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Soudan : de la révolution à la guerre

19 mars 2024, par Muzan Al Neel — , ,
Au Soudan, voilà près d'un an que les troupes paramilitaires des Forces de soutien rapide et celles de l'armée régulière s'affrontent. Photos et article tirés de NPA 29 (…)

Au Soudan, voilà près d'un an que les troupes paramilitaires des Forces de soutien rapide et celles de l'armée régulière s'affrontent.

Photos et article tirés de NPA 29

En avril 2023, les premières ont pris d'assaut Khartoum, la capitale, occasionnant pillages, viols et meurtres parmi la population, tandis que les secondes ripostaient à grand renfort de bombardements. Selon les Nations unies, 12 000 personnes ont été tuées et 7 500 000 personnes ont été déplacées à l'intérieur comme à l'extérieur du pays — un bilan sûrement sous-évalué. Pourtant, les soulèvements populaires qui ont abouti à la destitution d'Omar al-Bachir, depuis 30 ans au pouvoir, avaient été porteurs d'espoir en 2018 et 2019. Pourquoi la guerre a‑t-elle supplanté la révolution ? Que reste-t-il de celle-ci aujourd'hui ? Dans cet entretien que nous traduisons, paru dans le média Red Pepper, la chercheuse et militante soudanaise Muzan Alneel revient sur les cinq années qui ont passé depuis le début de la révolution soudanaise.

Que se passe-t-il aujourd'hui au Soudan ?

Une guerre est en cours dans de nombreuses villes du Soudan, qui oppose les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de soutien rapides (RSF), un groupe militaire para-gouvernemental. Ce dernier été formé en 2013 sur ordre du président de l'époque, Omar el-Bechir, qui a été au pouvoir de 1989 à 2019. Aujourd'hui, Khartoum, la capitale, ainsi que Nyala et plusieurs autres localités sont des villes fantômes, des zones de guerre. Des civils sont tués lors de raids menés chez eux par les RSF, par des frappes aériennes aléatoires qui touchent les zones résidentielles, ou meurent à cause de l'absence de soin et de médicaments. Certains sont aussi morts de faim et de soif chez eux car les dégâts engendrés par la guerre ont coupé l'approvisionnement en eau — des points d'eau sont occupés par les RSF. Les deux camps affirment que la victoire est proche, mais sur le terrain, la violence reste écrasante. Plusieurs régions du pays ont déjà connu la guerre par le passé. Alors qu'on s'attendait depuis des décennies à ce que le conflit atteigne la capitale, ça n'est que ces dernières années, à mesure que le pouvoir politique des RSF se développait, que nous avons vu arriver les signes d'une guerre impliquant différentes milices gouvernementales. Dans un entretien qui date de 2014, le dirigeant des RSF, Mohamed Hamdan Dagalo, connu sous le nom de Hemedti, avait clairement exprimé ses ambitions : « Nous sommes le gouvernement et le gouvernement [officiel] pourra échanger avec nous lorsqu'il aura lui-même une armée. »

En 2018 et 2019, des soulèvements populaires ont mis fin à 30 ans de dictature d'Omar al-Bachir. Dans quelle mesure ces soulèvements ont-ils réussi ? Y avait-il des signes qu'un conflit était susceptible d'émerger ensuite ?

Le soulèvement qui est survenu en 2018 et 2019 contre al-Bachir n'était pas le premier. Quand, en 2013, les RSF sont rentrées dans Khartoum pour la première fois, c'était pour mettre fin à des protestations contre le régime. Des centaines de personnes ont été tuées à cette occasion. Néanmoins, le soulèvement de 2018–2019 a été plus fructueux, pour plusieurs raisons. D'abord, la conjoncture économique était catastrophique. La pauvreté s'était généralisée et la petite classe moyenne du pays avait la mainmise sur le peu de ressources disponibles. Dans ce contexte, une nouvelle entité politique, l'Association des professionnels soudanais[Sudanese Professionals Association], a été créée. Elle s'est emparée du sentiment général d'opposition au régime et s'est révélée capable d'agir comme un vecteur de changement. Enfin, l'usage de formes décentralisées d'organisation comme les comités de quartier a facilité une action politique directe de la part de beaucoup de groupes restés jusque-là en dehors de la lutte.

« L'usage de formes décentralisées d'organisation comme les comités de quartier a facilité une action politique directe de la part de beaucoup de groupes restés jusque-là en dehors de la lutte. »

Les manifestations pacifiques des quatre premiers mois ont été très révélatrices du pouvoir qu'a le peuple en action : elles ont forcé le renversement d'al-Bachir par ses généraux par le biais d'un coup d'État. Le pouvoir a ensuite été transféré à un « conseil militaire de transition », mais ce conseil ne rapportait pas les demandes du peuple et des sit-in réclamant un gouvernement entièrement civil ont été organisés pendant plusieurs semaines dans tout le pays autour des quartiers généraux de l'armée. Face aux tentatives du conseil militaire de disperser violemment les manifestants, la population a fait preuve de résilience et a montré sa force collective. Mais les partis contre-révolutionnaires à l'intérieur et à l'extérieur du Soudan ont fait pression pour qu'une solution rapide soit trouvée, ce qui, avec l'accord [sur la transition démocratique] d'août 20191, a de fait stoppé le mouvement populaire. Cet accord, forgé par une élite politique désavouée, l'armée et un gouvernement civil, stipule que les chefs du conseil militaire ne seront pas tenus responsables des crimes qu'ils ont commis contre les manifestants.

Que cette impunité soit cautionnée les a, sans surprise, incités à en commettre d'autres. Les meurtres de manifestants, l'oppression et les mauvaises pratiques économiques qui ont poussé les gens à descendre dans la rue en 2018 ont tout simplement continué. Il est également important de noter que les puissances extérieures ont, ces dernières années, exercé une grande influence sur la politique soudanaise. Le pouvoir du RSF, par exemple, a été renforcé par le « processus de Khartoum », un accord conclu en 2014 entre l'Union européenne et le gouvernement soudanais, qui a financé le RSF afin d'empêcher les migrants espérant atteindre l'Europe de traverser les frontières soudanaises.

Quel a justement été, selon vous, le rôle historique et l'impact des interventions étrangères ayant mené à la situation actuelle ?

Le soutien international et régional d'acteurs tels que l'Arabie saoudite, l'Égypte, les Émirats arabes unis, le Royaume-Uni et les États-Unis a joué un rôle essentiel dans l'imposition d'un partenariat répressif au gouvernement et dans la légitimation du régime militaire, en particulier lorsqu'il est clairement apparu que la population était déterminée à mettre en place un gouvernement civil. Par exemple, en mai 2019,la classe ouvrière soudanaise a organisé une grève de deux jours dans tout le pays pour exiger la fin du régime militaire. Le Soudan était à l'arrêt. Les aéroports, les marchés, les champs de pétrole, les mines, tout était fermé. Un autre exemple s'est déroulé après le massacre du 3 juin 2019à Khartoum, lorsque les forces armées du conseil militaire soudanais ont violemment dispersé les manifestants qui participaient à des sit-in. Au moins 100 personnes ont été tuées et 700 ont été blessées. Pourtant, au lendemain de cet événement déchirant, malgré une coupure d'Internet dans tout le pays, les comités de résistance de quartier ont formé des organes de coordination entre comités voisins. Une marche de plusieurs millions de personnes, qui ont continué à revendiquer la fin du régime militaire, s'est ensuite tenue d'un bout à l'autre du pays.

Cependant, les gens se sont heurtés à une puissante machine de propagande diffusée par les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite, qui vantait le « modèle soudanais » d'une association criminelle. S'appuyant sur des acteurs tant nationaux qu'internationaux favorables au statut quo, think tanks et diplomates réformistes apportèrent des gratifications et un soutien de façade. On a prétendu que les personnes au pouvoir allaient réaliser les objectifs de la révolution. Les personnes qui ont rejeté les politiques mises en œuvre par le gouvernement de partenariat entre les militaires et le gouvernement de transition du Soudan — politiques qui, d'ailleurs, ressemblaient étroitement à celles d'al-Bachir — ont été qualifiées d'opposants au « gouvernement de la révolution ». Ce qui est sûr, c'est que le gouvernement de partenariat n'aurait pas été formé et n'aurait pas duré aussi longtemps sans l'intervention des puissances internationales. C'est l'objectif même de ce type d'intervention : préserver le statu quo, mettre fin à la révolution. L'hypocrisie est telle que les diplomates et les institutions qui ont conçu et encouragé les structures qui ont conduit au massacre, au coup d'État et à la guerre actuelle, discutent encore ouvertement de « l'avenir du Soudan ». Il est choquant de voir combien de personnes peuvent mourir à cause des méthodes douteuses de la diplomatie internationale. Quel que soit le nombre de guerres et de régimes oppressifs qu'ils facilitent, leur responsabilité n'est jamais mise en jeu.

Pensez-vous que les espoirs et les aspirations pour lesquelles les soulèvements de 2018–2019 se sont battus restent présents au sein de la population ?

« Malgré les tentatives du gouvernement pour réduire le pouvoir des comités de résistance, ces derniers se sont étendus et participent aujourd'hui à sauver des vies humaines. »

Malgré les tentatives du gouvernement pour réduire le pouvoir des comités de résistance, ces derniers ne se sont pas contentés de survivre, mais se sont étendus et participent aujourd'hui à sauver des vies humaines. Dans les premières heures de la guerre, ils ont installé des services d'urgence à l'échelle locale afin de fournir les soins essentiels, mobiliser des soignants, organiser des dons de médicaments, etc. Certains de ces services ont initié des cantines communautaires, tandis que d'autres se sont occupés des évacuations et coordonné la réparation des lignes électriques détruites. Même en dehors des zones touchées par la guerre, des services d'urgence ont été créés pour prendre en charge l'hébergement des personnes déplacées à cause du conflit. Pour que des vies soient sauvées, les gens utilisent les organisations locales dont ils ont besoin, ce qui prouve que les valeurs de paix et de justice que les manifestations populaires ont défendues sont toujours bien vivantes.

Dans les médias mainstream, on s'intéresse beaucoup à la « recherche de solutions », bien moins à la façon dont le peuple souhaite construire un Soudan avec plus de justice sociale. Quels sont les dangers d'une telle couverture médiatique ?

Les grands mainstream sont construits pour nous informer sur l'élite tout en omettant le peuple. Lorsque le gouvernement de transition a adopté les mêmes mesures économiques que le gouvernement renversé d'al-Bachir, les principaux médias se sont focalisés sur les visites de diplomates étrangers plutôt que sur les difficultés qui en résultent. Et pour ce qui est des centaines de manifestations contre la politique menée par le gouvernement de transition et l'impunité des généraux, elles ont été ignorées. Prenons l'exemple des solutions que les gens trouvent face à la guerre. À propos des hôpitaux, les médias parleraient aujourd'hui d'une poignée de médecins en les présentant comme des héros, tout en ignorant le fait que ces hôpitaux sont administrés par le peuple. C'est l'organisation populaire qui fait fonctionner ces hôpitaux, jusqu'à payer les salaires des médecins.

Quel pourrait être l'avenir ?

La voie révolutionnaire que la résistance soudanaise emprunte face à la guerre, celui de l'organisation populaire pour la survie, est porteuse de grands espoirs. On commence à percevoir, dans l'orientation prise un chemin plus sûr menant à un pouvoir populaire allant au-delà d'un seul accès à des services d'urgence. C'est ce qu'on voit se dessiner en partie. Mais beaucoup d'éléments doivent encore évoluer et de gros efforts seront nécessaires pour rendre possible un système de gouvernement populaire : ce dernier suppose la formation d'un corps politique organisé qui soit en mesure de défendre, théoriser et organiser le pouvoir du peuple. En attendant, nous n'avons rien à attendre de la diplomatie internationale — ainsi que de son pouvoir reposant sur des accords vides et une impunité vis-à-vis des militaires qu'elle soutient — pour qu'adviennent des changements significatifs en faveur de la population soudanaise. En fin de compte, ça n'est pas au peuple de faire comprendre aux forces contre-révolutionnaires leurs erreurs, elles en sont parfaitement conscientes. La tâche des révolutionnaires consiste à comprendre ce qu'il se passe et, chemin faisant, élaborer des méthodes pour faire avancer les objectifs de la révolution : la liberté, la paix et la justice pour le peuple.
11 mars 2024
https://www.revue-ballast.fr

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« Haïti a besoin de paix » : le Premier ministre Ariel Henry annonce sa démission, un conseil de transition sera désigné

19 mars 2024, par Amy Goodman, Jemima Pierre, Juan Gazalez — , ,
Par ailleurs, avant ces négociations, ces gouvernements étrangers se sont réuni en secret sans aucune participation haïtienne. Plus tard, ils les ont invités.es. Et ce sont ces (…)

Par ailleurs, avant ces négociations, ces gouvernements étrangers se sont réuni en secret sans aucune participation haïtienne. Plus tard, ils les ont invités.es. Et ce sont ces gouvernements étrangers qui ont décrété les règles d'engagement, ce qui signifie que vous ne pouvez pas prendre part à la discussion si vous n'êtes pas d'accord d'abord et avant tout avec cette intervention étrangère que les États-Unis ont planifiée pour Haïti.

Democracy Now, 12 mars 2024
Traduction, Alexandra Cyr

Amy Goodman : Nous débutons notre émission avec la situation en Haïti où le Premier ministre non élu, Ariel Henry a annoncé sa démission (et se retirera) quand un conseil de transition sera constitué. Il a fait cette annonce au lendemain d'une rencontre des leaders caraibéens avec le Secrétaire du département d'État américain et d'autres (délégués.es politiques) en Jamaïque pour discuter de la crise haïtienne où des groupes armés se sont soulevés la semaine dernière contre M. Henry. Il a annoncé sa démission sur les réseaux sociaux. (…) Le Miami Herald rapporte que la CARICOM a proposé un plan pour créer un panel de sept personnes, nommées par intérim, qui devrait nommer un nouveau Premier ministre et gouverner jusqu'à ce que des élections aient lieu. Le Premier ministre de la Barbade, Mme Mia Mottley, a déclaré que ce panel ne devrait être constitué que d'Haïtiens.nes qui seraient d'accord pour le déploiement d'une force de sécurité soutenue par l'ONU. La semaine dernière le Premier ministre Henry est allé au Kénya dont le gouvernement doit diriger cette mission sécuritaire. Il n'a pas pu rentrer en Haïti et se trouve maintenant à Porto-Rico.

Lundi, une des leaders du soulèvement armé, Jimmy Chérizier, connu sous le sobriquet de « Barbecue » a mis en garde contre l'idée que ce soit des forces extérieures qui choisissent le prochain dirigeant : (depuis la traduction anglaise), « Nous profitons de cette opportunité pour dire à la communauté internationale que si elle continue sur ce chemin, nous allons plonger Haïti dans le chaos, si elle choisit un petit groupe de politiciens.nes, avec qui elle mène des négociations sur papier pour décider qui sera Président.e et quel genre de gouvernement nous aurons. Aujourd'hui il est clair que, ce sont les habitants.es des districts de la classe ouvrière et du peuple haïtien qui savent ce que sont leurs souffrances et c'est à eux que revient la tâche de décider qui va les diriger et comment ».

A.G. : Pour en savoir plus, nous nous tournons vers Mme Jemima Pierre. Elle est professeure à l'Institut pour la justice sociale à l'Université de Colombie-Britannique au Canada. Elle est aussi chercheuse associée à l'Université de Johannesburg. Elle est une universitaire haïtienne américaine et codirige l'équipe haïtienne américaine de la Black Alliance for Peace qui suit de près la situation en Haïti. Elle a publié récemment un article sur NACLA intitulé : « Haïti as Empire's Laboratory ».

Soyez la bienvenue sur Democracy Now ! Les événements et les développements se déroulent à vive allure, professeure Pierre. Pouvez-vous réagir à l'annonce d'Ariel Henry. Depuis Porto-Rico, semble-t-il, il annonce sa démission à venir. Qu'est-ce que cela veut dire exactement ?

Jemima Pierre : Bonjour Amy et merci pour l'invitation.

C'est intéressant. Plusieurs personnes se demandent comment un Premier ministre qui n'a pas été choisi par le peuple ni aucun dirigeant.e peut ainsi, démissionner alors qu'il n'avait aucun mandat au départ. Ce que je comprends et plusieurs personnes également, c'est que cette fiction ne sert que de verni légal sur la situation : fondamentalement, on dit qu'il faut que A. Henry démissionne pour qu'un conseil présidentiel soit nommé pour organiser de soi-disant élections libres et justes. Pour moi, le peuple qui prend des décisions continue de le faire, cette mascarade de légalité est au service de ceux et celles qui prennent des décisions. C'est en soi un problème qui ne sera pas résolu.

Juan Ganzalez (D.N.) : Professeure Pierre, toutes les informations que nous recevons ici aux États-Unis, portent sur le chaos créé par les gangs dans les rues. Vous avez d'autres perspectives et vous vous opposez à l'emploi de ce terme. Pouvez-vous nous expliquer le rôle de ces gangs dans la démission d'A. Henry ?

J.P. : Comme je l'ai dit hier, les gens se fixent sur ce que les médias font et les grands médias américains se concentrent sur les images de l'extrême violence de ces groupes. Je n'aime pas le terme « gang » parce que je pense qu'elles n'en sont pas. C'est un terme extrêmement terrible, radical qu'on utilise quand on parle des Haïtiens. Je pense que ce sont des groupes armés. Certains sont paramilitaires mais d'autres ne sont que des groupes qui ont accès aux armes. Et nous devons être clairs : ce ne sont pas des attroupements de gens qui se déplacent dans les alentours comme nous le montraient les films des années 1990 portant sur les gangs aux États-Unis. Voilà pour un premier temps.

Deuxièmement, la violence de ces dites « gangs » n'est pas le principal problème d'Haïti. Son principal problème, c'est la constante interférence de la communauté internationale, c'est-à-dire, les États-Unis, la France et le Canada. Et c'est fascinant de constater qu'hier, les négociations avec la CARICOM se faisait avec des soi-disant négociateurs étrangers, hors des pays de la CARICOM, les États-Unis, la France, le Canada et le Mexique. C'est un problème en soi parce que ce sont ces pays qui sont derrière le coup d'État qui a sorti notre Président élu et qui nous a menés.es jusqu'ici. Alors, pourquoi la France, (…) pourquoi est-ce que, ce sont les Caraibéens qui négocient au nom d'Haïti ?

Par ailleurs, avant ces négociations, ces gouvernements étrangers se sont réuni en secret sans aucune participation haïtienne. Plus tard, ils les ont invités.es. Et ce sont ces gouvernements étrangers qui ont décrété les règles d'engagement, ce qui signifie que vous ne pouvez pas prendre part à la discussion si vous n'êtes pas d'accord d'abord et avant tout avec cette intervention étrangère que les États-Unis ont planifiée pour Haïti. Le statut quo veut que les États-Unis prennent les décisions. Ce qui arrive aujourd'hui se répétera dans le futur.

J.G. : Quels sont les intérêts des États-Unis, du Canada en Haïti ?

J.P. : Souvent les gens se demandent pourquoi les États-Unis ont tant d'intérêt pour Haïti. Il faut se poser la question du début. Les États-Unis ont tenté de prendre le contrôle d'Haïti depuis bien longtemps, depuis la fin des années 1880 quand ils voulaient s'emparer du sommet du Môle Saint-Nicolas, une ile sur le Passage Windward, une route directe vers le Canal de Panama leur permettant d'atteindre l'Asie. Ils devaient y avoir une force militaire conséquente pour détourner Cuba, le Venezuela etc. Ils avaient aussi besoin d'Haïti pour ses corporations et ses salariés.es sous payées.es. La population d'Haïti est de 12 millions, c'est la plus grande population de la CARICOM. Haïti a été déstabilisé par les États-Unis tant de fois.

Et la mission ; je veux parler de cette mission qu'on appelle mission des Nations Unies, ce qui est un problème car ce n'est pas une mission des Nations Unies. C'est une mission sanctionnée par les Nations Unies. On lit le libellé de la résolution qui permet ce déploiement mais, il vient en vertu du Chapitre 7 sur les déploiements. Ce qui veut dire qu'une telle force peut utiliser des capacités extrêmes, aériennes, terrestres ou maritimes. Si on lit l'entente, il y est dit que ce n'est pas une mission officielle des Nations Unies mais que s'en est une de pays volontaires. Cela veut dire qu'ils doivent en assumer les frais. C'est pour cette raison que le Secrétaire d'État A. Blinken et le Département de la défense (américain) ajoute plus d'argent pour payer les 200 millions de dollars, maintenant 300, de Kényans qui viendront.

Les implications pour le peuple haïtien, en terme de droits humains par exemple, sont différentes par le fait que ce ne soit pas une mission des Nations Unies. Nous n'avons plus le semblant de protection que nous avions avec la MINUSTAH durant l'occupation des Nations Unies qui a durée de 2004 à 2017. Chacun.e des Haïtiens.nes se rappelle ce que cela voulait dire. Je pense au choléra qui a tué de 10 à 30 millions de personnes et en a rendu un million malade. Elle a aussi apporté des morts et des meurtres hors justice, de l'exploitation sexuelle de jeunes filles et de femmes. Pour nous, c'est cela l'occupation.

Maintenant….c'étaient des gens sous mandat des Nations Unies avec ses règles d'engagement. L'entente actuelle n'est pas dans ce cadre. Les gens qui mènent ces négociations disent que la première exigence pour y participer est d'accepter cette force étrangère, Kényanne, qui ne parlent pas la langue et qui est reconnue pour ses abus des droits humains, pour moi, c'est problématique.

Je veux vite ajouter que cela me rappelle ce qu'a dit Dantès Bellegarde, un diplomate haïtien au début des années 1900. Le pays était sous occupation à l'époque. Il a déclaré : « Dieu est trop loin et les États-Unis trop proches ». Je pense que ça traduit le sentiment de beaucoup d'Haïtiens.nes en ce moment.

A.G. : Finalement, cela va permettre à A. Henry de revenir au pays maintenant qu'il a dit qu'il démissionnerait ? Quelles sont les implications pour lui qui est réputé avoir participé à l'assassinat du Président Moïse, qui a téléphoné à répétition à Badio, l'homme qui était dans la pièce quand les assassins colombiens qui ont reconnu le Président avant de le tuer et qui sont allés plusieurs fois au domicile de M. Henry ? Qu'est-ce que cela implique ? Pensez-vous qu'il va retourner au pays ?

J.P. : Je ne suis pas sûre qu'il y retournera parce qu'il y est persona non grata même si je pense qu'il n'est pas la pire partie du problème. Le pire problème, c'est la communauté internationale qui dirige Haïti.

Ariel Henry est impliqué dans l'assassinat ; ce qui nous oblige à nous demander pourquoi les États-Unis l'ont soutenu ces derniers 30 mois malgré le fait que cette implication était connue de tous et toutes. Il doit s'inquiéter des sanctions américaines à son égard plus tard, d'accusations d'assassinat par exemple.

Je ne suis pas certaine que cela va résoudre le problème actuel du pays. Les gens, les journalistes qui font des reportages disaient que les rues étaient plus calmes hier. Mais je ne suis pas convaincue que la population va adhérer (à ce programme) parce qu'il ne fait que démontrer qu'Haïti est constamment occupé par des étrangers.

En plus, je veux dire que Mme Mia Mottley, au nom des États-Unis, a parlé d'une autre condition pour participer aux négociations actuelles : vous devez y accepter les multinationales, et que quand le bureau électoral sera nommé par le Conseil de transition, et organisera des élections, ceux et celles qui auront participé aux négociations, ne devront pas contester les résultats annoncés par ce bureau. Donc, ils établissent les paramètres pour choisir les élus.es qui leur conviennent. Pour moi, cela veut dire que le problème va durer, qu'il y aura plus de situations explosives au cours des prochains mois, des prochaines années. Nous devons prendre le problème à sa racine, soit arrêter la constante imposition des conditions américaines sur le peuple haïtien avec la négation de sa souveraineté.

A.G. : Merci Jemima Pierre d'avoir été avec nous. (…)

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État de l’Union : Biden lance sa campagne au milieu des protestations

19 mars 2024, par Dan La Botz — , ,
Le président Joe Biden a profité du discours sur l'État de l'Union, le rapport annuel du chef de l'exécutif au Congrès, pour lancer sa campagne de réélection à la présidence, (…)

Le président Joe Biden a profité du discours sur l'État de l'Union, le rapport annuel du chef de l'exécutif au Congrès, pour lancer sa campagne de réélection à la présidence, alors que des centaines de manifestants bloquaient la Pennsylvania Avenue, qui mène de la Maison Blanche au Capitole, pour exiger un cessez-le-feu dans la guerre d'Israël contre la Palestine.

Hebdo L'Anticapitaliste - 699 (14/03/2024)

Par Dan La Botz

Crédit Photo
Wikimedia commons

Joe Biden, qui fait face au scepticisme des électeurs en raison de son âge – il a 81 ans – a prononcé ce discours d'une heure avec énergie et enthousiasme, se présentant comme un dirigeant fort et critiquant l'ancien président Donald Trump, qu'il n'a appelé que « mon prédécesseur ». Son discours, plein d'exagérations sur ses propres succès, a présenté en grande partie un programme intérieur d'allure progressiste qui défendrait le droit des femmes à l'avortement et améliorerait la santé et l'éducation – bien que les progressistes du Parti démocrate aient critiqué ses positions sur l'immigration et en particulier sur le soutien à la guerre d'Israël.

Biden critiqué par les plus progressistes

Dans son discours préparé et ses remarques impromptues, Biden a mis les Républicains au défi d'adopter le projet de loi bipartisan sur l'immigration devant le Congrès, ce qu'ils ont refusé de faire à la suite des injonctions de Trump. En effet, Trump ne veut pas qu'il soit adopté parce qu'il veut pouvoir attaquer Biden sur la question des frontières et de l'immigration. Mais ce projet de loi est critiqué par les progressistes parce qu'il militariserait la frontière et refuserait aux demandeurs d'asile l'entrée aux États-Unis, en violation du droit américain et international.

Des centaines de milliers de démocrates ayant refusé de voter pour Biden et s'étant abstenus lors des primaires au niveau des États, parce qu'ils sont mécontents de son soutien inconditionnel à Israël et de son incapacité à appeler à un cessez-le-feu, le président a dû faire quelques gestes pour reconnaître la situation épouvantable des PalestinienNEs à Gaza. Dans son discours, il a appelé à « un cessez-le-feu immédiat qui durerait six semaines » afin d'obtenir la libération des otages israéliens, dans l'espoir que cela conduise à un cessez-le-feu plus long. Il a également annoncé que les États-Unis allaient commencer à acheminer de l'aide à Gaza par voie maritime.

Trump et ses discours hitlérien contre l'immigration

Le discours de Joe Biden, bien qu'il ait été généralement bien accueilli par son parti, ne semble pas avoir beaucoup ému l'opinion publique, selon les sondages. À l'heure actuelle, Trump, qui fait campagne depuis quatre ans, est en tête des sondages dans les États clés, mais Biden et les démocrates ont une longueur d'avance en termes de collecte de fonds et d'organisation sur le terrain.

Le principal message de campagne de Trump, répété à l'envi dans les discours prononcés lors de ses grands rassemblements, est que des « millions » d'immigrants provenant de « prisons et d'institutions psychiatriques » continuent d' « envahir » les États-Unis. Il a déclaré que les politiques frontalières de Biden équivalent à une « conspiration visant à renverser les États-Unis d'Amérique ». Il fait des déclarations absurdes comme celle selon laquelle, en raison de l'afflux d'immigrants à New York : « il n'y a plus de baseball pour les enfants. Il n'y a plus de sport. Il n'y a plus de vie à New York et dans beaucoup de ces villes ». Et il est resté fidèle à sa proclamation hitlérienne selon laquelle « les immigrants empoisonnent le sang du pays ».

La gauche du pays divisée

De nombreux électeurEs originaires de Palestine et autres électeurEs arabes et musulmans, ainsi que des NoirEs et des jeunes électeurEs, risquent de ne pas participer à l'élection. Biden et Trump étant au coude à coude, les tiers partis pourraient déterminer l'élection. Le parti No Labels, dont le slogan est « ni à gauche, ni à droite, mais en avant », a proposé de présenter un Républicain à la présidence et un Démocrate à la vice-présidence, mais n'a pour l'instant pas de candidat. Jill Stein, du Parti vert, pourrait obtenir suffisamment de voix des Démocrates et des indépendants dans le Michigan et dans d'autres États pour que Trump remporte l'élection. Le théologien noir radical Cornel West pourrait avoir un impact similaire. La gauche est divisée entre ceux qui voteront pour Biden afin d'arrêter Trump, ceux qui voteront pour les progressistes Stein ou West, et ceux qui ne voteront pas lors de cette élection. Le débat continuera jusqu'au 5 novembre.

Dan La Botz, traduction Henri Wilno

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États-Unis : la surenchère xénophobe au cœur de la présidentielle

19 mars 2024, par Raji Samuthiram — , ,
Dans la bataille présidentielle, Biden et Trump se veulent les champions d'une frontière étanche avec le Mexique. Une préoccupation au centre de l'élection après des années de (…)

Dans la bataille présidentielle, Biden et Trump se veulent les champions d'une frontière étanche avec le Mexique. Une préoccupation au centre de l'élection après des années de durcissement xénophobe du régime.

Tiré de Révolution Permanente
14 mars 2024

Par Raji Samuthiram

Crédit photo : Voice of America

Alors que ces derniers jours le duel Biden-Trump pour la présidentielle américaine de novembre prochain a été confirmé, Joe Biden a proposé cette semaine dans son projet budgétaire pour 2025 une augmentation de 4,7 milliards de dollars pour renforcer les frontières avec le Mexique. Ce fonds d'urgence devrait permettre d'embaucher plusieurs milliers d'agents de répression aux frontières, de maintenir ouvert 34 000 lits en centre de rétention, et de continuer de détenir et de trier les enfants immigrés. Mais il sera sûrement bloqué par les Républicains, qui avaient déjà refusé d'approuver une augmentation de 13,6 milliards de dollars en février — après l'avoir négocié eux-mêmes avec les Démocrates. Une volte-face de dernière minute, après qu'ils ont exigé la fermeture de la frontière comme condition pour approuver l'aide financière à l'Ukraine, à Israël et à Taïwan.

Ces bisbilles politiciennes s'inscrivent dans le contexte tendu des élections américaines, qui se déroulent en pleine crise de l'establishment sur fond d'une souffrance sociale croissante : fusillades quotidiennes, chute de l'espérance de vie et de la qualité de l'éducation, épidémie d'opioïdes… Face à une désillusion générale sur le contrat social américain et les dépenses militaires externes exorbitantes, les deux partis misent aujourd'hui sur un agenda anti-immigrés pour attirer le vote conservateur, instrumentalisant les chiffres records d'arrivées aux frontières depuis le début du mandat de Biden. En découlent deux campagnes tournant autour d'une même surenchère xénophobe et sécuritaire pour gagner le vote des Américains perdants de la mondialisation et de l'impérialisme menée par leur propre camp.

Pour mettre les Démocrates en échec, les Républicains instrumentalisent la vie des immigrés

Depuis le début du mandat de Biden, le nombre de contrôles aux frontières a augmenté de 40 % pour atteindre 2,4 millions en 2023, selon la police aux frontières. Tous les ans, plusieurs millions de personnes passent par la frontière avec le Mexique, poussés par les crises climatiques et sociales dans leur pays, souvent subordonnés aux agendas impérialistes. Au Mexique, le gouvernement d'Andrés Manuel López Obrador joue un rôle clé dans le durcissement de la politique migratoire des États-Unis et l'appauvrissement de son pays, maintenant un budget historique pour les forces répressives de son pays avec l'appui de Washington. Résultat : la violence du passage à la frontière s'est également accrue. En 2023, 148 personnes sont mortes à la frontière mexicaine — un chiffre record, doublant celui de 2022.

Dans un même temps, l'immigration est devenue une préoccupation centrale dans les sondages pour la première fois depuis des années. Le résultat d'une campagne sécuritaire menée de façon intense tant par les Républicains que par les Démocrates conservateurs. Dans la course présidentielle, l'instrumentalisation de l'immigration est donc une pièce centrale. Depuis le début de son mandat, Trump et les Républicains fustigent Biden pour sa mollesse sur l'immigration — une critique face à laquelle celui-ci tente encore et toujours de montrer les muscles contre les étrangers.

Autour de 2022, dans le contexte d'une immigration repartant à la hausse après la paralysie du Covid, les gouverneurs républicains du Texas et de la Floride ont commencé à envoyer systématiquement des migrants vers les villes démocrates au nord, où les élus locaux ont alerté d'un déficit financier criant par rapport aux ressources allouées pour répondre aux besoins de milliers d'immigrés arrivant du Sud. À New York, Eric Adams — le maire démocrate droitier et ancien policier, élu sur un agenda sécuritaire a mis fin au droit à l'hébergement d'urgence en réponse à l'arrivée de milliers d'étrangers en plein hiver, déclarant que leur présence allait détruire la ville. Une déclaration qui a mis à mal les idéaux humanitaires de l'État historiquement démocrate qui, dans un contexte de crise sociale, de désillusion avec les démocrates, et de grandes campagnes politico-médiatiques sur la montée de la criminalité, vote de plus en plus à droite depuis quelques années.

Un petit exemple des dynamiques qui touchent d'autres États historiquement démocrates, qui avaient présenté leurs villes comme des « sanctuaires » pour les immigrés face à Trump et qui aujourd'hui voient une résurgence de la rhétorique et du sentiment anti-immigrés, sous le coup de l'agitation xénophobe des politiques. Témoignant de la fragilité de Biden dans son propre parti, plusieurs Démocrates s'alignent ouvertement sur le discours républicain et exigent plus de fermeté à la frontière de la part du président, à l'instar des 14 élus démocrates qui ont voté une proposition républicaine dénonçant la politique de l'administration en la matière. En difficulté face à un électorat polarisé par l'immigration d'une part et par le soutien du gouvernement au génocide à Gaza de l'autre, l'élection est loin d'être gagnée pour Biden. Pour l'instant, il mise surtout sur la peur de Trump pour mobiliser un vote du « moindre mal ».

La xénophobie d'État, des continuités entre Trump et Biden

Les sorties xénophobes de Trump qui, dernièrement, accusait les immigrés de « polluer le sang » des Américains, sont aujourd'hui devenues banales. Arrivé à la tête du pays en 2016, l'un de ses premiers actes avait été d'instituer une interdiction d'entrée sur le territoire pour tous les ressortissants de sept pays à majorité musulmane, et l'arrêt de l'admission de tous les réfugiés pendant quatre mois. Ces politiques chocs, comme les rafles d'immigrés menées par l'ICE (United States Immigration and Customs Enforcement, la police des frontières) ou les enfants arrachés à leurs parents aux frontières, ont été des mesures phares de l'administration de Trump, érigée en véritable époque de terreur anti-immigration par de nombreux commentateurs libéraux.

Pourtant, en matière de répression xénophobe, le parti démocrate et Biden se sont souvent alignés sur Trump, poursuivant des politiques toutes aussi, voire plus conservatrices, alors que le nombre de personnes tentant de se réfugier aux États-Unis augmente de jour en jour. Certaines des pires mesures sous Trump, comme l'enfermement des enfants, découlent directement des mesures instaurées par Obama, et sont aujourd'hui poursuivies par Biden. En mai 2023, après la fin de la mesure d'exception de Trump, instituée lors de la pandémie pour refuser le droit d'asile aux réfugiés, l'administration Biden l'a remplacée par un refoulement des demandeurs d'asile, visant ceux qui n'ont pas demandé l'asile dans des pays de transit avant leur arrivée.

La surenchère anti-migratoire se joue également au niveau militaire, avec l'envoi à la frontière de troupes de la Garde nationale par les gouverneurs du Texas et de la Floride depuis 2021, ou encore de la menace républicaine d'une intervention militaire au Mexique contre le trafic de drogue, agité comme un autre mal découlant de l'immigration. Biden, quant à lui, a envoyé 1 500 soldats au Mexique en mai 2023, et Trump promet de faire de même s'il est réélu, annonçant par la même occasion qu'il mobiliserait les troupes aujourd'hui déployées à l'étranger. Une annonce qui s'inscrit dans la rhétorique isolationniste de Trump, qui fait campagne sur le protectionnisme et la défense des intérêts des États-Unis. Cette surenchère, qui se joue principalement aujourd'hui entre Biden et Trump, a pris des nouvelles proportions récemment en vue des élections présidentielles.

La dépendance envers la main-d'œuvre immigrée : une contradiction dans la surenchère

Si la droite ne se prive pas d'utiliser les frontières comme levier politique pour avancer sur son agenda, la situation économique des États-Unis pointe aussi ses contradictions. Alors que les économistes bourgeois se félicitent de « l'atterrissage en douceur » de l'inflation, la croissance du PIB américain est indéniablement liée à l'afflux continu de travailleurs immigrés, surtout à l'heure d'un déclin démographique, comme le souligne l'économiste Michael Roberts. En Floride, où le gouverneur Ron DeSantis a tenté de concurrencer Trump dans la primaire avec une politique anti-migratoire brutale, le Parti républicain a dû apaiser le patronat suite au passage d'une loi locale ultra-dure. Celle-ci criminalise le transport de personnes sans papiers dans l'état et oblige les hôpitaux de demander le statut migratoire des personnes admises en clinique — ce qui, selon de nombreux patrons mécontents, n'aide pas à attirer la main d'œuvre exploitable.

À l'heure d'une baisse de natalité et de la productivité locale, et alors que le mouvement ouvrier connaît une revitalisation inédite depuis des décennies qui inquiète le patronat américain, ces contradictions constituent une limite à l'agenda réactionnaire des Républicains. Si la mise en œuvre de ces délires xénophobes pourrait se trouver limitée en pratique, le discours visant à fabriquer un ennemi intérieur devrait cependant constituer un élément essentiel de la campagne électorale de Trump, tout en alimentant fortement le programme de Biden.

Cette dynamique américaine fait écho au renforcement autoritaire et anti-migratoire qui touche plus largement les pays du cœur impérialiste. Le nouveau « Pacte sur la migration et l'asile » de l'Union européenne vise ainsi à refouler les demandeurs d'asile hors d'Europe, tandis que le Royaume-Uni tente d'aller encore plus loin en organisant la prise en charge de ses demandeurs d'asile par le Rwanda. Ces politiques entretiennent un dialogue constant avec l'extrême droite, qui surfe sur les crises sociales pour progresser dans les parlements, voire atteindre le gouvernement fédéral, comme en Italie.

La militarisation des frontières, l'enfermement des migrants et le programme de l'extrême droite, présentés comme une solution aux crises à répétition, affaiblit en réalité notre camp social en semant la division entre nationaux et étrangers, migrants réguliers et sans-papiers, et protège in fine la stabilité des États impérialistes responsables des crises qui touchent non seulement le Sud global, mais également leurs propres classes populaires. Pour combattre ces politiques qui tuent et qui divisent, il faut revendiquer la liberté de circulation et d'installation et la régularisation de tous.

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Les réactions de la fille d’une otage retenue à Gaza et d’une professeure américano-palestinienne à l’adresse du Président Biden

19 mars 2024, par Amy Goodman, Eman Abdelhadi, Neta Heiman Mina — , , , ,
Le Hamas réagissait à 16 ans de siège. Je ne fais pas l'apologie de ce qui s'est passé le 7 octobre mais, de dire que toute cette affaire a commencé à ce moment-là, c'est (…)

Le Hamas réagissait à 16 ans de siège. Je ne fais pas l'apologie de ce qui s'est passé le 7 octobre mais, de dire que toute cette affaire a commencé à ce moment-là, c'est ignorer le fait que chaque jour de 2023, un.e Palestinien.ne a été tué.e. C'est ce qui a mené au 7 octobre. Donc, si on ne considère pas les racines de ce qui a causé le 7 octobre, si on ne prend pas en compte la violence par laquelle deux millions de personnes ont été tenues sous siège pendant 17 ans, sans liberté de mouvements, on ira nulle part.

Democracy Now, 8 mars 2024
Traduction et organisation du texte
Alexandra Cyr

Amy Goodman : Durant son adresse (à la nation), le Président Biden a traité de la situation à Gaza qui est devenue un enjeu clé pour les élections. (…) :

Président Joe Biden : « Israël a le droit de s'attaquer au Hamas, qui, s'il relâchait les otages, déposait les armes et livrait les responsables (de l'attaque) du 7 octobre, il pourrait mettre fin au conflit.

Mais Israël fait face à un enjeu de plus, le Hamas se cache et opère au milieu de la population comme un lâche, sous les hôpitaux, les garderies et toutes les institutions du genre. Israël a une responsabilité fondamentale, protéger les civils.es innocents.es de Gaza.

Cette guerre a fait plus de mal aux civils.es innocents.es que toutes les autres guerres réunies, y compris celle-ci. Plus de 30,000 Palestiniens.nes ont été tués.es et dans leur vaste majorité ils et elles ne faisaient pas partie du Hamas. Ce sont des milliers et des milliers d'innocents.es, des femmes et des enfants, des garçons et des filles dont des orphelins.es. Près de 2 millions sont sous les bombardements et déplacés.es, leurs maisons ont été détruites, leurs quartiers ne sont que des décombres, les villes sont en ruines. Les familles n'ont pas de nourriture, d'eau ni de médicaments. Ça brise le cœur.

J'ai travaillé sans relâche pour arriver à un cessez-le-feu immédiat qui pourrait durer six semaines pendant lesquelles tous et toutes les otages pourraient être libérés.es, (où on pourrait) alléger l'intolérable crise humanitaire et nous orienter vers quelque chose de plus durable.

Les États-Unis ont dirigé les efforts internationaux pour plus d'aide humanitaire à Gaza. Ce soir, je demande à l'armée américaine de prendre le leadership d'une mission d'urgence en installant un quai temporaire dans la Méditerranée sur la côte de Gaza pour y apporter de la nourriture, de l'eau, des médicaments et des abris temporaires en grande quantité. Il n'y aura pas de soldats.es américain sur le territoire. Ce quai temporaire permettra d'augmenter massivement l'aide humanitaire à Gaza chaque jour ».

A.G. : Avant le début de ce discours, des centaines de protestataires ont bloqué les rues autour de la Maison blanche près du Capitole ce qui en a retardé le début. La manifestation exigeait un cessez-le-feu immédiat. D'autres manifestations se sont tenues ailleurs dans le pays. On en attend d'autres cette fin de semaine à Chicago où se tiendra la Convention démocrate à l'été. Une coalition contre la guerre a tenu une vigile de 24 heures à la Plaza fédérale de la ville ; on y a lu le plus de noms possibles des 30,000 Palestiniens.nes tués.es par les bombardements israéliens à Gaza. On y a aussi tenu un discours alternatif sur l'état de l'Union :

Eman Abdelhadi : « L'adresse sur l'état de l'Union de ce soir est celle (de l'état) du génocide. Nos leaders ont suivi un plan que nous connaissons, investir dans le pouvoir de l'argent et du sang au mépris de l'humanité ».

A.G. : Nous nous rendons maintenant à Chicago pour entendre Mme Eman Abdelhadi une militante et professeure américano-palestinienne à l'Université de Chicago. Elle étudie entre autre, les politiques des musulmans.es américains.es. Elle a appuyé le Président Biden en 2020 et a décidé de ses amis.es à voter.

Soyez la bienvenue sur Democracy Now professeure Abdelhadi. Vous avez livré votre message hier soir…

E.A. : Merci Amy pour l'invitation.

Je veux signaler que j'ai écrit ce discours avec Ari Bloomekatz qui est le rédacteur en chef du site In These Times. Nous voulions avertir que tout ne peut pas aller comme avant et que nous ne nous retirerons pas. Le génocide dure depuis 152 jours et c'est un projet américain à 100%. On n'en serait pas là si les États-Unis n'envoyaient pas d'armes à Israël et ne lui accordaient pas un appui inconditionnel. Il est donc dangereux de n'en parler qu'en fin de discours comme si c'était un enjeu de politique étrangère éloignée et non un enjeu qui est dans toutes les têtes américaines.

A.G. : Et que dites-vous de l'idée de construire un port ? Il y a eu les parachutages de nourriture dans un premier temps. Ça donne l'impression qu'il y a eu un désastre naturel, comme un tremblement de terre, une tornade ou un ouragan et qu'il faut s'assurer que les populations aient de quoi manger. Mais c'est le fait d'Israël, un allié des Américains qui l'arment.

E.A. : En effet, le Président Biden pointe un fusil sur la tête des Palestiniens.nes, tire d'une main et leur lance des miettes de l'autre. Et il veut que nous, le peuple américain nous nous centrions sur les miettes qu'il parachute. Alors, nous disons et redisons : « Président Biden, bat les armes ». C'est absurde de présenter ces morts.es comme de simples victimes collatérales et non une stratégie volontaire de l'État d'Israël d'opérer un nettoyage ethnique.

A.G. : Je veux introduire dans la conversation, Neta Heiman Mina. Elle est membre du chapitre israélien de Women Wage Peace. Sa mère de 84 ans, Mme Ditza Heiman, a été capturée par le Hamas dans sa maison dans le kibboutz Nir Oz près de la frontière avec Gaza. Elle a été relâchée le 28 novembre. Mme Heiman Mina nous parle depuis Israël.

Neta merci de vous joindre à nous. Il y a eu beaucoup de familles d'otages présentes hier soir. Elles étaient les invitées des Bidens, de Israeli Américan ou American hostages in Gaza. D'abord, comment va votre mère ? Et pouvez-vous nous dire ce que vous voulez qui se passe maintenant ?

Neta Heiman Mina : Merci de l'invitation.

Ma mère va bien. Elle commence à vivre sa nouvelle vie. Elle ne peut retourner chez-elle dans le kibboutz qui a été endommagé par le Hamas. Elle attend toujours ses voisins.es et amis.es du kibboutz ; il y en a encore 37 otages à Gaza.

Je pense qu'il faut tout faire pour les libérer, les ramener à la maison même s'il faut un cessez-le-feu même s'il faut libérer des prisonniers.ères palestiniens.nes. Nous devons le faire le plus tôt possible, il leur reste peu de temps. Ils et elles ne doivent pas rester là-bas. (…) Ce sont des personnes âgées, des femmes et des enfants et nous apprenons ce qu'ils et elles traversent. (Leur libération) doit arriver le plus vite possible.

A.G. : Pouvez-vous nous parler du mouvement qu'ont formé les familles d'otages ? Je ne pense pas que leur message soit bien entendu aux États-Unis. Nous avons conduit beaucoup d'entrevues à propos de ces Israéliens.nes qui ont été tués.es le 7 octobre. Par exemple, nous avons parlé à un membre de la famille de Hayim (Katzman) à Bruxelles. Il était étudiant à l'Université de Washington, Noy (Katzman) nous a dit : « Mon frère ne voudrait pas que ce carnage continue à Gaza ». Pouvez-vous nous dire ce que les familles d'otages disent en ce moment. Un certain nombre (de ces otages) qui sont morts.es étaient des militants.es pour la paix ?

N.H.M. : Je ne veux parler au nom de toutes ces familles parce que nous ne pensons pas tous et toutes la même chose. Mais je pense que la majorité veulent faire tout ce qui est possible pour leur libération. Peu importe s'il faut arrêter la guerre pour leur retour ou libérer des prisonniers.ères palestiniens.nes. Je pense que la majorité veut faire le maximum pour leur libération. Il y a deux semaines, nous avons discuté avec des gens qui comprennent et qui nous ont dit qu'Israël pouvait s'organiser pour arrêter la guerre, libérer des prisonniers.ères, qu'il n'y avait aucun problème avec cela.

A.G. : Nous allons revenir à la professeures Abdelhadi. Pouvez-vous nous parler de ce que B. Nétanyahou menace de faire : l'invasion de Rafa au sol ? Qu'est-ce que cela pourrait signifier ?

E.A. : Ça voudrait dire le nettoyage ethnique total du reste de la Bande de Gaza. Nous avons vu un million 500 mille personne s'entasser sur ce petit bout de territoire. C'est devenu le dernier refuge. C'était supposé être sûr et il serait attaqué. Les Palestiniens.nes n'ont littéralement nulle part où aller.

En définitive, c'est la continuation de la politique que B. Nétanyahou a suivi depuis le 7 octobre, n'est-ce pas ? Il a été, de même que d'autres membres de son administration, très franc en déclarant son intention d'en finir avec Gaza, d'en sortir tous les habitants.es et d'en faire un espace de colonisation tout prêt. Et sans conséquences américaines. Votre invitée précédente disait qu'il nous faut une politique étrangère transformative mais, ce que nous observons c'est que la classe dirigeante aux États-Unis n'est pas prête à transformer l'inconditionnel appui américain à Israël.

A.G. : Eman, quels sont les plans en vue de la Convention démocrate à Chicago où vous vous trouvez ?

E.A. : Vous le savez, nous sommes très mécontents.es de cette administration. Je pense que le vote « non engagé » le démontre. La plus grande communauté palestinienne se trouve à Chicago. Elle est une des plus grande du monde. Nous ne partons pas. Nous allons toujours être dans les rues. Et nous allons nous assurer que le Comité national démocrate sache où nous nous situons.

A.G. : Neta Heiman Mina, pouvez-vous nous dire ce qui se passe au gouvernement en ce moment ? Il est clair que B. Nétayahou est pour le moins en conflit d'intérêt. S'il est poussé hors du gouvernement il pourrait finir en prison. Voilà que Benny Gantz rencontre la vice-présidente, Mme Kamala Harris et le Secrétaire d'État Blinken à Washington. Il est membre du cabinet de guerre et il a été ministre de la défense (dans le passé). Pensez-vous que le gouvernement s'effondre ?

N.H.M. : Je ne sais pas si le gouvernement s'effondre. Mais permettez-moi, avant que je ne réponde à votre question, de rappeler qu'il ne faut jamais oublier que c'est le Hamas qui a attaqué. Le 7 octobre, le Hamas a attaqué Israël, tué 1,400 personnes, fait 254 otages en les tirant de leurs lits en pyjamas. Nous devons nous rappeler cela. Maintenant, la situation à Gaza ; c'est aussi le fait du Hamas. Il ne se préoccupe aucunement de la population où israélienne ou gazaouie. Je pense qu'il se préoccupe encore moins de celle de Gaza que de celle d'Israël et encore moins de celle des États-Unis.

Je ne sais pas si le gouvernement va tomber. Il y a un problème. Pour notre Premier ministre la libération des otages n'est pas une priorité. Sa priorité fondamentale c'est de demeurer Premier ministre et que le gouvernement ne tombe pas. I. Ben-Gvir et B. Smotrich (qui en font partie) sont un réel problème. S'il devait y avoir une entente pour, disons mettre fin à la guerre, B. Nétanyahou aurait un problème avec son gouvernement.

A.G. : Mme Abdelhadi, pouvez-vous réagir à ce que Neta vient de dire ? Et nous venons tout juste de recevoir une nouvelle ; selon CBS News, cinq personnes auraient été tuées vendredi lors du parachutage de paquets d'aide quand un des parachutes ne s'est pas ouvert correctement et les paquets sont tombés sur ces personnes. Il y a une vidéo en ligne maintenant. (…)

E.A. : Le Hamas réagissait à 16 ans de siège. Je ne fais pas l'apologie de ce qui s'est passé le 7 octobre mais, de dire que toute cette affaire a commencé à ce moment-là, c'est ignorer le fait que chaque jour de 2023, un.e Palestinien.ne a été tué.e. C'est ce qui a mené au 7 octobre. Donc, si on ne considère pas les racines de ce qui a causé le 7 octobre, si on ne prend pas en compte la violence par laquelle deux millions de personnes ont été tenues sous siège pendant 17 ans, sans liberté de mouvements, on ira nulle part.

A.G. : Merci Mme Abdelhadi (…) et Mme Neta Heiman Mina (…) pour votre participation.

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Un virage électoral à droite avec un avenir incertain au Portugal

19 mars 2024, par Adriano Campos — , ,
Dans son ensemble, la droite a obtenu 52,6 % des voix dimanche 10 mars. L'Alliance démocratique (AD), dirigée par le PSD de Luís Montenegro (membre du Parti populaire (…)

Dans son ensemble, la droite a obtenu 52,6 % des voix dimanche 10 mars. L'Alliance démocratique (AD), dirigée par le PSD de Luís Montenegro (membre du Parti populaire européen), totalise 29,5 %. Les ultralibéraux de l'Initiative libérale (IL, membre de l'ALDE), atteignent 5 %, tandis que CHEGA (parti d'extrême droite fondé en 2014 et affilié à l'ID-Parti Identité et Démocratie), atteint le retentissant 18 %, garantissant 48 des 230 sièges du Parlement portugais.

Hebdo L'Anticapitaliste - 699 (14/03/2024)

Par Adriano Campos

Crédit Photo
André Ventura, du PSD au mouvement d'extrême droite CHEGA. Wikimedia commons / Agência Lusa

Le PS, parti sortant et détenteur de la majorité parlementaire absolue, chute de 41,6 % (2022) à 28,6 %. L'usure accélérée d'un gouvernement en proie à des cas de corruption présumée et incapable de répondre à la crise du logement, de l'inflation et des services publics, même s'il est renversé par une action douteuse du ministère public, a ouvert la voie au changement le plus important vers la droite au cours des dernières décennies. À sa gauche, le Parti communiste a perdu son dernier élu dans l'Alentejo et son deuxième élu à Setúbal, fiefs du parti, réduisant sa représentation à 3,3 %. Le Bloc de Gauche a réussi à accroître ses voix, en maintenant un groupe parlementaire de cinq députés (4,56 %). Au centre-gauche, le LIBRE (Verts européens) est passé de 1 à 4 élus (3,26 %), formant un groupe parlementaire, tandis que le parti animaliste, le PAN, a maintenu son seul élu.

Le trumpisme en contexte portuguais

Ces résultats représentent un virage à droite mais avec un avenir incertain. Depuis la chute du gouvernement à majorité absolue du Parti socialiste, annoncée le 7 novembre 2023, la montée de l'extrême droite est l'un des signes les plus forts dans les différentes enquêtes. Jusqu'en 2019, le Portugal faisait figure d'exception dans une Europe où l'extrême droite était de plus en plus présente dans les parlements nationaux. Élu député unique en 2019, l'ancien dirigeant du PSD André Ventura a importé le manuel du trumpisme mondial dans le contexte portugais. Ancré dans une image anti-corruption et donnant une impulsion à un programme punitif, misogyne et autoritaire, Ventura a réussi à drainer la droite traditionnelle, en combinant des thèmes cachés, comme l'éloge du passé colonial, à une articulation politique dans des secteurs tels que les forces de sécurité.

Le PSD sera obligé d'aller chercher les voix de l'extrême droite

Après de nombreuses années d'hésitation et, lors des ­dernières élections, l'incertitude d'un gouvernement de droite qui comprendrait CHEGA ayant renforcé la majorité absolue du PS, le PSD a finalement opté pour la politique du « cordon sanitaire » et a affirmé sa promesse de campagne : ne pas gouverner avec CHEGA, cherchant à intégrer uniquement l'IL. C'est ainsi que le parti ayant obtenu le plus de voix entend former un gouvernement convoqué par le président de la République. Il n'y a cependant aucune garantie qu'il s'agira d'une solution stable. Assumant la position d'opposition, Pedro Nuno Santos, secrétaire général du PS, a déclaré le soir des élections que ce gouvernement ne devra pas compter sur ses voix pour l'approbation des budgets de l'État, obligeant le PSD à chercher les voix des députés CHEGA. L'horizon de nouvelles élections d'ici un an ou deux est réel. Il reste à la gauche à accumuler des forces et à lutter contre un gouvernement qui proposera un programme d'attaque contre les salaires, les services publics et le droit au logement.

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Portugal-élections. « Le Bloco s’engage à conduire une opposition combative face à la droite »

19 mars 2024, par Bloco de Esquerda — , ,
Dans une élection à laquelle environ deux tiers des électeurs inscrits ont participé [le taux d'abstention s'est élevé à 33,77%], le résultat final est un glissement à droite, (…)

Dans une élection à laquelle environ deux tiers des électeurs inscrits ont participé [le taux d'abstention s'est élevé à 33,77%], le résultat final est un glissement à droite, bien que l'AD-Alliance démocratique (y compris la coalition PSD/CDS à Madère) ait une courte avance sur le PS [76+3 contre 77 pour le PS – voir tableau résultats ci-dessous].

Tiré de A l'Encontre
11 mars 2024

Déclaration du Bloco de Esquerda

Cette élection a été marquée par l'ascension de Chega, qui a triplé le nombre de voix obtenues en 2022 et dépassé la barre du million de voix de 18% [18,06% et 48 députés]. Le PS a perdu près d'un demi-million de voix, passant de 41,74% à 28,66%, tandis que AD (y compris la coalition PSD/CDS à Madère) a perdu plus d'un point de pourcentage par rapport aux résultats de leurs partis en 2022, pour atteindre 29,49% [28,65% + 0,86%]. IL-Initiative libérale a obtenu 5,08% (4,65 % en 2022), le Bloco a maintenu les 4,46% de l'élection précédente, CDU (PCP-PEV) a perdu un point à 3,3% et Livre (écologistes) a obtenu 3,26%, presque trois fois plus qu'il y a deux ans. Le PAN-Personnes–Animaux–Nature a obtenu 1,93% (1,47 % en 2022).

En ce qui concerne les sièges, avec quatre députés des circonscriptions d'émigration encore à attribuer, le PAN a 1 siège au Parlement, le CDS 2, le PCP 4, Livre 4, le Bloco 5, IL 8, Chega 48, le PS 77 et le PSD 76.

Dans les résultats par circonscription, AD l'emporte à Porto avec seulement un millier de voix d'avance sur le PS, ainsi qu'à Leiria, Aveiro, Guarda, Viseu, Bragança, Vila Real, Braga, Viana do Castelo, aux Açores et à Madère. Le PS a gagné à Lisbonne, Setúbal, Beja, Evora, Portalegre, Santarém, Castelo Branco et Coimbra. Chega a remporté la circonscription de Faro, est arrivé deuxième à Setúbal, Beja et Portalegre et n'a pas réussi à élire des députés seulement à Bragança.

Dans sa première réaction aux résultats, qui n'étaient pas encore définitifs, Joana Mortágua [sœur jumelle de la porte-parole du Bloco, Mariana Mortágua], dirigeante de la fraction du Bloco au Parlement, qui a été réélue à Setúbal, a déclaré qu'ils « confirment un glissement vers la droite », en raison d'une « appréciation négative [par l'électorat] de la politique de la majorité absolue du PS, ce que nous faisons également ». Quant au résultat du Bloco, en conservant le groupe parlementaire et en augmentant le nombre de voix par rapport à 2022, « c'est un signe de confiance dans le Bloco pour tout ce qui peut arriver : que ce soit pour former une majorité ou pour être une opposition déterminée et féroce face à la droite ».

Dans sa déclaration le soir des élections, le leader du PS a reconnu qu'il serait très difficile d'inverser la répartition des députés avec les votes des émigré·e·s [non encore disponibles] et a préféré reconnaître la défaite et passer à l'opposition. Pedro Nuno Santos a une nouvelle fois promis qu'il ne voterait pas les motions de rejet d'un futur gouvernement AD. « Le PS ne laissera jamais le leadership de l'opposition à André Ventura », a-t-il poursuivi. Il a ajouté : « Qu'il soit clair que ce n'est pas nous qui soutiendrons un gouvernement AD. »

Dans la réaction du leader du PSD, à la question de savoir s'il maintenait son « non est non » à un accord avec Chega, Luís Montenegro a réaffirmé sa promesse de campagne et a dit qu'il espérait que Marcelo Rebelo de Sousa [président de la République] le nommerait pour former un gouvernement. (Déclaration faite à 00:07h le 11 mars 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

***

Ce premier communiqué du Bloco a été suivi d'une intervention de Mariana Mortágua depuis le QG électoral du Bloco.

« Mariana Mortágua a déclaré que le glissement à droite résultant des élections de ce dimanche « est le reflet de l'échec de deux années de politique désastreuse de la part de la majorité absolue du PS ».

Mais malgré ce virage, elle a souligné que « le Bloco a résisté et nous avons augmenté nos suffrages d'environ 30'000. Il a tenu bon dans ces élections, nous avons gardé tous nos mandats. » Et c'est avec cette force que « nous ferons partie de toute solution qui écartera la droite du gouvernement », a-t-elle poursuivi.

Lors de ces élections, le Bloco a réélu deux députés à Lisbonne (Mariana Mortágua et Fabian Figueiredo) et à Porto (Marisa Matias et José Soeiro) et a réélu Joana Mortágua à Setúbal.

« Je veux que les gens de gauche sachent qu'ils auront dans le Bloco l'opposition la plus combative à la droite », a déclaré la coordinatrice du Bloco, promettant de contribuer à « construire une alternative à la gauche pour défendre notre peuple ». (11 mars, 00:33h)

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L’État Français : une politique étrangère criminelle laissée impunie

19 mars 2024, par Maxime Motard — , ,
Depuis plusieurs décennies la politique étrangère de la France est contraire aux Droits de l'Homme, opposée à l'émancipation, à la paix, à la justice. Après la brutalisation de (…)

Depuis plusieurs décennies la politique étrangère de la France est contraire aux Droits de l'Homme, opposée à l'émancipation, à la paix, à la justice. Après la brutalisation de la colonisation, la France continue de dominer les peuples en scellant des alliances avec des États répressifs, policiers, autoritaires sans que ça ne suscite trop de débat.

Photo montage de Serge D'Ignazio

Dans plusieurs pays la situation humanitaire est catastrophique comme au Yémen et bien sûr à Gaza et en Cisjordanie où les agressions impérialistes ont fait plusieurs milliers de morts. S'il y a eu le Tribunal de Nuremberg pour juger les criminels de guerre nazis, aujourd'hui, un tribunal de cette ampleur fait défaut pour juger les assassins et leurs complices.

A l'inverse, ce sont les résistants, les écologistes, les anticolonialistes qui doivent rendre des comptes, se justifier… alors que ceux qui répriment, bombardent, affament où ratifient les contrats de vente d'armes dorment tranquilles. C'est un grand paradoxe. Dans la Constitution, il n'est pas prévu et souhaité que le parlement, et encore moins la population, est un droit de regard et de contrôle sur la politique étrangère de la France. Tout se passe dans l'ombre. Même une porte-parole du gouvernement (Prisca Thévenot) peut sincèrement répondre qu'elle ne sait pas si les ventes d'armes à Israël continuent encore. Le pouvoir est aussi peu démocratique qu'il est violent, l'un permettant l'autre. L'ignorance et le dénie favorisant les affaires. Dans une note toute récente, Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI, l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm) relève que la France a gagné une place sur le podium mortuaire. Elle est devenue le deuxième fournisseur d'armes au monde, après les Etats-Unis, devant la Russie et la Chine pour la période 2019-2023.

Bien sûr, ces ventes d'armes ne datent pas d'aujourd'hui. Sans remonter trop loin on peut prendre 2011, date des révolutions arabes, comme point de bascule. Cette année, il y a le souffle de la révolte avec des aspirations démocratiques et sociales fortes des peuples en lutte. Or, plutôt que d'être du côté des immolés, des sacrifiés, des révolutionnaires, la France s'est rangée du côté des contre-révolutionnaires, renouvelant finalement les amis d'hier. Le meilleur mariage étant celui du tyran égyptien Abdel Fattah al-Sissi qui entretient de très bons rapports avec la France si on en croit les contrats d'armement signés.

La France a vendu quantité d'armes à l'Égypte, devançant même les États-Unis, pour devenir le principal fournisseur d'armes du pays entre 2013 et 2017. Exploit sinistre. Amnesty International en donne le détail.
“Pour la seule année 2017, elle a livré pour plus de 1,4 milliard d'euros d'équipements militaires et de sécurité. La France a fourni des navires de guerre, des avions de chasse et des véhicules blindés, et des entreprises françaises ont fourni, avec l'accord du gouvernement, des technologies de surveillance et de contrôle des foules, dans l'opacité et sans contrôle suffisant

sur l'utilisation finale de ces équipements fournis à l'armée et la police impliquées dans de graves violations.”
Macron a reçu en 2020 ce même dirigeant alors que les forces de répression étaient en plein travail en Egypte : il y a eu dans le cadre des opérations antiterroristes au Sinaï des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées. Al-Sissi s'est servi abusivement de la législation antiterroriste pour éradiquer le travail légitime en faveur des droits humains et supprimer toute opposition pacifique. Une idée qui sera reprise par Macron dans un autre contexte et sous différentes modalités.

2011, année des révolutions arabes, de la solidarité de ceux d'en bas contre un système répressif, corrompu et inégalitaire, c'est aussi l'année où les bourreaux continuent de conclure des alliance pour maintenir le contrôle, la surveillance et la répression sur une population que la classe dominante veut soumise. Le 7 octobre 2011, à Ankara, Claude Guéant et Idris Naim Sahin, ministres de l'intérieur de leurs pays respectifs, signent un « Accord de coopération dans le domaine de la sécurité intérieure entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Turquie ». Cet accord de coopération policière permettait, entre autres, de faciliter le travail de la police turque pourchassant des opposants réfugiés à l'étranger. Des centaines de personnes réfugiées en France peuvent alors, avec l'accord, être menacées d'extradition.

Si l'Etat se pare des vertus de l'Etat de droit dans ses discours, dont il n'y est pour rien (et n'en a accordé aucun), il pratique la politique de la force à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières avec l'argument que cette violence serait légitime et les contrats de ventes d'armes, légaux.

On connaît l'État policier chez nous pour le matraquage de la résistance, la répression des soulèvements de la terre, la criminalisation des syndicalistes, l'intimidation lors des manifestations, à l'étranger, cette violence d'Etat se fait d'une autre façon, par des accords de coopération ou des contrats d'armements. A l'étranger, par son engagement pour couvrir et soutenir militairement des régimes ultra-violents, la France est complice dans le maintien d'un ordre injuste, dans la répression, et même dans la perpétuation de crimes de guerre.

Arrêtons le massacre !

Entre 2014 et 2018 les exportations d'armes françaises ont augmenté de 47% ; elles représentent désormais 11% des ventes d'armes dans le monde. La politique répressive ici est ailleurs clairement criminelle car elle participe à la destruction du monde, de nos frères et sœurs humains. Presque 400 000 morts au Yémen. Plus de 30 000 morts à Gaza. Il faut juger les assassins, ceux qui tirent, ceux qui forment, ceux qui vendent des armes en dépit de tout ce que l'on sait et que l'Etat refuse de voir en face. En 2017 par exemple, la France refuse de recevoir Amnesty International et son rapport qui expose la complicité de la France dans le drame humanitaire au Yémen car elle fait partie, comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, de la coalition menée par l'Arabie Saoudite qui mène une guerre d'agression au Yémen. Cette guerre a fait presque 400 000 morts, répétons-le, des milliers de mutilés et d'orphelins. Alors que la révolution yéménite de 2011 était pacifiste, les forces répressives ont été sans pitié pour défendre le statu quo. Le conflit a encore une dimension sociale car le Yémen est détruit, pauvre et inégalitaire, et c'est bien une révolution qui pourra en finir avec cette injustice et non pas des bombardements sans fin qui n'ont pour seule finalité que de rajouter de la violence à la violence. “Sur la période 2015-2019, la France est fortement engagée auprès des principaux pays de la coalition militaire qui intervient au Yémen. Et cela, alors même que le 27 janvier 2020 le groupe d'experts des Nations unies sur le Yémen rapporte, une nouvelle fois, que : « Toutes les parties ont continué de commettre en toute impunité des violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l'homme au Yémen.”
Dans le cadre de cette guerre, l'Arabie saoudite a passé 11 milliards d'euros de commandes à la France en 9 ans, selon le journal Le Monde. Ainsi, la France est le troisième pays fournisseur d'armes de l'Arabie saoudite (4,3% des importations saoudiennes) sur la période 2015-2019 derrière les États-Unis (73%) et le Royaume-Uni. En 2015, la France a livré à ce pays pour 900 millions d'euros d'équipements militaires dont 115 véhicules blindés ainsi que plus de 700 fusils de précision. Selon le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), en 2016, la France aurait livré des navires intercepteurs aux gardes côtes saoudiens, dans un contexte de blocus maritime partiel du Yémen. En dépit de la guerre d'agression, de la situation humanitaire catastrophique au Yémen où 80% des victimes sont des civils, les affaires restent ; les contrats tiennent.

Parmi les commandes historiques de la France, sans prétendre les passer toutes en revue, il y a eu la vente de 80 avions Rafale en 2021 ; commande passée par les Emirats Arabes Unis. Un contrat intéressant pour les marchands de mort et pour l'Etat puisqu'il est de l'ordre de 16 milliards d'euros. Clairement, la France est complice des guerres menées à la population par les Etats bourgeois et rétrograde comme les monarchies du Golfe qui se surmilitarisent pour menacer et attaquer leur propre peuple, ou des peuples voisins. Tandis que dans ces pays on surexploite, on maltraite, on exécute, on bombarde, on torture, les contrats tiennent toujours.

Alors que le candidat Macron promettait en 2017 de “n'avoir avec le Qatar et l'Arabie Saoudite aucune complaisance”, il a continué les ventes d'armes et s'est rendu complice de crimes de guerre commis par la coalition portée par l'Arabie Saoudite au Yémen. Personne ne lui en tient vraiment rigueur.

Crimes contre l'humanité

Peut-on vendre des armes à ceux qui financent le térrorisme international et prétendre le combattre ? Peut-on combattre le terrorisme en étant complice du térrorisme d'Etat ? La France soutient la guerre, avant Macron et plus encore avec lui. L'Etat français a une lourde responsabilité : il militarise les puissants et criminalise ceux et celles qui résistent. Il faut en finir avec les armée responsables de crimes contre l'humanité, en finir avec leurs complices, ceux qui les arment puis préparent le terrain culturel avec des formules qui donnent le feu vert aux bombardements. “Le droit inconditionnel à se défendre” voulu par la présidente de l'Assemblée Nationale a fait des ravages. Plus de 30 000 personnes ont été exterminées à Gaza, par les bombes, la faim, les pénuries de médicaments. Ce n'est pas de la défense, c'est une guerre ! Ces crimes doivent cesser. Les soutiens discursifs et les contrats d'armements doivent cesser. Le silence médiatique qui laisse faire doit être rompu.

Répression maintenant et à venir

La place de l'Etat oscille en fonction de sa politique, intérieure ou étrangère ; agent principal de la violence ici pour empêcher tout soulèvement social, toute transformation, il agit de concert à l'échelle internationale pour maintenir un ordre du monde inégalitaire et violent. La coopération entre État qu'on a relevé se fait aussi à travers l'Union Européenne. Là non plus la souffrance et les morts ne semblent n'avoir que peu d'influence dans le choix des partenaires commerciaux.

En 2012 l'organisation War Resisters League lance la campagne internationale Facing Tear Gas aux États-Unis ou elle dénonce le gaz lacrymogène comme étant une arme de guerre, un outil de répression et de torture contre les peuples qui luttent pour une réelle démocratie. Aujourd'hui, les commandes se renouvellent quant à leur contenu, mêlant lacrymogène et explosif.
Si le porte-parole du département d'État des États-Unis de l'époque, Patrick Ventrell, a vanté les mérites de ce gaz chimique en affirmant qu'il « sauvait des vies et protégeait la propriété », en France, le ministre de l'intérieur nie qu'il s'agit d'armes de guerre. On sait que c'est tout un arsenal qui a été utilisé à Sainte Soline, pour ne prendre que cet exemple, pourtant Darmanin ne parle pas d'armes de guerre : il a toujours nié la réalité de ses actes. Avec ce même déni, cette même indifférence pour les conséquences, le gouvernement a lancé une énorme commande de grenades pour le maintien de l'ordre en novembre 2023, et ce, pour un budget de plus de 78 millions d'euros : la plus importante depuis plus de 10 ans selon Maxime Sirvins, journaliste à Politis.
Suite de cette commande passée à la firme Condor, des grenades GL-307 vont être distribuées à la police française. Il s'agit d'une arme à « effets combinés ». Elle explose en provoquant un blast sonore et contient aussi des produits chimiques qui déclenchent un flash lumineux, destiné à aveugler. Encore un contrat commercial qui en dit long sur l'esprit de l'institution policière et de l'Etat. Le nom de l'entreprise brésilienne n'est d'ailleurs pas anodin. Il renvoie au plan Condor, terrorisme d'Etat orchestré par la CIA et les services secrets des dictatures du cône sud (Chili, Argentine, Bolivie, Brésil, Paraguay et Uruguay) dès le milieu des années 1970 pour lutter contre les syndicalistes, les communistes, les révolutionnaires. Les stocks vont alimenter la guerre contre les nouveaux subversifs du XXIème siècle, ceux et celles qui défendent leurs droits et la vie sur terre.

Inquiétant : un test mené en 2020 au Brésil démontre que des « fragments » ont été propulsés bien au-delà des 10 mètres annoncés. « Plusieurs grenades ont, en plus d'exploser tardivement, projeté des éclats à plus de 42 mètres » précise Maxime Sirvins dans Politis.

La voie internationaliste comme issue de secours

Les puissants se reconnaissent entre eux, se célèbrent, se décorent et se congratulent ; il faut bâtir un monde où aucun tyran, exploiteur, écocidaire, ne puisse être décoré ou célébré. Alors que l'ancien président François Hollande à remis la médaille de la légion d'honneur au prince héritier d'Arabie saoudite, Mohammed ben Nayef, également ministre de l'Intérieur, en 2016, Macron, quant à lui, a décoré Patrick Pouyanné, à la tête du polluant groupe TotalEnergies. Il lui semblait opportun aussi de décorer Jeff Bezos (2023). Par ailleurs, il entretient à côté de ça de très bons rapport avec les monarques des pays du Golfe qui le traitent comme “un ami.” A ceux qui fraudent, précarisent, polluent, assassinent, la Patrie est reconnaissante.

Ces accointances dramatiques permettent les accords commerciaux et participent au problème de la guerre contre les peuples qui est aussi, dans le cadre du capitalisme, une guerre contre la biodiversité. Il faut le dire : favoriser l'accumulation du Capital est un choix criminel. C'est le choix de la mort. La politique austéritaire des grandes puissances comme la France, dopée à la croissance fossile et au glyphosate risque d'en finir avec l'humanité. Si le discours est vert, le résultat est vert-de-gris. Ils savent mais mentent, gagnent du temps, et continuent de nous enfoncer dans les abîmes de la catastrophe climatique sans jamais l'assumer, être contredit, ou avoir de compte à rendre quant à leur imposture.

Aujourd'hui le Capital et les énergies fossiles sont les armes les plus massives qui existent car elles ont un impact de destruction systématique sur le vivant. L'arrêt d'urgence à tirer doit être double : en finir avec les ventes d'armes et mettre un terme au cycle d'accumulation du Capital, car les deux sont porteurs d'une destruction de masse. Si le soutien militaire à des pays impérialistes responsables de crimes de guerre pose problème, la continuité capitaliste dans les énergies fossiles est tout aussi criminelle et couvert de la même impunité.

Aux Etats-Unis, Trump a accéléré la dévastation mais de façon assumée, à la différence de Macron, et il se prépare pour un nouveau mandat encore plus destructeur. “Il a dit : Et alors ? Courons au précipice aussi vite que possible, maximisons l'utilisation des combustibles fossiles, y compris les plus dangereux d'entre eux, supprimons toutes les réglementations qui en atténue quelques peu les effets, dépêchons-nous de tout détruire au bénéfice de mes maîtres, les dirigeants d'Exxonmobil avides de profits.” Les criminels de guerre et criminels climatiques devraient rendre des comptes et ça ne se fera pas sans mobilisation, sans libération.

Soyons prêts et organisés : contre les Trump, violeur et corrompu, enclin à en finir avec l'espèce humaine, contre les représentants de la bourgeoisie et des vendeurs d'armes, comme Macron ou Biden, il faut avancer solidaire, avec l'esprit internationaliste, ne reconnaissant comme frontière que la classe sociale.

Organisons nous contre les agressions impérialistes ; au-delà des frontières, soutenons les peuples attaqués, comme ceux d'Ukraine, de Gaza ou du Yémen. Parlons-en autour de nous. Les peuples victimes d'invasion, d'occupation, ont le droit de se défendre, et même militairement en vertu du droit international12. Défendons-les car sans justice il n'y aura pas de paix.

Plutôt que de flatter les puissants, de faire du business avec eux et de les décorer on ferait mieux d'être du côté des opprimés, des femmes, des prisonniers, des prisonnières, des exploités, des organisations qui luttent pour la paix, contre les bombardements, pour le partage des richesses et une alternative écosocialiste. Tout reste à faire.

Maxime Motard, membre de la cimade et militant écosocialiste

Notes
1. “European arms imports nearly double, US and French exports rise, and Russian exports fall sharply”, 11 mars 2024, SIPRI..
https://www.sipri.org/media/press-release/2024/european-arms-imports-nearly-double-us-and-french-exports-rise-and-russian-exports-fall-sharply
2. Amnesty International, "LE PRÉSIDENT MACRON S'APPRÊTE À RECEVOIR AL-SISSI SUR FOND DE RÉPRESSION EN ÉGYPTE”, 2/12/2020. ”https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/macron-al-sissi-france-egypte
3. Amnesty International, “LA FRANCE TOUJOURS L'UN DES PLUS GROS FOURNISSEURS DE L'ARABIE SAOUDITE”, 12/03/2020.
https://www.amnesty.fr/controle-des-armes/actualites/la-france-toujours-lun-des-plus-gros-fournisseurs
4. Mathilde Damgé, “Vente d'armes : l'Arabie saoudite a passé 11 milliards d'euros de commandes à la France en 9 ans” 23 octobre 2018, Le Monde.
https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/10/23/arabie-saoudite-12-milliards-d-euros-de-commandes-d-armes-a-la-france-en-neuf-ans_5373432_4355770.html
5. War Resisters League, http://www.warresisters.org/
6.Facing Tear Gas : http://facingteargas.org/
7.“When used appropriately these products can save lives and protect property” State Department spokesman Patrick Ventrell said. Egypt imports tear gas from U.S. to battle pro-democracy protestors, World Tribune, 26 février 2013. http://www.worldtribune.com/2013/02/26/egypt-imports-tear-gas-from-u-s-to-battle-pro-democracy-protestors/
8.Maxime Sirvins, “Éclats et traumatismes sonores : les nouvelles grenades du maintien de l'ordre,” Politis, 14 février 2024.
9. “Des projectiles de gaz lacrymogène de l'entreprise Condor (en plus des armes de Defense Technology ou NonLethal Technologies en provenance des États-Unis) ont été utilisés pour mater les manifestants de la place Taksim, et partout ailleurs en Turquie, depuis le début du mouvement fin mai 2013. Amnesty International et six organisations turques de médecins ont dénoncé la violence de la répression policière et
l'utilisation abusive de grenades lacrymogènes comme « armes chimiques ».” Jérôme Duval “Lacrymogène, arme chimique de répression massive”, 25 juin 2013, CADTM.
https://www.cadtm.org/Lacrymogene-arme-chimique-de
10. On connaissait déjà la grenade GM2L qui a mutilé plusieurs personnes à Sainte-Soline et arraché des mains lors de manifestations et de Free Party. Parmis les blessés graves évoquons Serge. Six mois après la manifestation de Sainte-Soline, ce camarade qui fut grièvement blessé ne s'est toujours pas remis. Il garde des séquelles irréversibles liées à la brutalité de l'explosion de la grenade GM2L et à la durée de son coma. La grenade qui l'a percuté a détruit une oreille interne, mettant à mal son équilibre et provoquant une surdité définitive de l'oreille impactée ainsi qu'une baisse de vision. Aussi, le traumatisme crânien a causé une paralysie faciale et des difficultés de mobilité des membres. Là encore, les responsables n'ont rendu aucun compte ; aucune excuse n'a été faite. Pour en savoir plus : https://lescamaradesdus.noblogs.org/post/2023/09/25/communique-n6-un-bilan-detape-de-la-situation-du-s/
11. Noam Chomsky, Vijay Prashad, Le retrait, LUX, 2024. p. 60.
12.Hélas, le soutien est davantage présent pour les pays agresseurs que pour les pays agressés : selon le comité français du réseau européen de solidarité avec l' Ukraine, “seul le tiers des munitions promises a été livré. Les tirs russes sont très, très supérieurs aux tirs ukrainiens. L'infériorité technique de l'armée ukrainienne est directement la conséquence d'une politique de restrictions délibérées dans laquelle la France se distingue, en queue de peloton avec 0,07 % du PIB et 1,98 milliard d'euros d'aide dont 0,7 milliard d'aide militaire, d'après les analyses des organismes indépendants spécialisés (ISW, Kiel Institute) qui soulignent d'ailleurs l'opacité de ces « aides », surévaluées tant par le ministère que par la Commission de la défense de l'Assemblée nationale.”

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10 milliards en moins ? Le mensonge, les prétextes et les dégâts

19 mars 2024, par Clémentine Autain — , ,
C'est donc (re)parti pour une cure d'austérité. Le gouvernement vient d'annoncer des coupes budgétaires d'ampleur qui touchent frontalement tous les domaines de l'État, de (…)

C'est donc (re)parti pour une cure d'austérité. Le gouvernement vient d'annoncer des coupes budgétaires d'ampleur qui touchent frontalement tous les domaines de l'État, de l'écologie à l'école en passant par l'emploi. Une décision sans le moindre débat démocratique.

23 février 2024 | tiré de regards.fr
https://regards.fr/10-milliards-en-moins-le-mensonge-les-pretextes-et-les-degats/

De « quoiqu'il en coûte », il n'est décidément plus question. Le couperet est tombé : le budget de l'État sera amputé de 10 milliards pour 2024. L'annonce de Bruno Le Maire dit tout de la Macronie. La duperie pour appuyer une orientation politique. Le choix du privé et des plus riches, contre les services publics et l'écologie. Le mépris total pour le Parlement et la démocratie, cette décision étant imposée par décret. Un combo.

Diminuer les budgets de l'État et ne pas augmenter les impôts des revenus du capital et des hyper-riches, c'est un choix de société, celui du libre marché et de la loi de la jungle. Pour ce nouveau coup de rabot, aussi fou que cela puisse paraître avec la catastrophe climatique les budgets pour l'écologie paient un lourd tribut. Et les services publics trinquent, ce patrimoine de ceux qui n'en ont pas, ce lieu de l'affectation primaire des richesses. Un drame pour l'égalité et la cohésion sociale.

Le mensonge

Une fois de plus, le gouvernement a agi sur la base du mensonge. Ce dépeçage de notre dépense publique a été savamment calculé par le gouvernement. Le motif ? Un changement de prévision de croissance. Le ministre de l'Économie table aujourd'hui sur 1% de croissance du Produit Intérieur Brut – au passage, rappelons l'urgence à sortir de ce maudit indicateur productiviste qu'est le PIB ! Or, au moment du vote du budget, Bruno Le Maire disait s'appuyer sur une anticipation de 1,4% de croissance. Une surévaluation de totale mauvaise foi puisque l'OCDE évoquait alors une croissance de 1,1%, la commission européenne de 0,8% et le Haut Conseil des Finances publiques de 1%.

En décembre dernier, quand venaient les conclusions des agences de notation, l'ensemble des journaux économiques pointaient une croissance au ralenti et des prévisions assombries. Mais qu'affirmait encore Bruno le Maire, alors interrogé sur France Inter ? « Je maintiens mes prévisions de croissance […] Je reste sur 1,4% ». Plus c'est gros, plus ça passe ? La duperie est pourtant passée avec de grosses ficelles.

Les prétextes

Le reste du travail de légitimation d'une telle décision repose sur le mantra « On n'augmente pas les impôts » et le matraquage sur la dette. Car c'est en leur nom que les suppressions de postes dans les services publics ou de programmes sociaux et environnementaux de l'État sont actées. Il n'est pourtant pas compliqué de s'ouvrir l'espace mental…

D'abord, pourquoi toujours privilégier la baisse de la dépense publique et non l'augmentation des recettes ? Mieux remplir les caisses de l'État aujourd'hui, ce n'est pourtant pas compliqué. Surtout quand on pense aux dividendes des entreprises du CAC 40 versés en 2023 : 97 milliards, soit 21% de plus qu'en 2022 ! Ils ont grimpé dix fois plus vite que l'inflation et on laisse faire. Au même moment, les quatre milliardaires français les plus riches ont augmenté leur fortune de 87% depuis 2020 !

Quand le gouvernement propose de ne pas toucher aux impôts, c'est pour protéger les revenus du capital et les très riches. Pourquoi serions-nous à ce point obligés de comprimer nos dépenses publiques ? Je ne vois que la soumission aux marchés.

Franchement, rétablir l'ISF ou la flat-tax, c'est simple comme bonjour. Revenir sur la suspension de la Contribution sur la valeur ajoutée de l'entreprise (CVAE) aussi, ce qui remettrait pile 10 milliards en plus dans les caisses publiques. Il est tout aussi simple d'instaurer une taxe sur les super profits, d'autant que cette proposition a déjà été adoptée par l'Assemblée nationale, avant d'être balayée par un 49.3.

Le discours globalisant sur les impôts est terriblement pervers. Quand le gouvernement propose de ne pas y toucher, c'est pour protéger les revenus du capital et les très riches. Mais la Macronie veut ainsi laisser entendre qu'elle cajole les classes moyennes dont le sentiment de payer trop d'impôt, pour un rendu de moins en moins satisfaisant en termes de services publics, est réel. La vraie question, de justice sociale et environnementale, est de savoir quels impôts on baisse et lesquels on augmente pour satisfaire nos besoins. Ce débat est confisqué par une approche dilatoire et démagogique. L'urgence, c'est de réhabiliter l'impôt, en le rendant nettement plus progressif.

Il reste le poids de la dette, rabâché à l'envi pour nous faire peur et rendre inéluctable la baisse de la dépense publique. Le choix macroniste de couper 10 milliards s'inscrit dans la lignée des dernières résolutions adoptées par l'Union européenne, auxquelles s'est opposée notre délégation emmenée par Manon Aubry. Une nouvelle cure d'austérité est prévue à cette échelle et le compte attendu s'élèverait à 27 milliards en moins pour la France. Or, ces saignées n'ont strictement rien d'inéluctables.

En effet, contrairement à des pays plus périphériques comme la Grèce, l'Italie ou l'Espagne, la France n'a aucun problème à contracter de la dette sur les marchés financiers. Le titre est perçu comme un actif sûr, à l'instar de l'Allemagne ou des Pays-Bas. Pour l'État français, les investisseurs demandent même deux fois plus de titres que ce qui est émis ! Nous ne sommes pas menacés par une hausse des taux d'intérêts. Alors pourquoi le gouvernement français se soumet-il à la discipline de marché ? L'État fait semblant d'être sous contrainte. A-t-il réellement peur des agences de notation ? Ce serait absurde puisque les dernières dégradations des notes de la France n'ont pas détérioré le taux d'intérêt de l'emprunt. Nous avons besoin des marchés mais eux aussi ont besoin de nous, de notre dette publique qui fonctionne comme une huile de rouage dans leurs transactions. Et par ailleurs, nous sommes protégés par la Banque centrale européenne (BCE) qui pourrait racheter nos titres verts si nous en émettons davantage.

De ce point de vue, les États-Unis de Biden sont beaucoup plus décomplexés. Ils ne craignent pas de s'endetter et le sont aujourd'hui infiniment plus que nous. Ils ont par exemple mis en œuvre le programme Inflation Reduction Act (IRA) avec un plan d'investissement de 400 milliards d'euros pour atteindre les objectifs de réduction d'émissions de gaz à effet de serre et un volet pour réduire le coût des soins, notamment pour les personnes âgées. Et leur économie ne s'est absolument pas effondrée. Au contraire même, Les Échos relève régulièrement sa bonne santé. Quant au FMI, il prévoit une hausse de la dette publique dans les pays riches pour faire face au choc climatique. Et chaque année perdue sur la transition écologique ajoute de la dette publique future, comme le rappelle l'ADEME. Alors, pourquoi serions-nous à ce point obligés de comprimer nos dépenses publiques ? Je ne vois que la soumission aux marchés.

Les méfaits

Au nom de la dette, faire l'économie de 2,2 milliards sur les dépenses de la transition écologique, comme vient de l'annoncer le gouvernement, est une grossière erreur de gestion des finances publiques. L'écologie, « combat du siècle », « priorité du président de la République », peut-on lire sur le site de l'Élysée. Quel blabla ! C'est notamment le programme « Énergie, climat et après-mines » qui va être amputé de 950 millions d'euros. Or, il a pour missions de diriger la France vers la neutralité carbone à horizon 2050, de développer les énergies renouvelables et de soutenir la rénovation énergétique des bâtiments. Le gouvernement s'attaque à la prime Rénov : l'enveloppe passera de 5 à 4 milliards d'euros. Or, 4,8 millions de résidences principales sont des passoires thermiques – et 6,6 millions de résidences au total. La prime Rénov pour 2023 visait la rénovation de… 200 000 logements – et nous savons que le gouvernement n'arrive même pas réaliser ses objectifs ! Pour 2023, ce sera donc une goutte d'eau dans un océan de besoins. Affligeant.

Le couperet s'annonce sévère dans l'enseignement scolaire : entre 8000 et 11 000 postes vont être supprimés. Souvenez-vous, Gabriel Attal disait le 9 janvier 2024 : « Je réaffirme l'école comme la mère de nos batailles à qui je donnerai tous les moyens nécessaires pour réussir ». Balivernes.

Pour moitié des 10 milliards annoncés, Bruno Le Maire prévient qu'il va couper dans le budget de fonctionnement. Pour l'essentiel, il s'agira donc d'emplois publics. Le couperet s'annonce sévère dans l'enseignement scolaire : entre 8000 et 11 000 postes vont être supprimés. Souvenez-vous, Gabriel Attal disait le 9 janvier 2024 : « Je réaffirme l'école comme la mère de nos batailles à qui je donnerai tous les moyens nécessaires pour réussir ». Balivernes. La recherche va prendre également très cher, avec une suppression de 904 millions. Alors que l'on nous fait de grands discours sur la formation professionnelle, le budget dédié se trouve attaqué. Quant à l'aide au développement et la diplomatie, elle sera également sabrée. À ce compte-là, nous sommes très loin d'avoir un autre projet à l'échelle internationale que la vente d'armes et les accords de libre-échange. Consternant.

Au total, des missions d'intérêt général sont maltraitées pour des motifs dogmatiques. Seul un gouvernement totalement soumis aux normes de marché peut s'enferrer dans une telle voie. Et il ose le faire par la voie réglementaire, comme cela lui est possible sous la Vème République dont il est plus que temps de sortir. Mon collègue Éric Coquerel, président de la commission des finances à l'Assemblée nationale, vient de demander un projet de loi de finances rectificatif. Car il est inadmissible que de telles décisions soient prises par décret.

Clémentine Autain

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Allemagne - Pourquoi nous rejetons l’Alliance Sahra Wagenknecht

19 mars 2024, par Internationale Sozialistische Organisation — , ,
Le 23 octobre, Sahra Wagenknecht a participé à une conférence de presse pour annoncer la fondation d'un nouveau parti. L'association au nom évocateur Alliance Sahra Wagenknecht (…)

Le 23 octobre, Sahra Wagenknecht a participé à une conférence de presse pour annoncer la fondation d'un nouveau parti. L'association au nom évocateur Alliance Sahra Wagenknecht - Pour la raison et la justice a été lancée. Parallèlement, la reine sans couronne et neuf autres député·es ont déclaré leur démission de Die Linke. Le groupe parlementaire au Bundestag a de fait éclaté.

Tiré de Inprecor 718 - mars 2024
13 mars 2024

Par Internationale Sozialistische Organisation

Nous considérons que cette scission constitue un projet de rupture avec les positions de la gauche. On n'y trouve aucune référence à une société socialiste et à une perspective internationaliste, pas plus qu'à la classe ouvrière. En lieu et place, il est question de la prospérité de l'économie allemande et d'une plus grande autonomie de la politique allemande. Certes, l'accent est mis sur l'importance de la question sociale, mais les intérêts économiques occupent le premier plan. Sur les questions de société, le BSW (1) se positionne plutôt à droite de l'échiquier politique. Cela est particulièrement évident pour ce qui concerne les questions de migrations, de catastrophe climatique, de féminisme et d'émancipation des personnes appartenant au spectre LBGTQIA+. Les termes porteurs du manifeste fondateur de BSW – « sérieux », « normal », « performance qui doit être récompensée », « honnête », « bon sens », « raisonnable », etc. – sont tous compatibles avec l'arsenal conceptuel des forces conservatrices, d'extrême droite et de l'AfD, et ont manifestement été employés délibérément pour cette raison.

Nos perspectives

La fondation de cette organisation est en outre réalisée de manière extrêmement antidémocratique sous la forme d'un processus piloté d'en haut avec des agences de communication. Des responsables de Die Linke et d'autres partis sont débauchés de manière ciblée. Ce n'est certainement pas de cette manière que l'on peut favoriser un mouvement de renouveau de l'idée socialiste, si nécessaire aujourd'hui.

Nous considérons la fondation de BSW et le parti qui sera formé sur cette base comme un projet rétrograde et nous refusons d'y participer. Nous continuerons à nous impliquer dans le parti Die Linke, même si nous craignons que le parti ne se détache de ses positions partiellement anticapitalistes, qu'il continue à miser beaucoup trop sur les élections, qu'il continue à être trop influencé par les député·es plutôt que par les instances élues du parti et qu'il soit politiquement subordonné aux sociaux-démocrates et aux Verts dans les gouvernements régionaux auxquels il participe. Nous considérons que notre tâche est d'empêcher cela et de contribuer au renforcement d'une aile gauche du parti qui ne mise pas sur la co-gouvernance et la cogestion des rapports capitalistes, mais sur une opposition radicale et un changement fondamental des rapports de force en faveur des salarié·es, des exclu·.es et des exploité·es.

Nous voulons un parti, Die Linke, qui soit différent de tous les autres partis aussi bien dans sa pratique que dans sa culture politique. Un parti de gauche fort et un Die Linke fort nécessitent une orientation réelle vers les mouvements sociaux à caractère émancipateur, en dialogue avec eux, avec une participation aux luttes et avec des efforts constants d'implantation à la base, dans les entreprises et les quartiers.

Le 31 octobre 2023

1. Bündnis Sahra Wagenknecht

L'ISO, Internationale Sozialistische Organisation, est la section allemande de la IVe Internationale.

Déclaration traduite par Pierre Vandervoorde.

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Europe - Crise du secteur agricole : colère dans les campagnes

19 mars 2024, par Isa Alvarez Vispo — ,
Ces jours-ci, les campagnes font la une des journaux et des écrans. On répète ça et là que les campagnes sont en colère. Certains d'entre nous, qui ne vivent pas de ce qu'ils (…)

Ces jours-ci, les campagnes font la une des journaux et des écrans. On répète ça et là que les campagnes sont en colère. Certains d'entre nous, qui ne vivent pas de ce qu'ils cultivent, donnent leur avis et leurs analyses sur ceux qui le font, avec ce que ce genre d'analyse réveille de doute quant aux limites de nos analyses. L'Europe et sa politique agricole commune (la fameuse PAC), les coûts élevés et la faible rémunération de l'agriculture, le traité avec le Mercosur sont cités parmi les principales causes de colère. Mais si l'on regarde de plus près ces mobilisations et les sujets autour desquels elles émergent, on s'aperçoit qu'elles s'enracinent dans des problématiques plus profondes.

Tiré de Quatrième internationale
16 mars 2024

Par Isa Álvarez Vispo

La première chose à noter est qu'il n'y a pas un camp en particulier, mais plusieurs camps qui se mobilisent. Si une grande entreprise multinationale était menacée de couper les approvisionnements extérieurs dont elle dépend, toute l'entreprise serait en colère, mais la situation des propriétaires de cette entreprise et celle des travailleurs seraient différentes. Alors que les propriétaires seraient préoccupés par le fait de ne pas perdre, les travailleurs seraient préoccupés par le fait de survivre. La capacité à résister et à faire face aux crises n'est pas homogène et est traversée par de multiples axes, à commencer par le capital, le pouvoir de décision et le pouvoir de manœuvre dont chacun dispose. Le milieu rural et le secteur européen de l'agriculture et de l'élevage ne sont pas des multinationales, mais ils ont des distances et des inégalités de pouvoir similaires. C'est pourquoi, dans certains pays, comme la France et l'Allemagne, les organisations paysannes se sont attachées à faire comprendre que dans ces mobilisations, tout n'est pas pareil, qu'il y a les intérêts des grandes entreprises, les employeurs agricoles, qui se battent pour ne pas perdre et pour maintenir les macro-projets, alors qu'ils cherchent à survivre avec des vies dignes.

Ils insistent sur le fait que malgré les dates de mobilisation communes et leur rôle à tous dans ce qui se passe dans les champs, ils ne font pas la paire. Ainsi, alors qu'ils réclament une sécurité sociale agricole, des revenus décents et une alimentation qui assure la subsistance des personnes et le refroidissement de la planète, d'autres cherchent à maintenir un modèle qui ne nourrit que les intérêts extractivistes , eux-mêmes soutenus par l'argent public. En outre, à cheval entre les grandes entreprises et les petits agriculteurs, il existe d'autres productions de taille moyenne qui, sans être des géants, ne s'identifient plus comme des petites entreprises ou des agriculteurs. Elles ont adopté le discours du grand comme objectif, mais cette échelle n'est qu'une illusion et leur capacité de manœuvre n'est pas celle des grands capitaux. Ce sont des productions avec un chiffre d'affaires de plusieurs euros, mais elles sont esclaves du modèle, très endettées et avec peu de marge de décision.

Au milieu de toute cette agitation, la droite et l'extrême droite cherchent à attirer le chaland et les grands syndicats agricoles, le moindre mal. Dans ce pays, il n'a pas fallu longtemps pour que les journaux titrent sur la responsabilité de l'écologie dans tout ça, comme si le changement climatique n'existait pas et que les politiques de l'UE étaient écologiques. Cette même UE qui, à la fin de l'année 2023, a approuvé la poursuite de l'utilisation du glyphosate. En réalité, les problèmes du secteur trouvent leur origine dans un modèle agricole et des politiques qui l'ont poussé à son paroxysme. Un modèle qui ignore les besoins et les capacités de la terre et des écosystèmes, générant des illusions avec des intrants. Un modèle orienté vers le marché mondial et totalement dépendant des subventions qui n'est plus viable. L'énergie n'est plus bon marché, ni pour la production, ni pour le transport des produits à des milliers de kilomètres, et même les chiffres de la PAC ont des limites.

Le traité du Mercosur, si souvent évoqué ces jours-ci, n'est qu'une goutte d'eau de plus dans un verre très troublé. Le changement climatique brise les illusions et fixe des limites à l'artificialisation de l'environnement. Les sécheresses, les pluies torrentielles et/ou les températures anormales ne peuvent être gérées par le drone. Alors que le changement climatique gifle et génère de l'instabilité dans le secteur, l'UE tente de se parer de vert et d'appliquer des mesures qui justifient de parler de durabilité, mais sans véritable plan qui accompagne une transition et assure la pérennité dans l'intervalle. Tout cela génère de la colère, de la colère dans l'agro-industrie qui produit les intrants, de la colère parmi ceux qui savent qu'ils en dépendent, et de la colère parmi ceux qui n'en dépendent pas tant que ça, mais qui savent que le coût du changement finit toujours par être payé par les plus vulnérables.

Pour toutes ces raisons, il est réaliste de penser que les droites plus ou moins extrêmes peuvent trouver leur compte dans ces mécontentements. Les différences de modèles et de tailles existent, mais la réalité est que tous, surtout les plus petits et les zones rurales en général, ont été ignorés pendant des années par toutes les sphères politiques. Dans les positions de gauche, il n'y a pas eu de propositions énergiques pour soutenir la défense des petites entreprises et la transition vers d'autres modèles. Dans les discours progressistes plus traditionnels qui parlent de la lutte des travailleur.euses et/ou des classes, on parle toujours de l'urbain, de celleux qui vivent et travaillent sur l'asphalte, et rarement du milieu rural, qu'on sait périphérique. La paysannerie n'est pas identifiée comme essentielle à la lutte des travailleur.euses, alors que sans elle, ils ne peuvent littéralement pas se nourrir. Cela laisse la porte ouverte à ceux qui se tournent soudainement vers le milieu rural, le perçoivent comme un lieu propice à leur profit et tiennent des discours qui, bien que plus bruyants que contenus, semblent s'adresser à celleux qui n'ont jamais été servis.

À ce stade, il est également important de rappeler qu'au-delà des zones rurales qui se rebellent, il y a des gens dans les campagnes qui n'en ont pas l'occasion et ne sont ni nommés ni rendus visibles dans ces révoltes. La ruralité se mobilise, à quelques exceptions près, au masculin singulier ou au pluriel intéressé. Les revendications portent principalement sur le marché. Dans les mobilisations, on voit beaucoup de machines et peu de mains, encore moins de mains de journaliers, on voit surtout des barbes blanches et des crânes chauves et peu de femmes qui mettent des visages, des voix et des besoins sur des propositions et des revendications. Si, sous le regard hétéropatriarcal urbain, la lutte des travailleur.euses ignore celleux qui la nourrissent, il en va de même pour le secteur primaire, qui semble ignorer toute l'aide familiale gratuite qui permet d'équilibrer les comptes, ainsi que les travailleur.euses journalier.es qui, dans des conditions de semi-esclavage dans de nombreux cas, sont essentiels pour que la chaîne puisse continuer à fonctionner. Le discours semble toujours se concentrer sur la manière de soutenir le marché et non sur la manière de soutenir la vie. Les plus négligéEs continuent d'être négligéEs.

La question de savoir qui va nous nourrir, alors que c'est la grande question, n'est pas posée à ce jour. Bien qu'il y ait des différences dans les domaines, dans le secteur primaire, il y a un surplus d'entreprises, mais pas un surplus de personnes. Dans un secteur marqué par l'abandon et le vieillissement, le défi est de générer des transitions qui peuvent soutenir des voies vers des modèles plus durables, équitables et passionnants qui peuvent soutenir et nourrir les gens et la planète d'une manière équitable. Des modèles qui ferment les cycles et qui n'ignorent pas que se nourrir fait partie des soins, des formules basées sur la coopération et non sur des modèles compétitifs qui se contentent de blâmer celleux qui sont au bas de l'échelle au lieu de lutter contre ceux qui les étouffent d'en haut. Nous avons besoin de modèles qui demandent qui décide de notre alimentation, qui parlent de droits, qui proposent la souveraineté alimentaire, le droit de décider de notre alimentation avec des critères de justice sociale et environnementale, comme un parapluie sous lequel s'abriter. Les solutions au changement climatique ne viendront pas de technologies énergétiques non durables, mais d'un regard vers la Terre et de la construction d'une coexistence entre ses besoins et les nôtres. Il est temps de concevoir des politiques qui accompagnent cette transition, qui soient réellement durables. Nous vivons une période compliquée, mais aussi une période d'opportunités. Une occasion de voir que d'autres modèles sont non seulement possibles, mais qu'ils existent déjà. De prendre conscience de l'interdépendance du territoire et d'abandonner le fantasme urbain de l'autosuffisance. Il est urgent de valoriser et de souligner le caractère essentiel de ceux qui nourrissent le monde et d'accompagner les transitions qui soutiennent la vie.

Le 3 février 2024, traduit de Viento Sur

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Manifeste pour la paix/Un monde juste

19 mars 2024, par Collectif — , ,
Vous et moi avons besoin de paix. La paix dans notre pays, la paix avec nos voisins, la paix dans nos familles, la paix en nous. L'absence de paix, c'est la peur, des vies (…)

Vous et moi avons besoin de paix. La paix dans notre pays, la paix avec nos voisins, la paix dans nos familles, la paix en nous. L'absence de paix, c'est la peur, des vies vulnérables pour nous et nos enfants, l'amertume pour notre pays, la honte de notre incapacité à arrêter la catastrophe. Mais il y a aussi ceux, peu nombreux, pour qui l'absence de paix est un immense profit. C'est aussi un moyen de nous manipuler, nous qui vivons d'un salaire à l'autre.

Au cœur de cette injustice se trouve le problème de l'inégalité, qui déchire littéralement la Russie. Les inégalités économiques et politiques sont indissociables. Vladimir Poutine et les élites qui lui sont associées se sont appropriés et ont concentré entre leurs mains des ressources économiques colossales créées par le travail de plusieurs générations. C'est ainsi qu'un groupe de fonctionnaires et d'hommes d'affaires a acquis un pouvoir politique illimité. Cette énorme richesse aurait pu être utilisée dans l'intérêt commun. Mais au lieu de cela, on nous a imposé la réforme des pensions, le SWO et la mobilisation illimitée.

QUI SOMMES-NOUS ET QUE DEMANDONS-NOUS ?

Notre initiative a rassemblé des personnes d'opinions démocratiques, socialistes et communistes - des politiciens, des blogueurs, des activistes. Nous avons élaboré un programme minimum capable d'unir des dizaines de millions de personnes qui n'ont actuellement aucune voix. Nous voulons transformer notre pays en un lieu de développement pacifique et harmonieux, au lieu d'un train blindé qui se précipite sous les rochers. Et nous savons comment le faire.

Nous exigeons une paix juste ! Pas une trêve temporaire, un bref répit, après lequel tout ce cauchemar reprendra de plus belle. Nous, nos enfants et nos petits-enfants avons besoin d'une paix réelle, complète et juste :

1. LA PAIX DANS LES FAMILLES

Ni les mobilisés ni leurs familles ne savent quand l'opération militaire spéciale prendra fin. Des frères, des fils, des maris attendent à la maison des gens ordinaires, très semblables à nous, de l'autre côté du front.

Les mobilisés doivent rentrer chez eux. Nous demandons l'annulation du décret présidentiel N 647 du 21 septembre 2022 "sur l'annonce de la mobilisation partielle dans la Fédération de Russie".

LA VIOLENCE DÉTRUIT LES FAMILLES

De nombreux participants aux conflits armés reviennent avec un psychisme affaibli, ce qui entraîne une recrudescence de la violence domestique. Elle touche les plus vulnérables - les femmes, les enfants et les personnes âgées. Il est nécessaire de mettre en place des programmes de réhabilitation pour les anciens militaires et des centres d'accueil pour les victimes de la violence domestique. Une assistance psychologique gratuite est nécessaire pour tous ceux qui en ont besoin.

UN SOUTIEN AU LIEU D'INTERDICTIONS

Empruntant les rêves les plus radicaux des ultraconservateurs américains et européens, les fonctionnaires russes envahissent nos vies privées et familiales. Ils nous enseignent qui peut être aimé et qui ne peut pas l'être. Ils tentent d'interdire l'avortement, ils veulent dicter aux femmes quand et combien d'enfants elles doivent avoir. Tout cela se fait sous le prétexte de défendre des valeurs traditionnelles nouvellement inventées.

Mais les femmes modernes qui combinent travail et maternité n'ont pas besoin d'interdictions ! Nous avons besoin d'autres choses : des crèches, des jardins d'enfants et des écoles gratuits, une augmentation du capital maternité, des logements abordables pour les jeunes parents.

La démographie dépend directement du niveau de vie général, de notre confiance en l'avenir.

2. UN MONDE SANS ANNEXIONS

Les acquisitions territoriales forcées sont la mèche qui couve une nouvelle catastrophe. Elles ne feront qu'alimenter une course aux armements au détriment d'une économie pacifique. Les hostilités doivent cesser et tous les habitants des territoires concernés doivent jouir pleinement de leurs droits sociaux, démocratiques, culturels et linguistiques.

3. UN MONDE DE TRAVAIL DÉCENT

Nous avons besoin de vie, pas de survie ! Un programme à long terme est nécessaire, comprenant

l'indexation des pensions à un taux nettement supérieur à l'inflation

une augmentation conséquente du salaire minimum

l'augmentation des salaires dans le secteur public

Renforcement du rôle de l'inspection du travail

une politique active de l'État sur le marché du travail - créer des emplois socialement utiles et bien rémunérés (nous avons besoin de plus d'éducateurs, d'enseignants, de médecins et de travailleurs sociaux)

rétablissement de l'âge de la retraite : 55 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes.

4. LA PAIX SUR LE LIEU DE TRAVAIL

Nous sommes tous très dépendants de l'environnement de travail. Nous voulons tous être protégés de l'arbitraire de nos supérieurs. Nous voulons tous être respectés. Nous méritons tous d'avoir notre mot à dire dans les affaires des entreprises et des industries auxquelles nous consacrons une grande partie de notre vie.

Cela n'est possible que si les conditions nécessaires à la création de véritables syndicats sont réunies. L'une de ces conditions est le plein droit de grève. L'expérience et les études internationales montrent que lorsque les travailleurs sont protégés par des syndicats démocratiques et peuvent influencer la politique de l'entreprise, la productivité du travail augmente plus rapidement, la rotation du personnel est plus faible et l'ambiance au sein de l'équipe est meilleure.

5. LA PAIX DANS L'ESPACE PUBLIC

En 2024, le professeur socialiste Boris Yulievich Kagarlitsky est condamné à une peine de cinq ans de prison pour un message posté sur Telegram. Il fait partie des 30 000 défenseurs d'une paix juste qui ont été détenus, condamnés à une amende, arrêtés ou emprisonnés au cours des deux dernières années.

La recherche provocatrice d'espions et de traîtres par le régime divise la société pour mieux la réprimer. Après la mort d'Alexei Navalny, il est particulièrement clair que nous devons exiger la fin de la guerre civile déclenchée par les autorités contre les opposants politiques. Ainsi que l'annulation des articles répressifs du code pénal, y compris l'article 207.3 du code pénal ("article sur les faux"), et la libération et la réhabilitation complète de toutes les personnes condamnées en vertu de ces articles.

6. LA PAIX POUR TOUS, PAS POUR QUELQUES UNS

La concentration des ressources financières entre les mains de quelques-uns, qu'il s'agisse d'hommes d'affaires ou de fonctionnaires, conduit à la dictature. Il est nécessaire de limiter l'influence de la richesse sur le processus politique. Les compagnies pétrolières et gazières et les autres grandes entreprises doivent être placées sous contrôle public. Sinon, leurs énormes profits continueront d'être transformés en yachts personnels, en palais et en instruments de meurtre de masse.

Nous exigeons la responsabilité pénale pour l'enrichissement illégal des fonctionnaires et des députés à tous les niveaux, avec la confiscation des revenus si un fonctionnaire ne peut pas expliquer leur origine légale. (Ratification de l'article 20 de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la corruption).

IMPÔTS

La politique fiscale absurde selon laquelle les pauvres de Russie paient (TVA comprise) un pourcentage plus élevé de leurs revenus au budget que les riches devrait être reconsidérée.

Après deux guerres mondiales désastreuses, les gouvernements européens ont imposé des taxes élevées sur les plus-values et sur les héritages de grandes fortunes. Cela permet de contenir les inégalités et la concentration du pouvoir, et donc d'éviter les guerres et les conflits. Nous devrions nous inspirer de cette expérience, ainsi que des économistes modernes qui se penchent sur le problème de l'impôt sur la fortune.

AMÉNAGEMENT DU CRÉDIT

L'endettement total des Russes détruit notre psychisme et accroît l'agressivité. La dépendance à l'égard des banques pousse de nombreuses personnes à rechercher des revenus dangereux pour elles-mêmes et pour la société, y compris le mercenariat. Nous avons besoin d'une amnistie sur le crédit !

7. VERS LA PAIX PAR L'AUTOGESTION

Si nous voulons une paix durable, le pays doit être gouverné par les citoyens eux-mêmes, et non par une poignée de riches et de dignitaires. La fédéralisation, l'autonomisation des conseils municipaux et une véritable autonomie sont la clé d'une paix juste.

Répartition égale des impôts entre les budgets municipaux, régionaux et fédéraux. Retour aux élections directes des maires et des gouverneurs, suppression des barrières pour les candidats de l'opposition dans les élections à tous les niveaux.

Organismes d'autonomie locale - pouvoirs réels de distribution des budgets municipaux et régionaux, contrôle du développement et de l'utilisation des terres, et développement des infrastructures sociales.

8. PAIX AVEC L'ENVIRONNEMENT

Arrêtez de transformer la Russie en une immense décharge toxique ! Les autorités répriment constamment les manifestations contre les entreprises qui détruisent notre environnement et notre faune. Nous nous souvenons de la lutte contre Shiess, contre Kushtau et de dizaines d'autres conflits. Les entreprises commerciales et gouvernementales - sous contrôle environnemental.

Nous devons rétablir un service forestier complet, lancer des programmes pour renouveler les forêts abattues, nettoyer les rivières et remettre en état les zones abandonnées. Des méthodes avancées de tri et de recyclage des déchets sont essentielles.

9. UN MONDE JUSTE NE PEUT ÊTRE CONSTRUIT DANS UN SEUL PAYS.

LA SOLIDARITÉ, PAS LA CONCURRENCE

Les ambitions impériales de quelques hauts fonctionnaires font de la Russie un pays paria. Nous devons garantir aux pays voisins qu'ils ne seront jamais victimes d'une agression russe. Notre pays ne doit pas provoquer de conflits où que ce soit.

Cela ne signifie pas qu'il doive se retirer de la scène mondiale et abandonner une politique étrangère active. Nous ne pouvons changer notre pays que si le monde entier change avec nous. Si la concurrence pour les ressources et les sphères d'influence est remplacée par la solidarité et l'assistance mutuelle.

La nouvelle Russie pacifique aura toutes les chances de participer activement à la résolution des problèmes économiques et environnementaux mondiaux.

OFFSHORE ET MIGRATION

Notre pays souffre depuis plus de 30 ans de la délocalisation des capitaux et des bénéfices. C'est pourquoi la Russie devrait mettre en place la coalition internationale la plus large possible contre les délocalisations. Elle doit s'orienter vers la création d'un registre unifié des grands propriétaires et vers les principes d'une politique fiscale équitable. Le potentiel de numérisation accumulé ces derniers temps peut et doit être canalisé dans cette direction.

Ces mesures constitueront le fondement d'une véritable lutte contre la corruption. Elles empêcheront les entreprises sans scrupules et les super-riches de se soustraire à l'impôt. Elles aideront à trouver de l'argent pour maintenir et développer la sphère sociale. Mais elles viseront également à éliminer les inégalités de niveau de vie entre les différents pays et régions. C'est la seule façon de résoudre les problèmes liés à la fuite forcée des populations devant la pauvreté, la guerre et la privation de droits. Une vie sûre, l'éducation, l'aide sociale et un travail rémunéré doivent être garantis à chacun.

Nous sommes nombreux, nous sommes différents, mais ensemble nous pouvons construire un pays et un monde/une paix justes

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Plus poutinistes que Poutine !

19 mars 2024, par Yorgos Mitralias — , ,
Ce qui est paradoxale chez les partisans plus ou moins fervents du président Russe Vladimir Poutine et de sa guerre contre l'Ukraine, est qu'ils passent sous un silence (…)

Ce qui est paradoxale chez les partisans plus ou moins fervents du président Russe Vladimir Poutine et de sa guerre contre l'Ukraine, est qu'ils passent sous un silence absolument assourdissant ses déclarations les plus importantes concernant cette guerre. Et qu'ils vont jusqu'à le censurer ! Pas seulement lui, mais aussi son bras droit, le ministre des affaires étrangères Serguei Lavrov. Et pourquoi tout ça ? Mais, pour les… protéger contre leurs dires ! Ce qui fait d'eux d'être plus royalistes que le roi ou plutôt plus poutinistes que Poutine !

8 mars 2024 | tiré du site entre les ligne entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/03/08/plus-poutinistes-que-poutine/

Chose peut être encore plus paradoxale, ils sont en bonne compagnie car les mêmes déclarations tonitruantes de Poutine et Lavrov concernant leur guerre contre l'Ukraine, sont presque totalement ignorées également par les médias « ennemis » occidentaux. Évidemment, pour des motifs tout à fait différents, ce qui n'empêche que le résultat de ces deux « censures » combinées soit que presque tout le monde ignore ce que pensent et disent de leur guerre ses instigateurs et protagonistes russes. La conséquence – manifestement voulue – en est de laisser le champ libre à tous les complotismes et autres « explications » plus ou moins opportunistes et fantaisistes des motivations du locataire du Kremlin, qui sont en circulation depuis deux ans… grâce à ces partisans, mais aussi censeurs, de Poutine et de ses amis…

C'est ainsi que tout ce beau monde a préféré censurer la déclaration fracassante de M. Lavrov que… « Israël poursuit des objectifs similaires à ceux de la Russie » ! Cette phrase de M.Lavrov, qui fait d'ailleurs le titre de son importante interview de plus de deux heures, accordée aux agences de presse officielles russes Tass et Novosti le 28 décembre passé, est explicitée longuement pour qu'il n'y ait pas de doute, par l'argumentation suivante ainsi résumée pas Novosti :

« Les objectifs déclarés d'Israël dans son opération en cours contre les militants du Hamas à Gaza semblent presque identiques à ceux de Moscou dans sa campagne contre le gouvernement ukrainien, a déclaré le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, dans une interview accordée à RIA Novosti jeudi. (…) Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré que l'objectif final de Tsahal était la destruction complète du mouvement Hamas sous toutes ses formes, ainsi que l'élimination de tout extrémisme à Gaza. M. Lavrov a toutefois fait remarquer que ces objectifs semblent similaires à la « démilitarisation » et à la « dénazification », que Moscou poursuit en Ukraine depuis le lancement de son offensive en février 2022 ». [1]

Et pour qu'il ne subsiste pas le moindre doute, voici la phrase originale en question de M. Lavrov contenue dans l'intégralité de l'Interview postée sur le site du ministère russe des affaires étrangères : « Vous avez dit que le Premier ministre Benjamin Netanyahu avait annoncé que le Hamas devait être détruit dans son ensemble et en tant que force militaire. Cela ressemble à une démilitarisation. Il a également déclaré que l'extrémisme devait être éliminé à Gaza. Cela ressemble à de la dénazification ». [2] Se sentant manifestement embarrassés et perplexes par ces déclarations de M. Lavrov, tant ses « amis de gauche » que ses « ennemis occidentaux » ont préféré les cacher soigneusement de leurs publics pour pouvoir continuer à leur raconter imperturbables leurs (contre) vérités tant sur la guerre russe contre l'Ukraine qu'à celle d'Israël contre les Palestiniens de Gaza. En somme, pour une fois que M. Lavrov a dit la vérité, ils l'ont censuré…

Quelques semaines plus tard, le 8 février 2024, Poutine a accordée une très importante interview au célèbre journaliste d'extrême droite Tucker Carlson, que des rumeurs persistantes, dont font écho les médias américains, présentent comme probable colistier de Trump aux élections de novembre prochain. Encore une fois, les poutinistes et poutinisants de tout poil n'en ont pas dit un mot, tandis que les médias occidentaux se sont contentés de noter que le président Russe a déclaré « ne pas vouloir d'envahir la Pologne et la Lituanie ».

Et pourtant, Poutine en a dit des choses terribles qui devraient provoquer des chocs à répétition à tout être normalement constitué. Comme par exemple, quand il semble ré-écrire l'histoire généralement acceptée de la Deuxième Guerre mondiale avec des phrases scandaleuses, dont voici un extrait significatif :

« Non, Hitler a offert à la Pologne la paix et un traité d'amitié. Une alliance qui exigeait en contrepartie que la Pologne restitue à l'Allemagne le « corridor de Dantzig », qui reliait la majeure partie de l'Allemagne à la Prusse orientale et à Königsberg. Après la Première Guerre mondiale, ce territoire a été transféré à la Pologne. Et à la place de Dantzig, une ville, Gdansk, a vu le jour. Hitler leur a demandé de la céder à l'amiable, mais ils ont refusé. Bien sûr, ils ont quand même collaboré avec Hitler et se sont engagés ensemble dans le partage de la Tchécoslovaquie (…) Avant la Seconde Guerre mondiale, la Pologne a donc collaboré avec Hitler. Et bien qu'elle n'ait pas cédé aux exigences d'Hitler, elle a tout de même participé au partage de la Tchécoslovaquie avec Hitler, car les Polonais n'avaient pas cédé le corridor de Dantzig à l'Allemagne, et ils sont allés trop loin, poussant Hitler à déclencher la Deuxième Guerre mondiale en les attaquant. Pourquoi est-ce contre la Pologne que la guerre a commencé, le 1er septembre 1939 ? La Pologne s'est révélée intransigeante, et Hitler n'a eu d'autre choix que de commencer à mettre en œuvre ses plans avec la Pologne » ! [2]

Donc, si l'on en croit M. Poutine, le vrai responsable du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale est… la Pologne ! Et M. Hitler et son armée, qui, selon lui, se sont montrés si amicaux envers les Polonais, n'ont attaqué la Pologne que… contraints en raison de l'intransigeance des dirigeants de ce pays ! En d'autres termes, Poutine prend pour argent comptant, adopte et nous re-propose ce que Hitler lui-même a dit à l'époque pour justifier son invasion de la Pologne ! Mais, ce qui est encore plus ahurissant est que cette scandaleuse absolution de Hitler et de son Troisième Reich vient de ce même M. Poutine qui n'arrête pas de parler du besoin de « dénazifier » l'Ukraine afin de justifier sa guerre contre ce pays ! Il ne faut pas être un génie pour comprendre pourquoi les divers poutinistes et autres apologistes de l'invasion russe de l'Ukraine n'en ont soufflé mot…

Ce n'est pas par hasard que Tucker Carlson, l'intervieweur américain de M. Poutine, formule ses questions en se référant constamment à l'adresse télévisée « historique » du 22 février 2022 de ce dernier, par laquelle il présentait à ses compatriotes le pourquoi de l'invasion militaire de l'Ukraine, qu'il allait déclencher quelques heures plus tard. Eh bien, deux ans plus tard, tant les « amis de gauche » que les « ennemis occidentaux » de Poutine et de sa guerre contre l'Ukraine feignent d'ignorer totalement ce que Poutine lui-même a vraiment dit ce jour fatidique, et ce pour une raison toute simple : afin d'être libres de pouvoir raconter leurs propres versions – souvent ubuesques – de l'histoire, qui n'ont absolument aucun rapport avec la réalité. Et pour dissiper tout doute et rafraîchir les mémoires défaillantes, voici ci-dessous ce que nous écrivions il y a deux ans jour pour jour, dans un article qui donnait la parole au protagoniste de cette tragédie, à ce Vladimir Poutine qui sait raconter mieux que tout autre le pourquoi profondément réactionnaire et impérialiste de sa guerre contre l'Ukraine et son peuple…


Poutine : « Lénine est l'auteur de l'Ukraine d'aujourd'hui » ou comment tout ça est la faute à… Lénine et aux bolcheviks !

Que diriez-vous si on s'arrêtait de pérorer sur Poutine, sur ses projets géostratégiques et ses visions politiques, et si on prenait la peine de laisser le principal intéressé, Poutine lui-même, nous en parler ? Que diriez-vous si on s'arrêtait un peu d'imaginer ce qu'il pense et ce qu'il veut faire en envahissant l'Ukraine, et au lieu de ça, lui donner la parole pour qu'il nous explique tout de première main ?

Mais, commençons par un quiz : qu'ont-ils en commun les ennemis anticommunistes occidentaux de Poutine et les défenseurs de gauche de Poutine ? La réponse est que tous les deux perçoivent la Russie de Poutine comme une certaine « continuation » de l'URSS. Les premiers pour la critiquer et la condamner, les seconds pour l'approuver et la défendre. Cependant, tant les uns que les autres comptent sans leur hôte, lequel dans ce cas n'est autre que Poutine lui-même. Alors, nous avons trouvé et lu son discours historique du 22 février, dans lequel il a exposé « longuement et en détail », pendant une heure et demie (!), les raisons de la guerre qu'il a déclarée contre l'Ukraine. Et le résultat de cette lecture a été extrêmement révélateur : ce que Poutine pense et dit est diamétralement opposé à tout ce que disent ses ennemis occidentaux et des admirateurs de gauche. Poutine déteste la révolution russe, les bolcheviks et, en particulier, Vladimir Lénine, plus que tout autre chose ! Alors, écoutons ce qu'il dit dès le début de son discours, dont il avertit qu' « il sera long et détaillé » :

« Permettez-moi donc de commencer par le fait que l'Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie, ou plus précisément, par la Russie bolchevique et communiste. Le processus a commencé presque immédiatement après la révolution de 1917, et Lénine et ses compagnons d'armes l'ont fait d'une manière très grossière à la Russie elle-même – par la sécession, en arrachant des parties de ses propres territoires historiques ».

Et pour qu'il soit plus clair, Poutine ajoute ces phrases dignes d'un nostalgique du régime tsariste :

« Du point de vue du destin historique de la Russie et de son peuple, les principes léninistes de construction de l'État n'étaient pas seulement une erreur, ils étaient, comme nous le disons, encore pire qu'une erreur. »

Ceci étant dit, Poutine pousse sa « logique » jusqu'au bout et tire sa conclusion finale, qui n'est autre que « la politique bolchevique a abouti à l'émergence de l'Ukraine soviétique, qui, même aujourd'hui, peut être appelée à juste titre « Ukraine de Vladimir Lénine ». Il en est l'auteur et l'architecte » ! Faites attention à cette phrase de Poutine parce que ce qu'il dit à ses compatriotes est que sa guerre contre l'Ukraine est, ni plus ni moins, une guerre contre « la création de Lénine » ! Évidemment, ni les ennemis anticommunistes occidentaux de Poutine, ni ses apologistes de gauche n'ont montré la moindre envie de mettre en évidence cette phrase, et ont préféré l'enterrer et la passer sous silence pour qu'elle reste inconnue et ne leur crée pas des problèmes…

Nous voici donc au cœur du problème, ce qui nous fait revenir un siècle en arrière, aux premières années du régime soviétique établi après la victoire de la Révolution d'Octobre 1917. Ce que dit d'ailleurs Poutine lui-même quand il prévient ses compatriotes qu'il va « accorder une attention particulière à la période initiale de la création de l'URSS car je pense que c'est très important pour nous », puisqu'il croit que, pour qu'ils comprennent le pourquoi de la guerre contre l'Ukraine, « nous devrons y aller, comme on dit, de loin ». Et juste après, il précise ce qu'il veut dire :

« Permettez-moi de vous rappeler qu'après la révolution d'octobre 1917 et la guerre civile qui a suivi, les bolcheviks ont commencé à construire un nouvel État et qu'il y a eu pas mal de désaccords entre eux. Staline, qui cumule en 1922 les fonctions de secrétaire général du Comité central du PCR(b) et de commissaire du peuple pour les nationalités, propose de construire le pays sur les principes de l'autonomisation, c'est-à-dire de donner aux républiques – les futures unités administratives-territoriales – de larges pouvoirs au fur et à mesure de leur adhésion à l'État unifié ».

En se référant à Staline et son plan, Poutine entre au vif du sujet, qui n'est autre que ce Lénine qu'il hait à mort. Et voici ce qu'il dit :

« Lénine critique ce plan et propose de faire des concessions aux nationalistes, comme il les appelle à l'époque – les « indépendants ». Ce sont les idées de Lénine sur une structure étatique essentiellement confédérative et sur le droit des nations à l'autodétermination jusqu'à la sécession qui ont constitué le fondement de l'État soviétique : d'abord en 1922, elles ont été consacrées dans la Déclaration sur l'Union des républiques socialistes soviétiques, puis, après la mort de Lénine, dans la Constitution de l'URSS de 1924 ».

Nous sommes entièrement d'accord avec la description de Poutine. Sauf que nous applaudissons l'application de ces « idées de Lénine » -et plus particulièrement, de ce damné droit à la sécession – non seulement à son époque mais aussi maintenant, et même partout et toujours, tandis que Poutine les hait viscéralement. Alors, il se demande :

« De nombreuses questions se posent immédiatement ici. Et la première d'entre elles, en fait, est la principale : pourquoi était-il nécessaire d'assouvir les ambitions nationalistes sans cesse croissantes aux confins de l'ancien empire ? (…) « pourquoi fallait-il faire des cadeaux aussi généreux dont les nationalistes les plus ardents ne rêvaient même pas auparavant, et en plus donner aux républiques le droit de se séparer de l'État unique sans aucune condition ? A première vue, c'est totalement incompréhensible, c'est de la folie ».

Simple question rhétorique parce que Poutine connaît déjà la réponse :

« Mais ce n'est qu'à première vue. Il y a une explication. Après la révolution, la tâche principale des bolcheviks était de conserver le pouvoir, c'est-à-dire à n'importe quel prix. Pour cela, ils sont allés jusqu'au bout : aux conditions humiliantes du traité de Brest, à une époque où l'Allemagne du Kaiser et ses alliés se trouvaient dans la situation militaire et économique la plus difficile, et où l'issue de la Première Guerre mondiale était en fait prédéterminée, et pour satisfaire toutes les exigences, tous les désirs des nationalistes à l'intérieur du pays ».

Évidemment, il est absolument inconcevable pour ce va-en-guerre qu'est Poutine que les bolcheviks aient accepté les « conditions humiliantes du traité de Brest-Litovsk » parce qu'ils ont fait leur révolution pour arrêter et pas pour poursuivre la Première boucherie mondiale. Ni que les prétendus… « nationalistes » qu'il méprise tellement, pourraient être les nombreuses nations et ethnies opprimées par l'État absolutiste tsariste, lesquelles revendiquaient leur droit élémentaire à l'autodétermination ainsi que les libertés et droits démocratiques dont elles étaient privés depuis des siècles. Tout ça ne sont que des « folies » et des « fantaisies odieuses et utopiques » pour l'obscurantiste ultra-réactionnaire et « chauvin grand-russe » Poutine. Et c'est pour ça qu'il conclut son retour – si révélateur et didactique – au passé bolchevique de Russie, par ces mots si éloquents :

« Il est très regrettable que les fantaisies odieuses et utopiques inspirées par la révolution, mais absolument destructrices pour tout pays normal, n'aient pas été rapidement expurgées des fondations de base, formellement légales, sur les quelles tout notre État a été construit ».

Conclusion ? Nous n'avons rien à ajouter lorsque Poutine lui-même est en total désaccord avec ses ennemis occidentaux et ses amis de gauche qui prétendent que sa Russie est une sorte de substitut de l'URSS, ou qu'il vise – par exemple avec sa guerre en Ukraine – à la faire revivre ! Tant les premiers que les seconds luttent contre des ombres et nous racontent des bobards tout en faisant de la propagande grossière adressée à des idiots : il n'y a probablement pas d'anticommuniste plus juré et d'admirateur plus farouche de l'empire tsariste que Poutine ! Quant au comment est-ce possible que des gens de gauche qui se disent communistes et même léninistes, arrivent à transformer cet anticommuniste invétéré et capitaliste oligarchique ultra-réactionnaire qu'est Poutine en chef d'état progressiste et anti-impérialiste, ceci plutôt qu'un « mystère », est la preuve du long chemin qui reste à parcourir pour que la gauche redevienne vraiment radicale et donc crédible…

Yorgos Mitralias

Notes
[1] Voir notre article « Sergueï Lavrov : « Israël poursuit des objectifs similaires à ceux de la Russie »
https://blogs.mediapart.fr/yorgos-mitralias/blog/220124/serguei-lavrov-israel-poursuit-des-objectifs-similaires-ceux-de-la-russie
[2] Voir la vidéo de toute l'interview :
https://www.youtube.com/watch?v=fOCWBhuDdDo

Yorgos Mitralias

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Ukraine : Dignes et à leur place, histoires de trois défenseuses au combat

Les femmes dans l'armée ukrainienne ne sont plus une nouveauté, et avec l'invasion à grande échelle, leur présence dans les forces armées a augmenté de manière significative. (…)

Les femmes dans l'armée ukrainienne ne sont plus une nouveauté, et avec l'invasion à grande échelle, leur présence dans les forces armées a augmenté de manière significative.

Tiré de Entre les lignes et les mts
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/03/10/ukraine-dignes-et-a-leur-place-histoires-de-trois-defenseuses-au-combat/

En novembre 2023, les forces armées comptaient plus de 62 000 femmes, dont 43 000 étaient des militaires. Selon la vice-ministre de la défense Natalia Kalmykova, nous avons aujourd'hui le plus grand nombre de femmes sur le champ de bataille en Ukraine dans l'histoire moderne du monde. Grâce aux changements législatifs adoptés en 2018, les femmes peuvent désormais officiellement occuper des postes de combat et de direction dans l'armée. Elles ont également la possibilité d'étudier dans n'importe quelle spécialité militaire. Bien que les femmes dans les unités militaires puissent encore être confrontées au rejet et à ce que l'on appelle la discrimination « douce », elles prouvent chaque jour par leur détermination, leur dévouement et leur professionnalisme qu'elles sont des combattantes dignes de n'importe quel poste. À la veille de la Journée internationale de la femme, Iryna Yuzyk s'est entretenu avec Olena Ryzh, pilote d'assaut, Vira Savchenko, sapeure, et Nastia Confederate, opératrice de drone, au sujet de leur expérience du combat et de leur parcours dans les forces armées.

Les femmes ont été interrogées sur les raisons qui les ont poussées à s'engager, sur la manière dont elles ont choisi leur profession militaire, sur les zones de la ligne de front où elles servent, sur les tâches les plus difficiles et sur l'attitude actuelle à l'égard des femmes dans l'armée.

Olena Ryzh

Olena Ryzh, 42 ans, est fusilière d'assaut au sein de la 47e brigade mécanisée Magura. Dans la vie civile, elle était restauratrice et formatrice en services et communications. Elle habite à Kyiv. Elle a été mobilisée dans les forces armées en décembre 2022. Elle est actuellement stationnée dans la région d'Avdiivka. Elle a reçu la médaille « Pour le courage » de troisième degré du président de l'Ukraine, l'insigne honorifique « Croix des braves » du commandant en chef des forces armées de l'Ukraine et la médaille « Pour la bravoure au combat » de la 47e brigade.

Sur la motivation et le choix de la profession

L'idée de servir m'est venue pour la première fois au cours de l'été 2022. Je ne me sentais plus à l'aise dans la vie civile et je pensais que je n'en faisais pas assez. Je suis allée dans une école militaire de formation tactique pour essayer de comprendre si c'était mon truc ou pas, si j'étais capable de le faire ou pas. J'ai appris un peu de tout : le tir, la tactique, la médecine tactique, le déminage, l'ingénierie. J'ai été formée aux affaires militaires en Allemagne, ainsi que sur des terrains d'entraînement en Ukraine. Au total, il m'a fallu six mois pour terminer la formation. J'ai également commencé à m'intéresser à la 47e brigade et à me préparer à m'y rendre et à occuper une position de combat. J'ai écouté les discours du sergent Valeriy Markus, qui était le visage de la brigade à l'époque. J'étais convaincue que les gens étaient bien traités là-bas. C'est toujours le cas ici. Mon commandant est Oleg Sentsov, celui-là même qui est notre célèbre directeur et ancien prisonnier du Kremlin. Et je fais entièrement confiance à mon commandant.

À propos des missions de combat

Nos premières missions militaires se sont déroulées dans la région de Zaporizhzhya, près de la ville d'Orikhiv, du village de Robotyne et des environs. Aujourd'hui, nous sommes dans la région d'Avdiivka. D'une manière générale, ce que j'ai vu au cours de mon service… J'ai vu des endroits où il n'y a pas de vie. Je me rappelle Robotyne en premier lieu. Pour moi, c'est très révélateur de ce que l'ennemi a fait à notre village ukrainien ordinaire. Il n'en reste que le nom. Il n'y a rien d'autre. C'est un endroit où la mort règne. Où la mort est dans l'air. Et nous avons beaucoup d'endroits de ce type. Toute la ligne de front est ainsi. Un village qui n'est plus un village. Une forêt qui n'est plus une forêt. Et tout cela est parsemé d'objets personnels. Vous n'oublierez jamais les endroits où les batailles ont eu lieu, où vos camarades ont perdu la vie. Lorsque j'entends des civils dire que les députés, les enfants de députés, n'importe qui, devrait aller à la guerre, j'ai le regret de dire que beaucoup de civils ne comprennent pas que nous sommes en guerre. Pas ailleurs, mais sur notre territoire. Aujourd'hui, j'étudie pour devenir infirmière de combat, car il y a une grande pénurie d'infirmier·es. Mais je reste dans l'unité de combat et je continuerai à participer aux missions de combat avec le groupe, comme je l'ai fait jusqu'à présent.

Les femmes dans l'armée

Lorsqu'une femme apparaît pour la première fois sur une position de combat, certains hommes ne la comprennent certainement pas : « Oh, une femme, et qu'est-ce qu'elle peut faire ». Ces hommes examinent attentivement ce que cette personne peut réellement apporter à l'unité. Puis ils s'y habituent. Surtout si vous faites votre travail. Au cours de mes 14 mois de service, j'ai été constamment approchée par des femmes. Elles me demandent des conseils. Elles me posent la question suivante : « Que dois-je faire si je veux servir ? » Elles veulent comprendre où elles peuvent être utiles. Je tiens à dire à toutes les filles qui pensent au service militaire : si vous sentez un appel dans votre cœur, écoutez-le et suivez-le. Si vous ne le faites pas parce que vous ne savez pas comment commencer, où postuler, si on vous acceptera ou non, tous ces doutes disparaîtront dès que vous commencerez à faire les premiers pas. Je pense que nous sous-estimons le potentiel des femmes pour le service militaire et dans les positions de combat. Tout d'abord, nous nous sous-estimons nous-mêmes. J'ai commencé par me dire : je suis une femme, une civile, que vais-je faire là-bas, pourquoi suis-je là ? Mais 14 mois ont passé, et je suis une combattante digne de ce nom dans mon unité. On a besoin de moi à ma place. Comme le dit mon commandant, je suis aussi bonne que beaucoup d'hommes. Il faut croire en soi. Ensuite, le commandant et la société croiront en vous.

Vira Savchenko

Vira Savchenko, sapeure, 41 ans. Elle sert dans la 112e brigade de chars. Elle est actuellement stationnée dans le secteur d'Avdiivka. Dans la vie civile, elle est architecte d'intérieur et designer. Résidente de Kyiv, elle a rejoint les forces armées ukrainiennes le 24 février 2022. Le commandant en chef des forces armées ukrainiennes lui a décerné l'insigne de la Croix d'honneur militaire.

Sur la motivation et le choix de carrière

J'ai rencontré la guerre à grande échelle à Kyiv. Ma sœur et moi avons immédiatement rejoint la défense et, pendant les premiers mois, alors que la menace pesant sur la capitale persistait, j'ai défendu la capitale dans le district de Desnianskyi. Ensuite, j'ai choisi une branche où je serais le plus utile. J'ai choisi le déminage. Et j'ai commencé à chercher des moyens de me rendre à Kamianets-Podilskyi pour étudier au Centre de formation interarmées des troupes du génie. Ce n'était pas facile d'y aller, tout d'abord parce qu'ils y sélectionnaient des soldats des forces armées et qu'il n'y avait pas de place pour les membres de la défense territoriale. J'ai pu étudier dans une école allemande de formation de sapeur·e, en vertu d'un accord entre l'Ukraine et l'Allemagne. Nous avons été formé·es pendant un mois, et ils nous ont également formé·es au travail de sapeur·e. Au cours de mes deux années de pratique, j'ai beaucoup appris « sur le terrain ». J'ai déminé dans la région de Kyiv, les zones proches de Tchernobyl, les champs des agriculteurs pour qu'ils puissent commencer à semer, les chemins forestiers minés et la forêt d'Izium après sa désoccupation. Un an et demi après le début de la guerre à grande échelle, j'ai réussi à étudier à Kamianets-Podilskyi. C'était une école très performante. Après cela, j'ai réintégré mon peloton de génie en tant que commandante de la deuxième escouade et j'ai aujourd'hui le grade de sergente junior.

À propos des missions de combat

La période la plus difficile en deux ans a été celle de la forêt de Serebryanske. Il s'agit de la région de Louhansk, et le territoire au-delà de la forêt était occupé. La forêt elle-même est un champ de bataille permanent, sans arrêt. Nous y sommes allés deux fois. La première fois a été un échec. Nos ennemis nous ont bombardés avec tout ce qu'ils avaient, sans ménager leurs efforts. Notre groupe de sapeur·es n'a même pas eu le temps de travailler correctement. Le bataillon a été vaincu et nous avons subi de lourdes pertes. La deuxième fois, nous y sommes restés six mois, avec plus de succès. Cependant, la situation était telle que le travail des sapeur·es n'était pas le seul nécessaire : le bataillon subissait des pertes, des soldats étaient tués et blessés. C'est pourquoi nous, les sapeur·es, sommes également allé·es occuper des postes dans l'infanterie. Nous sommes resté·es trois jours dans les tranchées. Nos ennemis savaient où nous étions et nous tiraient dessus avec tout ce qu'ils avaient, essayant de brûler tout ce qui nous entourait et de nous brûler. Nous avons sauté hors des tranchées et éteint le feu. Nous avons réussi à défendre nos positions et avons attendu les renforts et la relève. Nous sommes actuellement dans le secteur d'Avdiivka. Nous produisons beaucoup de munitions pour les drones. Notre tâche consiste également à déminer la zone en cas de percée de la ligne de front. C'est ce que nous faisons presque chaque nuit. Que vois-je autour de moi ? Dans ces zones de front, nous rencontrons des villages abandonnés, où il ne reste généralement que quelques civils. Ils vivent dans des maisons délabrées, mais ne veulent pas les quitter pour aller ailleurs. Non, ils n'attendent pas le « monde russe », ils ne voient tout simplement aucune possibilité de commencer une nouvelle vie ailleurs. Il s'agit souvent de personnes âgées en mauvaise santé. Une grand-mère possède trois vaches et ne veut pas les quitter. Ces personnes sont nourries par les soldats et les « anges blancs », comme ils appellent les volontaires. Il y a aussi beaucoup de chats et de chiens abandonnés. Il y en a tellement que nous n'avions pas assez de conserves pour les nourrir, alors j'ai demandé de la nourriture aux volontaires de Lviv. Ils nous en ont envoyés beaucoup.

Les femmes dans l'armée

Une femme dans l'armée… Je ne peux m'empêcher de mentionner ma sœur Nadiya, qui a rejoint l'armée ukrainienne il y a de nombreuses années, y a servi pendant 15 ans et a surmonté tous ces stéréotypes liés au genre, elle a été l'une des premières à franchir ces murs. Aujourd'hui, nous marchons sur un chemin peu fréquenté. Bien sûr, le monde militaire reste un monde d'hommes. C'est pourquoi il arrive que l'on soit confronté à des refus. Surtout quand les hommes sont mus par la vanité. Mais en général, une guerre de grande ampleur a ébranlé tout le monde, quel que soit le sexe ou le genre. C'est pourquoi je constate que tout le monde a les mêmes tâches : survivre, chasser l'ennemi, préserver l'État.

Nastia Confederate

Nastia Confederate, opératrice de drone, 34 ans. Elle sert actuellement dans une unité de drones d'attaque (les autres informations ne sont pas divulguées). Elle travaille sur toute la ligne de front, la plupart du temps dans le secteur de Kherson. En 2015, elle s'est portée volontaire sur le front. Elle fait partie des forces armées depuis mars 2022. Elle réside à Kyiv. Dans la vie civile, elle est pigiste, voyageuse et musicienne. Elle est ouvertement lesbienne.

À propos de la motivation

Lorsque des personnes ordinaires voyagent dans les transports publics et entendent « J'en ai assez de la guerre, il faut y mettre fin », elles doivent savoir qu'il s'agit d'un travail d'agent [d'influence]. Que la personne le dise consciemment ou qu'elle le répète inconsciemment, cela n'a pas d'importance. Il n'est donc pas possible de rester silencieuse. Il est nécessaire d'exprimer haut et fort la position selon laquelle la chose la plus importante aujourd'hui est de ne pas se rendre à l'occupant, de reconquérir et de reconstruire notre propre pays. Car si l'occupant vient, personne ne l'aimera. Au mieux, il n'y aura pas de liberté d'expression. Au pire, ils retrouveront votre corps.

Le choix d'une profession

Je travaille comme opérateur de drone depuis deux ans. Nous disposons à la fois de drones de reconnaissance aérienne et de drones de frappe. Nous sommes actuellement formé·es sur différents drones qui effectuent des frappes avec différents types de cibles. Comme la pratique l'a montré, cela permet d'obtenir un pourcentage élevé de succès sur le plan statistique. Bien sûr, nous perdons des drones, mais comme beaucoup d'entre eux sont créés par les ingénieur·es de notre unité, nous pouvons continuer notre travail. Nous disposons à la fois de drones FPV qui causent du « bien » aux occupants. J'ai été brièvement instructrice en cartographie au Centre de soutien à la reconnaissance aérienne Maria Berlinska et je suis heureuse d'être active pour Victory Drones, le projet de fabrication de drones le plus systématique d'Ukraine. Dans l'ancienne unité comme dans l'actuelle, je suis recruteuse et je sélectionne les candidat·es pour les postes de pilote et d'ingénieur.

À propos de la production de drones

La production de drones en Ukraine existe depuis longtemps. Il s'agit de la développer et d'en faire une priorité. Au lieu de gaspiller inconsidérément des ingénieurs dans les tranchées, il faudrait créer des emplois dans des organisations liées à la défense et nous doter de capacités de blindage, et créer un commandement distinct pour les systèmes robotiques et sans pilote. Ce savoir doit être transmis de génération en génération, car c'est exactement ce que sera cette guerre, même si nous parvenons à repousser l'occupant au-delà des frontières de 1991 dans un avenir prévisible. Cette stratégie de la robotique et de l'éducation devrait se situer au niveau des écoles, des clubs…. Organiser des championnats, donner des subventions pour les inventions, et fournir une explication claire de la raison pour laquelle nous faisons cela, afin que les enfants grandissent de la manière la plus consciente possible. Actuellement, nous utilisons principalement des développements privés qui attendent d'être certifiés au niveau de l'État.

L'homophobie dans l'armée

Nous devons exprimer notre position ouvertement et bruyamment. Plus nous serons nombreu·ses à expliquer la situation et à donner l'exemple de l'activisme, plus vite nous aurons une société consciente. Je le sais par expérience : après mon coming out, j'ai reçu de nombreux messages et remarques dans des conversations privées selon lesquels, sans moi, un certain nombre de personnes n'auraient pas été en mesure de reconnaître ou de parler de leur identité et/ou de leur orientation sexuelle. Mon exemple, ainsi que celui d'autres militaires ouvertement LGBT, montre le chemin à suivre. Chacun·e d'entre nous peut devenir le porte-parole de son cercle social, la personne qui ouvre la voie. Même s'il s'agit d'un petit nombre de personnes, l'effet papillon fonctionnera.

À propos des partenariats civils{{}}

Le « ce n'est pas le bon moment » a déjà eu lieu. Deux années se sont déjà écoulées, au cours desquelles nous, qui nous sommes mobilisé·es volontairement, voulions voir des changements qualitatifs et perceptibles dans la société. Nos proches nous attendent, atteints de dépression et d'autres affections. Nos proches nous enterrent. Apporter une aide aux proches des militaires LGBT équivaut à apporter une aide aux membres des familles des militaires. C'est pourquoi nous avons besoin de partenariats enregistrés qui donnent le statut de famille de première ligne. Au lieu de cela, nous entendons dire que ce que veulent certain·es militaires n'est pas opportun. Nous, les militaires, avons le droit de dire ce qui est pertinent et ce qui ne l'est pas. Je m'exprime tout d'abord en tant qu'officière militaire en activité, puis en tant que femme ouvertement homosexuelle.

À propos de l'église

Avec tout le respect que je dois aux aumôniers de différents niveaux (parmi lesquels j'ai des amis), je pense que la religion est le choix d'une personne, et non la culture de certaines traditions au niveau de l'État. En Ukraine, il y a des représentants de différentes confessions, y compris du christianisme, qui constitue l'une des nombreuses visions du monde. Je connais des musulmans qui combattent dans les forces de défense ukrainiennes. Il y a aussi beaucoup d'athées et d'agnostiques dont les sentiments sont tout aussi importants que ceux des croyants. À l'heure actuelle, l'Église orthodoxe du patriarcat de Kyiv diffuse sa position malhonnête selon laquelle certaines personnes ont raison et d'autres ont tort, alors que les Saintes Écritures nous enseignent d'aimer tout le monde et d'accepter le choix que le Créateur nous a fait.

Vous savez, toutes les Églises ne condamnent pas les personnes LGBT. Par exemple, j'ai grandi dans une confession protestante et je n'ai pas été condamnée par ceux et celles avec qui enseignaient l'humanité sur la base de la Bible. J'ai également fait l'expérience de la confession dans une église gréco-catholique, où j'ai dit que j'étais une femme homosexuelle, et le pasteur ne m'a pas condamnée, disant que j'avais le droit de choisir. J'ai vu le drapeau arc-en-ciel et le drapeau ukrainien sur le même mât près de l'église, et je crois qu'il en sera de même ici un jour.

6 Mars 2024
Publie par zmina.info
Traduction Patrick Le Tréhondat

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A l'occasion du 8 mars : loin, très loin de l'impérialisme patriarcal, sexiste, homophobe et violeur de Poutine, l'Ukraine célèbre les femmes engagées dans la résistance, qui combattent contre l'invasion et pour leurs droits

De nos jours, les femmes à la guerre ne sont plus l'exception mais plutôt la règle. Elles se portent désormais volontaires. Elles participent au développement de la médecine. Elles participent aux assauts et aux évacuations. En plus de repousser l'ennemi, elles transforment la situation des femmes dans l'armée ukrainienne et à la guerre en général. Elles défendent les droits des combattantes, aident les femmes vétérans et partagent leurs histoires pour apporter soutien moral et inspiration. Nous parlerons plus en détail du rôle des femmes ukrainiennes dans la guerre déclenchée par la Russie en 2014. Nous partagerons leurs opinions sur ce que représente pour elles l'Ukraine, la victoire et si cela vaut la peine de rêver quand on est entouré de menaces.

Au total, au 1er mars 2023, 60 538 femmes servaient dans les forces armées ukrainiennes.

https://www.facebook.com/people/Ukraine_CombArt/100090567559766/

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8 mars en Turquie : Les femmes mobilisées pour leurs droits

19 mars 2024, par /kurdistan-au-feminin.fr — , , ,
TURQUIE / KURDISTAN – Les femmes de toute la Turquie se sont mobilisées pour revendiquer leurs droits à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, avec des (…)

TURQUIE / KURDISTAN – Les femmes de toute la Turquie se sont mobilisées pour revendiquer leurs droits à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, avec des manifestations d'Istanbul jusqu'aux régions kurdes. Les femmes ont également bravé les tentatives d'interdiction des marches nocturnes féministes qui ont de nouveau été attaquées par la police turque.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Les femmes du monde entier sont descendues dans la rue vendredi pour revendiquer leurs droits à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes La Turquie, depuis les villes kurdes jusqu'à ses régions occidentales, n'a pas fait exception, avec d'importantes manifestations dans tout le pays.

Certains rassemblements ont été marqués par les tentatives du gouvernement turc de les réprimer, qui se sont heurtées à une forte résistance de la part des femmes.

À Istanbul, les étudiantes de l'Université d'Istanbul se sont rassemblées sur le campus avant de marcher vers la place Beyazıt, scandant en faveur des droits des femmes. Cependant, leur manifestation pacifique s'est heurtée à l'opposition des forces de l'ordre turques, qui ont d'abord tenté d'interdire la marche, puis ont eu recours à la force pour disperser les participantes, ce qui a entraîné l'arrestation violente de nombreuses étudiantes.

À la veille de la Journée internationale de la femme, des femmes se sont rassemblées dans la ville méridionale de Mersin pour pleurer la mort de Merve Bayar, qui a été mortellement agressée par son ex-mari, un policier. Les participantes, qui portaient solennellement le cercueil de Bayar, se sont engagées à demander justice pour sa mort, notamment Perihan Koca, députée de Mersin du parti Égalité des peuples et démocratie (DEM Parti).

Dans la capitale Ankara, un groupe de solidarité formé pour soutenir le candidat co-maire du parti DEM pour la municipalité métropolitaine d'Ankara, la femme politique emprisonnée Gültan Kışanak, a envoyé un message ferme de soutien à toutes les femmes et a réaffirmé l'engagement inébranlable de Kışanak envers la cause.

Les régions à majorité kurde de Turquie ont également connu une large participation aux célébrations du 8 mars, avec des rassemblements et des festivals dans 15 villes attirant de grandes foules. Avant ces rassemblements, les femmes se sont rassemblées lors de festivals dans de nombreux centres pour honorer collectivement l'occasion.

À Diyarbakır (Amed), l'esprit de la Journée internationale de la femme a profondément résonné, le coprésident du parti DEM, Tülay Hatimoğulları, ayant déclaré : « Nous, les femmes, défendrons la vie à Istanbul et à Amed ».

Des villes kurdes telles que Mardin (Merdin), Van (Wan), Kars (Qers), Hakkari (Colemerg), Şırnak (Şirnex) et Şanlıurfa (Riha) ont été témoins de grands rassemblements au cours desquels les intervenantes ont souligné la nécessité de lutter contre la violence à l'égard des femmes et la lutte en cours pour les droits, les libertés et la vie des femmes, soulignant le rôle central du 8 mars dans ces efforts.

Les femmes ont également bravé les tentatives d'interdiction des marches nocturnes féministes qui ont de nouveau été attaquées par la police turque.

https://kurdistan-au-feminin.fr/2024/03/08/8-mars-en-turquie-les-femmes-mobilisees-pour-leurs-droits/

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La tyrannie du productivisme d’État - À propos Congrès national du peuple de Chine de 2024

19 mars 2024, par AU Loong-yu — , ,
Le Congrès national du peuple est actuellement en session à Pékin, au beau milieu d'une forte récession économique qui affecte les conditions de vie de millions de personnes : (…)

Le Congrès national du peuple est actuellement en session à Pékin, au beau milieu d'une forte récession économique qui affecte les conditions de vie de millions de personnes : resserrement du crédit sur le marché immobilier qui s'étend maintenant à d'autres secteurs financiers (voir mon article ici), déflation, ralentissement de l'industrie manufacturière, fuite massive des investissements étrangers, augmentation du chômage, etc. En réponse à ces problèmes, le Premier ministre Li Qiang [1] a présenté un rapport qui n'est rien d'autre qu'une longue liste de mesures définit par ses 26 ministères et qui fait penser à l'inventaire d'une épicerie. Il y a en fait quelque chose de plus : des slogans creux.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
10 mars 2024

Par AU Loong-yu

Le mystère plane toujours sur ce que Li Qiang a dans la tête quant à la stratégie globale à appliquer pour résoudre la crise qui se dessine. Il a reconnu qu'il y avait eu des « difficultés et problèmes entremêlés », mais il a rassuré son auditoire sur le brillant avenir de la Chine : « sous la ferme direction du Comité central du PCC, avec le camarade Xi Jinping à sa tête, le peuple chinois a le courage, l'ambition et la force de relever n'importe quel défi et de surmonter n'importe quel obstacle ». De fait, il a mentionné Xi à 19 reprises, le couvrant d'éloges en tous genres. S'il y a un thème principal qui revient dans l'inventaire de l'épicerie dressé par le Premier ministre, c'est bien le culte du dirigeant suprême.

Le Premier ministre et son inventaire d'épicier

Mais c'est précisément la raison pour laquelle ce rapport doit nous inquiéter. Non pas que le ralentissement économique actuel soit entièrement imputable à Xi. Bien avant son arrivée au pouvoir, les déséquilibres économiques entre l'investissement, la production et la consommation avaient déjà atteint des proportions gigantesques et le jour du bilan approche. Mais le problème de Xi, c'est que ses orientations ont encore aggravé les déséquilibres et que, dans certains domaines, il s'est tout simplement tiré une balle dans le pied, comme l'a montré sa politique du « zéro covid ». Sa politique de répression disproportionnée à Hong Kong a non seulement anéanti l'opposition et les organisations syndicales, mais a aussi largement contribué à tuer la poule aux œufs d'or de l'État-parti – le marché financier de la ville a toujours été la planche à billets de Pékin, mais aujourd'hui Hong Kong c'est « fini », comme l'a annoncé Stephen Roach, ancien président de Morgan Stanley Asia, qui avait commencé à travailler dans cette ville à la fin des années 1980. Certains grands médias occidentaux ont expliqué à Pékin qu'il devrait faire ce que Wen Jiabao, son prédécesseur, avait fait en 2008 et 2009, en lançant un plan de sauvetage de 634 millions de dollars US pour stimuler l'économie stagnante ou, du moins, faire quelque chose pour renforcer la confiance des consommateurs. Même si leurs conseils sont très discutables, le cœur du problème à l'heure actuelle est que Pékin n'a aucune stratégie crédible pour faire face à l'affaissement de l'économie.

Pour mieux comprendre le problème structurel de l'économie chinoise, il nous faut sans doute revenir à l'époque de Mao et, au terme de ce voyage, nos lecteurs comprendront que, malgré toutes les ruptures entre la Chine de Mao et celle de Deng, il y a aussi une grande continuité - l'empressement à « dépasser la Grande-Bretagne et à rattraper les États-Unis » a traversé les deux époques, d'où cette stratégie de croissance fondée sur un taux d'investissement anormalement élevé qui est resté remarquablement le même. C'est tellement évident pour Li Qiang qu'il n'a pas pris la peine de développer ce point. Il lui suffisait de perpétuer la tradition du PCC. Nos lecteurs se doivent cependant de réexaminer cette question dont on ne parle pas assez, mais qui est d'une importance capitale, car cela permettra non seulement de mettre en lumière l'absurdité de la stratégie, mais aussi de mieux cerner le degré de réussite de la politique économique de Pékin.

« La production doit avoir la priorité sur le niveau de vie »

À l'époque de Mao, le programme d'industrialisation rapide du parti a été mis en œuvre par le biais de l'« économie planifiée ». Mais la tension entre le gouvernement central et les bureaucraties provinciales a toujours été l'un des principaux obstacles à une croissance moins déséquilibrée de l'économie. L'« économie à planification centralisée » était tristement connue pour son manque d'efficacité, et les gouvernements provinciaux manquaient toujours de matériel, de main-d'œuvre qualifiée ou simplement de mesures incitatives, ce qui ne tardait pas à contraindre le gouvernement central à recourir périodiquement à l'allocation de ressources et de moyens – non pas aux populations locales, mais à la bureaucratie des provinces. Ces dernières, poussées par leurs propres intérêts, ont toujours été prêtes à saisir toute occasion d'obtenir plus de pouvoir (et donc plus d'intérêts matériels), avant de réaliser que l'heure des comptes n'allait pas tarder à arriver, car la décentralisation provoquait un surinvestissement et un chaos suffisant pour convaincre le gouvernement central de reprendre le pouvoir aux provinces. Ce « cycle » de shou, si, fang et luan [2], ou répétition de la centralisation, de la décentralisation et de la recentralisation, a affecté l'économie dès le départ.

Par l'exploitation impitoyable des surplus de main-d'œuvre, le régime a permis à l'État de financer un taux d'investissement absurdement élevé entre 1958 et 1980, qui a toujours été de près de 30 % (sauf au lendemain de la famine du début des années 1960). Cela s'est traduit non seulement par de nombreux gaspillages, mais aussi et surtout par une baisse du niveau de vie des gens ordinaires. Les salaires ont été gelés pendant toute la période, malgré une croissance économique annuelle moyenne de plus de 4 %. En réponse aux travailleurs mécontents, la propagande du parti a mis en avant le slogan « la production doit avoir la priorité sur les conditions de vie du peuple » [3].

Les quatre décennies de « réforme et d'ouverture » ont été une période où le capitalisme d'État (en partenariat avec le secteur privé) allait remplacer « l'économie planifiée », mais le taux d'investissement absurdement élevé promu par l'État s'est perpétué jusqu'à aujourd'hui. Aujourd'hui, il est même beaucoup plus élevé, dépassant les 30 % et se maintenant à plus de 40 % au cours des 20 dernières années, au prix d'une chute brutale de la part relative de la consommation des ménages dans le PIB, qui est passée de plus de 50 % au début des années 1980 à moins de 35 % en 2010. Même si elle a commencé à augmenter depuis lors, elle n'a jamais atteint 40 % au cours des dernières années. La raison principale de cette baisse de la consommation des ménages est la diminution de la part des revenus du travail dans le revenu national.

Deux universitaires chinois ont mis en garde contre cette situation il y a déjà quelques années dans un article dont voici un extrait :

« Le taux d'investissement de la Chine est supérieur de 30 % à la moyenne mondiale, tandis que son taux de consommation est inférieur de 30 % à la moyenne mondiale ... et il en a résulté des capacités de production en excédent qui deviennent de plus en plus sérieuses. »

Exporter les excédents de capacité

Pékin n'avait pas l'intention d'abandonner son obsession productiviste tant qu'elle pouvait continuer à exporter ses capacités excédentaires. L'annonce récente selon laquelle, les ventes de voitures électriques BYD ayant dépassé celles de Telsla, les États-Unis et l'Europe envisagent désormais des mesures de rétorsion, n'est qu'un exemple parmi d'autres de la manière dont l'atelier du monde, qui exporte ses problèmes dans le monde entier, suscite de plus en plus de ressentiment et de mesures de rétorsion de la part des autres pays.

En ce qui concerne le marché intérieur, le PCC n'a pas tenu compte de la contrainte que représente le niveau relativement faible du revenu disponible des ménages parmi la population active, et a continué à encourager les gens à acheter leurs propres maisons, puis leurs résidences secondaires, tout en permettant aux gouvernements locaux d'accumuler des dettes dans le seul but de promouvoir le marché immobilier et leurs projets d'urbanisation. Maintenant, le jour du bilan est arrivé, et le cycle d'expansion a tourné à la débâcle. Xi est bien intervenu pour faire face à la méga-bulle à la fin de 2020 (la politique des trois lignes rouges), mais il était trop tard.

Il a assisté à la croissance rapide de la bulle depuis son arrivée au pouvoir en 2012, mais pendant dix ans, il n'a rien fait de substantiel pour refroidir la spéculation folle, sans même parler de rectifier le tir par rapport aux problèmes structurels que pose le productivisme. « Accumuler, accumuler ! C'est Moïse et les prophètes ! ». Mais le capitalisme victorien de libre marché tel que Marx le décrivait faisait pâle figure face au capitalisme d'État chinois d'aujourd'hui. La vérité dérangeante est cependant qu'il y a toujours une limite à tout, notamment pour ce qui est de la pulsion d'accumulation et de la pulsion d'abus de pouvoir. Dans le cas de la Chine, nous sommes aujourd'hui en grande difficulté parce que ces deux pulsions sont enchevêtrées, comme nous l'a révélé le Congrès national du peuple en cours.

Que faire si le pilote n'a jamais piloté d'avion ?

Cette session du Congrès était très différente des précédentes, car il a été mis fin à la tradition qui voulait que le Premier ministre tienne une conférence de presse à la fin de la session, comme cela avait été le cas chaque année depuis 1993. Cela avait toujours été un moment très important pour permettre aux observateurs extérieurs d'avoir un aperçu de l'équilibre des pouvoirs entre les différentes factions au sommet de l'État. Donner la vedette au Premier ministre est un héritage politique de Deng Xiaoping : « Nous ne permettrons jamais que l'emprise du parti sur le gouvernement se relâche, pas même d'un seul millimètre, mais nous ne permettrons pas non plus le retour à l'autocratie de l'époque de Mao ». Cependant, c'est précisément ce que Xi fait en ce moment, à savoir non seulement en revenir à l'autocratie, mais aussi faire de son abus de pouvoir la nouvelle normalité. Il ne se contente pas de concentrer toutes les instances de pouvoir entre ses mains, il continue également à se placer à la tête d'une douzaine de groupes de travail de haut niveau pour acquérir encore plus de pouvoir. En pleine crise du crédit, Xi a créé en octobre dernier une nouvelle organisation, la Commission financière centrale, en apparence sous les auspices du Comité central du PPC. Bien que le chef de la CFC soit Li Qiang, la présente session du Congrès du peuple a déjà montré clairement qui est le véritable patron de cette CFC. L'intention de Xi semble être d'affaiblir davantage les institutions financières de l'État, telles que les différentes instances de régulation.

Le problème, cependant, est de savoir si Xi sait quoi que ce soit du fonctionnement du capitalisme ou de son marché financier. En janvier dernier, nous avons vu les régulateurs du marché, dans la hâte de prévenir une chute brutale, ordonner aux investisseurs institutionnels de ne pas procéder à des ventes nettes d'actions certains jours. Cela revient à fermer le couvercle d'une marmite en ébullition pour l'empêcher de déborder. Cette mesure ne fait qu'éroder davantage la confiance du marché. Pour être honnête, Li Qiang a annoncé qu'il allait émettre des obligations d'État d'une valeur de mille milliards de RMB (ou 139 milliards de dollars US) afin de lever des fonds pour soutenir une économie en manque de liquidités. Ce montant est minuscule par rapport au risque de défaillance des gouvernements locaux, qui ont une dette de 94 000 milliards de RMB, dont 3 200 milliards arriveront à échéance à la fin de l'année (source). Sans oublier que les promoteurs immobiliers ont également besoin de 2 000 milliards de dollars américains rien que pour liquider leurs stocks (source).

Le professeur Li a quelque chose à vous dire

Ou Xi a-t-il un plan plus radical en tête ? La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c'est que Xi dispose de nombreux leviers pour résoudre la crise émergente. En cas de nouvelles désagréables sur les marchés, il peut tout simplement les faire disparaître en fumée. Après la publication en mai dernier de statistiques montrant que le taux de chômage des jeunes dépassait les 20 %, le gouvernement a tout simplement cessé de publier ces chiffres. Très vite, d'autres statistiques sont venues s'ajouter à la liste des informations censurées : baisse du taux de natalité, chute de la confiance des consommateurs et des marchés financiers, etc. Notre dirigeant avait résolu tous ces problèmes en les balayant simplement sous le tapis.

Le Congrès du peuple a donc fait un excellent travail, une fois de plus, en rappelant à la population qu'avec Xi Jinping à sa tête, personne ne devrait s'inquiéter de quoi que ce soit - il est tellement doué pour éliminer les problèmes en éliminant ceux qui les ont signalés, comme le dit le proverbe chinois. Les lecteurs étrangers se rendent rarement compte du fait que, tout au long des sessions du congrès, des pétitionnaires tentent d'adresser au gouvernement toutes sortes de doléances, parce que leur apparition en public n'est pas autorisée. Les « délégués du peuple » présents dans la grande salle se moquent éperdument de ces pétitionnaires. Il en va de même pour les médias officiels. Parfois, la détresse de ces pétitionnaires est rapportée par un compte privé sur les médias sociaux. Le commentaire suivant sur ce message à propos des pétitionnaires mérite d'être cité :

« Qu'ils ont de la chance d'avoir pu quitter leur province et se rendre à Pékin ! « . (Note de l'auteur : il est courant que les autorités locales empêchent, par la force, les pétitionnaires de se rendre à Pékin pour adresser une pétition au gouvernement central).
« La conséquence désastreuse du lavage de cerveau est que les pétitionnaires ne savent pas que l'Administration nationale des plaintes et des propositions publiques (vers laquelle les pétitionnaires se tournent ) n'est pas autre chose que la collaboratrice de ceux qui leur ont causé des torts ».
« Il n'y a pas d'autre solution que de renverser le Parti communiste ».

Les gens sont privés du droit d'être entendus, tout au plus peuvent-ils exprimer leur mécontentement en privé par l'intermédiaire des médias sociaux, mais même cette possibilité est régulièrement supprimée.

Aujourd'hui, c'est le très connu « Professeur Li » qui « est devenu un organe d'information à lui tout seul et une source essentielle d'informations sur les manifestations en Chine tant pour les personnes qui se trouvent à l'intérieur que pour celles qui se trouvent à l'extérieur du grand pare-feu informatique », comme l'a rapporté [The Nation 6 décembre 2022 - The Twitter User Taking on the Chinese Government]. Le professeur Li est un immigré chinois de 32 ans qui vit en Italie, mais il a suffisamment de contacts chinois pour publier toutes sortes d'informations sur son compte Twitter. Il est devenu célèbre lors du mouvement du Livre blanc à la fin de l'année 2022. Selon des informations récentes, les autorités ont décidé de s'en prendre à lui en harcelant ses abonnés en ligne, dont le nombre s'élève à un million. Les lecteurs étrangers qui souhaitent écouter les voix d'en bas sont invités à suivre « Teacher Li » - mais si vous le faites, surveillez vos arrières.

Au Loong-yu

P.-S.

• Traduction de Pierre Vandevorde pour ESSF avec l'aide de DeepL pro.

Notes

[1] Ne pas confondre Li Qiang avec le précédent Premier ministre Li Keqiang, qui a été mis de côté sans cérémonie en mars 2023.

[2] “一收(權)就死,一死就放(權),一放就亂,一亂就收(權)“

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[3] “先生產,後生活“

Inde. Comment Modi attaque de front les musulmans et les sciences

19 mars 2024, par Simon Pierre — , ,
Jouant sur l'islamophobie occidentale et exploitant le relativisme postmoderne, les nationalistes hindous du premier ministre indien Narendra Modi tentent d'opposer un islam (…)

Jouant sur l'islamophobie occidentale et exploitant le relativisme postmoderne, les nationalistes hindous du premier ministre indien Narendra Modi tentent d'opposer un islam conquérant et oppressif à de sages traditions hindoues. Leur hostilité cible tout autant les sciences naturelles que l'histoire, avec la volonté d'imposer aux musulmans indiens, comme au reste du monde, un nouveau récit national.

Tiré de orientxxi
12 mars 2024

Par Simon Pierre

Ayodhya, dans l'État de l'Uttar Pradesh, le 22 janvier 2024. Le premier ministre indien Narendra Modi porte une offrande alors qu'il se dirige vers les escaliers du temple de Rāma pour le consacrer officiellement.
Bureau indien d'information de la presse (PIB)/AFP

Le 22 janvier 2024, le premier ministre indien Narendra Modi a inauguré une construction kitsch de style néo-classique à l'emplacement précis de la plus ancienne mosquée moghole du sous-continent, détruite en 1992 par des nationalistes hindous. Fondée par Babour, premier sultan de la dynastie ferghanienne, cette relique avait été vandalisée lors d'émeutes, accompagnées d'un massacre impuni de milliers de musulmans.

Le prétexte invoqué est que la mosquée aurait été érigée sur le lieu de naissance du roi divinisé Rāma, un héros védique ayant vécu il y a 4 000 ans. Or, ce saccage intégriste s'inscrit en fait dans l'agenda nationaliste religieux du Bharatiya Janata Party (BJP) de l'actuel premier ministre. L'aspect raciste de cette offensive, justifiée au nom de la foi, du culte, de l'ordre social et de l'identité hindoue, cible principalement les 225 millions de musulmans (contre 220 millions au Pakistan et 155 millions au Bangladesh), constituant 16 % de la population de l'Inde.

Réécrire les sciences naturelles au nom de la décolonisation

En fait, la campagne coordonnée de réécriture contre la vérité scientifique vise tout autant l'histoire naturelle, physique et biologique que l'histoire sociale et politique. Toutes deux contredisent en effet les vérités sacrées sur la création et l'ordonnancement du monde, de même que l'unicité et l'exclusivité hindoue du roman national.

Cet assaut fondamentaliste est justifié par un même argument : la primauté du savoir traditionnel est menacée par les connaissances occidentales, perçues comme coloniales, et toute légitimité prêtée à l'indo-islamité est elle aussi assimilée à une colonisation. Ce retournement de l'argument anticolonial rappelle celui employé par le Japon militariste des années 1920 et 1930. Humilié par un racisme international bien réel, il a prétexté de l'impérialisme européen pour instaurer sa propre hiérarchie ethnique, encore plus oppressive. Ce mécanisme d'exclusion des principes du progrès occidental au nom d'un particularisme national opprimé est d'ailleurs commun au fascisme italien et au nazisme allemand à la même époque.

Réassurer des dominations anciennes

Cet obscurantisme prive avant tout l'accès des collégiens et lycéens indiens à une information impartiale dans les domaines biologique, géologique, astrophysique, sociaux et politiques, alors que la proportion de scolarisation dans le secondaire est passée de 20 % à 70 % en 50 ans. Face à cette massification de la scolarité, le dévoiement de la lutte contre l'hégémonie coloniale et de l'universalisme eurocentré sert bien au contraire à préserver, renforcer et réimposer la domination bien plus archaïque des castes dominantes, présentées comme nationales, en particulier les brahmanes religieux.

La propagande débilitante du BJP est imposée au peuple avant la spécialisation de terminale. Elle a pour effet de maintenir l'ignorance de chacun dans les domaines qui ne sont pas les siens. Ainsi, la réécriture de l'histoire s'appuie sur le lieu commun selon lequel la civilisation indienne daterait de 5 000 ans (ou plus si affinités). L'argument de l'antériorité et de la continuité d'essence justifierait une prétendue supériorité intrinsèque, en empruntant en réalité à un argument de légitimation national récent et occidental. Ce n'est pas le moindre des paradoxes qu'une propagande réactionnaire utilise des outils occidentaux pour prétendre restaurer un ordre pré et antioccidental.

Écriture indigène, pensée européenne

Pour étayer leur argument de l'antériorité, les promoteurs de la réécriture historique affirment, à l'encontre du consensus scientifique, que la civilisation de l'Indus (XXIVe-XVIIIe siècle avant J.-C.) était déjà brahmane et indo-aryenne. Cette assertion ressuscite la thèse (dépassée) voulant que l'Inde soit le berceau des Indo-Européens, une perspective européenne, raciste et coloniale. Cela a l'avantage d'éviter de situer les Turco-Iraniens musulmans (Ghaznévides, Ghourides, Mamelouks, Turco-Afghans, Timourides, Moghols et Afghans) dans une longue suite d'autres envahisseurs antéislamiques (Scythes, Kouchans, Huns et Turcs). Cette succession millénaire de flux de peuples centre-asiatiques sur une plus ou moins vaste portion du nord de l'Inde ne s'achève que du fait du barrage britannique puis américain qui, de 1838 à 1989, s'attache à bloquer la descente de l'empire russe puis soviétique.

Or, ce processus a justement été initié par les premiers envahisseurs historiques venus d'Asie centrale : ces mêmes Indo-Aryens qui, à la fin de l'âge du bronze, fondent la religion védique, organisent les castes des brahmanes et militaires (kshatriya) et exploitent celle des tributaires (vaishya). Inversement, du côté nationaliste, ce discours aryaniste emprunte à une idéologie coloniale européenne qui opposait les « civilisations indo-européennes » glorieuses aux civilisations « sémitiques » ou « tartares » ontologiquement inférieures. Dès lors, ce n'est pas le moindre des paradoxes qu'une telle convocation d'un imaginaire français et britannique colonial vienne soutenir une lutte prétendument anticoloniale.

Une émotion « scientifique » borgne

Ces attaques coordonnées contre l'éducation non conforme à l'hégémonie nationaliste hindoue ont bien suscité quelques réactions, cependant asymétriques et disjointes. D'un côté, le secteur indien des sciences humaines et sociales, notamment sur l'histoire turco-iranienne et islamique, n'a reçu presqu'aucun soutien universitaire international. Inversement, s'il y a bien eu des mobilisations éparses dans les milieux étudiant la biologie et la physique, elles n'ont pratiquement jamais évoqué le cas de l'histoire. Le régime de Modi exploite ces cloisonnements universitaires, en particulier le clivage artificiel entre un monde islamophile, suspecté d'être hostile à tout progrès, et un monde des « sciences dures », suspectant le prosélytisme chez les islamophiles, avec un recul très relatif sur ses propres préjugés culturels et idéologiques.

Ainsi, un article de Science (1) appréhende l'adoption du concept nord-américain et fondamentaliste chrétien d'intelligent design comme une nouveauté, inattendue en contexte non-abrahamique, qui ne serait pas hostile à la théorie de l'évolution (2). Si le mécanisme d'appropriation est valide, la seconde proposition sur l'évolution semble refléter d'emblée les préjugés occidentaux qui tendent à valoriser le polythéisme, et a fortiori les « philosophies orientales », sans avoir à démontrer son hypothèse. Pour autant, les auteurs ont sans doute raison de dire que cette importation repose sur une réécriture ultra-chauvine de l'histoire « prétendant que toutes les grandes découvertes scientifiques peuvent être retracées jusqu'à l'Inde antique », divine et brahmanique. Ainsi, la revue Scientific American (3) évoque la suppression du passage d'histoire contemporaine portant sur « la révolution industrielle ». Son auteur Dyani Lewis y explique que, outre la biologie, les livres scolaires sont amputés de chapitres entiers sur les sources d'énergie, la « démocratie », la « diversité » et les « défis à l'encontre de la démocratie ».

Enfin, Nature (4) observe à juste titre que « l'Inde n'est pas le seul pays postcolonial à se débattre avec la question de la manière d'honorer et de reconnaître les formes de savoir plus anciennes ou autochtones dans ses programmes scolaires ». L'auteur n'a guère que l'exemple du rapport aux Maoris de la Nouvelle-Zélande, pays complètement occidental. Voilà qui limite la portée de l'argument mettant en exergue que là-bas au moins, « on ne supprime aucun contenu scientifique important ».

Cela étant, Science, Nature et Scientific American n'accordent pas une ligne à la question de l'enseignement de l'histoire ancienne, médiévale et moderne. Ils semblent ne pas avoir été informés, ou être incapables de corréler ces attaques avec celles qui ciblent les sciences humaines, l'histoire de l'islam, et finalement les musulmans dont la survie physique, politique et symbolique est menacée, en même temps que l'avenir de la « diversité » et de la « démocratie » de l'Inde toute entière.

Réactions modérées

Comme le résume dans Deutsche Welle (DW) la journaliste Sushmitha Ramakrishnan (5), ni la promotion d'un fanatisme religieux-national, ni l'annihilation de toute compréhension de l'histoire humaine ne semble poser un problème « aigu » aux 2 000 signatures réclamant le retour des théories de l'évolution dans les livres scolaires. Seul importe « le déni de notre compréhension moderne de l'évolution », écrit-elle. Ce dernier est absolument crucial, en effet, mais il est indissociable du discours (a)historique nationaliste hindou qui l'utilise et le sous-tend.

Finalement, dans la moisson de références sur Google, seule une infime partie de la presse (jamais les médias spécialisés en sciences) fait allusion à l'aspect anti-islamique et antimusulman de cette réécriture de l'histoire, toujours dans des paragraphes lapidaires. Ainsi, un article du Financial Times (6) évoque seulement l'effacement de la toute dernière dynastie indienne des Moghols (XVIe-XVIIIe siècle) et « l'indignation des milieux académiques », sèche et réductrice allusion que le Irish Times reproduit à partir de la même dépêche.

Réciproquement, il n'y a dans cette remarque aucun rapprochement fait avec l'enjeu majeur porté aux sciences en général, aucune montée en universalité et en commune humanité concernant les sciences humaines et sociales, et par conséquent aucune mise en perspective de ce que cela implique pour les droits sociaux et politiques des centaines de millions de citoyens musulmans de l'Union indienne.

La préparation méthodique d'un ethnocide

De l'autre côté, la chaîne Al-Jazeera (7) identifie cette focalisation sur les seuls Moghols en ce qui concerne les sciences humaines. Pour autant, le média qatari s'est inquiété dès 2018 des signes avant-coureurs de cette politique anti-islamique, avec le changement de nom de la grande cité d'Allahabad par le gouvernement provincial d'Uttar Pradesh. Cet État-test est en effet à la pointe de cette politique d'hindouisation forcée. Longtemps au cœur des États du sultanat de Delhi et de l'empire moghol, la population musulmane y est en effet la plus importante d'Inde : 20 % de la province, équivalent à 48 millions d'habitants, soit près du quart de tous les musulmans indiens.

Dirigée par un ministre en chef (chief minister) raciste, le « moine » hindou nommé Yogi Adityanath, cette part de la population a déjà perdu la plupart de ses droits. En 2020, ce dirigeant milite plus ou moins ouvertement pour l'expulsion de tous les musulmans vers le Pakistan. Il déclare d'ailleurs à propos des manifestations contre la pénalisation du divorce de droit musulman de décembre 2019 : « S'ils ne comprennent pas les mots, ils comprendront les balles ». Comparable à son homologue birman (et bouddhiste) Ashin Wirathu à l'encontre des Rohingyas, il a notamment préconisé l'enlèvement de musulmanes en représailles (au centuple) pour tout mariage d'une fille hindoue à un musulman.

Une bonne part du récit nationaliste hindou repose sur la vengeance contre une colonisation islamique millénaire des hindous. Un élément clef de ce discours de persécution est celui des dites « conversions forcées ». Mais le simple fait que les hindous soient encore majoritaires montre qu'il s'agit bien d'un fantasme, en outre contredit par le droit musulman (fiqh) qui a habilement projeté sur les hindous le droit théoriquement limité aux seuls monothéistes de conserver leur religion en échange du paiement d'un « cens », ainsi que le pratique des sultanats locaux.

Yogi Adityanath annonce aussi vouloir installer des dieux hindous « dans toutes les mosquées ». On en conclut que s'il se trouve un mouvement hindouiste pour abattre les mosquées et construire des temples polythéistes, c'est précisément parce qu'il n'y a pas eu de conversion forcée en Inde, contrairement au Mexique désormais catholique à 100 %, et où personne ne veut détruire des églises pour ériger des pyramides néo-aztèques.

Modi se garde bien de relayer cet aspect du processus pour éviter les réactions occidentales. Cependant, au niveau fédéral, sa politique s'illustre notamment par le changement du nom officiel du pays, d'« Hindoustan » en persan médiéval (8)
, à « Bharat ».

Les historiens et les islamisants inaudibles

Contrairement à la presse scientifique, les journalistes d'Al-Jazeera ne se contentent pas de parler de mosquées et de dynasties musulmanes. Ils décrivent toute la révision de l'enseignement dans 14 États fédérés, détaillant, en plus du programme des classes de première, les chapitres des classes de seconde et troisième sur l'évolution, la diversité des organismes, et mentionnent la suppression de la deuxième partie du chapitre « Hérédité et évolution ». Ils citent un professeur indien déplorant que ses élèves perdent ainsi le seul « lieu pour débattre et défier les notions religieuses », l'occasion pour un « enseignant d'amener les étudiants à distinguer la "foi comme moyen de savoir" et la "science comme moyen de savoir" » (9).

En somme, la presse islamophile critique clairement la suppression des sciences naturelles irréligieuses dans le secondaire indien, tandis que les médias scientifiques ignorent ou minimisent l'éradication des sciences historiques liées à l'islam. Cette asymétrie avantage l'image internationale du régime indien, qui privilégie la promotion du yoga tout en dissimulant ceux qui, parmi ses troupes, en viennent désormais à menacer ouvertement les symboles universels tels que Gandhi ou le célèbre Taj Mahal.

La dissociation entre la réaction aux atteintes envers les sciences naturelles et les sciences humaines en Inde ne découle pas uniquement des préjugés de biologistes ou physiciens occidentaux. Le silence des milieux universitaires internationaux spécialisés dans les études du sous-continent indien, tant anciennes que modernes, mais aussi des chercheurs en sociétés arabo-musulmanes en général porte une grande part de la responsabilité.

Quand islamophobie se marie avec philo-hindouisme

Les nationalistes hindous progressent justement de l'absence de réaction internationale, en attaquant les vérités biologiques et historiques, mettant en péril la science en général. Les communautés occidentales concernées ont réagi timidement, négligeant l'intersection de leurs disciplines, ce qui a permis à cette menace de croître. Modi adopte volontiers, et de façon réussie, une posture décoloniale avec les hippies, et aryaniste avec les fascistes. Dans ce récit euro-compatible, l'Inde aurait été tout à la fois et successivement un phare scientifique écrasé par l'obscurantisme islamique, puis la victime d'un Occident désanimé.

Le BJP exploite habilement l'islamophobie, l'antidarwinisme, l'anticolonialisme et le philo-hindouisme pour mettre en œuvre son programme de « restauration » réactionnaire, considérant tout apport islamique ou occidental comme des agressions « coloniales » contre l'authenticité et la supériorité ontologique de Bharat.

En activant l'islamophobie occidentale et en exploitant le relativisme postmoderne, Modi et les nationalistes hindous établissent un récit qui peut associer d'une main l'islam à l'oppression et à la régression, et de l'autre les traditions hindoues comme des coutumes et sagesses de peuples premiers à imposer aux droits humains et aux sciences expérimentales. S'ils jouent sur un antagonisme commun envers l'islam, ils s'astreignent à rester discrets sur le bouddhisme - cette autre « philosophie orientale », mais appréciée en Occident -, religion réformée du premier empire indien des Maurya et bannie sous les Gupta, n'ayant dans leur récit que la place du silence gêné.

En conclusion, il parait nécessaire de manifester un tant soit peu de solidarité avec ceux qui luttent sur place pour garder le droit de transmettre les connaissances en biologie, en physique ou en géologie, autant qu'en progrès humain, social et politique dans l'histoire islamique, britannique puis laïque de l'Inde médiévale, moderne et contemporaine.

Notes

1. « Not teaching evolution is an injustice », L.S. Shashidhara et Amitabh Joshi, Science, 23 juin 2023.

2. NDLR. Intelligent design ou le dessein intelligent est une théorie pseudo-scientifique selon laquelle certaines observations de l'univers et du monde du vivant s'expliquent mieux par une cause « intelligente » que par des processus non dirigés tels que la sélection naturelle.

3. « India cuts periodic table and evolution from school textbooks », Dyani Lewis, Scientific American, 1er juin 2023.

4. « Why is India dropping evolution and the periodic table from school science ? », éditorial, 30 mai 2023.

5. « India cuts the periodic table and evolution from school textbooks », DW, 6 février 2023.

6. « India drops evolution and periodic table from some school textbooks », John Reed and Jyotsna Singh, Financial Times, 6 juin 2023

7. « Mughals, RSS, evolution : Outrage as India edits school textbooks », Srishti Jaswal, Al-Jazeera, 14 avril 2023.

8. Dérivé persan de Sindus (d'où le Sind), désignant le fleuve dont le nom latin est conséquemment « Indus ».

9. Le gouvernement justifie également cette révision honteuse ou craintive, en invoquant une « rationalisation » dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

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Impasse militaire à Ghaza et isolement diplomatique : Quand la CIA irrite Netanyahu

19 mars 2024, par Mourad Slimani — , ,
L'Agence note que Benyamin Netanyahu a fait pratiquement le consensus contre lui, en Israël et ailleurs, au fil des près des plus de cinq mois de guerre contre la bande de (…)

L'Agence note que Benyamin Netanyahu a fait pratiquement le consensus contre lui, en Israël et ailleurs, au fil des près des plus de cinq mois de guerre contre la bande de Ghaza.

El-Watan
14 mars 2022

Par Mourad Slimani

Le Premier ministre israélien a essuyé des critiques nombreuses et sévères pour l'incapacité de son gouvernement à anticiper l'offensive du Hamas et à lui faire face - Photo : D. R.

La Central Intelligence Agency (CIA) estime que la carte Netanyahu à la tête du gouvernement israélien est consommée et que la passibilité de le voir camper plus longtemps les premiers rôles politiques au sommet de l'Etat hébreu est de moins en moins « viable ».

Dans son rapport annuel sur les menaces sur la sécurité nationale des Etats-Unis – le rapport, dont un segment non secret a été présenté lundi dernier devant les membres du Congrès – série chaque année les risques et menaces dans le monde susceptible de représenter un danger pour la première puissance internationale, en s'appuyant sur un dense réseau de renseignements.

Selon des médias spécialisés, c'est la première fois que la communauté du renseignement américain lève le caractère confidentialité sur des contenus critiques envers Israël et son personnel politique de premier plan.

Une démarche pas du tout appréciée à Tel-Aviv, selon des médias israéliens. Ledit rapport, selon de larges extraits repris par la chaîne CNN, note que Benyamin Netanyahu a fait pratiquement le consensus contre lui en Israël au fil des près des plus de cinq mois de guerre déclenchée contre la bande de Ghaza, même si la société adhère en majorité à l'objectif d'« anéantir le Hamas ».

Le Premier ministre israélien, dont la cote de popularité n'était pas au beau fixe avant les attaques du 7 octobre, a essuyé des critiques nombreuses et sévères pour l'incapacité de son gouvernement à anticiper l'offensive du Hamas et à lui faire face.

Les critiques sont par ailleurs de plus en plus nombreuses concernant la manière de mener la guerre depuis plus de cinq mois et les doutes tout aussi nombreux sur la possibilité de réaliser ses objectifs. En l'occurrence, l'Agence de renseignement américain ne croit pas trop, pour sa part, à la possibilité d'un anéantissement des capacités d'action du Hamas.

Le document reprend sur ce chapitre ce qui est présenté comme le point de vue de l'administration américaine s'agissant de la lutte contre le « terrorisme », à la base des expériences de lutte contre l'organisation de l'Etat islamique (EI) et Al Qaïda, et selon lequel des ripostes disproportionnées et n'épargnant pas suffisamment les civiles représentaient les meilleurs moyens d'élargir les bases de recrutement des organisations combattues.

Joe Biden avait lui-même conseillé, il y a quelques mois, ses protégés israéliens de ne pas commettre « les erreurs » commises par les Etats-Unis dans leurs interventions en Irak et ailleurs. Les massacres de civils palestiniens se sont, cela dit, poursuivis à Ghaza et cela n'a pas empêché l'administration américaine de continuer à fournir des munitions et des armes à la machine de guerre israélienne.

Lobbying toujours aussi puissant

En tout état de cause, le récent rapport de la mythique CIA suggère que la « menace terroriste » non seulement n'est pas écartée par la guerre contre Ghaza et ses méthodes, mais qu'elle déborde désormais pour s'étendre jusqu'aux Etats-Unis, allié inconditionnel de Tel-Aviv, où l'on signale une augmentation substantielle du risque attentat.

Le scepticisme à l'égard de la capacité de Netanyahu à gouverner s'est aggravé et élargi dans l'opinion publique par rapport aux niveaux déjà élevés d'avant la guerre, statue le rapport de la CIA en substance, ajoutant que le scénario de grandes manifestations exigeant sa démission et de nouvelles élections était plus que plausible à court et moyen terme.

La conclusion table sur l'émergence d'un gouvernement moins extrémiste à Tel-Aviv. Ceci se croise encore avec une préférence née au sein de l'administration américaine, en décembre dernier, sur la nécessité de démanteler l'attelage d'extrême droite qui est aux manettes en Israël pour permettre une marge de manœuvre moins minée pour Washington dans la région du Moyen-Orient.

La présentation du rapport lundi dernier au Congrès a été perçue comme une nouvelle séquence de la tension qui caractérise les relations entre la primature israélienne et la Maison-Blanche depuis des semaines.

La démarche de la CIA a bien entendu fortement déplu à Tel-Aviv : un ministre de l'extrême droite a ainsi répliqué qu'il était attendu des Etats-Unis de démanteler le Hamas et pas le gouvernement israélien.

Le lendemain, Benyamin Netanyahu s'adressant à une réunion des délégués de l'AIPAC (American Israël Public Affairs Committee), puissant lobby américain créé en 1963 pour soutenir Israël, a signifié, dédaigneux, qu'il ne prêtait pas beaucoup d'attention à l'histoire du désamour présumé de la Maison-Blanche à son égard.

« L'écrasante majorité des Américains et du Congrès sont à nos côtés », a-t-il lancé dans une pique que des médias ont interprétée comme s'adressant en premier lieu à Joe Biden.

La séquence résume parfaitement la conjoncture, ainsi que la nature des liens entre l'Etat hébreu et la puissance américaine. Les acteurs strictement politiques et institutionnels peuvent bien marquer des distances avec les options prises à Tel-Aviv, la puissance des réseaux de lobbying pro-israélien sont là pour en neutraliser les effets.

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Israël demande aux civils d’évacuer après avoir pris le contrôle de l’hôpital al-Shifa dans la ville de Gaza

19 mars 2024, par Helen Livingstone, Jason Burke — , , , ,
Des victimes ont été signalées après des raids sur le complexe, où des centaines de personnes se seraient réfugiées et qui, selon l'armée israélienne, serait utilisé par le (…)

Des victimes ont été signalées après des raids sur le complexe, où des centaines de personnes se seraient réfugiées et qui, selon l'armée israélienne, serait utilisé par le Hamas.

Tiré de France-Palestine Solidarité. Article tiré du quotidien The Guardian. Photo : Il n'y a pas de limite sur l'ampleur des besoins humanitaires pour les gens à Gaza © UNRWA

Les forces israéliennes contrôlent l'hôpital al-Shifa dans la ville de Gaza, après un raid nocturne sur le complexe médical, et ont demandé aux milliers de personnes vivant à proximité d'évacuer vers le sud du territoire palestinien.

Daniel Hagari, porte-parole de l'armée israélienne, a déclaré tôt lundi que les troupes "menaient une opération de haute précision dans des zones limitées de l'hôpital Shifa sur la base ... d'informations de renseignement indiquant l'utilisation de l'hôpital par des terroristes de haut rang du Hamas pour commander des attaques".

Quelques heures plus tard, l'armée israélienne a déclaré avoir pris le contrôle du complexe tentaculaire, affirmant avoir tué ou blessé un nombre non divulgué de militants du Hamas, tout en détenant 80 personnes. Au moins un soldat israélien aurait été blessé.

L'armée israélienne a utilisé des tracts et les médias sociaux pour exhorter les civils autour de Shifa à quitter les environs, leur disant de se diriger immédiatement le long de la route côtière de Gaza vers al-Muwasi, une zone située à 18 miles (30 km) au sud.

Les moyens de transport sont très limités à Gaza, et de nombreux habitants de la ville de Gaza, en particulier les enfants et les personnes âgées, sont affaiblis après des mois sans nourriture adéquate. On ne sait pas encore comment ils pourront se conformer aux instructions israéliennes.

L'armée israélienne a diffusé des images granuleuses prises par des drones lors du raid sur l'hôpital Shifa, montrant les troupes sous le feu d'un certain nombre de bâtiments du complexe hospitalier. L'armée a déclaré que les troupes avaient reçu des instructions sur l'importance d'éviter de blesser les patients, les civils, le personnel médical et l'équipement.

Des témoins ont déclaré que le quartier al-Rimal de la ville de Gaza, où se trouve l'hôpital, avait été touché par des frappes aériennes."

Soudain, nous avons commencé à entendre des bruits d'explosion, plusieurs bombardements et bientôt des chars ont commencé à rouler. Ils venaient de la route ouest et se dirigeaient vers al-Shifa, puis les bruits de tirs et d'explosions ont augmenté", a déclaré à Reuters Mohammad Ali, 32 ans, père de deux enfants, qui vit à un peu plus d'un kilomètre de l'hôpital, par le biais d'une application de messagerie instantanée.

"Nous ne savons pas ce qui se passe, mais il semble qu'il s'agisse d'une nouvelle invasion de la ville de Gaza", a-t-il ajouté.

Le Hamas a déclaré que l'armée israélienne avait commis un nouveau crime en ciblant directement les bâtiments de l'hôpital sans se soucier des patients, du personnel médical ou des personnes déplacées qui s'y trouvaient.

Le ministère de la santé de Gaza a déclaré que le raid avait provoqué un incendie à l'entrée du complexe, entraînant des cas d'asphyxie parmi les femmes et les enfants déplacés dans l'hôpital.

Il a précisé que les communications avaient été coupées et que des personnes étaient bloquées dans les services de chirurgie et d'urgence de l'un des bâtiments.

"Il y a des victimes, y compris des morts et des blessés, et il est impossible de sauver qui que ce soit en raison de l'intensité de l'incendie et du ciblage de toute personne s'approchant des fenêtres", a déclaré le ministère, qui a accusé les forces israéliennes d'un "autre crime contre les institutions de santé".

Les affirmations des responsables du ministère de la santé, de l'armée israélienne et du Hamas n'ont pas pu être vérifiées de manière indépendante.

Le raid israélien mené en novembre contre Shifa, le plus grand hôpital de Gaza, a suscité une large condamnation internationale et cette nouvelle opération souligne les difficultés auxquelles Israël est confronté dans la bande de Gaza.

Depuis février, l'armée israélienne a repris le combat dans certaines parties du territoire que l'on pensait débarrassées des militants du Hamas après des batailles acharnées l'année dernière. Des habitants de la ville de Gaza ont déclaré au Guardian ce mois-ci que peu de troupes israéliennes étaient stationnées dans les rues en ruine, mais qu'elles s'étaient repliées sur des positions situées à la périphérie et aux principaux carrefours routiers.

Hagari a déclaré qu'il n'était pas nécessaire que les patients ou le personnel médical évacuent Shifa, mais qu'il y aurait "un passage pour que les civils puissent sortir de l'hôpital".

Les combats et la dévastation du nord de la bande de Gaza ont contraint des milliers de Palestiniens à se réfugier à Shifa, vivant dans des tentes de fortune sur le terrain de l'hôpital.

Des informations diffusées sur les réseaux sociaux décrivent des scènes de panique et des images non vérifiées montrent des personnes tentant de fuir le long d'une rue dans l'obscurité au début de l'opération israélienne.

Les forces israéliennes ont effectué des descentes dans plusieurs hôpitaux de Gaza dans le cadre d'une campagne militaire lancée après l'attaque surprise du Hamas dans le sud d'Israël, au cours de laquelle les militants ont tué 1 200 personnes, pour la plupart des civils, et en ont pris environ 250 autres en otage.

L'intensité de l'offensive s'est quelque peu atténuée au cours des dernières semaines, mais le nombre de morts continue de s'alourdir. La campagne israélienne contre le Hamas a tué au moins 31 645 personnes à Gaza, pour la plupart des femmes et des enfants, selon le ministère de la santé du territoire.

La semaine dernière, le Royaume-Uni a demandé une enquête sur le raid israélien contre l'hôpital Nasser à Khan Younis en février, après un rapport indiquant que le personnel médical avait subi des traitements violents et humiliants en détention après l'attaque.

Israël a accusé à plusieurs reprises le Hamas d'utiliser des civils comme boucliers humains en menant des opérations militaires à partir d'hôpitaux et d'autres centres médicaux. Le groupe militant nie ces allégations.

Après son raid de novembre sur Shifa, l'armée israélienne a déclaré avoir trouvé des armes et du matériel militaire cachés dans l'hôpital, ainsi qu'un tunnel de 55 mètres dans le sous-sol. L'armée a diffusé des images prouvant que des otages y étaient détenus, ce que le Hamas nie également.

Les preuves produites par l'armée israélienne ne semblaient pas confirmer les affirmations faites avant le raid selon lesquelles le groupe militant avait construit un centre de commandement bien équipé dans plusieurs bunkers reliés entre eux sous l'hôpital.

Depuis plusieurs semaines, les organisations humanitaires s'efforcent de rétablir les services à Shifa, mais il leur est difficile d'accéder au nord de Gaza pour y acheminer du matériel et des fournitures.

Ce dernier raid intervient alors que l'on espère qu'un accord de cessez-le-feu entre le Hamas et Israël pourra être conclu lors d'une nouvelle série de pourparlers qui devrait débuter dans les prochains jours.

Benjamin Netanyahu, le Premier ministre israélien, a déclaré qu'aucune pression internationale n'empêcherait Israël de réaliser son objectif de guerre, à savoir "écraser le Hamas", et s'est engagé à lancer une offensive prévue de longue date à Rafah, la ville la plus méridionale de Gaza, qui abrite désormais plus d'un million de personnes déplacées d'autres parties du territoire.

Traduction : AFPS

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Guerre contre Ghaza : Les vives inquiétudes de l’OMS

Benyamin Netanyahu a fait part une nouvelle fois hier de son intention de lancer une opération d'envergure sur Rafah. En visite dans la région, le chancelier allemand, Olaf (…)

Benyamin Netanyahu a fait part une nouvelle fois hier de son intention de lancer une opération d'envergure sur Rafah. En visite dans la région, le chancelier allemand, Olaf Scholz, a exprimé, depuis la Jordanie, son opposition à une telle opération qui, a-t-il prévenu, « rendrait la paix régionale très difficile ». M. Scholz, qui s'est entretenu hier avec le roi Abdallah II de Jordanie, a plaidé pour un « cessez-le-feu durable », en soulignant : « Nous devons tout faire pour que la situation ne s'aggrave pas. »

Tiré d'El Watan.

Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, a réitéré dimanche son intention de lancer une grande offensive sur Rafah. « Aucune pression internationale ne nous empêchera d'atteindre tous les objectifs de notre guerre (...).

Nous agirons à Rafah, cela prendra quelques semaines, mais cela aura lieu », a-t-il déclaré, selon des propos rapportés par l'AFP. Netanyahu a approuvé vendredi « les plans d'action » relatifs à cette offensive terrestre. Ces plans prévoient, entre autres, une « évacuation de la population ».

En visite dans la région, le chancelier allemand, Olaf Scholz, a clairement exprimé son opposition à cette attaque massive. M. Scholz est arrivé samedi soir à Amman. Il s'est entretenu hier avec le roi Abdallah II de Jordanie dans sa résidence privée au port d'Al Aqaba, sur la mer Rouge, avant de se rendre en Israël.

Le chancelier allemand estime qu'une attaque de grande envergure sur la ville de Rafah « rendrait la paix régionale très difficile », indique l'agence Reuters. « Pour le moment, il s'agit de garantir un cessez-le-feu durable. Cela nous permettrait d'empêcher une telle offensive terrestre d'avoir lieu », a encore souligné Olaf Scholz. « Il est très clair que nous devons tout faire pour que la situation ne s'aggrave pas », a-t-il insisté.

Peu avant d'entamer son voyage, M. Scholz a déclaré à la presse : « Il serait important de trouver rapidement un accord sur un cessez-le-feu qui permettrait de libérer les otages et de faire entrer l'aide humanitaire à Ghaza », rapporte l'agence allemande DPA. « Nous sommes inquiets quant à la poursuite de l'évolution militaire.

Le risque qu'une offensive de grande ampleur à Rafah fasse de très nombreuses et terribles victimes civiles est élevé, ce qu'il faut éviter à tout prix », a-t-il prévenu. L'Allemagne, pour rappel, est l'un des soutiens inconditionnels d'Israël dans sa guerre féroce contre la résistance palestinienne.

Berlin a été « l'un des alliés les plus fidèles d'Israël aux côtés des Etats-Unis, soutenant constamment son droit à se défendre, soulignant son devoir de se tenir aux côtés du pays pour expier sa perpétration de l'Holocauste nazi au cours duquel 6 millions de juifs sont morts », note Reuters.

Un enfant sur trois souffre de malnutrition

Olaf Scholz a d'ailleurs tenu à mentionner qu'« Israël a parfaitement le droit de se protéger ». « En même temps, fera-t-il observer dans la foulée, il est impossible que ceux (les civils, ndlr) de Ghaza qui ont fui vers Rafah soient directement menacés par les actions et opérations militaires qui y sont entreprises ».

Reuters signale que « M. Scholz n'a pas répondu directement à la question de savoir si l'Allemagne réagirait à une offensive à grande échelle sur Rafah, par exemple en limitant les exportations d'armes allemandes vers Israël ».

Il convient de noter aussi que sur le plan de l'action humanitaire en faveur des Palestiniens, l'Allemagne a fait également un effort. De fait, la Bundeswehr, l'armée allemande, « a commencé à larguer de l'aide humanitaire pour la population en détresse dans la bande de Ghaza », rapporte l'agence de presse allemande DPA.

« La première livraison, entre autres composée de riz et de farine, a été parachutée samedi par un avion Hercules C-130 au-dessus du nord du territoire palestinien. D'autres livraisons sont prévues », précise la même source.

Réagissant au risque d'un massacre d'une ampleur génocidaire à Rafah, le chef de l'OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a fait part à son tour de sa vive inquiétude. « Je suis gravement préoccupé par les informations faisant état d'un plan israélien visant à lancer une attaque terrestre contre Rafah », a-t-il posté samedi sur le réseau X.

« Une nouvelle escalade de violence dans cette zone densément peuplée entraînerait encore davantage de morts et de souffrances, en particulier dans un contexte où les établissements de santé sont déjà débordés », a-t-il averti. Et d'ajouter : « 1,2 million de personnes à Rafah n'ont aucun endroit sûr où se réfugier (...).

De nombreuses personnes sont trop fragiles, affamées et malades pour être déplacées à nouveau. » Appelant l'occupant sioniste à la retenue, le directeur général de l'OMS implore : « Au nom de l'humanité, nous appelons Israël à ne pas aller de l'avant et à œuvrer plutôt en faveur de la paix. » L'Unrwa prévient qu'à l'heure actuelle, un enfant de moins de deux ans sur trois souffre de malnutrition aiguë au nord de la bande de Ghaza.

L'agence onusienne pour les réfugiés palestiniens nous apprend par ailleurs que « la destruction de la bande de Ghaza a produit près de 23 millions de tonnes de débris ». « Il faudra des années pour déblayer les décombres et les munitions non explosées », constate l'Unrwa à travers une publication sur la plateforme X.

De son côté, le secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires, Martin Griffiths, a réagi à la tuerie de jeudi dernier commise par l'armée israélienne à un point de distribution de l'aide humanitaire.

Cette boucherie s'est produite, rappelle-t-on, au niveau du rond-point « El Koweït », dans la ville de Ghaza, où 20 personnes ont été tuées et 155 blessées.

M. Griffiths a qualifié cette information de « choquante ». Il a « estimé que ces incidents ne peuvent pas continuer, et que personne ne devrait mourir en essayant de maintenir sa famille en vie », indique ONU-Info.

169 camions par jour au lieu de 500

Selon l'OCHA, le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies, « les autorités israéliennes n'ont facilité que 25% des missions d'aide prévues dans le nord à ce jour ».

« Au cours des 14 premiers jours du mois de mars, une moyenne de 169 camions d'aide par jour ont pénétré dans la bande de Ghaza », affirme l'organisme onusien, avant de faire remarquer : « Ce chiffre reste bien en deçà de la capacité opérationnelle des deux points de passage et de l'objectif de 500 camions par jour, avec des difficultés à la fois à Karem Abou Salem et à Rafah. »

« La sécurité de la gestion des points de passage a été gravement affectée par la mort de plusieurs policiers palestiniens lors de frappes aériennes israéliennes près des points de passage au début du mois de février », déplore l'OCHA.

Et c'est précisément en raison de toutes ces restrictions qui entravent l'acheminement des aides par voie terrestre qu'un couloir maritime a été ouvert entre Chypre et la bande de Ghaza. Mardi dernier, un premier bateau humanitaire a inauguré ce corridor maritime.

Il s'agit d'un navire de l'ONG espagnole Open Arms chargé de 200 tonnes de vivres au profit de la population de Ghaza. Cette opération a été conduite en étroite collaboration avec une autre ONG, World Central Kitchen (WCK), fondée par le chef hispano-américain José Andrés.

Le bateau est arrivé vendredi à Ghaza. « On a réussi ! » s'est félicitée l'ONG Open Arms dans un post publié ce samedi sur sa page Facebook. « Après 20 ans de blocus naval dans la bande de Ghaza, hier (vendredi, ndlr) le navire d'Open Arms, aux côtés de World Central Kitchen, ouvrait ce couloir humanitaire maritime si nécessaire pour soulager la situation extrême de la population (…).

Le chemin jusqu'ici n'a pas été facile, mais la détermination, la volonté et le travail acharné ont transformé quelque chose qui semblait impossible en réalité », écrit l'organisation caritative espagnole.

Sa partenaire américaine, World Central Kitchen, a fait savoir de son côté : « WCK a déchargé près de 200 tonnes de riz, de farine, de protéines et d'autres produits qui sont arrivés par mer plus tôt aujourd'hui (vendredi, ndlr). En même temps que cette cargaison est transportée à terre, notre deuxième navire s'apprête à partir de Chypre avec des centaines de tonnes de nourriture supplémentaires. »

L'ONG précise en outre : « Pendant le Ramadhan, WCK fournit 92 000 boîtes de nourriture à Ghaza – 4,7 millions de repas. Nous offrons tout le soutien possible aux Palestiniens qui observent le Ramadhan dans les circonstances les plus sombres. »

Au 163e jour de la guerre contre Ghaza, au moins 92 Palestiniens ont été tués dans 9 massacres commis en 24 heures, entre samedi soir et dimanche matin, ont affirmé hier les autorités sanitaires locales.

Cela porte à 31 645 le nombre de morts recensés depuis le début de l'offensive israélienne contre la bande de Ghaza, relève la même source, tandis que le nombre de blessés, lui, a grimpé à 73 676. Des dizaines de frappes nocturnes ont été menées par les forces d'occupation israéliennes dimanche soir.

Ces raids intenses ont ciblé notamment Ghaza-Ville, Deir Al Balah, au centre de la bande de Ghaza, ainsi que Khan Younès et Rafah au sud.

12 membres d'une même famille, en l'occurrence la famille Thabet, majoritairement des femmes et des enfants, ont péri dans un bombardement, hier à l'aube, à Deir Al Balah, plus exactement au quartier Bishara, alerte le ministère de la Santé de Ghaza.

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Du « droit de se défendre » d’un Etat colonial

19 mars 2024, par Faris Lounis, Thomas Vescovi — , , , ,
Entretien avec Thomas Vescovi Qu'est-ce qu'un Palestinien déchiqueté par une bombe américaine larguée aveuglément sur un quartier de Gaza au nom de la « lutte contre le (…)

Entretien avec Thomas Vescovi

Qu'est-ce qu'un Palestinien déchiqueté par une bombe américaine larguée aveuglément sur un quartier de Gaza au nom de la « lutte contre le terrorisme » ? Au pire, un « terroriste mis, temporairement ou définitivement, hors de l'état de nuire », au mieux, « un Arabe de moins ». C'est ce que je comprends des énoncés frelatés, complices de l'arrogante barbarie génocidaire en cours contre les Palestiniens, que j'écoute dans certaines radios et télévisions françaises qui expliquent doctement que « les civils gazaouis sont prévenus par des tracts écrits en arabe avant chaque bombardement » ou des niaiseries de Joe Biden et d'Olaf Sholz expliquant que « nous sommes en train d'étudier la protection des civils de Gaza avec notre allié ».

Au nom de l'instrumentalisation la plus scandaleuse du siècle des principes démocratiques et de l'héritage des Lumières, les Etats du « monde libre » mentent éhontément en menant un combat acharné contré la vérité ensanglantée d'une situation coloniale qui perdure depuis presque un siècle. Nous avons bien retenu la leçon depuis longtemps : entre l'inhumanité coloniale des dominants et le « terrorisme » des dominés, le « deux poids, deux mesures » enseigne sans craindre la déchéance morale : « l'humanité des civilisés est dans leur inhumanité ».

Professeur d'histoire-géographie dans le secondaire, historien, chercheur indépendant, , fin connaisseur du conflit israélo-arabe et membre du comité de rédaction de « Yaani », le nouveau blog des jeunes chercheurs de terrain qui propose des « regards critiques sur les contextes israélo-palestiniens, les rapports coloniaux qui les structurent et les oppressions systémiques » des Palestiniennes et des Palestiniens, Thomas Vescovi livre au Matin d'Algérie ses analyse sur la situation coloniale palestinienne et le génocide en cours à Gaza.

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Le Matin d'Algérie : Selon vous, existe-t-il des rapports entre le sionisme, le racisme et le colonialisme ?

Thomas Vescovi : A l'origine, le sionisme devait permettre aux populations juives européennes de s'émanciper, de se libérer de l'antisémitisme. Mais, entendant créer un Etat pour ces juifs stigmatisés et discriminés en Europe sur un territoire peuplé depuis des siècles, la Palestine, où la majorité des gens ne sont pas juifs, ce mouvement va déployer un projet colonial. Et vu que le colonialisme est fondé sur le racisme, logiquement, le sionisme, en tant que projet colonial, va à son tour produire du racisme. Du racisme évidemment contre les Palestiniens, contre les Arabes plus généralement, mais aussi contre les juifs venus du Maghreb et du Machrek. Dès leur arrivée en Israël dans les années 1950-1960, ils vont se retrouver dans l'obligation de mettre de côté leur identité arabe au profit d'une identité juive construite en majeure partie par le nouvel Etat d'Israël et le sionisme, c'est-à-dire une identité fondée sur l'idée que le judaïsme est avant tout une identité nationale.

Le Matin d'Algérie : « Gaza n'est pas un territoire occupé » ; « Gaza aurait pu être un petit Singapour » ; « le retrait d'Israël de la Cisjordanie provoquerait de nouveaux pogroms » ; « Israël a le droit de se défendre ». Dans la presse et l'audio-visuel français, de tels propos se répètent en boucle, dans une indifférence totale vis-à-vis du génocide en cours. Un Etat colonial, a-t-il réellement le « droit de se défendre » des conséquences d'une entreprise coloniale inhumaine qui perdure depuis des décennies ?

Thomas Vescovi : Au niveau du droit international, Israël, en tant qu'Etat reconnu au niveau des Nations Unis, a le droit de se défendre quand une puissance étrangère attaque son sol. Cependant, ce droit à la défense doit respecter des conditions très strictes. Premièrement, la proportionnalité : on ne peut répondre de manière disproportionnée face à une attaque donnée. Deuxièmement, la réponse à une éventuelle attaque doit garantir la protection des population civiles. Ces deux conditions ne sont absolument pas respectées dans la bande de Gaza aujourd'hui. Mais le point le plus important dans ce débat, c'est que le droit à la défense ne peut pas s'appliquer sur des attaques venant d'un territoire occupé. Le peuple palestinien vit sous une oppression et une dépossession coloniale depuis au moins 1967, voire depuis 1948 ou même avant. A partir de cet état de fait, la question peut se poser : quelle validité pour l'argument du « droit de se défendre » que l'Etat d'Israël brandit dans la guerre qu'il mène contre Gaza, ce territoire qu'il occupe aux yeux du droit international ? La réponse est évidente : non ! Le droit international ne réserve pas ce droit à un Etat colonial. De ce fait, « le droit à la défense » qu'Israël évoque depuis le 7 octobre 2023 ne peut pas fonctionner comme argument dans la manière dont son armée se comporte et agit.

Le Matin d'Algérie : Concomitamment à la guerre génocidaire en cours à Gaza, la répression et la colonisation en Cisjordanie n'a pas cessé de s'intensifier depuis le 7 octobre 2023. Pouvez-vous nous donner un aperçu général de ce qui s'y passe ?

Thomas Vescovi : Depuis le 7 octobre 2023, le processus de nettoyage ethnique dans nombre de villages de Cisjordanie, en cours depuis des décennies, s'est brutalement accéléré. Puisque les regards sont tournés vers Gaza, les colons les plus violents, protégés et soutenus par l'armée israélienne, agissent en totale impunité. Il faut rappeler qu'en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, on a plus de 700 000 israéliens installés illégalement sur des terres palestiniennes. Une partie significative d'entre eux agissent afin d'expulser les Palestiniens de toutes les zones rurales pour les obliger de se cantonner dans des zones urbaines. Les colons et l'armée ont dépeuplé, partiellement ou totalement, plusieurs dizaines de communautés villageoises palestiniennes. Les attaques contre les civils se comptent par centaines, des agressions et des violences, avec parfois des meurtres pour inciter les gens de partir. Des milliers d'arrestations arbitraires de militants palestiniens sont aussi enregistrées. Mais l'acmé de la violence coloniale sont les opérations extrêmement violentes dans des camps ou des villes comme Tulkarem, Jénine ou Naplouse où sont encore présents plusieurs groupes armés palestiniens qui tentent d'opposer une forme de résistance à l'armée coloniale israélienne. Pour le dire d'emblée, la situation est extrêmement complexe en Cisjordanie : la population civile, colonisée, désarmée et sans aucune protection, fait face quotidiennement aux incursions de de l'armée et aux attaques criminelles des colons.

Le Matin d'Algérie : Le 7 octobre 2023, l'offensive militaire du Hamas sur des sites de l'armée israélienne a laissé dernière elle quelques centaines de civils israéliens atrocement massacrés. Ces crimes de guerre, annulent-ils le caractère militaire cette offensive ? Quelle est la caractérisation la plus juste de cet événement qui, selon le Hamas et plusieurs courants du mouvement national palestinien, s'inscrit dans le cadre d'une lutte de libération nationale ?

Thomas Vescovi : Concernant le 7 octobre 2023, les chiffres dont on dispose actuellement font état de 1149 victimes israéliennes parmi lesquelles on doit différencier 700 civils, environ 380 soldats et policiers et quelques travailleurs étrangers, notamment asiatiques. Sur la manière de qualifier le 7 octobre 2023, il y a le narratif voulu par les groupes armés palestiniens, notamment le Hamas, mais en termes de droit international, il n'empêche que les images dont on dispose ne peuvent pas contredire le fait qu'on a eu affaire à des crimes de guerre, voire à des crimes contre l'humanité, dès lors que des civils ont été ciblés de manière indiscriminée. Cela étant dit, il faut préciser que si l'attaque du 7octobre est largement soutenue par l'opinion publique palestinienne, cette même opinion considère quasi unanimement qu'il est impensable qu'une telle attaque doit impérativement prendre pour cible des civils désarmés, des femmes et des enfants. La manière dont les groupes armés palestiniens vont présenter le 7 octobre est déterminante pour leur capacité dans l'avenir à pouvoir se présenter comme le représentant le plus légitime du peuple palestinien. Mais, lorsqu'aujourd'hui des ONG ou des juristes parlent de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, il est évident que cela remet en question une partie de la narration du Hamas qui, lui, dit ne pas avoir voulu cibler des populations civiles. En dépit du fait qu'on a eu plusieurs bases militaires attaquées le 7 octobre (les images et les vidéos sont là pour en témoigner), il n'empêche que dans plusieurs kibboutzim et villages entourant la bande de Gaza (la rave-party, par exemple), les images et les vidéos dont nous disposons montrent clairement que des civils ont été ciblés de manière volontaire et indiscriminée.

Le Matin d'Algérie : Nombre de Palestiniens d'Israël subissent de plein fouet la militarisation à marche forcée des médias et des universités après le 7 octobre 2023. Peut-on dire sans naïveté qu'un « camp de la paix » existe toujours dans la « seule démocratie » coloniale du Proche-Orient ? Que représente la gauche anticoloniale qui y appelle à un cessez-le-feu immédiat ?

Thomas Vescovi : En ce qui concerne le « camp de la paix » et la gauche israélienne, il y a bien longtemps qu'elle ne pèse pas grand-chose, puisqu'Israël est un pays qui s'est profondément droitisé dans le sens où, et je l'ai expliqué dans plusieurs articles – notamment dans mon livre L'Echec d'une utopie, Israël étant un pays qui s'est construit sur une base ethnique, c'est-à-dire un pays qui doit garantir des droits à une partie de sa population, tous ceux qui vivent dans ce pays et ne peuvent pas prétendre à ce groupe national, les « non-juifs », sont peu à peu soumis à des discriminations qui ne cessent de se renforcer à mesure que la droite est au pouvoir. Aujourd'hui, la droitisation tous azimuts d'Israël a marginalisé toute une partie de la gauche israélienne, notamment la gauche la plus anticoloniale, celle liée au parti communiste israélien qui est composée, il faut le rappeler, d'Israélien juifs, mais aussi de Palestiniens qui ont la citoyenneté israélienne. Sur ce « camp de la paix », j'ajoute qu'il y a toute une couche très minoritaire de la population israélienne qui manifeste pour demander un cessez-le-feu et le respect des droits des Palestiniens. Ils ont manifesté à plusieurs reprises depuis le 7 octobre 2023, à Haïfa, à Tel-Aviv et à Jérusalem-Ouest. Et même s'ils sont soumis à une forme de répression policière, ces groupes-là demeurent actifs dans la minorité politique qui est la leur.

Le Matin d'Algérie : Dans un Etat orwellien où le colonisé est sans cesse accusé de martyriser son colonisateur, peut-on encore parler sérieusement d'une « solution à deux Etats » ?

Thomas Vescovi : Si, à titre personnel, je pense que la solution à deux Etats n'est plus opérante, je continue de respecter les personnes qui la revendiquent et demandent la création d'un Etat palestinien indépendant et souverain sur les terres de 1967, parce que je sais à quel point c'est un idéal directeur pour beaucoup de personnes aux quatre coins du monde, surtout au Proche-Orient. Cependant, je crois, et pour être tout à fait honnête et sincère, que ceux qui défendent la solution à deux Etats doivent en permanence rappeler que cela n'est possible que sous deux conditions bien précises sans lesquelles tout appel à la résolution de ce conflit serait une hypocrisie. La première : un processus de décolonisation de tous les territoires palestiniens censés devenir le futur Etat de Palestine (décolonisation veut dire forcément réappropriation des ressources naturelles aux Palestiniens, partage des richesses, possibilité d'une souveraineté pleine et entière pour les palestiniens, ce qui actuellement n'est pas prévu du tout) ; la seconde : prendre des sanctions fermes contre l'Etat d'Israël qui colonise, occupe et donc empêche le fait que cette solution advienne. Le pouvoir colonial israélien agit systématiquement contre l'aboutissement de cette solution et cette politique suprémaciste ne prendra fin qu'avec des pressions et des sanctions internationales. Le rapport de force ne peut changer qu'avec la mise en application de ces deux conditions. Sinon, qu'est-ce qui obligerait un Etat colonial et oppresseur de poursuivre un processus constitutif de sa politique intérieure et extérieure depuis sa création ?
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Propos recueillis par Faris LOUNIS
Journaliste indépendant
Bibliographie sélective :
La mémoire de la Nakba en Israël, Paris, L'Harmattan, 2015.
L'échec d'une utopie. Une histoire des gauches en Israël, Paris, La Découverte, 2021.
* Cet entretien a été publié pour la première fois, le 5 mars 2024, dans Le Matin d'Algérie.

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La Question palestinienne et le marxisme

19 mars 2024, par Guillaume Matthey — ,
Dans une brochure claire et concise, notre camarade Joseph Daher prolonge un exercice déjà entamé dans un long article publié dans Contretemps en 2021 : définir une stratégie (…)

Dans une brochure claire et concise, notre camarade Joseph Daher prolonge un exercice déjà entamé dans un long article publié dans Contretemps en 2021 : définir une stratégie politique réaliste pour l'émancipation du peuple palestinien, à partir d'une perspective révolutionnaire et ancrée dans les réalités de la région.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
8 mars 2024

Par Guillaume Matthey

La brochure permet de sortir la tête de la situation immédiate. Un apport salutaire face à la situation catastrophique à Gaza, qui paraît ne jamais avoir de fin. D'abord, parce qu'elle réinscrit la question de la résistance palestinienne et de l'État colonial et d'apartheid qu'est Israël dans l'histoire longue et dans les processus politiques régionaux. Ensuite, parce qu'elle médite les erreurs et impasses stratégiques des luttes passées et actuelles. Enfin, parce qu'elle projette la réflexion dans le temps long et à l'échelle régionale.

La question palestinienne et le marxisme vise à renforcer la solidarité pour la lutte de libération et d'émancipation du peuple palestinien en s'appuyant sur quelques principes : le droit des peuples à la résistance face à un régime d'apartheid et de colonisation, y compris armée, sans le confondre avec le soutien aux perspectives politiques des différents partis politiques palestiniens.

Mais aussi la centralité de la défense des droits fondamentaux comme le droit au retour, le droit à l'autodétermination, la fin de l'apartheid, de l'occupation et de la colonisation, la complète égalité des droits entre Palestinien·nes et Israélien·nes. Et le soutien à la campagne internationale du mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS).

Développement inégal et combiné

L'ouvrage permet d'identifier une ligne stratégique réaliste pour la cause palestinienne. Réaliste parce qu'elle s'appuie sur une lecture matérialiste et historique, mais aussi parce qu'elle pense les erreurs du passé et la situation actuelle. Une ligne qui ne se cache pas les difficultés : ainsi l'auteur n'élude pas l'analyse de la faiblesse de la classe travailleuse palestinienne et l'intérêt économique bien compris de la classe travailleuse israélienne, comme son soutien idéologique à son État.

Il en analyse les fondements : l'émergence d'une économie juive qui s'appuie sur les structures coloniales britanniques. Une économie dite « socialiste » mais en réalité à caractère colonial et ethno-racial, organisée dans l'alliance entre un syndicalisme juif et l'Organisation sioniste (OS) sous le slogan « terre juive, travail juif, produit juif ». Avec comme résultat un développement inégal et combiné entre l'économie palestinienne et israélienne ; la première étant maintenue dans un état de dépendance par rapport à la seconde, subissant une dynamique de « dé-développement ».

Daher invite donc à penser le problème non pas comme celui de la couleur politique des dirigeant·es israélien·nes, mais comme un « processus de colonisation continue » qui organise les rapports entre les deux populations.

Daher défait également toute attente envers les principales forces politiques palestiniennes : le Hamas affirme une politique réactionnaire d'islamisation de la société gazaouie et s'allie avec des régimes autoritaires comme l'Iran, le Qatar ou la Turquie. Simultanément, ce mouvement « ne considère pas les masses palestiniennes, les classes ouvrières régionales et les peuples opprimés comme des forces susceptibles d'obtenir leur libération » et défend une économie basée sur le capitalisme et le libre marché.

Joseph Daher rappelle à ce titre que la petite bourgeoisie est la « base sociale historique du fondamentalisme islamique », que ce « projet réactionnaire n'offre aucune solution aux sections de la paysannerie et des salarié·es » qu'il gagne et que pour lui « la lutte des classes est donc considérée comme une chose négative ». De son côté, l'Autorité Palestinienne est définitivement décrédibilisée par sa collaboration avec la puissance occupante.

Vers l'auto-organisation par en bas

Ce qui constitue le caractère paradoxal de sa proposition est qu'elle est aussi implacablement réaliste qu'elle semble lointaine, voire inatteignable. Mais c'est l'horizon stratégique que défend Joseph Daher : la seule stratégique réaliste de libération est une « stratégie révolutionnaire régionale (…) qui passe par l'établissement d'un État démocratique, socialiste et laïque dans la Palestine historique, avec des droits égaux pour les peuples palestinien et juif, au sein d'une fédération socialiste à l'échelle du MOAN. »

C'est-à-dire que les Palestinien·nes doivent construire une « nouvelle direction politique engagée dans l'auto-organisation par en bas » et des alliances avec les forces socialistes et émancipatrices de toute la région.

On regrettera toutefois que cette direction stratégique ne soit pas étayée de quelques propositions politiques de court et moyen terme. L'auteur peine à proposer des pistes où se concrétise la ligne stratégique défendue. Gageons que cela soit l'objet d'une seconde brochure !

Guillaume Matthey

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L’Association des travailleurs grecs du Québec. Un demi-siècle de lutte

L'Association des travailleurs grecs (ATGQ) souligne ses 50 ans d'activités ! C'est chez elle que nous a reçu·es madame Irène Fournaris, une femme fière et forte de 76 ans. La (…)

L'Association des travailleurs grecs (ATGQ) souligne ses 50 ans d'activités ! C'est chez elle que nous a reçu·es madame Irène Fournaris, une femme fière et forte de 76 ans. La militante de l'ATGQ nous raconte l'histoire de cette association, entremêlée à la sienne.

Née sur l'île grecque de Syros, Irène Fournaris a passé son enfance et son adolescence à Athènes, qu'elle nomme affectueusement « la vieille grand-mère laide » tellement le contraste entre elle et la beauté des îles est fort.Fournaris, c'est le nom de son mari, qu'elle a rencontré à Athènes. « À l'époque, les femmes ne conservaient pas leur nom de famille », nous rappelle-t-elle. Son mari et elle ont connu la dureté de la dictature ainsi que la censure et la violence qui l'accompagnent.Elle est arrivée seule au Québec en 1965.

À l'époque, dit-elle, « le Canada recrute activement en Europe. Dans les années cinquante, il y avait beaucoup de filles qui venaient ici comme domestiques. Il y avait aussi, jusqu'au début des années 1970, de nombreux programmes de parrainage pour faire venir les membres des familles. » Rena, qui parlait déjà français à l'époque, a fait sa demande d'immigration de manière indépendante. Une fois arrivée, elle a fait de la couture et beaucoup d'autres occupations. Elle a regagné son pays natal quelques années, puis elle s'est installée définitivement au Québec en 1971, et son amoureux l'a rejointe en 1972 après avoir terminé une maîtrise en mathématiques. L'ATGQ était déjà fondée.

Au début de son implication avec l'ATGQ, elle était une salariée « prêtée » par un YMCA. Rapidement, elle a été élue au conseil d'administration. Femme d'idées, d'engagements et éprise de liberté et d'indépendance, elle a participé au documentaire Le confort et l'indifférence de Denys Arcand en 1981, dans lequel on l'entend dire : « Les Québécois n'ont pas osé ».

Origines

L'Association est née d'un besoin d'accueil, d'information et de traduction pour les personnes immigrantes grecques. « Quand elles et ils arrivaient ici, elles et ils ne parlaient pas la langue et ne connaissaient pas leurs droits. L'Association les accueillait et offrait des services de tout genre, dont ceux de traducteur et d'interprète. Bref, on aidait le monde », prend soin de préciser Irène Fournaris.

La naissance de l'ATGQ s'est réalisée sous l'égide d'un programme du WMCA alors que des organisateur·trices communautaires donnaient un coup de main pour l'organisation. Puis, l'Association est devenue indépendante. Elle compte un CA composé de personnes élues une fois par année lors de son assemblée générale. « Le CA actuel comprend trois femmes sur onze personnes », nous apprend-elle. Actuellement, l'Association est composée de 300 membres. « C'est beaucoup moins qu'avant. J'ai souvenir d'avoir organisé des activités pour 700 membres », constate l'organisatrice.

En plus du CA, l'Association va élire des responsables pour différents comités (ou secteurs) notamment ceux des services, des conditions de travail, du comité jeunesse, des femmes et le comité du secteur du local. Ces différents comités vont nourrir les membres d'informations sur ce qui se passe au Québec et en Grèce pour que l'Association prenne position ou appuie des luttes. « Avant, on prenait davantage position sur des enjeux grecs », constate avec une certaine amertume la militante.

L'ATGQ, c'est en toutes lettres un organisme de classe, de masse de travailleurs autonomes et indépendants des forces politiques. L'AGTQ réunit les membres sans distinction de sexe, de religion ou de conviction idéologique. Il informe et guide les immigrant·es grec·ques tant sur le plan social que professionnel. « Dans nos statuts et règlements, il est écrit que notre mission est de promouvoir l'intégration des travailleurs grecs dans la société d'accueil, en concordance avec des principes d'unité, de solidarité, de collaboration et de respect réciproque avec tous les autres travailleurs. De plus, nous avons la mission de prendre part aux luttes du mouvement ouvrier québécois. Nous adhérons aussi aux principes de non-violence », explique-t-elle.

Un local à soi, c'est gagnant

L'achat du local sur l'avenue du Parc à Montréal en 1978 a été très structurant pour l'ATGQ. C'est probablement le moment le plus important pour elle. La propriétarisation de son local, comme groupe, c'est l'assurance de la pérennité d'une association. « Nous n'avons plus à courir des salles à louer pour tenir nos activités et offrir nos services », exprime Irène Fournaris.

Certes, les membres ont dû vendre le deuxième étage de la bâtisse il y a quelques années pour régler une situation financière difficile, mais c'est justement parce qu'ils en étaient les propriétaires qu'ils et elles ont pu le faire. « L'achat du local, ça nous a donné la stabilité, les gens savent où nous trouver », conclut-elle.

Avec la pandémie, l'Association a toutefois mis en veilleuse ses activités sociales. « Nous avons un volet culturel important. Nous avons besoin de nous rencontrer pour le plaisir. Nous sommes des ami·es. Nous organisons des soirées musicales Rebetiko, un art composé de chants et de musiques populaires et marginales, et notre salle est pleine », nous confie joyeusement notre hôtesse. Cela contraste avec l'organisation de bals classiques. La programmation des activités de l'ATGQ comporte aussi des soirées de danse qui connaissent un grand succès et qui complètent la programmation d'activités plus politiques.

Ami·es des syndicats

L'ATGQ n'est pas un syndicat. Cependant, l'Association a beaucoup collaboré pour aider des Grec·ques à se syndiquer. « Après la Deuxième Guerre mondiale, les Grec·ques au Québec travaillaient dans des secteurs pas “syndicalisables”, des secteurs sans qualifications. Pensons à la restauration, aux vêtements, à l'entretien ménager », raconte la femme engagée. Alors, dans ces cas, l'Association collabore (collaborait) avec les centrales syndicales afin d'offrir les services d'interprètes. Elle était aussi en mesure de rassembler facilement les travailleur·euses en cause. « Une des missions de l'ATGQ est d'améliorer les conditions de travail des travailleurs et travailleuses grec·ques », rappelle Irène Fournaris. C'est pourquoi l'ATGQ, tout au long de son existence, a participé à plusieurs congrès des centrales syndicales.

La participation des jeunes

Au printemps 2012, l'Association a participé aux marches en appui à la gratuité scolaire. « Il y a beaucoup de jeunes qui ont rejoint plus ou moins récemment l'Association et ils et elles sont plus instruit·es que nous l'étions à notre époque. Ils et elles participent, font leurs affaires, entrent dans un milieu et apprennent de nouveaux trucs. Cela contraste avec la démotivation ambiante », constate, confiante, la membre du CA. La participation, pour elle, c'est la meilleure manière de renforcer sa force citoyenne. C'est aussi le slogan du parti communiste grec duquel elle, on l'aura deviné, se réclame un peu.

Irène Fournaris est une militante de la première heure de l'Association des travailleurs grecs du Québec, dont elle a été la première trésorière.

Illustration : Ramon Vitesse

Syndiquer les travailleur·euses autonomes

Le Syndicat associatif des travailleur·euses autonomes du Québec (S'ATTAQ) se consacre à la défense des droits des travailleur·euses autonomes. Quels sont les enjeux propres à (…)

Le Syndicat associatif des travailleur·euses autonomes du Québec (S'ATTAQ) se consacre à la défense des droits des travailleur·euses autonomes. Quels sont les enjeux propres à cette condition d'emploi bien particulière, et quelles sont les stratégies d'organisation de S'ATTAQ ?

Propos recueillis par Isabelle Bouchard.

À bâbord ! : Quels sont les principaux mythes quant à la syndicalisation des travailleur·euses autonomes ?

Selena Phillips-Boyle : Il y a de nombreuses faussetés qui circulent. On entend souvent qu'il est impossible de les syndiquer étant donné leur dispersion à travers différents milieux et différentes industries. C'est vrai que cette situation rend la syndicalisation plus difficile que pour des emplois salariés typiques, mais elle n'est pas impossible. Nous en sommes la preuve. Il faut, en tant qu'officières et officiers syndicaux, faire preuve d'imagination et utiliser les leviers qui s'offrent à nous. Par exemple, dans le cas de celles et ceux qui exercent dans le numérique, il est aisé de trouver des données qui nous permettent de les identifier. La communication avec eux et elles s'en trouve simplifiée et nous pouvons alors mieux appliquer nos principes d'agitation, d'éducation, d'organisation et de syndicalisation.

Un autre mythe, c'est de penser qu'il y a de plus en plus de travailleuse·eurs autonomes au Québec alors qu'il n'en est rien. En fait, leur nombre est assez stable. On parle de 550000 personnes. Si, à une certaine époque, elles étaient surtout concentrées dans le domaine de l'agriculture, force est de constater qu'actuellement, elles œuvrent dans une multitude de secteurs professionnels. Il faut aussi savoir que des travailleurs·euses autonomes travaillent parfois dans plus d'un secteur ou dans plus d'une industrie à la fois.

ÀB ! :L'existence du statut de travailleur·euses autonomes est-il une fatalité ou un choix ?

S. P.-B. : L'idée que les travailleuse·eurs autonomes choisissent leur statut relève aussi du mythe, en tout cas pour les membres de notre syndicat. Selon cette vision romancée, le travail automne est un travail idéal parce qu'il permet le choix de l'industrie pour laquelle s'effectue le contrat, le choix du lieu de travail, l'autonomie dans la détermination du nombre d'heures que la personne consacre et une grande flexibilité dans l'horaire de travail. À cette vision romancée s'ajoute l'idée généreuse que le travailleur ou la travailleuse autonome est libre puisque sans patron pour l'exploiter. C'est sans prendre en compte que les conditions concrètes du travail autonome sont en elles-mêmes exploitantes !

Même certain·es travailleurs et travailleuses autonomes font semblant qu'elles ou ils choisissent librement leur statut. Pourtant, le travail autonome existe parce que les entreprises n'offrent pas de postes à temps plein ni à temps partiel, d'ailleurs. Le travail autonome, c'est une manière pour elles d'épargner de l'argent parce qu'elles n'ont pas à accorder de (bonnes) conditions de travail. Elles ne donnent pas de vacances, pas plus que de congé maladie ni de congé parental. Tout cela relève du privilège individuel. Les industries ne fournissent pas de local ni d'équipement de travail. La charge revient aux travailleuses et travailleurs de se les procurer. Il s'agit vraiment d'une logique néo-libérale à laquelle s'ajoute une condition salariale injuste. En effet, beaucoup de travailleurs et travailleurs autonomes ne gagnent pas plus que le salaire minimum, en tout cas chez nos membres.

Le travail autonome est la prochaine étape du capitalisme. C'est une conception du travail qui profite largement des éléments qui sont à la charge des travailleurs et travailleuses autonomes. La situation s'est gravement transformée avec cette pandémie qui a conduit plusieurs personnes à travailler plus à la maison, les rendant responsables de leurs outils de travail et ce, sans que les salaires soient ajustés en conséquence.

ÀB ! :Le carburant traditionnel du syndicalisme est (devrait être) la mobilisation de ses membres. Quelles stratégies de mobilisation avez-vous déployées ou comptez-vous déployer ?

S. P.-B. : Au début de la pandémie, nos membres étaient mieux organisé·es que les autres étant donné qu'ils et elles avaient déjà l'habitude d'avoir un bureau à la maison, de travailler seul·es et à distance. Mais actuellement, c'est vraiment difficile. Les gens sont vraiment épuisés et les troubles de santé mentale sont nombreux. À titre de d'officière de mobilisation interne, je tente de redémarrer la mobilisation. Je propose aux membres des sessions de cotravail en ligne, des moments de lunchs communs et aussi des 5 à 7 à distance. Je tente d'organiser des événements à saveur plus sociale. Éventuellement, nous allons remettre sur pied des formations syndicales sur une base plus régulière. Toutefois, notre activité de mobilisation principale, c'est d'organiser des campagnes de syndicalisation dans des industries. C'est la base de notre action.

ÀB ! : Dans un monde idéal, à quoi ressembleraient les normes du travail pour les travailleuses et travailleurs autonomes ? Quelles sont vos inspirations en la matière ?

S. P.-B. : Déjà, les normes du travail au Québec ne sont pas très généreuses pour les salarié·es, alors, pour les autonomes, elles sont tout à fait obsolètes. Il serait urgent de légiférer en premier lieu pour fixer un maximum de seize jours pour être payé·e comme c'est le cas pour les personnes salariées typiques.

La ville de New York est très inspirante pour la construction d'un modèle de travail autonome plus respectueux. Sa loi selon laquelle« freelance isn't free » (le travail autonome n'est pas gratuit) est très inspirante pour notre syndicat. La loi fixe un maximum de jours pour la rémunération des travailleuses et travailleurs autonomes et accorde un recours officiel si cette clause n'est pas respectée. Les personnes ne sont pas laissées à elles-mêmes comme c'est le cas pour nos membres lorsqu'il y a des litiges. De plus, la loi new-yorkaise exige la signature d'un contrat pour tout mandat d'une valeur de plus de 800$US commandé par une entreprise à un·e travailleur·euse autonome. En outre, le programme prescrit un modèle de contrat ainsi qu'un recours officiel en cas de difficulté dans l'application des clauses du contrat type. En sachant que la plupart des travailleuses et travailleurs autonomes sont sans contrat officiel, en tout cas chez nos membres, cette loi prend tout son sens.

Nous sommes aussi inspirée·es par d'autres campagnes qui s'intéressent notamment à la santé et à la sécurité des travailleurs et travailleuses. Par exemple, avant 2019,les agences de placement n'avaient pas d'obligation de sécurité envers les travailleur·euses qu'elles plaçaient dans les industries et celles-ci n'en avaient pas non plus. Il y avait un grand vide. La sécuritédes travailleur·eusesqui avaient recours aux services de placement n'était absolument pas prise en compte. Grâce à la campagne du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI), les lois ont changé. Il est souhaitable que cetteresponsabilité à l'endroit de la sécurité s'applique à toutes les personnes qui occupent un emploi autonome.

Finalement, dans un monde idéal, le travail autonome compterait pour le chemin d'immigration, ce qui n'est pas le cas actuellement. Le travail autonome n'est pas tenu en compte aux fins du statut d'immigration, ce qui est une injustice flagrante. Il est grand temps que le travail autonome cesse d'être invisibilisé.

ÀB ! :Quelles sont vos principales campagnes de syndicalisation ?

S. P.-B. : Le S'ATTAQ étant membre des Industrial Workers of the World (IWW), il organise, depuis 2017, des campagnes de syndicalisation qui suivent les mêmes principes que l'organisation mère. Il s'agit de principes de base comme l'anticolonialisme, l'antiracisme, l'anticapitalisme et l'inclusion des personnes queers. Nous tentons aussi d'organiser des campagnes bilingues, même si la plupart de nos membres sont anglophones. De plus, nous adhérons au principe de non-hiérarchie, ce qui fait que chaque membre peut apporter des idées et des projets et que chaque personne peut changer les orientations des campagnes d'organisation.

Pour moi, le plus important était d'abord de créer un sentiment d'appartenance entre les travailleur·euses autonomes, parce que le système capitaliste actuel les individualise tellement. Or, plus nous sommes isolé·es, moins nous avons de pouvoir sur notre situation professionnelle. Pour répondre à cet objectif, nous avons d'abord organisé différents projets, comme des sessions de cotravail entre travailleur·euses autonomes et des ateliers d'éducation populaire sur des sujets propres au travail autonome (rédaction de contrats, de demande de bourses, de rapport d'impôts, etc.). Le but de ces activités était de développer des liens entre les membres.

Puis, les premières campagnes de syndicalisation visaient les pigistes dans les domaines du journalisme, du jeu vidéo et du milieu des aides domestiques. Actuellement, nous tenons des campagnes dans l'industrie du sexe et une autre dans le milieu de la traduction. Nous organisons aussi des actions directes comme Réclame ta paye ou Réclame ton respect en appui à des membres qui sont privé·es de leurs droits. Nous vous invitons à appuyer ces campagnes d'amélioration des conditions de travail.

Selena Phillips-Boyle est officière au Syndicat associatif des travailleuses et travailleurs autonomes du Québec (S'ATTAQ) de la branche IWW de Montréal.

Propos recueillis par Isabelle Bouchard.

Illustration : Elisabeth Doyon

La langue française est straight

18 mars 2024, par Arianne Des Rochers — , ,
Les luttes queers, comme elles se jouent inévitablement sur le terrain de la langue, invitent à la révolution linguistique, ce qui n'est pas sans causer de vives réactions. (…)

Les luttes queers, comme elles se jouent inévitablement sur le terrain de la langue, invitent à la révolution linguistique, ce qui n'est pas sans causer de vives réactions. Retour sur la controverse autour du pronom « iel » en français.

Peu d'ajouts aux dictionnaires de langue française ont créé autant de controverse que celui, en 2021, du pronom « iel » dans la version numérique du dictionnaire Le Robert, dont la mission est descriptive. Pourtant, la même année, les mots « sérophobie », « cododo » et « bouquinerie », pour n'en nommer que trois, ont aussi fait leur apparition dans Le Petit Robert, la version papier (et prescriptive) du dictionnaire de l'Académie française, sans soulever de tollé. Chaque année, de « nouveaux » mots s'ajoutent en effet au répertoire lexical de toutes les langues standardisées qui font l'objet de dictionnaires. Ces mots n'ont d'ailleurs rien de nouveau, ils existent déjà : ils sortent de la bouche des gens et circulent par le fait même dans l'espace social depuis longtemps. La norme accuse effectivement des années de retard sur l'usage (et non l'inverse), et les gens n'attendent pas nécessairement qu'un mot apparaisse comme par magie dans le dictionnaire de l'élite française pour nommer le monde qui change autour d'eux, et pour se nommer eux/elles/elleux/iels—mêmes.

La levée de boucliers à l'annonce de l'inclusion du pronom « iel » est due au fait que celui-ci force une faille à la fois dans la langue française et dans la binarité de genre, puisque c'est le système grammatical tout entier, lui-même fondé sur la binarité féminin/masculin, qu'il remet en question. Au-delà de symboliser le changement linguistique, le pronom rend visibles les gens qui ne s'identifient ni comme hommes, ni comme femmes, ou entre les deux, ou les deux, ce que beaucoup de gens ont du mal à concevoir. C'est que le pronom « iel » signale, pour reprendre les propos de Paul B. Preciado, non pas une nouvelle identité délimitée et facilement reconnaissable (ce qu'on pourrait appeler un troisième genre), mais bien une désidentification vis-à-vis des identités dominantes (les catégories homme/femme, mutuellement exclusives) qui n'aspire pas pour autant à forger une nouvelle identité fixe. [1]

Une telle désidentification (aux genres binaires, mais aussi aux pronoms, aux accords grammaticaux, et par conséquent aux formes linguistiques sanctionnées et reconnues comme légitimes) est déstabilisante. C'est qu'on a tendance à croire que les catégories identitaires (sexuelles ou linguistiques) qui nous définissent sont naturelles, qu'elles découlent de l'ordre normal des choses. La plupart des gens s'identifient effectivement à des catégories prédéterminées, déjà disponibles, qui dicteront par la suite, à différents degrés, leurs possibilités de vie. Le pronom « iel » représente donc pour certains une perte de repères, puisqu'il pointe vers de nouvelles possibilités au-delà de ce qui est généralement (re)connu, familier et permis. Dans un monde construit pour favoriser des formes de vie très précises et homogènes (hétéros, monogames, capitalistes, monolingues, etc.), le pronom « iel » bouleverse à la fois l'ordre sexuel et l'ordre linguistique. Il brouille autant les frontières des identités de genre — et, par extension, des orientations sexuelles — que celles de la langue française.

La langue, une affaire de nation

La langue française, dans toute sa normativité, son académicité et son monolithisme, est straight. Les gens qui la défendent becs et ongles contre ce qu'ils présentent comme des menaces extérieures ne réservent aucune place à la déviance, à l'exploration, à la nouveauté ; l'objectif serait de préserver le français, ce qui insinue qu'il existe dans un état canonique, ancien et pur, voire naturel, dont il faut assurer la reproduction. Or la langue française, comme toutes les autres langues nationales et standardisées, est une construction sociale, solidifiée au 19e siècle avec l'émergence de l'État-nation capitaliste en Europe pour servir de pilier unificateur et d'outil de communication (ou de propagande, c'est selon) à celle-ci. Ce qu'on appelle maintenant une « langue » est en vérité un ramassis de formes linguistiques autrement disparates qu'on a au cours de l'histoire fixées, homogénéisées, rapatriées sous le même drapeau : anglais, italien, français. Tout ce qui tombe en dehors des limites ainsi construites du français — le pronom « iel » et les problèmes d'accord qu'il suscite, mais aussi les « anglicismes », les fautes d'orthographe, les « accents étrangers » — figure donc comme menace à l'homogénéité (ethno)linguistique de la nation.

Le pronom « iel » figure doublement comme menace à la nation du fait qu'en plus de transgresser la norme linguistique, il chamboule l'ordre hétéronormatif et patriarcal en évoquant de nouvelles identités de genre et de nouvelles sexualités qui rompent avec la famille nucléaire et ses fonctions reproductives. La visibilité accrue de ces identités et sexualités, y compris dans la langue, révèle à de plus en plus de gens la nature construite, flexible et artificielle de la binarité de genre et des catégories qui en découlent (homme/femme, straight/gay). « Iel » est donc un problème doublement épineux pour la nation : iel corrompt le français et participe à l'érosion de l'outil de communication qui unit ses membres, et iel met en danger sa reproduction en menaçant son taux de natalité.

Les réactions au pronom « iel » visent ainsi à protéger le statu quo sur deux fronts : la normativité linguistique et la normativité sexuelle. Ce n'est pas une coïncidence si, au cours d'une même semaine au mois de mai 2022, le premier ministre François Legault a parlé de l'éventuelle disparition du français et des francophones au Québec (en faisant une comparaison boiteuse et condescendante avec la Louisiane), et l'élue républicaine Marjorie Taylor Greene a prédit l'extinction des personnes hétérosexuelles d'ici cinq générations aux États-Unis. Ce n'est pas non plus une coïncidence si, en novembre 2021, le chroniqueur Christian Rioux a ridiculisé le pronom « iel » et ses adeptes de la même manière qu'il ridiculise régulièrement les artistes s'exprimant en chiac et en franglais : en nous traitant de bébés gâtés, de fous furieux, de « handicapés », bref, en tentant de nous déshumaniser à coups d'insultes délibérément capacitistes. Les réactions au pronom « iel » sont un rejet en bloc non pas d'un simple pronom, mais de ce qu'il représente : il s'agit d'une négation des vies, des corps et des langues queer et d'un refus de brouiller les frontières, quelles qu'elles soient.

Parler queer

Quand des voix s'élèvent contre le pronom iel, quand on nous dit que son inclusion dans Le Robert en ligne est « destructrice des valeurs qui sont les nôtres » et qu'elle aboutira à une langue « souillée qui désunit les usagers plutôt que de les rassembler [2] », ce qu'on nous dit, c'est que le pronom (et ce qu'il représente) érode les valeurs nationales (lire : hétéropatriarcales). And you know what ? C'est vrai : la révolution queer veut voir tomber les frontières sexuelles, nationales et linguistiques. La révolution queer veut détruire les soi-disant valeurs nationales, car les communautés queer subissent régulièrement la violence de ces valeurs. La révolution queer reconnaît qu'elle est incompatible avec la nation, et travaille activement à créer un monde en marge de celle-ci plutôt que de chercher à s'y tailler une place. José Esteban Muñoz : « le là-bas de l'utopie queer ne peut être celui de la nation, qui est toujours très puissante bien qu'affaiblie. [3] »

La révolution queer ne se fera pas en français, ni en aucune autre langue standardisée, coloniale, rigide for that matter : elle se fera en chiac, en spanglish, en mi'kmawi'simk, pour autant que ces formes demeurent insaisissables et fugitives, c'est-à-dire queer et méconnaissables par l'État et le capitalisme. Vivre queer, faire queer, c'est d'abord et avant tout désinvestir dans les formes reconnues par l'État, le but étant de toujours produire des formes, des discours, des vies que le pouvoir sera incapable de reconnaître et de hiérarchiser, y compris dans l'arène de la langue.


[1] En entretien avec Victoire Tuaillon dans le balado Les couilles sur la table : « Cours particulier avec Paul B. Preciado (1/2) ».

[2] Le député français François Jolivet, dans une lettre envoyée à l'Académie française le 16 novembre 2021 et publiée sur Twitter.

[3] José Esteban Muñoz, Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity, New York University Press, 2019, p. 29. Traduction libre.

Arianne Des Rochers est professeur·e de traduction à l'Université de Moncton.

Le titre de l'article se veut un clin d'œil à la formulation d'Audra Simpson, « the state is a straight white man ». Audra Simpson, « The State Is a Man : Theresa Spence, Loretta Saunders and the Gender of Settler Sovereignty », Theory & Event, vol. 19, no 4, 2016. En ligne : https://www.muse.jhu.edu/article/633280.

Photo : Marine CC

Analtochtone

« Le péteux est un péché mortel en français. Père LaFleur me l'a dit une fois au confessionnal. » — Tomson Highway, Kiss of the Fur Queen [1] quand le gouvernement (…)

« Le péteux est un péché mortel en français. Père LaFleur me l'a dit une fois au confessionnal. »

— Tomson Highway, Kiss of the Fur Queen [1]

quand le gouvernement fédéral

a conquis peguis en signant le traité 1

il nous a placé·es dans une dépression

concave, comme un verre de contact

enfermé·es dans le marécage

masse de terre spongieuse

trop lourde pour retenir les corps

saturée de post[inf]érieurs dès lors

la baie d'hudson est allée chercher l'aide fédérale

pour construire un barrage le long de la fisher

là où les sifflements et les promesses vides et les nageoires

brisent la crête des vagues

se prélassant au soleil

ils ont pris nos terres

en ont fait une base militaire

les casernes de kapyong à winnipeg

la baie d'hudson a même joké qu'elle nous remettrait

toustes là si jamais ils nous les donnaient back

ville fantôme militaristique de l'autre côté de l'horizon

comme une maison hantée affamée

spectres rouges, polter[zeit]geist ndn

ça garde les jeunes à kapyong ;

« un potentiel immobilier exceptionnel » disaient les katz

« pas un endroit pour une réserve urbaine »

même si tout winnipeg-nord

grouille de décimation, de notre décompo —

situation qu'il vaut mieux ignorer

les nicimosak veulent tous me snagger

comme un pogneur de cul, le feu au cul

exigent : « bleache-toi et douche-toi

le cul si tu veux que j'te baise »

ne veulent pas de la honte de se retirer

et de trouver une pépite sur leur bite

analité de fourrure d'hermine

je fouine au fond d'un wendigo

belette une selle je lionise

c'est-tu pas un genre d'excavation ?

à quel point il faut s'annuler soi-même

pour demander ça à un ndn ?

de sortir ma peau brune de ses marais

de purger un trou de ver, une galaxie

des torts entreposés et sauvegardés ?

je me demande si la marde est une sorte de mécanisme de défense ?

j'ai vu sikâk faire fuir une bite ou deux

loin des colonies au pourtour de l'orifice

je me demande si les excréments sont aussi une médecine ?

ça fait sortir le viral des yeux

je chasse pas les moustiques, je les chicane

un manteau de piqûres de punaises de lit

se doucher chaque semaine, voire chaque jour

revient à désinfecter l'archive de mes intestins

but whenever que j'entends infecter, j'entends envahir

j'ai eu des poux une ou deux fois dans ma vie ;

faque, même mon cul a besoin d'être blanchi maintenant ?

d'avoir l'air d'un beignet saupoudré de sucre glace

pogné là comme des algues dans un filet de pêche ?

« c'est drôle, j'ai dit, ma mère blague

que j'ai des banniques à la place des fesses,

c'est-tu pas un type de pâtisserie ça aussi ? »

peguis est devenu un marécage

un bourbier naturel pour le ruissellement des coloneux

des fugitifs se sauvent des villes

après s'être fait brasser les entrailles

pour leur avoir trop fait confiance —

peut-être que c'est le cas de le dire :

started from the bottom

juste pour finir at the bottom, à regarder vers le haut

l'eau souillée de mercure

réserve de minéralisation

puits de carcasses, puits de cosmos

plage de pourritures résurgentes ;

si la langue est un épiderme

la marde est-elle une théorie

traînée dans la boue du can[y]on ?

un genre de toile d'araignée spongieuse

élastique comme un bandeau à cheveux

ou un continuum, une parallaxe

un ruban de möbius

une théorie des cordes supersymétriques

ou encore un changement de dimension

une porte, un portail, relativité

je suis analtochtone

ma pickup line ces jours-ci est un jeu de mots barthésien :

« parler d'amour revient à confronter la boue du langage »

je me demande si sakihitin est un type de repli

entre deux muscles —

l'amour est parfois un triomphe

traîné dans la saleté

alors pour l'amour de dieu, je te prie de me baiser le cul

avant de me faire saigner et saigner et saigner.


[1] Traduction libre.

Ce texte est d'abord paru en anglais dans Prism International, vol. 57, no 3, printemps 2019. Traduit par Arianne Des Rochers.

PRÉCISIONS SUR LA TRADUCTION

peguis – Première Nation (ojibwée et crie) qui comprend plus de 10 000 membres, située à 200 km au nord de Winnipeg

ndn – Acronyme composé des trois consonnes du « mot en i », utilisé par les Autochtones pour se désigner elleux-mêmes

katz – Référence à Samuel Katz, magnat de l'immobilier et ancien maire de Winnipeg

snagger – Francisation du verbe « to snag », expression courante chez les autochtones qui signifie « baiser » ou « se pogner quelqu'un »

Pour les expressions en langue crie, on vous invite à explorer l'une des nombreuses ressources offertes en ligne, par exemple le Plains Cree Dictionary de l'Université de l'Alberta (https://altlab.ualberta.ca/itwewina/) ou le Online Cree Dictionary (https://www.creedictionary.com/)

Mouvements queers et féministes : l’intersectionnalité est une exigence stratégique

18 mars 2024, par Judith Lefebvre — , ,
La communauté queer naît d'abord d'une identité politique radicale. Elle entretient l'ambition d'un mouvement de libération qui puise dans l'anti-autoritarisme et qui pose (…)

La communauté queer naît d'abord d'une identité politique radicale. Elle entretient l'ambition d'un mouvement de libération qui puise dans l'anti-autoritarisme et qui pose l'intersectionnalité comme une composante essentielle de son discours. Pourtant, il existe peu de réflexions stratégiques pour s'assurer que ces exigences survivent au test de la lutte.

Quand on m'a demandé d'écrire un texte sur les orientations stratégiques d'un mouvement queer, j'avoue que je ne savais pas tellement où donner de la tête. Est-ce que je devais aborder l'acharnement ouvertement génocidaire contre les personnes trans aux États-Unis [1] et la nécessaire solidarité internationale pour nos communautés ? Peut-être était-il préférable de me concentrer sur les enjeux locaux comme la pauvreté et l'exclusion ?

J'ai pensé faire un bilan de la mobilisation contre le projet de loi 2 [2]. Ça m'aurait semblé à propos étant donné qu'il s'agit de la plus récente lutte à laquelle j'ai participé depuis une posture militante grassroots. Parce qu'en fin de compte, est-il réellement possible de parler de stratégie sans aborder les débats internes d'un mouvement ? Sans aborder les joies et les peines immenses qui nous affligent dans ces moments désespérés où nous n'avons rien que nos corps pour nous battre ? Peut-on parler de stratégie sans parler des divisions politiques, raciales, économiques et identitaires qui touchent la communauté ?

Est-ce qu'on peut parler de stratégie sans parler du mouvement ? En fait, je me questionne parfois s'il y a un tel mouvement.

Passer de la communauté à la pratique politique

Il ne faut pas se méprendre : on se reconnaît entre nous, on partage les mêmes espaces et, souvent, les mêmes esthétiques. On va aux mêmes partys, on aime les mêmes artistes. La scène queer de Montréal est en pleine effervescence, comme en témoignent les nombreuses fêtes et regroupements. Il y a une communauté c'est sûr, mais y a-t-il un mouvement ?

La posture queer en est une de précarité. Nos corps et nos vies souvent sinueuses nous portent presque inéluctablement à la pauvreté. Les problèmes de santé mentale sont tellement fréquents qu'ils sont une source d'humour et de dérision. Et bonne chance pour trouver un·e thérapeute transaffirmatif·ve ou sensible aux réalités LGBTQIA2S+ – si on en a les moyens ou qu'on a survécu à la longue attente d'accès aux services du CLSC. Nous sommes poqué·es, traumatisé·es et méfiant·es. Je crois que nos luttes reflètent cela.

On n'imagine pas à quel point c'est difficile de rassembler des personnes queers et trans autour d'un objectif commun. Tout le monde s'entend pour porter des pins « fuck the cistem », mais, concrètement, les moyens de se mobiliser manquent à plusieurs. S'engager politiquement, c'est aussi prendre des risques : des risques pour sa sécurité, d'abord, et aussi le risque de commettre des erreurs. Et notre méfiance fait de nous une communauté politique très exigeante.

Pour moi, cette exigence est une force. Notre pensée politique est rigoureuse et précise, elle est complexe et intersectionnelle. Parce qu'elle naît de l'expérience de l'exclusion, la posture queer reconnaît la violence des frontières. Elle se nourrit de cette opposition entre « nous » et « elleux » en plaçant l'insulte – queer, bizarre, anormal – au centre de son identité. C'est pour cette raison sans doute que la pensée queer militante [3] actuelle est fortement antiraciste, anticolonialiste, anticapitaliste, anticapacitiste, prochoix, prosexe et antinationaliste. Ça fait beaucoup de cases à cocher et, dans l'urgence de la mobilisation et les choix que cela implique, ça laisse peu de place à l'erreur. On est toujours à la merci d'une dénonciation, d'un call out.

Être redevables

Bien que je crois à la possibilité de faire des erreurs, je crois aussi à la redevabilité [4]. Mais être redevable, ce n'est pas seulement s'excuser quand on se plante et ça ne se résume pas à des slogans de solidarité comme « Black Lives Matter » ou « Trans Women are Women ». Ça exige un questionnement intime et profond de ses pratiques et de son existence dans le monde. C'est difficile et ça ne s'arrête jamais. Pour les personnes blanches par exemple, cela demande non seulement de se percevoir comme telles, mais de comprendre les ramifications symboliques, historiques et sociales du fait d'être blanc·he dans un régime de suprématie blanche. Même chose pour les personnes cis, hétéros, citoyennes, etc. Être redevable, c'est plus qu'être « allié·e ». C'est savoir qu'on ne peut jamais être qu'un·e allié·e imparfait·e et que sans un effort constant, on est condamné·e à reproduire les mêmes schémas d'oppression, peu importe la noblesse de nos intentions.

Mes expériences militantes récentes dans le milieu queer me laissent croire que nos pratiques héritent encore d'une tradition politique qui fait obstacle à cette redevabilité. Encore aux prises avec l'équivalent de la conscience de classe marxiste du « nous femmes » [5] féministe, il me semble que nous tendons à construire un sujet politique aux intérêts prétendument universels. Quand nous entrons en lutte, il ne peut y avoir qu'une seule cause et cette cause, c'est celle des personnes LGBTQIA2S+ prises dans leur ensemble.

Or, ce sujet politique est abstrait et, comme toute abstraction qui en appelle à une oppression commune universellement partagée, il prend généralement les traits d'une minorité privilégiée. Tout ce qui ne se soumet pas à ce cadre supposément commun est renvoyé à des luttes spécifiques. Cette critique n'est pas neuve, elle est au cœur d'un des textes importants de bell hooks, De la marge au centre, publié en anglais en 1984 [6]. Je crois d'ailleurs que le féminisme noir, parmi d'autres, a jeté les bases d'un mouvement politique réellement intersectionnel fondé sur cette exigence de redevabilité.

Autonomie des luttes et politique de coalition

Que ce soit volontaire ou non, le féminisme et les luttes LGBTQIA2S+ sont des mouvements de coalition. Ils regroupent des intérêts divers et parfois divergents sur une variété d'enjeux. La tendance universaliste que j'ai mentionnée plus tôt a forcé les femmes noires, les lesbiennes et les travailleuses du sexe, entre autres, à former des luttes autonomes au sein du mouvement. La même chose peut être dite des personnes trans, intersexes ou bispirituelles au sein du mouvement gai.

Cette volonté autonomiste est souvent perçue à tort comme « divisant le mouvement », mais, au contraire, elle le renforce en centrant l'action politique sur les personnes opprimées. L'autonomie est essentielle pour former une pratique politique cohérente avec les luttes particulières de certains groupes. Je sais comme femme trans que les discussions et les priorités politiques sont radicalement différentes en non-mixité transféminine et dans un groupe féministe mixte. Nous ne serons jamais majoritaires parmi les féministes et nous avons besoin de cet espace pour faire exister nos luttes dans un milieu qui nous a longtemps exclues et qui comprend mal nos intérêts.

Dans un discours célèbre prononcé en 1979, Audre Lorde disait qu'il n'y a pas de libération sans communauté, mais que cette communauté ne signifie pas la négation de nos différences [7]. Pour bâtir un mouvement queer de coalition, il faut selon moi encourager et soutenir les initiatives autonomes au sein de nos communautés. Cela nous permet de nous éloigner d'une politique à prétention universaliste en embrassant la complexité des enjeux qui nous affectent. Nous sommes toustes à l'intersection d'oppressions et de privilèges qui interagissent de façon complexe et nous mènent à cadrer la lutte d'une façon singulière.

En ce sens, j'invite les personnes opprimées à réfléchir à la manière dont l'articulation de leur oppression est susceptible d'exclure les autres personnes concernées. Il ne s'agit pas de s'adonner à des olympiques des oppressions, ni de faire le décompte de ses privilèges, encore moins de redoubler sur l'expression de sa culpabilité. Il s'agit simplement de reconnaître que notre façon de cadrer une question politique relève d'un choix rhétorique potentiellement exclusif et, in fine, nuisible au maintien d'une véritable politique de coalition.

Reconnaître l'autonomie des luttes, c'est donc reconnaître la légitimité et l'expertise des perspectives divergentes. La redevabilité est conditionnelle à toute politique de coalition. Cela exige des discussions patientes, un intense travail émotionnel et beaucoup d'humilité. Cela exige de la loyauté.

En fin de compte, entretenir un mouvement politique queer, c'est refuser l'idée d'un seul mouvement, d'une cause unique qui rallierait toute la communauté. C'est embrasser la complexité de nos luttes, comme nous embrassons la complexité de nos identités et de nos affects.

C'est aussi admettre qu'il n'y a pas de lutte qui n'affecte pas nos communautés. Il n'y a pas de dénominateur commun, seulement un groupe éclectique de personnes vulnérables qui partagent la nécessité de se défendre dans un contexte politique et social hostile.

Toutes les luttes sont queers

Nous devons donc être de tous les fronts. Quand les droits des migrant·es sont attaqués, c'est notre communauté qui est attaquée. Quand les consommateur·trices de drogues sont criminalisé·es, ce sont des membres de notre communauté qui sont incarcéré·es. Quand les personnes racisé·es sont l'objet de profilage racial, ce sont des femmes trans et des hommes gais qui sont harcelé·es. La sécurité des travailleur·euses du sexe, c'est la sécurité de femmes bisexuelles et de personnes non binaires. Il n'y a pas de lutte qui ne soit pas queer.

Mais si nous persistons à entretenir une fausse équivalence entre la communauté et la lutte, nous continuerons à créer des postures minoritaires et marginalisées. Je crois sincèrement que quand nous concevons notre politique comme une politique de coalition et que nous soutenons avec conviction l'autonomie des luttes, c'est la communauté elle-même qui se trouve enrichie. Vivement les collectifs de femmes trans et de migrant·es ; vivement les collectifs de migrantes au sein des collectifs de femmes trans et inversement !

L'intersectionnalité est au centre de nos préoccupations politiques. Il est naïf de penser que cet objectif peut être atteint par le seul examen de conscience des groupes privilégiés. Donnons-nous les moyens d'être réellement intersectionnel·les en nous assurant que les personnes opprimées soient toujours en position de force et puissent poser leurs conditions pour la mise sur pied d'une coalition. Je crois qu'à ce moment nous pourrons peut-être être redevables les un·es envers les autres.


[1] Plus de 300 projets de lois anti-trans et anti-LGBT ont été introduits dans la première moitié de 2022 à différents paliers législatifs américains, après l'adoption depuis 2020 d'une centaine de lois similaires. Les attaques de milices d'extrême droite se multiplient dans un climat de haine nourrit par la rhétorique de politiciens républicains. Le gouverneur de la Floride, Ron De Santis, a plusieurs fois qualifié les homosexuels de pédophiles et un ex-candidat républicain au poste de gouverneur du Mississipi a appelé à la mise sur pied de pelotons d'exécution pour les personnes trans. Pour plus de détails, voir entre autres le site Web de l'Union américaine pour les libertés civiles : https://www.aclu.org/issues/lgbtq-rights.

[2] Introduit par le ministre caquiste Simon Jolin-Barrette, le projet de loi révise le droit de la famille ainsi que les dispositions concernant le changement de mention de sexe à l'état civil. Il a été dénoncé unanimement par les communautés LGBTQIA2S+, forçant le gouvernement à amender substantiellement le texte pour en retirer les éléments transphobes et attentatoires aux personnes intersexes. Voir l'article à ce sujet dans le n°92 d'À bâbord ! : Judith Lefebvre, « Les corps trans contre l'État ». Disponible en ligne.

[3] Je distingue la Queer Theory de la pensée queer militante, plus fluide, moins académique et plus intéressée aux enjeux matériels. Je partage par ailleurs certaines critiques concernant l'exploitation épistémique des femmes trans par le milieu académique et notre réduction à un objet théorique limité à la question du genre. Voir Viviane Namaste, « Undoing Theory : The “Transgender Question” and the Epistemic Violence of Anglo American Feminist Theory », Hypatia, vol. 24, no 3, 2009, pp. 11-32.

[4] Ma traduction de accountability. Il n'existe pas à ma connaissance de traduction communément admise pour cet usage spécifique du terme, surtout employé dans le contexte du militantisme antiraciste américain. En raison de ses origines militantes, les définitions du terme varient, mais renvoient généralement à un ensemble d'attitudes et de pratiques par lesquelles les personnes prennent individuellement la responsabilité de leur position dans un système d'oppression et de leurs biais internalisés. Cela concerne principalement les personnes blanches à l'égard des personnes racisées, mais aussi des personnes racisées entre elles.

[5] Cette expression a fait l'objet de plusieurs recherches et commentaires dans les milieux féministes et renvoie généralement à la notion d'une « classe » des femmes dans l'approche matérialiste. Elle est souvent utilisée pour caractériser un féminisme universaliste peu sensible aux disparités raciales, économiques, etc. entre les femmes.

[6] bell hooks, De la marge au centre : Théorie féministe, Cambourakis, 2017.

[7] « Without community there is no liberation, only the most vulnerable and temporary armistice between an individual and her oppression. But community must not mean a shedding of our differences, nor the pathetic pretense that these differences do not exist. » Audre Lorde, « The Master's Tools Will Never Dismantle the Master's House », dans Sister Outsider, Essays and Speeches, Crossing Press Berkeley, 2007 [1984], p. 112.

Judith Lefebvre est militante transféministe.

Photo : Marine CC

Cinq phrases pour embrasser les écologies queers

Les propositions qui suivent découlent du portait que dresse l'auteur Cy Lecerf Maulpoix de ces écologies fondamentalement intersectionnelles, anticapitalistes, décoloniales, (…)

Les propositions qui suivent découlent du portait que dresse l'auteur Cy Lecerf Maulpoix de ces écologies fondamentalement intersectionnelles, anticapitalistes, décoloniales, féministes et queers.

Dans une friche industrielle de Montréal/Tiohtià:ke, un doux soir de juin où la pleine lune était à son périgée, nous nous sommes réuni·es, des lecteur·ices intéressé·es à parler d'écologies queers, autour du livre Écologies déviantes : voyage en terres queers [1]. Le présent texte met de l'avant quelques-unes des propositions fortes qui ont retenu notre attention.

« La destruction n'a pas le même sens pour tou·tes »

Les approches écoqueers – que Lecerf Maulpoix appelle écologies déviantes – proposent de considérer que les enjeux environnementaux affectant l'ensemble du vivant sont également des phénomènes sociaux. Les catastrophes écologiques doivent être envisagées dans leur articulation avec les systèmes d'oppression qui sont, suivant les propos de Ruth Wilson Gilmore qui parlait du racisme, « l'exposition de certaines parties de la population à une mort prématurée ».

Toute crise accentue les vulnérabilités sociales et économiques déjà existantes, notamment celles des différents groupes et personnes minorisées. Dans les sociétés où les vies ne sont pas toutes « digne[s] d'être pleurée[s], d'être sauvée[s], de bénéficier de droits ou de protections », écrit Lecerf Maulpoix après Judith Butler, « la destruction n'a pas le même sens pour tou.tes ». Dans le film Fire & Flood (2020), Vanessa Raditz a documenté les effets de catastrophes récentes sur les personnes non conformes aux normes hétérocispatriarcales : les domicides (perte de son logement, de son domicile) ; l'accès incertain aux refuges, aux soins de santé, aux matériels médicaux, à la nourriture et aux produits nécessaires ; les agressions et discriminations au sein des processus d'assistance et des refuges s'ajoutent aux difficultés systémiques préexistantes – pauvreté, expérience de la rue, exposition à l'insalubrité, maladies, handicaps, incarcérations, etc. « Les populations les plus affectées, notamment les LBGTQI raciséEs, ont été confrontées à un constat : celui de ne pouvoir compter que sur elles-mêmes face à l'absence de soutiens adéquats de la part des institutions » ou de leur famille à laquelle elles ne peuvent souvent pas recourir.

Les approches écoqueers refusent de faire l'impasse sur la manière dont certaines vies sont toujours déjà partie prenante d'« histoires spécifiques de domination et de destruction ».

Le vivant à défendre ne doit pas être modelé par l'hétérocisnormativité

Les écologies queers impliquent de tourner le dos aux approches qui, d'une part, ramènent la diversité des espèces non humaines à des patterns hétéro-cis et, d'autre part, associent, au sein de l'espèce humaine, des formes d'expression de genre, de sexualité, de corporalité et de relations non hétéronormées à la « déviance » ou à la « contrenaturalité ». Les écologistes les plus conservateurs mêlent ainsi à la lutte pour l'environnement la défense d'un ordre hétérocispatriarcal (la famille nucléaire hétérosexuelle au premier chef) sur la base d'une acception étriquée du concept de nature. La prise d'hormones ou de médicaments, la procréation médicalement assistée, la gestation par autrui, auxquelles ont recours des personnes trans, des familles non hétéros ou des femmes seules – aussi bien que des personnes cis ou des couples hétéros… –, sont mises sur le même plan que les formes dangereuses de manipulation du vivant et les technologies productivistes les plus destructrices (« après les légumes OGM, les enfants à un seul parent », scandaient des opposant·es à la loi autorisant le mariage et l'adoption aux personnes LGBTQ+ en France). « Les accès et bénéfices de la technique ne s'appliquent qu'aux modèles familiaux compatibles avec une certaine vision de l'organisation sociale et économique, devenue la “nature” dans la bouche de ses défenseurs ». Car, notons-le, ce ne sont pas les mutilations génitales exercées sur les personnes intersexes que pourfendent les héraults de cette « naturalité » binaire et hétéronormée…

Refusant de telles formes de naturalisation du social et de socialisation de la nature, les écologies queers cherchent plutôt à reconnaître aussi bien la diversité des espèces que la pluralité des sexualités, des identités, des corps et des modes de relation, comme dignes d'exister en soi et comme facteurs d'adaptabilité, de créativité et d'agentivité garants d'avenir en contexte de crise climatique. Les « comportements uniques et manifestations extraordinaires dans la diversité des oiseaux, des plantes et des êtres vivants, passent inaperçues parce que nous les observons à travers le prisme de la normalité, de la similitude et de l'homogénéité », soutient la biologiste colombienne Brigitte Baptiste, qui conclut : « rien n'est plus queer que la nature, car elle produit de la différence en permanence, notamment en favorisant l'émergence du singulier et de l'anomalie, en expérimentant constamment. »

La lutte contre les techniques productivistes écocidaires est parfaitement compatible avec une épistémologie non hétéronormée du vivant, avec la réappropriation démocratique des technologies et des connaissances scientifiques, botaniques et médicinales, et avec l'autodétermination individuelle et collective.

Les écologies queers invitent à l'élargissement du lien au vivant

Partir des expériences minoritaires pour penser et vivre concrètement notre relation aux écosystèmes permet d'éventuellement développer des types d'interactions et de réciprocités émancipés des logiques d'exploitation et de domination. Les écologies queers cherchent aussi à (re)connecter avec les façons égalitaires d'interagir qu'ont les sociétés non occidentales et les Premiers Peuples, présentes au sein des « régimes alimentaires, des rapports aux animaux, aux plantes, aux cours d'eau, aux terres cultivées, aux arbres, aux astres et aux esprits » (Malcom Ferdinand).

Mais leur apport sans doute le plus spécifique concerne la place dévolue aux corps dans le développement d'un lien sensible au monde. Une attention est accordée à ce qui traverse notre condition d'êtres désirants, notamment ce qui a trait aux plaisirs, aux sexualités et aux formes d'amour, de relations et de coexistences non straights, aux désirs de devenir, à la créativité dans le genre, aux corporalités dissidentes. Un tel rapport aux autres et à la Terre peut mener à des formes d'échanges, de coopération, de compagnonnage, d'attachement et d'intimité qui n'excluent pas la sensualité, voire l'érotisme entendu comme « puissance de rencontre ». « Jouir dans les bois, sur ces crêtes nacrées, suspendues entre ciel et terre pourrait-il être l'occasion de nouvelles alliances et responsabilités » et de « faire de son être et de son corps une instance de réception, de transformation, mais aussi de relais entre soi et le monde ? »

Les écologies queers sont créatrices d'espaces liminaires

Du fait des violences ordinaires et des obstacles que connaissent les personnes LGBTQ+ dans l'accès au logement et aux espaces sécuritaires, la création de lieux – en ville ou hors des villes – qui soient des lieux de vie, de rencontre, d'appartenance et d'organisation a été et demeure un besoin et une préoccupation constante au sein des groupes queers et de leurs luttes. Même s'ils viennent souvent avec la menace de représailles ou de mesures administratives répressives visant à chasser les « indésirables », ces espaces liminaires de réappropriation (terres, fermes sanctuaires, squats, immeubles ou quartiers délaissés, etc.) sont des endroits où peuvent s'expérimenter et s'épanouir des formes d'individuation, des modalités organisationnelles et des modes de relations et de coexistences que le langage hétéronormé peine à traduire.

Sur le plan écologique, les initiatives figurant dans Écologies déviantes impliquent des types d'accord plus accueillants avec le vivant. Elles sont proches en cela de la permaculture selon Annie Rose London : toutes sont faites de « valorisation de la diversité des espèces, des marges des jardins et des bordures naturelles », mais aussi de la « réutilisation des “déchets” et des rebuts dans la création d'un écosystème productif et viable écologiquement ».

Les écologies queers sont fortement coalitionnelles

Suivant Lecerf Maulpoix, ces interstices et initiatives individuelles et collectives sont, à des degrés variables, tournées vers d'autres efforts de résistance contre la destruction des milieux de vie et contre les phénomènes d'oppression. C'est que « le refuge est toujours plus qu'un refuge pour soi, il devient une forme de philosophie et de pratique de vie, engageant chacunE […] à entrer en relation avec d'autres communautés et luttes locales ». Plus largement, les organisations et les luttes écoqueers semblent toutes coalitionnelles. L'implication est large, intersectionnelle, portée par « le désir de s'engager sur d'autres enjeux, dans le cadre de mobilisations collectives et intergroupes », portée aussi par le souci d'élargir les alliances. C'est dans cette direction que Lecerf Maulpoix lance son appel général aux allié·es d'aujourd'hui et de demain : « Face à la montée des écofascismes, face aux nouvelles mutations du capitalisme prêt à intégrer des formes de pensée écologiste ou minoritaire, n'avons-nous pas encore à conduire ensemble une lutte tentaculaire, carnavalesque, excitante, non assimilable aux logiques d'exploitation capitaliste, coloniale et hétéropatriarcale ? »

Les raisons de lutter, donc de nous coaliser, ne manquent déjà pas. Sans doute faut-il pour cela nous réjouir de nos coexistences et de nos interdépendances, et contribuer à ce que l'amour triomphe des frontières que dressent en nous, autour de nous et entre nous les schèmes de pensée découlant souvent de la peur et de la haine.


[1] Elsa, Laurie, Maël : merci pour les échanges et les commentaires. Sauf exceptions signalées dans le corps du texte, toutes les citations sont tirées de Cy Lecerf Maulpoix, Écologies déviantes : voyage en terres queers, Paris, Éditions Cambourakis, 2021.

Illustration : Collages Féminicides Montréal

Wu Ming en Russie soviétique

Peu connu dans le monde francophone, le collectif Wu Ming a une renommée immense en Italie. Derrière ce pseudonyme se trouve un collectif composé d'écrivains italiens qui se (…)

Peu connu dans le monde francophone, le collectif Wu Ming a une renommée immense en Italie. Derrière ce pseudonyme se trouve un collectif composé d'écrivains italiens qui se donnent des numéros (Wu Ming 1 à 5) quand ils écrivent ensemble. Dans leur dernier livre, Proletkult, ils ramènent à l'avant-plan l'un des personnages les plus étonnants du bolchévisme, Bogdanov.

Le choix du nom Wu Ming est en accord avec la démarche politique et artistique du collectif. En mandarin, Wu Ming a deux significations selon la prononciation : soit « cinq noms », en référence au nombre de membres du collectif, soit « anonyme », en hommage à la signature de dissidents chinois.

Aux antipodes du vedettariat littéraire, Wu Ming travaille en collectif, sous pseudonyme, et dépose la version numérique originale de ses textes en licence Creative Commons. Ses œuvres précédentes traitaient de la Résistance italienne (Asce di guerra en 2000), du leader mohawk Joseph Brant (Manituana en 2007) ou encore de la Venise de la Renaissance (Cantalamapa en 2015), toujours avec un mélange de réflexion politique et de travail littéraire. Dans Proletkult (publié en italien en 2018), Wu Ming s'intéresse cette fois à la figure du révolutionnaire Alexandre Alexandrovitch Malinovski, dit Bogdanov.

Le roman nous le présente en 1927 et le suit jusqu'à sa mort, l'année suivante. À cette époque, Bogdanov n'a plus aucune importance politique ni même littéraire en URSS. Pourtant dépourvu de formation médicale, il est devenu directeur de l'Institut de transfusion sanguine de Moscou, dont le but était de tester le « collectivisme physiologique », ce qui consistait à échanger du sang, entre groupes sanguins compatibles, et d'accomplir, dans la réciprocité du fluide vital, la communion sociale. Un communisme rouge sang, en quelque sorte.

Pour Bogdanov, c'était là l'application du stade ultime de sa théorie générale de l'organisation, dans toutes les sphères de l'activité humaine, qu'il a nommée la « tectologie ».

Le prolétariat et sa culture

Bogdanov occupe une place tout à fait à part dans la tragique épopée de la Révolution russe. Il a été parmi les premiers membres du parti bolchevique, mais en a été exclu dès 1909. Plus tard, il a écrit des textes importants sur la littérature prolétarienne et a participé à la fondation du Proletkult (pour Proletarskaïa koultoura ou « culture du prolétariat » ), mais s'est rapidement détaché de la direction du mouvement. D'ailleurs, si Bogdanov est resté un peu célèbre, c'est moins pour ses idées que parce que Lénine en a publié une violente réfutation dans Matérialisme et empiriocriticisme (1909). On comprend pourquoi : Bogdanov plaidait pour la fusion dans la collectivité tandis que Lénine ne jurait que par un Parti agissant avec fermeté.

En Russie, pendant les années qui ont suivi la révolution d'Octobre, le Proletkult a été un immense mouvement d'éducation populaire, fort de 450 000 membres en 1920, visant à stimuler l'édification d'une culture prolétarienne. D'abord autonome, selon les préceptes d'« auto-émancipation » culturelle prônés par Bogdanov, le Proletkult a ensuite été encadré de plus en plus sévèrement, jusqu'à son épuisement complet. Au moment où s'ouvre le récit de Wu Ming, le Proletkult n'est plus qu'une inscription sur le portail d'un bâtiment, un collectif fantôme.

Entre science-fiction et fiction historique

Proletkult est un roman historique empruntant aussi les caractéristiques d'un roman de science-fiction. Dans le prologue, on rencontre un certain Léonid Volok qui aurait participé à un attentat anti-tsariste à Tbilissi en juin 1907, en compagnie de Bogdanov et du futur Staline. Vingt ans plus tard, une jeune femme aux traits androgynes apparaît au détour d'une forêt. Personne ne sait ni qui elle est ni comment elle est arrivée là. Elle se présente sous le nom de Denni et dit venir de la planète Nacun. Elle serait la fille de Léonid et le cherche.

Elle parvient à aller à Moscou pour rencontrer Bogdanov. Celui-ci, entre autres activités (philosophe, économiste, médecin), a écrit plusieurs récits de science-fiction, dont L'étoile rouge (1908), qui présente une société communiste extra-terrestre. Dans le roman de Wu Ming, cette histoire de planète socialiste aurait été inspirée à Bogdanov par Léonid, victime d'hallucinations après l'attentat en Géorgie. L'écrivain aurait entendu les délires de son camarade et les aurait pris en note. Mais voilà que Denni affirme que toute l'histoire était authentique. Pour Bogdanov et son équipe, la jeune femme présente un intérêt scientifique certain parce qu'elle a des caractéristiques hématologiques inconnues. Bogdanov la croit non seulement perdue dans un monde imaginaire, mais atteinte d'un mal inconnu que seule son ascendance pourrait expliquer.

Le retraité de la Révolution part donc en quête de Léonid disparu vingt ans plus tôt. Il retourne voir de vieux compagnons de lutte, devenus des apparatchiks (l'un d'eux est devenu titulaire de la chaire d'Hygiène sociale à l'Université de Moscou, c'est dire). Il rend même visite à la célèbre militante soviétique Alexandra Kollontaï qui, dans le roman, aurait jadis entretenu une relation avec Léonid. La fascination de Bogdanov envers Denni ne cesse d'augmenter : Denni est-elle une admiratrice de ses romans qui aurait pris la fiction pour la réalité ? Comment la projection délirante de la jeune femme dans cette planète d'invention peut-elle être si complète ? Et si le monde fictionnel d'où elle vient, celui d'une société sans classe où la révolution socialiste a réussi, le renvoyait à l'échec de la Révolution, la vraie, qui dix ans plus tard a produit une société bureaucratique, obtuse et totalitaire ?

Débats révolutionnaires

Le roman passe savamment des évocations du roman L'étoile rouge aux discussions sur les enseignements de Bogdanov et sur l'engagement révolutionnaire. Wu Ming fait de la réflexion historique et politique avec les moyens propres au roman. À l'évocation des célébrations du dixième anniversaire de la révolution d'Octobre, qui en réécrivent le récit officiel, correspond l'interrogation sur le monde fictif du socialisme en actes. Qui raconte l'histoire de L'étoile rouge ? Léonid qui en a rêvé, Bogdanov qui l'a écrite, les lectrices et lecteurs qui s'en sont saisi·es ou Denni qui en a fait sa réalité ?

Proletkult peut aussi se lire comme un roman sur des phénomènes collectifs situés au début du régime soviétique. Les théories de Bogdanov concernent l'organisation collective, le mouvement du Proletkult reposait sur les rencontres entre ses membres et la planète Nacun est celle du communisme heureux. Le roman fait de nombreux retours en 1909 quand, avec Maxime Gorki, Lounatcharski et d'autres intellectuels russes, Bogdanov a mis sur pied, dans l'île de Capri, une école de pensée socialiste destinée aux travailleurs russes. L'idée d'organiser le mouvement social par le bas plutôt que par le haut se transmet dans tout le roman. Partout, chez Wu Ming, on échange, on débat, on tente de penser ensemble et de comprendre les limites de la contribution individuelle. Roman à la fois très littéraire et très politique, Proletkult interroge les espoirs et les échecs passés de l'action et de l'écriture collectives.

Wu Ming, Proletkult, traduit par Anne Echenoz, Paris, Métailié, 2022, 352 p.

Anthony Glinoer est professeur de littérature à l'université de Sherbrooke.

Illustration : Ramon Vitesse

Pour aller plus loin

Lynn Mally, Culture of the Future. The Proletkult Movement in Revolutionary Russia, University of California Press, 1990, disponible en accès ouvert à l'adresse https://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft6m3nb4b2/.
Sur la littérature prolétarienne, voir Jean-Pierre Morel, Le roman insupportable. L'Internationale littéraire et la France (1920-1932), Paris, Gallimard, 1985 et James E. Murphy, The Proletarian Moment : The Controversy over Leftism in Literature, Urbana & Chicago, University of Illinois Press, 1991.

La ville analogique

Guillaume Éthier, La ville analogique. Repenser l'urbanité à l'ère numérique, Atelier 10, 2022, 96 pages. Dans ce bref ouvrage, Guillaume Ethier propose une réflexion au (…)

Guillaume Éthier, La ville analogique. Repenser l'urbanité à l'ère numérique, Atelier 10, 2022, 96 pages.

Dans ce bref ouvrage, Guillaume Ethier propose une réflexion au sujet de l'organisation de la ville dans un futur rapproché. La réflexion se veut utopiste tout en s'assurant d'avoir le potentiel de se concrétiser éventuellement. Pour ce faire, il présente différents éléments d'une ville idéale en la comparant à la ville numérique dite « intelligente », composée de lieux virtuels où la société passe maintenant beaucoup de temps, une ville hyperconnectée où diverses données sur les habitudes de ses habitant·es, accumulées par de multiples consultations et « capteurs d'informations » sur les déplacements ou la consommation d'eau et d'électricité servent à « optimiser » tous les aspects du fonctionnement de la ville. La ville analogique, à l'inverse, est une cité utopique qui permettrait de combler les lacunes de la cité numérique. Cette ville analogique a quatre caractéristiques principales : elle doit être lente, tangible, intime et imparfaite. L'ouvrage invite ainsi à découvrir des projets, nombreux et passionnants, qui reprennent ces quatre caractéristiques et qui rendent concrète l'utopie proposée. Il est même probable que certains de ces projets soient familiers aux lecteurs et lectrices d'À bâbord !

La brièveté volontaire de l'ouvrage limite tout de même le développement de certaines propositions et de certaines critiques, notamment celles qui portent sur les inégalités sociales. L'auteur fait aussi observer que les projets de villes intelligentes s'adressent à des personnes de la classe moyenne supérieure : il suffit d'un coup d'œil aux images faisant la promotion de projets de ville intelligente pour comprendre qu'on n'a pas en tête un quartier défavorisé de Montréal. Ceci révèle à quel point ces projets peuvent devenir des outils de contrôle social si on les transpose dans des quartiers défavorisés : l'utilisation de capteur pour l'optimisation des déplacements des habitantes et habitants d'un quartier défavorisé ne correspondant pas à l'image idéalisée voulue par les promoteurs de ces projets ressemble dangereusement à de la surveillance et du contrôle social. Face aux projets de villes intelligentes qui se multiplient au Québec, comme c'est le cas notamment à Trois-Rivières, La ville analogique propose une réflexion et une vision appréciables de la ville du futur, et permet de mieux réfléchir au phénomène de la ville numérique et d'en entrevoir les limites.

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