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De la Nakba à Gaza. Poésie et résistance en Palestine

Mahmoud Darwich (1941-2008) est devenu le porte-voix de la cause palestinienne parce que sa poésie est acte de résistance à portée universelle. Mais la poésie palestinienne est (…)

Mahmoud Darwich (1941-2008) est devenu le porte-voix de la cause palestinienne parce que sa poésie est acte de résistance à portée universelle. Mais la poésie palestinienne est multiple et a vu, depuis la Nakba de 1948 jusqu'à Gaza ces derniers mois, plusieurs générations de femmes et d'hommes écrire sur un futur de liberté et d'indépendance.

Tiré d'Orient XXI.

Dès 1948, la poésie s'est imposée en Palestine occupée face aux autres genres littéraires. Ce n'est pas seulement le signe d'un attachement des écrivains palestiniens à un mode ancien et populaire d'expression dans le monde arabe, mais l'expression d'une volonté de résister aux règles de l'occupation israélienne qui prolongeaient celles du mandat britannique en Palestine (1917-1948). Face aux mesures de répression des forces coloniales, la poésie, qui se transmet et se mémorise aisément, est mieux armée que les autres genres littéraires pour contourner la censure.

C'est d'ailleurs à travers de véritables festivals de poésie ou mahrajanat que la première génération de poètes post 1948 a pu atteindre un large public demeuré sur les terres de Palestine. Parmi les auteurs qui ont participé et se sont révélés lors de ces festivals, se trouvent les grands noms de la poésie palestinienne de cette génération : Taoufik Ziyad (1929-1994), Samih al-Qasim (1939-2014), Mahmoud Darwich (1941-2008), Salim Joubran (1941-2011) et Rashid Hussein (1936-1977). Tous avaient atteint l'âge adulte dans les années qui ont suivi la Nakba de 1948. Ils étaient généralement issus de la classe ouvrière et militaient aussi pour l'amélioration des conditions de vie des ouvriers et des paysans. Ce qui fait de la poésie palestinienne un genre traditionnellement marqué à gauche.

La majorité de ces poètes ont été formés en arabe et en hébreu, en Palestine occupée ou à l'étranger. Seule la poétesse Fadwa Touqan (1917-2003), autodidacte, aurait été initiée à la poésie par son frère Ibrahim Touqan (1905-1941), lui-même poète. Beaucoup étaient des enseignants dans des écoles gérées par les autorités israéliennes. Ces institutions, tout comme les festivals de poésie et d'autres rassemblements publics comme les mariages et les fêtes religieuses, étaient surveillés de près par les services de sécurité coloniaux qui s'efforçaient de contenir le nationalisme palestinien.

À travers leur poésie, ces auteurs ont joué un rôle important dans la production et la diffusion d'idées à portée politique. Leur participation aux festivals était de fait un geste de résistance. Leurs poèmes, écrits le plus souvent dans le respect des codes de la prosodie arabe traditionnelle, étaient faciles à chanter et à retenir. Ils étaient déclamés devant un auditoire nombreux, coupé du reste du monde arabe et des Palestiniens forcés à l'exil, et traumatisé par les massacres commis par l'armée israélienne. Les poèmes exprimaient le plus souvent espoirs et rêves révolutionnaires de liberté et d'indépendance, mais ils abordaient aussi des thèmes plus graves liés au sentiment de dépossession, et aux violences physiques et symboliques subies.

C'est au cours de ces festivals que se développe le concept de résistance, de sumud ou persévérance face à l'adversité, concept qui deviendra un thème majeur de la poésie palestinienne notamment chez Taoufik Ziyad avec son célèbre poème Ici nous resterons dont cet extrait résonne comme un manifeste politique et poétique :

  • Ici nous resterons
  • Gardiens de l'ombre des orangers et des oliviers
  • Si nous avons soif nous presserons les pierres
  • Nous mangerons de la terre si nous avons faim mais nous ne partirons pas !
  • Ici nous avons un passé un présent et un avenir (1)

La participation aux festivals a valu à plusieurs auteurs comme Taoufik Ziyad et Hanna Ibrahim (1927- ) d'être arrêtés puis emprisonnés ou assignés à domicile. Ils n'ont pas renoncé pour autant à composer des poèmes, et la colère et l'indignation traversent de nombreux textes. En témoigne cet extrait d'un poème du charismatique Rashid Hussein que Mahmoud Darwich surnommait Najm ou l'étoile, et auquel Edward Saïd rend un hommage appuyé dans l'introduction de son ouvrage sur la Palestine (2) :

  • Sans passeport
  • Je viens à vous
  • et me révolte contre vous
  • alors massacrez-moi
  • peut-être sentirai-je alors que je meurs
  • sans passeport (3)

Certains poèmes deviendront des chansons populaires, connues de tous en Palestine occupée et ailleurs, comme celui intitulé Carte d'identité, composé par Mahmoud Darwich, en 1964 :

  • Inscris
  • je suis arabe
  • le numéro de ma carte est cinquante mille
  • j'ai huit enfants
  • et le neuvième viendra… après l'été
  • Te mettras-tu en colère ? (4)

Si les anthologies et recueil imprimés demeurent assez rares jusqu'aux années 1970 et ne représentent, d'après le chercheur Fahd Abu Khadra, qu'une infime partie des poèmes composés et publiés entre 1948 et 1958, certains poètes auront recours aux organes de presse de partis politiques pour diffuser leurs écrits. Le Parti des travailleurs unis (Mapam) a par exemple soutenu et financé la revue Al-Fajr (l'Aube), fondée en 1958 et dont le poète Rashid Hussein était l'un des rédacteurs en chef. Subissant attaques et censure, la revue sera interdite en 1962.

Les membres du Parti communiste israélien (Rakah) ont pour leur part relancé la revue Al-Itihad (L'Union) en 1948, qui avait été fondée en 1944 à Haïfa par une branche du parti communiste. À partir de 1948, Al-Itihad ouvre ses colonnes à des poètes importants comme Rashid Hussein, Émile Habibi (1922-1996), Hanna Abou Hanna (1928-2022). Ces revues ont joué un rôle crucial pour la cause palestinienne en se faisant les porte-voix d'une poésie de combat. Longtemps regardés avec méfiance et suspectés de collaborer avec les forces coloniales par le simple fait d'être restés, c'est Ghassan Kanafani (1961-1972), auteur et homme politique palestinien qui a redonné à ces auteurs la place qu'ils méritent, en élaborant le concept de « littérature de résistance » (5) . Cette littérature est considérée par certains comme relevant davantage d'une littérature engagée que d'une littérature de combat, restreinte par le poète syrien Adonis (1930- ), à tort nous semble-t-il, au combat armé.

Cette poésie a par ailleurs souvent été critiquée pour être davantage politique que « littéraire », comme si l'un empêchait l'autre. À ce sujet, Mahmoud Darwich fait une mise au point salutaire :

  • Mais je sais aussi, quand je pense à ceux qui dénigrent la « poésie politique », qu'il y a pire que cette dernière : l'excès de mépris du politique, la surdité aux questions posées par la réalité de l'Histoire, et le refus de participer implicitement à l'entreprise de l'espoir (6).

Pour finir, il est important de noter que les poèmes de cette période n'évoquent pas seulement la Palestine et son combat pour l'indépendance. Y apparaissent d'autres causes de la lutte anticoloniale, notamment celle du peuple algérien, ou des Indiens d'Amérique. Dans un poème de 1970, Salem Joubran (1941-2011) interpelle ainsi Jean-Paul Sartre qui a défendu la cause algérienne mais reste silencieux quant à la colonisation de la Palestine :

  • À JEAN-PAUL SARTRE
  • Si un enfant était assassiné, et que ses meurtriers jetaient son corps dans la boue,
  • seriez-vous en colère ? Que diriez-vous ?
  • Je suis un fils de Palestine,
  • je meurs chaque année,
  • je me fais assassiner chaque jour,
  • chaque heure.
  • Venez, contemplez les nuances de la laideur,
  • toutes sortes d'images,
  • dont la moins horrible est mon sang qui coule.
  • Exprimez-vous :
  • Qu'est-ce qui a provoqué votre soudaine indifférence ?
  • Quoi donc, rien à dire ? (7)

Autre figure souvent citée, celle de Patrice Lumumba auquel on rend hommage après son assassinat par les forces coloniales belges. Rashid Hussein déclame ce poème lors d'un festival de poésie :

  • L'Afrique baigne dans le sang, avec la colère qui l'envahit,
  • Elle n'a pas le temps de pleurer l'assassinat d'un prophète,
  • Patrice est mort... où est un feu comme lui ?...
  • Il s'est éteint, puis a enflammé l'obscurité en évangile (8).

Cultiver l'espoir et renouveler le combat

Les générations de poètes qui ont suivi celle de 1948 perpétuent les thèmes de résistance et de combat en leur donnant un souffle politique nouveau. À mesure que les guerres se succèdent, que la situation des Palestiniens de 1948 se détériore, que les camps de réfugiés se multiplient et s'inscrivent dans la durée et que la colonisation de la Palestine se poursuit — en violation des résolutions de l'ONU et du droit international - les thèmes abordés renvoient à la situation intenable de tous les Palestiniens où qu'ils soient. Entre dépossession, exils forcés, conditions précaires et inhumaines dans les camps de réfugiés, emprisonnements arbitraires, massacres, faim, mort, tristesse, les textes cultivent également l'espoir comme en échos au fameux poème de Mahmoud Darwich de 1986, Nous aussi, nous aimons la vie :

  • Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.
  • Nous dansons entre deux martyrs et pour le lilas entre
  • eux, nous dressons un minaret ou un palmier (9).

En 2011, la poétesse Rafeef Ziadah, née en 1979, compose en réponse à un journaliste qui la somme d'expliquer pourquoi les Palestiniens apprennent à leurs enfants la haine, un poème intitulé Nous enseignons la vie, monsieur (« We teach life, Sir »), qu'elle récite à Londres et dont la vidéo sera amplement partagée :

  • Aujourd'hui, mon corps a été un massacre télévisé.
  • Aujourd'hui, mon corps a été un massacre télévisé qui devait tenir en quelques mots et en quelques phrases.
  • Aujourd'hui, mon corps a été un massacre télévisé qui devait s'inscrire dans des phrases et des mots limités, suffisamment remplis de statistiques pour contrer une réponse mesurée.
  • J'ai perfectionné mon anglais et j'ai appris les résolutions de l'ONU.
  • Mais il m'a quand même demandé : "Madame Ziadah, ne pensez-vous pas que tout serait résolu si vous arrêtiez d'enseigner tant de haine à vos enfants ?
  • Pause.
  • Je cherche en moi la force d'être patiente, mais la patience n'est pas sur le bout de ma langue alors que les bombes tombent sur Gaza.
  • La patience vient de me quitter.
  • Pause. Sourire.
  • Nous enseignons la vie, monsieur.
  • Rafeef, n'oublie pas de sourire.
  • Pause.
  • Nous enseignons la vie, monsieur (10).

La poésie se montre critique aussi de l'Autorité palestinienne qui après les Accords d'Oslo se montre défaillante, gère les fonds qui lui sont alloués de manière peu transparente et ne parvient pas à juguler la montée du Hamas que plusieurs poètes palestiniens, traditionnellement de gauche, déplorent. Voici un exemple d'un poème sans concessions et à l'humour corrosif, intitulé L'État de Abbas, rédigé en 2008 par Youssef Eldik (1959-) :

  • Celui qui n'a pas mal au derrière
  • Ou qui ne voit pas comment le singe se promène,
  • Qu'il entre dans l'État de Abbas.
  • Cet état est apprivoisé –
  • aucune autorité dans cette « Autorité »
  • Si un voleur ne se présente pas devant le tribunal
  • ils le remplacent par son voisin ou sa femme
  • car le gazouillis de l'oiseau sur les fils téléphoniques
  • résonnent comme « Hamas ! »
  • Notre type de justice s'applique à toutes créatures
  • faisant du singe le semblable de son maître
  • de l'escroc ….un policier ( …)
  • Dieu soit loué
  • Après notre humiliation… notre labeur… sommeil,
  • nous avons éternué… un Chef d'État
  • Oh, peuple : sauvons l'État (11)

Mais si les thèmes se perpétuent, ils prennent aussi une nouvelle dimension, notamment au sein de la diaspora palestinienne vivant en Amérique du Nord, qui désormais écrit en anglais et se met au diapason des nouvelles luttes décoloniales et écologiques internationales. Cette poésie est assez peu connue en France. Quelques poèmes ont été traduits par l'incontournable Abdellatif Laâbi dans une anthologie publiée en 2022 et consacrée aux nouvelles voix mondiales de la poésie palestinienne (12). Laâbi avait déjà publié en 1970 une première Anthologie de la poésie palestinienne de combat, suivie vingt ans plus tard de La poésie palestinienne contemporaine.

Dans cette nouvelle poésie contemporaine, on notera les recueils de Remi Kanazi (1981-) poète et performer qui, dans une langue nerveuse et moderne, utilise souvent l'adresse, puise dans le langage moderne des hashtags et des réseaux sociaux, et s'inspire de la rythmique incisive du hip-hop, reprenant peut-être aussi inconsciemment les codes de la poésie arabe de ses prédécesseurs qui déclamaient leurs vers lors des festivals de poésie. Voici deux exemples de sa poésie percutante (13). L'un est extrait du poème intitulé Hors saison :

  • mais vos proverbes ne sont pas de saison
  • des anecdotes plus jouées
  • que les contes d'un pays
  • sans peuple (...)
  • vous ne voulez pas la paix
  • vous voulez des morceaux
  • et ce puzzle
  • ne se termine pas
  • bien pour
  • vous

L'autre poème est intitulé Nakba :

  • Elle n'avait pas oublié
  • nous n'avons pas oublié
  • nous n'oublierons pas
  • des veines comme des racines
  • des oliviers
  • nous reviendrons
  • ce n'est pas une menace
  • pas un souhait
  • un espoir
  • ou un rêve
  • mais une promesse

Le thème de la terre traverse bien évidemment l'ensemble de la poésie palestinienne puisqu'elle est au cœur de la colonisation de peuplement dont ils sont victimes depuis 1948. Il est également mobilisé par des poètes de la diaspora mais sous un angle sensiblement différent. Il ne s'agit plus de revenir sur la catastrophe de 1948 pour déplorer une dépossession en des termes qui reprennent la terminologie capitaliste donc colonialiste et d'exprimer d'une volonté de réappropriation des terres. Il s'agit désormais de penser la Nakba en tant que catastrophe et lieu de rupture écologique. Cette rupture écologique a touché la Palestine en 1948 mais elle touche la Planète entière. C'est ainsi que Nathalie Handal (1969- ), dans un hommage qu'elle rend à Mahmoud Darwich, imagine ce que lui dirait le poète disparu dans une veine poétique et universelle :

  • Je lui demande s'il vit maintenant près de la mer.
  • Il répond : « Il n'y a pas d'eau, seulement de l'eau, pas de chanson, seulement de la chanson, pas de version de la mort qui me convienne, pas de vue sur le Carmel, seulement sur le Carmel, personne pour l'écouter » (14).

Naomi Shihab Nye (1952- ) pour sa part décentre l'humain pour redonner force et pertinence à son propos écologiste. Dans le poème Même en guerre, elle écrit :

  • Dehors, les oranges dorment, les aubergines,
  • les champs de sauge sauvage. Un ordre du gouvernement,
  • Vous ne cueillerez plus cette sauge
  • qui parfume toute votre vie.
  • Et toutes les mains ont souri (15).

Elle fait le lien entre les oranges, les aubergines, la sauge et probablement des dormeurs sans méfiance, juste avant un raid de l'armée israélienne. Et si les mains sourient, c'est probablement par dépit et pour défier les autorités coloniales et leurs décisions arbitraires. Il n'y a là aucune hyperbole, les autorités israéliennes ayant en effet interdit aux Palestiniens de 1948 de cueillir plusieurs herbes, notamment le zaatar, pour en réserver l'exploitation et la vente aux colons israéliens.

Gaza, poésie et génocide

Depuis octobre 2023, la poésie palestinienne est en deuil, toutefois elle reste au combat. Si la poésie française a eu son Oradour (16), chanté et commémoré par des poètes comme Georges-Emmanuel Clancier (1914-2018), la poésie palestinienne ne compte plus le nombre de villages et localités dévastés depuis plus de trois mois auxquels il faut ajouter toutes les guerres et attaques infligées à la bande de Gaza depuis 1948. À la fin du second conflit mondial, le philosophe Theodor Adorno avait affirmé qu'il était impossible d'écrire de la poésie après Auschwitz. Si l'on a retenu cette affirmation, on oublie souvent qu'Adorno est plus tard revenu sur ses propos, considérant que face à l'inhumain, à l'impensable, la littérature se doit de résister.

Avec plus de 23 000 morts et 58 000 blessés dénombrés à ce jour, la littérature palestinienne perd elle aussi des hommes et des femmes. Refaat Alareer (1979-2023), professeur de littérature à l'Université islamique de Gaza et poète, avait fait le choix de la langue anglaise pour mieux faire connaître la cause palestinienne à l'étranger. Il a été tué lors d'une frappe israélienne dans la nuit du mercredi 6 au jeudi 7 décembre. Le 1er novembre il a écrit un poème traduit et publié dans son intégralité par Orient XXI et dont voici un extrait :

  • S‘il était écrit que je dois mourir
  • Alors que ma mort apporte l'espoir
  • Que ma mort devienne une histoire

Quelques semaines plus tôt, le 20 octobre 2023, c'est Hiba Abou Nada (1991-2023), poétesse et romancière de 32 ans, habitante de Gaza qui est tuée. Voici un extrait d'un poème, écrit le 10 octobre, quelques jours avant sa mort :

  • Je t'accorde un refuge
  • contre le mal et la souffrance.
  • Avec les mots de l'écriture sacrée
  • je protège les oranges de la piqûre du phosphore
  • et les nuages du brouillard
  • Je vous accorde un refuge en sachant
  • que la poussière se dissipera,
  • et que ceux qui sont tombés amoureux et sont morts ensemble
  • riront un jour (17).

Poésie tragique d'une femme assiégée qui offre refuge à l'adversaire. On y retrouve le thème de la persévérance mais aussi de la générosité et de l'amour de la vie en dépit de l'adversité, des violences subies, du génocide en cours et de sa mort imminente.

Fondée en 2022 et basée à Ramallah, la revue littéraire Fikra (Idée) donne voix en arabe et en anglais aux auteurs palestiniens. Depuis le début des exactions contre la population civile de Gaza, elle a publié les poèmes de Massa Fadah et Mai Serhan. Le poème écrit par cette dernière et intitulé Tunnel met en accusation l'Occident et son hypocrisie vis-à-vis de la cause palestinienne :

  • Piers Morgan ne cesse de poser la question,
  • « qu'est-ce qu'une réponse proportionnée ? »
  • Dites-lui que cela dépend. Si c'est une maison
  • de saules et de noyers, alors c'est à l'abri des balles, un souvenir. Si c'est un mot
  • c'est un vers épique, et il n'y a pas
  • de mots pour l'enfant blessé, sans famille
  • qui lui survit - seulement un acronyme, une anomalie
  • Dites-lui que si c'est un enfant, il ne devrait
  • pas hanter ses rêves, l'enfant n'était
  • pas censé naître d'une mère, mais
  • d'une terre. Cet enfant est une graine, rappelez-le-lui,
  • la graine est sous terre, chose têtue,
  • plus souterraine que le tunnel.

D'autres plateformes, comme celle de l'ONG Action for Hope, s'efforce de donner voix à des poètes palestiniens qui, sous les bombes ou forcés à fuir, continuent d'écrire et de faire parvenir des textes bouleversants de vérité et de courage. À travers l'initiative « Ici, Gaza » (« This is Gaza »), des acteurs lisent des textes en arabe sous-titrés en anglais ou en français. Un livret de poèmes a été mis en ligne en arabe et anglais pour donner à cette poésie une plus grande portée en atteignant des publics arabophones et anglophones.

La poésie refuse de se résoudre à l'horreur mais aussi à tous les diktats, ceux de la langue, de la forme, de la propagande et des discours dominants. Cela a toujours été sa force quelles que soient les époques et les latitudes. Elle a résisté aux fascismes, aux colonialismes et autoritarismes et a payé ses engagements par la mort, l'exil ou la prison. De Robert Desnos (1900-1945) mort en camp de concentration à Federico Garcia Lorca (1898-1936) exécuté par les forces franquistes, de Nâzim Hikmet (1901-1963) qui a passé 12 ans dans les prisons turques à Kateb Yacine (1929-1989) emprisonné à 16 ans par la France coloniale en Algérie, de Joy Harjo (1951- ) qui célèbre les cultures amérindiennes, à Nûdem Durak (1993- ) qui chante la cause kurde et croupit en prison depuis 2015, condamnée à y demeurer jusqu'en 2034, partout où l'obscurantisme sévit, la poésie répond et se sacrifie.

On tremble pour ce jeune poète de Gaza, Haidar Al-Ghazali qui comme ses concitoyens s'endort chaque nuit dans la peur de ne pas se réveiller le lendemain, auteur de ces lignes bouleversantes :

  • Il est maintenant quatre heures et quart du matin, je vais dormir et je prépare mon corps à l'éventualité d'une roquette soudaine qui le ferait exploser, je prépare mes souvenirs, mes rêves ; pour qu'ils deviennent un flash spécial ou un numéro dans un dossier, faites que la roquette arrive alors que je dors pour que je ne ressente aucune douleur, voici notre ultime rêve en temps de guerre et une fin bien pathétique pour nos rêves les plus hauts.
  • Je m'éloigne de la peur familiale vers mon lit, en me posant une question : qui a dit au Gazaoui que le dormeur ne souffre pas ? (18)

Notes

1- Cité dans The Tent Generation, Palestinian Poems, Selected, introduced and translated by Mohammed Sawaie, Banipal Books, Londres, 2022. (ma traduction).

2- Edward Said, La Question de Palestine, Actes Sud, 2010.

3- Rashid Hussein, Al-Amal al-shiriyya (Œuvres poétiques complètes), Kuli Shay', 2004. (ma traduction).

4- Mahmoud Darwich, Carte d'identité, in La poésie palestinienne contemporaine, poèmes traduits par Abdellatif Laâbi, Écrits des Forges, 1990.

5- Ghassan Kanafani, Adab al-Muqawama fi Filastin al-Muhtalla 1948-1966, (La littérature de résistance en Palestine occupée 1948-1966), Muassasat al-Abhath al-Arabiya, 1966.

6- Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite et autres poèmes, traduit de l'arabe par Élias Sanbar, nrf, Poésie, Gallimard, 2023.

7- Cité dans The Tent Generation, Palestinian Poems, Selected, introduced and translated by Mohammed Sawaie, Banipal Books, Londres, 2022 (ma traduction).

8- Rashid Hussein, Al- Amal al-shiriyya (Œuvres poétiques complètes), Kuli Shay', 2004 (ma traduction).

9- Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite et autres poèmes, p.227.

10- Le poème ainsi que d'autres a donné lieu à un album de poésie déclamé, intitulé We Teach life, Sir, 2015. https://www.rafeefziadah.net/js_albums/we-teach-life/

11- Cité dans The Tent Generation, Palestinian Poems, (ma traduction).

12- Anthologie de la poésie palestinienne d'aujourd'hui. Textes choisis et traduits de l'arabe par Abdellatif Laâbi. Points, 2022.

13- Les deux poèmes sont extraits de Remi Kanazi, Before the Next Bomb Drops. Rising Up from Brooklyn to Palestine, Haymarket Book, 2015 (ma traduction).

14- Nathalie Handal, Love and Strange Horses, University of Pittsburgh Press, Pittsburgh 2010, p 8. (Ma traduction).

15- Naomi Shihab Nye, 19 Varieties of Gazelle Gazelle : Poems of the Middle East, Greenwillow Books, 2002, p 50 (ma traduction).

16- Oradour : le 10 juin 1944, les troupes allemandes massacrent la population entière, 642 habitants, d'Oradour-sur-Glane, village de Haute-Vienne.

17- Le poème a été publié dans son intégralité en anglais sur le site de la revue en ligne Protean Magazine

18-Texte écrit le 27 octobre 2023, après que tous les moyens de communication ont été coupés, et dont l'auteur ne pensait pas qu'il parviendrait à ses destinataires, mis en ligne par Action for Hope.

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« 20 000 espèces d’abeilles » : la découverte de la transidentité chez l’enfant*

20 février 2024, par Pablo Patarin — , ,
À travers le regard d'une petite fille mal dans son corps, la réalisatrice basque Estibaliz Urresola Solaguren aborde la question de la transidentité chez l'enfant. Un tour de (…)

À travers le regard d'une petite fille mal dans son corps, la réalisatrice basque Estibaliz Urresola Solaguren aborde la question de la transidentité chez l'enfant. Un tour de force porté par l'interprétation poignante de sa jeune actrice.

Par Pablo Patarin
Tiré de l'Humanité, France. Mise à jour le vendredi 16 février 2024

Visionner la bande-annonce.

Aitor ne se sent pas garçon. Aitor ne se sent même pas Aitor. Aitor, qui se fait parfois appeler Cocó, est une petite fille coincée dans un corps de garçon et elle ne sait pas quoi en faire. Car elle n'a que 8 ans. Un âge où beaucoup considèrent qu'il est impossible de savoir qui l'on est, d'autant plus dans une famille basque où le catholicisme reste omniprésent. Durant les vacances, Cocó, sa mère et sa fratrie traversent la frontière franco-espagnole pour retrouver le reste de la famille dans un village charmant entouré de paysages somptueux.

Cocó y est entourée de femmes, sa grand-mère, sa mère, et surtout sa tante, dernière représentante d'une lignée d'apicultrices. C'est dans ce cadre, où langues basque et espagnole se confondent avec fluidité, que Cocó se révèle peu à peu, avec toutes les difficultés qu'une enfant de cet âge peut avoir à s'affirmer, d'autant plus lorsqu'elle est entourée d'adultes qui peinent à la comprendre. Ses longs cheveux troublent, son refus de se rendre à la piscine étonne…

*L'enfant trop souvent ignorée*

Cocó et sa solitude émeuvent. Incomprise, elle se confronte aux constructions sociales des êtres qui l'entourent. Mais Cocó va les bousculer, en même temps qu'elle apprend à être elle-même. Le film d'Estibaliz Urresola Solaguren, nourri de rencontres avec des familles ayant vécu cette situation, remue le spectateur. Par sa thématique, son choix fort de montrer la perspective de l'enfant trop souvent ignorée, mais surtout par l'interprétation bouleversante de la mère ( Patricia López Arnaiz ) et de la jeune Cocó ( Sofia Otero ). D'un naturel rare à cet âge, le jeu de Sofia Otero a été salué à la Berlinale 2023 avec le prix d'interprétation ( non genré ). Si, par sa durée et la répétition de saynètes parfois redondantes, « 20 000 espèces d'abeilles » tire en longueur, son point de vue singulier et son sujet capital en font une œuvre touchante.

« 20 000 espèces d'abeilles » d'Estibaliz Urresola Solaguren est à découvrir au cinéma dès le 14 février.

Photo © 2023 GARIZA FILMS INICIA FILMS SIRIMIRI FILMS ESPECIES DE ABEJAS AIE

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Une stratégie écosocialiste pour gagner le futur

20 février 2024, par Sabrina Fernandes — , ,
Le monde où nous vivons connaît une crise multiforme : économique, politique et écologique. Des centaines de millions de personnes ont vu leur niveau de vie se détériorer et (…)

Le monde où nous vivons connaît une crise multiforme : économique, politique et écologique. Des centaines de millions de personnes ont vu leur niveau de vie se détériorer et les perspectives deviennent brumeuses, alors que d'autres centaines de millions de personnes connaissent les sécheresses, les inondations et d'autres impacts du changement climatique, qui ne se feront que s'aggraver avec le passage du temps.

Tiré de la revue Contretemps
15 février 2024

Par Sabrina Fernandes

Quand les négociations climatiques internationales stagnent et que l'activisme climatique prédominant se désespère toujours plus, la nécessité d'un modèle de société différente et d'une stratégie politique pour y parvenir n'a jamais été aussi urgente. Mais quelles seraient concrètement leurs caractéristiques ? Autrice, sociologue et militante au Brésil, Sabina Fernandes développe ici ce que pourrait être une stratégie écosocialiste permettant de stopper la marche du capitalisme vers la catastrophe.

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Développer une stratégie effective pour un changement politique radical implique d'avoir une vision claire des antagonismes, des alternatives et des voies d'exécution. Si nous reconnaissons que les nombreuses crises actuelles sont les effets communs du projet capitaliste (et non des déviations de celui-ci), pour donner des réponses, nous devons nommer l'antagoniste d'une manière qui permette aux gens d'identifier le problème et de s'y opposer. Ce n'est pas facile, vu que l'hégémonie capitaliste est aussi liée à sa capacité à masquer la réalité, à promouvoir le consensus et à terroriser ceux qui s'avisent à mettre sur le banc des accusés ce qui est mal.

Ensuite, nous devons imaginer ce qui vient après. Il ne suffit pas de s'opposer à quelque chose si l'on n'offre pas une alternative qui soit à la fois attractive et possible. Si le capitalisme est le mal, que voulons-nous à sa place ? On a proposé de nombreuses options, dont certaines pourraient être pires que notre capitalisme actuel. Si le capitalisme détruit la planète, que dire d'une nouvelle ère de capitalisme colonial dans l'espace ? Des multimillionnaires ont utilisé cette vision pour stimuler l'imagination et susciter la foi dans des solutions technologiques comme manière de favoriser leurs propres intérêts d'entrepreneurs et attirer davantage d'investisseurs. D'autre part, des scientifiques et le mouvement de défense de l'environnement répondent en affirmant l'évidence : il n'y a pas de planète B !

Notre tâche consiste à démontrer qu'il ne suffit pas de remplacer le capitalisme, vu que ses succédanés peuvent poser problème. Ce qui vient après doit aborder les failles du système actuel et être meilleur de différentes manières, afin de démontrer que le statu quo n'a simplement plus de sens. L'alternative doit faire que le capitalisme s'avère inadéquat, inutilisable et obsolète.

Le problème avec le comment réside dans le fait que souvent il est perçu comme une simple question de choix entre des mécanismes et des instruments disponibles dans un arsenal existant. Si nous voulons aller de la ville de México à Guadalaraja, nous pouvons choisir l'automobile, l'autocar, l'avion ou même les jambes. Une vision purement instrumentale du comment dépolitise les conditions et les conséquences des méthodes employées, et nous empêche d'évaluer continuellement la compatibilité entre une tactique adoptée et la stratégie générale.

Nos instruments sont soumis à des conditions politiques : temps et espace, chaînes de production et de distribution, disponibilité des ressources, engagement des acteur.trice.s, possibilité de déviation, question des ajustements dans le cours du processus de changement social… Cela signifie qu'une fois que nous identifions le capitalisme comme le problème principal et nous proposons en effet le socialisme comme la meilleure alternative, la manière d'y arriver implique non seulement un choix entre réforme ou révolution, mais détermine essentiellement les conditions nécessaires à créer pour prendre le pouvoir tout en le transformant, et le maintenir. Nous ne pouvons pas nous contenter de désirer la fin du capitalisme et de le remplacer par le socialisme.

Faire l'histoire, aujourd'hui et dans le futur

Karl Marx écrivait que « les hommes font leur propre histoire, mais… dans des conditions directement données et héritées du passé » [1]. Cela veut dire que nous ne devons pas accepter ces circonstances, ces conditions ou ces entraves, mais que notre tâche consiste à créer des conditions différentes pour en hériter dans le futur, des conditions qui nous offriront plus de possibilités d'implanter des éléments de notre stratégie.

Quand nous proposons le socialisme comme système qui nous sauvera du capitalisme, il ne suffit pas d'affirmer simplement que la révolution socialiste est nécessaire parce que sans elle la société ne survivra pas. Pour ceux et celles qui sont déjà convaincu.e.s de l'urgente nécessité de renverser le capitalisme, ces affirmations ne sont que des lapalissades utilisées pour confirmer nos propres positions radicales. Que cette réalité nous plaise ou non, nulle part nous avons à faire à l'imminence d'un soulèvement révolutionnaire et l'établissement d'alternatives socialistes à l'échelle globale. Dire cela n'est pas de l'anticommunisme défaitiste, mais c'est reconnaître simplement les conditions concrètes que nous a léguées le passé.

Assumer de manière critique nos déficiences nous mène à aborder les contradictions relatives aux temps de la construction du socialisme dans ce monde qui se réchauffe de manière accélérée. Cela nous met face au temps : le temps que nous avons perdu, le temps que nous consacrons maintenant et le temps que nous n'avons simplement pas. Si la révolution est le frein d'urgence du train emballé de l'Anthropocène, pour employer la métaphore de Walter Benjamin, nous avons aussi besoin d'un plan d'évacuation. La transition écologique passe par la manière dont nous prenons des mesures de sécurité pour nous préparer à l'impact de la révolution et pour nous équiper afin de débarquer dans un terrain inexploré.

Plus qu'aucune crise qui nous affecte aujourd'hui, la crise écologique altère radicalement notre sens de l'urgence, parce qu'elle comporte l'effondrement des conditions matérielles qui rendent la vie possible. Cette crise, comme les autres, est en majeure partie le produit du système capitaliste. Les facteurs de la grande accélération, qui va de l'augmentation des températures globales à la perte de la biodiversité, sont associés à l'aspect insoutenable du mode de production en vigueur. Cette grande accélération ne peut pas être arrêtée par des solutions capitalistes, parce que le capital requiert toujours plus de ressources naturelles pour que son cycle d'accumulation se poursuive.

En ce sens, le capitalisme vert suppose une menace supérieure au négationnisme climatique ordinaire, vu qu'il paraît reconnaître le consensus scientifique sur le changement climatique, mais qu'il occulte le rôle du capitalisme dans la crise. Ses solutions développent quelques critiques, mais seulement dans la mesure où elles sont compatibles avec l'objectif ultime de générer des bénéfices futurs. Considérer le capitalisme comme un problème que l'on peut gérer sans changements drastiques du mode de production conduit à de fausses solutions, et rejoint par conséquent le négationnisme climatique.

Il ne suffit pas de changer la manière d'acheter des produits pour résoudre le problème. Les systèmes de compensation des émissions de carbone permettent aux grands pollueurs de maintenir leur niveau d'émissions de gaz à effet de serre, alors que d'autres entreprises s'efforcent de réduire une partie de leurs émissions. Il ne suffit pas d'envisager de nouvelles technologies, dont le développement sert surtout à faire grossir les portefeuilles d'actions de multimillionnaires du secteur de la géo-ingénierie, mais qui peuvent avoir de graves conséquences. Nous ne pouvons pas remplacer simplement la façon de fournir l'énergie à l'industrie et aux entreprises de biens et de services et de les orienter vers les renouvelables, parce que les ressources que nous avons sur la terre sont limitées. Nous devrons nous adapter qualitativement et quantitativement.

Le capitalisme doit disparaître pour que la vie puisse continuer, mais dans nos conditions politiques actuelles aucune solution ne semble être à la fois radicale et suffisamment rapide pour faire face à la crise écologique sans contradictions. Nous affrontons les menaces immédiates de la réorganisation des forces d'extrême droite et fascistes – y compris écofascistes – et la domination croissante du capitalisme vert. Pendant que nous nous organisons pour lutter contre ces menaces, notre travail consiste aussi à identifier et à nous engager dans les possibles lignes d'action qui permettent en même temps d'aborder de nombreuses choses.

Un programme de prévention qui peut commencer sous le capitalisme, comme le soutient David Schwartzman, est essentiel. Pour échapper au désastre écologique, nous devrons mettre en pratique des idées, des politiques, des microsystèmes, des réformes et d'autres accords sociopolitiques qui ralentissent le rythme de la crise tout en jetant en même temps les bases d'un pouvoir populaire capable de la dépasser et de soutenir un nouveau système.

Il s'agit d'une question de soutenabilité radicale. Nous avons besoin d'une stratégie qui opère dans deux dynamiques différentes, de manière à pouvoir rendre compte des contradictions auxquelles on doit faire face. La stratégie requiert que nous pensions simultanément à des questions à court, moyen et long terme, mais avec une flexibilité reconnaissant que l'histoire n'est pas une séquence linéaire d'événements ; de nouvelles contradictions surgissent à mesure que nous faisons l'histoire.

Jeter des bases soutenables pour une action plus radicale dans le futur, c'est créer des conditions qui poseront des problèmes auxquels nous ne sommes pas préparés ou dont nous ne sommes même pas conscients aujourd'hui. Si notre stratégie a du succès, nos problèmes ne consisteront pas simplement à différer la fin du monde, mais à s'occuper de ce que nous faisons réellement dans cette planète durant les siècles à venir, dans les millions d'années qui restent.

Identifier le sujet du changement

Qui peut appliquer cette stratégie ? Uniquement des secteurs de la population dont les intérêts réels résident dans la préservation des conditions de vie sur Terre, en désirant simultanément que cette vie mérite d'être vécue d'une manière inclusive et pacifique ; des personnes qui ont besoin de regagner le temps qui leur a été arraché par l'exploitation capitaliste afin de prolonger le temps de la société humaine sur la Terre.

Notre stratégie ne court pas le risque de rester impliquée dans le capitalisme vert, parce que notre sujet de changement est la majorité de la société exploitée par ce système : la classe travailleuse, les personnes migrantes et réfugiées, les groupes indigènes, les personnes handicapées, les majorités racisées, les femmes et les personnes LGBTQI+ marginalisées. Notre stratégie requiert la construction d'un pouvoir collectif démontrant à la majorité de la classe subalterne qu'il est possible de réorganiser la société et que les résultats de cette restructuration sont désirables.

Les objectifs désirables sont partie intégrante d'une stratégie juste. La vie doit s'améliorer dès le début de l'application d'un programme écosocialiste pour garantir l'appui soutenu à l'horizon socialiste et la viabilité de la rupture, spécialement quand celle-ci se trouve sous des menaces externes de répression, de sanctions et de guerre. Ces menaces doivent se prévoir, vu que notre stratégie défiera dès le début les foyers de l'hégémonie capitaliste et créera les conditions d'une action contre-hégémonique organisée, le plus près d'une conscience socialiste généralisée.

Les menaces augmenteront d'autant plus que nous nous transformerons aussi en une menace. Néanmoins, ces menaces ne doivent pas être utilisées pour justifier des renoncements. Les attaques limitent les lignes d'action, mais elles ne peuvent pas être une excuse pour prendre le chemin le plus facile, c'est-à-dire restreindre les libertés qui constituent le noyau du projet socialiste. Notre stratégie préparera la guerre, mais elle essaiera de l'éviter en jetant les bases de la paix.

En résumé, notre stratégie consiste en une transition écologique, qui rende possible la transition socialiste, pour passer d'une société profondément insoutenable à une société où le risque d'effondrement aura été retardé au moins pour quelques siècles.

Vu que l'effondrement planétaire est un risque réel dans ce siècle, comme l'évalue le rapport d'évaluation globale sur la réduction du risque de désastres de 2022 [2], la transition écologique devrait se produire dans un court terme, dans les 20 ou 30 prochaines années. Ainsi, en supposant que le capitalisme soit le système dominant des prochaines décennies, la transition écologique se produira dans sa plus grande partie sous le système actuel. Cela n'est pas dû au fait que nous optons pour réaliser cette transition sous le capitalisme, mais au fait que si celle-ci n'intervient pas immédiatement, il n'y a pas de possibilité d'arriver au socialisme vu l'épuisement des conditions qui soutiennent la vie. Après tout, nous continuons dans le train.

La transition écologique constitue notre réponse initiale et, si elle se fait correctement, elle nous permettra d'appliquer les meilleurs plans à long terme. Bien sûr, une fois que se produit le passage du capitalisme au socialisme, on pourra réaliser des aspects bien plus radicaux de la transition écologique au sein d'une transition écosocialiste avec différents piliers de propriété et de pouvoir.

Vu que les réformes promues par les nombreux plans et accords de la transition écologique ne sont pas suffisants pour dépasser réellement le capitalisme, notre stratégie requiert la construction de puissants mouvements qui garantissent ces réformes, mais qui créent aussi les conditions de la rupture. André Gorz parlait de « réformes non-réformistes » par leur potentiel pour aider à cultiver des « contre-pouvoirs », le contraire du réformisme qui gère le système. Ainsi, une stratégie écosocialiste requiert une période de combinaison du travail d'organisation et avec un programme solide de transition écologique sous le capitalisme, pour que les fruits de ce labeur permettent, en dernière instance, de rompre avec le système et de construire une société écosocialiste.

Deux dynamiques politiques interagissent et se soutiennent mutuellement pour former une nouvelle stratégie.

Une dynamique entraîne une transition plus rapide du point A au point B, où nous gagnons du temps et nous offrons des lueurs d'une vie meilleure tandis que nous restons sous le capitalisme. La transition écologique implique une combinaison de plans de transitions et de pactes verts qui profitent du pouvoir limité des réformes dans un premier moment, en se centrant sur des réformes structurelles qui abordent la crise immédiate, renforcent le secteur et la gestion publics, suscitent la participation politique à divers niveaux, font un usage informé des campagnes et de la propagande pour créer de la conscience, préparent les organisations socialistes à gérer les problèmes à leur niveau, nationalisent les ressources, construisent des infrastructures qui favorisent un usage efficient de ces ressources et une vie plus collective et dépassent les frontières avec une perspective d'intégration régionale, de réparations et de solidarité internationale.

L'autre dynamique consiste à construire des mouvements, grâce auxquels nous renforçons la conscience de classe et les normes socialistes démocratiques qui construisent le pouvoir collectif pour une rupture plus radicale qui pointe tous les piliers de la propriété privée, du bénéfice et de l'accumulation dans ce qui sera la transition du capitalisme au socialisme. La construction de mouvement crée le sujet de la transition écologique, mais elle va au-delà, vu qu'elle génère les conditions pour le pouvoir socialiste. Une fois sous l'écosocialisme, la construction des mouvements est essentielle pour consolider le pouvoir populaire, vu qu'une marée implique l'autre et que notre stratégie continue à être réévaluée et réajustée.

Bien au-delà du GND (Green New Deal)

La profondeur de la crise écologique implique que si certaines conditions ne sont pas remplies il n'y a pas de possibilité de construire une société socialiste, bien que la classe ouvrière soit préparée au socialisme. Ainsi, une stratégie écosocialiste efficace se situe dans la connaissance et la matérialité de l'anthropocène, mais elle prétend raccourcir cette ère par des moyens écologiques.

Cette conclusion devrait guider les discussions sur les diverses demandes d'un nouveau pacte vert (Green New Deal, GND). En général, un GND est un ensemble de réformes, d'investissements et d'ajustement liés au frein et à l'adaptation au changement climatique, mais aussi à d'autres aspects de la crise écologique, qui doivent s'appliquer à court terme. Les GND doivent faire partie de notre stratégie, mais notre stratégie ne peut se résumer aux GND, vu qu'ils se résument à un ensemble de politiques publiques et qu'ils sont vulnérables aux changements de gouvernement.

De plus, les programmes nationaux de ce type doivent aussi se coordonner à travers des programmes régionaux et suivre une orientation globale plus générale. Les débats sur un GND présentés par les mouvements sociaux et les organisations de la société civile doivent ébaucher des principes et offrir des issues pour des accords internationaux et le renforcement des alliances. Après tout, la transition écologique requiert une action forte coordonnée pour atteindre des objectifs à court et à moyen terme.

On a présenté différentes versions du GND depuis que ce débat a resurgi aux USA après 2018 [3], certaines plus capitalistes et d'autres plus radicales. Indépendamment des étiquettes utilisées, l'avantage d'intégrer des programmes similaires au GND dans une stratégie écosocialiste est double : ils incluent des changements qui peuvent s'appliquer aujourd'hui et ils peuvent être des outils de mobilisation.

Parfois, les politiciens et les moyens de communication présentent le GND seulment comme une somme d'investissements nécessaires, mais c'est beaucoup plus que cela dans une stratégie écosocialiste. Le niveau d'investissements est important, surtout si nous tenons compte des énormes changements d'infrastructure que requiert la partie climatique de la transition. La seule conversion aux énergies renouvelables coûtera entre 30 et 60 billions de dollars supplémentaires d'ici 2050, selon différentes études. Rendre les habitations plus efficientes et construire de nouveaux logements confortables et respectueux du climat nécessite entre plus de financements. Changer le réseau des transports, développer les nouvelles technologies et cultiver nos aliments de manière efficiente, mais saine et soutenable, tout cela nécessiterait beaucoup plus d'investissements.

Actuellement, le secteur financier affirme pouvoir destiner plus de 100 billions de dollars en actifs pour financer la course vers les émissions zéro net. Mais c'est toujours dans la perspective de préserver le capital fossile, de conserver le paradigme capitaliste, en faisant le choix d'une diversification énergétique plutôt qu'une transition vers autre chose.

L'argument selon lequel la transition climatique peut générer beaucoup d'autres billions de croissance capitaliste attire les investisseurs et plaît aux politiciens prêts à incorporer l'agenda climatique dans leurs programmes, mais seulement s'ils peuvent en tirer profit. Les marchés financiers investiront dans la neutralité carbone de la même manière qu'ils évaluent les actions des entreprises. Ils ne se préoccupent pas de l'essentiel des problèmes écologiques provoqués par la Grande Accélération, parce que cela exigerait de remettre en question la logique de l'accumulation capitaliste dans son ensemble.

De plus, des éléments importants de la transition finissent par être minimisés quand les propositions du GND arrivent dans les programmes politiques généraux, comme cela est arrivé avec la loi de réduction de l'inflation (2022) de Joe Biden aux USA. Quand la politique est dictée davantage par l'investissement climatique que par la justice climatique, il n'y a pas de marge pour pousser les choses vers la gauche, mais le plus probable c'est que le capital fossile lutte pour sa part du gâteau.

Dans une stratégie écosocialiste, les programmes du GND promeuvent l'investissement afin de lutter contre de multiples crises et les combinent avec des initiatives qui impliquent les gouvernements, les communautés, les mouvements et les petites entreprises pour reconfigurer des aspects de la manière dont nous produisons, nous consommons et nous vivons. Un GND peut se centrer sur des objectifs accessibles rapidement et, vu que ces changements sont désirables, ils servent de pôle d'attraction pour réunir davantage de gens, ce qui favorise le bilan et contribue à présenter des demandes plus radicales.

Par exemple, quand on offre une garantie d'emploi vert, la mobilisation peut assurer que les postes de travail créés comportent des salaires dignes, des prestations sociales, des subventions de requalification et la syndicalisation. En combinant ces mesures, une plus grande pression d'en bas, cela peut donner lieu à un GND qui préconise une réduction de la journée de travail.

Lutter pour et contre le temps

La réduction de la journée de travail avec des taux de productivité stables altère le taux d'exploitation du travail, ce qui en fait une revendication anticapitaliste radicale. De fait, on a déjà obtenu des réductions significatives dans plusieurs États capitalistes centraux, appuyées par une longue histoire d'activité syndicale autour de cette question. L'Espagne a débuté récemment une expérience avec la semaine de travail de quatre jours. La France a passé à une semaine de travail de 35 heures en 2000, et les enquêtes indiquent que le nouveau temps libre est consacré à des activités comme la vie familiale, le repos et le sport.

Quand les taux de productivité sont déjà élevés, une semaine de travail plus courte peut même signifier plus d'efficience, ce qui est désirable dans certains secteurs par l'effet positif sur le bien-être de la classe travailleuse. Plus de temps libre entraîne des bénéfices pour la santé, moins de déplacements et ouvre des opportunités pour l'organisation politique, en alimentant les deux dynamiques de notre stratégie. De plus, cela peut aussi contribuer à une charge plus équitable du travail de reproduction sociale dans le foyer.

Ralentir le rythme de vie a des implications spécialement intéressantes au moment d'effectuer les investissements du GND pour les transports publics et les infrastructures ferroviaires.

Quand les gens se voient obligés de choisir entre voyager en train ou en avion, ils tiennent compte du coût, de la durée et du confort en général. La prolifération de lignes aériennes à bas coût a rendu les voyages plus accessibles, mais elle a aussi contribué dans une grande mesure au changement climatique. Le greenwashing de certaines lignes aériennes consiste à compenser leurs émissions carbone sur le marché des bons ou à permettre aux clients d'acheter leurs propres compensations carbone. D'autre part, la recherche sur les combustibles alternatifs dans l'aviation avance. Les technologies de conversion d'énergie solaire en combustible tendent à être plus efficientes que les biocombustibles, mais elles ont d'importantes répercussions dans l'utilisation de l'eau et du réseau solaire, et elles requièrent du CO2 capturé directement ou des options de capture et de stockage du carbone.

Cela signifie que, même si nous souhaitons que certaines technologies améliorent ainsi la transition énergétique en passant directement des énergies fossiles aux énergies renouvelables, les choses ne sont pas si simples. Une chose est de souhaiter la transition du secteur de l'aviation, ce qui implique aussi des changements dans sa dimension, et une autre très différente, c'est de préconiser le simple passage des énergies fossiles aux énergies renouvelables, en passant par-dessus toutes les autres pressions écologiques associées à la chaîne de production et à la quantité de vols dans le monde entier, notamment dans les sociétés les plus riches.

Notre stratégie doit susciter la recherche et l'innovation dans de meilleures technologies avec des émissions de carbone basses ou nulles, en reconnaissant simultanément que les avancées technologiques ne résoudront pas en soi nos problèmes. Les enjeux liés à l'exploitation des minerais stratégiques nous aident à comprendre qu'il existe des limites intrinsèques au développement du secteur des transports.

Thea Riofrancos a démontré comment le rôle central du lithium dans les projections sur les énergies renouvelables fait partie d'un délicat « lien sécurité-soutenabilité » influencé par les attentes de croissance, en introduisant un chapitre vert dans la longue histoire des zones sacrifiées créées par l'extractivisme, normalement concentrées dans le Sud global ou dans des territoires racialisés du Nord global. Il est simplement absurde d'espérer que nous devions ouvrir toujours plus de mines pour extraire les matériaux nécessaires à produire mille millions de véhicules électriques (VE).

Néanmoins, cette logique a été complètement normalisée par les actuels paradigmes de l'investissement vert, avec des gouvernements au Canada, en Norvège et dans d'autres pays qui optent pour concéder des subventions aux clients, aux concessionnaires et aux fabricants d'automobiles afin de développer la vente de VE aux passagers, au lieu d'étendre massivement les transports publics.

Notre stratégie doit établir des priorités claires. Une manière de le faire consiste à aligner les intérêts des personnes avec les infrastructures nécessaires. Si nous devons réduire le nombre d'avions dans le ciel, comment pouvons-nous offrir aux gens des moyens alternatifs de transport sur des longues distances, qui s'avèrent attractifs en termes de coût, de durée et de confort ? Nous pouvons, par exemple, offrir aux gens davantage de trains à grande vitesse à la place de certaines routes aériennes, profiter des gares situées dans des lieux centraux et baisser les prix, peut-être déclarer le transport gratuit !

La crise énergétique et du coût de la vie qui a frappé l'Europe en 2022 a mené l'Allemagne et l'Espagne à expérimenter des subventions temporaires pour les trains régionaux et le transport de proximité. Si l'on prend au sérieux la crise climatique, les pays et les régions peuvent investir dans des programmes similaires au GND et changer la manière dont les gens utilisent les transports. En ajoutant des infrastructures, on produit d'autres effets positifs, comme la réduction de la congestion et des accidents routiers.

Même si un train à grande vitesse n'est pas aussi rapide qu'un avion, quand nous ralentissons le rythme de vie en donnant plus de temps libre aux gens, la compensation peut ne pas paraître si mauvaise. Le confort de monter simplement dans un train au lieu de passer par le système d'enregistrement d'un aéroport, ou de prendre un autobus gratuit sans passer par des tourniquets et acheter des billets, aide à modifier les comportements et à gagner le consentement de la population.

Quand le capitalisme offre un avantage, celui-ci comporte un prix, tant pour la clientèle que pour l'environnement. Les salades pré-coupées s'avèrent commodes dans un monde où nous avons peu de temps pour les tâches domestiques, mais elles coûtent davantage et comportent un excès d'emballages en plastic. Une stratégie écosocialiste crée des avantages de nature différente, en fournissant une infrastructure publique verte rendant la vie plus facile et meilleure marché pour les travailleur.euse.s, en conciliant les besoins des personnes et de la nature dans la transition écologique.

Vu que nous devons freiner et nous adapter rapidement, la transition écologique gagnera seulement cette course contre le temps si elle génère aussi du temps par la réorganisation de la production et de l'environnement dans lequel nous vivons.

Certaines choses viennent d'abord

Notre stratégie est aussi inégale et combinée. Nous comprenons que le capitalisme a impulsé l'inégalité sur la planète et que le colonialisme continue d'influencer l'avance industrielle et la division internationale du travail. Le sous-développement du Sud global se combine avec l'avance du Nord global.

Quand le sociologue brésilien Florestan Fernandes explique ce phénomène, il souligne que la persistance du capitalisme dépendant dans les pays de la périphérie fait partie d'un calcul capitaliste : le développement du capitalisme dans les marges finit par être dissocié des structures démocratiques et favorise l'établissement d'autocraties. L'intervention impérialiste contribue à tirer profit du déficit démocratique au profit des intérêts d'États plus puissants, s'il convient d'installer des dictatures, comme cela a été la routine en Amérique latine, ainsi qu'en Afrique et au Moyen Orient.

Cette division centre-périphérie a aussi de profondes implications écologiques. Le Climate Action Tracker calcule que le monde atteindra les 2.7° de réchauffement à la fin du siècle en cas de maintien des politiques actuelles. Le pacte pour le climat (Glasgow) de 2021 a échoué une fois de plus dans ses promesses et ses coupes plus radicales. Les politiques actuelles ne sont pas seulement diluées, mais il existe aussi une brèche dans leur application qui conduira à des résultants bien pires et inégaux.

L'Anthropocène peut être considérée comme le fruit de l'intervention humaine, mais de manière asymétrique. Les pays les plus riches ont davantage de responsabilité historique dans le changement climatique que les pays moins développés. Our World in Data calcule que les USA, le Royaume Uni et les 27 membres de l'Union européenne émettent 47 % des émissions mondiales. De plus, bien que le changement climatique affecte toute la planète, les pays les plus pauvres sont moins préparés pour s'adapter à ses effets.

Raison pour laquelle les pays les plus riches devraient assumer la plus grande partie des coûts de la transition écologique. Les programmes nationaux de GND doivent se financer par des fonds publics et les plus riches devraient payer davantage d'impôts. Les menaces de licenciements, de réduction d'effectifs et de tentatives de transférer la charge sur les consommateurs doivent être combattus grâce à une alliance solide entre les organisations de travailleur.euse.s et le mouvement écologique.

De plus, les mécanismes internationaux doivent garantir aux pays les plus pauvres l'accès aux fonds, aux exemptions de brevets pour des technologies clés et l'appui technique pour leur propre ensemble de programmes. Nous devons aller au-delà du financement vert et des promesses faites à l'ONU, vu que leur caractère volontaire a donné lieu jusqu'ici à un degré d'application décevant.

Lors de la COP15 à Copenhague, les pays riches se sont engagés à fournir 100.000 millions de dollars par an pour financer des projets pour freiner et s'adapter au changement climatique dans le Sud global, mais chaque année ces financements stagnent. Pour empirer les choses, une partie significative de ces milliers de millions promis ont consisté en prêts. Le Japon et la France ont assumé plus de la moitié de leurs engagements, spécialement par rapport aux USA, mais le gros de leur contribution a consisté dans des prêts remboursables.

Cela aide à expliquer le déséquilibre du financement, où l'on privilégie souvent les initiatives de ralentissement des changements climatiques sur les projets d'adaptation qui ne génèrent pas de bénéficies, ce qui s'ajoute à l'endettement dévastateur qui étrangle les économies des nations les plus pauvres. Dans son discours d'investiture, le nouveau président (de gauche) de la Colombie, Gustavo Petro, a relevé comment la dette est un obstacle à la transition dans le Sud global.

Des auteurs comme Olúfémi O. Táiwò ont réclamé un paradigme de réparations climatiques et de remise de la dette permettant aux nations les plus pauvres d'aborder le legs négatif de l'esclavage et de la colonisation comme partie de leur transition écologique. Les réparations sont inclues dans les deux dynamiques de notre stratégie, allant bien au-delà du transfert d'argent et offrant un cadre de transition juste qui confère un caractère politique aux conditions actuelles et passées.

La forêt amazonienne s'étend sur neuf pays, et bien que ces États aient sans doute le droit d'améliorer la vie de leurs citoyen.ne.s, ils partagent aussi la responsabilité de soigner l'Amazonie comme ne l'ont pas fait les pays du Nord global pour leurs propres écosystèmes. La mentalité selon laquelle « ils l'ont fait d'abord, ainsi nous pouvons aussi le faire », imprégnant certains discours développementistes dans la région, est aussi dangereuse qu'insensée. Les organisations socialistes dans les pays de la périphérie doivent exiger des réparations, mais la crédibilité de cette action dépend du fait qu'elles assument leur propre responsabilité pour explorer des voies de développement alternatives. La stratégie écosocialiste reconnaît que les États du Sud global ont des responsabilités sur les écosystèmes, mais à moins que les pays compensent leurs responsabilités historiques, le reste du monde sera matériellement incapable de réaliser la transition.

Même aujourd'hui, un certain courant anti-impérialiste soutient que le changement climatique est une tromperie élaborée par les pays impérialistes pour retarder le développement du Sud global. Bien qu'il s'agisse d'une position marginale, certaines variantes de cet argument sont invoquées dans les propositions de gauche sur la crise climatique.

Le pétrole est un bon exemple. Le Venezuela a 300.000 millions de barils en réserves de cru, les plus grandes du monde, et beaucoup affirment que sa souveraineté en dépend. Le développement et l'exportation de pétrole garantissent une affluence massive de capital étranger pour appuyer les investissements dans les services publics et les infrastructures, comme cela se produisit dans les meilleures années de la présidence de Hugo Chávez. Néanmoins, le capitalisme dépendant fait que le Venezuela ne peut pas être un producteur de pétrole autosuffisant. Il lui manque l'infrastructure et les ressources financières nécessaires pour le raffinage, et il est en même temps l'objet d'interventions étrangères qui déstabilisent son économie et détériorent le niveau de vie, créant ainsi une crise permanente.

Néanmoins, même si les socialistes vénézuéliens faisaient tout le nécessaire pour utiliser toutes leurs réserves de pétrole, la souveraineté si désirée resterait hors de portée, vu que le niveau d'émissions que celle-ci nécessiterait rendrait inhabitable la planète, et il n'y a pas de souveraineté sans vie. Ce qui subsisterait, ce serait l'éco-apartheid et les forces éco-fascistes alignées sur les entreprises, ratissant ce qui reste de la Terre à la recherche de résidus et condamnant la majorité des humains à lutter pour la survie.

Réduire les émissions de combustibles fossiles n'est pas une option, mais une nécessité. Il faut faire différents ajustements selon les niveaux de développement pour que les pays de la périphérie ne se voient pas excessivement pénalisés. Néanmoins, l'augmentation de la production du pétrole vénézuélien dépendrait sans doute des ventes aux mêmes pays du Nord global qui doivent avant tout éliminer leur dépendance au pétrole. La nécessité de la transition écologique signifie que le Venezuela ne pourrait pas non plus dépendre du marché du Sud global.

Néanmoins, la bonne nouvelle, c'est que les pays restés stagnants dans les marges du développement n'ont pas besoin de passer par une étape linéaire de plus grande dépendance au pétrole, au charbon et au gaz. Fournir l'électricité aux communautés pauvres pour la première fois peut être une mesure plus propre, en passant directement de l'absence d'énergie à un réseau électrique utilisant des sources renouvelables mixtes et tenant compte des impacts écologiques et communautaires. Il n'y aura pas besoin d'une étape de combustibles fossiles alors que fait partie de notre stratégie un mécanisme de réparations centré sur la démocratie énergétique.

Un pays sous-développé ne peut pas baser sa souveraineté sur les combustibles fossiles, car cela fait du développement de ces énergies un objectif en soi. En même temps, son degré de développement n'est pas le fruit du destin, mais le résultat d'une politique économique internationale historiquement construite. Dès lors, la suppression de la dépendance aux combustibles fossiles est une tâche des pays riches comme des pays pauvres. Un traité de non-prolifération des combustibles fossiles dans un cadre de transition juste pourrait contribuer à gérer ce processus de manière équitable.

Pour un internationalisme soutenable

La stratégie écosocialiste exige un redimensionnement de la souveraineté en termes de soutenabilité radicale. La transition énergique en elle-même nous fait gagner du temps et, si elle se centre sur les nécessités basiques, elle contribue aussi à nous organiser autour des services publics, du logement, de la planification communautaire, de l'impact technologique et d'un paradigme minier post-extractiviste.

La transition écologique sera différente dans chaque pays, selon les responsabilités historiques, mais elle doit se combiner avec la planification du commerce et du développement pour optimiser la manière dont les nations abordent leurs responsabilités écosystémiques. L'histoire nous a enseigné que les pays puissants ne sacrifieront pas volontairement leurs intérêts économiques pour un bien supérieur. Ce type d'impérialisme écologique va de pair avec l'impérialisme politico-militaire et avec sa propre contribution à l'extinction et à la barbarie. Les programmes de transition écologique requièrent la participation de la classe travailleuse pour aligner ses intérêts entre les nations les plus riches et les plus pauvres et exercer une pression commune sur les gouvernements et les institutions internationales.

La consommation d'énergie des pays de l'OCDE est quasiment dix fois supérieure à celle des pays à bas revenus. Bien que les ajustements de l'efficience réduiront cette brèche, les règles de consommation et le mode de vie générale des sociétés les plus riches doivent aussi changer. Ceci dit, le monde développé est aussi déchiré par l'inégalité et de nombreux.ses travailleur.euse.s ne participent pas à ce que Ulrich Brand et Markus Wissen appellent le « mode de vie impérial ». Ce mode de vie exerce une forte pression écologique sur la Terre et il est lié à l'extractivisme industriel touchant les communautés locales du Nord et transformant des régions entières du Sud en zones sacrifiées.

Les ressources minières nécessaires pour alimenter l'appétit capitaliste et soutenir un mode de vie promettant les grandes voitures, les grandes maisons, la viande abondante et les voyages en avion bon marché seront aussi problématiques, même s'ils s'alimentent en énergies renouvelables. Par conséquent, une stratégie écosocialiste doit impliquer de même une décroissance inégale et combinée.

La décroissance sélective concerne les secteurs économiques, les frontières et le territoire. Certaines régions auront besoin de niveaux beaucoup plus élevés d'investissement pour permettre aux gens de jouir pour la première fois d'une bonne alimentation, de logements, de transports et d'emplois stables.

D'autres régions, spécialement dans les pays à hauts revenus, investiront aussi dans des secteurs stratégiques et les feront croître, en même temps qu'ils dépendront des transferts pour construire des infrastructures inclusives et convenables pour les travailleur.euse.s confronté.e.s à des coûts élevés de la vie et aux emplois précaires. Ceci requiert le contrôle populaire des ressources – un thème actuellement à l'ordre du jour au Mexique, en Bolivie, au Chili, en Colombie et dans d'autres lieux – et des alternatives au modèle extractiviste hégémonique.

La lutte de classes dans la politique climatique se produit, de fait, entre le travail et le capital, comme le soutient Matt Huber, mais cela ne devrait pas empêcher de comprendre que la classe travailleuse et le capital sont organisés de manière souvent contradictoires dans tout le Nord global et le Sud global, comme l'ont ébauché les auteurs de la décroissance, de l'écosocialisme et de la théorie marxiste de la dépendance. Les contradictions politiques et économiques confondent souvent les intérêts de la classe travailleuse de différents pays, mais les reconnaître dûment nous aide à identifier où coïncident les intérêts de classe. Notre stratégie fonctionnera seulement si nous nous consacrons à l'éducation politique critique dans le travail syndical et au sein des mouvements, de manière à ce que la pratique transformatrice contrecarre l'influence de l'idéologie capitaliste.

Il est possible de reconnaître l'existence d'un mode de vie impérial, ainsi que sa distribution inégale. Parfois, l'image d'un Nord global et d'un Sud global peut supposer un obstacle analytique, vu qu'elle implique des lignes de conflit géographiques au lieu de processus historiques de production et de distribution des ressources, y compris de main d'œuvre. Les travailleur.euse.s de l'industrie automobile d'Allemagne et du Brésil affrontent des réalités différentes en matière d'infrastructures, de salaires, de droits et de géopolitique, mais dans leurs sociétés respectives ils/elles sont sujets à des antagonismes de classe similaires et affrontent les mêmes défis.

La transition écologique doit avoir un sens pour la classe travailleuse du monde entier. L'impératif conventionnel de la croissance économique a débouché sur l'emploi précaire et les taux élevés d'exploitation. Cela signifie qu'un débat sur la décroissance inégale et combinée peut améliorer réellement les demandes d'emplois écologiques socialement nécessaires et de qualité, ainsi que le type des conditions de vie que les communautés peuvent désirer, si nous centrons notre stratégie dans des cadres alternatifs de suffisance, de solidarité et de justice, comme le suggère Bengi Akbulut.

Pour réussir la transition écologique, la classe travailleuse mondiale devra ajuster ses attentes. Nous devons rejeter le style de vie consumériste du capitalisme et tenir compte des limitations énergétiques et matérielles à l'heure de planifier une vie digne. Ces impératifs génèrent des conflits autour de qui peut utiliser une ressource et dans quelle quantité, des problèmes qui ne pourront pas toujours se résoudre avec des technologies améliorées.

De fait, ce sont parfois les technologies les plus anciennes qui peuvent nous sauver, comme le retour à l'agro-écologie, l'usage du sol le plus efficient et sa contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. La réforme agraire et un processus juste de délimitation des terres indigènes sont les conditions nécessaires pour que la classe travailleuse rurale bénéficie de la transition écologique en dépassant la pauvreté et en changeant notre manière d'alimenter le monde.

Vu qu'il n'existe pas de transition juste sans souveraineté indigène, notre compréhension de quoi va où – que ce soit des turbines éoliennes ou des forêts repeuplées – exige d'améliorer notre approche des droits territoriaux et des formes de vie. La classe travailleuse urbaine du monde entier doit sortir gagnante et doit coordonner la demande de manière à ce que l'exploitation des ressources ne conduise pas à la création de nouvelles zones sacrifiées.

Nous devons aussi être sincères sur le fait que de nombreux emplois promis durant la transition sont temporaires, vu qu'ils sont liés à la construction de nouvelles infrastructures. Dépasser l'obsolescence programmée signifiera aussi une production plus efficiente. Certains emplois peuvent être reconvertis des secteurs sales aux secteurs propres, tandis que d'autres devront disparaître complètement, comme l'industrie d'armements. Être sincères sur ce point aidera à approfondir la dynamique organisationnelle dans les syndicats, les associations et les mouvements sociaux en général, pour ne laisser personne en arrière. Ce type de calcul se produira au sein et hors des frontières, peut-être à de nombreuses reprises au quotidien. Le succès de notre stratégie écosocialiste dépend de la qualité de la construction du mouvement internationaliste et de notre capacité à coordonner la planification.

La classe travailleuse est très diverse. Elle inclut les travailleur.euse.s industriel.le.s auprès desquel.le.s les syndicats jouent un rôle important. Elle comprend aussi la nombreuse main-d'œuvre informelle. Selon l'Organisation internationale du travail, en 2019 il y avait 2.000 millions de travailleur.euse.s informel.les dans le monde entier. Certains d'entre eux – comme ceux qui ont des emplois temporaires dans les fermes et les pêcheries – affrontent des risques spécialement élevés de perte d'emploi et des problèmes de santé à mesure qu'avance le changement climatique. Nous devrions aussi considérer ces emplois comme des emplois climatiques, et pas seulement ceux des entreprises pour la production de panneaux solaires ou de batteries de lithium.

Les femmes qui effectuent des travaux de soins sont aussi cruciales pour la transition, et pas seulement en raison du rôle stratégique du secteur des soins pour améliorer la vie des personnes avec de basses émissions de carbone. Les femmes ont tendance à être en première ligne dans la résistance aux entreprises du capital fossile, dans la revendication de la réduction du temps de travail et de leur double charge horaire, et elles peuvent aider à tendre des ponts entre les classes travailleuses du Nord et du Sud au travers du mouvement féministe.

L'organisation de tous ces secteurs est vitale pour une véritable transition juste et internationaliste, et elle peut renforcer les campagnes de pression sur les gouvernements en faveur des programmes dont nous avons besoin. Plus elles auront de succès, plus il sera probable que s'y joignent des millions de personnes, non seulement la classe travailleuse la plus conscientisée par rapport aux problèmes écologiques et les activistes engagés, mais aussi les mouvements sociaux nés des zones de sacrifices qui ont participé à des luttes séculaires pour la terre, l'eau, les forêts et une vie digne dans le monde entier. Ce mouvement internationaliste se base sur la classe travailleuse en raison de son rôle dans la critique du capitalisme, source de nos crises actuelles, mais il est peuplé des divers groupes subalternes qui peuvent tout perdre si le fascisme fossile ou écologique finit par s'en sortir.

Ainsi, la dynamique de construction des mouvements dans notre stratégie s'occupera des questions pressantes de la transition écologique, mais elle doit aussi planifier la rupture comme conséquence de la nature profondément insoutenable de la machinerie capitaliste.

Aujourd'hui, notre stratégie requiert une action audacieuse, orientée par l'utopie qui peut nous guider de ce siècle vers le suivant pour construire une société plus juste.

Notre stratégie va au-delà de la survie. Il s'agit de la vie – une vie meilleure – et cela nous différencie déjà en soi des capitalistes et des tragédies qu'ils provoquent. Le long chemin de la transition est plein de contradiction et présentera plus de défis que ceux que le mouvement socialiste a jamais affronté. Le temps est essentiel et nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à le perdre, car notre objectif final consiste à atteindre une société émancipée capable de se maintenir durant les prochains siècles.

*

Sabrina Fernandes est activiste socialiste brésilienne et présentatrice du populaire canal marxiste de YouTube, Tese Onze. Actuellement, elle est chercheuse à l'International Research Group on Antiauthoritarianism and Counter-Strategies de la Fondation Rosa Luxemburg.

Cet article a été publié initialement par la revue espagnole Viento Sur.

Traduction du castillan : Hans-Peter Renk

Illustration : Suwa Kanenori, Fukagawa Garbage Incinerator, 1930

Notes

[1] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, chapitre 1 (1851).

[2] Du Bureau des Nations Unies pour la réduction du risque de désastres.

[3] A l'occasion de la proposition de la députée de New York à la Chambre des représentants des États-Unis, Alexandria Ocasio Cortez [NdT].

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La Cour d’appel de Russie alourdit la peine de Boris Kagarlitsky à cinq ans de prison

20 février 2024 — , ,
Le sociologue russe, Boris Kagarlitsky, qui s'est prononcé contre la guerre en Ukraine et qui fut arrêté en juillet 2023 et qui fut libéré sous caution le 12 décembre dernier, (…)

Le sociologue russe, Boris Kagarlitsky, qui s'est prononcé contre la guerre en Ukraine et qui fut arrêté en juillet 2023 et qui fut libéré sous caution le 12 décembre dernier, a vu sa peine alourdie à cinq ans le 12 février 2024. @Nataliya Kazakovtseva/TASS

13 février 2024 | tiré d'Alter-Québec
https://alter.quebec/la-cour-dappel-de-russie-alourdit-la-peine-de-boris-kagarlitsky-a-cinq-ans-de-prison/

Plus tôt ajourd'hui, la Cour d'appel de Russie, considérant la condamnation à payer une amende comme une peine trop clémente, a revu hier la sentence initiale de Boris Kagarlitsky rendue le 12 décembre dernier. Accusé de justifier le terrorisme, le sociologue marxiste est maintenant condamné à cinq ans de prison. La décision signifie également que Kagarlitsky se verra interdire d'administrer un site Web pendant deux ans après sa libération. Dans le même temps, une amende de 609 000 roubles (plus de 9 000 $ CAN) a déjà été payée.

La sentence de culpabilité a été prononcée en décembre après avoir été reconnu coupable de « justification du terrorisme » pour des propos tenus dans une vidéo YouTube supprimée depuis et sur sa chaîne Telegram, à propos de l'attentat à la bombe contre le pont de Crimée.

La véritable raison de son emprisonnement est son opposition à la guerre en Ukraine menée par la Russie. En tant que rédacteur en chef de la plateforme de gauche en ligne Rabkor (Correspondant ouvrier), Kagarlitsky compte parmi les personnalités opposées à la guerre les plus en vue – et l'une des rares à rester en Russie.

Selon la décision, Kagarlitsky sera placé en garde à vue dans la salle d'audience et envoyé au centre de détention provisoire du Service pénitentiaire fédéral de Russie à Moscou. Boris lui-même n'est pas découragé : « Je suis sûr que tout se passera très bien. Et nous vous reverrons à la fois sur la chaîne et en liberté. Il faut juste vivre un peu et traverser cette période sombre pour notre pays ».

Le cas de Boris Kagarlitsky est une parodie de justice. C'est aussi une offense aux milliers de Russes qui ont exprimé leur solidarité avec lui : des lettres, des émissions, des affiches. Durant les cinq mois de liberté, Boris a témoigné de la manière qu'il fut arrêté et incarcéré. Nous présentons ci-dessous ce récit.

Liberté pour Boris Kagarlitsky ! Liberté pour tous les prisonniers et prisonnières politiques !

Boris Kagarlitsky

Lettre de Boris Kagarkitzky

Je me rendais à l'aéroport pour accueillir ma femme, qui revenait de l'étranger le 25 juillet l'an dernier. Mais la rencontre n'a pas eu lieu. Deux jeunes hommes polis se sont approchés de moi et, présentant leur carte d'agent du FSB (services secrets russes), m'ont informé que j'étais détenu : j'étais accusé de justifier le terrorisme. Dès le soir, j'ai été envoyé sous escorte à Syktyvkar, la capitale de la République de la population komie, où j'ai été incarcéré.

Je ne connaissais pas la République de la population komie, si ce n'est qu'à l'époque de Staline, une grande partie des institutions du Goulag s'y trouvaient, un sujet sur lequel j'ai bien sûr beaucoup lu et écrit. La raison de mon arrestation était une vidéo que j'avais publiée sur YouTube dix mois plus tôt. J'y parlais de l'actualité, mentionnant — sans plus de précision — la détérioration du pont de Crimée par des saboteurs ukrainiens. Mais j'ai également noté que la veille de cette attaque, des vœux de félicitations de Mostik le chat au président Poutine avaient été diffusés sur les réseaux sociaux russes ; comme le chat était la mascotte du pont saboté, j'ai plaisanté sur le fait qu'il avait agi comme un provocateur avec ses félicitations. Il s'agissait probablement d'une mauvaise blague, mais elle peut difficilement être considérée comme un motif suffisant d'arrestation, même si l'on tient compte des lois russes modernes. Malheureusement, le Léviathan n'a pas le sens de l'humour. J'ai dû passer quatre mois et demi dans une cellule de prison.

Le fait que l'arrestation ait eu lieu près d'un an après mes propos malheureux soulève divers soupçons quant à la signification politique de ce qui s'est passé. Ce n'était pas la première fois que je me retrouvais en prison. J'ai connu ma première — et plus longue — incarcération en 1982, alors que le dirigeant de l'URSS, Leonid Brejnev, était mourant. À l'époque, les agents de la sécurité de l'État ont attrapé tous les opposants connus, y compris notre groupe de jeunes socialistes, juste au cas où, à titre préventif. Quelque temps après la mort de Brejnev, j'ai été libéré sans même avoir été jugés.

Ce qui se passait dans les couloirs du pouvoir à Moscou à la fin du mois de juillet 2023 n'est pas encore tout à fait clair, même si l'on espère que tôt ou tard nous le découvrirons (je n'ai découvert les véritables raisons de ma première arrestation et de ma libération que bien plus tard, lorsque Mikhaïl Gorbatchev dirigeait le pays et qu'une partie des archives officielles sont devenues disponibles). Mais il semble que cette arrestation puisse être considérée comme un dommage collatéral dans une lutte pour le pouvoir. Imaginez que vous êtes un ballon sur un terrain de football où s'affrontent deux équipes professionnelles. Ils vous donnent des coups de pied et vous ne pouvez qu'essayer d'analyser le déroulement du match en vous basant sur vos sentiments. Malgré tout, l'expérience acquise dans la prison de Syktyvkar m'a été très utile en tant que sociologue. Après tout, j'ai eu l'occasion d'observer, de communiquer avec des personnes que je n'aurais jamais rencontrées dans d'autres circonstances.

Il faut donner le crédit à l'administration pénitentiaire, qui m'a placé dans une cellule avec de bonnes conditions et des voisins calmes. L'un d'entre eux s'est avéré être un prisonnier politique, assistant du député de la Douma Oleg Mikhailov, qui reste l'opposant le plus en vue de la République de Komi. Il est vrai que nous ne sommes pas restés longtemps ensemble. Les prisonniers de la cellule changeaient souvent, ce qui m'a permis de faire la connaissance d'un grand nombre de personnes et d'entendre l'histoire de leur vie.

Certain.es de mon voisinage accusé.es de meurtre et d'extorsion se sont révélés très gentils et polis dans la conversation ; un vice-maire d'une petite ville du nord, qui a déclenché une bagarre lors d'une fête locale et tué par inadvertance son collègue alors qu'il se produisait avec lui sur scène, était heureux de discuter de questions relatives aux finances municipales, au sujet desquelles il s'est révélé étonnamment mal informé. Un jour, peut-être très bientôt, je décrirai tout cela en détail.

Bien que je ne fusse pas le seul prisonnier politique à Syktyvkar, il se trouve que j'étais le plus célèbre, et c'est pourquoi l'administration et les gardiens de la prison me regardaient avec une curiosité évidente, essayant de comprendre pourquoi j'avais été amené là et ce qu'il fallait attendre de ce cas étrange. Le procès a été obstinément reporté, bien que personne ne m'ait interrogé ; pendant des mois, il ne s'est rien passé de nouveau. L'affaire pénale était censée être examinée par un tribunal militaire de Moscou, mais elle s'est perdue en cours de route et n'a refait surface dans leur bureau qu'à la toute fin du mois de novembre.

Le bureau du procureur a déclaré que la plaisanterie sur Mostik le chat avait été faite « dans le but de déstabiliser les activités des agences gouvernementales et de faire pression sur les autorités de la Fédération de Russie pour qu'elles mettent fin à l'opération militaire spéciale sur le territoire de l'Ukraine ».

Pendant que j'étais derrière les barreaux, une campagne de solidarité se déroulait à l'extérieur, à laquelle de nombreuses personnes ont participé en Russie et dans le monde entier. En outre, il semble que les dirigeants du Kremlin aient été particulièrement impressionnés par le fait qu'une grande partie des voix qui se sont élevées pour me défendre provenaient du Sud. Dans le contexte de la confrontation avec l'Occident, les dirigeants russes tentent de s'imposer comme des combattants du néocolonialisme américain et européen, de sorte que les critiques formulées à leur encontre au Brésil, en Afrique du Sud ou en Inde ont été accueillies avec vexation. L'économiste indienne Radhika Desai a même interrogé Vladimir Poutine sur mon sort lors du forum de Valdai.

Le procès a eu lieu le 12 décembre 2023. Le bureau du procureur a demandé que je sois envoyé en prison pour cinq ans et demi, mais le juge en a décidé autrement. J'ai été libéré de la salle d'audience après avoir été condamné à payer une amende de 600 000 roubles (le lendemain, cette somme a été collectée par les abonné.es de la chaîne YouTube Rabkor). Il est vrai qu'il n'a pas été facile de payer : j'ai dû déposer l'argent en personne, mais j'ai également été inscrit sur la « liste des extrémistes et des terroristes », à qui il est interdit d'effectuer des transactions financières. À l'heure actuelle, je dois demander une autorisation spéciale pour pouvoir donner à l'État l'argent qu'il me réclame. Il m'est interdit d'enseigner, ainsi que d'administrer des sites Internet et des chaînes YouTube.

Cependant, ils ne m'ont pas encore interdit de penser et d'écrire, ce que je fais pour l'instant.

Déclaration du RESU sur le deuxième anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie

20 février 2024, par Réseau européen de solidarité avec l'Ukraine — , ,
12 février 2024 | tiré du site de la gaucheanticapitaliste.org https://www.gaucheanticapitaliste.org/declaration-du-resu-sur-le-deuxieme-anniversaire-de-linvasion-de-lukraine-par-

12 février 2024 | tiré du site de la gaucheanticapitaliste.org
https://www.gaucheanticapitaliste.org/declaration-du-resu-sur-le-deuxieme-anniversaire-de-linvasion-de-lukraine-par-la-russie/

Le 24 février 2024 marque le deuxième anniversaire de l'invasion totale de l'Ukraine par la Russie. Cette invasion totalement injustifiée a déjà coûté la vie à au moins 20 000 civils ukrainiens et à plus de 100 000 soldats. Des millions de personnes ont été forcées de fuir à l'étranger, des millions d'autres sont déplacées à l'intérieur de l'Ukraine.

L'agresseur continue de détruire des villes entières et des infrastructures civiles (réseaux d'électricité et de chauffage, écoles, hôpitaux, chemins de fer, ports, etc.) L'armée russe a procédé à des massacres de masse d'Ukrainien·ne·s (soldats et civils). Les violences sexuelles font partie de la stratégie de l'agresseur. De nombreux citoyen·ne·s (y compris des enfants) ont été déportés de force en Russie et au Belarus.

Le président russe Vladimir Poutine, le gouvernement russe, les principales forces politiques de la Fédération de Russie, les chefs religieux et les médias promeuvent un programme impérialiste qui nie aux Ukrainiens leur droit à l'indépendance, au statut d'État et à la liberté de choisir des alliances politiques.

Le peuple ukrainien refuse d'être une victime passive de cette agression et résiste massivement à l'invasion, avec ou sans armes.

Le peuple ukrainien refuse d'être une victime passive de cette agression et résiste massivement à l'invasion, avec ou sans armes. L'auto-organisation à la base (notamment par les syndicats, les organisations féministes et les associations de défense des droits civils) joue un rôle essentiel dans la défense du pays et la lutte pour une Ukraine libre, sociale et démocratique.

Toutefois, compte tenu de la complexité de la situation politique mondiale (illustrée par le blocage de l'aide financière à l'Ukraine par le Parti républicain au Congrès américain), la mobilisation en faveur de la résistance militaire et civile des Ukrainien·ne·s est plus que jamais nécessaire.

Le gouvernement russe a augmenté de 70% les ressources de sa propre industrie de guerre, auxquelles s'ajoutent des forces mercenaires privées et diverses formes de subventions destinées à rendre la guerre acceptable pour les populations les plus pauvres de la fédération, dont les hommes sont mobilisés comme chair à canon. Poutine exploite également l'hypocrisie de la rhétorique « démocratique » des pays occidentaux pour détourner l'opinion publique de la critique de ses propres crimes en Ukraine.

Dans le même temps, la solidarité avec le peuple ukrainien est mise à mal par un discours dominant qui présente les dépenses « pour aider l'Ukraine » comme une justification des coupes dans les budgets sociaux et de l'augmentation permanente des dépenses d'armement.

L'aspiration légitime à la paix, accompagnée de demandes de réponses aux urgences sociales et écologiques, ne peut se faire au détriment des vies et des droits des Ukrainien·ne·s : elle doit au contraire se transformer en une demande de transparence sur les dépenses réelles des gouvernements, en rejetant la militarisation croissante et les politiques économiques socialement régressives, au niveau national et mondial.

L'Ukraine ne peut pas gagner sans les armes fournies par l'OTAN pour repousser l'envahisseur. Pourtant, ce que sa victoire éventuelle sur Poutine représentera le plus, ce n'est pas une victoire de l'Occident dans la lutte des grandes puissances pour la domination mondiale, mais un triomphe de la résistance inflexible du peuple ukrainien et de son droit à décider de son avenir.

Nous appelons à faire de la semaine autour du 24 février (19-25) une période d'action internationale contre l'invasion russe et en solidarité avec l'Ukraine.

En tant que tel, ce sera une victoire pour les petites nations et les principes démocratiques partout dans le monde. Nous appelons à faire de la semaine autour du 24 février (19-25) une période d'action internationale contre l'invasion russe et en solidarité avec l'Ukraine.

Paix pour l'Ukraine. Arrêtez la guerre de la Russie !
Arrêt immédiat des bombardements russes et retrait de toutes les troupes russes de l'ensemble de l'Ukraine !
Soutien et solidarité les plus larges possibles avec le peuple ukrainien dans sa résistance légitime à l'invasion russe !

10 février 2024

Pour ajouter le nom de votre organisation à cet appel, veuillez écrire à l'adresse suivante info@ukraine-solidarity.eu
Consultez le site sur RESU ukraine-solidarity.eu

Photo : Manifestation en solidarité avec le peuple ukrainien, Bruxelles, 25 février 2023. (Dominique Botte / Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0)

Ne pas se taire contre le crime de guerre !

20 février 2024, par Omar Haddadou — , , ,
Atrocités à Gaza ! Temps béni pour les colons d'étendre l'annexion des terres palestiniennes. Netanyahou pose un ultimatum au Hamas pour la libération des otages avant le 10 (…)

Atrocités à Gaza ! Temps béni pour les colons d'étendre l'annexion des terres palestiniennes. Netanyahou pose un ultimatum au Hamas pour la libération des otages avant le 10 mars, sous peine d'un siège à Rafah. A Paris, la mobilisation se poursuit à l'heure où la Cij donne le ton de ses audiences sur la légalité de l'occupation.

De Paris, Omar HADDADOU

« J'entrerai dans vos montagnes ; je brulerai vos villages et vos moissons ; je couperai vos arbres fruitiers et, alors, ne vous en prenez qu'à vous seuls. » Thomas Bugeaud, le Maréchal sanguinaire.
L'horreur, terreau des Démocraties modernes ! Les Etats-Unis et l'Europe se gargarisent de la méthode génocidaire en Palestine, occupée depuis 75 ans, où les bombardements, 19 semaines durant, redoublent chaque jour de férocité.
Depuis les attaques du 7 octobre 2023, les hostilités ont atteint leur paroxysme. La prétendue pression diplomatique de la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, n'a rien à envier aux niaiseries de Jocrisse à solder. Le Ministère de la Santé palestinien fait état de 28 858 martyrs et 68 677 blessés. Les enfants sont les premières victimes de cette campagne barbare des temps reculés.

La puissance de frappe israélienne sur la bande de Gaza, réduite à 80 % en poussière, a pour point d'orgue la préparation imminente d'une offensive sur la ville de Rafah, abritant 1,4 millions de Palestiniens. Les ONG et les chefs d'Etats hostiles à la campagne punitive, dont l'Afrique du Sud, ont annoncé avoir déposé un nouveau recours auprès de la Cour internationale de justice (Cij) en vue d'examiner au plus tôt l'annonce par l'Etat hébreu d'une prochaine offensive militaire sur Rafah. Ce qui constitue, selon eux, une violation des droits.

Ladite institution juridique a entamé hier les audiences sur la légitimité de l'occupation par Israël de terres destinées à un futur Etat palestinien (Cisjordanie occupée, la bande de Gaza et Jérusalem - Est annexée). D'où la colère du Ministre palestinien des Affaires étrangères Riad Al-Maliki devant la haute juridiction de l'ONU : « Les Palestiniens subissent aussi le colonialisme et l'apartheid. Et certains s'indignent de ces paroles de la réalité qui est la nôtre. Cette occupation est une annexion et une suprématie par nature » s'indigne -t-il, demandant à la Cour de confirmer le droit des Palestiniens à l'autodétermination.

La mise en garde d'Emmanuel Macron, dimanche 18 février, quant aux retombées de l'opération militaire de Tsahal à Rafah, ne fera pas reculer la machine de guerre de Netanyahou, déterminé à honorer son serment : Eradiquer le Hamas, avec un permis de tuer étasunien dans la poche ! Derrière cet engagement funeste, se cache le dessein électoral. Le Premier ministre joue sa survie et en appelle à Washington pour le coup d'éclat.

Quant à Macron, il est acculé à danser sur l'air d'une valse à 2 temps ; gardant bien ferme sa lorgnette stratégique sur le Sahel et les JO : « Israël a le droit de se défendre en éliminant les groupes terroristes dont le Hamas par les actions ciblées » déclare-t-il le 12 novembre 2023. Mais, versatilité oblige, hier lundi, il pointe : « Une Démocratie ne peut pas faire ce qu'Israël est en train de faire ».

Au cœur de Paris, portant la cause palestinienne à bras le corps, ils étaient nombreux (es) ce samedi sur l'esplanade des Halles à scander « Halte au massacre à Gaza » « Palestine vivra, Palestine vaincra », drapeaux et Keffieh palestiniens en évidence. Fort de la décision du Conseil constitutionnel et d'une voix unanime, les manifestants dont les militants (es) venus en solidarité d'autres pays d'Europe, réclamaient un cessez-le feu immédiat.

C'est une femme frêle à la « verve kamikaze » à s'arracher la glotte, qui galvanisera l'assistance. Pointant du doigt la politique « d'extermination » entreprise par Netanyahou, elle exhorte la foule à reprendre après elle : « Free Plestine, free Palestine ! Nous sommes tous des Palestiniens (nes). Le ton massif, elle ajoute : « Nous allons mener des actions dans différents endroits de l'Hexagone. Usines, administrations, centres commerciaux... Venez tracter avec nous contre le génocide ! Nous appelons au boycott de Carrefour et Hewlett Packard. D'autres enseignes sont dans le collimateur ».
Outre les interventions des présidents des Collectifs et la programmation de rencontres, une mise en ligne des tracts, fait partie de l'engagement collégial.
La représentation théâtrale de la Nakba (1948) exécutée par une troupe de jeunes filles de l'Association de la Jeunesse palestinienne, venue de Gaza, a été chaleureusement ovationnée. Un rendez-vous est consigné pour la prochaine journée d'action.

Je quitte la place du Châtelet le cœur prostré, hanté par les images innommables de ces enfants gazaouis ravis à la vie par les tapis de bombes, pendant que des Parisiens (es) attablés aux terrasses providentiellement ensoleillées, savourent leur glace et leur café, le cœur guilleret ! O.H

Pour voir d'autres photos de Serge D'Ignazio de la manif à Paris

https://www.flickr.com/photos/119524765@N06/albums/72177720314869748/with/53536367835
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« Le capitalisme mondialisé est vecteur de graves pénuries » - Renaud Duterme

20 février 2024, par Laurent Ottavi, Renaud Duterme — , ,
Les vulnérabilités se multiplient et commencent à toucher tous les secteurs. Dans Pénuries, quand tout vient à manquer (Payot), Renaud Duterme, enseignant en géographie déjà (…)

Les vulnérabilités se multiplient et commencent à toucher tous les secteurs. Dans Pénuries, quand tout vient à manquer (Payot), Renaud Duterme, enseignant en géographie déjà auteur du Petit manuel pour une géographie de combat (2020) et de Nos mythologies écologiques (2021), dresse l'état de la raréfaction des ressources nécessaires à nos sociétés productivistes, en tire les conséquences en ce qui concerne les énergies et nos modes de vie, tout en insistant sur le danger qu'une conjonction de toutes ces fragilités pourrait constituer.

11 février 2024 | tiré du site d'Élucid
https://elucid.media/environnement/penuries-capitalisme-mondialise-vecteur-petrole-electricite-minerais-sobriete-renaud-duterme

Laurent Ottavi (Élucid) : De récents événements comme la crise Covid, la guerre en Ukraine ou encore le blocage du canal de Suez par un porte-conteneur, ont à la fois créé et révélé les grandes fragilités de la mondialisation. Pouvez-vous en donner des exemples et en évaluer la portée ?

Renaud Duterme : Jusqu'ici, les vulnérabilités de notre temps n'ont pas encore donné lieu à des pénuries majeures, davantage à des craintes, et les perturbations ont été surmontées. Cependant, la prise de conscience demeure encore très limitée. L'impression d'un système résilient – ce qu'il est effectivement dans une certaine mesure – l'emporte, alors que les vulnérabilités se multiplient et qu'elles commencent à toucher tous les secteurs.

Le fait est que l'approche interdisciplinaire manque à beaucoup d'analyses, et a fortiori dans le débat public, où on invite par exemple un économiste pour parler d'économie et un climatologue pour évoquer le réchauffement climatique. Or, les fragilités de notre temps résultent de causes très variées, des tensions géopolitiques aux perturbations climatiques en passant par la raréfaction des ressources ou les mouvements sociaux, au point que, quel que soit le fil que l'on tire, cela perturbe tous les autres.

Plus encore que d'interdisciplinarité, nous manquons d'une approche globale et systémique. Les différentes vulnérabilités auxquelles nous faisons et ferons face sont encore plus préoccupantes une fois combinées. Elles s'alimentent les unes les autres. Le château de cartes est capable de tenir debout malgré quelques cartes en moins, mais il y a de quoi nourrir des inquiétudes quant à la solidité de l'ensemble de la structure.

Élucid : Dans votre ouvrage, vous vous étonnez de la sous-estimation dont le pétrole fait l'objet, alors que celui-ci représente le « sang de nos économies » pour reprendre l'expression de Matthieu Auzanneau. Pouvez-vous rappeler l'importance du pétrole dans notre économie et les conséquences d'une raréfaction de ses stocks ?

Renaud Duterme : Beaucoup de malentendus circulent autour du pic pétrolier. Le pétrole sera présent en sous-sol pour encore très longtemps. En revanche, depuis le premier choc dans les années 1970, la raréfaction du pétrole le rend de moins en moins disponible et de plus en plus difficile à aller chercher, ce qui coûte de plus en plus cher (même en tenant compte d'éventuelles phases de baisse, l'évolution des prix n'étant pas linéaire). Aujourd'hui, nous considérons que le prix du pétrole est relativement bas lorsqu'il se situe autour des 80 dollars le baril, alors qu'un tel prix, il y a quelques années, aurait été considéré comme très élevé. Les choses vont s'intensifier à l'avenir avec des montagnes russes sur les prix du pétrole (qui sera en baisse lorsque la contraction économique générée par des prix trop élevés fera baisser la demande) et une trajectoire générale qui sera à la hausse.

De ce fait, la raréfaction du pétrole risque donc d'avoir deux conséquences majeures. La première est une remise en cause du système de délocalisation basé sur un pétrole bas marché afin d'alimenter les porte-conteneurs, les camions, les avions, etc., qui font fonctionner la mondialisation. La seconde conséquence a bien été mise en évidence par la guerre en Ukraine. Dans un contexte d'abondance pétrolière avec des gisements rentables un peu partout, la perturbation générée chez un producteur pose peu problème, car il est toujours possible de se reporter sur un autre. Si la guerre en Ukraine, par exemple, avait eu lieu il y a une ou deux décennies, les tensions auraient sans doute été moins importantes, car on aurait pu se fournir en pétrole auprès d'autres producteurs.

Aujourd'hui, la majorité des grands producteurs de pétrole ont déjà passé leur pic de production. En cas de perturbation chez l'un d'entre eux, il devient bien plus difficile de compenser par l'achat de pétrole ailleurs. Nous nous rabattons sur les États-Unis pour le gaz et sur le Moyen-Orient pour le pétrole, mais l'actualité vient nous rappeler l'instabilité du monde et en particulier de certaines régions. Un potentiel élargissement du conflit israélo-palestinien, notamment à l'Iran, aurait d'énormes conséquences, car deux des principales sources de pétrole pour le continent européen se tariraient ou deviendraient fortement perturbées.

« L'illusion est de penser qu'on pourra continuer nos modes de vie actuels et compenser uniquement par le nucléaire. »

L'électricité est une autre carte maîtresse de l'édifice mondialisé. Quel état des lieux faites-vous quant à cette énergie et quelles sont selon vous les perspectives à moyen terme ?

C'est plus ou moins la même chose. L'électricité est seulement un vecteur énergétique, alimenté par des énergies primaires. Elle est donc sujette aux tensions géopolitiques et l'on sait par exemple que des pays comme la Belgique et l'Allemagne sont fortement dépendants du gaz pour produire de l'électricité. L'impact climatique de notre production d'électricité impose, de plus, qu'elle soit de plus en plus décarbonée si l'on veut tenir les engagements internationaux et limiter les conséquences du réchauffement climatique.

D'autre part, toutes les sources d'électricité décarbonées ont un certain nombre de contraintes climatiques ou physiques. On peut penser notamment à l'intermittence des énergies éoliennes et solaires, qui doivent être compensées soit par des centrales à gaz – ce qui renvoie à la question de la dépendance géopolitique vis-à-vis d'autres producteurs – soit par des centrales à charbon, ce qui amplifie le problème climatique, soit par les centrales nucléaires. Sur ce dernier point, la question n'est pas d'être pour ou contre le nucléaire, comme il n'est pas question d'être pour ou contre telle ou telle énergie en général, mais de l'inscrire dans un contexte de contraintes physiques et climatiques beaucoup plus large.

Le nucléaire équivaut à plus ou moins 5 % des besoins énergétiques mondiaux aujourd'hui. L'illusion est de penser qu'on pourra continuer nos modes de vie actuels et compenser uniquement par le nucléaire. Même dans un pays comme la France, un des plus nucléarisés au monde, toute une série de contraintes est déjà là : l'assèchement des cours d'eau qui a déjà provoqué l'arrêt de plusieurs centrales, le désamour de la filière chez de nombreux ingénieurs, le vieillissement des centrales (donc de plus en plus souvent en panne et de plus en plus compliquées à réparer dans un contexte où la main-d'œuvre manque), les contraintes de délais dues à la construction d'une centrale, au repérage et à la faible acceptation sociale par la population locale. La seule solution sera la sobriété, voire la décroissance, c'est-à-dire la réduction drastique de nos besoins en électricité.

Après avoir analysé la question de la pénurie à l'aune du pétrole et de l'électricité, qu'en est-il en ce qui concerne les minerais ?

Ils constituent le second pilier de nos sociétés modernes, car celles-ci dépendent de flux énergétiques et des flux de matières. Or, la totalité de ces minerais est également non renouvelable. Comme pour le pétrole, l'épuisement total et soudain des ressources est un scénario illusoire. Les gisements seront de moins en moins concentrés, donc de plus en plus rares. Les prix augmenteront fortement, car, tout comme il faut plus d'énergie pour exploiter plus d'énergie, il faut plus de minerais pour exploiter plus de minerais. Les conséquences environnementales seront aussi d'autant plus importantes pour les extraire.

Le secteur de la mine est vorace en eau alors que de nombreux gisements miniers se trouvent dans des zones à fort stress hydrique : le Chili pour le cuivre, l'Amérique du Nord, la Chine. La conjonction de problèmes, à nouveau, sur fond de contraintes diverses (énergétiques, hydriques, etc.) et de moindre concentration des minerais, risque de rendre l'exploitation de certains minerais de plus en plus compliquée. Il nous faudra faire des arbitrages. Il est de ce fait fondamental de s'interroger sur la pertinence de la numérisation croissante de la société et de l'électrification promise de l'ensemble du parc automobile.

Au regard de l'ensemble des contraintes, ne serait-il pas plus judicieux d'envisager des politiques de sobriété pour ces deux secteurs, ce qui passe notamment par un débat démocratique sur la pertinence de l'utilisation accrue du numérique dans de nombreux secteurs (enseignement, santé, agriculture, objets quotidiens, etc.) ainsi que sur la pertinence de politiques visant à réduire notre dépendance à la voiture.

« Le techno-solutionnisme, dont l'objectif premier est de créer de nouveaux marchés pour relancer la machine économique, est juste intenable. »

Votre panorama signifie un retour des limites après une surexploitation irresponsable. Vous avez souligné au début de l'entretien le manque de conscience vis-à-vis des vulnérabilités de notre temps. Comment qualifieriez-vous les mesures annoncées par les gouvernements et leurs objectifs affichés sur ces questions ?

Nous mettons clairement des rustines sur des problèmes systémiques. Le cas de la voiture électrique, qui sert à relancer un marché, est significatif, sans même parler des camions, des avions ou des porte-conteneurs si essentiels au système actuel. De manière générale, l'option mise en avant est celle du solutionnisme technologique, qui cherche surtout à créer de nouveaux marchés pour relancer la machine économique. Elle est intenable à de multiples points de vue. Elle demande des délais considérables pour remplacer les infrastructures physiques.

On ne parle pas non plus des externalités sociales des solutions que l'on avance. Depuis des années déjà, nous avons délocalisé les activités polluantes dans des pays souvent pauvres et lointains. Nous proposons aujourd'hui des mesures qui aggravent les problèmes ailleurs. Je pense à l'extraction du cobalt ou à la fabrication des batteries. Je pense aussi à ce que nous allons faire des vieilles voitures. Des voitures qui ne sont plus aux normes et sont remplacées par des voitures dites « propres », mais qui ne le sont pas tant que cela au regard du cycle de production, partiraient à l'exportation, principalement pour aller polluer l'Afrique.

Enfin, les mesures et les objectifs affichés ignorent le sujet fondamental du manque de main-d'œuvre dans de nombreux secteurs stratégiques, sans laquelle nos sociétés ne peuvent pas fonctionner. Je pense à l'agriculture, au transport routier et au domaine médical. Lesdites pénuries trouvent principalement leur cause dans le capitalisme mondialisé où l'économie prime sur tout le reste avec des emplois qui perdent leur sens, sont pris dans des logiques comptables, et où le fantasme de la dématérialisation laisse penser qu'il serait possible d'avoir des sociétés faites de cadres, d'influenceurs et d'intellectuels. En bref, une négation du rôle primordial de l'industrie, de l'agriculture et des classes populaires.

Les différentes pénuries que vous avez évoquées questionnent l'extraction, la production, l'accroissement des transports et de la consommation, le libre-échange, la division mondiale du travail, la spécialisation et les mouvements de capitaux. Est-ce la fin de la mondialisation ?

Je distingue le processus de mondialisation du projet politique de la mondialisation actuelle. En tant que géographe, je considère le premier comme un processus d'interconnexion du monde, un processus qui date de 1492 avec la découverte des Amériques. Il est amalgamé aujourd'hui avec le projet politique de la mondialisation actuelle, qui se confond avec le capitalisme mondialisé pour suggérer que la seule alternative serait le repli sur soi.

On a imposé, principalement par la force (via la colonisation puis via les programmes d'ajustement du FMI) à l'ensemble du monde, un système économique particulier dans lequel l'économie est autonome par rapport au reste de la société, et où elle finit toujours par prendre le pas sur la société. En un mot, notre mondialisation est un capitalisme mondialisé qui se trouve de plus en plus dans sa forme la plus pure. Les grandes forces du marché, que ce soient les capitaux, les marchandises matérialisées par les grandes entreprises transnationales, en tirent une grande puissance.

La démondialisation que j'appelle de mes vœux n'est pas un repli sur soi ou une remise en cause du processus d'interconnexion du monde. En revanche, elle sort de la logique de capitalisme pur avec des mesures de protectionnisme et de relocalisation, le contrôle des mouvements de capitaux et de marchandises, et l'abandon des accords de libre-échange. L'élargissement des chaînes de production et les nombreuses vulnérabilités que j'ai mentionnées seront résolus à la condition de retrouver une certaine autonomie, qui n'est pas une autarcie ou un système moyenâgeux où chaque territoire serait replié sur lui-même.

Cette autonomie pourrait tout à fait s'accorder avec des accords de coopérations avec de nombreux pays dans une optique de diminution des flux matériels. L'idée n'est pas de refaire produire chez nous des choses inutiles, mais de produire davantage chez nous des choses utiles. Dit autrement, il y a nécessité de refabriquer des principes actifs majoritairement produits en Inde et en Chine, mais aucune à relocaliser la fast fashion.

« La grande question est celle de la décroissance : s'interroger sur l'utilité des choses que l'on produit. »

Les mêmes raisons remettent-elles en cause l'objectif de la numérisation du monde ?

La numérisation de la société, la généralisation de la 5G, les voitures et les frigos intelligents et autres promesses de technologiques nécessitent beaucoup de minerais et d'énergies dans un contexte de raréfaction des ressources. Or, même si nos démocraties sont imparfaites, nos gouvernements peuvent difficilement, pour des raisons électorales, dire que l'on va construire ou rouvrir des mines (le secteur le plus écocidaire du monde !) à cause de la réticence des populations. Développer la 5G demande, de surcroît, de remplacer des milliards d'appareils électroniques encore fonctionnels et entraînerait un effet rebond, puisqu'en cas de connectivité rapide, les usages d'Internet se multiplieraient. C'est une fuite en avant qu'il nous faut arrêter avant d'atteindre les contraintes physiques.

J'ajoute à cela que la numérisation accroît la vulnérabilité de nos sociétés. Une école, un hôpital et un supermarché ne peuvent plus fonctionner désormais sans Internet. Si une coupure globale d'Internet, comme un blackout sur l'électricité, semble réservée à la science-fiction, car cela repose sur des réseaux décentralisés, les effets localisés constituent d'ores et déjà notre réalité. Dans la région où je vis en Belgique, différents hôpitaux piratés ont été bloqués pendant plusieurs semaines, au point d'engendrer des retards d'opérations. Les perturbations créées ont d'ailleurs des effets sur le long terme qui dépassent la durée du blocage. Aux États-Unis une panne Internet qui avait touché des compagnies aériennes avait de son côté entraîné l'arrêt net du trafic. Les choses risquent de s'aggraver, sur fond de tensions géopolitiques.

Au-delà de l'aspect purement physique et du volet géopolitique, nous devons enfin nous poser la question de l'utilité de cette numérisation qui n'a jamais fait l'objet d'un débat démocratique. J'ai fait l'expérience avec mes élèves et j'ai été surpris de voir leur unanimité contre la 5G, qui tenait notamment à l'argument selon lequel la numérisation rend dépendant sans rendre heureux. C'est la grande question, celle de s'interroger sur l'utilité des choses que l'on produit, donc de la décroissance.

« La raréfaction peut conduire à une gestion libérale de la pénurie avec une privatisation de ce qui peut l'être et la réservation des ressources à ceux qui en ont les moyens. »

La mondialisation, disiez-vous, est un capitalisme qui s'affirme dans sa forme chimiquement pure. Dans le contexte de raréfaction des ressources avec leurs multiples conséquences qui se renforcent les unes les autres, le capitalisme serait-il entré en phase terminale ?

J'entends dire dans certains débats que le tarissement des flux physiques et des flux de matière va faire s'effondrer le capitalisme. Je ne le pense pas, car il a une grande force pour rebondir sur les crises et les chocs qu'il provoque. Il est vrai que le capitalisme a un besoin constant de croissance et de construction de bâtiments, de nouvelles routes et requiert donc des minerais et du béton en quantité astronomique. Le géographe David Harvey avait d'ailleurs bien fait le lien entre cette urbanisation et le capitalisme.

La raréfaction de tous les éléments que je mentionne dans le livre va néanmoins se traduire selon moi par une gestion libérale de la pénurie, avec une privatisation de ce qui peut l'être et la réservation des différentes ressources à ceux qui en ont les moyens. Ces arbitrages, par conséquent, seront gérés par l'argent. C'est la continuation du capitalisme avec un marché qui pilote la pénurie. Il y a trois façons de gérer les pénuries dont j'ai parlé jusqu'ici. La première, libérale, est à l'œuvre quasiment partout. La seconde, autoritaire et qui peut s'associer avec la gestion libérale comme l'ont montré les exemples de Trump et de Bolsonaro, alloue les différentes ressources de façon purement verticale. La troisième voie, démocratique, horizontale, implique beaucoup d'efforts, beaucoup de conscientisation et des rapports de force considérables.

La plasticité du capitalisme face à ces difficultés implique encore une accentuation des inégalités et de plus en plus d'autoritarisme. Ne seraient-ce pas ces fragilités-là qui risquent de le faire s'écrouler malgré tout à terme ?

C'est une possibilité. J'observe néanmoins que la perte de légitimité potentielle du capitalisme ne pousse pas les gens à en demander la fin. La tendance est plutôt à pointer l'autre, l'étranger du doigt. L'orientation de la contestation dépendra beaucoup du positionnement de la gauche sociale, militante, politique sur les sujets de la lutte des classes, de la mondialisation, quand les pénuries s'aggraveront.

Cela lui demande une remise en cause et notamment une reconnexion avec les classes populaires, premières victimes du déclassement, qu'elle ne connaît plus, qui sentent de sa part de la condescendance ou du mépris. François Ruffin est l'une des seules personnalités en France à échapper à ce travers. La gauche a peur de se faire associer à l'extrême droite et abandonne des sujets comme le protectionnisme et les frontières, de même qu'elle laisse de côté le sujet de l'insécurité, certes accentué par les médias, mais qui va fatalement augmenter dans un contexte de pénuries.

De façon générale, les idées que vous avancez dans votre livre pour faire face à ce temps des pénuries se résument-elles à ces deux mots : démondialisation et décroissance ?

Oui, à condition une nouvelle fois d'entendre par démondialisation l'abandon de la mondialisation comme projet politique et d'associer à la décroissance la diminution des flux matériels et des flux physiques dans une perspective de justice sociale, de démocratie et de bien-être, soit exactement la définition de Thimothée Parrique (Ralentir ou périr). La décroissance, contrairement à ce que soutiennent les libéraux, n'est pas la baisse du PIB, elle est une économie déconnectée du PIB, de la gestion comptable et basée sur d'autres indicateurs.

Il est cependant fort peu probable que ce projet prenne forme. Nous sommes très loin de la démondialisation et le rapport de force n'est pas du tout en faveur des forces progressistes. Je ne suis pas défaitiste, mais je pense qu'il faut se préparer à un échec. Il y aura alors nécessité d'appliquer des comportements individuels ou collectifs à l'échelle locale visant une certaine autonomie. Face aux vulnérabilités, aux ruptures d'approvisionnement de plus en plus importantes dans tous les secteurs, il sera fondamental d'organiser les choses ici et maintenant à l'échelle des quartiers, des entreprises, des collectivités pour une vie déconnectée des grands flux physiques, de matières et d'énergie.

Je précise qu'il ne s'agit pas d'opposer la ville à une campagne idéalisée, une caractéristique de l'extrême droite. Le géographe Guillaume Faburel a fait un formidable travail sur la déconstruction de la métropolisation. La ville, qui plus est la grande ville, dépend de grands flux de matières, des va-et-vient de camions pour la nourrir et elle dispose de très peu d'autonomie. Par contre, les campagnes vivent maintenant à bien des égards de la même façon que les citadins. Quand bien même il y a des terres agricoles dans ma commune, située dans une zone rurale de Belgique, l'essentiel des biens alimentaires vient d'ailleurs. Nous sommes dépendants des mêmes flux physiques. Ceci étant dit, la campagne dispose quand même d'un petit atout qui tient à une plus forte résilience du fait d'espace de stockage, d'une plus grande proximité et de moins forte densité.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : Thx4Stock team - @Shutterstock

La Concertation pour Haïti (CPH) dénonce la menace grave d’une minière canadienne à la vie, à l’eau et à l’environnement en Haïti

20 février 2024, par Concertation pour Haïti — , , ,
Alors que les bandes armées continuent de consolider leur emprise sur Haïti et que la moitié de la population est confrontée à une famine aiguë, la Concertation pour (…)

Alors que les bandes armées continuent de consolider leur emprise sur Haïti et que la moitié de la population est confrontée à une famine aiguë, la Concertation pour Haïti<https://aqoci.qc.ca/la-concertation...> alerte le public sur le lancement imminent des opérations d'une mine d'or par une société canadienne. Cela représente une grave menace sur cette nation caribéenne pour de graves dommages environnementaux et une diminution de l'approvisionnement déjà précaire en eau du pays.

La société Unigold, cotée à la bourse de Toronto, devrait obtenir bientôt une licence pour exploiter la concession Candelones, également connue sous le nom de Neita Sur, située à Restauracion, dans la province de Dajabon, à la frontière d'Haïti. La concession contiendrait 2,25 millions d'onces d'or et le permis donnerait à Unigold le droit exclusif d'extraire des minéraux métalliques pendant 75 ans. En avril 2023, la demande avait été étudiée par la Direction dominicaine des mines et envoyée au Ministère de l'énergie et des mines avec une recommandation positive.

Barrick Gold a également annoncé qu'elle avait acquis 60 % des droits d'exploration pour une autre concession connue sous le nom de Neita Norte ; Unigold détient les 40 % restants.

Selon Unigold, les opérations minières nécessiteront le captage initial de l'équivalent de 28 piscines olympiques (70 000 mètres cubes) d'eau. En moyenne, il faut 500 000 litres d'eau pour extraire et laver un kilogramme d'or.

La CPH se solidarise avec les organisations locales qui ont exprimé leur inquiétude quant à la pollution des rivières Massacre et Artibonite, partagées sur l'île d'Hispaniola, par les opérations minières qui utiliseront du cyanure pour extraire le minerai d'or. Ces deux rivières sont d'importantes sources d'irrigation pour le riz et d'autres cultures essentielles à la sécurité alimentaire d'Haïti.

‘Le modèle minier extractiviste conduirait à la contamination de l'eau dont nous avons tous besoin pour vivre, en plus d'autres dommages causés à la population paysanne,' ont déclaré les jésuites de la République dominicaine et d'Haïti dans une déclaration datant de septembre 2023, et ont décrit la mine comme une "menace sérieuse".

Le 4 février dernier, un regroupement d'associations dominicaines de la région déclarait : « Nous nous opposerons à toute exploitation minière, même s'il nous faudra pour cela offrir notre sang à la Terre-mère, pour la vie des générations futures. »

Haïti est le pays le plus vulnérable aux impacts du changement climatique en Amérique latine. La plupart des Haïtiens vivant en milieu rural doivent parcourir de longues distances pour trouver de l'eau et seuls 43 % d'entre eux ont accès à l'eau potable. La déforestation liée à la pauvreté a dégradé les bassins versants et les écosystèmes.

Le CPH estime que les impacts des activités de la Unigold, une société canadienne qui bénéficie du soutien du gouvernement canadien, sont incompatibles avec les efforts des projets de développement canadiens pour protéger l'environnement, particulièrement les réserves d'eau, et réduire les impacts du changement climatique.

Elle réitère son appel au Canada, lancé dans son rapport de 2016 sur l'exploitation minière en Haïti[1], d'assurer la reddition de compte des entreprises canadiennes opérant à l'étranger et lever les entraves juridiques existantes afin de permettre aux populations lésées par l'action des minières canadiennes dans les pays hôtes d'entamer des poursuites en justice au Canada.

Texte préparé par Mary Durran, Marcela Escribano, Jean-Claude Icart et Amélie Nguyen, membres de la CPH.

Fondée en 1994, la Concertation pour Haïti (CPH) est un regroupement d'organisations de la société civile et de membres individuels du Québec qui participent au mouvement de solidarité avec le peuple haïtien. La CPH essaie, de son mieux, d'accompagner la société civile haïtienne dans sa recherche de mieux-être, en œuvrant au niveau de la promotion des droits humains et des libertés fondamentales, de la justice sociale, du développement solidaire et de la sensibilisation du public d'ici.

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L’interdiction de l’avortement au Texas nuit aux soins de santé

L'interdiction de l'avortement au Texas nuit aux soins de santé, même pour les femmes qui souhaitent être enceintes Les lois strictes contre l'interruption de grossesse dans (…)

L'interdiction de l'avortement au Texas nuit aux soins de santé, même pour les femmes qui souhaitent être enceintes
Les lois strictes contre l'interruption de grossesse dans cet État américain limitent les soins pour les patientes atteintes de cancer et les bénéficiaires de la FIV.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/02/15/linterdiction-de-lavortement-au-texas-nuit-aux-soins-de-sante-meme-pour-les-femmes-qui-souhaitent-etre-enceintes/

En 2023, une femme est entrée dans un centre de santé de Houston en traînant une perche à perfusion. Elle souffrait d'hyperémèse gravidique, c'est-à-dire d'une forme extrême de nausées matinales. Elle vomissait constamment, ne pouvait retenir ni nourriture ni liquides et était maintenue en vie grâce à une perfusion.

« Elle était allée aux urgences tellement de fois », a expliqué le médecin Bhavik Kumar à openDemocracy, « et elle était si fragile et si maigre que les urgences l'ont renvoyée chez elle avec une perche à perfusion. Je n'avais jamais vu cela auparavant ».

La patiente a demandé un avortement, qui permet de soulager rapidement l'hyperémèse gravidique. Avant la chute de l'arrêt Roe v Wade, qui protégeait constitutionnellement le droit à l'avortement, en 2022, M. Kumar aurait pu fournir ces soins dans sa clinique ambulatoire. Mais en raison de la nouvelle interdiction quasi-totale du Texas, il n'a pas pu apporter son aide.

Lorsqu'on lui a demandé ce qu'il était advenu de la femme à la perche à perfusion, M. Kumar a répondu qu'il n'en savait rien. « Souvent, nous ne connaissons pas le résultat », a-t-il expliqué. « Une patiente peut venir dans ma clinique avec un certain nombre de problèmes, par exemple des saignements abondants et des antécédents d'hémorragie… Elle doit rentrer chez elle et attendre que son état devienne une urgence, puis se rendre aux urgences. Elles doivent alors se rendre aux urgences ».

Les données du département de la santé et des services sociaux du Texas confirment les propos de M. Kumar : 100% des avortements déclarés au Texas sont désormais pratiqués dans des hôpitaux. Avant la chute de l'arrêt Roe, ce chiffre était de 0,1%, l'écrasante majorité des avortements étant pratiqués dans des cliniques ambulatoires.

Trois lois principales réglementent l'avortement au Texas. L'« interdiction de déclencher », ainsi appelée parce qu'elle a été déclenchée par l'annulation de l'arrêt Roe v Wade par la Cour suprême, interdit presque totalement les avortements et prévoit des sanctions pénales et civiles ; une autre loi, promulguée avant l'arrêt Roe v Wade, criminalise la fourniture de soins liés à l'avortement ; et le SB8 (pour « Senate Bill 8 ») permet aux citoyens de poursuivre en justice toute personne qui aide et encourage un avortement.

Par conséquent, les femmes texanes qui souffrent d'une urgence obstétrique attendent que leur besoin d'avortement devienne une urgence, car c'est ce qu'exige l'« interdiction de déclencher ». Elle interdit l'avortement à tout moment de la grossesse, quelle qu'en soit la raison, à une exception près : l'avortement est autorisé s'il est, « dans l'exercice d'un jugement médical raisonnable », nécessaire pour sauver la vie de la mère ou éviter « un risque sérieux d'altération substantielle d'une fonction corporelle majeure ».

Le problème de cette exception est que les médecin·es ne savent pas exactement quand elle s'applique. Cette incertitude bouleverse les soins médicaux dans tout le Texas – pas seulement les soins liés à l'avortement, mais tous les soins de santé fournis aux personnes enceintes ou susceptibles de le devenir.

Selon Sonia Suter, professeure de droit à l'université George Washington, l'exception est si vague qu'elle est « pratiquement dénuée de sens », a déclaré Mme Suter à openDemocracy. « Quelle est l'ampleur du risque exigé par la loi ? « Quelle est la probabilité de préjudice ? » « Quelle doit être son imminence ? »

Selon la Cour suprême du Texas, il ne suffit pas qu'un·e médecin·e dise qu'un avortement est nécessaire selon son « jugement médical de bonne foi ». Au contraire, « le jugement médical impliqué doit répondre à une norme objective » – quoi que cela signifie.

« L'imprécision de ces lois est une caractéristique, a déclaré Mme Suter, et non un problème. Les exceptions vagues permettent à un profane de dire ‘oh, l'État se soucie des femmes'. Mais l'État s'en moque ».

Les médecin·es n'ont pas la formation juridique nécessaire pour interpréter les lois complexes sur l'avortement, et nombre d'entre elles et d'entre eux ont déclaré que les administrateurs de l'hôpital ou de la clinique ne leur donnaient pas de conseils à ce sujet. S'iels enfreignent les interdictions du Texas en matière d'avortement, iels s'exposent également à des sanctions sévères, notamment 99 ans de prison, des amendes d'au moins 100 000 dollars et la perte de leur licence médicale.

Dans ces circonstances, « la chose la plus facile à faire est de jouer la carte de la sécurité et de ne même pas mentionner l'avortement », a déclaré à openDemocracy un gynécologue qui a requis l'anonymat.

La crainte de se mettre en porte-à-faux avec la loi a conduit certains médecins texans non seulement à éviter de mentionner l'avortement, mais aussi à modifier leur façon de traiter des questions médicales telles que la FIV, les fausses couches, les grossesses extra-utérines et même la chimiothérapie.

Sarah*, une avocate qui travaille à Dallas, a vu de ses propres yeux comment les interdictions de l'avortement dans l'État peuvent affecter les soins médicaux de manière inattendue. Elle est tombée enceinte par FIV l'année dernière, et son médecin lui a déconseillé de tester ses embryons pour détecter des anomalies. Tous les tests effectués sur les embryons peuvent les endommager, lui a-t-il dit, et il ne voulait pas prendre ce risque.

Sarah a suivi les conseils de son médecin et est maintenant enceinte de quatre mois. Bien qu'elle soit enthousiaste à l'idée de devenir mère, elle s'inquiète de ce qui se passerait en cas de problème pendant sa grossesse. « Pour la première fois de ma vie, dit Sarah, je me suis dit : Je n'aime pas que l'État dans lequel je vis m'impose cette restriction. Et si je ne teste pas cet embryon, qu'il prend et qu'il y a un problème ? Je comprends que la vie est précieuse, mais je ne veux pas mettre au monde un enfant qui a plus de chances de souffrir qu'un enfant en bonne santé ».

L'expérience de Sarah n'est pas unique. Alex, qui travaille dans une organisation à but non lucratif à Houston et est enceinte de 15 semaines, a fait une fausse couche en 2019. Cette fausse couche s'est terminée par une dilatation et un curetage – une procédure qui retire le tissu fœtal de l'intérieur de l'utérus et constitue une partie standard des soins de fausse couche, essentielle pour prévenir les infections et les saignements abondants. Mais elle peut également être utilisée pour pratiquer un avortement. Alex craint de devoir quitter l'État si elle devait subir la même intervention aujourd'hui.

Elle a de bonnes raisons de s'inquiéter. « Le traitement est en grande partie le même pour une fausse couche et un avortement », a déclaré Mme Suter, « et il est vraiment très difficile de faire la distinction. Comment un médecin peut-il déterminer, lorsqu'une femme se présente avec des saignements, s'il s'agit d'un avortement auto-administré raté ou d'une fausse couche ? »

Kumar a ajouté : » »Les grossesses ectopiques peuvent également constituer une zone grise », a ajouté Kumar. Une grossesse extra-utérine se produit lorsqu'un ovule fécondé se développe en dehors de l'utérus, généralement dans une trompe de Fallope. Au fur et à mesure que la grossesse progresse, la trompe peut se rompre. Cette rupture peut provoquer une hémorragie interne importante, ce qui constitue une urgence médicale.

Bien que le Texas ait adopté une nouvelle disposition en septembre 2023 pour permettre le traitement des grossesses extra-utérines, ainsi que des fausses couches causées par la rupture prématurée des membranes, les médecin·es interrogé·es dans le cadre de cet article ont déclaré que la nouvelle loi n'était pas claire. De plus, un·e médecin·e peut toujours être accusé·e d'avoir fourni ce type de soins si quelqu'un prétend qu'iel a en fait pratiqué un avortement. Et s'elles ou il est inculpé, la loi de l'État prévoit que c'est la médecine ou le médecin lui-même – et non l'État, comme c'est généralement le cas dans les procédures pénales – qui a la charge de la preuve, ce qui signifie qu'elle ou il doit démontrer qu'iel a effectivement traité une grossesse extra-utérine ou une fausse couche.

En conséquence, a déclaré M. Kumar, « la façon dont nous gérons » les grossesses extra-utérines et les fausses couches « a vraiment changé ». Dans les deux cas, « nous devons attendre et surveiller beaucoup plus longtemps qu'auparavant et documenter la situation de manière beaucoup plus approfondie ». Cette approche est contraire aux meilleures pratiques médicales, a-t-il déclaré, car elle retarde les soins essentiels.

Même le traitement du cancer a été affecté par les interdictions d'avortement de l'État. Claire Hoppenot, gynécologue oncologue à Houston, a déclaré qu'elle avait récemment vu une femme enceinte atteinte d'un cancer du col de l'utérus. Cette femme a finalement été traitée par une procédure cervicale localisée, qui comporte un risque de fausse couche. Mme Hoppenot a déclaré qu'elle s'était interrogée : « Si elle fait une fausse couche à cause de cette intervention, cela va-t-il me poser des problèmes, même si l'intervention n'a rien à voir avec un avortement ? » En fin de compte, la grossesse de la patiente s'est déroulée sans problème, mais Mme Hoppenot a déclaré que ce genre de préoccupations concernant la loi « a changé la façon dont je parle aux patientes ».

La Cour suprême du Texas a reconnu que le personnel médical ne comprenait pas bien la portée de l'interdiction de l'avortement dans cet État. Dans un jugement daté du 11 décembre 2023 refusant des soins d'avortement à Kate Cox (une femme dont la grossesse n'était pas viable et qui a dû fuir le Texas pour se faire avorter), elle a demandé au conseil médical du Texas de clarifier exactement ce que l'exception étroite de l'interdiction signifiait en termes pratiques.

La Cour a déclaré que le conseil pouvait normalement « évaluer diverses circonstances hypothétiques, fournir les meilleures pratiques, identifier les lignes rouges, etc. », comme il l'a fait « dans d'autres contextes, tels que son Covid-19″ » À ce jour, cependant, la commission n'a pas donné d'indications sur la portée des interdictions d'avortement au Texas, et il n'y a pas de date limite pour qu'elle le fasse.

Contacté pour commenter cet article, le conseil n'a pas répondu. Le département de la santé et des services sociaux du Texas a d'abord déclaré qu'il avait « reçu [la] demande » pour cet article « et [qu'il] la traiterait ». Mais trois jours plus tard, il a répondu par écrit : « Nous n'émettons aucun commentaire sur les lois texanes relatives à l'avortement ».

Les partisans de l'interdiction au Texas affirment que le texte de la loi est déjà clair. Le sénateur Bryan Hughes, par exemple, a écrit dans une lettre adressée en août 2022 au conseil médical du Texas que « la loi texane indique clairement que la vie et les principales fonctions corporelles d'une mère doivent être protégées. Toute déviation, telle que des soins retardés pour des grossesses extra-utérines ou des fausses couches, devrait faire l'objet d'une enquête en tant que faute professionnelle potentielle ».

Même si la loi est claire pour les sénateurs de l'État, les preuves recueillies pour cet article indiquent qu'elle n'est pas claire pour les professionnel·les de la santé du Texas. Il en va de même dans d'autres États appliquant des interdictions d'avortement similaires. Par exemple, dans l'Oklahoma – qui interdit l'avortement sauf lorsqu'il est nécessaire pour préserver la vie de la mère – la plupart des hôpitaux n'ont pas pu expliquer quand et comment la décision serait prise d'interrompre une grossesse pour sauver la vie de la mère, selon une étude réalisée en 2023.

En d'autres termes, les problèmes causés par les lois floues sur l'avortement au Texas se posent également dans d'autres États américains : outre l'Oklahoma, l'Alabama, l'Arkansas, l'Idaho, l'Indiana, le Kentucky, la Louisiane, le Mississippi, le Missouri, le Dakota du Nord, le Dakota du Sud, le Tennessee et la Virginie-Occidentale interdisent largement l'avortement, sauf lorsqu'il est nécessaire pour préserver la vie et/ou la santé de la mère (et, dans certains États, en cas d'inceste ou de viol).

Le « préjudice médical global » causé par ces interdictions signifie que les femmes « doivent attendre plus longtemps pour obtenir des soins en cas d'avortement ou de fausse couche » – c'est-à-dire jusqu'à ce que leur besoin de soins soit une urgence. Les retards dans les soins entraînent « une augmentation de la morbidité et de la mortalité maternelles », a expliqué M. Kumar.

L'Amérique a déjà le taux de mortalité maternelle le plus élevé des pays riches, et les personnes de couleur – en particulier les femmes noires – sont touchées de manière disproportionnée.

Les récentes interdictions d'avortement risquent d'aggraver ces problèmes, selon M. Kumar. En d'autres termes, ces interdictions sont mauvaises pour la santé des femmes. Cela semble clair, même si beaucoup d'autres aspects de ces lois restent flous.

*Le nom a été modifié

Kendall Turner, 5 février 2024
Kendall Turner est une écrivaine indépendante et une professeure qui a été stagiaire à la Cour suprême des États-Unis et a participé à des procès concernant l'avortement au Texas et dans d'autres États.
https://www.opendemocracy.net/en/5050/texas-abortion-ban-roe-v-wade-cancer-ivf-law/
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)

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Mouvements féministes au Pakistan : défis et luttes

Asma Aamir écrit sur la trajectoire et les pratiques actuelles des mouvements féministes pakistanais, leurs défis et leurs voies à suivre Tiré de Entre les lignes et les (…)

Asma Aamir écrit sur la trajectoire et les pratiques actuelles des mouvements féministes pakistanais, leurs défis et leurs voies à suivre

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/02/16/mouvements-feministes-au-pakistan-defis-et-luttes/

Je voudrais parler du Pakistan, un pays qui n'a pas d'État laïc, comme la Turquie et d'autres. Son nom officiel est la République islamique du Pakistan, et le pays est gouverné par les gouvernements fédéral et provinciaux, conformément à la Constitution de 1973. Le système judiciaire est divisé en tribunaux civils, tribunaux pénaux et tribunal de charia, qui examine les lois du pays conformément à la loi et au droit islamique.

La Cour fédérale de la Charia est la seule autorité dotée du pouvoir constitutionnel d'interdire et d'empêcher la promulgation de lois par le Parlement pakistanais lorsqu'elles sont jugées contraires aux préceptes islamiques. La cour se concentre principalement sur l'analyse des lois nouvelles ou existantes dans le pays. Si une loi viole le Coran, la Sunna ou les hadiths, le Tribunal de la Charia interdira sa promulgation.

La Constitution de 1973 garantit, dans son article 16, la liberté de réunion ; à l'article 17, la liberté d'association ; et à l'article 19, la liberté d'expression. Tout cela devrait renforcer l'exercice des droits fondamentaux par chaque citoyen, sans discrimination. L'absence de ces droits est le plus grand obstacle à la croissance d'une société. Les violations croissantes des droits humains constituent une menace ouverte pour la démocratie et le travail des défenseurs des droits humains. La Constitution garantit ces droits, mais ils ne sont pas exercés dans la vie pratique. Le viol est principalement contre les droits des femmes. Plus précisément, la liberté d'expression et de réunion des femmes et des filles est limitée. Il est nécessaire d'assurer la mise en œuvre de leurs droits dans le pays.

Pendant et après la pandémie, l'inflation a accru la pauvreté et les multiples défis sociaux, politiques et économiques du tissu social diversifié du Pakistan. La croissance démographique rapide et les impacts négatifs sur les minorités ethniques et religieuses entraînent des divisions croissantes entre les espaces urbains et ruraux et entre les grandes et les petites villes. Tous ces facteurs contribuent à la transformation continue du comportement social des masses. Le contexte de la pandémie a réduit la main-d'œuvre dans tous les secteurs économiques et causé la perte de nombreux emplois. Les travailleuses, en particulier celles de la classe ouvrière, qui travaillent dans les usines et dans le contexte domestique, ont le plus souffert. Les enseignantes ont été immédiatement démises de leurs fonctions. Et la violence à l'égard des femmes et des filles a augmenté pendant la pandémie.

« L'intolérance ethnique et religieuse est courante et des cas sont occasionnellement signalés » Asma Aamir


Le féminisme dans l'histoire pakistanaise

Face à tous ces défis, l'insécurité des minorités pakistanaises s'est accrue au fil du temps. Dans les années 1980, pendant le régime dictatorial et anti-femmes de Zia-ul-Haq, il y a eu un rétrécissement des espaces civils pour les femmes. Au cours de cette période, l'État a effectivement utilisé les forces politiques religieuses pour accéder au pouvoir. Il a réduit au silence les partis politiques, réprimé la presse et le monde universitaire par la censure et interdit les mouvements étudiants et syndicaux.

C'est à ce moment politique des années 1980 que le premier mouvement féministe, le Forum d'action des femmes, a gagné du terrain. Les femmes se sont réunies et ont renversé les ordonnances Hudud, promulguées en 1979, qui étaient discriminatoires à l'égard des femmes non musulmanes en ce qui concerne les témoignages dans les affaires de viol et de viol collectif. Ce mouvement a organisé l'événement pour protester contre la Loi des preuves (qui forçait la femme violée à présenter quatre témoins pour prouver le crime), les lois de Hudud et d'autres lois discriminatoires à l'égard des femmes. La manifestation a eu lieu sur l'avenue The Mall, à Lahore, ma ville natale. Bien qu'il s'agisse d'un acte pacifique, l'utilisation de gaz lacrymogène pour disperser la foule et arrêter des personnes n'était pas rare. Le Forum d'action des femmes a été ]– et continue d'être – une voix contre toutes sortes d'injustices, en particulier contre les femmes et les minorités. Plus tard, en 2006, les lois ont été mises à jour et n'exigent plus la présentation de quatre témoins.

Le deuxième mouvement féministe populaire du Pakistan a vu le jour en 2000, sous le nom d'Alliance contre le harcèlement sexuel [Alliance Against SexualHarassment – AASHA] et la devise pour mettre fin au harcèlement sexuel au travail. La militante et experte sur les questions de genre Fouzia Saeed, ainsi que d'autres compagnes, telles que la membre de la Marche Mondiale des Femmes Bushra Khaliq, ont engagé des personnalités importantes, telles que des femmes des mouvements populaires, des médias, des parlementaires et des partis politiques. Grâce à ces efforts, en 2010, elles ont eu la chance de faire adopter la loi sur la protection contre le harcèlement des femmes sur le lieu de travail.

Le mouvement populaire actuel, qui s'appelle Marche Aurat [La marche des femmes, en français], s'est renforcée il y a cinq ans, en 2018, avec la devise de la fin du patriarcat. La Marche Aurat est le mouvement des jeunes féministes, avec une approche plus inclusive et intergénérationnelle. Chaque année, la Marche Aurat a lieu le 8 mars, et tout au long de l'année des activités telles que des communiqués de presse, de petites manifestations et des œuvres artistiques sont également organisées.

Défis Contemporains

Les jeunes féministes sont confrontées à la mort, au viol et aux menaces d'attaque à l'acide alors qu'elles exercent leur droit constitutionnel de se réunir et leur droit à la liberté d'expression. Lever un drapeau dérange et irrite la mentalité patriarcale au Pakistan.

La structure, les pratiques et le tissu social sont contre les femmes. Le pouvoir du gouvernement est faible pour protéger les femmes. Les femmes font face à l'opposition à la maison, dans la rue et au travail, mais nous continuons à marcher dans les rues, en lien avec la Journée internationale de lutte des femmes et d'autres agendas.

Les attaques par commentaires et messages privés sur Internet ont apporté de l'insécurité aux jeunes filles. En conséquence, elles ont dû arrêter de publier du contenu sur leur participation dans les espaces publics ou ont commencé à ignorer ces commentaires, faisant face à la peur et à l'insécurité par elles-mêmes. Les médias et les tactiques néfastes de Youtubeurs ont détérioré la cause des filles et des femmes sans enquêter sur la source. Les médias imprimés et électroniques ont publié des affiches manipulées avec des images de filles et de femmes qui ont participé à des actes et à des marches, y compris la mienne.

Les réseaux sociaux affectent la sociologie et la psychologie de ce qui est communiqué, à l'aide de la technologie. Le populisme croissant expose comment la société n'est pas encore prête à donner et à offrir des droits sur le corps aux filles et aux femmes. La devise « merajismmerimarzi » (« mon corps, mon choix ») est devenue une expression osée et audacieuse utilisée par les jeunes féministes pour nier le contrôle du corps des femmes sous la forme de viol conjugal et de non-choix d'avoir des enfants. Beaucoup de gens répudient cette devise et peu l'admettent.

L'espace de divergence se réduit rapidement dans la région Asie-Pacifique. De même, les espaces civils et les mouvements de jeunes féministes au Pakistan sont également en échec.

Les menaces contre la vie des manifestantes se sont multipliées. Les femmes sont confrontées au harcèlement sur Internet, au harcèlement sexuel dans les espaces publics et à la stigmatisation, en raison des fondamentalismes, des secteurs de droite et de l'absence de laïcité. Tous ces défis se posent et demandent beaucoup à l'État et aux communautés de trouver des solutions, de considérer les femmes comme des citoyennes égales dans ce pays, de concevoir des politiques en faveur des femmes et de garantir des espaces civils pour les femmes et les filles.

Notre voie à suivre est de mobiliser et de renforcer les capacités de centaines de jeunes à construire le mouvement, sous la bannière de la Marche Mondiale des Femmes au Pakistan. Avec ce militantisme quotidien, nous continuerons à nous battre pour les droits des femmes et pour des changements structurels. C'est pourquoi nous disons que « nous résistons pour vivre, nous marchons pour transformer ».

*-*

Asma Aamir est membre de la Marche Mondiale des Femmes au Pakistan et membre suppléante du Comité international du mouvement, représentant la région Asie. Cet article est une version éditée de son discours à la 13e Rencontre internationale de la Marche Mondiale des Femmes, qui s'est tenue en octobre 2023 à Ankara, en Turquie.
Langue originale : anglais
Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves
Édition par Helena Zelic
https://capiremov.org/fr/analyse/mouvements-feministes-au-pakistan-defis-et-luttes/

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M. Seguin, ou comment de toutes jeunes filles sont punies de vouloir vivre…

20 février 2024, par Elodie Taillon-Hibon — ,
La morale est très claire : il faut savoir rester à sa place, et quand on est une mignonne petite chèvre innocente et naïve, on ne peut impunément avoir le désir de gambader (…)

La morale est très claire : il faut savoir rester à sa place, et quand on est une mignonne petite chèvre innocente et naïve, on ne peut impunément avoir le désir de gambader découvrir la montagne si belle. On est alors châtiée par « la nature », car il n'est pas dans l'ordre des choses que les mignonnes petites chèvres aient un désir de liberté.

Tiré de Entre les lignes et les mots

« La Chèvre de M. Seguin », ou comment les toutes jeunes filles sont punies de vouloir vivre par de « vieux messieurs ».

« Ah qu'elle était jolie, la petite chèvre de M. Seguin… »

Nous connaissons toutes et tous cette histoire d'Alphonse Daudet qui nous raconte comment une mignonne petite chèvre blanche finit, emportée par sa curiosité et son désir de découvrir le monde, dévorée par un loup. La morale est très claire : il faut savoir rester à sa place, et quand on est une mignonne petite chèvre innocente et naïve, on ne peut impunément avoir le désir de gambader découvrir la montagne si belle. On est alors châtiée par « la nature », car il n'est pas dans l'ordre des choses que les mignonnes petites chèvres aient un désir de liberté.

Il a toujours été évident pour moi que Daudet envoyait ici un avertissement (certes pas par bienveillance) aux jeunes filles, ces petites chèvres blanches si mignonnes, qui voulaient découvrir le monde.

En 1989, J.- Cl. Brisseau réalise Noces Blanches. Une très jeune, très gracile, très frêle et très solaire Vanessa Paradis y incarne remarquablement la jeune Mathilde (dont la caractéristique la plus forte passe totalement inaperçue vu le film mais est pourtant centrale dans l'histoire : Mathilde est une jeune surdouée de la philosophie). Vanessa Paradis, pas encore dévorée par le loup du monde malgré son énorme succès dans la chanson, crève littéralement l'écran, face à Bruno Cremer, un vieux monsieur de 60 ans en prof de philo très distingué qui « vit une histoire » (sic) avec elle. Histoire dont on comprend bien que c'est la jeune Mathilde, cette Messaline, qui la pousse, la force, finalement, c'est elle qui le dévoie.

Elle sera punie Mathilde. Un peu comme Lolita de Nabokov d'ailleurs (même si les histoires sont différentes). Enfin, c'est ce qu'on nous laisse entendre. Elle finira suicidée, donc, socialement, « punie ». Et non « victime ». Alors que c'en est bien une, de victime, « Mathilde ». Ce message là aussi il est reçu : les jeunes filles trop brillantes et trop curieuses, trop avides de vouloir « vivre leur vie », comme la chèvre de Monsieur Seguin, seront « punies ».

Qui les punit ? Les vieux messieurs bien-sûr. La société également.

Difficile de ne pas refaire ce lien en entendant Judith Godrèche, en lisant Isild Le Besco ou Vahina Giocante. Difficile aussi de ne pas repenser à Adèle Haenel et à son quasi-slam/manifeste chez Mediapart…

Ces histoires, nous sommes des milliers je pense à les avoir vécues, avec des inconnus, en étant inconnues, dans ma génération. Celle des femmes qui ont aujourd'hui cinquante ans.

A quelques exceptions, elles se ressemblent toutes, ces histoires, elles ressemblent au désastre, elles ressemblent à une mort, elles laissent le goût du sang.

On met longtemps à s'en relever (s'en relève-t-on d'ailleurs vraiment tout à fait ?).

Comment une mignonne petite chèvre se fait piéger par un vieux loup dégueulasse qui se sert de son talent, de son expérience, de sa maturité, de sa position… mais qui se sert surtout de son iridescence à elle, de son désir de vivre, de son envie de liberté, de sa curiosité pour la vie, bref, des désirs romantiques de son âge (on n'est évidemment pas sérieuse quand on a entre 14 et 17 ans), qui se sert aussi souvent, de ce décalage fréquent entre des appétits intellectuels et une maturité affective, pour s'immiscer, séduire, détourner.

On ne disait pas « détournement de mineure » pour rien, c'est parce-que précisément, pendant cette minorité-là, ces trois ans d'immense vulnérabilité, il y a, dans notre société, un piège quotidien, où il suffit à un malin d'un peu d'expérience et d'une bonne dose de saloperie pour juste, tranquillement, te détourner, comme on détourne un cours d'eau avec quelques cailloux posés au bon endroit.

Ce serait presque une métaphore que tant de détournements aient eu lieu à la faveur de tournages. On tourne, on détourne, « ça tourne » et à la fin la tête vous tourne, vous êtes perdue, vous ne savez plus où vous habitez, qui vous êtes, ni dans quelle vie vous évoluez mais en tout cas, ce n'est plus « votre vie ». Avec ces réalisateurs qui sont d'abord là, on l'a bien compris ça y est, pour réaliser, rendre réels, leurs fantasmes dégoûtants, finalement. Le cinéma ne mérite pas cela, mais le cinéma est aussi un moment de duplicité, un monde de vérité renversée, inversée.

Si nombreuses à avoir commis cette erreur fatale de vouloir découvrir la belle montagne, avec nos petits sabots, nos petites cornes luisantes ! Ah comme c'est agréable de ne plus avoir cette corde autour du cou, de pouvoir folâtrer dans le thym et le serpolet, au milieu des trèfles mauves…

C'est très facile de jeter la pierre aux parents. Bien-sûr, parfois, on se dit, « ouhla, ils sont fous eux ». Mais pour les parents qui ont essayé, à l'époque, de protéger leurs enfants, comme Monsieur Seguin avec sa chèvre ? Que pouvaient-ils faire ? Leur passer une chaîne au pied ? Retour au couvent ? Vous croyez que les prédateurs ne savent pas à qui ils s'attaquent ? Ne voient pas très vite, d'abord, la situation de vulnérabilité ? Tiens, ses parents ne sont pas sur le tournage. Tiens, personne ne me demande de comptes. Tiens, la mère est seule à devoir trimer pour élever ses enfants avec un père aux abonnés absents. Tiens la mère est déjà elle-même massacrée par le patriarcat et fait trois tentatives de suicide par an (la mère de la Mathilde de Noces Blanches…) …

Quelle aide leur apportait-on à ces parents à l'époque ? Si la mère était « célibataire », elle risquait d'abord surtout de sérieux ennuis car voyons, tout le monde le sait, « chez les gens bien » ce « genre de choses » ça n'arrive pas, clamait « la bonne société ».

C'est un gros mensonge bien-sûr. C'est juste que les idées dominantes sont les idées de la classe dominante et que « les vieux messieurs » qui raptent les jeunes filles, qui les « séduisent » comme on disait parfois pudiquement, c'est très chic à Saint-Germain-des-Près (ça fait des livres) et dégueulasse chez les ouvriers de Tourcoing. Mais je vous garantis que depuis toujours il y en a partout, dans toutes les couches de la société.

A elles, si elles avaient plus de quinze ans, on venait leur expliquer qu'elles étaient « consentantes » (c'est, je pense, le sens profond du titre du livre de Vanessa Springora. C'est cela, que l'on nous disait : tu étais consentante). Mais consentante pourquoi ? Pour « tomber amoureuse » ? Peut-être. Mais qu'est-ce-que cela signifie à cet âge ? On a brodé sur le « désir » de la Messaline, de la très jeune fille « déjà très ‘en demande' pour son âge ». Mais en demande de quoi ? Certainement pas de pratiques sexuelles, encore moins de pratiques sexuelles violentes, bestiales, dégradantes. Certainement pas d'humiliation, de « correction », de « punition », d'« exhibition »… avec ces « vieux messieurs ».

Ce dont on rêvait à seize ans, c'était de grands espaces, de rencontres, de découvertes, bref, du monde. Alors c'est vrai, cela aussi, cela arrivait. Évidemment, il y a des « portes qui s'ouvrent » et elles ne sont pas tous les jours, toutes, celles de l'armoire de Barbe Bleue. C'est aussi comme cela que l'on se fait piéger et que rapidement, on ne trouve plus « la clef »…

Évidemment on n'est pas « la maîtresse » (sic) la proie d'un homme de vingt-cinq ou trente ans votre aîné à cet âge sans en retirer un « supplément » de « connaissances ». Cela fait « partie du jeu » : on se retrouve remplie à son corps défendant, d'une vie qui n'est pas la nôtre mais la sienne et on « apprend ». Mais Pygmalion, et on le comprend trop tard, c'est d'abord et surtout un « pig* ».

Cela vous laisse d'ailleurs particulièrement abattue, amoindrie, honteuse, vous vous sentez particulièrement bête et stupide quand rétrospectivement vous comprenez, vous « ouvrez les yeux » (comme la Belle au bois dormant). Mais comment, comment a-t-on pu ne pas voir, ne pas comprendre ? On se sent encore plus comme « une chèvre », voire, comme « une dinde ». On se sent punie et donc, on se sent en faute. Car rien de tel qu'une bonne punition pour vous faire sentir coupable.

Au mieux, on parlait de « malentendu » : « Ah c'est un malentendu, elle voulait de l'amour, il voulait du sexe » ! Pardon, je n'appelle pas cela un « malentendu ». La vérité c'est « il voulait du sexe, il voulait de la domination et elle ne le savait pas ».

Il n'y a aucun consentement possible dans une telle situation. Ce n'est pas un malentendu : c'est une arnaque, c'est un piège, c'est un rapt, c'est un détournement, c'est un enlèvement. Ce qu'elle comprend, ce qu'elle peut comprendre, ce qu'elle croit, on s'en fout ou plutôt, fort bien, qu'elle continue à le croire, « le vieux monsieur » a un tout autre objectif.

La vie que vous auriez du avoir si vous n'aviez pas croisé le chemin de ce « vieux monsieur », vous ne la connaîtrez jamais. Vous ne saurez jamais, quelle aurait du être votre vie « sans cela » si au lieu d'une vieille langue avinée et déjà tannée par le vice, c'est celle d'un jeune garçon (n'idéalisons pas, pas forcément plus gentil, mais certainement moins pervers et moins vicieux en tout cas, nécessairement moins expérimenté) que vous aviez connue. Quelle aurait été votre vie sans cette collision frontale qui en une fraction de seconde a fait durablement dévier votre existence de son axe, de sa course, souvent pour un long moment ?

Votre existence est un puzzle à trous, il manque des pièces que vous ne retrouverez jamais.

Ce type d'histoire n'est pour moi qu'une énième façon de punir les femmes, à tous les âges de notre vie, de vouloir devenir des êtres, des êtres libres, des égales. Un épisode de l'éternelle guerre contre les femmes. Rencontrer un Jacquot ou un Monsieur X comparable, c'est la plupart du temps d'abord te faire casser en mille morceaux, à tous points de vue, physiquement, mentalement, sexuellement, psychologiquement… C'est d'abord une punition.

* un cochon, in english.

Elodie Tuaillon-Hibon, Avocate au Barreau de Paris
https://blogs.mediapart.fr/elodie-tuaillonhibon/blog/080224/m-seguin-ou-comment-de-toutes-jeunes-filles-sont-punies-de-vouloir-vivre

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Faut le dire si on vous oestrogêne ! Les tabous féminins

Sans chichi, les tabous auxquels les femmes doivent faire face : Tiré de Entre les lignes et les mots https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/02/14/faut-le-dire-

Sans chichi, les tabous auxquels les femmes doivent faire face :

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/02/14/faut-le-dire-si-on-vous-oestrogene-les-tabous-feminins/

Sans chichi, les tabous auxquels les femmes doivent faire face :

Le tabou des règles, et son lot de tabous subsidiaires : le tabou de la tache de sang, des odeurs, du bruit de la protection périodique déballée, de la visibilité des protections périodiques sous les vêtements

Le tabou du Syndrome Pré-Menstruel (SPM) : toutes les joyeusetés avant les règles que vous devez cacher

Le tabou de l'ovulation : c'est déjà une période de vulnérabilité lorsque ce n'est ni le moment ni l'homme choisi pour faire des enfants. Mais quand le président désigne les femmes comme des cibles en garantissant l'impunité aux hommes, et qu'en même temps il veut réarmer la France d'une jeunesse forte, mieux vaut planquer vos ovules féconds. En temps de guerre, le viol des femmes, en espérant qu'elles soient fécondes, est une arme, notamment pour éradiquer la descendance de l'ennemi et la faire sienne.

Le tabou de l'infertilité : toujours plus prégnant sur les femmes et qui les oblige à de nombreux rendez-vous médicaux, prises hormonales et leurs effets, à cacher à tout le monde

Le tabou des 3 premiers mois de grossesse, au cas où… ;

Le tabou des interruptions de grossesse (dont on rappelle que, si certaines sont spontanées, aucune n'est volontaire, celles dites volontaires sont toujours le résultat d'un problème de contraception ou de relation sexuelle au mieux concédée à l'aide de la pression sociale mais jamais consentie) ;

Le tabou des effets négatifs des grossesses et accouchements sur le corps et le psychisme des femmes : post-partum, dyspareunies, fuites urinaires, relâchement musculaire, prise de poids, dépression,mortalité maternelle (augmentation des décès maternelsde 17% en Europe entre 2016 et 2020) ;

Le tabou de l'allaitement et ses effets ;

Le tabou des maladies spécifiquement féminines (cancer des seins, des ovaires, du col de l'utérus, PPV, SOPK, fibrome, etc) ;

Le tabou des chirurgies des parties féminines pour tenter d'atténuer leurs problèmes : hystérectomie, ovariectomie, masectomie ;

Le tabou des sécheresses vaginales et dyspareunies (non, le vagin n'est pas un espace vide, c'est un espace fermé, pour une bonne raison) ;

Le tabou de la ménopause (pré,péri à postménopause) ;

Le tabou des fuites urinaires ;

Le tabou des violences sexistes, des violences intrafamiliales et des violences sexuelles ;

Le tabou des mutilations sexuelles (qui prouvent que ça fait bien longtemps que les hommes ont compris le rôle du clitoris dans l'orgasme féminin, n'en déplaise à Freud et au patriarcat) ;

Le tabou des relations sexuelles insatisfaisantes des femmes et de leur difficulté d'accès à l'orgasme dans les relations hétéro ;

Le tabou des poils, du gras, des rides, des cheveux blancs, des seins (trop gros, trop petits, trop tombants, mais pourtant toujours suffisamment tentants pour qu'on soit obligées de les cacher), etc.

Y'a un moment dans notre vie où on ne vous oestrogène pas ?

Vous comprenez pourquoi on commence timidement à parler de l'éventualité de concéder un pauv' congé menstruel pour règles affreusement incapacitantes Pour mieux occulter l'ensemble de ces pénibilités du quotidien et du travail, qui vont bien au-delà des seules règles incapacitantes prévues dans les 3 propositions de loi « Congés menstruels » PS et Écologistes.

Si ça ce n'est pas du cumul de pénibilités, qu'est-ce qu'il vous faut de plus ?

Je mets au défi n'importe quel homme de mener sa vie professionnelle et personnelle en supportant l'ensemble de ces tabous et leurs effets.

Le tout en situation de dissonance cognitive et d'injonctions contradictoires permanentes, qui sont des facteurs majeurs de risques psycho-sociaux (RPS) :

Une forte sexualisation du corps des femmes : les femmes ne peuvent pas montrer un bout de téton en public mais les pubs et l'art crasse peuvent exposer et humilier sans vergogne le corps des femmes(Rapport Le Sexisme dans la publicité de RAP)

Une exposition du corps des femmes bourrée d'injonctions à la beauté, au bien-être, au positivisme, et à la performance à l'égal des hommes alors que tout est réuni pour les faire échouer. Un exemple récent : Elisabeth Borne nous enjoint de mériter notre petite place : « Je veux dire à toutes les femmes, tenez bon, l'avenir vous appartient. Il reste du chemin pour que chacun (sic) ait toutes ses chances par son mérite et son talent. »

Et après, on regarde les chiffres genrés des troubles psychiques, dépressions, anxiétés, et, non seulement on s'étonne que les femmes fassent plus d'épuisements mais en prime, on vient les culpabiliser parce qu'elles sont dans un état psychique déplorable : Voyez comme vous coûtez cher et comme vous n'êtes pas assez fortes, c'est normal que vous soyez dominées.

Vous allez me dire, c'est le but, épuiser les femmes par tous les moyens pour entraver leur indépendance et préserver leur dépendance économique, donc sexuelle, au patriarcat.

Vous voulez agir ? Rejoignez le collectif informel du Congé Superflux (congesuperflux at proton.me) pour exiger :

un congé hormonal, menstruel et reproductif tout au long de la vie : c'est une pénibilité au même titre que d'autres pénibilités de métiers masculins bien mieux reconnues et qui, pour certaines, donnent lieu à des congés pénibilité.

Une évaluation des pénibilités et risques que vivent les femmes dans leur quotidien et au travail pour faire face à ces tabous et difficultés (L'article Adapter le travail aux cycles des femmes présente quelques exemples de prises de risques au travail du fait de la vie hormonale).

des mesures de prévention primaire, c'est-à-dire une suppression de l'exposition aux risques et non des mesurettes de prévention secondaire et tertiaire (qui feront l'objet d'un prochain article).

La prévention tertiaire, par exemple, c'est l'injonction à renvoyer les femmes chez le docteur. Merci, on y a pensé. Mais, soit notre état est normal, soit ce n'est pas une maladie, soit les docteurs nous collent la pression pour prendre des hormones. Ou alors, on insiste vraiment et c'est partie pour 7 à 10 ans d'errance médicale. « Errance médicale », ça veut dire en claire, suspicion permanente de la parole des femmes qui aggrave, bien entendu leur état de santé (Article sur Les discriminations de sexe et d'ethnie dans la médecine)
Annabel B – ergonome (https://blogs.mediapart.fr)
Le Courrier de la Marche Mondiale des Femmes contre les Violences et la Pauvreté – N° 427 – 4 février 2024

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Au Sénégal, Macky Sall fossoyeur de la démocratie

20 février 2024, par Paul Martial — , ,
Incapable de gagner les prochaines élections, le président sortant tente une énième manœuvre pour s'assurer que l'opposition radicale ne remporte pas le scrutin présidentiel. (…)

Incapable de gagner les prochaines élections, le président sortant tente une énième manœuvre pour s'assurer que l'opposition radicale ne remporte pas le scrutin présidentiel.

Tiré d'Europe solidaire sans frontière.

Fidèle à la devise des potentats africains : « On n'organise pas une élection pour la perdre », le président de la République Macky Sall a entrepris un véritable coup constitutionnel en repoussant le scrutin à décembre 2024 à quelques heures de ­l'ouverture électorale officielle.

Le plan A échoue

Après la révision de la Constitution en 2016, le président Sall avait bien tenté de briguer un troisième mandat mais en vain, au vu des oppositions tant à l'intérieur du pays qu'à l'international. Il a donc désigné son dauphin, l'actuel Premier ministre Amadou Ba. Cette décision solitaire a suscité mécontentements et oppositions. Ainsi le camp présidentiel s'est divisé et affaibli avec l'apparition de candidatures dissidentes.

Bien que le président sortant ait préparé le terrain en écartant du jeu électoral son principal concurrent Ousmane Sonko, en dissolvant son parti le PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité), en emprisonnant des dizaines d'opposantEs et en muselant la presse libre, la candidature de son protégé ne fait pas recette. Et le candidat Bassirou Diomaye Faye lui-même emprisonné, qui remplace Sonko, a des grandes chances d'emporter le scrutin.

Un véritable cauchemar pour les élites sénégalaises, car le programme du PASTEF vise à rompre les amarres avec l'ancienne puissance coloniale, se traduisant notamment par la sortie du franc CFA, la fermeture de la base militaire française et l'adoption d'une politique indépendante de l'hexagone.

Le plan B s'écroule

Devant une telle situation, bon gré mal gré, Macky Sall se doit d'intégrer dans son plan la candidature de Karim Wade, le fils de l'ancien président. Il a dû s'exiler pendant de longues années à la suite des affaires de corruption. Mais si un temps Sall et Wade s'opposaient, nécessité faisant loi, leur union contre les partisans de Sonko se scelle. Mais coup de théâtre, la presse révèle la double nationalité française et sénégalaise de Wade, entraînant l'annulation de sa candidature par le Conseil constitutionnel. Les députés de son parti contre-attaquent et exigent une commission d'enquête sur des allégations de corruption de deux juges de cette juridiction. Second coup théâtre, les députés du camp présidentiel votent pour. Ainsi, Macky Sall profite de cette situation, que ses partisans ont créée, pour parler de crise institutionnelle et repousser les élections.

Après avoir fait virer les députés de l'opposition par la gendarmerie, la majorité de l'Assemblée nationale valide la nouvelle date du scrutin au 15 décembre et le prolongement présidentiel d'autant. Soit dix mois, un délai suffisamment long pour permettre à Macky Sall de rebattre les cartes afin que les résultats électoraux soient conformes à ses desiderata. Tel un joueur annulant la partie au motif qu'il n'a plus d'atout dans son jeu ! Désormais, tout est possible y compris que la rue renverse la table.

Paul Martial

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Les pays africains les plus endettés face à la Chine

20 février 2024, par Nicolas Beau — , , ,
L'Afrique toute entière a vu sa dette multipliée par cinq au cours des vingt dernières années, soit 700 milliards de dollars et les prêteurs chinois représentent 12% de ce (…)

L'Afrique toute entière a vu sa dette multipliée par cinq au cours des vingt dernières années, soit 700 milliards de dollars et les prêteurs chinois représentent 12% de ce total, selon Chatham House, le London Policy Institute.

Tiré de MondAfrique.

Les États-Unis et d'autres pays occidentaux, ont fait pression sur la Chine pour lui demander de jouer le jeu de la restructuration de dettes, c'est-à-dire d'accepter de perdre de l'argent. Mais depuis deux ans, Pékin bloque le système en exigeant que les institutions financières multilatérales (Banque mondiale, FMI) soient intégrées dans les négociations sur la restructuration de la dette.

Cette demande a été rejetée par les autres pays créanciers dans la mesure ou elle bouleverse une règle vieille de plusieurs décennies : les institutions multilatérales sont exemptées de participation aux processus d'allègement de la dette, en raison de leur statut de bailleurs de fonds de dernier recours et des taux d'intérêt très bas qu'elles pratiquent.

Sauf changement d'attitude de Pékin, des millions de personnes qui résident dans des pays vulnérables quitteront la pauvreté pour plonger dans l'extrême pauvreté. Concernant la Zambie, le Sri Lanka et le Ghana, des cotes mal taillées ont été trouvées qui ne permettent pas à ces pays de souffler.

La Zambie a fait défaut en 2020 et tente de restructurer une dette de 8,4 milliards de dollars dont 6 milliards de dollars dus aux prêteurs chinois. La dette totale de la Zambie approche les 20 milliards de dollars. Faute d'accord de restructuration, la Zambie devient un paria sur les marchés financiers internationaux.

Idem pour le Ghana qui a besoin d'un prêt de 3 milliards de dollars du Fonds monétaire international, mais qui ne peut obtenir cet argent tant que Pékin bloque la restructuration d'une dette de 30 milliards de dollars, dont 2 milliards de dollars dus à la Chine. Le ministre ghanéen des Finances, Ken Ofori-Atta, a affirmé que 33 pays africains payaient en intérêts des sommes supérieures aux budgets santé et éducation de chacun de ces pays.

Un assouplissement de l'attitude chinoise sur le cas du Sri Lanka amène les observateurs à généraliser : la Chine va changer d'attitude. Mais en réalité, nul ne sait le niveau de pertes que la Chine a les moyens ou l'envie d'encaisser.

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La Centrafrique va accueillir la première base militaire russe en Afrique

20 février 2024, par Jocksy Andrew Ondo-Louemba — , ,
Bien que jusqu'à présent la Russie se soit distinguée en tant que grande puissance militaire sans présence officielle sur le continent africain, cette situation est sur le (…)

Bien que jusqu'à présent la Russie se soit distinguée en tant que grande puissance militaire sans présence officielle sur le continent africain, cette situation est sur le point d'évoluer radicalement. En effet, Moscou s'apprête à rompre avec cette tradition en rejoignant le cortège des nations extra-africaines qui ont déjà implanté leurs bases sur le sol africain, souvent sans définir clairement leurs objectifs ultimes.

Tiré de Mondafrique
8 février 2024

Par Jocksy Andrew Ondo-Louemba

Un article de notre partenaire The North Africa Journal

Depuis que la Russie a commencé sa guerre contre l'Ukraine, on nous a dit que Moscou se dirigeait vers le désastre. En écho aux points de vue des gouvernements occidentaux, des groupes de réflexion et de leurs analystes, de nombreux médias nous ont dit que la Russie n'aurait pas l'endurance nécessaire pour soutenir une campagne prolongée alors que l'Occident finançait et armait l'Ukraine. Mais si les actions de la Russie en Afrique sont des indicateurs de son niveau actuel d'endurance, Moscou semble plus revigorée que jamais. Ses actions se font sentir partout sur le continent, laissant entendre que sa campagne en Ukraine ne perd pas de son élan, comme certains voudraient nous le faire croire.

La Russie rejoint le club des pays ayant des bases en Afrique

Fait intéressant, la Russie est peut-être la seule grande puissance militaire à ne pas avoir de base militaire en Afrique. Mais cela est sur le point de changer. La Russie va rejoindre une longue liste de pays non africains qui ont déjà établi des bases sur le continent, la plupart sans objectif final clair.

Rien qu'à Djibouti, nous constatons la présence de bases militaires accueillant des troupes des États-Unis, de la France, de la Chine, de l'Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie, de la Grande-Bretagne et de la Turquie. Même le Japon a une présence à Djibouti, la seule empreinte étrangère japonaise en dehors du Japon. Ironiquement, ces troupes étrangères à Djibouti, situées exactement là où les Houthis créent toutes sortes de problèmes et perturbent le commerce maritime mondial, semblent être totalement impuissantes à empêcher les attaques des Houthis contre les navires dans le détroit de Bab el-Mandeb. Toute cette puissance de feu et pour quoi ?

Base Saoudienne à Djibouti

Voici une autre découverte amusante : l'Arabie saoudite, qui est située presque en face de Djibouti, a également une base militaire là-bas. Pourtant, la distance entre la région saoudienne d'Abha et Djibouti n'est que d'environ 450 miles. Et pourtant, les Saoudiens ont jugé important de dépenser des sommes énormes pour avoir une base de l'autre côté du détroit. Pour quoi exactement ? Plus stratégique, cependant, les Émirats arabes unis ont également une base opérationnelle avancée à l'aéroport d'Al-Khadim près de Marj en Libye. De là, nous savons que les Émirats arabes unis fournissent un soutien réel au seigneur de guerre libyen de l'est, Khalifa Haftar, dans sa guerre contre son propre peuple.

Le continent avec le plus grand nombre de troupes étrangères

De toute évidence, l'Afrique est le continent avec le plus grand nombre de troupes étrangères, et pourtant il abrite les nations les plus instables du monde. Pourquoi autant de bases ? De toute évidence, leurs missions ne semblent pas se concentrer sur la protection des routes commerciales, comme on nous l'a dit, étant donné ce que nous voyons dans le détroit de Bab el-Mandeb. Est-ce de la fierté nationale ? Une façon de montrer que les nations riches peuvent « projeter » leur influence ? Les mots clés ici sont « projeter l'influence » car comme on dit en marketing, l'image est souvent ce qui importe le plus pour construire une perception. La France avait de nombreuses bases dans le Sahel et nous avons vu comment les choses se sont terminées.

Devrions-nous donc être surpris qu'une autre puissance aussi importante que la Russie, qui travaille sans relâche pour influencer les nations non occidentales alors qu'elle mène des guerres militaires, économiques et diplomatiques avec l'Occident, veuille se joindre à la fête ? Au cours des derniers mois, il y a eu des rumeurs folles selon lesquelles la Russie s'intéressait à la construction d'une base militaire en Afrique, la première du genre. Mais alors que nous entrons dans l'année 2024, ce qui n'était que spéculation devient rapidement une réalité.

La Centrafrique, un pays instable

Une base militaire russe en République centrafricaine (RCA) est désormais plus susceptible de se concrétiser que jamais. Les autorités de Bangui ont même désigné des terrains à Berengo, à environ 80 kilomètres de la capitale Bangui, pour que les Russes y stationnent jusqu'à 10 000 soldats. La nouvelle est très importante, car comme on insiste souvent dans l'immobilier, tout dépend de « l'emplacement, l'emplacement et l'emplacement », et l'emplacement de l'Afrique centrale ne peut pas être plus central. Les troupes russes auront la capacité de surveiller ce qui se passe en Afrique de l'Ouest, à l'est, au nord et au sud à peu près à égale distance entre le nord et le sud et plus rapidement d'est en ouest.

Mais pour la Russie, la République centrafricaine (RCA) ne sera pas une promenade de santé. Le pays est parmi les nations les plus instables du monde. C'est mortel, avec des groupes politiques, régionaux et ethniques utilisant la force et la violence pour régler des comptes et des différends. Alors que la Russie voudrait utiliser la base de Bangui pour soutenir ses opérations à travers l'Afrique et même au-delà, elle devra d'abord faire face à la situation explosive et à l'instabilité totale en RCA.

Bangui le meilleur choix pour Moscou

Premièrement, pourquoi la RCA ? Le président de la RCA, Faustin-Archange Touadera, est un fervent partisan de la Russie. Sa sécurité personnelle est assurée par des officiers du groupe Wagner. Les Russes ont été critiqués dans la protection de Touadera. Il a même déclaré en juillet 2023 que « la Russie avait aidé à sauver la démocratie de la RCA et à éviter une guerre civile ». Outre le fait que la Russie ait pu facilement convaincre Touadera de stationner ses troupes là-bas, la situation géographique de la RCA en fait un emplacement idéal pour une base avec une ambition continentale. La distance entre Bangui et Johannesburg est de moins de 2 200 miles. La distance géographique (route aérienne) entre Bangui et Tripoli en Libye est d'environ 2 000 miles. La distance entre Bangui et Djibouti à l'est est de 1 757 miles. Partout, c'est encore plus proche. Ainsi, l'armée russe aura un accès rapide aux points chauds de l'Afrique et de la péninsule arabique, étant donné que les avions de chasse supersoniques peuvent voler à plus de 1 000 miles par heure. Faites le calcul !

Une base chez Bokassa

Cela fait des mois que la création d'une base militaire russe en RCA a été annoncée par diverses sources médiatiques. Le média russe Sputnik a récemment révélé que les autorités centrafricaines ont réservé un site dédié à la Russie près de Bangui. Barengo, le futur site de la base russe, est là où se trouve un aéroport international, mais le site dispose déjà d'un ensemble de casernes qui pourraient être transformées en partie de la base. C'est aussi à Berengo que se trouvait la cour de l'éphémère Empire Centrafricain crée par Jean Bedel Bokassa dit Bokassa 1er. En plus du groupe Wagner, la Russie compte environ 1 900 instructeurs en RCA, aidant l'armée et d'autres services de sécurité et protégeant le président.

Plaidant en faveur de l'accord, les autorités centrafricaines affirment que cette base bénéficiera à l'armée centrafricaine, qui devrait recevoir une formation supplémentaire de la part des instructeurs russes. En plus de la formation militaire, les autorités de Bangui comptent sur les soldats russes pour des tâches de sécurité étendues telles que « renforcer la sécurité territoriale », une expression qui signifie probablement que les soldats russes sont impliqués dans les conflits internes. Pour un pays confronté à des rébellions armées partout, les Russes devraient aider le gouvernement centrafricain à survivre et à reprendre une partie du territoire perdu aux divers groupes insurgés.

Accords militaro-sécuritaires avec l'Afrique

Outre la RCA, la forte présence de forces étrangères d'Amérique du Nord et d'Europe et de plus en plus d'Asie et même de nations du Golfe en Afrique, a incité la Russie à conclure des accords militaires et des accords de coopération sécuritaire avec de nombreux pays africains, tout en soulignant la nécessité d'établir des bases militaires sur le continent. Selon un rapport du ministère allemand des Affaires étrangères, Moscou souhaite avoir six bases militaires sur le continent, ciblant l'Égypte, l'Érythrée, Madagascar, la République centrafricaine, le Soudan et la Libye. Jusqu'à présent, la présence russe sur le continent s'est faite par le biais du groupe de mercenaires Wagner opérant en République centrafricaine, au Mali, au Soudan et en Libye.

Difficultés en perspectives

Mais à quoi la Russie est-elle confrontée en RCA ? Le nombre croissant de groupes rebelles armés en RCA a intensifié leurs attaques sur le territoire centrafricain et continue de menacer le rétablissement d'une vie politique normale dans ce pays. Des affrontements avec les forces gouvernementales ou des milices affiliées sont susceptibles d'augmenter dans les mois à venir.

Un aperçu de ces groupes rebelles nous permet de mieux évaluer les forces actives dans l'insurrection.

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En Égypte, la militarisation croissante de la justice et du maintien de l’ordre

20 février 2024, par Courrier international — , ,
Une nouvelle loi, promulguée début février, étend les compétences des tribunaux militaires aux “atteintes aux besoins fondamentaux” en matière alimentaire, et confère à l'armée (…)

Une nouvelle loi, promulguée début février, étend les compétences des tribunaux militaires aux “atteintes aux besoins fondamentaux” en matière alimentaire, et confère à l'armée une partie des tâches jusqu'alors réservées à la police. Le régime veut ainsi prendre les devants pour parer au risque d'une explosion sociale, estiment les médias indépendants ou étrangers.

Tiré de Courrier international.

La promulgation d'une “nouvelle loi pour la protection des infrastructures publiques” a été annoncée le 8 février par tous les journaux égyptiens, à l'instar du quotidien Al-Shorouk, qui en précise les contours.

Elle va renforcer le rôle de l'armée dans le maintien de l'ordre, et étendre la compétence des tribunaux militaires à de nouveaux domaines, purement civils.

“Mafias du marché noir”

Au nom de la sécurité nationale, c'est donc l'armée qui assurera “la sécurisation et la protection” des “infrastructures vitales” du pays, avec une liste non exhaustive allant des champs de pétrole aux “grands réseaux routiers”. Autre volet de cette loi : ce sont les tribunaux miliaires qui traiteront “les atteintes aux besoins fondamentaux de la société en matière de biens et de produits alimentaires”.

Désormais, “l'épée de la loi plane sur les mafias du marché noir”, titre le quotidien égyptien Al-Yom Al-Sabee, qui vante “les mesures sages” du gouvernement pour lutter contre les “manipulations des prix” par des malfaiteurs. Selon le journal, la nouvelle législation permettra d'alléger les difficultés économiques de la population.

C'est bien la crise économique qui explique l'adoption de cette loi, estime de son côté le journal panarabe financé par les États-Unis Al-Hurra. Pourtant, ce n'est pas pour venir en aide à la population, mais pour se prémunir contre d'éventuelles révoltes populaires que le régime en a pris l'initiative.

Un outil pour réprimer toute contestation

“L'Égypte fait face à l'une des pires crises économiques de son histoire, avec une inflation annuelle qui a atteint un niveau record de 35,2 % ”, explique le journal. Ce qui fait craindre que “les gens ne descendent dans la rue pour protester contre les hausses de prix. Le gouvernement veut pouvoir recourir aux forces armées pour y faire face.”

“Selon des milieux politiques, le recours croissant à l'armée montre que le régime a le sentiment que la colère économique pourrait être exploitée par des forces ennemies”, écrit le quotidien panarabe Al-Arab.

Le site égyptien indépendant Mada Masr dénonce pour sa part la tendance récurrente à la “militarisation de l'État”, rappelant notamment une réforme constitutionnelle de 2019 qui donne à l'armée le rôle de garant de l'ordre constitutionnel.

Il s'agit d'une “extension sans précédent de la possibilité de traduire des civils devant la justice militaire”, avec un champ d'application défini dans des termes délibérément vagues, estime encore Mada Masr.

Cette réforme est “la plus dangereuse” de toutes les réformes constitutionnelles et légales ayant conféré à l'armée des pouvoirs civils, estime un “vice-président de la Cour d'appel”, cité anonymement par Mada Masr. “Elle donne au président ou à celui qu'il mandatera la possibilité de dire ce qu'il veut pour définir un crime” et d'en dicter la peine, au détriment de la justice ordinaire.

Courrier international

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Au Chili, la terrible répression des indigènes en lutte contre l’industrie forestière

20 février 2024, par Cristobal Olivares, Lucas Lazo — , ,
Au Chili, la terrible répression des indigènes en lutte contre l'industrie forestière Dans une prison du sud du Chili, 4 militants politiques mapuches en lutte contre (…)

Au Chili, la terrible répression des indigènes en lutte contre l'industrie forestière
Dans une prison du sud du Chili, 4 militants politiques mapuches en lutte contre l'industrie forestière mènent depuis 3 mois une grève de la faim. Voilà longtemps que l'État criminalise les revendications de ce peuple indigène.

9 février 2024 | tiré de reporoterre.net
https://reporterre.net/Au-Chili-la-terrible-repression-des-indigenes-en-lutte-contre-l-industrie-forestiere

Concepción (Chili), reportage

Autour d'une petite table ronde, un maté circule de main en main. Les traits sont tirés et les regards graves, mais l'atmosphère, chaleureuse, aide à oublier un instant le vacarme des poids lourds. Ils vont et viennent le long de la route qui borde le centre pénitentiaire de Concepción, dans le sud du Chili. Face à la prison, sous la passerelle de béton qui enjambe l'autoroute, les familles de quatre prisonniers mapuches ont installé un modeste campement.

Pamela Pezoas, les yeux rougis par l'épuisement et l'angoisse, a attendu toute la journée du 2 février des nouvelles de son fils. Ernesto, 28 ans, a été hospitalisé en urgence le matin même, à la suite d'une décompensation cardiaque. Lui et trois de ses camarades ont été condamnés le 16 novembre 2023 à quinze ans de réclusion pour le sabotage de camions de l'industrie forestière.

Cette industrie est omniprésente sur les terres revendiquées de haute lutte par les Mapuches, première population indigène du Chili qui compte 1,7 million de personnes. Pour protester contre ce qu'ils considèrent être un jugement politique, les quatre détenus ont engagé une grève de la faim, qui dure depuis 12 semaines, déterminés à résister « jusqu'aux ultimes conséquences ».

Le centre pénitentiaire de Concepción, dans le sud du Chili. © Cristóbal Olivares / Reporterre

« Populisme pénal »

Josefa Ainardi, l'avocate des militants, l'affirme : les quatre Mapuches ont été condamnés pour leur appartenance à la Coordinación Arauco-Malleco (CAM). Ce groupe politique nationaliste mapuche organise depuis la fin des années 1990 des opérations de sabotage contre les intérêts des multinationales du bois. Selon les termes mêmes de la sentence, en l'absence de preuve formelle, la justice les a condamnés pour avoir incendié ces camions en se fondant sur un « faisceau d'indices », dont le fait d'appartenir à la CAM.

L'avocate considère que pour alourdir la peine, le délit « d'homicide frustré » (une tentative d'homicide non aboutie) a été ajouté à la condamnation. Elle dénonce cette pratique récurrente de la justice chilienne consistant « à condamner sans preuve et souvent sans crime ». Contacté, le ministère de la Justice n'a pas répondu à nos sollicitations.

En 2014, le Chili a été condamné par la Cour interaméricaine des droits de l'Homme pour avoir violé un certain nombre de droits fondamentaux lors des procédures judiciaires à l'encontre de prévenus mapuches, notamment via la mobilisation d'un arsenal juridique antiterroriste.

Pour Pablo Barnier, docteur associé au Ceri (Sciences Po), spécialiste du droit à l'autodétermination au Chili, les gouvernements de gauche comme de droite prennent « des mesures exceptionnelles pour répondre à des actes avant tout politiques ». Il est bien question, selon lui, « d'une criminalisation et d'une judiciarisation dangereuse » de la lutte pour l'autonomie des Mapuches.

Josefa Ainardi, l'avocate des militants, dénonce de son côté un « populisme pénal », qui témoigne de la criminalisation des revendications indigènes par l'État. Pour elle, « c'est une vision du monde divergente que l'on condamne avant tout ». La défense a déposé un recours devant la Cour suprême pour faire annuler le verdict au motif de l'absence de preuves. Le résultat du recours sera rendu le 9 février.

Terres ancestrales

Sur les murs de béton qui bordent le campement, des doigts errants ont peint les visages des jeunes hommes emprisonnés, les cheveux noués du bandeau traditionnel des combattants mapuches. Pamela balaie la fresque du regard : « En tant que mère, c'est douloureux. Je souhaiterais qu'il existe d'autres voies que la grève de la faim pour résoudre le problème des droits de notre peuple. » Pour s'opposer à ce qu'elle considère comme une « nouvelle colonisation » par l'industrie forestière, Pamela invoque un droit collectif à se défendre, prôné par la CAM, à travers la méthode dite du « contrôle territorial ».

Cette stratégie consiste à récupérer les terres ancestrales des Mapuches dont les titres de propriété ont été spoliés par les puissants acteurs du bois — notamment pendant la dictature de Pinochet. La population autochtone était alors exsangue depuis la conquête au XIXᵉ siècle du sud du pays par la toute nouvelle République chilienne. Ce sont plus de 3 millions d'hectares qui auraient été usurpés dans la région de l'Araucanie, dont plus 2,3 millions appartiennent aujourd'hui à l'industrie du bois. En 2019, ce sont 45,3 millions de m3 qui ont été coupés au Chili pour un secteur qui représente selon les années entre 2 et 3 % du PIB du pays.

La mère d'Esteban montre son fils, faible et attaché à son lit d'hopîtal. © Cristóbal Olivares / Reporterre

Une fois récupérées, par le sabotage, notamment, des moyens de production de l'industrie forestière, par les militants de la CAM aux latifundistes — les grands propriétaires —, les terres sont redistribuées à la communauté, ensemencées et travaillées pour vivre en autonomie. Pour Pamela, la recomposition du tissu politique et social mapuche passe par le travail de cette terre ancestrale.

Pour Pamela, les communautés Mapuche reconstituent une organisation traditionnelle de la société grâce à ce retour à leur terre ancestrale dont ils avaient été expropriés. Celle-ci a été éreintée et asséchée par les monocultures d'eucalyptus et de pin, extrêmement gourmandes en eau et polluantes. Au Chili, l'industrie forestière consomme en moyenne 59 % des ressources en eau du pays.

Dans les territoires où vivent les Mapuches, les populations sont très souvent contraintes de se faire livrer l'eau potable par camion-citerne. Par ailleurs, en remplaçant les espèces sylvestres endémiques et indigènes par la monoculture, la production de bois participe à la destruction de la biodiversité, réduisant à peau de chagrin la possibilité pour les Mapuches de récolter les plantes essentielles à leurs cérémonies.

Aspirations autonomes

Cette aspiration à l'autonomie des Mapuches, écologiste et radicalement anticapitaliste, entre en contradiction avec les intérêts de l'agro-industrie et « trouve sur son chemin la puissance de l'État », regrette Pamela.

Le 1ᵉʳ février, le président de la République, Gabriel Boric, a annoncé l'envoi de troupes supplémentaires dans les régions du sud pour soutenir des effectifs militaires toujours plus nombreux. Le territoire est soumis à l'état d'urgence depuis mai 2022, après la multiplication de coupures de routes attribuées à la CAM. Ces mesures sécuritaires viennent renforcer la nouvelle loi relative à l'usurpation des terres de novembre 2023, qui allonge les peines de prison pour l'occupation illégale et vise les communautés mapuches, de l'avis même des députés qui l'ont rédigée.

Fresia Narin, guérisseuse, travaille à tisser un lien entre médecine occidentale et ancestrale. © Cristóbal Olivares / Reporterre

Pamela Pezoas, lasse, décrit les humiliations quotidiennes de la militarisation du Wallmapu, le nom du territoire ancestral mapuche : « Le survol à basse altitude des hélicoptères de combat, les blindés qui patrouillent dans nos champs pour protéger les industriels du bois et les soldats qui se permettent des fouilles intempestives de nos maisons. »

Herbes médicinales

À 3 km de la prison se dressent les bâtiments délavés de l'hôpital de Concepción. Fresia Narin, guérisseuse, reçoit vêtue de sa blouse traditionnelle aux motifs bleu nuit. Depuis 2011, elle travaille à tisser un lien entre médecine occidentale et ancestrale. Elle est ce jour-là toute dévouée à veiller au chevet d'Ernesto, qui a rejoint son codétenu Esteban, hospitalisé quelques jours plus tôt à la suite de l'aggravation de son état de santé.

Ils sont surveillés jour et nuit par des policiers, pieds et poing liés, leur fenêtre barrée d'une grille au cas où l'envie leur prendrait de s'échapper. Fresia a convaincu les gardes de la laisser adresser aux quatre prisonniers des prières pour les accompagner dans leur lutte contre la mort.

Graffiti en soutien aux prisonniers politiques. Quatre Mapuches ont été condamnés en novembre 2023 à quinze ans de réclusion pour le sabotage de camions. © Cristóbal Olivares / Reporterre

L'administration pénitentiaire a jusque-là refusé que soit mis en place entre ses murs un espace réservé aux Mapuches, au sein duquel peuvent être organisées des cérémonies religieuses. Les familles sont interdites de visite lorsqu'elles sont vêtues des tenues d'apparat ou lorsqu'elles apportent le « lawen », une boisson à base d'herbes médicinales dont les propriétés allègent les contraintes du jeûne.

Ces vexations discriminantes entrent en porte-à-faux avec la convention 169 de l'Organisation internationale du travail (OIT) ratifiée en 2008 par le Chili et qui reconnaît des droits propres aux détenus membres des communautés indigènes.

Pour l'avocate Josefa Ainardi, la grève de la faim est l'ultime recours pour contraindre l'administration à respecter les engagements internationaux du Chili : « La situation est ubuesque, ils sont condamnés pour être Mapuches, avant qu'on leur retire cette qualité une fois en prison. »

Une veillée s'organise dans le campement sous le pont. C'est ici, parmi les mères et les compagnes des prisonniers, que se décide la suite de la mobilisation, à la lumière crue des lampadaires et des gyrophares qui zèbrent la nuit et illuminent le béton. Une nouvelle nuit de peu de sommeil se dessine.

Pamela, convaincue que les autorités peuvent mettre un terme à tout moment au supplice de son fils, laisse échapper un vœu : « Puisse cette nuit être la dernière ici. »

Nicaragua : La révolution confisquée

20 février 2024, par NPA (Commission Amérique latine) — , ,
Révolution nicaraguayenne Sandinistes / FSLN (Nicaragua) ORTEGA Daniel Contre-révolution La « révolution sandiniste » est le nom de la décennie révolutionnaire qui s'est (…)

Révolution nicaraguayenne Sandinistes / FSLN (Nicaragua) ORTEGA Daniel Contre-révolution
La « révolution sandiniste » est le nom de la décennie révolutionnaire qui s'est déroulée au Nicaragua, à la suite du renversement de la dictature de Somoza par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) en juillet 1979.

8 février 2024 | tiré d'Europe solidaire sans frontièresNPA (Commission Amérique latine)
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article69765

Cette révolution a permis des campagnes massives d'alphabétisation, des avancées dans les domaines de la culture et de la santé, les réformes agraires (malgré leurs contradictions) et le formidable élan démocratique qui a traversé le pays (dans la pluralité politique).

Mais la guerre « civile », ouvertement financée par les États-Unis, la dégradation de la situation économique (elle aussi largement orchestrée par les USA) ainsi que des contradictions internes à la révolution (centralisme du FSLN, pas de débat de congrès en dix ans, le nombre de morts d'appelés au service militaire) ont eu raison du souffle révolutionnaire. Et les sandinistes ont été défaits aux élections de 1990.

Retour au pouvoir de Daniel Ortega

Quatorze années plus tard, l'ancien dirigeant sandiniste Daniel Ortega a remporté les élections. Mais il ne se réclame plus de la révolution qu'à des fins de propagande. C'est dans un climat de concentration extrême du pouvoir que le Nicaragua a connu une véritable insurrection civique en 2018. Le déclencheur en a été une contre-réforme des retraites imposée par le FMI : la répression qui s'est abattue sur les retraitéEs qui manifestaient a entraîné une réponse immédiate des étudiantEs. Eux-mêmes répriméEs. C'est alors toute la société qui s'est mobilisée.

Bien au-delà de la question des retraites, la contestation s'est attaquée à la corruption et au pouvoir absolu du couple présidentiel. La population exigeait le départ d'Ortega et la restauration de l'État de droit.

Répression et combat contre la dérive dictatoriale

Au prix de plusieurs centaines de morts, de milliers d'arrestations et de centaines de milliers d'exiléEs, le pouvoir a obtenu une apparence de retour à l'ordre. Et il s'est employé, depuis l'automne 2018, à renforcer son pouvoir coercitif et à annihiler toute forme d'opposition.

Actuellement, il n'existe plus de journaux ni de médias indépendants. La prison ou l'exil sont les seuls choix proposés par la dictature d'Ortega. La prison « el Chipote », tristement célèbre sous Somoza, n'a jamais cessé d'emprisonner et de torturer. La population est surveillée par des paramilitaires. Les fonctionnaires sont obligéEs de participer aux manifestations de soutien au régime sous peine de perdre leur emploi. Ortega n'est en rien l'héritier de la révolution sandiniste : il en est le fossoyeur. Pour faire chuter la dictature, l'opposition en exil essaie de se reconstruire (y compris avec les dirigeantEs sandinistes ayant refusé la dérive dictatoriale) et en renouant les liens entre les opposantEs restés dans le pays.

Commission Amérique latine du NPA

Haïti : La nécessité de la lutte organisée

20 février 2024, par Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l'occupation d'Haïti (REHMONCO) — , ,
Depuis plus trois semaines, les classes populaires se mobilisent contre l'ordre de la terreur instauré dans le pays depuis 16 novembre 2018. Au cours de la journée du 7 février (…)

Depuis plus trois semaines, les classes populaires se mobilisent contre l'ordre de la terreur instauré dans le pays depuis 16 novembre 2018. Au cours de la journée du 7 février de cette année, des centaines de milliers de personnes ont investi les rues de plusieurs villes du pays pour demander le départ du Premier ministre de facto Ariel Henry. Cette date est emblématique parce qu'elle marque le trente-huitième anniversaire de la chute de la dictature des Duvalier.

Rappelons que la lutte pour renverser la dictature visait également à changer l'État haïtien qui, pendant plus de 200 ans, reproduit la misère, l'exclusion et l'oppression. Un État qui, depuis 1915, est totalement assujetti aux seuls intérêts de l'impérialisme étatsunien. C'est cet État, aujourd'hui en pleine décomposition, qui s'est transformé en un État-voyou, dirigé par un régime dont l'appui aux gangs criminalisés n'est plus à démontrer. Cet État, malgré sa déliquescence, est maintenu en vie grâce au soutien inconditionnel de l'impérialisme étatsunien et de l'oligarchie.

Cet État-voyou est donc nécessaire à la continuation de la domination et au pillage des ressources du pays. C'est pourquoi la répression est essentielle pour que l'impérialisme étatsunien et l'oligarchie puissent continuer à préserver leurs intérêts. Et c'est dans ce sens que l'on doit comprendre le rôle joué par les gangs aujourd'hui.

Les classes populaires sont conscientes que la montée en puissance de ces gangs criminels fédérés est objectivement liée aux intérêts de l'oligarchie et de l'impérialisme. En facilitant et finançant le développement des gangs dans les principaux centres urbains du pays, les oligarques et le gouvernement de facto souhaitent neutraliser toutes mobilisations contre la misère, l'absence de services publics, de santé, d'éducation, etc.

De jour en jour, la répression par le truchement des gangs atteint de nouveaux sommets. Pour l'année 2023, plus de 8000 personnes sont assassinées ou kidnappés. À l'aire métropolitaine de Port-au-Prince, suite aux attaques des gangs, au moins 100 000 personnes sont contraintes de fuir leur maison. Au mois de janvier 2024 uniquement, plus de 1800 personnes sont assassinées dont la moitié sont des enfants (Selon l'UNICEF).

Aujourd'hui, une évidence s'impose à nous : le gouvernement de facto restera au pouvoir aussi longtemps que ses tuteurs étrangers et de l'oligarchie lui intimeront l'ordre d'y rester. Une autre réalité nous semble également évidente : les propositions soumises par des groupes de la société civile de trouver « une solution haïtienne pacifique » à la crise ont atteint les limites objectives qui étaient inscrites dans la démarche de ces groupes dès le début. L'impérialisme n'entend négocier avec personne et n'entend faire aucun compromis touchant sa domination et ses intérêts. Et, il est important de le répéter : la forme de la domination impériale aujourd'hui exclut toutes formes de démocratie représentative formelle, d'institutions d'un État souverain et démocratique. Pour l'impérialisme, la domination doit être totale.

Mais pour qu'elle soit totale, cette domination doit s'appuyer sur une violence totale. Voilà pourquoi il est impératif que les classes populaires s'organisent pour construire une résistance totale face à cette violence. Le temps des manifestations spontanées de masse uniquement nous semble révolu.

Aujourd'hui, le temps est à la construction de la lutte organisée à court, à moyen et à long termes !

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« Pour vaincre l’extrême droite, nous avons besoin d’une gauche plus radicale ! » Alvaro Garcia Linera

20 février 2024, par Tamara Ospina, Álvaro García Linera — , ,
Entrevue avec Alvaro Garcia Linera, ex-vice-président de la Bolivie, par Tamara Ospina Posse pour Jacobin Amérique latine. 12 février 2024 | tiré d'Alter-Québec | Photo : (…)

Entrevue avec Alvaro Garcia Linera, ex-vice-président de la Bolivie, par Tamara Ospina Posse pour Jacobin Amérique latine.

12 février 2024 | tiré d'Alter-Québec | Photo : Álvaro García Linera, ex-vice-président bolivien, Buenos Aires, 2020. crédit photo Ariel Feldman.
https://alter.quebec/pour-vaincre-lextreme-droite-nous-avons-besoin-dune-gauche-plus-radicale/

A la suite de son voyage en Colombie pour inaugurer le cycle de réflexion « Imaginer l'avenir depuis le Sud », organisé par le ministère de la Culture de Colombie et dirigé par la philosophe Luciana Cadahia, l'ancien vice-président bolivien Álvaro García Linera a commenté le paysage politique et social que traverse l'Amérique latine en ce « temps liminal » ou interrègne que nous devrons traverser au cours des 10 ou 15 prochaines années, jusqu'à la consolidation d'un nouvel ordre mondial. 1.

Il est clair que cette obscurité instable est le moment propice à l'entrée en scène des droites ultra-droitières les plus monstrueuses qui, dans une certaine mesure, sont la conséquence des limites du progressisme. Dans cette nouvelle étape, Linera soutient que le progressisme doit miser sur une plus grande audace pour, d'une part, répondre avec responsabilité historique aux demandes profondes qui se trouvent à la base de l'adhésion populaire, et d'autre part, neutraliser les chants de sirène des nouvelles droites. Cela implique de progresser dans des réformes profondes concernant la propriété, les impôts, la justice sociale, la distribution de la richesse et la récupération des ressources communes au profit de la société. Ce n'est qu'ainsi, en commençant par résoudre les demandes économiques les plus fondamentales de la société et en avançant vers une démocratisation réelle, que l'on pourra confiner à nouveau les ultradroites dans leurs niches, soutient Linera.

Tamara Ospina Posse – TOP : Dans la région, le XXIe siècle a commencé avec une vague de gouvernements progressistes qui ont réorienté le cours de l'Amérique latine, mais cette dynamique a commencé à s'enliser après la victoire de Mauricio Macri en Argentine en 2015, ce qui a conduit beaucoup à prédire la fin du progressisme régional. Ainsi, une vague de gouvernements conservateurs a commencé, mais, à contre-courant, dans des pays comme le Brésil, le Honduras ou la Bolivie, le progressisme est revenu. Et dans d'autres pays, comme le Mexique et la Colombie, il a réussi à accéder au pouvoir pour la première fois. Comment lisez-vous cette tension actuelle entre les gouvernements populaires ou progressistes et d'autres conservateurs ou oligarchiques ?

Alvaro Garcia Linera – AGL : Ce qui caractérise l'époque historique qui va de 10 ou 15 ans en arrière jusqu'aux 10 ou 15 prochaines années est le déclin lent, angoissant et contradictoire d'un modèle d'organisation de l'économie et de légitimation du capitalisme contemporain, ainsi que l'absence d'un nouveau modèle solide et stable qui reprenne la croissance économique, la stabilité économique et la légitimation politique. C'est une longue période, nous parlons de 20 ou 30 ans, à l'intérieur de laquelle réside ce que nous avons appelé « temps liminal » — ce que Gramsci appelait « interrègne » — où se succèdent des vagues et des contre-vagues de multiples tentatives pour résoudre cette impasse. L'Amérique latine — et maintenant le monde, car l'Amérique latine a devancé ce qui s'est ensuite produit partout — a vécu une vague progressiste intense et profonde, qui n'a pas réussi à se consolider, suivie d'une contre-vague régressive conservatrice et ensuite d'une nouvelle vague progressiste. Nous verrons probablement encore au cours des 5 ou 10 prochaines années ces vagues et contre-vagues de victoires courtes et de défaites courtes, de courtes hégémonies, jusqu'à ce que le monde redéfinisse le nouveau modèle d'accumulation et de légitimation qui lui redonnera au monde et à l'Amérique latine un cycle de stabilité pour les 30 années suivantes. Tant que cela n'arrivera pas, nous assisterons à cette tourmente propre au temps liminal. Et, comme je le disais, on assiste à des vagues progressistes, à leur épuisement, à des contre-réformes conservatrices qui échouent également, à une nouvelle vague progressiste… Et chaque contre-réforme et chaque vague progressiste est différente de l'autre. Milei est différent de Macri, bien qu'il en reprenne une partie. Alberto Fernández, Gustavo Petro et Andrés Manuel López Obrador sont différents des référents de la première vague, bien qu'ils en reprennent une partie de l'héritage. Et je pense que nous continuerons à assister à une troisième vague et à une troisième contre-vague jusqu'à ce que, à un moment donné, l'ordre du monde se définisse, car cette instabilité et cette angoisse ne peuvent être perpétuelles. Au fond, comme cela s'est passé dans les années 30 et 80 du XXe siècle, ce que nous voyons est le déclin cyclique d'un régime d'accumulation économique (libéral entre 1870 et 1920, capitalisme d'État entre 1940 et 1980, néolibéral entre 1980 et 2010), le chaos que génère ce déclin historique, et la lutte pour instaurer un nouveau et durable modèle d'accumulation-domination qui reprenne la croissance économique et l'adhésion sociale.

TOP : Nous pouvons observer que la droite recommence à mettre en œuvre des pratiques que nous pensions dépassées, y compris les coups d'État, la persécution politique et les tentatives d'assassinat… Vous-même avez même été victime d'un coup d'État. Comment pensez-vous que ces pratiques continueront à évoluer ? Et comment pouvons-nous y résister à partir des projets populaires ?

AGL : Une caractéristique du temps liminal, de l'interrègne, est la divergence des élites politiques. Lorsque les choses vont bien — comme jusqu'aux années 2000 —, les élites convergent autour d'un seul modèle d'accumulation et de légitimation et tout le monde devient centriste. Les gauches elles-mêmes s'atténuent et se néolibéralisent, bien qu'il y ait toujours une gauche radicale, mais marginale, sans audience. Les droites se disputent aussi entre elles, mais seulement pour des remplacements et des ajustements circonstanciels. Lorsque tout cela entre dans son déclin historique inévitable, les divergences commencent et les droites se scindent en droites extrêmes. L'extrême droite commence à dévorer la droite modérée. Et les gauches les plus radicalisées sortent de leur marginalité et de leur insignifiance politique, commencent à acquérir de la résonance et de l'audience, à croître. Dans l'interrègne, la divergence des projets politiques est la norme, car il y a des recherches, des dissidences les unes des autres, pour résoudre la crise de l'ancien ordre, au milieu d'une société mécontente, qui ne fait plus confiance, qui ne croit plus aux anciens « dieux », aux anciennes recettes, aux anciennes propositions qui ont garanti la tolérance morale envers les gouvernants. Et donc, les extrêmes commencent à se renforcer.

C'est ce que nous verrons avec les droites. La droite centriste, qui a gouverné le continent et le monde pendant 30 ou 40 ans, n'a plus de réponses aux échecs économiques évidents du libéralisme mondial et, face aux doutes et aux angoisses des gens, une extrême droite émerge qui continue de défendre le capital, mais qui pense que les bonnes manières de l'ancien temps ne suffisent plus et qu'il faut maintenant imposer les règles du marché par la force. Cela implique de domestiquer les gens, si nécessaire à coups de bâton, pour revenir à un libre marché pur et magique, sans concessions ni ambiguïtés, car — selon eux — c'est cela qui a causé l'échec. Alors, cette extrême droite tend à se consolider et à gagner plus d'adeptes en parlant d'« autorité », de « choc de libre marché » et de « réduction de l'État ». Et s'il y a des soulèvements sociaux, il convient d'utiliser la force et la coercition, et si nécessaire le coup d'État ou le massacre, pour discipliner les dissidents qui s'opposent à ce retour moral aux « bonnes mœurs » de l'entreprise libre et de la vie civilisée : avec les femmes qui cuisinent, les hommes qui commandent, les patrons qui décident et les ouvriers qui travaillent en silence. Un autre symptôme du déclin libéral se manifeste lorsque l'on ne peut plus convaincre ni séduire et que l'on doit imposer ; ce qui signifie qu'ils sont déjà dans leur crépuscule. Mais cela ne les rend pas moins dangereux, en raison de la radicalité autoritaire de leurs impositions.

Face à cela, le progressisme et les gauches ne peuvent pas adopter une attitude condescendante, en essayant de contenter toutes les factions et tous les secteurs sociaux. Les gauches sortent de leur marginalité dans le temps liminal parce qu'elles se présentent comme une alternative populaire au désastre économique causé par le néolibéralisme entrepreneurial ; et leur fonction ne peut pas être de mettre en œuvre un néolibéralisme avec un « visage humain », « vert » ou « progressiste ». Les gens ne descendent pas dans la rue et ne votent pas pour la gauche pour décorer le néolibéralisme. Ils se mobilisent et changent radicalement leurs anciennes adhésions politiques parce qu'ils en ont marre de ce néolibéralisme, parce qu'ils veulent s'en débarrasser, car il n'a enrichi que quelques familles et quelques entreprises. Et si la gauche ne répond pas à cela, et coexiste avec un régime qui appauvrit le peuple, il est inévitable que les gens tournent radicalement leurs préférences politiques vers des issues d'extrême droite qui offrent une sortie (illusoire) au grand malaise collectif. Les gauches, si elles veulent se consolider, doivent répondre aux demandes pour lesquelles elles sont apparues et, si elles veulent vraiment vaincre les extrêmes droites, elles doivent résoudre de manière structurelle la pauvreté de la société, l'inégalité, la précarité des services, l'éducation, la santé et le logement. Et pour pouvoir réaliser cela matériellement, elles doivent être radicales dans leurs réformes sur la propriété, les impôts, la justice sociale, la distribution de la richesse, la récupération des ressources communes au profit de la société. S'arrêter à cette œuvre va alimenter la loi des crises sociales : toute attitude modérée face à la gravité de la crise encourage et alimente les extrêmes. Si les droites font cela, elles alimentent les gauches, si les gauches le font, elles alimentent les extrêmes droites.

Ainsi, la manière de vaincre les extrêmes droites, en les réduisant à un ghetto — qui continuera d'exister, mais sans irradiation sociale — réside dans l'expansion des réformes économiques et politiques qui se traduisent par des améliorations matérielles visibles et soutenues dans les conditions de vie des grandes majorités populaires de la société ; dans une plus grande démocratisation des décisions, dans une plus grande démocratisation de la richesse et de la propriété, de sorte que la contention des extrêmes droites ne soit pas simplement un discours, mais qu'elle soit appuyée par toute une série d'actions pratiques de distribution de la richesse qui résolvent les principales angoisses et demandes populaires (pauvreté, inflation, précarité, insécurité, injustice, etc.). Car, il ne faut pas oublier, que les extrêmes droites sont une réponse, pervertie, à ces angoisses. Plus vous distribuez la richesse, certes plus vous affectez les privilèges des puissants, mais eux vont devenir une minorité autour de la défense acharnée de leurs privilèges, tandis que les gauches se consolideront comme celles qui se préoccupent et résolvent les besoins de base du peuple. Mais, plus ces gauches ou progressismes se comportent de manière peureuse, timorée et ambiguë dans la résolution des principaux problèmes de la société, plus les droites extrêmes vont croître et le progressisme restera isolé dans l'impuissance de la déception. Ainsi, en ces temps, les extrêmes droites sont vaincues par plus de démocratie et par une plus grande distribution de la richesse ; pas par la modération ni par la conciliation.

TOP : Y a-t-il des éléments nouveaux dans les nouvelles droites ? Est-il correct de les appeler fascistes ou devrions-nous les nommer autrement ? Les droites mettent-elles en place un laboratoire post-démocratique pour le continent (y compris les États-Unis)

AGL : Sans aucun doute, la démocratie libérale, en tant que simple remplacement des élites qui décident pour le peuple, tend inévitablement vers des formes autoritaires. Si, à certains moments, elle a pu produire des fruits de démocratisation sociale, c'était grâce à l'impulsion d'autres formes démocratiques populaires qui se sont déployées simultanément — la forme syndicale, la forme communautaire agraire, la forme populaire de la foule urbaine. Ce sont ces actions collectives multiples et multiformes de démocratie qui ont donné à la démocratie libérale une irradiation universaliste. Cela a pu se produire, car elle était toujours dépassée et poussée de l'avant. Mais si on laisse la démocratie libérale telle quelle, en tant que simple sélection des gouvernants, elle tend inévitablement vers la concentration des décisions, vers sa conversion en ce que Schumpeter appelait la démocratie comme simple élection compétitive de ceux qui vont décider de la société, ce qui est une forme autoritaire de concentration des décisions. Et, ce monopole décisionnel par des moyens autoritaires et, le cas échéant, au-dessus même du propre processus de sélection des élites, c'est ce qui caractérise les extrêmes droites. C'est pourquoi il n'y a pas d'antagonisme entre les extrêmes droites et la démocratie libérale. Il y a collusion de fond. Les extrêmes droites peuvent coexister avec ce type de démocratisation simplement élitiste qui alimente la démocratie libérale. C'est pourquoi il n'est pas rare qu'elles arrivent au pouvoir par le biais d'élections. Mais ce que la démocratie libérale tolère marginalement et à contrecœur, et que les extrêmes droites rejettent ouvertement, ce sont d'autres formes de démocratisation, qui ont à voir avec les présences de démocraties de bas en haut (syndicats, communautés agraires, assemblées de quartier, actions collectives…). Ils s'y opposent, les rejettent et les considèrent comme un obstacle. En ce sens, les extrêmes droites actuelles sont antidémocratiques. Ils acceptent seulement d'être élus pour gouverner, mais ils rejettent d'autres formes de participation et de démocratisation de la richesse, ce qui leur semble une insulte, un affront ou un absurde qui doit être combattu avec la force de l'ordre et de la discipline coercitive.

Maintenant, est-ce du fascisme ? Difficile à décider. Il y a tout un débat académique et politique sur quel nom cela prendra et s'il vaut la peine d'évoquer les terribles actions du fascisme des années 30 et 40. Sur le plan académique, ces digressions valent peut-être la peine, mais elles ont très peu d'effet politique. En Amérique latine, les personnes de plus de 60 ans peuvent avoir des souvenirs des dictatures militaires fascistes et la définition peut avoir un effet sur elles, mais pour les nouvelles générations, parler de fascisme ne signifie pas grand-chose. Je ne m'oppose pas à ce débat, mais je ne vois pas qu'il est si utile. En fin de compte, l'adhésion ou le rejet social des positions des extrêmes droites ne viendra pas du côté des anciens symboles et images qu'ils évoquent, mais de l'efficacité à répondre aux angoisses sociales actuelles que les gauches sont impuissantes à résoudre. Peut-être que la meilleure façon de qualifier ces extrêmes droites, au-delà de l'étiquette, est de comprendre à quel type de demande elles répondent, ce qui bien sûr, sont des demandes différentes de celles des années 30 et 40, bien qu'avec certaines similitudes en raison de la crise économique dans les deux périodes. Personnellement, je préfère parler d'extrêmes droites ou de droites autoritaires ; mais si quelqu'un utilise le concept de fascisme, je ne m'y oppose pas, bien que cela ne m'enthousiasme pas non plus beaucoup.

Le problème peut survenir si, dès le départ, elles sont qualifiées de fascistes et si on met de côté la question de savoir à quel type de demande collective elles répondent ou face à quel type d'échec elles émergent. C'est pourquoi, avant d'étiqueter et d'avoir des réponses sans questions, il vaut mieux se demander quelles sont les conditions sociales de leur émergence, quel type de solutions elles proposent et, sur ces réponses, on peut alors choisir le qualificatif approprié : fasciste, néo-fasciste, autoritaire… Par exemple, est-il juste de dire que Milei est fasciste ? Peut-être, mais il faut d'abord se demander pourquoi il a gagné, avec le vote de qui, en répondant à quelles sortes d'angoisses. C'est ce qui est important. Et aussi se demander ce que vous avez fait pour que cela arrive.

Aujourd'hui, il est plus utile de se poser cette question que de lui coller une étiquette facile qui résout le problème du rejet moral, mais qui n'aide pas à comprendre la réalité ni à la transformer. Parce que si vous répondez que Milei a convoqué l'angoisse d'une société appauvrie, alors il est clair que le problème est la pauvreté. Si Milei s'est adressé à une jeunesse qui n'a pas de droits, alors il y a une génération de personnes qui n'ont pas accédé aux droits des années 50, ni des années 60, ni des années 2000. C'est là que se situe le problème que le progressisme et la gauche doivent aborder pour arrêter les extrêmes droites et le fascisme. Il faut identifier les problèmes auxquels les extrêmes droites interpellent la société, car leur croissance est aussi un symptôme de l'échec des gauches et du progressisme. Elles ne surgissent pas de nulle part, mais après que le progressisme n'a pas osé, n'a pas pu, n'a pas voulu, n'a pas vu, n'a pas compris la classe et la jeunesse précaires, n'a pas saisi la signification de la pauvreté et de l'économie au-dessus des droits d'identité. Voilà le noyau du présent. Cela ne signifie pas que l'on ne parle pas d'identité, mais que l'on hiérarchise, en comprenant que le problème fondamental est l'économie, l'inflation, l'argent qui vous échappe des poches. Et il ne faut pas oublier que l'identité elle-même a une dimension de pouvoir économique et politique, qui est-ce qui ancre la subalternité. Dans le cas de la Bolivie, par exemple, l'identité indigène a conquis sa reconnaissance en assumant le pouvoir politique, d'abord, et progressivement, le pouvoir économique au sein de la société. La relation sociale fondamentale du monde moderne est l'argent, aliénée, mais encore relation sociale fondamentale, qui vous échappe, qui dilue toutes vos croyances et loyautés. C'est là le problème à résoudre par les gauches et le progressisme. Je pense que la gauche doit apprendre de ses échecs et qu'elle doit avoir une pédagogie sur elle-même pour ensuite trouver les qualificatifs pour dénoncer ou étiqueter un phénomène politique, comme c'est le cas ici avec l'extrême droite.

TOP : Revenant aux projets populaires, quels sont les principaux défis du progressisme pour surmonter ces crises, ces échecs dont vous parliez ? Est-ce simplement parce qu'ils n'ont pas pu comprendre ou interpréter suffisamment les besoins et les demandes des citoyens que les extrêmes droites les reprennent maintenant ?

AGL : L'argent est aujourd'hui le problème économique et politique élémentaire, fondamental, classique et traditionnel du présent. En temps de crise, c'est l'économie qui commande, point final. Résolvez d'abord ce premier problème et ensuite le reste. Nous sommes dans une période historique où émergent le progressisme et les extrêmes droites, et où le centre droit classique néolibéral, traditionnel et universaliste décline. Pourquoi ? Pour l'économie.

C'est l'économie, qui occupe le centre de commande de la réalité. Le progressisme, les gauches et les propositions qui viennent du côté populaire doivent d'abord résoudre ce problème. Mais la société à laquelle l'ancienne gauche des années 50 et 60, ou le progressisme dans la première vague dans certains pays, a résolu le problème économique est différente de l'actuelle. Les gauches ont toujours travaillé sur le secteur de la classe ouvrière salariée formelle, et aujourd'hui la classe ouvrière informelle est une énigme pour le progressisme.

Le monde de l'informalité regroupé sous le concept d'« économie populaire » est un trou noir pour les gauches qui ne le connaissent pas, ne le comprennent pas et n'ont pas de propositions productives pour lui, à part de simples palliatifs d'assistance. En Amérique latine, ce secteur représente 60 % de la population. Et il ne s'agit pas d'une présence transitoire qui disparaîtra ensuite dans la formalité. Non, l'avenir social sera avec l'informalité, avec ce petit travailleur et travailleuse, petit paysan (ne), petit entrepreneur, salarié informel, traversé par des relations familiales et des liens de loyauté locaux ou régionaux très curieux, subsumé dans des instances où les relations capital-travail ne sont pas aussi transparentes que dans une entreprise formelle. Ce monde existera pour les 50 prochaines années et implique la majorité de la population latino-américaine.

Que dites-vous à ces personnes ? Comment vous souciez-vous de leur vie, de leurs revenus, de leur salaire, de leurs conditions de vie, de leur consommation ? Ces deux sujets sont la clé du progressisme et de la gauche latino-américaine contemporains : résoudre la crise économique en tenant compte de ce secteur informel qui représente la majorité de la population active d'Amérique latine. Que signifie cela ? Avec quels outils le faites-vous ?

Bien sûr, avec des expropriations, des nationalisations, la redistribution de la richesse, l'élargissement des droits, etc. Ce sont des outils, mais l'objectif est d'améliorer les conditions de vie et le tissu productif de ces 80 % de la population, syndiquée et non syndiquée, formelle et informelle, qui constituent la population populaire latino-américaine. Et aussi avec une plus grande participation de la société à la prise de décision. Les gens veulent être entendus, ils veulent participer. Le quatrième sujet est l'environnemental, une justice environnementale avec justice sociale et économique, jamais séparée ni jamais en tête.

Cet Article a été traduit par Deepl et revisé par Mario Gil. Nous remercions à la revue Jacobin — Amérique latine pour la permission de traduire et reproduire cet article.

Politologue, féministe et activiste au sein de Colombia Humana et du Centro de Pensamiento Colombia Humana – CPCH

Des élu(e)s de gauche appellent à soutenir pleinement l’Ukraine à l’occasion du deuxième anniversaire de l’invasion russe

20 février 2024, par Élu-e-s en solidarité avec l'Ukraine — , ,
Appel aux élu-e-s, en soutien avec l'Ukraine) Nous vous écrivons pour vous demander d'envisager de signer l'appel "Les élu(e)s de gauche appellent à soutenir pleinement (…)

Appel aux élu-e-s, en soutien avec l'Ukraine)

Nous vous écrivons pour vous demander d'envisager de signer l'appel "Les élu(e)s de gauche appellent à soutenir pleinement l'Ukraine à l'occasion du deuxième anniversaire de l'invasion russe"
A l'heure où l'Etat russe prépare une contre-offensive massive contre l'Ukraine et où de puissants secteurs de la droite politique, tant en Europe qu'aux Etats-Unis, font campagne pour réduire le soutien militaire à ce pays en difficulté, nous pensons qu'il est impératif que les partisans de gauche et progressistes de l'Ukraine fassent entendre leur voix.
Veuillez indiquer votre soutien à la déclaration, soit en répondant à cet e-mail, soit en cliquant sur ce lien et en ajoutant votre nom et vos coordonnées à la liste des signataires.
En vous remerciant de votre solidarité avec l'Ukraine, je vous prie d'agréer, Madame, Monsieur, l'expression de mes salutations distinguées,

Signé :
Soren Sondergaard, au nom des députés danois d'Enhedslisten
Stéfanie Prezioso, au nom des élus suisses

Représentant.es élu.es, sympathisant.es de l'Ukraine, destinataires

Chers collègues, chères collègues,

14 février 2024

En tant qu'élu(e)s de gauche actuels et anciens - membres des parlements européen et nationaux, conseillers régionaux et locaux - nous souhaitons nous adresser à nos collègues de la gauche en Europe et dans le monde. Nous vous appelons à vous mobiliser avec nous pour soutenir la résistance militaire et civile du peuple ukrainien. À cet égard, nos fonctions électives nous donnent une opportunité et une responsabilité particulières. Soutenir l'Ukraine, c'est aussi contrer la propagande néfaste de l'extrême droite qui constitue le socle du soutien de Poutine à l'échelle internationale.

Nous approchons du deuxième anniversaire de l'invasion russe de l'Ukraine. Cela signifie que l'Ukraine entre dans sa troisième année de guerre. Beaucoup d'entre nous espéraient que la guerre serait plus courte et que l'Ukraine serait rapidement victorieuse. Il est désormais clair que cette vision était trop optimiste. La Russie s'est retranchée et a construit de solides défenses. Ce qui était une guerre de mouvement en 2022 est devenu en grande partie une guerre de position en 2023.

La guerre ne concerne pas seulement les soldats qui défendent l'Ukraine. Elle concerne aussi les populations civiles qui sont victimes des bombardements russes et des attaques sur les infrastructures, notamment, pour le deuxième hiver, avec l'objectif de détruire les systèmes de chauffage.

La situation dans les zones occupées par la Russie est bien pire. Les Ukrainiens qui refusent de prendre des passeports russes sont victimes de discriminations diverses, comme le refus d'accès aux soins de santé. Ceux qui sont considérés comme les plus incorrigibles sont arrêtés et envoyés en Russie. On estime à environ 4 000 le nombre d'Ukrainiens prisonniers en Russie, sans compter les prisonniers de guerre, et détenus dans de très mauvaises conditions. Il existe également des exemples de déportation d'Ukrainiens en Russie et de leur remplacement par des colons russes - un processus inauguré en Crimée après 2014. Le plus grave est la déportation d'enfants ukrainiens vers la Russie où ils sont "adoptés" et "russifiés".

L'Ukraine a reçu beaucoup d'aide, humanitaire et financière. Une partie de cette aide provient des gouvernements et des ONG. Une partie provient des syndicats, en particulier en Europe. De nombreux syndicats ont pris des positions claires en faveur de l'Ukraine et ont établi des contacts étroits avec les syndicats ukrainiens. L'Ukraine a également reçu une aide militaire des pays de l'OTAN et d'ailleurs. Cette aide est nécessaire et continuera de l'être.

Près de deux ans après l'invasion, la position de la Russie n'a pas bougé d'un pouce. Elle réclame la totalité des territoires qu'elle a "annexés", y compris les parties qu'elle n'a pas réussi à occuper. Rien ne garantit qu'elle n'exigera pas également Kharkiv et Odessa. Et elle continue d'exiger un changement de gouvernement à Kiev. Il n'y a pas de place pour la discussion sur la base de ces exigences. La seule voie vers une paix durable est le retrait inconditionnel des troupes russes. Et l'Ukraine doit pouvoir recevoir les armes nécessaires pour imposer ce retrait.

Fétichisme olympique et folie des grandeurs

20 février 2024, par Mustapha Saha — , ,
Paris. Vendredi, 9 février 2024. Pérégrination rituelle sur les quais de Seine. Discussion avec Jean-Pierre Mathias, ancien professeur de philosophie, bouquiniste depuis trente (…)

Paris. Vendredi, 9 février 2024. Pérégrination rituelle sur les quais de Seine. Discussion avec Jean-Pierre Mathias, ancien professeur de philosophie, bouquiniste depuis trente cinq ans sur le quai Conti. Bouquiniste n'est pas uniquement un métier, un gardien de la tradition médiévale de la boutique permanente dans la rue, c'est une vocation. Pour être un honnête bouquiniste, il faut avoir une culture éclectique, une insatiable curiosité intellectuelle, une prédilection pour la communication et surtout une santé à toute épreuve.

Au bord du fleuve, les éléments s'apaisent ou se déchaînent. L'hiver est toujours rude. Le vent fouette les arbres et les présentoirs. Les bourrasques malmènent les livres. Le printemps apporte les brises consolatrices. L'été attire les flâneurs et les fureteurs.

Le programme sécuritaire des Jeux Olympiques, prévoyant le déplacement des bouquinistes, draine les rumeurs et les contre-rumeurs. Mercredi 31 janvier 2024, réunion à l'Elysée pour examiner des alternatives si la cérémonie d'ouverture devait être empêchée. La Maire de Paris rêvait d'une fiesta nautique avec un million de personnes. La façade de l'Hôtel de Ville exhibe des panneaux promotionnels tapageurs, aberrants, risibles. Les Jeux camelotés comme une foire du trône. Le design et le marketing sans signification imposent leur post-vérité, leur cancel culturel. Sur les boîtes des bouquinistes de nouveaux slogans en langue anglaise, War on culture, Culture kills.

Les bouquinistes des quais de Seine, en attendant, sont ballotés entre fausses promesses et vrais menaces. Les réunions avec les autorités municipales et préfectorales, auxquelles ils se prêtent à contrecœur, exaspèrent la mésentente. Le pouvoir ne démord pas de sa volonté de déloger les bouquinistes coûte que coûte. La rencontre du lundi 15 janvier 2024 s'est soldée par un désaccord total. Vendredi 19 janvier 2024, les bouquinistes décident de saisir le tribunal administratif. Ils demandent le maintien de leurs boîtes ou, en ultime recours, une indemnisation qui compense leur manque à gagner et sauvegarde leur dignité.

Mardi, 6 février 2024. Conseil de Paris. L'intervention du représentant écologiste relève de l'accrobatie rhétorique. « Les écologistes estiment que la Ville devrait accompagner les bouquinistes dans leurs contentieux avec les instances étatiques. Nous pensons qu'il ne faut pas déplacer les boîtes. Nous sommes dans l'incertitude. Y aura-t-il finalement une cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques sur la Seine ? On se retrouverait dans une situation paradoxale si on annule l'événement à la dernière minute après avoir évacué les caisses. Nous trouvons que les questions de sécurité sont un prétexte pour se débarrasser des bouquinistes. La Ville de Paris met trop d'argent dans les Jeux Olympiques. Le financement devrait être intégralement pris en charge par le Comité d'Organisation. Par rapport aux bouquinistes et leur déplacement éventuel, comment on va financer cette opération ? » Comprenne qui pourra le soutien sans soutien. Pour Aristote, la sophistique est une sagesse superficielle, trompeuse. La sophistique élude les questions essentielles. Elle ne s'attache qu'aux effets oratoires. Elle escompte les rentabilités matérielles. Sous apparence de vérité, le mensonge sème ses nocivités.

Les Jeux olympiques bouleversent de fond en combe la vie sociale, économique, culturelle. Les compétitions sont prévues au cœur de la ville, aux abords des monuments historiques, Louvre, Pont de la Concorde, Tour Eiffel, Grand Palais… Circulations bloquées. Accès interdits. Contrôles drastiques. La navigation sur la Seine sera prohibée une semaine avant la cérémonie d'ouverture du 26 juillet 2024 et interrompue pendant les épreuves de nage. Seule la sécurité prime. Les pollutions passent sous silence. La filière céréalière redoute un été catastrophique. Le fret fluvial assure 20% des transports de marchandises. Pendant les moissons, 25 péniches sont chargées de 1 500 tonnes de grains, l'équivalent de 1 250 camions. 4 400 exploitations agricoles d'Île-de-France seront impactées. 800 000 tonnes de céréales risquent la destruction faute d'être acheminées.

Dimanche, 11 février 2024. Inauguration de la salle polyvalente, modulaire, multisports L'Arena de 8 000 places à la Porte de la Chapelle. Gadgets écologiques : récupération des eaux de pluie, toiture végétalisée, sièges en plastique recyclé. En sous-sol, une usine de production de froid permet le rafraîchissement de la salle. La machinerie sert également à chauffer les habitations du quartier. La Maire supplie les parisiens de ne pas fuir la ville. Elle déclare dans un emportement lyrique : « Cette inauguration, c'est un peu le début du commencement de la magie olympique. Paris va être magnifique. Ne partez pas pendant les Jeux. Ce serait une connerie. On va vibrer ensemble ». Tel est le niveau discursif du langage politique en vigueur. Juste avant l'arrivée de l'édile, une manifestation des sans-papiers, Pas de papiers, pas de Jeux Olympiques sur banderole. Un contrat avec la Mairie autorise l'équipementier allemand Adidas d'accoler son nom sur l'édifice pendant cinq ans. Le sport business contamine toute la société. Tout se vend. Tout se marchandise. Tout se privatise. Le patrimoine culturel, les bibliothèques, les musées, les écoles, les squares… Jamais les affaires publiques et capitalistes n'avaient fait aussi bon ménage. La Porte de la Chapelle demeure un lieu de détresse. Sous le pont traversant le boulevard Ney vivotent sans logis et toxicomanes. Un slogan tagué sur le mur rappelle : La Chapelle, porte de l'enfer. Des réfugiés ignorés par les institutions meurent de faim, de froid. Des crackers se livrent à des trafics misérables. Violences du dénuement. Les migrants affamés, épuisés, malades sont érythréens, irakiens, afghans, maliens pour la plupart. Certains sont marocains.

La folie des grandeurs bute sur la faisabilité. La jauge de spectateurs est d'ores et déjà rabaissée de 600 000 à 300 000 par le ministère de l'Intérieur. 100 000 personnes ont payé leur place sur les quais bas pour assister au spectacle fluvial, jusqu'à 2 700 pour les mieux placées. L'interrogation lancinante, la vulnérabilité des athlètes embarqués sur une centaine de bateaux face à une éventuelle attaque terroriste, revient obsessionnellement dans chaque tour de table. La gouvernance technocratique ne comprend toujours pas l'incompatibilité de la fête et de la sécurité. Les principaux dirigeants du Comité olympique sont dans le collimateur de la justice. Le Président de Paris 2024 et trois collaborateurs sont visés par des enquêtes judiciaires pour favoritisme, infractions financières, prises illégales d'intérêts, irrégularités relatives aux marchés publics, recels. Les procédures pénales s'accumulent.

Je ressors une vieille note. La folie des grandeurs est la maladie commune de tous les tyrans, à quelqu'échelle qu'ils sévissent, du despotisme municipal au césarisme mondial. L'autocrate se place d'emblée au-dessus des lois pour imposer sa seule et unique volonté. Le monde n'existe que parce qu'il s'en proclame le maître. Il accapare tous les pouvoirs. il persécute les détenteurs du savoir. Il traite ses alliés comme des corsaires, ses amis comme des adversaires. Et quand il est gavé d'omnipotence, il dégorge ses déboires sur ses derniers serviteurs, creuse sa propre tombe et, par avance, édifie un mausolée à sa gloire

Mustapha Saha
Sociologue

LUTTE DES BOUQUINISTES PARISIENS. ÉPILOGUE.

Mardi, 13 février 2024. Coup de théâtre. J'apprends l'annulation du déplacement des bouquinistes par la présidence. Une dépêche de l'AFP annonce la décision élyséenne : « Constatant qu'aucune solution consensuelle et rassurante n'a pu être identifiée avec ces acteurs, le président de la République a demandé au ministre de l'Intérieur et au préfet de police de Paris que l'ensemble des bouquinistes soient préservés, et qu'aucun d'entre eux ne soit contraint d'être déplacé ».

La presse étrangère se réjouit du rétropédalage du pouvoir. Des médias européens, américains, asiatiques ont réalisé des reportages sur place tout au long des sept mois de lutte. Le soir du simulacre du test de démontage, des télévisions japonaise et sud-coréenne étaient présentes. Le journal bavarois Süddeutsche Zeitung écrit « Bonne nouvelle. A la surprise générale, le président français décide le maintien des boîtes de bouquinistes, authentiques monuments culturels, sur leurs parapets. L'art et la manière de gagner des points de popularité à bon compte. L'opinion publique est largement acquise aux bouquinistes. Une pétition de soutien a réuni 184 000 signatures. Des voix nombreuses se sont indignées contre la liquidation de l'âme de la Seine ».

La résistance a payé. Dès juillet 2023, nous nous sommes mobilisés, avec Elisabeth, pour les bouquinistes des quais de Seine. J'ai publié une douzaine de chroniques. Je prépare un livre sur cette question sous le titre Les Bouquinistes parisiens, Ad vitam aeternam.

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Élections européennes. La place de Giorgia Meloni et de Fratelli d’Italia dans le processus de renforcement et recomposition des droites extrêmes au sein de l’UE

20 février 2024, par Fabrizio Burattini — , ,
La crise de la démocratie se manifeste également par le malaise avec lequel les classes dirigeantes vivent les campagnes électorales. Et une aversion similaire transparaît dans (…)

La crise de la démocratie se manifeste également par le malaise avec lequel les classes dirigeantes vivent les campagnes électorales. Et une aversion similaire transparaît dans les commentaires des journalistes des grands médias.

15 février 2024 | tiré du site alencontre.org | Photo : Giorgia Meloni aux côtés d'Ursula von der Leyen, Emmanuel Macron, Olaf Scholz, Viktor Orban, Charles Michel, Bruxelles, 1er février 2024.

En effet, parce que les campagnes électorales se succèdent, les scrutins politiques nationaux, puis régionaux, administratifs pour les municipalités, et maintenant les élections européennes début juin. Au cours des campagnes électorales, les forces politiques, gouvernement et opposition, droite, centre et centre-gauche, au lieu de se préoccuper de la gestion néolibérale de l'économie – de plus en plus anti-populaire et impopulaire –, sont amenées à faire des promesses électoralistes en direction du corps électoral (augmentation des retraites, baisse des impôts, financement des services publics, etc. ). Or, ces promesses, le plus souvent, ne sont pas tenues, et, lorsqu'elles le sont à la marge, enlèvent quelques ressources qui pourraient favoriser les profits des banques et des multinationales. Paradoxalement, elles font percevoir à l'électorat qu'une autre politique serait possible.

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En Italie, le vote pour le Parlement européen a toujours été considéré comme un moment mineur dans l'affrontement politique, tant en raison des pouvoirs très limités de cette assemblée que parce que la gestion complexe de l'UE a toujours été confiée à la Commission européenne, qui a toujours dépendu de l'accord entre les deux principaux groupes parlementaires, ceux du PPE (Parti populaire européen) et du PSE (Parti socialiste européen).

Cependant, la situation géopolitique internationale chaotique, le regain d'importance des « grandes puissances » (Etats-Unis, Chine et Russie) – et les tensions qui en découlent –, face auxquelles les pays de l'UE font figure de micro-puissances, et l'émergence de nouveaux regroupements transnationaux (tels que les BRICS) formatent un contexte qui redonne de l'importance au « sujet continental » créé dans l'après-guerre et désormais fondé sur le Traité de Lisbonne de 2007.

Ces dernières années, l'Union européenne, avec l'adoption du traité de Maastricht – et, plus encore, après que les référendums de 2005 en France et aux Pays-Bas ont rejeté la « Constitution européenne » – a été de plus en plus dans la ligne de mire des forces politiques « souverainistes ». En Italie, elles sont représentées par le Mouvement 5 étoiles (« ni droite ni gauche ») et surtout par l'ultra-droite de la Lega de Matteo Salvini et des Fratelli d'Italia (FdI) de Giorgia Meloni.

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Ainsi, dès le début [22 octobre 2022], le gouvernement Meloni a dû composer avec une politique qui, sans renier les polémiques rudes et démagogiques du passé, ferait jouer à la nouvelle Première ministre un rôle important et actif au sein des instances européennes. Cela dans le but déclaré d'user et de briser la domination jusqu'ici incontestée des démocrates-chrétiens, des socio-libéraux et des libéraux.

L'exploit est plutôt réussi pour Giorgia Meloni. Elle a pu présenter sa participation aux sommets de Bruxelles (et plus généralement aux sommets internationaux tels que le G7, le G8 et le G20) comme une présence influente et efficace dans la protection des « intérêts nationaux » au sein des institutions internationales.

Mais l'intérêt sans précédent des post-fascistes pour les institutions de l'UE découle avant tout de leur espoir fondé de pouvoir obtenir, lors des élections de juin 2024, des résultats qui modifieront de manière significative l'image et la politique de l'UE.

La droite, et en particulier ses franges les plus extrêmes, progresse dans presque tous les pays. Dans plusieurs Etats membres de l'UE, on peut anticiper une progression significative du nombre de députés européens partageant cette orientation politique. On sait que les listes d'extrême droite ont déjà connu une croissance significative, dont on s'attend qu'elle soit confirmée et peut-être consolidée lors des élections de juin : en France (avec le Rassemblement national de Marine Le Pen, sans compter Reconquête de Marion Maréchal et Eric Zemmour), en Allemagne (avec les néonazis de l'AfD), aux Pays-Bas (avec le PVV-Parti pour la liberté de Geert Wilders), en Autriche (avec le FPÖ-Parti de la liberté), en Suède (avec les « Démocrates »), en Belgique (avec le Vlaams Belang flamand). En Espagne, l'absence d'enjeu gouvernemental – à la différence des élections de juillet 2023 – pourrait permettre à Vox de récupérer une part significative de l'électorat qui avait voté pour le Partido Popular (PP). Au Portugal, une hausse de Chega n'est pas à sous-estimer.

Sans oublier le Hongrois Viktor Orban, dont le parti Fidesz a annoncé qu'il rejoindrait le groupe de Giorgia Meloni au prochain Parlement européen. A cela s'ajoute la taille du PiS polonais, qui a toujours été membre du groupe actuellement présidée par Meloni (Conservateurs et réformistes européens-CRE, à la tête duquel se trouvait aussi Nicola Procaccini) et qui, bien qu'ayant perdu le gouvernement national à l'automne dernier, continue d'hégémoniser plus d'un tiers du corps électoral.

Selon les sondages, les populistes « anti-UE » devraient arriver en tête dans neuf pays (Autriche, Belgique, République tchèque, France, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne et Slovaquie) et en deuxième ou troisième position dans neuf autres (Bulgarie, Estonie, Finlande, Allemagne, Lettonie, Portugal, Roumanie, Espagne et Suède).

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En Italie, le parti Fratelli d'Italia (FdI) n'a recueilli « que » 6,4% des voix aux dernières élections de 2019, élisant cinq députés. Actuellement, les sondages le créditent d'environ 30%, ce qui équivaut à 25-26 sièges. Bien sûr, il faut avoir à l'esprit qu'en parallèle l'autre parti d'extrême droite – allié mais en concurrence sourde avec Fratelli d'Italia –, la Lega de Matteo Salvini, passerait de 34,2% en 2019 (28 député·e·s) à un résultat probablement inférieur à 10% (donc 7-8 élu·e·s).

Mais il ne s'agirait pas seulement d'un déplacement de voix et de sièges parlementaires au sein du champ de l'extrême droite. Le projet de Giorgia Meloni et de son groupe CRE est beaucoup plus articulé et ambitieux que celui de Matteo Salvini et du groupe Identité et démocratie (ID) auquel il se rattache (dans lequel on retrouve, entre autres, l'AfD, le RN et le Vlaams Belang).

Le groupe ID auquel appartient la Lega (son nom le dit déjà) a toujours adopté une ligne politique identitaire et souverainiste en Italie et en Europe, une opposition « pure » mais semi-impuissante face au système. Certes, cette approche a été payante lors du dernier tour des élections européennes en 2019, mais ce résultat important n'a en rien affecté la structure de l'UE.

***

Aujourd'hui, Giorgia Meloni a explicitement exprimé sa volonté d'influencer l'orientation de l'Union avec son résultat positif prévisible. Au cours de ces 16 mois de présidence du Conseil des ministres (mais elle avait déjà commencé plus tôt), elle s'est efforcée de tisser des alliances qui lui faciliteront la tâche.

Elle se targue d'avoir noué une « amitié politique » avec la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et avec la présidente maltaise du Parlement, Roberta Metsola. Ses rencontres répétées avec Manfred Weber, le chrétien-démocrate bavarois et chef du groupe PPE à Strasbourg, sont connues.

Et surtout, elle espère profiter des retombées du glissement général vers des positions plus extrêmes du pôle traditionnel de droite, d'une droite qui a d'ailleurs largement contribué ces dernières années à « normaliser » l'extrême droite dans un échange mutuel, mettant définitivement de côté, comme un inutile vestige d'un passé désormais archivé, le « discriminant antifasciste ».

En Espagne, le PP s'est présenté lors des dernières élections de juillet comme disponible pour construire une majorité avec les néo-franquistes de Vox. En France, le parti néo-gaulliste des Républicains adopte de plus en plus le programme du RN et Macron lui-même, avec ses gouvernements, a adopté un langage raciste et islamophobe emprunté à celui de Marine Le Pen. Et la CDU (Christlich Demokratische Union) allemande, pivot du PPE, a commencé à faire des ouvertures significatives, bien que pour l'instant marginales, vers l'AfD.

Mais surtout en Italie, où l'alliance entre les « populaires » italiens, organisés dans le parti Forza Italia, et les post-fascistes alors de Gianfranco Fini et maintenant de Giorgia Meloni a été conclue il y a déjà trente ans et s'est consolidée au fil des décennies. Elle est passée de la domination incontestée du « libéral » Silvio Berlusconi à la suprématie des néo-fascistes.

Au sein des institutions européennes, l'extrême droite a jusqu'à présent été reléguée à un rôle sans importance. Dans la Commission dirigée par Ursula von der Leyen à partir de 2019, sur 27 membres, il n'y a que le Polonais Janusz Wojciechowski (PiS), commissaire à l'Agriculture, issu du groupe CRE.

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L'hypothèse d'un poids croissant de l'extrême droite dans les institutions européennes et l'appétit de pouvoir d'une extrême droite tenue à l'écart de la « salle de contrôle » depuis des décennies ont conduit à des scénarios inédits.

L'un des handicaps qui a pesé et pèse encore sur l'extrême droite est son organisation en deux « familles politiques », celles de l'ID et de CRE. Ainsi, il semble qu'un dialogue se soit ouvert entre les deux dirigeantes du RN français et de Fratelli d'Italia, Marine Le Pen et Giorgia Meloni, jusqu'alors intégrées dans deux groupes parlementaires différents et antagonistes.

La Première ministre italienne, dans sa dernière conférence de presse début janvier, avait saisi « une évolution intéressante » au sein du Rassemblement national, gratifiant Marine Le Pen de déclarations flatteuses et affichant l'objectif, d'une part, de la détacher des représentants néonazis allemands de l'Afd et, d'autre part, de l'impliquer dans le dialogue avec le PPE. Dans le même temps, la leader de la droite française avait salué les « signes de dialogue » de la première ministre italienne.

Jean-Paul Garraud, chef de groupe des parlementaires du Rassemblement national à Strasbourg, avait été très explicite dans un entretien accordé à un journal italien de référence (Il Foglio) et avait déclaré qu'« entre Giorgia et Marine il y a une similitude que l'on ne peut pas ne pas remarquer, ce sont deux dirigeantes qui parfois se sont inspirées l'une de l'autre », soulignant que la séparation actuelle de la droite européenne en deux groupes, celui de l'ID et celui de CRE, n'est pas fonctionnelle à « leur projet pour l'Europe ». Il a affirmé : « Personnellement, je n'exclus pas le fait qu'il pourrait y avoir demain des recompositions avec de nouveaux partis ou même de nouveaux groupes, portant un nouveau nom, si les chiffres nous donnent raison », tout en espérant « l'avènement d'un mouvement souverainiste européen ».

Il n'est pas simple d'interpréter le choix de Nicolas Bay, seul eurodéputé de Reconquête ! – le parti d'extrême droite français dirigé par Eric Zemmour – de rejoindre il y a quelques jours le groupe CRE dirigé par Giorgia Meloni. La décision a été communiquée à la presse par Marion Maréchal, prochaine cheffe de file de Reconquête ! aux élections européennes. Marion Maréchal a présenté ce choix en l'inscrivant dans la perspective de la création d'une « grande coalition de droite en France, sur le modèle de la coalition italienne », sans se prononcer sur l'hypothèse d'un rapprochement entre sa tante Marine et la dirigeante de Fratelli d'Italia.

Bien entendu, il est tout à fait improbable que ce rapprochement se concrétise avant le vote de juin. Les obstacles sont trop nombreux. Zemmour lui-même, qui pourrait ne pas vouloir adhérer à un projet qui, au moins en ce qui concerne la France, serait complètement hégémonisé par les amis/antagonistes du RN. Et, plus encore, Matteo Salvini qui, depuis quelque temps, s'engage de plus en plus à prendre ses distances avec la « conversion pro-européenne » de Giorgia Meloni et à se présenter comme le seul véritable représentant du « souverainisme italien ».

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Un autre obstacle est l'incapacité politique et « culturelle » de Giorgia Meloni à se dissocier des fréquentes remarques néofascistes des membres de son parti ou, plus généralement, de l'extrême droite.

L'épisode embarrassant qui s'est produit à Rome le 7 janvier, lorsqu'un millier de néofascistes (venus également d'autres pays européens) ont organisé une commémoration grotesque d'un événement sanglant qui s'est produit il y a 46 ans [la mort de trois militants d'extrême droite ; l'organisation fasciste CasaPound organise chaque année ce rassemblement], a fait grand bruit. La vidéo éloquente de cette manifestation inquiétante a rapidement fait le tour du monde, recueillant les commentaires plus ou moins sincèrement scandalisés de nombreuses personnalités politiques, y compris des représentants de divers partis de centre-droit et de droite.

Dans les jours qui ont suivi, Giorgia Meloni a choisi de ne pas s'exprimer. En effet, il n'y a pas si longtemps, elle et ses collaborateurs ont également participé à ces célébrations le bras tendu. Ces quelque mille néofascistes sont représentatifs d'un « noyau dur » beaucoup plus large de nostalgiques du régime de Mussolini qui constitue un secteur non négligeable de l'électorat melonien. Surtout, ceux-ci peuvent être utiles s'il s'agit de raviver le combat social et politique aujourd'hui passablement endormi en Italie. En outre, on peut rappeler que la Première ministre a grandi dans un environnement marqué non seulement par la nostalgie mussolinienne mais aussi par l'« anti-antifascisme », c'est-à-dire l'aversion pour une culture et pour toute initiative politique marquée par l'antifascisme.

Dès lors, pour ne déplaire à personne, ni aux potentats européens plus ou moins hypocritement encore conditionnés par l'antifascisme, ni à sa base militante, Giorgia Meloni a choisi de se taire, sachant bien que les réactions suscitées par l'épisode s'éteindraient au bout de quelques semaines. Ce qui s'est précisément produit.

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Pour animer sur le plan social la campagne électorale européenne, à l'instar de leurs collègues européens, les agriculteurs italiens sont descendus dans la rue avec une certaine force ces dernières semaines.

Matteo Salvini n'a pas manqué l'occasion de tenter de braquer les projecteurs sur ce mouvement. Il a immédiatement et sans réserve endossé les revendications du « mouvement des tracteurs », tant celles contre la politique agricole de l'UE (PAC) et son Green Deal, que celles qui critiquent le gouvernement de Rome, dont il est d'ailleurs le vice-président. En tant que ministre chargé des Infrastructures, il a fait adopter il y a quelques mois un décret renforçant les sanctions contre ceux qui « bloquent le trafic routier », pensant ainsi frapper les flash mobs des écologistes et les piquets de grève des travailleurs. Mais ces derniers jours, il a été photographié à plusieurs reprises en train de participer avec un air d'autosatisfaction à des manifestations au cours desquelles des agriculteurs ont bloqué des autoroutes et des voies rapides.

Bien que le ministre de l'économie (Giancarlo Giorgetti) soit un membre éminent de la Lega Nord, Matteo Salvini a réussi à contraindre toute la majorité de droite à continuer d'exonérer la grande majorité des agriculteurs du paiement de l'impôt sur le revenu et à annuler presque toutes les mesures visant à protéger les cultures contre l'exploitation intensive et l'abus de pesticides et de produits phyto-pharmaceutiques.

D'ailleurs, à l'heure où nous écrivons ces lignes, le dossier n'est pas clos et les différents mouvements dans lesquels les agriculteurs se sont organisés rivalisent dans la radicalité de leurs revendications et de leurs initiatives de lutte.

L'Italie compte un peu plus d'un million d'exploitations agricoles, pour la plupart des petites et très petites exploitations familiales. Or l'agriculture ne représente que 2,14% du PIB national. Jusqu'à il y a quelques décennies, les petits agriculteurs étaient divisés entre les principales familles politiques. Le syndicat lié à la gauche, la CGIL, avait également deux organisations, l'une dédiée aux salariés agricoles (les Federbraccianti) et l'autre aux petits exploitants/métayers et fermieres (les Federmezzadri). Depuis quelque temps, le monde agricole (à quelques exceptions près mais qui confirment la règle) soutient en bloc la droite et surtout l'extrême droite, notamment parce qu'il est intéressé à maintenir le chantage raciste contre les migrants, qui permet de renforcer les formes de subalternité et d'exploitation. Au moins la moitié des salariés agricoles sont des migrants, 46% selon les chiffres officiels mais qui ne tiennent pas compte du fait qu'une grande partie de ces migrants travaillent « au noir ».

Bien sûr, le malaise des agriculteurs a aussi de bonnes raisons car le laisser-faire néolibéral des dernières décennies a fait des ravages non seulement parmi le salariat, mais aussi parmi les petites et très petites exploitations qui sont de plus en plus asphyxiées par la puissante emprise de l'agro-industrie et des grandes entreprises de distribution commerciale.

Toutefois, les dirigeants des mouvements d'agriculteurs (économiquement dominants) ont préféré centrer leur lutte, tant en Italie que sur le continent, contre les mesures de protection de l'environnement et pour plus d'exonérations fiscales et plus de subventions nationales ou européennes.

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Dans la perspective du vote européen de juin prochain, la droite tente de tirer le meilleur parti des mobilisations des tracteurs et, au sein de la coalition qui gouverne l'Italie, chaque force politique essaie d'accumuler le maximum de consensus, sachant bien qu'après le vote – en Italie et à Bruxelles – s'ouvriront d'importants débats politiques et des réaménagements importants de positions de pouvoir.

Giorgia Meloni a émis l'hypothèse de se présenter comme tête de liste sur celle de son parti dans les cinq circonscriptions plurinominales qui divisent le territoire italien. [Ces cinq circonscriptions, avec un nombre de sièges différent et variable, forment un corps électoral unique.] Giorgia Meloni est bien consciente que sa présence au Parlement européen est substantiellement incompatible avec son rôle de Première ministre, mais elle sait aussi que Fratelli d'Italia, sans une forte visibilité de sa personne, ne représente pas grand-chose pour l'électorat.

Elle évalue également les raisons pour lesquelles elle pourrait se comporter différemment : le risque de déclencher un référendum sur sa personne et, également, de trop cannibaliser la base électorale résiduelle de ses alliés, la Lega et Forza Italia.

Ainsi, Elly Schlein, la jeune dirigeante du Parti démocrate, est elle aussi en train de décider si elle présentera sa candidature partout, c'est-à-dire dans les cinq circonscriptions, avec le risque de transformer le vote de juin en une sorte de référendum portant sur les deux dirigeantes.

Mais, selon tous les sondages, toutes ces « grandes manœuvres » ne parviennent pas à émouvoir ou à faire bouger les 40% d'électeurs italiens qui semblent avoir choisi de manière quasi structurelle de ne pas participer au rituel électoral.

En tout cas, malgré la faible influence institutionnelle du Parlement européen (son seul véritable moment de décision est celui de l'élection du président de la Commission), il semble que jamais le vote de juin n'ait été autant au centre des préoccupations des dirigeants et des forces politiques qu'en cette occasion. Nous savons, parce que tous les pronostics vont dans ce sens, qu'il y aura une présence plus forte de l'extrême droite. Par contre, nous ne savons pas si elle sera encore divisée en deux groupes politiques, ou si se produire une convergence, y compris avec les conflits-négociations qui marquent ces processus.

***

Au fil des décennies, la composition du Parlement européen a profondément changé. En 1994, le groupe PSE était le groupe politique le plus important, avec une représentation de 35% (il n'est pas possible de comparer le nombre de députés européens, car leur nombre a augmenté au fil des ans en raison de l'adhésion d'autres Etats). Aujourd'hui, les « socialistes et démocrates » sont réduits à 20%, en raison de la diminution de leur poids dans des pays importants (Italie, France, Allemagne elle-même). Ils sont voués à connaître une nouvelle diminution, notamment en raison de leur implication dans des scandales tels que celui qui a mis en cause d'importants représentants « socialistes », comme la Grecque Eva Kaïli, une des vice-présidentes de l'Union européenne et l'Italien Antonio Panzeri, coupables d'avoir défendu contre toute évidence le caractère prétendument « démocratique » des régimes du Qatar, des Emirats arabes et du Maroc, en empochant à cette fin des pots-de-vin se chiffrant en centaines de milliers d'euros.

Le parlement qui sortira des urnes en juin verra probablement la reconfirmation du PPE comme premier parti (dans le parlement sortant, il contrôle 24% des députés, mais en 1999, il en contrôlait 37%). Mais les deux coalitions dans lesquels s'organise (encore) l'extrême droite (CRE et ID) pourraient, si les valeurs des sondages se confirment et s'ils additionnent leurs forces, constituer le groupe le plus important, pouvant influencer de manière décisive certaines politiques continentales déjà largement marquées par les forces réactionnaires, grâce également au glissement vers la droite que connaissent aussi bien le PPE que le groupe « libéral » de l'Europe du renouveau (ER), auquel appartiennent également les macroniens français.

Il va de soi que nous ne faisons pas partie des partisans du pacte entre PPE et PSE qui a dominé jusqu'à présent les institutions de l'UE. Mais nous ne sommes pas non plus partisans de l'idée néfaste du « pire est le mieux ». C'est pourquoi nous ne pouvons manquer de souligner combien la perspective que nous avons décrite constitue une hypothèse particulièrement mauvaise pour qui se préoccupe des droits démocratiques, des droits sociaux, et des mobilisations mettant en question le pouvoir déterminant des secteurs économiques et politiques qui provoquent et gèrent la catastrophe climatique et environnementale. (14 février 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

Russie-débat. « Alexeï Navalny : la mort annoncée du principal opposant à Poutine annonce la fin de la politique en Russie »

20 février 2024, par Alexander Titov — , ,
Les informations faisant état de la mort du plus célèbre leader de l'opposition russe, Alexeï Navalny, dans un camp de prisonniers de l'Arctique sont choquantes, mais pas (…)

Les informations faisant état de la mort du plus célèbre leader de l'opposition russe, Alexeï Navalny, dans un camp de prisonniers de l'Arctique sont choquantes, mais pas totalement inattendues. Sa mort souligne l'évolution politique de la Russie au cours des deux dernières décennies en mettant en relief qu'une contestation de l'intérieur n'est plus possible [1].

17 février 2024 | tiré du site alencontre.org

Alexeï Navalny a été le dernier homme politique public à poser un véritable défi au Kremlin, mais sa tentative de renverser le régime a échoué bien avant ce qui semble être sa mort « précoce » en prison [à l'âge de 47 ans].

Ses calculs irréalistes quant à l'impact de son retour en Russie en 2021 ont conduit au démantèlement des vestiges de toute opposition organisée qui n'était pas sanctionnée – et contrôlée – par l'État russe.

Alexeï Navalny a fini en prison, ses partisans ont été arrêtés ou ont fui à l'étranger. En conséquence, lorsque l'invasion de l'Ukraine a eu lieu, il y a eu très peu de manifestations de rue pour s'y opposer.

Actif dans la politique russe depuis plus de 20 ans, Alexeï Navalny s'est principalement attaché à identifier et à éradiquer la corruption de l'Etat, un problème dont la matière est presque illimitée dans la Russie moderne. Il a adopté de nouvelles méthodes pour faire connaître ses enquêtes à un public aussi large que possible, notamment l'Internet, en particulier par l'intermédiaire de sa chaîne YouTube. Certains de ses clips les plus populaires sont visionnés des dizaines de millions de fois.

Mais les enquêtes sur la corruption et les blogs n'ont pas suffi à remettre en cause la position de Poutine dans la politique russe. C'est pourquoi Alexeï Navalny s'est de plus en plus tourné vers l'action directe et les manifestations de masse dans les rues.

Il a connu son heure de gloire en 2011, lorsque les allégations de fraude généralisée lors des élections à la Douma de décembre 2011, associées à l'annonce du retour de Poutine à la présidence en septembre 2010, ont fait descendre des dizaines de milliers de manifestants dans les rues de Moscou.

Bien que les manifestations n'aient pas été organisées par Navalny, son charisme et sa rhétorique plus radicale ont fait de lui le visage le plus visible des manifestations, éclipsant des leaders de l'opposition plus établis tels que Boris Nemtsov [assassiné le 27 février 2015 sur le pont Bolchoï Moskvoretski près du Kremlin, un lieu particulièrement sécurisé]. Cependant, les manifestations de masse de 2011-2012 n'ont pas empêché la réélection de Poutine en mars 2012 et ont fini par s'éteindre [2].

Mais les manifestations ont incité le Kremlin à changer de cap et à expérimenter la possibilité pour l'opposition de se présenter aux élections. Alexeï Navalny en a été le principal bénéficiaire, étant inscrit pour les élections à la mairie de Moscou à l'été 2013. C'était la seule chance réelle de Navalny de gagner le pouvoir dans le système électoral étroitement contrôlé de la Russie.

Il a fait campagne avec enthousiasme et a obtenu un score respectable de 27% des voix. Mais cela a également montré les limites de son influence. Moscou était à l'époque l'une des villes les plus favorables à l'opposition en Russie, l'une des rares régions où Poutine avait obtenu moins de 50% lors de l'élection présidentielle de 2012.

Si l'opposition pouvait vraiment défier le Kremlin, c'était à Moscou. Mais la participation a été extrêmement faible (32%) et le maire sortant, Sergueï Sobianine, a obtenu les 51% dont il avait besoin pour éviter un second tour face à Alexeï Navalny.

Ce résultat est révélateur du problème de l'opposition : sa dépendance à l'égard des limites d'un noyau de partisans engagés dont la flamme pour le changement ne s'est pas propagée à l'ensemble de la population.

Le dernier coup de dés

Dans la Russie d'aujourd'hui, les élections sont une chose acquise, mais elles représentent également une vulnérabilité potentielle pour le Kremlin. Le Kremlin doit trouver un équilibre délicat entre le contrôle des élections et leur légitimité. Trop de contrôle, ou une fraude pure et simple, et la valeur légitimante des élections s'en trouve réduite.

Cela peut conduire à des résultats potentiellement déstabilisants, comme l'ont montré les manifestations de masse à Moscou en 2011 ou en Biélorussie en 2021, et comme cela s'est produit lors des élections ukrainiennes de 2004, qui ont conduit à la première « révolution orange ».

Alexeï Navalny l'a bien compris et a fait de sa participation à l'élection présidentielle de 2018 son principal objectif. Sa stratégie a consisté à causer suffisamment d'ennuis aux autorités à l'approche du scrutin, notamment par le biais de diverses manifestations de rue, pour les contraindre à l'autoriser à se présenter en tant que candidat officiel à ces élections.

A cette fin, il a mis en place un réseau régional de QG Navalny qui fonctionnait en parallèle avec sa principale organisation de lutte contre la corruption, la FBK (Fondation anti-corruption). Cela permettait à Alexeï Navalny d'avoir une portée nationale potentielle, contrairement à l'ancienne opposition centrée sur Moscou.

Cette stratégie n'a pas produit le résultat escompté, à savoir l'inscription d'Alexeï Navalny sur les listes électorales. Mais elle a semblé ébranler suffisamment les autorités pour qu'elles veuillent s'occuper du « problème Navalny ».

Poison et emprisonnement

En août 2020, Alexeï Navalny tombe malade lors d'un vol et, selon les médecins allemands qui l'ont soigné, il échappe à une mort quasi certaine due à un agent chimique de type Novichok.

Il rentre d'Allemagne en janvier 2021 et est immédiatement arrêté à son arrivée à Moscou. Les manifestations de masse qui ont suivi ont été inhabituelles par leur ampleur régionale, mais pas suffisantes pour défier réellement le Kremlin. Au lieu de cela, les autorités ont interdit en Russie les structures liées à Navalny et ont soit arrêté, soit forcé les personnes qui travaillaient pour elles à fuir la Russie.

Le sort d'Alexeï Navalny est devenu le principal sujet de discorde pour Moscou dans ses relations avec les gouvernements et les médias occidentaux. Alexeï Navalny a fait l'objet de contacts incontournables à haut niveau avec les autorités russes ; le conseiller à la Sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, avait averti que la Russie subirait les conséquences de la mort d'Alexeï Navalny en prison.

Mais tout cela est devenu insignifiant après l'invasion totale de l'Ukraine à la fin du mois de février 2022. Du jour au lendemain, le sort de Navalny a semblé amoindri dans le contexte de la plus grande guerre que l'Europe ait connue depuis 1945.

Le programme de Navalny, qui consistait à susciter suffisamment de protestations internes pour renverser le régime, est devenu obsolète lorsque les nouvelles lois anti-opposition ont été appliquées et que la plupart de ses partisans les plus ardents ont fui le pays. Alexeï Navalny a tenté de rester d'actualité en défendant ses idées depuis sa prison, notamment en appelant à mettre fin à la guerre en cédant tous les territoires ukrainiens, y compris la Crimée [3], et en versant des réparations à l'Ukraine. Il n'est pas certain qu'il ait gagné des partisans en Russie, mais il a certainement séduit les exilés et les gouvernements occidentaux.

L'Occident et ses alliés ont imposé un niveau de sanctions sans précédent à la Russie et fourni à l'Ukraine le soutien militaire nécessaire pour défaire Poutine sur le champ de bataille. Il n'y a littéralement rien d'autre que l'Occident puisse faire pour punir la Russie à propos du sort de Navalny.

Le reste n'est que dictature
Alexeï Navalny était manifestement un homme politique très courageux et charismatique qui a posé le défi intérieur le plus important au régime de Poutine depuis plus d'une décennie. Il n'a jamais vraiment été proche de mettre en question le pouvoir Poutine et il a peut-être souvent surestimé le niveau de soutien dont il bénéficiait en Russie.

Avec l'annonce de sa mort « précoce » en prison, la question demeure de savoir s'il aurait pu faire plus depuis son exil à l'Ouest. Il aurait rejoint une longue liste de dirigeants de l'opposition russe, de l'ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovski au champion d'échecs Garry Kasparov, qui n'ont pratiquement aucune influence sur ce qui se passe en Russie. Mais le refus d'Alexeï Navalny de s'engager dans cette voie, et sa conviction de sa propre importance, est précisément ce qui l'a distingué dans la politique russe.

En fin de compte, la mort d'Alexeï Navalny met un terme à l'époque où la politique était la politique en Russie. Aujourd'hui, il n'y a plus que l'autoritarisme personnel de Poutine. (Article publié sur le site anglais The Conversation le 16 février 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

Alexander Titov est maître de conférences en histoire européenne moderne, Queen's University Belfast.


[1] Dès 2020, le régime répressif s'exacerbe et se consolide suite à l'invasion militaire de l'Ukraine en février 2022. Les arrestations se multiplient et la dureté des condamnations (nombre d'années de prison, conditions d'emprisonnement, lieu de détention…) s'accentue.

En décembre 2021, l'ONG Memorial International et les organisations régionales sont déclarées devant être dissoutes. En mars 2022, des perquisitions sont opérées dans les deux bureaux de l'ONG à Moscou. Oleg Orlov, vice-président de Memorial, est, en mars 2022, poursuivi et puni pour des « actions publiques répétées visant à discréditer les formes armées défendant les intérêts de la Russie et de ses citoyens ainsi que la paix et la sécurité internationales ». En décembre 2022, Memorial et le Centre pour les libertés civiles ukrainien, ainsi que l'opposant biélorusse Ales Bialiatscki se voient attribuer le Prix Nobel. Orlov fait face actuellement à un nouveau procès avec le risque d'une condamnation très lourde. Des informations sur la répression politique en Russie peuvent être glanées sur le site de Memorial. Vladimir Kar-Mourza a été condamné en avril 2023 à 25 ans de prison, une des peines de prison les plus lourdes infligées à un opposant politique. Il est détenu dans une prison située au nord de la Sibérie. (Réd.)

[2] Anna Colin Lebedev, enseignante à l'Université de Paris Nanterre, auteure entre autres de Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique (Seuil, 2022), précisait sur France Culture, en date du 17 février 2024, des aspects de la trajectoire de Navalny qui complètent le descriptif d'Alexander Titov : « Avant les années 2000, avant la lutte contre la corruption, une des clés de la compréhension du personnage renvoie aux années 1990. Navalny est un enfant de l'époque post-soviétique… Son activité professionnelle durant toutes les années 1990 était celle d'entrepreneur. Un jeune entrepreneur qui a lancé des entreprises, qui ont fait faillite, certaines ont été liquidées, d'autres ont continué à vivoter. Quand on examine sa biographie des années 1990, il y a un foisonnement d'activités dans le monde des affaires qui est complètement caractéristique de la Russie de l'époque où on navigue dans des eaux très troubles, où on bidouille, où on s'arrange, où on rencontre d'ailleurs la corruption en direct. Je pense que cela détermine une connaissance de la société, une manière de saisir la société très particulière où tous les enjeux de la société sont saillants. Et c'est en tant qu'entrepreneur qu'il se lance en politique et qu'il mène comme un projet dans les affaires… La corruption, il va la pratiquer et la subir, et la combattre. Il pense que le thème de la corruption parle plus à la population que le thème de la démocratie. [Le thème sera concrétisé en termes de slogan en qualifiant, dès 2011, Russie unie, parti de Poutine, de « parti des escrocs et des voleurs », un slogan qui aura une grosse audience et illustré par des vidéos. Il y avait une certaine liberté d'expression au début des années 2010.] Navalny va évoluer concernant sa « pensée nationaliste ». En 2011-2012 il est critiqué par un secteur de l'opposition en relation avec ses affiliations passées. Il a été exclu du Parti démocratique russe unifié Iabloko sur la base d'une accusation de nationalisme. Dans les années 2000-2010 il est proche de mouvements nationalistes assez radicaux dont on trouve des membres dans les soutiens à Vladimir Poutine. Il prône alors la participation à ce qui est appelé les « marches russes », des marches nationalistes. Il a des déclarations hostiles à l'égard de migrants [d'Asie centrale]. Il semble s'être défait de ces traits nationalistes, bien que ce ne soit pas absolument clair, et sa plateforme minimale, au-delà de la corruption, est la défense de l'Etat de droit, comme préalable à tout changement politique. » (Réd.)

[3] En 2014, Navalny fait des déclarations sur l'Ukraine qui lui étaient encore reprochées dernièrement par les Ukrainiens. Il était alors favorable à l'annexion de la Crimée par la Russie. (Réd.)

États-Unis - Élections 2024, déformation et dysfonction

20 février 2024, par Against the Current — , ,
Dans une Amérique polarisée, pleine de colère, rongée par l'anxiété et la crise, de vastes secteurs d'un électorat fragmenté et divisé se retrouvent au moins sur ce qu'ils ne (…)

Dans une Amérique polarisée, pleine de colère, rongée par l'anxiété et la crise, de vastes secteurs d'un électorat fragmenté et divisé se retrouvent au moins sur ce qu'ils ne veulent pas, à savoir,une version 2024 du duel électoral entre Joe Biden et Donald Trump pour la présidentielle. À dix mois de l'échéance, cependant, et avec des évolutions encore possibles mais peu probables, c'est le spectacle auquel il faut nous attendre.

Against the Current
Revue L'Anticapitaliste n° 153 (Février 2024)

Crédit Photo
Le président Joe Biden et sa vice-présidente, Kamala Harris, en 2022. © The White House

Cette perspective, entre les comparutions en justice de Trump et les ratés de Biden, permet de comprendre le climat général singulier, entre agitation politique et apathie. Des millions d'électeurs/trices de milieux populaires (les inconditionnels de Trump mis à part) vont devoir voter pour ceux des candidats et des partis qu'ils méprisent le moins, et non pour des programmes qu'ils apprécient.

C'est ce malaise, loin de tout enthousiasme, qui explique aussi pourquoi le candidat antivax et raciste Robert F. Kennedy Jr, cliniquement dérangé, obtient 24 % d'intentions de vote en tant qu'indépendant, ou pourquoi le sénateur démocrate de droite, Joe Manchin, envisage une campagne « sans étiquette » pour « mobiliser le centre » et pourrait décider du sort de l'élection.

Nul ne doit prendre à la légère ce qu'une seconde présidence Trump pourrait signifier, avec son personnel politique ; ses camps de déportation/concentration déjà annoncés, destinés à l'internement des demandeurs d'asile ; ses exclusions d'étudiant·es pour militantisme propalestinien ; ses attaques ciblées sur la presse ; ses licenciements en masse de personnels gouvernementaux que viendront remplacer des loyalistes du régime ; ses amnisties collectives pour les aspirants à l'insurrection du 6 janvier 2021 ; et tout le chaos que l'on peut attendre de sa politique impérialiste globale.

La campagne menée par Nikki Haley, la principale rivale de Trump ayant émergé, est soutenue (comprendre, achetée) par les frères Koch et leur publication Americans for Prosperity (comprendre, ploutocratie). Il s'agit d'une tentative de consolidation d'une option tout aussi ouvertement réactionnaire, mais plus en phase avec le néoconservatisme officiel que ne l'est la dérive criminelle de Trump et de son possible deuxième mandat. Cette candidature de Haley a de bonnes chances d'être bien accueillie par une bonne partie des classes dirigeantes capitalistes étatsuniennes. Un commentateur de droite, Nolan Finley, dans Detroit News, encourage d'ailleurs Haley à devenir la candidate « sans étiquette ».

Entre succès militants et ironie d'un échec politique

Pour ne pas tomber dans une vision trop sombre de la situation, il nous faut revenir sur les exemples positifs d'interventions sociales qui ont permis des avancées. On pense d'abord au retour des luttes du monde du travail qui ont fini par obtenir des acquis importants pour les ouvriers de l'automobile, chez UPS, et qui ont abouti à un début d'implantation syndicale chez Tesla et Amazon.

Deuxièmement, en ce moment même, on pense aux grandes manifestations en faveur du cessez-le-feu dans la guerre israélienne à Gaza et en Palestine.

Enfin, il y a le dégoût général qu'inspire l'extrémisme anti-avortement de la droite, cynique et profondément malfaisant, prêt à sacrifier la vie des femmes à la cause « pro-vie », à quoi s'ajoutent les censures contre des publications et les mesures visant à faire disparaître des électeurs des listes dans certains États.

Ces exemples montrent que les mouvements sociaux sur une base de classe ne faiblissent pas, comme le montrent aussi toute une multitude de luttes locales, dans des quartiers, autour du droit à l'avortement, de la question trans et du droit au logement, entre autres. Le fait que ces luttes ne parviennent pas à dynamiser le débat électoral au niveau national est la marque d'un système politique déformé et dysfonctionnel.

On ne se livrera pas ici à l'exercice des pronostics, ni à une analyse détaillée des sondages, ni (du moins pour l'instant) à une discussion en bonne et due forme de l'éventualité d'une candidature progressiste indépendante. Cette dernière possibilité, d'une importance capitale, devra faire l'objet d'une réflexion approfondie à l'avenir. Dans l'immédiat, nous nous intéresserons aux multiples ironies de ce début de saison électorale.

S'il y a un domaine dans lequel le gouvernement Biden-Harris devrait au moins recevoir une mention passable, voire avoir peut-être droit à quelques applaudissements, ce devrait être la santé générale de l'économie post-pandémie. Pourtant, c'est là que les sondages indiquent « une plus grande confiance dans les républicains  », dont l'action est la plus caricaturalement favorable à l'enrichissement des riches, à l'appauvrissement des pauvres, aggrave les déficits tout en se prétendant fiscalement responsable.

Succès éclatant en termes de relations publiques pour la ploutocratie se présentant sous les traits d'un populisme. Les éditorialistes et le personnel du parti démocrate désespèrent manifestement de constater que la politique économique de Biden (les « Bidenomics ») ne parvient pas à obtenir l'adhésion qui devrait lui revenir. Les raisons de cette anomalie apparente, cependant, ne se limitent en rien à un simple problème de mauvaise « com ».

Il est vrai que ce gouvernement est arrivé au pouvoir avec un programme d'investissement et de reconstruction (Build Back Better) digne d'un réel intérêt, voire potentiellement porteur de transformations profondes (ce en dépit de toutes ses envolées nationalistes dirigées contre la montée en puissance de la Chine). Empruntant aux propositions de Bernie Sanders et aux partisans de la transition verte, le programme prévoyait une dépense fédérale substantielle (en matière d'infrastructures et de transition énergétique) correspondant à environ la moitié du budget annuel de défense.

Grâce au sénateur Manchin, entre autres, l'essentiel du programme fut revu à la baisse pour être réduit à ce qui allait devenir l'Inflation Reduction Act. Par exemple, la disparition progressive des aides attribuées pour faire face à la pandémie, qui virent la pauvreté infantile réduite de moitié – véritable succès face à la violence de l'inégalité de cette société ! Ainsi, dans l'État de Manchin lui-même, et selon les estimations officielles des services du recensement, le taux de pauvreté infantile en Virginie occidentale, le plus élevé du pays, est passé de 20,7 à 25 % entre 2021 et 2022.

Plus significativement encore, les dividendes mesurables de la reprise sont très majoritairement canalisés vers les secteurs de la population à hauts revenus qui en ont le moins besoin. Les personnes aux revenus moyens inférieurs et plus faibles encore, ne constatent quasiment aucune différence dans leur vie quotidienne.

L'inflation est à des niveaux bien inférieurs à son pic momentané de 8 %, mais les prix des produits de première nécessité restent bien plus élevés qu'auparavant, tandis que de leur côté, les hausses de taux d'intérêt de la Réserve fédérale, présentées comme nécessaires pour « réduire l'inflation », ont exacerbé la crise du logement qui frappe en priorité les jeunes (ainsi qu'un grand nombre de seniors aux revenus limités).

Pris dans leur globalité, ces statistiques macroéconomiques paraissent relativement bonnes à ce stade, mais pour des dizaines de millions de gens, la réalité économique quotidienne est différente. Les perspectives électorales de toute équipe au pouvoir en seraient rendues incertaines ; ce qui est vrai pour Biden en 2024 l'était pour Trump en 2020.

Ironie sans fin : question démographique

S'il devait y avoir un facteur jouant en faveur d'une marginalisation définitive du parti républicain (et tandis qu'il s'enfonce à grande vitesse dans une démence d'extrême droite), celui-ci a à voir avec le fait que sur le plan démographique les États-Unis ne seront bientôt plus un pays « blanc », et que chaque nouvelle génération est plus diverse encore que la précédente.

Ce sont précisément les jeunes africain·es-américain·es et les autres communautés immigrées non-blanches, les LGBT et les populations non-binaires, qui sont les principales cibles des idéologies suprémacistes blanches, chrétiennes nationalistes et de la droite religieuse, qui dominent entièrement le parti républicain, ainsi que le milieu fanatisé autour de Trump mais sans se limiter à lui.

Cependant, ce sont précisément ces secteurs plus jeunes, moins blancs et moins avantagés, parmi lesquels la majorité écrasante, dont sont censés bénéficier les démocrates, est en train de se réduire. Les sondages montrent que près d'un quart des africains-américains préfèrent Trump à Biden, signe remarquable de perte de confiance (quand bien même le phénomène resterait éphémère).

Que s'est-il donc passé ? Nous pensons principalement que les démocrates ont promis trop pour n'accomplir que trop peu de changements concrets, que ce soit sur le terrain de la justice raciale, de la réponse au problème de la dette étudiante, de la réforme de l'immigration, de la lutte contre le changement climatique, entre autres. Par ailleurs, le sentiment de soulagement lié à la fin du cauchemar de la (première) présidence Trump ne pouvait durer indéfiniment.

Dans une certaine mesure, l'âge comme l'apparence figée de Biden sont dissuasifs. Cela dit, sur les questions essentielles face auxquelles les démocrates voient leurs chances s'assombrir pour 2024, le problème de sénilité n'est pas tant celui de Biden que celui des politiques américaines elles-mêmes.

Le problème est particulièrement visible au regard de la guerre génocidaire en cours à Gaza. Le secteur de la jeunesse, crucial pour la base électorale démocrate, est de plus en plus solidaire de la Palestine, incapable de se reconnaître dans le soutien aveugle traditionnel du parti à Israël, et refuse désormais de se laisser duper par les gémissements sur une « solution à deux États » morte depuis des lustres. La reprise de l'offensive générale israélienne le 1er décembre dernier, en plus de la multiplication des violences meurtrières commises par les militaires et les colons, ne font qu'aggraver le dégoût profond et absolument nécessaire à l'égard de la complicité de Washington dans ce massacre.

Quant aux arabes américain·es et aux communautés palestiniennes, la fureur qu'inspire « Genocide Joe » Biden est difficile à décrire lorsque l'on n'en a pas été témoin soi-même. Les dirigeants de communautés telles que Dearborn dans le Michigan, qui avaient joué un rôle clé dans la victoire démocrate en 2020, déclarent sans ambages que « nous ne voterons plus jamais pour Biden même si l'autre candidat est pire ». Il est impossible de prédire dès à présent le choix électoral – vote ou abstention – que ce sentiment induira en novembre prochain (gardant à l'esprit que « les réalités politiques sont toujours locales »), mais les démocrates font preuve d'aveuglement volontaire s'ils en sous-estiment l'importance.

Un autre facteur qui exigera de rester vigilant concerne les flots d'argent bipartisan déversés par l'AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) et en provenance de diverses sources à droite, pour que des représentantes progressistes propalestiniennes au Congrès telles que Rashida Tlaib (Michigan), Cori Bush (Missouri) et Ilhan Omar (Minnesota) perdent dans leur primaire. AIPAC s'est engagé à mettre 20 millions de dollars à disposition de tout candidat qui se confrontera à Tlaib. Toute complicité démocrate dans cette entreprise aurait des conséquences électorales fatales.

Crise de l'immigration

À l'évidence, la crise de l'immigration et de l'asile représente un autre souci récurrent du gouvernement Biden. Voilà un exemple éclatant de la manière dont l'impérialisme crée un problème qu'il est dans l'incapacité de résoudre. Les grands centres urbains des États-Unis et du nord du Mexique, les plus petites villes et les réseaux de solidarité ne parviennent pas à faire face au nombre des réfugié·es et des demandeurs/ses d'asile désespéré·es cherchant à passer la frontière sud et qu'il faut héberger et nourrir.

La crise des réfugié·es est intégralement le produit bipartisan de décennies de politiques destructrices dont nous avons parlé dans ces pages : des décennies de « libre échange » qui ont anéanti une grande partie des exploitations agricoles familiales du Mexique, de guerres contre-révolutionnaires génocidaires en Amérique centrale, de sanctions économiques qui ont largement contribué à l'effondrement du Venezuela et de Cuba, d'interventions catastrophiques à répétition à Haïti, et ainsi de suite.

Mais pire encore que tout le reste, il y a la folie des cinquante années de guerre américaine « contre la drogue », une parfaite réussite si l'idée était de remettre le commerce de la drogue entre les mains de cartels criminels violents tout en détruisant des vies et des villes à travers l'Amérique du nord. En plus de tout ceci, l'aggravation des effets du changement climatique réduit à néant des moyens de subsistance tels que, par exemple, les plantations de café au Honduras. Nous avons déjà eu l'occasion de dire que les calamités liées aux trajectoires de ces migrations désespérées sont d'ordre planétaire, comme le montrent les souffrances endurées en Méditerranée ainsi que la cruauté de l'Italie, de la Grande-Bretagne et d'autres gouvernements européens.

Cette crise, au niveau de la politique intérieure, érode la confiance dans la capacité du gouvernement Biden à maîtriser la situation, même si celle-ci n'est pas de sa responsabilité et même si la solution de rechange consiste dans le sadisme assumé des républicains.

Récemment adoptée au Texas, une loi permet à la police locale d'arrêter des « illégaux » présumés, avec ou sans aucun motif, et permet aux cours locales de procéder à des détentions et des expulsions. En usurpant ce qui relève clairement de la juridiction fédérale en matière d'immigration, cette loi est si manifestement anticonstitutionnelle dans son application, et si ouvertement fasciste dans ses implications, que seule la composante majoritaire de la Cour Suprémaciste Blanche de États-Unis1 serait susceptible de la valider (l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) a entamé des procédures en justice avant que la loi ne prenne effet ce mois-ci).

Reste un domaine dans lequel la droite et le parti républicain paraissent déterminés à s'autodétruire. On pense en l'occurrence à leurs efforts pour mener à son terme l'interdiction et la criminalisation de l'avortement aux États-Unis. D'un État à l'autre, là où le droit à l'avortement est laissé à la décision des électeurs et des électrices, ce droit l'emporte, et nettement. Les implications effroyables d'une victoire républicaine à la Maison Blanche et au Congrès maintiendront non seulement les femmes mais aussi une grande partie de l'ensemble de l'électorat du côté des démocrates. La détermination républicaine à s'infliger des défaites dans sa croisade anti-avortement tient à la place centrale de cette question dans la « guerre culturelle » lancée contre la diffusion des thématiques du genre, de la race, du social, dans les bibliothèques, les écoles, les universités, et dans l'ensemble de la société.

Ce spectre pourrait – tout juste – permettre aux démocrates de se maintenir au pouvoir après un choix électoral en 2024 que quasiment personne ne souhaite réellement avoir à faire, la secte autour de Trump mise à part. Voilà une branche bien fragile à laquelle s'agripper, et dans tous les cas, rien sur quoi une gauche progressiste pourrait compter. La lutte pour une autre orientation doit regarder dans d'autres directions, en commençant par le retour de la combativité dans le monde du travail, en solidarité avec la Palestine, avec les migrants, et pour la justice reproductive !

Publié dans Against The Current n°228, janvier-février 2024, traduction T.M. Labica.

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20 février 2024, par Jake Johnson — , ,
Le Sénat des États-Unis a adopté, dans la matinée du mardi 13 février, une loi prévoyant une aide militaire supplémentaire de plus de 10 milliards de dollars pour le (…)

Le Sénat des États-Unis a adopté, dans la matinée du mardi 13 février, une loi prévoyant une aide militaire supplémentaire de plus de 10 milliards de dollars pour le gouvernement israélien, qui s'apprête à lancer une invasion terrestre catastrophique contre Rafah, une ville de Gaza peuplée de plus de 1,4 million d'habitants.

Tiré de A l'Encontre
13 février 2024

Par Jake Johnson

Bernie Sanders entre au Sénat.

Les sénateurs ont approuvé le projet de loi, qui comprend également une aide militaire à l'Ukraine et à Taïwan, par un vote bipartisan écrasant de 70 à 29, seuls trois membres du groupe démocrate de la chambre haute – les sénateurs Bernie Sanders (Indépendant, Vermont), Jeff Merkley (Démocrate, Oregon) et Peter Welch (Démocrate, Vermont) – s'étant opposés à cette décision.

La proposition prévoit un financement global de 95 milliards de dollars pour les trois pays, dont 14 milliards de dollars pour Israël.

« Ce projet de loi accorde au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou 10 milliards de dollars supplémentaires d'aide militaire sans restriction pour sa guerre effrayante contre le peuple palestinien. C'est inadmissible », a écrit Bernie Sanders sur les réseaux sociaux avant le vote de mardi. « Je voterai NON lors de l'adoption finale. »

Peter Welch et Jeff Merkley se sont également opposés au projet concernant l'aide militaire inconditionnelle à Israël, qui a reçu plus de 10 000 tonnes d'armes des Etats-Unis depuis le 7 octobre et reçoit déjà près de 4 milliards de dollars par an d'aide militaire états-unienne.

« La campagne menée par le gouvernement Netanyahou est en contradiction avec les valeurs et le droit des Etats-Unis, qui exigent des bénéficiaires de l'aide américaine qu'ils facilitent l'acheminement de l'aide humanitaire », a déclaré Jeff Merkley dans un communiqué publié lundi en fin de journée. « Bien que j'aie soutenu l'aide militaire à Israël dans le passé, et que je continue à soutenir l'aide aux systèmes défensifs comme Iron Dome (Dôme de fer) et David's Sling (Fronde de David, système antimissiles), je ne peux pas voter en faveur de l'envoi de plus de bombes et d'obus à Israël alors qu'ils les utilisent de manière indiscriminée contre les civils palestiniens. »

D'autres démocrates ont critiqué l'aide à Israël mais ont finalement voté en faveur du projet de loi.

Le sénateur Chris Van Hollen (Démocrate, Maryland) a prononcé un discours émouvant sur les conditions humanitaires désastreuses à Gaza, qu'il a qualifiées de « pur enfer ». « Les enfants de Gaza meurent aujourd'hui parce qu'on leur refuse délibérément de la nourriture. Outre l'horreur de cette nouvelle, une autre chose est vraie : il s'agit d'un crime de guerre. C'est un crime de guerre classique. Et cela fait de ceux qui l'orchestrent des criminels de guerre. »

Malgré cette déclaration, Chris Van Hollen a fait partie des membres du groupe démocrate qui ont voté en faveur du projet de loi sur l'aide.

Refus de tout amendement concernant l'UNRWA

Bernie Sanders avait proposé de retirer du projet de loi l'aide militaire offensive à Israël et de supprimer les dispositions interdisant le financement par les Etats-Unis de l'Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), dont les opérations essentielles à Gaza sont sur le point de s'effondrer totalement après que l'administration Biden et d'autres gouvernements ont coupé les fonds à la suite d'allégations israéliennes non fondées visant une douzaine d'employés de l'agence.

En plus de fournir un soutien supplémentaire aux forces armées israéliennes, le projet de loi affaiblirait le contrôle du Congrès en permettant au département d'Etat de renoncer aux exigences de notification pour le financement militaire étranger d'Israël [en vertu de la loi sur le contrôle des exportations d'armes, le président doit officiellement informer le Congrès 30 jours civils avant que l'administration puisse prendre les mesures finales pour conclure une vente de matériel militaire à l'étranger de gouvernement à gouvernement].

« A maintes reprises, j'entends le président et les membres du Congrès exprimer leur profonde inquiétude au sujet de M. Netanyahou et de la catastrophe humanitaire qu'il a provoquée à Gaza », a déclaré Bernie Sanders lundi. « Alors pourquoi soutiennent-ils l'idée de donner à Netanyahou 10 milliards de dollars supplémentaires pour poursuivre sa guerre contre le peuple palestinien ? »

Le projet de loi est maintenant soumis à la Chambre des représentants des Etats-Unis, dont le président Mike Johnson (Républicain, Louisiane) a déclaré qu'il « devra continuer à travailler selon sa propre méthode sur ces questions importantes ».

Dans une déclaration faite lundi soir, Mike Johnson s'est plaint du fait que la mesure adoptée par le Sénat ne comporte « aucune modification de la politique frontalière » [mesure pour faire obstacle aux migrants à la frontière Mexique-Etats-Unis], alors même que c'est l'opposition des républicains qui a contraint les dirigeants du Sénat à retirer du programme d'aide à l'étranger les changements légaux proposés en matière d'immigration.

Les défenseurs des droits des immigré·e·s se sont largement opposés à ces modifications, qu'ils ont qualifiées d'attaque draconienne contre le droit d'asile. (Article publié sur Common Dreams, le 13 février 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

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La gauche américaine doit s’associer aux forces progressistes du Moyen-Orient pour mettre fin à la guerre régionale

Les progressistes en Iran et aux États-Unis doivent se connecter horizontalement pour résister au militarisme alors que nos dirigeants intensifient leurs menaces. Tiré de (…)

Les progressistes en Iran et aux États-Unis doivent se connecter horizontalement pour résister au militarisme alors que nos dirigeants intensifient leurs menaces.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/02/19/la-gauche-americaine-doit-sassocier-aux-forces-progressistes-du-moyen-orient-pour-mettre-fin-a-la-guerre-regionale/

Depuis l'assaut brutal du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 et l'invasion génocidaire de Gaza par Israël, on parle beaucoup de la possibilité d'une guerre régionale au Moyen-Orient, dans le contexte d'une administration américaine qui n'est pas disposée à appeler à un cessez-le-feu immédiat.

En tant que militante féministe socialiste irano-américaine ayant des liens avec des militant·es en Iran, aux États-Unis, en Israël et en Palestine, ces événements m'ont horrifiée, tant en raison de la brutalité et de la perte de vies humaines innocentes que de l'étouffement des voix des véritables progressistes.

Il se peut qu'une guerre plus large soit à nos portes avec les frappes militaires américaines du 2 février contre les forces iraniennes et les milices soutenues par l'Iran en Irak et en Syrie, qui ont tué 39 personnes, dont des civils, et les frappes américaines du 7 février à Bagdad, qui ont tué un haut dirigeant d'une milice soutenue par l'Iran et deux de ses escortes. Les dernières frappes américaines sont une réponse à une attaque de drone menée par des milices irakiennes soutenues par l'Iran contre une base américaine en Jordanie, qui a tué trois soldats américains et en a blessé des dizaines d'autres. Le gouvernement iranien a mis en garde contre des représailles.

Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont également lancé une nouvelle série de frappes contre les milices houthies au Yémen, en réponse aux attaques des Houthis contre des navires commerciaux et militaires en mer Rouge. Les Houthis affirment à leur tour qu'ils ont lancé leurs attaques en solidarité avec les Palestinien·nes.

Les attaques de drones et de missiles menées par l'Iran et ses milices contre des cibles américaines dans la région se poursuivent depuis plusieurs années, dans le cadre des efforts déployés par le gouvernement iranien depuis des décennies pour s'affirmer comme une puissance régionale. Le gouvernement iranien fournit une assistance militaire, logistique et autre au Hamas, aux milices chiites en Irak, aux milices houthies au Yémen, au Hezbollah au Liban et au gouvernement de Bachar Assad en Syrie.

Dans le même temps, les États-Unis fournissent à Israël une aide militaire de 3,8 milliards d'euros par an, vendent des armes à l'Arabie saoudite, à l'Égypte et à d'autres régimes arabes, et disposent de bases militaires dans la région, notamment au Qatar, à Bahreïn, au Koweït, en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, ainsi que de plus petits avant-postes dans d'autres parties du monde. Les troupes américaines ont occupé l'Afghanistan de 2001 à 2021. Les troupes américaines ont également occupé l'Irak de 2003 à 2011. La Russie est également un important fournisseur d'armes pour divers États de la région, dont l'Iran, l'Arabie saoudite et la Turquie. Elle dispose d'une base navale et de forces terrestres en Syrie. Elle soutient également la production de missiles et de drones par l'Iran, des armes que la Russie a utilisées lors de son invasion de l'Ukraine.

Depuis plus de quatre décennies, la République islamique d'Iran utilise l'antisémitisme et son opposition à l'impérialisme américain et à l'occupation israélienne comme moyen de promouvoir ses propres ambitions impérialistes régionales, qui impliquent des objectifs économiques, idéologiques et stratégiques, et qui ont entraîné l'exploitation de la classe ouvrière et des peuples opprimés de la région. En 2018, dans un discours public, le président Rouhani a déclaré clairement que les frontières stratégiques de l'Iran sont le sous-continent indien à l'est, le Caucase au nord, la mer Rouge au sud et la Méditerranée à l'ouest.

Toutefois, avant la création de la République islamique en 1979, l'agression d'Israël contre le peuple palestinien et son refus de reconnaître le droit des Palestinien·nes à l'autodétermination avaient créé l'une des plaies les plus profondes de la région. L'occupation des terres palestiniennes, qui dure depuis 56 ans, a fourni un ennemi extérieur que les dirigeants autoritaires de la région ont utilisé pour dissimuler les contradictions internes de l'exploitation de classe, du patriarcat, du racisme et d'autres formes de préjugés et de domination qui existent dans chaque pays.

Le monde a commencé à voir les masses populaires du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord remettre en question certaines de ces contradictions internes lors du printemps arabe de 2011, du soulèvement syrien de 2011 et de la vague de protestations de 2019 au Soudan, en Algérie, en Irak, au Liban et en Iran. Toutefois, ces efforts ont été écrasés par des régimes autoritaires. Le régime d'Assad – qui a brutalement écrasé le soulèvement syrien de 2011 et détient plus de 100 000 personnes dans ses prisons, où la torture à l'échelle industrielle a été documentée – continue de prétendre qu'il soutient les Palestinien·nes alors qu'en réalité il a réprimé la population palestinienne en Syrie qui a défendu le soulèvement de 2011. Divers dirigeants arabes, iraniens et turcs, qui prétendent également défendre l'autodétermination des Palestinien·nes, ont brutalement écrasé les populations kurdes dans leur pays en raison de la demande d'autodétermination des Kurdes.

Le mouvement « Femme, vie, liberté » qui a émergé en Iran à l'automne 2022 a été une lueur d'espoir pour l'ensemble de la région. Les femmes et les hommes qui ont manifesté pendant des mois et ont été arrêté·es, tué·es, aveuglé·es et violées ne demandaient pas seulement la fin du hijab obligatoire. Elles et ils réclamaient le droit des femmes à disposer de leur corps, le droit à une éducation fondée sur l'esprit critique, la fin de la peine de mort, les droits des minorités nationales opprimées et les droits du travail. Elles et ils s'opposaient au fondamentalisme religieux, à la violence entre les sexes et l'État, au militarisme et à l'impérialisme, et appelaient à une coexistence pacifique avec les autres États de la région. Plusieurs déclarations de participant·es à ce mouvement ont appelé à dépasser les divisions ethniques, religieuses et de genre utilisées par les régimes autoritaires de la région.

Le contenu affirmatif du mouvement « Femme, vie, liberté » est également visible dans les efforts inlassables de Narges Mohammadi, la militante féministe iranienne des droits de l'homme qui a reçu le prix Nobel de la paix en octobre 2023. À l'exception d'une pétition de PEN America demandant sa libération, elle a été relativement peu couverte par les médias occidentaux, et peu de rapports en langue anglaise ont mentionné sa déclaration de prison concernant la Palestine et Israël, qui condamnait « les agressions contre les sans-abri, le massacre d'enfants, de femmes et de civil·es, les prises d'otages, [et] le bombardement d'hôpitaux, d'écoles et de zones résidentielles ». Mohammadi demande « un cessez-le-feu immédiat, la fin de la guerre… le respect des droits des êtres humains et la création des conditions d'une coexistence pacifique des peuples ».

Face à la résistance continue des féministes comme Mohammadi, à la résistance des jeunes dans les prisons, les écoles et les rues, et à la résistance des travailleurs et des travilleuses, des enseignant·es, des infirmières, des minorités nationales, des retraité·es et des personnes handicapées, le gouvernement iranien a intensifié sa répression. Il a imposé une loi sur le hijab et la chasteté qui a sévèrement alourdi les peines infligées aux femmes qui ne portent pas le « hijab approprié ». Il a exécuté davantage de jeunes Kurdes, Baloutches et Arabes, y compris des jeunes arrêtés lors des manifestations « Femme, vie, liberté ». L'Iran a le deuxième taux d'exécution le plus élevé après la Chine.

Les dissident·es iranien·nes, qu'iles soient en prison ou non, entament à leur tour une grève de la faim pour s'opposer à la peine de mort. Les grévistes de la faim, les féministes et d'autres dissident·es ont écrit des lettres ouvertes à Nada al-Nashif, haut-commissaire adjoint des Nations unies aux droits de l'homme, lui demandant d'annuler son voyage en Iran parce qu'elle ne serait pas autorisée à rencontrer les prisonnier·es politiques et les familles des personnes exécutées. Elle serait également contrainte de porter le hijab. Les signataires des lettres ouvertes adressées à Mme al-Nashif souhaitaient qu'elle attende les résultats d'une mission d'enquête de l'ONU sur les meurtres et les viols commis par le gouvernement iranien à l'encontre des manifestants du mouvement « Femme, vie, liberté ». Au lieu de cela, elle a poursuivi son voyage et a annoncé qu'il ne s'agissait pas d'une mission d'enquête visant à rendre visite aux prisonnier·es et à leurs familles, mais d'un voyage officiel destiné à rencontrer les responsables de la République islamique.

Les forces progressistes en Iran n'appellent pas à des visites officielles occidentales pour rencontrer les dirigeants du gouvernement ou à une intervention militaire américaine. Elles tendent horizontalement la main aux forces progressistes de base du monde entier pour obtenir un soutien moral et matériel dans leur lutte contre le militarisme, l'autoritarisme et le fondamentalisme religieux.

Compte tenu des mouvements de guerre actuels et de l'intensification de la confrontation entre les États-Unis et l'Iran, il est extrêmement important que ceux qui s'opposent à l'impérialisme américain et à la guerre d'Israël contre Gaza s'opposent simultanément aux frappes américaines dans la région, exigent un cessez-le-feu à Gaza et défendent la lutte en cours pour les droits des femmes et les droits des êtres humains en Iran.

Les militant·es progressistes en Iran travaillent dur pour s'opposer à la peine de mort et à l'incarcération de masse, pour défendre le droit des femmes à disposer de leur corps et pour défendre les droits des Kurdes, des Baloutches et des minorités nationales arabes, ainsi que des minorités religieuses telles que les Baha'is et les migrant·es afghan·es en Iran. Elles tendent la main aux femmes afghanes qui résistent aux talibans et aux autres forces religieuses fondamentalistes en Afghanistan. Leur travail est essentiel pour détourner le Moyen-Orient de l'autoritarisme et de la guerre.

Les progressistes américain·es qui partagent ces objectifs peuvent commencer par se joindre à l'appel à la libération de Narges Mohammadi et de tous les prisonnier·es politiques. Mais plus largement, elles et ils peuvent s'efforcer de relier horizontalement ces luttes au mouvement américain contre la violence sexiste et la violence d'État, au mouvement abolitionniste contre l'incarcération de masse, au mouvement pour les droits à la reproduction et à l'avortement, ainsi qu'à la lutte actuelle contre le militarisme.

Frieda Afary
Publié à l'origine dans TRUTHOUT
https://socialistfeminism.org/us-left-must-link-with-progressive-forces-in-middle-east-to-stop-regional-war/
Publié le 8 février 2024

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Aux États-Unis, des climatosceptiques condamnés à payer 1 million de dollars

20 février 2024, par Edward Maille — , ,
Un tribunal des États-Unis a condamné deux personnes le 8 février pour avoir diffamé le climatologue Michael E. Mann. Une pratique récurrente pour décrédibiliser les (…)

Un tribunal des États-Unis a condamné deux personnes le 8 février pour avoir diffamé le climatologue Michael E. Mann. Une pratique récurrente pour décrédibiliser les scientifiques.

13 février 2024 | tiré de reporterre.net

La décision était attendue par la communauté scientifique. Le tribunal de la Cour supérieure de Washington D.C. a condamné le 8 février deux personnes pour diffamation, avec plus de 1 million de dollars (environ 928 000 euros) de dommages et intérêts compensatoires. Rand Simberg et Mark Steyn avaient affirmé que le climatologue Michael E. Mann avait trafiqué ses données et l'avaient comparé à un pédocriminel.

Michael E. Mann est une des figures majeures de la recherche sur le changement climatique depuis sa publication en 1999 d'un graphique surnommé « la crosse de hockey », qui montrait l'augmentation des températures au XXe siècle. Le climatologue avait porté plainte après deux publications sur des blogs.

En 2012, Rand Simberg, un ancien chercheur du groupe de réflexion Competitive Enterprise Institute avait comparé Michael E. Mann à Jerry Sandusky, un entraîneur de football étasunien (qui a travaillé dans la même université que le climatologue) condamné pour avoir sexuellement agressé des mineurs. « Mann pourrait être le Jerry Sandusky du changement climatique, sauf qu'au lieu d'agresser des enfants, il a agressé et torturé des données », avait publié Rand Simberg.

« Une volonté délibérée de nuire »

Ensuite, Mark Steyn, un essayiste d'extrême droite, a repris ces accusations et qualifié les recherches de Michael E. Mann de « frauduleuses », dans un blog publié par le National Review (Michael E. Mann avait porté plainte contre le groupe de réflexion et la revue, mais avait été débouté par la justice).

Au cours du procès, qui a duré quatre semaines, les deux hommes accusés ont maintenu leurs propos. Michael E. Mann a pour sa part affirmé que ces publications lui ont coûté des fonds pour ses recherches et l'exclusion d'au moins un projet. Dans sa décision du 8 février, le jury a estimé que les deux hommes poursuivis ont fait preuve de « méchanceté, dépit, mauvaise volonté, vengeance ou volonté délibérée de nuire ». Cette caractérisation était essentielle pour démontrer que leurs propos dépassaient le cadre de la liberté d'expression.

Après la décision de la justice, l'avocat de Michael E. Mann a affirmé dans un communiqué qu'en plus de rétablir l'intégrité du nom de son client, cette décision est « une grande victoire pour la vérité et les scientifiques [du monde entier] qui consacrent leur vie à répondre à des questions scientifiques vitales avec des conséquences sur la santé humaine et la planète ». Ce n'est pas la première fois que les travaux de Michael E. Mann sont contestés. En 2009, des accusations de manipulations des données ont entraîné des enquêtes judiciaires et universitaires. Toutes ont conclu que ses travaux étaient valides.

Une pratique fréquente des climatosceptiques

La remise en cause de la science est une pratique fréquente des climatosceptiques. « On a vu une augmentation des attaques contre les scientifiques, explique Lauren Kurtz, avocate et directrice du Climate Science Legal Defense Fund, une organisation de défense juridique des chercheurs qui a par le passé aidé le climatologue. Mais il y a désormais une baisse du nombre de débats sur la véracité de leurs recherches au profit d'attaques pour les décrédibiliser de façon plus nébuleuse et plus nocive, en disant que les scientifiques sont biaisés, qu'ils sont des militants ou que leur rôle n'est pas d'éduquer. Michael E. Mann n'est pas le seul à vivre cela, c'est juste qu'il est plus public. »

Dans son livre The New Climate War (2021), Michael E. Mann expose justement la manière dont des chercheurs financés par des entreprises d'énergies fossiles tentent de remettre en cause la science sur le dérèglement climatique pour profiter aux industries polluantes. Dès les premières pages de son livre, l'auteur évoque la responsabilité du Competitive Enterprise Institute, le groupe de réflexion où travaillait Rand Simberg, condamné dans cette affaire.

Iran : Détérioration de l’état de santé de trois membres emprisonnés du Syndicat des salarié.es de la Régie de bus de Téhéran et sa banlieue

20 février 2024, par Syndicat Vahed — , ,
Reza Shahabi, Davood Razavi et Hassan Saeidi, trois membres emprisonnés du Syndicat des travailleurs/travailleuses de la compagnie de bus de Téhéran et sa banlieue purgent une (…)

Reza Shahabi, Davood Razavi et Hassan Saeidi, trois membres emprisonnés du Syndicat des travailleurs/travailleuses de la compagnie de bus de Téhéran et sa banlieue purgent une peine de cinq ans à la prison d'Evin en raison de leurs activités syndicales et de défense des droits des salarié.es. Ils sont confrontés à de graves problèmes de santé en raison de la négligence des autorités judiciaires et de la prison d'Evin à l'égard de l'aggravation de leurs problèmes de santé.

Tiré d'Europe solidaire sans frontière.

Reza Shahabi a subi des opérations au cou et au dos lors de sa précédente incarcération. Les médecins de la prison et le spécialiste de l'hôpital Taleghani ont confirmé la nécessité d'une opération immédiate et urgente du cou en soulignant les risques graves et irréparables en l'absence d'opération.

Malgré une douleur intense dans la région du cou et son hypertension artérielle, Reza Shahabi attend toujours d'être hospitalisé pour subir une intervention chirurgicale. Il n'a pas bénéficié d'un seul jour de congé médical depuis son arrestation le 12 mai 2022.

Davood Razavi, 63 ans, souffre de maladies gastro-intestinales, de problèmes de vue et de douleurs au genou. Il continue de souffrir de l'absence de traitement médical et de soins.

Davood Razavi a été arrêté le 27 septembre 2022. Il n'a bénéficié depuis d'aucun congé médical, malgré l'aggravation de ses problèmes digestifs et de ses hémorragies, ainsi que de la dégénérescence de sa vue, de ses douleurs au genou et de son arthrite.

Hassan Saeedi a perdu la plupart de ses dents en prison en raison d'une maladie des gencives et de la bouche et de la négligence des autorités pénitentiaires à soigner ses dents. La perte de ses dents a provoqué des troubles digestifs. Il a besoin de toute urgence de faire soigner ses dents à l'extérieur de la prison. Hassan Saeedi est en prison depuis le 18 mai 2022, sans un seul jour de permission de sortie, même après le grave accident de son fils.

Ces trois travailleurs emprisonnés et membres de longue date de notre syndicat ont été condamnés à des peines d'emprisonnement de longue durée injustes en raison de leur opiniâtreté, pendant deux décennies, à défendre les droits des salarié.es, ainsi que celui de s'organiser et de constituer des syndicats.

Après leur arrestation, ils ont été placés à l'isolement et soumis à des interrogatoires pendant des mois, puis condamnés à cinq ans d'emprisonnement, deux ans d'interdiction de séjour dans la région de Téhéran et à l'interdiction d'exercer des activités syndicales et sociales. Ces peines ont été confirmées en appel sans qu'ils aient pu se défendre devant le tribunal.

Nous sommes très préoccupés par l'état physique grave de nos membres emprisonnés, Reza Shahabi, Davood Razavi et Hassan Saeidi, et demandons qu'ils bénéficient immédiatement d'un congé médical. Nous demandons en outre leur libération inconditionnelle, ainsi que celle des autres travailleurs/euses, enseignant.es et étudiant.es emprisonné.es, ainsi que de toutes et tous les prisonnier.es politiques.

Syndicat des travailleurs de la compagnie de bus de Téhéran et de sa banlieue,
9 février 2024

htps ://www.instagram.com/vahedsyndica/

https://twitter.com/VahedSyndicate

vsyndica@gmail.com

https://t.me/vahedsyndica

Merci d'envoyer des lettres de protestation aux autorités suivantes, avec copie à : vsyndica@gmail.com

Guide de la République islamique d'Iran, Ayatollah Sayed 'Ali Khamenei
contact@leader.ir ; et info_leader@leader.ir ;

Pouvoir judiciaire de la République islamique d'Iran - Haut Conseil des droits de humains
info@humanrights-iran.ir ;

Mission permanente de la République islamique d'Iran auprès des Nations unies
missionofiran@gmail.com ; iranunog@mfa.gov.ir ; iran@un.int @Iran_UN

Ministère des affaires étrangères de la République islamique d'Iran : info@mfa.gov.ir

Ambassades d'Iran :
https://www.embassypages.com/iran

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L’Indonésie, le nickel et la Chine

20 février 2024, par Anda Djoehana Wiradikarta — , , ,
Avec 21 millions de tonnes, l'Indonésie détient les plus importantes réserves mondiales de nickel. Le pays a fait de ce secteur de transformation du nickel pour la fabrication (…)

Avec 21 millions de tonnes, l'Indonésie détient les plus importantes réserves mondiales de nickel. Le pays a fait de ce secteur de transformation du nickel pour la fabrication de batteries électriques la clé de son programme de développement national. Dans l'industrie du nickel dans l'archipel, les entreprises sont principalement chinoises. Pendant les deux mandats de Jokowi, la dépendance de l'Indonésie envers la Chine s'est accrue, alors que les pratiques chinoises en matière de conditions de travail et de droit des travailleurs, de relations avec les populations locales, de protection de l'environnement, vont à l'encontre des efforts des Indonésiens pour construire une société démocratique.

Tiré de Asialyst. Légende de la photo : Selon cette image aérienne prise le 21 septembre 2022, la fonderie de Virtue Dragon Nickel Industry, à Konawe, dans le Southeast Sulawesi. (Courrier international)

Le 24 décembre dernier dans l'île indonésienne de Sulawesi, une explosion dans une fonderie de nickel a fait dix-neuf morts et plusieurs dizaines de blessés. Selon une enquête préliminaire, durant un travail de réparation, un liquide inflammable aurait pris feu et fait exploser des réservoirs d'oxygène à proximité.

Onze des ouvriers étaient indonésiens et huit chinois. L'usine, située dans l'Indonesia Morowali Industrial Park (IMIP) dans la province de Sulawesi central, appartient en effet à l'entreprise PT* Indonesia Tsingshan Stainless Steel (ITSS), filiale du groupe chinois Tsingshan, un producteur d'acier inoxydable. ITSS est le plus important producteur d'acier inoxydable d'Indonésie. Elle a démarré en 2017. Le parc a été inauguré en 2013.

Cet accident mortel n'est pas le premier dans l'industrie du nickel en Indonésie, dont les entreprises sont principalement chinoises. De 2015 à 2022, l'ONG indonésienne Trend Asia, qui travaille sur la transition énergétique et le développement durable, a dénombré 47 morts et 76 blessés sur les sites miniers du nickel dans l'archipel. On soupçonne en outre dix ouvriers chinois de s'être suicidés.

En décembre 2022 notamment, deux employés d'une fonderie à Morosi, dans la province de Sulawesi du Sud-Est, sont morts dans une explosion provoquée par de la poussière de charbon qui avait pris feu. L'une des deux victimes, Nirwana Selle, âgée de 20 ans, est morte brûlée vive. La fonderie, inaugurée en 2021, appartient à la société PT Gunbuster Nickel Industry, une filiale de l'entreprise chinoise Jiangsu Delong Nickel Industry. Elle emploie 11 000 Indonésiens et 1 300 étrangers.

Le nickel dans la stratégie industrielle de l'Indonésie

En avril 2023, de nouveau dans le parc de Morowali, deux ouvriers sont morts ensevelis dans une décharge de déchets provenant de la combustion de ferronickel*. En mai, toujours à Morowali, un incendie s'est déclaré, suivi d'une explosion dans une fonderie qui appartient également à Gunbuster, faisant deux morts. En juin, un autre incendie dans cette même usinea fait un mort et six blessés.

Avec 21 millions de tonnes, l'Indonésie détient les plus importantes réserves mondiales de nickel, près de 24 % du total, dont une partie importante se trouve dans l'île de Sulawesi. Quatre des plus grandes mines de nickel d'Indonésie sont situées à Sulawesi : Sorowako, Asera, Pomalaa et Bahoomahi. La cinquième, Weda Bay, est dans l'île de Halmahera dans les Moluques et est exploitée par Tsingshan, en partenariat avec l'entreprise minière d'Etat indonésienne PT Aneka Tambang et la société minière française Eramet.

En 2020, l'Indonésie a interdit les exportations de minerai non traité. Le pays a fait de ce secteur de transformation du nickel pour la fabrication de batteries électriques la clé de son programme de développement national. D'après l'Agence internationale de l'énergie fondée par l'OCDE, « l'objectif de cette politique est de renforcer les installations de transformation nationales, de ramener la valeur ajoutée de la chaîne d'approvisionnement du nickel dans l'économie indonésienne et de stimuler la création d'emplois et le développement économique en Indonésie. »

*Une telle politique va à l'encontre des règles de l'Organisation mondiale du commerce, dont l'Indonésie est membre. L'Union européenne a annoncé en 2019 qu'elle engageait une procédure auprès de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle considère en effet que l'interdiction d'exporter le minerai de nickel est une entrave à la liberté du commerce et « va gravement nuire au secteur européen de l'acier inoxydable, gros consommateur de nickel ».

En 2022, la ministre indonésienne des Finances Sri Mulyani Indrawati déclarait au World Economic Forum de Davos qu'en tant que plus grande économie de l'ASEAN, l'Indonésie n'entendait pas rester une exportatrice de matières premières sans valeur ajoutée.

La fabrication d'acier inoxydable représente 70 % de la demande mondiale de nickel. L'Indonésie est le troisième producteur mondial d'acier inoxydable derrière la Chine et l'Inde et le premier exportateur.

Outre l'acier inoxydable, le nickel est utilisé dans la fabrication de batteries de véhicules électriques. En décembre 2023, Hong Kong CBL, une filiale du fabriquant de batteries chinois CATL, a pris une participation dans PT Indonesia Battery Corporation, une filiale de la compagnie minière d'Etat indonésienne PT Aneka Tambang, pour la production de telles batteries.

L'Indonésie devient « indispensable pour l'industrie des véhicules électriques ». Elle souhaite bâtir une filière du nickel complète, de l'extraction du minerai, à la transformation et la fabrication de batteries et véhicules électriques.

Depuis 2020, le pays a ainsi signé pour plus de 15 milliards de dollars de contrats avec des entreprises comme les Sud-Coréennes Hyundai et LG et la Taïwanaise Foxconn. Le président Joko Widodo, familièrement appelé Jokowi, essaie de convaincre Elon Musk d'investir dans la production de véhicules électriques ou de batteries.

En décembre 2023, l'Indonésie a annoncé des incitations fiscales pour les constructeurs qui envisagent de produire des véhicules électriques. En janvier 2024, le ministre indonésien des Affaires économiques a annoncé que le plus grand constructeur de véhicules électriques du monde, le Chinois BYD, envisageait d'investir 1,3 billion de dollars pour construire en Indonésie une usine d'une capacité de 150 000 unités par an. En février, un autre constructeur chinois, Chery, s'est engagé à faire de l'Indonésie sa base de production pour l'ensemble de l'Asie du Sud-Est et dans ce but, à augmenter ses investissement dans le pays.

Une dépendance grandissante envers la Chine

La Chine est de loin le premier client de l'Indonésie, représentant plus de 22% des exportations de cette dernière, loin devant les Etats-Unis (11%), le Japon (8%), l'Inde (6%) et Singapour (5%) en 2021 (CIA World Factbook). En 2023, elle est également devenue son deuxième investisseur derrière Singapour et devant Hong Kong, le Japon et la Malaisie.

L'Indonésie est en terme de montant le premier récipiendaire sud-est-asiatique du projet chinois des « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative ou BRI). Les fonderies de nickel dans l'archipel font partie de la BRI. Dans un discours au parlement indonésien en 2013, le président Xi Jinping a montré l'importance de l'Indonésie dans ce projet.

De son côté, l'Indonésie voit dans les investissements chinois le moyen de développer des infrastructures déficientes qui ne permettent pas d'exploiter au mieux son potentiel de croissance. En particulier, le pays souhaite que la Chine l'aide pour ses projets dans les énergies renouvelables et les infrastructures. Des responsables indonésiens se plaignent de la réticence des pays occidentaux à financer son plan de fermeture des centrales électriques au charbon et des taux d'intérêt qu'elle juge élevés. La BRI a permis de financer notamment le train à grande vitesse, le premier d'Asie du Sud-Est, qui relie Jakarta à Bandung, troisième ville la plus peuplée d'Indonésie, et le développement d'une industrie du nickel.

En 2021, Luhut Binsar Pandjaitan, ministre coordinateur des Affaires maritimes et de l'Investissement, assurait que les investissements chinois répondaient aux besoins du gouvernement et que la Chine « ne dictait rien ».

Néanmoins d'après Bhima Yudhistira Adhinegara, directeur au Center of Economic and Law Studies à Jakarta, dans le cas du nickel, c'est la Chine qui profite le plus des accords qu'elle a passés avec l'Indonésie. Selon lui, « la Chine contrôle 61 % de la production totale nationale de nickel, alors que nos entreprises d'État n'en contrôlent que 5 %. »

Hongyi Lai de l'université de Nottingham, spécialiste des politiques économiques chinoises, explique qu'il existe dans l'opinion indonésienne une suspicion sur la Chine et son influence en Indonésie.

Face à cette suspicion, en mai 2023, malgré les accidents, Luhut affirmait d'une part : « Les investisseurs chinois ont un rôle important, notamment dans le domaine des hautes technologies et du transfert de technologies. » Et d'autre part : « Si [les Chinois] n'existaient pas, nous ne pourrions pas exporter 34 milliards de dollars de dérivés du nickel. »

L'environnement

Dans un rapport publié en janvier 2024, l'ONG Climate Rights International, qui défend les droits des populations en lien avec le changement climatique, constate que l'industrie du nickel menace l'existence et le mode de vie traditionnel des populations locales. En particulier, les activités minières dans l'Indonesia Weda Bay Industrial Park situé dans l'île de Halmahera dans les Moluques du Nord, dont les actionnaires sont trois entreprises chinoises, parmi lesquelles Tsingshan, contribuent à une déforestation massive.

On a donc un paradoxe entre la transition vers des énergies renouvelables dans laquelle s'inscrit l'usage de véhicules électriques et les dégâts causés à l'environnement et les populations locales par l'activité minière nécessaire au fonctionnement de tels véhicules.

Pour Yeta Purnama, chercheur au Center for Economic and Law Studies, un think tank indonésien, si les investissements chinois en Indonésie ne donnent pas la priorité à la santé et à la sécurité, le sentiment anti-chinois risque d'augmenter. En outre, d'autres accidents qui causeraient des victimes pourraient ternir l'image des deux pays dans le monde.

Les risques que présentent les entreprises minières chinoises en Indonésie ne concernent pas seulement le nickel. Le Business & Human Rights Ressources Centre mentionne ainsi un rapport de la Banque Mondiale qui conclut que le développement d'une mine de zinc et de plomb dans le nord de Sumatra par une filiale d'une entreprise d'État chinoise « présente des risques « extrêmes ».

Pour Hendri Yulius Wijaya, spécialiste des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance1 (ESG) du cabinet de conseil PricewaterhouseCoopers (PwC) à Jakarta, l'Indonésie risque de manquer des occasions d'investissement dans l'industrie de transformation des minerais si elle ne fait pas suffisamment d'effort pour appliquer ces critères.

Un mouvement de protestation

Les conditions de travail dans les entreprises chinoises de l'industrie du nickel implantées en Indonésie sont de plus en plus dénoncées. En 2020 à Morosi (Sulawesi du Sud-Est), huit cents ouvriers de PT Virtue Dragon Nickel Industry, une autre filiale de Jiangsu qui réclamaient une hausse de salaire et des CDI avaient mis le feu à des équipements lourds et des bâtiments. Il n'y avait pas eu de victime mais cinq manifestants avaient été arrêtés.

En janvier 2023, dans l'usine de Gunbuster à Morowali, des heurts ont eu lieu. Là également, les travailleurs indonésiens protestaient contre leurs conditions de travail et leur salaire, et faisaient grève. Il y a eu deux morts, un ouvrier chinois et un ouvrier indonésien. En mars, ce sont des ouvriers de Virtue Dragon qui se sont mis en grève.

Quelques semaines après ces heurts, des ouvriers chinois travaillant dans la zone industrielle ont porté plainte auprès de la commission indonésienne des droits de l'homme pour leurs mauvaises conditions de travail, déclarant subir « de nombreux dommages physiques, psychologiques et financiers ».

En décembre 2023, de nouveau à Morowali, trois jours après l'accident qui avait fait dix-neuf morts dans l'usine de Tsingshan, quelque trois cents ouvriers ont manifesté pour demander de meilleures conditions de sécurité et de santé au travail.

Rizal Kasli, président de la Perhapi (l'association des professionnels de l'industrie minière d'Indonésie), estime que les heurts entre ouvriers à Gunbuster Nickel Industry sont dus entre autres à une « jalousie sociale des travailleurs locaux envers le traitement par GNI de la main d'œuvre étrangère ».

En fait, les ouvriers chinois en Indonésie travaillent dans des conditions pires que les Indonésiens, qui peuvent se syndiquer et défendre leurs droits. China Labor Watch, une ONG basée à New York qui enquête sur les conditions de travail en Chine, a constaté pour la période 2021-2023 les pratiques suivantes dans les entreprises chinoises : confiscation du passeport, violations de contrat, retenues de salaire, blessures et absence de sécurité au travail, absence de permis de travail indonésien, restriction des déplacements, violence physique pour enfreintes au règlement.

Les conditions de travail sont donc dénoncées non seulement par les travailleurs indonésiens mais aussi chinois. Pour Permata Adinda, une journaliste collectif Project Multatuli interviewée par le China-Global South Project, les ouvriers indonésiens doivent comprendre que c'est un problème de classe et non de nationalité.

Les investissements chinois en Indonésie posent encore d'autres problèmes. En septembre 2023, un millier de personnes ont manifesté devant l'agence gouvernementale chargée du développement de Batam, une île indonésienne qui fait face à Singapour, et de la région. Les manifestants protestaient contre l'expulsion prévue de 7 500 personnes de l'île voisine de Rempang, dans laquelle le verrier chinois Xinyi va construire un parc industriel et investir 11,5 millions de dollars.

Sortie « peu glorieuse »

Ce mercredi 14 février se tient l'élection présidentielle. En 2018 déjà, dans la dernière année du premier mandat de Jokowi, l'essor des investissements chinois en Indonésie et une présence grandissante de travailleurs chinois avait fini par produire un ressentiment à différents niveaux de la population indonésienne.

Prabowo, deux fois perdant face à Jokowi lors des précédentes élections mais nommé ministre de la Défense par ce dernier, va tenter une troisième chance d'être élu. Il a à ses côtés le fils de Jokowi, Gibran, comme candidat à la vice-présidence. Cette situation illustre à quel point la démocratie à reculé sous l'actuel président.
Durant la campagne électorale, Prabowo a déclaré qu'il poursuivrait les programmes de Jokowi.

Pendant les deux mandats de Jokowi, la dépendance de l'Indonésie envers la Chine s'est accrue, alors que les pratiques chinoises en matière de conditions de travail et de droit des travailleurs, de relations avec les populations locales, de protection de l'environnement, vont à l'encontre des efforts des Indonésiens pour construire une société démocratique. On comprend que l'hebdomadaire britannique The Economist qualifie de « peu glorieuse » la sortie de Jokowi.

Par Anda Djoehana Wiradikarta

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