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30 novembre 2022, par Thierry Dimanche

Le Red Deal : une action autochtone pour sauver la Terre

30 novembre 2022, par Rédaction
Le livre The Red Deal : Indigenous Action to Save our Earth est un manifeste et un mouvement issu de la résistance autochtone et de la lutte décoloniale pour libérer tous les (…)

Le livre The Red Deal : Indigenous Action to Save our Earth est un manifeste et un mouvement issu de la résistance autochtone et de la lutte décoloniale pour libérer tous les peuples et sauver notre planète. Écrit par le collectif autochtone The Red Nation et lancé en 2019, Le Red Deal : une action autochtone pour sauver la Terre est un programme politique pour la libération et la justice climatique qui émerge de la plus ancienne lutte de classe des Amériques, la lutte des peuples autochtones pour gagner leur souveraineté, leur autonomie et leur dignité.

Le texte suivant est une version condensée de l’introduction du livre[2]. Elle a paru en français sur le site de Progressive International[3] au mois d’avril 2021.

Le colonialisme a privé les peuples autochtones, et toutes celles et ceux qui en sont affectés, des moyens de se développer selon leurs besoins, leurs principes et leurs valeurs. Cela commence par la terre. Nous sommes devenus des « Indiennes et des Indiens » uniquement parce que nous possédons le bien le plus précieux pour les colons : la terre. Le justicier, le policier et le soldat se dressent souvent contre nous, contre nos liens avec la terre et contre la justice. La « restitution de la terre » fait peur aux colons. Mais comme nous le montrons ici, il s’agit de la politique environnementale la plus saine pour une planète qui est au bord de l’effondrement écologique total. La voie à suivre est simple : c’est la décolonisation ou l’extinction. Et cela commence par la restitution des terres.

En 2019, le mouvement environnemental dominant, largement entre les mains des libéraux des classes moyennes et supérieures du Nord global, a adopté comme leader symbolique une adolescente suédoise qui a traversé l’Atlantique en bateau pour rejoindre les Amériques. Mais nous avons nos propres héroïnes et héros. Les protectrices et les protecteurs de l’eau à Standing Rock ont inauguré une nouvelle ère de défense militante de la terre. Ces femmes et ces hommes sont les porte-drapeaux de notre génération. L’année des protecteurs de l’eau, 2016, a également été l’année la plus chaude jamais enregistrée, et elle a enclenché un autre type de mouvement pour la justice climatique. Alexandria Ocasio-Cortez, elle-même protectrice de l’eau, a lancé sa candidature au Congrès – et elle a gagné – alors qu’elle se trouvait dans les camps de prière de Standing Rock. En 2019, avec le sénateur démocrate Ed Markey, elle a proposé un Green New Deal. Il faut dire que Standing Rock faisait partie d’une constellation de soulèvements menés par des Autochtones à travers l’Amérique du Nord et le Pacifique occupé par les États-Unis : Dooda Desert Rock (2006), Unist’ot’en Camp (2010), Keystone XL (2011), Idle No More (2012), Trans Mountain (2013), Enbridge Line 3 (2014), Protect Mauna Kea (2014), Save Oak Flat (2015), Nihígaal Bee Iiná (2015), Bayou Bridge (2017), O’odham Anti-Border Collective (2019), Kumeyaay Defense Against the Wall (2020) et 1492 Land Back Lane (2020), parmi beaucoup d’autres.

Chaque mouvement s’élève contre des projets coloniaux et financiers d’extraction. Mais ce qui est souvent minimisé, c’est la puissance révolutionnaire que représente la résistance autochtone : se poser en gardiens et créer des relations justes entre les mondes humain et non humain sur une planète complètement dévastée par le capitalisme. L’image des protecteurs de l’eau et le slogan « Water is Life! » (L’eau, c’est la vie!) constituent les catalyseurs du mouvement pour la justice climatique de cette génération. Ce sont deux positions politiques fondées sur la décolonisation, un projet qui ne concerne pas exclusivement les Autochtones. Quiconque a franchi les portes des camps de prière de Standing Rock, qu’elle ou il soit autochtone ou non, est devenu une ou un protecteur de l’eau. Chacune et chacun ont ramené les braises de ce potentiel révolutionnaire dans leur communauté d’origine. Les protecteurs de l’eau étaient en première ligne pour distribuer une aide aux communautés dans le besoin tout au long de la pandémie. Les femmes et les hommes protecteurs de l’eau étaient dans les rues de Seattle, de Portland, de Minneapolis, d’Albuquerque et de nombreuses autres villes au cours de l’été 2020, alors que les postes de police brûlaient et que les monuments au génocide s’effondraient. L’État répond aux protecteurs de l’eau, celles et ceux qui protègent et défendent la vie, par un barrage continuel de matraques, de crimes, d’entraves et d’armes chimiques. Si ce n’était pas le cas auparavant, nos yeux sont maintenant ouverts : la police et l’armée, poussées par la rage des colons et de l’impérialisme, freinent le mouvement pour la justice climatique.

Le Red Deal

Le Green New Deal (GND, New Deal vert), qui ressemble en tous points à l’écosocialisme, offre une réelle chance de galvaniser le soutien populaire aux deux causes. Bien qu’il soit anticapitaliste dans l’esprit et qu’il fasse référence pour la forme à la décolonisation, il doit aller plus loin, tout comme les mouvements qui le soutiennent.

C’est pourquoi The Red Nation a lancé le Red Deal en 2019, lequel se concentre sur les droits autochtones issus des traités, la restitution des terres, la souveraineté, l’autodétermination, la décolonisation et la libération. Nous n’envisageons pas le Red Deal comme un contre-programme du Green New Deal, mais plutôt comme un dépassement de celui-ci. Il est « rouge » parce qu’il donne la priorité à la libération autochtone et à une position de gauche révolutionnaire. Comme nous le montrons dans les pages suivantes, cette plateforme n’est pas seulement destinée aux peuples autochtones.

Le Green New Deal a le potentiel de relier chaque lutte pour la justice sociale – accès au logement, soins de santé gratuits, éducation gratuite, emplois verts – au changement climatique. De même, le Red Deal place l’anticapitalisme et la décolonisation au centre de chaque lutte pour la justice sociale, aussi bien que contre le changement climatique. La nécessité d’un tel programme est ancrée à la fois dans l’histoire et l’avenir de cette Terre; elle implique la transformation radicale de toutes les relations sociales entre les humains et la Terre.

Un plan d’action collectif

Ce qui suit est un plan d’action collectif pour le climat fondé sur quatre principes que nous avons élaborés après de nombreux dialogues, discussions et commentaires de la part des membres des communautés autochtones et non autochtones, de nos camarades, de nos proches et de nos compagnes et compagnons de voyage.

1. Ce qui crée la crise ne peut la résoudre

Le désinvestissement était une stratégie populaire lors du soulèvement en opposition à l’oléoduc Dakota Access (#NoDAPL) en 2016[4]. Les protecteurs de l’eau ont alors appelé les masses à désinvestir les institutions financières qui subventionnaient l’oléoduc. Le Red Deal poursuit cet appel au désinvestissement des industries des combustibles fossiles, mais nous allons un peu plus loin. Nous nous inspirons des traditions abolitionnistes noires pour appeler au désinvestissement des institutions du domaine carcéral comme la police, les prisons, l’armée et l’impérialisme frontalier, en plus du désinvestissement des combustibles fossiles.

2. Le changement par le bas et à gauche

Il est important de rappeler que le Green New Deal n’a été possible que parce que sa principale partisane, Alexandria Ocasio-Cortez, a été conscientisée et politisée par le soulèvement contre Dakota Access. Les peuples autochtones sont, et ont toujours été, à l’avant-garde de la lutte pour la justice climatique. Nous ne reculerons pas sur les demandes du GND pour une vie digne ni sur la nécessité de mettre le leadership des peuples autochtones au centre de ce combat. En fait, nous devons aller plus loin. Nous devons mettre tout le poids du pouvoir populaire derrière ces revendications pour une vie digne. Le pouvoir du peuple, c’est la force organisée des masses, un mouvement pour reconquérir notre humanité et nos relations légitimes avec la Terre. Le pouvoir populaire ne renversera pas seulement l’empire, mais il construira un nouveau monde à partir de ses cendres, un monde où plusieurs mondes auront leur place.

3. Les politiciennes et les politiciens ne peuvent pas faire ce que seuls les mouvements de masse peuvent faire

Les États protègent le capital et ses gardiens : la classe dirigeante. Ils ne protègent pas le peuple. Les réformistes qui font appel à l’État pour le changement compromettent notre avenir en s’alignant sur les intérêts de la classe dirigeante. Nous refusons tout compromis. Mais nous croyons en une réforme d’un type différent, une réforme non réformiste qui ne se limite pas à ce que le statu quo offre, mais qui défie fondamentalement la structure de pouvoir existante en priorisant, en organisant et en élevant les besoins et les demandes des masses.

Nous ne voulons pas améliorer le système en appliquant des politiques venant d’en haut; nous voulons le détruire, que ce soit à petit feu ou dans un brasier majeur, dans le but de le remplacer. Notre philosophie de la réforme consiste donc à réattribuer la richesse sociale à celles et ceux qui la produisent réellement : les travailleuses et les travailleurs, les pauvres, les peuples autochtones, les femmes, les personnes migrantes, les gardiennes de la Terre et la Terre elle-même. Cette restitution de la richesse sociale implique l’autonomisation de celles et ceux qui ont été dépossédés. Elle peut se faire en construisant un mouvement de masse qui a le pouvoir et l’influence nécessaires pour récupérer les ressources de la classe dominante et les redistribuer aux personnes dépossédées.

4. De la théorie à l’action

De la Maison-Blanche aux PDG des multinationales, les patrons dirigent le monde et le pillent sans limites. Étant donné l’effarante destruction et mortalité que quelques individus infligent à des milliards de personnes, il est étrange qu’aucune gauche unifiée n’ait émergé dans le Nord global pour constituer une réelle menace pour les patrons. Au cours des dernières années, nous avons assisté à des rébellions populaires massives contre l’industrie des combustibles fossiles, contre la violence policière, contre les politiques d’immigration racistes et contre l’exploitation des travailleuses et travailleurs, mais rien n’a été fait pour créer un mouvement de masse uni. Nous pensons que la lutte pour des réformes non réformistes visant à restaurer la santé de nos corps et de la Terre sera le véhicule le plus puissant pour construire rapidement un mouvement de masse capable de s’attaquer aux patrons. Mais nous ne pouvons pas simplement être contre quelque chose, nous devons être pour quelque chose.

Nous construirons nos propres politiques à partir de l’action de la base qui cherche à se prendre en charge et à se soutenir mutuellement. En nous organisant autour de réformes non réformistes pour le logement, la sécurité et la souveraineté alimentaires, la justice en matière de violence domestique et de genre, la prévention du suicide, la restitution des terres, et plus encore, nous pouvons et nous allons construire des infrastructures de libération. Comme le Black Panther Party l’a décidé à un certain moment de son histoire, The Red Nation réalise que nous devons entreprendre dès maintenant des actions réalistes et fondées sur des principes qui contribueront à renforcer de façon cumulative notre capacité de révolution dans le futur. Nous ne devons pas ignorer la vérité : nous n’avons pas encore la capacité de révolution, sinon nous aurions vu un mouvement de masse unifié naître de la remarquable énergie révolutionnaire de la dernière décennie. Et pourtant, il nous reste très peu de temps pour y parvenir. C’est la contradiction et le devoir de notre génération : la décolonisation ou l’extinction.

La libération n’est pas une abstraction, elle est une nécessité et un droit qui appartient aux humbles peuples de la Terre. Comment allons-nous la concrétiser ? Nous ne rejetterons pas les occasions de nous organiser, de faire de l’agitation politique et de construire le pouvoir du peuple dans les espaces de surveillance de l’État comme les prisons, les services à l’enfance, les hôpitaux et les salles de classe qui sont conçus pour déshumaniser et déresponsabiliser les personnes. L’État prend pour cibles les pauvres et les travailleurs parce que ces femmes et ces hommes représentent la plus grande menace pour son existence. Nous ne laisserons plus l’État nous voler nos proches ou nous vider de notre pouvoir. Nous devons « submerger » l’État, de l’intérieur et de l’extérieur, en multipliant les menaces jusqu’à ce qu’il s’effondre.

Nos réformes non réformistes utiliseront de nouvelles approches. Elles prendront la forme de réseaux de banques de semences autochtones où des milliers de personnes agricultrices vouées à une agriculture durable partagent, échangent et nourrissent leurs communautés. Elles ressembleront à des victoires aux élections municipales où les candidates et candidats de gauche mettent en œuvre une plateforme populaire pour le climat et la justice sociale aux échelles municipale et régionale. Elles ressembleront à des camps d’exploration ou à des résolutions de conseils tribaux qui rejettent les accords coloniaux sur l’eau en s’associant à d’autres nations autochtones pour bloquer tous les efforts du gouvernement et des entreprises visant à transformer l’eau en marchandise. Quelle que soit l’approche empruntée, nous devons simplement nous mettre au travail.

The Red Nation[1]


  1. The Red Nation, La Nation rouge, est une coalition anticapitaliste et anticoloniale de militantes et militants éducateurs, étudiants et organisateurs communautaires autochtones et non autochtones qui prônent la libération des Autochtones. Elle s’est formée aux États-Unis pour lutter contre la marginalisation et l’invisibilité des luttes autochtones au sein des structures dominantes de justice sociale, et pour mettre au premier plan la destruction et la violence envers la vie et les terres autochtones. Voir : <www.therednation.org>.
  2. Le livre The Red Deal : Indigenous Action to Save our Earth peut être acheté en ligne à : <www.commonnotions.org/the-red-deal>.
  3. <https://progressive.international/wire/2021-04-19-the-red-deal-indigenous-action-to-save-our-earth/fr>. La traduction a été revue par Colette St-Hilaire et les NCS.
  4. On pourra lire dans le n° 18, des Nouveaux Cahiers du socialisme, 2017 : « La lutte de Standing Rock. I – La leçon de Standing Rock » par Julian Brave NoiseCat et « II – Les prochaines étapes. Entrevue avec Kandi Mossett » par Sarah Jaffe.

 

Les contradictions de Québec solidaire dans la lutte aux changements climatiques

29 novembre 2022, par Rédaction
PrésentationI. Une démarche politique qui refuse une véritable radicalitéDu plan de transition économique de la campagne électorale de 2018… à son abandonUne étonnante (…)

Présentation

Québec solidaire (QS) aime se décrire comme étant le meilleur parti sur les questions climatiques à l’Assemblée nationale. Il l’est effectivement, et de loin. C’est le seul parti qui non seulement appuie les mobilisations écologiques mais aussi qui y participe activement. Le seul parti qui propose sans ambiguïté l’arrêt de l’exploration et de la production des énergies fossiles. Le seul parti parlementaire à affirmer dans son programme que sortir du capitalisme est le seul moyen de régler la crise environnementale[1].

Mais pourquoi donc QS est-il si timide sur les questions environnementales à l’orée de la campagne électorale de l’automne 2022 ?

Simplement dit, la direction de l’aile parlementaire craint que la popularité actuelle du premier ministre Legault et sa très grande force dans les sondages la Coalition Avenir Québec (CAQ) caracole à 42 % à la veille du déclenchement des élections[2] ne lui occasionnent des pertes de sièges. Alors que la Commission politique du parti proposait en 2020[3] de faire preuve d’audace face à la crise sanitaire et environnementale en adoptant une stratégie de remise en question du système, la direction, inquiète de la stagnation du parti à 15 % dans les sondages, a fini par se ranger à une vision électoraliste prudente axée sur l’ultra-médiatisation de Gabriel Nadeau-Dubois, devenu le principal porte-parole du parti et de l’aile parlementaire.

Cette transformation de QS ne s’est pas faite sans une forte résistance à l’interne. En effet, depuis le printemps 2018, une sourde lutte oppose, sur les grandes questions de politique environnementale, la direction du parti à un réseau de militantes et militants écologistes de gauche très actifs dans ses structures de base.

Dans les deux articles suivants, nous explorons les contradictions de QS. Bernard Rioux expose les péripéties qui ont amené la direction à subordonner le plan de transition aux calculs électoraux à court terme pour finalement le mettre au rencart, alors que Roger Rashi analyse la lutte interne qu’a menée le Réseau militant écologiste de QS pour affirmer une vision écologique anticapitaliste dans cette formation de gauche.

Loin de s’estomper dans la période postélectorale, les contradictions de QS sur la lutte climatique risquent de continuer d’animer sa vie interne. Les positions environnementales catastrophiques de la CAQ s’ajoutant à l’aggravation de la crise climatique et à la radicalisation continue du mouvement écologiste garantissent que ce débat restera central dans un parti qui se présente comme un mouvement de transformation sociale à l’écoute de la jeunesse et des luttes populaires.

Roger Rashi

I. Une démarche politique qui refuse une véritable radicalité

Bernard Rioux
Rédacteur à Presse-toi-à-gauche !, militant écosocialiste et à Québec solidaire

En novembre 2021, Québec solidaire (QS) adoptait sa plateforme électorale pour les élections québécoises d’octobre 2022. Concernant la lutte aux changements climatiques, cette plateforme se limite à certaines revendications et écarte la perspective de présenter un plan de transition économique et écologique. Une résolution d’urgence en réponse à l’aggravation de la situation présentée dans les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et aux pressions des mouvements écologistes a rehaussé la cible de réduction des gaz à effet de serre (GES) de 45 à 55 %. Mais la plateforme n’esquisse aucun plan global sur les moyens d’y parvenir. Nous allons présenter ici les différentes étapes qui ont mené à cette situation, afin de sortir des impasses dans lesquelles Québec solidaire s’est engagé.

Du plan de transition économique de la campagne électorale de 2018

Au printemps 2018, alors que les élections approchaient, le Comité de coordination de Québec solidaire demandait à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) de préparer une étude[4] qui permette l’élaboration d’un plan de transition qui sera publié sous le titre de Maintenant ou jamais[5].

Il était de la première importance que QS défende un tel plan. Le parti manifesterait ainsi la volonté d’une vision globale pour faire face à la crise climatique. Lors de la présentation du Plan, le 14 septembre 2018, Manon Massé a affirmé : « Ce que nous proposons, c’est un véritable projet de société pour répondre au grand défi de la crise écologique. Ce n’est rien de moins qu’une révolution écologique que nous proposons. Notre Plan de transition économique est nécessaire pour le Québec et la planète[6] ». Ce plan ne se réduisait donc pas à un programme pour le prochain mandat d’un éventuel gouvernement de QS. Il fixait des objectifs à atteindre entre 2018 et 2030. Il avançait des revendications essentielles sur plusieurs plans : cibles de réduction des gaz à effet de serre, mobilité des personnes et des marchandises, aménagement du territoire et agriculture, valorisation des matières résiduelles et économie circulaire, rénovation des bâtiments pour les rendre plus durables et plus résilients, politique industrielle pour accélérer la transition énergétique, indépendance énergétique, transition solidaire et démocratique, financement de la transition.

Mais ce plan, qui constituait une contribution programmatique essentielle, ne sera jamais soumis à un processus délibératif dans l’ensemble du parti. Seul le Comité de coordination nationale (CCN) s’est penché, à des fins de délibérations et d’amendements, sur cet important document qui a été diffusé durant la campagne électorale.

Ce plan a fourni un appui aux militantes et militants écologistes du parti qui voulaient donner la priorité aux changements climatiques lors du Conseil national de mai 2018. De grands axes du plan ont été révélés tout au cours de la campagne électorale, ce qui a fait de Québec solidaire le seul parti à placer au centre de sa campagne la lutte aux changements climatiques, alors que la Coalition avenir Québec (CAQ) n’avait pratiquement rien à dire sur le sujet et que ce thème restait marginal tant pour le Parti québécois que pour le Parti libéral. Ce positionnement allait assurer des gains à Québec solidaire lors de ces élections.

… à son abandon

Après la campagne électorale, des militantes et militants écologistes du parti, qui avaient depuis quelques mois formé le Réseau militant écologiste (RME)[7], espéraient que ce plan soit distribué largement. Ils voulaient le mettre en discussion afin de le peaufiner et d’en faire un guide d’action du parti, d’autant plus qu’il revenait sur certaines positions programmatiques et multipliait les nouvelles propositions. Ainsi, ce plan ramenait la cible de réduction des GES à 48 % d’ici 2030 alors que le programme adopté parlait d’une réduction de 67 %. Il proposait aussi de soutenir la bourse du carbone pendant un temps[8] tandis que le programme du parti rejetait tout soutien à une telle bourse.

L’augmentation du nombre de député·e·s de QS à l’Assemblée nationale laissait espérer qu’il serait possible de faire connaître le Plan le plus largement possible à la population afin de montrer que Québec solidaire était capable de proposer une réponse globale aux problèmes majeurs auxquels doit faire face la population du Québec.

Pourtant, le Plan de transition économique a été à peine diffusé. Il n’a pas servi d’instrument de formation de la base militante. Mais surtout, il n’a pas été soumis à la discussion de façon à permettre l’appropriation de son contenu et l’amélioration de ses analyses et de ses propositions.

Comment expliquer l’abandon de cette démarche d’un Plan de transition économique dépassant les simples échéances électorales ? Pourquoi ce document a-t-il été écarté des débats alors qu’il avait été présenté comme un véritable projet de société ? Est-ce parce qu’il restait trop lacunaire et qu’il n’était pas suffisamment concret ou précis ? Est-ce parce qu’il risquait d’amener une polarisation et des questions trop clivantes sur le type société que Québec solidaire proposait à la population ?

En effet, ce plan de transition économique aurait pu ouvrir largement la discussion sur le type de société sur laquelle QS envisageait de déboucher. Si le document Maintenant ou jamais fait une description détaillée des différentes facettes de la crise écologique et avance des propositions permettant d’ouvrir de nouvelles perspectives, il évite de faire l’analyse des fondements systémiques de la crise climatique en régime capitaliste. Il s’abstient ainsi de préciser les obstacles à surmonter et les solutions à appliquer pour être à la hauteur d’une transition véritable. Il n’explique pas pourquoi le capital fossile et les secteurs qui lui sont liés refusent tout abandon des énergies fossiles. Il n’explique pas pourquoi la classe politique, malgré des discours sur le verdissement du capitalisme, refuse de donner la priorité à la lutte aux changements climatiques et à ses conséquences désastreuses et bloque toute véritable sortie de la logique de la croissance sans limite. Le document évite également de définir les conditions de la démocratie économique qui permettrait à la majorité populaire de faire les choix essentiels sur les produits nécessaires à une transition véritable (types, quantités et techniques de production, formes de consommation).

La relance d’une telle discussion était d’autant plus à l’ordre du jour que les débats se multipliaient dans l’ensemble de la société québécoise. Diverses propositions ont été mises au jeu : la Déclaration d’urgence climatique (la DUC), le Pacte pour la transition de Dominic Champage et Laure Waridel, le Front commun pour la transition énergétique qui préparait une Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité, le Projet Québec ZéN (zéro émission nette). Des centrales syndicales se sont également penchées sur la question. Québec solidaire s’est abstenu de s’engager dans ces débats cruciaux sur la lutte aux changements climatiques et pour la transition écologique et n’a pas proposé une stratégie qui prenne en compte les fondements capitalistes de cette crise ainsi que le rôle des classes dominantes comme force de verrouillage de la situation.

Une étonnante bifurcation

À la suite du refus, non dit mais réel, de sa direction d’ouvrir un débat de fond et de produire un véritable plan de transition économique et écologique, Québec solidaire allait redéfinir son action politique au printemps 2019 : exercer des pressions sur le gouvernement Legault et dénoncer sa position climatopassive. Cette passivité se reflétait particulièrement dans le premier budget Legault, qui donnait la priorité aux investissements autoroutiers et laissait stagner le budget du transport collectif.

QS lança l’Opération Ultimatum 2020[9]. Celle-ci devait durer 18 mois et voulait amener le gouvernement Legault à faire de la question climatique le centre du débat public au Québec. Plus spécifiquement, l’opération Utimatum 2020 avançait trois exigences très simples : l’élaboration par le gouvernement d’un plan de transition d’ici le premier octobre 2020, qui permettrait d’atteindre les cibles fixées par le GIEC ; l’évaluation de ce plan de transition par des experts indépendants du gouvernement ; l’interdiction de nouveaux projets d’exploration et d’exploitation pétrolière et gazière.

Si le gouvernement Legault ne se rendait pas à cet ultimatum avant octobre 2020, la députation de Québec solidaire allait organiser un véritable barrage politique et ferait obstruction à la marche régulière des institutions parlementaires. Pour appuyer l’action parlementaire, on proposait de mettre en place un blocage populaire : collaboration avec les mouvements sociaux, pétitions, visites des bureaux des député·e·s de la CAQ et manifestations diverses.

L’abandon de l’élaboration d’un véritable plan de transition économique et écologique ainsi que le lancement de la campagne Ultimatum 2020 ont transformé Québec solidaire en un groupe de pression. Cela a constitué une véritable régression et semé l’illusion qu’un gouvernement néolibéral pourrait, sous les pressions politiques et sociales, répondre positivement à la demande d’élaboration d’un tel plan.

La suite des événements allait démontrer le caractère illusoire d’une telle opération. Le gouvernement Legault présente à l’automne de 2020 son Plan pour une économie verte (PEV)[10], mais il ne répond nullement aux demandes de Québec solidaire. Le PEV est construit sur mesure pour servir l’accumulation capitaliste : pas d’engagement envers une véritable sortie d’une économie des hydrocarbures ; importance du gaz naturel présenté comme une énergie de transition ; cible insuffisante de réduction des GES (37,5 %), sans donner les moyens de les atteindre ; appui à l’auto solo électrique sans faire du transport public le centre d’un plan de transition ; transport des marchandises sans développer le ferroutage ; rejet de toute mesure qui contraigne les entreprises ; soutien à une agro-industrie d’exportation polluante sans le développement d’une agriculture de proximité et de la souveraineté alimentaire ; financement de la transition par le commerce des droits de polluer[11].

En fait, cette campagne Ultimatum 2020 se ramène à une diversion qui n’a débouché sur rien. À la mi-mars 2020, Québec solidaire suspend cette campagne[12] au moment où la pandémie frappe durement le Québec. En septembre 2020, le Conseil national abandonne la campagne Ultimatum 2020 et demande, à l’instigation du Réseau militant écologiste et d’autres opposants de gauche, l’élaboration d’un plan pour une relance « juste et verte » face à la crise[13].

L’ouverture à l’écologie de marché

Le rejet du Plan de transition et le refus des débats ont ouvert la voie à un glissement programmatique. Des propositions sur une fiscalité écologique avaient été préparées pour le congrès de novembre 2019, où l’on a proposé de revenir sur des positions programmatiques traditionnelles de Québec solidaire. Le Programme vise « à s’opposer aux bourses du carbone qui sont des outils d’enrichissement des multinationales qui risquent de devenir un nouvel instrument spéculatif » et il s’oppose « aux taxes sur le carbone qui frappent surtout les plus pauvres[14] ». La bourse du carbone, le Système de plafonnement des droits d’émission (SPEDE), s’était avérée inefficace dans la lutte pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pourtant, le congrès a adopté la proposition de mise en place d’« un système d’écofiscalité efficace […] qui servirait à changer les comportements de production et de consommation et à financer la transition réduisant les émissions des gaz à effet de serre du Québec, les stratégies d’adaptation aux changements climatiques et la recherche[15] ».

Dans le Programme de Québec solidaire, la cible de réduction des gaz à effet de serre est de 65 % pour 2030. Là aussi, on a argué du réalisme électoral pour ramener la cible à 45 % d’ici 2030. La suite des choses montre que ce réalisme n’a pas résisté longtemps à l’évolution de la prise de conscience de l’urgence de la situation. Il ne faut pas se fier au signal-prix[16] pour modifier les procédés de production et les formes de consommation. Car, la nécessité de transformer les structures de production, les modes de consommation et l’occupation des territoires dans un horizon rapproché nécessite une planification stratégique, ce à quoi les mécanismes du marché ne peuvent nullement répondre.

Ce tournant signifie que QS tend à se fier, du moins en partie, au signal-prix pour amener les entreprises privées à modifier leurs procédés de production et la population à changer les formes de sa consommation. Il s’agit d’aplanir les éléments du Programme de Québec solidaire qui semblent trop radicaux. Il faut éviter les mesures contraignantes envers les entreprises et utiliser le marché des droits de polluer pour financer la transition, position déjà suggérée par le Plan de transition économique, mais sur une base temporaire. On n’a pas hésité à insister sur la nécessité d’une hausse considérable de la taxe carbone, taxe régressive s’il en est, pour qu’elle ait un effet véritable sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre.

La direction et les porte-parole du parti sont intervenus pour soutenir ces modifications substantielles au Programme et ont réussi à imposer leur perspective modérée. Il faudra les différents rapports du GIEC sur l’urgence d’agir et les mobilisations du mouvement écologiste pour amener la direction à revenir, deux ans plus tard, sur ce recul, qui n’avait qu’une motivation électoraliste.

La triple crise sanitaire, économique et climatique

La crise sanitaire a fortement frappé la société québécoise. Elle a provoqué une crise économique majeure et bloqué des secteurs entiers de l’économie, comme les transports aériens, la restauration, l’hôtellerie. Les services publics, particulièrement le secteur de la santé et des services sociaux, fragilisés par la gestion néolibérale depuis des décennies déjà, n’avaient pas les moyens de faire face à une crise sanitaire de l’ampleur de celle provoquée par la COVID-19.

Les préoccupations relatives à la crise climatique ont semblé passer au deuxième rang. On s’est demandé s’il fallait garder prioritaire la lutte contre la crise climatique. La défense des services publics, la lutte contre les inégalités et pour la justice sociale ainsi que la lutte contre les changements climatiques semblent maintenant les nouveaux axes prioritaires sur lesquels concentrer les efforts.

Se relever ensemble. Plan solidaire pour un Québec d’après est lancé en février 2021. Il est issu de la résolution du Conseil national de septembre 2020 sur la nécessité d’un plan de sortie de la triple crise sanitaire, économique et écologique. Il se déploie suivant quatre axes : la transition écologique, plus urgente que jamais ; une nouvelle ère pour nos services publics ; une société forte et juste ; un bouclier anti-austérité pour aller chercher des revenus[17]. Le Réseau militant écologiste, la Commission politique ainsi que la Commission thématique environnement jouèrent un rôle important dans l’adoption d’amendements radicaux et combatifs à ce plan.

Ce plan s’inscrivait dans une logique de plateforme. En ce qui concerne la transition écologique, il proposait le renforcement de la souveraineté alimentaire, une avancée vers la gratuité du transport en commun, la définition du transport interurbain comme un service public, la volonté de faire rimer transition avec région et une fiscalité qui vise la justice environnementale. En matière de souveraineté alimentaire, Se relever ensemble écrivait que « la souveraineté alimentaire ne se fera pas sans souveraineté politique[18] ». Concernant le transport, il affirmait la volonté de Québec solidaire de « viser une décroissance de l’usage des véhicules individuels[19]» et « la gratuité du transport en commun, en débutant dès maintenant avec la réduction de moitié des tarifs actuels[20] ». Ce plan défendait une fiscalité redistributive par une « taxation incombant aux plus riches de la société » et l’augmentation du prix du carbone « visait les grands émetteurs industriels du Québec[21]». Pour faire rimer transition et régions, on reprenait l’idée de structure de concertation pour planifier et structurer la relance et le développement économique, sans préciser de quelle économie on parle réellement, sans tenir compte de la réalité des structures économiques des régions, et donc du poids des multinationales sur toute une série de territoires.

Ce plan est un plan de sortie de crise. Il ne s’inscrit pas dans une véritable logique de transition. Il ne pose pas la question des conditions de la planification écologique véritable. Ce plan est, à bien des égards, mobilisateur, mais il reste en deçà des changements réels que nécessite l’urgence climatique. Il s’inscrit dans la continuation de la mise au rancart de la définition d’une révolution écologique qu’avait évoquée Manon Massé.

Reprise des débats sur la lutte aux changements climatiques à la suite de ceux sur la plateforme électorale

Le cadre des débats préparatoires au congrès de novembre 2021 a écarté d’emblée la perspective d’élaborer un plan de transition. Le Cahier des propositions comporte 20 axes et chaque axe comprend généralement cinq propositions. Ce sont donc environ 100 propositions qui ont été soumises au débat précongrès[22]. Le thème Lutter contre la crise climatique et respecter les limites écologiques du territoire se décline en six propositions qui reprennent la cible de réduction des GES à 45 %, la transformation en profondeur des transports, l’accélération de la fin de l’utilisation des sources énergétiques non renouvelables, la fin de l’obsolescence planifiée, la protection de la biodiversité et la protection de l’eau potable.

Contrairement à une tradition bien établie à Québec solidaire, aucune analyse de la conjoncture sur les fondements de la crise climatique et de l’effondrement de la biodiversité n’a été soumise au débat. Les propositions mises en jeu n’étaient nullement à la hauteur de l’urgence de la situation et de la nécessaire radicalité des réponses qu’elle exige.

Le retour de ce refoulé rejaillit dans le débat sur la cible de réduction des GES. Les États-Unis, l’Europe et même le Canada se sont fixé des cibles de réduction des GES qui dépassent celle avancée par Québec solidaire. Les groupes écologistes pressaient les gouvernements Trudeau et Legault de relever leurs cibles. Le Cahier de propositions en est resté encore à une cible de 45 %. Ce n’est qu’au congrès que la direction propose une motion spéciale pour rehausser la cible de réduction à 55 % par rapport à 1990.

La Commission environnement, consultée sur ces revendications, a bien tenté d’expliquer la nécessité d’un plan intégré de transition, mais cette orientation a encore une fois été repoussée. Elle ne s’inscrivait pas dans le cadre du débat proposé.

Lors du débat précongrès dans les différentes associations régionales et de circonscription, la gauche écologiste et socialiste a introduit toute une série d’amendements afin de se donner un pouvoir sur les choix économiques stratégiques : la transition vers les énergies vertes, le contrôle de l’exploitation des ressources minières et forestières, le démantèlement des entreprises liées aux énergies fossiles. C’est ainsi que des amendements ont proposé la nationalisation des industries polluantes dans la perspective de leur fermeture, la nationalisation des industries minières et forestières, la nationalisation des entreprises productrices d’énergies renouvelables. Seule cette dernière nationalisation a été retenue par le congrès. Durant le débat, les député·es sont montés au créneau pour s’opposer à l’adoption des amendements concernant ces différentes nationalisations. Ces propositions ont tout de même obtenu environ 30 % des votes des délégué·es.

Si l’on s’en tient aux différentes propositions adoptées en matière d’environnement, QS ne s’est pas donné les moyens d’une transformation radicale du système productif; il n’a également pas pris une position claire sur la diminution du nombre d’autos solos y compris les autos électriques. Les propositions sur l’agriculture n’interdisent pas l’usage des pesticides et ne s’attaquent pas à la production carnée destinée à l’exportation comme cadre essentiel de l’agriculture pratiquée au Québec.

La perspective d’une planification écologique de l’économie a été écartée alors que le Congrès laissait aux grandes entreprises multinationales le contrôle sur tous les choix stratégiques en matière d’économie et d’environnement. S’opposer à la crise climatique implique de s’attaquer aux puissances économiques et politiques et de jeter les bases d’une société moins consommatrice d’énergie et moins gaspilleuse. Prendre au sérieux la gravité de la situation signifie remettre en cause un mode de production, un mode de consommation, bref un mode de vie construit sur un rapport de prédation avec la nature. C’est du capitalisme dont il est question. On ne peut, au nom de la crédibilité électorale, masquer les tâches politiques que cela implique. Dans une situation de crise majeure, le réalisme électoraliste désarme. Il empêche que soit défini un plan de transformation radicale de la société qui permet d’atteindre nos buts.

Au-delà des bonnes intentions

Les préoccupations des militantes et des militants de Québec solidaire en ce qui concerne l’environnement continuent à inspirer leurs actions. Dans la région de Québec, QS s’est impliqué dans la lutte contre le troisième lien sous-fluvial, projet coûteux qui favorise l’étalement urbain. Il mobilisera de concert avec les organismes du milieu contre la hausse de la norme de nickel prévue pour répondre aux besoins des entreprises qui investissent dans la production de piles au lithium destinées à un éventuel marché des voitures électriques. En appui au mouvement écologiste, le parti s’investira également dans la lutte contre le projet GNL et pour la sortie du Québec de toute exploration et exploitation pétrolière. Le parti dénoncera le dernier budget, qui, encore une fois, fera la part belle aux investissements autoroutiers, secondarisera l’investissement dans les moyens de transport public. Québec solidaire dénoncera le refus de la CAQ de bloquer les publicités sur les moyens de transport polluants comme les véhicules utilitaires sport (VUS) et de leur imposer une taxe à l’achat. Le nombre de VUS a augmenté de 306 % depuis 2014 au Québec[23]. À l’Assemblée nationale, QS est le seul parti à intervenir de façon constante contre l’inaction criminelle du gouvernement en matière environnementale. Mais les bonnes intentions et les transformations à la marge ne suffisent pas. Il faut un programme d’actions radicales à proposer immédiatement dans les luttes sociales.

Pour conclure

En somme, il faut en finir avec le refus total de faire une analyse des fondements capitalistes de cette crise climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Il est urgent de se donner un plan de transition largement discuté et adopté pour enclencher une véritable révolution des modes de production et des modes de consommation. Ces transformations ne seront pas le résultat de l’utilisation des mécanismes du marché qui sont à la source de la crise actuelle dans ses différentes dimensions. Une véritable démocratie économique, où la majorité populaire peut faire les choix économiques et écologiques nécessaires à la satisfaction des besoins et à la protection de la nature, passe par une rupture radicale avec le pouvoir d’une minorité de possédants.

Seules ces conditions économiques et démocratiques permettront :

  • l’accélération de la fin de l’utilisation des énergies non renouvelables ;
  • la primauté et la généralisation des énergies renouvelables sous contrôle public ;
  • la diminution de l’utilisation de l’auto solo comme moyen de transport privilégié et le transport collectif gratuit comme moyen principal de mobilité ;
  • la multiplication des initiatives liées à l’économie d’énergie dans le domaine bâti, dans les secteurs industriel, commercial, institutionnel et résidentiel ;
  • la transformation d’une agriculture industrielle exportatrice en une agriculture écologique de proximité ;
  • la fin de l’obsolescence planifiée et l’obligation de la durabilité et de la réparabilité des produits industriels ;
  • le développement de l’économie des circuits courts et le rapatriement d’urgence des productions essentielles (médicaments, vaccins, alimentation…) ;
  • la sobriété dans l’utilisation des ressources par l’élimination des productions inutiles, la rupture avec la surconsommation et une publicité qui cherche essentiellement à entretenir cette dernière.

Bref, cette bifurcation est incompatible avec le maintien de la logique du marché et des profits. Seule une rupture avec la domination de la classe capitaliste permettra de construire la mobilisation nécessaire et de déboucher sur l’établissement d’une nouvelle société, socialiste et écologique.

II. Le réseau écologiste militant de QS

Pour une écologie anticapitaliste dans le parti

Roger Rashi
Militant écosocialiste et cofondateur du Réseau militant écologiste

Le Réseau militant écologiste de QS (RMÉ) est né au printemps 2018 et sa première manifestation publique fut à l’occasion du Conseil national préélectoral du mois de mai de la même année. Lors du débat sur la plateforme électorale pour les élections de 2018, le RMÉ insista pour faire de l’environnement l’élément central de la campagne à venir. La direction politique du parti préférait à l‘époque que la campagne soit centrée sur trois grandes revendications concrètes (gratuité scolaire, assurance dentaire, réduction de 50 % des frais de transport en commun) estimant que le climat, bien qu’important, ne pouvait constituer « la question de l’urne ».

Les bons coups du Réseau militant écologiste

Le RMÉ eut gain de cause et le Conseil national adopta une proposition sur la centralité de la question environnementale. Le programme de transition écologique et économique, Maintenant ou jamais, publié lors de cette campagne[24] s’avèrera l’un des atouts majeurs du succès remporté par QS aux élections du 1er octobre 2018, soit une récolte inédite de 10 sièges et de 16.1 % du vote.

Fort de cette avancée, le RMÉ engagea une lutte interne sur trois grands axes. Le premier étant l’adoption d’une politique d’appui actif au mouvement écologiste se manifesta, entre autres, par la mobilisation massive du parti, tant au parlement que dans la rue, pour appuyer la contestation du projet GNL Québec[25]. Le deuxième axe était la participation à divers efforts pour démocratiser les prises de décisions stratégiques dans QS. La troisième priorité du RMÉ alla à l’adoption par le parti d’un plan de transition écologique clairement anticapitaliste reflétant ainsi le programme fondamental de QS. Pour ce faire, le RMÉ multiplia les discussions critiques à l’interne sur le document Maintenant ou jamais; il remporta un succès notable aux conseils nationaux de septembre et novembre 2020 en y faisant adopter, malgré l’opposition, exprimée verbalement, des porte-parole parlementaires, une proposition de lancer une campagne politique pour « un plan de relance juste, vert et solidaire » ayant un fort contenu anti- systémique et prônant l’appui aux luttes populaires.

Malheureusement, cette campagne, pourtant dûment endossée par deux conseils nationaux successifs, resta lettre morte au niveau du grand public. L’aile parlementaire fit de son mieux pour l’ignorer et réussit finalement à la mettre au rencart lors du congrès de mai 2021, alors que furent adoptés les grands axes de la plateforme et de la stratégie électorale actuelles.

Il est important de préciser la nouveauté, ainsi que les limites, de cette structure interne de QS qu’est un réseau militant. Adoptés en 2014 comme des structures de mobilisation des membres du parti actifs dans les mouvements sociaux, les réseaux militants resteront lettre morte jusqu’à la formation en 2018 du RMÉ qui a regroupé jusqu’à une centaine de membres répartis à travers le Québec. Tout en étant influent dans plus d’une dizaine d’associations locales, ainsi que dans deux ou trois associations régionales, ce réseau n’a cependant aucun moyen de s’exprimer dans les instances décisionnelles nationales autre que de faire adopter des résolutions dans les structures de base territoriales (circonscriptions, régions, campus) pour qu’elles soient acheminées aux conseils ou aux congrès nationaux. En butte à une hostilité ouverte de la part de la direction du parti pendant ses 18 premiers mois d’existence, le RMÉ a fini par gagner une certaine reconnaissance tacite à partir du milieu de 2020. Un canal de discussion quasi permanent fut établi avec le responsable national à la mobilisation et ayant comme résultat qu’un accord semble se dégager pour que les réseaux militants, ainsi que leurs modalités de représentation aux instances nationales, fassent l’objet d’amendements statutaires lors du congrès de 2023.

La progression de ce nouveau type de structures internes, proche des mouvements sociaux et de leurs luttes, pourrait donner une base organisationnelle à la volonté des militantes et militants de la base de faire de QS un vrai parti « des urnes et de la rue ».

La vision de la transition du Réseau militant écologiste

Malgré les limites que vivent les réseaux militants, le RMÉ a réussi pendant trois ans à influencer les orientations politiques de QS. Un facteur déterminant fut l’organisation de conférences de formation sur les scénarios de la transition écologique ayant comme objectif de préciser celui qui devrait prévaloir dans un parti de gauche comme QS.

La vision du RMÉ s’est cristallisée lors d’une importante conférence tenue au mois de mai 2020 alors que fut mis en discussion un document produit par deux chercheurs de l’IRIS[26]. Une attention particulière fut portée à la deuxième section du document, intitulée « Différentes approches de la transition », dans laquelle les auteurs identifient quatre grandes tendances parmi les organisations qui avancent le concept de transition juste.

L’approche du statu quo (ou vision néolibérale) est avancée par ceux qui ne voient dans la transition qu’une occasion d’affaires et qui par conséquent donnent la priorité aux mécanismes du marché et à l’aide aux grandes entreprises pour inciter celles-ci à adopter des technologies vertes. C’est le scénario d’écoblanchiment favorisé par les chefs des principaux gouvernements capitalistes (Biden, Trudeau, Macron, Xi Jinping, etc.) qui n’ont aucune gêne à parler de transition verte tout en subventionnant les grandes pétrolières et leurs projets de production d’énergies fossiles. C’est l’approche catastrophique qui prédomine actuellement à l’échelle mondiale.

L’approche par réformes managériales (ou vision sociale-démocrate) mise sur un interventionnisme de l’État et le dialogue social pour organiser la transition écologique sans toutefois remettre en cause le système économique et ceux qui en profitent le plus. Ce capitalisme vert est la vision la plus populaire au sein des grandes centrales syndicales et des organisations écologiques dominantes. Elle se manifeste par la primauté des projets de tarification du carbone et la recherche de consensus avec les décideurs sur des moyens dits « raisonnables » de décarboniser l’économie. Ce « gradualisme » laisse intact le mode de production capitaliste qui engendre inégalités et destruction environnementale.

L’approche par réformes structurelles (ou vision anti-néolibérale) se distingue par une volonté de changer les règles du jeu économique pour jeter les bases d’une économie faible en carbone, plus égalitaire et plus démocratique. Le processus consiste à introduire des réformes qui portent sur le pouvoir économique et politique afin de changer le cadre institutionnel et favoriser les classes populaires et les populations opprimées. Les moyens proposés vont du contrôle public des grands secteurs stratégiques de l’économie aux investissements publics massifs dans les énergies renouvelables afin de casser la dépendance aux énergies fossiles. Ce scénario est proposé par certains syndicats à travers le monde, notamment ceux regroupés par la plateforme internationale Trade Unions for Energy Democracy (TUED)[27] où se retrouvent quelques syndicats importants tels que la Confédération générale du travail (CGT) française, le Trades Union Congress (TUC) du Royaume-Uni, ainsi que des syndicats du Brésil, de l’Argentine et de l’Afrique du Sud. L’on peut aussi inclure dans cette approche le Green New Deal proposé par Bernie Sanders et les socialistes américains de Democratic Socialists of America (DSA). Cette vision rompt franchement avec le néolibéralisme et ouvre la porte à une transformation radicale de la société.

L’approche transformative (ou vision anticapitaliste) part du principe que le capitalisme fondé sur la propriété privée des moyens de production, l’exploitation de la nature et la croissance infinie des profits est incompatible avec la justice sociale et la préservation des écosystèmes planétaires. Les rapports sociaux doivent être changés de fond en comble pour favoriser la démocratisation de l’économie, le démantèlement des systèmes d’oppression tels que le racisme, le patriarcat et le colonialisme. Il s’agit de compter tant sur l’action gouvernementale que sur celle de la société civile pour mettre sur pied de nouvelles institutions (planification démocratique, autogestion, coopératives) afin d’opérer la transition écologique et l’instauration de nouveaux rapports respectueux de la nature. Cette approche, qui inclut l’écosocialisme, malheureusement non mentionné dans le texte de l’IRIS, est encore à ses balbutiements, mais elle commence à s’implanter dans divers endroits du globe. Pensons aux initiatives des petits paysans membres du Mouvement des sans-terre au Brésil (MST), de la communauté coopérative du sud des États-Unis, Cooperation Jackson, ou des propositions des militantes et militants autochtones du Red Deal[28]. Quant aux propositions écosocialistes, nous en mentionnons plusieurs dans l’avant-propos à ce dossier.

Partant de ces quatre scénarios, les intervenantes et intervenants du RMÉ ont tiré quelques constatations. La première est qu’une ligne de démarcation politique traverse ces approches, entre d’une part, celles qui restent enfoncées dans une vision capitaliste, les approches néolibérale et sociale-démocrate, et d’autre part, celles qui ouvrent la porte à une sortie du système. Il y a une affinité réelle entre l’approche des réformes structurelles anti-néolibérales et celle des transformations anticapitalistes. Elles font partie d’un front uni des forces et classes sociales qui visent à transformer le système actuel.

Cela dit, le RMÉ estime qu’une vision inspirée de ces deux scénarios anti-systémiques serait la plus appropriée pour un parti de gauche comme Québec solidaire, car la transition écologique est une question d’action stratégique à long terme et ne peut être réduite à un enjeu électoral ponctuel ou à un seul mandat gouvernemental.


  1. Voir le Programme de Québec solidaire, mis à jour au Congrès de 2019, section 1.1, p.  6, section 2.1, p. 17 et section 2.2.1, p. 18, <https://api-wp.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2021/09/programmeqs2019-1.pdf>.
  2. Marc-André Gagnon, « Voici les intentions de vote au lancement de la campagne électorale au Québec », Journal de Québec, 27 août 2022.
  3. Voir le document Le Québec a besoin d’un changement de cap adopté lors du Conseil national de Québec solidaire, novembre 2020, Cahier des propositions, p. 9-12, <https://api-wp.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2020/10/cn-2020-01-d01-cahier-propositions.pdf>.
  4. Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC), Plan de transition énergétique du Québec, 2019-2030, Document préparé pour Québec solidaire, mars 2018.
  5. Québec solidaire, Maintenant ou jamais. Plan de transition économique. 300 000 emplois verts pour le Québec, 2018, <https://api-wp.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2018/09/maintenant_ou_jamais.pdf>.
  6. Québec solidaire dévoile son Plan de transition économique : « Une révolution écologique est nécessaire. C’est maintenant ou jamais », Manon Massé, communiqué, 14 septembre 2018.
  7. Bernard Rioux, « Lancement du Réseau militant écologiste de Québec solidaire (RMÉ-QS) », Presse-toi à gauche!, 13 février 2018.
  8. « Les systèmes de tarification du carbone, comme le Système de plafonnement et d’échange de droits d’émission (SPEDE) en place au Québec depuis 2015, sont critiqués pour leur impact limité sur la réduction des GES et leur effet régressif sur les ménages. Dans l’immédiat, le SPEDE sera néanmoins maintenu, puisqu’il constitue un apport de fonds important pour financer la transition. », Maintenant ou jamais, op. cit., p. 75.
  9. La Presse canadienne, « Québec solidaire lance un ultimatum climatique au gouvernement Legault », Radio-Canada, 26 mars 2019.
  10. Gouvernement du Québec, Plan pour une économie verte 2030. Politique-cadre d’électrification et de lutte contre les changements climatiques, Québec, 2020.
  11. Bernard Rioux et Roger Rashi, « Un plan vert écosocialiste et démocratique du 21e siècle », Presse-toi à gauche!, 18 novembre 2020.
  12. Québec solidaire, Québec solidaire suspend sa campagne Ultimatum 2020, communiqué, 18 mars 2020.
  13. Mylène Crête, « Québec solidaire change de stratégie », Le Devoir, 13 septembre 2020.
  14. Québec solidaire, Programme politique, Article 1.2.2, points a) et c), 12 mai 2018.
  15. Québec solidaire, Cahier synthèse des propositions, congrès du 15, 16 et 17 novembre 2019.
  16. Dans ce contexte, le signal-prix est le signal donné par le prix imposé (suite à une taxe carbone par exemple) sur l’usage de procédés polluants qui amènerait les entreprises à réorienter leurs investissements vers des procédés de production moins polluants et les consommateurs et consommatrices à changer leurs habitudes pour diminuer leur empreinte carbone.
  17. Québec solidaire, Relance économique : QS demande au gouvernement Legault de faire preuve d’ambition, communiqué, 23 février 2021.
  18. .Québec solidaire, Se relever ensemble. Plan solidaire pour un Québec d’après, 2021, p. 9.
  19. Ibid., p. 10.
  20. Ibid.
  21. Ibid., p. 17
  22. Québec solidaire, Cahier de propositions, 15e congrès, 19-21 novembre 2021, 10 septembre 2021.
  23. Élisabeth Ménard, « Augmentation de 306 % du nombre de camions légers sur les routes du Québec », 24 heures, 20 octobre 2021.
  24. Québec solidaire, Maintenant ou jamais. Plan de transition économique. 300 000 emplois verts pour le Québec, 2018, <https://api-wp.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2018/09/maintenant_ou_jamais.pdf>.
  25. GNL Québec était un projet de construction d’un gazoduc dans le nord du Québec afin de transporter du gaz naturel produit par fracturation hydraulique en Alberta vers une éventuelle usine de liquéfaction au Saguenay. Ce projet de 14 milliards de dollars, appuyé par la CAQ et les milieux d’affaires, a été officiellement abandonné en juillet 2021, à la suite d’une farouche opposition du mouvement environnemental et des communautés autochtones affectées par ce projet.
  26. Julia Posca et Bertrand Schepper, Qu’est-ce que la transition juste, IRIS, 2020. <https://iris-recherche.qc.ca/publications/qu-est-ce-que-la-transition-juste/
  27. Voir: <https://unionsforenergydemocracy.org>.
  28. Voir dans ce numéro des NCS l’article de Red Nation intitulé « Le Red Deal : une action autochtone pour sauver la Terre ».

 

Quelles réponses, quelles ripostes au capitalisme de surveillance et monopoles

25 novembre 2022, par Revue Droits et libertés

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Capitalisme de surveillance et monopolisation

Quelles réponses, quelles ripostes?

Pierre Henrichon, auteur de Big Data. Faut-il avoir peur de son nombre? Le 20 octobre 2020, le procureur général des États-Unis et les procureurs généraux de 11 états (Arkansas, Floride, Georgie, Indiana, Kentucky, Louisiane, Mississippi, Missouri, Montana, Caroline du Sud, Texas) saisissaient la Cour fédérale du District de Columbia d’accusations portées contre Google alléguant des pratiques monopolistiques illégales de la part de la société-phare géante de la Silicon Valley1. Le 9 décembre 2020, la Federal Trade Commission (FTC) du gouvernement des États-Unis déposait une plainte à l’endroit de Facebook, alléguant des pratiques contraires aux lois antitrust. Entre 2011 et 2013, la FTC avait mené enquête sur le rôle de Google au sein des marchés de la recherche Internet et de la publicité en ligne. Alors que le personnel juridique de la Commission recommandait le dépôt de poursuites, l’administration en décida autrement. En fait, il faut remonter à mai 1998 pour retracer le plus récent procès contre un géant du Big Tech s’appuyant sur les dispositifs juridiques antitrust des États-Unis, et dont le jugement fit l’objet d’un appel réussi2. Et je me limite aux enquêtes et mises en accusation diligentées aux États-Unis. Elles sont légion en France, en Grande-Bretagne, en Inde et ailleurs. Alors que les poursuites intentées en vertu des lois antitrust sont les bienvenues, elles ne seront pas suffisantes pour mettre un terme à ce qu’il est convenu d’appeler le capitalisme de surveillance d’autant plus que les tribunaux américains, depuis plus de 40 ans maintenant, sont devenus bienveillants à l’égard des monopoles3,4.

Un modèle d’affaires vorace en données

On le sait clairement maintenant : le modèle d’affaires des géants du numérique repose sur la collecte massive, et souvent incontrôlée, des données en vue de modeler nos comportements et même nos émotions. Comme le souligne Shoshana Zuboff, « Les marchés qui font le commerce de l’avenir humain devraient être illégaux (ils entraînent des conséquences néfastes, dangereuses et antidémocratiques, et des préjudices intolérables dans une société démocratique) tout comme le commerce d’organes humains et d’êtres humains sont illégaux)5 ». Bien que des réglementations aient été adoptées au fil des ans6, elles n’atteignent pas le cœur du modèle d’affaires des Facebook de ce monde.

La socialisation des données

Dans mon essai7, j’ai proposé un régime de socialisation des données par lequel les données captées par des acteurs comme les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) seraient mises en commun et proposées à des utilisateurs, sous condition de finalités socialement acceptées, qui pourraient alors les agréger et les traiter. Cela présentait l’avantage d’ouvrir l’accès à toutes ces données à des fins de recherche en santé publique, en intelligence artificielle, etc. Et cela n’interdisait pas non plus aux GAFAM de mener à bien leurs travaux... sous surveillance d’une agence de réglementation d’utilisation des données.
Bien que des réglementations aient été adoptées au fil des ans, elles n’atteignent pas le cœur du modèle d’affaires des Facebook de ce monde.
D’autres modèles de socialisation – volontaire cette fois – ont depuis fait l’objet de travaux et de propositions. Au Canada, la notion de ducie de données a été avancée8. On en donnait la définition suivante : Une ducie de données est un organisme formé pour gérer des données pour le compte de ses membres. Ces derniers mettent en commun leurs données et conviennent expressément des conditions afférentes à leur partage.9 Les finalités de telles fiducies visaient surtout l’innovation et la commercialisation des résultats.

L’intérêt général avant tout

Un autre modèle, peut-être plus prometteur, est celui du Data altruisme10 par lequel toutes les parties prenantes – contributeurs de données et utilisateurs – sont liées par des ententes encadrées en vue de partager des données à des fins identifiées comme étant en concordance avec l’intérêt général. Cette approche a déjà reçu l’aval des autorités européennes et sera probablement mise à l’épreuve au cours des prochaines années. Mais de tels régimes, aussi innovateurs et généreux soient-ils, ne mettent pas en péril la captation tous azimuts des données pratiquée par les principaux acteurs monopolistiques de l’économie numérique. Aussi, nos efforts visant le démantèlement de ces monopoles, la socialisation générale des données et la réglementation plus serrée de la commercialisation des données ne doivent-ils pas s’affaiblir.

Pourquoi combattre les monopoles dans l’économie du Big Data

  • Produits de qualité moindre se traduisant par moins de protection des données personnelles, ce qui est l’équivalent d’une hausse de prix.
  • Concentration de la collecte, du stockage et du traitement des données, dont des données personnelles.
  • Profilage psychographique plus étendu, plus précis et plus révélateur.
  • Dataveillance plus étendue et approfondie augmentant ainsi les risques de surveillance par l’État et de sécurité.
  • Ciblages publicitaire, idéologique et politique plus précis, plus convaincant et plus susceptible de piloter les comportements.
  • Importants transferts de richesses vers les monopoles provenant de tierces parties : fournisseurs, développeurs d’applications, annonceurs, consommateurs.
  • Imposition de barrières à l’entrée à des applications et plateformes pouvant concurrencer celles de l’entreprise occupant une position dominante.
  • Risques de manipulation de l’opinion publique à la faveur d’un profilage psychographique plus étendu. Corruption des processus démocratiques.
  • Risques de perte d’autonomie individuelle par un pilotage toujours plus intrusif des comportements.
  • Risques de propagation de préjugés et de censure.
  • Risques accrus de vols massifs de données.
  • Contrôle de services considérés essentiels dans nos sociétés (communications sur médias sociaux, messageries, recherche sur le Web).
  • Risques accrus d’opacité en matière de collecte, de traitement et d’utilisation des données.
 
  1. Les tribunaux ont renvoyé les procureurs faire leurs Cela montre bien les limites de l’approche légaliste qui s’appuie sur les lois antitrust.
  2. United States Microsoft Corporation, 253 F.3d 34 (D.C. Cir. 2001)
  3. Voir : Lina Kahn, Amazon’s Antitrust Paradox, The Yale Law Journal, no 126, p. 720 (2017)
  4. Judge Throws Out 2 Antitrust Cases Against Facebook, New York Times, 28 juin 2021. Notons que la FTC et les procureurs du fédéral ont décidé de revenir à la charge.
  5. Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.
  6. Parmi ces réglementations, le Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne.
  7. Henrichon, Big Data. Faut-il avoir peur de son nombre?, Écosociété, 2020.
  8. Voir : Innovation, Sciences et Développement économique Canada, Rapport des Tables de stratégies économiques du Canada : Industries numériques. En ligne : https://www.ic.gca/eic/site/098.nsf/fra/00024.html et aussi Conseil canadien des normes, Feuille de route du Collectif canadien de normalisation en matière de gouvernance des données.
  9. Rapport des Tables de stratégies économiques du Canada, op cit., p. 13 (version PDF).
  10. Human Technology Foundation, Le Data altruisme : une initiative européenne. Les données au service de l’intérêt général.En ligne : https://www.mccarthy.ca/fr/a-propos/nouvelles-et-annoncements/ human-technology-foundation-rapport-data-altruisme
  11. Maurice, E. Stucke, Here Are All the Reasons It’s a Bad Idea to Let a Few Tech Companies Monopolize Our Data, Harvard Business Review, 27 mars 2018.
  12. « On ne mène pas une campagne électorale sur la base de faits, mais bien sur les émotions... Il faut exploiter les peurs, même inconscientes des » Affirmations faites par un dirigeant de la firme Cambridge Analytica, qui utilise le profilage psychographique, lors d’une conversation filmée clandestinement par des journalistes de Channel 4 en Grande-Bretagne et diffusée le 19 mars 2018 sur la chaîne. On peut visionner le tout ici : https://www.channel4.com/ news/cambridge-analytica-revealed-trumps-election-consultants-filmed- saying-they-use-bribes-and-sex-workers-to-entrap-politicians-investigation
  13. Kashmir Hill, I Tried to Live Without the Tech It Was Impossible, New York Times, 31 juillet 2020.
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Sommet citoyen de Montréal

25 novembre 2022, par Rédaction
Créons ensemble le contrepouvoir pour une ville juste et verte à Montréal! Qui décide réellement à Montréal? Les quelques personnes au pouvoir, promoteur-rices privés et (…)

Créons ensemble le contrepouvoir pour une ville juste et verte à Montréal!
Qui décide réellement à Montréal? Les quelques personnes au pouvoir, promoteur-rices privés et ceux et celles disposant des capitaux, ou les milliers de personnes qui vivent dans cette ville?
À Montréal, il existe une véritable culture de résistance, forte tradition de défiance alimentant une grande capacité d’action collective. Des centaines de groupes et d’organismes, soit des milliers de personnes, militent dans le but de concrétiser leurs aspirations pour une ville socialement juste, menée par et pour les résident-es, fortement ancrée dans la transition écologique.
Prenons la Ville vous invite au 6E SOMMET CITOYEN DE MONTRÉAL
  • vendredi 25 novembre, 17h-21h
  • samedi 26 novembre, 8h30-17h

Centre d’Éducation aux Adultes (CEDA)

Tissons des liens toujours plus forts entre nous et nos luttes et formons ensemble un véritable contre-pouvoir!
Venez participer aux discussions et aux ateliers visant à mettre en commun nos luttes et partager nos analyses pour agir ensemble auprès des différentes instances du pouvoir municipal.
Les thèmes suivants seront abordés:
  • Justice économique et sociale
  • Démocratie directe et horizontale
  • Logement social et milieu de vie
  • Changement climatique et environnement
  • Transport en commun
Voir cette vidéo de Prenons la Ville sur le contre-pouvoir à créer à Montréal: https://youtu.be/IP9ta05pUQA
Quelques groupes ayant déjà confirmés leur présence:
– Coalition Climate Montréal
– Mobilisation 6600
– Coalition pour le définancement de la police
– Comité citoyen et communautaire Bellechasse
– Groupe d’action citoyenne de Villeray et Petite-Patrie
– Opération Bridge-Bonaventure
Et vous?

Ensemble pour la planète !

25 novembre 2022, par Rédaction
Journées d’étude et de formation sur les enjeux de la biodiversité et de la justice sociale et climatique, en préparation de la COP15. Où et quand Date et heure ven., 25 (…)

Journées d’étude et de formation sur les enjeux de la biodiversité et de la justice sociale et climatique, en préparation de la COP15.

Où et quand

Date et heure

Endroit

Cégep du Vieux Montréal 255 Rue Ontario Est Montréal, QC H2X 1X6

À propos de cet événement

  • 1 jour 23 heures
  • Billet électronique sur appareil mobile

Partout sur la planète, les populations sont frappées par les effets du dérèglement climatique dont les conséquences dépassent le seul aspect de la hausse des températures. L’espace occupé par les forêts se réduit et affecte les écosystèmes. La dégradation des sols et la pollution des eaux heurtent les conditions de vie de milliards de personnes sur la planète. Un million d’espèces de la flore et de la faune sont en voie de disparition. Notre maison brûle, il faut agir!

Montréal sera l’hôte du 7 au 19 décembre 2022 de la Conférence de l’ONU sur la biodiversité (COP15). Cette nouvelle rencontre internationale est importante, car elle met au défi les gouvernements de la planète de conclure une entente sérieuse pour faire face au déclin de la biodiversité. Stopper aujourd’hui cette dégradation est vital pour notre avenir sur Terre et exige du courage politique pour enclencher la transition sociale et écologique de plus en plus urgente.

Objectifs de l’événement :

Suivant une formule d’éducation populaire pour la transformation sociale, les activités viseront à :

  • Ouvrir un espace de débat et d’échange au bénéfice des activistes et des mouvements sociaux dans la perspective de la COP15 sur la biodiversité;
  • Accroître la compréhension des enjeux et l’identification de solutions en faisant écho aux analyses et propositions antisystémiques en matière de biodiversité et de justice sociale et climatique, notamment en donnant la parole aux populations qui ont moins la chance d’être entendues (notamment les populations marginalisées, qui sont particulièrement touchées par la perte de biodiversité, notamment les populations autochtones d’ici et d’ailleurs);
  • Soutenir la préparation des actions de mobilisation qui se tiendront à l’occasion de la rencontre officielle du mois de décembre à Montréal.

Pour prendre connaissance de la programmation complète – cliquez ici

Pour en savoir plus

L’écosocialisme, une stratégie pour notre temps

23 novembre 2022, par Rédaction
L’écosocialisme, une question de lutte pratiqueLa nécesssité d’un écosocialisme mobilisateur et fédérateurEn guise de conclusion Il y a 11 ans, les Nouveaux Cahiers du (…)

Il y a 11 ans, les Nouveaux Cahiers du socialisme publiaient un numéro intitulé Écosocialisme ou barbarie ![1] Pourquoi, donc, sortir un autre numéro sur l’écosocialisme à l’automne 2022 ?

L’aggravation de la crise globale du capitalisme, avec en prime une situation climatique qui frise la catastrophe, rend la proposition écosocialiste plus urgente que jamais. En 2011, la crise financière était à peine vieille de trois ans et les politiques d’austérité commençaient à s’imposer partout sur la planète. Aujourd’hui, de multiples crises économique, sociale, sanitaire, climatique s’imbriquent et s’aggravent mutuellement au point où les économistes nous préviennent qu’une période de stagflation (stagnation économique et inflation) nous pend au nez et les virologues que d’autres pandémies sont tapies dans l’ombre.

Il y a 11 ans, des analystes marxistes aussi avertis que Sam Gindin et le regretté Leo Panitch nous disaient que l’économie chinoise s’apprêtait à intégrer le capitalisme global dominé par les États-Unis et, qu’en conséquence, les crises du système proviendraient dorénavant des contradictions économiques et sociales au sein des États et non plus des contradictions entre États[2]. Aujourd’hui, nous voyons le retour des tensions géopolitiques entre grands blocs rivaux, les États-Unis et leurs alliés d’un côté, l’axe Chine-Russie de l’autre, la récurrence des guerres par procuration, l’Ukraine en ce moment, et le danger accru de conflit nucléaire.

En 2011, plusieurs analystes de gauche se plaignaient du peu de résistance populaire au néolibéralisme en crise depuis 2008. Nous assistons à un changement important depuis une décennie alors que nous avons vécu au moins deux grandes vagues de révoltes populaires mondiales : dès 2010, le Printemps arabe et les grandes révoltes contre l’austérité en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord, dont notre Printemps érable, en Amérique latine. À partir de 2019, une deuxième grande vague se manifeste : par la mobilisation mondiale de la jeunesse contre les changements climatiques, les luttes populaires contre la droite en Amérique du Sud, au Chili, en Argentine, en Bolivie, en Colombie, et l’important mouvement antiraciste et anti-Trump de Black Lives Matter aux États-Unis.

De nos jours, la discussion publique à gauche ne porte plus sur l’absence de résistance populaire au néolibéralisme, mais plutôt sur les moyens stratégiques et tactiques pour que ces multiples révoltes puissent aboutir à de réelles transformations systémiques.

L’écosocialisme, une question de lutte pratique

La situation actuelle nous amène à centrer ce numéro sur la question de la stratégie, c’est-à-dire sur la lutte politique pour un socialisme écologique et libérateur. Non pas que l’exploration théorique et programmatique de cette société nouvelle soit terminée. Non pas que les questions politiques soient toutes clarifiées. Non pas que l’hypothèque attachée au terme de « socialisme » après les échecs du XXe siècle soit levée. Non, il y a encore fort à faire sur toutes ces questions.

Cependant, le débat théorique ne se pose plus comme en 2011. Aujourd’hui, c’est devenu une question pratique, une question de luttes sur le terrain, car, depuis 2011, les initiatives écosocialistes politiques et sociales se multiplient.

En 2012, Jean-Luc Mélenchon, alors candidat du Front de gauche aux élections présidentielles françaises, proposait de lier luttes écologiques et luttes sociales dans une vision de rupture avec le capitalisme et le productivisme afin de promouvoir une planification écologique démocratique radicale. Il a appelé « écosocialisme » cette nouvelle synthèse du socialisme et de l’écologie et l’a intégrée dans son programme électoral[3]. Avant l’élection présidentielle suivante, en 2017, Mélenchon a récidivé. Alors qu’il était au moment le plus fort de sa période « populiste de gauche », il a néanmoins conclu sa brochure, L’ère du peuple, par un appel éloquent et puissant : « Nous proposons un nouvel énoncé de la stratégie émancipatrice pour le futur de l’humanité. Cette nouvelle conscience et son programme d’action sont l’écosocialisme[4] ». En 2022, Mélenchon remportait 22 % des votes aux élections présidentielles et un remarquable 26 % aux élections législatives, à la tête d’une alliance de gauche, la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES), configurée et menée par son parti La France insoumise. En place de choix au programme de cette alliance, devenue la principale opposition en France : la planification écologique et démocratique, héritée des programmes écosocialistes des années précédentes.

En 2019, Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, l’égérie de Democratic Socialists of America (DSA), lancent le Green New Deal (GND) qui devient rapidement la revendication phare de la nouvelle gauche socialiste étatsunienne[5]. Bien que lancée au Congrès des États-Unis, et donc relativement limitée au départ, cette revendication antinéolibérale peut relier les luttes sociales et climatiques et préfigurer l’écosocialisme, comme le font remarquer les Autochtones radicaux du collectif Red Nation[6]. L’intellectuelle et militante bien connue, Naomi Klein, ne s’y trompera pas : elle affirme dans son livre On Fire. The Burning Case for a Green New Deal que le GND proposé par les jeunes socialistes américains exprime l’aspiration à une vision écosocialiste et démocratique, aux antipodes du vieux socialisme industriel et autocratique de l’Union soviétique[7].

Les mouvements sociaux ne sont pas en reste. Alors qu’en 2011, les plus à gauche affirmaient qu’il fallait « changer le système, pas le climat », l’idée se précise aujourd’hui d’un anticapitalisme assumé souvent suivi d’un appel à l’écosocialisme.

Ainsi la Cooperation Jackson, un mouvement de coopératives d’habitation et de production, dans la ville à majorité afro-américaine de Jackson au Mississippi, s’affiche-t-elle ouvertement non seulement comme antiraciste, anticoloniale et antipatriarcale, mais aussi comme socialiste et écologique[8]. Il en est de même du collectif autochtone Red Nation qui n’hésite pas dans son manifeste Red Deal[9] à se réclamer de la lutte de libération des Autochtones et de l’écosocialisme. Il prône l’appui au Green New Deal, mais aussi son dépassement vers un Red Deal qui non seulement donne la priorité à la libération des Autochtones, mais aussi à une position de gauche révolutionnaire susceptible de créer des alliances populaires contre les classes dominantes.

Le mouvement des grèves étudiantes et de la jeunesse lancé avec éclat par la jeune militante suédoise Greta Thunberg connaît un développement similaire. Les grèves de l’automne 2019 ont mobilisé six millions de participantes et participants dans le monde, dont une manifestation monstre de 500 000 personnes à Montréal. Depuis, Greta et son mouvement Fridays for Future (FFF) ont constamment radicalisé leurs positions. Les dénonciations du capitalisme, du colonialisme et du racisme sont maintenant explicites dans les appels à reprendre les grèves à l’automne 2022[10]. Plusieurs militantes et militants de FFF membres de différentes sections nationales européennes se sont joints à des initiatives telles que les Rencontres écosocialistes de Lisbonne. Ces dernières ont donné lieu au lancement d’une revue écosocialiste en ligne, Fight the Fire, à laquelle participe le militant et théoricien écosocialiste Andreas Malm[11].Cette nouvelle publication veut diffuser les idées écosocialistes dans le mouvement international pour la justice climatique.

Parallèlement, les idées écosocialistes ont souvent un ancrage solide et ancien dans les luttes populaires, ouvrières et paysannes du Sud global. En 2009, lors du Forum social mondial à Belém au Brésil, s’est tenue une rencontre internationale d’écosocialistes où fut adoptée le Déclaration écosocialiste de Belém[12] avec un fort contenu anti-impérialiste et décolonial, et ce, en présence de nombreux militants et militantes du Brésil et de l’Amérique latine. Au Brésil, l’influence écosocialiste se fait sentir dans des mouvements sociaux aussi influents que le Mouvement des sans-terre, les mouvements pour les droits territoriaux des peuples autochtones et contre l’extractivisme, ainsi qu’au sein des partis politiques comme le PSOL (Partido Socialismo e Liberdade, le Parti socialisme et liberté).

En Afrique du Sud, les idées écosocialistes se développent depuis 2011 dans les syndicats militants et les organisations populaires. Depuis deux ans, un mouvement de convergence de 260 organisations a permis la mise sur pied d’un vaste projet critique du capitalisme vert et de l’écoblanchiment gouvernemental, Climate Justice Charter (CJC)[13]. Le CJC appelle à une transition démocratique populaire. Des militants écosocialistes participent à la direction du mouvement. Ce ne sont que quelques exemples d’un courant qui prend sans cesse de l’ampleur dans maints pays en développement.

La nécesssité d’un écosocialisme mobilisateur et fédérateur

La nécessité d’une alternative globale et radicale au capitalisme crève les yeux. Les Nations unies, par la voix de leur secrétaire général, s’épuisent à dénoncer la dérive climatique et les catastrophes pour l’humanité qui en résultent. Les scientifiques du GIEC[14] tirent la sonnette d’alarme et préviennent que des transformations sont urgentes et nécessaires si l’on veut éviter l’irréparable. Des écologistes connus tel le biologiste David Suzuki martèlent qu’une action radicale s’impose. La question de la transition est sur toutes les lèvres : transition énergétique, écologique, technologique, verte, c’est la question de l’heure.

Loin de faire la fine bouche face à la question de la transition, que certains considèrent comme une compromission avec les tenants du système, nous y voyons au contraire l’occasion de réaffirmer la nécessité d’une transition antisystémique et de transformer cette perspective en revendication agissante et mobilisatrice sur le terrain des luttes de classes et populaires.

Pour ce faire, nous tenterons de clarifier dans ce dossier certains des grands éléments de la stratégie écosocialiste. Nous l’avons divisé en trois grandes sections : Théorie, Débats stratégiques, Luttes et résistances.

La section Théorie explore les principes qui guident notre action à l’aide de quelques textes de penseurs socialistes étatsuniens inédits en français. Si les lectrices et lecteurs francophones connaissent bien Michael Löwy et Daniel Tanuro, ils n’ont peut-être pas lu d’auteurs écosocialistes étatsuniens. Nous saisissons l’occasion pour présenter Nancy Fraser, autrice marxiste féministe de grande valeur, qui expose une vision intersectionnelle de l’écosocialisme et démontre la capacité fédératrice de ce projet. Une entrevue avec John Bellamy Foster, un théoricien remarquable du socialisme écologique marxiste, nous donne un aperçu des contributions de l’école dite de « la rupture métabolique » à une conception révolutionnaire et anti-impérialiste de l’écosocialisme. Ce socialisme du XXIe siècle a relancé les recherches sur la planification démocratique et la mise sur pied d’une nouvelle structure technologique respectueuse de la nature, autrement dit sur la transformation révolutionnaire des rapports sociaux et des forces productives.

Simon Tremblay-Pepin nous présente deux articles (de Fikret Adaman et Pat Devine ainsi que d’un groupe d’universitaires québécois) touchant les débats sur les modèles de planification démocratique de l’économie et l’importance d’y intégrer la question environnementale. En dernier lieu, Jonathan Durand Folco nous rappelle que l’attention accordée aux questions stratégiques ne peut se faire au détriment de l’éthique et des valeurs, comme la bienveillance, l’honnêteté, la coopération, la transparence, utiles à la construction des mouvements sociaux et à l’élaboration d’un projet socialiste, inclusif, démocratique et émancipateur.

Une entrevue de David Camfield, menée par Donald Cuccioletta, ouvre la section Débats stratégiques. L’intellectuel manitobain réaffirme le premier grand principe de la stratégie écosocialiste : la transformation profonde de la société exige un mouvement de masse et une stratégie de transition antisystémique. Dans l’article « Pour résoudre le dilemme de Greta », Louis Desmeules et Jean-Luc Filion expliquent que le mouvement des grèves climatiques de la jeunesse est arrivé à la même conclusion : il faut rompre avec le capitalisme si l’on veut sauver la planète. Une fois cela dit, de quel mouvement avons-nous besoin ? René Charest parcourt les trois derniers livres du penseur radical Andreas Malm qui, à l’aide de formules-choc telles que le besoin d’un léninisme écologique, remet en question le pacifisme réformiste de l’écologisme dominant et affirme que le mouvement doit adopter une stratégie d’actions de masse radicales, seules susceptibles de fédérer les classes populaires dans leur affrontement avec les classes dominantes.

Qu’en est-il de l’outil politique de la lutte pour l’écosocialisme ? La forme « parti » est-elle toujours adéquate ? Dans un mini-dossier intitulé « Les contradictions de Québec solidaire dans la lutte aux changements climatiques », deux membres de Québec solidaire, parti comparable aux formations de « nouvelle gauche » apparues ces quinze dernières années en Occident, relatent les détails des luttes internes pour que Québec solidaire adopte une vision de la transition écologique qui est anticapitaliste et ouverte sur l’écosocialisme. Jennie-Laure Sully nous rappelle ensuite que l’écosocialisme est de par sa nature une lutte anti-impérialiste et internationale. Elle met en garde contre toute forme d’occidentalocentrisme et invite à se reporter aux écrits et aux luttes émanant des peuples qui vivent en périphérie des États impérialistes.

Luttes et résistances, la dernière section de ce dossier, dresse le bilan de luttes menées sur le terrain et en tire des leçons. Cela va du mouvement international pour la justice climatique après la COP26 au récit critique de trois mobilisations écologiques ici même au Québec et à une réflexion d’une éducation populaire anticapitaliste et écosocialiste. Suit une version française condensée de l’introduction du livre manifeste « Le Red Deal : une action autochtone pour sauver la Terre » produit par le collectif autochtone radical The Red Nation. Ce document a malheureusement très peu circulé au Québec et il nous apparaît pertinent de remédier à cette lacune.

En guise de conclusion

Nous soumettons ce dossier sur l’écosocialisme à la réflexion et à la critique des militantes et militants du Québec. Nous espérons avoir l’occasion d’en discuter plus profondément dans un avenir rapproché selon des modalités à établir. Nous sommes très conscients du fait que ce dossier reste incomplet. Des questions aussi cruciales que la décroissance, l’écoféminisme, l’action écologique dans le mouvement syndical, la question nationale québécoise et l’environnement sont peu ou pas abordées. Ce dossier n’est qu’un début. Nous nous engageons à continuer le combat pour élaborer une stratégie écosocialiste pour notre temps.


NOTES

  1. Nouveaux Cahiers du socialisme n° 6, automne 2011.
  2. Leo Panitch et Sam Gindin, The Making of Global Capitalism. The Political Economy of American Empire, New York, Verso, 2012, p. 19-21.
  3. Jean-Luc Mélenchon, La règle verte. Pour l’éco-socialisme, Paris, Bruno Leprince/Café république, 2013.
  4. Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Paris, Fayard, 2016, p. 118.
  5. Voir Donald Cuccioletta et Roger Rashi, « Un Green New Deal radical : la revendication-phare de la gauche socialiste américaine », Presse-toi à gauche, 1er septembre 2020.
  6. Voir dans ce numéro des NCS l’article « Le Red Deal : une action autochtone pour sauver la Terre » par The Red Nation.
  7. Naomi Klein, On Fire. The Burning Case for a Green New Deal, Toronto, Knopf Canada, 2019, p. 258-260.
  8. Voir Cooperation Jackson, <https://cooperationjackson.org>.
  9. Voir « Le Red Deal », op. cit.
  10. Fridays For Future, On September 23rd, we will strike for climate reparations and justice, <https://fridaysforfuture.org/september23/>.
  11. Fight The Fire, Ecosocialist Magazine, <https://www.fighthefire.net>.
  12. Voir: <https://www.contretemps.eu/declaration-ecosocialiste-belem/>.
  13. Climate Justice Charter Movement, <https://cjcm.org.za/media/posts/3d0345f5-ec23-464c-8861-9e9ff2489cb9>.
  14. GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

 

Un autre monde à construire

13 novembre 2022, par Rédaction
ÉDITORIAL du numéro 28 des NCS. Ce 22 juin 2022 est le 119e jour de la guerre destructrice menée par la Russie de Poutine contre l’Ukraine. Médecins sans frontières s’alarme (…)

ÉDITORIAL du numéro 28 des NCS.

Ce 22 juin 2022 est le 119e jour de la guerre destructrice menée par la Russie de Poutine contre l’Ukraine. Médecins sans frontières s’alarme du taux « choquant » de « violence indiscriminée », c’est-à-dire affectant aussi les civil·e·s et pas seulement les soldats. Depuis ses débuts, cette guerre a toutes les caractéristiques d’une guerre impérialiste pour le contrôle de l’Ukraine devant les menaces réelles ou supposées d’une prise de contrôle par l’OTAN. Dans tous les cas, cette guerre est animée par une volonté d’expansion du Capital qui alimente la compétition politique et économique entre les pays. Pour se référer à la vision en termes de système-monde capitaliste de Wallerstein et d’Arrighi, on assiste ainsi à une période typique de chaos qui suit la perte de contrôle du pays jusqu’alors hégémonique, les États-Unis en l’occurrence, qui ne parviennent plus à dominer l’échiquier mondial face à la Chine, notamment. Ce chaos se traduit par la multiplication des conflits, celui en Ukraine montrant l’ampleur des crimes commis, car documentés à un niveau jamais atteint dans d’autres conflits en raison de l’existence des téléphones cellulaires et de l’Internet. Les destructions gratuites de bâtiments, qui rasent le passé d’un peuple, sont un autre témoignage de l’entreprise destructrice de domination.

Pour les Ukrainiennes et les Ukrainiens qui se sont mobilisés massivement et ont, à ce jour, toujours une véritable probabilité, si ce n’est de gagner, car les décombres et les morts ne se relèveront pas, du moins de résister contre cette tentative d’inféodation, plus rien ne sera jamais comme avant. Pour le reste du monde non plus. Il en était déjà ainsi après l’invasion américaine de l’Irak – ce que le monde occidental a voulu ignorer, mais ce qu’il sera difficile de nier en raison des conséquences déjà plus que palpables de la guerre en Ukraine.

D’abord, les réactions à cette guerre révèlent clairement qu’il y a bien une ligne de fracture entre le Nord et le Sud global, au détriment du Sud : elle s’incarne dans le « deux poids, deux mesures » dans l’accueil des réfugié·e·s. D’un côté, des femmes et des hommes africains, arabes, afghans, qui fuient les guerres chez eux et qu’on laisse s’échouer en Méditerranée, avec leurs enfants, ou qu’on abandonne dans leur pays alors qu’ils ont accepté de servir de traducteurs ou de travailler à l’ambassade canadienne, au péril de leur vie, comme l’ont fait nombre d’Afghanes et d’Afghans pour le Canada ou pour les États-Unis. De l’autre côté, des Ukrainiennes et des Ukrainiens qui « nous ressemblent », qui sont « comme nous », et pour lesquels on trouve normal d’élargir les quotas d’entrée.

Quelques commentatrices et commentateurs ont eu la grande élégance de ne pas se sentir amers face à cet aveu raciste[1] pour simplement préférer souhaiter que ce bel élan de solidarité envers les Ukrainiens se répète dorénavant pour les autres réfugié·e·s. Pour qu’on garde intacte cette émotion, cette empathie qui habite les êtres humains devant la détresse des leurs, alors qu’elle est fortement émoussée par la vision réductrice qui sous-tend le libéralisme, qui assimile les êtres humains à des Homo oeconomicus poursuivant leur intérêt personnel.

Autre enseignement de la crise ukrainienne, l’interdépendance énergétique des grandes puissances, la Russie étant le deuxième producteur de pétrole après l’Arabie saoudite et le premier producteur de gaz naturel, ce qui affecte particulièrement l’Europe, en particulier l’Allemagne. La communauté internationale et l’Union européenne ont beau redoubler leurs sanctions à l’égard de la Russie, elles ne dépendent pas moins d’elle. Pour compenser le désengagement officiel, la France n’aura ainsi jamais passé autant de commandes par contrat ponctuel (« one shot contract ») avec la Russie qu’en ce printemps 2022.

Cette situation d’interdépendance est complètement contradictoire avec l’idée de politiques menées au sein d’États-nations. Or, elle n’est pas nouvelle ; l’historien Braudel, qui est l’inspirateur des analyses en termes de système-monde capitaliste, avait déjà fait la démonstration de cette interdépendance depuis au moins le XVIe siècle avec la publication, dans les années 1970, de son ouvrage sur l’économie-monde[2]. C’est d’ailleurs au nom de cette interdépendance assumée qu’est venue l’idée de construire une Union européenne à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et de ses atrocités. Mais l’Union s’est arrêtée aux frontières de l’Europe occidentale; les classes dirigeantes ont continué à considérer les autres pays (hors Amérique du Nord) comme des pions dominés sur l’échiquier et non comme des alter ego avec lesquels il fallait aussi chercher un modus vivendi. Les Occidentaux n’ont pas retenu les leçons de la Shoah et n’ont pas voulu répondre à cette question lancinante de « comment on avait pu exterminer[3] » six millions de Juifs et un nombre non négligeable de personnes handicapées, homosexuelles et roms. Comment ? Parce que le récit occidental de référence hiérarchise les êtres humains, et d’ailleurs pas seulement les êtres humains, mais l’ensemble des vivants de la planète. L’effet délétère de cette hiérarchisation nous revient tel un boomerang sur une terre en proie aux changements climatiques. Avec les derniers rapports alarmants du GIEC[4] sur la nécessité d’opérer un changement draconien de nos modes de vie pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, on peut bien déplorer notre dépendance aux énergies fossiles, et d’autant plus aujourd’hui qu’elle nous rend aussi dépendants de la Russie, mais ce qu’il faudrait aussi dénoncer, c’est l’incapacité ou plutôt l’absence de volonté politique des classes dirigeantes pour concevoir et façonner un monde d’égaux, lequel couperait de surcroît la route aux dictateurs et à leurs valets.

Reste qu’il n’est pas possible actuellement de vivre en autarcie, même en développant des circuits courts de production, à moins de continuer à nier les rapports inégaux inscrits dans la mondialisation capitaliste. Nous ne sommes pas égaux face aux conséquences de la guerre en Ukraine comme nous n’étions pas égaux face à la pandémie de COVID-19 et aux mesures de confinement. Les pays du Sud, qui sont déjà plus affectés par les changements climatiques, sont de ce fait actuellement menacés par une famine que l’ONU qualifie à juste titre de planétaire. La Russie bloque les ports ukrainiens; or, les céréales ukrainiennes, comme les céréales russes, subissent l’embargo des sanctions économiques, essentielles à plusieurs pays d’Afrique et d’Asie (45 pays selon l’ONU, dont certains parmi les plus peuplés de la planète). La famine risque de s’intensifier si la Chine augmente ses importations de céréales pour compenser les mauvaises récoltes qui s’annoncent, en raison de sa sévère politique de confinement.

Les conséquences au Nord ne sont pas aussi mortifères, mais ne sont pas pour autant négligeables : elles se traduisent notamment par des taux d’inflation inégalés depuis quarante ans. Car la guerre en Ukraine, qui survient après deux ans de pandémie, aggrave les difficultés rencontrées dans la gestion des chaînes d’approvisionnement. Ajoutées à la crise énergétique, ces ruptures dans la circulation des marchandises contribuent à l’inflation.

Il ne s’agit donc pas principalement d’une surchauffe de l’économie qui motiverait, comme le prétendent les économistes orthodoxes, d’augmenter les taux directeurs des banques centrales, ainsi que le font la FED aux États-Unis et la Banque du Canada. Or, cette augmentation des taux d’intérêt de base, qui est amplifiée par les banques servant monsieur et madame Tout-le-Monde, a des répercussions inégales pour la population : autant elle favorise la protection des rentes et du patrimoine pour les ménages aisés, autant elle accentue la baisse du pouvoir d’achat inscrite dans l’inflation qui touche sévèrement les produits alimentaires.

Il y aurait pourtant d’autres façons de lutter contre l’inflation, ou d’accompagner la hausse des taux directeurs[5], qui permettraient de contrecarrer les effets inégaux des conséquences de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Par exemple au Québec, il s’agirait d’encadrer le prix des denrées de base ainsi que celui des services publics, comme les tarifs d’électricité, ou le prix des loyers, dont l’augmentation faramineuse résulte d’une spéculation immobilière effrénée depuis la pandémie. Mais ce n’est pas la voie choisie par les actuels gouvernements fédéral et provincial. Comme s’ils voulaient continuer à alimenter le mythe de l’impuissance des gouvernements devant les « lois économiques », un mythe qui sert à merveille le capitalisme, mais un mythe fortement ébranlé par les mesures de confinement prises par les États, qui ont alors trouvé le bouton pour arrêter net l’activité économique et qui ont ensuite multiplié les dépenses pour soutenir entreprises et ménages.

À la veille de la crise économique de 1929 et de la victoire du parti nazi au Parlement allemand, Freud écrivait Malaise dans la civilisation. Il observait les contradictions dans lesquelles sont plongés les êtres humains étant donné la façon dont la société occidentale se développe : elle prône la recherche du bonheur, mais accumule les obstacles à sa réalisation, en raison notamment, soulignait Freud à l’époque, de ses rapports sociaux et de son utilisation de la technique permettant dorénavant « aux hommes de s’exterminer jusqu’au dernier[6] ». Un siècle plus tard, et quelques guerres et génocides de plus, c’est une image cruelle de l’état de notre civilisation que renvoient la crise ukrainienne et ses réfugié·e·s qui tentent de survivre et se heurtent, malgré l’immense réseau de solidarité en Europe, aux tentatives d’exploiter leur détresse et d’asservir les femmes ukrainiennes qui fuient.

Carole Yerochewski
Pour le Comité de rédaction de NCS


NOTES

  1. Voir en particulier la remarquable chronique d’Émilie Nicolas à ce sujet, dans Le Devoir du 3 mars 2022, « Le choix des mots ».
  2. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1967.
  3. Les responsables directs sont les nazis, mais les puissances occidentales étaient au courant depuis 1942 grâce à la résistance polonaise (voir le film Shoah du Français Claude Lanzmann, 1985) et ont laissé l’horreur continuer pour des raisons géopolitiques qui annonçaient la guerre froide. Il y a eu suffisamment de crimes coloniaux, de génocides et d’exterminations avant et après pour qu’on ne puisse ignorer que ce n’est pas une question de folie, de génétique ou de tradition du peuple allemand, mais bien le produit d’un système de domination. On peut d’ailleurs regarder avec cette perspective historique la série documentaire et fiction en quatre parties réalisée par le cinéaste haïtien Raoul Peck, Exterminez toutes ces brutes, produite par HBO et ARTE, 2021.
  4. GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
  5. Voir dans ce numéro des NCS, l’entrevue de Bertrand Shepper, «  Augmenter les taux d’intérêt, pas la réponse à l’inflation » par Carole Yerochewski.
  6. Jean-Michel Quinodoz, « Malaise dans la civilisation, S. Freud (1930). Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse », dans J.-M. Quinodoz, Lire Freud. Découverte chronologique de l’œuvre de Freud, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 263-269.

La ville intelligente : qu’ossa donne ?

11 novembre 2022, par Revue Droits et libertés

Discriminations et exclusions

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Lyne Nantel, chercheuse et autrice de l’Avis sur l’utilisation de systèmes de décision automatisée par la ville de Montréal du Conseil jeunesse de Montréal* Entrevue réalisée par Martine Éloy, militante au comité surveillance des populations, IA et droits humains de la LDL et membre du CA de 2002 à 2022 et Dominique Peschard, militant au comité surveillance des populations, IA et droits humains de la LDL et président de 2007 à 2015

Qu’entend-on par ville intelligente?

Toutefois, il faut noter que la ville intelligente, la smart city, a été largement promue comme une sorte de mot d’ordre qui L’expression « ville intelligente » (VI) est apparue au tournant des années 2000, elle visait à marquer un virage. Les villes allaient dorénavant s’appuyer sur les nouvelles technologies pour leur développement, pour assurer leurs services et l’ensemble de leur fonctionnement. Dans les faits, une VI n’est rien de plus qu’une ville qui prend le tournant numérique, comme on le voit dans l’ensemble des sphères de la vie. Il n’y a donc pas un modèle, mais des modèles, certains où la technologie et le numérique sont d’abord des finalités et d’autres ou le numérique est simplement un moyen parmi d’autre de développer les services urbains. Toutefois, il faut noter que la ville intelligente, la smart city, a été largement promue comme une sorte de mot d’ordre qui allait favoriser des solutions et des innovations aux enjeux environnementaux, de mobilité, de gestion des ressources, etc. Dans ce modèle de développement urbain les entités privées jouent un rôle important en tant que fournisseurs de services technologiques. Ces entreprises ont intérêt à faire miroiter un solutionnisme technologique pour faire face aux défis que rencontrent les villes. Comme on le dit dans l’Avis : Cette adhésion, cette confiance à l’endroit des technologies comme réponse à un problème fait écho à une idée répandue : le solutionnisme technologique. Cette notion traduit une tendance forte à convertir les problèmes sociaux complexes en problèmes technologiques. Selon ce raisonnement, le développement continu de la science des données conduit à des outils de décision toujours plus performants, précis et efficaces.  

Qu’entend-on par un système de décision automatisé (SDA)? Pouvez-vous donner des exemples de SDA dans le contexte d’une ville?

Un système de décision automatisé (SDA) est une notion de plus en plus utilisée qui renvoie à l’ensemble des données, des algorithmes et du traitement qui est fait dans le but d’aider, d’assister ou de remplacer la prise de décision humaine. C’est une notion plus précise que l’intelligence artificielle. Pour l’Avis au Conseil jeunesse de Montréal, nous avons retenu la définition de SDA du Conseil du trésor du Canada. Au niveau des administrations publiques, les SDA sont de plus en plus exploités dans divers domaines: la justice, la police, les finances, les assurances, en éducation, assistance sociale; immigration… pour faire des prédictions, générer des scores ou des niveaux de risques. À l’échelle des villes, l’utilisation de SDA est variable en raison des compétences et du rôle des municipalités qui diffèrent d’un pays à l’autre. Prenons l’exemple de systèmes automatisés de synchroni- sation des feux de circulation basés sur des capteurs de densité de la circulation. Ces systèmes peuvent améliorer la fluidité du trafic automobile, mais est-ce l’objectif visé? Veut-on investir seulement dans l’amélioration du trafic automobile ou dans des alternatives à l’automobile? L’implantation du numérique devrait à mon avis plutôt augmenter les options de mobilité pour l’ensemble des citoyens.nes sans exclure des personnes qui n’utilisent pas ces outils de l’offre de services publics. La chercheuse Virginia Eubanks démontre comment des logiciels devant faciliter la gestion de ressources pour des personnes en situation d’itinérance peuvent avoir des conséquences négatives pour ces personnes. En effet, à partir de l’indice de vulnérabilité, l’outil d’aide à la décision peut exclure certaines personnes des programmes d’aide prioritaire. Par exemple, une personne qui quitte un établissement carcéral sera classée comme ayant eu un hébergement stable au cours des mois précédents, ce qui abaissera son indice de vulnérabilité et, par conséquent, réduira sa possibilité d’accéder aux ressources d’aide au logement. En fait, le recours au SDA dans ces cas sert à gérer un manque de ressource plutôt que de répondre aux besoins des bénéficiaires. Les systèmes de réponse automatisés sont souvent présentés comme servant à améliorer le service. La numérisation de certains services risque toutefois de désavantager les personnes qui ne sont pas à l’aise avec ces systèmes ou qui ne possèdent pas les outils technologiques nécessaires pour communiquer en ligne. Les services de polices sont aussi reconnus pour utiliser un type de logiciel qu’on appelle de police prédictive; l’objectif étant de cibler des lieux de manière préventive ou encore d’identifier des individus susceptibles d’avoir des liens avec la criminalité. Jusqu’en 2020, la police de Chicago avait une liste d’individus classés en fonction du niveau de risque qu’ils étaient supposés représenter.
[…] une personne qui quitte un établissement carcéral sera classée comme ayant eu un hébergement stable au cours des mois précédents, ce qui abaissera son indice de vulnérabilité et, par conséquent, réduira sa possibilité d’accéder aux ressources d’aide au logement.

Quels sont les domaines où l’utilisation de SDA pose le plus de danger? Quels sont-ils?

En fait lorsque la décision risque d’avoir un impact sur les droits et libertés des individus et des collectivités, c’est là qu’il y a un danger. Les outils de police prédictive présentent de grands risques de discrimination et de profilage racial puisque ces outils utilisent des données de police qui sont déjà biaisées, quand on sait que les personnes racisées sont victimes de profilage et sont plus souvent visées par les interpellations policières. Il y a aussi des enjeux de vie privée. Prenez les lecteurs automatisés de plaques d’immatriculation qu’utilise le projet pilote de stationnement intelligent de l’Agence de mobilité durable de Montréal. Un traitement croisé de données pourrait permettre de prédire le lieu de travail d’une personne ou encore le lieu de culte qu’elle fréquente. La question est de savoir qui a accès à ces données ou qui peut avoir accès à ces données.

Quand on pense à ville intelligente, on pense au projet Sidewalk Lab de Toronto. Quel était ce projet et pourquoi a-t-il été rejeté?

J’ai évoqué l’intérêt des entreprises privées en tant que fournisseurs de services technologiques pour qui les villes constituent des bancs d’essais intéressant. Les villes manquent souvent de ressources pour améliorer la qualité de leur service et cherchent à augmenter leur attractivité, surtout auprès des entreprises numériques. Le projet Quayside Toronto est emblématique de cette idée de la ville comme laboratoire pour le numérique. Lancé en 2017, Sidewalk Labs, l’une des branches d’Alphabet-Google, et l’agence de développement urbain Waterfront Toronto se sont associés pour construire un quartier hyperconnecté et géré en temps-réel où capteurs, données et algorithmes assureraient la gestion de l’énergie, du transport, des déchets… Dans un tel projet, la captation de données est continue. L’opposition au projet a été assez grande1 et les citoyens et citoyennes réclamaient des réponses quant à la protection et l’utilisation des données. L’absence de réponse et de transparence a fait que ce projet n’a jamais reçu l’acceptabilité sociale pour aller de l’avant et le projet a été abandonné en 2020. En plus de soulever des questionnements importants concernant les partenariats public-privés et les droits de la personne, cet exemple démontre l’importance de concevoir les projets selon des principes démocratiques, participatifs et délibératifs. Il faut que les gens soient informés et ils doivent pouvoir se prononcer, s’exprimer et s’opposer à de tels projets s’ils jugent que ceux-ci ne répondent pas à l’intérêt général et ne respectent pas leurs droits.

Y a-t-il des SDA déjà en opération à Montréal? Y a-t-il des projets en gestation?

C’est la grande question. Est-ce que le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) utilise des logiciels de police prédictive ou de reconnaissance faciale? La réponse n’est pas claire. On sait que l’accès à des logiciels d’essai est facile. Même si le SPVM n’a pas officiellement fait l’acquisition de ces logiciels, un enquêteur se serait-il servi sur une base individuelle de la reconnaissance faciale pour une enquête? Comme je vous dis, il est difficile de savoir exactement ce qui se développe, car souvent on innove et on ne pense aux conséquences qu’après coup. On ne se soucie pas d’être transparent, d’expliquer la finalité du projet et de le soumettre au débat public. Le projet des abribus intelligents débuté en 2018 dans le Laboratoire à ciel ouvert de la vie intelligente (Lab-Vi), impliquant Vidéotron, ETS, le quartier de l’innovation, l’entreprise Ericsson, est un bon exemple. Ces abribus dotés de capteurs biométriques sont présentés comme permettant d’améliorer le service en calculant s’il y a trop de gens qui attendent l’autobus à certains moments. Mais ce même projet inclut aussi des capteurs permettant d’évaluer leurs émotions. Pourquoi? En quoi la reconnaissance des émotions améliore le service public? Quand on lit sur le projet, on apprend que les capteurs permettront aussi de mesurer l’intérêt démontré par les usagers à la vue d’une publicité affichée dans l’abribus, dans le but d’envoyer des publicités ciblées directement sur leurs téléphones mobiles. On peut comprendre l’intérêt de l’entreprise privée pour ce genre de projet, mais les usagers-ères ont-ils consenti à être épié-e-s de la sorte?

Quels mécanismes et balises devraient être mis en place avant d’implanter des SDA dans les services de la ville?

Parmi la liste des recommandations, il y a la tenue d’un registre des SDA ainsi que des données qui sont collectées dans les espaces publics urbains. Il faut s’avoir ce qui est collecté et à quelles fins. Cette transparence est essentielle. La transparence ne suffit pas, car on peut être transparent mais ne pas avoir mis en place les mécanismes nécessaires pour évaluer correctement l’impact, la fiabilité et l’efficacité des outils technologiques. Un comité indépendant et représentatif responsable de faire une évaluation et de la rendre publique serait déjà une protection supplémentaire pour les citoyens. Ce n’est pas facile pour tout le monde de connaitre les impacts de telle ou telle technologie et de savoir si leurs données sont suffisamment protégées. On collecte de plus en plus de données. Il faut prendre le temps de réfléchir aux problèmes qu’on souhaite résoudre par l’utilisation de technologies et mieux évaluer les impacts que cela pourrait avoir sur les droits. Il faut développer le réflexe de minimiser la collecte de données aux situations où celle-ci a une réelle utilité. Enfin, on doit adopter une position ferme et claire pour un moratoire sur l’utilisation de la reconnaissance faciale comme l’ont fait d’autres villes, notamment certaines villes américaines.
La transparence ne suffit pas, car on peut être transparent mais ne pas avoir mis en place les mécanismes nécessaires pour évaluer correctement l’impact, la fiabilité et l’efficacité des outils technologiques.

*L’avis peut être consulté à : https://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/ page/cons_jeunesse_fr/media/documents/Avis_SDA.pdf
  1. Une campagne contre le projet Sidewalks a été menée notamment par l’Association canadienne des libertés civile (ACLU) qui avait déposé une poursuite en 2019 contre Waterfront. En ligne : https://ccla.org/major-cases-and-reports/torontos-smart-city/#response

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Hommage à Lorraine Guay

Hommage à Lorraine Guay

6 novembre 2022, par Rédaction
Comme plusieurs l’ont déjà souligné sur différentes tribunes, Lorraine Guay, décédée le 17 juin dernier a accompli des tâches immenses dans les différents milieux militants et (…)

Hommage à Lorraine Guay

Comme plusieurs l’ont déjà souligné sur différentes tribunes, Lorraine Guay, décédée le 17 juin dernier a accompli des tâches immenses dans les différents milieux militants et professionnels dans lesquels elle a été impliquée : Jeunesse étudiante catholique (JEC), Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles, Regroupement des ressources alternatives en santé mentale, Marche Du Pain et des Roses, Marche mondiale des femmes, Réseau de Vigilance, D’abord solidaires, OUI Québec, implication en solidarité internationale en Amérique latine et jusqu’à tout récemment au sein de Palestiniens et Juifs unis (PAJU)[1]. Au-delà de ce qu’elle a réalisé, dont nous sommes tous et toutes les bénéficiaires au Québec, j’aimerais rendre hommage à ce qu’elle nous laisse, comme personne, comme femme, comme militante. Cet héritage est précieux et mérite d’être partagé afin « qu’une certaine manière d’être au monde », comme elle le dirait, se poursuive et se transmette.

Lors d’une intervention publique à propos du livre Qui sommes-nous pour être découragées ?[2], Lorraine précise que si la militante traverse des moments de découragement, parce que les actions posées ne semblent pas avoir des effets suffisants et qu’on peut avoir le sentiment de devoir toujours recommencer, c’est la « posture » militante qui nous permet de remettre sans relâche l’ouvrage sur le métier, de percevoir que les luttes ne sont pas individuelles mais collectives, et donc plus grandes que nous. Les luttes ne nous appartiennent pas, nous avons le devoir de les faire vivre lors de notre passage sur terre, tout en sachant que ce sont les générations suivantes et à venir qui les poursuivront.

C’est également cette posture qui vient avec des qualités dont Lorraine débordait : la générosité, le soin aux autres, l’amour de la vie, mais aussi la capacité de douter, de se mettre en déséquilibre pour comprendre et apprendre, tout en gardant toujours la ligne rouge de la lutte pour la justice sociale comme horizon de court et de long terme. Elle savait être tenace dans sa quête. Lorraine était une femme fascinante. Je souhaite sincèrement que son parcours, ses écrits, ses actions nous inspirent pour l’éternité.

Pascale Dufour
Professeure au département de science politique de l’Université de Montréal.


  1. On trouvera une grande entrevue avec Lorraine Guay sur son parcours militant dans le n° 14 des Nouveaux Cahiers du socialisme, 2015.
  2. Pascale Dufour, Lorraine Guay, Qui sommes-nous pour être découragées ? Conversation militante avec Lorraine Guay, Montréal, Écosociété, 2019.

Hommage à Pierre Beaudet (1950-2022)

5 novembre 2022, par Rédaction
Le Collectif d’analyse politique et la revue Nouveaux Cahiers du socialisme ont perdu le 8 mars dernier un collègue, un ami et un militant de grande valeur. Pierre Beaudet a (…)

Le Collectif d’analyse politique et la revue Nouveaux Cahiers du socialisme ont perdu le 8 mars dernier un collègue, un ami et un militant de grande valeur. Pierre Beaudet a fondé ce collectif il y a une quinzaine d’années avec d’autres camarades désireux de participer à la création d’une nouvelle culture politique de gauche, pluraliste, critique et autocritique. Sous le leadership de Pierre, le collectif a rapidement mis sur pied la revue, un site Web et une université populaire.

Militant et homme de conviction depuis sa jeunesse, Pierre était le lanceur d’idées, celui qui apportait la plupart des projets et il en avait toujours en réserve. Il était aussi l’organisateur, le rassembleur qui travaillait en mettant sur pied des équipes. Infatigable, il animait les militantes et les militants pour mener les projets à terme. Pierre était aussi l’homme de confiance, celui qui trouvait les solutions aux problèmes, qui calmait les désaccords, qui trouvait la voie de passage.

La contribution de Pierre à la gauche tant québécoise qu’internationale va bien au-delà des NCS. Sa feuille de route est impressionnante. Dès la fin des années 1960, il milite pour le socialisme, contre le colonialisme britannique au Canada, pour l’indépendance du Québec. Par son travail dans des ONG en solidarité internationale, il établit des contacts militants partout dans le monde. Il s’investit dans le mouvement anti-apartheid et pour la cause palestinienne. Il fonde Alternatives avec d’autres militantes et militants. On ne peut parler des forums sociaux mondiaux, du mouvement altermondialiste, de l’union et du renouveau de la gauche au Québec, sans parler de Pierre Beaudet.

Embauché comme professeur à l’Université d’Ottawa en 2006, il participe à mettre sur pied l’École de développement international et mondialisation et codirige les éditions de deux manuels sur le développement international. Écrivain prolifique et engagé, il a publié plusieurs livres et des centaines d’articles sur un large éventail de sujets.

Le départ de Pierre Beaudet laisse un vide immense dans les réseaux militants et aussi plus largement. Ce court hommage ne peut rendre justice à son héritage multiple. C’est pourquoi le dossier principal du prochain numéro des NCS portera sur la contribution intellectuelle et politique de Pierre Beaudet.

Merci Pierre pour ta grande générosité et ton indéfectible engagement envers la construction d’un autre monde, plus juste et plus égalitaire.

Flavie Achard

 

Lancement du numéro 28 des NCS

5 novembre 2022, par Rédaction
Les Nouveaux Cahiers du socialisme vous invitent au lancement, le 10 novembre à 18 h, de son dernier numéro, « L’écosocialisme, une stratégie pour notre temps ». La librairie (…)

Les Nouveaux Cahiers du socialisme vous invitent au lancement, le 10 novembre à 18 h, de son dernier numéro, « L’écosocialisme, une stratégie pour notre temps ». La librairie Zone Libre, 262 rue Sainte-Catherine Est à Montréal, nous accueillera pour cet événement.

Il y aura des présentations des auteurs Roger Rashi, Donald Cuccioletta, René Charest et Jennie-Laure Sully, suivies d’un échange avec le public.

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Ce numéro d’automne arrive un peu en retard en raison de différents problèmes, dus notamment au décès, en mars dernier, de Pierre Beaudet, un des artisans de ce numéro, comme il l’a aussi été pour la majorité des numéros.

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Des témoignages qui rendent hommage à Lucie Lemonde

4 novembre 2022, par Revue Droits et libertés

Lucie Lemonde, qui nous a quitté-e-s le 6 février 2022, a marqué d’innombrables militant-e-s des droits humains au Québec et ailleurs, d’étudiant-e-s en droit ainsi que des confrères et consoeurs universitaires et dans le monde juridique. Les témoignages de militant-e-s de la Ligue des droits et libertés, initialement publiés au printemps 2022 dans la revue Droits et libertés, nous font découvrir une femme aux multiples facettes, une femme et une militante exceptionnelle. Lire les témoignages

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Mobilisations et médias sociaux

20 octobre 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Quelles opportunités et quels enjeux?

Anne-Sophie Letellier, candidate au doctorat en communications, UQÀM Normand Landry, professeur, Université TÉLUQ, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits humains Les technologies numériques ont joué des rôles significatifs dans les mobilisations citoyennes des dernières décennies. À cet égard, elles sont couramment présentées comme des vecteurs de démocratisation des sociétés. Des répertoires numériques d’actions collectives se sont progressivement déployés au sein d’une société civile s’étant largement internationalisée. Ces technologies constituent désormais des architectures de militance qui favorisent l’organisation de la dissidence et de la militance politique, le partage d’information, la création collective de contenus et le contournement de la censure et des voies de communication officielles. La dernière décennie a fait état d’une pluralité de situations où les technologies numériques ont joué un rôle majeur dans des mouvements démocratiques et contestataires. Les révolutions arabes, le mouvement anti-austérité Occupy, ainsi que les nombreuses mobilisations en ligne dans le cadre de luttes environnementales et autochtones (#IdleNoMore), féministes (#MeToo, #MoiAussi) et antiracistes (#BlackLivesMatter) en sont des exemples frappants. Ainsi, à mesure que se démocratisent et se distribuent les technologies numériques au sein des sociétés, des usages et des pratiques politiques numériques se développent et se propagent. Costanza-Chock1 qualifie d’affordance les caractéristiques de design qui invitent les utilisateur-trice-s à poser certaines actions (partager, commenter, interagir avec du contenu, former des groupes, créer des événements, entretenir des communications privées, etc.) sur une interface donnée. Ces affordances masquent néanmoins des mécanismes de collecte de données excessivement efficaces, subtils, et à la base d’un modèle économique hautement profitable où s’entrecroisent des intérêts commerciaux et étatiques.

Les affordances d’une mobilisation… et de la désinformation

Des discours critiques à l’endroit des technologies numériques présentent les plateformes, les sites et les services numériques mis à la disposition du grand public comme des lieux où s’exerce une surveillance grandement facilitée et amplifiée par un modèle économique de monétisation des données personnelles, qualifié par Shoshana Zuboff (2019) de capitalisme de surveillance. Si les conséquences les plus évidentes du capitalisme de surveillance ont longtemps été réduites à une publicité trop ciblée, les risques associés à la collecte systématique et ubiquitaire des données personnelles sont désormais collectifs et touchent à l’organisation des sociétés démocratiques. Notamment, en 2018, le scandale de Cambridge Analytica a mis en lumière comment les mécanismes du microciblage publicitaire pouvaient également être mobilisés   dans un contexte électoral afin d’exposer des électeur-trice-s indécis-e-s ciblé-e-s à des campagnes de désinformation2. Plus récemment, en 2021, Frances Haugen3 a dévoilé des documents révélant que les algorithmes de classification de contenus utilisés par la plateforme de réseau social avaient contribué significativement à exacerber des troubles alimentaires chez des adolescentes, ainsi qu’à amplifier la portée de discours haineux facilitant, entre autres, le génocide des Rohingyas au Myanmar4. Dans ces deux cas, les documents fuités démontrent que la rentabilité financière de compagnies transnationales – largement attribuable au modèle d’affaires inhérent au capitalisme de surveillance – est, comme l’a souligné Haugen, ordinairement explicitement priorisée face aux enjeux éthiques, sociaux et politiques qui découlent de leurs pratiques.
[…] les algorithmes de classification de contenus utilisés par la plateforme de réseau social avaient contribué significativement à […] amplifier la portée de discours haineux facilitant, entre autres, le génocide des Rohingyas au Myanmar.

De la surveillance étatique à la montée des logiciels espions

En 2013, les révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden ont exposé l’ampleur des pratiques de surveillance des États sur leurs citoyens. Elles ont également démontré comment, à travers un accès direct aux infrastructures physiques des réseaux – pensons au programme PRISM – ou encore à travers des ordres des tribunaux, les agences de renseignement et de sécurité américaines étaient en mesure de gagner l’accès aux données personnelles recueillies par les plus grandes entreprises du secteur du numérique. Si ces pratiques ont été largement critiquées, elles s’inscrivent néanmoins dans une tendance forte des États à surveiller les communications de leurs citoyens. Dans les pays occidentaux, la légitimation de ces pratiques de surveillance s’articule généralement à travers la promotion d’un accès légal à des données et communications personnelles et par un argumentaire présentant le bien-fondé des initiatives gouvernementales cherchant à introduire des portes dérobées dans les systèmes de chiffrement utilisés par leurs citoyens5. Si ces positions sont défendues sous le couvert de la lutte au terrorisme et à la criminalité, de nombreux cas documentés ont mis en lumière un manque d’encadrement juridique et des pratiques injustifiables de surveillance de journalistes6 et de militant-e-s7. Ces pratiques de surveillance étatique sont également alimentées par le marché en pleine expansion des logiciels espions. Ces logiciels sont officiellement développés avec cette même intention affichée publiquement de lutter contre la criminalité et le terrorisme. Lorsqu’installés sur des appareils, ces logiciels permettent de surveiller en temps réel l’ensemble des déplacements et des activités en ligne de leurs cibles. Les groupes de défense des droits humains s’évertuent depuis quelques années à documenter et à attirer l’attention sur les dérives associées à ces logiciels. Ces derniers sont couramment utilisés par des régimes autoritaires afin de surveiller des journalistes, des avocat-e-s et des militant-e-s. À terme, ces usages conduisent à des arrestations illégales et à des meurtres extrajudiciaires8.
Si ces positions sont défendues sous le couvert de la lutte au terrorisme et à la criminalité, de nombreux cas documentés ont mis en lumière un manque d’encadrement juridique et des pratiques injustifiables de surveillance de journalistes9 et de militant-e-s10.
En ce sens, l’utilisation ubiquitaire des technologies numériques, doublée des   modèles   d’affaires   basés   sur la collecte de données, crée un terreau fertile pour les pratiques de surveillance étatique. Plusieurs rapports, dont ceux du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression11, abondent dans cette direction et associent directement ces pratiques de surveillance à des atteintes portées à plusieurs droits et libertés fondamentales, dont la liberté d’expression. En somme, les affordances des technologies numériques offrent simultanément des opportunités inédites à l’organisation de mouvements sociaux démocratiques et une capacité de surveillance décuplée. Ces pratiques de surveillance font converger les intérêts des entreprises investissant le champ du numérique avec ceux des États qui régulent leurs activités ou qui constituent de potentiels clients pour leurs services de surveillance. La prise en considération de ces enjeux ne vise pas la désertion des réseaux sociaux, ou une déconnexion aux technologies numériques. À un niveau tactique, elle invite plutôt à une éducation critique12 face aux fonctionnalités de ces plateformes dans le but de déjouer – du moins partiellement – les mécanismes de collecte de données ainsi que les risques associés aux capacités de surveillance accrues des États et des compagnies privées. D’une perspective plus stratégique, cette situation appelle à d’urgentes réformes législatives et à une règlementation plus serrée des acteurs du numérique, visant notamment à accroitre leur imputabilité sur la question de la désinformation et de la protection des données personnelles.
  1. Costanza-Chock, Design justice: Community-led practices to build the worlds we need, The MIT Press, 2020.
  2. J. Bennett, D. Lyon, Data-driven elections: implications and challenges for democratic societies, Internet Policy Review, 2019, 8(4).
  3. Haugen est une ancienne employée chez Elle était chargée de diri- ger un groupe de travail contre la désinformation dans le cadre des élections américaines de 2020.
  4. En ligne : https://www.courrierinternational.com/dessin/genocide-des- rohingyas-le-mea-culpa-de-facebook
  5. Gill, T. Israel et C. Parsons, Shining a light on the encryption debate: A Canadian field guide, 2018.
  6. En ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires- criminelles/201610/30/01-5036027-patrick-lagace-vise-par-24-mandats-de- surveillance-policiere.php
  7. A. Choudry, Activists and the surveillance state: Learning from repression,
  8. Marczak, J. Scott-Railton, S. McKune, B. Abdul Razzak et R. Deibert, HIDE AND SEEK: Tracking NSO Group’s Pegasus Spyware to operations in 45 countries, 2018
  9. Op .cit., note
  10. A. Choudry, Activists and the surveillance state: Learning from repression,Between the Lines, 2018.
  11. D. Kaye, Report on the Adverse Effect of the Surveillance Industry on Freedom of Expression, OHCHR, 2019. En ligne : https://www.ohchr.org/en/calls-for- input/reports/2019/report-adverse-effect-surveillance-industry-freedom- expression
  12. Landry, A. M. Pilote et A. M. Brunelle, L’éducation aux médias en tant que pratique militante : luttes et résistances au sein des espaces médiatiques et de gouvernance, 2017.

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Décès de Joyce Echaquan : racisme systémique et pouvoir médical

18 octobre 2022, par CAP-NCS
Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre. Karl Marx Dans une chronique parue le 6 octobre 2021 dans Le Devoir, Jean-François Lisée propose sa lecture du (…)

Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre.

Karl Marx

Dans une chronique parue le 6 octobre 2021 dans Le Devoir, Jean-François Lisée propose sa lecture du rapport de la coroner Géhane Kamel[1] sur le décès de Joyce Echaquan, intervenu le 28 septembre 2020. Selon lui, l’enquête fait ressortir que Mme Echaquan a été victime du sous-financement chronique du système de santé et du manque de personnel qui en résulte. Bien sûr, il dénonce lui aussi les propos ouvertement racistes tenus par des infirmières et des proposées, dont cette phrase prononcée juste après le décès : « Les indiennes, elles aiment ça se plaindre pour rien, se faire fourrer pis avoir des enfants. Pis, c’est nous autres qui payons pour ça. Enfin elle est morte ». Mais, selon Lisée, si les individus qui ont tenu ces propos sont condamnables, il n’y aurait rien, là, de systémique, c’est-à dire ni institutionnalisation du racisme ni préjugés et biais collectifs inconscients.

Cet article n’a pas pour objectif de répondre à Lisée, même s’il fait le travail à ce sujet. Il s’agit plutôt d’examiner en quoi nous sommes toujours confrontés à un « colonialisme médical », ainsi que le mentionne le rapport d’enquête[2]. Nous commençons par présenter comment ce rapport éclaire l’existence d’un racisme systémique intrinsèque à tout le système de santé, tant québécois que canadien, sous la férule d’un pouvoir médical dont l’attitude légitime les disparités de traitement en matière de santé.

Les faits d’abord : c’est l’hypothèse d’un soi-disant sevrage, émise dès son entrée à l’hôpital par le gastroentérologue et devenue rapidement un diagnostic sans qu’aucun élément de son dossier ne l’étaye, qui a conduit à ne pas tenir compte de l’insuffisance cardiaque reliée à une cardiomyopathie ni du diabète dont souffre Joyce Echaquan, et à lui administrer une médication non seulement inappropriée mais dangereuse dans le cas où une telle patiente est maintenue couchée – elle était placée en contention par la médecin responsable des hospitalisations, sans surveillance adéquate contrairement à la politique édictée par l’hôpital. Ce n’est donc pas juste en réaction à des propos ouvertement racistes, mais bien parce qu’on la soumet à nouveau, comme cela a été le cas lors de précédents séjours, à un traitement inadéquat, que Joyce Echaquan est effrayée et qu’elle diffuse sa vidéo sur Facebook en demandant à son mari de venir la chercher.

Le diagnostic erroné établi lors de l’admission à l’hôpital le 26 septembre est totalement absent de la chronique de Lisée qui assure qu’il était normal de considérer cette possibilité de sevrage, puisque Joyce Echaquan avait indiqué qu’elle prenait du cannabis au moins trois fois par jour. Mais c’est le lendemain de son arrivée, le 27, qu’elle a donné cette réponse à une infirmière venue la questionner à ce sujet, au lieu de s’attarder sur les palpitations que Joyce Echaquan signalait et sur l’aggravation de son état, qui n’était prise au sérieux ni par le personnel soignant ni par la résidente en gastroentérologie venue la visiter le 28 au matin[3]. Comme le souligne la coroner, c’est plutôt le diagnostic posé à l’admission qui a ouvert l’avenue conduisant à son décès. Celui-ci a résulté d’un « œdème pulmonaire provoqué par un choc cardiogénique » et est qualifié d’accidentel par la coroner, qui écarte évidemment l’intention. Mais elle accrédite en revanche la dimension systémique du racisme à l’œuvre : « Le racisme et les préjugés auxquels Mme Echaquan a fait face ont certainement été contributifs à son décès[4] ».

Car l’hypothèse-diagnostic de sevrage s’explique d’abord par les préjugés envers les personnes autochtones, soupçonnées en permanence de se droguer, d’être irresponsables, etc. « Dès son arrivée au Centre hospitalier de Lanaudière, Mme Echaquan est rapidement étiquetée comme narcodépendante et, sur la base de ce préjugé, il en découle que ses appels à l’aide ne seront malheureusement pas pris au sérieux [5]». Or, ce diagnostic fautif aurait pu être immédiatement réfuté si on avait procédé à un bilan comparatif de médicaments dès l’hospitalisation. Il a par ailleurs été contredit par la consultation à ce sujet du 28 septembre. Il vaut la peine de lire ce passage du rapport d’enquête pour mesurer la force des préjugés et stéréotypes à l’encontre des communautés autochtones :

Questionnés tour à tour durant les audiences, aucun médecin ni membre du personnel du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Lanaudière n’ont été en mesure de nous indiquer sur quoi reposait ce diagnostic de narcodépendance de Mme Echaquan. Ils ne seront pas non plus en mesure de nous informer sur la base clinique en fonction de laquelle ce diagnostic est établi (outre les notes au dossier médical antérieur qui datent de quelques années et qui n’ont pas été réévaluées). Lors du témoignage du gastroentérologue, il admettra que le terme narcodépendance peut induire un biais dans l’esprit des gens. Une conversation aurait également eu lieu entre Mme Echaquan et un autre médecin du centre hospitalier. Cette conversation est peu documentée au dossier médical et nous invite plutôt à croire que Mme Echaquan était inconfortable à être soulagée avec de la morphine. En effet, Mme Echaquan reprochait aux intervenants du système de santé de ne jamais régler ses douleurs et de simplement la retourner à la maison avec des analgésiques. C’est la thèse la plus probable compte tenu des effets secondaires engendrés lors de ses dernières hospitalisations.

Ces faits témoignent d’un racisme systémique, reposant sur des pratiques institutionnalisées. De plus, le témoignage de la voisine de civière qui a assisté à diverses interactions entre le personnel médical et Joyce Echaquan « a permis de bien camper comment la dispensation des soins peut se faire selon deux poids, deux mesures, en fonction de l’origine et de l’étiquette qu’on appose[6] ».

Le rapport d’enquête de la coroner souligne aussi que ces disparités de traitement ne sont pas spécifiques à l’hôpital de Lanaudière, mais se retrouvent dans tout le système de santé, au Québec et au Canada. On peut rapprocher ce constat d’autres pratiques médicales discriminantes liées à des procédures institutionnalisées de cette discipline, et qui ne sont pas spécifiques au Canada. Ainsi, on sait que les signes de malaise cardiaque chez les femmes ont longtemps été sous-estimés parce qu’ils sont différents de ceux des hommes, qui servent de repère « universel ». Il en va de même pour apprécier le taux d’oxygène dans le sang, car les appareils sont calibrés pour les caractéristiques des peaux blanches qui diffèrent de celles des peaux foncées. Or, ces biais sont à présent reproduits dans les systèmes d’intelligence artificielle et, plus précisément, dans les bases de données qui reposent sur un « manque de diversité ou de représentativité des données, ou encore [résulte] des problèmes de discriminations historiques », ce qui conduit à sous-diagnostiquer des maladies, par exemple des cancers de la peau, chez des personnes ayant la peau foncée[7].

Est-ce que de tels faits à caractère systémique se produisent à l’égard de personnes étiquetées pauvres ou à bas salaire ? Pour se défendre d’un comportement raciste, une des deux personnes enregistrées par la vidéo de Joyce Echaquan a assuré à l’audience qu’elle aurait tenu les mêmes propos au sujet d’« une femme sur le bien-être social qui a plein d’enfants ». Cette remarque est révélatrice d’une stigmatisation sociale qui peut conduire à des exclusions des soins de santé. En France par exemple, nombre de médecins spécialistes ont refusé d’accueillir des prestataires de l’aide sociale pourtant couverts totalement à partir de 1999 par le système français pour les frais de santé, mais bien sûr avec un coût plafonné pour les médecins.

Le mépris social à l’égard des pauvres et du peuple en général, entendu ici comme un synonyme de classes populaires, est l’une des marques de la violence de classe qu’exercent sans répit les classes dominantes. Il s’alimente à plusieurs sources. Les pauvres et les précaires constitueraient par exemple « les classes dangereuses » et ce qualificatif est régulièrement ranimé par une intelligentsia qui se veut empathique, mais qui confond morale et social, car, comme le souligne Faure, la démarche mélange depuis son élaboration dans la première moitié du XIXe siècle « description objective et préjugés, volonté d’amélioration sociale et stigmatisation des populations fragiles[8] ». Plus récemment, à la fin du XXe siècle, parallèlement au déploiement du néolibéralisme et de l’autoritarisme grandissant des gouvernements pour mettre en œuvre ses politiques, des personnalités politiques et intellectuelles contribuent à entretenir la confusion entre la montée de l’extrême droite et l’engouement des classes populaires à son endroit, par le recours au terme « populisme », utilisé souvent dans le même esprit que la notion de « classes dangereuses ». Ce jugement moral s’accompagne en effet d’une compréhension paternaliste de la situation, du type « s’ils [le peuple] sont racistes, c’est parce qu’ils sont peu éduqués » – réflexion qui laisse pantois à l’heure où les niveaux d’instruction s’élèvent partout dans le monde. En tout cas, cette apparence d’analyse sur des phénomènes politiques et sociologiques plus complexes[9] aboutit surtout à laisser dans l’ombre le fait que la montée de l’extrême droite repose en premier lieu sur les appuis financiers, politiques et symboliques (de légitimation) que lui apportent les classes dominantes, comme l’a rappelé le philosophe Jacques Rancière[10].

Peut-on pour autant parler de racisme social ou de « racisme de classe » comme le proposent des sociologues qui dénoncent ainsi le renvoi des classes populaires à « l’inculture », à la « nature », à la « barbarie » [11] ? Plutôt que de hiérarchiser les deux phénomènes en imaginant que l’un (la pauvreté) emboite l’autre (le racisme), nous croyons bien plus heuristique d’interroger sur quels aspects les deux phénomènes s’enchevêtrent et sur quels aspects ils se distinguent, et dévoilent dans ce cas-ci la persistance d’un « colonialisme médical ». Car le racisme est une idéologie qui a sa propre logique de construction sociale de catégories déshumanisées (ou, dit autrement, de sous-humains), qui se matérialise aussi par une violence de la domination, mais une violence spécifique à l’égard des cibles, communautés colonisées dépossédées de leur territoire et de leur culture ou groupes sociaux racisés.

Par exemple, quoiqu’il existe plusieurs études sur les inégalités en santé, découlant des déterminants sociaux de la santé, mais aussi d’un accès inégal aux soins, il n’y en a pas, à notre connaissance, qui montrerait un ciblage systématique des classes populaires en matière de traitement médical, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de préjugés de la part de soignants[12]. En revanche, le ciblage des communautés autochtones forme la trame de cette violence spécifique, qualifiée de « colonialisme médical » par le pédiatre urgentiste canadien Samir Shaheen-Hussain[13] : enfants autochtones des pensionnats « servant [à des] expérimentations médicales [entre 1942 et 1952] » ou « affamés pour élargir [les] connaissances médicales », etc. Ces descriptions intolérables nous renvoient aux violences exercées contre les juifs servant de cobayes dans les camps d’extermination nazis ainsi qu’aux politiques eugénistes, pas seulement en Allemagne mais aussi en Europe du Nord et ailleurs, ou encore aux essais incontrôlés de médicaments sur les populations en Afrique, ou au refus de médecins étatsuniens de prodiguer (entre 1932 et 1972) un traitement « à des hommes noirs atteints de syphilis pour étudier l’évolution de la maladie ».

Bien sûr, nous ne voyons plus de médecins pratiquer de telles expériences. Du moins nous n’en avons pas connaissance. Mais nous en voyons différencier l’accès aux soins. Ils ont le pouvoir de le faire et, en tant que classe dominante au sein de la hiérarchie médicale et au-delà, ils servent de référence. Le Québec gagnerait sans doute beaucoup à reconnaître cette situation, à reconnaître que le système de santé souffre de pratiques modelées par le colonialisme. Il gagnerait aussi à briser le mythe selon lequel tous les médecins délivreraient des diagnostics « neutres » et poseraient des actes sans préjugé, sans biais résultant de leurs représentations, alors qu’ils ne reçoivent pas de formation spécifique sur les relations avec les malades et les enjeux de racisme systémique. Il gagnerait sans doute beaucoup à reconnaître que même si pendant longtemps, il a été aliéné et « né pour un petit pain », ses institutions modelées par les classes dominantes oppriment non seulement des groupes sociaux dominés mais aussi d’autres peuples. Il est dommage que, dans les suites de l’enquête, les médias n’aient pas vraiment relevé que la coroner recommande, notamment, au Collège des médecins du Québec qu’il « revoie la qualité des actes médicaux de la médecin responsable des hospitalisations en médecine familiale et de la résidente en gastrologie[14] ». L’ordre professionnel le fera-t-il, quand bien même il s’est empressé de dénoncer le racisme systémique, oui, systémique, peu de mois après la mort de Joyce Echaquan ?

Carole Yerochewski est sociologue


  1. Me Géhane Kamel, Rapport d’enquête. Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès concernant le décès de Joyce Echaquan, Québec, Bureau du coroner, septembre 2021.
  2. Ibid., p. 19.
  3. Le rapport d’enquête note ainsi : « Le 28 septembre 2020, à 8 h 45, la résidente en gastroentérologie voit aussi Mme Echaquan, qui a des tremblements, mais ceux-ci ne lui semblent pas forcément crédibles », p. 9.
  4. Rapport d’enquête, op. cit., p. 20.
  5. Ibid., p. 7.
  6. Ibid., p. 10.
  7. Karine Gentelet et Lily-Cannelle Mathieu, « Comment l’intelligence artificielle amplifie et reproduit le racisme », The Conversation, 23 novembre 2021.
  8. Olivier Faure, « La naissance des classes dangereuses : entre mythe et concept », Rhyzome, n° 23, 2006, p. 4.
  9. On lira avec intérêt Annie Collowald, Le populisme du FN, un dangereux contresens, Paris, Éditions du Croquant, 2004.
  10. Jacques Rancière, « Défaire les confusions servant l’ordre dominant », entrevue avec Jacques Confavreux, Mediapart, 3 décembre 2019.
  11. Voir Gérard Mauger dans « Populisme » (Savoir/Agir, vol. 1, n° 15, 2011, p. 85-88) où il indique, en se référant à Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989) que le racisme de classe « dérive d’un ethnocentrisme fondé sur la certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain et donc des hommes qui méritent pleinement d’être reconnus comme tels », p. 86.
  12. Voir les études du mouvement ATD Quart Monde à ce sujet : Les plus pauvres interrogent notre système de santé, 2011, <www.atd-quartmonde.fr/wp-content/uploads/2012/09/Actes-du-5-mars.pdf>.
  13. Voir notamment son entrevue par Hélène Jouan dans Le Monde du 9 juillet 2021 dont sont extraits les passages cités (www.lemonde.fr/international/article/2021/07/09/samir-shaheen-hussain-au-canada-le-colonialisme-a-tuCe-les-enfants-autochtones_6087723_3210.html) et son livre, Plus aucun enfant autochtone arraché. Pour en finir avec le colonialisme médical canadien, Montréal, Lux, 2021.
  14. Rapport d’enquête, op. cit., p. 21.

 

Colonialité du pouvoir et migration : la dénégation de la racisation et du racisme

18 octobre 2022, par CAP-NCS
Introduction Généralement, on admet que l’articulation de la dyade racisme-migration est le plus souvent déduite de phénomènes tels que la colonisation ou la domination (…)

Introduction

Généralement, on admet que l’articulation de la dyade racisme-migration est le plus souvent déduite de phénomènes tels que la colonisation ou la domination historique de la force de travail. Mais à surinvestir sans élasticité les notions de colonialisme et de colonisation, on pourrait croire que cela renvoie à un passé perçu comme distant.

C’est à ce hiatus que pallie notamment le sociologue péruvien Anibal Quijano qui forgea la notion de colonialité du pouvoir[1]. Celle-ci pointe la perpétuation et donc l’actualité du rapport colonial, rapport variable mais fortement prégnant et continu. Actuellement, ce rapport prend forme dans les mutations du racisme et dans sa corrélation avec l’enjeu migratoire. C’est ce qui fera l’objet de ce texte.

Cette perspective articulée autour de la colonialité du pouvoir repose sur l’analyse institutionnelle et matérialiste de la matrice raciale. Elle révèle notamment les différents modes d’exploitation et les processus d’exclusion que vivent certaines populations migrantes et exilées. Aujourd’hui, l’enjeu de la migration est pour beaucoup tributaire de cette histoire persistante de structures inégalitaires issues de la domination coloniale, à la source d’importants déplacements de populations.

Tenant compte de l’enjeu migratoire, il est important de faire valoir un cadre d’analyse qui reconnait la force et la portée de l’histoire de l’exploitation coloniale dans notre présent et qui en restitue les dimensions politiques, économiques et sociales. C’est donc une sorte de généalogie des structures issues de la domination coloniale et leur caractère profondément racialisé qu’il faut mettre en évidence. Il faudrait dès lors faire valoir un point de vue qui repose l’actualité du phénomène migratoire dans une optique de transformation des modalités institutionnelles inégalitaires fortement issues du capitalisme mondialisé et d’une division internationale du travail qui lui est corollaire.

Ce qui donne lieu à un régime de gouvernance migratoire qui ne vise pas tant à l’exclusion des migrantes et migrants, mais plutôt à mettre en valeur, à ramener à des proportions économiques exploitables certains segments et éléments turbulents qui caractérisent les mouvements migratoires contemporains. Ces éléments turbulents, nous dit Sandro Mezzadra[2], apparaissent comme des excédents structurels par rapport aux équilibres du « marché du travail ». Dans cet ordre d’idées, nous enseigne Mezzadra, l’objectif des États et des organisations internationales n’est nullement de fermer hermétiquement les frontières des « pays riches », mais d’établir un système de digues, de produire en dernière instance, pour reprendre l’expression de Nicholas De Genova[3], un processus actif d’inclusion du travail migrant à travers sa « clandestinisation » ou son incorporation subalterne et différenciée dans le régime de droit et de citoyenneté des pays récepteurs.

Cela est notamment observable dans les programmes migratoires temporaires contemporains qui ont pris des proportions importantes[4] : on y observe un régime du travail institutionnellement discriminant, racialisant, construit « sur mesure », parallèlement aux relations de travail industrielles en vigueur pour les autres travailleuses et travailleurs résidents permanents et citoyens.

Pour sa part, la question de l’asile subit une sorte de relégation et occupe une place subalterne. On l’aborde dans le langage de la protection humanitaire (avec tous ses avatars en termes de représentations dépréciatives sur les personnes racisées), ce qui exclut toute la dimension politique qui y est rattachée. L’ordre humanitaire prévalant ici s’inscrit largement dans le registre de la survie : sa logique désigne des sujets bénéficiaires passifs d’une « responsabilité (externe) de protéger ». Plutôt qu’à des citoyennes et des citoyens dotés de droits, les bénéficiaires de l’ordre humanitaire s’apparentent ainsi à des victimes recevant des actes de charité.

Dans ce qui suit, nous essaierons donc de montrer que les politiques migratoires canadiennes et québécoises se sont constituées en suivant ces logiques marquées par la colonialité du pouvoir, reproduisant des politiques migratoires racialisantes. En somme, le phénomène migratoire est une porte d’entrée pour saisir de manière plus profonde les divers modes de domination historiques qui se cristallisent dans les politiques des États et les institutions. L’étude du processus migratoire sert en cela de point d’appui pour continuer à étudier la variabilité du phénomène colonial et racial en d’autres temps et dans d’autres lieux.

L’institutionnalisation de la subordination dans la catégorie juridique « demandeur d’asile »

Pour mieux comprendre notre thèse – la colonialité de la gestion des migrations – prenons pour cas de figure la catégorie juridique du demandeur d’asile, figure emblématique des transformations de la « gestion des migrations ». Les migrantes et les migrants au Canada sont, de manière générale, mobilisés d’abord comme force de travail, mais la figure du demandeur d’asile, elle, laisse entrevoir avec précision toute l’étendue matérielle, symbolique et institutionnelle de la colonialité du système d’immigration.

Au cours des dernières années, une distinction a été instillée par le champ médiatique et politique entre « vrai réfugié » et « migrant économique », ce qui a modifié en profondeur la représentation sociale des demandeurs d’asile et les conditions socioéconomiques dans lesquelles ils sont accueillis. Cette distinction porte en elle une logique du soupçon alimentée par la crainte d’accueillir une ou un « faux réfugié », qui instrumentaliserait le système de l’asile afin de migrer pour des raisons économiques. La logique de protection qui fonde la catégorie « demandeur d’asile » a dans ce contexte été mise en veilleuse au profit d’un courant « national-sécuritaire » et d’une « idéologie du rejet ». S’y observe une obsession pour le renforcement des contrôles, la hantise de l’immigration irrégulière et l’identification des « faux réfugiés », ce qui a eu pour effet de produire ce que Jérôme Valluy appelle un retournement du droit de l’asile[5]. Les États usent de la catégorie de « réfugié » non pour organiser l’accueil des personnes tentant de fuir la cruauté de leur existence, mais pour délégitimer celles ne correspondant pas à certains critères formels, largement restrictifs, ou qui ne parviennent pas bien à répondre et à cadrer avec les règles tacites du système d’asile largement soumises à une logique managériale de rendement et à des habitus du témoignage de la persécution.

L’anthropologue Michel Agier[6] nous dit que l’une des clés de compréhension de ce caractère restrictif régissant les procédures autour du droit d’asile et la portée limitative de la notion de protection réside dans la prise en compte d’un fait si évident qu’il échappe généralement à l’attention : c’est la supériorité des discours d’État sur les discours communs pour dire la « vérité » de la réalité des personnes cherchant l’asile. Ainsi, dit-il, lorsqu’un agent de l’État dit que telle personne demandant l’asile est un « migrant » et non un « réfugié », sa parole crée la réalité qu’elle désigne, elle est performative. Lorsqu’un militant associatif ou une personne quelconque dit le contraire, ses mots émettent une opinion, considérée comme respectable, humaniste et généreuse, mais pas « réaliste ».

Ce climat idéologique et politique a influé sur les politiques migratoires et le système d’immigration, et la catégorie « demandeur d’asile » est dès lors devenue une catégorie qui fait problème, puisqu’elle porterait en elle la pression d’une immigration subie. C’est pourquoi dans le contexte des transformations du droit d’asile, on a vu apparaître une série de mesures visant à rigidifier les processus d’obtention du statut de « réfugié ».

Cela étant, la catégorie « demandeur d’asile » nous semble avoir été « altérisée » par le pouvoir dans le but de contraindre les demandeurs d’asile à une position liminale, marquée par la précarité et l’incertitude liées au statut et la subordination sociale. Elle se trouve à être mise au banc des catégories légitimes d’immigration. Comme toute catégorisation, elle révèle le pouvoir qui assigne, domine et essentialise une partie de la population. Ainsi, il nous semble que la colonialité du pouvoir dans la gestion des migrations se révèle ici caractéristique : l’État-nation et ses appareils procèdent à une institutionnalisation de l’altérisation/subordination de la catégorie « demandeur d’asile » et l’assigne à une « condition limite » – ils ne sont ni tout à fait exclus ni inclus.

Cette institutionnalisation de la colonialité du pouvoir se concrétise en la catégorie « demandeur d’asile », et est prise en charge par trois processus : (1) une sécurisation du territoire, (2) la fermeture du peuple démocratique et (3) l’exclusion intérieure par le travail.

Une sécurisation du territoire

Considérons le premier processus. Dans un contexte où les demandeurs d’asile ont été considérés comme une menace, l’État-nation met en place diverses mesures de « sécurisation » du territoire national afin de limiter l’arrivée de ces « migrants non sélectionnés ». L’objectif consiste à protéger la souveraineté, la sécurité et la stabilité, en ayant recours à des restrictions juridiques et des contrôles policiers. Dans le cas du droit d’asile, ce processus vise une transformation restrictive de celui-ci par des mesures visant à dissuader les migrantes et les migrants de venir au Canada. Ces mesures peuvent être appliquées en amont de l’arrivée des demandeurs sur le territoire ou au moment de leur demande. Citons par exemple (a) la notion de l’asile interne (le demandeur doit d’abord prouver qu’il ne peut se réfugier à l’intérieur de son pays d’origine), (b) l’entente sur les tiers pays sûrs, (c) l’instauration de la notion de « demande manifestement infondée » qui autorise les agents frontaliers du Canada de décider de la possibilité pour la personne demandeuse de déposer ou non une demande d’asile, et ce, à partir de la cohérence (ou incohérence) de son premier témoignage.

D’autres tentatives s’opèrent également pour limiter le nombre de demandeurs d’asile en (d) limitant l’octroi de visas, et (e) en interceptant des migrants sans papiers avant qu’ils ne quittent leur pays d’origine. Ainsi, depuis la fin des années 1990, le Canada restreint le droit d’asile par diverses « politiques de dissuasion ». Ces restrictions se sont intensifiées entre les années 2006 et 2015, sous le gouvernement conservateur de Harper, notamment par l’adoption, en février 2012, de la loi C-31, Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada. On assiste donc à une forme franche de la biopolitique du pouvoir colonial : en prétendant « protéger » le territoire national, on met en danger la vie de milliers de personnes, une violence légitimée par le pouvoir étatique pour qui la présence des personnes demandeuses d’asile est menaçante. Le droit d’asile étant censé protéger et accueillir ceux et celles qui sont mis au ban de leur société d’origine, ces transformations sont révélatrices d’un laisser mourir des vies que l’on juge superflues.

Si les réfugié·e·s arrivent, malgré tout, sur le territoire canadien et accèdent à la demande d’asile, la colonialité du pouvoir continue son exercice : elles et ils font face à l’arbitraire du pouvoir qui prend prétexte de l’exceptionnalité de leur condition. Concrètement, les demandeurs d’asile sont des « victimes collatérales » de ce contexte de « sécurisation/nationalisme » et leur vie dépend de l’arbitraire du pouvoir. On l’a vu lors des négociations entourant la régularisation des « anges gardiens » durant les temps forts de la pandémie de COVID-19. Ils sont également sujets à la détention s’ils sont jugés « à risque », selon le pouvoir discrétionnaire de la police des frontières. Et ce, sans qu’il y ait d’accusation précise à leur égard et sans qu’ils sachent la durée de leur détention. La précarité du statut les rend également sujets à la « possibilité de déportation ». Celle-ci et le pouvoir de détenir rendent possible l’assujettissement des demandeurs d’asile.

La fermeture du peuple démocratique

Analysons à présent le deuxième élément du processus : les demandeurs d’asile sont maintenus à l’extérieur du « peuple démocratique ». Cette exclusion est paradoxalement maintenue par le principe démocratique lui-même, comme nous allons le voir, mais elle est accentuée par cette colonialité du pouvoir qui réserve un sort particulier aux demandeurs d’asile. En effet, ces derniers sont dans une « condition limite », voire liminale : ni tout à fait exclus ni inclus à la nation – il s’agit d’un autre mécanisme du processus d’altérisation des demandeurs d’asile.

Non seulement le pouvoir protège ses frontières terrestres, mais il vise également à protéger l’« identité nationale » des dérives potentielles qu’engendreraient les différences culturelles de ces migrantes et migrants. Dans ce contexte, toutes les caractéristiques des personnes migrantes deviennent « objet d’insécurité » qui menacerait une « identité sociétale homogène et fantasmée ».

Ainsi, les demandeurs d’asile porteraient atteinte à une identité nationale : le « nous » imaginaire construit au sein de la nation et fixé par le droit de la nationalité serait, comme le rappelle souvent Monique Chemillier-Gendreau[7], perturbé par des arrivées intempestives, non souhaitées et non contrôlées, d’individus appartenant préalablement à un autre « nous ». En effet, les gouvernants tiennent des discours qui évoquent un conflit civilisationnel entre les migrants et les Occidentaux, on martèle l’incompatibilité des modes de vie, les menaces sur l’identité culturelle et sur les pratiques démocratiques, notamment.

Dans ce contexte, on a vu des peuples démocratiques – représentés par les parlements – réclamer leur propre fermeture et refuser d’accueillir des migrants. Cela aura un impact direct sur la protection juridique qui leur est offerte : ils sont exclus du principe d’universalité de la justice qui fonde la règle démocratique.

Le désir de « souveraineté démocratique » et les discours nationalistes et sécuritaires reposent sur le principe d’une communauté civique et ses particularités culturelles et identitaires. Or, le principe démocratique est fondé sur deux grandes lignes directrices : la délibération par une communauté civique et l’universalité de la justice. Ainsi, la souveraineté démocratique ne peut se baser uniquement sur la communauté civique à préserver, puisqu’elle se base aussi sur le respect de l’universalité des droits de la personne – dont le droit au refuge. Or, on voit bien que le cas des demandeurs d’asile démontre que ces deux principes entrent ici en contradiction. C’est ce que Seyla Benhabib[8] nomme le « paradoxe de la légitimité démocratique ». En effet, ceux qui sont exclus du « peuple démocratique » peuvent difficilement réclamer ces droits puisque, dans cette situation, l’autorité légitime responsable de les inclure serait ce même « peuple démocratique » qui les exclut. C’est pour cette raison que l’on parle d’une position liminale et limite; si les demandeurs d’asile sont bel et bien sur le territoire et sont assignés à une certaine catégorie juridique, ils ne sont pas inclus dans la nation, et sont maintenus par elle dans une forme de déni de justice. Dans ce contexte, le droit au refuge est déterminé par l’État-nation : la convention de Genève donne le droit de chercher refuge mais pas l’obligation d’accorder le refuge. C’est donc la règle démocratique qui porte en elle le caractère excluant de la nation, celui qui maintient le pouvoir sur les demandeurs d’asile : maintenus à l’extérieur de la nation par cette nation même, tout en y étant inclus par la catégorie limite de « demandeur d’asile », ils sont objets du droit sans pouvoir en être les sujets.

L’exclusion intérieure par le travail

Enfin, troisième processus, le cas du travail constitue également un bon exemple de cette institutionnalisation de la colonialité du pouvoir dans la catégorie des demandeurs d’asile : ils sont également intégrés au marché du travail sous la forme de la marginalisation et de la domination. Le marché de l’emploi est structuré de façon à reléguer les demandeurs d’asile au bas de l’échelle salariale et au bas de l’échelle d’un travail socialement valorisé. En effet, le marché de l’emploi serait un « champ » dans lequel la citoyenneté agit comme capital distinctif.

Les demandeurs d’asile sont à bien des égards relégués à des boulots de « survie ». Une étude empirique de Jackson et Bauder[9] montre que les demandeurs d’asile sont conscients de cette relégation. Ils disent, entre autres, avoir des « jobs de réfugiés ». Le système canadien est encore une fois à l’origine d’un tel état de fait : il ne reconnait pas leurs diplômes ou ne leur accorde pas d’équivalences, à l’instar des autres migrants. Le chiffre « 9 » par lequel débute le numéro d’assurance sociale des demandeurs d’asile les maintient dans un état liminal, car ce numéro marque leur impermanence et les empêche d’accéder à des promotions et à des emplois permanents.

En somme, ces mesures privent les demandeurs d’asile d’une inclusion économique, juridique et politique et les soumettent à une position d’objet. Elles incarnent donc cette colonialité qui soumet les demandeurs d’asile dans une position de « subalterne » et les maintient dans cet état. Mais cette subalternisation n’est pas épiphénoménale ou réductible aux seules personnes cherchant l’asile et la protection. Elle opère au-delà de la question de l’asile.

La matrice de la race en migration et ses glissements sémantiques

Le sociologue dominicain Amín Pérez s’efforçant de faire connaitre le travail du sociologue algérien Abdelmalek Sayad, pionnier de la sociologie du phénomène migratoire, rappelle que celui-ci se reflète entre autres dans « les enjeux du langage et des pratiques administratives qui régulent et hiérarchisent nos rapports sociaux, nos identités individuelles et collectives. Pour Sayad, l’immigration offre une entrée dans les modes d’action étatique qui définissent les lignes de partage entre le légitime et l’illégitime, le dominant et le dominé, le “normal” et “l’anormal”. L’immigration pousse l’État à se penser en dehors de ses lignes habituelles. Ses rapports aux étrangers nous dévoilent les tenants réels de son action[10] ».

C’est aussi ce qu’a illustré à sa façon la sociologue équatorienne Encarnación Gutiérrez Rodríguez en analysant comment les modalités selon lesquelles les choix migratoires et les processus d’octroi de l’asile produisent des catégories hiérarchisées de personnes migrantes qui découlent des représentations et imaginaires coloniaux autour de la question de la « race ». Cette logique y est décrite comme une « colonialité de la migration », notion analysée par Gutiérez Rodríguez comme un concept central des politiques migratoires qui élude généralement les dispositifs coloniaux de pouvoir pourtant fondamentaux[11]. Il est donc important de rendre compte de la « biopolitique » des sociétés industrielles qui traitent les personnes migrantes comme un « matériel humain », une ressource exploitable et renouvelable selon les besoins du capital.

Examinons maintenant la dimension discriminatoire de nombreux dispositifs des orientations migratoires. Les orientations migratoires des États capitalistes postcoloniaux concernant les dispositifs juridiques parallèles et le recrutement stratégique et ciblé pour nombre de secteurs d’emplois sont partie prenante de rapports sociaux racialisés. Elles le sont pour toutes les personnes corvéables, celles qui sont discriminées, exploitées et utilisées essentiellement comme force de travail, préférablement pour des considérations biopolitiques. L’exemple du gouvernement Legault qui a employé, en pleine pandémie, des demandeurs d’asile dans le système de santé par le biais d’agences de placement est éloquent. Ce qui a objectivement eu pour effet de conditionner les termes de leur régularisation.

Plusieurs figures intellectuelles de la gauche radicale (parmi lesquelles Étienne Balibar, Stuart Hall, Nacira Guénif) ont insisté sur la nécessité d’analyser les effets délétères et toxiques d’un glissement sémantique et de sens faisant en sorte que le signifiant « race » se faufile autour d’une « chaîne d’équivalences[12] » où il se trouve en partie ou totalement remplacé par d’autres termes (religion, civilisation, ethnicité, culture, différence) dans ses attributs et fonctions discriminatoires et d’exclusion. Cela est observable à la fois dans les processus d’altérisation des demandeurs d’asile et des travailleurs migrants temporaires, mais aussi dans les processus de racisation qui affectent des personnes perçues comme migrantes alors qu’elles sont nées au Québec.

Les gauches canadienne et québécoise doivent se positionner dans tous ces débats. Il est important aussi de rendre compte du contexte d’effritement de l’État-providence qui fait en sorte que des secteurs d’emplois de qualité sont plus difficilement à la portée de catégories ne cadrant pas avec le « régime de normalité » des majorités. Il est dès lors capital de revenir à la question du racisme et au procédé d’euphémisation de « race » qui opère comme signifiant « flottant » ou « glissant » pour reprendre les termes de Stuart Hall[13]. Les « chaines d’équivalence » incluent aussi bien des corrélats que des substituts de race. Ainsi, quand il s’agit de questions patentes comme « doit-on réduire les seuils d’immigration » ou « comment penser la survie de la langue », ce sont certaines catégories racisées qui se trouvent en sous-texte des discours publics qui orientent les réponses latentes. La colonialité du pouvoir opère justement du fait des représentations qui associent certains discours à certaines catégories sans qu’elles ne soient explicitement nommées.

Il serait sans doute plus que pertinent de voir dans ces différents processus discursifs qui procèdent objectivement à une euphémisation du racisme une sorte de formation discursive institutionnalisée dans laquelle l’usage du signifiant « race » s’accompagne d’une permanente dénégation, au profit de notions le plus souvent drapées de nouveaux oripeaux langagiers, caractéristiques de cette colonialité du pouvoir en matière migratoire.

Selon les contextes, situations et conjonctures, diverses notions (migrant, musulman, terroriste, clandestin) ont donc constitué des substituts ou ont opéré comme corrélats ou comme « marqueurs » tacites et invisibles de la race. Mais aucune des formations discursives ne permet de dépasser la problématique du racisme, justement parce que ces formations ne remettent pas en question les hiérarchies sociales et les rapports de pouvoir, qu’elles ne font en fait que légitimer et parfois consolider. Ce sont ces formes de néoracisme ou de racisme « sans race », voire « après la race », qu’il faut donc savoir repérer dans les débats autour de la question migratoire. C’est pour ainsi dire comme si la race a été enterrée vivante.

Cette question peut être comprise dans la façon même de penser la migration dans les pays occidentaux, une caractéristique analysée par Nacira Guénif : la population est pensée à partir de la notion de « population issue de…[14] » ou, comme le montre Étienne Balibar, de « schème généalogique[15] ». C’est ce qui explique que nous sommes encore tenaillés et hantés par les traces de l’esclavage, les effets de la colonisation, de la « ligne de couleur », du colonialisme; en somme, par les stigmates qui se perpétuent à l’endroit des personnes non eurodescendantes.

L’effet patent y est observable dans la façon et la manière dont nos sociétés libérales, qui prêchent pourtant le respect de l’individualité et l’égalité des chances, enferment les personnes racisées et leur « descendance » dans une « extériorité constitutive » ou une « identité étrangère » remontant à deux ou trois générations, en dépit du fait qu’elles sont des sociétés (bien que certaines issues de colonies de peuplement) formées par l’hybridation et les apports migratoires, comme c’est le cas en Amérique du Nord et en Europe.

Mais ce schème généalogique a aussi pour effet corollaire un besoin de communauté chez les groupes majoritaires dont les formations politiques qui usent du discours identitaire font écho. Mais tout cela est aussi à analyser en lien avec la façon dont le capitalisme néolibéral renforce les usages discriminatoires et les logiques préférentielles du schème généalogique.

Dans le contexte actuel, la perte des droits sociaux et la dégradation des conditions de travail favorisent la montée du discours de l’extrême droite. Une partie importante de la classe ouvrière est influencée par ce genre de discours. C’est là que l’enjeu migratoire complique la donne. D’autant plus que les personnes migrantes ont certes des doléances d’égalité citoyenne en lien avec le travail notamment, mais également sur la question décoloniale (légitime et nullement revancharde) de la dignité et de la justiciabilité historique.

La gauche doit apporter des réponses novatrices et courageuses, et qui sortent du seul cadre du nationalisme méthodologique, à l’instar de l’enjeu climatique pour ainsi dire. L’un des grands défis et enjeux qui hypothèquent en quelque sorte l’avenir de nos sociétés et leur dimension égalitaire et démocratique dans la conjoncture actuelle, ne se réduit pas seulement à saisir l’évolution des mouvements migratoires en provenance de l’espace extraoccidental (le Sud global), mais à essayer de comprendre la position que prendra la population des pays du « Nord », si l’on veut éviter de céder aux sirènes des théoriciens réactionnaires du « grand remplacement ». C’est cette division potentielle, source redoutable de conflictualité, que nous devons anticiper si l’on veut disposer de la question migratoire dans une perspective à la hauteur des exigences historiques.

Sabrina Zennia est travailleuse sociale et Mouloud Idir coordonnateur du secteur Vivre ensemble au Centre justice et foi


  1. Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 3, n° 51, 2007, p. 111-118.
  2. Sandro Mezzadra, « Capitalisme, migrations et luttes sociales. Notes préliminaires pour une théorie de l’autonomie des migrations », Multitudes, vol. 19, n° 5, 2004, p. 21.
  3. Nicholas P. De Genova, « Migrant “illegality” and deportability in everyday life », Annual Review of Anthropology, vol. 31, 2002, p. 439.
  4. Cela s’observe aussi dans la façon très conditionnée d’intégrer les demandeurs d’asile à des niches d’emploi très fortement marquée par l’exploitation et la précarité.
  5. Jérôme Valluy, Le rejet des exilés. Le grand retournement du droit de l’asile, Broissieux, Éditions du Croquant, 2009.
  6. Michel Agier, « La lutte des mobilités. Catégories administratives et anthropologiques de la migration précaire », dans Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen (dir.), La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances, Paris, La Découverte, 2019, p. 81.
  7. Monique Chemillier-Gendreau, « Les droits universels pris dans la tourmente des nationalismes. Le cas de la condition migrante », Webzine Vivre ensemble, 6 septembre 2018, <https://cjf.qc.ca/vivre-ensemble/webzine/article/les-droits-universels-pris-dans-la-tourmente-des-nationalismes-le-cas-de-la-condition-migrante/>.
  8. Seyla Benhabib et Robert Post, Another Cosmopolitanism, Oxford scholarship online, octobre 2011, p. 29.
  9. Samantha Jackson et Harald Bauder, « Neither temporary, nor permanent : the precarious employment experiences of refugee claimants in Canada », Journal of Refugee Studies, vol. 27, n° 3, 2013, p. 360-381.
  10. Mouloud Idir, « La culturalisation des enjeux migratoires participe d’une dépolitisation de luttes et revendications éminemment politiques. Entretien avec le sociologue Amín Pérez », Webzine Vivre ensemble, 2 avril 2016.
  11. Ce que nous disons ici consiste surtout à prolonger des travaux comme ceux de la sociologue équatorienne Encarnación Gutiérrez Rodríguez qui a bien pointé les manières dont les politiques migratoires et les politiques d’asile produisent des catégories hiérarchisées de personnes migrantes et de réfugiées qui consolident et réifient les imaginaires coloniaux des races à aseptiser, neutraliser, policer, contrôler, classer diviser… Voir : Encarnación Gutiérrez Rodriguez, « The coloniality of migration and the “refugee crisis” : on the asylum-migration nexus, the transatlantic white european settler colonialism-migration and racial capitalism », Refuge, Revue canadienne sur les réfugiés, vol. 34, n° 1, 2018, p. 16-28.
  12. Quand plusieurs discours ou représentations se rejoignent autour d’un même enjeu de sens. Derrière un mot, un langage, chacun entend un ensemble de significations tenues pour être plus ou moins synonymes : cela permet de les rassembler en chaines équivalences.
  13. Pour Stuart Hall, la race, l’ethnie et la nation sont des signifiants flottants, dont le sens n’est jamais complètement fixé ; celui-ci dépend des contextes spatiotemporels, socioéconomiques et politiques. Par signifiant flottant, et selon l’usage qu’on en fait ici, il faut comprendre un ensemble de discours publics auxquels sont associées certaines figures racisées sans qu’elles ne soient directement citées.
  14. Voir le blogue de Nacira Guénif, « Issu-e-s de… ou pas! », Le Club de Mediapart, 15 juin 2012, <https://blogs.mediapart.fr/nacira-guenif/blog/150612/issu-e-s-de-ou-pas>.
  15. Etienne Balibar, « The genealogical scheme : race or culture », Trans-Scripts, vol. 1, 2011, <https://cpb-us-e2.wpmucdn.com/sites.uci.edu/dist/f/1861/files/2014/10/2011_01_launch.pdf>.

 

Le secteur de l’intelligence artificielle et l’embourgeoisement de Parc-Extension

7 octobre 2022, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022 Le Big Data contre le droit à un chez-soi? Collectif de chercheur-euse-s et militant-e-s (…)

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Le Big Data contre le droit à un chez-soi?

Collectif de chercheur-euse-s et militant-e-s Alessandra Renzi, Tamara Vukov, Emanuel Guay, Sepideh Shahamati, Yannick Baumann, Simone Chen, et Montserrat Emperador Badimon

Crédit : André Querry

Le secteur de l’intelligence artificielle (IA) occupe une place de plus en plus importante parmi les stratégies de développement économique à Montréal, notamment par le biais de partenariats entre les pouvoirs publics, le milieu de la recherche et des entreprises spécialisées dans les hautes technologies et les données massives (big data). Le gouvernement provincial a annoncé, en 2019, l’octroi de 80 millions de dollars sur cinq ans à l’Institut québécois de l’intelligence artificielle Mila, auquel s’ajoute un financement fédéral de 44 millions, par l’entremise de l’Institut canadien de recherches avancées1. Les dernières années ont aussi été marquées par l’établissement, dans le quartier Marconi- Alexandra, de compagnies telles que Element AI, Microsoft et IVADO, ainsi que par l’ouverture du Campus MIL en septembre 2019 et la mise en chantier d’un Centre d’innovation en intelligence numérique. Ces deux établissements, associés à l’Université de Montréal, visent entre autres à soutenir l’écosystème de l’IA au Québec. L’essor de Montréal comme un pôle international de l’IA est souvent présenté comme une excellente nouvelle, dont nous devrions tou-te-s nous réjouir. Des craintes ont toutefois été partagées par rapport aux risques que représente ce secteur, comme en témoigne la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence articielle. Cette déclaration, promue entre autres par le professeur Yoshua Bengio, compte parmi ses principes le bien-être, la solidarité, la participation démocratique, l’équité, l’inclusion de la diversité, la responsabilité et le développement soutenable2.  

Crédit : André Querry

Nous sommes des chercheur-euse-s et des militant-e-s qui travaillent en étroite collaboration avec différentes initiatives communautaires à Parc-Extension. Ce quartier est adjacent aux nouvelles installations de l’Université de Montréal, il est situé à proximité de Marconi-Alexandra et il est caractérisé par un taux de pauvreté élevé, une proportion importante de sa population issue de l’immigration récente et un embourgeoisement qui s’accélère depuis quelques années. Nous souhaitons mettre en lumière ici l’impact du secteur de l’IA sur l’embourgeoisement de Parc-Extension, puis ses conséquences pour les locataires à faible revenu du quartier. Nous concluons notre article en proposant trois pistes de solution, soit une collaboration plus étroite entre le milieu de la recherche et les initiatives communautaires locales, l’élaboration d’une entente sur les avantages communautaires (community benets agreement) entre le secteur de l’IA et les résident-e-s des quartiers concernés, ainsi qu’une plus grande transparence de la part de ce secteur et des pouvoirs publics.

Le secteur de l’IA et l’embourgeoisement de Parc-Extension

Les recherches que nous menons à Parc-Extension, en collaboration avec des organismes locaux, nous ont permis de constater que le secteur de l’IA et les nouvelles installations de l’Université de Montréal qui leur sont associées contribuent grandement à l’embourgeoisement de Parc-Extension, ce qui correspond à des tendances observées dans d’autres villes comme New York, Los Angeles et San Francisco3. L’arrivée d’entreprises de haute technologie et de nouveaux campus universitaires favorise une hausse importante de la valeur des propriétés dans les quartiers environnants et la venue de nouvelles résidentes et de nouveaux résidents plus fortunés, y compris des personnes qui travaillent pour ces entreprises et ces universités. Cela encourage les propriétaires à augmenter de façon radicale les loyers et à effectuer des rénovictions, qui consistent en l’éviction de locataires afin de rénover un logement et d’accueillir ensuite d’autres locataires avec des revenus plus élevés. Le rapport MIL façons de se faire évincer : l’Université de Montréal et la gentrication à Parc-Extension, paru en juin 2020, a mis en lumière la réorientation du marché locatif de Parc-Extension autour des jeunes professionnel-le-s et des étudiant-e-s, qui se manifeste notamment dans les loyers offerts et les stratégies publicitaires utilisées par les propriétaires et les promoteurs immobiliers4. Un rapport produit récemment par le Digital Divides Project et le Réseau de recherche-action communautaire de Parc-Extension (CBAR) examine l’impact du secteur de l’IA sur l’embourgeoisement de Parc-Extension, ainsi que les conséquences dévastatrices de ce processus pour les locataires à faible revenu5. Ces locataires sont de plus en plus souvent obligés de se reloger, après une éviction, dans des appartements trop petits pour le nombre de personnes qui les habitent, de couper dans des dépenses essentielles comme la nourriture ou les médicaments afin de pouvoir payer des loyers plus élevés qu’auparavant, ou encore de quitter le quartier, en rendant ainsi plus difficile leur accès à différents services et réseaux de soutien. Ces réseaux et ces services sont particulièrement importants pour les résident-e-s issu-e-s de l’immigration récente, puisqu’ils ont de plus fortes probabilités d’être allophones et d’avoir un statut précaire. La manière dont l’IA se développe actuellement nuit au respect de plusieurs principes contenus dans la Déclaration de Montréal, notamment l’équité et la solidarité.

La collecte de données, les ententes sur les avantages communautaires et la transparence du secteur de l’IA et des pouvoirs publics

Bien que les réalités exposées ici soient préoccupantes, nous pensons que des solutions peuvent être mises de l’avant pour assurer une meilleure prise en compte des besoins et des aspirations des locataires de Parc-Extension. Une première avenue à envisager est l’établissement de collaborations entre des personnes issues du milieu de la recherche et des initiatives communautaires, afin d’encourager des projets et des stratégies de collecte de données qui contribuent aux luttes des résident-e-s, ainsi qu’au travail des organismes locaux. Nous avons ainsi lancé, en novembre 2021, deux cartes interactives portant sur les évictions et les mobilisations pour le droit au logement à Parc-Extension, en partenariat avec le Comité d’action de Parc-Extension (CAPE). Ces cartes visent tant à montrer l’ampleur et les conséquences de la crise du logement dans le quartier qu’à promouvoir des initiatives menées par les locataires pour contrer cette crise6. Une deuxième avenue qui mérite notre attention est l’élaboration d’une entente sur les avantages communautaires, pour s’assurer que les résident-e-s de Parc-Extension bénéficient réellement de l’expansion du secteur de l’IA, avec des offres d’emploi ciblées et des investissements dans des projets locaux, notamment dans le domaine du logement social et communautaire. Une troisième avenue à envisager est l’adoption d’une approche plus transparente par le secteur de l’IA et les pouvoirs publics. Par exemple, des projets d’IA qui sont jugés nuisibles par les communautés concernées pourraient être l’objet d’un moratoire. Ces trois avenues font partie d’un ensemble plus large de solutions qui permettraient au secteur de l’IA de reconnaître pleinement sa responsabilité sociale et d’en tirer les conséquences qui s’imposent. Les stratégies proposées ici doivent être menées en collaboration avec les résident-e-s, et les organismes de Parc-Extension, en respectant leur leadership et en encourageant leur participation tout au long du processus, notamment avec une compensation adéquate pour leur temps. Nous ne pouvons pas tolérer, en tant que société, un modèle d’innovation technologique qui externalise les coûts associés à son développement et qui affecte négativement les locataires à faible revenu, en niant ainsi leur contribution à la vie sociale et culturelle de nos quartiers et leur droit à la ville.
  1. En ligne : https://www.lapresse.ca/affaires/economie/ quebec/201901/29/01-5212755-montreal-inaugure-sa-cite-de- lintelligence-artifiphp
  2. En ligne : https://www.declarationmontreal-iaresponsable.com/la-declaration.
  3. En ligne : https://theconversation.com/universities-can-squeeze-out-low- income-residents-in-cities-like-montreal-131834
  4. Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension. MIL façons de se faire évincer. L’Université de Montréal et la gentrication à Parc-Extension. Montréal, 2020, p. 15-20.
  5. Digital Divides Project et Réseau de recherche-action communautaire de Parc-Extension. The Impact of Montreal’s AI Ecosystems on Parc-Extension: Housing, Environment and Access to Montréal, 2022.
  6. Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension. Cartographie. En ligne : https://antievictionmontreal.org/fr/maps/

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Le capitalisme de surveillance « like » la fracture numérique

22 septembre 2022, par Revue Droits et libertés
 Discriminations et exclusions Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022 Centre de documentation en éducation des adultes et condition (…)

 Discriminations et exclusions

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Centre de documentation en éducation des adultes et condition féminine (CDÉACF) Lise Chovino, responsable de la formation et de l’accompagnement en technologies de l’information et des communications (TIC) Catherine St-Arnaud Babin, bibliothécaire de liaison

Inégalité des chances face au numérique

La fracture numérique différencie les personnes qui ont accès aux TIC de celles qui ne peuvent ou ne savent pas les utiliser. Cette fracture est notamment matérielle, financière et géographique. Elle repose aussi sur les connaissances et la confiance nécessaires pour être autonome dans le monde numérique. Pour être un-e internaute, certes, il peut suffire d’avoir accès à un appareil connecté à Internet. Cependant, pour être un-e internaute aguerri-e et autonome, il vaut mieux savoir bien lire, posséder son propre appareil, avoir une connexion haute vitesse et, surtout, avoir confiance en ses capacités de résolution de problèmes numériques. Or, ce sont des conditions qui sont rencontrées chez moins de gens qu’on ne le croie. Au Québec, l’enjeu de la littératie et de l’alphabétisation demeure crucial pour de nombreuses personnes. Des enquêtes sont régulièrement menées à ce sujet, tel que le Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA) ou des études de la Fondation pour l’alphabétisation. Or, un faible niveau de littératie entraîne souvent un faible niveau de littératie numérique. Pour naviguer en ligne, il faut pouvoir lire et trier l’information présentée dans le corps du texte, les encadrés, les menus, les images et les icônes. Pouvoir donner un sens aux consignes et des avertissements, c’est loin d’être acquis pour tout le monde. Et puis, encore faut-il avoir les moyens de se payer un appareil connecté et une bonne connexion Internet. La localisation géographique a d’ailleurs un énorme impact sur la qualité et le coût du service, comme le démontre la dernière enquête NETendances par région1. Plus on est loin, moins le service est bon et plus il est cher. Il faut également noter que les études mentionnées plus haut n’incluent même pas une analyse intersectionnelle qui nous permettrait de comprendre comment certaines parties de la population peuvent être davantage vulnérables aux conséquences de la fracture numérique, même dans les grands centres urbains. Le CDÉACF a exposé une de ces réalités dans la capsule vidéo Les inégalités numériques sont une violence faite aux femmes produite pour la Campagne 2021 des 12 jours contre les violences faites aux femmes2. De plus, la cyberadministration creuse à elle seule un grand fossé au sein de la population. Le grand virage numérique du gouvernement entraîne une dépendance structurelle aux TIC afin d’avoir accès aux services, causant un stress lié à l’obligation d’utiliser ces outils. Alors que les projets de formation à la littératie numérique sont ponctuels ou sous-financés, beaucoup d’internautes ont appris sur le tas, prises entre incertitude et crainte de commettre une bévue irréparable. Cette insécurité est un grand cadeau pour le capitalisme de surveillance : plus les internautes sont hésitant-e-s ou inexpérimenté-e-e, moins ils ou elles se prémunissent contre les tactiques de collectes de données. C’est un gain sans effort pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM).
Or, un faible niveau de littératie entraîne souvent un faible niveau de littératie numérique. Pour naviguer en ligne, il faut pouvoir lire et trier l’information présentée dans le corps du texte, les encadrés, les menus, les images et les icônes.

Dire non, mais à quoi?

Comment savoir qu’on a le choix d’une option ou d’une autre? Comment savoir si on a le choix? Comment protéger ses données personnelles en toute sérénité et accorder un consentement éclairé en matière de partage de ses informations personnelles? Il est difficile de comprendre avec précision toutes les subtilités de la déconnexion et des options de confidentialité. Les politiques de confidentialité sont longues et souvent rédigées dans un jargon juridique peu intelligible. Sans compter les options de consentement offrant de faux  choix tels que : « voulez-vous enregistrer votre mot de passe? oui ou plus tard », l’ajout de mises à jour régulières qui changent les paramètres de confidentialité (exemple : Facebook qui remet par défaut les publications en mode public), ou les options de partage de données activées automatiquement. Ces pratiques faussées imposent aux utilisatrices et aux utilisateurs une vigilance quasi continuelle et peut les mener à céder face à l’insistance. Untel accepte de rester connecté, car peu familier avec les TIC, il a peur de mal faire. Une telle finit par cliquer sur oui pour sauvegarder son mot de passe parce que fatiguée de voir continuellement la fenêtre plus tard s’afficher. C’est le genre de choix qu’on nous offre. Il faut également considérer la dangerosité de ces pratiques pour des publics déjà vulnérabilisés. L’exemple des femmes vivant de la violence conjugale est éloquent. Dans ce contexte, les pratiques du capitalisme de surveillance ont non seulement un impact sur la confidentialité des informations personnelles de ces femmes, mais aussi des conséquences directes sur leur sécurité. Pensons, entre autres, aux algorithmes de recommandation de contacts sur les réseaux sociaux, au partage non sollicité de l’adresse des maisons d’hébergement sur les cartes en ligne et aux publicités ciblées envoyées à l’entourage selon les activités en ligne. Les conséquences de ces bris de confidentialité peuvent être sans retour.
[…] les pratiques du capitalisme de surveillance ont non seulement un impact sur la confidentialité des informations personnelles de ces femmes [victimes de violence conjugale], mais aussi des conséquences directes sur leur sécurité.

Fardeau individuel ou action collective

Bien que la population générale ait besoin de sensibilisation, de formation et de soutien au sujet des TIC, il est capital de créer un cadre politique et commercial permettant de s’épanouir avec ces technologies et de les choisir sciemment. Malgré leur bonne volonté, les personnes qui parviennent à se former se confrontent au rythme d’évolution des TIC et des pratiques de confidentialité et de sécurité. Le fardeau individuel est pratiquement insoutenable, car il faut sans cesse réviser ses connaissances des paramètres de chaque outil. Sans parler des barrières structurelles et systémiques ayant un impact direct sur la possibilité d’acquérir les outils et les savoirs technologiques nécessaires à son autonomie. D’ailleurs, une perspective plus globale sur les aspects éthiques entourant les pratiques du capitalisme numérique permet de constater que les décisions prises par les GAFAM et par les pouvoirs publics ont aussi un impact sur la marge de manœuvre des individus. Malgré les failles actuelles et toujours non résolues présentées plus haut, il semble se dessiner une volonté institutionnelle et économique d’entreprendre au plus vite un nouveau virage numérique qui systématise le recours à la collecte massive de données et à l’intelligence artificielle. Pour obtenir ces données, nous voyons les bailleurs de fonds orienter le financement des projets et embrasser cette voie sous couvert de célébrer les données ouvertes. Cependant, encore une fois, qui saura faire la part des choses entre le partage d’informations et la protection de la confidentialité des données personnelles? Dans ce contexte, reporter entièrement le fardeau de la protection de ces données sur les utilisatrices et les utilisateurs a peu de chances d’aboutir à une véritable souveraineté sur nos données, en plus de renforcer l’isolement et les risques encourus par les populations déjà vulnérabilisées. Sans changement structurel et systémique, les initiatives individuelles sont donc mises en échec au gré des mises à jour. Cela revient, en somme, à jouer exactement le jeu du capitalisme de surveillance.
Cependant, encore une fois, qui saura faire la part des choses entre le partage d’informations et la protection de la confidentialité des données personnelles?

  1. En ligne : https://api.transformation-numerique.ulaval.ca/storage/473/ netendances-2020-00-portrait-ensemble-du-quebec.pdf
  2. En ligne : https://www.facebook.com/watch/?v=921932688420882

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Le capitalisme de surveillance : menaces à la démocratie et aux droits !

22 septembre 2022, par Revue Droits et libertés

Présentation

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Elisabeth Dupuis, responsable des communications, Ligue des droits et libertés À divers moments de son histoire, la Ligue des droits et libertés (LDL) s’est intéressée aux enjeux de protection de la vie privée, notamment avec sa campagne Gérard et Georgette, citoyens chés en 1986, puis aussi à la surveillance des populations au nom de la guerre au terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Dans un contexte où le développement technologique facilitait énormément la circulation de données personnelles, la préoccupation principale était de renforcer le régime de protection de ces données, tel que conçu à la fin du XXe siècle. Avec le développement des entreprises numériques au cours des 20 dernières années, les enjeux ne sont plus du tout les mêmes. En l’absence d’un cadre juridique contraignant et dans le flou des obligations des entreprises opérant dans le domaine numérique, une nouvelle forme de capitalisme s’est développée au cours des 20 dernières années. Les données comportementales de l’être humain deviennent alors le nouveau pétrole1. La matière première n’est pas celle extraite de la terre, des champs ou des forêts; elle est générée au quotidien par les traces numériques que nous laissons dans toutes nos activités au travail, à la maison et pendant nos déplacements. Le comportement de chaque être humain devient source de profits sans qu’il sache comment, pourquoi, quand et qui se sert de ces données massives générées par l’utilisation d’applications numériques gratuites et de multiples objets connectés et géolocalisés. Les enjeux sont multiples et sans précédent. En 2018, dans un rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, on souligne que les technologies numériques, mises au point principalement par le secteur privé, en exploitant en permanence les données personnelles, « pénètrent progressivement dans le tissu social, culturel, économique et politique des sociétés modernes2 ».

Au-delà de la vie privée

En effet, on s’aperçoit que les enjeux dépassent largement la seule question de la protection de la vie privée puisque d’autres droits humains sont aussi affectés. «L’intelligence artificielle rend possible une surveillance extrême des individus (tant par des entreprises privées que par l’État) susceptible d’affecter la liberté d’expression, la liberté d’association et la démocratie. La reconnaissance faciale met en péril le droit à l’anonymat et éventuellement le droit à l’égalité3.» En contrôlant la circulation de l’information, les réseaux sociaux peuvent avoir une influence sur les opinions et les comportements des personnes, exerçant ainsi un certain contrôle social. En outre, des algorithmes peuvent entretenir, voire aggraver, des pratiques discriminatoires.

Entre les mains des forces policières

D’autre part, les données accumulées par les entreprises privées sur l’ensemble de la population, alors que la capacité réelle de chaque individu de consentir à l’utilisation et au partage de ses données de façon libre et éclairée est difficile, voire impossible, deviennent de plus en plus accessibles aux forces policières par des mécanismes variés comme le système Ring d’Amazon. Ces forces policières se dotent de centres d’opération numérique et utilisent des systèmes de décisions automatisées alimentés avec des données renforçant un biais répressif envers certaines populations, ce qui entraîne plus de profilage et menace ultimement la présomption d’innocence.

L'approche de l'interdépendance des droits

Appréhender tous ces enjeux avec l’approche de l’interdépendance des droits, qui reconnait que la réalisation d’un droit est intimement liée à celle des autres droits, ne peut que déclencher la sonnette d’alarme chez les militant-e-s pour la défense des droits humains. En consacrant un dossier sur le capitalisme de surveillance, le comité éditorial de la revue souhaite dévoiler les angles morts du capitalisme de surveillance, sensibiliser aux rapides et profondes transformations sociales et politiques qui s’opèrent ainsi qu’aux menaces que cela représente tant pour la démocratie que pour les droits humains. Finalement, ce dossier vise à susciter des débats publics dans la population, loin des chambres d’écho, sur ces enjeux qui nous concernent toutes et tous. Bonne lecture!
  1. En ligne : https://www.economist.com/leaders/2017/05/06/the-worlds-most-valuable-resource-is-no-longer-oil-but-data
  2. En ligne : https://www.ohchr.org/fr/calls-for-input/reports/2018/report-right-privacy-digital-age
  3. En ligne : https://liguedesdroits.ca/chronique-surveillance-ia/

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Une culture de surveillance

22 septembre 2022, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022 Stéphane Leman-Langlois, professeur titulaire, École de travail social et de criminologie, (…)

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Stéphane Leman-Langlois, professeur titulaire, École de travail social et de criminologie, Université Laval et militant au comité surveillance des populations, IA et droits humains de la LDL En 2010, quelques-uns de mes étudiants et moi avons demandé à plus de 600 personnes qui descendaient de nouveaux métrobus du Réseau de transport de la capitale s’ils avaient remarqué l’une des sept caméras installées à bord (en plus de deux microphones) durant leur voyage. Près de 40 % d’entre elles nous ont répondu que non, bien qu’un dôme de 20 cm de diamètre trône déjà à l’entrée, où il faut s’arrêter pour régler son déplacement. L’immense majorité des voyageurs interrogés n’y voyaient par ailleurs aucun inconvénient. Cette indifférence généralisée s’explique par plusieurs facteurs, dont la simple réduction de la taille des caméras et leur intégration esthétique aux endroits où elles sont installées (couleur, matériau, forme). Elle a également souvent été expliquée par l’évolution des perceptions face à la surveillance en général, surtout due à l’omniprésence de stratégies et d’appareils, qui l’a banalisée. À voir les sondages, cette indifférence semble bien s’étendre à la plupart des nouvelles formes de surveillance, même si l’immense majorité d’entre nous se disent aussi préoccupés par la protection de leur vie privée. Cette contradiction s’amoindrit sensiblement lorsqu’on constate que les répondants sont rarement suffisamment préoccupés pour prendre des mesures de protection de base (chiffrement, stratégies et logiciels d’anonymisation, appareils et applications sécurisés, etc.). Cela dit, il n’y a jamais eu de glorieux passé libre de surveillance, avec lequel le contraste serait évident. L’être humain est social et cherche à exister sous l’œil de ses semblables. Les résidents du petit village québécois d’antan, avec la proximité, les commérages et la curiosité, finissaient par tout savoir au sujet de tout le monde. Bref, nous étions déjà indifférents à ces formes de surveillance communautaires – omniprésentes, profondes et totales.

L’apparition d’une culture généralisée de surveillance

Objectivement, la différence est qu’aujourd’hui à la fois la collecte, la distribution et la conservation des données ne sont plus (uniquement) horizontales, entre pairs. Certains ont argumenté que la société de l’information a simplement pris la relève lors de la disparition des formes traditionnelles de surveillance. Quoi qu’il en soit, les informations collectées sont désormais bien davantage que de simples souvenirs et acquièrent une existence propre, sujettes à une foule d’usages secondaires, aspirées par de multiples entités non redevables, voire tout bonnement inconnues. C’est dans ce contexte qu’il faut noter l’apparition récente et le développement fulgurant d’une industrie très prospère fondée sur un aspect ou un autre de ce flux intarissable de données personnelles. C’est l’aspect central du concept de capitalisme de surveillance, qu’il faut donc comprendre comme une émanation d’une culture généralisée de surveillance. La plus solide fondation de cette culture est notre participation active et volontaire au système, à la fois pour nous offrir à la surveillance des autres, pour les surveiller ou pour réclamer qu’un tiers (gouvernemental ou privé) le fasse pour nous. Recueillir de l’information est la panacée qu’on oppose à toutes les formes de problèmes, de l’intimidation à l’extérieur de l’école à la qualité de l’air à l’intérieur, de la sécurité du logis à son chauffage, à notre santé, notre conduite et notre assurance automobile, la personnalité de nos intérêts amoureux, etc.
Quoi qu’il en soit, les informations collectées sont désormais bien davantage que de simples souvenirs et acquièrent une existence propre, sujettes à une foule d’usages secondaires, aspirées par de multiples entités non redevables, voire tout bonnement inconnues.
Paradoxalement, cette course à la surveillance entraîne sa disparition progressive. Non pas au sens où elle cesse d’exister, mais bien parce qu’elle est intégrée à chacune de nos activités, à un point tel qu’elle cesse peu à peu d’être une pratique autonome. Ceci, surtout parce qu’elle est réalisée à l’aide de dispositifs dont la fonction première est tout autre : le thermostat qui sait si quelqu’un est à la maison, notre application de réseautage qui nous permet de scruter la vie des autres, notre application GPS qui révèle notre position, etc. Ceci génère bien sûr une foule de données sur nos com- portements, et une nouvelle industrie multimilliardaire, au point qu’il tient désormais du lieu commun d’affirmer que les données sont le nouveau pétrole. L’État et ses agences ont bien sûr aussi noté ce développement alléchant et, des polices municipales exploitant Facebook aux révélations de Snowden, on a vu et revu qu’il est toujours plus efficace de détourner les données déjà produites par cet assemblage disparate que de développer et d’opérer des systèmes de surveillance dédiés.

Une perte de valeur éventuelle

Il faut toutefois noter que, contrairement à la plupart des ressources naturelles exploitables, dont la quantité diminue à mesure de leur extraction, la quantité d’information personnelle disponible à un usage industriel est vouée à une augmentation exponentielle. L’internet des objets, où pullulent les appareils intelligents produisant et échangeant des informations sur leur utilisateur, générera un flux toujours plus considérable d’information. La simple loi de l’offre prévoit donc une perte proportionnelle de sa valeur, sans compter qu’en moyenne chaque nouvel élément d’information est de moins en moins révélateur (au sens où il ajoute peu, voire rien, au modèle statistique actuariel déjà façonné). Notons de plus que la puissance des publicités ciblées vendues sur les plateformes numériques est en déclin accéléré. Les utilisateurs ne cliquent tout simplement plus dessus, et lorsqu’ils le font c’est par erreur ou par curiosité : elles génèrent donc de moins en moins de revenus1. Bref, à court ou à moyen terme le capitalisme de surveillance, du moins tel que nous le connaissons aujourd’hui, se dirige vers le proverbial mur de brique. Avant de s’en réjouir, par contre, il faut bien comprendre que depuis 20 ans l’internet au complet est structuré pour et par ce système, et pourrait bien s’écrouler avec lui.
L’État et ses agences ont bien sûr aussi noté ce développement alléchant et, des polices municipales exploitant Facebook aux révélations de Snowden, on a vu et revu qu’il est toujours plus efficace de détourner les données déjà produites par cet assemblage disparate que de développer et d’opérer des systèmes de surveillance dédiés.

Une culture de surveillance pérenne?

Quoi qu’il en soit, notre culture de surveillance survivra aisément à la disparition ou à l’arrivée de modèles différents d’économie des données personnelles.   Heureusement, elle non plus n’est pas aussi blindée, hégémonique qu’il n’y paraît. Elle a entre autres donné naissance à une culture de contre-surveillance : la conscience de la dissémination de renseignements à notre sujet inspire certains d’entre nous à prendre une série de mesures de contournement et de subversion, comme l’inscription de fausses données, la création de comptes multiples et autres stratégies visant à corrompre leur double numérique et à farcir d’erreurs les banques de données. La démocratisation des outils de surveillance a aussi multiplié nos capacités de sous-veillance, comme dirait Steve Mann, avec lesquelles le citoyen réussit à faire pencher la balance un peu plus du côté de la redevabilité des institutions, notamment via la nouvelle visibilité de la police, qui travaille désormais sous les caméras du public. Enfin les Manning, Snowden et autres sonneurs d’alerte sont rapidement, inéluctablement et irrémédiablement diffusés dans l’ensemble de la planète. D’un point de vue citoyen, notre culture de surveillance a simplement besoin d’une nouvelle impulsion qui redirigerait son attention globale plus solidement vers les complexes institutionnels publics, privés et hybrides. On devra également y faire germer la notion que ce système de surveillance est un large réseau, donc plus ou moins solide, plus ou moins opportuniste, plus ou moins capitaliste, libéral ou totalitaire, mais dont les citoyens eux- mêmes constitueront toujours l’immense majorité des nodes.
  1. Tim Hwang, The Subprime Attention Crisis : Advertising and the Time Bomb at the Heart of the Internet, FSG Originals, New York, 2020

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Pas de quoi contrecarrer le modèle d’affaires des GAFAM

9 septembre 2022, par Revue Droits et libertés

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Anne Pineau, militante au comité surveillance des populations, IA et droits humains de la LDL La protection des renseignements personnels (RP) fait partie intégrante du droit à la vie privée reconnu par les chartes des droits. Il assure le contrôle des individus sur leurs données et leur droit « de déterminer eux-mêmes à quel moment les renseignements les concernant sont communiqués, de quelle manière et dans quelle mesure1 ». Les lois de protection des RP adoptées dans les années 80 et 90 posent les principes de cette protection : consentement de la personne concernée (PC) à la cueillette de ses RP; minimisation de la collecte aux seuls RP nécessaires; respect des finalités et destruction des données après réalisations des fins; sécurisation et confidentialité des RP; accès de la PC à ses données. Mais le développement fulgurant de l’informatique, des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle ont fait naître d’autres enjeux et rendu ces lois en partie obsolètes. Une sérieuse mise à jour s’imposait, particulièrement pour contrecarrer l’accumulation effrénée de données par les plateformes numériques (GAFAM), à des fins publicitaires, politiques ou autres. La réponse du gouvernement québécois a consisté dans le dépôt du Projet de loi 64 (PL 64)2, modifiant tant la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (LAI)3 que la Loi sur la protection des RP dans le secteur privée4. Largement inspiré du Règlement général sur la protection des données (RGPD) du Parlement européen, le PL 64 apporte plusieurs correctifs comme celle de la notion de RP qui est élargie ; elle s’étend aux informations permettant d’identifier une personne physique, directement ou indirectement. Les exigences sont aussi resserrées en matière de consentement (qui doit être manifeste, libre, éclairé, donné à des fins spécifiques et distinctement pour chacune des fins); mais du même souffle le PL 64 multiplie les cas où les RP pourront être utilisés ou transmis sans consentement. De plus, tout produit ou service technologique disposant de paramètres de confidentialité devra, par défaut, assurer le plus haut niveau de confidentialité; mais cette obligation ne s’applique pas aux témoins de connexion (cookies). Lors de la collecte de RP, les fonctions d’identification, de localisation ou de profilage qu’une entreprise ou un organisme public (OP) utilise éventuellement devront être désactivées par défaut; ces fonctions devront donc être activées par la PC, si elle y consent. Ensuite, toute personne qui fait l’objet d’une décision « fondée exclusivement sur un traitement automatisé » doit être informée de ce fait, de même que des RP et des principaux facteurs utilisés pour rendre la décision; contrairement au RGPD, il ne sera pas possible de s’opposer au traitement entièrement automatisé d’une décision. Un élément important à souligner est la perte du pouvoir de contrôle de la Commission d’accès à l’information (CAI) en matière de Recherche; la communication de RP à cette fin sera possible sur simple Évaluation des facteurs relatifs à la vie privée (EFVP), une sorte d’étude d’impact maison menée par l’entreprise ou l’organisme; on passe donc d’un régime d’autorisation (par un tiers indépendant) à un système d’autorégulation. Le tout pour la communication sans consentement de RP possiblement très sensible. Du côté du secteur privé, les entreprises ou OP ont le droit de conserver et d’utiliser les RP, sans consentement, lorsque les fins pour lesquelles ils ont été recueillis sont accomplies, à condition de les anonymiser ; ce qui est contraire au principe de base de la destruction des RP après réalisation des fins. Cela est d’autant plus inadmissible que l’anonymisation est un procédé qui n’est pas infaillible. Les entreprises et OP ont aussi l’obligation d’aviser les personnes touchées par un bris de confidentialité lorsque l’incident présente un risque de préjudice sérieux; la personne n’a cependant pas à être avisée tant que cela serait susceptible d’entraver une enquête policière et comme ces enquêtes peuvent être longues, les victimes pourraient très bien être avisées du vol de leurs données longtemps après le fait. Notons une augmentation importante des sanctions pénales en cas de contravention à la loi par une entreprise (amende maximale de 25M$ ou 4 % du chiffre d’affaires mondial.) La CAI se voit accorder un pouvoir de sanction administrative (montant maximal de sanction pour une entreprise pouvant atteindre 10M$ ou 2 % du chiffre d’affaires mondial). L’entreprise pourra toutefois s’engager auprès de la CAI à prendre les mesures nécessaires pour remédier au manquement, auquel cas elle ne pourra faire l’objet d’une sanction administrative.
Ces dispositions entreront en vigueur graduellement d’ici 2024. Si on peut noter quelques avancées intéressantes, le PL 64 comporte aussi plusieurs reculs; et ces modifications législatives s’avèrent nettement insuffisantes pour répondre aux enjeux actuels.
Le PL 64 laisse en plan plusieurs questions. La biométrie, notamment l’utilisation de la reconnaissance faciale, est ignorée5. Pourtant un contrôle accru de cette technologie s’imposait au vu des affaires Clearview AI6 et du Centre commercial Place Ste-Foy7. La CAI faisait d’ailleurs valoir dans son mémoire sur le PL 64 que « la législation actuelle ne permet pas d’encadrer adéquatement certaines utilisations de cette technologie8 ». Si la désactivation par défaut de certains outils de traçage doit être saluée, on peut toutefois craindre que l’inactivation de ces outils affecte délibérément le fonctionnement ou la qualité du service ou du produit technologique. Par ailleurs, le traitement de données massives par intelligence artificielle soulève des enjeux sociétaux. L’édiction de règles de transparence et d’explication des modes de fonctionnement de ces systèmes est essentielle. Les algorithmes de personnalisation peuvent conduire les individus à s’enfermer dans leurs certitudes et miner la capacité de mener des débats publics éclairés. Les chambres d’écho des réseaux sociaux peuvent, quant à elles, amoindrir la circulation de l’information et la diversité d’opinions et mener à de la manipulation. En outre, des algorithmes mal calibrés peuvent entretenir – voire aggraver – des pratiques discriminatoires. De nombreux cas prouvent que des vices de conception ou l’usage de données historiquement biaisées peuvent conduire l’algorithme à reproduire, voire aggraver, des attitudes et des comportements discriminatoires. La LDL réclamait une divulgation publique et proactive du mode de fonctionnement de ces systèmes et leur surveillance par audit indépendant. Le PL 64 ne répond pas à ces préoccupations. Le PL 64 ne révolutionne rien. Il conforte un modèle d’affaires fondé sur l’extraction de données et l’accaparement des traces numériques que nous laissons derrière nous. En y mettant toutefois quelques formes, du côté du consentement. Pas de quoi limiter ou proscrire la logique d’accumulation de données comportementales ni rameuter les troupes de lobbyistes à l’emploi des GAFAM. Nous sommes ici à des lieux de ce que Shoshana Zuboff appelle de ses vœux, à savoir, des « lois qui rejettent la légitimité fondamentale des déclarations du capitalisme de surveillance et qui mettent fin à ses opérations les plus primaires, y compris la restitution illégitime de l’expérience humaine sous forme de données comportementales9 ».
  1. R. c. Spencer, 2014 CSC 43, 2 RCS 212, par. 40.
  2. Maintenant adopté sous le nom de chapitre 25 (Loi 25) des lois de
  3. Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels, chapitre A-2.1 (LAI)
  4. Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (Loi privée), chapitre P-39.1
  5. Sauf en ce qui concerne le préavis, à la CAI, de constitution d’une banque de données biométriques.
  6. En ligne : https://www.cai.gouv.qc.ca/la-commission-ordonne-clearview-ai-de-cesser-ses-pratiques-de-reconnaissance-faciale-non-conformes/
  7. En ligne : https://www.journaldequebec.com/2020/10/31/ivanhoe-cambridge-a-abandonne-lidee
  8. En ligne : https://wcai.gouv.qc.ca/documents/CAI_M_projet_loi_64_ modernisation_PRP.pdf
  9. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020, p. 463.

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Choc pandémique et capitalisme de surveillance

31 août 2022, par Projet Accompagnement Solidarité Colombie
Pour faire face à la pandémie de la COVID-19, au lieu de proposer des investissements massifs dans nos services publics, notamment dans le système de santé et les soins aux (…)

Pour faire face à la pandémie de la COVID-19, au lieu de proposer des investissements massifs dans nos services publics, notamment dans le système de santé et les soins aux personnes âgées, les États se tournent vers le privé pour nous offrir des solutions technologiques.

En mars 2019, l’IRIS publiait une recherche sur l’intelligence artificielle (IA), annonçant que « le gouvernement du Québec veut faire de l’IA une composante importante de l’économie québécoise, dont Montréal serait le pôle central » [1]. Cette industrie est vue comme un pilier de la croissance économique mondiale par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), notamment.

Afin de pouvoir analyser la situation générée par la crise globale liée à la pandémie de la COVID-19, il est nécessaire de prendre un pas de recul pour se pencher sur les conditions préexistantes à cette crise. Où en est le développement de l’économie capitaliste à l’heure où le déploiement du numérique, de l’intelligence artificielle et du marché des mégadonnées (Big Data) qui est en pleine expansion ?

Applications de traçage et données santé

Partout dans le monde, des pays ont recours à des applications de suivi numérique qui avertissent les gens ayant croisé le chemin d’une personne contaminée. Ainsi, avec le prétexte de vouloir nous protéger du virus, nous assistons à la mise en place de systèmes de suivi systématique des déplacements et des relations entre des milliards d’individu·e·s, alors que les résultats sanitaires sont plus qu’incertains.

C’est d’abord en Chine que plusieurs applications de traçage ont été lancées : elles livrent toutes des code-barres destinés à déterminer le degré de risque que représente un·e individu·e en lien avec son degré d’immunité au virus. Ainsi, le code-barres change de couleur selon cette évaluation du risque : « vert » signifie qu’il n’y a aucun problème, « orange », l’obligation de se placer en quarantaine à la maison et « rouge », l’obligation de se placer en quarantaine dans un lieu centralisé déterminé par l’État. Les individus doivent installer ces applications sur leur téléphone intelligent afin de pouvoir circuler dans la ville. Des détecteurs de code-barres et des checkpoints (points de contrôle) ont été mis en place par les autorités à l’entrée de divers endroits publics, comme les transports ou les centres commerciaux ; seul un code vert permet d’y entrer [2].

Le Canada a décidé de lancer sa propre application pour cellulaire, l’application « Alerte COVID », le 31 juillet dernier. Elle utilise la technologie sans fil Bluetooth pour tracer les contacts entre personnes, mais, comme ce fut le cas à propos d’applications similaires développées ailleurs dans le monde, son efficacité est sérieusement mise en doute, en plus d’être jugée trop intrusive et pas assez sécurisée.

L’engouement de tant de gouvernements pour une solution dont l’efficacité est loin d’être démontrée pourrait surprendre puisque la géolocalisation, ou la présence dans le rayon Bluetooth d’un autre téléphone ne prouvent en aucun cas que la personne atteinte ait réellement pu constituer un risque de contagion. De plus, selon les dires des développeurs de ces applications et des gouvernements qui les mettent en place, il faudrait que les trois quarts de la population d’une ville ou d’un pays la téléchargent pour que l’application soit efficace. Il est difficile de croire que ces taux élevés d’utilisation seront atteints.

D’autre part, plusieurs moyens permettant la surveillance médicale de masse sont en train de voir le jour. La carte d’immunité fait partie des propositions en vogue. L’immunity card [3] est un document d’identité où seraient enregistrés, entre autres, les résultats des personnes ayant été testées. Proposée initialement aux États-Unis, l’Allemagne et le Chili étudient la possibilité d’implanter cette carte. De son côté, le fondateur d’IBM, Bill Gates, fait la promotion d’un certificat numérique qui servirait à identifier les personnes ayant été déclarées positives à la COVID-19, celles qui s’en sont rétablies, celles qui ont été testées, et lorsqu’il y aura un vaccin, celles vaccinées [4].

Ce type de technologie est particulièrement inquiétant si on se fie aux déclarations du ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, le 21 août dernier, affirmant que le gouvernement souhaite attirer les compagnies pharmaceutiques en leur donnant accès aux données de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) :

« On a l’intelligence artificielle, on a la médecine spécialisée […] on a les données de la RAMQ, et les données de la RAMQ, c’est une mine d’or […] Le jour où on peut se rendre confortables, de donner accès à nos données de santé aux compagnies pharma [ceutiques] qui vont venir dans les hôpitaux universitaires qui sont très performants, et on a Mila à côté, qui fait l’algorithme, ou Imagia, c’est winner » [5] !

La crise du coronavirus et la mise en œuvre du capitalisme de surveillance

Pour comprendre la situation actuelle, il est nécessaire de se demander ce que la crise permet d’accélérer : c’est-à-dire le déploiement du capitalisme de surveillance et de la « quatrième révolution industrielle » [6]. Il ne s’agit que d’aller faire un tour sur le site du Forum économique mondial pour comprendre l’ampleur de ce qui se trame pour informatiser nos vies jusque dans ses moindres recoins :

« La crise de la COVID-19 nous démontre que les technologies émergentes comme l’Internet des objets et l’intelligence artificielle ne sont pas seulement des outils, elles sont essentielles au fonctionnement de notre société et de notre économie. En cette période d’instabilité, nous devons les penser en termes d’infrastructures essentielles » [7].

Déjà en 2017, le Forum économique mondial affirmait qu’« entre 50 et 100 milliards d’objets seront connectés en 2020 ». Ces chiffres augmentent de façon exponentielle au rythme de l’installation du réseau 5G, un système de technologie Wi-Fi tout neuf, qui rendra peu à peu obsolètes les ordinateurs et cellulaires que nous avons aujourd’hui.

L’Internet des objets, dont le déploiement complet ne sera possible que lorsque le réseau 5G sera pleinement en place, est l’idée que tous les objets qui nous entourent et que nous utilisons au quotidien soient connectés : nos montres, notre frigo, notre voiture, nos électroménagers, jusqu’aux maisons intelligentes en entier. Bref que tout soit connecté, pour qu’en rentrant chez nous, notre maison nous parle, mette de la musique, allume la lumière, vous propose une recette en fonction de ce qu’il y a dans le frigo, programme le four pour réchauffer le souper… Les programmes d’assistants intelligents comme Alexa ou Google Home sont un premier pas dans cette direction et visent à nous habituer à cohabiter avec l’IA.

Le confinement planétaire généré par la pandémie, tout comme les mesures de distanciation « sociale » qui demeurent en place suite au « déconfinement », nous ont propulsés dans cette nouvelle ère de connexion extrême à nos écrans et aux technologies. En effet, la situation issue de la pandémie a permis la mise en œuvre de deux processus simultanés ; d’une part, nous sommes appelé·e·s à réduire, voire à mettre fin, à la majorité de nos contacts humains et de nos relations interpersonnelles en personne et, d’autre part, nous sommes forcé·e·s d’augmenter notre utilisation d’Internet et nos contacts avec le monde numérique. Et dans ce processus, nous augmentons notre dépendance aux technologies ; les écrans deviennent le mode quasi exclusif d’accès au monde, le commerce en ligne explose et s’étend aux biens essentiels comme la nourriture, tandis que plusieurs plateformes voient le jour afin de gérer les services (santé, éducation à distance…). Déjà nous commençons à nous habituer à recevoir nos services de santé en ligne et le télétravail est louangé comme étant l’avenir du travail, notamment parce qu’il est prétendument plus écologique. Pourtant, bien que l’aire du numérique évite d’imprimer autant de papier, son apport à la réduction des dommages environnementaux s’arrête là, puisque le visionnement de vidéos en ligne, les téléchargements incessants et les vidéoconférences impliquent des milliers de serveurs, qui dans leur majorité carburent au charbon aux États-Unis. La navigation sur Internet contamine autant que l’industrie aérienne, et les chiffres ne cessent de croître [8].

Ce pas de géant du numérique sur l’économie, l’organisation de la société et la vie sociale profite directement à des géants du Web tels qu’Amazon, Facebook, Google et Microsoft. Ces derniers, aujourd’hui beaucoup plus puissants que les États, sont au cœur du développement du capitalisme numérique ; leur modèle d’affaires qui dépend du Big Data est basé non seulement sur la surveillance du comportement en ligne des individu·e·s pour la collecte des données, mais aussi sur la modification des comportements humains et sociaux dans cette nouvelle normalité où nous sommes et serons de plus en plus « connecté·e·s ».

Big data et le marché des données

Il y a tellement de données qui se vendent et s’achètent sur le marché du Big Data que l’extractivisme des données, qui consiste à extraire les données des utilisateurs·trices afin de consolider des bases de données cotées en bourse, est le secteur en majeure croissance dans les bourses du monde, dépassant le secteur pétrolier. Selon les prévisions du cabinet Gartner, « 90 % des données existantes aujourd’hui ont été créées au cours des deux dernières années et la production de ces données devrait exploser de 800 % d’ici 5 ans » [9]. Les données proviennent de partout : des messages que nous envoyons, des vidéos que nous publions, des informations climatiques, des signaux GPS, des achats par cartes de crédit ou encore des transactions en ligne. Nous avons donc des ombres virtuelles qui en savent plus sur nos goûts, nos envies, nos sentiments et nos pensées que nous-mêmes, et pire encore, des machines qui les analysent pour nous donner accès à la réalité digitale qui nous convient, selon Facebook ou Google. Chaque service « gratuit » que nous utilisons en ligne en acceptant d’obscures politiques d’utilisation est en fait un contrat par lequel nous vendons des informations sur nous, en plus de celles recueillies à notre insu, que ce soit par les caméras, les paiements par carte qui remplacent de plus en plus l’argent comptant, etc. Ces informations sont compilées et analysées à l’aide de l’intelligence artificielle, puis peuvent être vendues :

« En collectant massivement des informations sur leurs utilisateurs·trices, elles formulent, à l’aide de l’intelligence artificielle, des prédictions hautement monnayables sur leurs comportements. Le « capitalisme de surveillance » est en somme une forme d’extractivisme, la matière première étant les données personnelles des citoyen·ne·s », résume Aurélie Lanctot au Devoir. [10]

L’affaire de Cambridge Analytica et le scandale de l’utilisation des données pour la manipulation des résultats électoraux, incluant la création de tendances sociales et de mouvements sociaux de toute pièce, auraient pu ralentir le processus, mais ils ont seulement rendu les dirigeant·e·s plus prudent·e·s [11].

Comme le souligne Naomi Klein dans son article « Screen New Deal » [12], les plans de développement des villes intelligentes, basés sur la surveillance et l’interconnectivité des données, affrontaient avant la pandémie de nombreuses réticences en raison de l’ampleur des changements proposés. La pandémie semble avoir fait disparaître ces réticences, agissant comme un choc qui permet de rendre acceptable que nos maisons deviennent notre bureau, notre centre de conditionnement physique, notre école, et même notre prison, si l’État le décide.

Qui s’enrichit et profite de la crise ?

Alors que la pandémie semble générer une reconfiguration des forces au sein du capitalisme global, les hommes les plus riches de la planète en profitent. Entre le 18 mars et le 19 mai 2020, la fortune globale des 600 milliardaires américains a augmenté de 434 milliards en dollars US et les patrons des multinationales de la Silicon Valley sont ceux qui en ont le plus profité. Les mesures de confinement de la population et la fermeture des commerces ont fait bondir les achats en ligne et le besoin de rester connecté·e via les réseaux sociaux, ce qui a fait grimper en flèche la valeur des titres des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) [13]. Entre mars et mai 2020, la fortune de Jeff Bezos — fondateur et patron d’Amazon — a augmenté de plus de 30 %, un bond équivalent à 24 milliards de dollars depuis le début de l’année 2020, soit 4 fois plus que l’augmentation habituelle de sa fortune depuis 2017 [14]. Durant la même période, la fortune de Mark Zuckerberg, patron de Facebook, a bondi de plus de 46 % pour s’élever à 54,7 milliards de dollars. En toile de fond, les titres d’Amazon et de Facebook ont atteint dans la semaine du 22 mai leur plus haut niveau historique.

Le secteur pharmaceutique n’est évidemment pas en reste avec la course effrénée aux médicaments et aux vaccins pour lutter contre la COVID-19. Les États s’en remettent à Big Pharma et à la prétendue générosité de fondations telle que la Fondation Bill & Melinda Gates. Dès le début de la pandémie, Bill Gates a annoncé que sa fondation allait dépenser des milliards pour travailler avec sept fabricants potentiels d’un vaccin afin de financer leur production.

La puissante Fondation Bill & Melinda Gates est l’actrice non étatique la plus puissante de la planète, d’une valeur de 45 milliards de dollars. Fondée par l’un des hommes les plus riches du monde, elle est impliquée depuis de nombreuses années dans l’industrie du vaccin sous le couvert de l’aide humanitaire en matière de santé offerte aux populations des pays les plus pauvres. Une grande partie de son capital est générée grâce à des investissements discutables, notamment dans l’industrie pétrolière [15]. Avec le récent retrait des États-Unis du financement de l’OMS, la fondation devient la plus importante bailleuse de fonds de cette institution internationale. Déjà en 2016, un documentaire intitulé « L’OMS dans les griffes des lobbyistes ? » [16] démontrait le manque d’indépendance de l’institution par rapport à ses bailleurs de fonds privés.

Ne pas s’habituer à la nouvelle « normalité » 

Le 17 mars 2020, le Massachusetts Institue of Technology (MIT) publiait un article intitulé « Nous ne reviendrons pas à la normale » [17], émettant l’hypothèse que la distanciation sociale est là pour rester et que notre mode de vie sera appelé à changer, pour toujours sur certains points…

En effet, six mois plus tard, force est de constater que nous assistons à une véritable réingénierie des comportements sociaux : imposition du télétravail dans plusieurs domaines, peur de la contagion et des quartiers pauvres, délation des voisin·e·s, peur d’une accolade, isolement social et acceptation de la surveillance de masse. Ces modifications accélérées des comportements concordent avec des tendances provoquées entre autres par l’usage de téléphones intelligents et des réseaux sociaux, mais aussi avec le développement exponentiel des technologies qui marquera la prochaine décennie avec l’entrée en scène massive de l’IA dans nos vies.

Alors que le capitalisme de surveillance a bel et bien pris son envol et que son éventail de nouvelles technologies nous est présenté comme des solutions miracles à la crise que nous vivons, nous percevons avec inquiétude la rapide acceptation des mesures qui créent une distance dans nos relations humaines et auxquelles nous sommes appelé·e·s à nous adapter au nom de cette « nouvelle normalité ».

Nous faisons partie du collectif Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC). Nous sommes féministes, à l’étroit dans les moules qui nous sont imposés. Nous sommes blanches, habitantes de territoires voués à la destruction, de territoires tachés du sang de la colonisation, qui se poursuit encore. Nous constatons, subissons, dénonçons et, malgré tout, participons, aux rapports de domination qui façonnent nos communautés, les sociétés humaines, nos vies.

 

Photographie: Propagande. Illustration par Johanne Roussy, 2017


Notes: 

[1] Gélinas, Joëlle, Lavoie-Moore, Myriam, Lomazzi, Lisiane et Hébert, Guillaume (2019). « Financer l’intelligence artificielle, quelles retombées économiques et sociales pour le Québec ? », IRIS, mars, en ligne : https://cdn.iris-recherche.qc.ca/uploads/publication/file/Intelligence_artificielle_IRIS_WEB4.pdf
[2] Agence France-Presse (2020). « Tour du monde des applications mobiles de traçage des contacts », Journal de Montréal, 4 mai, en ligne : https://www.journaldemontreal.com/2020/05/04/tour-du-monde-des-applications-mobiles-de-tracage-des-contacts
[3] Conklin, Audrey (2020). « What are coronavirus immunity card ? », Fox Business, 10 avril, en ligne : https://www.foxbusiness.com/lifestyle/coronavirus-immunity-cards
[4] De Rosa, Nicholas (2020). « Non, Bill Gates ne veut pas vous implanter une micropuce à l’aide d’un vaccin », Radio-Canada, 29 avril, en ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1698428/bill-gates-puce-conspiration-complot-covid-verification-dementi-decrypteurs
[5] Mila est l’Institut des algorithmes d’apprentissage de Montréal, un des plus importants pôles de développement de l’intelligence artificielle dans le monde. Voir : Sioui, Marie-Michèle (2020). « Québec veut attirer les pharmaceutiques avec les données de la RAMQ », Le Devoir, 21 août, en ligne : https://www.ledevoir.com/
politique/quebec/584542/quebec-veut-attirer-les-pharmaceutiques-avec-les-donnees-dela-ramq

[6] Dykes, Melissa (2017). « The Fourth Industrial Revolution : Most People Don’t Even Realize What’s Coming … », Truthstream Media, 30 octobre, en ligne : http://truthstreammedia.com/2017/10/30/the-fourth-industrial-revolution-most-people-dont-even-realize-whats-coming/
[7] Bettinger, Kimmy (2020). « COVID-19 : Emerging technologies are now critical infrastructure —what that means for governance », World Economic Forum, 10 avril, en ligne : https://www.weforum.org/agenda/2020/04/covid-19-emerging-technologies-are-now-critical-infrastructure-what-that-means-for-governance/
[8] Griffiths, Sarah (2020). « Why your internet habits are not as clean as you think », BBC, 5 mars, en ligne : https://www.bbc.com/future/article/20200305-why-your-internet-habits-are-not-as-clean-as-you-think
[9] Gallant, Nicolas (2017). « Big data et intelligence artificielle : profitez de cette révolution en Bourse », Capital, 4 mai, en ligne : https://www.capital.fr/entreprises-marches/big-data-et-intelligence-artificielle-profitez-de-cette-revolution-en-bourse-1225427
[10] Lanctôt, Aurélie (2020). « Déconfinés, surveillés », Le Devoir, 22 mai, en ligne : https://www.ledevoir.com/
opinion/chroniques/579393/deconfines-surveilles

[11] Cambridge Analytica (CA) une société de communication stratégique s’est retrouvée en 2018 au centre d’un scandale mondial pour avoir utilisé les données personnelles de plusieurs dizaines de millions d’utilisateurs·trices de Facebook, afin de diffuser des messages favorables au Brexit au Royaume-Uni et à l’élection de Donald Trump aux États-Unis en 2016, provoquant sa faillite en 2018. Voir : Wong, Julia Carrie (2019). « The Cambridge Analytica scandal changed the world — but it didn’t change Facebook », The Guardian, 18 mars, en ligne : https://www.theguardian.com/technology/2019/mar/17/the-cambridge-analytica-scandal-changed-the-world-but-it-didnt-change-facebook
[12] Klein, Naomi (2020). « Screen New Deal : Under Cover of Mass Death, Andrew Cuomo Calls in the Billionaires to Build a High-Tech Dystopia », The Intercept, 8 mai, en ligne : https://theintercept.com/2020/05/08/andrew-cuomo-eric-schmidt-coronavirus-tech-shock-doctrine/
[13] Agence France-Presse (2020). « Ces milliardaires américains qui se sont enrichis pendant la pandémie », Radio-Canada, 22 mai, en ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1705314/coronavirus-riches-economie-fortune-pandemie-etats-unis
[14] Forbes. « # 1 Jeff Bezos », en ligne : https://www.forbes.com/profile/jeff-bezos/?list=forbes-400&sh=782cc5801b23 (page consultée en novembre 2020)
[15] Courrier international (2007). « Petits problèmes d’éthique. Les étranges placements de la Fondation Gates », 31 octobre, en ligne : https://www.courrierinternational.com/article/2007/02/01/les-etranges-placements-de-la-fondation-gates
[16] Arte (2017). « L’OMS : dans les griffes des lobbyistes ? », 3 avril, en ligne : https://info.arte.tv/fr/film-loms-dans-les-griffes-des-lobbyistes
[17] Lichfield, Gideon (2020). « We’re not goint to normal », MIT Technology Review, 17 mars, en ligne : https://www.technologyreview.com/2020/03/17/905264/coronavirus-pandemic-social-distancing-18-months/

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Instantanées de la Covid-19

31 août 2022, par Raul Gatica
  I Comment est le monde là-dedans ? Demande le vent qui se pointe à la fenêtre. Dehors rien d’autre que bruits, voix et alarmes. La boule aux ventouses a volé nos (…)

 

I

Comment est le monde là-dedans ?
Demande le vent qui se pointe à la fenêtre.

Dehors rien d’autre que bruits, voix et alarmes.
La boule aux ventouses a volé nos trottoirs,
a fait disparaitre les autres fléaux.

Plus que le virus,
la peur nous est contagieuse.

Le monde tremble,
s’ébranle,
frissonne.
Nous nous appréhendons nous-mêmes;
nous refusant la toux,
la fièvre et le respir.

Nous avons blanchi nos vies à force de les laver.

 

II

La planète s’enfièvre sous les déclarations.
Les gouvernements crachent leurs réponses.
Faisant feu à l’aveuglette dans toutes les directions.
Réalisant que le système est un respirateur hors d’usage.

Ils vacillent et ils tremblent
ceux qui ont détourné l’avenir à leur profit.
Plus que ceux qui, avec ou sans pandémie,
ont la certitude que leur mort ne compte pas.

J’aimerais tant,
quand faiblira la rumeur des actionnaires,
que la pourriture humaine se retrouve sans masque,
et qu’aucun vaccin ne vienne la sauver.
Si on pouvait se réveiller sans souhaiter que le monde redevienne comme avant.

 

III

 Je suis enfermé,
Le monde du dehors me regarde.
une photo du dernier restaurant, de la dernière rencontre;
de cette nuit ou mes pieds
ont entonné la cumbia de mes pas en savourant la rue.

Je me fais pitié.
Je suis moi et quelqu’un d’autre.
ils m’ont transmis leur peur :
le masque est impuissant face à ce que l’on entend.

 

IV

Quand mes souliers chevauchent les ruelles,
sous la gifle de l’air froid,
le monde que j’ai connu se tord dans l’effroi :
dresse des cloisons de deux mètres,
et croit naïvement :
«que les malheurs ne sautent pas».

 

V

 La planète est un masque ambulant.
Elle enfile sa muselière pour esquiver la mort :
cagoules nouveau genre en bleu ou en blanc.
Passe-montagnes de plastique,
derrière lesquels le médecin ou le commis nous répondent et nous repoussent.

Nous fuyons l’autre comme on s’échappe d’un assassin.

 

VI

Peur de toucher les poignées.
Alors laisse les portes nues.
Ou plutôt : bas les portes !
Comme ça je n’aurai pas besoin de crocheter pour t’embarquer.

Refuse la quarantaine.
Oublie les foutus deux mètres.
Contaminons-nous
toi de moi,
moi de toi,
Que les virus nous écrasent,
nous piétinent,
nous écrabouillent
et qu’ils déambulent partout où ils veulent
jusqu’à ce que nous mourrions entre nous.
En ces temps où la mort n’est qu’un nombre,
un orgasme est la seule chose acceptable.
Mais je tiens à t’avertir :
j’aurai un problème si tu exiges
que je mette une capuche ailleurs qu’en bas du nombril.

 

Vancouver, B.C., 3 juin 2020

 

Traduction par Pierre Bernier

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Lutte contre la COVID-19 à Fortaleza : actions menées par le Front de lutte pour un logement décent

31 août 2022, par Mayara Moreira Justa, Natália Brito e Souza et Thaís Oliveira Bezerra de Sousa
Cet article relate les actions menées par le Front de lutte pour un logement décent (FLMD) pour éviter la propagation de la COVID-19 dans les bidonvilles de Fortaleza, capitale (…)

Cet article relate les actions menées par le Front de lutte pour un logement décent (FLMD) pour éviter la propagation de la COVID-19 dans les bidonvilles de Fortaleza, capitale de l’État du Ceará, situé dans la région du nord-est du Brésil. Selon l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE) Fortaleza est considérée comme la capitale la plus densément peuplée au pays, et c’est spécifiquement dans les zones périphériques et dans les quartiers faiblement desservis en services publics que l’on retrouve les plus hauts taux de densité populationnelle. Cette configuration est le produit d’une politique urbaine inéquitable, peu participative et axée sur la concentration des actifs financiers dans les régions touristiques et portuaires. Preuve en est que sur ses plus de 2,5 millions d’habitant·e·s, près de 1,1 million d’habitant·e·s de Fortaleza résident dans des logements précaires, répartis sur seulement 11 % de sa superficie [1]. Ainsi, en mai 2020, le Ceará s’est distingué comme le deuxième État ayant le plus grand nombre de cas de COVID-19 au Brésil [2]. En date du 18 décembre 2020, le Secrétariat municipal de la santé rapportait 78 878 cas confirmés et 4 159 décès dus à la maladie à Fortaleza.

Contexte des projets menés par le FLMD

Lorsque les autorités sanitaires ont commencé à recommander l’isolement et la distanciation « sociale » pour lutter contre la propagation du virus, ainsi qu’à encourager l’adoption de mesures préventives telles que le lavage fréquent des mains et le port du masque, les autorités publiques ont émis des décrets et des actes normatifs, dont certains prévoyaient des sanctions. Cependant, ces règles sanitaires furent mises en place sans prendre en compte les conditions de vie d’une grande partie de la population, notamment l’accès précaire pour une majorité aux services sanitaires de base et à des logements décents. Le besoin de se déplacer pour le travail vers des zones où les services sont concentrés n’a pas non plus été pris en compte, de même que la réduction ou la perte totale de revenus pour les travailleurs·euses, en particulier les travailleurs·euses autonomes. Ce portrait montre l’écart considérable entre les recommandations émises, qui correspondent à l’horizon souhaité des mesures de prévention et de réduction de la propagation de la maladie, et la possibilité de respecter ces conditions étant donné la réalité d’extrême pauvreté des résident·e·s des bidonvilles de Fortaleza.

En l’absence d’un plan étatique spécifique pour contenir l’avancée de la COVID-19 dans les périphéries, les communautés se sont organisées elles-mêmes, à travers les associations de quartier et les mouvements sociaux, afin de mener des actions de solidarité pour assurer la sécurité alimentaire des familles, ainsi que pour prévenir et combattre la propagation de la maladie. En ce sens, l’appui technique et matériel du FLMD, formé lui-même par une confluence d’organisations sociales et communautaires, a été déterminant au succès des projets communautaires.

La stratégie du FLMD pour répondre aux besoins des communautés

Dès le début de la pandémie, les membres du FLMD ont commencé à réfléchir à des stratégies pour prévenir et combattre la COVID-19 à Fortaleza, en ciblant les communautés les plus vulnérables à partir des besoins et observations des habitant·e·s eux et elles-mêmes. Sans aucun soutien gouvernemental, ce groupe a articulé et construit des réseaux de coopération pour cibler les besoins et acheminer les ressources de façon prioritaire aux cas les plus urgents, tout en maintenant son rôle de porte-parole auprès des pouvoirs publics au moyen de plaidoyers pour revendiquer le droit de la population à des infrastructures qui soutiennent la santé.

La stratégie du FLMD pour soutenir les habitant·e·s les plus vulnérables à Fortaleza a été de s’engager dans la rédaction de projets pour obtenir des fonds servant à fournir des bourses aux résident·e·s pour que ces derniers·ères puissent mettre en place des projets d’aide d’urgence selon les besoins dans leurs quartiers respectifs. Ainsi, dans une perspective participative, les projets ont été élaborés en dialogue avec les habitant·e·s de façon à arrimer chaque appel d’offres aux demandes des communautés pour faire face à la pandémie. En fin de compte, ce processus efficace a permis d’assurer la sécurité alimentaire et les moyens d’assainissement pour de nombreuses personnes.

Mise en œuvre des projets pour soutenir la lutte contre la COVID-19 à Fortaleza

D’avril à octobre 2020, le FLMD a préparé et réalisé 4 projets, financés par 4 institutions d’importance pour la défense des droits des communautés marginalisées au Brésil, soit : la Coordination du service œcuménique (CESE), le Forum national sur la réforme urbaine (FNRU), le Fonds brésilien pour les droits humains (FBDH) et la Fondation Oswaldo Cruz (Fiocruz). Les actions ont été menées en partenariat avec des organisations communautaires dans 14 quartiers et communautés de Fortaleza : Aldaci Barbosa, Bom Jardim, Caça e Pesca, Cidade Jardim, Jangadeiros, Lagamar, Mucuripe, Palmeiras, Pici, Poço da Draga, Raízes da Praia, Rio Pardo, Serviluz-Titan et Vila Vicentina.

Les projets se sont concentrés sur trois grandes lignes d’action. Le premier axe visait à renforcer et à améliorer les actions de développement déjà en cours dans les communautés concernées, comme la production d’une base de données permettant d’identifier les familles socialement vulnérables et les personnes les plus à risque au sein des communautés visées. Ainsi, les données recueillies au moyen de formulaires et de questionnaires ont permis de faire le suivi de l’évolution des cas de COVID-19 ainsi que d’établir un portrait des conditions socioéconomiques et des impacts de la COVID-19 sur les familles suivies. Cette recherche a aussi assuré la continuité de la distribution de paniers de nourriture de base selon les besoins  et l’octroi d’une aide de subsistance aux bénéficiaires volontaires.

En ce qui concerne l’axe 2, l’objectif était d’assurer la pleine protection des bénéficiaires lors de la réalisation des projets, ainsi que la prévention de la contamination par la maladie parmi les résident·e·s. Cela a été réalisé à travers la distribution d’équipements de protection individuelle (EPI) aux bénéficiaires, la distribution de masques et de trousses d’hygiène aux résident·e·s et l’installation et l’entretien d’éviers communautaires équipés de trousses pour le lavage des mains.

Enfin, l’axe 3 visait à sensibiliser les habitant·e·s de la communauté à l’importance d’adopter des mesures de prévention, nommément la distanciation physique et l’utilisation de masques. Pour cela, les projets ont utilisé une variété d’outils et de moyens de communication, incluant : la production de cartes et de vidéos informatifs, la diffusion en direct sur les réseaux sociaux et sur les applications de messagerie, l’organisation de campagnes de sensibilisation dont les messages étaient relayés par des véhicules routiers équipés de son, et la distribution de matériel informatif imprimé.

Les méthodologies mentionnées ci-dessus ont fonctionné de manière complémentaire et, à plusieurs reprises, elles se sont chevauchées, permettant la mobilisation des communautés et la gestion efficiente des ressources.

Résultats et retombées des projets communautaires de lutte contre la pandémie à Fortaleza

Les projets mis en place pour considérer les besoins des habitant·e·s les plus démuni·e·s de Fortaleza ont porté fruit grâce à la synergie entre l’apport technique du FLMD et la mobilisation communautaire sur le terrain. Bien que chacun des 4 projets a eu une portée différente, on peut dire qu’en général, la collecte de données sociodémographiques effectuée par le biais d’outils comme le géoréférencement a permis de brosser un portrait plus précis des communautés en situation de plus grande vulnérabilité sociale et en situation de risque plus élevé de contamination de COVID. L’échantillonnage ciblé a permis entre autres d’identifier les familles ayant perdu leurs revenus en raison de la pandémie et de leur venir en aide en priorité. De plus, une mesure du niveau d’engagement des communautés a été rendue possible grâce au suivi effectué par le FLMD sur les médias sociaux.

Ainsi, les activités menées ont abouti à la distribution de 360 paniers de nourriture de base et de 810 trousses d’hygiène dans les quatorze quartiers mentionnés ci-dessus. Le suivi et le contrôle des cas ont été effectués dans environ 288 familles pendant une période d’environ cinq mois.

La nature collaborative des projets a généré des retombées multiples et multiplicatives au sein des communautés telles : la formation des résident·e·s, principalement des jeunes engagé·e·s dans la lutte communautaire ; le renforcement de l’autonomie des communautés face à l’inaction des pouvoirs publics ; la stimulation de l’économie locale des bidonvilles, à travers la génération de revenus par l’octroi de bourses et l’achat de nourriture pour les paniers effectués dans les commerces locaux. Pour le FLMD, le processus de recherche de financement s’est maintenu et a permis d’impliquer des acteurs communautaires qui ne contribuaient pas encore à l’action collective.

Les données recueillies pour la mise en œuvre des projets à Fortaleza ont été réinvesties par le FLMD dans l’élaboration d’un dossier national portant sur les impacts de la maladie nommé « Les Métropoles et COVID-19 » produit par l’Observatoire des Métropoles en partenariat avec le FNRU. Une collecte de données supplémentaire a été effectuée dans le contexte de production de ce dossier, coordonnée par le Laboratoire d’études sur le logement (LEHAB), sous la forme d’un formulaire électronique rempli principalement par les résident·e·s de 22 territoires situés dans des zones de la périphérie de Fortaleza et de la région métropolitaine. Les données recueillies dans ce contexte ont été systématisées et analysées, dans le but de connaître les impacts de la pandémie sur d’autres domaines que celui de la santé, incluant les perspectives de 43 participant·e·s sur des thèmes tels que les expulsions de logement et les opérations de police en période de pandémie, par exemple.

Nous soulignons que l’un des constats probants des données issues des projets est la mise en évidence d’une relation inversement proportionnelle entre le revenu moyen par quartier et le nombre de décès de la COVID-19 à Fortaleza. Le FLMD compte poursuivre l’analyse des données recueillies dans le but d’organiser des actions pour exiger des pouvoirs publics la mise en place de mesures pour résoudre et atténuer les effets néfastes de la pandémie sur les habitant·e·s des bidonvilles de Fortaleza.

Constats et considérations finales

Depuis le début de la pandémie, d’après les données officielles diffusées par les paliers municipal et provincial, l’inaction des pouvoirs publics en tant que gardien de la vie dans les zones de pauvreté extrême est restée évidente. Cela peut être constaté par l’insuffisance des campagnes de sensibilisation et de prévention, la dissociation des campagnes avec la réalité des communautés, l’absence d’actions pour atteindre les conditions minimales permettant l’isolement physique, outre le retard des actions d’assistance sociale, qui comprend la distribution de paniers de nourriture de base.

Parmi les autres problèmes mis en évidence lors de l’analyse des actions et omissions de l’État face à la pandémie, l’abandon presque total de la population en situation d’itinérance est frappant. Bien que les difficultés soient encore plus grandes pour ces personnes hautement vulnérabilisées depuis l’avènement de la pandémie, il n’existe encore aucune politique publique visant à garantir un service permanent destiné spécifiquement à la sécurité alimentaire des personnes sans logement à Fortaleza.

Les violations du droit fondamental à un logement décent sont également un point de dénonciation récurrent, lié directement et indirectement à l’absence de routines de suivi pour prévenir la contamination par le coronavirus. Outre l’identification des violations des droits, le dossier a souligné le potentiel et la force de l’organisation populaire d’urgence qui a été déployée pour venir en aide aux plus démuni·e·s. L’une des conclusions est donc que le rôle joué par la société civile organisée était essentiel pour atténuer les effets de la COVID-19 sur les communautés, et que les actions menées par les organisations communautaires et leurs partenaires étaient indispensables et ont contribué à garantir la dignité humaine de leurs bénéficiaires.

Bien que la production du dossier en soi ait contribué à la lutte pour la dignité en élucidant des impacts de la maladie sur la vie des habitant·e·s des périphéries de Fortaleza, la participation populaire apparaît comme l’un des éléments les plus significatifs du succès des projets. Ainsi, au-delà de la production et de la publication des données, le FLMD continue à mener des actions de plaidoyer auprès des pouvoirs publics, s’appuyant sur les situations concrètes de pauvreté extrême constatées lors de ses recherches sur le terrain. En ce sens, le FLMD a demandé la mise sur pied d’une audience publique auprès du législateur de l’État afin de présenter l’étude à la société en général, ainsi que pour exiger de l’État qu’il prenne des mesures adéquates pour lutter contre la précarité constatée.

Le suivi effectué dans les communautés à travers les projets appuyés par le FLMD a permis de rejoindre un nombre important de familles, et de tracer un portrait de l’impact de la pandémie dans ces communautés. Nous soulignons enfin que l’espoir et la solidarité ne nous ont pas quittés tout au long de ces projets qui ont révélé tant de besoins humains de base. Au milieu de ce sombre scénario de nombreux décès et d’innombrables difficultés, l’affection, la tendresse et l’espoir ont continué à guider notre lutte pour une société plus juste et plus égalitaire. Les apports technique et humain du FLMD aux projets mis en place à Fortaleza auront contribué à soutenir de façon tangible les plus démuni·e·s, et nous poursuivrons la lutte auprès de l’État pour que leurs droits soient promus et reconnus.

 

Photographie: Dans des rues achalandées des communautés démunies, des boursiers attachent aux arbres des bouteilles d’eau savonneuse afin de faciliter le lavage des mains, mai 2020. Courtoisie du FLMD.

 

Traduction par Gilciene Monney avec la collaboration de Rosa Peralta

 


Notes: 

[1] Pequeno, Renato et al. (2020). As metrópoles e a COVID-19: dossiê nacional. A COVID-19 nas periferias de Fortaleza. Fortaleza : Observatório das Metrópoles. Instituto nacional de Ciência e Tecnologia, en ligne : https://www.observatoriodasmetropoles.net.br/wp-content/uploads/2020/07/Dossi%C3%AA-N%C3%BAcleo-Fortaleza_An%C3%A1lise-Local_Julho-2020.pdf
[2] Jornal Nacional (2020). « Ceará é o segundo estado com mais casos do novo coronavírus », 14 mai, en ligne : https://g1.globo.com/jornal-nacional/noticia/2020/05/14/ceara-e-o-segundo-estado-com-mais-casos-do-novo-coronavirus.ghtml

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Peuples autochtones de l’Amazonie et insuffisance des politiques d’urgence en réponse à la pandémie

31 août 2022, par Frederico Augusto Barbosa da Silva et Isabella Cristina Lunelli
La pandémie de COVID-19 met les politiques publiques à rude épreuve et exige des actions rapides et en temps opportun de la part des fonctionnaires d’État. La lenteur, voire (…)

La pandémie de COVID-19 met les politiques publiques à rude épreuve et exige des actions rapides et en temps opportun de la part des fonctionnaires d’État. La lenteur, voire l’absence de prise de décision et de leur mise en œuvre ont des conséquences tragiques ; ce sont les groupes sociaux les plus vulnérables qui souffrent le plus. Dans ce cas, les nombreuses faiblesses des politiques publiques destinées aux Autochtones ont fait surface : la pandémie en expose et en amplifie les déficiences.

São Gabriel da Cachoeira, une municipalité autochtone

Le territoire brésilien abrite 820 000 personnes autochtones de 305 peuples différents. Le nord du pays concentre 37,39 % de cette population (305 873 individus) dont le contingent le plus important est établi dans l’État d’Amazonas. Quelques municipalités brésiliennes rassemblent une majorité autochtone : parmi elles, São Gabriel da Cachoeira (SGC) [1], dont 76,6 % de la population est autochtone, représentant plus de 29 000 personnes. La région est située à l’extrême nord-ouest du territoire brésilien, à la frontière avec la Colombie et le Venezuela ; c’est d’ailleurs par São Gabriel que la rivière Rio Negro commence son voyage en terres brésiliennes. Dans le bassin du Rio Negro, 23 peuples autochtones vivent ensemble.

Cet article souligne les (in)adéquations et les effets des programmes de transfert de revenus du gouvernement fédéral brésilien — Programa Bolsa Família (Programme de prestations familiales, PBF) et le programme d’aide d’urgence (AuxEm) — sur les peuples autochtones de la région du Rio Negro, dans l’État d’Amazonas. Il décrit comment les problèmes qui étaient déjà présents au sein du PBF sont aggravés par des erreurs dans la mise en place d’actions pour faire face à la pandémie. Ces actions, dites d’urgence, sont extrêmement lentes, et reflètent un manque de connaissance des besoins réels et locaux des peuples autochtones, étant donnée l’absence de dispositifs sociaux d’écoute et de délibération participative. Les effets négatifs s’accumulent et révèlent la négligence dans la garantie du droit à la vie des peuples autochtones, d’une part, et les dommages causés à la charge publique, d’autre part.

Les problèmes des programmes de transfert de revenus dans la municipalité de São Gabriel da Cachoeira (SGC)

Institutionnalisé en 2004, le PBF a unifié certains programmes de transfert de revenus, dont la « bourse-école » (Bolsa Escola) et la « bourse alimentation » (Bolsa Alimentação). L’idée était qu’un seul programme faciliterait la gestion et faciliterait l’étendue territoriale et démographique de ses avantages. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement a pris des mesures pour « identifier activement » les familles qui étaient exclues du programme et leur en garantir l’accès, ce qui s’est traduit par une augmentation significative du nombre de bénéficiaires.

Dans le cas des peuples autochtones, l’identification a permis à des personnes qui vivaient loin des centres urbains, dans des endroits où les services publics n’étaient pas disponibles, d’avoir accès à la politique. Le PBF a aussi subi quelques rectifications opérationnelles destinées aux bénéficiaires autochtones. Les familles autochtones ont obtenu un statut dit « prioritaire » [2] dans l’obtention de la prestation par rapport à d’autres familles ayant un revenu équivalent. À SGC, en juillet 2020, 97,5 % des quelques 5 500 familles bénéficiaires parmi les groupes prioritaires étaient autochtones. Il était également prévu d’améliorer la formation aux gestionnaires et aux équipes de soin de ces familles dans le respect de leurs spécificités culturelles.

Les problèmes liés à la mise en application des programmes de transfert de revenus dans la région de l’Alto-Rio Negro (Haut Rio Negro) ont commencé bien avant la pandémie. Depuis 2013, des études mandatées par les organismes gouvernementaux signalent une « incompréhension totale » des aspects du programme par les bénéficiaires autochtones [3]. Les études exposent deux raisons principales de ce malentendu : (1) la désinformation et l’opacité des règles et procédures quant à la communication des fonctionnaires avec les bénéficiaires, et (2) l’absence de campagnes d’information organisées en collaboration avec les peuples autochtones locaux et rédigées en langue d’origine. Un autre point contraignant mis en évidence par les études était de nature bureaucratique : l’exigence excessive de la documentation en version papier ainsi que la nécessité de comprendre les opérations bancaires impliquant des mots de passe et des cartes magnétiques, notamment, entravent l’accès aux ressources des familles autochtones. D’autres occasions documentées montrent que ces procédures exposent les familles autochtones à des situations de vulnérabilité économique, notamment face à l’opportunisme de certains marchands locaux qui profitent de leur méconnaissance pour demeurer en possession des cartes magnétiques et fixer des prix abusifs.

En outre, on observe un manque de ressources pour la mise en application des politiques publiques dans cette municipalité aux dimensions territoriales étendues (109 181 245 km²), tel le nombre insuffisant de véhicules pour faire le suivi des conditions qui devraient aboutir à la finalité du programme. En conséquence, le flux migratoire saisonnier des peuples autochtones vers la zone urbaine s’intensifie. C’est le cas des peuples Hupd’äh et Yuhup ́dëh, considérés comme des contacts récents (jusque récemment ces peuples vivaient sans interaction avec la société blanche). Lorsqu’ils et elles arrivent en ville, les Autochtones restent des mois à camper dans des conditions précaires dans des tentes en toile près d’un embarcadère de la rivière Rio Negro, accentuant les vulnérabilités et leur exposition à la discrimination [4]. Les familles autochtones disposent également de peu de ressources financières pour payer des déplacements constants et n’ont pas suffisamment accès aux transports pour se déplacer.

Entre 2013 et 2019, l’État a commencé à chercher des solutions aux problèmes signalés, en embauchant des locuteurs de langues autochtones locales, en étendant les heures de service, et en établissant des partenariats pour le relais de marchandises visant à épargner les déplacements à partir des communautés éloignées. Une autre réponse a été la mobilisation d’équipes de santé autochtones et la distribution de paniers de produits de base pour minimiser les problèmes locaux de sécurité alimentaire. En outre, les équipes ont organisé des ateliers et des réunions sur les terres autochtones afin de fournir plus d’informations sur la délivrance de documents civils.

Les impacts de la pandémie

En février 2020, le ministre de la Santé a officiellement publié la Déclaration d’urgence, qui comportait des mesures visant à prévenir, contrôler et contenir les risques liés à la COVID-19 dans tout le pays. La Fondation nationale de l’Indien (FUNAI) a publié l’ordonnance 419 en mars, qui donnait les lignes directrices pour la protection des peuples autochtones. Ainsi, les permis d’entrée dans les terres autochtones à travers le pays ont été suspendus, tandis que des mesures ont été adoptées pour interrompre les déplacements en bateau tout au long de Rio Negro. Ces mesures étaient indispensables compte tenu de la fragilité immunologique reconnue des peuples autochtones et des conditions de vie des communautés vivant dans des logements précaires dépourvus d’installations sanitaires de base en zone urbaine et périurbaine. De plus, la ville de SGC ne disposait pas d’unités de soins intensifs ni de respirateurs mécaniques pour répondre aux besoins de la population.

Les difficultés d’accès aux services publics dans la région de l’Alto-Rio Negro ont été identifiées depuis longtemps et c’est pour y répondre que le Forum interinstitutionnel des politiques publiques a été créé, en 2010. La demande d’un réseau de santé publique adéquat, dont l’absence se reflète par l’apparition d’épidémies successives (en particulier le paludisme et la dengue) au sein de la population s’éternise depuis des décennies. Tenant compte des progrès imminents de la pandémie dans la région, le Forum, accompagné d’institutions d’État et de groupes autochtones et ecclésiastiques, a décidé d’interdire l’accès des peuples non autochtones aux terres autochtones de la région, en mettant l’accent sur l’approvisionnement en médicaments et en nourriture et le souci de réduire la fréquence de « descente » des peuples autochtones à la ville.

La gestion des impacts par la judiciarisation

Malgré les actions du Forum, les mesures prises par l’État sont insatisfaisantes, inadéquates et insuffisantes pour organiser l’isolement sanitaire des peuples autochtones dans leurs villages, encourageant la formation de files d’attente et d’agglomérations pour l’accès aux ressources.

Par conséquent, la voie de sortie a été par la judiciarisation. En mai 2020, après de nombreuses recommandations de diverses agences d’État, et motivé par des plaintes successives et les mises en garde sur l’aggravation de la situation de la part d’organisations autochtones et alliées de la région, le Ministère public fédéral (MPF) a déposé trois actions qui se sont distinguées dans l’étendue géographique de leur portée et par les institutions interpellées.

Le juge a accepté les demandes du MPF et a exigé l’adéquation des programmes facilitant la protection des Autochtones dans le contexte de COVID-19. Parmi les mesures à mettre en place rapidement par l’État, on compte :

– La prolongation du délai de prestations pour plus de 6 mois (180 jours) ;
– L’adéquation des demandes gouvernementales liées aux programmes ;
– L’adoption de mécanismes facilitant l’accès des agents publics aux zones reculées, afin d’éviter le déplacement des résidents autochtones vers les centres urbains ;
– La mise en œuvre d’une distribution alimentaire ou de mécanismes similaires dans les villages ;
– La préparation et la diffusion de matériel d’information destiné aux peuples autochtones, incluant des conseils sur l’accès aux avantages et sur comment minimiser les risques de contamination de la COVID-19.
– L’extension des heures de service des succursales bancaires et des maisons de loterie pour faciliter les retraits bancaires.

Malgré la décision du Tribunal, les mesures n’ont pas été mises en place, y compris la livraison de paniers de base à la population autochtone, tout ceci nonobstant l’amende journalière élevée prévue en cas de non-conformité. En outre, la surveillance des mesures adoptées par les organismes et institutions publics était déficiente. Il convient également de mentionner que l’une des demandes faisait état du besoin d’un soutien logistique de la part de l’armée brésilienne, étant donné que São Gabriel est située dans une région frontalière. Selon la législation nationale, la mobilisation de l’armée est à la discrétion du pouvoir exécutif, qui n’a pas assuré son rôle dans cette demande de protection.

Ce manque d’opérabilité des politiques publiques destinées aux Autochtones expose l’absence de volonté du gouvernement fédéral à garantir le droit à la vie des peuples. Il montre également que même les dommages causés au fonds foncier (les amendes pour non-respect du jugement) ne poussent pas le gouvernement à inverser la lenteur et l’inefficacité des actions publiques dans le pays. L’absence historique d’un programme gouvernemental de nature multiculturelle reflète la persistance du racisme systémique au Brésil. Cet article met en lumière la pluralité des stratégies mobilisées pour faire valoir les demandes des peuples. Dans ce cas précis, la judiciarisation a été un moyen d’essayer de faire porter et respecter la voix autochtone au Brésil. Ainsi, la performance du Ministère public fédéral a été cohérente avec son rôle de maintien de la démocratie comme instrument d’accès à la justice pour les peuples autochtones, notamment dans l’acquisition de leurs droits fondamentaux et dans la réduction des inégalités générées par les politiques publiques [5].

Considérations finales

Dans ces temps de pandémies, il est clair que celle causée par le nouveau coronavirus accentue les vulnérabilités sociales. Dans le cas des peuples autochtones de l’Alto-Rio Negro, les conditions de vie des Autochtones se dégradent. Le modus operandi des structures étatiques est inadéquat et dépassé, et constitue, au contraire, un obstacle au respect des droits des peuples autochtones pourtant déclarés constitutionnellement et internationalement.

Pour une bonne gestion des politiques publiques concernant les peuples autochtones, il est indispensable de déconstruire la conception totalisante de la notion d’autochtonie. Bien que créée pour définir un groupe d’individus à qui des actions publiques spécifiques sont destinées, son utilisation inappropriée peut anéantir précisément ce que l’on veut préserver, c’est-à-dire la diversité des peuples et des cultures qui la composent. Une autre question à traiter est le modèle centralisé de prise de décision de la sphère fédérale, qui ne tient pas compte des dimensions territoriales et des réalités locales spécifiques des différents peuples autochtones.

La judiciarisation a cette fois servi à dénoncer les failles des politiques de transfert de revenus destinées aux peuples autochtones en temps de pandémie. Bien que la réalisation des droits se fasse toujours attendre, la réussite de ce processus réside dans l’alignement d’une agence de l’État avec les revendications des mouvements sociaux pour la protection de la dignité autochtone.

 

Photographie: Files d’attente pour les prestations de transfert de revenu dans la SGC pendant la pandémie. Source : Institut socio-environnemental (2020)

 

Traduction par Daniel Guymaraes, avec la collaboration essentielle de Rosa Peralta

 


Notes: 

[1] Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística-IBGE (2012). Os indígenas no Censo Demográfico 2010 : primeiras considerações com base no quesito cor ou raça, en ligne : https://www.ibge.gov.br/indigenas/indigena_censo2010.pdf
[2] Les groupes prioritaires sont également des familles quilombolas et des personnes sauvées du travail esclavagistes, bien qu’il soit admis qu’il existe une plus grande diversité de groupes familiaux ayant des spécificités culturelles qui pourraient faire partie de cette catégorie. Voir : Brasília : Ministério do Desenvolvimento Social e Combate à Fome (2014). Estudo sobre o desenho, a gestão, a implementação e os fluxos de acompanhamento das condicionalidades de saúde associadas ao Programa Bolsa Família (PBF) para povos indígenas, en ligne : https://aplicacoes.mds.gov.br/sagi/pesquisas/documentos/pdf/
sumario_139.pdf

[3] Brasília : Ministério do Desenvolvimento Social e Combate à Fome (2016). Estudos Etnográficos sobre o Programa Bolsa Família entre Povos Indígenas, en ligne : https://fpabramo.org.br/acervosocial/wp-content/uploads/sites/7/2017/08/513.pdf. Silva, José Jaime da, Bruno, Miguel Antonio Pinho et Silva, Denise Britz do Nascimento (2020). « Pobreza multidimensional no Brasil : uma análise do período 2004-2015 », Brazilian Journal of Political Economy, vol. 40, no. 1, p. 138-160.
[4] Silva, Rafael Moreira Serra da (2017). Signos de pobreza : uma etnografia dos Hupd’äh e dos benefícios sociais no Alto Rio Negro, mémoire. Universidade Federal de Santa Catarina.
[5] Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes-CEPAL (2019). « Implementando Desigualdades : Reprodução de Desigualdades na Implementação de Políticas Públicas », en ligne : https://www.ipea.gov.br/portal/images/stories/PDFs/livros/livros/190612_
implementando_desigualdades.pdf

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Défis juridico-politiques des communautés Pantaneira pendant la pandémie : le cas de la voie navigable Paraguay-Parana

31 août 2022, par Claudia Regina Sala de Pinho et Priscylla Monteiro Joca
Les communautés traditionnelles Pantaneira vivent et coexistent dans l’écosystème du Pantanal, la plus grande zone humide continue de la planète, et dans ses régions (…)

Les communautés traditionnelles Pantaneira vivent et coexistent dans l’écosystème du Pantanal, la plus grande zone humide continue de la planète, et dans ses régions montagneuses environnantes. Ces communautés ont leur propre mode de vie. Elles y vivent depuis plusieurs générations, en s’adaptant aux variations des cycles de l’eau et des divers milieux naturels du Pantanal, qui incluent la forêt, le cerrado et la zone de transition. Les savoir-faire traditionnels des Pantaneiros sont basés sur leurs expériences environnementales, écologiques et culturelles, sur l’oralité et l’observation, sur leurs propres coutumes et perceptions, et sur l’utilisation, la gestion et la préservation de leur habitat.

Les communautés Pantaneira font partie des Peuples et communautés traditionnelles (PCT) du Brésil. Les PCT sont des groupes et des collectifs qui se reconnaissent comme culturellement différenciés, et qui détiennent leurs propres formes d’organisation sociale, basées sur l’occupation et l’exploitation des territoires et ressources naturelles comme condition pour la reproduction culturelle, sociale, religieuse, ancestrale et économique, et sur l’utilisation des connaissances, des innovations et des pratiques générées et transmises par la tradition.

Cet article vise à mettre en lumière comment les droits des PCT au Brésil ont été effectivement reconnus et mis en œuvre ou pas, en examinant des scénarios avant et pendant la pandémie de COVID-19. Pour ce faire, nous nous appuyons sur le cas des défis des communautés Pantaneira face à l’établissement de la voie navigable Paraguay-Paraná. Cet article se base sur une recherche bibliographique et documentaire ainsi que sur des données rassemblées et des analyses menées à partir de l’expérience de Claudia Sala de Pinho, coauteure de cet article, biologiste et chercheuse qui fait elle-même partie d’une communauté traditionnelle Pantaneira ainsi que du Réseau des peuples et communautés traditionnelles (REDE). En premier lieu, nous exposons les principaux défis juridiques et politiques qui affectaient les PCT avant l’avènement du coronavirus, pour ensuite étayer la façon dont ces défis et plusieurs autres ont été vécus pendant la pandémie. Finalement, nous présentons le cas de la voie navigable Paraguay-Paraná et ses principaux impacts sur les communautés traditionnelles Pantaneira.

Qui sont les PCT ?

Les PCT représentent diverses identités ethniques et occupent les biomes brésiliens les plus variés, jouant un rôle fondamental dans la conservation de la sociobiodiversité brésilienne. Après des décennies de luttes auprès de l’État brésilien, les droits des PCT sont désormais reconnus et fondés par des cadres juridiques nationaux et internationaux [1].

Une diversité de peuples comme les Autochtones, les Quilombolas [2], les Tsiganes, les Pantaneiros et plus de 27 autres groupes ethniques sont reconnus comme PCT par l’État brésilien [3] . Par ailleurs, plusieurs autres groupes sont en train de s’affirmer ou d’exiger cette même reconnaissance, qui englobe l’inclusion de leur identité, de leurs traditions juridiques et politiques et de leurs droits collectifs territoriaux, sociaux, culturels, environnementaux, à l’autodétermination, à la consultation préalable et au consentement libre, préalable et éclairé.

Au sein de chaque catégorie de PCT, on retrouve une profonde diversité ethnoculturelle. À eux et elles seul·e·s, les Autochtones du Brésil forment 305 peuples parlant 274 langues. Il existe aussi des peuples ou des communautés qui s’identifient à deux ou plusieurs identités ethniques, tels les pêcheurs artisanaux quilombolas, qui ont des identités distinctes. Ainsi, il ne serait pas possible de les généraliser, de les homogénéiser, et encore moins de les essentialiser. Cependant, les PCT partagent des contextes et des défis communs en ce qui concerne les questions politiques et juridiques et les relations avec l’État.

Contexte prépandémique des défis juridico-politiques

Au cours des dernières décennies, les PCT ont obtenu une reconnaissance officielle de leurs droits collectifs grâce à un nombre d’articulations, d’actions de résistance et de revendications menées par le biais d’organisations, de réseaux et de mouvements sociaux. Ces efforts ont abouti à la création de politiques publiques, telles que la Politique nationale pour le développement durable des peuples et communautés traditionnels (PNPCT). Des organismes de nature consultative et de participation politique ont également vu le jour, tels que le Conseil national des peuples et des communautés traditionnelles (CNPCT), composé de représentants du gouvernement et de plusieurs PCT.

Toutefois, en général, les politiques publiques concernant les PCT n’ont pas été correctement mises en œuvre par l’État, ce qui affecte particulièrement leurs droits humains, territoriaux et socioenvironnementaux. En outre, de nombreux PCT revendiquent toujours leur droit, en tant que sujet collectif, à la consultation préalable, même si la PNPCT et la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (C169), adoptées par l’État brésilien, leur octroient l’autoreconnaissance comme un moyen de réaffirmation ethnique et, par conséquent, comme sujets de droit de la C169. En général, la reconnaissance étatisée du droit à la consultation a touché les Autochtones et les Quilombolas qui sont des bénéficiaires légitimes de la consultation, mais pas les seuls peuples visés par cette dernière. D’ailleurs, jusqu’à maintenant, la mise en œuvre de mégaprojets dans les territoires traditionnellement occupés n’a donné lieu à aucune consultation significative et respectueuse des normes internationales en matière de droits humains, avec aucun des PCT [4].

Au cours des dernières années, en particulier dans le contexte du gouvernement fédéral actuel, les politiques publiques existantes visant les PCT et les organismes gouvernementaux responsables de leur mise en œuvre ont subi des démontages structurels et des réductions budgétaires drastiques. Non seulement les droits des PCT continuent d’être systématiquement violés, on observe des reculs progressifs par l’intensification des conflits socioenvironnementaux liés à l’installation de mégaprojets d’extraction, d’infrastructure et de « développement ». Des données récentes indiquent également plusieurs violations sur les territoires ancestraux : augmentation du nombre d’invasions de territoires de PCT ; augmentation de l’exploitation illégale des ressources naturelles, incluant l’extraction minière ; augmentation du nombre de menaces, de violences et d’assassinats de dirigeant·e·s du PCT [5], etc. Ce scénario s’est vu aggravé par les effets de la pandémie de COVID-19 sur la vie des peuples et des communautés, comme rapporté ci-dessous.

Reculs et violations des droits en période de COVID-19

Les PCT ont connu l’une des périodes les plus difficiles de leur histoire en raison de la propagation de la COVID-19 à travers le pays. Selon l’Articulation des peuples autochtones du Brésil (APIB), plus de 50 % des peuples autochtones ont été touchés par la pandémie [6]. Le taux de létalité causé par la COVID-19 dans la population quilombola est deux fois plus élevé que celui de la moyenne nationale [7]. Il n’existe aucune donnée corroborée pour estimer le nombre de personnes appartenant à d’autres PCT ayant été atteintes par la COVID-19 ou qui en sont décédées. Toutefois, les estimations indiquent que les PCT comptent parmi les groupes les plus vulnérables en raison des conditions sanitaires, sociales et économiques entraînées par la gestion de la pandémie [8].

La réponse du gouvernement fédéral à la pandémie de COVID-19 a été très faible en égard des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ce qui affecte particulièrement les PCT. À titre d’exemple, nous citons les vetos de la présidence de la République à divers points du projet de loi 1 142/20 qui reconnaissait les Autochtones, les Quilombolas et autres PCT comme des groupes d’extrême vulnérabilité dans le contexte de la pandémie et qui déterminait des mesures d’urgence pour les protéger contre le nouveau coronavirus. Les vetos représentent des actes publics de manque de respect pour les droits à la vie et à l’existence collective des PCT, car ils étaient liés aux obligations de la fonction publique, comme l’accès à l’eau potable et à des ventilateurs et des machines d’oxygénation du sang pour ces communautés. Dans le contexte actuel de pandémie, ces mesures et plusieurs autres mesures et omissions du gouvernement fédéral peuvent causer des répercussions irréparables et des dommages aux peuples et aux collectivités traditionnels, qui par conséquent ont qualifié ces pratiques de génocidaires.

De plus, la crise provoquée par le coronavirus a fait resurgir de vieux conflits et provoqué l’émergence de nouveaux actes de violence qui affectent la vie et les territoires des PCT. Par exemple, depuis la pandémie, il y a une augmentation du nombre d’incendies criminels dans les biomes à travers le pays, et notamment dans la zone du Pantanal. Au début d’octobre 2020, le nombre d’incendies a augmenté de 772,1 % par rapport à la même période en 2019, selon l’Institut national de recherche spatiale (INPE) [9]. Au Mato Grosso, selon le Centre intégré de coordination opérationnelle multiagences (CIMAN), ces incendies pourraient avoir été intentionnels. Ainsi, dans la région du Mato Grosso do Sul, la police fédérale a enquêté sur les actions de cinq propriétaires fonciers qui auraient déclenché des incendies criminels dans les zones de préservation environnementale, pour faire place aux pâturages. La carte de la zone brûlée du Pantanal montre que 27 % du biome a été consommé par le feu entre janvier et le 18 octobre 2020, atteignant les territoires des Autochtones, des Quilombolas et des communautés traditionnelles Pantaneira [10].

De plus, malgré la pandémie, les processus d’octroi de licences et l’installation de projets se poursuivent et ont une incidence sur la vie et les droits des PCT. Étant donné qu’il était impossible de mener des consultations en personne, certaines collectivités ont subi des pressions pour mener des « consultations virtuelles », ce qui est contraire aux principes liés au droit de consultation et de consentement libre, préalable et informé (DCCLPI) en référence à la consultation appropriée et significative [11], tel que rapporté dans le cas suivant.

Le cas de la voie navigable Paraguay-Paraná

La mise en œuvre de la voie navigable Paraguay-Paraná (HPP) est un vieil objectif des gouvernements qui se sont succédé au niveau fédéral et de ceux de l’État de Mato Grosso. Depuis le début des années 2000, ils proposent de mettre en œuvre une voie navigable qui partirait de la municipalité de Cáceres, au Mato Grosso, jusqu’à Nueva Palmira, en Uruguay. En 2002, une décision de la Cour fédérale a interrompu le projet, faute d’études d’impact environnemental appropriées et préalables aux travaux d’intervention sur le fleuve.

Récemment, il y a une avancée dans la mise en œuvre du HPP grâce à l’octroi individuel et non concerté de licences aux ports qui seront installés sur le fleuve Paraguay. Ainsi, en avril 2020, le Secrétariat d’État à l’environnement (SEMA/MT) a délivré le permis d’opération du port fluvial de Cáceres. Le terminal portuaire de Paratudal et l’unité portuaire de Barranco Vermelho, à leur tour, sont en voie d’obtention d’une licence auprès du SEMA/MT.

Le gouvernement de l’État du Mato Grosso affirme qu’il n’octroie pas de licences pour le projet de voie navigable lui-même. Toutefois, même si les terminaux portuaires sont autorisés individuellement, il est évident que l’exploitation de tous ces ports ensemble favorisera éventuellement la mise en œuvre du projet HPP. Or, tout d’abord, l’octroi de licences à la HPP devrait être effectué en tenant compte des impacts cumulatifs et synergiques de tous les ports de transport de marchandises, à la suite des résolutions émises par le Conseil national de l’environnement (CONAMA) et de consultations menées avec les PCT directement et indirectement touchés par l’entreprise.

En septembre 2020, le gouvernement du Mato Grosso a annoncé la tenue d’une audience publique virtuelle en date du 29 octobre 2020 sur l’octroi de licences pour la construction du terminal portuaire de Paratudal. Le Réseau des communautés traditionnelles Pantaneira a choisi de ne pas participer à cette audience, afin de ne pas courir le risque d’être considéré·e·s comme consentant·e·s, comme cela s’est déjà produit dans d’autres affaires impliquant des PCT à divers endroits au Brésil.

Il est important de souligner que la HPP, ainsi que d’autres travaux en cours, peuvent avoir de graves répercussions socioenvironnementales sur environ quatre-vingt communautés traditionnelles Pantaneira et plus de cent autres groupes ethniques, tels que les peuples autochtones, les Quilombolas et les pêcheurs. Aucune communauté et aucun peuple n’a été consulté de façon adéquate en tant que collectivité, à quelque étape que ce soit du processus d’octroi de licences pour le projet. L’ensemble du contexte signalé constitue une violation du DCCLPI et par conséquent ne respecte pas les cadres juridiques internationaux et nationaux, plaçant ces groupes ethniques dans l’invisibilité et la vulnérabilité sociale, physique, environnementale et culturelle.

Conclusion

Les communautés et les peuples traditionnels ont acquis une reconnaissance officielle de leurs droits collectifs. Toutefois, ils continuent de demander l’application efficace de ces droits. Au cours des dernières années, en particulier depuis l’élection du gouvernement fédéral actuel, les revers juridiques et politiques ont dégradé la vie quotidienne, les terres, les territoires et l’environnement des PCT. Ainsi, les données ont indiqué l’aggravation des conflits socioenvironnementaux et des actions de violence contre les peuples et les communautés et leur environnement comme en témoignent les incendies criminels qui ont déjà touché près d’un tiers de la région du Pantanal.

Dans ce scénario, les mégaprojets d’extraction, d’infrastructure et de « développement » envahissent les territoires traditionnels, sans le respect du DCCLPI et sans les processus appropriés d’octroi de licences environnementales. La mise en œuvre de la HPP par le gouvernement lui-même dans la région du Pantanal touche particulièrement les communautés traditionnelles Pantaneira. La propagation du virus de la COVID-19 sur les territoires et la poursuite des opérations de ces mégaprojets en pleine pandémie contraste avec la primauté du DCCLPI et des études d’impact environnemental, ce qui aggrave davantage la situation.

 

Photographie:

Image 1: Connaissances traditionnelles dans la gestion de l’aguapé (Eichornia crassipes) pour la fabrication de l’artisanat. Photo de Leonida Aires — Communauté traditionnelle Pantaneira Barra de São Lourenço, Corumbá, Mato Grosso do Sul.

Image 2: Carte de la zone touchée par l’incendie du Pantanal en 2020. Source : LASA-UFRJ. Le territoire du Pantanal est indiqué en blanc, la zone brûlée est indiquée en mauve, les terres autochtones en vert et en bleu, les zones de conservation.

 

 


Notes: 

[1] Comme la Constitution fédérale de 1988, le décret 6 040/2007, qui a établi la Politique nationale de développement durable pour les peuples et les communautés traditionnels, et le décret 8 750/2016, qui établit le Conseil national des peuples et communautés traditionnels (CNPCT), et les traités internationaux, tels que la Convention n° 169 sur les peuples autochtones et tribaux de l’Organisation internationale du travail.
[2] Les Quilombolas sont des groupes ethno-raciaux descendants de peuples africains qui possèdent des identités collectives et des territorialités spécifiques. Le concept de « quilombos » a été redéfini ces dernières années au Brésil. Danilo Serejo, Maître en Sciences politiques (UEMA) et quilombola du Territoire d’Alcântara (Maranhão), réfléchit sur la façon dont les quilombos étaient initialement perçus comme étant des communautés formées par descendant·e·s des Africain·e·s amené·e·s en esclavage et fugitifs des plantations. Des études historiques, anthropologiques et juridiques indiquent que la formation des quilombos et l’organisation actuelle des communautés quilombolas expriment différentes réalités de résistance et d’existences collectives qui ne se limitent pas à un passé esclavagiste ou à des cultures et traditions figées dans le temps. Une meilleure compréhension de qui sont les quilombos et les communautés quilombolas exigerait un approfondissement au-delà des limites de cet article. Voir : Boyer, Véronique (2010). « Qu’est devenu aujourd’hui le Quilombo ? De la catégorie coloniale au concept anthropologique », Journal de la Société des américanistes, no. 96-2, p. 229-251. Serejo, Danilo (2012). O Direito Constitucional à Terra das Comunidades Remanescentes de Quilombo : O caso da Base Espacial de Alcântara, mémoire. Universidade Federal de Goiás. Almeida, Alfredo Wagner Berno de (2011). « Quilombos : sematologia face a novas identidades », dans Almeida, Alfredo Wagner Berno de (dir.), Quilombos e Novas Etnias (p. 34 à 46). São Luís : SMDDH/CCN.
[3] On estime que les peuples et les communautés traditionnels, considérés dans leur diversité, habitent une zone équivalente à 1/4 du territoire national et équivalent à une population d’environ 25 millions de personnes. Voir : Almeida, Alfredo Wagner Berno de (2004). « Terras tradicionalmente ocupadas : processos de territorialização e movimentos », Revista Brasileira de Estudos Urbanos e Regionais, vol. 6, no. 1, p. 9.
[4] Joca, Priscylla (2020). « Politique du FPIC au Brésil ». NY, États-Unis : Columbia Center on Sustainable Investment, Faculté de droit de Columbia, L’Institut de la Terre, Université Columbia.
[5] Cimi (2020). Violência Contra os Povos Indígenas no Brasil : Dados de 2019, en ligne : https://cimi.org.br/wp-content/uploads/2020/10/relatorio-violencia-contra-os-povos-indigenas-brasil-2019-cimi.pdf. CNDH (2018). Povos Livres, territórios em Luta – Relatório Sobre os Direitos Dos Povos E Comunidades Tradicionais, décembre, en ligne : http://www.dedihc.pr.gov.br/arquivos/File/2018/RELATRIOSOBREOSDIREITOS
DOSPOVOSECOMUNIDADESTRADICIONAISv2.pdf

[6] L’APIB. « Indigenous Emergency », en ligne : https://emergenciaindigena.apiboficial.org/dados_covid19/ (page consultée en octobre 2020).
[7] Carvalho, Igor (2020). « Taxa de letalidade por coronavírus entre quilombolas é dobro da média nacional », Brasil de Fato, 17 juin, en ligne : https://www.brasildefato.com.br/2020/06/17/taxa-de-letalidade-por-coronavirus-entre-quilombolas-e-o-dobro-da-media-nacional
[8] Centre de communication UFMG (2020). « Indígenas, quilombolas e ciganos são mais vulneráveis ao coronavírus », 18 mai, en ligne : https://www.medicina.ufmg.br/indigenas-quilombolas-e-ciganos-sao-mais-vulneraveis-ao-coronavirus/
[9] Bronze, Giovanna (2020). « Pantanal : início de outubro tem 772 % mais queimadas do que mesmo período de 2019 », CNN Brasil, 8 octobre, en ligne : https://www.cnnbrasil.com.br/nacional/2020/10/08/pantanal-1-semana-de-outubro-tem-772-mais-queimadas-do-que-mesmo-mes-em-2019
[10] Futuro com Floresta (2020). « « A chuva vai apagar o fogo, mas não a destruição », diz Claudia Sala de Pinho, representante das comunidades tradicionais Pantaneiras », 20 septembre, en ligne : https://futurocomfloresta.org/2020/09/21/a-chuva-vai-apagar-o-fogo-mas-nao-a-destruicao-diz-claudia-de-pinho-representante-das-comunidades-tradicionais-pantaneiras/?fbclid=IwAR2lXHvrOhrNUjvu7Fw58ycg
5EJ5cGrGlm5t9RZ2O7DRvt9mYpog_fhTelo

[11] Garzón, Biviany Rojas et Luis Donis Benxi (2020). « Consulta Virtual. Longe de ser Consulta », Instituto Socioambiental, 8 septembre, en ligne : https://www.socioambiental.org/pt-br/blog/blog-do-xingu/consulta-virtual-longe-de-ser-consulta

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La gestion de la pandémie dans les communautés autochtones du Ceará : une relecture du processus colonial

31 août 2022, par Morganna Aparecida Maia Chaves de Lima
José de Alencar (1829-1877) est considéré comme l’un des écrivains les plus importants du romantisme brésilien du 19e siècle. Dans son livre Iracema – Lenda do Ceará, canonisé (…)

José de Alencar (1829-1877) est considéré comme l’un des écrivains les plus importants du romantisme brésilien du 19e siècle. Dans son livre Iracema – Lenda do Ceará, canonisé comme chef-d’œuvre au pays, l’auteur cherche à représenter les origines de la nationalité brésilienne, pour finir par idéaliser le processus dévastateur de la colonisation en Amérique latine. Bien qu’Iracema soit un personnage fictionnel, elle est décrite comme ayant une appartenance à l’ethnie Tabajara, l’un des peuples originaires de l’État du Ceará. Malheureusement, le manque de respect envers les traditions et les droits de ce peuple n’est pas limité à la fiction et demeure vivant au Brésil jusqu’à ce jour.

Le Ceará est le huitième État brésilien en nombre de population autochtone avec 36 000 personnes et 15 peuples (Anacé, Gavião, Jenipapo-Kanindé, Kalabaça, Kanindé, Karão, Kariri, Pitaguary, Potyguara, Tabajara, Tapeba, Tapuia-Kariri, Tremembé, Tubiba-Tapuia et Tupinambá) vivant dans vingt municipalités [1].

Cet article vise à identifier l’inadéquation et les omissions des mesures gouvernementales en ce qui a trait à la lutte contre la pandémie pour protéger les peuples autochtones du Ceará, ce qui reflète la négligence historique que réserve l’État à cette population.

L’insuffisance de ressources et l’inefficacité du système de santé autochtone au Ceará

Entre le 15 mars et le 22 juin 2020, la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI) [2] a alloué 136 670,37 reals brésiliens (environ 32 300 dollars canadiens) au combat contre la pandémie en terre autochtone au Ceará. Si l’on considère le rapport entre le délai de réponse du gouvernement, s’élevant à environ 100 jours, et le montant investi, cela correspond à un investissement journalier inférieur à 0,05 reals par personne [3] (environ 1 cent canadien par personne). Dans ce contexte de ressources limitées, les cas d’infection par le coronavirus ont continué de grimper chez les Autochtones. Entre mai et juin 2020, le nombre de cas est passé de 23 à 216, une augmentation de 839 % [4]. Au mois de juillet 2020, le Ceará était déjà parmi les États brésiliens les plus affectés par la pandémie [5]. Toujours en juillet, selon le Secrétariat spécial à la santé autochtone (SESAI) le taux d’infection était de 1427,7 personnes autochtones pour 100 000 habitant·e·s, le plus élevé de la région nord-est et le deuxième le plus élevé au pays [6].

En entrevue au journal Diário do Nordeste le 3 juillet 2020, le responsable juridique de la Fédération des peuples et organisations autochtones du Ceará (FEPOINCE), Weibe Tapeba, a affirmé que ce taux élevé pourrait être expliqué notamment par le fait que les ressources pour l’achat d’aliments et de produits d’hygiène ont été envoyées dans un premier temps seulement à certaines communautés dans la région métropolitaine de la capitale et au peuple Tremembé, qui habite la région côtière. Par conséquent, les villages autochtones situés en région n’ont reçu aucune aide en début de pandémie. La situation est devenue encore plus critique du fait que seulement les personnes ayant des symptômes ont été dépistées, étant donné le manque de ressources du District sanitaire spécial autochtone (DSEI).

De même, selon la FEPOINCE, les longs délais et le manque de tests de COVID-19 ont contribué à une forte sous-estimation du nombre de cas réels, comme l’indique le nombre élevé de personnes autochtones ayant reçu un certificat de décès indiquant pour cause de mort une insuffisance respiratoire plutôt que la contamination par COVID-19. Une telle situation rend difficile l’identification des personnes ayant été en contact avec une personne infectée et pouvant donc être contaminées elles-mêmes, qui dans lequel cas devraient être mises en isolement aussitôt que possible, jusqu’à disparition des symptômes.

Le droit autochtone dans les systèmes juridiques national et international

Comme indiqué antérieurement, le taux d’infection par le virus de la COVID-19 chez les peuples autochtones au Ceará est supérieur à la moyenne nationale. Cependant, alors que certains États ont réservé un traitement médical exclusif aux personnes autochtones, offrant par exemple des hamacs au lieu de lits dans le but de mieux les accueillir [7], au Ceará, plusieurs communautés n’ont pas eu accès au Système unique de santé publique (SUS) et de nombreux cas n’ont pas été rapportés, ce qui a contribué à répandre la COVID-19 dans plus de communautés.

Le Ceará dans son ensemble possède 26 cliniques médicales exclusivement pour les populations autochtones, ce qui est considéré comme insuffisant par Weibe Tapeba [8]. Les communautés autochtones situées en région seraient les plus affectées par la structure précarisée, et ce notamment pendant la pandémie de COVID-19.

Une telle situation de négligence de la part de l’État enfreint plusieurs jalons juridiques ayant trait à la protection des droits autochtones, tant au niveau provincial que fédéral. Par exemple, selon le chef Eduardo Kariri-Quixelô [9], avant la pandémie les habitant·e·s de la communauté Kariri-Quixelô avaient accès à une consultation mensuelle avec une femme médecin de la municipalité de Iguatu. Cette consultation mensuelle a été suspendue en raison de la pandémie et la communauté se trouve actuellement sans accès aux soins de santé de base. Elle doit maintenant se déplacer pour avoir une consultation médicale à 19 km de la communauté.

[citation sans référence] « Nous sommes angoissés. Nous n’avons pas accès ni à la ville ni à personne à l’extérieur de la communauté. La mairie ne communique pas non plus avec nous. La vaccination pour la grippe H1N1 a commencé et nous n’avons même pas été avertis ».

Une telle situation enfreint la Constitution de l’État du Ceará, et plus spécifiquement l’article 245 et les paragraphes III et IV de l’article 246 [10]. Ainsi, le montant dérisoire de moins de R $0,05 par personne alloué par le gouvernement fédéral pour la promotion des mesures de prévention relatives à la COVID-19 chez les communautés autochtones met de l’avant le mépris du président Jair Bolsonaro, non seulement envers les peuples autochtones, mais aussi envers la Constitution brésilienne de 1988, qui définit la santé en tant que droit social fondamental de toutes les citoyennes, tous les citoyens [11].

Il est également important de souligner que plusieurs des leaders autochtones confirment l’inadéquation entre les informations fournies par les établissements de santé locaux, provinciaux (siège administratif de Fortaleza, la capitale de l’État du Ceará) et fédéral (ministère de la Santé). Ces contradictions ont comme conséquence la sous-notification du nombre de personnes autochtones atteintes de la COVID-19.

Une telle situation de précarité dans l’accès à la santé par les peuples autochtones pendant la pandémie enfreint plusieurs traités internationaux pour lesquels le Brésil est signataire, notamment la Déclaration des Nations unies pour les droits des peuples autochtones [12] :

Article 24

  1. Les peuples autochtones ont droit à leur pharmacopée traditionnelle et ils ont le droit de conserver leurs pratiques médicales, notamment de préserver leurs plantes médicinales, animaux et minéraux d’intérêt vital. Les autochtones ont aussi le droit d’avoir accès, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé.
  2. Les autochtones ont le droit, en toute égalité, de jouir du meilleur état possible de santé physique et mentale. Les États prennent les mesures nécessaires en vue d’assurer progressivement la pleine réalisation de ce droit.

 

De plus, le faible montant destiné à la lutte contre la COVID-19 chez les populations autochtones a provoqué l’insécurité alimentaire dans plusieurs communautés. Selon Mateus Tremembé du territoire autochtone Tremembé da Barra do Mundaú situé dans la municipalité de Itapipoca, « les résident·e·s n’arrivent plus à aller à la ville pour acheter des aliments non périssables » à cause de l’isolement « social ». Dans la communauté Jupuara du peuple Anacé, dans la municipalité de Caucaia, où 30 % des familles autochtones subviennent à leurs besoins à travers des activités informelles tels le tourisme et la vente d’artisanat, l’interruption temporaire de ces activités a eu un impact direct sur la communauté qui a provoqué la nécessité d’organiser des campagnes d’aide alimentaire. « Nos terrains pour la pratique de l’agriculture collective sont complets », a affirmé le chef Climério Anacé. Cette situation de perte de moyens de subsistance et d’insécurité alimentaire enfreint l’article 25 de la Déclaration universelle des droits humains :

Article 25

  1. Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.

 

Conclusion

Selon les données de la FUNAI, en 1500 — l’année de l’invasion des colonisateurs en territoire brésilien — la population autochtone s’élevait à environ 3 000 000 de personnes. Le dernier recensement brésilien réalisé en 2010 a indiqué qu’environ 820 000 personnes se sont déclarées comme Autochtones [13]. Le fort impact de la pandémie sur les territoires autochtones au Ceará reflète la continuité de la menace d’extermination des peuples autochtones au Brésil par la négligence du gouvernement aux niveaux provincial et fédéral. Aussi, de par son choix de mettre en deuxième plan une stratégie de prévention efficace pour le contrôle de la propagation de la COVID-19 dans les communautés autochtones, l’État brésilien enfreint plusieurs lois nationales et internationales. Cependant, tout comme il y a eu de la résistance tout au long de la période coloniale, les leaders autochtones continuent à dénoncer les violences juridiques et médiatiques et organisent des barricades sanitaires à l’entrée des villages, cherchant à suivre les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Comme l’affirme Davi Kopenawa Yanomami : « ce n’est pas notre empreinte qui est sur toute cette destruction. C’est celle des blancs, ce sont vos traces sur la terre » [14].

 

Photographie: Femme autochtone Tapeba. Crédit : Érika Fonseca, 2020

 

Traduction par Yussef Kahwage

 


Notes: 

[1] Federação dos Povos Indígenas do Ceará – FEPOINCE. « Povos Indígenas no Ceará », en ligne : https://www.fepoince.org/povos-ind%C3%ADgenas-no-ceará (page consultée en décembre 2020).
[2] La Fundação Nacional do Índio (FUNAI) est l’organisme officiel de l’État brésilien pour les autochtones et est le responsable de la coordination et de la mise en œuvre de la politique pour les peuples autochtones au pays. Sa mission institutionnelle est celle de protéger et de promouvoir les droits des peuples autochtones du Brésil. Pour de plus amples renseignements, visitez : http://www.funai.gov.br/index.php/quem-somos.
[3] Redação (2020). « Cada indígena cearense recebeu menos de R$0,05 por dia da Funai durante a pandemia », Diário do Nordeste, 3 juillet, en ligne : https://diariodonordeste.verdesmares.com.br/regiao/cada-indigena-cearense-recebeu-menos-de-r-005-por-dia-da-funai-durante-a-pandemia-1.2958725
[4] Câmara Municipal de Fortaleza (2020). « Cresce número de casos confirmados de Covid-19-em comunidades indígenas cearenses; há 4 óbitos », 18 juin, en ligne : https://www.cmfor.ce.gov.br/2020/06/18/
cresce-numero-de-casos-confirmados-de-Covid-19-em-comunidades-indigenas-cearenses-ha-4-obitos/

[5] De Lima, Bruno et Campos, Elisa (2020). « Ceará ultrapassa Rio e se torna o 2º estado com mais casos de Covid-19 no Brasil », Época Negócios, 6 juillet, en ligne : https://epocanegocios.globo.com/Brasil/noticia/
2020/07/ceara-ultrapassa-rio-e-se-torna-o-2-estado-com-mais-casos-de-covid-19-no-brasil-veja-situacao-estado-estado.html

[6] Rodrigues, Rodrigo (2020). « Ceará tem segunda maior icidência da Covid-19 entre indígenas do Nordeste », Diario do Nordeste, 24 juillet, en ligne : https://diariodonordeste.verdesmares.com.br/regiao/
Ceará-tem-segunda-maior-incidencia-da-Covid-19-entre-indigenas-do-nordeste-1.2969576

[7] Oliveira, Valéria (2020). « Hospital em RR tem leitos com redes para indígenas infectados pelo coronavírus ». G1 Globo, 23 juin, en ligne : https://g1.globo.com/rr/roraima/noticia/2020/06/23/hospital-em-rr-tem-leitos-com-redes-para-indigenas-infectados-pelo-coronavirus-mantem-cultura-e-ajuda-na-recuperacao.ghtml
[8] Rodrigues, Rodrigo (2020). «  Povos indígenas do Ceará têm problemas agravados com a pandemia de coronavírus ». G1 Globo, 8 avril, en ligne : https://g1.»globo.com/ce/Ceará/noticia/2020/04/08/povos-indigenas-do-Ceará-tem-problemas-agravados-com-a-pandemia-de-coronavirus.html
[9] Redação (2020). « Povos indígenas têm atendimento médico e alimentação precários ». Diário do Nordeste, 8 avril, en ligne : https://diariodonordeste.verdesmares.com.br/regiao/povos-indigenas-tem-atendimento-medico-e-alimentacao-precarios-1.2231724
[10] Constitution de l’État du Ceará. Le 5 octobre 1989. Mise en vigueur : le 17 décembre 2018. Article 245 : La santé est le droit de tous et le devoir de l’État, garantie par des politiques sociales et économiques visant l’élimination des maladies et autres problèmes de santé et l’accès universel et égal à ses actions et services. Article 246. Les actions et services de santé publics et privés font partie du réseau régionalisé et hiérarchisé et constituent un système de santé unique dans l’État, organisé selon les orientations suivantes : III – entièreté de la délivrance d’actions de santé préventives et curatives, adaptées aux réalités épidémiologiques ; IV – soins universels, avec un accès égal pour tous, au niveau de complexité des services de santé
[11] Constitution de la République fédérative du Brésil. Mise en vigueur : le 5 octobre 1988. Art. 196. La santé est le droit de tous et le devoir de l’État, garantie par des politiques sociales et économiques visant à réduire le risque de maladie et d’autres problèmes de santé et l’accès universel et égal aux actions et services pour leur promotion, leur protection et leur rétablissement.
[12] Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Le 13 septembre 2007. Mise en vigueur : mars 2008.
[13] Fundação Nacional do Índio – Funai. En ligne : http://www.funai.gov.br/index.php/indios-no-brasil/quem-sao. (page consultée en novembre 2020).
[14] Kopenawa Yanomami, Davi (n.d.).« Toda essa destruição não é nossa marca, é a pegada dos brancos, o rastro de vocês na terra ». Povos Indígenas no Brasil, en ligne : https://pib.socioambiental.org/pt/%22
Toda_essa_destruição_não_é_nossa_marca,_é_a_pegada_dos_brancos,_o_rastro_de_vocês_na_terra%22

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Colonialité et pandémie : réflexions sur le nord du Brésil

31 août 2022, par Flávia do Amaral Vieira et Bianca Porto Ferreira
Depuis l’émergence locale du nouveau coronavirus à la mi-novembre 2019, il n’a fallu qu’un peu plus de trois mois pour que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare que (…)

Depuis l’émergence locale du nouveau coronavirus à la mi-novembre 2019, il n’a fallu qu’un peu plus de trois mois pour que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare que l’éclosion était devenue pandémique. Or, bien que la pandémie soit mondiale, elle n’affecte pas tout le monde de la même manière. Les conditions préalables à l’infrastructure socioéconomique et à l’assainissement de base, ainsi que la gestion des crises par l’État sont quelques-uns des facteurs prépondérants pour le contrôle efficace du nouveau virus.

Dans le nord du Brésil, l’évolution de la maladie s’est accompagnée d’une situation d’effondrement sanitaire. La première enquête nationale sur la COVID-19, menée en mai 2020, a indiqué que la région du nord du Brésil affichait le tableau épidémiologique le plus inquiétant du pays, puisqu’elle abritait onze des quinze villes dont la prévalence est la plus élevée au pays [1]. Dans cette région où les problèmes d’infrastructures et d’inégalités sont notoires, le respect des principales recommandations des autorités sanitaires n’était pas accessible à tous·et toutes.

En général, au Brésil, les médias nationaux accordent peu d’importance à la région du nord, ce qui contribue à invisibiliser les douleurs et les récits de vie de ses peuples, pratique qui remonte aux racines coloniales. En fait, jusqu’à aujourd’hui, le récit qui occupe l’imaginaire du Nord est traversé par l’idée de forêts inoccupées, de terres libres pour la production de matières premières, pour l’exploration de l’agro-industrie, pour la mise en œuvre de projets de production d’énergie et d’exploitation minière ; projets décidés depuis le Centre-Sud du Brésil. La région du nord se distingue aussi comme étant le territoire ancestral du plus grand nombre de peuples autochtones du pays [2], des populations connues pour leur vulnérabilité aux maladies, et dont les luttes historiques contre l’invasion territoriale ne font que s’intensifier en ces temps de pandémie. En effet, la crise sanitaire approfondit les inégalités régionales et exacerbe les vulnérabilités historiquement construites, en particulier l’expansion de la frontière du capitalisme.

Nous présentons dans cet article quelques réflexions sur la pandémie de coronavirus au nord du Brésil, dans une perspective décoloniale. En somme, nous comprenons que l’expérience coloniale a déterminé les structures sur lesquelles la société brésilienne a été construite et, par conséquent, même si la période coloniale s’est terminée après les processus d’indépendance des États nationaux, sa marque non seulement perdure, mais est même renouvelée et retravaillée en tant que colonialité [3]. Les photos qui accompagnent cet article sont du photographe Kleyton Silva et représentent Belém do Pará, la ville la plus peuplée d’Amazonie brésilienne, pendant les premiers mois de la pandémie.

La COVID-19 dans l’Amazonie brésilienne

La situation d’effondrement sanitaire résultant de la pandémie de COVID-19 dans le nord du Brésil a commencé à être diffusée à la fin mars. Parmi les facteurs qui ont contribué à faire du Nord l’épicentre du coronavirus au Brésil, on retrouve : des déficits historiques en matière d’assainissement de base, la déficience du réseau d’égouts et un nombre insuffisant d’unités de soins de santé. De plus, le Nord est à la fois la région détenant la plus forte concentration de personnes par ménage [4] et le plus petit nombre de médecins par 100 000 habitant·e·s au pays [5].

Dans ce contexte, le 5 mai 2020, le gouvernement de l’État du Pará a décrété la mise en place de mesures de confinement dans dix villes pour contenir la propagation du virus. Le décret a suscité la controverse, car il considérait le travail des femmes de ménage comme un service essentiel à maintenir, mettant en lumière l’élitisme et l’héritage esclavagiste de la classe politique du Pará. En raison de son impact sur les activités économiques et du manque de soutien du gouvernement fédéral, le confinement n’a duré que vingt jours. En même temps que l’on observait une avancée de la pandémie vers les municipalités des régions intérieures du pays, prenant compte de la probable sous-notification des cas confirmés de décès liés à la COVID-19, le gouvernement du Pará annonçait tout le contraire, faisant valoir une tendance à la baisse des chiffres liés à la COVID-19 et sa capacité subséquente à approvisionner les communautés touchées avec les ressources nécessaires et ainsi répondre adéquatement à la crise [6].

Ainsi, un facteur lié à la réalité locale est ressorti avec l’augmentation des cas dans les zones à l’intérieur de l’État du Pará : la maladie n’était plus transmise par la fréquentation d’aéroports et le transport par avion, comme au début. En Amazonie, où les distances peuvent être continentales, face à l’inexistence de réseaux ferroviaires et à la précarité du réseau routier, les déplacements s’effectuent principalement par voie fluviale, au moyen de petites et moyennes embarcations. C’est ainsi que les bateaux sont devenus la nouvelle source de transmission de la maladie, et par ce fait même, la propagation du virus de la COVID-19 n’était plus limitée par la distance.

Selon les données recueillies par l’Articulation des peuples autochtones du Brésil (APIB) [7], l’Amazonie brésilienne a enregistré le plus grand nombre de décès d’Autochtones de la COVID-19 au pays. Compte tenu de l’absence de réponse de l’État fédéral brésilien pour soutenir et protéger ses concitoyen·ne·s autochtones les plus touché·e·s par la pandémie, l’APIB a présenté une action de non-respect d’un précepte fondamental (ADPF 709) devant la Cour suprême fédérale pour exiger des mesures adéquates, qualifiant l’immobilisme fédéral relativement aux Autochtones de pratique génocidaire [8]. Dans une décision historique, la Cour suprême a accueilli l’ADPF et a contraint l’État brésilien à prendre des mesures conformes aux demandes proposées. Au niveau international, les organisations autochtones ont déposé une plainte auprès de la Commission interaméricaine des droits humains dans laquelle elles signalent l’absence de politiques publiques et les violations des droits de ses peuples dans le contexte de la crise sanitaire [9].

Colonialité et pandémie

Le scénario d’effondrement sanitaire révèle de plus belle les contradictions de la division internationale de l’utilisation des ressources naturelles et du travail, qui accentue encore les asymétries entre les pays du Nord et du Sud. L’Amazonie est une région de forte expansion du capitalisme, principalement à travers de grands projets de développement de sociétés transnationales.

Actuellement, l’Amazonie est caractérisée comme une région de grandes périphéries urbaines, avec d’immenses zones de forêts menacées par la déforestation, déjà en cours et permise par des politiques fragilisées dont le non-respect met en danger les écosystèmes locaux et la biodiversité de la planète entière. Labélisée comme « immense vide vert » par la dictature civile-militaire brésilienne (1964-1985) pour en justifier le développement sauvage, la région a commencé à se transformer, sujette à l’implantation de mégaprojets d’infrastructure qui sont encore en cours aujourd’hui, tels : le projet routier Transamazônica, démarré en 1970, les mégacentrales hydroélectriques de Tucuruí (années 1970) et de Belo Monte (années 2010), et les projets d’extraction minière à Carajás, Barcarena et Jari.

Déclarés « indispensables » par les décideurs d’État, ces projets ont radicalement changé les réalités locales et ont affecté la vie des personnes qui y vivaient déjà. Il est à noter que ce trait colonial a été historiquement perpétué à travers tous les régimes gouvernementaux qui se sont succédé au Brésil, qu’ils aient été dictatoriaux ou démocratiques, et ceci en dépit du cadre juridique national et international établi, qui garantit l’autodétermination des peuples et communautés traditionnels. Le colonialisme néolibéral s’exprime radicalement par l’exploitation économique de la main-d’œuvre, la précarisation des droits et des relations de travail, ainsi que par l’exploitation illimitée de la nature au profit des chantiers extractifs. Le résultat de cette offensive contre nature s’observe à travers la détérioration des conditions socioéconomiques comme environnementales des peuples et de la nature à travers l’Amazonie entière [10].

Ce scénario a été l’un des principaux facteurs qui a exacerbé l’impact de la COVID-19 sur les peuples et populations traditionnelles de la région. En effet, prenant comme prétexte la crise sanitaire, l’État brésilien a réduit ses activités et s’est exempté de ses responsabilités de veille, de surveillance et de protection des terres autochtones, laissant libre cours à l’augmentation vertigineuse d’activités illégales et écocidaires telles que l’exploitation minière illégale, les incendies criminels et l’exploitation forestière [11]. De plus, l’aller-retour de ces groupes criminels entre les villes et les terres autochtones augmente le risque de contamination des communautés du Nord par le coronavirus.

Il est bien connu que le système de pouvoir capitaliste établi dans les Amériques est intrinsèquement lié à la racialisation de certains groupes pour forger des hiérarchies entre personnes blanches et non blanches. Ainsi, on cherche à ce que la lecture des corps permette l’identification des peuples ou des groupes sociaux comme vaincus, inférieurs et, avec cela, l’humanité de ces personnes est niée. L’opposition humain·e/non-humain·e est au cœur de la dynamique de la colonisation [12] et se manifeste dans un lexique biologisant qui segmente les individus par des aspects phénotypiques. Cette logique structure les relations économiques, sociales et politiques qui créent des cadres d’exploitation, déclenchant la répartition inégale des ressources et des droits dans certaines régions du pays, comme cela se produit au nord du Brésil.

Cependant, le tissu colonial s’effiloche lorsque les entités autochtones luttent, au plan national et international, contre les actions/omissions du gouvernement fédéral, exigeant la réalisation des droits garantis par la Constitution. La résistance des peuples autochtones aux tentatives étatiques d’invisibilisation et d’extermination par l’inaction [13] se fait au quotidien, par leur mobilisation d’instruments juridiques, leur présence accrue au sein du système électoral brésilien [14], leur dénonciation de la sous-notification des cas de COVID-19 à travers la vérification des données officielles par le Comité national de la vie et de la mémoire autochtone, et tant d’autres actions.

La déshumanisation de certaines personnes ou groupes sociaux trouve ses racines dans le passé colonial, et comme effet simultané, entraîne la déshumanisation du colonisateur lui-même, qui se dégrade en haine raciale, en violences, par sa logique d’exploitation [15]. Le monde entier est sous les effets de la douleur causée par la maladie de masse et par les vies prises par le coronavirus. Or, le scénario de la souffrance sociale se révèle injustement approfondi et exacerbé pour ceux et celles qui subissent les violences perpétrées par la structure sociale elle-même, structure imprégnée par les relents historiques du colonialisme et du racisme qui l’accompagnent, comme on peut l’identifier dans cette analyse de la gestion étatique de la pandémie dans la grande région du nord du Brésil.

 

Photographie: Communauté à Belém pendant le confinement. Crédits : Kleyton Silva, avril 2020.

 

Traduction par Gustavo Monteiro avec la collaboration de Rosa Peralta

 


Notes: 

[1] UFPEL (2019). « EPICOVID 19 ». Pelotas, 25 mai, en ligne : https://ccs2.ufpel.edu.br/wp/wp-content/uploads/2020/05/EPICOVID19BR-release-fase-1-Portugues.pdf
[2] FUNAI (2020). Dados da Fundação Nacional do Índio, en ligne : http://www.funai.gov.br/index.php/indios-no-brasil/quem-sao?start=1#
[3] Quijano, Aníbal (2005). « Colonialidade do poder, Eurocentrismo e América Latina ». A colonialidade do saber: eurocentrismos e ciênciais sociais. Perspectivas latino-americanas.
[4] IBGE (2010). CENSO 2010, Tableau 1.18, en ligne : https://www.ibge.gov.br/estatisticas/multidominio/condicoes-de-vida-desigualdade-e-pobreza/9662-censo-demografico-2010.html?=&t=resultados
[5] AMB (2018). Demografia Médica em 2018, en ligne : https://amb.org.br/wp-content/uploads/2018/03/DEMOGRAFIA-M%C3%89DICA.pdf
[6] GOVERNO DO PARÁ (2020). « Lockdown termina domingo, 24, mas recomendação de isolamento social será mantida », 23 mai, en ligne : https://agenciapara.com.br/noticia/19727/
[7] APIB (2020). Panorama Geral da Covid-19, en ligne : https://emergenciaindigena.apiboficial.org/dados_covid19/
[8] APIB (2020). A voz indígena contra o genocidio, en ligne : https://apiboficial.org/2020/07/08/adpf-709-a-voz-indigena-contra-o-genocidio/
[9] APIB (2020). Apib denuncia à Comissão Interamericana de Direitos Humanos violações de direitos durante a pandemia, en ligne : https://apiboficial.org/2020/10/02/apib-denuncia-a-comissao-interamericana-de-direitos-humanos-violacoes-de-direitos-durante-a-pandemia/
[10] Puello-Socarrás, José Francisco (2013). « Ochotesis sobre el Neoliberalismo (1973-2013) », dans Ramírez, Hernán (dir.). O neoliberalismo sul-americano em clave transnacional: enraizamento, apogeu e crise. São Leopoldo: Oikos; Editora Unisinos.
[11] Quadros, Vasconcelos et Anjos, Beatriz (2020). Coronavírus de um lado, invasores de outro: como está a situação dos indígenas no Brasil, avril, en ligne : https://apublica.org/2020/04/coronavirus-de-um-lado-invasores-de-outro-como-esta-a-situacao-dosindigenas-no-brasil/
[12] Lugones, María (2019). « Rumo a um feminismo decolonial », dans Buarque de Hollanda, Heloisa (dir.). Pensamento feminista : conceitos fundamentais (p. 357-377). Rio de Janeiro : Bazar do Tempo.
[13] APIB (2020). Em plena pandemia governo reduziu gastos com saúde indígena, en ligne : https://apiboficial.org/2020/08/25/em-plena-pandemia-governo-reduziu-gastos-com-saude-indigena/
[14] APIB (2020). Vote parente, vote ! A participação indígena no sistema eleitoral brasileiro, en ligne : https://apiboficial.org/2020/11/11/vote-parente-vote-a-participacao-indigena-no-sistema-eleitoral-brasileiro/
[15] Césaire, Aimé (1978). Discurso sobre o colonialismo. Lisboa : Livraria Sá da Costa Editora.

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La fausse solidarité des grandes entreprises dans la lutte contre la COVID-19 au Brésil

31 août 2022, par Luana dos Santos Hanauer, Letícia Paranhos Menna de Oliveira et Lucia Ortiz
La pandémie de COVID-19 a révélé et exacerbé les crises systémiques du capitalisme. Au Brésil, en plus des crises sanitaire, sociale, économique et environnementale, (…)

La pandémie de COVID-19 a révélé et exacerbé les crises systémiques du capitalisme. Au Brésil, en plus des crises sanitaire, sociale, économique et environnementale, l’expérience de la pandémie sous le régime fasciste et néolibéral de Jair Bolsonaro a démontré l’ampleur de la crise politique que traverse le pays depuis le coup d’État qui a destitué l’ancienne présidente Dilma Rousseff en 2016. Le Brésil compte parmi les pays dotés des pires mesures de lutte contre la COVID-19, ce qui le place parmi les États les plus meurtriers du monde.

L’incapacité de l’État à répondre à la pandémie se fait sentir différentiellement, selon le lieu de résidence, la classe sociale et la « race ». Les (in)actions de l’État dans le contexte de la pandémie montrent que le gouvernement Bolsonaro a cherché à protéger les élites, mais pas à défendre le peuple. Au vu des processus démocratiques affaiblis depuis l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro, les grandes sociétés transnationales ont profité de la conjoncture en tant qu’opportunité d’améliorer leur image et d’accroître encore leurs profits. C’est en ce sens que les entreprises ont investi dans des campagnes de solidarité et se sont présentées comme des solutions, bien que finalement leurs pratiques contribuent aux inégalités de classe, de « race » et de genre, qui, à leur tour, augmentent le niveau de vulnérabilité d’une grande partie de la population face à la COVID-19. Tout cela pour atteindre leur objectif principal : garantir les profits.

Cet article a pour point de départ la lettre-dénonciation « La farce des dons dans la lutte contre la COVID-19 dans les secteurs de la monoculture d’arbres, agroalimentaire, pétrolier et minier au Brésil » [1]. Présentée lors de l’émission de radio « Ecoando Resistências » par Amigos da Terra Brasil (Amis de la Terre Brésil) [2] et lors du webinaire « La farce des dons d’entreprises dans la lutte contre la COVID-19 » [3], la lettre a été lancée par un réseau d’organisations de la société civile et de mouvements sociaux auquel plus de 100 organisations sociales brésiliennes et internationales ont adhéré. La lettre dénonce notamment la capture de l’État par les entreprises transnationales et les fausses solutions présentées par ces dernières. En parallèle, elle met en valeur en tant que véritables solutions les réseaux de solidarité mis en place par les peuples et les communautés et basés sur la justice économique, qui visent à satisfaire les besoins des personnes en utilisant les biens communs de manière durable et interdépendante.

Capture de l’État, fausses solutions et violation des droits des peuples

Le capitalisme mondialisé consolide la capture de l’État par les entreprises transnationales, structurant les chaînes de production mondiale autour de la logique du libre marché. Plusieurs acteurs et institutions sont utilisés à travers la cooptation de la démocratie et la privatisation de la politique, ce qui donne lieu à un affaiblissement des lois internes dans les domaines social, économique et environnemental. Comme l’explique Gonzalo Berrón, la capture de l’État par les entreprises est définie comme « la pénétration des organismes publics par des personnes ou des agendas issus des entreprises — généralement de grande taille ou transnationales — transformant ainsi l’intérêt public en intérêt économique particulier » [4].

Au Brésil, la première action des grandes entreprises a été de s’assurer que leurs activités n’aient pas à s’arrêter pendant la pandémie, contrairement aux directives de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le gouvernement a accordé des pouvoirs et des privilèges exceptionnels à ces sociétés afin que ces dernières puissent continuer à générer des bénéfices substantiels, malgré la crise. Les secteurs de l’agro-industrie et des mines, par exemple, ont été considérés comme des activités essentielles. Comme si l’historique des impacts sociaux et environnementaux sur les territoires des peuples et communautés traditionnels ne suffisait pas, le maintien des activités a empêché les travailleurs·euses de ces secteurs de pratiquer la distanciation « sociale », une mesure essentielle pour minimiser la propagation du virus. En outre, ces activités ont favorisé « l’intériorisation » de la COVID-19 dans le pays [5]. Dans le cas de l’exploitation minière, par exemple, les travailleurs·euses traversent généralement plusieurs villes avant d’atteindre le site minier, alors que la santé des familles vivant à proximité de ces projets est déjà affaiblie.

Dès le début de la pandémie au Brésil, ces mêmes entreprises ont obtenu le droit de renégocier leurs dettes envers l’État brésilien. De surcroît, de généreux prêts de la Banque nationale de développement économique et social (BNDES) ont été consentis à de grandes entreprises. Selon la BNDES, en mars 2020, il y a eu une injection initiale de 55 milliards de reals brésiliens (13 milliards de dollars canadiens) dans l’économie dans le but de rendre possibles les activités des entreprises de tous les secteurs. Ainsi, 40 milliards de reals (9,5 milliards de dollars canadiens) ont également été mis à disposition pour financer la masse salariale des travailleurs·euses des grandes entreprises [6].

En poursuivant leurs activités pendant la pandémie, les entreprises cherchent à transmettre une bonne image. À cette fin, elles mettent en place des actions telles que le don de paniers alimentaires de base ainsi que d’équipements et de ressources pour les hôpitaux. Cependant, le montant des ressources allouées à ces actions est insignifiant en comparaison avec leurs profits annuels. L’entreprise de cellulose CMPC, située dans la municipalité de Guaíba, dans l’État de Rio Grande do Sul, par exemple, a réalisé un gain net de 962,5 millions de reals (230 millions de dollars canadiens) en 2019. Cette année, le groupe a fait don de 70 millions de reals (16,7 millions de dollars canadiens) par l’intermédiaire d’une autre grande entreprise, Softys, qui fabrique des masques envoyés aux hôpitaux publics pour lutter contre la COVID-19. Il convient de rappeler que ce chiffre ne représente que 7 % des gains nets de CMPC compte tenu de ses profits générés en 2019. Il importe également de souligner que CMPC était responsable des premiers cas de maladie enregistrés à Guaíba, précisément parmi ses travailleurs·euses.

Les entreprises transnationales (ETN) investissent également dans des actions de « solidarité » pour vendre leur image. La plus grande chaîne de télévision du Brésil a même créé, aux heures de grande écoute, un tableau intitulé « Solidariedade S.A. » pour les faire connaître. Cependant, ces types d’actions qualifiées de « volontaires » et présentées comme des actions de responsabilité sociale des entreprises sont souvent requises par la loi en tant que mesures de compensation. Par exemple, presque toutes les grandes entreprises divulguent des politiques environnementales ou de biodiversité dans leurs rapports de « responsabilité sociale des entreprises », présentées comme des actions bienveillantes, mais omettent de dire que ces politiques sont obligatoires. Jutta Kill décrit :

« Ces engagements ne sont guère plus que des outils de relations publiques qui permettent d’obtenir une licence sociale pour la destruction d’entreprises, en particulier pour les activités particulièrement litigieuses. L’expansion des aéroports pour faciliter la croissance du trafic aérien international destructeur du climat, la construction de mégabarrages hydroélectriques, l’extraction de pétrole et l’exploitation minière sont des activités qui détruisent des zones d’importance culturelle, spirituelle et écologique, et toutes sont ciblées par ce maquillage du vert en utilisant des promesses ou des « engagements » de compensation équivalente de la biodiversité » [7].

Le « maquillage vert » est une stratégie de marketing utilisée par les grandes entreprises pour vendre une fausse image de respect de l’environnement. La vérité, cependant, est qu’il n’y a aucune préoccupation environnementale de la part de ces entreprises ; ces mesures existent simplement pour que le consommateur ne se sente pas coupable d’acheter leurs produits. C’est l’environnementalisme de marché typique, dans lequel il n’y a pas de réelle transformation des structures de production dans le sens du respect de la nature, et le profit reste une priorité. C’est précisément parce que ces entreprises violent les droits des peuples, tels que le droit au territoire ou le droit à la consultation et au consentement libre, préalable et éclairé, qu’il leur faut « maquiller » leur image.

Les pratiques de « maquillage » peuvent revêtir d’autres teintes : le lilas (inclusion d’un « agenda de genre ») et le jaune (mention de mesures volontaires qui, en théorie, garantiraient les droits du travail)… Quels points communs partagent-elles ? Leur but. Peu importe la couleur, le système capitaliste et les ETN voient dans la publicité, y compris celle qui se donne des airs de solidarité, la possibilité d’augmenter l’exploitation et d’accumuler plus de richesse et de pouvoir. Pour cette raison, lorsqu’ils commettent des délits, ils dépensent autant, voire plus, en publicité que pour réparer les dommages qu’ils ont causés. Avec de fausses solutions à de vrais problèmes, l’objectif central des entreprises est de masquer d’autres violations, d’améliorer leur image et de garantir leurs profits. Les « maquillages » sont, en ce sens, les piliers fondamentaux de ce que nous appelons traditionnellement « l’architecture de l’impunité ».

Il en est de même des dons d’entreprises pour lutter contre la COVID-19 : le don volontaire par les entreprises d’une partie de leurs bénéfices est un outil publicitaire stratégique. Parmi tant d’exemples, JBS, l’un des leaders mondiaux de l’industrie alimentaire, se distingue par ses abattoirs, identifiés comme sources de contamination au coronavirus dans l’État de Rio Grande do Sul dès le deuxième mois de la pandémie. Bien que l’entreprise n’ait rien fait pour empêcher ses travailleurs·euses de contracter la maladie, elle a investi massivement dans la publicité promouvant son don de 400 millions de reals (95,8 millions de dollars canadiens) pour affronter la COVID-19 [8].

La subordination des politiques publiques à la logique de défense des intérêts des entreprises tend à fragiliser encore davantage les droits humains dans la lutte contre ce problème multidimensionnel, violant de plus belle les droits humains, en particulier les droits des groupes vulnérables (la classe ouvrière, les peuples et les communautés traditionnels). Comme l’ont déclaré Manoela Carneiro Roland et Andressa Oliveira Soares, du Centre pour les droits humains et des entreprises, « les dégâts ont été maximisés par un système qui privilégie la logique du marketing au détriment des droits humains. Cette capture de l’État finit par influencer et affecter les politiques publiques, ce qui rend les pays moins aptes à assurer à leurs citoyen·ne·s la réalisation de leurs droits, surtout dans le contexte actuel » [9].

Un instrument qui peut aider à guider les actions des États dans cette situation d’urgence sanitaire est la Charte sociale des Amériques et son « Plan d’action ». Ces documents réaffirment que les États membres de l’Organisation des États américains (OEA) :

« reconnaissent que le droit à la santé est une condition fondamentale de l’inclusion et de la cohésion sociale, du développement intégral et de la croissance économique dans l’équité, d’une part, mais ils accordent la priorité à l’exhaustivité lorsqu’ils abordent les autres aspects des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux, tels que le droit à l’alimentation, au logement, à l’emploi et à la sécurité sociale, entre autres droits qui ont également été affectés dans le cadre de cette pandémie » [10].

Considérations finales

La lettre-dénonciation mentionnée au début de cet article, qui expose la farce des dons d’entreprises dans le contexte de la pandémie, souligne également que la solidarité est un principe et une pratique des mouvements sociaux qui ne doit pas être utilisée pour servir de slogan publicitaire aux ETN. Même sans bénéficier de la même notoriété dans la presse, les mouvements sociaux ont mené de nombreuses actions de solidarité populaires et horizontales bénéficiant à la classe ouvrière des milieux ruraux comme urbains pour faire face à la crise. Ces groupes de solidarité finissent souvent par assumer les responsabilités qui incombent à l’État, comme dans le cas rapporté de la campagne organisant le partage d’aliments agroécologiques et de produits d’hygiène à travers un réseau informel de soutien construit du nord au sud du pays.

Ces pratiques nous montrent la mobilisation concertée de plusieurs réseaux pour la mise en place de vraies solutions qui sont déjà présentes dans les villes et les communautés, selon les principes du commerce équitable et de l’alimentation saine. De telles actions renforcent la souveraineté alimentaire et visent à satisfaire les besoins des populations et à utiliser les biens communs de manière durable. Ainsi, basées sur la justice économique et la durabilité de la vie, elles favorisent le respect des droits et de l’autonomie des peuples.

Face aux limites du système judiciaire national et à la multiplication des violations par les entreprises transnationales, le besoin se fait sentir de traités internationaux qui réglementent l’action des ETN, comme le « Traité contraignant contre l’impunité des entreprises », en négociation depuis 2014 dans le cadre des Nations unies. Dans les périodes de fragilité politique comme la crise actuelle liée à la pandémie, il est d’autant plus urgent de légiférer pour réglementer les entreprises et faire appliquer et respecter la primauté des droits humains.

 

Traduction par Regianne Fernandes avec la collaboration de Rosa Peralta.

 


Notes: 

[1] Amigos da Terra Brasil (2020). A farsa das doações no combate à Covid-19 nos setores de plantações de monoculturas de árvores, agronegócio, petróleo e mineração no Brasil, 27 juillet, en ligne : https://www.amigosdaterrabrasil.org.br/2020/07/27/a-farsa-das-doacoes-no-combate-a-covid-19-nos-setores-de-plantacoes-de-monoculturas-de-arvores-agronegocio-petroleo-e-mineracao-no-brasil/
[2] Amigos da Terra Brasil (2020). « A farsa das doações empresariais no combate à COVID-19 », Facebook, 20 août, en ligne : https://www.facebook.com/437745469726562/videos/763100717837757
[3] Amigos da Terra Brasil (2020). « Podcast /Ecoando Resistências », en ligne : https://www.amigosdaterrabrasil.org.br/podcast-ecoando-resistencias (page consultée en octobre 2020).
[4] Berrón, Gonzalo (2015). « A “captura corporativa” na política externa brasileira », Carta Capital, 7 août, en ligne : https://www.cartacapital.com.br/blogs/gr-ri/201ccaptura-corporativa201d-a-ceu-aberto-a-penetracao-do-capital-na-politica-externa-brasileira-990/
[5] Stropasolas, Pedro (2020). « Mineração é motor da interiorização da covid-19 no país, denunciam movimentos », Brasil de Fato, 4 juillet, en ligne : https://www.brasildefato.com.br/2020/07/04/mineracao-e-motor-da-interiorizacao-da-covid-19-no-pais-denunciam-movimentos
[6] Banco Nacional do Desenvolvimiento (2020). « BNDES lança primeiras medidas para reforçar caixa de empresas e apoiar trabalhadores que enfrentam efeitos do coronavírus », 22 mars, en ligne : https://www.bndes.gov.br/wps/portal/site/home/imprensa/noticias/conteudo/bndes-lanca-primeiras-medidas-para-reforcar-caixa-de-empresas-e-apoiar-trabalhadores-que-enfrentam-efeitos-do-coronavirus
[7] Amigos de la Tierra Internacional (2019). « Destrucción Reglamentada : Por qué la compensación equivalente de biodiversidad protege las ganancias de las empresas y facilita la destrucción del medioambiente », 21 novembre, en ligne : https://www.foei.org/es/recursos/publicaciones/destruccion-reglementada-compensacion-biodiversidad-medioambiente
[8] JBS (2020). « JBS doa R $ 400 milhões no Brasil para o enfrentamento da Covid-19 », en ligne : https://jbs.com.br/saiba-mais/jbs-doa-r-400-milhoes-no-brasil-para-o-enfrentamento-da-covid-19/
[9] Roland, Manoela C. et Andressa O. Soares (2020). « Direitos Humanos e COVID-19 : reflexões sobre a captura corporativa », Revista Internacional de Direitos Humanos e Empresas, vol. 3, no. 9, p. 1-9, en ligne : http://homacdhe.com/wp-content/uploads/2020/05/DH-e-COVID19-reflex%C3%B5es-sobre-a-captura-corporativa.pdf
[10] Secretaría General de la Organización de los Estados Americanos (SG/OEA) (2020). Guía Práctica de Respuestas Inclusivas y con Enfoque de Derechos ante el COVID-19 en las Américas, 7 avril, en ligne : http://www.oas.org/es/sadye/publicaciones/GUIA_SPA.pdf

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À la lumière du droit international des droits de la personne

1er août 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Silviana Cocan, docteure en droit, chargée de cours et chercheuse postdoctorale, Faculté de droit, UdM et militante au comité surveillance des populations, IA et droits humains de la LDL L’émergence du capitalisme de surveillance est étroitement liée aux progrès technologiques, notamment dans le domaine du numérique, qui n’ont pas été anticipés par le droit international des droits de la personne. Le cadre juridique international protège principalement le droit à la vie privée et avait vocation initialement à imposer à la charge des États des obligations internationales de protection, sans toutefois prendre en considération le rôle joué par les entreprises privées. Ainsi, l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) soulignent l’interdiction des « immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance [et des] atteintes illégales à son honneur et à sa réputation ». Ces dispositions consacrent également le droit de toute personne à « la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes ». Néanmoins, la protection de la vie privée et des données personnelles dans l’espace numérique exploité par des entreprises privées, qui échappent au contrôle étatique, soulèvent de nombreux enjeux. Le droit international des droits de la personne s’adresse en premier lieu aux États et à leurs organes, qui sont tenus de s’y conformer et de veiller à ce que des tiers ne portent pas atteinte aux droits et libertés garantis. Il est vrai que dans les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (2011), les Nations Unies avaient souligné que les entreprises étaient tenues de respecter les droits de la personne, de minimiser les incidences négatives de leurs activités et de prévoir de mesures de réparation ou de collaborer à leur mise en œuvre en cas d’atteintes aux droits de la personne. Or, le capitalisme de surveillance s’est développé en l’absence d’un cadre juridique contraignant et dans l’incertitude des obligations à la charge des entreprises opérant dans le domaine numérique.
Une nouvelle matière première
L’exploitation massive des données personnelles des utilisateurs a permis progressivement l’émergence d’un nouveau modèle de publicité ciblée en exploitant les informations de profils d’utilisateurs1, d’une redéfinition du consentement libre et éclairé des consommateurs face à des conditions générales d’utilisation complexes et d’un manque de transparence dans le traitement des données personnelles. La collecte de ces données sous couvert d’une utilisation gratuite et illimitée des services a permis la concrétisation d’un « nouvel ordre économique qui revendique l’expérience humaine comme matière   première   gratuite   à des fins de pratiques commerciales dissimulées d’extraction, de prédiction et de vente2 ». Les Nations Unies se sont emparées de la question en envisageant le droit à la vie privée à l’ère du numérique dans un rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (2018)3. Il a été souligné que les technologies numériques, mises au point principalement par le secteur privé, en exploitant  en  permanence  les  données  personnelles, « pénètrent progressivement dans le tissu social, culturel, économique et politique des sociétés modernes ». Le rapport mettait également en garde contre l’émergence de cet « environnement numérique intrusif dans lequel les États et les entreprises commerciales seront en mesure de surveiller, d’analyser, de prédire et même de manipuler le comportement des personnes à un degré sans précédent » (§ 1).
Or, le capitalisme de surveillance s’est développé en l’absence d’un cadre juridique contraignant et dans l’incertitude des obligations à la charge des entreprises opérant dans le domaine numérique.
En ce qui concerne la responsabilité des entreprises de respecter le droit à la vie privée, le rapport recommandait aux États de se doter d’une législation adéquate et de mettre en place des autorités indépendantes en charge de surveiller les pratiques des secteurs public et privé, tout en leur accordant un pouvoir d’enquête sur les atteintes, la possibilité de recevoir des plaintes des particuliers ou d’organisations et d’imposer des amendes et d’autres sanctions effectives en cas de traitement illégal des données à caractère personnel (§ 61, points b), d) et e)). Or, c’est précisément à l’égard de l’adoption de telles mesures que les États peinent à suivre le rythme effréné des innovations numériques et technologiques. Face aux lacunes du droit et à la lenteur des réformes législatives, les entreprises privées se trouvent investies d’un pouvoir démesuré, en l’absence d’une régulation stricte et d’un réel mécanisme de sanction en cas de violations des droits de la personne, dans un monde dématérialisé où la logique du profit, combinée à celle de la liberté numérique, ne connaissent aucune limite. Dans une résolution adoptée le 7 octobre 2019, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a réitéré les engagements des États et des entreprises en ce qui concerne le respect des droits de la personne dans le contexte de la collecte, du stockage, de l’utilisation, du partage et du traitement des données personnelles (§ 6 et § 8)4. Le plus récent rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme était consacré à l’« Incidence des nouvelles technologies sur la promotion et la protection des droits de l’homme dans le contexte des rassemblements, y compris des manifestations pacifiques » (2020)5. En effet, l’impact des nouvelles technologies dépasse le cadre de la protection de la vie privée en ayant aussi des répercussions sur le droit de réunion pacifique et la liberté de manifester, notamment lorsqu’il est question des systèmes de reconnaissance faciale exploités par les entreprises privées et qui sont utilisés pour surveiller les activités des acteurs de la société civile (§ 39). Ce sont ainsi les fondements de la démocratie et les principes de l’État de droit qui peuvent être impactés par l’exploitation des données personnelles, comme cela a pu être le cas avec la société Cambridge Analytica qui a procédé à la collecte des données personnelles des utilisateurs de Facebook et utilisées à des fins politiques pour influencer l’issue des élections6.
Face aux lacunes du droit et à la lenteur des réformes législatives, les entreprises privées se trouvent investies d’un pouvoir démesuré, en l’absence d’une régulation stricte et d’un réel mécanisme de sanction en cas de violations des droits de la personne, dans un monde dématérialisé où la logique du profit, combinée à celle de la liberté numérique, ne connaissent aucune limite.

De multiples défis

Même en l’absence d’un instrument juridique contraignant destiné à réguler le capitalisme de surveillance, les principes protecteurs du droit international des droits de la personne sont susceptibles de contraindre les entreprises privées à se conformer à des standards minimums en matière d’exploitation des données personnelles. Les défis persistants et les difficultés qui paraissent incontournables découlent principalement de l’exploitation des données personnelles dans un environnement dématérialisé. Dans ce cadre, l’identification d’un dommage demeure extrêmement complexe et l’engagement de la responsabilité des acteurs privés très largement   hypothétique.   Le décalage entre la rapidité des progrès technologiques et la lenteur de la réactualisation de l’encadrement juridique dans les ordres juridiques internes des États a entraîné l’émergence d’une économie de surveillance dans laquelle les données personnelles des utilisateurs sont la monnaie d’échange et la source infinie de profit pour les entreprises privées qui peuvent agir parfois en toute impunité. Si ces entreprises sont tenues de respecter les droits humains dans le cadre de leurs activités, de leur toute-puissance numérique découle l’incapacité des États à les contraindre au respect de leurs obligations en engageant leur responsabilité assortie de véritables sanctions. Ce constat sera vrai aussi longtemps que les cadres juridiques nationaux ne seront pas dotés de mesures législatives appropriées et que les autorités étatiques ne seront pas habilitées à exercer un véritable pouvoir de contrôle de nature à imposer des limites et à contraindre les entreprises privées à une utilisation des données personnelles conforme aux garanties qui s’attachent aux droits et libertés.
Les défis persistants et les difficultés qui paraissent incontournables découlent principalement de l’exploitation des données personnelles dans un environnement dématérialisé.

Vers un premier traité international

Le défi majeur réside dans la capacité des États à imposer, isolément, un encadrement juridique aux acteurs privés qui reposerait uniquement sur le droit interne, alors même que le multilatéralisme et la coopération globale semblent incontournables afin de répondre adéquatement à cette problématique. Si un traité international véritablement contraignant serait plus approprié, il serait nécessaire que les négociations aboutissent tout d’abord et qu’il recueille un nombre suffisant de ratifications de la part des États qui s’engageraient à une mise en application effective au niveau national grâce à la modification de leur cadre législatif. Dans le cadre du Conseil de l’Europe, des négociations devraient commencer au mois de mai 2022 en vue d’aboutir à l’adoption d’un texte contraignant sur l’intelligence artificielle7. Il s’agirait du premier traité international, mais si le texte venait à être adopté, il pourrait réunir au maximum 46 États (à la suite de la récente exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe qui sera effective en septembre 2022). Parallèlement, un projet de règlement sur l’intelligence artificielle8 a été proposé par la Commission dans le cadre de l’Union européenne en avril 2021. Il faudra suivre les développements de ce processus, qui pourrait aboutir à une législation harmonisée sur l’intelligence artificielle et qui serait immédiatement applicable dans les 26 États membres de l’Union. En ce qui concerne les Nations Unies, si des négociations n’ont pas encore été initiées en vue de l’adoption d’un texte contraignant, un moratoire a été demandé sur l’utilisation de certains systèmes d’intelligence artificielle9 face aux risques de violations graves des droits de la personne. Dans le cadre de l’UNESCO, la première norme mondiale sur l’éthique de l’intelligence artificielle a été adoptée par 193 États au mois de novembre 202110. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un texte ayant une force obligatoire, les États ont une responsabilité de principe dans la mise en œuvre des recommandations. Ainsi, pour l’instant, au niveau universel, des instruments de droit souple (soft law) définissent des principes qui ne sont pas juridiquement contraignants, mais qui pourraient servir de guide aux autorités nationales dans la détermination de mécanismes de protection et la réactualisation des législations.
  1. En ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/01/ZUBOFF/59443
  2. En ligne : https://www.lapresse.ca/societe/2020-12-06/notre-droit-au-temps-futur.php
  3. En ligne : https://www.ohchr.org/fr/calls-for-input/reports/2018/report-right-privacy-digital-age
  4. En ligne : https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G19/297/53/PDF/G1929753.pdf?OpenElement
  5. En ligne : https://www.ohchr.orghttp://www.ohchr.org/fr/documents/thematic-reports/ahrc4424-impact-new-technologies-promotion-and-protection-human-rights
  6. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1090159/facebook-cambridge-analytica-donnees-personnelles-election-politique-campagne- marketing-politique
  7. En ligne : https://justice.legibase.fr/actualites/veille-juridique/actualite-de- la-regulation-internationale-de-lintelligence-artificielle-123050
  8. En ligne : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ ALL/?uri=CELEX:52021PC0206
  9. En ligne : https://news.un.org/fr/story/2021/09/1103762
  10. En ligne : https://news.un.org/fr/story/2021/11/1109412

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