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L’étincelle d’un mouvement

15 août 2023, par Nicolas Vigneau — , ,
« Si nous devons combattre un dragon, il ne faut pas se contenter de lui couper les ongles de temps en temps » – José Saramago, écrivain et journaliste portugais Dix ans. (…)

« Si nous devons combattre un dragon, il ne faut pas se contenter de lui couper les ongles de temps en temps » – José Saramago, écrivain et journaliste portugais

Dix ans. J'ai du mal à réaliser que dix ans se sont bel et bien écoulés depuis la grève étudiante de 2012. Je n'irais pas jusqu'à dire que pour moi, c'est comme si c'était hier, mais j'ai l'impression que ces dix ans sont passés comme un clin d'œil, sans trop que je m'en rende compte. Je n'avais aucune idée en votant en faveur de la grève générale illimitée à l'assemblée générale de l'Association facultaire étudiante des arts (AFÉA), au théâtre Le National le 13 février 2012, que je m'apprêtais à vivre la période la plus intense de ma vie. J'étais alors à la maîtrise en études littéraires à l'Université du Québec à Montréal (UQAM).

Aujourd'hui, je suis une personne différente de ce jeune homme rêveur levant avec conviction son carton de vote. J'ai toujours mes rêves et mes convictions progressistes, mais cette grève de huit mois m'a irrémédiablement transformé.

Pour plusieurs d'entre nous, cette grève était portée par l'ardent désir de protéger des valeurs et des idéaux, afin de s'opposer à la marchandisation et à l'économie du savoir en luttant pour une éducation accessible, émancipatrice, gratuite, non discriminatoire et libre de toute ingérence des élites économiques. Nous voulions planter les assises d'un projet de société plus juste, égalitaire, solidaire, inclusif, écoresponsable et respectueux de chaque citoyenne et de chaque citoyen, pour nous et les générations futures.

Cette grève, elle a été ponctuée par des rencontres fabuleuses et significatives qui m'ont permis de traverser tout ce que cette période a pu avoir d'éprouvant sans perdre trop de plumes ; par des moments de réflexion collective nécessaires et enthousiasmants ; par des démonstrations de solidarité émouvantes et énergisantes ; par des projets artistiques éclatés et rassembleurs ainsi que par des actions de protestation, des plus ludiques aux plus loufoques en passant par les plus musclées, qui à mes yeux nous ont permis d'incarner pleinement le politique et la citoyenneté. Mais elle a également été marquée par les charges policières, les souricières, les coups de matraque, le goût du poivre de Cayenne, la brûlure des gaz lacrymogènes, l'impact des balles de plastique, l'explosion des grenades assourdissantes. Brutalité. Répression. Violence. Pour l'ensemble de l'année 2012 sur tout le territoire du Québec, on compte 3636 arrestations de masse et abusives en lien avec les nombreuses manifestations de notre mouvement de contestation [1].

Mes illusions sur la politique, les médias et le système judiciaire ont volé en éclats, comme pour plusieurs de mes camarades qui estiment avoir perdu une partie de leur innocence et de leur naïveté dans la mêlée, pour le meilleur et pour le pire. On nous a ouvert les yeux à la dure, mais maintenant, on a vu neiger et, comme disait Salisse le pêcheur dans Le fou de l'île de Félix Leclerc : « Moi, dorénavant, quand je mangerai de la vase, ce sera volontairement. Et on ne me fera plus prendre de la boue pour de la crème. »

J'ai ressenti tout l'éventail des émotions humaines, des plus belles aux plus laides, parce que la grève étudiante de 2012 a été pour moi aussi extraordinaire que traumatisante. Elle a forgé l'homme que je suis aujourd'hui, parce que pendant huit mois j'ai lutté de toutes mes forces pour mes convictions et tenté de les incarner, me donnant corps et âme dans l'exercice de ce que j'estimais être une démocratie plus directe et plus proche de son essence.

Le fleuve de la mémoire

Les beaux souvenirs sont faciles à faire remonter à la surface. Je me souviens me rendre à l'église de la rue Masson à 20 h tapantes un soir de mai, un carré rouge épinglé sur le cœur. Je me souviens marcher en tapant sur une casserole avec une cuillère de bois, à l'unisson avec mes voisins et mes voisines. Au-dessus de nos têtes s'étendait un ciel aussi survolté que nous, éclairs et tonnerre en prime. Je me souviens savourer la beauté impressionnante de l'orage, comme s'il voulait se joindre au concert de nos casseroles, et accueillir sans m'arrêter une pluie diluvienne. Je me souviens danser sous la pluie au son du rire des enfants en continuant de frapper sur ma casserole tout en hurlant à pleins poumons « La loi spéciale, on s'en câlisse ! » en chœur avec les gens de mon quartier.

Les pires souvenirs ne sont pas loin non plus. Je me souviens de l'émeute de Victoriaville et du sentiment profond que le Québec avait sombré dans le chaos, la brutalité policière ayant atteint ce jour-là des degrés que je ne pensais pas possibles. Je me demanderai toujours pourquoi les « forces de l'ordre » ont utilisé une force suffisante pour tuer ou rendre paraplégique contre la jeunesse québécoise, perforant l'œil de l'un et cassant la mâchoire de l'une de nos camarades ; pourquoi ses agents frappaient des personnes déjà à terre ; pourquoi ils tenaient des propos injurieux, racistes, sexistes, homophobes et tellement chargés de mépris à notre endroit ; pourquoi ils serraient tellement leurs tie-wrap que plusieurs d'entre nous ont subi des blessures aux poignets et aux chevilles ; pourquoi ils arrêtaient des gens pour des motifs aussi loufoques et fallacieux que le port de patins à roulettes. Tout ça pour « protéger » le Congrès général du Parti libéral d'une manifestation étudiante ? Je me souviens de la peur sourde qui m'habitait, la peur de finir par être tué ou que des ami·es ou des camarades le soient. Je me souviens des hélicoptères qui poussaient les gaz lacrymogènes vers nous, nous brûlant atrocement les yeux et les voies respiratoires. Je me souviens que l'antiémeute n'a jamais déclaré la manifestation illégale, donné d'avertissement ou demandé notre dispersion avant de nous rentrer dedans. Je me souviens des barrages policiers qui attendaient nos autobus au retour à Montréal et auxquels le nôtre a heureusement échappé. Je me revois pleurer en tremblant dans l'appartement de ma cousine quelques jours plus tard, visionnant les images de l'émeute prises par son copain, choqué par le contraste irréel du début bon enfant de la manifestation et de sa fin aux airs de guerre civile.

Les bêtes féroces de l'espoir

Quoi qu'il en soit, je suis fier d'avoir participé à la grève étudiante de 2012. Une grève qui, j'espère, à défaut d'avoir comblé tous nos espoirs, a tout de même réussi à semer des graines afin de préparer les luttes actuelles et futures. Pour plusieurs d'entre nous, elle a constitué l'éveil d'une conscience sociale, d'une pensée critique et d'un engagement citoyen qui ont continué à se développer et à s'incarner après la grève, au-delà de ses réussites et de ses échecs, pavant la route que nous suivons.

J'ai une pensée pour tous ceux et toutes celles qui ont porté cette grève à bout de bras, avec qui j'ai lutté côte à côte et agi pour un avenir meilleur. Ceux et celles qui l'ont préparée pendant deux ans. Les Black Blocs anonymes qui ont fait office de boucliers humains sur les premières lignes ainsi que les soignants et soignantes volontaires pendant les manifestations les plus houleuses. Mes collègues exécutants et exécutantes des diverses associations étudiantes. Les militants et militantes de tout acabit et de tous les horizons, et particulièrement ceux et celles qui ont milité dans des villes leur étant hostiles. Les profs contre la hausse. Les Mères solidaires et en colère. Les Têtes blanches, carrés rouges. Tous les groupes de la société qui nous ont soutenu·es d'une manière ou d'une autre.

Mille milliards de mille mercis.


[1] Ligue des droits et libertés, « Manifestations et répression », juin 2015, p. 6. En ligne : https://liguedesdroits.ca/manifestations-et-repressions-points-saillants-du-bilan-sur-le-droit-de-manifester-au-quebec/

Grève en région. Faire bloc

Celles et ceux qui, comme Clémence Harvey et moi [1], ont fait la grève en région se souviendront de la réflexion entourant le poids de nos petites associations dans le (…)

Celles et ceux qui, comme Clémence Harvey et moi [1], ont fait la grève en région se souviendront de la réflexion entourant le poids de nos petites associations dans le mouvement. Retour sur la grève à l'est de Rimouski et sur les formes de politisation qu'elle a générées. Propos recueillis par Miriam Hatabi.

À Matane, en 2012, les manifestations étudiantes ne perturbent pas la circulation. Dans les petites communautés, mobiliser des gens pour prendre la rue représente tout un défi, rappelle Clémence : « Quand t'es quarante à manifester, t'as juste l'impression d'être une petite gang d'ami·es à marcher dans la rue, et t'as le sentiment que les gens ne te prennent pas au sérieux. Pis à quarante, on dérange pas grand-monde. »

Manifester en petits nombres, c'est aussi être bien plus visibles. Quand il est impossible de se fondre à la masse, revendiquer la gratuité scolaire exige d'accepter d'être étiquetté·e par sa communauté – ami·es, famille, employeur, prof de conduite, alouette –, avec tout ce que cela implique. Dans ce contexte tendu, Clémence se souvient que certain·es hésitaient à de s'afficher. En fin de compte, « manifester dans les rues de Matane, on l'a fait, mais pas souvent », dit-elle.

Former un bloc régional

Face à ces difficultés, d'autres stratégies de mobilisation sont privilégiées pour éviter un essoufflement du mouvement dans le Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie. À de nombreuses reprises, la ligne de piquetage du cégep d'Amqui reçoit la visite de membres des exécutifs des associations étudiantes du cégep de Rimouski et de Matane, avec qui on tissait des liens et on s'informait des stratégies à employer pour cultiver l'énergie militante. C'est d'ailleurs ce que faisaient Clémence et d'autres organisateur·trices, qui prenaient régulièrement la route vers les piquets de grève des autres cégeps « pour motiver les troupes », dit-elle. Moralement, le mouvement de grève en est venu à reposer en partie sur cette solidarité intercollégiale. « Un des membres de l'association du cégep de Rimouski m'a déjà dit “ le piquet de grève à Matane, il est important, ça motive les gens de Rimouski et d'ailleurs ”. Le fait de savoir que ce qu'on faisait contribuait à motiver des gens d'ailleurs, ça montrait qu'on n'était pas déphasé·es et qu'on contribuait bien à quelque chose de plus grand. »

Des communications sont entretenues entre les associations des cégeps de la région et de l'UQAR pour échanger sur l'action collective et la coordonner. Les mobilisations se sont unies à travers l'action concertée. « On voulait être solidaires entre cégeps de région, se tenir au courant de nos modes d'action et échanger sur nos revendications. Après chaque assemblée générale, on se donnait un coup de fil. C'est en se parlant qu'on est devenu un bloc qui se soutenait. » C'est ainsi que le mouvement étudiant bas-laurentien et gaspésien est parvenu à coordonner des mobilisations locales, comme le blocage des bureaux du ministère de l'Éducation à Rimouski dans la semaine du 29 mars, tenu par des étudiant·es de Rimouski avec l'aide d'étudiant·es d'Amqui et d'ailleurs.

Cette forme de mobilisation était toutefois coûteuse en énergie et en argent, les étudiant·es devant disposer de voitures ou de fonds suffisants pour louer un autobus, faire quelques heures de route, en plus d'assurer le maintien de la ligne de piquetage pendant ce temps. Les grands nombres de manifestant·es étant aussi plus difficiles à atteindre, on en est rapidement venu à comprendre que le poids du mouvement en région se situait dans le renouvellement des mandats de grève. « On savait que tant et aussi longtemps qu'on avait notre mandat de grève, on avait un impact. Aussitôt qu'on le perdait, on avait beau manifester, on n'avait plus d'impact tangible. C'était notre manière de contribuer au mouvement avec un M majuscule, et de s'afficher contre la hausse, pour la gratuité. » Bien qu'informelle, l'alliance entre les cégeps s'est avérée importante en ce sens : « On voulait créer un bloc de cégeps en grève en région. Le plan, c'était que Matane, Rimouski, Amqui, Gaspé soient un gros piquet de grève, un blocage ».

Se mobiliser de loin

Fort·es de cette solidarité, les étudiant·es que nous étions ont tenté de nourrir une culture militante dans un milieu où la mobilisation est souvent plus difficile. Ça nous a politisé·es, évidemment. D'ailleurs, pour Clémence, qui est aujourd'hui travailleuse sociale dans un Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), l'influence de la grève ne fait aucun doute : « c'est 2012 qui a créé un chemin pour moi et qui m'a donné envie de travailler dans le communautaire ». Au-delà de tout ce qui touche à l'organisation militante, pour Clémence et pour moi comme pour bien d'autres, la grève a été la prise de conscience brutale des rapports de pouvoir et des enjeux de classes qui structurent notre société, l'expérience violente du rôle répressif de la police, la désillusion devant l'imperturbabilité des logiques néolibérales dans le discours dominant et chez la classe politique.

Cela étant dit, la distance des grands centres a joué un rôle important dans la forme que cette politisation a prise. D'emblée, une part de l'opposition à la hausse s'articulait autour de cette distance : pour la majorité, aller à l'université – comme au cégep – rimant avec déménager, tous les coûts que cela représente s'additionnent à la hausse envisagée et accroissent l'inaccessibilité des études supérieures. Ensuite, le fait même de se mobiliser dépendait de la capacité matérielle à se réunir et à se déplacer, ce que l'adoption de la loi spéciale 78 a grandement compliqué, notamment en rendant les entreprises de location d'autobus bien frileuses à l'idée de transporter des étudiant·es vers les grandes manifestations. Une part des revendications les plus concrètes, tout comme les modes de mobilisation, ont été forgées par la distance.

Un décloisonnement

À mon avis, la colère et l'indignation partagées par les étudiant·es de part et d'autre de la province ont contribué à un décloisonnement pour ces militant·es de région. En 2012, on a senti une ouverture des horizons – pas au sens d'une multiplication des possibles, vu l'échec sur lequel s'est soldé la grève, mais plutôt au sens littéral d'élargissement de l'espace au sein duquel on se sent légitime d'agir politiquement. Dans ces milieux éloignés, il est facile de se sentir peu ou même pas concerné·es du tout par les « grands débats de société », et ceux-ci sont parfois balayés du revers de la main comme des « affaires de la ville ».

Ce travail d'éducation, de communication et de ralliement mené par les militant·es étudiant·es locaux a été le levain de cette politisation qui n'était pas donnée d'avance ; il a permis au mouvement de percer une brèche dans l'imaginaire de certain·es étudiant·es du coin, dans le mien et celui de mes camarades, du moins. Souvent pour une première fois, on se voyait appartenir à un corps politique, on se reconnaissait dans l'autre et on se sentait concerné·es par des débats et des discussions qui débordaient des limites des villes. Plus encore, souvent pour une première fois et de manière durable, 2012 a été un moment de subjectivation politique, de reconnaissance de soi comme un·e acteur·trice politique à part entière. La réflexion stratégique débouchant sur la priorisation du renouvellement des mandats de grève et la formation du bloc régional entre les cégeps et l'UQAR repose, à mon avis, sur cette forme toute particulière de politisation qui a été la nôtre en 2012.


[1] En 2012, Clémence Harvey était membre du comité exécutif de l'association étudiante du cégep de Matane. C'est justement en 2012 que nous nous sommes rencontrées, alors que j'étais impliquée dans l'organisation de la grève au cégep d'Amqui, à une cinquantaine de kilomètres au sud.

Illustration : Elisabeth Doyon

Environnement. Est-on en train de manquer le bateau ?

Depuis plus d'un siècle, le monde syndical a été à l'avant-scène des avancées sociales. Mais qu'en est-il de la question environnementale ? Pouvons-nous encore espérer une (…)

Depuis plus d'un siècle, le monde syndical a été à l'avant-scène des avancées sociales. Mais qu'en est-il de la question environnementale ? Pouvons-nous encore espérer une transition harmonieuse vers une société énergétiquement plus sobre tout en conservant un niveau de vie décent et sans trop affecter les emplois et les conditions de travail ?

Dès les années 1990, des syndicats se sont regroupés pour sonner l'alarme concernant la crise climatique – et plus largement, la crise écologique – en martelant qu'il n'y a pas d'emploi sur une planète morte. Le concept de transition juste a ainsi été développé pour faire pression sur les gouvernements afin que des actions concrètes soient mises en œuvre pour enrayer les changements climatiques.

Au cœur du concept de transition juste se trouve également une revendication clé. Pour le monde syndical, il n'était pas question que la transition vers une société sobre en carbone se fasse sur le dos de travailleuses et travailleurs risquant de voir disparaître leur gagne-pain dans les secteurs industriels lourds. Dès le début, nous avions ainsi l'amorce d'un arrimage étroit entre écologie et justice sociale, arrimage qui s'est peaufiné et élargi au fil du temps. En plus de l'impact de la transition écologique sur les travailleurs et les travailleuses, le monde syndical s'est vite rendu compte que l'impact sur les communautés – et en particulier sur les plus vulnérables – devait impérativement être considéré.

Aujourd'hui, la transition juste consiste en un ensemble de principes, de processus et de pratiques visant à ce que les réponses aux deux défis de ce siècle – protection de l'environnement et protection sociale – se renforcent mutuellement au lieu de s'opposer. C'est faire de la transition écologique un outil de justice sociale et de la justice sociale un moteur de la transition écologique.

Depuis de nombreuses années, le monde syndical joue un rôle clé au sein des négociations internationales sur le climat. Il rappelle aux décideur·euses tenté·es de miser sur un capitalisme vert qu'une réelle transition ne doit laisser personne derrière et implique des changements systémiques au sein de notre économie et de nos sociétés, lesquels ne peuvent être mis en place sans un réel dialogue social.

Des initiatives porteuses d'espoir

Bien que beaucoup de chemin reste à parcourir, les initiatives syndicales visant à réduire l'empreinte écologique dans une optique de transition juste ne manquent pas. Au Québec, la FTQ, qui rassemble une majorité de travailleurs et de travailleuses des secteurs à forte empreinte carbone, a adopté sa toute première résolution visant une protection de l'environnement en 1962. En 2014, l'organisation a amorcé un dialogue avec des ONG environnementales et des représentant·es de communautés autochtones pour mieux arrimer les questions d'écologie et d'emploi. En 2015, des représentant·es de la FTQ étaient présent·es à la COP21, où l'Accord de Paris a été conclu, et l'organisation a adopté, en 2016, une Déclaration de politique sur les changements climatiques intitulée Changeons le Québec, pas le climat ! La Fédération a aussi publié, en 2019, un Répertoire des pratiques syndicales en transition juste fournissant un grand nombre d'exemples concrets permettant de transformer les milieux de travail en fonction d'impératifs environnementaux.

L'approche de la FTQ en ce qui concerne la transition juste se décline en trois volets : une transition juste préventive, réparatrice et transformatrice. Le volet préventif a pour objectif de prévenir les pertes d'emploi en incitant les travailleuses et les travailleurs à être davantage acteur·trices que spectateur·trices devant les changements à venir et à travailler dès maintenant à la décarbonation de leur milieu de travail. Le volet réparateur vise à atténuer les pertes d'emplois en mettant en place des mécanismes permettant la requalification des travailleurs et des travailleuses et en revendiquant un filet social adéquat. Enfin, le volet transformateur mise sur le développement de structures de concertation dans les régions touchées afin de favoriser le dialogue social pour agir sur l'ensemble des composantes de la communauté.

Du côté de la CSQ, c'est le rapport Notre avenir à tous (communément appelé rapport Brundtland), publié en 1987 par la Commission mondiale sur l'environnement et le développement de l'ONU, qui a été l'élément déclencheur d'une prise de conscience importante au sein de l'organisation. La centrale syndicale, qui rassemblait – et rassemble toujours – majoritairement des membres issu·es du personnel de l'éducation, de la petite enfance à l'université, a alors répondu à l'appel de sa base militante pour créer en 1993 ce qui se nommait alors le réseau des Établissements verts Brundtland (EVB-CSQ). Un EVB, comme on aimait le dire à l'époque, c'est un établissement où l'on éduque et agit pour un monde viable.

Au fil du temps, le réseau EVB-CSQ a publié un grand nombre de trousses pédagogiques permettant à ses membres d'intégrer les notions d'éducation relative à l'environnement et à la citoyenneté dans leur pratique pédagogique, mais aussi de mettre en place des activités structurantes pour réduire l'empreinte écologique des établissements et offrir des occasions d'engagement social et environnemental aux enfants d'âge préscolaire, aux élèves et étudiant·es. Quatre valeurs guident ce mouvement depuis les tout débuts : l'écologie, la solidarité, la démocratie et le pacifisme. Pour la CSQ, la protection de l'environnement a donc toujours été indissociable de la notion de justice sociale.

En 2020, pour mieux faire face à l'urgence des enjeux contemporains et répondre de façon plus adaptée aux besoins changeants de ses membres, le réseau EVB a amorcé un grand virage en faveur de la transition juste, lequel s'est traduit notamment par un changement de nom. Le Mouvement d'action collective en transition environnementale et sociale de la CSQ – le Mouvement ACTES – a vu le jour. Bien plus qu'un nouveau nom, le Mouvement ACTES apporte une nouvelle philosophie visant à systématiser les actions en faveur de ses quatre valeurs fondatrices, et notamment à mettre en œuvre une transition écologique juste des milieux de travail, en soutenant ses membres par le biais de nouveaux outils et services.

Parmi les autres initiatives, il faut noter qu'un grand nombre d'organisations syndicales ont aussi pris des engagements visant à atteindre la carboneutralité, voire le zéro carbone dans leurs activités. C'est notamment le cas du SFPQ, de la CSQ et de certains syndicats affiliés.

Un chemin parsemé d'obstacles

Malgré ces initiatives porteuses, un grand nombre d'embûches se dressent devant la bonne volonté des syndicats. 40 ans de néolibéralisme ont affaibli le tissu social et nourri l'individualisme, ce qui entraîne des répercussions sur l'ensemble des mouvements sociaux, et le monde syndical ne fait pas exception.

Le gouvernement mise sur la division pour mieux imposer ses politiques régressives. Ce qu'on a constaté après l'adoption en 2015 de la loi 10 [1], mise en œuvre dans le domaine de la santé par le ministre Gaétan Barrette, qui a forcé les organisations syndicales à s'affronter sans merci. Le maraudage qui en a découlé a encore des effets sur la cohésion syndicale. Dans le cadre des dernières négociations du secteur public et, plus récemment, celles des CPE, le gouvernement a une fois de plus opté pour la politique de la division en montant cette fois certaines catégories de travailleuses et de travailleurs les unes contre les autres au moyen d'offres salariales aussi différenciées qu'inéquitables.

Par ailleurs, le modèle de gestion mis en place dans le secteur public et dans un grand nombre d'entreprises, de même que l'endettement chronique des ménages lié directement à la réduction du pouvoir d'achat et à l'accroissement des inégalités, placent les gens en mode survie et rendent très difficile toute tentative de mobilisation en faveur d'une transition juste.

L'action collective comme voie d'avenir

L'ampleur de la tâche pour lutter contre le réchauffement climatique est telle, les changements requis si profonds, qu'il est inconcevable de ne miser que sur les gestes individuels, ou même sur le leadership d'une seule organisation, pour faire une réelle différence. Les décennies d'inaction des gouvernements nous montrent également qu'il y a peu à attendre d'eux. Seule une action concertée de grande envergure pourra entrainer les changements systémiques qui s'imposent.

Le monde syndical québécois s'est doté cette année d'une coalition – le Réseau intersyndical pour le climat (RIC) – qui se veut autant une communauté de pratique pour les acteur·trices syndicaux·cales qu'un organe de mobilisation des membres de la base en faveur de la transition juste.

De son côté, le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ) rassemble 90 organisations du Québec réparties en cinq catégories – syndicats, ONG environnementales, groupes citoyens, jeunes et groupes communautaires – dans le but de mettre en œuvre une transition porteuse de justice sociale à toutes les échelles de la société. Puisque les organisations membres rassemblent au total plus de 1,8 million de personnes, le potentiel de mobilisation de cette coalition est énorme. C'est le pari qu'elle s'est donné avec la mise en œuvre des Collectivités ZéN (zéro émission nette), une approche concertée déjà active sur quatre territoires, qui vise le déploiement de quatre nouveaux chantiers territoriaux chaque année. Ce sera aussi le cas des Chantiers ZéN en milieu de travail, une nouvelle approche visant à faciliter, soutenir et propulser une prise en charge collective de la transition juste des entreprises et des institutions par les travailleuses et les travailleurs.

Les organisations syndicales sont à l'image de la société et il est inévitable que leurs membres suivent les tendances actuelles dans leur diversité, de façon parfois contradictoire. Plusieurs n'échappent pas au repli identitaire et certains revendiquent davantage des privilèges individuels que des choix collectifs en faveur du bien commun. Les syndicats se voient parfois forcés d'avoir recours à un certain clientélisme pour conserver leur membership, qui leur confère la capacité d'agir en tant que force progressiste au sein de la société.

Cela dit, les organisations syndicales sont à pied d'œuvre depuis très longtemps pour faire valoir le caractère incontournable d'une transition juste et ne ménagent pas les efforts pour faciliter une prise en charge collective des solutions. Est-ce que ce sera suffisant ? Les changements seront-ils assez rapides ? L'avenir nous le dira, mais l'arrivée sur le marché du travail de jeunes travailleuses et travailleurs hautement conscient·es du péril climatique nous permet de garder espoir.


[1] NDLR : La Loi 10 a restructuré le réseau de la santé en abolissant les agences régionales et en centralisant l'administration dans des Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) couvrant de vastes territoires

Dominique Bernier est conseillère en environnement et transition juste à la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) où elle s'occupe notamment du Mouvement ACTES. Elle représente aussi la CSQ au comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique, dont elle est présidente.

Illustration : Marielle-Jennifer Couture

Un journal exemplaire : L’informo

« L'Informo est l'organe d'information syndicale interne. » Ainsi débutait, le 19 mars 1975, le tout premier numéro de ce qui est toujours le journal du Syndicat des (…)

« L'Informo est l'organe d'information syndicale interne. » Ainsi débutait, le 19 mars 1975, le tout premier numéro de ce qui est toujours le journal du Syndicat des enseignantes et des enseignants du cégep Montmorency. Regard sur cette publication.

Le Syndicat des enseignantes et enseignants du cégep Montmorency (FNEEQ-CSN) a été fondé en novembre 1971 et accrédité l'année suivante. C'est donc très tôt dans son histoire qu'est apparue la publication nommée L'Informo. Il s'agit alors d'un feuillet présentant des blocs d'informations. On y lit des éléments locaux, des informations syndicales, mais également des appels à la solidarité intersyndicale et à l'action. La forme « dossier » a parfois été retenue pour préparer les débats (sur les types de syndicalisme ou la question nationale, par exemple). Les principaux objectifs poursuivis par le comité d'information avec la diffusion de L'Informo : pallier les lacunes du système d'information et favoriser la démocratie dans le travail syndical.

Au fil de son histoire, la forme et le contenu du journal ont changé. Au cours des années 1980, une diversification des moyens de communication par l'introduction de mémos pour présenter les informations à partager rapidement permet à L'Informo de prendre davantage la forme d'un journal syndical : on y reconnaît une volonté esthétique, un nombre croissant d'articles et des propositions culturelles. La publication est alors mensuelle. Madeleine Ferland reviendra en 1987 sur le « second début de L'Informo », entamé en 1985 alors qu'elle était responsable de l'information. Elle note l'introduction de « rubriques régulières sur les différents comités syndicaux, la vie syndicale en général, mais aussi sur la pédagogie et la culture », suivant un « calendrier fixe assurant la régularité des productions et prévoyant l'inclusion de numéros spéciaux suivant l'actualité syndicale », le tout présenté dans un format au graphisme soigné. Voilà qui décrit bien ce qu'est depuis L'Informo.

Compulser les archives de ce journal permet d'y lire l'essence du Syndicat des enseignantes et des enseignants du cégep Montmorency : un syndicat solidaire, combatif et engagé. On y suit le fil des 8 mars et des luttes féministes, des luttes locales ou nationales pour préserver la collégialité et l'autonomie professionnelle, des batailles contre des projets de lois discriminatoires ou des réformes, des combats pour une éducation gratuite, accessible et de qualité. On y retrouve l'intelligence de ses membres et on s'y permet l'ironie, la créativité, l'assurance et l'humilité. Et on y voit le plaisir d'être ensemble dans ces photographies de piquetages, de manifestations, de conférences ou de fêtes.

« L'Informo, c'est vous ! » indique l'encart qui invite à soumettre des textes au comité d'information. En plus de présenter des informations à teneur syndicale, certains numéros sont riches des collaborations de nombreux·ses professeur·es qui témoignent de leur pratique enseignante, qui partagent leurs réflexions, qui mobilisent leur expertise pour discuter d'enjeux sociaux, qui créent conte, poème, caricature pour l'occasion. Certains numéros sont plus maigres que d'autres. Tout responsable à l'information au comité exécutif pourra témoigner du travail de sollicitation nécessaire pour chacun des numéros de L'Informo. D'autres numéros sont plus difficiles à livrer à travers les urgences qui ponctuent le travail d'un exécutif syndical.

En octobre 2013, David Lamontagne, alors responsable de l'information, écrivait ceci : « L'idée est de rendre compte de la vie syndicale et professionnelle, mais aussi d'animer ce qui fait de nous des profs allumés et… éclairants. […] Après tout, n'est-ce pas précieux d'avoir cet éventail de vie intellectuelle qui nous ressemble et nous rassemble ? […] Le syndicat sert bien de rempart pour les travailleurs, c'est aussi une organisation qui cherche à créer des liens. En espérant que ce modeste objet de papier, d'imaginaire et de mots puisse en être la preuve éloquente ». Nous croyons que tous ces numéros produits depuis 1975 sont de riches témoins de notre histoire syndicale et sociale et un outil de démocratie toujours pertinent.

Karine L'Ecuyer est professeure en Techniques de muséologie au Collège Montmorency.

Illustration : Marielle-Jennifer Couture

Alma. Comment le conflit étudiant s’est judiciarisé

La toute première injonction du conflit étudiant a frappé le collège d'Alma. En mémoire de ces événements particuliers, voici un témoignage sommaire accompagné de quelques (…)

La toute première injonction du conflit étudiant a frappé le collège d'Alma. En mémoire de ces événements particuliers, voici un témoignage sommaire accompagné de quelques réflexions.

Premier vote, début des hostilités

Vers la mi-février, on voit les premières assos au Québec voter en faveur de la grève. Après celui de Saint-Félicien, le collège d'Alma est le deuxième établissement de la région à se prononcer. À ce moment, le collège compte 1118 étudiant·es inscrit·es dans plusieurs programmes, comme ceux de technique policière, musique, soins, art, sciences… Le 27 février, Alma a le résultat de son premier vote de grève, tenu sur trois jours : 975 votes (un taux de participation de 87 %), 474 pour (48,6 %), 480 contre (49,2 %) et 21 abstentions (2,2 %). Le vote contre ne gagne que par six voix.

Je me souviens entendre les étudiant·es dans les corridors discuter passionnément avec leurs collègues de l'illégitimité d'un autre vote de grève. Certaines des critiques formulées par le camp du contre serviront d'arguments afin de miner la crédibilité des votes de grève suivants. On disait, par exemple, qu'il n'y avait que des personnes pour la grève qui tenaient les bureaux de vote, que même si le vote s'était tenu sur trois jours, certaines personnes en stage n'avaient pas pu voter, que l'isoloir n'était pas adéquat ou encore que la question ne figurait pas sur les bulletins de vote. La source de ces critiques était la crainte d'entrer en grève.

Deuxième vote, début d'une procédurite aigüe

Le mercredi 7 mars, une assemblée générale spéciale a lieu dans le gymnase du collège. Quatre personnes différentes vont se succéder à la présidence de l'assemblée : deux enseignants, un professionnel et un ancien étudiant du collège. Le premier décide de quitter la salle lorsqu'il constate le climat de tension, le deuxième est tassé parce qu'il manque de connaissances sur les procédures, le troisième doit partir pour aller à un rendez-vous et le dernier parvient à terminer la réunion. Celle-ci dure quatre heures, bien qu'elle ait comme unique point à l'ordre du jour le vote de grève. À la suite d'échanges émotifs et après une proposition d'un vote secret sur un sous-amendement, il est convenu que l'asso tienne un deuxième vote de grève à partir de la fin de l'assemblée jusqu'au vendredi 9 mars à 20 h.

Après cette AG spéciale, le camp du contre fait circuler une pétition qui obtiendra 104 signatures. Elle demande de ne pas ouvrir les boîtes de scrutin et de convoquer une nouvelle AG spéciale. Le camp du contre affirme que l'AG du 7 mars était illégitime puisqu'on n'avait pas fait signer les feuilles de présence pour constater le quorum, comme prévu par les statuts et règlements. L'AÉCA n'a pas fait signer ces feuilles, mais a vérifié le quorum en tenant une liste et en vérifiant les cartes étudiantes.

Le 9 mars, les résultats du deuxième vote de grève sont dévoilés : 876 votes (un taux de participation de 78,4 %), 453 pour (51,7 %), 408 contre (46,5 %) et 15 abstentions (1,7 %). Les résultats tombent en même temps que la mi-session, ce qui va donner le temps aux deux camps de s'organiser. C'est à ce moment qu'un ancien règlement de l'AÉCA refait surface… Ce règlement avait été voté en 2004 par un exécutif plus réfractaire aux grèves. On découvre que ce règlement, bien que discutable, est toujours en vigueur. Il s'agit de l'article 3.1h des statuts et règlements de l'AÉCA, qui stipule qu'en cas de victoire d'un vote de grève, 50 % des gens ayant voté en faveur de la grève doivent être présents sur les lignes de piquetage. De plus, le quorum doit être vérifié deux fois par jour, le matin et l'après-midi. Sans cela, la grève n'est plus valable et les cours doivent reprendre le lendemain matin. Concrètement, cela signifie qu'au moins 227 personnes doivent être présentes le matin et l'après-midi sur les piquets de grève. Après la mi-session, le piquetage a lieu, la participation est forte et le quorum est constaté à 11 h 59 et à 12 h ٠1.

Une assemblée générale a lieu le 20 mars pour abolir le règlement 3.1 h. Pour ce faire, il faut un vote aux 2/3 en faveur de son abolition. Sur les 359 personnes votantes, 236 soutiennent l'abolition, soit 65,7 % du total. Le règlement devra demeurer en vigueur pour toute la durée de la grève.

Troisième vote, début de la fin

Comme il était devenu difficile pour l'asso d'obtenir un local au collège pour tenir ses assemblées, le père d'un étudiant, un agent de pastorale sympathisant à la cause, propose à l'exécutif de mener gratuitement la troisième assemblée de grève à l'église Saint-Pierre. Le 23 mars, l'assemblée se déroule cordialement. La grève est reconduite pour une semaine avec un vote à main levée. Sur 441 votes (un taux de participation de 39,4 %), 327 pour (74,1 %), 65 contre (14,7 %) et 49 abstentions (11,1 %).

Devant ces résultats, une mise en demeure est envoyée par un cabinet d'avocats, énonçant que, considérant le règlement 3.1h et puisque le quorum n'a pas été atteint les 19 et 20 mars, la grève n'est plus valide et les cours doivent reprendre. Le comité légal de la CLASSE donnera en partie raison à la mise en demeure et proposera d'annuler la prochaine AG de reconduction de grève afin d'en tenir une autre, lors de laquelle sera proposée la grève générale illimitée (GGI).

Injonction

L'assemblée pour voter la GGI devait avoir lieu le 30 mars à l'église Saint-Pierre. Mais le matin même, une injonction est prononcée par le juge Jean Lemelin, de la Cour supérieure. L'AG est annulée in extremis. L'injonction provisoire, valide jusqu'au 10 avril, ordonne la levée des lignes de piquetage et oblige le collège d'Alma à tout mettre en œuvre pour la reprise des cours. C'est la première injonction au Québec du conflit étudiant de 2012. Le soir même et pour toute la fin de semaine, le congrès de la CLASSE a lieu à Alma. Du monde de partout dans la province discute et réfléchit de la suite des événements. Dans ce tumulte, un climat d'indignation et de méfiance flotte à l'égard des pouvoirs officiels impliqués.

Le lundi 2 avril, les cours devaient reprendre normalement, mais une centaine d'étudiant·es se mobilisent tôt le matin pour mettre des tables et des chaises dans le couloir afin que les cours ne se donnent pas. La direction annule les cours pour cette journée. Dans les médias locaux, on parle de vandalisme et de saccage. Or, en discutant avec le personnel d'entretien, je confirme qu'aucun bien n'a été endommagé. Le mobilier a seulement été déplacé.

Le 3 avril, il y a des agent·es de Garda à toutes les portes d'entrée. Ils et elles ne laissent pas entrer les étudiant·es qui portent un carré rouge et demandent systématiquement à celles et ceux qui forment un attroupement de trois personnes et plus de se séparer. Même si les cours ont repris, les étudiant·es en faveur de la grève manquent leurs cours, par respect pour le vote de grève qu'ils et elles estiment toujours valide, ou parce que le climat est tendu et n'est pas propice à l'apprentissage. Une marche de protestation a lieu dans les murs du collège et on voit apparaitre le mouvement des carrés blancs, qui souhaite la paix en ces temps troubles.

Dans mes cours, la moitié des étudiant·es ne se présente pas et l'autre moitié ne semble pas enthousiaste à recevoir un cours de philo. Dans deux de mes groupes, les étudiant·es présent·es me demandent si on est obligé d'avoir un cours. Je leur réponds que je donnerai le cours même s'il n'y a qu'une seule personne présente. À tout coup, ils et elles se sont alors levé·es et sont parti·es [1].

Le vendredi 6 avril, une nouvelle AG a lieu à l'église Saint-Pierre pour voter une GGI. Les étudiant·es votent contre à 52,1 %, ce qui met fin à la saga de la grève étudiante de 2012 à Alma.

Beaucoup d'autres événements et anecdotes mériteraient d'être racontés en détail, comme les multiples manifs, les actions spontanées, les piquetages, les grèves de la faim, les arrestations, les convocations au bureau de la direction ainsi que les manières de s'organiser des étudiant·es des deux camps…

Aujourd'hui, le règlement 3.1h n'existe plus. Ce qu'il reste de 2012 ? Un vague souvenir et un précédent judiciaire. Ce que j'en retiens ? C'est que le « cours normal des choses » ne se gagne pas à coup d'injonctions ou de procédurite, et que réprimer des gens qui sont convaincus de faire quelque chose de juste a comme conséquence de les radicaliser et de miner leur confiance envers les diverses autorités morales et légales.


[1] Cette situation parait contradictoire et ironique venant d'étudiant·es ayant majoritairement voté contre la grève. Il est important de comprendre que ce geste ne se fait pas par solidarité envers les étudiant·es absent·es. Une des raisons que je peux donner pour expliquer ce phénomène est que parmi ces étudiant·es, la plupart étaient inscrit·es dans des programmes techniques. Ils et elles ont voté contre la grève pour ne pas retarder leurs stages, leur diplomation et leur entrée sur le milieu de travail. Les cours de formation générale tels que le cours de philosophie sont mixtes, c'est pourquoi la moitié de la classe manquait. Devant une classe à moitié vide, les étudiant·es présent·es se sont questionné·es sur la pertinence d'assister à leur cours.

Steeve Simard est enseignant en philosophie au collège d'Alma.

Illustration : Élisabeth Doyon

Une grève féministe ? Entrevue avec Camille Robert

15 août 2023, par Miriam Hatabi, Camille Robert, Alexis Ross — , , , , ,
Propos recueillis par Alexis Ross et Miriam Hatabi. À bâbord ! : La grève de 2012 a-t-elle été l'occasion d'une politisation féministe ? Camille Robert : La grève a (…)

Propos recueillis par Alexis Ross et Miriam Hatabi.

À bâbord ! : La grève de 2012 a-t-elle été l'occasion d'une politisation féministe ?

Camille Robert : La grève a permis une politisation large des étudiantes et étudiants, mais pas suffisamment sur les enjeux féministes. Du moins, pas au départ. Cette politisation féministe s'est plutôt faite durant la grève et après. Il y a d'abord eu une conscientisation progressive à travers différentes expériences de sexisme au quotidien, notamment par rapport aux dynamiques de pouvoir et de genre et à la marginalisation des enjeux féministes dans les instances de l'ASSÉ et des fédérations étudiantes. Ensuite, dans les mois suivant la grève, il y avait un retour critique à faire sur le déroulement des mobilisations et sur les relations entre militants et militantes. Je me souviens de l'onde de choc, en 2012 et 2013, quand il y a eu des vagues de dénonciations d'agressions sexuelles ayant eu lieu pendant et après la grève. Pour moi, ces événements ont mis de l'avant toute l'importance de s'organiser entre féministes, notamment en non-mixité. Il y a donc eu une effervescence féministe pendant et après 2012 qui a beaucoup profité du mouvement de politisation engendré par la grève, tout en dénonçant certains aspects du mouvement.

ÀB ! : Quelle a été la place des revendications et des pratiques féministes dans le mouvement de 2012 ?

C. R. : Je ne peux pas dire que les revendications féministes aient eu une place centrale… Il s'agissait surtout de souligner que la hausse des frais de scolarité allait affecter les femmes en particulier, puisqu'elles gagnent généralement des salaires moins élevés que les hommes et qu'elles sont plus présentes dans les programmes d'études traditionnellement féminins, qui débouchent sur des emplois moins bien rémunérés. Avec la Coalition Main rouge, on mettait aussi de l'avant que les femmes seraient davantage touchées par les mesures d'austérité annoncées à l'époque (hausse des tarifs d'hydroélectricité, ticket modérateur en santé, etc.). Durant la grève, on dénonçait aussi le sexisme dans la répression, par exemple de la part de la police qui traitait les militantes de manière très paternaliste, en passant des commentaires et en les tabassant.

Au sein des associations étudiantes, il y avait certaines pratiques féministes, comme l'alternance des tours de parole dans les instances, et une certaine volonté de parité dans les comités exécutifs, mais c'était assez superficiel. Au sein des comités, les femmes occupaient souvent des postes moins intéressants et réalisaient des tâches répétitives, tandis que les hommes occupaient des rôles stratégiques. C'était surtout des gars qui réfléchissaient au déroulement de la grève : les femmes étaient exclues de ces réflexions stratégiques qui se passaient souvent autour d'une bière, entre les congrès, par affinités amicales…

Pour beaucoup de féministes, il y a eu une grande déception du fait que, dans ce mouvement se disant progressiste et sensible aux valeurs féministes, il y avait encore des pratiques sexistes. D'ailleurs, juste avant la grève, les membres du comité femmes de l'ASSÉ ont démissionné en bloc en dénonçant notamment leur manque d'autonomie au sein de l'organisation. Plusieurs d'entre elles ont ensuite rejoint le comité femmes GGI, qui fonctionnait à travers une structure plus horizontale et sans lien avec les associations étudiantes nationales.

Avec le recul, je réalise que le féminisme, dans les associations étudiantes, c'était un peu un féminisme de façade. Et l'analyse concernant les personnes trans et non binaires, elle, était complètement absente des perspectives politiques, tout comme les questions liées au racisme ou au colonialisme, et la reconnaissance du fait que les femmes ne constituent pas un groupe homogène.

ÀB ! : Dirais-tu qu'il y a un renouveau féministe, au Québec, qu'on peut dater de 2012 ?

C. R. : Je pense que c'est venu dans les années qui ont suivi. Le mouvement de 2012 a été un moment de prise de conscience. Après, il y a eu de nombreuses initiatives, pas juste au Québec, avec l'apparition de blogues et l'accroissement de l'utilisation des médias sociaux. Ça a coïncidé avec la quatrième vague féministe qui s'est notamment développée à travers des plateformes comme Facebook et Twitter, où des féministes étaient très actives. Comme féministes, ça devenait plus facile de s'organiser, de créer des nouveaux liens et d'avoir accès à de nouvelles idées et de nouvelles théories. Et beaucoup de femmes plus jeunes qui n'ont pas nécessairement participé à 2012, qui étaient peut-être au secondaire, se sont politisées en voyant ce qui se passait à la télé et en ayant ensuite accès à des discours et des espaces féministes sur les médias sociaux.

ÀB ! : C'est donc dire que la grève a politisé des personnes, des femmes qui ont ensuite participé à cette quatrième vague féministe ?

C. R. : C'est mon impression. On ne peut pas dire que 2012 a été une grève féministe. Le livre Les femmes changent la lutte [1], par exemple, montre bien que c'était un moment de frustration, de constat d'oppression. Mais cette effervescence politique a aussi servi de levier pour développer une conscience féministe et pour réseauter pour le militantisme féministe.

C'est que la grève a aussi été un moment de partage générationnel entre militants et militantes. Avec la Coalition Main rouge, on était en contact avec des gens du milieu communautaire et du mouvement syndical. C'était des militant·es qui étaient parfois passé·es par le mouvement étudiant, mais on se retrouvait pour lutter contre les mesures d'austérité, pour faire des alliances, pour partager des stratégies et des revendications. Ce partage-là s'est aussi fait entre des féministes de différentes générations, avec des anciennes du mouvement étudiant qui étaient là en 2005 ou en 1996 et qui pouvaient partager leur expérience avec les plus jeunes de 2012.

ÀB ! : Est-ce que ce regain du féminisme après 2012 a eu un effet sur le mouvement étudiant dans les années suivantes ?

C. R. : À court terme, la politisation et la prise de conscience féministe a eu un impact sur différents collectifs qui sont apparus, comme lors des mouvements de dénonciations des agressions sexuelles qui ont commencé dans les cercles militants en 2012 et 2013. Ces mouvements ont ensuite touché la société plus largement et on a connu plusieurs autres vagues de dénonciation dans les années qui ont suivi. Peu à peu, des valeurs féministes qui étaient très militantes et marginalisées dans les médias sont devenues plus mainstream : ça se voit dans la façon dont les journalistes traitent aujourd'hui les questions d'agressions sexuelles.

Pour ce qui est du mouvement étudiant lui-même, on a connu un certain essoufflement après 2012. L'ASSÉ a commencé à décliner et son comité femmes a connu des conflits sur les enjeux liés à l'inclusion des femmes trans, notamment. Puis, il y a eu la grève du printemps 2015, où on a fait les mêmes constats qu'en 2012 concernant la marginalisation des femmes.

Par après, en 2019, il y a eu la grève pour la rémunération des stages, structurée autour des Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE). Les CUTE menaient une grève fondamentalement féministe, qui intégrait les idées féministes dans ses revendications et dans ses pratiques de grève. À partir des apprentissages et des déceptions des mouvements précédents, les CUTE ont montré comment c'est possible de faire les choses autrement. C'était une grève qui portait directement sur la dévalorisation du travail des femmes, le travail de reproduction sociale. On dit que le travail des femmes est dévalorisé au foyer, il l'est aussi dans les milieux d'études traditionnellement féminins : dévalorisé lors des stages non payés et encore une fois lorsque ces étudiantes obtiennent un emploi à titre de travailleuse sociale ou d'infirmière, par exemple. Plutôt que d'essayer d'intégrer une dimension féministe à une cause d'abord pensée sans trop tenir compte des femmes, la grève des CUTE est partie des enjeux féministes et les a politisés. Ce faisant, elle a permis de mobiliser des d'étudiant·es de certains programmes d'études traditionnellement opposés à la grève, des programmes souvent plus féminins où il y a des stages à faire et où les étudiant·es craignent donc particulièrement d'être pénalisé·es par une grève.

Les CUTE ont aussi renouvelé les manières de faire au sein du mouvement étudiant. Auparavant, le mouvement était beaucoup calqué sur les structures syndicales, quoique le printemps 2015 était déjà venu un peu brasser ça. Avec les CUTE, le fonctionnement était décentralisé et il n'y avait pas de porte-parole fixe, contrairement à l'ASSÉ, la CLASSE et les fédérations étudiantes. Il y avait une rotation dans les portes-parole et dans les tâches à effectuer pour éviter qu'il se crée des spécialisations, selon l'idée que les militant·es pouvaient apprendre à faire différentes choses et qu'on pouvait donner la chance à tout le monde de se former. Les militantes des CUTE ont porté une réflexion essentielle et complexe, mais aussi très accessible, ce qui a mené les revendications féministes encore plus loin qu'en 2012.


[1] Mylène Bigaouette et Marie-Eve Surprenant (dir.), 2013, Éditions Remue-ménage.

Camille Robert est doctorante en histoire à l'UQAM et militante de la CLASSE en 2012.

Illustration : Elisabeth Doyon. Les nuages de mots sont produits par des analyses de fréquence de mots, effectuées sur un corpus de 6 276 articles concernant la grève de 2012 et parus dans des journaux à grand tirage. Le corpus est segmenté par mois, de février à septembre. Dans ces nuages, la taille du mot correspond à sa fréquence d'apparition.

Syndicalisme et information : donner la parole, la faire circuler

Après deux ans de vie syndicale virtuelle, confinée dans des petites cases sur l'écran, ceci dans un contexte de transformations médiatiques majeures, la question se pose pour (…)

Après deux ans de vie syndicale virtuelle, confinée dans des petites cases sur l'écran, ceci dans un contexte de transformations médiatiques majeures, la question se pose pour tout syndicat : comment communiquer avec les membres ?

Le texte de Karine L'Ecuyer montre bien l'importance que peuvent avoir les journaux syndicaux pour créer des liens entre syndiqué·es et favoriser la vie démocratique interne, mais il montre aussi le travail parfois considérable qu'exige la fabrication de ces bulletins, rapports et revues. D'innombrables publications syndicales ont accompagné l'histoire de nos luttes, des plus modestes aux plus professionnelles : La Vie syndicale, Au Coton !, Le Métallo, La Voix forestière, Pour vaincre, En mouvement, Le Castor, tant et tant de titres oubliés, mal conservés, qui misaient sur La Force des mots et cherchaient à dire : Ça te concerne !

Mais ces journaux sont-ils lus par d'autres que les plus militant·es (et les patrons) ? Sont-ils trop « intellectualisés », éloignés de ce fait des conditions concrètes de travail et des vies quotidiennes ? Trop soucieux de justifier les « lignes syndicales », craintifs des questions litigieuses et menacés par une certaine langue de bois ?

Quand je replonge dans les pages du Travail, « le magazine du monde ordinaire publié par la CSN », au mitan des années 1970, je suis impressionné par la diversité de voix qui s'y font entendre : des éducatrices, professeur·es et travailleuses sociales dans un article sur « le sort que nous faisons aux enfants » ; trois témoignages sur la crise du pétrole ; des syndicalistes, ouvrier·ères, avocat, chef de police, étudiant·es de cégep et autres figures de Joliette dans un reportage sur les conséquences dans cette petite ville de deux grèves locales ; des nouvelles sur les clubs alimentaires, une coopérative immobilière et les comités populaires d'Abitibi-Témiscamingue ; des nouvelles brèves sur une vingtaine de grèves en cours (autre époque !) ; le courrier d'une douzaine de lecteurs·trices aux positions bien contradictoires et parfois bien directes (« Y'é grand temps que l'gars ben ordinaire soit représenté, que ce qu'il a à dire soit publié pour que l'administration sache qu'on est conscients qu'on se fait fourrer », déclare « un fonctionnaire de Montréal ») ; ceci en sus d'une longue entrevue avec « une femme de mineur de Thetford », qui n'a pas la langue dans sa poche.

Je ne souhaite pas ici idéaliser une formule, mais souligner le fait que l'on n'entend plus guère ces bribes de discours personnel, ces informations concrètes sur la vie des syndiqué·es, sinon exceptionnellement sur les réseaux sociaux.

Peut-être est-il temps, d'ailleurs, d'avoir une présence syndicale significative, échappant au contrôle trop serré des « relations publiques », sur ces réseaux. C'est une évidence flagrante, aux yeux d'Éric Gingras : « il nous faut imaginer être maîtres de la diffusion : direct Facebook, diffusion vidéo simultanée sur plateforme Web, couverture en images sur les réseaux sociaux, story sur Instagram, série de tweets en direct, etc [1] ». Cessons de nous accrocher aux communiqués et conférences de presse d'antan, nous dit-il, s'interrogeant même sur la pertinence du recours rituel aux manifestations.

Sans avoir le même enthousiasme que ce dernier pour le syndicalisme numérique, force est de reconnaître que les syndicats doivent s'interroger sur les façons d'informer les membres, de les faire participer aux débats, de faire connaître à l'interne et à l'externe la réalité concrète du travail et le rôle des syndicats dans les luttes pour la justice sociale et environnementale. Réfléchir, donc, aux façons de combiner jasette de pause-café, assemblées en présence et assemblées virtuelles, imprimés, vidéos et réseaux sociaux, ceci dans une consciente diversité des tactiques et sans volonté de tout contrôler d'en haut et à l'avance.


[1] ll nous faut imaginer être maîtres de la diffusion : direct Facebook, diffusion vidéo simultanée sur plateforme Web, couverture en images sur les réseaux sociaux, story sur Instagram, série de tweets en direct, etc.

Illustration : Marielle-Jennifer Couture

C’était don beau

Comme toutes les commémorations, celle qui est en cours ces jours-ci risque fort de servir une certaine forme d'oubli : de tout ce qu'il y a eu d'exigeant, de conflictuel dans (…)

Comme toutes les commémorations, celle qui est en cours ces jours-ci risque fort de servir une certaine forme d'oubli : de tout ce qu'il y a eu d'exigeant, de conflictuel dans la grève d'il y a dix ans – et qui demeure actuel.

« Ah ! 2012 ! C'était don beau, la jeunesse engagée, les manifestations, la victoire ! » Des banalités du genre sont vouées à résonner un peu partout à l'occasion du dixième anniversaire de la grève. C'est qu'il peut être tentant, quand on se ressouvient de la grève de 2012, d'en faire un événement essentiellement positif, festif, une mobilisation triomphale parce qu'ayant engendré un beau et grand mouvement et – comble de la gloire ! – obtenu l'annulation de la hausse de 1 625 $ des frais de scolarité prévue par le gouvernement Charest. Eh ! Après tout, la protestation étudiante a même donné naissance au vaste mouvement populaire des casseroles, forcé la tenue d'élections et mené à la chute d'un gouvernement corrompu ! Or, dans ces quelques mots, dans cette célébration de la « jeunesse engagée manifestant jusqu'à la victoire », se trouve condensé tout ce qui menace de vider de son sens la mémoire de 2012.

La jeunesse

Loin de donner lieu à d'idylliques scènes où se serait spontanément exprimé l'esprit de solidarité d'une jeunesse unie dans la défense de ses intérêts, la grève de 2012 telle que je l'ai vécue a d'abord été une expérience d'adversité et de division.

J'écris « grève », mais en vérité, dans le cégep de Québec où j'étudiais en 2012, nous n'avons jamais été en grève. Nous étions d'ailleurs loin d'être les seul·es dans une telle situation : il y a là toute une dimension de 2012 qu'on ferait bien ne pas escamoter trop rapidement. Au fil des distributions de tracts, des débats et des assemblées générales, mes camarades et moi-même nous sommes confronté·es au mieux à l'indifférence, au pire à l'opposition obstinée de nos semblables. J'ai souvenir des appels inquiets à « ne pas retarder l'entrée sur le marché du travail » lancés par des étudiant·es soucieux·ses de rejoindre au plus vite le salariat et ses promesses. J'ai souvenir de ceux qui arboraient fièrement un carré vert au revers de leur veston, et de leurs injonctions à « nous forcer pour nous payer une éducation et investir dans notre avenir ». Et j'ai souvenir, tout particulièrement, des contingents d'étudiant·es en techniques policières qui se présentaient en uniforme aux assemblées générales de mon cégep pour voter en masse – en suivant fidèlement les signaux d'un ou deux de leurs leaders – contre tout ce qui pouvait ressembler à du militantisme étudiant. Le texte de Steeve Simard (p. 28-29) évoque clairement les déchirements qui se jouaient jusque dans les établissements d'enseignement et qui ont culminé dans une série d'injonctions, une judiciarisation à outrance de ce qui était bel et bien un conflit étudiant [1].

Ce conflit intestin ne se jouait pas qu'entre une faction mobilisée et une autre démobilisée, loin de là. Nous affrontions les blasé·es et les satisfait·es, mais aussi les jeunes idéologues néolibéraux en formation – comme quoi le camp du il-faut-payer-pour-vivre n'avait aucune peine à se renouveler à même les générations montantes. Nous nous butions, plus encore, à cette étrange contre-mobilisation réactionnaire mêlant tenant·es d'une libarté obtuse et escouades de défenseurs de l'ordre en rangs serrés. Il est d'ailleurs dur, a posteriori, de ne pas percevoir là un avant-goût de cette droite agressive qui a pris depuis une inquiétante expansion, au point de prétendre au statut d'alternative à la droite libérale conventionnelle, en perte de crédibilité.

Si un tel antagonisme a pu émerger à même la « classe étudiante », c'est parce qu'on n'avait pas affaire à un mouvement simplement « étudiant » ou « de la jeunesse » : la grève était un mouvement éminemment politique, structuré non simplement par des intérêts corporatistes ou générationnels, mais par des valeurs et des revendications clairement ancrées à gauche, idéologiquement situées et ne pouvant donc pas, par définition, faire consensus. Pour moi, pour plusieurs d'entre nous, la grève aura été, au fond, une découverte à la dure de cette fameuse « polarisation » entre une gauche qui reprend des forces et une droite qui défend férocement ses positions.

Engagée

La mobilisation de 2012 avait donc un contenu politique clair, fort. Elle n'était pas simplement le fait de militant·es enthousiastes, heureux·ses de « s'exprimer » et de « se faire entendre », de « prendre enfin part au débat public » et de « goûter aux joies de l'engagement politique ». Soyons clairs : dans la mesure où six mois de débrayage et des semaines de manifestations nocturnes remettent lourdement en question le cours normal des choses et les formes habituelles de la participation politique, cette longue grève a certainement été l'occasion d'une solidarité, d'une autonomie et d'une vitalité hors de l'ordinaire qui comptent parmi ses enseignements les plus précieux (comme le montrent bien Clémence Harvey et Miriam Hatabi, en p. 26-27).

Cela dit, le mouvement avait aussi des objectifs, des ambitions ne se bornant pas à la mobilisation pour la mobilisation. On ne saurait conserver le souvenir de la grève comme pure forme sans porter attention au contenu qui a été le sien – à ses revendications, ses désirs, ses idéaux. La grève, faut-il le rappeler, visait d'abord à obtenir une éducation publique accessible et pas trop inféodée aux exigences du marché. Plus largement, elle est rapidement devenue l'occasion de faire valoir une vision du monde où la justice, l'égalité, la liberté s'affranchiraient un tant soit peu des diktats imposés par la Sainte-Alliance du capital et de l'État. En témoignent par exemple les perturbations du Salon Plan Nord en avril et du Grand Prix en juin, de même que la manifestation organisée le 22 juillet par la CLASSE, dont le mot d'ordre était « contre le néolibéralisme ». Ont aussi pris corps, au fil des mois, toutes sortes de préoccupations voisines, notamment féministes (voir l'entrevue à ce sujet avec Camille Robert, p. 29-32). De bien des manières, pour une multitude de grévistes, 2012 a été le déclencheur d'une – osons le mot – radicalisation politique, la défense soutenue et acharnée du b.a.-ba de la social-démocratie ouvrant finalement la porte à une rencontre avec les imaginaires socialiste, autonome, anarcha-féministe, etc.

L'une des meilleures manières d'effacer toute cette dimension de la grève consiste sans doute à mettre l'accent sur le mouvement des casseroles contre la loi spéciale – ou encore sur ces carrés blancs « contre la violence » et « pour une sortie de crise » – et à en faire un point culminant de la mobilisation, lors duquel le mouvement étudiant serait enfin parvenu à réunir autour de lui un large soutien citoyen. Or, il me semble pour le moins douteux de chercher à faire tenir là-dedans l'esprit de 2012, en dépeignant des tintamarres familiaux aux accents parfois ni-de-gauche-ni-de-droite, demandant finalement surtout le respect des bonnes vieilles conventions de la démocratie libérale et le retour de la « paix sociale » et réclamant au passage la démission d'un vilain gouvernement corrompu. Nous ne nous battions pas simplement pour avoir le droit de nous battre, et certainement pas pour demander poliment d'être dominé·es et exploité·es dans les règles de l'art par les entrepreneurs austéritaires qui se relaient pour nous gouverner.

Nous nous battions dans l'espoir que l'existence dans laquelle nous étions jeté·es soit autre chose que le long repaiement d'une dette. Et à cet égard, l'endettement étudiant n'était au fond qu'une forme particulièrement flagrante de cette dette qui nous est imposée chaque jour dans un monde où le droit de vivre est conditionnel au fait de se tuer au travail. Nous nous battions, aussi, pour arracher un tant soit peu de pouvoir à ceux qui le monopolisent, parce que nous refusions que l'essentiel de ce qui concerne notre vie commune soit décidé d'en haut par quelques tristes personnages qui nous méprisent.

Effacer cela, taire cette contestation radicale, c'est non seulement se condamner à ne rien comprendre des événements de 2012, c'est aussi étouffer leur charge toujours actuelle, puisque les aspirations qui s'y sont fait jour demeurent pour l'essentiel à concrétiser.

Les manifestations

Bien qu'il y ait eu dans la grève une ardeur et une conviction remarquables, il ne faudrait pas faire l'erreur de se la raconter comme un joyeux carnaval. Loin d'être un facile retournement de l'ordre établi, la grève a fait face à un pouvoir bien décidé à la mater et à rétablir ledit ordre, à grand renfort de brutalité. Nul besoin de s'étendre sur les violences que nous réservaient les policiers : intimidation, gazages, tabassages, blessures graves, arrestations de masse – ces images sont bien connues (et bien évoquées par Nicolas Vigneau, en pages 24-25). Nul besoin, non plus, de nier – comme si c'était honteux – que la réponse étudiante à ces attaques n'était pas toujours docile ni pacifique. Il faut peut-être rappeler, cela dit, que certaines des interventions policières les plus sévères ont eu lieu après le changement de garde à la tête de l'État, en marge du Sommet sur l'enseignement supérieur organisé en 2013 par le Parti québécois.

On se souvient aussi généralement assez bien que 2012 a vu s'établir une féroce remise en cause du droit même des étudiant·es à faire grève. La clientèle étudiante, disait-on, n'était qu'en mesure de « boycotter » individuellement ses cours. De même, la triste mémoire de la loi spéciale est encore bien vivante : on n'est pas prêt·es d'oublier, je l'ai dit, que le gouvernement s'est cru permis non seulement d'interdire le débrayage étudiant, mais aussi de restreindre sévèrement le droit de contester son pouvoir en manifestant dans l'espace public. Ici encore, il n'est pas inutile de rappeler qu'en 2013, le gouvernement Marois a longtemps jonglé avec l'idée « d'accorder » formellement le droit de grève aux associations étudiantes – c'est-à-dire, très certainement, d'encadrer et de limiter strictement les conditions dans lesquelles le mouvement aurait pu recourir à ce moyen de pression.

Rapidement, le conflit étudiant est devenu un affrontement acharné entre un État méprisant et autoritaire, désireux d'avoir raison de la résistance, et un mouvement social forcé de défendre son droit même à l'existence. D'un gouvernement à l'autre, la répression de la mobilisation a été au cœur de l'expérience de la grève. Cela dit, plusieurs d'entre nous n'avons pas tant eu l'impression de faire face aux regrettables « excès » d'un mauvais gouvernement que de découvrir le vrai visage de l'État, celui qu'il peine à cacher quand on le pousse dans ses derniers retranchements. Plus généralement, nous avons aussi pu constater que, contrairement à ce qu'on avait voulu nous faire croire, l'État n'était pas nécessairement un bienfaisant rempart contre l'expansion du marché : nous avons clairement vu que le premier pouvait très bien se faire le bras armé de la seconde. Pour bien des grévistes, la mobilisation de 2012 a d'abord été l'occasion de découvrir les mensonges de la démocratie libérale et les fins de non-recevoir qui y sont le plus souvent opposées aux espoirs venus d'en bas.

La victoire

La grève de 2012, ç'aura aussi été une expérience de déceptions, de trahisons, de défaites. C'est, ultimement, l'histoire d'un dénouement électoral, souvent présenté comme une occasion démocratique suprême couronnant de succès la contestation étudiante, mais ayant surtout eu pour effet d'étouffer la mobilisation, de neutraliser la radicalité de la grève et de jeter la première poignée de terre sur ses revendications.

Rappelons-nous cette opposition péquiste qui, quelques semaines après avoir exhibé le carré rouge jusqu'à l'Assemblée nationale, troquait une hausse abrupte des frais de scolarité pour une indexation plus douce, mais infinie. Cela, alors que le parti comptait dans ses rangs l'une des trois figures étudiantes les plus en vue, décidément « en mode solution ». Bien sûr, pour ajouter l'insulte à l'injure, on tentait de nous faire croire que c'était là la réalisation de nos vœux les plus chers : « l'indexation, c'est le gel » ! Une telle affirmation était assez évidemment grotesque, mais elle avait le mérite de passer sous silence le fait que nous étions des milliers à demander non le gel, mais la gratuité – et plus encore.

On ne saurait, il me semble, célébrer « la plus grande mobilisation étudiante de l'histoire du Québec » sans souligner à grands traits qu'après près de sept mois de débrayage, elle s'est finie en queue de poisson, qu'elle s'est soldée, en fin de compte, par un échec. Il y a quelque chose de sordide à entendre ces ex-« leaders » satisfait·es et soucieux·ses de défendre leur bilan nous expliquer que, vu le contexte d'adversité, « nous aurions difficilement pu espérer mieux comme dénouement [2] ». On peut certes se livrer à une guerre de chiffres pour essayer de déterminer précisément si l'indexation instaurée à la suite du Sommet sur l'enseignement supérieur – combinée à des améliorations aux prêts et bourses, mais à des réductions au crédit d'impôt pour frais de scolarité, etc., etc. – aura constitué ou non un gain, aussi maigre soit-il, pour la condition étudiante. Il reste que sur le coup, la décision du gouvernement Marois avait été jugée insultante par les trois grandes associations étudiantes nationales : dans la mesure où les attentes portées par une mobilisation ne sont pas satisfaites, on peut difficilement parler de victoire, me semble-t-il – sauf à considérer que la défense des acquis et le damage control sont les finalités des luttes sociales. Mais surtout, le bilan est encore plus évidemment désolant si l'on tient compte des revendications plus larges, des espoirs plus grands qui sont nés chez les étudiant·es au fil des mois de mobilisation, concernant non seulement l'éducation et ses finalités, mais aussi le modèle social dans son ensemble. On ne saurait affirmer qu'ils ont été exaucés par la hausse à rabais du gouvernement Marois – ni, c'est le moins qu'on puisse dire, par la Charte des valeurs péquiste, l'austérité libérale ou la guerre caquiste contre les wokes qui ont marqué les années suivantes.

Il ne faut pas sous-estimer, enfin, le risque de voir la mémoire de 2012 confinée dans la case étroite de la politique partisane, voire limitée à la seule personne d'un porte-parole devenu porte-parole. Déjà, après le déclenchement des élections à l'été 2012, la volonté de certain·es au sein de la CLASSE de mettre fin au débrayage et de rediriger leurs efforts vers la campagne de Québec solidaire n'est pas tout à fait étrangère à la déroute de la grève et donc, ultimement, à la faillite de ses revendications. Certes, l'investissement de la scène parlementaire peut, dans une certaine mesure, être une manière de faire perdurer quelque chose de la force progressiste de 2012. Mais il ne faudrait tout de même pas voir là l'apothéose, le couronnement d'un mouvement de contestation, quand il s'agit plutôt, me semble-t-il, d'un mal nécessaire, d'un compromis stratégique visant – peut-être – à concrétiser quelques-unes des aspirations les plus « raisonnables » venues de la rue. Sa dimension partisane et parlementaire ne peut, en tout cas, représenter qu'une fraction de l'héritage de 2012 – comme le veut l'excellent mot d'ordre de la diversité des tactiques [3]. Plus pernicieuse encore est cette tendance qu'ont les anciens « visages » de la grève, après avoir rencontré un certain succès, à présenter leur brillant parcours comme l'incarnation même des suites du mouvement. Ce faisant, ils ne manquent pas d'insister que leur assagissement, leur modération, est tout à l'honneur de ce qui, après tout, demeurait peut-être un peu trop naïf, un peu trop turbulent. « Dans la vie, je pense qu'on peut changer tout en restant cohérent avec ses valeurs », nous explique-t-on, ajoutant avec fierté que si on a « évolué », c'est parce qu'on a « pris de l'expérience, de la maturité, aussi [4] ». Voilà un bien triste sort à faire subir à la mémoire de 2012 que cette prétention à faire vivre un héritage qu'on s'efforce en fait de modérer, de refouler.

Toutes ces expériences de conflictualité, de marginalisation, de violence, de désirs à peine nés et aussitôt bafoués ne sont pas restées sans conséquence. Dans les années qui ont suivi 2012, j'ai vu autour de moi beaucoup de colère, de détresse. Nous étions nombreux·ses à vivre difficilement avec le sentiment, nouvellement acquis ou exacerbé à outrance, que le monde dans lequel il nous fallait vivre nous était sérieusement hostile. Nous étions nombreux·ses à ne pas savoir que faire des aspirations auxquelles la grève avait laissé toute la place, mais qui semblaient devoir rester sans lendemain alors que nous retournions en classe et reprenions le rythme monotone de la vie quotidienne. Par la suite, nous avons, avec plus ou moins d'aise et de succès selon les cas, réappris à vivre dans ce monde. Mais, en vérité, nous savons que le problème demeure entier. « Travaille, consomme, pis ferme ta gueule. »


[1] La mobilisation étudiante a suscité tout autant d'animosité au sein de la population générale. En passant sur la Grande Allée, à Québec, nous recevions crachats, injures, projectiles de la part des gens aux terrasses. Le mouvement des casseroles, souvent dépeint comme l'expression d'un ras-le-bol populaire consensuel, avait ses opposant·es, et des plus décidé·es. À plus d'une reprise, alors que mon frère de 15 ans et ma sœur de 13 ans étaient sorti·es faire du bruit dans notre rue, il et elle ont fait face aux menaces et aux invectives des voisins. L'un d'eux – celui qui arborait fièrement un immense ruban « Appuyons nos troupes » sur sa façade – est sorti sur sa galerie marteau à la main pour leur expliquer que s'il et elle continuaient de taper sur leurs casseroles, il se ferait, lui, un devoir de leur taper dessus.

[2] Gabriel Nadeau-Dubois, Tenir tête, Lux, 2013, ch. 11.

[3] Loin de moi l'idée de sous-entendre que le prolongement de 2012 aurait été tout entier accaparé par l'appareil partisan de Québec solidaire. Bien au contraire, je sais pertinemment que les militant·es d'il y a dix ans sont aujourd'hui impliqué·es dans une multitude d'initiatives de toutes envergures et de divers degrés de radicalité. J'espère simplement que la compréhension que nous avons des suites de 2012 puisse rendre justice à cela. Chose certaine, on peut douter qu'un parti misant en fin de compte assez peu sur la mobilisation populaire soit l'incarnation idéale de ce qui a bel et bien été une expérience d'auto-organisation militante, d'éducation politique et de participation directe d'une ampleur difficile à saisir pour celles et ceux qui n'y ont pas pris part directement.

[4] Déclaration de Gabriel Nadeau-Dubois sur sa page Facebook, le 13 février 2022.

Illustration : Elisabeth Doyon

Eric Zemmour, nouvelle roue de secours du macronisme

Le candidat Zemmour offre à l'hégémonie néolibérale un repoussoir plus menaçant que Le Pen, devenue trop mainstream. Les grands groupes médiatiques se font fort de mousser sa (…)

Le candidat Zemmour offre à l'hégémonie néolibérale un repoussoir plus menaçant que Le Pen, devenue trop mainstream. Les grands groupes médiatiques se font fort de mousser sa candidature, permettant ainsi au macronisme de se présenter une nouvelle fois comme le « sauveur » de la démocratie.

Zemmour flatte l'égoïsme des individus ainsi que cette France rancie qui regrette encore Pétain.

Comme Sarkozy, il est fils d'immigrant. Comme lui, il se méfie de l'immigration. Tous deux ne semblent pas se rendre compte que si, du temps de leurs parents, on avait appliqué les règles sévères qu'ils appellent, ils ne seraient pas sur le territoire français.

Zemmour estime qu'un prénom comme Hapsatou est une insulte à la France, parce que non français. Il propose qu'on suive le calendrier pour les noms de saints. Pourtant, saint Éric, dont le prénom est d'origine scandinave, ne doit sa présence dans le calendrier qu'à sa conversion. Il existe par ailleurs un saint Habib, qui n'est pas d'origine française, mais syrienne, et son nom est arabe.

Dans son livre Le suicide français, le présidentiable regrette le temps où « quand le jeune chauffeur de bus glisse une main concupiscente sur un charmant fessier féminin, la jeune femme ne porte pas plainte pour harcèlement sexuel ».

Ainsi, comment un homme qui est ouvertement raciste, xénophobe, misogyne et homophobe peut-il se hisser à ce point sur toutes les tribunes ?

L'appui de l'hégémonie culturelle

Pour expliquer ce phénomène, il faut préciser qu'Éric Zemmour est adoubé par l'hégémonie culturelle, et qu'il est lié au groupe Vincent Bolloré (grand propriétaire de journaux et de chaînes télé). Ce groupe favorise un ordo-libéralisme [1] autoritaire et se fait fort de présenter un héraut dérangeant pour le discours dit « démocratique » et rassurant pour les partisans de la vieille France.

C'est d'autant plus facile que les chaînes de sa propriété, comme CNews (où sévit désormais Mathieu Bock-Côté), utilisent un stratagème permettant de détourner les règles du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Ces règles exigent que « le reste du temps total d'intervention [celui qui n'est pas réservé au gouvernement] [soit] réparti selon le principe d'équité entre les partis et mouvements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale ». Or, les chaînes du groupe Bolloré diffusent toutes les apparitions de la gauche (Nouveau Parti anticapitaliste et France insoumise) pendant la nuit, comme certaines stations de radio québécoise se débarrassent de leur quota de chansons francophones pendant la nuit afin de réserver le jour aux hits états-uniens.

Une confusion politique qui favorise l'extrême droite

Même si les chances qu'Éric Zemmour soit élu comme président de la République française sont relativement faibles, rien n'est impossible, comme l'a montré l'élection de Donald Trump aux États-Unis. D'ailleurs, le système de l'élection à deux tours ainsi que la grande confusion qui règne dans l'électorat français au sujet de ce que sont la gauche et la droite favorisent nettement la droite et l'extrême droite. Le Parti socialiste, qui est un parti de droite néolibérale depuis au moins Hollande, et le mouvement La République en Marche, qui se prétend de centre, mais pratique la politique la plus droitière de toute la Cinquième République, se réclament souvent de la gauche. On imagine donc qu'une personne vaguement au courant des réalités politiques et qui s'affirme de droite finira par considérer l'extrême droite comme présentable.

Macron a été élu en 2017 sous la fausse menace de l'élection de Marine Le Pen. Or, à force de dédiaboliser Marine Le Pen, les médias ont rendu acceptable son programme. On ne la trouve plus assez dangereuse pour constituer le repoussoir dont la droite néolibérale avait besoin. Elle est quasiment devenue une libérale. D'ailleurs à part son rejet de l'Europe, qu'est-ce qui la distingue de Macron ? Le Pen est en effet contre l'impôt sur les fortunes, pour la surveillance des chômeur·euses et contre l'immigration, exactement comme le président qui tient de beaux discours, mais éventre les tentes des migrants à Calais.

Inversement, à part ce rejet de l'Europe, Le Pen ne ressemble en rien à Jean-Luc Mélenchon, à qui on n'a pourtant de cesse, dans les médias bon teint, de l'associer. D'ailleurs, ce ne sont pas du tout pour les mêmes raisons que les adversaires s'opposent tou·tes deux à l'Europe. Chez Le Pen, c'est à cause de sa préférence nationale (ainsi que par crainte du « grand remplacement », thème si cher à Éric Zemmour) ; chez Mélenchon, c'est parce que l'Europe économique restreint les mesures sociales.

L'épouvantail du macronisme

Le calcul de l'oligarchie – et encore là il ne faut voir aucun complot, mais plutôt un réflexe conditionné – est le suivant : il faut créer un danger plus grand, une figure plus effrayante. La nouvelle roue de secours du macronisme est ainsi un personnage rocambolesque aux déclarations incendiaires, déjà poursuivi et condamné pour propos racistes, qui se pose en champion de la liberté d'expression, se plaignant comme tous les extrême droitistes de ne « plus pouvoir rien dire » tout en répétant haut et fort toutes ces choses qu'ils prétendent « ne pas pouvoir dire », devant toutes les foules, sur tous les plateaux de télé, dans toutes les radios et dans tous les journaux – exactement comme notre Mathieu Bock-Côté national, qui braille dans tous les haut-parleurs de l'empire Québecor qu'il est censuré, tout en étant désormais un chroniqueur chouchou de l'extrême droite française.

Si la réélection du champion du néolibéralisme est assurée, les grands groupes médiatiques laisseront tomber Zemmour comme une vieille chaussette sale. Cependant, si un véritable candidat de gauche est susceptible de se rendre au second tour, la machine pompera au maximum pour l'extrême droitard – quitte à faire élire un énergumène qui représentera un véritable pactole pour l'industrie de la sécurité.

En prétextant de la menace du désordre fasciste – qui est en fait un ordre absolu permettant le ronron de la machine productrice –, on s'assure que les électrices et électeurs rentrent dans le rang. On espère ainsi faire le second tour dans le premier, exactement comme en 2017.


[1] NDLR : Apparu après la Première Guerre mondiale, l'ordo-libéralisme est l'une des formes du néolibéralisme. Il promeut la « liberté économique » et il encourage les initiatives individuelles et les mécanismes du marché. L'ordo-libéralisme insiste aussi sur le rôle central de l'État, qui doit garantir le cadre normatif et juridique nécessaire à l'existence de la « libre concurrence ».

Francis Lagacé est billettiste et partisan des droits sociaux.

Illustration : Ramon Vitesse

L’extrême droite bien vivante en Italie

15 août 2023, par Claude Vaillancourt — ,
Si l'extrême droite inquiète en France, elle semble tout aussi menaçante en Italie. Quand on fait la somme des appuis aux partis de cette tendance, on se retrouve avec 40 % des (…)

Si l'extrême droite inquiète en France, elle semble tout aussi menaçante en Italie. Quand on fait la somme des appuis aux partis de cette tendance, on se retrouve avec 40 % des intentions de vote, un chiffre par ailleurs plutôt stable depuis les dernières élections.

L'extrême droite en Italie a principalement été incarnée ces dernières années par La Lega, parti dirigé par Matteo Salvini. Se déclarant antisystème, critique de la corruption et de l'Union européenne, le parti s'est surtout fait connaître pour sa volonté de se séparer du Sud de l'Italie, considéré comme un obstacle à la prospérité du Nord. Sa position clairement anti-immigration est cependant devenue la marque principale de La Lega.

Ce parti se fait présentement dépasser sur sa droite par un autre encore plus conservateur : Fratelli d'Italia, dirigé par Georgia Meloni, une charismatique cheffe, ex-ministre dans le gouvernement de Berlusconi, et qui défend les idées les plus réactionnaires. Ce parti est par ailleurs l'héritier du néofasciste Movimento sociale italiano, créé aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale.

Avec Georgia Meloni au pouvoir, les reculs sur le plan social et économique seraient significatifs. Les droits de femmes et des personnes LGBTQ+ ainsi que les politiques d'immigration subiraient de durs contrecoups, alors que seraient promues les valeurs les plus traditionnelles concernant la famille et le travail. Fratelli d'Italia défend par ailleurs l'économie de marché et l'austérité budgétaire.

Geogia Meloni obtient quelques avantages sur son rival Salvini. Comme son parti ne s'est jamais compromis à gouverner, contrairement à la Lega, elle profite de l'engouement des Italien·nes pour les partis « antisystème ». Elle prétend aussi pouvoir représenter l'ensemble des Italien·nes, et non pas seulement les privilégié·es du Nord. Très présente dans les médias, elle a l'art d'éviter les questions de fond et se montre à la fois mordante et rassurante.

L'ironie de la politique italienne fait que La Lega et Fratelli d'Italia se trouvent dans une coalition dite de centre droit avec Forza d'Italia, le parti de Silvio Berlusconi. Les idées d'extrême droite se trouvent ainsi normalisées, ramenées dans une zone plus respectable, tout en ne perdant rien de leur radicalité. Un phénomène qui n'est pas sans surprendre ni inquiéter.

Certain·es observateur·trices se rassurent cependant en constatant que la présence de deux partis d'extrême droite, presque à égalité dans les sondages, aura comme conséquence de diviser le vote et de les affaiblir. Les bonnes performances du Partito Democratico (centre gauche), légèrement en tête dans les intentions de vote, rendent une victoire de ces partis moins probable.

Il n'en reste pas moins que la menace pour la démocratie est bien réelle. Le soutien significatif d'une bonne partie de la population à des partis aussi clairement à droite — en Italie et ailleurs en Europe —, causé en partie par les désillusions et la colère provoquées par de longues années de politiques néolibérales, est un défi considérable pour la gauche. La route sera longue avant de ramener une grande partie de ces électeurs·trices vers une vision plus solidaire et moins individualiste des rapports sociaux.

Revoir l’agriculture. Entrevue avec Carole Poliquin, cinéaste

15 août 2023, par Carole Poliquin, Claude Vaillancourt — , , , ,
La documentariste Carole Poliquin, connue pour ses films percutants sur l'économie, nous revient avec le documentaire Humus, l'histoire d'une famille qui se lance dans (…)

La documentariste Carole Poliquin, connue pour ses films percutants sur l'économie, nous revient avec le documentaire Humus, l'histoire d'une famille qui se lance dans l'expérience risquée et salutaire de l'agriculture régénératrice. Une aventure qu'elle nous raconte par d'émouvants témoignages et de superbes images. Propos recueillis par Claude Vaillancourt.

À bâbord ! : Tu as choisi comme protagoniste de ton film une famille particulièrement sympathique. Comment a eu lieu cette rencontre ? Quelle a été la suite ?

Carole Poliquin : François et Mélina étaient les fermiers de famille de ma complice à la recherche Sylvie Lapointe. Quand on a commencé à discuter du film ensemble et que je lui parlais des « sols vivants », elle m'a tout de suite dit qu'il fallait absolument que je les rencontre, qu'eux aussi étaient plongés dans les mêmes lectures. Ça a été un coup de cœur.

Nous avons eu pendant des mois de longs échanges enthousiastes : « As-tu lu tel livre ? Connais-tu tel chercheur ? Savais-tu que les champignons fabriquent des colles qui structurent le sol ? On a découvert ça il y a 25 ans seulement ! Ils ont évolué en symbiose avec les plantes pendant 450 millions d'années et les aident encore à trouver des nutriments loin de leurs racines. Ce sont toutes ces relations qu'on détruit quand on laboure ». On s'extasiait ensemble sur l'intelligence collective des bactéries du sol qui « savent » si elles sont assez nombreuses pour accomplir telle ou telle fonction. « On pense qu'on sait tout, mais on ne sait pas grand-chose du vivant ».

L'épuisement des sols est un facteur constant dans le déclin et l'effondrement des civilisations. Nous nous approchons dangereusement de ce seuil aujourd'hui. En l'absence de nouveaux continents à peupler, François et Mélina semblaient avoir une bonne idée de comment interagir avec les sols de notre petite planète. Ils l'appliquaient déjà dans leurs champs.

ÀB ! : Par rapport à tes films antérieurs, dans lesquels tu couvrais ton sujet en multipliant les entrevues, tu te concentres uniquement sur cette famille dans sa vie quotidienne et en tant que spectateurs, nous suivons le fil de ces rencontres. Comment justifies-tu ce virage dans ton approche ?

C. P. : Ça s'est imposé après ma rencontre avec François et Mélina en 2017. L'idée du film remonte à 2012. J'avais écrit un projet sur la notion de richesse, celle que nous prétendons créer alors que nous dilapidons le capital des générations futures... Ça tournait autour de notre rapport extractiviste au monde. Comme d'habitude, je ratissais large. Mais quand j'ai commencé à lire sur l'appauvrissement des sols dans le monde, j'étais tellement sidérée que j'ai décidé de me concentrer là-dessus.

J'avais déjà une idée des différentes histoires à tourner pour illustrer cette trajectoire suicidaire de notre civilisation. J'y voyais aussi une espèce de métaphore d'un appauvrissement de la pensée, d'une érosion de notre capacité à imaginer un autre rapport au monde.

C'est là qu'au fil de mes recherches, je suis tombée sur l'agriculture régénératrice qui, justement, propose et met en œuvre un autre rapport au monde. J'ai trouvé ça tellement riche, tellement porteur de sens, que je suis passée du désir de dénoncer une situation à celui de partager mon émerveillement. Dans ce nouveau registre, l'expérience humaine gagnait en importance. Suivre une seule histoire sur une longue période m'a permis, je crois, de donner accès à la profondeur d'une pensée qui se déploie dans le temps, en lien avec un territoire et une pratique. Ça m'a permis aussi de m'adresser au cœur.

ÀB ! : Ton personnage principal, l'agriculteur François D'Aoust, dit : « si on s'occupait de la nature comme on devrait le faire, ça ne serait pas rentable ». Nous sommes confronté·es à ses grandes difficultés. Comment ne pas ressentir un sentiment d'échec en voyant sa tentative de rapprocher ses pratiques de la nature ?

C. P. : François répète souvent : « Je ne peux pas compétitionner avec un système de destruction massive ». Ses propos sur la rentabilité sont d'abord une invitation à repenser nos critères de rentabilité, à réintégrer dans les comptes ce qui a été « externalisé » : la nature et sa destruction.

N'oublions pas non plus que les producteur·trices des circuits conventionnels en arrachent eux aussi. Ils et elles voient leurs sols s'appauvrir et leurs rendements diminuer. Le prix des engrais chimiques augmente avec celui de l'énergie, sans parler du phosphore, dont les réserves minières sont quasiment épuisées. Les producteur·trices sont endetté·es et pris·es dans un système qui les force à faire des choix dont ils et elles ne se réjouissent pas toujours. Le taux de suicide est élevé dans la profession.

Ce qui est patent aujourd'hui, c'est donc l'échec d'un système qui extrait sans jamais nourrir, qui prélève des « ressources » sans tenir compte de la capacité des écosystèmes à les régénérer – quand elles sont renouvelables. Or, les écosystèmes ont leurs besoins aussi. Et si le marché est incapable de les assurer, sortons-les du marché !

ÀB ! : Ton film est ponctué d'images superbes de la faune et de la flore. Quel rôle jouent-elles exactement ? Pourquoi toutes ces images ?

C. P. : Dès le départ, j'ai voulu faire de la nature un personnage à part entière. On y consacrait systématiquement une à deux heures par jour. On a aussi fait une journée de tournage sur table. Le directeur photo, Geoffroy Beauchemin, a fait un travail magnifique. J'ai eu accès aussi à des images au microscope. On y voit un nématode qui semble danser et même des bactéries symbiotiques circulant dans un poil de racine !

L'idée était de mettre en parallèle les vivants humains et non humains dans leur quête respective de nourriture. Qu'on soit arbre, poisson, bactérie, abeille, ver de terre, castor ou humain, nous partageons tou·tes cette nécessité de trouver quotidiennement des sources d'énergie qui nous permettent de rester en vie.

Accessoirement, il arrive que le travail que certains êtres vivants accomplissent pour rester en vie soit d'une certaine utilité pour nous, humains. Certains appellent ça des services écosystémiques, j'appelle ça de l'interdépendance.

ÀB ! : Dans Humus, on en apprend beaucoup sur des pratiques en agricultures qui sont très différentes de celles auxquelles nous sommes habitué·es. Qu'est-ce que tu as à nous transmettre de plus important à ce sujet ?

C. P. : Fondamentalement, ça a à voir avec notre rapport au monde. Homo sapiens, à un moment très récent de son histoire, s'est extrait lui-même de la nature, la réduisant à l'état de ressource à exploiter pour répondre à ses propres besoins. L'abondance de ressources fabriquées par la terre depuis des milliards d'années lui a donné un sentiment de toute-puissance qui l'a rendu aveugle à la complexité du monde et aux interdépendances. Il nous faudra beaucoup d'humilité pour réinscrire l'humain dans la nature. D'où le titre du film d'ailleurs : Humus – de la même racine qu'humain et humilité.

Où amorcer ce changement de paradigme ? Dans les champs ! En changeant la façon dont nous produisons notre nourriture, nous pourrions réapprendre ensemble à penser écosystème, cohabitation, interdépendance, partage. Toutes notions qui trouvent aussi un écho dans la vie en société.

Nous avons hérité d'une économie qui s'est structurée au 20e siècle autour des énergies fossiles non renouvelables. À nous de structurer l'économie du 21e siècle autour du vivant. « Pour que la vie se poursuive », rappelle Mélina à la toute fin du film.

Extraits du film Humus. Visuels : Les productions ISCA inc

Un Afro-Américain à Paris

15 août 2023, par Isabelle Larrivée — , , ,
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une diaspora d'artistes afro-américain·es commence à s'installer à Paris pour fuir le racisme et « prendre une bouffée d'air », (…)

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une diaspora d'artistes afro-américain·es commence à s'installer à Paris pour fuir le racisme et « prendre une bouffée d'air », comme le dira James Baldwin. Mais ils ne se doutaient pas qu'ils découvriraient en France un autre visage du racisme, tout aussi monstrueux.

À Paris, la communauté afro-américaine se sent protégée, pour un temps du moins, de la violence quotidienne. Outre Baldwin, on y croise au fil du temps Joséphine Baker, Sidney Bechet, Kenny Clarke, Richard Wright, ou Chester Himes ainsi que William Gardner Smith, auteur du roman Le visage de pierre [1].

Quelques-unes de ces figures apparaissent dans le récit fait par Simeon Brown, narrateur central et alter ego de l'auteur. L'histoire se déroule au cours de l'année 1961, alors que fait rage la guerre d'indépendance en Algérie. Simeon vit alors dans un petit hôtel et gagne sa vie en écrivant des articles qu'il juge sans intérêt.

Il fait connaissance avec des compatriotes exilé·es comme lui et peu à peu, d'un café à un autre, s'intègre à la communauté. Chacun·e a trouvé dans la Ville lumière un lieu d'existence ou de création, à l'abri de l'ostracisme et de la haine. Dans ce Paris effervescent des années 1960, on fraternise aussi sans peine avec des groupes d'ami·es français·es, est-européen·nes, scandinaves ou brésilien·nes. Simeon noue une relation amoureuse avec Maria, Juive polonaise rescapée des camps de la mort. Il rencontre aussi Ahmed, un Algérien avec qui il tisse un lien d'amitié.

Un soir, une dispute éclate entre Simeon et un Algérien, et ils seront tous deux emmenés par la police. Simeon constate alors qu'on le traite différemment de l'autre l'homme. Par exemple, les policiers ne retiennent pas le récit de Simeon dans lequel il avoue ses torts. Cet événement lui vaudra plus tard d'être traité d'homme blanc par un Algérien témoin de l'incident.

Touché par les injustices dont il est témoin, il commencera à fréquenter assidument cette communauté, et cela marquera le début d'une prise de conscience du mépris que subissent les Algérien·nes à Paris.

Le récit d'un massacre

Le roman culmine par le récit des événements réels survenus le soir du 17 octobre 1961, lors d'une manifestation pacifique tenue par la communauté algérienne contre le couvre-feu qui lui avait été imposé. Rappelons que l'homme aux commandes, chargé de mater les manifestant·es, était le tristement célèbre collaborationniste Maurice Papon (jamais nommé dans le roman), alors préfet de police à Paris.

Gardner Smith se fait alors à la fois témoin et protagoniste des événements. Il décrit tout ce qu'il voit, y compris des « femmes enceintes matraquées au ventre, des nouveau-nés arrachés à leur mère et projetés au sol à toute volée ».

Brutaliser, tuer, jeter dans la Seine vivant·es et mort·es confondu·es : tel est, ce soir-là, le programme colonial. Simeon, qu'on a pris pour un Algérien, est frappé et emmené inconscient dans un fourgon jusqu'à un stade où se trouvent des centaines de personnes en attente d'une place en prison ou dans l'un des « camps de regroupement » créés par l'armée, en France ou en Algérie.

Cette tragédie lui fait comprendre que l'injustice ne connaît pas de frontière et qu'elle est davantage une question de conscience que d'identité.

L'ouvrage fut publié aux États-Unis dès 1961, mais ne trouva pas preneur chez les éditeurs français. Il aura fallu 60 ans, au moment où a lieu l'ouverture des archives de la guerre franco-algérienne, pour qu'une traduction et une publication en soient faites en France.

L'obsession du visage

Le déploiement de cette violence illustre plusieurs aspects du problème du racisme, d'abord présenté au moyen de la métaphore du visage. Ce « visage de pierre », évoqué d'entrée de jeu, n'est que l'une des métamorphoses du racisme. Il en représente l'image inaugurale, fixe et sans vie, minérale et froide. Ce visage, appartenant à Chris, un homme blanc qui a éborgné Simeon quand il était enfant, ou à Mike, un policier tortionnaire qui s'en était pris à lui avec cruauté dans sa jeunesse, le narrateur tente au début du récit de le symboliser dans une peinture : tête massive et inhumaine, comme taillée dans la pierre.

En tant que peintre amateur, Simeon observe les gens qu'il croise. Il débusque les drames de ces visages fermés ou sévères, rayonnants ou dépourvus d'émotions. Chacun est un univers et les personnages sont presque toujours décrits en commençant par leur visage. Et si le faciès est trop souvent l'expression de la violence raciste, il en est aussi la proie. C'est surtout au visage, près de l'arcade de son œil perdu, que Simeon sera frappé au cours de la manifestation.

L'importance accordée aux physionomies permet au narrateur de synthétiser toutes les violences : « il pensa : le visage du flic français, […] le visage du nazi tortionnaire à Buchenwald et Dachau, le visage de la foule hystérique à Little Rock [2] et, oui, les visages noirs des assassins de Lumumba – ils ne formaient qu'un seul et même visage. Où que soit ce visage, il était son ennemi ».

Le visage interchangeable du racisme n'est pas uniquement, pour Gardner Smith, le visage des Blancs. Il est l'expression de la domination par la violence. C'est pourquoi, dans le récit, il devient un important levier narratif.

Le racisme comme un prisme

Pour mieux donner au racisme une signification large et englobante, l'auteur en propose une définition multiple et hétéromorphe.

On peut supposer d'abord une référence à Franz Fanon. Simeon, en effet, se fait traiter d'homme blanc par un Algérien. Or, dix ans plus tôt, Fanon soutenait que les personnes noires ne devraient plus se trouver face au dilemme de devoir « se blanchir ou disparaître ». Le racisme prend alors pour Simeon une double dimension : celle qui l'a amené, lui, à porter un masque d'homme blanc, mais aussi celle que subissent les Algérien·nes.

Ensuite, deux théories s'affrontent concernant le sort réservé aux Algérien·nes. Pour Simeon, leur condition en France est semblable à celle des Afro-Américain·es Ils et elles subissent une discrimination socio-économique et une exclusion les forçant à vivre en ghetto. Toutefois, son ami Babe, à qui la personnalité et le physique surdimensionnés confèrent une autorité morale dans la communauté, défend un autre point de vue : il soutient qu'il faut considérer qu'Algériens et Français sont en guerre et s'agressent donc mutuellement. Il va même plus loin : « Oublie ça, mec. Les Algériens sont des Blancs. Ils réagissent comme des Blancs quand ils sont avec des noirs, ne t'y trompe wpas. »

La théorie de Babe est que ce racisme n'en est pas vraiment un, puisque la lutte pour un territoire national constitue le cœur du conflit. Pour Simeon, cependant, les Algérien·nes sont victimes de discrimination et vivent dans des conditions déplorables. Ces conditions ne sauraient être expliquées uniquement par le conflit géopolitique, car il s'agit avant tout d'assujettissement colonial.

À partir de là, la définition du racisme sera diffractée pour mettre de l'avant sa dimension multiforme. On discutera, par exemple, de l'expérience concentrationnaire de Maria, abusée par un officier allemand, et du sort réservé aux Juifs pendant la Seconde Guerre. En revanche, les Algérien·nes manifesteront leur mépris envers les Juif·ves en raison de la colonisation israélienne en Palestine et Simeon constatera qu'ils peuvent aussi faire preuve de racisme : « [Ben Youssef] lâcha la bombe : “ C'est sûr, dit-il, c'est sans doute un sale Juif qui vous l'a vendu. ” […] Simeon était sous le choc. Ces mots, dans la bouche d'un Algérien. ».

Même une personne appartenant à un groupe racisé, en somme, est susceptible de devenir, selon le contexte, raciste envers une personne d'un autre groupe racisé. Le racisme peut, en tout temps, changer de camp puisqu'il résulte de situations complexes de pouvoir et de domination. Le point de vue de Simeon, contrairement à celui de son ami Babe, lui permet d'approfondir sa compréhension et sa compassion envers ses ami·es algérien·nes. Il découvre que la domination nourrit le racisme, qu'elle le précède, et non l'inverse.

Cette discussion permet à l'auteur de poser la question fondamentale de l'ouvrage : peut-on vivre libre dans un pays où la violence coloniale s'exerce avec tant d'ostentation contre un peuple ? Sa vie en France, dans un pays où il peut se croire débarrassé des préjugés pesant contre les Noir·es et libre de ses actes, sans entraves et sans risques, est piégée dans les détours d'une Histoire dont il devient partie prenante malgré lui.


[1] Christian Bourgois éditeur, 2021 (1963), traduction de Brice Mathieussent, 281 p.

[2] L'auteur fait ici un amalgame sans doute volontaire entre deux événements. D'abord, l'affaire des « Neuf de Little Rock » où l'inscription de neuf étudiants afro-américains à Little Rock Central High avait permis de mettre fin à la ségrégation dans les écoles publiques. Ensuite, il évoque la jeune Ruby Bridges, première élève afro-américaine à intégrer une école pour les Blancs en 1960, et qui avait été accueillie, à son premier jour de classe, par la « foule hystérique » que décrit Gardner Smith.

ENTREVUE AVEC LE COMITÉ QUÉBEC-CHILI – avril 1975

13 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi (…)

Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi connu sous le nom de Comité Québec-Chili. D’abord créé au printemps 1973 pour appuyer l’Unité Populaire, le Comité de solidarité Québec-Chili se transforme, après le coup d’État du 11 septembre, en organe de solidarité internationale. Pour soutenir les Chilien·ne·s victimes du gouvernement fasciste de Pinochet, le Comité organise des campagnes publiques afin de faire connaître la cause du Chili et développe le soutien à la résistance populaire contre la dictature. Pour cultiver la solidarité entre les travailleur·euse·s chilien·ne·s et québécois·es, le Comité, dans ses campagnes d’éducation populaire, fait valoir que les classes populaires au Québec et au Chili subissent toutes deux une exploitation capitaliste qui profite à quelques multinationales ayant des intérêts dans ces deux zones ; pour garder leur mainmise sur les ressources du pays, celles-ci n’hésitent pas à se porter à la défense de la dictature. Le Comité de solidarité Québec-Chili devient rapidement le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec. Son journal, Chili-Québec Informations, paraît de 1973 à 1982. Malgré une diminution de ses activités dans la décennie 1980, le groupe continue d’exister jusqu’en 1989, avant de se dissoudre officiellement suivant la chute de Pinochet.

Entrevue avec le Comité Québec-Chili

Mobilisation (vol.4, no.7, avril 1975)

Mobilisation : Comment est né le Comité Québec-Chili ?

CQC : II y a eu d’abord un groupe de militants qui ont commencé à s’intéresser au Chili avec l’expérience de l’Unité Populaire. A partir de 1973, l’affrontement imminent nous a obligé à intervenir d’une façon plus organisée, ce qui voulait dire pour nous mettre les bases pour un travail d’information et d’échanges entre militants ouvriers du Chili et du Québec. Dirigée vers la classe ouvrière et la petite bourgeoisie progressiste, cette première expérience nous a permis de voir les possibilités d’un travail antiimpérialiste. Par exemple avec les grévistes de la Firestone, on a eu une soirée d’échanges et d’informations et on a vu comment les travailleurs désiraient s’approprier le contenu politique de l’expérience chilienne et les formes d’organisation au Chili, et rattacher cela directement à leurs luttes. On a aussi publié des textes, bref on s’est aperçu que dans le contexte québécois, il y avait d’une part une soif d’apprendre, un désir de connaître des expériences politiques et des luttes en Amérique latine contre l’impérialisme américain, et que d’autre part, il y avait un grand vide, que la gauche n’intervenait presque pas sur ce terrain et que c’était possible, même pour un groupe de militants relativement isolés comme nous, d’intervenir sur ce terrain avec un certain impact politique.

Mobilisation : Quel effet immédiat eut le coup militaire du 11 septembre sur votre travail ?

CQC : Quand est arrivé le coup, il ne s’agissait pas d’un événement surprenant. Nous autres, on l’attendait quotidiennement, si on peut dire, mais on n’avait pas considéré comment on répondrait à l’événement. Ce qui fait qu’il a fallu réagir très vite. Il était très important à très court terme d’effectuer une mobilisation de masse la plus large possible. Ce n’était certainement pas le temps de s’asseoir pour pousser une analyse. Dans l’espace de quelques jours, après le coup, il y a eu des assemblées, des manifestations, des démarches auprès des gouvernements, etc.

Il est sûr que la mobilisation s’est limitée d’abord aux militants organisés, aux intellectuels progressistes et à la fraction progressiste de l’appareil syndical. Si on regarde ailleurs, on s’aperçoit que la solidarité avec le Chili, immédiatement après le coup, a été ici proportionnellement massive. Mais, fait important qu’il faut souligner, c’est que dès le départ, nous avons été conscients qu’il fallait mettre nos priorités sur les travailleurs de la base ce qui, structurellement parlant, signifiait pour nous les syndicats locaux, qu’on pouvait dans certains cas atteindre en passant par les appareils syndicaux (les instances régionales par exemple) et aussi les travailleurs et ménagères regroupés dans les organisations de quartier. Nous voulions accorder la priorité à la formation politique anti-impérialiste des couches combatives du peuple. Ainsi, avec les travailleurs de la base dans des assemblées syndicales locales (surtout des travailleurs des services, des enseignants et de quelques industries et dans les groupes de quartier), on a pu aborder des questions comme par exemple la démocratie, les limites de la démocratie bourgeoise que le peuple chilien avait affrontées pour arriver au résultat que l’on sait, l’armée et les multinationales, etc.

Mobilisation : Comment s’est organisé le Comité ?

CQC : Voyant la nécessité de réussir la mobilisation la plus large possible, on a tenté de rallier autour d’une plateforme politique minimale le front le plus large possible. On a donc fait appel aux centrales, à leurs instances décisionnelles régionales, mais surtout a plusieurs syndicats locaux, aux groupes populaires. S’y sont rajoutés des groupes étudiants (principalement trotskistes), plus une quantité d’individus progressistes, militants isolés, etc. La structure choisie fut un comité de direction composé de représentants des centrales et des groupes populaires, puis une assemblée générale composée de délégués des organisations membres. Selon nous cette décision a été correcte. Ella a permis au Comité d’atteindre en partie son but. De plus, la marge d’autonomie que nous avions, nous les militants qui constituons le noyau central, était assez grande face aux appareils syndicaux qui ne sont pas, par ailleurs, des blocs monolithiques.

Mobilisation : Quelle a été votre approche par rapport au Chili ?

CQC : A cause de l’objectif à court terme (l’appui à la lutte contre la dictature militaire), on a compris que le Comité ne devait pas être le lieu du débat sur les leçons de l’expérience chilienne (c’est-à-dire la critique du réformisme). On a donc mis l’accent sur l’appui à la Résistance, on parlait du Front Unifié des forces populaires de Résistance, plutôt que sur l’appui à une organisation politique particulière. Quant à l’Unité populaire, on a expliqué son caractère anti-impérialiste, la période d’intense mobilisation populaire qu’elle avait provoquée, etc. L’aspect critique du réformisme est tout de même apparu, il était inévitable d’en parler puisque les masses elles-mêmes (dans des syndicats locaux par exemple) l’abordaient. Mais cela a été secondaire.

Là-dessus, je voudrais rajouter que le contenu que nous avons véhiculé a correspondu à nos priorités : mobilisation large et priorités sur la classe ouvrière. Ce qui déterminait un type de propagande et un style de travail. Cela a occasionné des problèmes. Les secteurs étudiants et plusieurs universitaires « marxistes » par exemple nous accusaient d’être à la remorque des réformistes. Les trotskistes acceptaient en paroles qu’il demeurait prioritaire dans la conjoncture de mobiliser largement pour isoler la Junte. Mais, tout à fait à l’encontre de cela, faire un travail de masse leur était impossible à cause de leur isolement total des masses étudiantes, ce qui pour eux n’est pas une faiblesse, mais un acquis !!! Ils en viennent à faire de l’internationalisme prolétarien une spécialité réservées aux « révolutionnaires ».

Tous ces conflits ont été quelque peu paralysants au niveau du travail d’organisation du comité. Ainsi par exemple, dans les assemblées générales, qui regroupaient des délégués de syndicats locaux et de groupe populaires, on ne voulait pas attaquer de front les positions trotskistes et « ultragauchistes », alors on a eu peur de débattre les deux lignes. Cette attitude, quoique dans une certaine mesure justifiée à cause de la composition du comité, (où de nombreux délégués de la base n’auraient pu saisir l’enjeu et auraient voté avec leurs pieds comme on dit, en s’en allant), a nui considérablement à la consolidation organisationnelle du Comité.

Ce qu’il y a eu de plus positif dans notre évaluation, ce sont nos interventions auprès des syndicats et groupes de base. Il y en a eu plus de 200, qui variaient beaucoup par leurs formes ou leur impact. Des fois, il ne s’agissait que d’une courte intervention demandant de l’appui financier. La plupart du temps, il s’agissait d’une discussion plus poussée avec présentation de diapos, etc. On a l’impression que ce travail a rapporté pour le Chili, mais aussi pour la conscience anti-impérialiste des travailleurs québécois. Le monde voulait apprendre, de façon concrète. Finalement, ce dont on s’est rendu compte aussi, c’est que l’appui financier, par exemple, il est venu de là, de la base. Ce sont les d’ailleurs les travailleurs québécois qui ont financé la campagne sur le Chili, qui ont fourni quelques $25,000 dont $11,000 déjà été envoyés au MIR au Chili, ce sont eux qui sont venus aux assemblées, au meeting du Forum en décembre 1973. La proportion fournie par les appareils syndicaux et les militants d’avant-garde (sauf le Conseil Central de la CSN à Montréal) est faible par rapport à la somme totale.

Réunion populaire pour la libération des femmes chiliennes emprisonnées avec Carmen Castillo 18 Avril 1975 (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Pouvez-vous préciser votre évaluation par rapport à la question des syndicats ? Dans l’expérience de plusieurs militants, il est difficile de travailler avec les appareils dans un tel contexte. Soit qu’il y ait un blocage à cause des positions réactionnaires des dirigeants, soit que les positions des éléments « progressistes » constituent plus un obstacle qu’une aide compte tenu de leur isolement de la base pour qui ils sont souvent discrédités.

CQC : On ne peut pas dire que pour nous il y ait eu des problèmes majeurs avec les appareils syndicaux. Au niveau des éléments « progressistes », il y a un sentiment anti-impérialiste juste qu’il faut appuyer et faire progresser. Ceux qui ont travaillé directement avec le Comité ont eu une attitude correcte. Ils ne se faisaient pas d’illusion sur leur rôle et leur position et ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, c’est-à-dire une sorte de caution officielle et de plus un appui fraternel et technique. Malgré les manœuvres opportunistes de certains, on a eu des rapports corrects en général.

Il faut aussi souligner la différence entre la FTQ, d’une part, et la CSN et la CEQ d’autre part. Avec la FTQ, on sent le poids des syndicats dits « internationaux ». Ce n’est pas un hasard si l’AFL-CIO a appuyé les gorilles [la police politique pinochiste, ndé]. A la FTQ, non seulement ils n’ont presque rien fait au niveau de l’appareil, mais ils ont aussi relativement bloqué les interventions dans les syndicats locaux. En ce qui concerne la question de la base syndicale, on n’a pas constaté que le fait de passer par les canaux de l’appareil nous bloquaient. C’est bien plus les conditions locales qui sont déterminantes, si le syndicat est démocratique et combatif, ou s’il n’est qu’une clique ou une compagnie d’assurances. Le travail de contacts a aussi débouché en province, dans une multitude de syndicats locaux et d’instances régionales.

Malgré l’aspect positif dominant, notre travail a été marqué par toutes les limites d’une approche « essentiellement » idéologique. Intervenant dans les assemblées générales et par de la propagande large, on ne peut que constater les limites de ce type de travail politique, qui n’a pas de répercussion concrète et durable à la base, sauf dans les rares endroits où il y a des militants révolutionnaires implantés. Comment dépasser le travail d’organisation de manifestations et d’assemblées, le passage de littérature, les interventions lors d’assemblées, etc., toutes ces questions, on ne les a pas résolues, et encore aujourd’hui, on ne peut qu’entrevoir des débuts d’alternatives. C’est sûr que tout cela est lié à l’absence d’organisations révolutionnaires présentes et dirigeantes dans la classe ouvrière et les masses à l’heure actuelle. Mais il faut tenter d’y répondre maintenant, dans le contexte d’une contribution possible de notre travail à cette émergence d’une avant-garde révolutionnaire ouvrière.

On a certaines hypothèses. Par exemple développer un travail à long terme et diversifié avec certains groupes de travailleurs dans les compagnies multinationales (ITT, Kennekott, etc.) C’est un travail à long terme, difficile, prolongé. D’autre part, il ne faut pas oublier les campagnes de solidarité, qui demeurent malgré tout d’une importance extrême. Là-dessus, il faut envisager d’abord et avant tout le point de vue de la Résistance chilienne, qui a besoin du soutien international, qu’il faut continuer à tout prix. Nous constatons actuellement la désagrégation de nombreux comités de soutien à travers le monde, après l’enthousiasme premier des militants et l’intérêt large dans le public. Il est nécessaire de ne pas tomber dans le même piège et de continuer le travail. Il faut faire la démonstration aux travailleurs que le soutien aux luttes qui se mènent ailleurs, ce n’est pas une affaire conjoncturelle, une question de quelques mois ; que les luttes sont longues et qu’elles ont besoin d’appui durant leurs différentes étapes de leur développement. Cette expérience, pour le Vietnam par exemple, les travailleurs québécois ne l’ont pas vécu.

Mobilisation : Quelle évaluation faites-vous de la semaine de solidarité de septembre 1974 ?

CQC : La manif a été assez bien réussie: 2,000 personnes, un an après le coup. Le soutien s’est maintenu à un niveau assez élevé en proportion avec les autres questions internationales. Il y a eu aussi des films, des conférences, et d’autres interventions, moins remarquées, mais importantes. C’est l’aspect de propagande très large qu’on a pu faire à ce moment en participant à de nombreux « hots-lines » à la radio. Cela touche le monde, il y a des centaines de milliers de personnes qui écoutent cela.

On a dû commencer à voir comment travailler sur des questions internationales quand cela n’est plus « chaud » et que ça ne fait plus les manchettes. On s’est rendu compte aussi de notre idéalisme, que le travail à faire est un travail à long terme, un travail de taupe. Le fait que plusieurs milliers de travailleurs écoutent un programme de radio ou signent une pétition, cela n’est pas spectaculaire, ni comptabilisable en termes de recrues pour le mouvement révolutionnaire, mais cela compte. De plus cela a un impact au Chili, où la Junte a de grandes difficultés à sortir de son isolement et fait des pieds et des mains pour redorer son image internationale. Le fait qu’elle reçoit par l’intermédiaire de contacts diplomatiques des pétitions ou des demandes de libérations politiques leur montre encore plus leur isolement. Pour là-bas, des initiatives comme celles-là ont plus d’impact qu’une manifestation militante organisée par la gauche révolutionnaire.

Rassemblement en solidarité avec le Chili 11 Septembre (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Quelle a été la participation des réfugiés chiliens ? Quelle évaluation politique faites-vous de la communauté chilienne au Québec ?

CQC : Les chiliens comme groupe, et c’est normal, n’ont pas été présents dans le Comité. Certains ont participé sur des questions concrètes et cela a beaucoup aidé. Ils n’ont jamais été moteur dans le travail, à cause de tous les problèmes, les questions d’implantation, de langue, les restrictions du ministère de l’immigration, etc. ce qui explique en partie ce fait. On n’arrive pas dans un pays inconnu et quelques mois après réussir à comprendre le niveau d’organisation et de lutte.

En plus des problèmes matériels, il y a la question politique. Il n’y a pas le facteur unificateur et dirigeant au Chili même pour orienter ces militants (comme cela est le cas pour les vietnamiens par exemple). Il n’y a pas de possibilités pour les chiliens de s’unir à court terme sur une perspective claire et d’orienter le travail de soutien. Il y aussi toute la question de la composition de l’immigration chilienne. La majorité provient des couches progressistes de la petite bourgeoisie, étudiants, enseignants, la plupart jeunes et avec peu d’expérience politique. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs avec leurs familles, ni de militants et cadres révolutionnaires qui ont pu ou voulu quitter le pays.

Il y a un facteur de plus. La politique d’immigration du Canada, sous une forme de libéralisme et de démocratie, a un caractère extrêmement pernicieux. Il s’agit d’admettre un assez grand nombre de chiliens, mais de bien les choisir. Une partie des récents ont même fait leur demande pendant la période de l’Unité Populaire, c’est-à-dire qu’ils voulaient quitter le pays parce qu’ils étaient embarqués dans la campagne réactionnaire, d’autres sont des petits bourgeois qui ont préféré abandonner le pays. Ainsi, la campagne initiale pour exiger du gouvernement qu’il ouvre largement ses portes aux réfugiés chiliens a été contournée de façon dès habile. Face à nos revendications, le ministère a beau jeu de montrer son libéralisme en comparant par exemple le nombre de chiliens reçus au Canada par rapport aux autres pays occidentaux. II oublie ce « petit détail » concernant la composition de cette immigration. Il y a un tri, et on réussit à écarter presque systématiquement les militants.

Cependant, cela doit être pris avec beaucoup de réserve face à la conjoncture politique qui peut changer. II n’est pas en effet impossible que des militants puissent entrer au pays sous peu, conséquences des pressions sur le gouvernement. Cela a été assez révélateur de constater ces résultats de notre campagne sur l’immigration. Les résultats positifs sont très minces. Cela a eu un effet de propagande large de démystification de la politique capitaliste de l’immigration plutôt que concret. On s’aperçoit aujourd’hui que le Canada s’en est bien tiré en proclamant une fois de plus son attitude libérale et démocratique. En plus, cela aide la junte. Les immigrants qui arrivent proviennent en partie de la petite bourgeoisie commerçante qui est sur le bord de la faillite actuellement au Chili et dont il faut se débarrasser sans susciter d’opposition politique. C’est un bon moyen d’y parvenir. Il faut aussi travailler à aider les réfugiés ici. Cela n’est pas notre tâche spécifique, mais c’est une tâche que les militants québécois doivent aider à assumer.

Mobilisation : Quelle a été l’activité du Comité depuis septembre ‘74 ?

CQC : Il faut certainement constater un repli. Il est difficile de maintenir le travail au même rythme plus d’un an et demi après les événements, alors qu’au Chili même, il ne se passe pas d’événements mobilisateurs. On est donc moins nombreux, on a moins d’argent. Durant l’automne, il y a donc eu une période de réorganisation et de diversification. Nous avons tenté d’effectuer un travail de formation plus poussé sur une base d’échanges entre militants chiliens et militants québécois. Cette tentative (centrée sur les expériences de travail en quartier) a avorté pour plusieurs raisons. La raison principale a été notre absence d’expérience. Nous n’avions que peu clarifié le contexte, le rôle et les méthodes d’un tel type d’échange. Il a fallu aussi constater le blocage de la part de plusieurs militants d’ici qui, d’une part, sont constamment sollicités d’un côté et de l’autre et débordés par une multitude de tâches, mais aussi qui ne sont pas très énergiques à définir leurs besoins et leurs possibilités en matière internationaliste en général. Ce projet fut en fait prématuré, même si l’idée était bonne et qu’il sera possible de la reprendre à moyen terme. On s’est rendu compte que cette initiative de formation a pris beaucoup de notre temps, et que cela nuisait au travail de solidarité large.

Nos tâches de diffusion large, de ramasser du fric, de faire des pressions sur le gouvernement ou les organismes internationaux, il faut les continuer et même les accentuer. On a aussi passé par une période de réorganisation structurelle que nous terminons à peine. Cette réorganisation a pour objectif de resserrer plus l’équipe militante qui assume le travail et d’officialiser son rôle de direction. Avant, on avait une structure à deux niveaux : une réelle, avec l’équipe de militants et sa relation dialectique avec l’assemblée générale des délégués des syndicats et groupes, et une autre, parallèle, avec un comité de direction qui officiellement était représentatif et délégué des groupes constituants. En pratique, la structure officielle était née élans le contexte du Comité qui constituait à ce moment une sorte de coalition de groupes organisés, ce qui n’est pas tout à fait le cas maintenant, où ce sont plus des militants de divers groupes qui participent sur une base individuelle.

De plus, l’équipe de militants assume complètement la direction politique du Comité. Ce dernier se transforme ainsi en une sorte d’organisation large et démocratique, avec un noyau central qui y met le principal de ses énergies militantes et en assume la direction, et une assemblée assez vaste qui discute, soutient et organise les campagnes proposées. Le Comité ne peut pas se développer comme un groupe politique avec une ligne bien précise, mais comme une organisation de masse qui réunit des militants de divers groupes et tendances sur la base de l’appui à la Résistance, dans le but de la construction du socialisme, pas de retour à la démocratie bourgeoise. De cette façon, on a une base d’action permanente et une audience mobilisée de façon ponctuelle. Ainsi, on a la possibilité d’initier des campagnes larges en allant chercher l’appui de toutes sortes d’organisations et d’individus sur une base précise. Les appareils syndicaux ne sont donc plus les dirigeants du Comité, mais l’appui des éléments progressistes demeure et garde la même importance qu’avant.

Mobilisation : Sur votre réorganisation, ne voyez-vous le danger d’une « extériorisation » du comité par rapport aux mouvement progressiste et révolutionnaire ?

CQC : On peut espérer dans les conditions objectives actuelles que le Comité soit à la fois une coalition de groupes politiques, progressistes et révolutionnaires et en même temps une organisation qui peut être une force dynamique de mobilisation et d’organisation de masse. Bon, d’une part, il y a toutes les limites des centrales et les possibilités au niveau des organisations de travailleurs (syndicats, groupes pops.). D’autre part, il y a la faiblesse du mouvement révolutionnaire (division, éparpillement, faible implantation dans les masses, absence de perspectives stratégiques et tactiques claires). Il faut donc voir le Comité et notre travail de façon dialectique (en tenant compte des deux aspects). Il faut que le comité et le travail de soutien au Chili se lie aux couches combatives du peuple, que la nécessité d’un même combat contre l’impérialisme pénètre la conscience des masses, particulièrement des travailleurs en lutte. En ce moment, il y a des courants marxistes-léninistes qui commencent à pénétrer sérieusement certaines couches de la classe ouvrière et du peuple et il faut s’y lier. Mais d’abord, il faut les connaître et voir leurs possibilités. Potentiellement, c’est là que nous pourrons le plus développer le travail de solidarité anti-impérialiste. Nous attendons de ces organisations une critique fraternelle et des propositions de collaboration.

Mobilisation : Pouvez-vous dégager certaines perspectives de travail à court terme ?

CQC : II faut poursuivre le travail large, d’information et de mobilisation. Il y a la publication du bulletin Chili-Québec Informations, qui se diffuse assez bien et qui pénètre de nombreux groupes ouvriers et populaires. On y aborde aux côtés de l’analyse de la situation de la lutte des classes au Chili, les questions de l’impérialisme et des luttes en Amérique Latine, la complicité canadienne, etc. On poursuit aussi tout un travail de liaison et d’explication. C’est un travail diversifié. A court terme, le travail sera axé sur la campagne pour la libération des femmes du peuple emprisonnées et qui a pour but de réclamer la libération de milliers de femmes et d’enfants emprisonnés et torturés par les gorilles. En plus de permettre un nouveau départ, cette campagne correspond à la stratégie de la résistance chilienne. En effet, actuellement, la répression, loin de ralentir, s’accentue : arrestations massives, tortures, intimidations de toutes sortes, etc.

Il est essentiel de renforcir le mouvement international contre la répression qui frappe le peuple, mais aussi ses organisations révolutionnaires, en particulier le MIR au Chili. Il est essentiel pour ces organisations que de nombreux cadres emprisonnés soient libérés, ce qui en pratique a été possible dans de nombreux cas dont entre autres la libération de Carmen Castillo, militante du MIR qui fut arrêtée lors de la mort au combat du secrétaire général Miguel Enriquez. Tous ces facteurs ont fait que d’une part, le comité de coordination de la gauche chilienne à l’extérieur, de même que le MIR au Chili ont lancé l’idée de cette campagne. Il est possible de travailler là-dessus et d’obtenir des résultats concrets : entres autres la libération de Laura Allende, sœur du président, ce qui prend une importance particulière à cause des pressions que les gorilles peuvent faire sur le nouveau secrétaire général du MIR, Pascal Andrea Allende, fils de Laura.

A court et à moyen terme aussi, il y a la clarification toujours plus poussée sur le comment d’un travail de masse de solidarité anti-impérialiste. Les questions de stratégie et de tactiques, de compositions et de direction, la question des liens nécessaires avec les groupes stratégiques et les organisations marxistes-léninistes, toutes ces questions et bien d’autres, il faut poursuivre à les travailler et à les éclaircir. Ce qui nous préoccupe beaucoup aussi, c’est d’étendre le mouvement populaire de solidarité avec le peuple chilien avec les autres peuples latino-américains en lutte, qui pourrait contribuer à faire avancer la possible tenue à Montréal du tribunal Russell II, entre autres par l’impact créé sur les mass-média. Il faut avoir une analyse claire pour être en mesure d’isoler l’ennemi et d’unir tout ce qui peut être uni sous une direction politique claire et juste.

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Pour en savoir plus sur le Comité Québec-Chili, on consultera ce bilan de 1978. Sur les initiatives de solidarité internationale, on naviguera avec plaisir sur le site de l’exposition virtuelle Portraits de solidarités : les Amériques en lutte, montée à l’occasion du 40e anniversaire du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL). La revue Mobilisation, un espace de débat et d’information pour les militant· e· s québécois· es dans les années 1970, a aussi fait paraître entre ses pages cette entrevue avec le Comité de défense des droits des travailleurs haïtiens (CDDTH).

* Photo de couverture : Alvadorfoto. Colorisé par @frentecacerola.

Le Front commun de 1972 contre l’État bourgeois

7 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Midnight Sun à l’automne 2022, à l’occasion du cinquantième anniversaire du Front commun de 1972 au Québec. Nous en (…)

Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Midnight Sun à l’automne 2022, à l’occasion du cinquantième anniversaire du Front commun de 1972 au Québec. Nous en offrons ici une version augmentée en français.  

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En avril 1972, la plus grande grève de l’histoire du Canada paralyse le Québec. Les trois principales organisations syndicales de la province – la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) – s’unissent dans un front commun rassemblant 210 000 employé·e·s du secteur public. Après dix jours de débrayage, le gouvernement libéral provincial de Robert Bourassa promulgue une loi spéciale qui impose le retour au travail et qui mène à l’emprisonnement des dirigeants syndicaux. La réponse des travailleur·euse·s ne se fait pas attendre : en mai, les actions illégales se multiplient à travers la province. Qu’est-ce que le Front commun et quelles leçons pouvons-nous en tirer aujourd’hui ? Quels sont ses éléments clés ? Que nous apprend-il sur le syndicalisme, l’organisation politique et le pouvoir des travailleurs et travailleuses aujourd’hui ?

Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

La grève de 1972

Au Québec, les années 1960 sont marquées par le développement de l’État-providence sous l’impulsion du Parti libéral du Québec (PLQ), mais aussi par le dynamisme des mouvements sociaux qui remettent en question l’économie capitaliste. À la fin de la décennie, les principales organisations syndicales se révèlent insatisfaites des mesures anti-grève prises par le gouvernement provincial, alors piloté par l’Union Nationale reportée au pouvoir en 1966[1]. Les centrales se politisent rapidement. En 1970, elles participent à des colloques régionaux intersyndicaux qui lient les miliant·e·s des syndicats et les groupes populaires, où elles adoptent des résolutions qui s’inscrivent dans un programme résolument social-démocrate. Influencées par les idées socialistes, les centrales mettent de plus en plus de l’avant l’idée de la lutte des classes et se montrent favorables aux nationalisations, à la planification économique et à l’extension des politiques sociales[2]. Ces positions s’expriment dans des textes comme Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1971) et L’État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971), qui proposent une réorganisation de la société sur des bases démocratiques et socialistes. Dans ce contexte, l’idée d’un front commun intersyndical qui unifierait les luttes des travailleur·euse·s du secteur public fait son chemin.

Alors que les conflits de travail se multiplient au Québec au début des années 1970, les syndicats font face à un nouvel adversaire : le gouvernement libéral de Robert Bourassa, premier ministre du Québec de 1970 à 1976, puis de 1985 à 1994. La tension monte entre les syndiqué·e·s et le gouvernement sur la question des salaires. En janvier 1972, le Front commun est créé, avec comme slogan « Nous, le monde ordinaire ». Sa principale revendication : un salaire minimum de 100 dollars par semaine pour tous·te·s les employé·e·s du secteur public, afin de les sortir de la pauvreté et d’établir une norme qui exercerait une pression à la hausse sur les salaires de tous·te·s les travailleur·euse·s, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Les revendications du Front commun comprennent aussi l’équité salariale entre les femmes et les hommes, la sécurité d’emploi et des avantages sociaux comme les congés de maternité[3]. Devant le refus du gouvernement de négocier, les 210 000 syndiqué·e·s du Front commun déclenchent une grève générale illimitée le 11 avril 1972.

Le gouvernement Bourassa répond par des injonctions pour forcer les travailleur·euse·s à retourner au travail. Le 21 avril, il adopte une loi spéciale, la Loi 19, qui interdit la poursuite de la grève et permet au gouvernement d’imposer des conventions collectives dans le secteur public si aucune entente n’est conclue avant le 1er juin. Les dirigeants syndicaux décident de suspendre le débrayage et de reprendre les négociations ; les grévistes sont invités à retourner au travail. Cette capitulation mécontente un bon nombre de grévistes prêts à défier les injonctions et la Loi[4]. Belliqueux, le gouvernement poursuit les dirigeants syndicaux qui avaient déclaré, avant de se raviser, vouloir inciter les grévistes à passer outre les injonctions. Le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison chacun[5].

De gauche à droite : Positions, l’ouvrage rassemblant les propositions politiques de Marcel Pépin (1968) ; L’État rouage de notre exploitation, le manifeste politique de la FTQ (1971) (photos Archives Révolutionnaires) ; manifestation du Front Commun (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

À cette provocation, le mouvement ouvrier réagit par des grèves impromptues dans les secteurs privés et publics, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. Initiées par les ouvriers des ports et de la construction, ces grèves se transforment bientôt en un débrayage massif et généralisé, dépassant l’initiative des centrales syndicales. Le gouvernement libéral est lui aussi débordé, tandis que le Parti québécois (PQ) incite les travailleurs à privilégier la paix sociale plutôt que de poursuivre leur lutte[6]. Dans les villes de Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, les travailleur·euse·s en grève occupent leurs usines, produisent leurs propres journaux, bloquent les routes et manifestent. Enseignant·e·s, fonctionnaires, métallurgistes, mineurs, journalistes et infirmières se joignent au même mouvement, tandis que dans plusieurs villes, le contrôle des travailleur·euse·s sur leur vie quotidienne forme l’embryon d’un véritable « pouvoir ouvrier »[7].

La ville de Sept-Îles est paralysée pendant près d’une semaine par l’occupation des grévistes. Les 9 et 10 mai, les travailleurs de la construction affiliés à la FTQ ferment le chantier Mille 3. Ils bloquent avec leurs camions la seule route menant à la ville et obstruent l’accès aux lieux de travail des employé·e·s du secteur public, ce qui facilite grandement la reprise du débrayage par ces dernier·ère·s. Les mineurs choisissent de se joindre au mouvement de grève, suivis par les métallurgistes de toute la Côte-Nord. Le 10 mai, une assemblée de 800 travailleur·euse·s décide de fermer tous les commerces non essentiels à Sept-Îles et un groupe de syndiqué·e·s prend le contrôle de la radio locale. Dans l’après-midi, des manifestant·e·s se rassemblent devant le palais de justice et défient les policiers : ils les attaquent d’abord avec des cocktails Molotov (ce à quoi les policiers répondent par des gaz lacrymogènes) puis les forcent à se replier à l’intérieur du palais de justice. Les travailleur·euse·s proclament alors la ville « sous le contrôle des travailleurs » ! Baie-Comeau et Port-Cartier sont aussi occupées par les travailleur·euse·s.

La victoire de Sept-Îles est de courte durée. La manifestation se termine brusquement lorsqu’un ivrogne anti-grève fonce dans la foule à bord de sa voiture, blessant une quarantaine de personnes et tuant un manifestant. Bien qu’une assemblée de 4 000 personnes soit organisée le lendemain pour négocier avec les autorités gouvernementales, le rapport de force s’inverse rapidement. La police locale, soutenue par la Sûreté du Québec, lève les barrages et finit par reprendre le contrôle de la ville. Incapables de poursuivre les assemblées syndicales et ayant perdu leur rapport de force, les travailleur·euse·s reprennent progressivement le travail entre le 15 et le 18 mai.

À l’instar de la mobilisation de Sept-Îles, le Front commun dans son ensemble se désagrège peu à peu. La mobilisation s’essouffle, notamment face à la répression, à la stagnation des négociations, aux conflits entre syndicats ainsi qu’entre les syndiqué·e·s voulant retourner au travail et ceux voulant continuer la grève. Cerise sur le gâteau, la CSN fait face à une scission. Le 22 mai, en pleine mobilisation sociale, trois dirigeants favorables au syndicalisme d’affaires ainsi que les membres qui les appuient décident de fonder leur propre syndicat, la Centrale des syndicats démocratiques (CSD)[8]. Face à un ennemi désuni et à un rapport de force renversé, le gouvernement Bourassa impose une série d’ententes négociées par secteur à l’été et à l’automne 1972. Mais le Front commun, en particulier les actions autonomes du mois de mai, ne sont pas vains.

D’une part, les travailleur·euse·s du secteur public obtiennent leur principale revendication, le100 dollars minimum par semaine, bien que cette hausse soit étalée sur quatre ans. Ils et elles obtiennent aussi que les salaires soient indexés au coût de la vie et certaines protections sociales. D’autre part, malgré son bilan mitigé, le Front commun insuffle une forte combativité aux mouvements ouvriers et syndicaux des années 1970. C’est durant cette décennie que les conflits de travail au Québec sont les plus nombreux et les plus combatifs, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Par contre, après 1972, beaucoup de militant·e·s cherchent une manière plus efficace de lutter. Une grande partie des travailleur·euse·s, sans délaisser leurs syndicats, parient plutôt sur le Parti québécois comme véhicule politique pour améliorer leurs conditions de vie et de travail. Ce Parti se présente d’ailleurs comme ayant un « préjugé favorable » aux travailleur·euse·s, sans que cela se vérifie dans les faits.

L’impact du Front commun s’est surtout fait sentir au Québec, puisqu’il s’agissait avant tout d’une grève provinciale du secteur public. Cependant, de nombreuses autres grèves ont éclaté dans tout le Canada au cours de la première moitié des années 1970, dans les secteurs public, industriel et culturel. Confrontés à la récession économique et à l’inflation, les travailleur·euse·s sont amené·e·s à lutter pour de meilleures conditions de vie. Toutefois, cette vague de grèves à travers le pays, qui se poursuit jusqu’en 1976, est progressivement contenue par l’imposition de lois spéciales forçant le retour à l’emploi, comme cela a aussi été le cas en Europe.

Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

Le « deuxième front » et le syndicalisme de combat

Le Front commun de 1972 est le résultat de la radicalisation des centrales syndicales québécoises, qui ont affiné leurs positions politiques depuis la fin des années 1960. Au tournant des années 1970, le contexte international est marqué par l’influence des modèles socialistes (URSS, Cuba, Chine, etc.) et un renouveau du militantisme québécois, marqué par les traditions de lutte syndicale, socialiste et anti-impérialiste. Alors que les mouvements sociaux prennent de plus en plus d’importance dans la province, les grands syndicats adoptent une position critique à l’égard de l’État et du capitalisme[9]. Les centrales, en particulier la CSN sous la présidence de Marcel Pepin, se fixent comme objectif stratégique la création d’un « socialisme démocratique », c’est-à-dire un socialisme québécois construit par le bas, respectueux des libertés individuelles et de la liberté de la presse. En élargissant leur champ d’action et en développant des pratiques combatives, les syndicats espèrent devenir les vecteurs de la construction du pouvoir politique et économique des salarié·e·s[10].

Marcel Pepin présente cette nouvelle approche lors du congrès du syndicat en octobre 1968, dans son rapport intitulé Le deuxième front. L’idée du « deuxième front » est que le mouvement syndical ne doit pas se limiter à la négociation des conditions de travail et des salaires, mais qu’il doit prendre en charge l’ensemble des questions sociales qui touchent les travailleur·euse·s. Cet élargissement doit se traduire par des initiatives politiques. Comme l’écrit Pepin dans son livre Positions (1968), « le syndicalisme, c’est le peuple organisé »[11]. Suivant ce principe, les militant·e·s de la CSN participent à la création des Comités d’action politique (CAP), des groupes citoyens qui portent les revendications populaires par rapport au logement, à l’alimentation, aux soins de santé, au transport, etc. En 1970, ils jouent également un rôle dans la formation du Front d’action politique (FRAP), un parti municipal montréalais qui regroupe tous les CAP de la ville. Le FRAP vise à construire un pouvoir populaire, fondé sur la participation des salarié·e·s ordinaires à la gestion de leur milieu de vie et de travail. En ce sens, le parti propose une série de réformes structurelles : une réorganisation plus démocratique de l’administration municipale, l’introduction d’un contrôle des loyers et la création de cliniques médicales communautaires cogérées par les habitants du quartier et les travailleur·euse·s de la santé, entre autres initiatives.

La FTQ, tout comme la CSN, reconnaît les limites des luttes sectorielles et des revendications purement économiques. Dans son rapport L’État, rouage de notre exploitation, la FTQ dénonce l’État comme facilitateur et agent de l’exploitation des travailleurs en régime capitaliste, rôle qu’il joue à travers ses appareils politiques, juridiques et idéologiques. Cependant, contrairement à la CSN, la FTQ ne traduit pas ses conceptions en action politique.

Les grands syndicats québécois des années 1970 prônent un syndicalisme centré sur l’action – les grèves et manifestations – et cherchent à construire le pouvoir des travailleur·euse·s organisé·e·s contre les patrons et l’État. C’est ce qu’ils appellent le « syndicalisme de combat ». Dans cette conception, le syndicat constitue la principale organisation démocratique des travailleur·euse·s conscient·e·s de leurs intérêts. À travers cet organe, les travailleur·euse·s prennent en charge les luttes économiques et les revendications politiques de leur classe. Toujours dans Positions, Marcel Pepin affirme que l’objectif est de « construire un pouvoir populaire en profondeur »[12] et qu’au lieu de soutenir passivement un parti politique, la population active « doit se structurer politiquement »[13]. Ainsi, le syndicat qui rassemble la classe ouvrière organisée joue un rôle catalyseur et devient un vecteur de l’action politique, voire révolutionnaire. L’objectif du syndicalisme de combat est de limiter l’exploitation capitaliste puis, à terme, de remplacer le système économique capitaliste et la propriété privée des moyens de production par un système d’inspiration socialiste, où les travailleur·euse·s organisés démocratiquement détiendront le pouvoir économique et politique.

Photos Archives Révolutionnaires

Quel avenir pour le syndicalisme de combat ?

Les grandes centrales syndicales québécoises réalisent d’autres tentatives de front commun en 1976, 1979 et 1982-1983, mais jamais avec l’ampleur de 1972. L’adoption systématique de lois spéciales anti-grève par les partis au pouvoir, suivie de l’offensive violente du Parti québécois contre les revendications des travailleur·euse·s en 1982-1983, a contribué à détruire le mouvement syndical combatif. Depuis, les principaux syndicats québécois se sont concentrés sur la négociation des salaires et la défense des acquis des travailleur·euse·s selon le principe de la « cogestion » avec les employeurs, où l’objectif du syndicat est de trouver un terrain d’entente avec les patrons plutôt que d’établir un rapport de force contre eux. Seul le mouvement étudiant a maintenu en vie la théorie et la pratique du syndicalisme de combat au Québec, jusqu’à ce que, vers 2015, les syndicats étudiants qui prônaient cette stratégie, comme l’ASSÉ, s’effondrent.

Il n’en demeure pas moins que les syndicats québécois rejoignent et ont la capacité de mobiliser un grand nombre de travailleur·euse·s. Quel rôle ces syndicats peuvent-ils jouer dans les luttes actuelles ? Dans le contexte québécois, la politique de cogestion des grands syndicats rend peu probable que ceux-ci puissent jouer un rôle révolutionnaire à court ou moyen terme. Les crises économiques des années 1980 ont poussé les syndicats à investir les fonds de pension des syndiqué·e·s dans des entreprises privées d’ici, dans le but de sauvegarder des emplois : c’est le principe du Fonds de solidarité de la FTQ et du Fondaction de la CSN. Cette forme de cogestion particulièrement déroutante rend les travailleur·euse·s dépendant·e·s des profits de ces entreprises pour protéger la croissance de leurs fonds de retraite. Cette politique bloque structurellement les possibilités militantes des syndicats, dont les membres sont désormais enferrés dans les intérêts des employeurs qu’ils doivent défendre pour assurer leur propre accès à une retraite décente.

Peut-on imaginer que les syndiqué·e·s reprennent le contrôle des syndicats et de leurs finances, puis se désengagent de la stratégie de la cogestion ? Pourraient-ils élire une direction politique affirmative au sein de ces syndicats et investir leurs fonds de pension dans des coopératives ? Difficile à imaginer. Certaines sections locales pourraient se désaffilier et se doter d’une direction politiquement révolutionnaire. Cette option est plus réalisable, mais elle pose le problème de la désunion entre les sections locales d’un syndicat. Elle risque d’atomiser les travailleur·euse·s et de les rendre plus vulnérables. L’effort nécessaire pour transformer les syndicats existants ou pour en créer de nouveaux semble énorme. Une telle masse d’efforts serait peut-être mieux investie dans la construction d’une autre forme d’organisation politique basée sur la confrontation de classe.

Il semble que les syndicats au Québec ne puissent plus fournir une structure organisationnelle viable pour une classe ouvrière révolutionnaire ou servir de véhicule pour l’établissement d’un « socialisme démocratique », comme certaines factions du mouvement syndical de la province avaient aspiré à le faire dans les années 1970. La question qui se pose donc à nous est la suivante : quelle forme d’organisation ouvrière est la plus apte à relever les défis fondamentaux de notre époque ? Quel type d’organisation pourrait être capable de confronter le système capitaliste, responsable de la misère généralisée et de la crise écologique, et de prendre en charge le projet de construction d’une société égalitaire ?

Bien que le Front commun de 1972 ait été la plus grande grève ouvrière de l’histoire du Canada, avançant des propositions radicales par le biais d’actions autonomes, d’occupations et de blocages à travers le Québec, il s’est avéré incapable de se maintenir et de s’intensifier. Les trois principaux syndicats ont fini par reculer devant la répression de l’État, ce qui a entraîné, à terme, la fin du mouvement. Peut-on attribuer cet échec aux limites de la forme syndicale elle-même ? À l’inachèvement des projets politiques des syndicats québécois de l’époque ? Aux divisions internes ? À la fragilité du Front commun face à l’État uni, organisé et militarisé ? Probablement que tous ces facteurs ont joué un rôle. Aujourd’hui, la mémoire du Front commun nous invite à nous poser des questions de fond sur le syndicalisme et à construire une nouvelle stratégie révolutionnaire, enracinée dans l’organisation et la combativité, et capable de triompher dans les conditions actuelles. Ce qui demeure certain, c’est qu’il faut unir la classe ouvrière afin qu’elle soit en mesure non seulement d’établir un rapport de force avec la bourgeoisie et l’État, mais aussi de mener à terme un processus révolutionnaire.  

De gauche à droite : manifestation syndicale de la CSN, vers 1974 (Archives CSN) et Vivre à notre goût (1974), le rapport moral de Marcel Pépin (Archives Révolutionnaires)


Notes

[1] Jacques Rouillard. « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973) », Bulletin d’histoire politique, 19-2, 2011, p. 167.

[2]Ibid., p. 172.

[3] Diane Éthier, Jean-Marc Piotte, Jean Reynolds. Les travailleurs contre l’État bourgeois, Montréal, L’Aurore, 1975, p. 56-68.

[4]Ibid., p. 97.

[5]Ibid., p. 103.

[6] « Nous contre le gouvernement (sept jours de lutte) », déclaration du 12 mai 1972, bulletin spécial FTQ.

[7] « Cette grève est exemplaire à plusieurs niveaux : 1- elle unit ensemble ouvriers, collets blancs et petits-bourgeois syndiqués dans une grève qui tend à se généraliser malgré son caractère illégal ; 2- l’occupation des villes – dont le cas le plus typique est Sept-Îles – qui place de facto un grand nombre d’activités urbaines sous le contrôle des travailleurs, au grand effroi des notables de la place qui se voient, pour quelques jours, relégués à l’arrière-plan ; 3- l’occupation des postes de radio qui se succède quotidiennement dans différentes régions et qui donne la parole aux forces syndicales ; 4- enfin, phénomène isolé, mais non moins important, les salariés de l’Institut Albert-Prévost, qui mettent à la porte le Conseil d’administration et qui font fonctionner l’Institut sous le modèle de l’autogestion. » Voir Les travailleurs contre l’État bourgeois, p. 105.

[8]Ibid., p. 110.

[9] Jacques Rouillard. Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 2004.

[10] Jacques Rouillard. Histoire de la CSN (1921-1981), Montréal, Boréal / CSN, 1981 p. 227-230.

[11] Marcel Pepin. Positions, Montréal, CSN, 1968, p. 8.

[12]Ibid., p. 9.

[13]Ibid., p. 9.

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Un contre-pouvoir essentiel

28 juin 2023, par Revue Droits et libertés
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Éditorial

Stéphanie Mayer, Enseignante de science politique au collégial, vice-présidente de la Ligue des droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2023


Une première signification de Droits en mouvements réfère aux personnes engagées un peu partout dans le monde en faveur des droits humains; elles produisent des mouvements opposés à l’injuste statu quo. Elles constituent une force sociale rassembleuse qui traverse le temps, car – rappelons-le – les origines de ces mouvements précèdent l’inscription des droits dans la Charte internationale des droits de l’homme1.
Si la Ligue des droits et libertés (LDL)2 souligne ses six décennies d’existence, il faut noter que la Fédération internationale pour les droits humains a fêté ses 100 ans en mai 2022 et que la Déclaration universelle des droits de l’homme célébrera son 75e anniversaire en décembre 2023.
Si les droits sont universels, indivisibles et inaliénables, il incombe à l’État d’en assurer le respect et, plus encore, de mettre en place les conditions écono- miques, culturelles, sociales et poli- tiques nécessaires à leur réalisation. Malheureusement, les États contournent ou bafouent trop souvent les chartes ratifiées, c’est pourquoi un contre-pouvoir est essentiel. Ce dernier est toutefois menacé dans certaines régions du globe. À titre d’exemples : en décembre 2021, la justice russe a ordonné la dissolution du Centre des droits humains de l’ONG Mémorial qui recense les violations de droits en Russie3 ; en janvier 2023, la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme a été dissoute par les autorités du pays pour jouer son rôle de défense de la démocratie et des libertés4 ; en avril 2023, le sénateur français Gérald Darmanin a menacé de revoir les subventions publiques offertes à la Ligue des droits de l’homme après avoir été interrogé par cette dernière sur l’usage excessif des forces de l’ordre pour réprimer des manifestations en France5. Dans ce contexte, la LDL continue et continuera d’assumer ce rôle de contre-pouvoir alors que notre conjoncture politique est marquée par des gouvernements qui s’attaquent explicitement aux chartes des droits, que ce soit en modifiant le contenu ou en utilisant la clause dérogatoire. La montée des droites et l’éventuel retour d’un gouvernement conservateur à Ottawa n’augurent rien de bon pour le respect des droits humains. Depuis sa fondation, la LDL défend un ambitieux projet de société fondé sur les droits humains et elle est consciente des forces réactionnaires empressées de crier aux excès d’égalité, aux abus du système par des minorités ou à la remise en question de certains de leurs privilèges. Il s’agit là d’une deuxième signification de Droits en mouvements : les mouvements générés par les forces sociales en présence. Rappelons quelques éléments : que les droits ne sont pas offerts généreusement par les autorités, mais gagnés par les titulaires de droits avec des luttes politiques concrètes ; que les avancées en droits doivent être universelles, sinon elles demeurent des privilèges ; que les droits ne sont pas obtenus de manière linéaire comme laisse présager l’idée même de progrès, car à tous moments, des forces réactionnaires peuvent entrainer des reculs.
La vigilance des personnes militantes de la LDL permet d’identifier les sources de violation de droits en proposant des contre-discours.
En se fondant sur le cadre de référence des droits humains, ces argumentaires offrent des regards originaux sur des questions d’actualité telles que la migration, les frontières et la citoyenneté ; les enjeux d’interpellations policières, de surveillance et d’incarcération des personnes ; les manifestations de racisme et de profilage racial et social ; la militarisation galopante et les menaces potentielles à notre sécurité ; la désaffection par l’État des services publics qui affectent en chaine les droits à la santé, à l’éducation, au logement, à la culture, etc. Ensemble, ces contre-discours et ce contre-pouvoir caractérisent bien le travail politique réalisé par la LDL depuis 1963. Une autre signification de Droits en mouvements rappelle qu’une fois les droits humains reconnus, inscrits et enchâssés dans un texte officiel, ils ne sont pas statiques. L’interdépendance des droits humains suppose que la réalisation d’un droit est conditionnelle à la réalisation d’autres droits et que la violation de l’un de ceux-ci peut constituer une atteinte à plusieurs.
Pour que personne ne soit laissé derrière, les droits doivent être respectés en tenant compte que les conditions nécessaires à leur réalisation se modifient au gré des défis que confrontent les sociétés.
Notamment, les crises écologiques qui nous assaillent, mais également toutes les mesures de transitions énergétiques à mettre véritablement en place, doivent être analysées à partir de l’interdépendance des droits humains, car les conséquences de ces crises promettent d’affecter l’ensemble des droits. La question environnementale relève de l’avenir humain et démontre la portée de ce cadre de référence et de son adaptabilité à tous les enjeux rencontrés par nos sociétés. Ce numéro de la revue Droits et libertés vise différents objectifs : informer ses membres, jeunes et moins jeunes, sur les origines politiques de la LDL ainsi que sur son cadre de référence qui est l’interdépendance des droits ; apprécier les avancées en matière de droits auxquelles elle a contribué depuis sa fondation en 1963 ; rappeler les ressacs et l’existence de forces réactionnaires ; et surtout, inciter à la réflexion sur les luttes qui nous attendent. Plus particulièrement, ce numéro rassemble tant des textes survolant l’historique du travail de la LDL que des textes tournés vers l’avenir, portant sur différentes luttes que la LDL a menées au cours de son existence.
La transmission de la mémoire militante est garante de la poursuite de notre projet collectif de défense des droits humains.
Des individus toujours plus nombreux rejoignent les mobilisations en faveur des droits humains, formant des mouvements essentiels à l’édification de sociétés épanouissantes fondées sur l’égalité, les libertés et la justice sociale. L’histoire de la LDL est celle de solidarités constituées en un large réseau, une mosaïque d’individus, de groupes et d’organisations de différents milieux, dont les énergies militantes et les expertises sont la force motrice. Merci à vous, toutes et chacun qui croyez, soutenez et participez à la réalisation de la mission de promotion et de défense des droits. Le soixantième anniversaire de la Ligue des droits et libertés est celui de nos solidarités et de notre projet de société fondé sur l’idéal des droits humains. Bonnes célébrations et surtout, bonne lecture !
  1. Cette Charte est constituée de la Déclaration universelle des droits de l’homme, du Pacte international des droits civils et politiques et du Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels.
  2. Dans cette publication, le nom Ligue des droits et libertés et le sigle LDL, ont été utilisés pour référer à la Ligue des droits de l’homme.
  3. Agence France-Presse, La justice russe achève de dissoudre l’ONG Mémorial, Radio-Canada, 29 décembre 2021. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1850690/russie-justice-politique-droits-memorial
  4. Agence France-Presse, La principale ligue des droits de la personne dissoute par les autorités, La Presse, 22 janvier 2023. En ligne : https://www.lapresse.ca/international/afrique/2023-01-22/algerie/la-principale-ligue-des-droits-de-la-personne-dissoute-par-les-autorites.php
  5. Darame et J. Lamothe, Gérald Darmanin menace de remettre en question les subventions publiques accordées à la Ligue des droits de l’homme, Le Monde, 6 avril 2023. En ligne : https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/04/05/gerald-darmanin-menace-de-remettre-en-question-les-subventions-publiques-accordees-a-la-ldh_6168412_823448.html
 

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Brochures | Grève des loyers

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Éditorial – Miner la vie : Entre dépouillement et résistances

6 juin 2023, par Fernanda Sigüenza-Vidal et Annabelle-Lydia Bricault-Boucher
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Marx dans l’Anthropocène. Vers l’idée du communisme de décroissance

5 juin 2023, par Rédaction

Je viens de terminer la lecture passionnante du livre dernier livre de Kohei Saito, Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism (2023). Selon moi, c’est l’un des meilleurs ouvrages publiés sur Marx dans les dernières années. En suivant les travaux qui ont mis en lumière les réflexions écologiques de Marx, notamment à travers son concept de “rupture métabolique”, Saito soutient une thèse intéressante et assez originale: vers la fin de sa vie, Marx aurait abandonné sa vision productiviste, eurocentrique et prométhéenne du monde, au profit de l’idée d’un “communisme décroissant”, c’est-à-dire d’une société postcapitaliste basée sur la richesse des “communs” et un meilleur équilibre entre l’humain et la nature.

“Sa dernière vision du post-capitalisme dans les années 1880 allait au-delà de l’écosocialisme, et peut être caractérisée de manière plus adéquate comme le communisme de décroissance. Cette idée jusqu’alors inconnue du communisme de décroissance apporte des idées utiles pour transcender le “réalisme capitaliste” persistant. Bien que les approches radicales suscitent aujourd’hui un intérêt croissant, il ne suffit pas de développer une critique écosocialiste du capitalisme contemporain. Ce n’est qu’en revenant aux textes de Marx qu’il est possible d’offrir une vision positive d’une société future pour l’Anthropocène. Une telle transformation radicale doit être le nouveau départ de l’histoire comme l’âge du communisme de la décroissance.” (Saito, 2013, p. 6)

Après la publication du premier tome du Capital, Saito considère qu’il y aurait une seconde “coupure épistémologique” dans l’oeuvre de Marx autour de 1868, laquelle se manifeste par l’abandon de certaines thèses évolutionnistes associées au matérialisme historique, un vif intérêt pour l’étude des sociétés non-occidentales et des sciences naturelles (géologie, botanique, agronomie, etc.), une critique plus marquée de l’État, ainsi qu’une analyse minutieuse des communes rurales russes. Saito mobilise des écrits inédits de Marx publiés récemment dans les éditions MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe), ainsi que ses correspondances avec Engels et Vera Zasulich.

Ce livre de Saito permet ainsi un rapprochement entre les perspectives de la décroissance et de l’écosocialisme qui demeurent encore sous tension depuis une dizaine d’années. On voit certes plusieurs thèses modernistes, eurocentriques et pro-technologie dans l’oeuvre de Marx, notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1848) et dans les Grundrisse (1857-58); mais Marx aurait progressivement remis en question le “caractère destructeur” des “forces productives” et questionné plus fondamentalement sa vision du monde dans les quinze dernières années de sa vie. Saito réussit à démontrer que les interprétations productivistes et “modernistes” de Marx sont surtout dues à l’héritage de Engels qui aurait contribué à orienter la lecture de Marx suite à sa mort.

“Néanmoins, la raison du succès d’Engels est largement due à sa “simplification” de la théorie de Marx, en plus de ses propres analyses pointues des événements sociaux et politiques concrets. Engels a reconnu que l’ampleur du projet de Marx dépassait largement les intérêts à courte vue de la classe ouvrière, ce qui rendrait difficile une large réception de la théorie de Marx parmi les travailleurs. L’essence de l’effort théorique d’Engels n’est donc pas une simple “déformation” de la théorie de Marx basée sur une compréhension insuffisante, mais plutôt une “reconstruction” intentionnelle de ses éléments clés d’une manière qui soit ajustable et compatible avec les mouvements socialistes et ouvriers de son époque. Pour Engels, le “marxisme” constituait une orientation intellectuelle globale pour la classe ouvrière, une contre-idéologie par rapport à la principale idéologie capitaliste de la modernisation. Dans cette tentative, cependant, Engels a fini par accorder trop d’importance à certains aspects de la théorie de Marx, tels que le “rationalisme”, le “positivisme”, la “vision progressiste de l’histoire”, le “productivisme” et l'”eurocentrisme”. […]

C’est en ce sens que l’intervention théorique d’Engels – plus ou moins légitimement – a été considérée comme responsable de la dogmatisation politique du “marxisme” ainsi que de la “déformation” de la théorie de Marx. Bien qu’Engels partage de nombreux points de vue avec Marx, il existe des différences théoriques entre eux. Cela n’est pas surprenant, car il s’agissait après tout de deux personnes différentes. Le projet philosophique d’Engels n’était pas tout à fait compatible avec les derniers efforts théoriques de Marx. C’est pourquoi la distinction entre Marx et Engels est une condition indispensable pour aller au-delà du Capital.” (Saito, 2023, p. 247-248)

Dans ce livre très riche, clair et précis de Kohei Saito, on redécouvre le caractère évolutif, créatif et hésitant de la pensée de Marx, tout en la mettant en dialogue avec des thèses de Georg Lukács (sur le métabolisme humain/nature) et des idées de Rosa Luxemburg, ainsi que les débats contemporains entre marxistes et écosocialistes (John Bellamy Foster, Jason Moore, Andreas Malm, Aaron Bastani, etc.). Saito parvient à montrer qu’il existe deux grandes tendances au sein du marxisme contemporain: 1) un courant accélérationniste et éco-moderniste, inspirée de la lecture d’Engels, qui adopte une vision productiviste et eurocentrique du monde; 2) un courant décroissanciste, issu du Marx tardif, qui résonne davantage avec d’autres courants contemporains proches des pensées écologistes, libertaires et décoloniales.

Par ailleurs, il est intéressant de croiser les analyses de Saito avec les positions communalistes de Marx vers la fin de sa vie: un rejet de plus en plus fort de l’État, la description de la Commune de Paris comme “la forme enfin trouvée de l’émancipation”, son intérêt pour les communes rurales russes, etc. La pensée de Marx aurait ainsi vécu une métamorphose simultanée à trois niveaux: rejet de la lecture moderniste/eurocentrique du monde, souci pour les enjeux liés au métabolisme humain/nature, vif intérêt pour les sociétés non-occidentales qui parviennent à articuler égalité, satisfaction des besoins et durabilité. Saito parvient à montrer que ce basculement théorique de Marx se produit autour de 1968 suite à la lecture croisée de différents auteurs:

“Il n’est pas déraisonnable de soupçonner que les transformations théoriques de Marx concernant le prométhéisme et l’ethnocentrisme se sont produites en même temps. Ce double changement est le reflet de la rupture de Marx avec le matérialisme historique. Il faut rappeler que dans la même lettre de mars 1868, où Marx trouve une “tendance socialiste” dans l’œuvre de Fraas, il trouve aussi la même tendance socialiste dans l’œuvre de Maurer. À cette époque, il lit simultanément l’étude écologique de Fraas et l’analyse historique des communes teutonnes de Maurer. Ces deux thèmes de recherche – les sciences naturelles et les sociétés précapitalistes/non occidentales – sont étroitement liés chez Marx à la fin de sa vie.

Marx s’intéressait aux communes teutoniques et à leur durabilité, et il a commencé à consacrer plus de temps à l’étude de diverses sociétés non occidentales et pré-capitalistes, en se concentrant particulièrement sur l’agriculture non capitaliste et les systèmes de propriété foncière. Après 1868, Marx a lu des ouvrages sur la Rome antique, l’Inde, l’Algérie, l’Amérique latine, les Iroquois en Amérique du Nord et les communes agraires russes. Le changement de son point de vue est clairement documenté, en particulier en ce qui concerne la Russie.” (Saito, 2023, p. 1986).

Bref, le dernier livre de Kohei Saito représente un ouvrage incontournable pour toute personne qui s’intéresse à l’oeuvre de Marx, à la décroissance, ou à un mélange des deux. Ce jeune professeur japonais de 36 ans a vendu plus de 500 000 exemplaires du livre au Japon durant la pandémie, et ce succès est sans doute dû à la qualité de ses analyses, sa précision philologique, et la pertinence du propos à l’ère de la crise climatique.

Note de lecture par Jonathan Durand Folco, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul.


Marx in the Anthropocene

Towards the Idea of Degrowth Communism

Kohei Saito, Université de Tokyo

Pierre Beaudet, intellectuel organique et frontalier

4 juin 2023, par Rédaction

Ce court article aborde la contribution intellectuelle et politique de Pierre Beaudet à partir de deux catégories d’analyse, celle de l’intellectuel organique et celle de l’épistème frontalier. L’article se base sur deux sources : d’abord sur les livres publiés par Pierre au cours des 20 dernières années, puis sur les dialogues que nous avons entretenus régulièrement au cours des quatre dernières années sur des questions d’actualité et d’organisation, principalement celles liées à la réalité politique de l’Amérique latine et aux bouleversements sociaux qui s’y sont produits au fil des ans.

Situer l’œuvre de Pierre Beaudet est une tâche complexe; son œuvre n’est pas stricto sensu un travail universitaire ou théorique, mais plutôt une élaboration constante de projets d’organisation politique et sociale alimentée par une analyse critique constante de la conjoncture politique à l’échelle internationale et au Québec. Son action politique s’est construite sur son militantisme et sur le cadre interprétatif déterminant de son analyse de la réalité, le marxisme. Son militantisme était lié à une lutte incessante contre les inégalités et le colonialisme, tandis que son cadre interprétatif était fondé sur un marxisme critique. Ainsi, nous ne pouvons pas nous référer à sa contribution intellectuelle sans mentionner le travail d’organisation soutenu et méthodique qu’il effectuait et sa capacité à doter ses projets d’une visée d’émancipation sociale basée sur la participation de multiples acteurs ayant des horizons et des objectifs différents. C’est le cas d’Alternatives, des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) et de la Grande Transition, entre autres, des organisations et initiatives qu’il a cofondées et pilotées. Il m’a dit un jour : « Pierre Beaudet est une machine à projets. Cela a été mon travail et ma vie » et je crois que c’est là, dans cette faculté de conception pratique et de planification de l’action sociale et politique, que résident son apport et sa contribution originale au Québec et à sa réalité historique et temporelle.

Sa contribution intellectuelle et politique repose donc sur son caractère d’intellectuel organique, comme il s’appelait lui-même[1]. La définition de l’intellectuel organique dans un sens gramscien réfère non seulement à la capacité de réflexion critique ou théorique des intellectuel·le·s, mais surtout à leur capacité d’organisation. Pour Gramsci : « Par intellectuels, il faut entendre non seulement les couches communément désignées par ce nom, mais en général toute la masse sociale qui exerce des fonctions d’organisation au sens large, aussi bien dans le domaine de la production que dans celui de la culture et dans le domaine politico-administratif[2] ». L’intellectualité de Pierre avait une portée pragmatique, guidée par la construction collective de petits espaces d’émancipation et de réflexion politique. C’est ce qui ressort de son livre On a raison de se révolter (2008) dans lequel il décrit le paysage intellectuel et politique de la gauche des années 1970 au Québec et les débats de gauche qui naviguaient, dans son environnement immédiat, entre la vision technico-administrative associée au Parti communiste dont il était critique et les apports des marxismes critiques, notamment, dans le cas de Pierre, le marxisme critique italien de l’après-guerre. Pour Beaudet, la question de l’organisation était clairement une question politique :

La révolution ne sera pas apportée « aux uns » (les ouvriers) par d’« autres » (les intellectuels) mais découlera d’une transformation mutuelle. Cette jonction avec les masses n’implique pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs, mais aussi une prolétarisation des intellectuels progressistes qui adoptent un style de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[3].

Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle[4].

La deuxième catégorie qui peut concourir à la compréhension de la contribution intellectuelle et politique de Pierre au Québec, selon ma compréhension, est celle de l’intellectuel frontalier. Il s’agit d’une catégorie développée dans le cadre du tournant décolonial qui nous permet de comprendre la frontière comme un élément fondamental pour la critique de la colonialité. J’évoque cette catégorie parce qu’elle permet d’expliquer la capacité de Pierre à traduire pour le public québécois ce qui se passait à l’échelle internationale. L’intellectuel frontalier va au-delà de la simple traduction de la conjoncture internationale; cela inclut également la capacité de comprendre, depuis la frontière, les effets coloniaux sur le développement. Ainsi, cette notion renvoie à la manière dont l’expansion coloniale a généré et continue de générer un troisième espace de possibilité émancipatrice qui n’est ni celui de la modernité européenne ni celui des cultures qui lui sont soumises[5]. Durant la période historique de la vie de Pierre, le débat sur le colonialisme et ses effets sur le Québec a été particulièrement intense. Sa critique contre le colonialisme est profondément liée au débat local auquel il a participé, aux effets coloniaux sur la nation québécoise et sa position dans le système mondial. Pierre par le biais du Journal des Alternatives a construit une intellectualité frontalière au Québec en dénonçant, entre autres, le colonialisme, l’apartheid et la situation palestinienne, ce qui a permis de lier les débats internationaux sur l’impérialisme et le colonialisme des puissances et le débat local sur le nationalisme et la souveraineté au Québec. Ses efforts pour créer une coopération internationale basée sur un dialogue Sud-Sud entre les intellectuel·le·s frontaliers d’Afrique du Sud, de Palestine, du Brésil et du monde en développement ont alimenté le débat sur la question nationale au Québec et ont contribué aux débats internationalistes sur la nécessité de l’altermondialisme. Ainsi, l’espace politique le plus important de cette discussion sur les possibilités d’émancipation a été sans doute la création du Forum social mondial (FSM) et sa diffusion au Québec. Le FSM a proposé et réalisé un espace d’échanges et d’émancipation. Dans ce sens, nous pourrions penser le FSM, dans la foulée de la pensée de Dussel, comme un espace d’intellectualité de frontière, un espace favorisant un dialogue interculturel entre intellectuel·le·s critiques du Sud, plutôt que de passer par le dialogue Sud-Nord[6]. Un tel dialogue est préférable parce que les acteurs du Sud ont une connaissance de leur propre culture et de la culture moderne.

Ainsi, Pierre a accompli la fonction de passeur, de traducteur et de vulgarisateur de l’état du monde pour le public québécois de sa génération, mais aussi d’autres générations dont celle des jeunes. Il était en mesure d’expliquer dans un récit clair et cohérent ce qui se passait ailleurs en illustrant la complexité des corrélations des forces géopolitiques, en dénonçant les nouvelles formes du colonialisme et de l’impérialisme des puissances et en dotant son analyse de conjoncture d’un contenu politique en lien avec ce marxisme et ce nationalisme « non identitaire » avec lesquels il s’identifiait. Ses livres témoignent de cet exercice de vulgarisation et d’analyse : Maintenant que nous sommes libres. Entretiens sur l’Afrique du Sud post-apartheid (Paris, L’Harmattan, 1996); Un jour à Luanda. Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales (Montréal, Varia, 2018); et l’édition québécoise du livre Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale[7] où les textes ont été réunis par Pierre.

En plus de ces publications, Pierre a écrit et édité plusieurs ouvrages et essais critiques sur la coopération internationale, notamment le livre Qui aide qui ? Une brève histoire de la solidarité internationale au Québec (Montréal, Boréal, 2009) dans lequel il présente une histoire critique de la coopération internationale au Québec, ses origines historiques et sociales ancrées dans la pratique sociale de la solidarité des Québécois et Québécoises et l’internationalisme de gauche. À travers son militantisme international et local, Pierre a tissé et entretenu une multitude de relations au fil du temps. Il a développé des réseaux et des échanges permanents dans le monde entier. Comme bâtisseur et facilitateur de dialogue entre le Québec et les intellectuel·le·s du Sud, il était particulièrement attentif à la situation en Afrique du Sud et en Palestine, deux pays où il a développé et maintenu des complicités politiques et militantes durant plus d’une quarantaine d’années. Mais la situation politique en Amérique latine et, en particulier, l’état et l’évolution des gouvernements de gauche dans la région l’intéressaient vivement. Il s’est enthousiasmé pour la vague rose du début du XXIe siècle et ses liens avec les débuts de l’altermondialisation. Il a aussi vu avec enthousiasme l’émergence de nouvelles formes d’organisation administrative et politique fondées sur la démocratie municipale, comme le budget participatif.

Dialogues sur l’Amérique latine

Pierre connaissait bien l’Amérique latine et m’invitait constamment à débattre avec lui de la situation dans la région et à écrire des analyses dans les Nouveaux Cahiers du socialisme et sur le site Plateforme altermondialiste. Il a été surpris et attiré par le développement théorique des nouveaux courants de gauche et marxistes dans la région, et a porté une attention particulière au monde autochtone, notamment en Bolivie et aux possibilités du MAS, le Mouvement pour le socialisme[8]. Evo Morales a tenté de réconcilier politiquement le monde indigène par la construction d’un État basé sur la « plurinationalité » dans un contexte marqué par des contradictions majeures avec le monde métis. Pierre connaissait le marxisme de José Carlos Mariátegui et avait lu Álvaro García Linera[9] avec attention ; il avait traduit, publié et postfacé le livre déjà cité contenant des essais de ces auteurs en français, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale. Pierre s’est constamment interrogé sur les relations entre les mondes aymara et quechua et le monde métis et a soulevé des questions sur la manière dont le MAS a coopté et supplanté les mouvements sociaux en Bolivie et, en général, sur la manière dont les caudillismes et les populismes latino-américains affectent la réalisation de changements sociaux significatifs à long terme. Dans ce sens, il était très critique à l’égard de l’idée de Laclau[10] selon laquelle le populisme serait un moyen légitime de créer un lien avec le peuple et de son utilisation comme une forme de construction contre-hégémonique du pouvoir. Ses critiques étaient fondamentalement liées à la manière dont le concept de prolétariat est substitué à celui de peuple dans la thèse de Laclau. Pierre considérait la notion de peuple comme une notion artificielle qui rend impossible la concrétisation de l’émancipation du prolétariat et la lutte contre le capitalisme. Il a aussi réprouvé, toujours en privé pour ne pas froisser certains de ses amis, la dérive autoritaire des gouvernements du Venezuela et du Nicaragua. Il considérait que cette dérive représentait un problème de taille pour la consolidation de la gauche régionale.

Ces dernières années, nous avons assisté dans le monde entier à des débordements sociaux comme une forme de protestation massive et virale contre la mondialisation néolibérale et le renforcement progressif et systématique de l’exclusion de grandes masses de la population. Pierre et moi avons discuté pendant de nombreuses heures de la nature et des implications de ces débordements sociaux, en particulier ceux du Chili en 2019 et de la Colombie en 2021, de leurs effets sur la géopolitique régionale. Pierre connaissait bien les détails de l’histoire de la Colombie et du Chili, il avait suivi de près ce qui s’y était passé lors des manifestations de 2011 au Chili et il établissait constamment des liens avec ce qui était arrivé au Québec lors du Printemps érable en 2012. Bien que nous ayons de nombreuses différences dans notre appréciation des explosions sociales, il a appuyé généreusement mes missions sur le terrain et les initiatives que j’ai développées pour comparer ce qui se passait dans les deux pays. Pour lui, l’émergence des protestations massives était comparable dans son origine et ses dimensions à celles de Mai 1968. De manière générale, il considérait les débordements comme la manifestation du mécontentement d’une jeunesse à la recherche d’un cadre idéologique et politique de transformation sociale sans pour autant que cette jeunesse prenne en considération les expériences historiques révolutionnaires antérieures telles que la révolution russe.

Pierre était nostalgique de la capacité de transformation politique concrète qui conférait aux mouvements politiques le cadre de l’interprétation marxiste dans une période révolutionnaire comme celle qu’il observait dans ces mobilisations sociales. En ce sens, il lui apparaissait que le potentiel transformateur d’un moment révolutionnaire, comme celui de Mai 68, risquait de se diluer dans une série de slogans incapables de bâtir de nouvelles relations sociales et institutions politiques. Pourtant, il se montrait très optimiste quant à l’appel à une assemblée constituante au Chili et au gouvernement de Gabriel Boric[11], qui représentait une nouvelle gauche latino-américaine au contenu rattaché à l’environnementalisme et au féminisme. Je pense qu’il aurait été très heureux de voir comment en Colombie, après la mobilisation sociale de 2019, pour la première fois dans l’histoire récente du pays, un parti de gauche a remporté, en juin 2022, les élections en reprenant les revendications structurelles qui avaient été formulées lors des manifestations de 2019 et en dialoguant avec une jeunesse militante autour de nouveaux contenus politiques : la démocratie territoriale, la lutte contre l’exclusion, le démantèlement du patriarcat et du racisme. Dans son livre On a raison de se révolter sur les années 1970 au Québec, il s’est penché sur ce qu’il a lui-même vécu pendant cette période d’effervescence et sur sa capacité de transformation sociale, il me semble que le même raisonnement pourrait s’appliquer à ce moment intense de mobilisation politique des jeunes que nous vivons présentement.

Car, en dépit des épreuves, il subsiste cette intuition que les années 1970, loin d’avoir représenté une dérive, ont été un formidable laboratoire. Une formidable école. Un incubateur. Un choc salutaire pour secouer l’effroyable inertie du statu quo. Nous avons appris. Nous avons créé des dynamiques qui ont été porteuses. Nous avons continué de vivre cette aspiration à travers des millions de projets qui ne cessent de proliférer depuis. Regardez le « Sommet des peuples des Amériques ». Regardez la grande « Marche des femmes contre la pauvreté et la violence ». Regardez tout cela et plus encore très attentivement. Vous y retrouverez plein de visages de l’époque, ceux dont il est question dans cet essai. Et tous ces jeunes, aujourd’hui, qui veulent s’investir dans un projet de transformation globale[12].

Épilogue

Pierre a toujours pratiqué l’optimisme de la volonté qu’il avait lu chez Gramsci. Je crois que cet optimisme était une forme persistante et consciente de son exercice d’analyse à long terme, de cette partie d’échecs permanente visant à créer des situations et à développer des projets qu’il avait toujours en tête. Il misait sur la patience stratégique, reconnaissait que l’histoire ne se jouait pas en un seul instant et comprenait que tout projet d’émancipation et de lutte impliquait des concessions, des alliances, un dialogue, une bonne dose de réalisme et de patience dans l’attente du bon moment. Pierre parlait toujours de la nécessité de construire un point de rencontre, une scène pour les mouvements sociaux dont les organisations n’étaient que les scénaristes. C’était un homme qui croyait que d’autres mondes étaient possibles et il a consacré sa vie à essayer de les transformer avec réalisme et pragmatisme et avec ses projets. Notre engagement envers son héritage nous invite à poursuivre dans la création des ponts et des convergences entre les organisations, tout en construisant de nouveaux récits inspirés de l’internationalisme, de la reconnaissance d’autrui et de l’action collective des mouvements sociaux. Nous devons continuer à tisser des collaborations pour que la transformation soit possible.

Nous nous souviendrons de Pierre, et je pense ici à toutes et tous ces ami·e·s venus d’ailleurs comme moi, à qui il demandait avec insistance ce qui se passe en Colombie, au Chili, en Haïti, en Inde, cherchant des informations et des données pour ainsi mieux saisir le rapport de forces entre la gauche et la droite et avec lesquelles il remplirait ses carnets et ses articles. Je me souviendrai qu’il a raconté à mon fils sa version de l’histoire du Québec pour les enfants, avec des coureurs des bois, des pays autochtones renversés par la Conquête. Je me souviendrai de son sourire plein de satisfaction d’avoir vécu comme il le voulait. Merci Pierre pour tant d’heures de discussion. Merci aussi de m’avoir accueilli et de m’avoir démontré, comme à tant d’autres, la générosité des Québécois et des Québécoises en ouvrant ta maison, ta famille, tes histoires, tes livres et tes réseaux.

Salvador David Hernandez, chargé du dévelopement stratégique et de la recherche à Alternatives et chargé de cours au Département de géographie de l’UQAM.


NOTES

  1. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 146.
  2. Antonio Gramsci, Cuadernos de la cárcel (Cahiers de prison), Puebla, Universidad Autónoma de Puebla, 1981, p. 412.
  3. Beaudet, 2008, op. cit., p 153.
  4. Il considérait, pour sa part, que sa seule œuvre de réflexion théorique était sa critique de Lénine, Lénine, au-delà de Lénine (Montréal, La tempête des idées, 2015) dans laquelle il estimait nécessaire une réinterprétation de sa figure intellectuelle et politique après la tombée du socialisme dit réel.
  5. Enrique Dussel, Filosofías del Sur. Descolonización y transmodernidad, Madrid, Akal, 2015.
  6. Ibid., p. 290.
  7. José Mariátegui, Álvaro García Linera, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale, Textes réunis par Pierre Beaudet, Ville Mont-Royal, M Éditeur, 2012.
  8. MAS : Movimiento al Socialismo. Il s’agit d’un parti politique de gauche fondé et dirigé par Evo Morales en 1997 et au pouvoir en Bolivie à partir de 2006, avec une brève interruption en 2019 à cause d’un coup d’État contre Evo Morales. Le MAS est retourné au pouvoir en 2020 avec l’élection de Luis Arce à la présidence.
  9. Jose Carlos Mariategui est l’auteur marxiste le plus important d’Amérique latine au début de XXe siècle. Alvaro Garcia Lineria est un théoricien marxiste et un homme politique bolivien qui a occupé jusqu’à l’année 2019 la vice-présidence du pays.
  10. Esnesto Laclau, On Populist Reason, Londres, Verso, 2005.
  11. Gabriel Boric : actuel président du Chili et figure de proue des mobilisations étudiantes de 2011.
  12. Beaudet, 2008, op. cit., p. 222.

Défense du service public ou défense de l’État ? | Journal L’Affranchi 1998

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60 ans de la Ligue des droits et libertés – Droits en mouvements

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Communiqué de presse Pour diffusion immédiate

60 ans de la Ligue des droits et libertésDroits en mouvements Vernissage de l’exposition et lancement de la revue

Montréal, le 29 mai 2023 – Fondée le 29 mai 1963, la Ligue des droits et libertés (LDL) célèbre aujourd’hui même 60 ans d’existence par le vernissage de l’exposition Droits en mouvements et le lancement d’une édition spéciale de la revue Droits et libertés à l’Écomusée du fier monde à Montréal. L’exposition se tiendra jusqu’au 3 septembre 2023. À travers une sélection d’archives de la Ligue des droits et libertés (LDL), cette exposition met en lumière les débuts de la Ligue des droits de l’homme, qui réunissait un groupe de personnes animées par la défense de la démocratie, de l’État de droit et des libertés civiles dans le Québec de la Grande Noirceur. L’une des victoires marquantes de la jeune organisation a été la vaste campagne menée pour donner naissance à la Charte des droits et libertés de la personne, adoptée en 1975.  L’exposition jette aussi un éclairage sur le rôle des mouvements sociaux depuis 60 ans dans l’avancement des droits, l’évolution des luttes et surtout, la dimension profondément collective du projet de société porté par l’idéal des droits humains. En complément de l’exposition, un numéro spécial de Droits et libertés explore les principaux champs d’intervention actuels de la LDL, à travers des textes historiques et des textes portés vers l’avenir qui présentent des réflexions à propos des luttes et de grands enjeux du monde de demain. La Ligue des droits et libertés tient à remercier toutes les organisations qui soutiennent la réalisation de l’exposition et de la revue : Desjardins, la Caisse d’économie solidaire, la coopérative financière des entreprises collectives au Québec ; la Fondation Lucie et André Chagnon ; la Fondation Léo-Cormier ; Inter Pares ; le Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ) ; le Conseil central du Montréal métropolitain de la CSN ; la Confédération des syndicats nationaux (CSN) ; la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ); la Fédération autonome de l’enseignement (FAE)  ; le Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises (CRIEM); le Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS); le Fonds de recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC) ;  le Groupe d’histoire de Montréal ; Daniel Weinstock, titulaire de la Chaire Katharine A. Pearson en société civile et politiques publiques ; le Service des archives et de gestion des documents de l’UQÀM et l’Écomusée du fier monde. Citations « Célébrer 60 ans d’existence, c’est l’occasion de mesurer le chemin parcouru. C’est aussi celle de prendre conscience de ce qui reste encore à faire pour que toutes et tous puissent jouir de l’ensemble des droits. » - Diane Lamoureux, commissaire de l’exposition, membre du comité de direction de la revue et membre du conseil d’administration de la LDL. « L’histoire de la LDL est faite de reculs et d’avancées, de ressacs et de victoires. C’est une histoire de résistance, de patience, de persévérance... Cette exposition rend hommage aux groupes et aux mouvements sociaux qui ont combattu pour l’avancement des droits humains au Québec. C'est aussi un appel à la mobilisation, à la convergence des luttes et à l'engagement pour défendre la liberté, l'égalité et la justice sociale. »  - Paul-Etienne Rainville, historien, commissaire de l’exposition, membre du comité de direction de la revue et membre du conseil d’administration de la LDL. Faits saillants La revue Droits et libertés est disponible auprès de la Ligue des droits et libertés et de quelques librairies. Exposition Droits en mouvements Date 29 mai au 3 septembre 2023 Lieu : Écomusée du fier monde, 2050, rue Atateken, métro Berri-UQÀM Tarifs : 6 $ à 12 $ Horaire : Mercredi (11 h – 20 h) Jeudi et vendredi (9 h 30 – 17 h) Samedi et dimanche (10 h 30 – 17 h) Pour information, 514 528-8444 | info@ecomusee.qc.ca. -30-   À propos de la Ligue des droits et libertés Depuis 1963, la Ligue des droits et libertés (LDL) a influencé plusieurs politiques gouvernementales et projets de loi en plus de contribuer à la création d’institutions vouées à la défense et la promotion des droits humains. Elle intervient régulièrement dans l’espace public pour porter des revendications et dénoncer des violations de droits auprès des instances gouvernementales sur la scène locale, nationale ou internationale. Son travail d’analyse, de sensibilisation et de promotion est primordial pour que les droits humains deviennent la voie à suivre vers une société juste et inclusive, pour tous et toutes. Comme organisme sans but lucratif, indépendant et non partisan, la LDL vise à défendre et à promouvoir l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits reconnus dans la Charte internationale des droits de l’homme. Pour informations, entrevues et exemplaire de la revue Droits et libertés Elisabeth Dupuis, Responsable des communications de la Ligue des droits et libertés Cellulaire : 514-715-7727

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Théorie et pratique socialistes chez Pierre Beaudet

28 mai 2023, par Rédaction

En juin 1984, un homme à peu près de mon âge, à la barbe et aux cheveux noirs, est entré dans le bureau que je partageais alors avec mes camarades du Congrès national africain (African National Congress, ANC), Rob Davies et Sipho Dlamini, au Centro de Estudos Africanos à Maputo, au Mozambique. Pierre Beaudet, s’exprimant dans un anglais fort accentué, nous annonça qu’il venait de traduire un de nos articles en français[1]. Du même souffle, il ajoutait qu’ayant appris que j’allais bientôt quitter le Mozambique, il m’offrait un emploi au sein d’un groupe anti-apartheid montréalais dont je n’avais jamais entendu parler, le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA).

Au cours des six années qui suivirent, j’allais travailler en étroite collaboration avec Pierre sur des questions liées à la lutte contre l’apartheid, en Afrique du Sud et dans tout le sous-continent de l’Afrique australe. Nos discussions, littéralement échelonnées sur des centaines d’heures, ont couvert pratiquement tous les aspects des luttes de libération en Afrique australe, du travail de solidarité, au Canada comme à l’international, de la théorie marxiste, de la crise du socialisme et de l’évolution rapide du contexte mondial des années 1980. À travers ces discussions, j’ai découvert en Pierre Beaudet l’intellectuel politique le plus incisif et le plus réfléchi que j’aie jamais rencontré. Son intelligence politique, presque innée, incarnait cette unité insaisissable de la théorie et de la pratique.

Ce furent des années d’espoir et d’agonie en Afrique australe. L’espoir provenait principalement de l’explosion de la résistance populaire interne à l’apartheid en Afrique du Sud. Cette résistance se déployait dans ses différentes manifestations, chaque soir sur les écrans de télévision du monde entier, montrant clairement que les jours du régime de l’apartheid étaient comptés. Il est impossible de faire comprendre à quiconque n’a pas vécu sous ce système obscène ce que cette promesse de la fin de l’apartheid a signifié pour nous.

Cet espoir croissant a cependant eu un coût énorme. Le régime d’apartheid a déchaîné une vague de destruction contre ses ennemis réels et imaginaires, en Afrique du Sud et bien au-delà de ses frontières. La plus grande agonie a été ressentie dans les pays voisins, principalement en Angola et au Mozambique. Les projets socialistes de ces deux anciennes colonies portugaises et leur soutien actif aux mouvements de libération sud-africain et namibien en ont fait des cibles privilégiées des guerres barbares lancées par le régime de Pretoria. Les dommages humains et matériels furent immenses et n’ont jamais été pleinement reconnus en Occident : les victimes étaient des Africains et des Africaines dont la vie ne comptait guère pour les gouvernements et les médias occidentaux. N’oublions pas que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont effectivement pleinement protégé le régime d’apartheid jusqu’à sa disparition.

Cette époque turbulente a néanmoins suscité une vague de solidarité populaire avec l’Afrique australe à travers le Canada. C’est dans ce contexte que Pierre Beaudet, Paul Puritt et Paul Bélanger ont fondé le CIDMAA en 1981. Avec Pierre à sa tête, cette petite organisation allait jouer un rôle essentiel dans la croissance du mouvement anti-apartheid au Canada au cours des années 1980. Malgré le sectarisme parfois amer qui a marqué une grande partie du mouvement, l’influence discrète et la vision de Pierre furent prégnantes, de Halifax à Victoria.

Lors du service commémoratif du 23 avril 2022, j’ai souligné le rôle de Pierre en tant que stratège et organisateur anti-apartheid clé des années 1980. Discuter du mouvement anti-apartheid au Canada sans parler de Pierre Beaudet, c’est comme discuter du socialisme sans parler de Karl Marx[2]. Bien sûr, comme l’indiquait Pierre lui-même, son travail de solidarité pendant près de cinq décennies a couvert bien plus que l’Afrique australe[3]. Je n’ai pas l’intention de revenir ici sur sa formidable contribution. Je veux plutôt esquisser ma vision de ce qui a fait de Pierre un stratège et un organisateur aussi brillant qu’efficace.

Sa perspicacité sur ce qui est possible était enracinée, avant tout, dans une compréhension profonde mais non dogmatique de la théorie marxiste. Il n’a jamais cessé de lire, de relire, de réinterpréter et de discuter les textes marxistes classiques. Pierre n’était certainement pas l’un des soi-disant adeptes du culte de Marx, trop fréquents à l’époque, toujours prêts à sortir une citation du maître, ou mieux encore de Lénine, afin de justifier leur point de vue. Il méprisait ce genre de catéchisme qui voyait ces textes classiques comme des documents sacrés, proclamant la vérité absolue, ce qui a pétrifié la pensée vivante et la méthode critique de Marx. Pour lui, bien au contraire, le marxisme était avant tout une méthode d’analyse sociale qui fournissait des outils pour ce que Lénine appelait « la substance même, l’âme vivante du marxisme, l’analyse concrète d’une situation concrète[4] ». Selon sa perspective, l’analyse devait évoluer au fur et à mesure que ces conditions concrètes changeaient. Cela signifie que les analyses écrites par Marx sur des sociétés européennes entre 1850 et 1880, ou par Lénine sur la Russie entre 1916 et 1921, ou encore par Gramsci sur le fascisme italien dans les années 1920 et 1930, ne pouvaient pas être automatiquement appliquées aux circonstances historiques très différentes de l’Afrique australe des années 1980. Ce qu’il fallait, c’était précisément un examen concret de l’évolution de la situation sur le terrain dans chacun des pays de la région. Cela peut sembler évident aujourd’hui, mais c’était une hérésie pour la plupart des marxistes de l’époque.

La conception que Pierre entretenait du marxisme a nécessité un immense effort d’apprentissage et d’analyse sociale. Une analyse méticuleuse sous-tendait son action : il étudiait en profondeur chaque situation dans laquelle il s’impliquait – qu’il s’agisse de l’apartheid en Afrique du Sud et en Afrique australe, de la question palestinienne, du Nicaragua et d’autres pays –, toujours conscient des possibilités et des limites du changement. Cette compréhension profonde de chaque situation lui donnait une perspicacité stratégique et une tactique unique.

Pierre a toujours mené sa propre analyse, cherché à tirer ses propres conclusions, plutôt que de s’aligner sans critique sur tel ou tel acteur du terrain en question. Bien qu’il ait organisé un soutien puissant au principal mouvement de libération dans chaque pays, il n’a jamais suivi sans réserve une ligne dictée par l’un d’entre eux. Il a toujours eu une appréciation aigüe de leurs forces et de leurs faiblesses. Il rejetait fermement ce qu’il appelait la théorie de la « courroie de transmission » du travail de solidarité, l’idée que le rôle des militantes et des militants devait se limiter à faire ce que les représentants locaux du mouvement de libération, qu’il s’agisse de l’ANC, du FRELIMO[5], du MPLA[6], de l’OLP[7] ou des sandinistes du Nicaragua, leur demandaient.

Au contraire, Pierre a toujours insisté pour apporter un soutien critique à ces groupes. Pour lui, le travail de solidarité a toujours eu un double objectif politique : apporter un soutien aux forces de changement dans le pays en question et élever la conscience politique et faire avancer un programme social progressiste au Québec et au Canada.

Cela signifiait, en particulier dans le cas de l’Afrique du Sud, qu’il identifiait les forces sociales de changement à l’intérieur du pays qui n’étaient pas sous le contrôle direct de l’ANC et travaillait avec elles, notamment avec le mouvement ouvrier et diverses organisations civiques. Cette attitude a profondément contrarié la mission de l’ANC au Canada, basé à Toronto. L’ANC était particulièrement offensé par ce nouveau venu du Québec, et les relations étaient – pour ne pas dire plus – glaciales et souvent carrément hostiles.

Cette capacité d’analyse indépendante de Pierre le distinguait, lui et le CIDMAA, de la plupart des militantes et militants du mouvement de solidarité canadien. Au Canada, seules deux ou trois autres personnes possédaient cette capacité d’arriver à leur propre analyse des conditions sociopolitiques en Afrique australe. Cependant, ces personnes étaient si concentrées sur les microdétails des défis majeurs de la lutte contre l’apartheid qu’elles ignoraient une grande partie du contexte global. Bien sûr, toutes et tous étaient conscients du rôle de la plupart des gouvernements occidentaux, en particulier ceux de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, ainsi que de nombreux groupes d’affaires occidentaux dans le soutien au régime d’apartheid. Cependant, tout comme Reagan et Thatcher eux-mêmes, la plupart des militants de la solidarité n’ont interprété ce rôle américain et britannique qu’à travers les lunettes de la guerre froide. L’un des principaux objectifs du travail de solidarité visait donc à convaincre un public occidental plus large de voir l’apartheid à travers le prisme des droits de la personne plutôt qu’à travers celui de la guerre froide, et à bâtir une forte pression locale pour obliger le gouvernement et les entreprises à rompre leurs liens et à commencer à agir contre l’apartheid.

L’approche de Pierre Beaudet se situait dans une compréhension plus large et beaucoup plus sophistiquée des formidables transformations mondiales en cours dans les années 1980. Il a été la première personne que j’ai rencontrée à comprendre que la révolution Thatcher-Reagan impliquait bien plus qu’un assaut de la droite contre l’État-providence, bien plus qu’une nouvelle offensive de la guerre froide. Pour Pierre, Thatcher et Reagan n’étaient au contraire que la face politique d’une intense et vaste offensive mondiale visant à libérer le capital et le marché du contrôle de l’État, à permettre la mobilité du capital, et en particulier du capital financier, d’une manière qui échapperait à tous les efforts pour la contenir.

Bien que le terme n’ait pas été utilisé à l’époque, nous qualifions aujourd’hui de mondialisation cette transformation historique du capitalisme mondial. Pierre a également été l’un des premiers à se rendre compte que ce processus saperait fatalement la viabilité de tous les projets de gauche existants – de la social-démocratie au communisme – qui s’appuyaient sur le pouvoir de l’État comme rempart contre le pouvoir du capital.

Aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, il est difficile de saisir l’originalité de sa vision de cette transformation mondiale. À l’époque, toutes les variantes de la gauche, partout dans le monde et surtout en Afrique du Sud, étaient encore essentiellement prisonnières d’un modèle de changement social axé sur l’État ainsi que d’un modèle instrumental de l’État. Dans les faits, et presque sans exception, les militants et analystes de gauche tenaient pour acquis que la capture du pouvoir de l’État était la condition préalable d’un changement social profond. Selon ces perspectives dominantes, une fois la gauche au pouvoir, tout le pouvoir de l’État pouvait être déployé en tant qu’instrument pour mettre en œuvre le changement social et saper la domination du capital.

Rétrospectivement, la décolonisation et l’émergence de l’État néocolonial auraient dû nous alerter : avant même Thatcher et Reagan, le pouvoir des nouveaux États africains indépendants sur le capital – et le culte nationaliste de la souveraineté nationale qui en découlait – était une chimère. Déjà, dans l’Afrique indépendante, des penseurs de gauche dénonçaient ce qu’ils appelaient la « flag independence » : les oripeaux de la souveraineté nationale ne changeaient rien aux relations sociales sous-jacentes et donnaient naissance à une nouvelle élite nationale corrompue. D’une certaine manière, la théorie de la dépendance latino-américaine a tenté de s’attaquer à ce problème. De même, comme Pierre n’a jamais cessé de me le rappeler, les écrits de Gramsci sur le fascisme, l’hégémonie, la culture et la guerre de position ont fourni à la gauche une mise en garde urgente et nécessaire contre une focalisation sur le pouvoir de l’État.

Cependant, dans l’ensemble, et en particulier au sein de la gauche sud-africaine et de l’ANC, ces leçons ont tout simplement été ignorées. Le cas de l’Afrique du Sud était également compliqué par l’hégémonie idéologique au sein de l’ANC du Parti communiste sud-africain (South African Communist Party, SACP) et sa version déformée du marxisme-léninisme qui suivait aveuglément la ligne directrice de Moscou. Comme je peux en témoigner par une expérience personnelle amère, toute tentative de soulever la question de savoir comment un futur gouvernement de l’ANC « post-révolution » s’attaquerait aux conséquences socio-économiques de l’apartheid s’est heurtée à la réponse standard selon laquelle « les camarades soviétiques savent comment gérer une économie industrielle, ils vont nous aider » et à la menace de mesures disciplinaires contre ceux qui insistaient pour soulever de telles questions.

Pierre ne fut jamais sous l’emprise ni du marxisme-léninisme soviétique ni de la vision stratégique proclamée par le SACP. Sa compréhension intuitive des effets imminents de la mondialisation ainsi que sa lecture de Gramsci l’ont amené à insister sur le fait que le véritable changement en Afrique du Sud nécessiterait de puissants mouvements sociaux au sein de la société civile, des mouvements qui conserveraient et leur capacité de mobilisation et leur indépendance vis-à-vis de l’ANC, et surtout du SACP. Lorsqu’il s’est installé en Afrique du Sud à la fin de l’année 1987, son travail au sein de l’Economic Trends Unit du Congress of South African Trade Unions (COSATU) a reflété cet engagement. Sa thèse de doctorat et le livre tiré de cette thèse figurent parmi les fruits de cet engagement[8].

Travailler avec Pierre Beaudet m’a obligé à réfléchir à ces questions comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Comme la quasi-totalité de la gauche sud-africaine de l’époque, j’étais prisonnier de l’idée de l’exceptionnalisme sud-africain. Voulant que, puisque l’Afrique du Sud était le seul pays industrialisé du continent, un pays doté d’un grand prolétariat urbain, principale force dans la lutte contre l’apartheid, cette lutte offrît la possibilité réelle non seulement d’éviter les « erreurs » de l’État néocolonial en Afrique, mais surtout d’envisager une transition vers le socialisme. Je souligne le fait, non négligeable, que le Parti communiste sud-africain restait résolument opposé à une telle issue. Mais l’indépendance du mouvement syndical naissant, son adoption ouverte de perspectives socialistes et le déclin évident de l’Union soviétique nous donnaient l’espoir que de nouvelles perspectives pourraient émerger de cette lutte.

Mes longues discussions avec Pierre m’ont fait réaliser que cette idée d’un quelconque exceptionnalisme sud-africain était en grande partie fondée sur des vœux pieux. Il insistait sur le fait que la gauche sud-africaine, comme partout ailleurs, était contrainte par les transformations mondiales des années 1980. Cela signifiait que le processus de transition vers une société plus égalitaire en Afrique du Sud et ailleurs serait un processus plus compliqué, plus difficile et plus long que ne l’envisageaient nos scénarios trop optimistes – et que nous devrions nous adapter à une guerre de position gramscienne plutôt qu’à une guerre de manœuvre léniniste.

Je me souviens particulièrement d’un débat que nous avons eu lors des élections fédérales canadiennes de 1988 sur la question de savoir s’il fallait soutenir le Nouveau Parti démocratique (NPD) qui, pendant un bref moment, fut en tête dans les sondages. Pierre a insisté sur le fait que la gauche était sur le point d’entrer dans le désert partout dans le monde ; que ce que nous appelons aujourd’hui la mondialisation nous obligeait à réinventer radicalement nos théories du changement social et nos modes de lutte, et que ceux-ci ne pouvaient plus être uniquement axés sur le pouvoir de l’État. J’ai été secoué quand il m’a dit qu’il pensait qu’il faudrait vingt ans, voire plus, avant de trouver une voie claire. En attendant, il était essentiel, selon lui, de construire les mouvements sociaux comme un rempart contre le nouveau pouvoir du capital mondial.

Sur ce point, et sur bien d’autres, il a eu raison. Sa pensée, son œuvre incarnaient le mot d’ordre de Gramsci voulant que ce qu’il nous faut, ce soit d’avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.

Pierre a consacré toute sa vie son intelligence politique hors du commun et toutes ses énergies à la lutte pour un monde plus juste et plus démocratique. Il l’a fait sans aucune illusion ni attente de récompense personnelle.

Bien que tranquillement convaincu de la valeur de son analyse et de sa contribution, il n’était pas du genre à claironner ses réalisations sur les toits. Mal à l’aise avec les éloges et l’attention, il a toujours préféré rester en arrière-plan. Je garde un vif souvenir de sa réaction lors de la cérémonie de clôture de la conférence anti-apartheid Prendre parti en Afrique Australe, qui s’est tenue au Palais des congrès de Montréal en 1987. Cette conférence réunissait quelque 700 délégué·e·s venus des quatre coins du Canada, des membres de la haute direction de l’ANC, des organisations anti-apartheid d’Afrique du Sud, des ministres de plusieurs gouvernements d’Afrique australe ainsi que le ministre canadien des Affaires étrangères de l’époque, Joe Clark. Marquant la première rencontre publique entre un haut responsable du gouvernement canadien et l’ANC, cette conférence a constitué une percée diplomatique majeure pour l’ANC. Le représentant en chef de l’ANC de Toronto en fut d’ailleurs vivement contrarié, car elle s’était réalisée sans la moindre implication de sa part : le tant méprisé « nouveau venu du Québec » était en effet le seul responsable. Obtenant le financement et mobilisant les organisations anti-apartheid les plus diverses de Halifax à Victoria, Pierre fut le principal organisateur et l’esprit directeur de cette rencontre historique. Bien que sa contribution fut inestimable, Pierre refusa les feux de la rampe lorsqu’à l’issue de la conférence, la présidente l’invita à la rejoindre sur scène pour souligner son rôle déterminant, et ce, en dépit des applaudissements chaleureux des participantes et participants qui l’y invitaient.

Travailler avec Pierre n’était pas toujours facile. Il pouvait se montrer impatient, parfois irritable, et il avait sa propre part de démons. Mais ces écueils exceptionnels n’étaient rien en comparaison de l’extraordinaire expérience d’apprentissage auprès de cet immense esprit politique – esprit qu’on ne rencontre qu’une fois en une génération. Sa vision allait bien au-delà des cultures et des frontières pour intégrer un internationalisme rare et authentique.

Il est difficile d’imaginer que Pierre Beaudet puisse être remplacé.

Dan O’Meara, Professeur en science politique à l’Université du Québec à Montréal.


NOTES

  1. Rob Davies et Dan O’Meara, « La “stratégie totale” en Afrique australe. La politique régionale de l’Afrique du Sud depuis 1978 », Politique africaine, no 19, 1985, p. 7-28.
  2. Pour un bref aperçu du travail de Pierre à cet égard, voir l’hommage de Marie-Hélène Bonin : <www.cahiersdusocialisme.org/a-la-memoire-de-pierre-beaudet/>,de 1:14:20 à 1:29:4.
  3. Pierre Beaudet, Un jour à Luanda. Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales, Montréal, Varia, 2018.
  4. Vladimir Ilitch Lénine, Revue de l’Internationale communiste pour les pays de langue allemande, Vienne, 1920, <https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/06/vil19200612.htm>.
  5. FRELIMO : Front de libération du Mozambique.
  6. MPLA : Mouvement populaire de libération de l’Angola.
  7. OLP : Organisation de libération de la Palestine.
  8. Pierre Beaudet, Afrique du Sud, crises et mutations, thèse de doctorat, Montréal, UQAM, 1991, et Pierre Beaudet, Les grandes mutations de l’apartheid, Paris, L’Harmattan, 1991.

L’indépendance et le socialisme chez Pierre Beaudet – Entretien avec André Vincent

28 mai 2023, par Rédaction

Pour André Vincent[1], compagnon de lutte de Pierre Beaudet depuis les années 1960, une constante dans le parcours et la pensée de son ami est le rapport que celui-ci entretenait entre la question nationale et le socialisme. Beaudet voyait une commune construction entre le projet d’émancipation sociale et le projet d’émancipation nationale. L’un et l’autre allaient de pair dans l’idée d’une transformation radicale de la société.

« C’est l’une des caractéristiques qui a fait que Pierre Beaudet a résisté à la vague marxiste-léniniste, contrairement à de nombreux membres de la gauche radicale des années 1970, soulève Vincent[2]. De plus, sa vision du socialisme comportait une dimension inclusive et démocratique, qui fera en sorte qu’il sera sympathique aux luttes internationalistes, féministes et écologiques, par exemple ».

En effet, sa conception du socialisme, comme construction évolutive, continue, était ainsi à l’opposé d’une idéologie doctrinaire : influencé par Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci, il refuse l’économisme dans l’argumentaire et le « centralisme démocratique » dans la pratique, conscient des limites de la partisanerie et des institutions centralisatrices, notamment à l’échelle internationale.

Sur la question de l’indépendance, Beaudet souhaite mettre de l’avant un fil conducteur, une tradition socialiste propre, dans la lignée de Parti pris et maintenant incarnée par Québec solidaire, qui s’oppose à la fois au nationalisme identitaire et à un indépendantisme désincarné, porté par le « Québec inc. » et incapable d’accomplir la rupture nécessaire avec l’État colonial, impérialiste et néolibéral canadien.

M.B. Au moment où tu rencontres Pierre, à la fin des années 1960, quel est le contexte ainsi que l’état de cette relation entre socialisme et indépendance ?

A.V. – C’était un contexte assez effervescent. Partout en Occident, il y avait des mobilisations rattachées au mouvement de la jeunesse, on pense bien sûr à Mai 68. Au Québec, la particularité, c’est la place de la question nationale et de l’indépendance dans ce mouvement. C’est l’époque où la réflexion intellectuelle sur la question se fait autour de la revue Parti pris et de groupes comme le Front de libération populaire ou le Front de libération du Québec (FLQ). Au cœur de cette réflexion est l’idée que l’indépendance et le socialisme vont de pair, que l’indépendance du Québec est liée aux mouvements de libération nationale, au même titre que le socialisme permettra la libération sociale.

Dans ces cercles, il y a des tendances réformistes, comme le Mouvement souveraineté-association qui deviendra le Parti québécois (PQ), et des tendances plus radicales. On pense bien entendu au FLQ qui prône la lutte armée, mais plus généralement, il y avait un mouvement populaire autour des questions de justice sociale et de libération nationale. Un signe de cela, dans les mobilisations autour de McGill français[3], les manifestants criaient : « McGill aux travailleurs, McGill aux Québécois! ».

M.B. Et puis il y a la crise d’Octobre[4]

A.V. – Le FLQ démontre que la lutte armée est un cul-de-sac. Cette idée disparait alors du paysage militant québécois, contrairement à l’Italie ou l’Allemagne. C’est l’époque où le mouvement contestataire se canalise dans les luttes ouvrières. Comme Pierre le décrit dans On a raison de se révolter, le Québec compte alors un fort mouvement gréviste, et le nombre de jours de grève atteint des niveaux records en Occident ! Les centrales syndicales vont jusqu’à publier des documents manifestes quasi révolutionnaires, et font le lien entre les luttes ouvrières et la question nationale.

C’est dans ce contexte que Pierre et moi sommes devenus des militants actifs. Pierre voyait qu’il n’y avait pas de tradition socialiste ancrée au Québec. Le Parti communiste du Canada, tout comme le Nouveau Parti démocratique, niaient le droit à l’autodétermination du Québec, ce qui suscita un grand désaccord de la part de Pierre. L’idée qu’il porte à l’époque en compagnie d’autres militants et militantes est de pallier cette absence de tradition socialiste en regardant du côté des mouvements de libération nationale.

Avec quelques autres, on a quitté l’université et on a créé une librairie, la Librairie progressiste, qui se voulait un « Maspero » québécois[5]. C’était une libraire éclectique : révolutionnaire, certes, mais sans tendance dominante et indépendante de l’Union soviétique et de la Chine maoïste, préférant se lier aux mouvements de libération nationale. C’est devenu un pôle militant, avec le Centre de recherche et d’information du Québec (CRIQ), l’Agence de presse libre du Québec (APLQ), le Centre de formation populaire (CFP), et proche des coopératives et du mouvement d’éducation populaire. On s’est ensuite rassemblé autour d’une revue théorique, Mobilisation ; on prônait la construction du parti « par le bas », avec des comités de travailleurs, des comités de journaux et des groupes populaires comme les garderies et les comptoirs alimentaires.

M.B. C’est l’influence plus « dure » du marxisme-léninisme qui va freiner cela ?

A.V. – Oui. Ces mouvements radicaux soutenaient le socialisme et l’indépendance jusqu’à ce que Charles Gagnon propose de former le groupe marxiste-léniniste En Lutte. Gagnon, pourtant un ancien felquiste, remet en question l’indépendance comme voie révolutionnaire pour le socialisme. Pierre s’oppose farouchement à cette idée, au point d’être expulsé de Mobilisation dont les membres veulent se joindre au mouvement marxiste-léniniste (ML). Pour lui, on répétait l’erreur des communistes du Canada en niant le lien entre libération nationale et socialisme. L’histoire lui donnera raison : bien qu’il ait été influent, le mouvement ML s’est éteint très rapidement.

C’est alors que Pierre devient un acteur de la gauche indépendantiste socialiste mais cette tendance est isolée car c’est l’époque du sectarisme des ML. C’est à ce moment qu’il se tourne vers la solidarité internationale et qu’il séjourne dans plusieurs pays d’Afrique notamment. Cette expérience sera formatrice pour lui et renforcera sa position sur le lien entre indépendance et justice sociale, malgré la différence des contextes.

Il fallait continuer à bâtir un mouvement par la base car Pierre n’a jamais été chaud à l’idée d’un parti centralisateur, bolchévique. Il voulait apprendre des erreurs en la matière, s’appuyant sur Victor Serge, Antonio Gramsci et le mouvement conseilliste[6]. La question de l’organisation a été au cœur de ses préoccupations et actions.

M.B. Par la suite, la période de la fin des années 1980 et les années 1990 est des plus difficile sur le plan de la mobilisation au Québec ?

A.V. – Ce furent des années très moroses. Une grande noirceur ! J’étais moi-même actif syndicalement à ce moment, on devait lutter de manière acharnée pour défendre une conception plus combative du syndicalisme : tout était au corporatisme, au partenariat social, au consensus. On est en plein dans l’âge d’or du néolibéralisme.

M.B. Dans ce contexte, comment se vit le référendum de 1995 ?

A.V. – On est encore dans la noirceur. Il y a une domination du néolibéralisme sur la question nationale, notamment avec Lucien Bouchard et Bernard Landry au PQ. Pierre la critique, mais il a peu de portée. Le mouvement indépendantiste pense alors pouvoir s’appuyer sur le « Québec inc. ». Pierre considère que c’est une erreur, une compréhension erronée du capitalisme et une mauvaise lecture des capitalistes québécois. Selon lui, pour faire l’indépendance, il faut un mouvement populaire qui va remettre en question l’exploitation et la combattre. Pour lui, il n’y a aucun sens de « reconstituer le Canada » dans un Québec indépendant. De plus, ce Québec n’a aucune chance de succès ni par cette route ni par le nationalisme identitaire, dont il est très critique. Il faut absolument s’appuyer sur un projet de société.

M.B. Comment s’organise donc la résistance au néolibéralisme ?

A.V. – De retour au Québec, Pierre s’engage dans les mouvements internationalistes, notamment contre l’apartheid, où il joue un rôle très important. Il s’intéresse aussi à ce qui se passe au Québec : ainsi Alternatives, l’ONG qu’il a cofondée, est au cœur de la mobilisation altermondialiste contre le Sommet des Amériques à Québec en 2001.

Pierre est avant tout un éducateur populaire. Il lie les concepts, les luttes et propose une voie pour se positionner là-dedans. C’est ainsi que pour lui la lutte contre le néolibéralisme se fera par l’indépendance et le socialisme, et il démontre la pertinence de cette position en lien avec les autres luttes à l’échelle internationale.

Il organise notamment des rencontres entre l’Union des forces progressistes (UFP), ancêtre de Québec solidaire, et une délégation brésilienne de gauche, alors que le leader du Parti des travailleurs (PT), Lula da Silva, vient de prendre le pouvoir. Pierre est très influencé par le modèle du Parti des travailleurs brésilien, un modèle populaire, syndical et dont la feuille de route influencera grandement la création de Québec solidaire, représentant le plus visible de la tradition portée par Pierre.

C’est aussi dans ce contexte que l’idée des Nouveaux Cahiers du socialisme émerge.

M.B.  Raconte un peu l’histoire des NCS.

A.V. – Pierre, pour qui l’information et la formation étaient des piliers de l’action politique, constatait la pauvreté des revues de gauche au Québec en cette période, différemment des décennies précédentes où on retrouvait Parti pris, Socialisme québécois

En 2006, il réunit de vieux et de plus jeunes camarades actifs dans le monde syndical, étudiant, altermondialiste et des mouvements sociaux. L’objectif n’est rien de moins que de constituer au Québec un collectif d’intellectuels organiques aux mouvements sociaux pour analyser le capitalisme moderne réel, ouvrir et alimenter les débats et dégager des perspectives et des alternatives.

Il voyait trois véhicules pour faire cela : une revue, un site Web et des rencontres de type forum. Le premier numéro des NCS parait en février 2009. Les NCS ne veulent pas être une revue universitaire. Ils se veulent ouverts, sans affiliation politique particulière.

Depuis 14 ans, la revue est publiée deux fois par année par le Collectif d’analyse politique. Ce dernier gère aussi le site Web des NCS et, de 2010 à 2017, il a organisé une université populaire d’été. Pierre a été le leader et l’organisateur de cette belle aventure[7].

M.B. On a fait un survol historique, mais au fil de cela, quelles étaient les bases de l’organisation socialiste et indépendantiste pour Pierre ?

A.V. – Pierre était réaliste. Il était bien conscient de la position du Québec au cœur de l’Empire, comme le village d’Astérix. Tout de même, il faut reconnaitre que la résistance québécoise au néolibéralisme a été très forte pour l’Amérique du Nord : le taux de syndicalisation n’a pas fléchi comme ailleurs.

Pierre comptait beaucoup sur les mouvements sociaux. La convergence des luttes était sa solution. Pour lui, l’organisation de forums, de réseaux favoriserait les échanges d’expériences et pourrait mener des luttes vers des victoires. C’est pourquoi son implication dans le Forum social mondial a été si importante, et qu’il a mis autant d’énergie à organiser la participation du Québec aux différentes éditions.

Il était conscient qu’il s’agissait là d’un travail de longue haleine. Grand partisan de Québec solidaire, il mettait toutefois en garde contre l’illusion du pouvoir : prendre le pouvoir ne garantit pas la possibilité de changer les choses. Cependant, Pierre demeurait marxiste : l’État, qui reste une institution capitaliste, doit être renversé et remplacé par des contrepouvoirs tels des conseils ouvriers selon la pensée de Gramsci.

Il tendait la main, avec peu d’espoir, à la gauche du reste du Canada. Il revenait souvent découragé des réunions avec des membres de cette gauche devant leur incompréhension du Québec. Mais les efforts étaient pour lui nécessaires, il fallait pouvoir compter sur des alliés. Ce n’était pas non plus entièrement négatif, par exemple, il entretenait de très bons liens avec Canadian Dimension, dont les membres comprennent peut-être mieux que d’autres la réalité du Québec.

Il faut aussi souligner que la situation des peuples autochtones était très importante pour lui : l’État canadien devait être remis en question notamment pour son caractère colonialiste et oppresseur.

Oui, il fallait bâtir des liens, mais il savait qu’avant tout, nous devions compter sur nos propres moyens pour réaliser le projet socialiste par le biais de l’indépendance.

Entretien mené par Milan Bernard, membre des NCS et doctorant en science politique à l’Université de Montréal.


NOTES

  1. André Vincent est un militant syndical et politique. Il fait partie du collectif qui a fondé les Nouveaux Cahiers du socialisme.
  2. Voir à ce sujet Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Une chronique des années 70. Montréal, Écosociété, 2008.
  3. En 1969, la première cohorte de finissants et finissantes des cégeps craint de ne pas avoir de place à l’université car il n’y a que deux universités francophones, l’Université de Montréal et l’Université Laval, sur six au Québec. Les étudiants et étudiantes organisent une grande campagne de mobilisation pour tenter de franciser l’Université McGill.
  4. À l’automne 1970, le FLQ enlève un diplomate et un ministre québécois; ce dernier en mourra. Ces évènements ont provoqué ce qu’on appelle la crise d’Octobre où le gouvernement d’Ottawa a appliqué la Loi sur les mesures de guerre au Québec.
  5. Référence à la fameuse maison d’édition française, située dans le Quartier latin à Paris.
  6. Le conseillisme est un courant marxiste qui mettait de l’avant les conseils ouvriers comme organisation insurrectionnelle et sociale, en opposition au « communisme de parti » de la tradition léniniste.
  7. Pour un historique plus détaillé des Nouveaux Cahiers du socialisme, on pourra consulter : Pierre Beaudet pour le Collectif d’analyse politique, « Les NCS. Les dix prochaines années », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 20, 2018.

Pour en savoir plus

LIVRES ET REVUES

SÉLECTION D’ARTICLES EN LIGNE

https://www.pressegauche.org/La-question-de-la-question-44741

  • Pierre Beaudet, « Mon octobre », Presse-toi à gauche, 29 septembre 2020,

https://www.pressegauche.org/Mon-octobre

  • Pierre Beaudet, « Les adversaires de l’émancipation », Presse-toi à gauche, 13 octobre 2020,

https://www.pressegauche.org/Les-adversaires-de-l-emancipation

  • Pierre Beaudet, « Le “nous” dans la lutte d’émancipation », Presse-toi à gauche, 20 octobre 2020,

https://www.pressegauche.org/Le-nous-dans-la-lutte-d-emancipation

  • Pierre Beaudet, « Nos amis du Canada », Presse-toi à gauche, 27 octobre 2020,

https://www.pressegauche.org/Nos-amis-du-Canada-45352

  • Pierre Beaudet, « On ne combat pas les idées à coups de bâton », Presse-toi à gauche, 1er décembre 2020,

https://www.pressegauche.org/On-ne-combat-pas-les-idees-a-coups-de-batons

  • Pierre Beaudet, « La politique, le temps long et le temps court », Presse-toi à gauche, 18 janvier 2021,

https://www.pressegauche.org/La-politique-le-temps-long-et-le-temps-court

  • Pierre Beaudet, « Les dérapages de l’identitarisme », Presse-toi à gauche, 2 mars 2021,

https://www.pressegauche.org/Les-derapages-de-l-identitarisme

page couverture revue Droits et libertés édition spéciale Droits en mouvements

Droits en mouvements | Revue Droits et libertés

23 mai 2023, par Revue Droits et libertés
 

page couverture revue Droits et libertés édition spéciale Droits en mouvements

 

Fondée en 1963, en plein coeur de la Révolution tranquille, la Ligue des droits et libertés (LDL) a été au centre des grandes luttes sociales, juridiques et politiques qui ont jalonné l'histoire du Québec contemporain. Sous le thème Droits en mouvements, son 60e anniversaire est l'occasion de mettre en valeur le rôle des mouvements sociaux dans l'avancement des droits, le caractère évolutif de nos luttes et, surtout, la dimension profondément collective du projet de société porté par l'idéal des droits humains.
page couverture revue droits et libertés, édition spéciale

Ce numéro spécial de Droits et libertés explore les principaux champs d'intervention actuels de la LDL, à travers deux types de textes. Accompagnés de documents d'archives, certains textes adoptent une perspective historique, en présentant des panoramas des luttes menées dans ces différents domaines par la LDL depuis sa fondation. Portant leur regard vers l'avenir, d'autres textes proposent des réflexions sur l'évolution de ces luttes face aux grands enjeux du monde de demain.

Consulter la table des matières

Avec ce numéro, la LDL rappelle que la continuité et l'imbrication de nos luttes demeurent la condition essentielle à la réalisation du principe de l'interdépendance de tous les droits, qui guide aujourd'hui l'ensemble de ses actions.

Cette édition spéciale de la revue Droits et libertés est une publication de la Ligue des droits et libertés, réalisée avec l'appui financier de la Fondation Léo-Cormier et du Fonds de recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC), en collaboration avec le Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises (CRIEM) et le Service des archives et de gestion des documents de l'UQÀM.


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Dans ce numéro

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Éditorial

Un contre-pouvoir essentiel
Stéphanie Mayer

Histoire de la Ligue des droits et libertés

60 ans de luttes pour les droits humains
Paul-Etienne Rainville

Liberté d'expression et droit de manifester

Défendre des espaces de contestation sociale
Lynda Khelil La liberté d'expression dans tous ses états
Laurence Guénette

Pratiques policières

Une police en porte-à-faux avec les droits
Lynda Khelil Peut-on être en sécurité en faisant fi des droits?
Lynda Khelil et Diane Lamoureux

Surveillance des populations

L'essor de la société de surveillance
Dominique Peschard À l'ère du capitalisme de surveillance
Dominique Peschard

Enjeux carcéraux

Les prisons : lieux de violations de droits
Lynda Khelil La prison est violences
Me Delphine Gauthier-Boiteau, Me Sylvie Bordelais et Me Amélie Morin

Racisme et exclusion sociale

Lutter pour le droit à l'égalité effective
Martine Éloy Institution frontalière ou droit aux droits
Mouloud Idir

Droits des peuples autochtones

Les mobilisations des peuples autochtones
Gérald McKenzie Concrétiser l'autodétermination
Entrevue avec Me Alexis Wawanoloath par Elisabeth Dupuis

Droits économiques et sociaux

Cent fois sur le métier…
Me Lucie Lamarche Tisser un projet de société
Laurence Guénette

Environnement et droits humains

L'environnement et l'interdépendance des droits
Article de Karina Toupin rédigé à partir d'un texte de Sylvie Paquerot La démocratie au coeur de la transition
Laurence Guénette et Frédéric Legault

L'avenir des droits humains

La vie sociale des droits
Diane Lamoureux L'inestimable valeur des droits humains
Alexandra Pierre

Reproduction de la revue

L'objectif premier de la revue Droits et libertés est d'alimenter la réflexion sur différents enjeux de droits humains. Ainsi, la reproduction totale ou partielle de la revue est non seulement permise, mais encouragée, à condition de mentionner la source.

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« Le projet libertaire : pour un syndicat anarchiste » | Montréal, s.d.

https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/05/couverture-titre.png https://0.gravatar.com/avatar/08b9589eb27d3c06729f93084302d98e4131a5e1c0977a835d8b57b967e3a53b?s=96&d=identicon&%2338;r=G https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/05/couverture-titre.png?w=627 https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/05/extrait-6-syndicat.png?w=572 https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/05/extrait-5-syndicat.png?w=585 https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/05/extrait-1-syndicat.png?w=56421 mai 2023, par liberteouvriere
Malgré qu'elle ne propose pas de s'inscrire dans une pratique concrète et qu'elle n'aborde pas la finalité communiste libertaire, cette brochure a un intérêt historique pour (…)

Malgré qu'elle ne propose pas de s'inscrire dans une pratique concrète et qu'elle n'aborde pas la finalité communiste libertaire, cette brochure a un intérêt historique pour l'anarcho-syndicalisme au Québec. L'objectif de celle-ci était de s'opposer à l'emprise du marxisme sur le mouvement (...)

Pierre Beaudet et la bataille des idées

21 mai 2023, par Rédaction

Pierre Beaudet a mené toute sa vie une lutte idéologique. Il a davantage mené la bataille des idées qu’il ne l’a analysée. Bien qu’il ait beaucoup écrit, il a voulu agir plus que commenter. Dans la bataille des idées de Pierre, les mots et les textes sont des gestes, des actions.

Cette simple thèse est le point de départ du présent texte. En parcourant des moments marquants de la vie de Pierre, je veux examiner l’évolution de son rapport à la bataille des idées, à notre lutte contre les dominants, contre leur façon de comprendre et de présenter le monde.

En suivant le parcours de Pierre Beaudet, on suit inévitablement un aspect de l’évolution de la gauche québécoise. Pierre a fondé et animé des organisations qui ont structuré la gauche. Il a contribué à faire connaitre des idées, des luttes, des personnes que le Québec ne connaissait pas ou refusait de connaitre. Tout cela est partie prenante de la bataille des idées.

Si cette question l’a préoccupé dès son jeune âge, son rapport à la lutte idéologique s’est transformé avec le temps. La naissance, la vie et la mort des organisations qu’il a aidé à mettre sur pied ont porté des enseignements, de même que le cours des évènements politiques nationaux et internationaux. Sa compréhension de ce qui était en jeu dans la lutte idéologique s’est modifiée en fonction des époques, mais toujours à partir de la distance critique et réflexive que Pierre gardait vis-à-vis des évènements.

Parti Pris

Jeune, Pierre Beaudet est pensionnaire et suit son cours classique chez les jésuites. Tout commence à cette époque avec la lecture de la revue Parti Pris qui joue un rôle majeur dans la conception que Pierre se fait de la bataille des idées. Élément central de sa politisation, cette publication radicale pose un jalon : « Bien plus qu’une simple publication, Partis Pris est un incubateur. C’est une provocation, la démonstration d’une nouvelle manière de penser[1] ».

À 16 ans, Pierre est déjà un lecteur avide. Ses études lui ont révélé les transports que peut provoquer la littérature classique ou moderne. Il découvre avec Parti Pris non pas la force des mots, terrain déjà connu, mais leur mordante actualité politique. Il comprend la capacité des mots à dire et à faire : à dire le politique, à faire découvrir le monde, à se regarder soi-même dans le monde et à comprendre le rôle qu’on y joue.

Je me plonge dans l’Algérie, Cuba, le Vietnam, le colonialisme, la révolution. Et aussi la Gaspésie, Saint-Jérôme et Hochelaga. Et ici et là bien d’autres choses encore, dont ces obscures luttes intestines livrées au sein d’une société que j’apprends, enfin, à déchiffrer. Parti Pris est surtout porteuse d’une transformation radicale, d’une mutation qui va tout changer[2].

La dernière phrase de cet extrait est mystérieuse. La transformation radicale est-elle celle que les rédacteurs de la revue proposent pour la société québécoise ? Cela semble bien le cas. Mais est-il également question d’une transformation radicale et d’une mutation qui vont tout changer chez l’adolescent et qui auraient été provoquées par la revue ? L’économie du texte autobiographique de Beaudet laisse cette question en suspens.

Je me permets de franchir le pas. La découverte d’une telle revue et, simultanément l’éveil d’un tel rapport à l’écriture et aux idées, n’est pas secondaire. Dévorer, jeune, des mots qui excitent la curiosité, dissipent la confusion et donnent envie d’agir, tout d’un coup, voilà qui structure un rapport aux idées et à leur rôle. S’impose par l’expérience la certitude que les mots écrits sur quelques feuilles de papier brochées et lus au bon moment peuvent changer des vies et que changer des vies peut changer des sociétés.

Je ne veux pas trop insister sur Parti Pris, le rapport de Pierre à la revue totémique du courant « socialisme et indépendance » n’est pas l’objet de mon texte. Néanmoins, cette question est plus vaste. Elle nous fournit un cadre d’analyse pour comprendre le rapport de Pierre à la bataille des idées. En 2014, lors de la publication, sous la direction de Jacques Pelletier, de la remarquable anthologie de Parti Pris, Pierre écrit sur le site Web des NCS :

En 1968, Parti Pris est liquidé, mais le Québec militant est en marche. La grève étudiante de l’automne est suivie de la plus grande manifestation de l’histoire contemporaine du Québec contre l’université McGill, une institution coloniale et réactionnaire. Plusieurs des rédacteurs de Parti Pris, dont Jean-Marc Piotte et Gilles Bourque, deviennent profs dans la nouvelle UQÀM, qui devient l’épicentre intellectuel de la gauche, et de laquelle émergent de nouvelles générations qui s’investissent dans l’organisation populaire. Dans cette même UQÀM, la grève des employés (printemps 1971) et celle des profs (automne 1971) distillent dans le mouvement syndical une nouvelle approche qui débouche sur la grève générale et les mobilisations massives du printemps 1972. Les anciens jeunes lecteurs de Parti Pris deviennent à leur tour intellectuels, organisateurs et stratèges avec des revues telles Mobilisation et Socialisme québécois, où la jonction avec les luttes dépasse le caractère théorique qui était celui de Parti Pris[3].

Une fois isolé du reste du texte et de l’œuvre générale de Pierre, cet extrait pourrait être perçu comme porteur d’un déterminisme vaguement idéaliste où tout parait couler de source, où la publication de Partis Pris mène inéluctablement au Front commun de 1972. On peut le lire autrement et plus en phase, je crois, avec l’approche de l’auteur. On avait besoin de Partis Pris pour qu’advienne 1972. Cette condition nécessaire, mais non suffisante, n’est pas tant la revue elle-même que l’état d’esprit qu’elle participe à mettre en place. C’est aussi la structuration d’un cadre idéologique et l’émergence d’intellectuels organiques, tant à l’université que dans les revues et les organisations. N’oublions pas que chez Gramsci, et en particulier dans la lecture qu’en fait Jean-Marc Piotte, l’intellectuel n’est pas un individu isolé qui écrit des livres et des articles. Sont compris parmi les intellectuels organiques les militants et militantes qui convainquent des personnes à se joindre au mouvement, coordonnent des équipes, font de la formation de base, rédigent des journaux, des tracts et des affiches, etc.

Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante.

Mobilisation

La revue Mobilisation nait en 1969, se transforme en organisation autour de 1973 et meurt dans un processus caricatural d’autocritique en 1975-1976. Selon le texte d’ouverture du premier numéro, son premier objectif consiste à « relancer le débat idéologique au Québec. La revue se veut donc un élément de réflexion et de recherche. Elle tentera de poser la problématique propre à la révolution québécoise[4] ».

Dans son autobiographie, Pierre raconte que lui et les camarades avec qui il milite ont commencé à s’impliquer dans la revue dans le cadre de la reprise d’une librairie maoïste qu’ils ouvrent à un plus large public, la Librairie progressiste, dont le sous-sol est converti en imprimerie. Il se décrit comme le « coordonnateur sans le titre » de la revue et du groupe qui l’entoure à partir du printemps 1972[5]. À la fin de cette même année, il se considère le scribe de service et rapidement le « chef » de ce groupe[6].

La consultation des archives de Mobilisation n’est pas aisée pour une personne pressée qui n’a pas de formation d’historien : environ 80 % des articles sont anonymes, la datation et l’ordonnancement des numéros sont partiels et épisodiques et, bien sûr, la collection nationale de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) n’a pas l’ensemble des numéros qui semblent avoir été publiés. Il est très difficile de savoir quels textes ont été écrits de la main de Pierre. Néanmoins, son passage à Mobilisation semble un facteur structurant de sa pensée de l’action idéologique. C’est un peu sa première escarmouche dans la bataille idéologique.

Pour comprendre le rapport à la bataille des idées que Pierre développe alors, les publications de l’année 1973 de Mobilisation offrent un riche contenu. D’après son autobiographie, c’est l’année où il est à la « direction » de cet organe idéologique et où la transition cahoteuse vers le marxisme-léninisme n’est pas entièrement effectuée. Or, le numéro de janvier propose un recadrage de la mission de la revue. Outre la valorisation, typique de l’époque, des opérations d’agitation-propagande en milieu de travail, on peut lire une conception du rôle de la revue qui présente une certaine originalité.

Dans cette optique, la revue serait donc un outil de débat et discussion collectif entre militants politiques, plutôt que l’organe officiel d’un ou de plusieurs groupes. Parallèlement à ce rôle de diffusion de bilans et d’expériences, MOBILISATION pourrait œuvrer à clarifier les problèmes politiques communs qui nous confrontent (tels que la forme spécifique de l’impérialisme au Québec, la question nationale, le travail dans les organisations ouvrières, le parti ouvrier, etc.) et développer une orientation idéologique et politique commune[7].

Il n’est pas question de faire de la revue un simple réceptacle de débats sans tendance politique claire, sans pour autant en faire un organe idéologique officiel, ce que sera par exemple le En Lutte! de Charles Gagnon inspiré par l’Iskra de Lénine. Selon Beaudet et l’équipe de la Librairie progressiste, la revue et le débat à partir des expériences ouvrières peuvent servir de base à la construction de l’organisation. L’influence, par ailleurs revendiquée, de l’opéraïsme italien de Lotta Continua se manifeste ici. La lutte idéologique n’est pas une « importation » des analyses marxistes dans la classe ouvrière, mais une influence réciproque entre les intellectuels et les ouvriers, où les uns transforment les autres.

Cette approche constitue la thèse centrale d’un long texte publié dans le numéro d’avril-mai 1973 de Mobilisation, « Une évaluation du travail idéologique ». Même s’il est anonyme, Pierre s’en attribue un extrait (non référencé) dans son autobiographie ; il a dû au moins écrire ce paragraphe, révélateur à mon sens de sa perception à l’époque du rôle des intellectuels :

Ces transformations – reliées en grande partie aux liens entre intellectuels et ouvriers – n’impliquent pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs et leur capacité croissante de diriger politiquement les organisations ouvrières et populaires, mais elles impliquent aussi une prolétarisation (économique, politique et idéologique) des intellectuels-progressistes qui adoptent un mode de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[8].

Le style est daté et le projet de « prolétariser » les intellectuels évoque aujourd’hui de funestes expériences, mais l’idée de construction commune et d’influence réciproque ne manque ni d’intérêt ni d’originalité. C’est une tentative stimulante de sortir du cul-de-sac imposé, et longuement discuté en sciences sociales, par la version rigide de la notion d’idéologie et son bataclan d’avant-garde et de fausse conscience qui place inévitablement les intellectuels soit en sauveurs des masses ignorantes soit en colporteurs de la pensée dominante. En donnant de l’espace à une certaine créativité par la rencontre et le partage d’expériences pratiques de lutte, Mobilisation défend une position qui n’est pas sans valeur encore aujourd’hui, position encore adoptée pour l’essentiel, mais en d’autres termes, par plusieurs militants et militantes.

Plus tard, en 1973, Mobilisation consacre un numéro entier à la propagande. Si la phraséologie marxiste-léniniste y est plus présente, le rôle de la propagande est clairement identifié : la propagande permet de construire l’organisation nécessaire à la transformation sociale, ici le parti prolétarien et révolutionnaire. Le rejet de l’« éveil de [la] conscience » que proposait Parti Pris est explicite[9], il faut maintenant organiser les masses et les pousser à agir vers un but commun. Ce qu’on appellerait aujourd’hui de la « sensibilisation » est rapidement vu comme une faiblesse petite-bourgeoise.

Ce lien nécessaire entre propagande et organisation n’est pas propre à Pierre, surtout pas à l’époque, mais il sera déterminant dans son travail subséquent. La bataille des idées n’est jamais cette fin en soi ingénue qui fleurit si généreusement chez les universitaires d’aujourd’hui. Elle est systématiquement liée à un appel clair à l’organisation politique concrète. On a certes raison de se révolter, mais pour le faire convenablement, il faut s’organiser.

SUCO, le CIDMAA et Alternatives

Au milieu des années 1970, l’intérêt de Pierre pour les enjeux internationaux et la fin abrupte de l’aventure Mobilisation le fait glisser vers la solidarité internationale, notamment avec SUCO[10]. Cette transition est aussi porteuse d’une évolution de sa conception de la bataille des idées. Est-ce simplement le murissement de sa réflexion ou est-ce bel et bien le passage du national à l’international qui provoque cette transition ? Difficile à dire à partir des documents auxquels j’ai eu accès, mais Pierre tire vraisemblablement des enseignements de l’expérience de Mobilisation pour orienter son approche de la solidarité internationale.

La première transition consiste en un rejet de l’idée de l’imminence de la révolution et de la construction d’une seule organisation qui appelle à reconnaitre sa direction[11]. En l’absence d’un combat corps à corps avec les dominants, on peut donner plus d’espace aux nuances, aux débats et aux désaccords. L’avenir de la révolution ne se joue pas dans l’heure. Plus encore, on voit Pierre adhérer à l’idée que ces nuances et cette profondeur de compréhension participent de la transformation sociale.

C’est probablement là qu’intervient la deuxième transformation, un virage vers l’information en tant que telle. Le problème des organes d’information dominants n’est plus seulement perçu comme le résultant d’une fausse analyse, mais bien comme le produit d’un silence, d’un manque d’information exacte sur un sujet. Suivant ce constat, choisir de parler de façon intelligente, précise et mesurée d’un sujet ignoré par les organes d’information dominants constitue une participation valable à la bataille des idées. Ainsi, Pierre œuvre-t-il à la mise sur pied de centres de recherche comme le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA). Leurs bulletins et d’autres publications font connaitre la réalité des guerres impérialistes et de l’exploitation dans diverses régions du monde dont les médias dominants du Québec ne parlent pas.

Ce virage s’explique entre autres à partir de l’aversion que Pierre développe envers les prises de position internationales des marxistes-léninistes québécois qui reprennent les positions chinoises officielles, quitte à devenir bêtes – la critique d’Allende comme produit de l’impérialisme soviétique – ou carrément immoraux – l’appui à Pol Pot ou à Mobutu[12]. Cependant, l’expérience de la construction de réseaux fondés sur l’expertise, l’estime pour la compréhension subtile et l’amour du travail de recherche bien fait y sont aussi de toute évidence pour quelque chose[13].

Son aventure en solidarité internationale amène également Pierre Beaudet à participer à des stratégies qui dépassent la seule scène de l’extrême gauche québécoise. Quand il contribue à faire venir au Québec Jane Fonda pour parler du Viêt Nam ou Desmond Tutu et Thabo Mbeki pour parler de la situation sud-africaine, Pierre participe parfois à contraindre les gouvernements québécois et canadien à modifier leur action[14].

On peut aussi voir cette stratégie plus grand public à l’œuvre lors de la création de l’organisation Alternatives et de la publication de son journal inséré dans Le Devoir à partir de 1994. Dans le premier numéro, Michel Lambert, grand complice de Pierre Beaudet à l’époque, écrit que la parution de ce journal sera le « premier moyen d’action » d’Alternatives. Ce premier éditorial porte d’ailleurs entièrement sur la question du discours dominant :

Partout, dans les pays industrialisés autant que dans les pays en voie de développement prédomine un seul discours : l’argent roi, le profit maitre et le déficit honteux. Partout, des hommes et des femmes, toujours plus nombreux, paient de leur vie, de leur santé, de leur éducation pour cette obsession. L’humanité se mutile au nom d’une économie et d’un productivisme qui ravalent les individus au niveau d’une simple matière première d’un objet jetable après usage, d’une marchandise qu’on magasine et qu’on méprise[15].

On voit ici la centralité que le discours occupe désormais dans la stratégie de Pierre. Nos adversaires politiques créent un discours qui sert leurs intérêts et convainc la majorité, mais qui contribue surtout à créer les rapports de domination. Pour les combattre, il faut faire entendre une voix d’opposition crédible et forte, à partir de nos propres instruments de diffusion.

Cette nouvelle approche de la bataille des idées a participé à renouveler la gauche. Alternatives et d’autres organisations créées ou profondément transformées à l’époque ont structuré une proposition intellectuelle cohérente qui a constitué une proposition programmatique de gauche cohérente par-delà le centrisme du Parti québécois.

L’altermondialisme, un féminisme renouvelé, un mouvement étudiant de nouveau combatif et une pensée écologiste qui critique le capitalisme en constituent les idées de base. L’attention aux nuances, le souci d’informer et la volonté de s’adresser à un large public auront permis de créer une vision du monde en contrepoint de la pensée dominante d’alors.

Les Nouveaux Cahiers du socialisme, La Grande Transition, le Forum social québécois

La structuration et les succès relatifs de la gauche dans les années 2010 ont été rendus possibles grâce à cette base commune. Pierre, non content d’avoir participé à donner une structure de fond au développement d’une gauche propre au Québec du XXIe siècle, a encouragé ceux et celles qui adhéraient à cette structure idéologique à aller au bout de ses conséquences logiques et à adopter des positions radicales, notamment en ce qui concerne l’écologie et la lutte contre le capitalisme. Son engagement dans les Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) en est un bon exemple.

Dans l’éditorial qui ouvre le premier numéro des NCS en 2009, on lit :

Dans le sillon de la Marche des femmes, du Sommet des peuples des Amériques, du Forum social québécois et des grandes luttes étudiantes, populaires et syndicales des dernières années se profile également un ensemble de résistances. De ces luttes émergent de nouvelles perspectives qui conjuguent les aspirations historiques des mouvements anticapitalistes à celles des « nouvelles » expressions de la lutte sociale comme le féminisme, l’écologie politique, l’altermondialisme[16].

On peut lire ici une certaine synthèse. La volonté de radicaliser les luttes de gauche vient non plus contredire mais enrichir l’idée d’un message destiné au grand public. Il nous faut des outils de propagande qui nous permettent de parler à tout le monde, mais il nous faut aussi des publications où discuter de la cohérence interne de notre mouvement. Les NCS ont donné à la gauche un lieu de débat théorique, ce qui lui manquait depuis la fin des années 1980.

Mais la cohérence théorique n’apparait pas sans débats et sans réseaux et Pierre était bien conscient de ces éléments essentiels de la bataille des idées. En participant à la création du Forum social québécois et ensuite à celle de La Grande Transition, il a contribué à mettre sur pied une structure où les gens de gauche se reconnaissent, échangent, débattent et définissent la gauche québécoise. Grâce à ces lieux communs, nous savons que nous sommes ensemble, que nous sommes de la même famille malgré nos chicanes et nos différences. Grâce aux réseaux qui s’y créent, les plus jeunes peuvent s’intégrer à nos organisations et institutions. De même, Pierre proposait d’inscrire la gauche québécoise dans des contextes internationaux où il est possible de partager des luttes et des analyses.

État de la bataille lors du décès de Pierre Beaudet

Alors que Pierre nous a quittés, comment va la bataille idéologique au Québec ? Le premier constat, c’est que la structure idéologique fondamentale de la gauche québécoise que Pierre a contribué à mettre sur pied dans les années 1990 a permis des avancées. Ces avancées ont d’abord été organisationnelles. Une génération de nouvelles organisations de gauche fondées sur ces principes a vu le jour au début des années 2000, entre autres Québec solidaire, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) et l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). D’autres organisations ont adapté leur discours de façon à épouser les contours de cette structure idéologique. Grâce à ces nouvelles capacités organisationnelles, les gains ont ensuite été décisifs. D’abord la consolidation d’un « peuple de gauche » – expression chère à François Cyr (1952-2012), un autre complice de Pierre – qui prend l’habitude de voter pour un parti de gauche, mais aussi de s’impliquer dans de nouvelles organisations. Enfin, à partir de la crise de 2008, je crois qu’on peut aussi parler d’un déplacement à gauche de la fenêtre d’Overton[17], ce qui est en partie le résultat de cette consolidation idéologique. Le discours public et politique est aujourd’hui structuré en bonne partie sur les enjeux dont Pierre Beaudet et d’autres faisaient la promotion dans les années 1990. Ce discours est le discours officiel d’opposition aux groupes dominants ; la population le sait et une partie d’elle y adhère. Comment transformer cette adhésion partielle en hégémonie au sens gramscien ? La question reste entière.

Dans des discussions que nous avons eues à l’automne 2020 et au début de l’hiver 2021, Pierre était très animé par l’idée d’une consolidation et d’une coordination plus forte de la gauche québécoise. Nous constations tous les deux qu’une grande quantité de travail se faisait en silo, notamment dans la bataille des idées. Nous percevions alors une absence d’objectifs et de stratégie claire vers la transformation sociale. En fait, les lieux où toute la gauche se rejoint pour faire ces débats et donner cette direction n’existent pas vraiment. Lors de ces échanges, Pierre était convaincu qu’avancer en rangs dispersés ne nous permettrait pas de faire les gains nécessaires pour franchir la prochaine étape de la bataille des idées.

Qui sont les Pierre Beaudet de demain ? Où se trouvent ces petites mains qui structurent dans l’ombre des organisations qui permettent à notre mouvement de grandir ? Ces nouvelles personnes devront nous convaincre d’abandonner un certain confort pour nous donner les moyens de nos ambitions et, grâce en partie à Pierre, nous avons de très grandes ambitions.

Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul à Ottawa.


NOTES

  1. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 51.
  2. Ibid.
  3. Anonyme, « Préface », Mobilisation, vol. 1, n° 1, 1969.
  4. Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 145.
  5. Ibid., p. 156-158.
  6. Anonyme, « Pourquoi une revue militante ? », Mobilisation, vol. 2, n  1, janvier 1973, p. 6-7.
  7. Anonyme, « Une évaluation du travail idéologique à partir de textes militants », Mobilisation, vol. 2, n° 4, avril-mai 1973, p. 28 et Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 153.
  8. Équipe de la Librairie progressiste, « Le rôle de la propagande dans la construction du parti révolutionnaire », Mobilisation, vol. 2, n° 5, 1973, p. 24-25.
  9. SUCO (Service universitaire canadien outre-mer, maintenant Solidarité, union, coopération) est un organisme de solidarité internationale établi à Montréal depuis 1961.
  10. Pierre Beaudet, Un jour à Luanda, Montréal, Varia, 2018, p. 61-62.
  11. Ibid., p. 57-58.
  12. Ibid., p. 126.
  13. Ibid., p. 141-146.
  14. Michel Lambert, « Le veau d’or », Alternatives, vol. 1, n° 1, novembre 1994.
  15. Collectif d’analyse politique, « Pourquoi les Nouveaux Cahiers du socialisme ? », Nouveaux Cahiers du socialisme, vol. 1, n° 1, 2009, p. 8.
  16. NDLR. Introduite par le sociologue américain Joseph P. Overton au cours des années 1990, la notion de fenêtre d’Overton, aussi appelée fenêtre de discours, désigne la gamme d’idées que le public peut accepter à un moment donné. La viabilité politique d’une idée dépend du fait qu’elle se situe dans cette fenêtre qui comprend une gamme de politiques qu’un politicien peut proposer sans être considéré comme trop extrême, pour gagner ou conserver une fonction publique. D’après Wikipédia.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) – Partie II

15 mai 2023, par Archives Révolutionnaires
Partie I. Bâtir un pouvoir populaire Introduction. Exposer les luttes du passé Les années 1960. Le Québec en changement 1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le (…)

Partie I. Bâtir un pouvoir populaire
Introduction. Exposer les luttes du passé
Les années 1960. Le Québec en changement
1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)
1970. La Crise d’Octobre et la transformation de l’extrême gauche au Québec

Partie II. Exercer le pouvoir ouvrier
1972. Le Front commun
1972-1975. luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste
Conclusion. Vers de nouveaux combats

Manifestation et piquetage lors du Front commun de 1972 (Source : Archives de la CSN).

1972. Le Front commun

« Le syndicalisme, c’est le peuple organisé. »

Marcel Pepin, Positions (1968)

Les grandes centrales syndicales québécoises, qui avaient bien accueilli les réformes de la Révolution tranquille, durcissent le ton face à l’État et affinent leurs positions politiques vers la fin des années 1960. Le syndicalisme de combat, centré sur la construction d’un rapport de force avec l’État et le patronat, influence la perspective des grandes centrales qui critiquent « l’État bourgeois » et ébauchent un projet de société socialiste. On cherche à dépasser l’esprit corporatiste et à faire valoir les intérêts des travailleur·euse·s face aux classes dominantes « protégées par leur État[1] ». Une partie des syndiqué·e·s espère que leurs organisations deviennent l’outil de la classe ouvrière pour affronter la bourgeoisie, mais plusieurs membres restent en désaccord avec ces propositions radicales. Cette contradiction éclatera lors du Front commun intersyndical de 1972[2].

Les trois manifestes des centrales syndicales

Peu avant le premier Front commun, les centrales publient chacune un manifeste exprimant leurs nouvelles conceptions politiques. En 1971, la CSN publie Ne comptons que sur nos propres moyens, alors que la FTQ publie L’État, rouage de notre exploitation. En 1972, la CEQ, qui rassemble les enseignant·e·s, publie L’école au service de la classe dominante.

Ne comptons que sur nos propres moyens, publié par la CSN, dénonce l’impérialisme américain au Québec. L’analyse des structures de production montre comment l’économie québécoise et sa bourgeoisie nationale sont soumises à la grande bourgeoisie étrangère. Les investisseurs étrangers achètent les entreprises québécoises, faisant en sorte que les profits engendrés grâce aux ressources et à la main-d’œuvre d’ici aboutissent aux États-Unis. Le manifeste affirme que les réformes du parti libéral qui prétendaient nous rendre « maîtres chez nous » ont échoué : l’État québécois continue à être au service de Toronto et de Wall Street. Les instruments de « libération économique » créés durant la Révolution tranquille – comme la Caisse de dépôt et placement ou l’étatisation de l’électricité – sont insuffisants pour émanciper le Québec du capitalisme anglo-américain. Pour que ces instruments atteignent leur objectif libérateur, il faudrait qu’ils soient contrôlés par les travailleurs et non par la bourgeoisie nationale vassalisée. Le manifeste expose par conséquent la nécessité de renverser le capitalisme et d’établir une économie planifiée socialiste, prise en charge par « les travailleurs québécois et démocratiquement gérée[3] ».

L’État rouage de notre exploitation, produit par la FTQ, rassemble quatre documents de travail adoptés lors de son 12e congrès en 1971. Le plus intéressant est le Manifeste pour une nouvelle stratégie qui propose un dépassement du système socio-économique capitaliste. Le Manifeste constate l’échec des luttes isolées, avant de souligner qu’elles devraient être liées parce qu’elles concernent toutes le conflit capital / travail. Le problème c’est « le système capitaliste monopoliste organisé en fonction du profit de ceux qui contrôlent l’économie, jamais en fonction de la satisfaction des besoins de la classe ouvrière[4] ». L’État est un rouage essentiel dans le fonctionnement de ce système d’exploitation en vertu de ces appareils politiques, juridiques et idéologiques. Il faut s’organiser pour remplacer le système capitaliste et l’État libéral qui le soutient « par une organisation sociale, politique et économique dont le fonctionnement sera basé sur la satisfaction des besoins collectifs[5] ». Par contre, les actions concrètes proposées par la FTQ ne sont pas à la hauteur de la radicalité de son analyse du système. La centrale suggère des actions qui pourraient être menées à court terme par le gouvernement (suivant la pression des travailleurs) afin de « contenir » les dégâts du système capitaliste. Il s’agit principalement de renforcer les institutions économiques québécoises et de nationaliser l’épargne grâce à la Caisse de dépôt et placement.

Enfin, L’école au service de la classe dominante, produit par la CEQ, analyse le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités sociales et de classe au Québec. La centrale considère que l’éducation en régime capitaliste vise à former une main-d’œuvre docile, ce qui implique la discipline, la hiérarchie et la compétition entre élèves. Le système scolaire prépare, dès leur plus jeune âge, les « futurs exploiteurs » et les « futurs exploités ». L’analyse de la CEQ, bien que pertinente, reste plus limitée que celle de la CSN (la plus audacieuse quant aux actions proposées) et celle de la FTQ.

En bref, les trois manifestes contestent la capacité de l’État québécois, dominé par une bourgeoisie nationale soumise aux capitaux étrangers, à répondre aux besoins du peuple. Selon les centrales, l’État et ses institutions, ainsi que le monde de l’entreprise privée, sont incapables d’assurer le bien-être collectif. C’est pourquoi il est nécessaire d’établir le pouvoir des travailleur·euse·s, voire un régime socialiste.

Les trois manifestes des centrales syndicales (Photos AR).
En bas, on peut voir un exemplaire du journal La [Presse] libre, produit par les lock-outés de La Presse lors du conflit de 1964. Un autre conflit éclate au début des années 1970 et dure sept mois, de juillet 1971 à février 1972 (Source : Archives de la CSN).

Le Front commun de 1972

En janvier 1972, les trois grands syndicats (CSN, FTQ et CEQ) décident de s’unir dans un Front commun pour négocier les conditions de travail dans le secteur public. Le slogan du Front commun : « Nous, le monde ordinaire ». Sa principale réclamation : un salaire minimum de 100 $ par semaine pour tout·e·s les employé·e·s du secteur public québécois, pour les sortir de la pauvreté et établir une norme qui exercerait une pression à la hausse sur les salaires des travailleur·euse·s du secteur privé. Les revendications du Front commun comprennent aussi l’équité salariale entre les femmes et les hommes, la sécurité d’emploi et des avantages sociaux comme les congés de maternité. Lorsque le gouvernement de Robert Bourassa refuse de négocier, les 210 000 syndiqué·e·s du Front commun déclenchent une grève générale illimitée le 11 avril 1972.

Le gouvernement impose des injonctions qui forcent le retour au travail, puis promulgue une loi spéciale, le Bill 19, qui interdit la poursuite de la grève et lui permet d’imposer des conventions collectives dans le secteur public et parapublic. De lourdes sanctions sont prévues en cas de désobéissance. Les directions syndicales décident alors de suspendre le débrayage et de retourner négocier ; cet appel au retour au travail mécontente un bon nombre de grévistes prêts à défier les injonctions et la loi[6]. Malgré cela, le gouvernement poursuit les chefs syndicaux qui avaient déclaré vouloir inciter leurs membres à ne pas respecter les injonctions d’avril. Le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison[7].

Cette provocation enflamme le mouvement ouvrier qui réagit par de très nombreuses grèves impromptues dans le secteur public comme privé, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. Dans les villes de Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, les travailleurs organisés occupent leurs usines, produisent leurs propres journaux, bloquent les routes et manifestent. Malgré l’illégalité de la grève, des enseignants, des métallurgistes, des mineurs, des journalistes, des commerçants et des infirmières s’unissent dans un même mouvement, tandis que dans plusieurs villes, le contrôle des travailleur·euse·s sur leur vie quotidienne constitue l’embryon d’un véritable « pouvoir ouvrier »[8].

Trois affiches du Front Commun de 1972 présentées lors de l’exposition d’Archives Révolutionnaires en mars 2023 au Bâtiment 7 (Photos AR).

La ville de Sept-Îles est paralysée pendant près d’une semaine en raison de son occupation par les travailleur·euse·s. Les ouvriers de la construction, rejoints par les mineurs puis les métallos de toute la Côte-Nord, se joignent au mouvement de grève. Le 10 mai, une assemblée de 800 travailleur·euse·s décide de fermer tous les commerces non essentiels de Sept-Îles et un groupe de syndiqués prend le contrôle de la radio locale[9]. Dans l’après-midi, des manifestant·e·s rassemblé·e·s devant le palais de justice affrontent les policiers. Ceux-ci, incapable de contenir les grévistes, sont forcés de se barricader, tandis que les travailleur·euse·s proclament la ville « sous contrôle ouvrier » ! L’euphorie est de courte durée : au cours de la manifestation, un citoyen anti-grève percute la foule avec sa voiture, blessant plus de 40 personnes et tuant un manifestant. Bien qu’une assemblée de 4000 personnes soit organisée le lendemain pour négocier avec les autorités gouvernementales, le rapport de force est rapidement inversé. La police locale, soutenue par la Sûreté du Québec, lève les barrages et reprend le contrôle de la ville. Incapables de poursuivre les assemblées syndicales et ayant perdu leur rapport de force, les travailleur·euse·s reprennent progressivement le travail entre le 15 et le 18 mai.

Le Front commun dans son ensemble se désagrège progressivement, des scissions se formant au sein des centrales syndicales, donnant notamment naissance à la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) qui rejette les orientations radicales de la CSN. Le gouvernement Bourassa, par la répression et la division, reprend le contrôle des évènements et impose, à l’été et à l’automne, une série de conventions négociées par secteur. Le Front commun se termine ainsi dans l’amertume. Au lendemain des évènements de 1972, un constat s’impose : les centrales syndicales n’ont pas su dépasser les limites imposées par la légalité bourgeoise ni aller au-delà du modèle de la négociation des conditions de travail[10]. Alors que les centrales optent pour le repli devant les menaces légales, elles sont dépassées par une base ouvrière combative qui refuse le retour au travail dans plusieurs villes du Québec, ce qui s’exprime en particulier lors des affrontements de mai. Ces mobilisations autonomes ont montré aux travailleur·euse·s qu’ils et elles peuvent s’organiser par eux-mêmes, en créant leurs propres groupes et en menant leurs propres actions.

Le Front commun a démontré aux travailleur·euse·s en lutte « la nécessité de la solidarité ouvrière, la nécessité de l’unité syndicale, la nécessité de la démocratisation des structures syndicales, la conscience de la nature et du rôle de l’État pro-monopoliste et pro-impérialiste[11] ». L’idée d’un mouvement populaire de masse qui place les travailleur·euse·s au cœur de l’action fait son chemin dans l’imaginaire militant[12]. Bien sûr, cette voie radicale est contrebalancée par celles et ceux qui restent attachés au syndicalisme traditionnel ou au Parti Québécois, deux options étapistes et considérées comme plus réalistes pour donner un certain pouvoir aux classes populaires dans la société québécoise[13]. Mais la table est mise pour une séquence particulièrement puissante des luttes populaires.

Rassemblement du Front Commun au Forum de Montréal le 7 mars 1972 (Source : Archives de la CSN).

1972-1975. Luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste

« Comme on se battait contre les boss, c’était logique de se battre aussi contre le système qui permet aux boss de nous exploiter. Gagner une grève ça n’empêche pas les boss de venir gruger, avec l’inflation d’un bord, ce qu’ils sont forcés de nous donner en augmentation de l’autre bord… »

La solidarité des gars de Firestone égale victoire (1974)

Les années 1970 sont marquées par les grèves et l’activité intense des mouvements ouvriers. Le Front commun a permis, pour une partie des militant·e·s syndicaux·ales et d’extrême gauche, de figurer une recomposition plus radicale du mouvement, au-delà des syndicats[14]. Malgré son ampleur, le Front commun est perçu par certain·e·s comme un échec pour ce qui a trait aux revendications immédiates[15]. De plus, le mouvement a été incapable de se poursuivre pleinement sur le terrain politique. En conséquence, dans les villes de Montréal, Sept-Îles, Joliette ou Saint-Jérôme, se développe un mouvement ouvrier qui se veut plus indépendant des grandes centrales syndicales tout comme des partis politiques. Les Comités d’action politique et les groupes d’extrême gauche se reconfigurent, en adoptant de plus en plus une perspective marxiste-léniniste. Ces groupes de travailleur·euse·s en lutte avancent le projet d’un Québec socialiste et capable de s’autodéterminer, en s’inspirant du mouvement anti-impérialiste mondial. La révolution ne viendra pas d’en haut : elle sera faite par les masses, par la classe ouvrière auto-organisée au sein des lieux de travail et de la communauté.

Les années de grèves (1973-1975)

Les années 1970 au Québec sont marquées par de nombreuses grèves et une affirmation des revendications ouvrières dans le secteur public comme privé[16]. La plupart des travailleur·euse·s se battent contre des multinationales américaines qui sous-paient leurs employé·e·s, répriment ceux et celles qui tentent d’y instaurer des syndicats ou refusent la formule Rand. À partir de 1973, le contexte économique est, de plus, marqué par une période de « stagflation » : la croissance stagne et les emplois se font plus rares, tandis que les prix augmentent. Le salaire réel moyen est à la baisse et le chômage augmente[17]. Nombre de travailleur·euse·s luttent pour leurs conditions de vie, tout en mettant de l’avant des propositions politiques. Au cours de ces grèves, les travailleur·euse·s produisent des journaux et se lient avec des groupes politiques qui les soutiennent.

Au printemps 1973, la ville de Joliette est le théâtre de deux grèves très dures. En mars, les 315 travailleurs de l’usine Firestone Tire and Rubber débraient afin de négocier une nouvelle convention collective[18]. Au Québec, ce géant du caoutchouc emploie une main-d’œuvre qualifiée, mais lui offre un salaire beaucoup plus bas qu’en Ontario ou aux États-Unis. Ce sont des ouvriers radicaux de l’usine qui poussent pour la grève, dépassant leur propre syndicat jugé trop mou. Ils créent le Comité des 30 pour organiser la négociation : ils exigent une augmentation salariale, de travailler en français, une limitation du temps supplémentaire, la sécurité d’emploi et l’extension du droit de grief. Le comité offre des formations aux ouvriers en grève ainsi qu’à leur famille et organise un boycottage pour mettre de la pression sur l’entreprise. Fait notable, les femmes des grévistes organisent aussi des formations afin d’expliquer le conflit en cours et s’organisent en tant que femmes de grévistes sur la base de leurs propres problèmes[19]. Des groupes militants de l’extérieurs supportent les grévistes et les aident à se former politiquement, tout en maintenant la liaison avec d’autres camarades en lutte à Joliette, notamment ceux de la Consolidated Textile, de Joliette-Construction et de la Canadian Gypsum[20].

En mai 1973, les ouvriers de la Canadian Gypsum déclenchent une grève[21]. Ces travailleurs font face à une administration anti-syndicale qui refuse – en toute illégalité – la formule Rand. L’administration américaine, intransigeante, utilise la violence ainsi que des briseurs de grève afin de stopper le mouvement. Cette grève de 21 mois est racontée dans le film Debout face au mépris (2017) produit par le collectif Ferrisson[22]. Des comités de solidarité se forment dans plusieurs villes, tandis que les grévistes font appel à des groupes politiques pour se former[23]. Ce printemps-là est marqué par de nombreuses manifestations de solidarité avec les grévistes à Joliette, dont la manifestation du 11 juin qui rassemble quelque 2 500 personnes[24].

À gauche, manifestation du 1er mai 1974 à Joliette. Au centre, manifestation du 1er mai 1970 à Montréal (Pierre Gaudard, Musée des Beaux-Arts du Canada). À droite, une altercation avec la police lors de la grève d’United Aircraft, à Longueuil en 1975.

En septembre 1973, les 750 ouvriers de la Canadian Steel Foundries de Montréal déclenchent une grève illégale suite au congédiement de deux de leurs collègues qui avaient soulevé les problèmes de santé et de sécurité auxquels faisaient face les travailleurs[25]. Environ 17 % des employés de la Canadian Steel étaient atteints de silicose. Ce fait est découvert lorsque deux militants du CAP Saint-Jacques, établis dans ce milieu pour y mener du travail politique, font massivement passer des tests aux ouvriers de l’usine réputée pour ses mauvaises conditions de travail[26]. La grève est menée à l’initiative du Comité de travailleurs de la Steel, un groupe autonome qui s’organise depuis décembre 1972 à l’extérieur du syndicat local des Métallos. Le comité s’oppose à la gestion conciliatrice du syndicat et mène sa grève avec des objectifs politiques plus larges, ce qui déplaît au syndicat qui tente de briser leur lutte[27]. Suite à la grève, les militants du CAP sont mis à pied par la direction, mais leur travail politique a donné lieu à la création du journal d’usine À nous la parole.

En novembre 1973, 40 travailleurs de l’usine Shellcast, une entreprise de métallurgie de Montréal-Nord qui fabrique des pièces pour l’industrie aéronautique et électronique, font la grève pour obtenir la reconnaissance syndicale. La plupart des employés de Shellcast sont des immigrants d’origine latino-américaine, grecque et haïtienne. L’entreprise profite de leur statut précaire et du fait qu’ils n’ont pas de syndicat pour abuser d’eux. Malgré une intense mobilisation en faveur des employés de Shellcast, cette grève se termine par un échec en raison de la répression du patronat et du ministère de l’Immigration, qui intervient directement contre les grévistes.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) – Partie I

8 mai 2023, par Archives Révolutionnaires
L’exposition « C’est notre lutte ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) » s’est tenue du 24 au 27 mars 2023 au Bâtiment 7, à Montréal. Cinq ans d’effervescence politique (…)

L’exposition « C’est notre lutte ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) » s’est tenue du 24 au 27 mars 2023 au Bâtiment 7, à Montréal. Cinq ans d’effervescence politique au Québec y étaient présentées, en montrant la dynamique entre les comités populaires, les comités ouvriers, les organisations syndicales et les groupes révolutionnaires. L’exposition présentait divers artéfacts tirés du fonds documentaire Robert-Demers, produits par les groupes populaires et les comités d’action politique, ainsi que de nombreux « journaux d’usine » produits par les travailleurs et les travailleuses en lutte, parfois même à la marge des syndicats.

Le présent texte est issu de la brochure qui accompagnait l’exposition. Nous tenons à remercier la succession de feu Robert Demers (1950-2020) pour la donation du fonds documentaire Robert-Demers, à partir duquel nous avons pu réaliser cette exposition et la recherche qui l’accompagne. Nous tenons aussi à remercier Marc Comby et Yves Rochon pour leur aide précieuse et pour nous avoir fourni documents, témoignages et photos. Leur contribution à notre recherche et à la réalisation de ce texte est immense.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975)

Partie I. Bâtir un pouvoir populaire
Introduction. Exposer les luttes du passé
Les années 1960. Le Québec en changement
1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)
1970. La Crise d’Octobre et la transformation de l’extrême gauche au Québec

Partie II. Exercer le pouvoir ouvrier
1972 : le Front commun
1972-1975 : luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste
Conclusion

De gauche à droite : Le Faubourg à m’lasse en 1963, un quartier populaire canadien-français du centre-sud de Montréal maintenant détruit. La construction de l’hôtel Château-Champlain et de la Place Bonaventure en 1965. Victoriatown en 1963, un quartier du sud-ouest de Montréal qui accueille les familles ouvrières irlandaises, rasé en 1964. Source : Archives de la ville de Montréal.

Introduction. Exposer les luttes du passé

De 1970 à 1975, soit la période comprise entre la Crise d’Octobre et le deuxième Front commun intersyndical (1975-1976), les groupes politiques de gauche, populaires et ouvriers québécois connaissent une reconfiguration puis une activité inouïe, dont cette exposition rend compte. Elle montre l’imbrication et la dynamique entre les comités populaires, les comités ouvriers, les organisations syndicales et les groupes révolutionnaires. Les militant·e·s naviguent alors entre les organisations qui débattent du meilleur moyen de changer le monde. Pour présenter cette vitalité, l’exposition suit un plan chrono-conceptuel, en recoupant la présentation chronologique par des ensembles thématiques : les groupes citoyens, la Crise d’Octobre, le syndicalisme puis les organisations marxistes-léninistes.

Après une mise en contexte sur le climat nationaliste et progressiste des années 1960, nous traitons de l’émergence des groupes populaires à Montréal qui se transforment en Comités d’action politiques (CAP) au début de la décennie 1970. Ces groupes qui cherchent à bâtir un pouvoir populaire vont s’organiser au sein du Front d’action politique (FRAP), un parti municipal qui lie les groupes populaires et le mouvement syndical. La Crise d’Octobre marque un tournant pour ces groupes qui constatent leur fragilité face à la répression de l’État. Les groupes populaires et ouvriers doivent repenser leurs tactiques et développer une stratégie sur le long terme. Entre 1970 et 1972, les militant·e·s se concentrent sur la consolidation politique et théorique en approfondissant leur connaissance du marxisme inspiré par la Chine maoïste. Celle-ci semble proposer un socialisme anti-impérialiste et anti-bureaucratique qui pallie aux insuffisances du modèle soviétique. Parallèlement, les syndicats lancent leur premier Front commun (avril 1972), rapidement dépassé par les actions de leur base ouvrière (mai 1972). Dans les mêmes années, une myriade d’organisations socialistes se développent pour appuyer ou pour participer aux luttes des travailleur·euse·s. Plus largement, les ouvrier·ère·s commencent à s’organiser politiquement en dehors des syndicats. Au milieu des années 1970, une partie du mouvement ouvrier choisit de s’organiser dans des groupes marxistes-léninistes (révolutionnaires) ou dans le Parti Québécois (PQ, réformiste), deux options aux antipodes.

Ce travail se veut un panorama qui ne prétend pas rendre compte de l’entièreté des groupes et activités de la période. Il a pour but de présenter une certaine dynamique à l’œuvre : celle qui animait les groupes populaires et ouvriers.

De gauche à droite : L’intersection des rues Peel et Sainte-Catherine en 1968 (Source : Archives de la ville de Montréal). Une statue de la reine Victoria, dynamitée par le Front de libération du Québec (FLQ) à l’été 1963 (Source : Globe and Mail).

Les années 1960. Le Québec en changement

Avec l’élection du Parti libéral de Jean Lesage en juin 1960, une nouvelle ère de réformes économiques, politiques et sociales s’ouvre au Québec. Lesage souhaite dépasser le laissez-faire économique de son prédécesseur Maurice Duplessis et entreprend de grands projets afin de rendre le Québec semblable aux autres économies modernes de l’Amérique et de l’Europe. La province est laïcisée et la santé comme l’éducation sont étatisées, à la suite de quoi les réseaux des polyvalentes et des cégeps sont mis en place. Le gouvernement intervient dans l’économie par le biais des sociétés d’État et la fondation d’institutions comme la Caisse de dépôt et placement du Québec. Ces réformes s’accompagnent de la montée des luttes pour les droits civiques – avec des gains notamment pour les femmes et la classe ouvrière – et du mouvement indépendantiste.

En septembre 1960, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) est formé. En 1962, il lance le journal L’Indépendance (1962-1968), puis devient un parti politique en mars 1963. Le RIN propose une souveraineté à gauche, qu’il souhaite obtenir par la voie électorale. Rapidement, une extrême gauche indépendantiste se forme à l’initiative des membres les plus radicaux du RIN : c’est la naissance du Front de libération du Québec (FLQ). Entre 1963 et 1972, ce groupe pluriel commet plusieurs attentats à la bombe ainsi que d’autres actions armées révolutionnaires. Dans la foulée de Mai 68 en France, un grand mouvement étudiant de tendance libertaire se constitue dans la province. Face à l’insuffisance des réformes libérales, les luttes ouvrières et les grèves dans la fonction publique se multiplient dès les années 1960.

Les luttes pour l’indépendance, les droits civiques et de meilleures conditions de travail s’entremêlent au cours de la décennie dans un mouvement contestataire marqué par de grandes manifestations et des émeutes, comme celles de la Saint-Jean-Baptiste en 1968 et en 1969. Par contre, les organisations qui animent ce mouvement durent seulement quelques mois, tout au plus quelques années. Le Mouvement de libération populaire (MLP, 1965-1966) puis le Front de libération populaire (FLP, 1968-1970), qui publie le journal La Masse, sont au cœur de ces luttes. Le ralentissement des réformes étatiques à partir de 1966-1967[1] n’entraîne pas une diminution des luttes populaires. Au contraire, celles-ci continuent dans une opposition de plus en plus marquée face à l’État québécois maintenant dominé par une « bourgeoisie nationale » qui tente de s’affirmer.

De gauche à droite : L’Indépendance, journal du RIN. Publications diverses, dont le manifeste du P’tit Québec Libre, une commune révolutionnaire indpendantiste dans les Cantons-de-l’est. La Cognée, organe du FLQ.

1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)

« Le FRAP est dans la lignée des nombreux groupes citoyens qui, depuis 1963, se sont attaqués dans leurs quartiers respectifs à des problèmes précis (équipement scolaire dans Saint-Henri, clinique médicale dans Saint-Jacques, etc.). Peu à peu, cependant, l’absence de pensée politique et l’insuffisance des moyens de lutte et de regroupement ont amené ces comités à se regrouper dans un front commun, le FRAP, où ils ne se contenteront plus de critiquer le pouvoir, mais où ils tenteront de l’exercer. »

Les salariés au pouvoir !, programme du FRAP, 1970

Au début des années 1960, dans plusieurs quartiers de Montréal ainsi qu’à Québec, Sherbrooke et Hull, des comités de citoyens se développent dans les communautés les plus pauvres. À l’époque, près de 38 % de la population de la ville de Montréal vit « soit dans la misère, dans un état de pauvreté ou dans la privation[2] ». Alors que la ville est composée à 75 % de locataires, les grands projets d’infrastructures et de modernisation de la ville impulsés par le maire Jean Drapeau entraînent une destruction massive de logements dans les quartiers populaires[3]. La spéculation foncière et l’absence de plan de développement cohérent contribuent à accentuer les problèmes de logement. Pour faire face aux enjeux d’habitation, d’éducation et de santé, des animateurs sociaux lancent des projets de mobilisation citoyenne dans les quartiers défavorisés, en s’adressant principalement aux chômeur·euse·s et aux assisté·e·s sociaux·ale·s[4].

Les Comités citoyens et les Comités d’action politique

À Montréal, des comités de citoyens sont créés dans les quartiers de Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles ou Saint-Jacques, inspirés par le principe d’organisation communautaire du sociologue américain Saul Alinsky. Les comités encouragent l’auto-organisation des habitant·e·s des quartiers populaires afin qu’il·le·s puissent prendre en charge leurs problèmes. De 1963 à 1968, une vingtaine de comités de citoyens se constituent dans la région de Montréal pour revendiquer l’ouverture de nouvelles écoles et de cliniques, ou pour s’opposer aux expropriations[5]. Ces associations regroupent des travailleur·euse·s salarié·e·s et des chômeur·euse·s qui veulent participer aux décisions concernant les aménagements et les services dans leur quartier[6].

Confrontés à des administrations récalcitrantes, les comités se politisent rapidement[7]. Le 19 mai 1968, plus de 20 comités de citoyens du Québec se rencontrent pour discuter des limites de leurs actions et leurs nouveaux objectifs. L’assemblée affirme :

  1. Nous avons tous les mêmes grands problèmes
  2. Nous devons sortir de l’isolement et de l’esprit de clocher
  3. Les gouvernements doivent devenir nos gouvernements
  4. Nous n’avons plus le choix, il nous faut passer à l’action politique[8]

À partir de ce moment, les comités citoyens s’orientent vers des perspectives plus clairement sociales-démocrates et mettent sur pied des projets autonomes s’adressant à l’ensemble de la population. Le but est de lier les travailleur·euse·s présent·e·s dans les quartiers ouvriers comme Rosemont ou Hochelaga-Maisonneuve et les chômeur·euse·s majoritaires dans les quartiers populaires de Saint-Henri ou de Saint-Jacques[9]. L’appellation de « comité de citoyens » est abandonnée au profit de celle de « groupes populaires » ou « comité de travailleurs ». C’est le cas du Comité des citoyens de Mercier qui devient le Comité des travailleurs de Mercier à l’été 1970. Certains groupes deviennent des « comités d’action politique » (CAP). Cette appellation s’inspire directement d’une initiative de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui souhaite étendre son action au-delà de la négociation des conventions collectives en créant des comités d’action politique dans divers quartiers[10]. Les CAP et les groupes populaires se multiplient dans les années suivantes et deviennent la pierre de touche de l’organisation populaire et ouvrière au Québec.

De gauche à droite : Groupe de citoyens en faveur de l’implantation d’une clinique communautaire, réunis au St-Columba’s Hall dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal (Source : BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Armour Landry). Rassemblement de citoyens de la Petite-Bourgogne, expulsés de leurs logements alors que leur quartier s’apprête à être rasé (Source: Archives de la Ville de Montréal). Manifestation du Comité de citoyens de Milton Parc (Source : Mémoire des montréalais).

La construction de l’autonomie citoyenne

Un des premiers projets communautaires d’envergure est la Clinique des citoyens de Saint-Jacques qui ouvre ses portes le 28 octobre 1968, au 1764 rue Saint-Christophe à Montréal[11]. La clinique, organisée par les citoyen·ne·s du quartier en collaboration avec des médecins bénévoles, offre des services gratuits aux habitant·e·s du quartier, un des plus pauvres de Montréal, dans un contexte où l’assurance maladie n’existe pas encore[12]. La clinique autogérée veut briser le rapport de pouvoir entre les soignant·e·s et les soigné·e·s. Les décisions sont prises par consensus et les médecins doivent accomplir plusieurs tâches afférentes, comme laver les planchers. En contrepartie, les citoyen·ne·s sont impliqué·e·s dans le fonctionnement de la clinique et accomplissent certaines tâches habituellement réservées au personnel spécialisé. La médecine, jusqu’alors réservée aux élites, se démocratise. Les docteurs de la clinique se perçoivent comme de simples travailleurs dont la fonction est de soigner les gens, à l’image des mécaniciens dont la fonction est de réparer les voitures[13]. Bientôt, la clinique ouvre une Maison des citoyens qui accueille le Comité des citoyens de Saint-Jacques[14]. Peu après, une autre clinique est créée dans le quartier Saint-Henri. Des centres d’aide légale, comme la Clinique Pointe-Saint-Charles ou la Clinique Saint-Louis, ouvrent leurs portes vers 1970[15]. En 1971, cinq cliniques communautaires du genre existent à Montréal et on en retrouve aussi à Québec, Sherbrooke et Hull.

On compte, parmi les diverses initiatives mises sur pied au tournant des années 1970 des « maisons du chômeur », des coopératives d’alimentation, des associations de locataires, des garderies, etc. Les comités d’action politique et les groupes populaires s’intéressent à la plupart des enjeux qui touchent la vie quotidienne matérielle des classes populaires, tout en appuyant sporadiquement des groupes de travailleur·euse·s en grève[16]. En créant ces institutions en toute autonomie, les communautés rompent avec la simple revendication : elles se donnent les services dont elles ont besoin. Elles passent de l’impuissance à l’action. Ces comités poursuivent leur travail tout au long des années 1970, avec des perspectives plus ou moins radicales selon les cas.

À gauche : un dessin représentant les cliniques populaires qui se multiplient à Montréal dans les années 1970 (Solidaire, no.5, sept 1973, photo par Archives Révolutionnaires). À droite : à l’intérieur de la Clinique Saint-Jacques, qui reste en activité jusqu’aux années 1980 (Bulletin populaire, vol.4, no.10, 15 mai 1975).

Le Front d’action politique (FRAP)

En 1970, les groupes populaires et des syndicalistes s’unissent pour créer un parti municipal à Montréal : le Front d’action politique (FRAP). Les premiers cherchent à s’allier pour augmenter leur capacité d’action, alors que les seconds prennent acte de l’ébullition dans le domaine social. Les centrales syndicales cherchent à élargir leur champ d’action au-delà de la défense des droits des travailleur·euse·s dans les entreprises. Alors que les luttes sociales prennent de plus en plus d’importance, les grandes centrales (CSN, FTQ, CEQ[17]) critiquent l’État et le capitalisme. En élargissant leur champ d’action et en développant des pratiques combatives, les syndicats souhaitent devenir les véhicules à travers lesquels les travailleur·euse·s construisent leur pouvoir politique et économique. C’est l’idée du « deuxième front » développée par la CSN.

Cette nouvelle conception est présentée au congrès de la CSN d’octobre 1968 par Marcel Pepin, alors président, dans son rapport intitulé Le deuxième front. Il vise à ce que les travailleur·euse·s, par l’entremise de leurs syndicats, prennent en charge l’entièreté des questions sociales et politiques. Si les syndicats assurent l’ordre dans les entreprises – par la négociation des conditions de travail et des salaires – ils n’ont pratiquement aucun pouvoir à l’extérieur des usines et des shops[18].Cette ouverture aux questions sociales hors des lieux de travail se concrétise dans la participation de militants de la CSN à la création de plusieurs Comités d’action politique (CAP) et de groupements citoyens.

Les groupes populaires de Montréal, quant à eux, sont conscients qu’en restant désunis et en travaillant chacun sur leurs enjeux spécifiques, ils limitent leur capacité d’action. Ils décident donc de se fédérer et de s’allier avec les syndicalistes du « deuxième front ». Tous ont la volonté de prendre en charge les problèmes de la vie quotidienne des travailleurs et des travailleuses, de promouvoir une démocratie par le bas et de construire sur le long terme le pouvoir des salarié·e·s. Les colloques régionaux intersyndicaux d’avril et de mai 1970 cristallisent la volonté de fonder un parti politique comme moyen d’expression et d’action permanent pour les militant·e·s[19]. En mai 1970, le Front d’action politique (FRAP) est créé. Il rassemble des militant·e·s de gauche, des syndicalistes et des membres des groupes populaires[20]. Pour ses dirigeants, ce parti municipal est la première étape qui doit mener à la création d’une organisation politique à l’échelle du Québec. Le premier congrès du FRAP se tient en août 1970 et rassemble près de 400 membres. Fait notable, si le FRAP est un parti montréalais, son projet suscite l’intérêt de plusieurs organisations d’autres villes au Québec : le Mouvement des locataires de Québec, les comités des citoyens de Saint-Sauveur et de Saint-Jean-Baptiste, le Comité anti-pauvreté de la Rive-Sud de Montréal et le comité ouvrier de Saint-Jérôme sont notamment présents au congrès[21].

Le FRAP agit comme organe de coordination des différents groupes qui décident de leurs orientations et de leurs priorités organisationnelles en congrès. L’objectif est de construire un « pouvoir populaire[22] », soit une « véritable démocratie économique et politique[23] ». La lutte au niveau municipal est une première étape qui a l’avantage d’être à « échelle humaine[24] ». Alors que la politique est dominée par les intérêts du grand capital, les travailleur·euse·s sont toujours à risque de perdre leurs acquis. Le logement est aux mains de spéculateurs immobiliers et de firmes, la culture et l’information sont dominées par les grandes entreprises médiatiques, tandis que tout le domaine de la consommation est soumis à l’entreprise privée. En lutte sur trois fronts (la politique, le travail et la consommation), le parti propose dans son programme Les salariés au pouvoir ! (1970) une série de réformes structurelles : refonte de l’administration municipale, instauration d’un contrôle des loyers, création de cliniques populaires cogérées par les habitant·e·s des quartiers et les travailleur·euse·s de la santé, mesures favorisant l’extension du mouvement coopératif, etc.[25] Si le FRAP ne se dit pas socialiste, il est par contre résolument critique du capitalisme[26]. D’ailleurs, son projet motive les classes populaires, alors que 35 % des membres du FRAP à sa fondation sont des ouvriers spécialisés, des techniciens ou des travailleurs non qualifiés ; les ménagères représentant 4 % des membres[27].

Au moment où paraît le programme du FRAP, le parti coalise quatorze CAP. Parmi eux, les CAP de Saint-Henri, Sainte-Anne, Saint-Louis, Saint-Jacques, Papineau, Maisonneuve, Saint-Édouard, Villeray, Rosemont, Ahuntsic et Mercier[28]. Six des CAP qui composent le FRAP sont des organisations qui existaient avant la création du parti, alors que les autres sont créés expressément en vue des élections municipales d’octobre 1970[29]. Le FRAP est alors très populaire. Le nombre d’adhérents passe de 600 en août 1970 à près de 1 100 en octobre[30]. Ce mouvement d’enthousiasme est stoppé net par un évènement majeur qui ébranle tout le Québec : la Crise d’Octobre et l’invasion de la province par l’armée canadienne.

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