance cognitive dans le Nord global, qui frémit d’une passagère mais sincère émotion pour cette jeune fille qui aurait mérité d’être Ukrainienne. Et ainsi pourrions-nous remonter, d’année en année, jusqu’en 2000, ou en 1987, ou en 1973, ou en 1967, ou en 1948. Ainsi, tristement, va la vie.
Chaque année, donc, pendant quelques jours, au mieux quelques semaines, on bavarde. En France, les sionistes sionisent, violemment comme Meyer Habib, Valls ou Finkielkraut, ou modérément comme la cohorte des défenseur·se·s interchangeables de la petite solution à l’amiable. Les marches pour la Palestine sont passées au détecteur d’Allah-akbars. Ou réprimées. Ou interdites. Les Blanc·he·s, êtres pacifiques par excellence, sont bien sûr peiné·e·s de la « recrudescence » du « conflit au Proche-Orient », forcément incompréhensible, sans lien avec leur propre histoire assurément. Iels s’inquiètent cependant du risque qu’on leur importe ce conflit dans leur petite vie de Blanc·he·s du capitalisme tardif, par exemple au moyen de manifestations à Barbès ou à Châtelet-Les-Halles où il y a déjà trop d’Arabes en temps normal. Le « conflit au Proche-Orient », c’est proche bien sûr, mais c’est tout de même en Orient. C’est marqué dans le nom.
Ainsi va la vie.
PALESTINE INTROUVABLE
Il y a un peu plus d’un an, lors du précédent épisode de cette passionnante série, qu’on pourrait appeler « Pourquoi tant de haine ? », lundimatin publiait un texte intitulé « Penser la Palestine ». Il était présenté comme potentiellement polémique, mais de nature à « permettre de réfléchir ». Ceci parce qu’il était signé Stéphane Zagdanski, un écrivain assurément doté d’un savoir non-négligeable. Ce très très gros savoir s’exprime dans ce texte par une accumulation d’idées générales, formulées tantôt en phrases tirées du génie propre de leur auteur, tantôt par citations empruntées au tout venant : Kafka, l’historien sioniste Walter Laqueur, Libé, Maxime Nicolle….
Les lignes stupides et condescendantes (« Antisionistes, apprenez à penser ») signées Stéphane Zagdanski ne m’intéressent pas en tant que telles. En dépit de son arrogance, de son culte infantile des granzauteurs dont il aura sa vie entière omis de se demander qui les sacre tels et pourquoi, de ses écrits lamentables et dégradants sur « l’Afrique », « les Noirs » et surtout « les Noires » [2], qu’il prend pour des éloges comme le bonhomme d’Oliver Sacks sa femme pour un chapeau, Stéphane Zagdanski se montre parfois capable de réflexions profondes et son travail sur les textes sacrés du judaïsme et sa mystique forme une honnête et originale introduction pour le profane en la matière [3]
Si j’entreprends de gloser ici sa prose pourrie, c’est pour deux raisons. D’abord parce que lundimatin vaut mieux que ce torchon. Ensuite parce que le texte s’intitule « Penser la Palestine » et qu’il se distingue de bout en bout par l’oubli symptomatique d’un détail. Ce détail s’appelle la Palestine, c’est-à-dire rien de moins que l’objet qu’il s’assigne. Stéphane Zagdanski, sur ce point, ne fait qu’exprimer, exemplairement quoiqu’à à son insu, ce qui fonde l’idéologie sioniste : l’oblitération. Le postulat fondamental du sionisme est le suivant : la Palestine n’existe pas. Intéressant.
Néo-libéralisme en Israël, rapport entre mystique juive et capitalisme : tant de passionnants hors-piste s’esquissent dans ce texte. Leur seul tort est de n’avoir rien à voir avec le début d’une pensée sur la Palestine. Stéphane Zagdanski digresse également sur le statut du signifiant « Juif » chez Alain Badiou et l’antisionisme prétendument endémique dans le star system et le monde académique français. Ces problèmes, à coup sûr, passionnent Palestinien·ne·s et Israëlien·ne·s jusqu’à l’insomnie, et aident grandement à éclairer leurs rapports. Qui n’a entendu retentir, sur l’esplanade des Mosquées, l’insupportable cri de « Badiou Akbar », qui attise rage et peur le long du Mur des Lamentations ? La clé de Sheikh Jarrah ? À l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, camarades ! Sur la montagne Sainte-Geneviève, où de toute éternité rôtit la cuisse de Jupiter, dont la réalité entière suinte par grasses gouttelettes de Pensée. Misère bavarde des khâgneux éternels.
Et la Palestine, Zagdanski ? Bien sûr, dans le texte, le mot apparaît parfois, sans quoi la ficelle serait trop grosse. Quand c’est par l’auteur, c’est entre guillemets : « la “Palestine” ottomane ». Franz Kafka, repeint en good cop du sionisme à longueur de citations, les omet dans les passages produits : « Il y a de plus en plus de Juifs qui retournent en Palestine. » Bien sûr, Kafka a tort, ou a oublié. Le texte sacré des Ottomans, la Torah, s’exprime clairement, Exode XXIII, 31 : וְשַׁתִּי אֶת-גְּבֻלְךָ, מִיַּם-סוּף וְעַד-יָם פְּלִשְׁתִּים וּמִמִּדְבָּר עַד-הַנָּהָר (traduction d’André Chouraqui : « Je placerai ta frontière de la mer du Jonc jusqu’à la mer des Pelishtîms, du désert jusqu’au fleuve »). L’origine allogène du mot « Palestine » ainsi établie, on voit la pertinence des guillemets. On n’en saura pas plus à ce propos. Rien sur ce qu’il a bien pu recouvrir à l’âge du fer, au temps des tribus, des royaumes d’Israël et de Juda, sous Babylone, sous les Achéménides, sous les Parthes et les Grecs, sous les princes Hasmonéens, sous les Romains et les Byzantins, sous les Arabes et les Croisés. Pas même sous Mahmoud Abbas. Inutile. Car tout ça, c’est de l’histoire, et notre guide nous prévient d’emblée : l’histoire n’existe pas. Du moins avant que les Ottomans n’inventent la “Palestine”.
DE L’INCOMPARABLE
Sur les Palestinien·ne·s, c’est un peu plus disert. Zagdanski leur reconnaît le statut de « population ». Comme toute population indigène, ces gens sont dotés d’aspirations confuses, nimbées de mystère : « Nul ne sait ce que désire vraiment la population palestinienne, qui n’a pas et n’a jamais eu voix au chapitre. » Rappelons qu’en France, septième puissance mondiale et bonne mère pour les sien·ne·s, d’excellentes prothèses auditives sont à la disposition de chacun·e et (bien mal) couvertes par la sécurité sociale. Elles permettraient peut-être à notre guide d’entendre ce que l’écrasante majorité des Palestinien·ne·s des territoires de 1948, de Cisjordanie, de Gaza et de la diaspora exprime en fait de désir depuis la Nakba et même avant : le droit à sa terre et à la maîtrise de son destin collectif.
L’ennui, c’est que les Palestinien·ne·s forment une population comme les autres. Une population bof. C’est leur différence avec le peuple juif, et ceci pour les raisons suivantes : « Le peuple juif, par son histoire, par son rôle livresque et métaphysique dans la constitution spirituelle de l’Occident chrétien et de l’Orient musulman est incomparable avec un autre peuple de ces deux immenses régions du monde. » Je voudrais m’arrêter sur cette phrase et lui donner le bénéfice du doute.
Le terme « incomparable » est porteur d’une ambiguïté venimeuse. Selon le Larousse, il peut désigner « ce qui est très différent, ce qui ne peut être comparé ». Sous cet angle, celleux qu’on appelle communément les Juif·ve·s (je ne m’étends pas ici sur le mot « peuple » par souci de brièveté) possèdent sans conteste un génie propre d’une part, d’autre part une empreinte particulière sur les deux « immenses régions » dont il est question, du fait de sa dissémination sur le pourtour méditerranéen et au-delà. Ces très estimables qualités lui sont inaliénables, comme le sont les qualités propres à tout autre groupe humain de ces régions et de toutes les autres. Exemple au hasard : les Palestinien·ne·s.
Par conséquent, si c’est en ce sens que Zagdanski emploie le mot, son propos est juste mais sans grand intérêt et un peu mièvre. Il cache en toute vraisemblance son ignorance quasi-totale des cultures turque, kurde, arménienne, arabe, amazighe ou égyptienne, ainsi que de celles des Balkans, du pourtour de la Mer Noire, de l’Iran ou de l’Afghanistan. Cette ignorance n’est pas un crime. Rien qu’une banalité, et un impensé.
La seconde définition d’« incomparable » est la suivante, et je souligne : « qui l’emporte par ses qualités, qui ne peut être égalé ». Si nous retenons cette acception, l’énoncé que nous commentons est un énoncé suprémaciste. Pour prévenir tout procès d’intention, voici la définition que ce même dictionnaire donne du terme suprémacisme. « Nom masculin (de suprématie) : Idéologie qui postule la supériorité d’un peuple ou d’une civilisation sur tous les autres, et légitime ainsi leurs aspirations hégémoniques. » À la lettre, défendre l’État d’Israël et sa politique coloniale au titre de l’incomparabilité des Juif·ve·s relève de ce qu’énonce cette définition.
Sionistes, apprenez à vous penser.
MORT EN PALESTINE
Zagdanski reconnaît un deuxième trait aux Palestinien·ne·s : leur tendance à mourir en nombre conséquent sous les balles de Tsahal. Et ici, c’est le point Godwin qui lui sert d’excuse : toutes les guerres font des morts, et les jeunes garçons palestiniens « embrigadés par le Hamas » valent bien les adolescents allemands embrigadés par le nazisme : victimes innocentes, mais servant une cause injuste. Ici, il faudra d’abord rappeler à Stéphane Zagdanski qu’à la différence des troupes fanatisées des Hitler Jungend, les adolescents palestiniens en arme ne servent aucun projet d’hégémonie mondiale, de mise en esclavage de leurs voisins ni de conquête d’un espace vital fantasmé comme celui de leur race. Ils sont, ni plus ni moins, les descendants des habitant·e·s qui se trouvaient sur le territoire de l’actuel État d’Israël avant sa création, qui peuplaient par exemple les 418 villages détruits en 1948, ou la zone nommée Cisjordanie, désormais contrôlée à 60% par Israël et grignotée de jour en jour par des colons fanatisés ultra-violents, ou encore al-Quds/Jérusalem aux trois quarts volée dont les derniers habitant·e·s palestinien·ne·s, en zone est, sont jour et nuit harcelé·e·s par leurs voisinage prédateur.
Puisque Stéphane Zagdanski préfère les histoires à l’Histoire, en voici une. Elle se passe dans la vieille ville d’al-Quds/Jérusalem, le 16 mai 2022, où je me trouvais en train de dîner avec un être cher. Nous sommes le lendemain des funérailles de Shirine Abou Aqleh, où le monde entier a pu voir la police israélienne s’attaquer non seulement au cortège venu accompagner la journaliste et lui exprimer sa reconnaissance, mais au cercueil même. Ce jour-là, un autre cercueil est remis par les occupants. Le corps qui se trouve dans ce cercueil n’est pas celui d’une journaliste chrétienne connue mondialement, mais d’un homme de 23 ans dont le nom est Walid Al Sharif. En tant qu’homme et en tant que musulman, il n’intéresse pas la presse du Nord global. Trois jours plus tôt, il était décédé des suites des blessures que lui avaient infligé l’armée israéliennes le 22 avril sur l’Esplanade des Mosquées. Ce jour-là, Walid avait lancé des pierres en direction du Mur des Lamentations voisin, en réaction aux intrusions israéliennes violant le statu quo sur les lieux saints de la ville. D’après la presse israélienne, il est mort d’une crise cardiaque et les images de l’émeute du 22 avril confirment l’absence de tirs contre lui. Ces images, naturellement, sont introuvables en ligne.
Les autorités israéliennes ont retenu le corps de Walid trois jours après sa mort, tenté de tordre le bras à sa famille pour la forcer à l’autopsier contre son gré, cherché à imposer des funérailles en pleine nuit pour éviter qu’elles ne soient suivies. Finalement, les funérailles sont prévues vers 19 heures. La foule des Palestinien·ne·s de Jérusalem Est réunie à Bab Al-Asbat scande : « Par l’âme et par le corps, nous nous sacrifions pour toi Walid. » Nous nous trouvons à 15 mètres de cette foule. À 19h05, les tirs commencent à retentir, les gaz lacrymogènes et les grenades assourdissantes fusent, un mouvement de foule commence à se dessiner dans les ruelles qui séparent Bab al-Asbat de Bab al-Sahra. Des soldates israéliennes lourdement armées courent après des adolescents. Des dizaines de garçons et de jeunes hommes arrivent de Bab al-Sahra, nous croisant pour se rendre sur les lieux de l’affrontement naissant. J’en vois un passer, 16 ans tout au plus. La blessure qu’il a à l’œil a brûlé sa peau et la fait pendre sur sa joue. Et pourtant, tout adolescent qu’il est, tout dévisagé et meurtri qu’il est, il descend vers Bab al-Asbat où les tirs résonnent, d’un pas sûr, tranquille. Est-ce le Hamas qui lui a détruit le visage ? Est-ce la « propagande antisémite » venue de Gaza qui fait de ce garçon une proie consentante et de sa chair la nourriture probable d’une nouvelle balle ? Non, Stéphane Zagdanski. Ce qui pousse ces jeunes hommes à la mort, c’est l’État d’Israël et sa politique dévastatrice. Toute cette nuit-là, des tirs retentissent et des traînées lumineuses strient le ciel d’al-Quds. Nous nous réfugions dans un café du Mont des Oliviers, qui domine la vieille ville. Ici, tout le monde regarde ce spectacle avec nervosité mais sans surprise. À Jérusalem-est, on n’appelle pas cela une scène de guerre ou un spectacle de mort, mais un lundi soir.
Ce qui échappe aux personnages du genre de Zagdanski, qui mangent à leur faim et dorment paisiblement après avoir éructé leur haine, c’est que leur vie, quoi qu’ils prétendent, n’est pas en cause. On a beau jeu de qualifier de nihilisme le martyrologe palestinien quand on ignore ce que signifie, ici et maintenant, de vivre sous une occupation inique, cruelle, écrasante surtout par les moyens techniques et militaires auxquels l’Occident unanime a pourvu et continue de pourvoir pour la faire prospérer. Mourir pour que ce type de vie cesse, c’est offrir sa vie à la vie même. Zagdanski et ses potes, qui prétendent avoir médité le destin du peuple juif mieux que quiconque, et tiré toutes les leçons de l’effroyable génocide subi par les Juif.ve.s d’Europe au XXe siècle, devraient mieux le savoir que d’autres. Et puisque cette clique ne s’intéresse aux autres cultures que pour les folkloriser, et ne savent pas lire, voici ce qu’en dit le plus célèbre des innombrables poètes·se·s palestinien·ne·s (je souligne) :
Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : les hésitations d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, les débuts d’un amour, de l’herbe sur des pierres, des mères se tenant debout sur la ligne d’une flûte et la peur qu’éprouvent les conquérants du souvenir. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : la fin de septembre, une dame qui franchit la quarantaine avec tous ses fruits, l’heure de la promenade au soleil en prison, un nuage mimant une nuée de créatures, les ovations d’un peuple pour ceux qui montent à la mort souriants et la peur qu’ont les tyrans des chansons. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : il y a sur cette terre, le commencement des commencements, la fin des fins, On l’appelait Palestine et on l’appelle désormais Palestine. Madame je mérite, parce que vous êtes ma dame, je mérite de vivre.
C’est l’espoir de cette vie parfaitement méritée qui fait les martyrs.
DU FAIT COLONIAL
Du caractère colonial de l’idéologie sioniste, j’ai jusqu’ici disposé comme d’une évidence. Manifestement, il ne suffit pas à certains de constater la présence de 480 000 colons en Cisjordanie, ni l’annexion du plateau du Golan, territoire syrien, pour se poser la moindre question. À seule fin de m’en débarrasser, donc, voici de la lecture : « Pour l’Europe, nous formerons là-bas un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie. » Cette phrase est-elle due au général Gouraud, administrateur du mandat français en Syrie et au Liban au début du XXe siècle ? À Herbert Samuel, administrateur britannique de la Palestine mandataire ? Non. Cette phrase est de Theodor Herzl, dans L’Etat des Juifs [4]. Dans la foulée du second Congrès Sioniste de Londres, une banque servant à réunir les capitaux nécessaires à la formation de cet avant-poste de la civilisation fut créée. Son nom : Jewish Colonial Trust [5]
Remettre en cause le caractère colonial du projet sioniste dès son origine relève donc du pur et simple mensonge, et va contre les textes fondateurs dudit projet qui s’inscrivent en droite ligne dans la rhétorique européenne de la mission civilisatrice. C’est par calcul cynique, alors que la grande vague des décolonisations s’amorce dans les années 1930-1940 et qu’il commence à faire mauvais genre d’adopter cette posture en face de l’opinion internationale, que le mouvement sioniste, qui a déjà eu un demi-siècle pour s’implanter sur le territoire qu’il convoitait avec la complicité des Britanniques, repeint son entreprise coloniale en guerre d’indépendance [6]. C’est sur ce terrain que Zagdanski est le plus malin. En faisant jouer la distinction tout à fait pertinente entre l’État d’Israël, fruit de ce projet de colonisation revendiqué par ses penseurs et ses acteurs, et Israël en tant qu’il nomme un symbole religieux central dans l’imaginaire des Juif.ve.s sous toutes les latitudes depuis la disparition des royaumes juifs en Asie du sud-ouest, il tente un remarquable coup de force rhétorique qu’il n’est pas à la portée de toute personne vaguement intéressée à la question de déjouer. Qui, en effet, peut nier la formule rituelle « l’an prochain à Jérusalem », la présence continue de communautés juives sur cette terre, « la place centrale occupée par Sion dans les pensées, les prières et les rêves des Juifs de la diaspora » ? Personne ne le peut sauf à être malhonnête.
L’ennui, c’est que ce fait, qui mérite d’être reconnu et respecté, n’est une fois de plus nullement incomparable à d’autres, sans stricte équivalence bien sûr. Prenons l’exemple des populations de confession musulmane au Maghreb, en Égypte, dans les Bilâd al-Shâm et en Iraq, dans le Golfe, en Iran, en Asie centrale, en Indonésie, en Chine. Al-Quds fait tout autant partie de leurs rêves, de leurs espoirs et de leurs symboles. Depuis des siècles, le pèlerinage de la Mecque et de Médine est considéré comme incomplet sans la visite à l’esplanade des mosquées, lieu décrit comme le point de départ de l’ascension céleste du prophète Mohammed. Ne seraient-iels donc pas, au titre de leur islamité et selon vos propres critères, aussi fondé·e·s à planifier l’établissement d’une colonie de peuplement en Palestine que les Juif·ve·s de Pologne, d’Autriche, de Russie ou de la mer Baltique ? Est-il acceptable que la situation qui prévaut depuis 1948 prive l’écrasante majorité des musulman·e·s d’un pèlerinage pareil ? Et la destruction par Israël, en 1967, du quartier où vivaient les maghrébin·e·s d’Al-Quds/Jérusalem (Hayy al-maghâriba), installé·e·s génération après génération auprès de leur lieu saint, là même où se trouve maintenant l’esplanade qui jouxte maintenant le Mur des Lamentations (Kotel) ? N’est-elle donc pas aussi infâme de ce point de vue que le prétendu projet palestinien, qu’aucune charte d’aucune organisation politique n’étaye, de jeter les Juif·ve·s à la mer ? En bref : de qui vous foutez-vous au juste ? Et qui nie qui ?
QUI SONT LES SIONISTES ?
La triade peuple-état-nation est un assemblage conceptuel européen du XIXe siècle, dont l’exacerbation est concomitante à la sauvage entreprise coloniale et constitue l’origine des deux conflits mondiaux du XXe siècle. Cette exacerbation est donc l’une des causes indirectes de la Shoah. Le mouvement sioniste, de Herzl à Netanyahou, est à l’origine un nationalisme typique de la Mitteleuropa autour de 1848, et en relève donc substantiellement. Dans « la monumentale histoire du sionisme de Walter Laqueur », comme dit votre pingouin professeur de pensée, il n’est question que des Juif·ve·s d’Europe (et encore devrait-on dire : d’un groupe fort minoritaire de Juif·ve·s d’Europe) dans les chapitres qui concernent l’émergence de ce mouvement. Et pour cause : le sionisme n’est né ni au Yémen, ni en Iran ni au Maroc, pour ne citer que trois pays où la présence du judaïsme fut de longue date particulièrement vibrante.
Où étaient donc les Juif·ve·s de ces contrées autour de 1850 ? À la maison, tranquilles, en train de ne pas planifier la colonisation d’une terre et la déportation de ses habitant·e·s. Iels vivaient comme toutes les minorités sous le colonialisme français ou britannique, sous les sultanats islamiques arabes ou non. Non pas, comme le croit Zagdanski, sous le joug d’une entité abstraite nommée « antisémitisme musulman », car il n’y a que des musulman·e·s, oppresseur·e·s et opprimé·e·s, riches et pauvres, vivant en tel lieu et à telle époque. Leur statut de minorité s’accompagnait, comme partout et toujours, de racisme et de partage, de brimades et d’inclusion. Comme toutes les minorités, partout et toujours, celles-ci furent infériorisées ou utilisées, lésées ou respectées, massacrées ou valorisées selon les circonstances, et en tout cas juridiquement et factuellement discriminées. Ce sont ces discriminations qui ont rendu à ces populations l’offre sioniste séduisante. Elle fut diffusée par l’Alliance Israélite Universelle, entité née en France et soutenue par les institutions françaises trop heureuses d’y trouver le moyen de diviser les différentes populations des sociétés indigènes. Une centaine d’écoles, de Tétouan à Izmir, préparèrent le terrain de l’exode.
Un défenseur d’Israël qui prétend administrer des gifles pensantes à ceux qui divergent de sa doctrine devrait aussi se renseigner préalablement sur ce qu’il est advenu de ces Juif·ve·s qui n’ont pas eu le bonheur d’être hertzliens, et découvrir qu’après avoir été ignoblement chassé·e·s de la totalité des pays des mondes arabes à partir de la fin des années 1940, les Juif·ve·s du Maghreb et du Mashriq ont eu à subir à leur arrivée en Israël des discrimination dont l’ignominie est parfaitement comparable à celle qu’iels venaient de fuir : internement, aspersion au DDT, kidnapping institutionnalisé de leurs enfants, exploitation à bas coût, injures publiques de la part des principaux responsables politiques du pays…
Les HaPanterim HaSh’horim, mouvement des Black Panthers d’Israël fondé en 1971 pour résister à ces discriminations, constituent une intéressante et significative réaction à ces discriminations systémiques et institutionnalisées du point de vue desquelles Israël ne se distingue guère des autres états-nations [7]. Jusqu’à nos jours, ceux qu’on appelle mizrahim en Israël vivent pour une bonne part une vie de subalternes, ce qui ne les empêche pas de participer avec enthousiasme à la colonisation de la Cisjordanie, encouragé·e·s par la droite israélienne qui s’est depuis longtemps et de manière parfaitement cynique posée comme leur protectrice, du bourreau Begin à l’infâme Bennett.
C’est donc ce groupe de Juif·ve·s d’Europe, et l’ensemble de celleux qui se sont reconnu·e·s à travers le temps et l’espace dans leur projet et dans la société absurde et violente dont il a accouché, conglomérat de Juif·ve·s réel·le·s ou supposé·e·s où règne la violence sociale et raciale, que nous autres appelons sionistes. Personne d’autre.
JUIF·VE·S EN PALESTINE
Contrairement à ce qu’affirme Zagdanski, les organisations politiques palestiniennes ne sont pas toutes ni de tout temps montrées « révulsées à l’idée que des Juifs puissent vivre parmi eux avec un statut d’égalité à part entière ». Fatah, déclaration du 1er janvier 1969 : « Le Mouvement de Libération Nationale Palestinienne Fath ne lutte pas contre les juifs en tant que communauté ethnique et religieuse. Il lutte contre Israël, expression d’une colonisation basée sur un système théocratique raciste et expansionniste, expression du sionisme et du colonialisme [8]. » Le même Fatah, dans un texte de 1971 intitulé « La révolution palestinienne et les Juifs », a produit une remarquable réflexion sur l’antisémitisme dans le mouvement palestinien et l’impasse qu’il constituait, se posant la question suivante : « Comment pouvons-nous haïr les juifs en tant que juifs ? (…) Comment avons-nous pu tomber dans le piège du racisme ? [9] » Le projet de ce Fatah, loin encore d’être devenu le pantin impuissant qui fait semblant d’administrer l’Autorité Palestinienne actuelle, était la constitution d’un état multiconfessionnel où les Juif·ve·s auraient toute leur place.
Quant au Hamas, dont l’usage de la rhétorique antisémite a suffisamment été souligné, on rappellera simplement ses relations historiques fort troubles avec Israël. C’est initialement la branche gazaouie de l’Organisation des Frères Musulmans, groupe politique présent dans tout le monde arabe et brutalement réprimé en Égypte sous le régime de Gamal Abdel Nasser. En Palestine, cette branche fut étonnamment protégée de la brutale répression orchestrée par un certain général Ariel Sharon sur la bande de Gaza au début des années 1970. Le gouverneur israélien qui régit alors l’occupation de Gaza assiste même à l’inauguration d’une mosquée, Jawrat al-Shams, qui sert de vitrine à l’organisation.
Les ennemis des ennemis étant toujours bien utiles, l’État d’Israël a cyniquement entretenu avec cette organisation une relation constante tout au long des années 1970 et 1980, laissant s’étendre ses réseaux, tolérant la constitution de sa propre milice, le Majd. L’objectif était de laisser le soin à ce groupe d’autochtones de lutter à sa place, et bien plus efficacement, contre l’influence du communisme et du panarabisme en Palestine. Ce n’est qu’au moment de la première Intifada (1987), contraint de revoir sa position attentiste par l’insurrection de la société palestinienne, que ce groupe islamiste cesse sa politique de collaboration avec l’occupant et opère le virage complet vers le radicalisme qui lui est actuellement reproché avec tant de vigueur [10]. Le racisme réactif des cadres du Hamas et plus généralement de certain·e·s palestinien·ne·s, regrettable mais une fois de plus banal dans une société coloniale, n’est donc pas comme le croient Zagdanski et ses semblables, l’effet lointain de la bataille de Khaybar, d’on ne sait quel hadith ou des pogroms de Fès, mais un phénomène entièrement explicable par son contexte et dans lequel les manipulations éhontées des institutions israéliennes ne sont pas pour peu. Quand le vassal finit par mordre la main de son maître, sot qui s’étonne que ses dents sentent le poison.
QUI SONT LES PALESTINIEN·NE·S ?
Pas plus que nous ne posons d’équivalence entre État d’Israël et Juif·ve·s nous ne chercherons ici à défendre l’idée qu’un peuple palestinien préexista à 1948. Se livrer à cet exercice est inutile, car c’est reconnaître à l’ennemi son vocabulaire. Peuple, chez Zagdanski et ses semblables, est évidemment entendu au sens national du terme, et il nous faut à nous autres antisionistes récuser fermement l’évidence selon laquelle faire nation est le prérequis de la légitimité. Pas plus qu’il n’y avait de « peuple algérien » unifié en nation dans les frontières actuelles avant 1830, il n’y a eu de « peuple palestinien » au sens que ce mot prend dans les dispositifs politiques du Nord global. Il y avait en revanche des gens sur le territoire de la Palestine mandataire, dont les grands-parents se trouvaient ou non sur le territoire de la Province ottomane et ainsi de suite. Ces gens, ce sont les Palestinien·ne·s.
La seule raison qui fait, donc, que l’expression de « peuple palestinien » est légitime et en vérité indiscutable pour qui sait raisonner, est que c’est celle qu’utilise désormais l’écrasante majorité des autochtones dont les terres ont été spoliées, les villages rasés, le droit à vivre chez elleux dénié et la vie foutue en l’air par la naissance et le développement de l’État d’Israël. Pour des raisons circonstancielles, ces populations ont choisi le vocable « peuple palestinien » pour s’identifier dans le malheur et l’injustice qu’elles subissent ensemble, et dans le projet de récupérer terres et droits. Comme les Juif·ve·s d’Europe ont adopté le terme linguistiquement impropre d’antisémitisme pour désigner la forme particulière d’oppression dont iels furent victime aux XIXe et au XXe siècle, par distinction avec les phases précédentes de l’histoire multimillénaire de la haine des Juif·ve·s. Aux concerné·e·s de nommer leur oppression comme de se constituer peuple.
Est Palestinien·ne toute personne que l’État d’Israël nomme « Arabe » pour effacer le nom que porte son crime aux yeux du monde. C’est indifféremment une Chrétienne de Bethlehem ou d’Hébron, un Musulman de Haïfa ou de Gaza, un Arabe du Néguev, une exilée à Beyrouth, Venise ou New-York. Et puisque Stéphane Zagdanski est friand d’histoires, en voici une deuxième et dernière à ce sujet.
Elle se passe le soir du jeudi 26 mai 2022. C’est une histoire banale. Un couple d’arabo-européens, elle Palestinienne, lui non, se rendent à Akka. Iels se baignent dans la Méditerranée puis visitent la vieille ville. Depuis 1948, cette citadelle résiste à la pénétration des occupant·e·s. Par miracle, elle n’a pas cédé. Officiellement, nous sommes en Israël. Pourtant, tous·te·s deux le sentent bien, ce soir à Akka c’est Israël qui n’existe pas. De partout surgissent de la musique, des cris d’enfants et des visages heureux. Dans le port de plaisance, de petites embarcations vous font faire le tour de la forteresse. Certaines vont à pleine vitesse, slaloment gracieusement sur la surface de l’eau et font pousser des cris de peur et d’enthousiasme aux passagèr·e·s. Il fait beau, le ciel est d’un orange tendre que déjà grignote la nuit montante. Dans les restaurants sur la rive, on mange du poisson frit. Pas un·e soldat·e de Tsahal à l’horizon. Pas de check-point. Sur les petits bateaux, des femmes dansent. Et ce couple un peu usé, que la vie en ce moment ne ménage pas, se mêle à leur bonheur d’exister, et noie quelques heures ses peines dans la splendide baie de Haïfa, dans la mer qui est à tout le monde et à personne, que l’amertume du rivage indiffère. Voici une soirée palestinienne. Une soirée parmi des femmes et des hommes qui, comme dirait l’autre, valent tous·te·s les autres et que n’importe qui vaut. Qui aiment la vie, eux aussi, « quand ils en ont les moyens. » Qui se donnent les moyens de l’aimer malgré l’acharnement des occupant·e·s à la leur gâcher.
Malgré vos efforts pour vous octroyer le monopole de la joie de vivre, vous autres sionistes n’avez pas tout à fait réussi à saboter celle de vos victimes. Et votre insistance si lourde à souligner à quel point vous aimez la vie ne traduit que votre culpabilité sourde, dont l’effacement du dernier souffle de la résistance qui vous est opposée depuis 74 ans ne vous délivrerait pas. Les nations coloniales, comme les impériales et les exterminatrices, sont des nations hantées. Voyez les États-Unis, l’Allemagne, la France, la Russie. Notre cause est peut-être perdue, mais pas notre joie. Quant à vous, tant que vous n’aurez pas réparé Deir Yassine, vous n’aurez jamais la paix. Celle-ci se mérite, et à l’évidence, vous n’en avez pas les moyens.
Paris, dimanche 29 mai 2022, jour de la Marche des drapeaux.
Mabny Lil-Majhoul
P.-S.
• Paru dans Lundi matin #341, le 30 mai 2022 :
https://lundi.am/Hair-la-Palestine
Notes
[1] https://lundi.am/Penser-la-Palestine
[2] Voir Noire est la beauté, Pauvert, 2001.
[3] Je pense par exemple au beau L’Impureté de Dieu, Le Félin, 1991.
[4] Theodor Herzl, L’État des Juifs [1896], Paris, La Découverte, 1990, p. 47.
[5] Voir la page dédiée à l’histoire de cette banque sur le site de la Jewish Virtual Library, encyclopédie de la très antisioniste American-Israeli Cooperative Entreprise (AICE) aux Etats-Unis : https://www.jewishvirtuallibrary.org/jewish-colonial-trust
[6] Voir à ce sujet Joseph Massad, The Persistence of the Palestinian Question : Essays on Zionism and the Palestinians, Londres, Routledge, 2006. Gilbert Achcar résume fort bien les enjeux de la question dans « La dualité du projet sioniste », Manières de voir n°157, février-mars 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/mav/157/ACHCAR/58306
[7] Voir Sami Shalom Chetrit, “Either the pie is for everyone, or there won’t be no pie !” HaPanterim HaSh’horim (the Black Panthers Movement) : The generating collective confrontation, Londres, Routledge, 2009.
[8] https://lesmaterialistes.com/fatah-declaration-1er-janvier-1969
[9] La Révolution Palestinienne et les Juifs [1971], Minuit, 1970. Réédition Libertalia, 2021. Par souci d’honnêteté, on renverra à la lecture critique, d’un point de vue sioniste, proposée par Ivan Segré dans lundimatin : https://lundi.am/La-revolution-palestinienne-et-les-Juifs-Un-document-historique L’espace et l’énergie nous manquent pour la commenter ici.
[10] Voir Jean-Pierre Filiu, « Les fondements historiques du Hamas à Gaza (1946-1987) », Vingtième siècle n°12, 2012, p. 3-14.

Islamophobie, fascisation, racisation

La Dispute – Pouvez-vous en dire plus sur cette spécificité de l’islamophobie en France ?
Omar Slaouti – Quand on parle de racisme, il faut en souligner les déclinaisons. L’antitsiganisme, le racisme antiasiatique, en particulier dans cette période de Covid, la négrophobie et l’islamophobie n’ont pas les mêmes ressorts et, en fonction des contextes, certains sont plus activés que d’autres, sans que cela signifie qu’il y ait de concurrence ou de compétition entre les uns et les autres du point de vue des racisé·e·s d’en bas. S’agissant de l’islamophobie […], il y a quand même des spécificités françaises: à l’étranger, on ne comprend pas ce qui se passe en France, sur la question de l’islam et de l’islamophobie en particulier. Et ce n’est pas non plus sans lien avec la dimension impérialiste évoquée et avec la dimension coloniale que souligne Saïd Bouamama dans son dernier livre[1] ou qu’Olivier Le Cour Grandmaison traite dans l’un de ses ouvrages[2] : la France a une histoire coloniale dont elle ne se défait pas et qui continue à la structurer. Des événements comme les 4 000 perquisitions organisées pendant l’état d’urgence ou les déclarations de Darmanin expliquant qu’il était temps de donner des signaux aux musulman·e·s même s’ils et elles ne sont pas impliqué·e·s dans des actions terroristes ne sont évidemment pas sans lien avec la pénétration et l’appropriation des sphères privées et des corps pendant les périodes coloniales.
Il y a eu pendant un moment chez beaucoup de musulman·e·s, ce que je nomme le « syndrome de la porte cassée». On pouvait se sentir visé, pour n’importe quoi, une sensation de terreur en habitait quelques-un·e·s juste parce qu’ils et elles sont musulman·e·s. De là-haut, on sentait qu’ils nous convoquaient. « Au nom du féminisme, on t’empêchera de te vêtir comme tu veux » : on débat du port du foulard partout, mais sans les premières concernées. Au nom de la liberté d’expression, on est capable de fermer une maison d’édition. Au nom de la laïcité, on pénètre l’organisation du culte musulman et édicte une Charte des principes de l’islam que doivent ratifier les imams et les organisations cultuelles, et où il est précisé (article 9 de la Charte) :
« Les actes antimusulmans sont l’œuvre d’une minorité extrémiste qui ne saurait être confondue ni avec l’État ni avec le peuple français. Dès lors, les dénonciations d’un prétendu racisme d’État, comme toutes les postures victimaires, relèvent de la diffamation. Elles nourrissent et exacerbent à la fois la haine antimusulmane et la haine de la France. »
On a là une déclinaison parfaite d’une injonction islamophobe d’État. Enfin, au nom de la lutte contre le racisme, on dissout des associations qui luttent contre le racisme, en particulier si le racisme combattu est précisément l’islamophobie. La Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) a été dissoute en octobre 2021 : les motivations avancées pour justifier cette dissolution – et c’est la même excuse qui est utilisée dans le cas du CCIF, soit la plus grosse association antiraciste de France et même d’Europe en nombre d’adhérents – pointent en particulier le fait que la CRI dénonce l’islamophobie en France.
La spécificité de cette islamophobie en France tient déjà à sa matrice coloniale. Si on prend à nouveau l’exemple du port du foulard, pendant que les militaires Bugeaud et Massu étaient en train de torturer et d’assassiner, leurs épouses respectives convoquaient le 16 mai 1958 une douzaine de femmes algériennes « afin d’œuvrer à l’union des cœurs» et provoquaient cette séance du dévoilement, au nom de la libération de la femme musulmane et de la mission civilisatrice. Des images de ces « cérémonies» circulent. L’idée aussi selon laquelle l’islam est une religion qui, intrinsèque ment, est potentiellement dangereuse et signe d’une infériorité civilisationnelle relève de l’islamophobie savante dans la IIIe République. Déjà à l’époque, la religion musulmane était perçue et construite comme un frein à l’expansion coloniale de la France, donc il fallait l’occidentaliser et, aujourd’hui encore, cette religion est montrée comme barbare et s’opposant au progrès et à l’émancipation, contrairement bien entendu aux « valeurs judéo-chrétiennes» blanches – d’où cet « islam de France» qui s’oppose à l’«islam en France». C’est précisément par cette construction essentialisée et stigmatisée de l’islam que s’opère sa racialisation et que son traitement politique relève de la politique de la race.
Dans ce contexte, l’une des priorités serait de dénoncer cette islamophobie d’État qui dissout ou menace nos structures cultuelles et nos solidarités organiques, et qui fait de nous des ennemis de l’intérieur avec la loi sur le séparatisme. Au lieu de ça, les organisations qui luttent contre l’islamophobie ont été isolées, lâchées par un grand nombre d’organisations qui habituellement se mobilisent contre toutes les discriminations. Les cadres d’organisation des manifestations massives contre la loi « sécurité globale» n’ont pas souhaité mobiliser avec la même ardeur contre cette loi dite « séparatisme » alors même que son article 36 réintroduit l’article 24 abandonné dans la loi « sécurité globale». Finalement, cette loi inique et ces dissolutions racistes se passent en silence, celui-là même qui accompagne les processus de fascisation.
Ugo Palheta – Il y a aussi une spécificité française, à mon sens, dans le degré d’institutionnalisation de l’islamophobie. Sur le plan idéologique, en Italie par exemple, des bouquins d’une islamophobie absolument délirante et conspiratoire, comme ceux d’Oriana Fallaci, se sont vendus à des millions d’exemplaires[3]. En Allemagne, le mouvement Pegida – un mouvement spécifiquement islamophobe – a réussi à mettre des dizaines de milliers de gens dans la rue en 2014 et 2015, alors même que les mouvements équivalents en France n’ont jamais réussi à le faire. En Angleterre et aux États-Unis, il y a aussi des idéologues islamophobes qui ont un rôle important dans le débat public. Mais c’est vrai qu’en France, et c’est là sa singularité à mon avis, l’État est un acteur central de l’islamophobie. La loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux dits « ostentatoires» dans les établissements scolaires, la circulaire Chatel sur les mères accompagnatrices ou plus, récemment, la loi dite « séparatisme » (devenue « loi confortant le respect des principes de la République») et l’article de la loi Travail qui permet aux entreprises d’imposer des chartes de la laïcité, tous ces dispositifs juridiques visent de fait les musulman·e·s. C’est souvent ce degré d’institutionnalisation qui étonne à l’étranger. Les médias étatsuniens ne découvrent pas l’islamophobie, mais, par exemple, imaginer que des élus locaux prennent la décision d’interdire le «burkini» sur les plages de leurs communes, pour des Américains ou des Anglais, ça semble assez impensable.
Et je pense que l’histoire ne se serait pas passée comme ça si toute une partie de la gauche en France n’était pas aussi empreinte de colonialisme. Comme le rappelait Pierre Tévanian dans Le Voile médiatique, en 2005[4], quand le débat sur le foulard à l’école commence, les sondages montrent que la population est très partagée sur la question de la nécessité d’une nouvelle loi sur les signes religieux à l’école, c’est à peu près 50/50. Au début, les gens sont globalement sceptiques, d’ailleurs ils le sont plus dans les classes populaires que dans les classes dominantes, beaucoup plus d’ailleurs parmi les partisans de gauche que de droite, il y a des variations sociologiques et politiques de ce type. Mais après un an de pseudo-débats orchestrés par les grands médias, après le « travail » d’une commission parlementaire dont on pouvait savoir dès le départ quelles seraient les recommandations finales, et surtout avec une gauche qui soit se montre très favorable à la loi (PS, LO), soit, dans le meilleur des cas, est divisée sur la question (PCF, Verts, LCR), un retournement s’est opéré et une très large majorité des gens sondés s’affirment alors favorables à une nouvelle loi.
Il y a eu un travail idéologique très puissant de la part du personnel politique, des grands médias, pour imposer l’idée, là encore, que l’islam et les musulmans constitueraient un « problème » pour la France, nécessitant une « nouvelle laïcité » (en fait une « laïcité falsifiée », pour reprendre les mots de l’historien Jean Baubérot) permettant de protéger « la République ». C’est aussi ce que disait le sociologue Pierre Bourdieu, mais presque quinze ans auparavant, au moment de ladite « affaire de Creil » en 1989 : « Un problème peut en cacher un autre[5]. » Autrement dit, le prétendu problème du foulard dissimule ce qui fait réellement problème pour les racistes, ce qui est insupportable pour eux, à savoir la présence durable de millions de personnes issues de l’immigration postcoloniale. Bourdieu dit ça en 1989, ça paraît terriblement de bon sens et c’est d’ailleurs amplement validé par l’évolution du débat politique en la matière (on est passé en quinze ans de la question des signes religieux à l’école à celle du « grand remplacement»…), mais si tu dis ça dans le débat public aujourd’hui en France, tu as toutes les chances d’être taxé d’«islamogauchiste», de soutien du « séparatisme», d’alimenter le terrorisme, donc d’être disqualifié d’emblée et une fois pour toutes.
La Dispute – Vous avez utilisé plusieurs fois des termes qu’il serait utile de définir précisément: racialisation, racisme d’État, racisme structurel, mais aussi fascisation, fascisme, néo-fascisme… Pouvez-vous les expliquer et interroger leurs rapports ?
Ugo Palheta – Commençons peut-être par définir rapidement le fascisme, qui désigne essentiellement un certain type de projet ou d’idéologie, qui peut se concrétiser ou non dans des organisations (dont les formes varient selon les contextes historiques et nationaux) et un certain type d’État (un pouvoir dictatorial dont je ne développerai pas les caractéristiques spécifiques ici, ça nous emmènerait trop loin). Le projet fasciste consiste à prétendre régénérer une communauté imaginaire (en général la « nation», mais potentiellement aussi la « civilisation» ou la « race») par une vaste opération de « purification», d’« épuration» ou de « nettoyage » : purification ethnoraciale (ciblant les minorités ethno-raciales, religieuses, etc., lesquelles empêcheraient la nation d’être elle-même, fidèle à son passé ancestral, à ses racines profondes, à son identité quasi éternelle et glorieuse, etc.) et purification politique (ciblant les mouvements accusés de diviser la nation et donc de l’affaiblir : ceux qui pratiquent la lutte des classes, les féministes, les antiracistes, etc.). Il va sans dire qu’un tel projet repose sur une vision complètement fantasmatique de la nation (essentialisée, éternisée, fétichisée) et sur une conception mythologique de son passé…
Dans notre livre Face à la menace fasciste, écrit avec Ludivine Bantigny, on a cherché à développer une approche en termes de fascisation. D’abord, l’idée principale, c’est que le fascisme n’advient pas du jour au lendemain, mais qu’il y a, en quelque sorte, tout un processus qui intervient en amont et en aval de la conquête du pouvoir politique par les fascistes. Le fascisme, en tant que régime, en tant que pouvoir fasciste, fondé sur l’écrasement de toute forme de contestation sociale, syndicale, politique, artistique, etc., ne peut advenir sans toute une phase historique d’imprégnation à la fois idéologique et matérielle, sans une série de transformations qui vont à la fois modifier les équilibres internes à l’État au profit des appareils de répression (en particulier la police), démultipliant sa capacité d’intervention autonome (donc arbitraire), et justifier idéologiquement, légitimer, cette vaste entreprise de « purification» dont je viens de parler. Le concept de fascisation sert justement à désigner cette phase de préparation idéologique et matérielle. Une des idées que l’on développe ensuite, c’est qu’il y a deux étapes de fascisation: la première qui précède l’arrivée au pouvoir des fascistes (et je pense que c’est dans ce type de phase qu’on se situe en France) ; la seconde qui succède à la conquête du pouvoir politique (c’est à ce stade que se situe par exemple le Brésil de Bolsonaro ou l’Inde de Modi).
Sur la préparation idéologique, on le voit de mille manières et à partir de mille indices en consultant les médias dominants et en observant le débat politique actuellement en France ; je ne m’y attarde pas parce que c’est l’aspect le plus visible. Sur la préparation matérielle, c’est le fait que les gouvernements ont construit tout un arsenal juridique et toute une base institutionnelle qui permettraient à un pouvoir d’extrême droite d’écraser toute forme d’opposition sans avoir à sortir de la « légalité républicaine ». L’exemple de la dissolution du CCIF est très significatif de ce point de vue. On a une organisation essentiellement constituée de juristes, qui faisait à la fois un travail de recensement statistique d’actes et de discours islamophobes, et un travail juridique de défense des musulman·e·s. Cette organisation se retrouve dissoute du jour au lendemain, sans aucun motif sérieux. Voilà quelque chose de proprement ahurissant et qui devrait paraître scandaleux à toute personne un tant soit peu attachée aux libertés publiques, mais qui n’a pas suscité de mobilisation d’ampleur.
La seconde phase de fascisation, c’est la transformation de l’État dans le sens du passage d’une démocratie capitaliste au sens traditionnel (rôle important du Parlement, respect des libertés publiques, etc.) ou d’une forme très dégradée de démocratie capitaliste (« démocrature», « démocratie autoritaire», « démocratie illibérale», etc.) à un État fasciste. On s’imagine parfois que détenir le pouvoir politique, c’est détenir le pouvoir et avoir la capacité d’en faire ce qu’on veut, mais cette idée a été régulièrement démentie parce que les détenteurs du pouvoir politique peuvent être confrontés à des secteurs de l’État hostiles, au pouvoir économique (le capital ou certaines fractions du capital), mais aussi évidemment aux luttes populaires. Par exemple, Trump ou Bolsonaro arrivant au pouvoir respectivement aux États-Unis et au Brésil n’ont pas pu faire exactement ce qu’ils voulaient. Donc il y a une seconde étape de fascisation, qui peut être victorieuse pour les fascistes ou aboutir à leur défaite. Si l’on prend l’exemple du fascisme historique, Mussolini ne parvient réellement à fasciser l’État que trois ou quatre ans après son arrivée au pouvoir (Hitler ira quant à lui beaucoup plus vite dans le cadre de ce que les nazis eux-mêmes ont nommé la « Gleichschaltung », c’est-à-dire la « mise au pas»). Pendant trois ou quatre ans en Italie, il y a encore des oppositions politiques, y compris au Parlement (le dirigeant communiste Antonio Gramsci est même député jusqu’à son arrestation en novembre 1926), il y a des mouvements sociaux, des grèves, qui sont évidemment réprimés plus durement que dans la période précédente, mais on ne se situe pas encore dans le cadre de l’État fasciste tel qu’il s’impose à la fin des années 1920.
Effectivement, comme Omar l’a souligné, la fascisation procède de manière différente selon la position dans la société et notamment selon l’appartenance ou non aux minorités religieuses et ethnoraciales qui sont en général la cible principale non seulement des fascistes, mais aussi de l’État en phase de fascisation: toutes ces personnes qu’on peut perquisitionner sans motif réel ; toutes ces personnes dont on peut dissoudre les organisations; toutes ces personnes qu’on peut contrôler dans la rue, palper, violenter, humilier, etc. C’est pourquoi nous disons avec Ludivine Bantigny que le fascisme est à la fois là et pas là : il n’est pas là au sens où il n’y a pas à proprement parler d’État fasciste, sinon il n’y aurait pas de médias indépendants ou de syndicats indépendants de l’État, les organisations féministes, antiracistes et antifascistes ne survivraient sans doute pas très longtemps, la gauche radicale non plus… Mais le fascisme est là au sens où il y a des éléments et des processus de fascisation qui sont à l’œuvre et qui touchent en particulier les minorités, les Rrom·e·s, privé·e·s par exemple de leur droit de scolarisation dans certaines communes, les migrant·e·s évidemment (sans cesse pourchassé·e·s et violenté·e·s), les musulman·e·s, les habitant·e·s des quartiers populaires et d’immigration, etc.
C’est pourquoi il est difficile de trouver les termes adéquats pour définir le régime politique dans lequel nous nous trouvons actuellement. Est-ce que c’est une démocratie? On voit bien que si l’on prend les mots au sérieux, c’est-à-dire la démocratie comme pouvoir populaire (au sens étymologique du terme), ça semble difficile de prétendre que nous serions en démocratie. Est-ce qu’on est dans une dictature? Non. Avec Ludivine, nous avons voulu mettre des mots derrière cette situation qui nous semble intermédiaire, dans un entre-deux, entre une démocratie capitaliste classique (disposant d’institutions politiques relevant du libéralisme au sens classique) et une dictature de type fasciste. Une des hypothèses liées à l’idée de fascisation, c’est que le néolibéralisme autoritaire, que Macron incarne parfaitement, n’est pas le stade ultime de ce processus parce qu’il constitue un mode de domination politique structurellement instable. Ce pourrait n’être qu’une étape vers la construction d’un autre type de pouvoir, une manière d’ouvrir la voie à un pouvoir de type fasciste, si du moins le processus n’est pas enrayé…
Omar Slaouti – Ou alors il y aura peut-être une transformation interne de l’État, qui s’accélère avec un pouvoir néolibéral des plus classiques et qui va accentuer encore la fascisation, selon les rapports de forces avec les mouvements sociaux, ce dont on a déjà discuté au début de l’entretien. À mon sens, c’est un premier point. Le deuxième, c’est qu’il y a un écueil à éviter et qui consisterait à s’interroger sur le moment de la croisée des chemins pour déterminer si « on y va ou on n’y va pas » pour en découdre avec ce système. Notre préoccupation du moment, c’est qu’on a une tendance fascisante contre laquelle il faut dès maintenant évidemment s’opposer. Je dis ça parce que certains disent : « On n’est quand même pas en période fasciste, il n’y a pas obligatoirement urgence dans la période. » C’est très dangereux parce que ça a des conséquences extrêmement graves dès maintenant, pour les migrant·e·s, pour tous les racisé·e·s et pour toutes nos libertés syndicales, politiques et associatives. Mais c’est aussi dangereux car la fascisation prépare le fascisme si rien ne s’y oppose. L’autre écueil à éviter, je crois, c’est qu’on ne doit pas être prisonnier de l’histoire, c’est-à-dire qu’on ne gagnerait rien à appréhender les temps présents en essayant de faire un copier-coller avec les scénarios historiques hérités du passé. Les fascistes ont une capacité d’adaptation face aux nouvelles configurations du moment, y compris par rapport à ce qui existait hier. Leurs discours et leurs pratiques ne peuvent pas être les mêmes: c’est la raison pour laquelle le FN, fasciste par nature, adapte son discours. Bien sûr, il existe des constantes. L’une des constantes des périodes fascistes ou fascisantes, c’est que la bourgeoisie puisse continuer à faire ce qu’elle doit faire, c’est-à-dire dégager de la plus-value dans le rapport capital-travail et financiariser davantage l’économie à partir des dividendes. Une autre constante est que la fascisation ne peut s’appuyer que sur une construction essentialisée et stigmatisée de ceux qui représenteront le « eux», opposé à un « nous» moderne, pur et civilisé. C’est pourquoi le racisme institutionnel est si important, car il prépare un terreau favorable à ce processus total et totalitaire.
Si le racisme institutionnel, lui, relève finalement de la non-intentionnalité, au sens où il ne s’agit pas, pour les institutions, d’écrire noir sur blanc ou de dire ouvertement qu’il faut discriminer les gens à partir d’une couleur de peau, d’une religion supposée ou réelle (même si, dans les faits, ces institutions vont discriminer: ça c’est factuel et largement documenté par de nombreux sociologues, juristes, syndicalistes et y compris par des structures très centre droit), le racisme par l’État est quant à lui ouvertement assumé par les propos et l’arsenal juridique. Bien sûr, ces modalités d’expression du racisme peuvent tout à fait se croiser et s’enrichir mutuellement. Au point où, par exemple, les musulman·e·s en France sont plus discriminé·e·s à l’emploi que ne le sont les Noir·e·s aux États-Unis, ou encore que la quatrième génération héritière des immigrations postcoloniales reste elle aussi victime du racisme. Le racisme étatique dans sa triple dimension – racisme dans l’État (racisme institutionnel), racisme d’État (racisme propre à la création de l’État-nation), racisme par l’État (ensemble des propos et textes de lois racistes) – incarne, finalement, ce qu’une grande partie de la gauche n’a cessé de nier, à chaque fois qu’elle a rabattu la question du racisme sur la dimension individuelle, en psychologisant et donc en dénaturant cette oppression structurelle et systémique.
La Dispute – Dans le prolongement des définitions que vous venez de proposer, une dernière question d’ordre général : comment voyez-vous le rapport entre luttes antifascistes et antiracistes ?
Ugo Palheta – Une dimension souvent méconnue de nombreuses luttes antifascistes historiques, c’est la participation centrale des minorités. Et ça renvoie bien à ce que tu disais, Omar, sur l’occultation des luttes des populations minorisées, racialisées, d’ailleurs que ce soient les juif·ve·s dans le contexte européen ou les Africain·e·s-Américain·e·s aux États-Unis ou évidemment les immigré·e·s postcoloniaux dans le contexte français. Dans l’entre-deux-guerres, effectivement, le mouvement ouvrier prenait en charge l’antifascisme à une échelle de masse, avec par ailleurs en son sein de nombreux travailleurs immigrés (qu’on pense par exemple au rôle, dans la résistance au nazisme et à la collaboration vichyste, des Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée, FTP-MOI). Mais si tu prends une mobilisation antifasciste aussi importante historiquement en Angleterre que la bataille de Cable Street, en 1936, quand les quartiers de l’Est londonien mettent dehors les fascistes et empêchent leur démonstration de force, cette victoire est inconcevable sans la mobilisation des juif·ve·s de ces quartiers (organisés notamment dans le cadre du Jewish People’s Council Against Fascism and Antisemitism), en alliance avec des dockers irlandais (qui ont aidé à construire des barricades) et avec des groupes plus liés au mouvement ouvrier, à la gauche du Labour. Ce qui a permis cette mobilisation et cette victoire, qui a eu un rôle important dans le recul de la British Union of Fascists de Mosley, c’est donc l’alliance entre la gauche du mouvement ouvrier et les minorités.
En France, l’antifascisme est souvent perçu comme un mouvement essentiellement blanc, mais l’antifascisme aux États-Unis, dans les années 1960-1970, est en grande partie un antifascisme noir. C’est le moment où le Black Panther Party (BPP)[6] dit explicitement qu’il y a une dimension fasciste dans l’État américain dans la mesure où celui-ci réprime très brutalement l’essentiel des mouvements militants afro-américains, allant parfois jusqu’au massacre. Les militant·e·s du BPP proposent ainsi l’idée qu’il y aurait des éléments de fascisme présents au sein de l’État, dans une société structurée par l’esclavage puis l’apartheid (lois Jim Crow). Ce que n’a pas réussi historiquement le mouvement antifasciste dans pas mal de pays, c’est la connexion nécessaire avec celles et ceux qui subissent en premier lieu l’autoritarisme et la répression d’État, qui sont la cible principale des extrêmes droites, et qui sont, de manière disproportionnée, les membres des minorités ethno-raciales. Que ce soit les juif·ve·s dans les sociétés européennes de l’entre-deux-guerres, avec un antisémitisme absolument central et endémique dans la culture politique de ces sociétés, en particulier dans les élites d’ailleurs mais avec une imprégnation de l’ensemble des populations, les Noir·e·s aux États-Unis, et les musulman·e·s aujourd’hui en Europe de l’Ouest notamment.
Il n’y aura pas de renforcement de l’antifascisme, en France en particulier, s’il n’y a pas une connexion qui se crée, organique, avec les collectifs antiracistes, les collectifs de familles contre les violences policières, ou les fronts contre l’islamophobie, etc. Et d’ailleurs certains groupes antifascistes se donnent aujourd’hui cet objectif avec raison. Pendant très longtemps, on a dit : « Le FN est le pire ennemi des travailleurs.» Ce n’est pas faux, mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. La première cible des fascistes actuels, ceux et celles qu’ils pointent comme leur « ennemi principal », ce sont les migrant·e·s, les musulman·e·s, les Rrom·e·s, et c’est en les attaquant de manière systématique (verbalement et parfois physiquement) qu’ils bâtissent leur récit de la nation menacée, submergée, assiégée, en phase de délitement, etc. Si on rate ça, et si on n’est pas capable de pointer l’articulation avec le racisme systémique, de mettre en évidence le rôle de l’État, on ne peut pas combattre sérieusement le fascisme, on ne peut pas s’adresser à celles et ceux qui sont ciblé·e·s par l’extrême droite, et on ne peut pas non plus s’attendre à ce qu’ils et elles se sentent mobilisé·e·s par le danger que représente le fascisme.
Omar Slaouti – Ce que j’entends souvent de la part de celles et ceux qui sont victimes du racisme en continu, c’est : « Moi, le FN/RN ne m’a rien fait dans mon quotidien. Ce que je vis en continu, c’est ce racisme dans telle ou telle institution, c’est l’islamophobie dans les médias, dans la bouche, les actes, les décrets et les lois, ce sont les violences policières, etc. C’est cela qui me plombe, et toutes les inégalités produites par ce système qui me précarise, m’insécurise socialement, casse l’école de mes enfants et ruine notre santé. » Et régulièrement, elles et ils sont amené·e·s à s’opposer à cette logique du système. C’est le cas de la lutte des femmes de l’hôtel Ibis Batignolles: bien sûr qu’il y a une dimension de classe, mais, évidemment, il y a aussi une dimension de genre et de race. Et elles tiennent tous les bouts de la lutte, ces femmes racisées, et pas de manière mécanique! C’est ça la force de l’intersectionnalité : il n’y a pas de curseurs préétablis du type où commence la race, où commence la classe et où commence le genre, il y a une interpénétration dynamique de toutes ces oppressions jusqu’à en faire des singularités nouvelles. Celles et ceux qui se vivent dans une lutte de confrontation avec la fascisation de l’État, même si ce n’est pas les termes utilisés, ce sont en premier celles et ceux qui luttent aujourd’hui dans les quartiers populaires.
Les résistances des mouvements des sans-papiers, extrêmement fortes, ont contraint les syndicats à devoir les suivre, et c’est une bonne nouvelle. De même, les collectifs de lutte contre les violences policières ont mis en exergue le racisme structurel dans la police, et c’est ce qui a permis aux Gilets jaunes de libérer la parole sur cette violence institutionnelle : ce sont là des cadres de rencontres et d’articulations prometteurs.
Ces résistances se retrouvent y compris dans les solidarités alimentaires mises en place durant le couvre-feu. On a été obligé de construire des solidarités actives, communautaires, à l’échelle d’un quartier, d’un arrondissement ou même d’une ville comme Marseille, avec cette lutte exemplaire de l’Après M où la lutte des travailleurs d’un McDo a donné lieu à la réquisition du restaurant pour en faire un espace solidaire. Donc ces solidarités vivantes, évidemment, font peur, et ce d’autant plus lorsqu’elles sont teintées de religion musulmane, pour les raisons historiques évoquées précédemment.
Je ne veux pas faire des habitant.e·s des quartiers populaires des sujets révolutionnaires par nature ou par essence, mais objectivement, parce qu’elles et ils sont au carrefour d’une exploitation capitaliste violente et en même temps d’un autoritarisme raciste indéniable, elles et ils ont toutes les raisons d’en découdre avec ce système néolibéral en cours de fascisation. Si les quartiers populaires en France, peuplés de gens du Sud global, sont les premières victimes du néolibéralisme, ce n’est pas sans lien avec cette histoire mondiale. Le pays qui a servi de laboratoire au néolibéralisme, c’est le Chili sous Pinochet dans les années 1970. En 1975, c’est là où on en expérimente les grandes lignes, ce qui montre, pour celles et ceux qui en douteraient encore, que l’État néolibéral capitaliste, probourgeois, et l’État fasciste, tortionnaire, dictatorial et militaire, ça se marie très bien ensemble. Rien d’étonnant à ce que le potentiel de résistances puisse se révéler et exploser aux confins du monde blanc. Et en effet, ce n’est pas étonnant que, dans l’histoire, on ait des groupes racisés d’en bas de la hiérarchie raciale, qui se retrouvent aux avant-postes de la lutte antifasciste.
On peut dire sans risque que les Noir·e·s, les Arabes, les Tsiganes opèrent déjà des luttes antifascistes, même si elles et ils n’y accolent pas forcément le nom, car ils s’opposent dans tous leurs combats à la police et à l’armée d’un État fascisant. Restent les articulations qu’il faut construire avec toutes les résistances en cours ici, dans les Outre-mer colonisés et ailleurs dans le monde du Sud global, et qui sont si nécessaires à la perspective d’un monde déracialisé et conjuguant toutes les égalités.
Notes
[1] Saïd Bouamama, Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur, Syllepse, Paris, 2021.
[2] Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’ époque coloniale, La Découverte, Paris, 2019.
[3] Sur Oriana Fallaci, voir Bruno Cousin et Tommaso Vitale, « Les intellectuels italiens et l’islamophobie», Contretemps, février 2012, URL: https://www.contretemps.eu/intellectuels-italiens-islamophobie/.
[4] Pierre Tévanian, Le Voile médiatique, un faux débat : « L’affaire du foulard islamique », Raisons d’agir, Paris, 2005.
[5] Pierre Bourdieu, « Un problème peut en cacher un autre. Réflexions sur les affaires de voile islamique», in Interventions, 1961- 2001. Science sociale & action politique, Éditions Agone, Marseille, 2002.
[6] Parti révolutionnaire noir fondé en 1966 à Oakland (Californie), notamment par Bobby Seale et Huey P. Newton.

Bon débarras Kenney

Après avoir reçu seulement 51 % des voix du Parti conservateur unifié, Jason Kenney a quitté son poste de premier ministre de l’Alberta, après un seul mandat.
La mort politique annoncée de Kenney était évidente pour de nombreux Albertains, car la cote de popularité du Parti conservateur uni n’a cessé de chuter au cours des deux dernières années de COVID-19. Les critiques internes de son parti sur l’utilisation de restrictions (bien que minimes) en matière de santé publique ont indiqué son manque de soutien, avec des chiffres de collecte de fonds lamentables et des critiques ouvertes de la part de nombreux membres de l’UCP (United Conservative Party) qui ont mis le dernier clou dans le cercueil de Kenney.
Kenney s’est d’abord fait connaître dans les années 1980 en tant que militant d’extrême droite à l’Université de San Fransisco, faisant campagne contre le droit à l’avortement, harcelant les étudiants pro-choix sur le campus et empêchant activement les couples de même sexe de s’enregistrer en tant que partenariats domestiques, ce qui donnait aux couples gays des droits comme les droits de visite à l’hôpital et les droits liés au deuil. En 2015, il est revenu à la politique albertaine après avoir servi sous le gouvernement Harper pendant près de dix ans.
Connu pour avoir uni les partis de droite progressistes-conservateurs et Wildrose en 2017, sa capacité à tenir ses promesses ou à rassembler son parti (sans parler de la province) a été sérieusement diminuée. Dans l’ensemble, son mandat de premier ministre a autant consisté à renflouer des profiteurs de pandémie qu’à boire du whisky à prix modique au milieu d’une crise des soins de santé à l’échelle de la province.
La liste des attaques de Kenney contre les travailleurs et travailleuses est longue et comprend la perte de dizaines de milliers d’emplois au cours de sa carrière politique en tant que premier ministre. Voici quelques-uns des mauvais faits saillants des quatre dernières années :
2022 :
– L’UCP prend des mesures pour soustraire le financement des Services de santé de l’Alberta du programme d’agonistes opioïdes injectables, qui fournit des médicaments comme la méthadone pour gérer les dépendances graves dans le contexte de la crise des intoxications médicamenteuses.
– M. Kenney retire aux municipalités le droit d’adopter leurs propres règlements sur les masques, même si la pandémie n’est pas terminée, et supprime les obligations en matière de vaccination afin de permettre aux personnes non vaccinées de travailler dans les établissements de santé.
– L’UCP va de l’avant avec quatre projets de mines de charbon à ciel ouvert.
– Le budget provincial réserve 133 millions de dollars en fonds d’immobilisations pour la privatisation de l’Alberta Surgical Initiative, et 72 millions de dollars pour les écoles à charte.
– Kenney abandonne les protections sanitaires COVID-19 pour apaiser un blocus illégal anti-vax à la frontière américaine.
2021 :
– 22 conseils d’association de circonscription du UCP envoient une lettre à l’exécutif du parti pour demander que Kenney fasse l’objet d’une révision anticipée de son leadership.
– Enquête coûteuse de 3,5 millions de dollars sur les soi-disant ” campagnes anti-énergie de l’Alberta “.
– Plus de 6 membres de l’UCP voyagent à l’extérieur du pays pendant la pandémie malgré les directives du gouvernement d’éviter les voyages.
– Ouvre les portes aux promoteurs du privés en santé pour qu’ils fassent pression sur Alberta Health et augmentent le nombre de cliniques privées, de fournisseurs de services de santé privés et de sociétés pharmaceutiques, notamment en permettant aux principaux donateurs de l’UCP de représenter des médecins.
– Lance un programme d’éducation controversé sans consulter les enseignants. Le programme est critiqué pour son manque de diversité, sa promotion exclusive du christianisme et l’absence de consultation des Autochtones.
2020 :
– Kenney ignore les conseils des professionnels de la santé alors que le COVID-19 se propage de façon incontrôlée dans la province, remettant des contrats de pandémie aux donateurs du parti UCP.
– Crée le plus grand licenciement collectif de l’histoire de la province, en supprimant 128 millions de dollars de financement pour 26 000 personnes assistantes d’éducation, chauffeurs et chauffeuses d’autobus, personnes enseignantes suppléantes et autres membres du personnels de soutien de la maternelle à la 12e année.
– Adoption du projet de loi 32 : ” Restoring Balance in Alberta’s Workplaces Act “ qui limite la capacité des syndicats à mener des activités politiques, légifère sur les endroits où les syndicats peuvent faire du piquetage, fixe le salaire minimum à deux niveaux pour les jeunes et apporte des changements à la Employment Standards Act et au Labour Relations Code.
– Adoption du projet de loi 1, la ” Loi sur la défense des infrastructures essentielles “, qui impose des sanctions sévères aux manifestants qui ferment ou bloquent des infrastructures essentielles, y compris des pipelines et des chemins de fer. Les manifestants sont passibles d’amendes allant jusqu’à 10 000 $ et 25 000 $ pour les premières infractions et les infractions subséquentes, avec une possibilité d’emprisonnement allant jusqu’à 6 mois.
– Adoption du projet de loi 47, la ” Loi visant à assurer la sécurité et à réduire les formalités administratives “, qui apporte des modifications à la Loi sur la santé et la sécurité au travail et à la Loi sur les accidents du travail. Il limite la couverture présumée des blessures psychologiques, veille à ce que les employeurs désignent les membres des comités mixtes de santé et de sécurité, et supprime la présence des représentants des travailleurs lors des enquêtes sur des travaux présumés dangereux.
– Adoption du projet de loi 22, la ” Reform of Agencies, Boards and Commissions and Government Enterprises Act “, qui s’attaque à l’Alberta Teachers Retirement Fund, au Special Forces Pension Plan, au Public Service Pension Plan (PSPP) et au Local Authorities Pension Plan (LAPP). Le projet de loi permet à l’AIMCo (une agence détenue et contrôlée par le gouvernement) de gérer tous les investissements, et ignore les organismes de gouvernance conjointe et enlève l’autonomie des conseils de pension qui gèrent les régimes des travailleurs.
2019 :
– Kenney accorde un cadeau fiscal de 4,7 milliards de dollars aux sociétés pétrolières, dont beaucoup ont procédé à des licenciements massifs et ont fermé des opérations.
– Coupe 1,3 milliard de dollars dans la santé, l’éducation et d’autres domaines dans son budget d’automne.
– Réduit le salaire minimum pour les jeunes de 2 $/heure.
– Supprime 46 000 personnes du régime d’assurance-médicaments pour les aînés.
– Il consacre des millions de dollars à la création d’une ” salle de guerre de l’énergie ” pour espionner les défenseurs des terres autochtones et les organisateurs environnementaux et communautaires.
– Il arrache aux travailleurs albertains le contrôle d’environ 78,5 milliards de dollars en actifs de retraite.
– Adopte le projet de loi 22, renvoyant de fait l’homme qui enquête sur le propre parti de Kenney pour inconduite électorale en 2017.
***
Comme beaucoup l’ont souligné, Kenney n’est pas le seul cerveau derrière les attaques de la droite contre les médecins, les travailleurs et travailleuses de la santé et de l’éducation. Deux candidats importants de la droite radicale de l’UCP se sont présentés pour prendre sa place et poursuivre son idéologie : les anciens chefs du Wildrose, Brian Jean et Danielle Smith.
Maintenant, les travailleurs et travailleuses de l’Alberta ont l’occasion de contester l’avancée de l’ultra-droite à l’approche des élections provinciales. Si la gauche peut saisir ce moment et obtenir une vision centrée sur les travailleurs pour la province, l’Alberta peut dire adieu non seulement à Kenney, mais aussi à l’austérité.
Mais ne soyez pas triste pour le premier ministre en disgrâce, il a déclaré que s’il perdait, il trouverait du réconfort dans le secteur privé, même s’il ne sait pas comment pomper de l’essence (Une vidéo récente montrait Jason Kenney essayant avec difficulté d’utiliser une pompe à essence dans une station libre-service) . Bonne chance avec ça Jason, et bon débarras.
Traduction NCS avec l’aide de www.DeepL.com/Translator

Colombie : la gauche en tête et un séisme politique

Bogota (Colombie).– C’est bien un duel gauche-droite qui aura lieu au deuxième tour de la présidentielle colombienne. Mais ce n’est pas le duel attendu. Gustavo Petro, candidat des gauches, affrontera un candidat de droite indépendant, sans parti ni programme bien défini.
Rodolfo Hernández, un homme d’affaires sans scrupules qui a fait campagne sur les réseaux sociaux, arrive en deuxième position avec 28 % des suffrages. Federico Gutiérrez, lui, soutenu par le parti au pouvoir, n’arrive qu’en troisième position avec 23 % des voix. De son côté, le centriste Sergio Fajardo encaisse un faible score : 4 %.
« Une période se termine, une ère s’achève », clamait Gustavo Petro après l’annonce des résultats. Un vote sans précédent pour la gauche, une défaite historique pour le parti de l’ex-président Alvaro Uribe, et un séisme politique pour la Colombie.
Pourtant dimanche soir, à l’annonce des résultats, c’est la sidération chez les partisans de Gustavo Petro. Avec le surgissement du millionnaire dans la bataille politique, la victoire de la gauche, donnée jusqu’ici largement gagnante, est loin d’être assurée.
« Allez, reprenez-vous, on a gagné », lance au micro le sénateur Gustavo Bolivar dans le salon rouge de l’hôtel Tequendama, lieu de rassemblement du Pacte historique, la coalition qui soutient Petro. Certains visages sont en larmes. Les plus pessimistes ressassent ce calcul consternant : les voix de Federico Gutiérrez, ajoutées à celles de Rodolfo Hernández, totalisent 51 % des suffrages. « Ça va être très difficile de les battre », souffle une militante de la région du Chocó.
Au sein du Pacte historique, beaucoup croyaient à une victoire possible au premier tour. Mais le score reste loin de la majorité absolue. Avec un peu plus de 8,5 millions de voix, soit 40 % des suffrages, Gustavo Petro et sa candidate à la vice-présidence Francia Márquez, devancent pourtant largement leurs adversaires, atteignant le meilleur résultat de l’histoire pour la gauche en Colombie.
Longtemps assimilée aux guérillas d’extrême gauche, elle n’a que tardivement pu accéder aux hautes sphères de la politique. Aujourd’hui encore, une grande partie de la population refuse de céder les rênes de l’État à un ex-guérilléro. Une position qui pourrait expliquer en partie le report des voix du mécontentement sur la figure de Rodolfo Hernández. La droite colombienne le sait, qui a fait campagne en agitant la menace de l’instauration d’un régime « castro-chaviste » à la vénézuélienne si Gustavo Petro était élu.
Pourtant, si sa personnalité est parfois perçue comme à tendance caudilliste, son programme est plutôt d’inspiration social-démocrate – cela peut suffire à apparaître comme révolutionnaire pour un pays qui a toujours été gouverné à droite.
La carrière politique de Gustavo Petro va bien au-delà de ses années de clandestinité au sein du M19, mouvement armé qui a signé la paix en 1990. Plusieurs fois sénateur puis maire de Bogotá, il s’est progressivement imposé comme leader progressiste. Cependant, la haine du guérilléro reste très fortement ancrée dans un secteur important de la société. « Je préfère mille fois voter pour un machiste que pour un guérilléro », écrit une jeune citoyenne sur Twitter, reflétant une opinion largement répandue en Colombie.
Un parallèle avec Donald Trump ou Jair Bolsonaro
Après l’annonce des résultats, Rodolfo Hernández s’est exprimé sur Facebook, depuis la luxueuse cuisine d’une de ses maisons de campagne. « Aujourd’hui, c’est le pays de la politicaillerie et de la corruption qui a perdu. Ce sont les bandes qui croyaient gouverner éternellement ce pays qui ont perdu. Aujourd’hui, ce sont les citoyens qui ont gagné, c’est la Colombie qui a gagné », a-t-il déclaré, lisant péniblement son discours.
À 77 ans, l’ex-maire de la ville de Bucaramanga (centre-nord du pays) a raflé la première place dans les départements du centre du pays, en grande partie grâce au vote rural. Celui qui se fait appeler « l’ingénieur » a fait fortune dans l’obscur marché de l’immobilier colombien.
Il s’est enrichi grâce aux hypothèques – en Colombie les hauts taux d’intérêt ruinent souvent les petits consommateurs, les endettant à vie. Son discours repose principalement sur la lutte anticorruption. Pourtant, il est lui-même impliqué dans une affaire de corruption, et sera appelé à en répondre devant un tribunal en juillet.
Pour Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), le score obtenu par Rodolfo Hernández « s’inscrit dans une tendance qui n’est pas limitée à la Colombie. On la retrouve dans le trumpisme aux États-Unis, puis en Angleterre dans une forme différente avec Boris Johnson et le Brexit ou encore Bolsonaro au Brésil ».
Rodolfo Hernández a promis que tous les Colombiens verraient la mer et qu’il ne toucherait pas un sou de son salaire. Il a fait campagne sans presque sortir de chez lui, sur les réseaux sociaux TikTok, Facebook et Twitter. Pas de meetings, pas de participation aux derniers débats présidentiels. Il affirme que la place des femmes est au foyer et s’est dit admirateur d’Adolf Hitler avant de se reprendre et affirmer qu’il l’avait confondu avec Albert Einstein.
On ne connaît que des bribes de son programme. Entre autres mesures excentriques, il affirme vouloir déclarer l’état d’urgence, afin de pouvoir gouverner par décret, faisant fi du Congrès élu en mars, où la gauche est la première force politique. Parmi ses soutiens, la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt a rallié sa campagne après avoir renoncé à être elle-même candidate, quelques jours avant le scrutin.
“Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système.”
Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris)
« Le premier fondement de ces phénomènes politiques, c’est le positionnement antisystème, l’idée que le temps est venu de changer toute une classe politique pourrie pour régler les problèmes du pays, poursuit Christophe Ventura, qui se trouve à Bogotá en tant qu’observateur de la mission d’observation électorale (MOE). Deuxième dimension : ce sont des programmes généralement néolibéraux, autoritaires, mais avec un aspect de protection populaire, c’est-à-dire une forme d’offre de protection pour une partie de la population vulnérable. »
Face à ce redoutable adversaire, la campagne de Gustavo Petro peaufine à présent sa stratégie. « Nous devons convaincre une grande partie des personnes qui n’ont pas voté. Nous devons leur tendre la main, examiner ce qui s’est passé et voir où nous pouvons gagner un nombre important de voix pour gagner au second tour », explique Claudia Florez, directrice du journal communiste Voz. L’abstention, la plus basse de ces vingt dernières années, atteint tout de même 45 % de l’électorat. Un vivier que les deux bords vont chercher à convaincre.
Autre pan de la stratégie des forces de gauche : tenter de séduire les électeurs de Rodolfo Hernández, reprenant contre le personnage ses propres arguments. « Qu’est-ce qui est mieux : qu’une femme reste à la maison ou qu’elle aille à l’université ? » demandait lundi Gustavo Petro sur la chaîne de télévision Caracol.
« En quoi consiste le changement en Colombie ? Qu’une famille vive éternellement en payant des intérêts, ce qu’il a appelé “un délice”, ou plutôt qu’on réforme le système hypothécaire afin qu’elles soient propriétaires de leurs maisons sans être esclaves des intérêts durant toute leur vie ? », enchaînait-il.
Pour le deuxième tour, Rodolfo Hernández bénéficie du soutien des partisans de l’ex-président Alvaro Uribe. Bien qu’aujourd’hui beaucoup moins populaire, rongé par les affaires et proche des paramilitaires et de la mafia, ce dernier rallie tout de même un électeur sur cinq, autour du candidat Federico Gutiérrez.
Dès l’annonce des résultats du premier tour, les dirigeants de son parti, le Centre démocratique, ont très vite apporté leur appui à Rodolfo Hernández. Sur la messagerie WhatsApp, les groupes de campagne de Federico Gutiérrez se sont aussitôt transformés en groupes de soutien au nouveau vainqueur de la droite. Un apport de voix nécessaire, mais embarrassant pour celui qui se revendique antisystème et contre les clans politiques traditionnels.
« L’ex-maire de Bucaramanga est en même temps le symbole de la défaite d’Uribe, et sa grande opportunité pour continuer de gouverner », selon l’éditorialiste Daniel Coronell. « Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème, conclut Christophe Ventura. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système. »
Flairant qu’une alliance avec le parti au pouvoir pourrait faire fuir une partie de son électorat, Rodolfo Hernández tente désormais de prendre ses distances avec les « uribistes », du moins en apparence. « Comme toujours, j’accueille avec gratitude le soutien que chacun peut offrir, mais ma seule alliance est avec le peuple colombien », a-t-il écrit lundi sur Twitter. Les prochains jours seront décisifs, avant un deuxième tour qui pourrait être serré, le 19 juin.

Qu’est-ce que le capacitisme ?
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, printemps / été 2022
Laurence Parent, Ph. D. en études critiques du handicap Le terme capacitisme est une traduction du terme anglais ableism qui tire ses origines des études du handicap anglo-saxonnes. Fiona K. Campbell, professeure en sciences du handicap à l’Université Griffith en Australie, définit le capacitisme comme un système de croyances, de processus et de pratiques qui produit un‑e citoyen‑ne typique capable de travailler et de contribuer à la société d’une manière uniforme et standardisée (ex. : travailler 40 heures par semaine et plus, se nourrir sans aide humaine, comprendre les codes sociaux, etc.). Une des conséquences du capacitisme est la discrimination fondée sur le handicap telle que nous la connaissons dans les textes de droits de la personne. À l’instar d’autres systèmes d’oppression tels que le racisme et le sexisme, le capacitisme repose sur une panoplie de représentations stéréotypées et fausses (ex. : les personnes handicapées ont besoin d’être protégées, elles n’ont pas de vie sexuelle, etc.). Le collectif français féministe et anti‑capacitiste Les Dévalideuses définissent le capacitisme comme un « système d’oppression subi par les personnes handicapées du fait de leur non-correspondance aux normes médicales établissant la validité».« L’idéologie validiste[1] postule que les corps non correspondants, jugés handicapés, ont alors moins de valeur. Ils sont naturellement considérés comme inférieurs, et donc discriminables[2]. »Le capacitisme prend plusieurs formes puisqu’il infuse toutes les sphères de la société. « Il peut se manifester par un rejet franc (insultes, maltraitances, silenciation, stigmatisation, refus d’inclusion…) mais se cache aussi souvent sous des allures de validisme bienveillant » (infantilisation, pitié, aide non sollicitée…). », expliquent Les Dévalideuses. Talila «TL» Lewis, organisateur communautaire et avocat pour les droits des personnes handicapées aux États‑Unis, explique qu’il est impossible de dissocier le capacitisme des autres systèmes d’oppression puisque le capacitisme repose sur des idées construites qui sont « profondément enracinées dans le racisme anti‑noir, l’eugénisme, la misogynie, le colonialisme, l’impérialisme et le capitalisme[3] ». En bref, les chercheur‑e‑s et militant‑e‑s anti‑capacitistes revendiquent la nécessité de déconstruire le capacitisme et ses impacts afin de créer un monde réellement accessible et inclusif. S’intéresser au capacitisme permet en effet d’aller au‑delà de ce qui est légalement reconnu comme de la discrimination fondée sur le handicap et d’approcher le handicap d’une perspective critique pour ainsi mieux s’attaquer aux sources des injustices et des inégalités vécues par les personnes handicapées.
[1] En France, le terme validisme est employé. [2] En ligne : http://lesdevalideuses.org/les-devalideuses/notre-manifeste [3] En ligne : https://www.talilalewis.com/blog/january-2021-working-definition-of-ableism
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Plaidoyer pour un syndicalisme actuel. Changer pour s’adapter

Éric Gingras, Montréal, Somme toute, 2021
« Soit nous décidons d’être de simples négociateurs de conventions collectives, soit nous choisissons plutôt de nous réapproprier le rôle de moteurs de changement dans la société » (p. 15). Cette phrase prometteuse a le mérite de camper dès l’introduction l’inquiétude de l’auteur. Éric Gingras, élu président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) quelques mois après la parution de son plaidoyer, soumet à la discussion un éventail de pistes dans l’espoir de relancer le mouvement syndical. Il brosse le portrait d’organisations devenues conservatrices et s’adresse aux personnes syndiquées dans l’espoir de rajeunir avec elles les pratiques syndicales, puis recréer un authentique rapport de force.
L’ouvrage est divisé en quatre chapitres qui constituent autant de chantiers pour les machines syndicales présentes dans le secteur public, qu’elles prennent la forme de centrales ou de fédérations autonomes. Sans parler nommément de crise du syndicalisme, l’auteur estime néanmoins que ces organisations sont à la croisée des chemins. Il juge nécessaire de publier ce livre, car les assemblées générales et autres instances syndicales ne permettent pas d’emblée de conduire le type de réflexion souhaité. « Il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas de place pour véritablement débattre d’un changement de vision et de pratique à l’intérieur même de [ces] structures » (p. 10).
Le premier chapitre, de loin le plus long, porte sur la communication. Il s’avère des plus pertinents. Gingras s’y emploie à une critique serrée du réflexe, au sein des appareils syndicaux, de chercher d’abord à s’adresser aux médias traditionnels, comme si ces derniers pouvaient être le canal privilégié pour rejoindre les membres et la population, ou pour influencer l’opinion publique et les gouvernements. Relevant adroitement la crise que traversent ces médias, l’auteur plaide pour une réinvention de la stratégie de communication syndicale. Ce travail est absolument requis, pour peu que l’on désire rétablir avec les membres une relation de confiance, fondée sur la transparence et sur une circulation de l’information qui soit bidirectionnelle, plutôt que strictement du haut vers le bas. Faute de franchir une telle étape, il est vain d’espérer déployer le pouvoir syndical à l’échelle de la société.
Émettre cette information devrait d’ailleurs être une prérogative des membres, plutôt que le seul apanage des machines syndicales. Gingras valorise énormément les outils numériques, notamment les médias sociaux, avec tout leur potentiel d’horizontalité, pour déplacer le centre de gravité de la production de l’information et remettre les membres au cœur de la dynamique syndicale. Il avance la notion de cinquième pouvoir comme clé éventuelle de la restauration d’un mouvement social digne de ce nom, à la hauteur des lettres de noblesse forgées dans les années 1970. S’inspirant des Gilets jaunes et de quelques autres phénomènes apparentés, Gingras plaide en faveur d’une mobilisation à caractère plus spontané, trouvant ses origines parmi le personnel, dans le milieu de travail ou de vie. Un choix judicieux selon lui serait de transférer, des appareils syndicaux vers la base, une part consistante des ressources actuellement concentrées à l’échelon national.
Le second chapitre porte sur la négociation collective, un processus conduit essentiellement en l’absence du personnel syndiqué, se désole l’auteur. Ce déficit démocratique doit être surmonté par une action collective à caractère bien plus politique, davantage campée « à l’extérieur de l’encadrement légal en place » (p. 93). Les mœurs syndicales en matière de négociation sont décrites comme paternalistes et feutrées, donc tout à l’avantage de la partie patronale. Gingras suggère de « sortir des lieux institutionnalisés dans lesquels on cherche à nous confiner » (p. 89), donc de retourner voir les membres pour concevoir avec elles et eux la stratégie syndicale. Il faut aussi bâtir des alliances avec les mouvements et groupes de la société civile, dont les intérêts ne sont pas étrangers à ceux de la partie syndicale. L’auteur mentionne à ce sujet le dramatique rendez-vous manqué que fut, pour les syndicats, le Printemps érable.
C’est à la rigidité des structures syndicales que l’auteur nous invite à réfléchir dans un troisième temps. Celle-ci a pu expliquer en partie la désaffection qu’ont connue les centrales, qui ont vu plusieurs de leurs corps de métiers les quitter pour créer des regroupements autonomes. Ce processus n’est que la pointe de l’iceberg, en ce sens que les nouvelles associations ainsi créées reproduisent à leur tour, assez rapidement, les mêmes schémas de sclérose. Il est urgent d’agir, écrit Gingras, pour « rendre nos structures organisationnelles vivantes » (p. 145) et la moindre des choses serait de tenir des états généraux du syndicalisme. Ainsi, pour parvenir à changer le modèle organisationnel, il faut en outre « donner davantage la parole aux gens qui […] constituent l’organisation » (p. 153) et proposer un projet qui suscite davantage de solidarité.
Le dernier chapitre porte justement sur cinq « enjeux sociaux de la prochaine décennie » (p. 157) identifiés par Gingras comme prioritaires : immigration, lutte environnementale, droits des femmes, Autochtones et retraite. La polarisation gauche/droite sert ici de toile de fond aux analyses de l’auteur, qui laisse entendre que la question nationale n’est plus sur l’écran radar du mouvement syndical, parce qu’elle ne se pose plus dans les mêmes termes qu’il y a 15 ans. Sous l’effet du populisme et du nationalisme identitaire, elle a été happée par la droite, si bien qu’elle est devenue piégée, voire gênante.
Malheureusement, la réflexion de l’auteur n’est pas inscrite dans le prolongement des grands courants d’étude du syndicalisme. L’auteur cherche peu à se situer par rapport aux travaux précédents en sciences sociales. Il cite bien une petite poignée de sources, mais ne se définit pas par rapport aux approches théoriques en étude des mouvements sociaux. Ceci entraîne quelques difficultés.
Avec Gingras, les syndicats sont réduits à n’être que des groupes de pression, dont le mandat consiste à représenter les membres. Ceci est en rupture avec la trajectoire historique du mouvement syndical, dont le rôle sociopolitique a été autrement plus ambitieux au cours des deux derniers siècles. Il y a ici méprise sur la nature de l’acteur et sur la portée de son action. Aussi, en confinant le syndicalisme à la stricte représentation, l’auteur génère malgré lui un paradoxe : la mission des membres consiste simplement à mandater leurs représentants et représentantes, plutôt qu’à être le mouvement.
On doit déplorer aussi l’absence d’une analyse approfondie de l’État québécois. Les syndicats du secteur public lui sont intimement liés. Comment s’articulent leurs relations avec l’État ? S’inscrivent-elles à l’enseigne du néocorporatisme ? De la concertation ? D’une autre conception de la nature de l’État-patron ? En faisant fi de toute économie politique de l’État québécois, l’auteur limite la profondeur de ses analyses, à un moment où précisément – Gingras a raison sur ce point – le syndicalisme doit se poser des questions existentielles sur ce qu’il est devenu et sur les ambitions qui l’animent encore.

Le mouvement ouvrier québécois et ses revendications à propos de la question nationale

1- LE MOUVEMENT OURIER QUEBECOIS AU LENDEMAIN DU 15 NOVEMBRE 1976
Avec l’avènement du PQ au pouvoir, en novembre ’76, le mouvement ouvrier québécois1 est obligé plus que jamais d’intervenir sur la question nationale. En fait, il s’agit d’une réintervention, après une éclipse ces dernières années, puisque cette question était présente à un titre ou à un autre, de façon partielle ou globale, dans plusieurs organisations qui le composent, et ce depuis plus de 10 ans: on peut, par exemple, se rappeler le débat sur l’unilinguisme dans les centrales syndicales à la fin des années ’60, débat qui n’avait pas été d’ailleurs sans créer quelques sérieux tiraillements (notamment à la CSN).
Cette implication du mouvement ouvrier par rapport à la question nationale ne doit pas surprendre puisqu’il s’agit là de revendications qui veulent s’attaquer à l’oppression nationale, oppression nationale que les travailleurs subissent avec autant de force, sinon plus, que les autres couches et classes sociales du peuple québécois (petite bourgeoisie): la discrimination linguistique (l’anglais, langue de travail), un taux de chomage plus élevé, des salaires inférieurs pour le même travail, le caractère réservé de bon nombre d’emplois dans certains secteurs et aux échelons supérieurs, la plus grande difficulté d’accès à une formation technique, professionnelle et universitaire. 2
L’avènement du P.Q. au pouvoir pose avec plus d’acuité la question nationale puisque ce parti prétend détenir seul la solution à cette oppression en lui donnant un contenu qui veut se situer au dessus des classes sociales. C’est pourquoi la question nationale devient, pour le mouvement ouvrier, une question politique centrale dans la conjoncture actuelle: plus que jamais le mouvement ouvrier doit mener cette lutte contre l’oppression nationale à partir de ses propres intérêts, de ses propres objectifs, de sa propre base, sinon il se trouve enchaîné à une solution qui n’est pas la sienne mais celle du PQ donc celle d’autres classes principalement.
Cependant, ce qui rend encore plus nécessaire l’intervention du mouvement ouvrier québécois sur la question nationale, c’est que le P.Q., par son arrivée au pouvoir, a provoqué un élargissement de la crise politique au Canada. Cette situation accentue les contradictions entre les différentes fractions de la bourgeoisie au Canada. Ce moment de crise est donc décisif. Le mouvement ouvrier québécois peut profiter de cette crise en modifiant le rapport de forces en faveur des travail leurs s’il parvient à faire valoir ses propres solutions à l’oppression nationale.
La revendication d’indépendance politique portée par le mouve ment ouvrier est au cœur de la lutte contre l’oppression nationale, c’est ce que nous voulons examiner ici : quelle est la place, la signification, la portée de cette revendication (si elle est assumée par le mouvement ouvrier) dans le contexte actuel?
2- LES PARTICULARITES DE LA LUTTE CONTRE L’OPPRESSION NATIONALE AU QUEBEC
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que la lutte contre l’oppression nationale au Québec a ses caractéristiques propres:
1) il ne s’agit pas d’une· lutte de libération nationale au sens fort de ce terme, c’est-à dire une lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme (contre l’occupation économique, politique et militaire d’une métropole)3 dans le contexte de sociétés où la démocratie politique est absente, et où l’industrialisation et l’urbanisation de type capitaliste demeurent relativement peu développées; 2) il ne s’agit pas non plus de la lutte d’une minorité nationale (les francophones hors Québec, par exemple).
Il s’agit bien plutôt de la lutte d’une nation dominée qui aspire à se transformer éventuellement en un véritable Etat-nation au1 sens plein du terme, donc, entre autres, à conquérir l’indépendance politique 4, lutte dont la permanence dans l’histoire du Canada en révèle toute l’importance.
En fait, au Québec, plusieurs phénomènes s’imbriquent les uns dans les autres, se renforcent mutuellement: 1) une oppression nationale (qui donne lieu à une lutte autour de revendications débouchant sur la volonté de développer un État-nation); 2) une dépendance régionale (qui donne lieu à une lutte contre le développement inégal des régions au Canada, lutte qui passe par les affrontements entre les États provinciaux et l’État central) et, finalement 3) une dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis 5.
L’État canadien est au cœur de cette dynamique: “Les principaux mécanismes d’intervention économique relèvent de l’État canadien: politique monétaire et fiscale, tarifs et douanes, banque et crédit, commerce extérieur, contrôle des investissements… L’État québécois a une juridiction prédominante sur les domaines de l’éducation, de la langue et de la culture, du droit civil et des relations de travail et doit partager avec Ottawa la juridiction sur la santé, la fiscalité, la police. 6
On est donc à même de constater, compte tenu des fonctions respectives qu’exercent l’État canadien et l’État québécois, que l’oppression nationale des Québécois, la question régionale et la dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis ont été et sont réalisées et maintenues par une subordination politique qu’exerce la bourgeoisie canadienne à partir de l’État central canadien (et de ses supports au Québec même).
C’est ainsi, on le verra plus loin que la revendication de l’indépendance politique portée par le mouvement ouvrier se trouve au CARREFOUR de la lutte 1) contre l’oppression nationale; 2) contre le développement inégal des régions au Canada (le Québec étant une de ces régions) provoqué par le capitalisme à partir de l’État fédéral, garant principal du maintien de ces inégalités; 3) contre la dépendance économique provoquée par la présence impérialiste des U.S.A.
3- LE MOUVEMENT DE REVENDICATIONS NATIONALE AU QUEBEC DEPUIS LA “REVOLUTION TRANQUILLE”
A- Les transformations dans les classes- sociales au Québec depuis 20 ans
C’est à la faveur de la “Révolution Tranquille” 7. (1960-66>7 qu’émerge au Québec une “nouvelle” petite bourgeoisie et que se développent, dans la classe ouvrière, de nouveaux secteurs.
Comme on peut le constater dans le tableau qui suit, les secteurs du commerce, des finances, des assurances et de l’immeuble et, surtout, des services accroissent considérablement leur indice d’emploi 8.
De façon plus générale, on peut dire que l’après-guerre (les années ’50) est une période d’expansion du capitalisme qui se continue dans les années 160 en s’exprimant surtout à travers la modernisation de l’État. De telle sorte qu’à la fin des années ’60 (1966-67…) on se retrouve au Québec avec 1)une augmentation de la classe ouvrière (dans la production – usines-, dans la distribution et la circulation -commerce et transport-); 2) des nouveaux salariés engagés dans des secteurs en plein développement tels l’enseignement, l’information, la santé; 3) une classe ouvrière qui est plus spécialisée et plus scolarisée (G.M., Firestone…); 4) une classe ouvrière plus fortement “tertiarisée” (dans les services publics comme employés A l’entretien dans les écoles, dans les hôpitaux comme préposés aux malades et dans les services privés comme employés dans des banques, des compagnies d’assurance ,des commerces…); 5) une classe ouvrière principalement de langue française, confrontée à un patronat majoritairement anglophone (canadien anglais ou américain).
B- Les deux composantes du mouvement national
La conséquence immédiate de cette situation, c’est que l’assise sociale principale du mouvement de revendications nationales change, elle ne peut plus être celle qui sous tendait les courants nationalistes traditionnels (type Union Nationale avec Duplessis) à savoir la petite bourgeoisie traditionnelle (clergé, professionnels…) et la paysannerie (petits producteurs agricoles, artisans…).
Ce constat est capital pour comprendre que le mouvement de revendications nationales au Québec pourra désormais avoir deux faces et non pas une, d’autant que la “nouvelle” petite bourgeoisie, de même que les nouveaux· secteurs de la classe ouvrière, pourront s’organiser syndicalement et, ce faisant, viendront, ou bien renforcer des organisations syndicales proprement québécoises, ou bien renforcer le caractère québécois d’organisations syndicales comme la FTQ. C’est ainsi, par exemple, comme l’illustre le tableau suivant que la CSN passe de 94,000 membres en 1960 à 200,000 en ’66 ou encore que la CIC (qui devient CEQ par la suite) passe de 28,000 membres en 1960 à 55,000 mem bres en 1966, ou encore que du côté de la FTQ, des groupes de plus en plus nombreux (surtout au début des années ’70) s’affilient directement et même exclusivement à celle-ci sans passer par le CTC (électriciens, ouvriers du textile, des communications, de la radio-télévision…)9 .
La “Révolution Tranquille” provoque, au sein des classes dominantes québécoises, l’émergence d’un courant nationaliste réformiste dont l’expression principale est le M.S.A. (Mouvement souveraineté association) issu du P Q (Parti Libéral du Québec) qui récupère la majorité des militants du R.I.N. pour finalement constituer le Parti Québécois.
Mais au même moment existe de façon concomitante dans le mouvement étudiant, populaire et syndical, une fraction combative et progressiste qui remet en question, sur un point ou sur un autre, autant le capitalisme que l’oppression nationale, à titre d’illustration, mentionnons que la manifestation pour un Mc Gill français10 avait été organisée par une coalition d’organisations syndicales, populaires et politiques.
Cette manifestation fournit un bon exemple de l’existence de cette deuxième face du mouvement de revendications nationales. Ce qui s’explique bien par le fait que l’oppression nationale n’affecte pas la classe ouvrière et la petite bourgeoisie de la même façon que la classe bourgeoise. D’où des pratiques et des luttes contre l’oppression nationale qui sont différentes.
C) La revendication de l’indépendance politique à cette période
De façon plus générale, mentionnons que la période qui va de 1967 à 1973 est une période où la revendication de l’indépendance11 politique du Québec est une revendication centrale servant d’élément unificateur de toutes les forces progressistes et de toile de fond à un bon nombre de mobilisations. Pour être plus exact, cette période peut se diviser en deux. La première qui va de 1967 à 1970, renvoie davantage à des revendications particulières à partir de la question linguistique. Question qui amène de plus en plus d’organisations syndicales, populaires et étudiantes à pr8ner l’unilinguisme français au Québec. La seconde qui va de 1971 à 1973, suite à l’électro choc de l’occupation armée du Québec, va lier plus fortement la question linguistique et la question nationale dans son ensemble à la lutte pour le socialisme (cas du Conseil central de Montréal, cas des militants de nombreux comités d’action politique dans des quartiers de Montréal ou dans des syndicats à la CSN et à la CEQ, militants de cer tains conseils du travail.)12 .
Les conclusions que l’on peut tirer de ces années sont les su vantes: 1) les groupes les plus radicaux de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie ont à certain moment dirigé carrément les luttes de revendications nationales -le P.Q. n’a jamais été la seule expression politique du mouvement de revendications nationales 2) la classe ouvrière (au sens large) forme une des bases sociales majeures du mouvement de revendications nationales; 3) cependant, la question de. l’organisation politique propre à cette classe dans la lutte contre l’op pression nationale est demeurée jusqu’ici sans réponse.
4- LE OUVEMENT OUVRIER QUEBECOIS ET L’INDEPENDANCE POLITIQUE COMME REVENDICATION
A- Souveraineté-association et indépendance politique
La constitution d’un pays n’est pas qu’un simple texte juridique auquel on se réfère à l’occasion pour faire reconnaître un droit particulier. La constitution est beaucoup plus que cela, “elle est une institution politique fondamentale, reflet de l’équilibre des forces d’une société, à un moment privilégié de son évolution historique”13.
Or, le P.Q. est porteur d’une solution constitutionnelle différente de celle que soutient le Parti Libéral du Canada, et par son arrivée au pouvoir en ’76, il s’est trouvé à accentuer le déséquilibre politique de l’Etat canadien. Pourtant le P.Q. -par-delà certaines déclarations- n’avance pas l’idée de l’indépendance politique au sens fort et plein de ce terme, du moins lorsqu’on étudie de près la position dominante à l’intérieur du parti et de façon plus évidente encore lorsqu’il s’agit du gouvernement. La politique constitutionnelle du P.Q. a deux volets: 1) la souveraineté comprise comme rapatriement du pouvoir de faire des lois et de lever des impôts; 2- l’association économique, ce qui signifie la détermination en commun, par l’intermédiaire de comités mixtes14, d’une politique monétaire, d’une politique commerciale, d’une politique douanière, d’une politique en matière de contrôle des investissements… Il s’agirait donc, en quelque sorte, de deux États associés, organiquement liés dans leurs décisions fondamentales. Le Québec ne disposerait pas de tous les pouvoirs et donc de tous les outils économiques nécessaires â l’élaboration de sa propre politique économique, il les partagerait avec le reste du Canada dans le cadre d’une stratégie qui, pour l’essentiel, maintient les liens économiques continentaux (Canada-USA)15.
Il existe, par ailleurs, un discours indépendantiste à l’intérieur du P.Q. qui s’est exprimé à certaines périodes (1970-72, entre autres) avec beaucoup de vigueur, surtout dans les périodes ou des forces exter nes au PQ plus radicales sur le plan social et constitutionnel, poussaient ou forçaient le débat â l’intérieur: les comités de citoyens auprès des associations locales du P.Q. dans les quartiers ouvriers de Montréal, des syndicats revendiquant le français comme langue de travail, des organisations syndicales tels les Conseils centraux de Montréal et des Laurentides qui affirmaient des positions anticapitalistes et pour l’indépendance tout à la fois…
Il n’en demeure pas moins que la position de fond de la direction du P.Q. demeure celle de la souveraineté-association, position à laquelle correspond une stratégie référendaire de plus en plus timorée. Ce qui nous fait dire que le projet politique véhiculé par le PQ offre de bonnes garanties pour éviter tout glissement anticapitaliste du mouvement de revendications nationales au Québec.
B- L’indépendance politique : une revendication pour les travailleurs?
Une fois levée l’ambiguïté dans laquelle nous entretient régulièrement la presse anglophone, le P.Q. lui-même et la gauche pancanadienne sur la politique constitutionnelle réelle du P.Q., il est davantage possible d’examiner si la revendication d’indépendance politique peut profiter véritablement aux travailleurs.
Précisons d’abord qu’aucune revendication politique (ou réforme) n’est par elle-m e réformiste ou révolutionnaire (permettant d’abolir le capitalisme). Chaque revendication politique doit être envisagée:
-
- En fonction du rapport de forces,
- En fonction des possibilités qu’elle fournit de faire avancer la conscience politique des travailleurs;
- En fonction de la réponse qu’elle fournit à certains besoins fonda- mentaux des travailleurs et du peuple en général.
Autrement dit, deux questions peuvent être posées: cette revendication de l’indépendance politique, si elle était reprise par le mouvement ouvrier 1) pourrait-elle porter atteinte aux intérêts « immédiats » de la bourgeoisie ou d’une partie de la bourgeoisie tout en répondant à certains besoins fondamentaux des travailleurs? 2) serait-elle susceptible de déclencher de larges mobilisations (débats dans des congrès, manifestations…) et donc être l’occasion d’une éducation politique de masse?
Le dossier du CFP sur la question nationale avance la proposition de l’indépendance politique comme lutte à faire et à gagner, comme revendication à faire progresser à l’intérieur du mouvement ouvrier- dans la mesure où cette revendication s’inscrit dans une stratégie de lutte pour le socialisme, dans la mesure où elle est liée à l’élaboration d’un projet social alternatif à celui de la bourgeoisie canadienne et à celui de la bourgeoisie québécoise (actuelle et potentielle
La revendication d’indépendance politique est susceptible de modifier le rapport de forces en faveur des travailleurs parce qu’elle porte atteinte aux intérêts de la bourgeoisie canadienne, menace ses intérêts en opérant une rupture du cadre politique {l’État fédéral canadien) qui lui offre la garantie ultime de son maintien et de son développement. Par l’indépendance politique du Québec, c’est toute la structure de pouvoir de la bourgeoisie canadienne ici et de ses rapports à l’impérialisme U.S.A. qui est remise en cause car elle se trouve alors coupée d’une partie de ses moyens au Québec. Ce qui revient à dire que sile projet politique du P.Q. fait déjà peur malgré les garanties qu’il offre de solutionner la crise politique canadienne, l’indépendance politique comme revendication portée par le mouvement ouvrier québécois est subversive ou en tout cas difficilement assimilable par le capitalisme dans le contexte nord-américain: sa réalisation risquerait de modifier substantiellement les données du marché canadien et risquerait aussi de chambarder la politique américaine au Canada.
Mais cette affirmation est-elle, d’une certaine manière, démontrable?
1. On peut tout au moins en faire une démonstration par la négative puisqu’au Canada le développement du capitalisme et la Confédération vont de pair: “La Confédération correspond aux impératifs économiques et stratégiques de l’Empire, d’une part. D’autre part, la Confédération représente la forme achevée du projet d’État-nation de la bourgeoisie canadienne. Dans son contenu même, l’A.A.N.B. consacre le caractère centralisateur de l’État “fédéral”. Aux termes de l’A.A.N.B., le gouvernement central a tous les pouvoirs; aux provinces sont délégués des pouvoirs locaux…16
On voit donc par là que les secteurs les plus forts de la bourgeoisie canadienne ont constitué en fonction de leurs intérêts ce cadre politique qu’est la Confédération et dans laquelle l’État fédéral occupe la place déterminante. La domination de la bourgeoisie canadienne sur le Québec, via l’État fédéral et les politiques qu’il applique ici17, lui sert d’atout pour assurer son maintien et/ou son développement: comme réservoir de main d’œuvre à bon marché, comme important débouché pour l’industrie ontarienne, partiellement comme réservoir de ressources naturelles et, finalement, comme source d’épargne.
Faudrait-il alors s’étonner de voir que c’est le patronat canadien (et la fraction québécoise qui lui est directement liée) qui est leplus farouchement opposé à l’indépendance politique.
2. Il nous semble aussi qu’une partie de l’histoire récente du mouvement de revendications nationales au Québec démontre, cette fois ci par la positive, que l’indépendance est menaçante pour la bourgeoisie canadienne. La dynamique nationale qui va de 1967 à 1973 est révélatrice à ce sujet, notamment le moment-clé qu’a été l’occupation armée du Québec en 1970: c’est au moment où la revendication d’indépendance politique devenait de plus en plus liée à des mouvements sociaux ra dicaux que la répression s’est fait le plus sentir. C’est ce qui fait dire aux auteurs du livre sur l’histoire du mouvement ouvrier au Québec:
« L’État fédéral, avec la collaboration de l’État québécois et des pouvoirs municipaux à Montréal, va frapper un grand coup. Il utilise le prétexte de l’action terroriste d’une nouvelle vague du FLQ pour tenter de mater l’opposition nationale et so ciale. Résultat: plus de 500 citoyens sont emprisonnés et plusde 2000 autres perquisitionnés, choisis parmi les forces vives de la lutte nationale et ouvrière » 18.
L’indépendance politique comme revendication portée par le mouvement ouvrier et liée à d’autres revendications qui s’attaqueraient, par exemple, à l’intégration u Québec au bloc continental Canada/U.S.A., est inacceptable pour le capitalisme nord-américain. D’ailleurs il n’est pas étonnant de voir que la très nette modération du P.Q. dans sa politique constitutionnelle va de pair avec sa modération sur le plan économique et social.
L’indépendance politique est donc susceptible d’être une revendication qui profite aux travailleurs dans la mesure où le rapport de forces modifié permettrait de faire reculer l’oppression nationale dans ses manifestations les plus importantes (langue de travail, surexploita tien de la main d’œuvre, formation professionnelle et technique… bref de faire avancer rapidement un ensemble de droits socio-politiques et culturels). Mais cette revendication se doit de faire partie d’un ensemble de revendications qui s’attaquent également â la dépendance économique vis à vis des États Unis et qui cherchent à. rompre avec le développement régional inégal dans lequel est inscrit le Québec. Le mouvement ouvrier québécois a-t-il entamé une démarche dans ce sens?
5- LES REVENDICATIONS DU MOUVEMENT OUVRIER QUEBECOIS SUR LA QUESTION NATIONALE AUJOUD’HUI?
La fin des années ’60 et les premières années de la décennie ’70 amène, â l’intérieur du mouvement ouvrier, un clivage car certaines de ces composantes adoptent progressivement des positions sur la ques- tion nationale, des positions également contre le capitalisme et contre l’impérialisme. Et cela à la faveur de luttes dures (Mc Gill français en· 1969, dénonciation de 1’occupation armée du Québec en 1970, grève de La Presse en 1971, Front commun du secteur public et parapublic en 1972, lutte pour l’indexation en 1973-74, dénonciation du coup. d’État au Chili en 1973 et du rôle actif qu’y jouent les Etats-Unis…).
La gauche syndicale et populaire qui est apparue dans ces luttes et dans ces débats n’a pas réussi, par la suite, à reprendre son souffle, à se redéfinir une perspective lui permettant de reprendre l’offensive. Au même moment, certaines interventions du gouvernement Bourassa provoquent de sérieuses divisions au sein des organisations syndicales -(Enquête Cliche dans la construction …) et le P.Q. réussit à s’offrir comme seule alternative sur les questions autant d’ordre social que national, face à un régime aussi clairement fédéra liste, pro-impérialiste et antisyndical que le régime Bourassa. La gauche politique est â la même période (1974-75) divisée et impuissante: une partie importante de celle-ci opère un virage sans précédent sur la question nationale (rejet de l’indépendance politique comme objectif) comme sur plusieurs autres problèmes: c’est le courant. “M-L” qui prend forme en canalisant à son profit une partie des militants radicalisés du mouvement syndical et populaire.
C’est donc dans un contexte de reflux des luttes, de reflux idéologique et politique de la gauche (autant dans la gauche syndicale et populaire que dans la gauche politique comme telle) que survient la victoire du P.Q. le 15 novembre 1976, suite à l’appui massif de tout le Québec et de la classe ouvrière: vote de révolte, vote de défaite, pas au sens d’un recul d’une conscience articulée, mais au sens de la remise entre les mains du P.Q. de la combativité et du dynamisme ouvriers des années ’70.
La combativité ouvrière après le 15 novembre 1976 se maintient uniquement au niveau local et n’est pas en mesure de provoquer le renouvellement des perspectives ni de favoriser non plus une meilleure unité d’action. Bien au contraire, la division, au sein du mouvement syndical, est plus forte que jamais (CSN par rapport à la FTQ surtout) et les mobilisations politiques de ces organisations (vs le Bill 45 par exemple) demeurent relativement limitées. La période qui va de novembre 1976 à la fin de 1978 est donc une période où l’aspect dominant dans l’ensemble du mouvement ouvrier reflète davantage l’attentisme (“laissons au P.Q, une chance de faire ses preuves”) et la démobilisation, On assiste cependant dès 1978 à une certaine ressaisie du soutien des travail leurs· organisés aux luttes dures {CJMS, Commonwealth Plywood, postiers…) et une amorce de réflexion politique commandée indirectement par deux échéances centrales: le Front commun du secteur public et le référendum du P.Q.
Une partie importante du mouvement syndical a relancé le débat politique dans ses rangs sur plusieurs problèmes mais de façon notable sur la question nationale en particulier. On assiste donc à une reprise en charge de la question nationale: analyse de l’oppression nationale aujourd’hui, retour sur l’histoire de l’oppression nationale, positions de principe reconnaissant le droit à l’autodétermination du Québec, voire même l’indépendance si elle est liée aux intérêts économiques et sociaux des travailleurs … Mais la question politique centrale à l’intérieur du mouvement ouvrier demeure la suivante: comment faire progresser le débat en dehors du seul cadre théorique ou du corridor électoral du PQ? En d’autres termes, comment le mouvement ouvrier tel qu’il est, c’est à dire en considérant qu’aucune organisation politique de travailleurs n’existe, peut intervenir politiquement dans la conjoncture présente et ainsi traduire ses positions de principe dans le rapport de force actuel?
6- LES ACHES POLITIQUES DE LA GAUCHE SYNDICALE ET POPULAIRE SUR LA QUESTION NATIONALE AUJOURD’HUI
Dans la mesure où nous assumons l’orientation que s’est tracée une partie du mouvement syndical, à savoir développer un syndicalisme de classe et de masse (“syndicalisme de combat”), de même que l’autonomie des organisations populaires face à l’État, il nous faut considérer· tout à la fois les deux axes d travail suivants: 1) développer une stratégie dans les luttes quotidiennes, leur donner une direction (et non pas faire du syndicat ou du groupe populaire un simple fournisseur de services); 2) développer une stratégie globale, une stratégie qui assume un ensemble de problèmes sociaux et politiques à partir d’une compréhension nationale, voire internationale de ces mêmes problèmes.
Quels sont les moyens que la gauche syndicale et populaire ont à leur disposition actuellement pour favoriser le développement de cette stratégie globale? Comment faire des syndicats et des groupes populaires des éléments encore plus vigoureux de transformation de la société?
Le débat du CFP sur la ·question nationale en mai 1978 avançait l’idée que les militants de la gauche syndicale et populaire devaient travailler à “l’élaboration d’une plate-forme unitaire qui puisse associer le plus largement possible les organisations syndicales et populaires autour d’une position autonome à défendre dans le débat public du référendum”.
L’élaboration d’une plate-forme peut en effet être un des moyens politiques spécifiques aux organisations de masse pour s’assurer que les intérêts des travailleurs seront présents dans le débat. Toute démarche politique de cet ordre peut favoriser à court et à moyen terme:
- Une certaine autonomie du mouvement ouvrier;
- Le développement d’une solidarité et une unité d’action entre organisations, voire un ralliement d’un ensemble de forces progressistes;
- La contribution indirecte au développement d1une force politique des travailleurs;
- La possibilité de développer des formes spécifiques d’intervention dans des moments particuliers tels que des élections et des référendums.
Nous n’en sommes pas encore là bien qu’un certain nombre de militants souhaitent ouvrir une porte dans cette direction. Il faut l’affirmer nettement: la situation actuelle commande autre chose que la simple énonciation du principe du droit d s peuples à l’auto détermination, principe qui n’engage que très faiblement dans la lutte politique; la situation actuelle commande de dépasser les prises de positions sur telle ou telle question économique ou sociale prise séparément.
La situation actuelle exige un programme alternatif à l’inté rieur duquel la revendication d’indépendance politique serait avancée comme telle, situant ainsi le cadre politique dans lequel les casses populaires seront le mieux à même de faire avancer leur projet de société et leur lutte contre toute forme d’exploitation et d’oppression.
Ce serait une erreur grave que de tomber dans le relativisme constitutionnel (fédéralisme renouvelé, souveraineté-association ou indépendance) au moment même où le mouvement ouvrier peut, de façon considérable, faire progresser les choses sur cette question.
Les militants de la gauche syndicale et populaire doivent donc pousser plus loin la démarche politique qui s’amorce dans leur1 organisation autour de l’élaboration d’une plate-forme de revendications (ou introduire cette démarche politique s’ils n’en n’ont pas encore). Et l’élaboration de cette plate-forme doit se faire l) en accordant à la revendication de l’indépendance politique la place objective qu’elle mérite dans le contexte actuel; 2) en avançant des solutions consistantes pour répondre aux autres problèmes vécus par les travailleurs (mesures anti impérialistes…).
C’est là un minimum permettant à de plus n plus de secteurs du mouvement ouvrier de s’insérer dans la conjoncture actuelle, y com pris dans le corridor référendaire, sur leurs propres bases. En d’autres termes, un nouveau rapport de forces est à construire d’ici le référendum.
Ce rapport de forces passe par l’é1aboration collective d’une telle plate-forme et par la mobilisation des militants et de l’ensemble des travailleurs sur cette base.
1 On entend ici, par mouvement ouvrier, l’ensemble des forces qui luttent pour trans former la société dans le sens des intérêts de la majorité qui la compose (les travailleurs en général et tous ceux qui sont exclus du marché du travail par le système capitaliste tels les assistés sociaux, les chômeurs) dans les milieux de travail et en dehors des milieux de travail (syndicats, organisations populaires}.
2 Sur l’oppression nationale et ses effets sur les classes populaires au Québec, nous renvoyons le lecteur à un autre document de travail du CFP, L’oppression nationale et ses effets sur les classes populaires dans le Québec d’aujourd’hui, comité de recherche sur la question nationale, février 1979, 20 pages.
3 Comme ce fut le cas du Portugal en Angola, de la France et des Etats Unis au Vietnam
4 CFP, La question nationale: un défi à relever pour le mouvement ouvrier, 1979, p. 16.
5 Plus de 60 % de l’industrie manufacturière est directement sous contr8le américain. Certains secteurs stratégiques de l’économie sont contrôlés par les Américains à
80-90 %, telle l’industrie pétrolière et pétrochimique. Cette dépendance économique n’est d’ailleurs pas sans incidences politiques (pressions des filiales américaines installées ci sur les gouvernements locaux) et culturelles (mode de pensée et façon de vivre imposés par l’impérialisme américain)
6 Céline st Pierre et Paul R. Bélanger, Dépendance économique, subordination politique et oppression nationale: le Québec 1960-77, p. 6. 1
7 Et précédemment à la faveur de la 2e Guerre mondiale et de la Guerre de Corée. Période également pendant laquelle s’accroit le contrôle américain sur l’économie québécoise et canadienne.
8 Il faut noter ici qu1une grande partie des emplois du secteur dit des services a trait aux services publics et para-publics (-hôpitaux, écoles et collèges, ser- vices sociaux…): les réformes de l’appareil de santé et de sécurité sociale (réforme des services hospitaliers et loi de l’assurance-hospitalisation en 1961) et celles de l’appareil scolaire (extension de l’enseignement public et gratuit et création d’un ministère de l’éducation en 1964) expliquent assez bien cette croissance.
9 CSN CEQ Histoire du mouvement ouvrier au Québec (1825-1976), p. 201 et pp. 227 à 230.
10 Il s’ agit, notons-le au passage, de la plus importante manifestation de l’après guerre qui ait eu lieu dans les années ’60.
11 Il vaut ici la peine de rappeler que, jusqu’en 1966, le mouvement syndical dans son ensemble est farouchement contre le “séparatisme”. C’est surtout à partir de 1970 que le tournant se prend de façon substantielle.
12 Il faut évidemment noter ici que l’indépendance politique n’a pas le même sens pour tout le monde et que le socialisme dont il est question dans les débats ne se démarque pas très bien, la plupart du temps, de la social-démocratie. Ce qui s’affirme, d’abord et avant tout, c’est la critique du régime social (â ce sujet les manifestes des centrales en 1972-73 sont révélateur. Ajoutons à cela que deux stratégies apparaissent: la 1ère qui articule la question nationale directement à la question sociale à partir de la constitution d’une organisation po litique des travailleurs, la seconde qui affirme d’abord la nécessité de régler la question nationale en soutenant Parti Québécois, avant de pouvoir affirmer le reste.
13 “Les fondements historiques de la crise des sociétés canadienne et québécoise”; dans Le capitalisme au Québec, Ed. Albert St-Martin, Montréal, 1978, p. 53.
14 Ce qui renforcerait l’exécutif au détriment du législatif.
15 A ce sujet, voir les documents de travail du CFP sur les politiques économique et constitutionnelle du P.Q.
16 Bureau national de la CEQ, S’approprier la question nationale, juin 1978, p. 44.
17 Et cela bien souvent en collaboration avec l’État provincial, de façon plus évidente encore dans les périodes où on retrouve au gouvernement le même parti au pouvoir à Ottawa et à Québec: par exemple, le Pa ti Libéral de 1970 à 1976.
18 CSN CEQ, Histoire du mouvement ouvrier au Québec, 1970, p. 165.

Joan Robinson a changé notre façon de penser le capitalisme

Joan Robinson a été l’une des figures les plus remarquables du monde de l’économie au cours du XXe siècle. Elle s’est battue pour s’établir dans une culture universitaire britannique profondément sexiste et s’est hissée au sommet de son domaine. Disciple précoce de John Maynard Keynes, elle s’est également engagée avec sympathie dans les théories économiques de Karl Marx et de Rosa Luxemburg à une époque où les économistes universitaires ignoraient largement ces chiffres. Dans un monde où les idées de Keynes et de Marx dominent encore les approches critiques du capitalisme, la pensée créative et hétérodoxe de Robinson a beaucoup à nous offrir.
Briser le moule
Joan Violet Robinson est née à Camberley, Surrey, le 31 octobre 1903, dans une famille anglaise de la classe supérieure. Son père était major-général dans l’armée britannique et son grand-père maternel avait été professeur de chirurgie à l’Université de Cambridge. Elle a fait ses études à la St Paul’s Girls’ School de Londres et au Girton College de Cambridge, où elle a étudié l’économie, obtenant un diplôme de deuxième classe supérieure en 1925 – bien qu’elle n’ait reçu le diplôme réel qu’en 1948, lorsque l’université a reconnu les femmes diplômées pour la première fois.
En 1926, elle épouse l’économiste E. A. G. (Austin) Robinson, avec qui elle a deux filles. Elle l’accompagna en Inde peu après le mariage, où il fut employé comme précepteur du fils d’un maharadjah. À leur retour à Cambridge en 1929, Austin a été nommé à un poste de professeur universitaire en économie et est rapidement devenu un membre de l’université.
Cependant, le sexisme profondément enraciné de l’institution a fait de la carrière de Joan une affaire beaucoup moins simple. Elle « a développé une relation informelle avec la Faculté d’économie et de politique », comme l’a noté Prue Kerr, « en assistant à des conférences et en prenant des supervisions collégiales ». (« Les supervisions » étaient des tutoriels individuels.) En 1931 – « bien qu’avec une certaine controverse », selon les mots de Kerr – l’université lui permit de donner des conférences occasionnelles.
Trois ans plus tard, elle a été nommée maître de conférences adjointe à la faculté (mais pour un an seulement); en 1937, elle occupe un poste permanent de chargée de cours. Promu lecteur en 1949, Robinson devient finalement professeur en 1965, l’année même où son mari prend sa retraite. À cette époque, elle avait la soixantaine et s’était forgé une réputation bien méritée en tant que meilleure femme économiste universitaire au monde.
La retraite de Robinson en 1971 était entièrement pro forma. Elle a continué à entreprendre des recherches et à publier presque jusqu’à sa mort le 3 août 1983, trois mois avant son quatre-vingtième anniversaire.
L’économie de la concurrence imparfaite
Robinson a appris son économie à partir des Principes d’Alfred Marshall, tels qu’interprétés par ses disciples A.C. Pigou, John Maynard Keynes et Dennis Robertson. Elle faisait partie d’une cohorte très talentueuse de jeunes théoriciens qui ont réagi plus ou moins contre la tradition marshallienne, dont Piero Sraffa (1898-1983) et Richard Kahn (1905-1989).
Cependant, Keynes a été de loin la plus grande influence sur sa carrière dans son ensemble. Keynes lui-même était en train de remettre en question de nombreux aspects de la pensée de Marshall. Robinson a consacré une grande partie de son travail académique pendant cinq décennies à un examen critique de la macroéconomie de Keynes et à un effort soutenu pour étendre sa théorie à court terme au long terme.
Robinson appartenait à la dernière génération d’économistes universitaires qui considéraient la publication d’un livre comme n’étant pas moins précieuse que l’apparition de leurs articles dans des revues savantes (une recette pour la mort de carrière en 2022!). Son premier livre majeur, The Economics of Imperfect Competition (1933), s’intéressait à la microéconomie plutôt qu’à la macroéconomie keynésienne (ou à toute autre variante). C’était aussi plus ou moins son dernier engagement avec la théorie économique néoclassique, selon laquelle les entreprises maximisant le profit appliquaient des principes marginalistes pour maximiser leurs profits.
J’ai toujours été particulièrement impressionné par les derniers chapitres de The Economics of Imperfect Competition. Robinson a présenté une analyse claire et convaincante du rôle joué par le pouvoir de monopsone sur le marché du travail, et n’a pas du tout été restreinte dans son utilisation du terme « exploitation ». Ses diagrammes étaient bien expliqués, avec leur signification énoncée très clairement par l’auteur.
Robinson a présenté une version précoce et faisant autorité de la théorie de la discrimination sur le marché du travail.
Elle a expliqué les implications de sa théorie pour l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes dans un chapitre intitulé « Exploitation monopsoniste du travail », qui comprenait des diagrammes élaborés. Bien qu’elle n’ait pas utilisé le terme, Robinson présentait ici une version précoce et faisant autorité de la théorie néoclassique de la discrimination sur le marché du travail, qui dépendait des différentes élasticités de l’offre de main-d’œuvre des hommes et des femmes.
Robinson n’a pas étendu la portée de cette analyse à la discrimination raciale – sans surprise, puisqu’elle écrivait une quinzaine d’années avant le début de l’immigration massive de travailleurs noirs des colonies antillaises britanniques. Mais l’analyse s’applique également très clairement aux différences de rémunération raciales.
Dans sa préface à la deuxième édition du livre, Robinson était fortement autocritique. Cependant, elle a exempté les chapitres sur la monopsone du marché du travail: Robinson a estimé qu’elle avait « réussi à prouver, dans le cadre de la théorie orthodoxe, qu’il n’est pas vrai que les salaires sont normalement égaux à la valeur du produit marginal du travail », ce qu’elle considérait comme le point principal.
Une évaluation globale plus charitable du livre que la sienne pourrait être que The Economics of Imperfect Competition a démontré ses grands pouvoirs de raisonnement et d’explication. Robinson allait bientôt utiliser ces pouvoirs dans un contexte très différent, en tant que critique convaincu de la théorie économique néoclassique (« mainstream », « orthodoxe »).
Premières réactions à Keynes
Au début des années 1930, Robinson était l’un des jeunes économistes de Cambridge qui discuta avec Keynes des nouvelles idées macroéconomiques qui allaient bientôt constituer la base de son ouvrage The General Theory of Employment, Interest and Money. Keynes lui-même était notoirement incohérent dans sa propre caractérisation de la nouvelle théorie: il prétendait avoir révolutionné l’économie, mais décrivait également les implications politiques de son livre comme « modérément conservatrices ».
Robinson a pris ces questions très au sérieux. Dans ce qu’elle a toujours appelé ses « essais de 1935 » – qui ont été publiés deux ans plus tard sous le titre d’Essais dans la théorie de l’emploi – elle a révélé sa propre approche distinctive et peu orthodoxe de certaines des questions les plus importantes que Keynes a soulevées dans la Théorie générale, en particulier en ce qui concerne le marché du travail, l’inflation, la politique macroéconomique. et la méthodologie de la théorie économique. Nous pouvons voir les Essais comme le tout premier texte de ce qui allait devenir beaucoup plus tard connu sous le nom d’économie post-keynésienne.
Cela était le plus évident dans la discussion de Robinson sur le marché du travail, qui reposait sur une théorie explicite de l’inflation fondée sur la poussée salariale, car « une pression constante à la hausse sur les salaires monétaires est exercée par les travailleurs (plus ils sont fortement organisés) et une pression constante à la baisse par les employeurs, le niveau des salaires augmentant ou diminuant à mesure que l’une ou l’autre partie obtient un avantage ». Elle a failli anticiper la courbe de Phillips, selon laquelle il existe une relation inverse entre les taux de chômage et les augmentations de salaire dans une économie, notant que « l’existence du chômage affaiblit la position des syndicats en réduisant leurs ressources financières et en éveillant la peur de la concurrence du travail non syndiqué ».
Cela a conduit Robinson à redéfinir le plein emploi, rejetant la discussion alambiquée de Keynes dans la théorie générale en faveur d’une définition beaucoup plus simple: « le point du plein emploi » était simplement « le point auquel tout obstacle du côté du travail à une augmentation des salaires monétaires finit par céder la place ». Cet argument avait d’importantes répercussions sur les politiques. Si le niveau des salaires monétaires déterminait le niveau des prix – qui fixait le taux d’intérêt via la demande de transactions pour l’argent – et déterminait donc l’investissement, la demande effective et l’emploi, alors les syndicats avaient un pouvoir économique considérable :
Le contrôle de la politique est, dans un certain sens, partagé entre les syndicats et les autorités monétaires, car, compte tenu des conditions monétaires, le niveau du taux d’intérêt est largement déterminé par le niveau des salaires monétaires. Une augmentation suffisante des salaires monétaires entraînera toujours une hausse du taux d’intérêt et donc une augmentation de l’emploi.
Cela était suffisant, selon Robinson, pour discréditer la théorie quantitative de la monnaie (relancée plus tard par des économistes monétaristes tels que Milton Friedman). Cela posait également de réelles difficultés à tout gouvernement engagé dans l’objectif du plein emploi, car sans contrôle central sur les augmentations de salaire monétaire, il y avait un risque réel que des niveaux élevés d’emploi induisent une accélération de l’inflation.
Dans les essais, Robinson utilisait déjà ce qui allait devenir sa propre méthode d’analyse caractéristique, comparant deux économies différentes (qu’elle appelait « Alpha » et « Beta ») sans prétendre raconter une histoire de changements dans le temps historique. Vingt ans plus tard, ce sera un élément important de son texte majeur L’accumulation du capital.
Keynes et Marx
Au lendemain de la Grande Dépression, avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler jetant le doute sur l’engagement de nombreux capitalistes en faveur de la démocratie bourgeoise, il n’est pas surprenant que l’intérêt académique pour l’économie politique de Karl Marx ait augmenté rapidement du milieu à la fin des années 1930. Joan Robinson a beaucoup lu dans la littérature marxiste et néo-marxiste avant de publier un article sur la théorie du chômage de Marx en 1941. et un livre bref mais incisif intitulé An Essay on Marxian Economics l’année suivante.
Robinson s’est fortement inspiré des travaux de l’économiste polonais émigré Michał Kalecki. Kalecki avait utilisé des éléments de Marx et de Keynes pour développer un corpus persuasif de théorie macroéconomique qui soulignait à la fois l’instabilité inhérente et la nature de classe fondamentale de la société capitaliste.
Dans son essai, Robinson a cité Kalecki à plusieurs endroits, et a comparé son argument selon lequel c’était « le niveau de la demande effective qui régule le total des profits » avec l’accent peu convaincant de Marx sur des facteurs très différents qui limitaient les profits. Elle a également vivement critiqué Marx pour d’autres raisons, répudiant les éléments hégéliens dans sa pensée et attaquant la théorie de la valeur du travail comme source de maladresse et d’obscurité dans son exposé: « Aucune des idées importantes qu’il exprime en termes de concept de valeur ne peut être mieux exprimée sans elle. »
Cependant, le verdict global de Robinson sur son analyse dans les trois volumes de Capital était positif:
Marx s’intéressait principalement à l’analyse dynamique à long terme, et ce domaine est encore largement labouré. L’analyse académique orthodoxe, liée au concept d’équilibre, y contribue peu, et la théorie moderne n’a pas encore beaucoup dépassé les limites de la courte période. Les changements à long terme dans les salaires réels et dans le taux de profit, le progrès de l’accumulation du capital, la croissance et la décadence du monopole et les réactions à grande échelle des changements de technique sur la structure de classe de la société appartiennent tous à ce domaine.
Elle a également noté que la distinction de Marx entre la production et la réalisation de la plus-value lui permettait de fournir les éléments d’une théorie de la demande effective.
Nous pouvions trouver ces éléments, selon Robinson, dans la composante sous-consumériste de la pensée de Marx, elle-même étroitement liée à son traitement de la disproportionnalité entre les départements I (moyens de production) et II (articles de consommation), et donc aussi entre l’investissement et les dépenses de consommation. Dans une crise, elle a observé :
les travailleurs ne peuvent pas consommer, et les capitalistes ne le feront pas. Les industries des biens de consommation présentent donc un champ étroit pour l’investissement, et les industries des biens d’équipement souffrent à leur tour d’une demande restreinte. Ici, la loi de Say est enfin renversée, et Marx semble préfigurer la théorie moderne de la demande effective.
La dernière phrase de l’essai a souvent été citée, et avec raison:
Marx, même s’il a imparfaitement travaillé les détails, s’est donné pour tâche de découvrir la loi du mouvement du capitalisme, et s’il y a un espoir de progrès en économie, ce doit être dans l’utilisation de méthodes académiques pour résoudre les problèmes posés par Marx.
Robinson n’a pas révisé de manière significative cette évaluation dans la longue préface qu’elle a écrite pour la deuxième édition du livre, publiée en 1966.
L’accumulation de capital
Sa propre tentative de résoudre ces problèmes est apparue quatorze ans plus tard. Il a emprunté son titre au texte classique de Rosa Luxemburg, The Accumulation of Capital, que Robinson avait loué dans l’Essai sur l’économie marxiste et (beaucoup plus longuement) dans son introduction à la traduction anglaise du livre de Luxemburg. Étrangement, il n’y avait qu’une seule référence à Luxemburg dans le propre livre de Robinson.
J’ai trouvé qu’une étude approfondie de l’accumulation de capital de Robinson était une expérience enrichissante, mais aussi une tâche difficile. C’est un livre très long, qui compte 425 pages dans la deuxième édition définitive de 1965, avec une annexe mathématique supplémentaire de sept pages par David Champernowne et Richard Kahn. Robinson semble avoir voulu que le livre soit l’aboutissement d’un quart de siècle de travail théorique, de la même manière que la Théorie générale l’avait été pour Keynes : les deux économistes avaient cinquante-trois ans lorsque leurs chefs-d’œuvre respectifs sont apparus.
L’accumulation du capital a été un noble échec, et Robinson le savait avant d’avoir fini d’écrire le livre.
Robinson a divisé l’ouvrage en huit sections, qu’elle a intitulées Livre I, Livre II et ainsi de suite, suivies de dix « notes sur divers sujets » et, enfin, de quinze pages de diagrammes. Dans le livre I, Robinson a fourni une introduction générale au sujet de l’économie. Cela contenait des problèmes réels, à commencer par le niveau de difficulté très inégal de l’analyse dans les six chapitres, aggravé par le refus de Robinson de fournir des illustrations schématiques (ou des exemples numériques) de la théorie keynésienne élémentaire de l’épargne et de l’investissement qu’elle a exposée. Elle n’a pas non plus fourni de preuves empiriques ou de discussion sur des exemples historiques pertinents.
Le cœur de son argument est venu dans le livre II, qui souffrait de nombreux problèmes déjà apparents dans le livre I. Dans cette section, elle a d’abord exposé son analyse théorique de l’accumulation avec une seule technique de production, puis a discuté des complications posées par le progrès technique, le choix de la technique et la mesure du capital. Cette fois, Robinson a fourni des exemples numériques (bien que parfois seulement dans des notes de bas de page). Elle a poursuivi en discutant de la mesure du capital, de la frontière technique dans un « âge d’or » où il n’y avait pas de contradictions internes au sein du système capitaliste, et de la distinction entre le progrès technique neutre et biaisé.
À un moment donné, Robinson a évoqué la possibilité de ce qu’elle a appelé une « relation perverse » entre le taux de salaire et le degré de mécanisation, dans laquelle des salaires réels plus élevés ont induit l’introduction d’un ratio capital-travail plus faible, plutôt que plus élevé. Elle a reconnu dans une note de bas de page que sa collègue de Cambridge, Ruth Cohen, lui avait fait remarquer cela. En effet, il a ensuite été surnommé le « curus de Ruth Cohen ».
Robinson n’a pas pris ce point très au sérieux. En l’espace d’une décennie, cependant, le résultat des controverses de Cambridge dans la théorie du capital démontrerait les implications profondes de ce qui est devenu connu sous le nom de « réaccépission » et de « renversement du capital ». Il a jeté le doute sur toute la théorie néoclassique de la répartition des revenus, ouvrant la voie à des approches théoriques alternatives plus acceptables pour les post-keynésiens, impliquant, par exemple, l’importance des rapports de pouvoir sociaux et des différences de classe dans la propension à épargner. En termes politiques, il a subverti l’idée de relations harmonieuses qui étaient implicites dans la théorie néoclassique de la distribution et a suggéré un rôle fort pour l’analyse économique des conflits sociaux.
À une exception près, les six sections restantes ont étendu et nuancé les arguments du livre II sans ajouter quoi que ce soit de grande importance. L’exception est venue dans le livre IV, où Robinson a apporté une contribution précoce importante à ce qui deviendra plus tard la vaste littérature post-keynésienne sur la monnaie endogène.
Sa conclusion très étrange de cinq lignes mérite d’être citée dans son intégralité :
Le lecteur doit tirer ses conclusions pour lui-même. En me séparant, je le supplie seulement de revenir au chapitre 2 et de rappeler que les extrants dont nous avons discuté tout ce temps sont des produits de biens vendables; ils ne sont pas co-extensifs avec la richesse économique, et encore moins avec la base du bien-être humain.
Cette étrange conclusion représente un aveu de défaite, je pense. L’accumulation du capital a été un noble échec, et Robinson le savait avant d’avoir fini d’écrire le livre.
Les vingt-cinq dernières années
Joan Robinson a continué à argumenter, écrire et publier sur ces questions pendant quelques années, avec une série d’articles et trois livres: Exercices d’analyse économique, Essais dans la théorie de la croissance économique et Hérésies économiques. Le dernier de ces travaux traitait également d’un éventail beaucoup plus large de questions, y compris les controverses capitales et les questions méthodologiques pour lesquelles elle avait déjà montré un certain intérêt.
En décembre 1971, lorsqu’elle a été invitée à donner la prestigieuse conférence Richard T. Ely à la réunion annuelle de l’American Economic Association, ses intérêts s’étaient déplacés vers l’échec de l’économie dominante à traiter de manière adéquate les problèmes posés par la pauvreté mondiale et la pollution de l’environnement, et elle n’a fait aucune référence directe à ses travaux antérieurs sur l’accumulation du capital. L’héritage de Joan Robinson est profond et durable, bien que l’accumulation du capital ne soit pas au cœur de celui-ci.
CONTRIBUTEURS
John E. King est professeur émérite à l’Université La Trobe, en Australie. Son travail le plus récent est The Alternative Austrian Economics: A Brief History (2019).

Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État

Eduardo Viveiros de Castro, Bellevaux, Éditions Dehors, 2020
Les dernières années ont été marquées par un recul inquiétant de la vague rose, qui figure parmi les plus importants cycles de luttes menés par la gauche à travers le monde depuis le début des années 2000. Cette vague, qui s’est manifestée entre autres au Brésil, en Bolivie, en Équateur, au Venezuela et en Argentine, se bute actuellement à un ressac, dont le président brésilien Jair Bolsonaro représente sans doute l’exemple le plus dramatique. L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, connu pour ses études sur le terrain avec le peuple Araweté au nord de l’Amazonie et son concept de « perspectivisme », offre avec Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État une analyse des travaux de Pierre Clastres qui peut éclairer, à plusieurs égards, les enjeux auxquels le Brésil fait face. Clastres, qui a notamment écrit La société contre l’État (1974) et Archéologie de la violence (1997), offre selon Viveiros de Castro des clés de lecture pour affronter les défis de notre époque, de la montée internationale de l’autoritarisme de droite en passant par l’aggravation des inégalités et la crise environnementale.
Le premier chapitre lance une invitation à « réapprendre à lire Clastres », en situant son œuvre dans le contexte social où elle a pris forme, caractérisé par un « brusque tournant dans la sensibilité politico-culturelle de l’Occident qui est venu marquer les années 1960-1970 » (p. 18-19). Viveiros de Castro souligne que les mobilisations de gauche durant ce tournant ont eu un impact profond sur la pensée de Clastres. Ce dernier s’est effectivement affairé, tant avec son concept célèbre de « société contre l’État » qu’avec ses autres propositions théoriques, à montrer « qu’un autre monde est possible : qu’il y a de la vie hors du capitalisme, comme il y a de la socialité hors de l’État » (p. 27). Cette réflexion sur la pluralité des mondes suppose toutefois une transition « du silence au dialogue » avec les peuples et les communautés qui mettent en pratique d’autres modes de vie que ceux qui prévalent dans les sociétés capitalistes avancées (p. 34). Les conditions d’un tel dialogue sont abordées dans le deuxième chapitre de l’ouvrage. Viveiros de Castro propose notamment de s’opposer à un universalisme réactionnaire, qui appréhende l’humanité comme un vaste ensemble unifié et orienté spontanément vers le développement de certaines institutions. Les sociétés où l’on ne retrouve pas ces institutions sont alors définies comme étant « en retard », « sans État », « sans histoire », et ainsi de suite. L’anthropologue brésilien nous invite alors à concevoir le travail anthropologique comme une « élucidation des conditions d’autodétermination ontologique des autres (peuples, sociétés, civilisations), ce qui signifie, entre autres choses, lui reconnaître une consistance sociopolitique propre » (p. 43).
Le troisième chapitre s’attaque à l’idée selon laquelle la perspective politique prônée par Clastres se limiterait à un éloge du libertarianisme (p. 53). Contre cette lecture de Clastres, Viveiros de Castro indique que l’anthropologue français nous convie plutôt à penser les marges d’autonomie dont nous disposons face à l’État. Cette réflexion sur nos marges d’autonomie semble d’autant plus nécessaire devant la montée du néolibéralisme, qui a encouragé l’émergence d’un « gigantesque appareil régulateur et interventionniste, administré par l’État, pour produire la “dérégulation” de l’économie, ainsi que pour soutenir politiquement et militairement un marché libre, qui n’est ni l’un ni l’autre » (p. 60, souligné dans l’original). Le quatrième chapitre se penche sur les manières dont l’œuvre de Clastres nous invite à repenser notre rapport à l’État. Viveiros de Castro met notamment en lumière les rapprochements entre les travaux de Clastres et ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. En s’inspirant des recherches de l’anthropologue français sur les sociétés contre l’État, les deux philosophes proposent de rejeter la distinction binaire entre l’État et l’absence d’État, au profit d’agencements sociopolitiques plus riches et nuancés (p. 78).
Le cinquième chapitre se concentre sur l’interprétation du monde social à laquelle les travaux de Clastres nous invitent. Cette interprétation met notamment en lumière le caractère pluriel et mouvant des définitions de « l’humanité », en nous invitant du même souffle à une véritable ouverture à l’altérité et à la diversité des manières de vivre et d’être humain (p. 108-109). Dans sa postface pour l’ouvrage, le philosophe Julien Pallotta affirme que Viveiros de Castro trouve dans les travaux de Clastres une source d’inspiration pour une « redécouverte d’un Brésil “inconstant et sauvage”, rétif à la soumission, à un organe séparé de pouvoir et à la transformation des individus en “force de travail” nationale » (p. 115). Une telle redécouverte pourrait mener, selon Viveiros de Castro, à une convergence entre les mouvements écologistes et les luttes des peuples indigènes du Brésil contre des projets technocratiques qui nuisent à l’environnement (p. 149-150).
Le recul actuel de la vague rose est lié, entre autres, aux difficultés qui accompagnent les tentatives de transformer l’État par la voie électorale. Face à ces difficultés, la tension entre les luttes à l’intérieur de l’État et celles à l’extérieur de l’État mérite plus que jamais notre attention[1]. Les travaux de Viveiros de Castro et de Clastres peuvent nous aider à réfléchir les manières d’agir avec l’État qui font avancer les mobilisations pour l’égalité et la justice et celles qui entravent ces mêmes mobilisations, tout en nous invitant à prendre en compte la pluralité des mondes et des assemblages humains et non humains qui permettent de faire sens de nos vies et d’intervenir politiquement dans nos milieux.
- Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Paris, L’Harmattan, 2018. ↑

Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie[1]

Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Paris, Seuil, 2020
L’accroissement fulgurant des inégalités sociales aux États-Unis et ailleurs dans le monde, résulte principalement, selon E. Saez et G. Zuckman, de l’injustice d’un système fiscal régressif. Les auteurs s’appuient sur l’histoire et l’analyse statistique pour montrer comment le système mis en place à l’époque du New Deal s’est effondré. Ils proposent un autre type de mondialisation qui rétablirait la progressivité de l’impôt. Cette révolution fiscale permettrait de rétablir la justice sociale en finançant adéquatement les services publics et en réduisant les inégalités par la taxation des super riches.
En 2019, le salaire annuel moyen des Américains s’élevait à 77 000 dollars, mais le salaire médian, lui, était de 18 500 dollars. Pour savoir qui gagne quoi et qui paye quoi, les auteurs ont divisé la population en quatre groupes, les classes populaires, moyennes, moyennes-supérieures et les très riches. Il ressort de cette analyse que pour les trois premiers groupes, le système américain actuel ressemble à un impôt uniforme (flat tax) qui se situe entre 25 et 30 %, alors que la taxation du fameux 1 % n’est que de 23 %. Cette répartition alimente la croissance des inégalités.
L’histoire de la fiscalité aux États-Unis est étroitement liée aux inégalités et aux conceptions relatives à la propriété privée et à la démocratie. Le discours anti-État origine des États sudistes. Les propriétaires d’esclaves voulaient éviter à tout prix l’extension de l’impôt sur la propriété. Après la guerre de Sécession, cette idéologie s’est répandue de sorte que l’impôt sur le revenu fut supprimé en 1872. L’explosion des inégalités provoqua le retour d’un mouvement favorable à l’impôt progressif, et l’impôt sur le revenu fut rétabli en 1913. C’est avec le New Deal qu’on instaure une fiscalité très progressive. Pour Roosevelt, l’impôt ne sert pas seulement à collecter des recettes, mais aussi à limiter les inégalités par des taux marginaux prohibitifs pour les riches. Cela implique une idéologie favorable à l’État et surtout une lutte efficace contre l’évasion fiscale.
L’agonie de la progressivité de l’impôt commence dans les années 1970, mais c’est l’adoption, par les deux grands partis étatsuniens, de la loi sur la réforme fiscale (Tax Reform Act) en 1986 qui marque le début des attaques contre l’impôt. Avant, la loi permettait de déduire les pertes des entreprises des revenus imposables. Cette faille a permis aux avocats de proposer à leurs clients et clientes des abris fiscaux pour se soustraire à l’impôt. L’explosion de l’évasion fiscale, une pratique tolérée, a entraîné la chute des recettes fiscales. Ce fut le prétexte pour la réforme de Reagan qui réduisit le taux d’imposition à 28 %. Cette réforme devait favoriser la croissance et réduire l’évasion fiscale. De fait, les abris fiscaux ont disparu, mais non l’« optimisation fiscale ». Une multitude d’agences propose des montages, certifiés légaux, mais souvent franchement illégaux. L’opacité des montages et le manque de ressources de l’administration expliquent le petit nombre de poursuites, surtout que la volonté politique fait défaut.
Une nouvelle industrie de l’optimisation fiscale commence avec le déclin de la productivité et la crise pétrolière, et s’appuie sur la délocalisation des profits. Cette forme de manipulation fiscale ne deviendra dominante qu’avec la mondialisation dans les années 1990. Les abris fiscaux touchent les revenus des individus, les paradis fiscaux concernent l’impôt sur les sociétés. Cette forme d’évasion fiscale est possible, car les filiales sont, selon la loi, des entités autonomes. Même si les mécanismes de l’optimisation sont complexes, le principe est simple : il s’agit de transférer les profits dans un pays où le taux de taxation des sociétés est faible. Dans certains cas, en Irlande par exemple, on délocalise aussi la production, mais en général seuls les profits sont délocalisés. L’industrie de l’optimisation fiscale a exploité la possibilité d’échanges intragroupes pour créer des montages qui permettent aux multinationales de déterminer elles-mêmes la valeur des actifs et des services échangés entre filiales. Quarante pour cent des profits des multinationales atterrissent ainsi dans des paradis fiscaux. Ces montages, certifiés légaux, font perdre aux États des milliards de dollars.
Cette évasion a affamé les États. Pour résoudre ce problème, l’idée de réduire les impôts des sociétés pour favoriser la croissance et réduire l’évasion fiscale – air connu – a fait son chemin. En 2017, la Tax Cuts and Jobs Act, proposée par Trump, a ramené le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 %. Cette réforme permet aux riches d’échapper à l’impôt en encaissant leur revenu par le biais des entreprises. Un riche médecin peut facilement s’incorporer pour transformer le statut fiscal de ses revenus. Pour les auteurs, l’effondrement de la taxation des sociétés risque d’entrainer le « basculement des revenus du travail vers ceux du capital », et avec lui la disparition de l’impôt progressif.
Selon Saez et Zucman, « rien dans la mondialisation n’exige que l’impôt sur les sociétés disparaisse » (p. 167). Cependant, les réformes nécessaires au rétablissement de l’impôt progressif impliquent un effort mondial. Par le passé, la coordination de l’action des pays n’a réussi qu’en partie à cause de l’opacité des pratiques des multinationales, mais ce n’est pas le facteur déterminant. Le lobbying de l’industrie de l’évasion fiscale, outre l’offre pléthorique des montages financiers, a répandu l’idée que la concurrence fiscale internationale favorise la croissance en limitant l’intervention de l’État, ce qui serait nécessaire pour échapper à la tyrannie de la majorité. Or, la concurrence fiscale internationale menace l’impôt progressif, le meilleur outil pour combattre les inégalités.
Dans le cadre légal actuel, les pays peuvent collecter eux-mêmes, auprès de leurs multinationales, les impôts que les paradis fiscaux n’ont pas perçus. Tous les pays peuvent donc policer leurs multinationales malgré l’existence de ces paradis. Une coordination des grands pays industriels suffirait à ralentir la concurrence fiscale. De plus, pour les multinationales installées dans des pays qui refusent de coopérer, chaque pays pourrait collecter les impôts de ces entreprises proportionnellement aux activités de l’entreprise dans le pays. Cet impôt de rattrapage est aussi conforme aux traités. Finalement, il faudrait sanctionner les paradis fiscaux en évaluant les externalités négatives qu’ils imposent au monde en commercialisant leur souveraineté. Dans un premier temps, il faudrait intégrer la fiscalité dans les traités commerciaux et s’entendre sur un taux de taxation minimal mondial. Selon les auteurs, une refondation de l’impôt sur les sociétés pourrait seule assurer une mondialisation durable.
L’impôt sur le revenu sert aussi à limiter la concentration de la richesse. Un taux moyen d’imposition de 60 % permet de maximier les recettes, mais l’impôt progressif ne suffit pas. Pour limiter l’évasion fiscale, les auteurs suggèrent une autorité anti-optimisation. Afin de s’assurer qu’à revenu égal, l’impôt soit égal, il faut intégrer l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés pour que les riches n’échappent pas à l’impôt. Il faut cependant surtaxer les milliardaires par un impôt sur la fortune pour atteindre cet objectif. Même si les biens fonciers ne constituent pas l’essentiel du patrimoine des ultras riches, cet impôt est techniquement possible. Il faudrait des taux quasi confiscatoires pour réduire la concentration de la richesse qui menace la démocratie.
Afin de financer les trois piliers de l’État social, l’éducation, la santé et les pensions des personnes âgées, les auteurs proposent un impôt sur le revenu national qui couvre toutes les sources de revenu, salaire, dividendes, intérêts, etc. Il s’agit d’un impôt proportionnel qui exclut toute exemption. Aux États-Unis, ce sont les cotisations sociales qui financent en grande partie la santé, l’éducation et les pensions. Selon les auteurs, il s’agit d’un impôt privatisé fortement régressif. Grâce à l’ampleur de l’assiette fiscale, l’impôt sur le revenu national pourrait financer toutes les missions de l’État social à un faible taux.
Saez et Zucman estiment avoir montré que la progressivité de l’impôt dépend des choix que font les sociétés; l’injustice fiscale n’est pas une fatalité. Pour répondre à ces défis, ils proposent trois mesures fondamentales : un impôt sur la fortune très progressif, une taxation équitable des entreprises et un impôt sur le revenu national pour financer l’État social. D’autres solutions sont possibles, mais dans tous les cas, il faut comprendre les interactions entre le système fiscal et les inégalités sociales et combattre l’évasion fiscale.
- Le site <https://taxjusticenow.org/> contient un simulateur qui modélise les impacts de différentes politiques fiscales sur les inégalités sociales. ↑

Thèses sur la question nationale et linguistique

1. L’État canadien est une prison des peuples. Dès son origine, il s’est construit sur le dos des peuples québécois, amérindiens, inuit, acadien, métis, et des francophones hors-Québec qui ont tous été réduits à un statut subordonné et placé sous la domination de la bourgeoisie anglo-canadienne et de son État central à Ottawa. Ces nations continuent d’être opprimées plus de cent ans après la fondation de la Confédération. Cette oppression nationale s’exprime sur le terrain politique par la négation de leur droit à l’auto-détermination; les nations opprimées par l’État canadien se voient refusé le droit de décider librement de leur propre sort sur le plan linguistique, l’oppression nationale se manifeste par la domination de la langue anglaise au détriment des langues française ct autochtones. Sur le plan économique, 1’oppression se traduit par des revenus plus bas, un taux de chômage plus élevé, une incidence plus forte de la pauvreté, une plus grande vulnérabilité aux crises capitalistes, et généralement, la relégation au statut de citoyen-ne-s de deuxième ou troisième classe.
2. Cette négation systémique des droits nationaux du Québec et des autres nationalités dominées dans l’État canadien engendre continuellement des tensions et des contradictions potentiellement explosives pour la stabilité de l’État. C’est pourquoi la grande bourgeoisie canadienne n’a ménagé aucun effort pour marginaliser et minoriser toujours davantage les nations dominées sur son territoire dans le but de stabiliser l’État canadien, instrument de sa domination. Elle ne faisait que reprendre la politique suivie jusque là par le colonialisme britannique, dont on trouve l’expression officielle dans le rapport Durham de 1840, et qui consiste à minoriser toujours davantage la population francophone, d’abord à l’échelle du Canada, puis éventuellement au Québec même, pour finalement l’assimiler définitivement.
3. Ces efforts se sont traduits par la suppression du statut légal du français dans une province après l’autre (Manitoba 1870, Saskatchewan 1905, Ontario 1912…) et par des efforts systématiques pour imposer le bilinguisme officiel au Québec, auquel on avait dû accorder le statut de province pour faire passer la Confédération, tout en la subordonnant étroitement aux institutions fédérales. C’est seulement devant la menace du mouvement indépendantiste québécois à partir des années 1960 qu’Ottawa a été amené à instaurer le bilinguisme officiel de l’administration fédérale et à pressurer certaines provinces canadiennes-anglaises pour qu’elles fassent des concessions mineures à leurs minorités francophones, sans pour autant abandonner son objectif à long terme de réduction du français à un statut purement folklorique.
4. L ‘immigration jouait le rôle central dans les projets de la bourgeoisie canadienne lors de la Confédération. De façon générale, le capitalisme recourt à l’immigration pour élargir le bassin de main d’oeuvre disponible et pour reconstituer sans cesse l’armée de réserve de sans-emploi grâce à laquelle la bourgeoisie veut peser sur les conditions de travail et de salaire de la classe ouvrière. Dans le cas d’une « colonie de peuplement » comme le Canada, l’immigration servait plus particulièrement à accélérer le peuplement des territoires arrachés aux peuples indigènes pour noyer ces derniers sous des populations davantage loyales à l’État canadien. L’immigration massive servait aussi à minoriser progressivement la population francophone au Canada par le ralliement en bloc des nouveaux-elles venu-e-s à la population anglophone; d’où l’acharnement mis par l’État fédéral pour détruire les droits historiques du français dans les provinces des Prairies, principale cible des campagnes d’immigration, pour empêcher la formation d’un deuxième Québec dans l’Ouest.
5. Seul le maintien d’une croissance démographique particulièrement forte a permis à la population francophone de maintenir son poids relatif à l’échelle de l’État canadien et au Québec jusqu’aux années 1960 en compensant 1’apport de 1’immigration à la population anglophone. Mais cette forte démographie reposait elle-même sur le maintien des valeurs conservatrices et des structures sociales et familiales traditionnelles défendues avec acharnement par les forces réactionnaires de la société québécoise comme seule garantie de survie de la “race”. L’acceptation du cadre fédéral et de la domination économique de la bourgeoisie anglophone par le nationalisme traditionnel faisait donc retomber sur les femmes québécoises le poids de la survivance nationale.
6. Mais tout ceci allait voler en éclat dans les années 60 sous le poids de la montée du mouvement des femmes, des effets sociaux de l’urbanisation, des mouvements sociaux et culturels qui traversaient généralement l’ensemble des pays occidentaux. En quelques années, la démographie québécoise s’aligne sur celle des pays capitalistes les plus développés du Nord de l’Europe. Par ailleurs, la longue période d’expansion de l’économie capitaliste internationale après la deuxième guerre mondiale a donné une nouvelle impulsion à l’immigration vers les pays développés, qui a atteint des sommets dans les années 60 pour se poursuivre à un rythme plus lent dans les années 70 et 80.
7. Dans ces conditions, il est évident que si les communautés immigrées continuaient à se rallier massivement à la population anglophone, il ne pouvait en résulter à la longue qu’une minorisation effective de la population francophone et tout particulièrement dans la grande région de Montréal, où se concentre la moitié de la population du Québec et la vaste majorité de l’immigration, et où la proportion de francophones est tombée sous la barre de 60% à la fin des années 60. La poursuite de ces tendances conduira à minoriser les francophones dans la grande métropole du Québec. A partir de ce moment-là, ce serait une question de temps avant que le français soit réduit au rang de langue folklorique parlée dans certaines régions périphériques du Québec et dans certains quartiers exotiques de Montréal.
8. La nation québécoise résiste depuis maintenant plus de deux siècles à l’assimilation à l’anglais. Elle veut vivre dans un Québec français et refuse la perspective d’une minorisation graduelle sur le territoire qu’elle considère comme son pays. Une longue série de luttes à caractère de masse sont là pour démontrer la profondeur et la ténacité de ces aspirations, qui ne sont pas seulement celles d’une mince couche d’intellectuels et de petit-bourgeois, mais celles de la vaste majorité des couches ouvrières ci populaires, qui veulent vivre en français au Québec. Au-delà de l’évolution conjoncturelle à court terme, nous sommes en présence d’un mouvement de fond qui ne disparaitra qu’avec la libération nationale effective du Québec, à moins que la bourgeoisie canadienne ne finisse par vaincre la résistance nationale acharnée du peuple québécois et lui imposer l’assimilation définitive.
9. Aucune société ne peut jamais être pleinement bilingue ou multilingue. II peut se parler des dizaines de langues différentes dans une société donnée, comme c’est le cas actuellement au Québec, mais il faut nécessairement qu’il existe une langue commune par laquelle les différentes communautés linguistiques peuvent communiquer entre elles et qui sert de véhicule à la vie en société, indépendamment du statut ou des privilèges qui peuvent être accordés à d’autres langues. Les cas où deux langues rivalisent pour remplir cette fonction de langue commune ne peuvent jamais être que des situations transitoires, instables, où l’une des langues en présence tend à prendre le dessus sur l’autre à la longue.
10. Dans le contexte du capitalisme nord-américain et de la domination de la bourgeoisie anglo-canadienne sur l’économie québécoise, il est évident que le laissez-faire linguistique conduit inévitablement à donner la position dominante à l’anglais. La minorité anglo-québécoise reste l’un des groupes les plus favorisés dans l’État canadien, même en comparaison des populations anglophones d’autres provinces, en raison de son rôle historiquement dominant au Québec. Les communautés immigrées subissent fortement l’attraction de l’anglais, qu ‘elles perçoivent comme la voie royale de la promotion sociale en Amérique du Nord, tandis que le français les mènerait au contraire dans l’impasse d’un ghetto provincial en perte de vitesse. C’est ainsi que ‘anglais devient “spontanément” de facto la langue dominante au Québec, commune aux différentes communautés linguistiques. C’est ainsi que les québécois-es francophones se retrouvent citoyen-ne-s de deuxième classe dans le tcnitoirc où ils et elles sont pourtant la majorité, et se voient dans l’impossibilité de vivre et travailler normalement en français au Québec, alors qu’il a été possible aux anglo-québécois de vivre et prospérer au Québec pendant des générations sans parler ou comprendre un seul mot de français.
11.. Autant les mesures d’action positives ont finalement été reconnues comme seul moyen de redresser les effets de la discrimination systémique faire aux femmes, autant il faut des mesures énergiques pour redresser la balance linguistique et redonner au français le rôle que la majorité de la population québécoise veut qu’il joue au Quéhec, à savoir la langue commune, la langue des affaires publiques et de la vie en société. C’est ainsi que la population francophone se tourne vers le seul palier de gouvernement où elle dispose de la majorité, le gouvernement provincial québécois pour exiger qu’il légifère en défense du français pour en faire la langue commune du Québec.
12. La soi-disant défense des “droits et libertés” par la Cour suprême et le gouvernement fédéral en matière linguistique visent tout bonnement à empêcher la majorité francophone du Québec d’utiliser son nombre pour légiférer en défense du français. Il s’agit d’un dispositif foncièrement anti-démocratique qui sert à faire obstacle à la volonté populaire du Québec sous le prétexte de défendre les droits et libertés de la personne. Il faut particulièrement dénoncer le caractère raciste anti-quéhécois de l’argumentation selon laquelle les droits et libertés doivent être protégés par une autorité supérieure contre la majorité québécoise, alors que ces mêmes droits et libertés n’ont évidemment rien à craindre de la majorité anglophone qui existe à l’échelle de l’État canadien. Il s’agit, sous le couvert des “droits et libertés” en matière linguistique, de laisser libre jeu aux forces qui conduisent à donner la suprématie à l’anglais au Québec, au mépris de la claire volonté populaire du peuple québécois pour un Québec français.
13, Même du point de vue démocratique élémentaire, il faut se battre contre le gouvernement des juges, et plus encore quand ces juges sont nommés par un gouvernement extérieur qui veut faire obstacle à la volonté populaire démocratique exprimée du Québec. Peu de législation au Québec ou au Canada pourraient se prévaloir d’une légitimité démocratique aussi forte que la loi 101. Dans ses grandes lignes, elle a fait l’objet de promesses répétées de la part du PQ quand il était encore dans l’opposition, ce qui n’a pas peu contribuée à sa victoire électorale de 1976, le PQ a été réélu en 1981 en grande partie à cause de sa détermination affichée à défendre la loi 101, face à l’attitude équivoque des libéraux; ces derniers ont dû promettre de respecter la loi 101 pour reprendre le pouvoir en 1985 ; tous les sondages d’opinion indiquent une forte majorité de la population en faveur de la loi. Pourtant, dès son adoption, la loi 101 a fait l’objet d’une campagne acharnée pour la faire sauter tranche par tranche devant la Cour suprême, dans une atteinte grossière au droit à l’autodétermination du Québec. La question centrale, mille fois plus importante que celle de savoir où l’affichage anglais sera autorisé ou pas, c’est de savoir qui va décider de ces questions : le peuple québécois ou la Cour suprême.
14. La loi l01 ne représente pourtant qu’une timide amorce de législation dans le sens de la défense du français. Elle laisse intacte la position de l’anglais comme langue de travail dans la foule des petites et moyennes entreprises où travaille la majorité de la classe ouvrière du Québec. La francisation des grandes entreprises reste souvent très superficielle, et les dérogations se sont multipliées face aux filiales de multinationales. Plus généralement, le maintien du contrôle anglo-canadien et américain sur l’économie québécoise fait que l’anglais reste la langue des affaires par excellence et continue par conséquent d’avoir un fort pouvoir d’attraction, en tant qu’instrument par excellence de la promotion sociale. L’incapacité du nationalisme bourgeois à mettre fin à l’emprise extérieure sur l’économie du Québec laisse le français en position de fragilité perpétuelle.
15. Nous rejetons l’identification démagogique faite par les adversaires de la langue française entre la liberté d’expression et la question de la langue d’affichage. Personne ne propose de supprimer le droit de publier des livres, journaux en anglais ou dans toute autre langue; une telle interdiction serait effectivement une atteinte à la liberté d’expression. Mais dans le capitalisme monopoliste actuel, la question de l’affichage commercial et de la publicité commerciale concerne principalement les Zellers, Steinberg, Provigo, Eaton, La Baie et autres conglomérats géants qui utilisent leur “liberté d’expression” pour inonder le Québec de millions d’exemplaires de circulaires en anglais ou pour réintroduire l’anglais comme langue du commerce. Ce sont eux, ces grands monopoles commerciaux qu’il est particulièrement important de forcer à utiliser le français. Il ne faut pas permettre aux milliardaires de tourner en dérision la volonté du peuple québécois de vivre en français. La soi-disant “liberté d’expression ” des commerces et des entreprises en matière d’affichage n’est en fait qu’une extension du droit de propriété, qui signifie en réalité la dictature des propriétaires d’entreprises et leur “liberté” de se moquer de la volonté populaire clairement exprimée.
16. De même, la “liberté de presse” en régime capitaliste signifie la liberté pour les milliardaires de collectionner les journaux, postes de radio et de télévision pour imposer leur vision des choses et modeler à leur gré la fameuse “opinion publique”. Dans le contexte actuel, cela signifie le monopole virtuel des milliardaires fédéralistes (anglophones ou francophones) et de l’appareil d’État fédéral à travers Radio-Canada; de plus, la réglementation en la matière appartient à l’État fédéral. Il faut exiger que cette juridiction soit réappropriée par Québec et que le pouvoir de réglementation des média soit utilisé pour restaurer un meilleur équilibre linguistique au niveau des média, pour briser les monopoles privés dans le domaine et pour ouvrir largement l’accès aux média aux organisations ouvrières et populaires du Québec.
17. Nous rejetons l’argumentation démagogique qui trace un trait d’égalité entre la minorité anglophone du Québec et les minorités francophones des autres provinces, qu’il s’agirait de “défendre” face à leurs majorités respectives. La minorité anglophone du Québec fait partie intégrante de la nation dominante dans l’État canadien, tandis que la majorité francophone constitue l’une des nations opprimées dans cet État, avec les minorités francophones hors Québec. Le fait est que dans les deux cas, c’est le français qu’il faut défendre face aux forces écrasantes qui pèsent dans le sens de l’anglais. Nous dénonçons particulièrement la campagne raciste anti-québécoise selon laquelle les anglophones seraient “persécutés” au Québec, alors que leur position, même sous 1’empire intégral de la loi 101, resterait sans aucune comparaison avec celle des francophones hors-Québec, qui réclament depuis longtemps d’être aussi “persécutés” que les anglophones du Québec
18. Les francophones hors-Québec forment une minorité nationale opprimée qui lutte pour sa survie dans presque toutes les provinces canadiennes-anglaises. Ils et elles sont en butte à des vexations continuelles et relégué-e-s dans les échelons socio-économiques les moins élevés. Les services en français dont ils et elles jouissent sont ridiculement pauvres en comparaison des services en anglais disponibles à la minorité anglophone du Québec. Nous défendons le droit des francophones hors-Québec à définir leurs revendications linguistiques et nationales et nous préconisons que l’enseignement en français soit rendu disponible dans les écoles publiques des provinces canadiennes-anglaises, partout où le nombre le justifie.
19. Ce qu’on appelle le bilinguisme n’a pas la même signification au Québec et dans les provinces canadiennes-anglaises. Dans ce cas, il s’agit de concessions plus ou moins substantielles faites à la minorité francophone et qui lui donnent accès à certains services en français, alors que la langue commune reste évidemment l’anglais. Au Quéhec, la minorité anglophone dispose de tous les services désirés (écoles, universités, hôpitaux, journaux quotidiens, postes de radio et de télévision, nombreux théâtres et cinémas, etc, etc); les efforts pour “bilinguiser” le Québec servent en fait à imposer l’anglais aux francophones et faire de l’anglais la langue commune de fait au Québec. C’est pourquoi nous n’avons pas peur dire que nous sommes pour le “bilinguisme” au Canada-anglais et contre au Québec, car ce n’est pas du tout de la même chose dont on parle ; dans les deux cas, il s’agit de permettre aux francophones de vivre dans leur langue, malgré les pressions écrasantes qui jouent en faveur de l’anglais dans le contexte nord-américain.
20. Nous nous prononçons donc en faveur de l’unilinguisme français au Québec, car il est clair pour nous que le “bilinguisme” ne saurait être qu’une étape intermédiaire vers la domination de l’anglais, sinon une façade en trompe-l’oeil pour dissimuler cette domination. Mais se prononcer pour un Québec français ne signifie pas vouloir proscrire les autres langues. Comme indiqué plus haut, il s’agit de faire du français la langue commune à toutes les communautés linguistiques et culturelles du Québec, la langue du travail, du commerce et de la vie publique en général, ce qui n’interdit pas aux différentes communautés culturelles d’utiliser leur langue dans leurs activités communautaires. Mais la nécessité de redresser la balance en faveur du français requiert des mesures rigoureuses dans ce sens, tant que les droits nationaux du Québec n’auront pas été définitivement assurés par l’indépendance.
21. Les peuples indigènes, amérindiens et Inuit sont des nations opprimées dont nous défendons le droit à l’autodétermination. Cela signifie concrètement le droit de décider librement de leur avenir et de leur statut politique, y compris les langues qu’elles veulent utiliser. Elles ont le droit à l’autogouvernement et au contrôle de leurs ressources sur les territoires qu’elles habitent. Nous dénonçons les efforts des courants nationalistes de droite pour instaurer ou consacrer la domination du Québec sur ces peuples et sur leurs territoires, et nous travaillons à construire une alliance des peuples québécois et indigènes sur la base du respect du droit à l’autodétermination de tous les peuples, dans la lutte commune contre l’État canadien oppresseur.
22. L’incapacité des gouvernements québécois même nationalistes à prendre des mesures réellement efficaces contre les privilèges historiques de la minorité anglophone a toujours eu pour effet de faire retomber le poids de la législation linguistique principalement sur les communautés culturelles et immigrées, qui sont les seules à être réellement contraintes au niveau de la langue d’enseignement, notamment. Ceci engendre un sentiment justifié d’injustice dans ces communautés et conduit à les souder encore plus étroitement au bloc anglophone, à qui elles servent de chair à canon et de masse de manoeuvre contre la majorité francophone, alors qu’il s’agit souvent des couches les plus opprimées et les plus exploitées dans la société québécoise.
23. Nous nous prononçons en faveur de réunification du système scolaire québécois au sein d’un seul réseau public et laïque français, où une large place serait faite à l’enseignement dans la langue maternelle à l’école primaire là où le nombre le justifierait, que ce soit l’anglais ou une autre langue, mais où la proportion de renseignement donnée en français progresserait graduellement jusqu’à l’enseignement intégral en français au niveau secondaire, obligatoire pour l’ensemble de la population. Au niveau de l’enseignement post-secondaire, nous réclamons un effort de rattrapage pour relever le taux de fréquentation de la population francophone par des mesures économiques appropriées et par l’amélioration des infrastructures collégiales et universitaires particulièrement hors des grands centres.
24. Bien que les mobilisations nationales rejoignent surtout les couches jeunes, ouvrières et populaires de la société, le mouvement national au Québec est resté jusqu’à maintenant sous la direction de forces bourgeoises ou petites-bourgeoises qui lui impriment des perspectives politiques implicitement ou explicitement bourgeoises et pro-capitalistes. C’est plus que jamais évident avec le PQ de Parizeau, dont tout le programme tourne autour de la promotion de la bourgeoisie québécoise. Dans le cas des indépendantistes radicaux du Parti Indépendantiste, la volonté clairement affichée de ne pas lier le projet d’indépendance à quelque projet de société que ce soit signifie de facto qu’on reste dans la société capitaliste, car on ne peut pas s’abstenir en la matière.
25. Cette orientation implicitement ou explicitement pro-capitaliste a des conséquences très graves pour la conduite de la lutte nationale. Elle tend à couper les luttes nationales des luttes ouvrières et populaires et à faire tomber le mouvement national sous la dépendance de la bourgeoisie québécoise. Mais cette dernière n’a pas intérêt à l’indépendance du Québec et elle tend à éviter l’affrontement avec la bourgeoisie canadienne, avec qui elle recherche simplement un nouvel arrangement plus avantageux pour elle. La dérive constante du PQ vers l’étapisme et le gradualisme en découle. Le résultat, c’est que la question nationale n’est jamais résolue, car les forces qui se trouvent à la tête de la lutte reculent toujours devant l’affrontement inévitable. De plus, ces courants abritent en leur sein nombre d’éléments authentiquement réactionnaires et xénophobes, qui cherchent la solution dans la voie de l’arrêt de l’immigration, voire l’expulsion des immigré-e-s et la restauration d’une forte natalité par le retour des femmes au rôle exclusif de mère au foyer.
26. Depuis longtemps, l’aile progressiste du mouvement ouvrier a compris qu’il était utopique et réactionnaire de vouloir empêcher l’immigration vers les pays capitalistes les plus développés, et que tout effort dans ce sens faisait directement le jeu des forces anti-ouvrières et de l’extrême-droite en leur permettant de diviser la classe ouvrière entre population initiale et nouveaux-elles venu-e-s. Seule l’union des travailleurs et travailleuses de toutes les nationalité-e-s et communautés dans les mêmes organisations syndicales et politiques dans la lutte contre le patronat permet de préserver les intérêts de classe des travailleur-euse-s.
27. La domination des forces bourgeoises et petites bourgeoises dans le mouvement national québécois jusqu’à maintenant rend beaucoup plus difficile la tâche essentielle de détacher les couches ouvrières et populaires des communautés immigrées du bloc anglophone pour les rallier politiquement à la majorité francophone. En effet, les travailleurs et travailleuses des communautés culturelles sont confronté-e-s à des mouvements qui n’ont rien à leur apporter dans leur situation de classe, tout en leur faisant faire les frais d’une politique linguistique conçue pour un autre groupe national. Dans ces conditions, c’est faire preuve d’une con science politique très développée que d’appuyer les revendications nationales du Québec.
28. C’est aux organisations syndicales et aux organisations de masse en général que revient la tâche d’unir les exploité-e-s et les opprimé-e-s au Québec dans la défense de leurs revendications communes. Mais les organisations de masse ne peuvent passer à côté des questions politiques essentielles comme la question nationale et linguistique, car ce serait se mettre elles-mêmes hors-jeux face à des forces bourgeoises et petites-bourgeoises qui, elles, ne manqueront pas de se saisir de la situation pour y déployer leur politique à elles. Il appartient aux organisations ouvrières de prendre la défense des droits linguistiques de la vaste majorité de leurs membres en tant que principales organisations de masse du peuple québécois.
29. En même temps, les organisations de masse au Québec ont une responsabilité toute particulière envers leurs membres issus des communautés ethniques et de la minorité anglophone, pour contrer la campagne d’intoxication chauvine anti-québécoise incessante des médias bourgeois et les sensibiliser aux justes revendications nationales du peuple québécois. Aucun moyen ne doit être négligé pour favoriser ce rapprochement avec les couches ouvrières et populaires des communautés ethniques et anglophone, y compris la production de matériel d’information ct de sensibilisation dans les langues appropriées.
30. Bien qu’elles insistent davantage sur les questions touchant plus directement la classe ouvrière, comme le français au travail et la francisation des entreprises, les centrales syndicales sont restées jusqu’à maintenant dans la mouvance du nationalisme bourgeois, dont elles ne se démarquent pas sur le plan stratégique. Le refus de l’action politique ouvrière autonome sur le terrain québécois, l’appui ouvert ou implicite donné à plusieurs reprises au Parti québécois par les centrales syndicales du Québec ont fait du mouvement ouvrier le marche-pied de forces nationalistes bourgeoises qui rejettent et combattent ses revendications sociales, sans pour autant mener une lutte réelle contre la domination de l’État canadien. Nous militons pour la rupture politique du mouvement ouvrier d’avec le Parti québécois et les autres forces nationalises bourgeoises et la mise sur pied ‘un parti ouvrier indépendant.
31. De façon générale, nous sommes en faveur de l’unité d’action la plus large possible sur des revendications concrètes correctes, même avec des forces qu’on peut considérer par ailleurs comme réactionnaires, et qui reprennent ces revendications à leur compte pour des raisons qui leur sont propres. La seule façon d’éviter la récupération politique par ces forces réactionnaires, c’est de leur opposer simultanément un programme et une direction alternative quant à la conduite de la lutte de libération nationale dans son ensemble, en opposition claire et nette à leur programme et leur direction hourgeoise. C’est aussi le seul moyen de supplanter ces forces à la tête du mouvement national pour donner à cc dernier une direction ouvrière.
32. La tâche consiste à donner une issue progressiste à ces aspirations nationales légitimes en les orientant vers la lutte contre la domination de la grande bourgeoisie canadienne et de son État central à Ottawa, garant ultime de la domination anglo-canadienne sur le Québec. Tant que le Québec restera subordonné à cet État impérialiste, ses droits nationaux seront constamment remis en question et la volonté majoritaire de la population de vivre dans un Québec français sera constamment frustrée par les attaques de l’État fédéral et du grand capital anglophone, car ces derniers ne peuvent pas renoncer à leurs efforts pour stabiliser définitivement leur domination sur le Québec.
33. C’est pourquoi nous nous prononçons pour l’indépendance du Québec dans le sens d’une rupture avec l’État fédéral, et contre tous les projets de rapiéçage, “nouvelle entente”, souveraineté-association, à la pièce ou par étapes, qui ne feraient que reproduire la dépendance envers l’État canadien sous une forme différente. Nous appuyons tout pas en avant concret qui pourrait être effectué dans le sens de l’affranchissement du Québec, par la récupération unilatérale de nouveaux pouvoirs ou champs de juridiction, par la nationalisation d’industries-clé ou autrement, mais cela restera fragile et partiel tant que le Québec n’aura pas rompu avec l’État fédéral. Car ce dernier est l’instrument d’une bourgeoisie impérialiste parmi les six ou sept plus puissantes du monde, et le maintien d’une “association” du Québec avec cet État ne peut signifier autre chose que sa subordination.
34. Nous rejetons aussi toute illusion sur la possibilité de construire au Québec une société autarcique fermée sur elle-même. Un Québec indépendant devra continuer à commercer avec ses voisins et avec le monde entier, et aussi un Québec indépendant et socialiste. Tant que les principaux partenaires commerciaux du Québec n’auront pas eux-mêmes connu une transformation socialiste, cela voudra dire la nécessité de se plier dans une large mesure aux exigences de la concurrence capitaliste mondiale. Le monopole du commerce extérieur entre les mains du secteur public peut atténuer ces contraintes et les aménager, mais pas les supprimer; sans parler des menaces d’intervention qui continueraient à peser sur le Québec.
35. C’est pourquoi en dernière analyse, la construction d’une société authentiquement socialiste au Québec nécessite la victoire de la classe ouvrière à l’échelle continentale. Dans l’intervalle, la classe ouvrière du Québec et les couches populaires utiliseront leur pouvoir d’État pour promouvoir leur intérêt de classe et pour amorcer la transformation de la société dans le sens du socialisme, tout en favorisant de toutes les manières possibles la lutte de la classe ouvrière ailleurs dans le monde. Une république ouvrière du Québec doit être prête à collaborer le plus droitement possible avec d’autres républiques ouvrières et particulièrement celles qui pourront se constituer sur le reste du territoire actuel de l’État canadien.
36. Tout en affirmant que seul le socialisme offre une perspective de solution complète et définitive, nous rejetons l’argument qui prétend que “puisque” seul le socialisme réalisera pleinement la libération nationale du peuple québécois, il ne sert à rien de lutter pour l’indépendance ou pour quelque revendication nationale que ce soit. Ceci reviendrait il déserter les combats réels d’aujourd’hui sous le couvert d’une phraséologie radicale. Il faut naturellement se battre dès maintenant sur le terrain des revendications nationales et pour la défense du français contre les assauts qu’il subit, car ce sont là des enjeux politiques importants pour la lutte de la classe ouvrière, et c’est dans la lutte immédiate que se forgeront les nouvelles générations militantes qui pourront mener à bien la lutte pour l’indépendance du Québec et pour le socialisme.
François Moreau, janvier 1989

Raison, déraison et religion. Plaidoyer pour une laïcité ouverte

Michel Seymour, Montréal, Écosociété, 2021
Dans Plaidoyer pour une laïcité ouverte, Michel Seymour veut renouveler la philosophie politique libérale dans la lignée du philosophe américain John Rawls qui a inclus des notions de « droits collectifs » – en particulier, le « droit des peuples » – dans sa réflexion sur les droits et libertés de la personne, question au cœur même du libéralisme classique. Pour ce faire, il doit reconsidérer l’« individualisme moral » qui en constitue la base idéologique et qui ne reconnait de légitimité politique qu’aux individus pris isolément et indépendamment du contexte social, ethnique et culturel dans lequel ils évoluent.
Comment, en disciple de Rawls, Seymour arrive-t-il à effectuer ce saut « ontologique », ce transfert conceptuel à partir de l’individu comme seule source morale valide et légitime de droits et libertés jusqu’au groupe (communauté, peuple, nation), lui aussi dès lors considéré comme base suffisamment significative de légitimité morale pour qu’il puisse faire l’objet de législations officielles et de chartes à caractère constitutionnel ? Pour ce, il prend d’abord acte des limites inhérentes à ce libéralisme orthodoxe qui cantonne depuis toujours les questions de justice aux cadres stricts déterminés par les seuls droits et libertés individuels, abstraction faite du contexte politique et communautaire dans lequel ces droits s’appliquent. Ensuite, c’est justement à ce contexte que va référer l’auteur pour étendre la notion de « droit » au-delà des seules prérogatives individualistes auxquelles les confine le libéralisme classique qui a vu le jour au début de la modernité.
De fait, pour comprendre ce phénomène sociopolitique, il faut remonter au moment où a émergé l’État-nation en Europe, c’est-à-dire, au tournant du XIXe siècle avec, comme corollaire, la montée de la bourgeoisie d’affaires intimement liée à l’industrialisation de l’économie et aux bouleversements qui s’en sont suivis pour la société. À cette époque, le tissu social était relativement homogène sur les plans à la fois ethnique, culturel, racial, religieux, ce qui eût pour conséquence de permettre au libéralisme naissant d’imposer sa conception du droit comme s’appliquant exclusivement aux individus et non aux groupes, étant donné qu’il n’y avait pas matière à légiférer pour des individus appartenant à des communautés sociolinguistiques différentes. Reconnaitre un droit à « un » individu revenait à reconnaitre le même droit à « tous » les autres individus puisque leurs caractéristiques personnelles en tant que citoyens étaient semblables d’un sujet à l’autre. Ce n’est qu’à partir du moment où commence à se fissurer cette homogénéité sociale à l’intérieur des nations européennes, chacune avec son État représentatif d’une nationalité bien particulière, que la question des droits et libertés va se poser différemment. Diverses conceptions de « la vie bonne », du rôle de la communauté d’origine dans l’intégration des nouveaux arrivants et arrivantes, de l’importance de la religion dans la vie quotidienne de chaque nouveau citoyen ou citoyenne vont être à même de cohabiter, pour le meilleur et pour le pire.
À ce titre, Seymour s’appuie sur l’actualité internationale des deux dernières décennies, en particulier la chute du mur de Berlin et surtout les attentats terroristes du 11 septembre 2001, pour faire la démonstration que le libéralisme classique n’est pas outillé pour comprendre les nouvelles réalités du monde contemporain et encore moins pour apporter des solutions aux problèmes posés par ce nouveau contexte « mondialisé » qui fait en sorte que la diversité des idéologies, qu’elles soient religieuses, politiques, culturelles, des métaphysiques, des philosophies, des conceptions du monde et de la société sont de plus en plus obligées de se tolérer, de s’accepter, de se reconnaitre les unes les autres. Mais les bonnes intentions ne suffiront pas. En bon défenseur du libéralisme comme philosophie politique dont il assume entièrement les tenants et aboutissants, Seymour veut élargir l’application des chartes des droits et libertés de la personne aux groupes, aux peuples, aux communautés ethnoculturelles présentes à l’intérieur des sociétés occidentales « laïcisées » ainsi qu’à celles, en dehors de l’Occident, qui tentent d’opérer un mélange entre principes modernes de séparation des pouvoirs et reconnaissance du caractère religieux des identités citoyennes. Encore une fois, c’est la philosophie de John Rawls qui servira de socle pour défendre l’idée d’un « droit des peuples » telle qu’articulée dans son livre Paix et Démocratie (2006). Sans entrer dans les détails « techniques » de la méthode rawlsienne, disons que Seymour affirme que nous avons besoin de ce que les philosophes appellent un « changement de paradigme » concernant la question de la laïcité de l’État.
Le problème avec ce concept au fondement même de nos sociétés démocratiques modernes, et la loi 21 sur la laïcité de l’État du gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) ne fait pas exception à la règle, c’est qu’en tant que société sécularisée, nous avons tendance à percevoir de façon négative et dévalorisante tout attachement personnel ou communautaire aux valeurs religieuses avec tout ce que cet attachement représente en matière de rituels, coutumes, cérémonies, port vestimentaire pour ceux et celles qui ont placé la foi au cœur de leur existence. Ainsi, le refus des musulmanes de laisser leur voile à la porte des écoles pour effectuer leurs tâches quotidiennes ne doit pas être interprété comme une provocation ou comme un rejet catégorique des valeurs de la société québécoise; il s’agit plutôt d’un geste d’affirmation qui consiste à vouloir s’intégrer à la culture de la majorité mais en tant que « minorités », c’est-à-dire en tant que citoyennes et citoyens à part entière dans un État de droit digne de ce nom qui reconnait des « droits » distinctifs pour des individus « distincts ». S’intégrer à la société québécoise, que ce soit en tant qu’immigrante ou immigrant, membre d’une communauté ethnoculturelle ou en tant que croyant·e/pratiquant·e d’une religion qui s’affiche sur la place publique ne met pas la ou le Néoquébécois dans l’obligation de partager l’entièreté des mœurs, coutumes, habitudes des Québécoises et Québécois ni être d’accord avec toutes leurs idées. C’est plutôt prendre acte de cette donnée essentielle qui caractérise la société d’accueil tout en respectant sa propre identité, sa différence, ses choix existentiels singuliers dans la mesure, évidemment, où ils demeurent rationnels et raisonnables, donc conciliables avec les institutions démocratiques en place.
La séparation entre l’Église et l’État s’opère sur le plan institutionnel, sur le plan des principes de gestion du gouvernement (programmes sociaux, santé, éducation, environnement, politiques d’investissement, relations internationales, immigration, justice, développement économique, etc.), elle ne s’opère pas au niveau de la société en tant que telle, en matière de choix individuels concernant le port vestimentaire privilégié (que ce soit au travail, à la maison, sur la place publique), les pratiques religieuses, les croyances, les coutumes, les habitudes. Ainsi, il est possible de respecter les principes « institutionnels » de la laïcité de l’État tout en portant un signe religieux dans son travail, à l’école publique (primaire et secondaire) ou pendant ses plaidoiries à la Cour, ses interventions en tant qu’agent·e de la paix, etc. Il n’y a pas de contradiction fondamentale entre ces deux engagements. La pratique religieuse dans le quotidien des membres de la société civile ne remet nullement en question la neutralité des institutions démocratiques eu égard à la religion. La « citoyenneté », concept qui définit l’individu dans un État de droit comme étant un être essentiellement « politique », n’épuise pas l’entièreté des caractères propres à la personne. Il y a une dimension « subjective » qui échappe au politique en tant que déterminisme qui contraint le sujet à se fondre dans son être social. Cette dimension constitue un lieu d’autonomie, c’est-à-dire que l’individu y jouit d’une certaine liberté pour la recherche de son identité dans la mesure où il a accès à cette partie de lui qui demeure indéterminée face aux autres parties qui peuvent devenir « surdéterminées » à force d’être sollicitées.
Donc, Seymour défend une vision « large » de la laïcité. En fait, il va à l’origine même du concept, il en fait ressortir le sens profond par-delà l’instrumentalisation dont il fait l’objet en Occident pour des raisons politiques, idéologiques, voire « électoralistes ». Certains gouvernements, comme celui de la CAQ au Québec, entretiennent, de façon délibérée ou non, une confusion à propos de la question de la laïcité de l’État. En principe, la laïcité de l’État implique essentiellement deux choses : d’abord, la séparation des pouvoirs entre le religieux et le politique; ensuite, la « neutralité » de l’État eu égard aux questions religieuses. C’est à partir de ce dernier aspect que se profile une ambiguïté. La « neutralité » de l’État par rapport à la religion implique que ce dernier s’abstienne de prendre une position particulière à ce sujet, abstention qui signifie qu’il ne favorise ni de défavorise aucune religion et même qu’il demeure abstentionniste face à toute prise de position concernant le bien-fondé, la légitimité, la pertinence de la croyance ou de la non-croyance religieuse. Or, la loi 21 sur la laïcité de l’État prend position sur la question du religieux dans l’espace public, et contrevient ainsi au principe même qu’elle prétend défendre. Interdire le port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique ne relève pas d’un principe de neutralité, car cette interdiction est motivée par le refus de la pratique religieuse de la part de certains citoyens et citoyennes dans leur vie quotidienne, laquelle implique évidemment leur vie professionnelle, sociale, communautaire. En cela, le gouvernement ne respecte pas les deux principes ci-haut mentionnés ni son engagement à ne pas intervenir dans les décisions personnelles, communautaires, ethnoculturelles concernant la valeur accordée à la religion et à la façon de la pratiquer.
Le plus remarquable de l’ouvrage de Michel Seymour, c’est la générosité avec laquelle il fut pensé et rédigé. On sent une sincère préoccupation de l’auteur pour les questions de citoyenneté au moment où, en Occident, l’islamophobie fait rage. Le libéralisme classique, le républicanisme à la française, le nationalisme québécois conservateur sont en crise, ils n’arrivent pas à gérer la situation actuelle parce qu’ils s’accrochent à des principes qui, en soi, ont une grande valeur et ont permis une réelle émancipation de la société partout en Occident, mais qui doivent s’adapter aux nouvelles réalités qui ne vont pas toujours dans le sens souhaité par la majorité des électeurs et électrices dans les pays capitalistes. Seymour ne souhaite pas un retour du religieux, il ne s’agit pas d’un plaidoyer en faveur d’un réenchantement « spirituel » du monde, mais plutôt d’une invitation faite aux Occidentaux pour qu’ils élargissent leurs horizons. Et cette ouverture passe nécessairement par l’acceptation du fait que certaines personnes vivent leur citoyenneté à l’aune de leurs valeurs religieuses, ethnoculturelles, communautariennes. Cela ne les exclut pas de l’espace public et elles ne représentent aucunement une menace pour la cohésion d’ensemble du groupe.

En hommage à Shireen Abu Aqleh, de Jérusalem à Jénine

Le 11 mai 2022, Shireen Abu Aqleh, journaliste palestinienne de la chaîne Al Jazeera, était assassinée par un tir de sniper israélien. Munis de leurs gilets de presse et de leurs casques, elle et ses collègues étaient venus aux premières heures du matin couvrir un nouveau raid lancé par l’armée d’occupation dans les abords du camp de réfugiés de Jénine.
Au lieu de ça, les soldats israéliens leur tirent dessus. Ali Samoudi – son collègue – reçoit une balle dans le dos. Shireen est tuée d’une balle dans la tête, juste sous son casque. La journaliste Shaza Hanaysha qui accompagne Shireen ce jour-là témoigne : « Elle est tombée au sol, et les soldats ont continué à nous tirer dessus ».
Le chagrin qui m’envahit au moment où j’apprends la nouvelle est immense. De là où je suis, je tente de mettre des mots sur le sentiment de deuil qui me prend. Comme tant d’autres Palestiniens, j’ai grandi avec Shireen.
Journaliste depuis 25 ans, elle s’était fait le relais de nos douleurs, de nos tragédies, de nos résistances. Avant que les réseaux sociaux ne nous donnent un accès plus immédiat aux informations, elle était déjà en première ligne, couvrant l’actualité palestinienne sans relâche. Son intégrité professionnelle, son honnêteté et sa volonté inébranlable de raconter une histoire que les médias mondiaux tentaient d’enterrer lui ont valu la confiance des Palestinien·nes du monde entier.
Évoquant la mort de la journaliste, les médias européens ont largement repris le récit israélien : l’assassinat est contesté, Shireen Abu Aqleh aurait été prise dans un échange de tirs, peut-être même tuée par des combattants palestiniens. Mensonge inqualifiable, médias complices.
Les images et les témoignages ne laissent aucune place au doute. Les journalistes sont arrivés comme d’habitude à découvert, pour se faire reconnaître des soldats. Dans une rue dégagée, les tirs discontinus ne provenaient que d’une seule source. Ce jour-là, ce sont les journalistes que les soldats israéliens ont pris pour cible.
Et cela n’est pas un fait isolé, encore moins inédit. Depuis 2000, ce sont plus de cinquante journalistes palestinien·nes qui ont ainsi été assassiné·es en exerçant simplement leur métier. Journalistes ou pas, ils sont avant tout des Palestinien·nes que n’importe quel colon-soldat israélien peut tuer sans jamais être inquiété.
Shireen Abu Aqleh a été exécutée alors qu’elle venait une fois de plus rendre compte de la réalité de l’occupation et de ses crimes. Une réalité qui n’est évidemment pas celle que souhaite communiquer l’état-major israélien, reprise par tant de médias porte-paroles de par le monde. Au prix des peines, des humiliations et de tous les dangers affrontés, la présence de Shireen et de ses collègues est souvent l’unique gage que cette réalité puisse être malgré tout connue et racontée.
De nouvelles terres sont perdues et de nouvelles vies sont prises chaque jour. Mais la perte de Shireen vient aussi nous rappeler la guerre impitoyable menée contre notre vérité, nos récits et nos voix. En exil ou sous occupation, nous, Palestinien·nes, connaissons tout le pouvoir de la narration, celui de raconter nous-mêmes notre propre histoire.
Dans un monde où nous sommes interdits, censurés, littéralement expurgés, nous tenons à parler nous-mêmes de la Palestine et des Palestiniens. C’est aussi comme cela que nous luttons contre l’effacement colonial, et que nous protégeons nos cœurs de la violence qui ravage nos terres et nos foyers.
Parce qu’elle racontait la Palestine du point de vue des Palestiniens, le pouvoir de Shireen était incommensurable. Elle était la voix de la Palestine : implacable, inébranlable, refusant de disparaître tranquillement ou de se soumettre à l’asservissement.
Et puis Shireen Abu Aqleh est morte à Jénine. La ville, son camp de réfugiés, ses villages alentours, connaissent depuis plusieurs semaines les incursions quasi-quotidiennes de l’armée israélienne, avec leur lot de maisons détruites et saccagées, d’enlèvements, de vies volées. Jénine paie le prix cher de sa résistance héroïque à l’occupation. Une fois de plus.
Il y a vingt ans, Shireen couvrait la fameuse bataille de Jénine durant laquelle l’armée israélienne avait assiégé les habitants, commis un massacre, et rasé la majeure partie du camp de réfugiés. Shireen disait apprécier les leçons de générosité, de résistance et de libération que la ville partageait avec elle. Durant ces années, sa couverture de Jénine n’avait pas cessé, témoignant de l’intégrité de son journalisme, et de son respect envers son histoire et ses habitants.
Shireen savait que la violence coloniale ne s’arrête pas lorsque les autres agences de presse décident que l’histoire n’en vaut pas la peine. Qu’il ne suffit pas de tourner le regard. Sa présence constante et active sur le terrain était appréciée de tou·tes. Y compris de nous, qui vivons les évènements de loin.
À Jénine, ce sont les combattants eux-mêmes qui les premiers ont porté son cercueil pour que la ville lui fasse ses adieux. De l’autre main, ils tiennent leurs fusils. L’hommage est on ne peut plus fort : Shireen est morte en martyre et fera désormais partie de l’épopée jéninoise.
Shireen Abu Aqleh est aussi fille de Jérusalem. La ville, elle aussi, est le théâtre d’affrontements réguliers ces dernières semaines, même quand ceux-là passent sous les radars de la presse internationale. Ses habitant·es, isolé·es, ont appris à se défendre par eux·elles-mêmes et refusent de céder face aux attaques incessantes de la police et des colons israéliens : expropriations, incursions armées, emprisonnements, assassinats.
Les événements qui suivent la mort de Shireen font d’elle un symbole d’autant plus fort. Sur la route qui emmène son corps de Jénine à Jérusalem, les habitant·es des villes et des villages palestiniens lui rendent un dernier hommage en improvisant tout le long des cortèges funèbres. La mobilisation est historique. Des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues de Palestine, en signe de deuil et de protestation.
Le 13 mai, à Jérusalem, la police israélienne veut empêcher que ne soit rendu un pareil hommage populaire à la journaliste. Elle s’en prend violemment au cortège qui se forme dans l’enceinte de l’hôpital français du quartier de Sheikh Jarrah. Les Jérusalémites gazé·es, brutalisé·es et matraqué·es par les policiers font tout ce qu’ils peuvent pour éviter que le cercueil qui renferme le corps de la défunte ne tombe au sol. Ils seront six à se retrouver hospitalisés à la suite des coups reçus ce jour-là.
Qui peut comprendre ce que signifie que faire son deuil dans des conditions d’exil ou de captivité forcées ? Israël nous interdit même de pleurer nos morts. Les drapeaux palestiniens sont arrachés avec rage et la police exige que le cercueil soit transporté seul, en voiture, en direction de l’église catholique romaine où se tiendra la prière pour Shireen. Les carillons résonnent dans toute la ville.
Dans la vieille ville, les Palestinien·nes se regroupent à nouveau, malgré la répression, les arrestations et tous les barrages policiers. Ils et elles sont trop nombreux·ses cette fois pour être stoppé·es. Ce que nous pleurons avec Shireen, c’est la perte d’une voix fiable, devenue familière. C’est l’assassinat de nos mots et de notre histoire. Mais ce deuil collectif aura été un moment de défi et de force. Nous ne nous tairons jamais.
La procession jusqu’au cimetière où sera enterrée Shireen est belle et noble. Les drapeaux palestiniens emplissent le paysage. Les participant·es scandent : « De Jérusalem à Jénine, un seul peuple qui ne fléchit pas ».
Khaled Rahal est un étudiant palestinien en sociologie à l’Université Libre de Bruxelles.

Repenser la question nationale

L’indépendance, projet porteur du néonationalisme qui émerge au tournant des années 1960, a connu des jours meilleurs. Cet objectif, qui a déjà reçu l’appui de la moitié de la population en âge de voter, ne serait plus aujourd’hui soutenu que par environ le tiers de l’électorat. Et le parti politique qui en était le véhicule est sur le déclin. Plusieurs observateurs estiment même qu’il pourrait disparaître bientôt, emportant dans la tombe la cause qui lui est associée.
Cette inférence, formulée sur le mode du constat, ne va toutefois pas de soi. La question nationale, dont on a pensé qu’elle s’était évaporée dans le ciel des idées mortes, a fait retour à quelques reprises à la lumière de données inédites liées aux transformations de la conjoncture sociopolitique et à l’apparition de nouvelles manières de la comprendre et du coup de la relancer.
C’est à ce genre d’entreprise, qui prend dans son cas la forme d’une actualisation, que s’est livré Eric Martin, par exemple, dans Un pays en commun[1], en tentant de montrer que le mot d’ordre, indépendance et socialisme, formulé par la revue Parti pris au début des années 1960, était toujours d’une actualité brûlante. Ce programme politique relevait pour cette revue du « socialisme décolonisateur » élaboré par les théoriciens de la question nationale à l’ère du tiers-mondisme.
Le Québec était alors défini comme une société colonisée et exploitée. Colonisée de l’intérieur par la minorité possédante anglophone et de l’extérieur par l’État fédéral centralisateur et la puissance impérialiste américaine. Exploitée par les capitalistes de toutes catégories, des dirigeants des grandes entreprises multinationales aux potentats locaux, tous unis dans le culte du Capital. Cette colonisation et cette exploitation sont en outre légitimées sur le plan idéologique et normatif par une Église catholique au service des puissants et des riches de ce monde.
À cette triple domination, la revue opposait un projet révolutionnaire global reposant sur trois piliers qui étaient autant d’objectifs à réaliser : l’indépendance du Québec, le socialisme et le laïcisme.
C’est le binôme central de l’indépendance et du socialisme que retient essentiellement Martin et qu’il réactualise en rappelant d’abord la généalogie de cette perspective – évoquant les figures d’Hubert Aquin, de Marcel Rioux et de Pierre Vadeboncoeur notamment – et en insistant sur son caractère d’urgence à une époque marquée par ce que Michel Freitag qualifiait de capitalisme globalisé. À la barbarie contemporaine, il faut opposer, fait-il remarquer, un socialisme de type nouveau, davantage radical et collectiviste que la social-démocratie, incapable de contrer efficacement le néolibéralisme et sa logique de la croissance infinie. L’accomplissement de ce projet émancipateur exige par ailleurs une rupture avec le fédéralisme canadien dépeint comme une prison des peuples, autochtone et québécois.
Si la contribution d’Eric Martin constitue surtout un prolongement et un approfondissement de la problématique du socialisme décolonisateur à la lumière des enjeux contemporains, d’autres ouvrages publiés récemment s’offrent comme des tentatives théoriques de repenser la question nationale et les conséquences politiques qui en découlent. Je me propose, dans cette optique, d’examiner plus particulièrement les essais d’Alain Deneault, Bande de colons[2], de Dalie Giroux, L’œil du maître[3], et l’intervention plus proprement politique de Benoît Renaud, Un peuple libre[4].
Bande de colons : à la recherche du chaînon manquant
Le titre du dernier livre d’Alain Deneault est énigmatique : à quoi cette bande de colons renvoie-telle ? En première approximation, elle apparaît désigner au sens littéral les individus associés à l’entreprise coloniale, ce qui va de soi. Elle semble aussi dotée d’un sens figuré décrivant lesdits colons comme des êtres frustes, non dégrossis, qualificatifs dérivés qui permettent de l’utiliser comme une injure ou à tout le moins comme une moquerie lorsqu’elle fait l’objet d’un usage autoréférentiel. Ces incultes, en outre, seraient pourvus, nous apprend le sous-titre de l’ouvrage, d’une « mauvaise conscience de classe » qu’il s’imposerait de redresser si l’on prétend « démanteler le Canada » comme l’affiche de manière claironnante la bande-couverture qui lui sert d’affiche et de programme.
Dans son essai, Deneault soutient une thèse au sens fort du terme, une proposition d’ordre conceptuel qui permettrait selon lui de reconsidérer la question nationale sous un jour neuf et d’en tirer les conclusions qui en découlent nécessairement.
Dès l’introduction, l’auteur abat en effet son jeu, met cartes sur table, faisant remarquer que le Canada, depuis les origines, se présente comme un « comptoir », une « entreprise coloniale », qu’il est une construction improvisée davantage qu’un véritable pays possédant cohérence et unité. Pour en saisir la signification et en prendre la juste mesure, on peut toujours recourir à une analyse en termes de classes sociales, distinguer une bourgeoisie commerçante puis industrielle, une classe ouvrière formée de travailleurs d’usine et d’agriculteurs, une couche intermédiaire évanescente, qualifiée de manière vague de classe moyenne, qui sert surtout de tarte à la crème dans les discours des politiciens de toutes obédiences.
Au-delà de cette constatation plutôt juste, mais bien générale, Deneault prétend que le Canada « répond historiquement de dynamiques qui concernent, par-delà cette seule approche, trois catégories d’acteurs d’un autre genre : le colonisateur, le colon et le colonisé ».
Ce qui est original dans cette manière de voir, ce serait l’introduction de la notion de colon dans l’équation. Critiquant les théoriciens de la décolonisation des années 1960 qui privilégiaient le rapport de confrontation entre le colonisateur canadian et le colonisé canadien-français (promu québécois), il affirme que c’était là « négliger complètement la figure centrale du récit, celle qui correspond à une majorité de “Canadiens”, soit celle du colon ».
Dans ce nouveau triangle, le colonisateur désigne les dirigeants de l’entreprise coloniale (sociétés à charte, grandes firmes commerciales et industrielles, banques, etc.), bref les classes dominantes. La notion de colonisé connaît un déplacement, elle renvoie dans cette typologie renouvelée aux premières nations dépossédées et parquées dans des réserves ou des enclos urbains. Le colon, pour sa part, désigne la force de travail, les « petites mains de l’exploitation coloniale », la « classe moyenne » qui s’est formée au cours des décennies et des siècles, dont le statut demeure subalterne et qui s’en console en tant que grande consommatrice des biens produits par la société de masse contemporaine.
Formes et figures du colon
Deneault étudie ensuite les formes et figures que revêt successivement ce nouveau personnage capital, déterminant pour comprendre la logique et le fonctionnement du Canada d’hier et d’aujourd’hui. Il rappelle ainsi que chez les analystes de la colonisation de l’après-guerre (Memmi, Fanon, Sartre, etc.), le colon est souvent escamoté, « travesti en colonisateur », considéré et dénoncé comme tel alors qu’il n’est qu’un « simple rouage de l’entreprise coloniale », encore que l’on pourrait lui objecter que dans certains cas (l’Algérie, l’Indochine à titre d’exemples), il agissait aussi comme un véritable colonisateur.
Dans certaines représentations, on rencontrera le colonisé « travesti en colon ». Des historiens de la Nouvelle-France le décriront par exemple comme un « allié », un collaborateur dans le commerce des fourrures. Mais cette représentation demeure ponctuelle, et son statut de colonisé refait surface au moment où on le voue aux réserves et où on tente de le faire disparaître en tant que tel par la mise sur pied d’écoles particulières et de mesures d’adoption qui conduisent à son assimilation à la nation dominante.
Travesti à l’occasion en colonisateur, le colon peut également être perçu par méprise comme un colonisé. Ce serait, pour reprendre une expression de l’historien et sociologue Denys Delâge, évoquant le cas des Québécois, des « colonisateurs colonisés ». À cette caractérisation, Deneault préfère sa notion de colon qui décrirait plus précisément le statut et le rôle de cette classe subalterne.
Enfin, dans cette évocation phénoménologique, le colonisateur peut apparaître « travesti en colon » (pêcheur besogneux, commerçant de fourrure bienveillant) faisant oublier sa nature d’entrepreneur colonial derrière l’image embellie du colon vaillant qu’il était dans les temps héroïques précédant son ascension comme l’illustrent les pionniers de plusieurs grandes familles canadiennes (les Bronfman, McGill, Molson, Robin de ce monde).
Le chaînon manqué
Au terme de ces observations factuelles, l’auteur tire la conclusion que les colons sont victimes d’aveuglement, d’une « mauvaise conscience de classe » qui les empêcherait de voir et de comprendre le Canada réel, son « fondement historique » aussi bien que les « conséquences pratiques de son développement » dont ils sont particulièrement affectés dans leur vie quotidienne et sociale. Se réfugiant dans l’illusion que leur pays est une création authentique et s’accrochant à quelques mythes consolateurs, ils fuiraient leurs responsabilités en tant que citoyens. « Jamais tout à fait coupables, jamais tout à fait victimes », fait remarquer l’auteur, contrairement aux colonisés, ils jouent un « rôle ambigu » pour échapper à une prise de conscience qui pourrait s’avérer douloureuse et périlleuse.
À quel projet sociopolitique cette prise de conscience pourrait-elle éventuellement se rattacher ? Ce n’est pas très clair et c’est la lacune probablement la plus importante de l’essai de Deneault. Bien qu’il soutienne vigoureusement que le Canada est une construction artificielle, une « étoile morte », une « créature du capitalisme » à « démanteler », il ne suggère aucune solution concrète de remplacement. Il se borne à espérer que la reconstruction souhaitée se fasse en fonction des communautés locales et des préoccupations écologiques : aussi vaste que vague programme !
Sa perspective géopolitique demeure pancanadienne, le Québec comme société spécifique n’est à peu près pas pris en considération, si bien que la notion de colon que l’essayiste propose demeure théorique, abstraite, guère opérationnelle sur le plan stratégique. La question nationale n’est pas abordée explicitement, elle demeure un impensé de l’ouvrage, un acte manqué qui s’apparente à un évitement, décevant au terme d’un parcours intellectuel particulièrement éclairant.
Échapper à l’œil du maître
La préoccupation proprement politique est davantage présente dans l’essai de Dalie Giroux, L’œil du maître. Celui-ci comporte, comme le livre de Deneault, une partie théorique et analytique et une seconde plus personnelle, que l’autrice qualifie de « déambulation littéraire » dans l’imaginaire colonial québécois[5].
Dans l’introduction de l’ouvrage, l’autrice entend se situer par rapport au nationalisme moderne, celui qui émerge au tournant des années 1960 et qui va infléchir, sinon dominer, le paysage politique depuis lors. Plus précisément, il s’agira d’interroger de manière critique la nature et le discours du projet que l’on retrouve dans le fameux slogan « Maîtres chez nous ». Cette affiche claironnante, créée dans l’effervescence de la campagne électorale de 1962 centrée sur la nationalisation de l’électricité, innerve tant la « Révolution tranquille » que le nouveau nationalisme offensif qui émerge dans son sillage.
Ce projet global a du plomb dans l’aile, on le sait, il ne suscite plus guère la passion. Mais il s’offre aussi comme un héritage à reconnaître et surtout à questionner avant de le reconduire après (ou sans) actualisation ou de le relancer sur des bases radicalement nouvelles. C’est la question centrale qu’il faut soulever et traiter : « Que peut-on faire de cet héritage des années 1960-2000, de ses ratés, de ses contradictions ? ». La réponse à cette question cruciale, insiste l’autrice, devrait constituer un préalable à la réactivation d’une véritable émancipation repensée et mise en branle dans la perspective d’une authentique décolonisation accomplie par et pour les dépossédés, les exclus de tous genres tant sur le plan économique et social que sur le plan culturel.
C’est selon cette optique décolonisatrice que l’autrice reconstitue dans son premier chapitre la généalogie du nouveau nationalisme qui se profile au début des années 1960 sous la double forme d’une reconquête économique, patente chez les libéraux qui s’en font les promoteurs enthousiastes, et d’un projet indépendantiste qui en serait un couronnement politique pour les souverainistes. Il s’agirait d’échapper au statut de colonisé qui caractérise la condition des « Canadiens » sous le régime français et des « Canadiens français » sous le régime britannique qui lui succède.
Ce discours de reconquête comporterait toutefois, selon Giroux, un « brouillage épistémique », une face cachée, sinon masquée, consistant en un projet et un discours de maîtrise inavoué et sans doute inavouable : celui de devenir un « peuple patron », image tamisée et refoulée sous celle du « nègre blanc » proposée par Pierre Vallières pour décrire la situation d’aliénation des Québécois de son temps. C’est à cette ambivalence que renvoie la représentation du colonisateur/colonisé, qui sous-tend le discours de la Révolution tranquille et du néonationalisme qui devraient permettre d’« accéder à la dignité du colonisateur, celle de propriétaire de l’ensemble des dispositifs de dépossession ». Dans ces termes, l’entreprise coloniale s’approfondirait, mais avec de nouveaux acteurs, les promoteurs du Québec inc.
En ce point de son argumentation, comme en quelques autres, l’autrice, convaincue des vertus de son argumentation, n’hésite pas à signaler de manière un brin triomphaliste qu’« aucune autre lecture ne résiste à l’analyse ». C’est aller un peu vite en affaires et tourner les coins ronds. Cette lecture a tendance à réduire l’indépendantisme québécois à son véhicule péquiste qui, effectivement, dès sa fondation, a abandonné toute volonté de rupture avec le système colonial dont il entendait devenir un « associé », puis un « partenaire ».
Ce n’était cependant pas le cas de la gauche indépendantiste qui, au Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), à Parti pris, puis dans le courant socialisme et indépendance des années 1970, s’inscrivait dans une perspective de décolonisation que l’on retrouve formulée autrement par Dalie Giroux. Cela dit, même cette mouvance progressiste, il est vrai, a largement ignoré la question autochtone dans ses analyses et ses prises de position.
La variable autochtone[6]
La variable autochtone se situe au cœur, au foyer de la réflexion de l’autrice qui s’y intéresse après une rencontre déterminante avec Georges E. Sioui, premier historien patenté de cette communauté, auteur de travaux qui ont fait date en proposant une relecture de l’Amérique à partir du point de vue des Autochtones. Ce nouveau regard séduit l’autrice au point de la conduire à devenir elle-même une spécialiste de la culture et de la littérature autochtones comme en témoignent d’ailleurs des passages particulièrement justes et émouvants de son essai.
Au contact de ce que l’on a convenu d’appeler la « renaissance autochtone », Dalie Giroux reconsidère son point de vue antérieur sur l’histoire de l’Amérique, et plus particulièrement sur celle du Canada français dont la présence des Premières Nations constitue une tache aussi indélébile qu’aveugle. Cette prise de conscience implique donc un renversement de l’historiographie traditionnelle et une nouvelle écriture de l’histoire qui relève d’une vision circulaire, holistique, du monde, contraire à celle davantage linéaire et « progressiste » des historiens inspirés par « l’œil du maître » occidental.
Cette métamorphose de l’autrice n’est pas qu’épistémologique, elle est également personnelle et politique. Devant le riche héritage revendiqué par la « renaissance autochtone », elle se sent dépossédée, ne possédant pas d’appartenance forte à laquelle se rattacher, traversée par une mauvaise conscience, qui s’apparente à celle évoquée par Deneault. Cette conscience aliénée en fait une « mauvaise pauvre », au sens où l’entend l’écrivain Yvon Rivard[7], en proie au ressentiment comme la communauté à laquelle elle appartient.
Cette rencontre avec la seule communauté dont le statut de colonisé ne fait aucun doute a été ratée par le néonationalisme en général et de manière plus particulière par le Parti québécois (PQ) alors qu’il était au pouvoir. Et ce, à plusieurs reprises très clairement signalées et décrites dans le détail par l’autrice, qui sont autant d’occasions manquées.
Créer une nouvelle alliance
Ces échecs peuvent-ils être dépassés aujourd’hui par une nouvelle alliance qui permettrait de sortir enfin de la prison coloniale ? Comment ? Par et pour qui ? C’est la question !
L’option indépendantiste, privilégiée par Dalie Giroux, pourrait représenter ce pôle de convergence, mais à certaines conditions. La stratégie qu’elle implique exige la reconnaissance d’« affects collectifs à soigner », en particulier chez les vieux militants et militantes nationalistes déçus par les échecs référendaires et désemparés devant l’indifférence présumée de la jeunesse, donnant ainsi lieu à un conflit intergénérationnel dont on pourrait se passer. Elle exige également de mobiliser une « énergie politique sans allégeance », un « ferment de révolte » inemployé, en dormance, parfois engagé dans des luttes sectorielles sur les fronts de l’écologie ou du racisme par exemple, mais éloigné pour diverses raisons des luttes globales. Elle présuppose en outre une reformulation théorique et politique du projet indépendantiste en tant qu’entreprise de décolonisation, visant à « détruire » – Deneault parle de « démanteler » – les fondements et les structures de l’État fédéral canadien.
Dans sa « conclusion en forme de blocs erratiques » (clin d’œil à Hubert Aquin ?), l’autrice estime qu’il faut, dans le cadre de cette visée, réécrire ce qu’elle appelle « une histoire du bas », des marges, des multiples et singulières manifestations d’un « devenir mineur en Amérique ». C’est sur ces fondements que pourrait reposer un projet sociopolitique, fondé sur un double refus : de la mondialisation « écocide » et du « racisme colonial » et qui reconsidèrerait de manière radicale le rapport à la Terre Mère et au territoire.
La visée politique est ici explicitée, contrairement à ce que l’on a vu chez Deneault, mais elle demeure d’ordre très général. Comment cela pourrait-il se traduire concrètement ? Par une alliance des partis politiques souverainistes ? Par un pacte avec les Autochtones qui permettrait de les intégrer pleinement à la lutte ? Par la mobilisation du monde syndical ? Par l’implication de la jeunesse actuellement dispersée, sans organisation minimalement représentative ? Ces questions stratégiques ne sont pas vraiment abordées. Dommage car pour « crever l’œil du maître », derniers mots du livre, il faudra davantage que des critiques, moment négatif nécessaire de l’entreprise, et que des incantations lyriques : un programme proprement politique.
C’est cette tâche que s’est assignée Benoît Renaud, se faisant le porte-parole non officiel et non autorisé du projet porté par Québec solidaire dont il est toutefois un membre influent de l’aile pluraliste et inclusive de ce parti.
Devenir un peuple libre par l’indépendance
C’est la voie qui est clairement signalée par le titre même du livre de l’essai de Benoît Renaud, Un peuple libre. Indépendance, laïcité et inclusion. Il s’agit ici de réexaminer et de relancer l’option indépendantiste à la lumière de deux enjeux majeurs de la période actuelle : la montée du racisme et le débat sur la laïcité.
La démonstration de l’auteur s’appuie sur un constat global qui recoupe celui formulé par plusieurs personnes commentatrices et actrices de la scène politique : le projet national connaît actuellement une « crise profonde » à la suite entre autres du virage effectué par le Parti québécois, passant du nationalisme civique au repli identitaire. Celui-ci confirme la dimension conservatrice du projet national porté par ce parti qui a déjà depuis longtemps renoncé à l’indépendantisme, le troquant pour la souveraineté-association, et qui a sauté à pieds joints dans le train du néolibéralisme dès les années 1980. Si bien que l’indépendance n’y existe guère plus que comme « marqueur identitaire », un mantra consolateur pour consommation interne.
Cette renonciation à son projet d’origine par le PQ ne signifie pas pour autant la fin de la « question du Québec » qui demeure irrésolue, tant l’opposition entre les deux modèles de société portés par le fédéralisme canadien et le nationalisme québécois demeure irréductible. On ne voit toujours pas comment le projet canadien fondé sur le bilinguisme, le multiculturalisme et l’égalité des provinces, et celui du Québec s’appuyant sur le français langue commune, l’interculturalisme et un État national fort pourraient s’avérer compatibles.
L’indépendance, dans ce cadre global, apparaît toujours comme une nécessité. Mais il faut la repenser dans des termes qui tiennent compte étroitement de la conjoncture actuelle, plus particulièrement du racisme et du laïcisme, deux questions éminemment sensibles. À l’instar de Dalie Giroux, Benoît Renaud estime qu’une alliance avec les Premières Nations doit être un des piliers du nouveau projet indépendantiste et qu’elle doit s’imposer avec l’évidence de la nécessité tant le règlement de cette question est devenu urgent, d’abord pour elle-même, ensuite dans son rapport avec la question nationale québécoise. Il faut par conséquent reconnaître la nature structurelle et systémique de la dépossession des Autochtones et s’engager résolument à y mettre fin.
Cette admission d’un racisme systémique vaut également pour certaines communautés (noire, arabo-musulmane) visées par des discriminations de toutes sortes, des politiques sur l’immigration aux exactions de la vie quotidienne en passant par l’accès au logement et au travail. S’inspirant de l’ouvrage de Pierre Tavanian, La mécanique raciste[8], Renaud décrit les différentes formes que prend cette intolérance au Québec, en s’attardant en particulier à l’islamophobie, tendance qui a émergé au moment de la crise des accommodements raisonnables en 2007 et qui s’est cristallisée lors des débats suscités par le projet de charte péquiste proposé quelques années plus tard et la loi 21 sur la laïcité dont la communauté musulmane a surtout fait les frais.
Au terme de ses analyses qui impliquent un engagement ferme dans ces deux causes, l’auteur conclut non seulement qu’elles valent pour elles-mêmes, mais qu’elles constituent une « planche de salut » pour le mouvement indépendantiste.
Si l’on veut que le projet souverainiste trouve enfin son accomplissement, il faudra créer à court et à moyen terme, une vaste coalition réunissant les peuples colonisés des Premières Nations, les communautés racisées, les écologistes, les syndicats, les groupes de femmes et la jeunesse politisée en plus des regroupements indépendantistes bien entendu. Très concrètement, ce projet pourrait s’incarner dans la formule de « l’assemblée constituante » qui, au-delà des groupes cibles, permettrait de rejoindre l’ensemble des citoyens et des citoyennes dans une démarche authentiquement populaire présentée comme un « geste de rupture », radicalement démocratique.
C’est, on le sait, la démarche proposée par Québec solidaire. Le Parti québécois pourrait-il s’y inscrire et s’associer à ce projet ? L’auteur écarte rapidement cette hypothèse tant le projet proposé lui semble incompatible avec le virage adopté par ce parti depuis une quinzaine d’années. Pourtant, à défaut d’envisager une alliance sous forme d’un pacte politique en bonne et due forme, on s’étonne tout de même que la question du ralliement, sinon des membres de ce parti, du moins de ses électeurs, soit totalement évacuée, du moins explicitement, compte tenu de la nécessité de réunir le plus large éventail de sympathisants et sympathisantes de ce combat qui se situe au-delà des intérêts strictement partisans.
En guise de conclusion : à nouvelle analyse, nouvelle stratégie
Les quatre auteurs et autrice, dont j’ai rappelé ici, à larges traits, les analyses et les positions, placent tous au centre de leurs réflexions le concept de nation et les théories de la décolonisation.
C’est sur cette base qu’ils repensent la question nationale. Eric Martin se distingue en inscrivant sa perspective dans le prolongement des théories formulées au moment des guerres d’indépendance menées au tournant des années 1960 par les penseurs de la décolonisation (Memmi, Fanon, Sartre, etc.) et leurs émules québécois se situant dans la gauche du RIN et de la revue Parti pris. Il s’agit de reprendre, en l’actualisant, un héritage qui conserve sa pertinence.
Ce rapport à l’héritage est toutefois remis en question de manière radicale par Dalie Giroux qui estime qu’il faut en finir une fois pour toutes avec le legs du « Maîtres chez nous », une métaphore idyllique qui masquerait un projet de reconquête coloniale, dont les principaux perdants seraient encore une fois les Autochtones et les dépossédé·e·s des « marges » de cette entreprise : immigrants, communautés racisées et autres exclus de nos sociétés.
Cette remise en question de la « Révolution tranquille » n’est pas nouvelle. On la retrouve déjà au moment où elle se déroule ou tout de suite après chez certains analystes comme Dorval Brunelle ou Fernand Dumont par exemple, et plus tard chez les historiens « révisionnistes » qui réévaluent son caractère inédit et insistent sur son lien de continuité avec la période antérieure – la société duplessiste – qu’elle prolongerait davantage qu’elle ne représenterait son contre-modèle, son envers moderne et progressiste[9]. La critique de Giroux est toutefois beaucoup plus profonde et se situe ailleurs, au niveau de l’impensé de cette période accélérée de changements, son imprégnation à ses yeux fortement colonialiste avec laquelle il s’impose de rompre totalement.
À sa manière, l’essai de Deneault se situe en continuité avec cette analyse dont il se démarque cependant par un cadrage différent, privilégiant une analyse pancanadienne, escamotant d’une certaine manière la question nationale proprement québécoise. Il reste qu’à défaut de prôner l’indépendance comme ses collègues convoqués ici, il ne s’oppose pas à cette perspective qui pourrait être une des options possibles pour « démanteler » le Canada dans sa forme impérialiste (à l’externe) et colonialiste (à l’interne).
Ces perspectives théoriques et les propositions politiques qui en découlent ne disposent pas en elles-mêmes de la question nationale. Ce ne sont pas non plus les seules raisons pour lesquelles on peut revendiquer l’indépendance. On peut la souhaiter notamment pour des motivations culturelles : assurer la persistance dans le long terme d’une communauté francophone originale, singulière, sur le continent nord-américain. Ce sont cependant des avancées sur lesquelles on peut s’appuyer pour construire une stratégie convaincante et un programme sociopolitique concret. Cette tâche reviendra aux organisations, groupes et partis qui voudront bien s’associer à cette entreprise qui pourrait permettre au Québec de parvenir enfin à une pleine existence politique.
Jacques Pelletier est professeur associé au Département d’études littéraires de l’UQAM et essayiste
- Eric Martin, Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec, Montréal, Écosociété, 2017. ↑
- Alain Deneault, Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe, Montréal, Lux, 2020. ↑
- Dalie Giroux, L’œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois, Montréal, Mémoire d’encrier, 2020. ↑
- Benoît Renaud, Un peuple libre. Indépendance, laïcité et inclusion, Montréal, Écosociété, 2020. On pourra aussi se reporter au dossier « La question nationale revisitée » des Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 24, automne 2020, qui s’inscrit à sa manière dans ces tentatives de reformulation. ↑
- Cette dimension est signalée explicitement dans le sous-titre du livre Figures de l’imaginaire colonial québécois. ↑
- Pour une version abrégée et condensée de cette perspective, on pourra se reporter à l’article de Dalie Giroux, « Les peuples autochtones et le Québec : repenser la décolonisation », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 24, automne 2020, p. 114-122. ↑
- Sur ce point, on pourra se reporter au chapitre « L’héritage de la pauvreté » du livre d’essais d’Yvon Rivard, Personne n’est une île, Montréal, Boréal, 2006. ↑
- Pierre Tavanian, La mécanique raciste, Paris, La Découverte, 2017. ↑
- Sur ce débat, on pourra se reporter au chapitre « La Révolution tranquille : un héritage en procès », publié dans Jacques Pelletier, Université : fin de partie et autres écris à contre-courant, Montréal, Éditions Varia, 2017 (Coll. Proses de combat), p. 111-135. ↑

Le caractère ludique des manifestations populaires ne menace pas la lutte pour l’émancipation des malheureuxe[1] haïtiens[2]

Contre les jérémiades de la vision unidimensionnelle des manifestations populaires. Depuis juillet 2018, un spectre de protestation populaire hante la société haïtienne. Presque tous les outils démocratiques de contestation sont passés en revue et les catégories socio-professionnelles proches et sensibles à la situation des couches populaires se sentent de plus en plus concernés. Il y a seulement deux dimanches (13 et 20 octobre 2019) depuis que certains de nos artistes et acteurs culturels paraissent s’engager dans la lutte auprès des classes populaires. D’où leur participation de manière formelle et officielle dans ces mouvements de protestation. Cela confirme la thèse que nos artistes sont dans les rues sous la convocation du peuple souverain mais non l’inverse. Il incite à questionner aussi la relation entre les créations artistiques et culturelles et les mouvements sociaux et populaires. L’engagement de ces artistes concrétise dans la signature d’une pétition et la participation dans la grande manifestation du dimanche 13 octobre 2019.
Nous constatons une vaste critique des deux derniers dimanches (13 et 20 octobre 2019) de manifestations populaires sur les réseaux sociaux. Ces critiques visent essentiellement la dimension festive et ludique, c’est-à-dire attitude festive des participants dans des manifestations populaires. Pour certains, elles résultent de la participation des artistes et pour d’autres, elle incarne l’aliénation des participants car, la bamboche, le plaisir et le loisir sont des accessoires dans les protestations politiques. Pour ces critiques, le caractère ludique des manifestations engendre la confusion des vrais objectifs du mouvement. En réalité, ce qui distingue les manifestations d’avant et celles des dimanches 13 et 20 octobre 2019, c’est le code vestimentaire. Une bonne partie des participants sont vêtus de maillot blanc, ce qui renforce le caractère esthétique du mouvement mais aussi il augmente le risque de se faire arrêter et tuer après la manifestation par les mécènes du régime nécropolitique PHTK (Mbembe, 2006).
Néanmoins, il y a une relative augmentation de la musique et le nombre de participants également. Si la danse et la musique ne sont pas des nouveaux outils dans les protestations populaires, où est le problème avec la forte dose de ludicité dans les manifestations populaires ? Le problème n’est pas là. Déjà, nous postulons que la dimension ludique des protestations populaires est une expression d’un besoin social de loisir aussi important que les autres besoins. En d’autres termes, l’utilisation des manifestations comme aussi une pratique de loisir par les classes populaires semble schématiser l’existence réelle d’un besoin social de loisir dans la société haïtienne. Cela implique que les éléments liés au divertissement ont de plus en plus exprimé et intégré les revendications populaires.
La satisfaction du besoin social de loisir est une revendication comme les autres
Ces mouvements de protestation est un prétexte pour poser le problème de la refondation du système socio-politique et économique précipité par l’assassinat lâche de Jean Jacques Dessalines, le 17 octobre 1806. Ce système alimente des inégalités sociales de plus de deux siècles. Les couches populaires haïtiennes sont en manque de presque tout. L’État, l’international communautaire et les classes possédantes contribuent grandement à la reproduction de cette situation. La complicité et l’alliance socio-historique de ce trio prédateur a accéléré l’appauvrissement des classes populaires haïtiennes durant les trois dernières décennies. Cela a favorisé l’apparition et la systématisation des mouvements de protestation populaire dans la période actuelle. Ainsi, la demande populaire de l’éradication de la corruption dans l’État autour de la pertinente question « Kot kòb petwokaribe a ? » est consubstantielle de la revendication d’un projet de nouvel ordre politique autour de la grammaire « chavire chodyè » (Thomas, 2019). Cette dernière s’appose à la fabrication du malheureux haïtien, c’est-à-dire elle exprime une rupture à la désarticulation de l’État et la nation. Cela pourrait garantir la réalisation d’une vie digne pour tous les Haïtiens. Une « vie dans la pauvreté » suivant la conception de Georges Anglade, cela veut dire le minimum que l’humanité a besoin pour vivre. Elle se distancie de la misère (Anglade, 2008).
L’État ne garantit aucun droit pour les classes populaires dans notre société. Le non-respect de nos droits est l’expression de l’orientation socio-historique de l’actuelle organisation politique. Cette dernière n’a pas été et elle n’est jamais responsable envers nous, les malheureux/ Malere. Nos revendications n’ont pas changé. Dans toute l’histoire de notre société, nous luttons toujours pour notre liberté et notre bien-être, c’est-à-dire pour l’épanouissement de nous tous. Notre revendication commence avec la possession en chair et en os de notre parcelle de terre passant par la lutte contre la vie chère, pour l’instruction publique gratuite, pour le droit à l’alimentation, au logement décent, à la santé. Bref, toute notre histoire est marquée par la lutte pour le respect de nos droits pertinemment représentés dans notre expression créole « tout Moun se Moun ».
Le loisir s’intègre de plus en plus dans nos revendications. Il est un besoin social comme les autres. Les humains ne vivent pas seulement de pain mais également du divertissement et du plaisir. En effet, les mouvements de protestions actuelles visent fondamentalement l’effondrement de l’État (Lespinasse et Thomas, 2017) et nous, nous sommes sur le macadam pour exiger la satisfaction de nos besoins en alimentation, en instruction, en santé et aussi en loisir. C’est-à-dire le minimum que nous avons besoin pour continuer à habiter le pays comme cela devrait être. Le loisir, schématiquement, se définit comme toute activité pratiquée durant les « temps libres » qui a pour objectif de se divertir, de se détendre et de se développer. D’où le fameux 3D que les pratiques de loisir doivent atteindre. Nous nous rappelons que le manque ou la précarité est l’un des éléments qui nous caractérisent. Cette précarité est aussi liée à l’accessibilité des activités de loisir. Ce qui implique un ensemble de pratiques nouvelles de loisir dans notre société et aussi l’utilisation des manifestations populaires comme une pratique pour se divertir et se détendre. De ce fait, ces manifestations sont non seulement un outil politique mais aussi une pratique ludique et festive. Il est une occasion comme les autres pour que les opprimés s’expriment leur joie de vivre dans cette tribulation (Casimir, 2017).
Le loisir n’est pour rien : le trio-prédateur[3] affiche son vrai visage
Certaines critiques n’ont pas exclusivement tort de condamner l’utilisation des manifestations populaires comme aussi une pratique de loisir. D’une part, cela semble durer trop longtemps puisque des centaines de milliers d’Haïtiens sont dans les rues chaque jour depuis juillet 2018 pour protester et manifester contre le système oligarchique et inégalitaire représenté par le PHTK (Pati Ayisyen Tèt Kale). D’autre part, tous les outils déjà utilisés par les manifestants s’avèrent inefficaces. De sit-in à la manifestation dans les rues, devant les institutions de l’international communautaire[4] passant par les conférences de presse, pétition, le phénomène « Peyi-Lòk ». Depuis plus d’un an, l’utilisation de ces outils démocratiques prouve leur « inefficacité » pour atteindre la première phase du mouvement, la démission du chef d’État de l’époque, Jovenel Moïse et l’établissement d’un gouvernement populaire provisoire. Nous nous retrouvons dans une impasse à ce cas de figure. Il devient tout naturel de questionner comment peut-on lutter contre un système non démocratique représenté par un pouvoir tyrannique avec des outils démocratiques. Certainement, la faute n’est pas au caractère ludique des manifestations mais à la répression et au mépris structurel du pouvoir d’État.
L’avenir des mouvements de protestation populaire n’est pas dans l’utilisation des pratiques démocratiques citées plus haut. Autrement dit, comment peut-on déranger le pouvoir politique et économique actuel ? Il est presque certain que la réponse n’est pas dans les outils habituellement utilisés. Parce que nous avons en face de l’un des pouvoirs politiques les plus violents dans l’histoire contemporaine de notre société. Ce pouvoir n’a aucune gêne à exterminer et/ou à massacrer une partie de la population pour assurer sa domination contestée. Nous ne devons jamais oublier les massacres de La Saline, de Grand-Ravine, de Village de Dieu et de Carrefour-feuille (Darbouze, 2019). Considérant ces faits, les outils alternatifs de lutte sont bienvenus dans le mouvement de protestation actuel. Il devient plus que nécessaire de recourir à d’autres formes de lutte face à ce pouvoir tyrannique et oligarchique. Tout outil de contestions qui peut déranger l’ordre social existant à sa place dans ce mouvement populaire.
Les derniers mots sont dans les mains des organisations révolutionnaires et populaires. Elles seraient des avant-gardes et arrière-gardes de ce mouvement de protestation. Parce qu’elles sont les seules capables d’assurer le leadership et la direction de tout gouvernement de transition vers une société équitable. Ne soyons pas dans l’illusion de penser que les plusieurs millions d’Haïtiens mobilisés auront assuré la direction et l’acheminement des revendications populaires. Ils sont toujours dans les rues. N’attendons pas qu’ils soient fatigués. Presque deux ans de lutte consécutive par les classes populaires haïtiennes, ces organisations ne se font toujours pas sentir. Or, elles devraient être la cellule idéologique et politique du mouvement. Qui sont des penseurs des tactiques et des stratégies des luttes actuelles ? Toute nouvelle méthode de lutte devrait penser au sein de ces organisations. Il est encore tôt pour que ces dernières accompagnent les malheureux dans les luttes pour l’épanouissement de leur corps et leur esprit. Nous devons commencer à chanter le libera pour les politiciens rapaces. L’heure est à l’organisation populaire et révolutionnaire.
Donc, toute la lutte pour le bien vivre des malheureux haïtiens devrait nécessairement intégrer l’aspect ludique (le chant, la danse) et le plaisir. C’est la raison pour laquelle le besoin social de loisir comme les autres besoins sociaux manifeste dans les mouvements de protestations populaires. C’est un fait anthropo-historique qui justifie la dimension totale et multidimensionnelle de l’être haïtien (Price Mars, 1928).
Pierre Jameson BEAUCEJOUR est Sociologue
- « Le malheureux désigne ceux qui vivent dans la précarité. Il englobe toutes les couches sociales populaires. Il ne renvoie pas à la résignation et au fatalisme, mais de préférence à l’imprévisibilité du malheur qui l’entoure. » (Casimir, 2018 :339) ↑
- Cet article a été publié pour la première fois dans le contexte de vagues mobilisations populaires autour du mouvement pétro-caribe, exactement le 22 octobre 2019. Il vise à critiquer un discours qui culpabilise les attitudes ludiques et festives des couches sociales populaires dans les manifestations populaires. Nous avons proposé de le republier parce qu’il a disparu dans le premier journal qui l’été publié. ↑
- Une expression que j’ai esquissée dans un article publié en décembre 2017. Elle désigne ’État, internationale communautaire et les grands courtiers(les classes possédantes) en Haïti » (Beaucejour, 2017) ↑
- Il est un concept de Jn Anil Louis-Juste. Pour ce penseur haïtien, « L’Internationale Communautaire forme l’ensemble des organisations et institutions nationales et internationales qui font la politique du capital mondialisé sous la forme de la spéculation financière. Elle comprend aussi bien les institutions de l’ONU que les ONGs locales et étrangères, qui militent contre l’association volontaire des travailleurs, des minorités, des femmes, des indiens, etc. » ↑

Réinventer la démocratie en temps de pandémie

Depuis le 13 mars 2020, le gouvernement québécois a renouvelé l’état d’urgence sanitaire plus de 80 fois[1]. Et, comme le dénonce la Ligue des droits et libertés depuis le mois de mai 2021, le fait de renouveler sans cesse l’état d’urgence est très problématique sur le plan démocratique[2]. Dans ce contexte de mesures exceptionnelles, les citoyens et les citoyennes assistent passivement aux points de presse où on les informe des décisions qui ont déjà été prises pour eux sans véritable consultation. On peut penser qu’une consultation avant l’adoption du couvre-feu aurait peut-être permis de sauver la vie de l’innu Raphaël « Napa » André, retrouvé mort gelé dans une toilette chimique « à deux pas du refuge fermé qu’il avait l’habitude de fréquenter[3] ». Il aura fallu l’intervention de la société civile devant les tribunaux pour faire suspendre cette mesure inhumaine pour les plus démuni·e·s[4]. Une confrontation publique sur les raisons du couvre-feu aurait peut-être mis en évidence l’absurdité de son application aux sans-abris.
Si nous dénonçons la perpétuation de l’état d’urgence sanitaire au nom de la démocratie, encore faut-il préciser ce que nous entendons par démocratie. Et surtout : sommes-nous dans une véritable démocratie ? En fait, la réponse varie selon nous en fonction de nombreux biais idéologiques. Les conservateurs vont adopter une définition de la démocratie correspondant à ce qu’on appelle un gouvernement représentatif. Grosso modo, il s’agit de laisser l’élite décider pour le peuple et en son nom. Parce que laissé à lui-même, le peuple ne serait pas en mesure de prendre des décisions éclairées. Du côté socialiste, on vise plutôt une démocratie qui serait davantage participative et plus directe, car les décisions ne devraient pas être laissées aux seuls experts ou aux classes dirigeantes. Rappelons-nous que ce conflit entre démocratie représentative et démocratie participative a pris une forme très concrète lors des grèves et luttes étudiantes en 2012 au Québec.
Selon la conception que défend le philosophe Philip Pettit, la démocratie ne résiderait pas uniquement dans les pratiques électorales régulières et ouvertes en principe à toutes et tous, mais dans la possibilité réelle et concrète pour les citoyennes et les citoyens d’exercer un contrôle sur les décisions et les actions de l’État[5]. La référence à l’élection est nettement insuffisante pour rendre compte de ce que peut et de ce que doit être une démocratie. La légitimité des décisions politiques en démocratie reposerait non pas sur le mode de scrutin, mais sur l’égalité de statut des membres de la communauté politique lors de la participation aux affaires communes. Pour certains, cependant, cette égalité de statut pour prendre part aux délibérations collectives dans la sphère publique demeure insuffisante pour bien cerner la légitimité des pratiques démocratiques. On peut en effet augmenter d’un cran l’exigence propre à la légitimité des décisions politiques. En effet, selon la conception « épistémique » de la démocratie, la délibération entre égaux aurait une « propension à produire des résultats politiques corrects[6] ». La démocratie n’est donc pas seulement un régime politique qui égalise les conditions. Elle est encore moins un marché des préférences de chacune et chacun. Elle est un ensemble de pratiques et de procédures qui identifie, mieux que les autres régimes, autocratique ou aristocratique[7], les mesures les plus adéquates pour répondre aux besoins de toutes et tous.
Conséquemment nous pouvons nous demander quelle est donc la conception du pouvoir qui se dissimule derrière le gouvernement actuel en mode pandémie ? Les dirigeants semblent avoir adopté, sans le savoir, l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas[8]. Ce dernier préconise en temps de crise un modèle de décision calqué sur la figure du père de famille. L’État devient paternaliste pour la bonne cause. Nous devons faire confiance en temps de crise aux dirigeants qui prennent des décisions pour nous, car ils seraient en mesure de bien prendre en compte les intérêts de la collectivité au nom du bien public. La citoyenne ou le citoyen isolé n’aurait qu’une vue limitée en fonction de ses propres intérêts. De plus, il serait trop lourd de compter sur chaque décision individuelle. Ainsi, on s’en remet à une sorte de tyrannie bienveillante ou autorité éclairée, afin de nous sauver du désastre. Selon l’approche de Jonas, les citoyennes et citoyens, s’ils étaient consultés, ne seraient pas en mesure d’adopter un programme de restrictions nécessaires pour faire face à la crise. L’ennui est que, dans ce contexte, la démocratie devient une victime collatérale et en prend pour son rhume. Certains intellectuels[9] sont même allés jusqu’à saluer l’efficacité du régime autoritaire chinois dans sa gestion de la crise sanitaire. La démocratie et son attachement au respect des droits civils et politiques ne seraient efficaces et souhaitables qu’en l’absence de crise. Les « droits de l’hommiste » et la participation citoyenne aux décisions collectives devraient alors être relégués temporairement aux oubliettes, le temps que la crise passe. Rappelons toutefois que le docteur Li Wenliang qui a lancé l’alerte relativement à la propagation du virus a été promptement censuré par Pékin, sous prétexte qu’il s’agissait d’une fausse rumeur[10]. Louer l’efficacité de l’autoritarisme, n’est-ce pas louer un régime qui cherche à éluder ses responsabilités quant aux causes de la pandémie ? Pouvons-nous nous permettre de mettre ainsi en veilleuse les pratiques démocratiques de consultation et de délibération sous prétexte qu’elles sont moins efficaces que l’autorité éclairée ?
En nous privant des pratiques démocratiques de la « confrontation des raisons », on se prive aussi de leurs nombreux avantages. Comme le souligne Charles Girard[11], la démocratie favorise l’égalité dans les décisions politiques. Aussi une confrontation publique des raisons est-elle beaucoup plus respectueuse de la capacité de chaque citoyenne ou citoyen de penser par lui-même. Les citoyens ont « droit à ce que soient justifiées devant eux les propositions politiques que l’on s’efforce de leur imposer[12] ». Ainsi, on peut adhérer aux décisions avec davantage d’égalité. Tenir compte des dissensus en s’appuyant sur une éthique communicationnelle permet aussi d’éviter les « consensus extorqués par contrainte[13] », selon l’expression de Jürgen Habermas. Les pratiques démocratiques ne tirent donc pas leur valeur de leur efficacité intrinsèque à produire les meilleures décisions, mais elles ont le mérite de former le jugement politique de chacun afin que l’obéissance aux normes soit librement consentie. Il importe pour cela d’aménager des temps d’arrêt et des espaces ouverts à toutes et tous, où on peut débattre des fins et des moyens de l’action gouvernementale. À titre d’exemple, les plateformes numériques, utilisées actuellement surtout comme outil de travail et de contrôle, pourraient servir de moyen d’émancipation. On pourrait concevoir des assemblées délibératives populaires en ligne, pour autant qu’on ne creuse pas davantage l’écart numérique entre les citoyens. Il convient cependant de souligner les limites des délibérations à distance, sans véritable face-à-face. Bruce Ackerman et James S. Fishkin[14] ont proposé d’instituer un jour férié de délibérations citoyennes non partisanes avant les élections. Il serait possible de penser à des moyens de transposer ce genre d’initiative à des périodes de crises sanitaires, écologiques ou économiques. Une fois l’urgence passée, on pourrait imaginer un temps d’arrêt pour délibérer en commun de la « reprise » ou de la « relance » de nos activités sur de nouvelles bases.
Certains penseront qu’il est naïf de croire qu’on puisse organiser des délibérations citoyennes civilisées en contexte de crise. Concédons que les pratiques démocratiques sont sensibles au contexte et que les délibérations dans de larges groupes ou même dans des groupes restreints ne produisent pas nécessairement les résultats les plus rationnels. Des études empiriques[15] en psychologie sociale et en économie comportementale ont même montré que la délibération pouvait conduire à une « polarisation de groupe », à radicaliser les individus et ainsi à compromettre la paix sociale. Ce phénomène se manifesterait surtout après la répétition de délibérations enclavées[16], en vase clos, où « les gens n’entendent que l’écho de leur propre voix[17] ». Deux mécanismes expliqueraient ce phénomène : 1) le désir de maintenir une identité, une réputation et une image de soi-même positive, 2) le fait que, dans un groupe homogène, le réservoir d’arguments et d’objections susceptibles de diversifier les positions est beaucoup plus limité que dans l’espace public. Éliminer les enclaves délibératives en cherchant à construire un vaste espace de délibération à l’échelle de la société pourrait néanmoins créer un autre problème : les groupes plus marginalisés ou les personnes dominées n’auraient plus de tribune où exprimer leur voix. Si les délibérations enclavées radicalisent, les délibérations ouvertes à toutes et tous ont tendance à exclure, car seules les voix déjà audibles et privilégiées se font entendre.
La sensibilité au contexte n’invalide pas cependant la valeur de la démocratie délibérative, elle n’est qu’une invitation à la prudence. Il est possible d’imaginer des mécanismes permettant d’atténuer les risques de radicalisation induits par les délibérations enclavées. Par exemple, un face-à-face réel de citoyennes et de citoyens qui ont des points de vue diversifiés sur des enjeux touchant le bien commun est crucial pour dépolariser les groupes et éviter qu’il y ait une monopolisation de la raison publique par les partis officiels ou par les médias traditionnels. À cet égard, le philosophe Oskar Negt précise que « pour y arriver, il est indispensable de maintenir un espace public indépendant qui permette la participation active des êtres humains, et qui doit comporter une vivification permanente des activités de base et la démocratie directe[18] ».
Après tout ce que nous vivons et avons vécu durant cette pandémie de la COVID-19, il nous apparaît urgent de présenter des arguments en faveur d’un renforcement des pratiques démocratiques en temps de crise. Au lieu d’avancer l’hypothèse que les pratiques démocratiques sont inefficaces et nuisibles en temps de crise, partons plutôt de l’idée qu’elles ne sont pas moins inefficaces et nuisibles que les pratiques autocratiques ou technocratiques. Notre thèse peut donc s’énoncer simplement : les pratiques démocratiques en temps de crise ne rendent pas l’exercice du pouvoir ni plus ni moins efficace, elles le rendent plus légitime en égalisant les conditions de formation du jugement citoyen. Nous l’avons évoqué d’entrée de jeu, le statut juridique de l’« état d’urgence sanitaire » est par essence antidémocratique. Il renforce la fonction exécutive du pouvoir en l’immunisant partiellement contre les contrôles et les contestations qui pourraient encadrer son exercice. Au Québec, les articles 118 à 130 de la Loi sur la santé publique prévoient en effet la possibilité pour le ministre de la Santé ou le gouvernement de déclarer l’état d’urgence sanitaire et d’adopter toute une série de mesures contraignantes par décret renouvelable aux dix jours. L’interprétation de ce qui constitue un état d’urgence sanitaire est cependant laissée à la discrétion du ministre ou du gouvernement. Bien que rassurante, la possibilité de désavouer cette interprétation par l’Assemblée nationale, prévue à l’article 122 de la loi, semble illusoire en contexte de gouvernement majoritaire. Si l’urgence sanitaire pouvait aisément justifier la gestion de la crise occasionnée par la COVID-19 par décret au tout début, en mars 2020, il semble que la durée de la pandémie aurait nécessité, et nécessite encore, un recul de la part du gouvernement et un examen attentif de son exercice du pouvoir. On a raté une occasion d’expérimenter des pratiques démocratiques en temps de crise, de tester notre capacité collective à délibérer et à décider collectivement de notre avenir. On a raté une occasion en or de tester les vertus de la démocratie délibérative.
Aussi, dans un contexte où les dirigeants politiques demandent sans cesse à toutes les couches de la population de se réinventer, ne pourraient-ils pas également faire leur part et réinventer à leur tour l’exercice et la participation démocratiques ? À l’instar de Barbara Stiegler[19], nous voulons adopter ce qu’elle appelle « l’hypothèse démocratique » qui consiste à essayer de mettre en place des fonctionnements démocratiques dans tous les lieux sociaux. Nous croyons que la délibération démocratique aurait toute sa pertinence dans un contexte de crise pandémique. Le pouvoir ne perd pas de son efficacité lorsqu’il inclut la délibération, bien au contraire, il atteint sa pleine légitimité. Au Québec, durant cette pandémie, nous avons négligé la possibilité de consulter les jeunes, les personnes âgées, le personnel soignant, le personnel enseignant et les autres membres de la société sur les décisions difficiles qui les concernent. De nombreux sacrifices leur ont été demandés sans leur consentement et sans délibération véritable, et ce, pendant pratiquement deux années. Les conséquences de cette négligence ont de graves répercussions sur la vie sociale. Nous devons faire valoir les bénéfices de la délibération citoyenne même dans un contexte de pandémie, pour que notre vie politique et sociale prenne tout son sens. Comme le soulignent David Robichaud et Patrick Turmel dans leur plus récent essai : « On n’a pas à choisir entre la démocratie et d’autres biens communs. Elle est en fait la condition de possibilité de tout choix collectif. La sacrifier n’est pas une option, sinon celle d’abandonner à d’autres notre liberté[20] ».
- Ce chiffre date du 1er novembre 2021, au moment d’écrire ces lignes. Pour la mise à jour du nombre de renouvellements, voir le site : <www.quebec.ca/sante/problemes-de-sante/a-z/coronavirus-2019/mesures-prises-decrets-arretes-ministeriels>. ↑
- Le présent article se veut un appui à cette remise en question par la société civile du renouvellement de l’état d’urgence et des risques que cela représente pour nos institutions démocratiques. Voir le communiqué de la Ligue des droits et libertés du 13 septembre 2021 : <https://liguedesdroits.ca/18-mois-en-etat-durgence-sanitaire-il-y-a-toujours-bien-des-limites-a-confiner-notre-democratie/>. ↑
- Isabelle Ducas et Maryssa Ferah, « Un sans-abri innu qui “se cachait des policiers” retrouvé mort ». La Presse, 18 janvier 2021. ↑
- Henri Ouellette-Vézina, « Le couvre-feu suspendu pour les sans-abri », La Presse, 26 janvier 2021. ↑
- Philip Pettit, On the People’s Terms. A Republican Theory and Model of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 207. ↑
- Juliette Roussin, « Démocratie contestataire ou contestation de la démocratie ? L’impératif de la bonne décision et ses ambiguïtés », Philosophiques, vol. 40, n° 2, automne 2013, p. 369-397. ↑
- Ibid. ↑
- Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion [1979], 1995. ↑
- Boucar Diouf, « Droits individuels et inefficacité collective », La Presse, 16 mai 2020; Jean-François Caron, « Le meilleur régime en temps de pandémie », La Presse, 16 mars 2020. ↑
- Eugénie Mérieau, « Ce que l’épidémie révèle de l’orientalisme de nos catégories d’analyse du politique », SciencePo, 21 juillet 2020. ↑
- Voir Charles Girard, « Pourquoi confronter les raisons ? Sur les justifications de la délibération démocratique », Philosophiques vol. 46, n° 1, printemps 2019. ↑
- Ibid. p. 69 ↑
- Voir à ce sujet : Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986, p. 260. ↑
- Bruce Ackerman et James S. Fishkin, Deliberation Day, New Haven, Yale University Press, 2004. ↑
- Pour un résumé synthétique devenu classique sur cette question, voir Cass Sunstein, « Y a-t-il un risque à délibérer ? Comment les groupes se radicalisent » dans Charles Girard et Alice Le Goff (dir.), La démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Éditions Hermann, 2010, p. 385-440. ↑
- La délibération enclavée est celle qui se déroule en plus petits groupes entre des personnes qui partagent les mêmes visions d’un enjeu ou les mêmes biais idéologiques. ↑
- Sunstein, op. cit., p. 390. ↑
- Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007, p. 30. ↑
- Voir Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard, 2021. ↑
- David Robichaud et Patrick Turmel, Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins, Montréal, Atelier 10, 2020 p. 100. ↑
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