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Le monde change de base comme à l’avènement d’Hitler en 1933

Le monde va changer de base comme lors de l'avènement du nazisme en 1933. Le président bien élu, lui et son parti qui contrôlent les trois pouvoirs fédéraux, bien qu'il reste la résistance de certains états comme la Californie et New York qui se sont époumonés de vertu à la COP29 terminée en un recul pro-hydrocarbure, sont mieux en selle qu'Hitler. Celui-ci, bien qu'ayant renoncé au coup d'État suite à l'échec de 1923, n'avait jamais conquis une majorité ni lui ni son parti. Il était en fait en perte de vitesse électorale à la veille de son accession au poste de Chancelier.
Fort de son mandat, l'aspirant fasciste étatsunien procède à nommer à des postes clefs les plus extrêmes et fidèles de son écurie quitte à déplaire aux sénateurs républicains qui ont préféré un Républicain traditionnel comme nouveau leader afin d'hypocritement pouvoir rejeter les nominations dont l'extrémisme sexiste se mêlerait à celui politique comme si l'un et l'autre ne s'harmonisaient pas.
A contrario, Hitler cependant, bien que contrairement à 2016 il se soit doté d'un programme (le projet 2025) et d'une équipe issue d'un parti Républicain à sa botte peut-être à quelques sénateurs effarouchés près, Trump n'a pas une milice à ses ordres en mesure de terroriser la population. De toute façon, il n'a pas eu besoin de créer un chaos pour accéder à la présidence de l'hégémon mondial, ce qui était loin d'être le cas de l'Allemagne de 1933.
La tentative ratée de son coup d'État de janvier 2021 a démontré qu'existent les prémices d'une telle milice qui pour surmonter la défaite de ses aspirantes composantes a besoin du pardon présidentiel afin de se reconstruire sous l'œil vigilant de ses conseillers et en proportion de la résistance de la rue. Pour l'instant, cette résistance ne fait pas le poids. On ne perd rien pour attendre. On n'en est encore qu'à l'interrègne que déjà les milices se remobilisent. noter un article du New York Times Editorial Board « [d]ans une enquête en ligne menée auprès de plus de 7 200 adultes [en octobre 2022], près d'un tiers des personnes interrogées ont répondu que la violence politique était généralement ou toujours justifiée ».
Illusoires espoirs en une revanche électorale Démocrate en 2026
Les partisans du respect institutionnel misent déjà sur les élections de 2026 renouvelant le Congrès dont l'entièreté de la Chambre des représentant-e-s. La tendance historique est la remontée de l'opposition d'autant plus prometteuse que la majorité républicaine est mince. De prédire les analystes, la combinaison de la hausse des tarifs, même si elle n'est pas celle rocambolesque annoncée étant donné le penchant transactionnel de Trump, et l'expulsion manu militari d'une masse d'immigrant-e-s réduisant la production nationale, même si elle pourra difficilement se compter annuellement par millions tant sa logistique serait complexe, annoncent un retour de cette inflation dont la dénonciation fut au cœur de la victoire de Trump. S'ensuivrait logiquement une dégelée en 2026 d'autant plus que Trump a garanti aux ultra-riches et aux grandes entreprises une drastique réduction fiscale.
C'est là le scénario des Démocrates et autres bien-pensants « Liberal » y compris de cette gauche étatsunienne qui politiquement parlant s'en remet au processus électoral. Comme n'a aucune chance de poindre d'ici 2026 la construction d'un significatif parti électoraliste de (centre-)gauche étant donné le renforcement idéologique de la tactique du « moins pire » qui n'a jamais paru aussi raisonnable et d'autre part l'incroyable course à obstacles, qui iront en se multipliant, pour le bâtir, s'imposent par défaut les Démocrates comme seul choix alternatif électoral. Mais qui est assez naïf pour croire que les fascisants Républicains vont laisser opérer des élections à peu près normales alors que déjà ils sont passés maîtres en tactiques de manipulations des listes et du processus électoraux et de contestation judiciaire dont le sommet du système est sous leur contrôle, ce qui s'ajoute aux faramineuses dépenses électorales sans limite et au traditionnel « gerrymandering ».
Si élections il y a, elles seront « illibérales » de sorte à assurer une victoire Républicaine. Souvenons-nous que le système Jim Crow qui bloquait le vote de la grande majorité des Afro-Américains du Sud a opéré jusque dans les années 1960 et que la Cour suprême a annulé en 2013 la loi fédérale, fruit du mouvement des droits civils, empêchant le retour des tactiques à la Jim Crow. Avec les trumpistes au gouvernement, la table est mise pour pire encore. Afin d'intimider les minorités visibles et les pauvres, qui déjà votent relativement peu — Trump « n'a obtenu que 28 % de soutien de la part des Américains en âge de voter » — Trump, en plus de milices en reconstruction, pourra compter sur une police militarisée dont le bilan meurtrier n'a cessé de grimper et dont la violence et le racisme systémique ne sont plus à démontrer.
Une osmose entre milices et soldatesque non contrée par l'état-major
L'armée, noyau dur de l'État capitaliste, viendrait-elle au secours de la démocratie bourgeoise ? Il existe un pont entre la troupe et les milices de commenter le New York Times Editorial Board : « L'un des faits les plus troublants concernant les adhérents aux mouvements extrémistes est que les anciens combattants, les militaires en service actif et les membres des forces de l'ordre y sont surreprésentés. Selon une estimation publiée dans le Times en 2020, au moins 25% des membres de groupes paramilitaires extrémistes ont un passé militaire. » Après la tentative avortée de coup d'État du 6 janvier 2021, l'état-major, qui dormait au gaz, a enfin pris certaines mesures de filtrage des recrues « mais ces réformes ont été plus facilement ordonnées qu'exécutées ». C'est encore plus laxiste pour les forces policières : « Pourtant, la plupart des services n'interdisent pas explicitement aux agents de rejoindre des groupes paramilitaires extrémistes, selon une étude réalisée en 2020 par le Brennan Center for Justice. »
La source de cet extrémisme se trouve dans les guerres de l'empire : « La fin des guerres et le retour des vétérans désabusés qu'elles peuvent engendrer ont souvent été suivis d'une montée de l'extrémisme. Le mouvement "white power" s'est développé après la fin de la guerre du Viêt Nam, les anciens combattants y jouant souvent un rôle de premier plan. L'activité antigouvernementale a grimpé dans les années 1990 après la première guerre d'Irak… ». On imagine les effets des guerres contre l'Irak et l'Afghanistan d'après 2000 qui à l'ordinaire barbarie militaire des guerres impériales a joint la frustration de la défaite.
On peut aussi douter de la fidélité de l'état-major à la démocratie parlementaire, conquête ouvrière et populaire habilement récupérée pour engoncer le prolétariat dans l'ornière électoraliste et commode pour arbitrer les conflits au sein de la bourgeoisie. Toutefois, cette démocratie purement représentative sans contrôle de l'électorat, n'a rien d'indispensable — elle est plutôt paralysante — pour faire face aux crises existentielles des bourgeoisies nationales, ce qui est encore plus vrai pour le capitalisme mondial en état de « polycrise » sur fond de la crise écologique précipitant la dérive vers la terre-étuve et la sixième grande extinction. Si les ÉU n'ont jamais connu de coups d'État, sa présidence au sommet d'une constitution à la démocratie biaisée (ex. le Sénat non-proportionnel, le Collège électoral) a toujours fait place à des généraux vainqueurs (Washington, Jackson, Grant, Eisenhower) dans un pays où sa présence est omniprésente tout comme sa culture des armes.
Le néolibéralisme « austoritaire » conduit le monde vers sa fascisation Le maccarthysme anticommuniste d'après la Deuxième guerre mondiale, étant donné la prospérité et l'hégémonisme mondial incontesté des ÉU, n'a jamais menacé la démocratie représentative étatsunienne alors que les économies non capitalistes se dotaient de dictatures prétendument communistes afin de pressuriser leurs populations pour les rattraper et s'en défendre. Aujourd'hui, la série de défaites militaires depuis la guerre du Viêt Nam et la montée en puissance de la Chine et du bloc des BRICS et consorts mettent en évidence un déclin de l'hégémonie américaine. La « multipolarité » en découlant se déploie dans le contexte de la polycrise et d'une onde longue dépressive depuis la crise économique de 2008.
Cette onde dépressive se signale par d'importants déficits tant fiscal que commercial des ÉU sur fond d'endettement public record alors que les ÉU connaissent pourtant une conjoncture de relatifs plein emploi et de basse inflation. Cette soi-disant bonne conjoncture, mise en évidence par les Démocrates durant la dernière campagne électorale, laisse par contre sur sa faim la masse populaire, sur laquelle les Républicains ont mis l'emphase, étant donné la polarisation des inégalités faisant en sorte que les très riches accaparent les fruits de la croissance. « Les sociétés capitalistes ont atteint leurs limites, climatiques, économiques – depuis la grande crise de 2007-2008, l'accumulation est très faible -, sociale, politique… La finance dominante privilégie la distribution de dividendes pour que les riches deviennent encore plus riches. »
Les ÉU, à la tête de ce néolibéralisme austoritaire au bout du rouleau maintiendront-ils leurs institutions démocratiques représentatives ? Les autres grandes puissances du monde (Chine, Russie, Inde) connaissent des dictatures se durcissant ou une démocratie illébérale fascisante… qui s'est cependant laissé surprendre aux dernières élections fédérales de l'Inde. Plusieurs moyennes puissances du Moyen-Orient vont dans le même sens (Iran, Turquie, Égypte, Arabie saoudite) avec, en Amérique latine, le Brésil qui branle dans le manche et une Argentine à la démocratie extrême-droitiste débridée qui pourrait inspirer Trump. Les grandes démocraties africaines (Nigeria, Afrique du Sud) et du sud-est asiatique (Indonésie qui vient d'élire un ex-général aux mains pleines de sang) s'enfoncent dans la putréfaction néolibérale. Quant aux quelques exceptions de centre-gauche, dont tout récemment le Sri Lanka, surfant sur des grandes mobilisations non abouties, elles prennent garde de ne pas remettre en question l'ordre néolibéral du monde.
L'armée étasunienne toute-puissante en constitue le « Deep State »
Contrairement à Hitler à qui il a fallu six ans pour reconstruire la puissance de l'armée allemande, tronquée par le traité de Versailles, au vu et au su de ses ennemis sans qu'ils ne bronchent, les Républicains trumpistes ont en mains de loin l'armée la plus puissante du monde sans compter l'appui de celles de ses alliés de l'OTAN. Cette armée, cependant, étirée sur tous les continents, a failli à la tâche dans les récentes guerres impériales au Moyen-Orient. Chez les Républicains, l'isolationnisme, absent chez les Démocrates, le dispute à l'affirmation de la puissance. Chez Trump, la tentation du « deal » transactionnel aux dépends de l'Ukraine et de Taïwan le dispute à la perte de crédibilité du gendarme mondial. La tentation d'appuyer l'allié stratégique sioniste pour étendre sa guerre génocidaire à l'Iran le dispute à donner la priorité à l'Asie du Pacifique.
Aux ÉU, le « Deep State » c'est l'armée même si ce n'est pas aussi évident que par exemple en Égypte et au Pakistan. La base de la conception marxiste de l'État bourgeois n'est-elle pas, en dernière analyse, un « groupe d'hommes armés » ? Aux ÉU, le financement gargantuesque de l'armée explique la déficience des services publics et du soutien au revenu tout comme, paradoxalement, la fierté populaire à son égard explique le chauvin patriotisme. On peut penser qu'en dernier ressort, en cas de l'aiguisement au paroxysme de la crise politique étatsunienne, l'état-major de l'armée, dont rien cependant ne garantit l'unité, serait l'arbitre de la situation par des tactiques et des formes respectant ou non la Constitution. On peut être assuré que, quelle que soit l'issue, la démocratie, bourgeoise ou pas, en prendra un coup.
Un soulèvement de masse animé par la décroissance matérielle solidaire
L'alternative à ce probable sombre scénario ne peut être qu'un soulèvement de masse comme le monde en a connu depuis 2011, y compris aux ÉU avec le mouvement Occupy, Black Lives Matter et aussi chez les femmes, en 2016, quand Trump a été élu une première fois. Pour être efficace, cependant, ce soulèvement doit être soutenu, ce pour quoi il lui faut un plan d'action ce qui suppose une organisation dotée d'une orientation politique enrichie d'un programme dont découle une stratégie. Sans cette alternative, une polycrise laissée à elle-même mène tout droit à une dictature fascisante. Parce qu'elle n'aura pas le choix, cette dictature imposera un capitalisme vert dans une société orwellienne. Cette société subventionnera à la planche et en vain la géo-ingénierie prétendant contrer les GES des hydrocarbures. C'est là la substantifique moelle de l'alliance de Trump avec Musk, le roi « tout-électrique » des milliardaires, l'autre côté de la médaille de ce capitalisme vert qui ne saurait renoncer à l'hégémonie du marché.
La décroissance matérielle solidaire, non seulement réconciliant l'humanité avec elle-même mais aussi avec la nature, que l'on peut qualifier d'écosocialisme, quoique l'expression commence à être un lieu commun galvaudé, souligne son côté anti-croissance intrinsèquement anticapitaliste. Cette décroissance matérielle solidaire basée sur une planification démocratique ne peut qu'être l'horizon, la lumière au bout du tunnel, de cette alternative seule capable de vaincre le fascisme assis sur un peuple-travailleur confus et apeuré nourrissant le vote de l'extrême- droite, la milice et la troupe.
Marc Bonhomme, 25 novembre 2024
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca
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La sécurité alimentaire : enjeux et intérêts

En 1974, la conférence mondiale de l'alimentation avait défini la sécurité alimentaire en ces termes : « Disposer à chaque instant d'un niveau adéquat de produits de base pour satisfaire la progression de la consommation et atténuer les fluctuations de la production et des prix. » (Bricas, 2015 : 2).
Par Lopkendy JACOB
L'accent était donc mis d'avantage sur la disponibilité des aliments mais encore moins sur la qualité et l'accessibilité des aliments. Cette définition allait perdre tout son sens surtout lorsque dans les années 1980, un ensemble de pays avaient des excédents alimentaires (disponibilité des aliments), alors que l'insécurité alimentaire battait son plein dans certains de ces pays. Dans un contexte tel, Armatya Sen engageait une analyse sur la famine du Bengale où il allait expliquer la famine par l'inaccessibilité des aliments aux personnes et non à l'indisponibilité des aliments. Ainsi, dans la conférence mondiale de l'alimentation tenue en 1996, la sécurité alimentaire est redéfinit comme étant l'« accès physique et économique pour tous les êtres humains, à tout moment, à une nourriture suffisante, salubre et nutritionnelle, leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active » (Bricas, 2015 : 2). Dès lors, la sécurité alimentaire globale contient quatre (4) piliers. Il s'agit de la disponibilité des aliments, l'accessibilité aux aliments, la stabilité des aliments et l'utilisation des aliments (Scopel et al., 2016).
En dehors de ce cadre définit dans la conférence mondiale de l'alimentation, il est question de l'insécurité alimentaire, une affaire très complexe.
La politique de l'alimentation
L'insécurité alimentaire ne cesse de se transformer à cause de la multiplication des inégalités, de la faiblesse des solidarités et de la progression de l'individualisme, les modèles technocratiques prédictifs du risque ayant des aspects trop normatifs donnée par des institutions internationales et ministères techniques ne peuvent pas anticiper certaines crises (Janin et Charles-Edouard, 2015). Selon les auteurs, pour anticiper réellement l'insécurité alimentaire, hormis des dispositions techniques, des filets sociaux de sécurité et la mise en place des politiques agricoles incitatives doivent être élaborées. D'ailleurs, l'insécurité alimentaire est en quelques sortes politique. Il est vrai que les experts et les dirigeants priorisent les données chiffrées à la place des études approfondies plus qualitatives, mais malheureusement cette technicisation n'a pas dépolitisé les champs de l'insécurité alimentaire (Janin, 2010). La dimension politique de ce phénomène peut impliquer entre autres la gouvernance des territoires, la manipulation de l'aide, la divergence de vue des institutions, etc.
En Haïti, par exemple, pendant une époque donnée les indices de sécurité ont été réduits, l'insécurité alimentaire progresse. La progression de l'insécurité alimentaire était due à plusieurs facteurs. Ces facteurs font référence à la dégradation du contexte sociopolitique, la régression économique, la baisse de l'offre des services de base, l'accélération de l'exode rural et l'accroissement de la migration extérieure (Guerrier, 2004). Selon l'auteur, l'instabilité politique est l'élément capital dans la stabilisation de l'insécurité alimentaire, parce qu'elle engendre la non continuité des actions de l'État, des revirements stratégiques, les acteurs économiques sont incertains, ainsi que les partenaires internationaux et nationaux. Il estime que les crises politiques à répétition constituent donc un obstacle aux démarches de recherches de solutions viables et durables à la problématique de l'insécurité alimentaire. À ce stade, la mauvaise gouvernance pourrait être considérer comme partie prenante de l'insécurité alimentaire qui bat son plein en Haïti.
En vue de traiter l'insécurité alimentaire, l'aide alimentaire est une pratique très courante alors qu'elle peut servir à des causes politiques. Selon Janin (2010), elle est facilement mobilisable par les gouvernements, avec un effet ambivalent suivant des pays. Cette aide peut-être servir comme arme politique pour renforcer le pouvoir, créer des allégeances et de discrimination territoriale. Dans la logique de l'instrumentalisation politique de l'aide, selon le même auteur, le PAM a été dénoncé par des observateurs indépendants au Zimbabwe dans un contexte électoral. Les votants sont incités à voter pour un candidat particulier, en cas de vote non conforme des votants sont sanctionnés en leur excluant des distributions alimentaires. Les manières d'approcher la sécurité alimentaire contribuent donc à réduire les personnes. D'ailleurs des traits qui marquent des rapports sociaux inégaux sont reproduits, c'est donc la réduction identitaire (McAll, 2015).
Même dans le système international la question alimentaire est politisée, car selon Janin (2010) la FAO est porteuse du discours développementaliste et agronomique et a déployé un discours qui est basé sur l'innovation agricole, or sa vision est contraire à celle de la Banque Mondiale (BM) et du Fond Monétaire International (FMI). Pour la Banque Mondiale (BM) et le Fond Monétaire International (FMI), le marché est un élément incontournable pour résoudre le problème de l'alimentation, or une ambivalence est remarquée dans le rôle que joue le marché dans la sécurité alimentaire. Grace au marché les aliments sont disponibles, alors qu'ils ne sont pas accessibles pour ceux qui ont un revenu monétaire insuffisants et incertains. Cela implique la question de la pauvreté alimentaire (Janin et Charles-Edouard, 2015).
De surcroît, cette affaire de marché implique la notion de la géopolitique, parce que selon Pierre (2021) le système alimentaire mondial se trouve dans la lutte pour le contrôle des bouches et des esprits. D'où l'assiette peut-être saisir comme une arme pour séduire. C'est dans une telle logique que prenait naissance la stratégie « soft power » alimentaire des Américains, au moment de la guerre froide, où ils mettent en place des programmes de soutiens aux exportations en vue de déployer leurs intérêts dans des pays considérés comme stratégiques (Blanc et Abis, 2012). Selon les auteurs, ce pouvoir peut transformer en « hard power » pour boycotter un acheteur dépendant. Dans un contexte tel, certains pays n'arrivent pas à se nourrir, c'est à cause de l'aide de subventions des États-Unis et en Europe pour exporter. Une telle forme de politique favorise donc la destruction de la production vivrière locale (Bourgeois, 2009).
Par contre, Rostov avait déjà inscrit en faux contre ces formes de pensée gauchiste qui assimilent les relations commerciales à la dépendance. Le Professeur d'histoire américaine a expliqué que « l'évolution historique est marquée par le développement inégal…. et que chaque pays connaît une relative dépendance. Au XVIIème siècle, les Anglais l'éprouvèrent vis-à-vis des Hollandais, de même qu'aujourd'hui beaucoup de pays sous-développés la ressentent des États-Unis » (Henri, 1975 : 16-17). Au contraire pour Rostow, explique Henri (1975), ce que l'on perçoit comme la dépendance offre des avantages aux prétendus dépendants, lorsqu'il enchaîne pour dire que le décollage économique des États-Unis et du Japon est un exemple du profit du capital extérieur pour se moderniser et se retirer de la dépendance, toutefois les Américains avaient bien compris que l'industrialisation est liée à la l'indépendance économique.
Les considérations de Rostow ne peuvent pas exclure la géopolitique dans la question de l'alimentation, donc rapports de force, jeu d'intérêts et jeu d'influences. Selon Blanc et Abis (2012), l'OMC est l'espace d'affrontement entre les paysanneries du monde, alors qu'il facilite des rapports commerciaux favorables à certaines puissances agroalimentaires. L'OMC semble être influencée. Grâce aux règles établies par cette organisation, les États-Unis développent des rapports bilatéraux avec des pays qu'ils estiment stratégique, ce qui les mettent en position privilégiée par rapport aux autres puissances agricoles.
Toujours dans la dynamique de la géopolitique de l'alimentation, le gain d'importantes parts du marché agroalimentaire par le Brésil depuis quelques temps est à la fois un rapprochement Sud-Sud ainsi que diplomatique (Blanc et Abis, 2012). C'est ce que Luthringer (2022) pourrait appeler la « gastrodiplomatie », toutefois pour ce dernier la cuisine et l'alimentation rassemble les trois éléments centraux du « Soft Power » à savoir la culture, les systèmes de représentation et la politique étrangère.
Ce qui est certain, l'augmentation des importations ne résulte pas seulement du fait de la géopolitique, de la politique alimentaire, mais également des causes agro-environnementales. Selon Dupont (1998), cité par Dupont (2023), au plan macroéconomique les incidences du changement climatique favorisent l'augmentation des importations alimentaires, or d'après Bourgeois (2009) importer des produits alimentaires constamment a pour conséquence de faire augmenter les prix sur le marché et mettre à l'écart les pays pauvres. Le dérèglement climatique est ainsi épinglé dans l'augmentation des importations et la volatilité des prix parce que d'après le Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'Évolution du Climat (GIEC) cité par Dupont (2023), ce changement environnemental a fait baisser les rendements agricoles, donc une diminution de la production des denrées alimentaires dans quelques régions du monde. De même que, dans d'autres régions du monde l'urbanisation généralisée multiplie la quantité de consommateurs non producteurs, cela contribue donc à la progression des crises alimentaires. Les crises alimentaires peuvent résulter également de la différence de qualité de variétés de céréales cultivées dans les pays en développement (Courade, 1989).
Le phénomène de l'insécurité alimentaire est complexe. Sa complexité amène Janin et Charles-Edouard (2015) à expliquer que malgré les avancés en matière de lutte contre ce phénomène, le traitement de ce dernier demeure un défi. Ce défi, selon les auteurs, semble être lié aux champs que recouvre ce domaine à savoir l'agro-environnemental, l'économique, le politique, le social, etc. Tenant compte des champs disciplinaires que recouvre l'insécurité alimentaire, ce phénomène reflète de multiples dimensions. Il s'agit des dimensions d'ordres politique, sociale, environnementale, géopolitique, agronomique et économique. Ces dimensions que fait référence le phénomène peuvent être interprétées comme étant des facteurs, des facteurs qui à un niveau ou à un autre, contribuent à complexifier le phénomène dans des régions du monde et du coup constituent des fils à retordre pour la sécurité alimentaire du fait de leurs multiples enjeux.
Les enjeux de l'alimentation
L'alimentation ne se réduit plus à sa fonction biologique fondamentalement axée sur des besoins vitaux. En ce sens, elle est non seulement vecteur de lien social, de transmission, de plaisir gustatif et de créativité culinaire, marqueurs d'identités et d'inégalités, facteur de santé humaine et environnementale, produit des écosystèmes et de l'activité agricole, artisanale et industrielle, mais aussi un facteur de commerce et de consommation…(Parisse et Porte, 2022). Selon Luthringer (2022), l'alimentation humaine est caractérisée par des enjeux mondiaux. Des enjeux qui se traduisent par des scandales sanitaires, la production des gaz à effets de serre (GES), la surnutrition avec la poussée du régime occidentalisé, l'augmentation des maladies alimentaires non transmissibles, etc.
L'alimentation humaine comporte aussi des enjeux démocratiques. Car de part de la précarité de certaines personnes, des systèmes de production agricole, Euvé (2023) soutient qu'un accès digne à une alimentation de qualité à tous est un enjeu majeur pour la démocratie, et pour trouver des solutions durables à cette problématique cela a suscité l'implication de tout le monde et non que des pouvoirs publics. Ainsi au regard de ces enjeux, à l'encontre de quelques idées reçues, parmi les domaines stratégiques du futur, l'agriculture est placée au centre de l'agenda global (Abis, 2011).
Dans la méditerranée, l'agriculture paysanne faisait face à de nombreuses contraintes comme l'accès aux marchés solvables des pays étrangers, la logistique et la construction des filières et des problèmes de conditionnement des produits. Ces faits sont agencés avec deux autres éléments. En premier, la taille moyenne des exploitations agricoles a réduit à cause de la dynamique démographique et foncière inversée. En deuxième, les jeunes ont de moins en moins intérêt pour l'agriculture. De ce fait, le recours aux importations devient primordial pour satisfaire les besoins nationaux. Il en est ainsi non seulement parce que la demande agroalimentaire est en croissance, mais aussi le cadre commercial issu des plans d'ajustements structurels est favorable aux importations. C'est ainsi que le Brésil exprime sa puissance agricole eu égard des pays Arabes (Abis, 2011).
En Haïti, le modèle de développement qui lui a été imposé a fixé son rôle dans la division international du travail qu'est la sous-traitance. À la faveur des plans ajustements structurels, « en plus des avantages fiscaux et douaniers, la plupart des dépenses publiques étaient affectées au financement des infrastructures qui permettaient à l'industrie dite moderne (de préférence, l'assemblage) d'étendre tandis que d'autres secteurs de l'économie étaient traités en parents pauvres, notamment l'agriculture, les entreprises nationales, l'économie rurale en général. » (Deshommes, 1993 : 117). Concrètement, selon Thomas (2014), le pays dépend de l'exportation et est tourné vers le marché agroalimentaire mondial au détriment des paysans. Car ce modèle de développement n'est pas favorable à l'agriculture haïtienne, particulièrement la riziculture. C'est un modèle qui est basé sur l'idée selon laquelle la paysannerie arrive à son terme, du fait que la production agricole n'est pas compétitive et est fermée sur un marché local, alors qu'elle est à proximité du géant agroalimentaire mondial, les États-Unis. L'économie paysanne est reconvertie en zones franches afin qu'Haïti puisse tirer « les avantages comparatifs ». De fait, bon nombre de paysans ont dû laisser l'agriculture pour devenir des ouvriers de zones franches, alors que la nourriture qu'ils produisaient est remplacée par les importations grâce à la diminution des tarifs douaniers. Sous ce couvert, Haïti importe des produits agroalimentaires des États-Unis, surtout le riz, et exporte des produits de sous-traitance vers ce pays. Cette politique a cassé l'économie paysanne qui est axée sur l'agriculture. Autour de la politique du riz en Haïti, l'ancien Président Américain, Bill Clinton a témoigné devant la commission des relations extérieures du Sénat américain le 10 mars 2010. Il a fait savoir que les politiques pratiquées étaient seulement favorables à certains fermiers Américains et au détriment de ceux des Haïtiens et du coup il demande pardon aux peuples Haïtiens (Thomas,
Des paradigmes du système agricole global
Au gré des idées qui concourent pour pouvoir trouver une résolution au problème de la faim, le système agricole global est dominé par deux paradigmes. Ces paradigmes font référence à la sécurité alimentaire globale qui est fondée sur le productivisme et l'alimentation durable qui s'appuie sur l'agro-écologie. Les promoteurs du premier paradigme optent pour le surinvestissement et l'innovation dans l'agriculture, alors que les partisans du deuxième paradigme veulent la modification des régimes alimentaires (Luthringer, 2022). Entre ces deux paradigmes, l'un semble être boycotté et l'autre est supporté au plus haut niveau. Car selon le même auteur, le comité de sécurité alimentaire (CSA) qui est un organe de consultation et de suivi par les états des plans internationaux, les multinationales (promotrices de la sécurité alimentaire globale) arrivent à imposer leurs forces dans cet organe, de par des moyens financiers dont elles disposent aux auteurs de l'agro-industrie. En plus de cela, poursuit l'auteur, la gouvernance alimentaire mondiale est privatisée et fractionnée par la multiplication des instances qui traitent des questions alimentaires. Cela a donc affaibli la CSA. En ce sens, le mécanisme multi-partie (MMP) a permis aux multinationales de transformer leur pouvoir de marché en pouvoir politique, du fait que les asymétries de pouvoir de ces parties sont négligées, ainsi que le brouillage des différences des acteurs.
Un coup de force du paradigme de la sécurité alimentaire globale a été dénoncé par Ziegler (2007) lorsqu'il explique que dans l'hémisphère sud les peuples se sont mis sous couple réglée par des sociétés transcontinentales à travers des OGM. Afin qu'ils puissent étendre le marché des OGM (à travers des semences) dans le monde, les cosmocrates ont surtout utilisé l'aide alimentaire à cette fin, en distribuant des grains d'OGM dans certains pays Africains où la famine faisait rage. Ces cosmocrates sont supportés par certaines personnalités haut placées dans des institutions internationales de grandes envergures. Du fait que les semences OGM sont brevetées, la reproduction de ces dernières implique des taxes exorbitantes. Par conséquent, les cosmocrates ont réduit la liberté des agriculteurs tout en garantissant aux sociétés transcontinentales d'énormes profits économiques. Cette réalité a permis à Ziegler d'affirmer que la faim est utilisée comme une arme de destruction massive. D'ailleurs, Ziegler (2011) a bien montré que la faim occupe une place bien défini dans le monde, particulièrement dans les pays du Sud. Pour l'ancien cadre des Nations-Unies, l'alimentation est un instrument de domination utilisé par des pays du Nord contre ceux du Sud.
Conclusion
En somme, il est à déceler que l'alimentation est à la fois un fait économique, social et culturel dans le sens où elle implique des multiples enjeux et intérêts. Au regard de ces enjeux, la sécurité alimentaire peut trouver son effectivité que dans un processus intégré et intégral, c'est-à-dire un processus qui prend en compte différents aspects que intègre la sécurité alimentaire. La faim est donc pris pour un fait complexe parce qu'elle est imbriquée avec d'autres faits. Agir en faveur de la sécurité alimentaire peut signifier à la fois embrasser d'autres faits peut-être non perceptibles et qui eux-mêmes peuvent provoquer des incidences culturelle, géopolitique, sanitaire, économique, etc. dans les communautés.
Quelques références
Blanc, P. et Abis, S. (2012). Agriculture et alimentation, des champs géopolitiques et de confrontation au XXIème siècle : Rivalités, stratégies et pouvoirs. In Cahier Déméter. 46 p.
Comité de la Sécurité Alimentaire Mondial (CSA) (2015). Cadre stratégique mondial pour la sécurité alimentaire mondiale et la nutrition. Quatrième version. 77 p.
Bourgeois, L. (2009). L'alimentation du monde est d'abord un problème politique. In POUR. No 202-203. Edition GREP. P. 167-176.
Bricas, N. (2015). Sécurité alimentaire : un problème d'accès plus que disponibilité. In L'alimentation à Découvert. Édition CNRS. 4. P
Courade, G. (1989). « Le risque d'insécurité alimentaire : De l'imprudence écologique au démantèlement de l'Etat-providence ». In Le risque en agriculture
Euvé, F. (2023). L'alimentation , un enjeu démocratique. In Études. Édition S.E.R. P. 5-6.
Guerrier, J. (2004). Les incidences de la croissance démographique sur l niveau de pauvreté en Haïti (période 1980-2003). Mémoire de licence, CTEPEA.
Henri, T. (1975). Le développement économique. Éditions Grammont, Lausanne, Robert Laffont, Paris et Salvant, Barcelone. 142 p.
Luthringer, E. (2022). De la (sur)vie à la (géo) politique, les enjeux contemporains de l'alimentation mondiale. In Revue Internationale et Stratégique, No 127. Édition IRIS. P. 155-161.
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Ziegler, J. (2011). Destruction massive : géopolitique de la faim. Édition du Seuil, Paris. 250 p.
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La tectonique mondiale post-élection de Trump. 1° partie : aux États-Unis

Depuis la victoire de Trump, la plupart des nominations gouvernementales qu'il annonce et le tableau d'ensemble que cela compose, suscitent une sidération des commentateurs mondiaux, qui s'étend jusqu'à une partie des élus républicains aux États-Unis. Il n'est pas encore investi président qu'il en est déjà à un coup d'État, grand ou petit, par jour.
Tiré de aplutsoc
18 novembre 2024
Par VP
Pour Elon Musk, DOGE est à la fois un bitcoin de sa création et la future agence gouvernementale Department of Government Efficiency.
Pandemonium.
Nous pouvons nous accorder avec l'historien et commentateur Timothy Snyder, partisan américano-polonais du libéralisme politique, pour poser que si « chaque nomination annoncée par Trump suscite la surprise », il « est illusoire de penser qu'il n'est qu'un vieil homme vindicatif, qui s'en prend à tout le monde ainsi. C'est douteux. Lui-même, Musk et Poutine discutent depuis des années. Et le leitmotiv de sa campagne était que cette fois, il a un plan. »
L'ensemble du dispositif gouvernemental est placé d'avance sous la supervision d'une nouvelle structure confiée à Elon Musk – les ennemis autoproclamés de la bureaucratie commencent donc par fonder leur propre agence fédérale : DOGE, Department of Government Efficiency. « Doge » est le surnom d'une mascotte canine de dessin animé dont l'image a été reprise par Elon Musk pour promouvoir un bitcoin, le Dogecoin, vraie blague et vraie monnaie fictive spéculative. Comme par hasard, une action collective en justice contre Musk accusé de manipulation du Dogecoin vient de se terminer sur un non-lieu.
DOGE est censée vérifier chaque dollar dépensé et traiter la « bureaucratie » fédérale à la tronçonneuse, façon Milei en Argentine. C'est cela qui suscite l'épectase de M. Kasbarian, ministre trumpo-muskien du gouvernement Macron/Barnier parrainé par Le Pen, en France.
Un article entier serait nécessaire pour résumer et analyser le rôle politique, idéologique et financier d'Elon Musk, le plus grand prophète-escroc du capital financier à l'heure actuelle dans le monde, un grand malade que ses éclairs de « génie » ne soignent pas, tout au contraire. On y reviendra, ainsi que sur son rôle dans l'amorce, puis dans la volonté de freiner et de contrôler pour le capital, les LLM (Large Language Model : ce que l'on appelle l' « intelligence artificielle »), et le fait qu'avec son entreprise Tesla, il est en confrontation directe avec le syndicalisme de l'UAW. Soulignons seulement ici l'esthétique futuriste à la fois kitsch et fascisante qu'il développe, sous le logo « Dark MAGA ».
A ses côtés, DOGE sera codirigée par Vivek Ramasswamy, capitaliste financier de moindre envergure que Musk, qui avait été un temps candidat à l'investiture républicaine, où il affirmait un axe de politique étrangère proche de celle de Trump mais moins heurtée, reposant sur la réconciliation avec la Russie (et donc le sacrifice de l'Ukraine) et l'alliance avec l'Inde (où il a des racines) contre la Chine.
La politique étrangère est promise à Marco Rubio, sénateur de Floride qui fut mormon, baptiste puis catholique, néoconservateur acharné, ce qui fait de lui, dans le cadre de ce qu'est la camarilla en train d'être installée, le personnage le plus … rassurant de la bande ! Il est la seule figure relativement traditionnelle de l'establishment républicain à avoir été promue, et il faut signaler ici qu'il avait été à l'origine d'une loi transpartisane votée par le Congrès en décembre 2023, qui oblige un président qui voudrait quitter l'OTAN de prévenir le Congrès 180 jours à l'avance et conditionne une telle décision soit au vote d'une loi par le Congrès, soit à un vote des deux tiers du Sénat.
Alors, l'OTAN, sauvée ? Cela ne veut rien dire : même Trump n'a de son point de vue aucun intérêt à détruire ou à sortir d'un tel instrument de domination nord-américaine. Une politique concertée et cogérée avec Poutine peut très bien instrumentaliser l'OTAN, n'en déplaise aux campistes qui fabulent que l'OTAN a attaqué la Russie. Dans son programme, Trump précise bien ne pas vouloir liquider ou quitter l'OTAN, mais en « réévaluer fondamentalement l'objectif et la mission ».
Un autre républicain « classique » est annoncé comme ambassadeur en Israël, Myke Hukabee, représentant du lobby des « sionistes-évangélistes » et bien connu pour affirmer que les Palestiniens, cela n'existe pas.
Ces néocons tradis sont déjà inquiétants, mais voici venir la cour des miracles.
Matt Gaetz à la Justice : surnommé Attack Dog, cet autre élu de Floride, qui sitôt nommé a démissionné pour éviter une enquête parlementaire, accumule un nombre phénoménal de délits et de poursuites : on n'en fera pas la liste, on signalera juste qu'il fut convaincu d'achat de jeunes femmes mineures pour services sexuels, lui qui appelle à l'interdiction totale de l'IVG.
Ce petit chien de combat masculiniste a joué un rôle clef dans la suspension de l'aide à l'Ukraine pendant plus d'un semestre par le Congrès et dans la lutte pour que les élus républicains maintiennent cette ligne. La destruction de la Justice en tant qu'institution est son projet explicite. Il sera flanqué en numéros 2, 3 et 4, des 3 avocats appointés par Donald Trump, Todd Blanche, Emil Bove et John Sauer.
Robert Kennedy Jr à la Santé, est, c'est bien connu, un « antivax » fou, qui se vante d'avoir eu le cerveau à moitié mangé par un « ver » : un adepte de la médecine empirique, en quelque sorte …
Pete Hedseth à la Défense dépasse le niveau de délire des deux précédents : cet ancien simple soldat devenu animateur de Fox News arborant un chapeau de cow-boy, fut viré de la Garde nationale du Minnesota à cause de ses tatouages, qu'il exhibe volontiers, de « croix de Jérusalem », un emblème suprématiste blanc arboré par exemple par le tueur de masse d'Auckland en 2019. Ce gosse bodybuildé frétille à l'idée qu'il va restaurer l'honneur des « warriors » contre les femelettes, les « Wokes » et les pédés … et diriger l'armée ?
Peter Hedseth, le futur ministre de la Défense de Trump, exhibant ses tatouages suprematistes blancs.
Contre les immigrés, pour préparer le grand plan visant à « déporter » 20 millions de personnes, Trump a nommé « tsar des frontières » – c'est son expression – le flic Tom Homan, l'homme qui, lors de son précédent mandat, avait ordonné la séparation des enfants et des parents : il est, comme il se doit, en charge de la sécurité aux frontières. Avec lui, Kristie Noem, gouverneure du Sud Dakota, connue pour s'être vantée d'avoir abattu son chien qui n'était plus bon pour la chasse : elle est en charge de la sécurité intérieure.
Les défenseurs de l'environnement et les victimes par millions, aux États-Unis, du réchauffement, seront parmi les cibles de ce gouvernement : Lee Zeldi est chargé de la déréglementation, du démantèlement, des Agences d'environnement, Doug Burgum, gouverneur du Nord Dakota fan de la fracturation hydraulique, des terres fédérales, et Chris Wright, lui-même magnat de la fracturation, est nommé à l'Énergie. En annonçant sa promotion, il a déclaré que le scandale des mensonges parlant d'une crise climatique et accusant le carbone d'être un polluant allait cesser vite fait. Ces criminels incendiaires comptent bien tout brûler et en empocher les dividendes.
Trump a aussi voulu nommer, avec ces « vrais hommes », quelques « vraies femmes » : outre Kristie Noem déjà citée, nous avons Suzie Wiles, sa cheffe de cabinet, une cadre républicaine qui l'a rallié précisément après la tentative de putsch du 11 janvier 2021, Elise Stefanik, ambassadrice à l'ONU, réputé comme « killeuse », Caroline Leavitt, issue de l'équipe de la précédente, porte-parole, Elisabeth Pipko – attachée de presse, celle-ci, qui fut une mannequin bimbo, est en même temps une surdiplômée héritière d'une dynastie d'intellectuels et d'artistes émigrés juifs soviétiques, russophone et russophile, spécialisée dans l'organisation de campagnes pour que les juifs américains abandonnent le vote démocrate. Pour elle aussi, les Palestiniens, c'est comme les Ukrainiens : ça n'existe pas.
J'ai gardé la meilleure pour la fin.
Flanquée du nouveau directeur de la CIA John Ratcliffe, un agent du renseignement promu par Trump lors de son premier mandat précisément parce qu'il agissait pour le protéger des enquêtes le visant, nous avons donc, à la tête du Renseignement (CIA, FBI, NSA), Tulsie Gabbart, élue démocrate d'Hawaii, qui a longtemps passé pour fort « à gauche », au parfum racisé et décolonial, en fait proche des ethno-nationalistes hindous et vraie islamophobe, « anti-impérialiste » acharnée qui, après avoir tenté de noyauter la campagne Sanders en 2016, a jeté des ponts vers l'extrême-droite, est allé saluer Bachar el Assad, s'est présentée à l'investiture démocrate en 2020 avec le soutien des médias « RT » (liés aux services russes).
Tulsi Gabbard, une fausse anti-impérialiste mais une vrai islamophobe proche de l'extrême droite hindouiste de Modi.
Politiquement, ce ralliement « de gauche » a un parfum fascisant prononcé. Et puis, sacrée ruse de l'histoire que cette décomposition du capitalisme nord-américain conduisant à l'arrivée à la tête des agences d'espionnage et de renseignement les plus puissantes du monde … d'agents russes directs ou indirects, des décennies après la fin de l'URSS !
Inutile de dire que l'affolement prévaut dans bien des hautes sphères, malgré la sérénité servile affichée par Joe Biden. En fait, selon le Guardian, ce sont les sommités démocrates, surtout dans les milieux judiciaires, qui s'attendent à être les premières cibles de la répression, légale (licenciements, harcèlement judiciaire) et de type mac-carthyste, et extra-légale (menaces de morts, agressions).
Comment caractériser ce qu'il faut bien appeler une bande, une camarilla ?
Le niveau intellectuel de plusieurs d'entre eux (pas tous) et la crasse morale, la corruption, ainsi que la place des idéologies délirantes, évoquent irrésistiblement la bande nazie qui arrive au pouvoir en Allemagne en 1933 (ce qui ne veut pas dire que ce soit la même chose évidemment). Mais il y a une différence sociologique majeure : ils sont tous déjà richissimes. Grands capitalistes et non petits bourgeois, mais avec un degré de délire et de frénésie à vous faire regretter les petits bourgeois d'antan …
C'est bien le « grand capital », surtout le grand capital de l'investissement financier à risque, qui a fortement investi les équipes de Trump, ce qui n'était pas le cas en 2016 en dehors de Trump lui-même. Musk est la figure de ce qui n'est pas à proprement parler un ralliement, mais plutôt une symbiose.
Et le FSB, ou l'imprégnation russe, de même : elle traverse toute la bande, à l'exception sans doute des rares républicains néocons classiques (Rubio et Huckabee). Trump est lié à la mafia soviétique puis russe depuis l'arrivée de celle-ci sur la côte Est en 1987. Mais l'incapacité des services judiciaires et de renseignement américains à faire éclater ce qu'il savaient pourtant très bien fait que ce phénomène n'est plus celui du seul Trump : nous assistons à la formation d'une équipe néofasciste vertébrée par les intérêts privés de ses membres capitalistes financiers et high tech et par l'infiltration russe.
Attention : cette infiltration, plus forte que jamais, ne doit pas être prise pour un sujet suprême qui tire les ficelles. Le marionnettiste peut devenir marionnette et évoluer à son tour de manière autonome, comme toute mafia policière et affairiste. Au sommet de l'appareil d'État de la première puissance impérialiste mondiale aujourd'hui encore, tente de s'installer une camarilla qui cumule capitalisme financier-rentier-technologique, idéologies délirantes et infiltration policière et mafieuse russe : un composé volatil et dynamique !
Si la fragilité et l'instabilité de cette couche de stars de la vulgarité ne font aucun doute, l'idéologie ne doit pas être négligée dans son rôle de ciment. Mais laquelle, entre géopolitique « multipolaire », néoconservatisme réactionnaire, complotisme délirant, cosmo-transhumanisme, évangélisme apocalyptique ?
Le principal liant là-dedans est l'affirmation de fausses individualités revendiquant leur force et leur virilité : le masculinisme toxique, en outre cautionné par la troupe de « vraies femmes » gravitant autour du singe dominant (pardon pour les singes) Trump.
Constitution.
Le premier problème politique auquel cette bande et son chef sont confrontés, c'est la constitution américaine. Théoriquement, chacune de ces vedettes doit passer une audition devant le Congrès et être confirmé par un vote du Sénat. Selon l'article II, section 2, de la constitution, le président « proposera au Sénat et, sur l'avis et avec le consentement de ce dernier, nommera les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls, les juges à la Cour suprême, et tous les autres fonctionnaires des États-Unis dont la nomination n'est pas prévue par la présente Constitution, et dont les postes seront créés par la loi. »
Le consentement du Sénat est donc nécessaire ; or, Trump est en train de pousser les sénateurs républicains à ne pas réunir le Sénat lors de son investiture, au motif que si le Sénat n'est pas en session, il peut ne pas avoir à donner son consentement, celui-ci étant réputé alors acquis.
Deuxièmement. Selon le Wall Street Journal, Trump prépare un décret lui permettant de nommer un groupe restreint de généraux à la retraite chargés de recommander des révocations d'officiers : en clair il se dote des moyens de purger les hautes sphères militaires.
Troisièmement. Trump a déclaré qu'il pourrait briguer un troisième mandat, ce qui a été présenté ensuite par une partie de son entourage comme une boutade, mais qui revient depuis avec insistance. Ceci s'oppose explicitement au XXII° amendement de la constitution, adopté en 1947 et ratifié en 1951.
Le tout forme système : Trump n° II n'est pas Trump n° I.
L'installation de la camarilla annoncée serait le premier acte d'une modification de la pratique constitutionnelle et, sans doute par petites touches, du texte lui-même, dans le sens dénoncé par Jefferson en 1789, celui de l'arbitraire présidentiel – alors que les partisans du « droit des États », qui était le drapeau des confédérés lors de la guerre civile dite de Sécession, sont aujourd'hui majoritairement trumpistes.
En France, nous devons comprendre une chose. Chez nous, la constitution ne fait pas la nation. On en a changé 15 fois depuis 1789 et il faudrait vite en changer de nouveau. Aux États-Unis, constitution et nation sont censées ne faire qu'une seule chose. Un déchirement sur la constitution sera un déchirement de l'Amérique en tant que nation.
La « large » élection de Trump a lâchement soulagé le centre et la droite ordinaires du monde entier : la guerre civile allait être évitée, alors que Trump l'avait annoncée s'il n'avait pas été élu ! Ouf, le méchant a gagné, il sera moins méchant que s'il avait perdu !
En fait, il s'apprête à engager la Civil War par touches et retouches, afin de gagner les premières batailles. En fait, il a commencé maintenant.
Pour son investiture, prévue le 20 janvier prochain, il a très vite fuitéque les conseillers de Trump et de Homan envisagent un décret immédiat d'urgence nationale permettant le recours à l'armée sur la frontière avec le Mexique et pour l'enfermement des migrants raflés dans des camps militaires, pouvant aller jusqu'à 20 millions de personnes (!), et la révocation des mesures de protection temporaires concernant les Haïtiens et les Vénézuéliens, et peut-être bien aussi les Afghans et les Ukrainiens.
On passerait alors des nominations et des textes à la bataille directe, physique, sur le terrain. Les syndicats, les femmes, les minorités, la démocratie, étant les cibles suivantes.
VP, le 16/11/2024.
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La tectonique mondiale post-élection de Trump. 2ème partie : le monde.

Les commentateurs glosent à l'infini sur « l'imprévisibilité » de Trump. Mais, comme il a été dit plus haut, Trump, Musk et Poutine ont bien pris le temps de discuter, ne nous leurrons pas. La ligne internationale générale de Trump est parfaitement définie. Son imprévisibilité caractérielle, de gosse narcissique de riche, est en adéquation avec le caractère inévitablement erratique de l'orientation étatsunienne aujourd'hui, puissance impérialiste n°1 mais en grave crise, devant préserver et renégocier par le rapport de force son rôle mondial.
Tiré de aplutsoc
19 novembre 2024
Par VP
Cette ligne, exprimée d'ailleurs avec plus de clarté par celui qui est devenu l'un de ses hommes quand il était candidat à l'investiture républicaine, Ramaswamy, est la suivante : isoler la Chine en se réconciliant avec la Russie, en lui sacrifiant l'Ukraine ; en renforçant l'axe États-Unis/Inde ; affaiblir les puissances européennes par rapport à la Russie et aux États-Unis (ce qui implique maintien mais refonte de l'OTAN).
A quoi s'ajoute une compulsion particulière qui, elle, n'est pas coordonnée avec Poutine, mais que celui-ci laisse faire : une alliance forcenée (et non gênée et traînarde comme c'était le cas pour Biden) avec l'extrême-droite sioniste israélienne, pouvant aller jusqu'à sacrifier tout ce qui reste des gages donnés à l'Iran sous Obama pour son rôle contre-révolutionnaire régional. L'Iran étant par ailleurs un allié clef et un fournisseur d'armes de la Russie, mais Netanyahou étant lui aussi relié à Poutine, ce dernier, sans pouvoir tirer toutes les ficelles pour autant, joue sur les deux tableaux avec les contradictions que cela entraîne.
L'élection de Trump entraîne une embardée radicale des États-Unis vers cette politique internationale là, qui était déjà présente et sous-jacente comme une option fondamentale pour l'impérialisme nord-américain dans la multipolarité impérialiste présente.
Fait caractéristique et décisif, cette embardée se produit immédiatement et n'attend pas le 20 janvier 2025. Les autres puissances tiennent Trump pour le président, la marge de manœuvre de Biden étant réduite. Ce constat est également important d'un point de vue interne aux États-Unis : les démonstrations trumpistes de politique extérieure préparent les attaques intérieures dont il a été question dans la première partie de cet article.
Ukraine.
Les commentateurs divers glosent là aussi à l'infini sur les développements possibles, alors qu'en fait tout le monde sait très bien le minima que Trump a promis à Poutine : désarmer l'Ukraine de façon à la contraindre à accepter, au moins dans un « provisoire » visant à être définitif, l'annexion de la Crimée, et l'occupation du Donbass.
Les exigences immédiates de Poutine sont connues : j'avais signalé en juillet dernier la fuite du quotidien K'yiv Independant sur le plan transmis par le ministre russe Kolokovstev à New York les 26-27 juin : échange de la totalité du Donbass contre le Sud entre mer et Dnipro (on a donc là une zone de fluctuation pour négociation, ainsi que pour la petite zone occupée en Russie au Sud de Koursk) sous condition de démilitarisation et d'interdiction faite à l'Ukraine de vouloir entrer dans l'OTAN – elle pourrait par contre entrer dans l'UE, les pays de l'UE étant même sommés de fournir des forces d'interposition pour la « zone tampon » entre Ukraine et territoires occupés.
Nul doute que Trump va faire en sorte d'imposer cela à l'Ukraine. Dans cette situation, Zelenski manœuvre en combinant des offres de vente – matières premières offertes aux États-Unis, lithium, etc., et la valorisation du savoir faire et du début rapide de production militaire ukrainiens, et même menace de réactiver un programme nucléaire qui, de toute façon, demanderait des années. Les réformes néolibérales, la casse des services publics et la corruption lassent la population qui, pour autant, rejette la pérennisation à l'infini de l'occupation et de la russification d'une partie du pays.
Voila donc la paix de Trump, qu'il entend offrir à Poutine « en une journée », n'est-ce pas. Problème : ceci ne satisfait pas du tout la Russie, et c'est logique. Expliquons cela.
Le 11 novembre, Nicolai Patrushev, n°2 officieux du régime russe, expliquait ceci en démarrant une interview au journal Kommersant :
« Pour gagner les élections, Donald Trump s'est appuyé sur certaines forces envers lesquelles il a des obligations. Et comme personne responsable, il sera obligé de les tenir.
Au cours de la campagne, il a fait de nombreuses déclarations pour gagner les électeurs, qui ont voté au final contre les politiques étrangères et intérieures destructrices de l'actuelle administration présidentielle américaine. Mais la campagne est finie et, en janvier 2025, il sera temps pour le président élu de se mettre au travail. On sait qu'aux États-Unis les promesses électorales peuvent souvent s'écarter des actes qui s'ensuivent. »
Si vous n'avez pas compris, traduction : Trump est redevable aux forces qui l'ont aidé et maintenant, il va falloir qu'il renvoie la balle, et il a intérêt. Langage de parrain mafieux à peine dissimulé.
Douguine, idéologue clef du régime russe, a de son côté écrit le 11 novembre un texte largement traduit depuis par la fachosphère « eurasienne » :
« L'état actuel de l'Ukraine est incompatible avec l'existence même de la Russie. Et si cette question est gelée une fois de plus, même si nous incluons tous nos nouveaux territoires dans des frontières administratives, cela ne résoudra rien.
(…) Il est regrettable d'entamer un dialogue avec la nouvelle administration américaine, généralement opposée au mondialisme et aux valeurs anti-traditionnelles, sur une note aussi dure. Mais il s'agit là d'un autre piège tendu par les mondialistes. Peut-être que Trump ne le comprend pas. Et nous, tout en manœuvrant diplomatiquement, nous hésitons à appeler les choses par leur nom. Il vaut mieux être direct avec Trump. L'Ukraine est à nous (toute l'Ukraine), et cela ne se discute pas.
(…) Encore une fois, il n'y a pas d'extrémisme ici – juste les lois froides de la géopolitique, clairement décrites des deux côtés : par nous et par Brzezinski. Le détachement de l'Ukraine de la Russie a été et reste un impératif de toute l'école atlantiste (…). Pour l'école eurasienne, l'axiome inverse est vrai : soit l'Ukraine sera russe, soit il n'y aura ni Ukraine, ni Russie, ni personne d'autre. »
Les « lois froides de la géopolitiques » sont les calembredaines pédantes de rigueur ici. Mais ce qu'écrit Douguine est vrai : un empire russe, tsariste, stalinien ou poutinien, ne peut tolérer qu'existe une Ukraine, c'est pour lui existentiel. Inversement, l'existence d'une Ukraine libre, souveraine et indépendante, est la condition d'existence d'une nation russe démocratique. L'impérialisme capitaliste russe a pour axe l'expansion militaire en Ukraine, non pour conquérir, de son point de vue, un pays extérieur, mais pour se constituer enfin en empire russe reconstitué – et, sur cette base, envahir ou vassaliser l'« extérieur » centre-européen et centre-asiatique.
Donc, au-delà de la première étape, celle de la garantie de maintien des troupes russes dans les territoires qu'elles ont envahis, n'est du point de vue impérialiste russe que la base pour anéantir tout de suite, ou vassaliser à nouveau puis anéantir, l'Ukraine, et pousser l'avantage vers la Baltique, les Balkans et le Caucase.
Donc, la « paix en un jour » de Trump est le plus court chemin vers la poursuite des guerres. La seule voie de la paix est celle de la défaite de l'État russe et de la chute de Poutine. Certes, ceci est plus dur aujourd'hui, fin 2024, que cela avait pu le sembler à certains moments en 2022 ou 2023. Mais le peuple ukrainien étant menacé dans sa vie, collective et celle de chacune et chacun des individus qui le forment, résistera.
Europe.
L'avènement de Trump soulève immédiatement en Europe la perspective de l'abandon américain et d'une crise de l'OTAN que Trump tentera d'aligner contre les intérêts des vieux impérialismes européens.
En France, Macron a tenté d'exister un peu à nouveau en tentant de porter au niveau européen la ligne supposée de genèse d'une défense européenne, dans laquelle la dissuasion nucléaire française aurait une place centrale. Sa position intérieure est très affaiblie et la crise de régime française ne peut qu'être accrue par la crise diplomatique globale qui s'amorce. La déclaration d'amour à Elon Muskd'un Kasbarian est un signe avant-coureur de ce qui s'annonce.
Mais de façon immédiate, la plus grande combinaison entre crise intérieure et crise des relations internationales se produit en Allemagne. En même temps que l'élection américaine, la coalition entre le SPD et les Grünen, d'une part, les libéraux du FDP, d'autre part, éclatait avec la démission du ministre libéral des Finances, Christian Lindner. La crise couvait et, comme en France, tournait autour du budget : c'est une tentative de forcing de C. Lindner pour faire passer sa ligne dans le gouvernement au motif de l'annonce de la victoire de Trump qui l'a précipitée.
Le conflit budgétaire prend racine dans la contrainte faite par le Tribunal constitutionnel fédéral, gardien de l'ordolibéralisme, fin 2023, de ne pas affecter une partie de la dette « publique » de la période Covid à la lutte contre la crise climatique. Le ministre Vert de l'Économie et du Climat tentait, depuis octobre 2024, de relâcher l'endettement public pour « aider les entreprises ». Lindner voulait l'interdire, « baisser les impôts » et pour finir, amputer les dépenses dites climatiques.
Ce conflit interne au pouvoir s'est élargi en crise existentielle sur la place de l'Allemagne en Europe, les 5-7 novembre dernier. Les États-Unis s'apprêtent à retirer le tapis et le parapluie. L'Allemagne doit-elle s'engager dans un réarmement avec défense européenne en alliance conflictuelle avec la France ? Ou repartir dans un partenariat structurel avec la Russie ? Donc partager avec elle l'influence en Europe centrale et orientale.
Olaf Scholz a basculé dans ce sens à en téléphonant à Poutine. Peu importe ce qu'ils se sont dit : il a ainsi, volontairement, créé un précédent mettant fin à l'absence de discussion bilatérales officielles des grands États européens avec la Russie.
La « réponse » russe a été le bombardement massif des infrastructures ukrainiennes dans la nuit du 16 au 17 novembre, le pire depuis le début de la guerre. Les pays baltes et la Pologne frémissent sur ce qu'une entente Berlin-Moscou signifie pour eux – faut-il rappeler qu'ils en ont déjà subi une, il y a 85 ans ?
Dans cette situation, Biden a fait son premier geste fort – le dernier ? nous verrons – depuis l'élection présidentielle : il a « autorisé » l'Ukraine à utiliser des missiles américains à longue portée en territoire russe. Les dynamiques s'accélèrent …
Palestine.
La victoire de Trump permet, premièrement, à Netanyahou de s'asseoir définitivement, espère-t-il, sur Gaza. Environ 100 000 morts, deux millions trois cent mille personnes ballottées d'un champ de ruines à un autre champ de ruines depuis un an, soumis aux traumatismes et à la famine, le territoire étant encerclé et cisaillé par Tsahal, sans que la population palestinienne n'ait cessé de maudire les occupants coloniaux, que le Hamas ait disparu, et que les otages, qui meurent les uns après les autres dans la souffrance, aient été libérés. Que faire de ce territoire ? Avec Trump, le pouvoir israélien est autorisé à tenter d'en faire ce qu'il veut, en poursuivant la réduction meurtrière du nombre de ses habitants. Nous entrons, maintenant, dans la réalité du génocide. Nous devrons donc reparler, nous, de Genocide Donald .
Le programme de l'extrême-droite du sionisme est donné par le ministre Bezalel Smotrich, en charge de la « gestion civile » de la Cisjordanie, dans des termes qui sont ceux que les rashistes poutiniens utilisent contre les Ukrainiens, apparentement non fortuit :
« Les nouveaux nazis [les Palestiniens, pas seulement le Hamas auquel ils les amalgame] doivent payer un prix sur le territoire qui leur sera enlevé pour toujours, à la fois à Gaza et en Judée-Samarie. »
« L'année 2025 sera, avec l'aide de Dieu [et de Trump] l'année de la souveraineté en Judée et en Samarie. »
Il s'agit d'annexer officiellement à Israël la Cisjordanie (appelée « Judée-Samarie » par Smotrich comme par Myke Hukabee), en expulsant sa population palestinienne. La raison fondamentale n'est ni religieuse, ni de satisfaire les colons : elle est « d'éliminer le danger existentiel d'un État palestinien ».
La symétrie de l'extrême-droite sioniste avec l'impérialisme russe est parfaite. L'existence ne serait-ce que d'une caricature impuissante, corrompue et non souveraine d'État palestinien est une menace jugée existentielle pour la « nation » judéo-israélienne définie comme coloniale, impériale et raciste. Inversement, l'existence d'une Palestine souveraine, libre et indépendante est la condition d'existence d'une nation, sans guillemets, judéo-israélienne démocratique.
Trump et Hukabee, c'est la dynamique génocidaire à Gaza et en Cisjordanie débridée. Elle ne conduira à aucune stabilisation ni à aucune sécurité pour les judéo-israéliens, bien au contraire.
Asie.
Le but global des manœuvres poutiniennes de Washington avec Trump sera de détacher Russie et Chine pour isoler la Chine. C'est un but qui peut être atteint, mais l'intérêt du régime chinois est bien entendu de faire monter les enchères avec tout le monde.
Or, il y a un joker : la Corée du Nord, sortie de son légendaire isolement comme fournisseur essentiel d'armes à la Russie, puissance nucléaire ayant maintenant des moyens de lancement, et envoyant des troupes contre l'Ukraine, chargées de pousser contre la zone occupée par l'Ukraine au Sud de Koursk, avec mission de la reprendre, on l'aura compris, avant le 20 janvier – au minimum : ces troupes « fraîches » peuvent aussi être utilisée pour tenter d'enfoncer plus gravement le Donbass, mais leur efficacité pour l'instant n'a pas été prouvée.
La Corée du Nord veut sa place dans l'ordre-désordre de la multipolarité impérialiste : elle est candidate aux BRICS+.
Cette partie s'est montée entre Poutine et Kim : Xi n'y est pour rien, même s'il s'agit pour Moscou de verrouiller l'alliance militaro-stratégique eurasiatique. Aux dernières rumeurs, la Corée du Nord devrait envoyer encore de nouvelles troupes. Tout le monde se dit qu'il y a, forcément, une contrepartie : garantie russe de soutien en cas d'invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord ? Cette éventualité déplaît à Beijing et suscite, à Séoul, Tokyo et Taipei, des débats sur une aide militaire à l'Ukraine venant d'Extrême-Orient au moment où les États-Unis vont la lâcher !
Contre la Chine, Trump a su également être ambivalent. La défense du droit des taïwanais à l'autodétermination n'est absolument pas un principe pour lui : il n'a pas de principes, et encore moins de principes démocratiques. Si les États-Unis améliorent, comme ils y travaillent, leur approvisionnement en semi-conducteurs, actuellement dépendant stratégiquement des usines TSMC à Taïwan, et en terres rares, actuellement dominées par la Chine (d'où l'importance de la question de l'emprise US sur le Groenland), ils peuvent laisser Xi ou son successeur faire main basse sur Taïwan, à condition de verrouiller l'espace océanique situé au-delà, avec la collaboration des Philippines, de la Malaisie, et de l'ancien ennemi vietnamien. Mais nous n'en sommes pas là ; et la guerre mondiale demeurerait, là encore, à l'horizon.
* * *
Ce cursif tour d'horizon montre deux choses :
1°) le rapport de force dans les affrontements sociaux qui s'annoncent aux États-Unis va être impacté par les évènements internationaux d'ici maintenant au 20 janvier. Toute défaite supplémentaire des peuples ukrainien et palestinien aura des répercussions négatives sur ce rapport de force.
2°) toute victoire de Trump sur la « voie de la paix » sera un pas vers la guerre, même si le jeu des alliances dans la guerre qui vient reste ouvert.
VP, le 17/11/2024.
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Pour la presse africaine, la COP29 à Bakou était un “échec programmé”

L'un des principaux points de l'accord scellé à la COP29 impose aux pays riches de financer les pays en développements à hauteur de 300 milliards de dollars par an d'ici à 2035 pour soutenir la transition énergétique et l'adaptation au changement climatique. Un montant qui a douché les espoirs des délégués africains.
Tiré de Courrier international. Légende de la photo : Ali Mohamed, envoyé spécial du Kenya et porte-parole du groupe africain à la COP29 apparaît sur l'écran géant lors de la session plénière, à Bakou, en Azerbaïdjan, le 21 novembre. Photo Sean Gallup/Getty images/AFP
“COP29 à Bakou : la grande déception”, titre le quotidien burkinabè Le Pays. Un “pétard mouillé”, renchérit son confrère kényan The Standard. À l'issue d'interminables et âpres négociations, la diplomatie climatique a accouché d'un accord sur le montant des financements que les pays riches, principaux pollueurs et responsables des dérèglements climatiques, devront accorder aux pays en développement pour s'adapter et favoriser la transition énergétique.
Il a été fixé à un minimum de 300 milliards de dollars annuels (275 milliards d'euros), sous forme de prêts, d'ici à 2035. Une somme aussitôt qualifiée de “dérisoire” et de “simple illusion d'optique” par la déléguée de l'Inde, Chandni Raina.
“Les pays en développement avaient demandé un chiffre plus ambitieux de 500 milliards de dollars par an, sous la forme de subventions plutôt que de prêts, afin d'éviter d'aggraver le fardeau de leur dette déjà très lourde”, résume The Standard.
“Les pays riches ont invoqué les ‘réalités économiques' pour justifier le chiffre de 300 milliards de dollars et ont rejeté tout engagement contraignant.”
“[Ce montant représente] moins d'un quart de ce que la science montre comme étant nécessaire. Cet accord est trop faible, trop tardif”, a fustigé le ministre de l'Environnement sierra-léonais, Jiwoh Abdulai, cité par le média kényan.
“Il est triste qu'après des mois de négociations ils aient attendu le dernier jour officiel de la COP pour présenter un chiffre lamentable, ne laissant pas suffisamment de temps pour les délibérations entre les parties”, a estimé son homologue gambienne, Rohey John, qualifiant cette décision d'“injustice climatique”.
“Chantage psychologique”
“Les requêtes de l'Afrique ne passent pas”, titre Le Djely. Elles passent d'autant moins que les délégués africains ont notamment été soumis à un “chantage psychologique”, selon lui. “Brandissant la menace que l'arrivée de Trump fait peser sur ce débat sur le climat, les négociateurs des pays développés ont mis en garde les représentants africains contre une absence d'accord, que le président élu américain ne manquerait pas d'exploiter comme une aubaine.”
Plus stoïque, Le Pays évoque un “échec programmé”. Retraçant l'historique des COP, il ne retient que peu de réalisations de la part des pays riches depuis la prometteuse conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement, à Rio de Janeiro, en 1992. “Même si la COP de Kyoto de 1997 avait fait exception en suscitant de grands espoirs par l'adoption d'un protocole contraignant visant à encadrer les émissions de CO2”, les autres COP ont invariablement accouché de décisions en demi-teinte, qui n'ont “pas apporté de véritables avancées”. Les températures moyennes continuent de s'élever, année après année. Alors, 300 milliards de dollars, “cela reste bon à prendre, tout en maintenant la pression afin d'obtenir de meilleurs résultats”, estime-t-il.
Le Djely appelle quant à lui les dirigeants africains à faire preuve de “responsabilité” et de “volontarisme”, voire de “souveraineté”, fameux mot d'ordre seriné par certains leaders ouest-africains.
Le site d'information guinéen espère que, “mus par une légitime déception du fait du comportement injuste des pays développés, [ils] ne cèdent pas pour autant à une attitude tout aussi irresponsable que suicidaire, qui tendrait à faire comme si le changement climatique n'existait pas”.
L'ombre de Donald Trump sur la COP29
La victoire de Donald Trump à l'élection présidentielle américaine, le 6 novembre – cinq jours avant l'ouverture de la COP29 en Azerbaïdjan –, fait souffler un vent mauvais sur le climat. Non seulement un négationniste du dérèglement climatique se retrouve de nouveau à la Maison-Blanche, mais, en plus, le Sénat lui est acquis. De quoi l'autoriser à remettre “tout en cause, des voitures électriques aux subventions des énergies renouvelables”, et à rétablir “l'industrie des combustibles fossiles”, se désole Grist. S'il ne fait aucun doute que le président élu retirera une deuxième fois son pays de l'accord de Paris, l'administration Biden, encore aux manettes, enverra bien une délégation à Bakou.
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Quelles alternatives face aux fausses solutions promues par la Banque africaine de développement ? : Critique de la stratégie globale des échanges dette-nature en Afrique (Partie 3)

Dans la partie 1, vous avez lu l'analyse contextuelle introductive qui remet en cause la stratégie globale de la Banque Africaine de Développement ( BAD) telle quelle est développée dans un rapport d'octobre 2022 intitulé « Échanges dette-nature, faisabilité et pertinence stratégique pour le secteur des ressources naturelles en Afrique ». Dans la partie 2, nous avons abordé avec un regard critique et des exemples concrets les diverses solutions promues par la BAD dans ce même rapport. Cette partie 3 poursuit l'analyse des fausses solutions et apporte des conclusions en lien avec la déception du sommet de Paris du 22 et 23 juin 2023 pour un « Nouveau Pacte Financier Mondial » ainsi que les propositions alternatives de ATTAC et du CADTM. Cette partie 3 porte sur les alternatives éventuelles aux fausses solutions citées plus haut. Les obligations vertes sont-elles une alternative ? Quelles critiques peut-on en faire ? Quelles sont les recommandations de l'association ATTAC concernant la finance dite verte ? Quelle est la politique européenne dans ce domaine ? Enfin, quelles sont les recommandations du CADTM sur ces différentes questions ?
Tiré du site du CADTM.
1) Le plan d'action « relance verte » de la BAD (2021-2027)
Il est proposé à l'Union Africaine en Juillet 2021 pour une durée de 5 ans. Ces Cinq priorités concernent le financement climatique, les énergies renouvelables, la nature et la biodiversité par la gestion durable des terres, forêts et océans ainsi que par l'écotourisme, l'agriculture résiliente, les villes vertes. Pour réaliser ces objectifs, le plan encourage les opérations de dettes innovantes telles que les obligations dites vertes ou bleues. Il faut assurer une bonne coordination entre les États membres, assurer le soutien des partenaires internationaux. Nous apportons une critique de cette politique orientée principalement vers les obligations vertes dans la partie qui suit.
2) Les obligations vertes : mécanismes pour lier les dettes souveraines aux résultats sur le plan climatique et écologique
Sur le site du gouvernement français, voici comment on définit une obligation verte : « Une obligation verte est un emprunt émis sur le marché par une entreprise ou une entité publique auprès d'investisseurs pour lui permettre de financer ses projets contribuant à la transition écologique (énergies renouvelables, efficacité énergétique, gestion durable des déchets et de l'eau, exploitation durable des terres, transport propre et adaptation aux changements climatiques...), plus particulièrement les investissements en infrastructures. Elle se distingue d'une obligation classique par un reporting détaillé sur les investissements qu'elles financent et le caractère vert des projets financés ».
Des OBLIGATIONS VERTES sont émises en 2007 par la Banque européenne d'Investissement puis en 2008 par la Banque Mondiale. Elles se divisent en deux catégories : les obligations durables traditionnelles ou à utilisation ciblée comme les obligations vertes et bleues et les obligations liées aux Objectifs de Développement Durables (ODD) qui sont conditionnelles et en principe essentiellement réservées au secteur privé (avec l'exception des obligations ODD émises par le Chili en mars 2022. Cependant le mouvement de la « La Relance Verte » essaie de mettre au point un modèle plus adapté aux obligations ODD de type souveraines).
Les agences gouvernementales, les institutions multilatérales, les conseillers juridiques et financiers, les ONG environnementales ont essayé de mettre en place une stratégie d'accompagnement pour conseiller les structures de financement les plus adaptées (entre les échanges de dette-nature, l'obligations à utilisation ciblée et les obligations liées aux ODD) en fonctions des objectifs poursuivis, des besoins identifiés et du profil d'endettement du pays. (Voir le tableau comparatif p35 dans le rapport de la BAD)
a) Les obligations à objectifs ciblés ou obligations durables traditionnelles
Elles sont émises contre l'engagement d'affecter au moins une partie des fonds à
un projet connu d'avance lié au Développement Durable. En contrepartie les
détenteurs de obligations doivent accepter des rendements moins élevés. Cet
écart est appelé PRIME VERTE ou GREENIUM.
Par exemple, le Bénin, le 15 juillet 2021, a émis des obligations ciblant deux objectifs de développement durable : l'environnemental et le social et 15 des 17 ODD définis par les Nations Unies (l'accès à l'eau, l'énergie, l'agriculture, l'éducation, la santé, le logement, la conservation de la biodiversité...). L'atteinte de ses objectifs a été évalué grâce à des Indicateurs Spécifiques. Il a récolté 500 millions d'euros avec une rendement à 5,25% ce qui a permis la constitution d'une Prime verte de 20 points de base. 91% des obligations émises ont été souscrites par des investisseurs ESG (Environnemental, Social et de Gouvernance).
Ces obligations vertes sont des instruments prédominants aujourd'hui sur les marchés, bien plus que les traditionnels échanges dette-nature. En 2021, les banques facilitatrices de ces obligations ont remporté plus de commissions sur les transactions vertes que sur les énergies fossiles et celles-ci ont encore augmenté de 1,4 milliards de USD de 2020 à 2021 ( chiffres du rapport de la BAD).
Malgré cet engouement, on peut souligner des inconvénients : elles ne disposent pas de mécanisme de surveillance intégré à la structure permettant de vérifier si les fonds sont bien utilisés par les gouvernements pour la conservation.
Le cadre législatif national n'oblige pas à la destination des ressources. Il y a donc une crainte justifiée d'écoblanchiment, "ce qui conduirait à une dépréciation des primes vertes. On peut s'attendre aussi à ce que les gouvernements en raison d'urgences sociales ou de santé préfèrent utiliser des fonds pour d'autres dépenses publiques que celles liées à l'environnement. Les gouvernements n'ont pas intérêt à être trop contraints quant à la destination des financements vu les instabilités circonstancielles » nous explique la BAD. Ce type d'obligations ciblées est donc plus adapté aux pays ayant accès aux marchés internationaux et cherchant un financement pour un projet environnemental spécifique mais par contre il ne convient pas aux pays surendettés qui veulent améliorer la viabilité de leur dette à long terme et pour lesquels les obligations liées aux ODD sont plus pertinentes.
b) Les obligations liées au développement durables
Elles sont plus récentes et apparues avant la pandémie. Elles s'adressent principalement au secteur privé. Elles sont émises à un taux inférieur à celui du marché. Elles sont indexées à un ou plusieurs ODD (objectifs de Développement Durable) et dépendent d'Indicateurs Clés de Performance (ICP) à atteindre à une échéance précise. Des normes de bonnes pratiques sont définies. L'encadrement méthodologique est plus précis et contrôlé. Elles présentent l'avantage d'un plus grand choix d'affectation des fonds mobilisés. Elles sont utilisables pour combler des déficits budgétaires, refinancer des dettes existantes... « Elles sont plus transparentes pour les créanciers et peuvent plus difficilement cacher des écoblanchiments »
Selon le rapport de la BAD, « Des experts secondaires peuvent évaluer à mi-chemin les progrès effectués sur base des ICP et les paramètres financiers peuvent être modifiés si les conditions ne sont pas remplies dans la première partie. Le taux d'intérêt peut être relevé et un coupon progressif peut être émis dans le secteur privé, le paiement d'une prime supplémentaire à l'amortissement ou coupon dégressif en cas d'atteinte ou un système d'ajustement pondéré peut être mis en place en fonction des ICP plus ou moins respectés. Ces obligations peuvent avoir des retombées positives et ne détériorent pas la prime verte ». Une obligation ODD souveraine est attendue et le groupe POTOMAC (cabinet de conseil pour les PME, investisseurs, grands groupes et fonds d'investissement) et la Banque Mondiale y réfléchissent. En effet, les conséquences de la non atteinte d'ICP sont différentes quand il s'agit d'un acteur privé car un État souverain ne peut pas faire faillite. Ils ont besoin d'un cadre juridique pour permettre l'analyse et l'audit par un tiers.
« Un créancier reçoit le paiement d'un coupon à un taux inférieur au marché. La différence est transférée par le gouvernement dans un fonds fiduciaire extraterritorial, subventionné par des donateurs. Si les ICP ne sont pas réalisés, le créancier reçoit la part versée par le souverain dans ce fonds, un rendement cette fois au taux du marché. Si les ICP sont atteints, le souverain reçoit un paiement en espèce de la fiducie (la différence de rendement auquel s'ajoute un fonds supplémentaire). Pour qu'un Etat puisse être intéressé, il faut que l'atteinte des ICP lui apporte une plus-value plus importante, ou que l'obligation se réalise à une plus large échelle. Un simple ajustement de coupon serait insuffisant à ses yeux. »
c) Les obligations ODD de la BOAD
Dans son article « L'Afrique lance aussi ses obligations vertes » publié le 2 juin 2021 sur le site du Figaro, Anne Cheyvialle, journaliste spécialisée en économie internationale, décrit le phénomène avec enthousiasme.
Depuis 2020, la banque ouest africaine BOAD lance sa première obligation à objectif durable (pour un montant de 750 millions d'euros, sur 12 ans, sursouscrite 6 fois, avec une demande totale de 4,4 milliards d'euros) « Elle a attiré, dès le début, 260 investisseurs internationaux avec un taux attractif de 2,75%, bien inférieur au prix de marché. À titre de comparaison, le coût moyen des eurobonds sur des émissions d'une durée de dix à quinze ans, réalisées entre 2018 et 2020, a atteint 7,5 %, selon une récente étude de l'Agence française du développement sur la soutenabilité des dettes africaines ». Ainsi, en mars, le Ghana a emprunté pour 1 milliard de dollars à douze ans au taux de 8,625 % !
« Les obligations vertes et sociales de la BOAD ont beaucoup de succès pour diverses raisons. Tout d'abord, elles sont en accord avec les Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations unies. Elles visent prioritairement à financer les secteurs de l'agriculture, de la sécurité alimentaire, des énergies renouvelables, des infrastructures de santé, de l'éducation et l'habitat. Des objectifs de résultats par rapport à ses ODD sont inscrits dans le plan stratégique de la BOAD à horizon 2025. Ensuite, nous avons vu que leur taux d'intérêt sont compétitifs. Enfin, elles présentent des garanties de transparence (grâce à un fléchage rigoureux des projets, un reporting précis) qui attirent les grands gestionnaires d'actifs et les fonds de pension. Ces derniers apprécient aussi le fait que ces emprunts puissent être de longue durée ce qui est nécessaire pour financer par exemple des projets d'infrastructure pour les énergies et les transports renouvelables. »
Basée à Lomé, la BOAD intervient dans huit pays – le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo - de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Un des premiers projets financés par l'émission pourrait être une centrale solaire au Bénin.
Le cas des obligations ODD du Bénin
Le Bénin a été retenu en 2018 pour participer au programme pilote conjoint du FMI et de l'ONU portant sur l'évaluation des besoins de financement pour l'atteinte des ODD, aux côtés de 4 autres pays à travers le monde. À la fin seuls deux pays africains ont été sélectionnés dans cette liste restreinte. Suite à cette sélection, le Bénin publie un document-cadre d'émission obligataire ODD en juillet 2021 fort étayé et bien présenté qui fait rêver, à la manière d'un prospectus publicitaire. Dans son introduction, Romuald WADAGNI, le Ministre d'État chargé de l'Économie et des Finances et du Plan, en précise l'intention. Ce document cadre d'émission obligataire ODD vise à intégrer l'Agenda 2030 des Nations Unies à toute l'action publique du Bénin. Sur base d'un diagnostic et d'une analyse chiffrée de la situation du Bénin au regard des ODD, après concertation avec différentes parties-prenantes pour une planification stratégique budgétisée, il présente la stratégie de financement extérieur via les marchés internationaux de capitaux. Le Bénin veut ainsi offrir aux investisseurs une transparence accrue sur l'utilisation des fonds levés. Comme garantie, il signale que l'agence Vigeo Eiris (V.E.) a attesté de sa conformité aux meilleurs standards pratiques de marché en finance durable (obtenant le score le plus élevé) et précise qu'il jouit d'un partenariat technique innovant avec le Réseau des solutions de développement durable des Nations unies (SDSN).
« Ce partenariat technique avec une organisation qui travaille sous les auspices des Nations unies et est spécialisée dans le diagnostic et la documentation des tendances ODD permettra de suivre les progrès accomplis, d'évaluer la pertinence des politiques publiques menées, ou encore d'identifier les lacunes à combler, permettant ainsi une réorientation et une adaptation des politiques ». Le Bénin souhaite élargir sa base d'investisseurs internationaux, partenaires financiers bilatéraux et multilatéraux, mais aussi et avant tout d'investisseurs privés béninois.
Pourtant, en lisant les avertissements à la fin du document, on comprend aussi les limites et la fragilité de cette présentation stratégique d'investissement.
En effet, on comprend qu'il n'a finalement aucune valeur juridique, aucune obligation d'exactitude, intégrité, caractère raisonnable et exhaustivité des informations ; aucun devoir de rectification s'il y a erreur ou de réactualisation en cas de changement données. Il ne s'agit pas de promesses ou de prévisions mais juste d'hypothèses prospectives.
Il n'y pas de vérification ou d'évaluation extérieure aux parties prenantes, indépendante et impartiale. Le document n'a aucune valeur juridique ou contractuelle contraignante. Le document n'est pas approuvé par une autorité réglementaire financière. Il n'y pas d'obligation de résultat ou même de respect des objectifs défendus, aucun recours n'est possible contre l'État dans ces cas-là.
« Un manquement de la République du Bénin au titre de ce Cadre ne constituera pas un cas de défaut ou un manquement à une quelconque obligation contractuelle des termes et conditions de tout titre émis en référence au présent Cadre, y compris si des projets éligibles ne sont pas financés ou ne sont pas réalisés, si un financement, directement ou indirectement, bénéficie à des activités exclues, si les rapports sur l'utilisation des produits et les impacts environnementaux ne peuvent être remis aux investisseurs conformément au présent Cadre en omettant (en raison d'un manque d'informations et/ou de données fiables ou autre), ou de toute autre manière ».
Pas de garantie non plus face à des catastrophes externes ou internes. Seuls les investisseurs sont rendus entièrement responsables.
« Sur la base de ce qui précède, toute responsabilité, qu'elle soit délictuelle, contractuelle ou autre que tout acheteur de titres ou toute autre personne pourrait autrement avoir en lien avec le présent cadre ou tout titre émis par la République du Bénin lié à un manquement au titre de ce cadre est par les présentes exclue dans toute la mesure permise par la loi ».
Malgré ces avertissements, les obligations ODD du Bénin remportent un grand succès comme le clame Romuald Wadagni, le Ministre d'Etat de l'Economie et des Finances béninois, dans un article intitulé « Le Bénin réussit sa première émission d'un Eurobond ODD » publié sur le site de Financial Afrik le 16 juillet 2021. Il se réjouit de cette première émission d'obligations internationales dédiées au financement de projets à fort impact sur l'atteinte des Objectifs de Développement Durable des Nations-Unies, la première émise par un Etat africain, pour un montant de 500 millions d'euros (328 milliards FCFA), avec une échéance de remboursement fixée en 2035.
« A cet effet, une délégation officielle de la République, conduite par, M. Romuald Wadagni, a tenu des entretiens bilatéraux avec un grand nombre d'investisseurs institutionnels internationaux de premier plan, organisés les 13 et 14 juillet 2021. Les investisseurs ont adhéré aux réalisations et au programme social du gouvernement du président Patrice Talon. Cet Eurobond a été conclu à un coupon de 4,95%, traduisant la confiance des investisseurs en la signature du Bénin. Une prime négative de nouvelle émission de 0,20 point de pourcentage a été obtenue, traduisant l'appétit significatif des investisseurs pour cet instrument innovant. Le niveau de sursouscription a représenté près de 3 fois le montant recherché. Une centaine d'investisseurs y ont participé, dont plusieurs pour la première fois pour une opération du Bénin. Le Bénin parvient donc à mobiliser des fonds à des taux plus bas que ceux des Eurobonds de la Côte d'Ivoire et du Sénégal, deux poids lourds de l'Union économique et monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ». L'auteur de l'article espère qu'à la suite du Bénin, « beaucoup de pays africains s'engouffreront dans la nouvelle voie pour le financement équitable et vert de leur économie ».
d) Critique des obligations vertes
Malgré cet espoir, de nombreux avis contraires appellent à la prudence et émettent des réticences par rapport à la relance verte, cette forme de capitalisme vert, qui peut utiliser les obligations vertes et bleues, comme des opérations de marketing tout en continuant à nuire aux équilibres naturels et humains de notre planète.
Les obligations vertes ou bleues perpétuent le mécanisme vicieux de la dette qui engendre lui-même la destruction des systèmes de régulation publics et socialisés cherchant à protéger la nature, les biens communs et les intérêts des populations contre les abus de certains acteurs institutionnels et privés plus intéressés par des gains immédiats et particuliers. Les dangers du greenwashing et de l'écoblanchiment via ces obligations sont bel et bien réels.
Faire appel à des acteurs privés, guidés par la maximalisation du profit à court terme, et leur confier la gestion des problèmes mondiaux du réchauffement climatique ou la protection la biodiversité, dont notre survie à toustes dépend, ce n'est pas la stratégie que défend ATTAC et le CADTM. Ils revendiquent des changements plus structurels et profonds indispensables à une véritable bifurcation écologique et climatique et qui semblent inconciliables à leurs yeux avec des politiques néolibérales qui se sont révélées jusqu'à présent écocides, injustes, non démocratiques et meurtrières, politiques qui ne sont toujours pas remises en causes fondamentalement par les institutions internationales telles que le FMI, la Banque Mondiale ou la BAD, malgré les crises récurrentes et dramatiques qu'elles provoquent, en dépit de la colère croissante des populations des pays surendettés africains qu'elles ont continuellement lésées. Ces institutions s'obstinent à promouvoir coûte que coûte une même logique même si elles prétendent lancer des réformes pour une transition douce et durable, en invitant aujourd'hui le secteur privé à atténuer les effets dévastateurs les plus gênants du système capitaliste.
En fait le Font Monétaire International, La Banque Mondiale, les institutions européennes, la Banque Africaine de Développement essaient de garantir ce que jean Nanga appelle « le suprématisme du secteur privé », l'extension de son emprise sur nos existences, sur le vivant. Ils cherchent à « légitimer cette domination capitaliste en voie d'absolutisme, cette mondialisation marchande, ce totalitarisme du capital ».
Celui-ci est pourtant de plus en plus contesté par des mouvements sociaux qui résistent et protestent à travers le monde malgré la violence des répressions.
Dans son rapport de 2017 « La finance verte est-elle vraiment verte ? », ATTAC doute de l'efficacité des Green Bonds ( obligations vertes) et Climate Bonds ( obligations climat) à financer la bifurcation écologique et sociale espérée, une société sans carbone, écologiquement, socialement et démocratiquement saine.
Voici quelques points critiques des obligations vertes utiles pour notre analyse, exposés dans l'étude précitée :
1) Les obligations sont autoproclamées vertes ou respectueuses du climat la plupart du temps sur une base volontaire, en se basant sur des principes édictés mais qui n'ont aucune valeur contraignante. En effet, sur les 3493 obligations émises par 1128 institutions ou entreprises, de 2005 à 2017, seulement 25% étaient certifiées ce qui représente seulement 221 milliards de US.
2) Même si elles sont en pleine expansion (avec une hausse de 92% en 2016 qui se réduit à 59% en 2017), les obligations vertes ne représentent qu'une goutte d'eau par rapport au marché obligataire international global (seulement 0,1% en 2017 c'est-à-dire 100 000 milliards de USD sur un total de 700 000 milliards de USD !). Elles ne sont pas suffisantes pour répondre à l'importance de l'enjeu climatique. Selon le rapport « Mobilising Bond Markets or a low carbone transition » de l'OCDE en 2017, « les obligations vertes pourraient atteindre 5000 Milliards de USD en 2035 et augmentent annuellement de 700 milliards de dollars annuellement mais nous avons besoin de 2260 milliards de dollars annuels en 2035 pour permettre une diminution du carbone suffisante afin de ne pas dépasser la limite des 2°c de réchauffement climatique préconisée par le GIEC ».
3) Les institutions internationales et les gouvernements réalisent un effet d'annonce important mais ne mettent rien en place pour éviter que ces obligations vertes ne soient utilisées que comme des opérations de greenwashing par les géants pollueurs publics ou privés.
4) Aucune liste précise des projets financés par cette voie n'a été publiée.
5) Le fait que certaines obligations vertes soient validées par les agences de notation comme Vigéo n'est pas une garantie suffisante car beaucoup de projets que cet organisme a certifié sont aujourd'hui controversés au point de vue social ou écologique.
6) Il est important que les obligations vertes exclues certains secteurs incompatibles avec les objectifs verts et sociaux poursuivis tels que les énergies fossiles, le nucléaire, l'armement et qu'ils soutiennent d'autres importants pour assurer la transition : le transport, le bâtiment, l'énergie renouvelables, tout ce qui protège la biodiversité et favorise l'adaptation au changement durable.
7) Les obligations vertes ne doivent pas être qu'un effet d'aubaine ou un coup de com bon marché. Elles doivent servir à financer des projets d'infrastructures vertes sur le long terme.
8) Il n'y a pas de certification verte standard communément admise et externe, impartiale même si certaines initiatives comme la Taxonomie verte de la Commission Européenne semble avancer dans ce domaine ( voir plus loin la partie sur les avancées européennes dans la finance durable)
9) Les critères ne sont pas contraignants et ne sont que des recommandations
Il existe des labels internationaux et des initiatives volontaires pour réguler la finance verte : les Green Bond Principles et la Climate Bonds Initiative qui rendent publics les critères pour encadrer les obligations vertes et l'Union Européenne a aussi rendu public en 2020 son « Standard Européen d'Obligations Vertes » ( voir la partie consacrée aux avancées européennes dans le finance durable).
Les Green Bonds Principles (GBP) sont admis par 150 membres principalement des acteurs financiers et 114 observateurs dont le WWF. 270 sur 567 obligations émises en 2016 proviennent des membres du GBP et malheureusement, l'on peut constater que la plupart ne respectent pas eux-mêmes leurs principes comme par exemple Engie, UnibailRodamco ou la BAD qui ne rendent pas publique la liste des projets verts qu'ils soutiennent alors que cela fait partie des préconisations GBP. Autre exemple, Engie, émet des obligations vertes GBP qui indirectement participent à la destruction de l'Amazonie et violent les droits des autochtones sur les terres faisant l'objet de déforestations pour construire les barrages « durables » soutenus par Engie ! On ne tient pas compte de l'effet rebond c'est-à dire du fait qu' Engie, par exemple, utilise des obligations vertes pour financer des projets d'efficacité énergétiques et d'infrastructures durables... d'usines qui vont finalement contribuer à émettre d'avantage de Gaz à Effet de Serre nocifs pour l'environnement. C'est donc très contradictoire et controversé.
Les Climate Bonds Standards (CBS) sont un peu plus strictes et détaillés. Au moins, à la différence des CBS, ils excluent les énergies fossiles, l'extraction d'uranium, les barrages, la capture et le stockage de carbone. Néanmoins, souvent, ce qui compte le plus pour les investisseurs, ce qui est vraiment évalué, c'est la cote que ces obligations ont sur les marchés or celle-ci dépend plutôt de leur rentabilité que du respect des normes vertes avancées qui ne sont pas souvent vérifiées. Il n'y a pas de contrôle à posteriori.
De toute manière, aussi bien les GBP que les CBS sont admis sur base volontaire, non assortis de sanctions ou de réduction de cote en cas de non-respect des principes convenus et les violations des droits humains ne sont pas prises en compte.
10) On n'évalue ni la qualité ni l'atteinte des objectifs et surtout, on n'évalue pas la qualité de l'institution ou de l'entreprise qui émet les obligations dans son ensemble or ce sont souvent des acteurs fort pollueurs qui utilisent les obligations vertes pour séduire l'opinion publique. Peu nous importe qu'ils financent une activité durable avec des obligations vertes si par ailleurs ils continuent à promouvoir globalement une majorité d'actions néfastes pour l'environnement. Par exemple, Repsol est la première compagnie pétrolière à émettre une obligation verte pour prolonger la durée de vie ...de ses raffineries ! Elle a émis 500 millions d'euros d'obligations vertes à échéance pour 2022 pour financer l'efficacité énergétique de raffineries énergétiques et d'usines chimiques en Espagne et au Portugal ce qui lui a permis de diminuer de 1,2 millions de tonnes de CO2 sur un total de ... 20 millions de tonnes de CO2 qu'elle continue à dégager par an ! Ces obligations vertes ont été certifiées GBP et elle a passé l'examen externe de Vigéo ! Repsol n'a rien mis en place pour contrer cet effet rebond !
11) Les agences de notations comme Moody's notent les obligations vertes en fonction de la capacité des émetteurs à rembourser leur dette obligataire. GB1 est excellent, GB5 est très mauvais. Les obligations de l'aéroport de Mexico sont notées GB1 alors qu'au bout du compte le projet promeut une activité polluante très nocive pour l'environnement et le climat - le transport aérien - même si par ailleurs il est alimenté par des panneaux solaires, économise l'eau et est neutre en carbone.
12) Quelles sont donc les garanties ? La Pologne est un des premiers pays à avoir émis des obligations vertes alors que d'un autre côté, c'est un État qui freine fortement les négociations pour plus de prise en compte des impératifs climatiques et écologiques lors des COP et qu'il a du mal à renoncer au développement de ces centrales productrices de charbon. La certification verte ne peut être accordée sans tenir compte du contexte plus global. Il faut que les acteurs émetteurs d'obligations vertes soient cohérents et prennent activement part à une stratégie globale en faveur du climat et de l'environnement, qu'ils ne se contentent pas seulement de quelques actions superficielles pour reverdir leur réputation.
13) Des taux d'intérêts des obligations vertes moins élevés pourraient encourager le changement
14) Pour l'instant, l'émission d'obligations vertes est restreinte aux opérateurs bénéficiant d'une grande assise financière (gouvernements, transnationales, banques etc.) mais ce serait intéressant que de petites et moyennes entreprises, des coopératives, des collectivités locales bien ancrées localement et conscientes des enjeux sociaux, démocratiques et écologiques puissent aussi émettre des obligations vertes pour financer des projets durables participatifs et locaux. Vaut-il mieux financer une petite entreprise développant des énergies renouvelables ou bien EDF, le champion nucléaire pour une activité qui sert à reverdir son image ou la Chine qui finance avec les obligations vertes les infrastructures durables...de sa nouvelle route de la soie (OBOR) ! Car la certification verte devient parfois un prétexte pour remporter des parts de marché dans un contexte de compétition internationale.
Après la crise financière de 2007-2008 et face aux manipulations du greenwashing, peut-on encore faire confiance au marché financier non régulé ? Quelles sont les recommandations tirées du rapport d'ATTAC sur la finance verte ?
3) Les recommandations sur la finance verte d'ATTAC
1) Assurer la régulation du marché obligataire vert par les pouvoirs publics
2) Établir un cadre clair et précis, avec un stand européen ou international garanti par un régulateur public
3) Tenir compte dans la certification de la qualité de l'émetteur, de l'ensemble de ses activités soutenables ou en cours de transition, et de l'engagement manifeste de l'émetteur dans la transition
4) Exclure fermement et définitivement tout projet climaticide et écocide relatif aux énergies fossiles, au nucléaire, aux agro carburants, à de grands barrages, au stockage ou captage de carbone, des incinérateurs à haut niveaux de déchets.
5) Garantir la transparence, la vérification des résultats sur base d'études d'impacts préalables et prévoir des sanctions par le régulateur avec une possibilité de décertification en cas de non-respect des normes
6) Créer une nouvelle agence de notation impartiale et publique pour encadrer les obligations vertes, financée par des fonds européens, internationaux ou par une taxe sur les transactions financières ne concernant pas les produits verts. Elle serait composée d'un collège tripartite (avec des représentants des investisseurs, des syndicats et d'ONG). Son évaluation des projets financés portera sur leur totalité en tenant compte des dimensions sociale, écologique, climatique et démocratique. Elle pourra dégrader la note et sanctionner financièrement les émetteurs si les engagements annoncés ne sont pas satisfaits, si l'information communiquée n'est pas correcte, manipulée ou pas disponible pour le public et les investisseurs concernés.
7) Contraindre l'ensemble du marché obligataire à respecter l'environnement et devenir compatible avec les impératifs climatiques et pas seulement une partie minime et marginale du marché consacrée aux obligations vertes. Interdire tout investissement dans les secteurs climaticides et augmenter la régulation et le contrôle par les pouvoirs publics dans ce domaine.
8) Créer de nouveaux canaux financiers à un taux d'intérêt avantageux pour les petits acteurs qui n'ont pas accès au marché obligataire et qui pourraient développer des projets locaux participatifs favorables à l'environnement, au développement durable et au climat notamment grâce à l'épargne publique et de nouveaux crédits bancaires
9) Créer une banque publique dotée de moyens suffisants pour financer des investissements à long terme nécessaire à la bifurcation écologique et sociale sans être directement prisonniers des critères de rentabilité économique à court termes qui caractérisent la majorité des investissements privés.
4) Avancées européennes en matière de finance verte
Sur le site du Conseil de l'Europe, on constate différentes propositions de directives récentes qui montrent que les institutions européennes bien que très favorables aux obligations durables, qu'elles considèrent comme l'un de leurs principaux instruments de lutte contre le réchauffement climatique et pour la transition durable, et bien qu'elles soient prêtes à en émettre elles-mêmes, sont aussi conscientes de certains problèmes évoqués précédemment et certains membres essaient de légiférer pour mieux contrôler leurs dérives potentielles.
Tout d'abord, le 25 septembre 2019, elle publie un communiqué de presse relatif à un accord sur une proposition de création d'une taxonomie unifiée à l'échelle de l'UE, c'est-à-dire sur un système de classification commun qui définisse clairement ce qu'est une activité économique durable sur le plan environnemental car elle reconnaît que jusque-là, il n'en existe aucun.
Le 8 novembre 2019, le Conseil adopte deux règlements sur la finance durable. L'un introduit des obligations de publication d'informations sur la manière dont les sociétés financières intègrent les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance dans leurs décisions en matière d'investissement. Le deuxième crée de nouveaux types d'indices de référence visant à donner davantage d'informations sur l'empreinte carbone d'un portefeuille d'investissement.
Le 7 mars 2019, le conseil publie un communiqué de presse annonçant un accord provisoire entre le Conseil de l'Europe et le Parlement européen sur la proposition d'introduire des obligations de transparence concernant la manière dont les sociétés financières intègrent les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance dans leurs décisions d'investissement.
Le 4 octobre 2022, le Conseil approuve des conclusions dans lesquelles il est fermement résolu à obtenir des résultats en ce qui concerne le Financement de l'action climatique, dans la perspective de la conférence des Nations unies sur le climat (COP27) qui s'est tenue à Charm el- Cheikh. Le Conseil a rappelé que l'UE et ses États membres étaient les plus grands contributeurs au financement public international de l'action climatique et que, depuis 2013, ils avaient plus que doublé leur contribution au financement de l'action climatique pour soutenir les pays en développement. Le Conseil a également invité les autres donateurs à intensifier leurs efforts et espère que l'objectif collectif de réunir 100 milliards de dollars par an pour financer l'action climatique sera atteint en 2023. Cette promesse n'a toujours pas été tenue actuellement.
Dans un graphique, le Conseil de l'Europe reprend les contributions de l'Europe au financement de l'action climatique des pays en développement qui ont plus que doublé de 2013 à 2021 dont voici les chiffres :
L'UE et ses États membres ont mobilisé pour l'action climatique des PVD :
9,60 milliards d'euros en 2013
14,5 milliards d'euros en 2014
17,6 milliards d'euros en 2015
20,2 milliards d'euros en 2016
20,4 milliards d'euros en 2017
21,7 milliards d'euros en 2018
23,2 milliards d'euros en 2019
23,4 milliards d'euros en 2020
23,0 milliards d'euros en 2021
Ces chiffres comprennent les fonds provenant des budgets publics et des institutions de financement du développement de l'UE, de ses États membres (y compris le Royaume-Uni) et de la Banque européenne d'investissement.
Le 13 avril 2022, le Conseil arrête sa position sur les obligations vertes européennes considérées comme l'un des principaux instruments de financement des investissements liés aux technologies vertes, à l'efficacité énergétique et à l'utilisation efficace des ressources, ainsi qu'aux infrastructures de transport et de recherche durables. L'UE prend de nouvelles mesures pour mettre en œuvre sa stratégie relative au financement de la croissance durable et de la transition vers une économie neutre pour le climat et efficace dans l'utilisation des ressources. Le règlement concerné définit des exigences
uniformes applicables aux émetteurs d'obligations qui souhaitent utiliser l'appellation « obligation verte européenne » ou « EuGB » pour les obligations durables sur le plan environnemental qu'ils proposent aux investisseurs dans l'Union, et établit un système d'enregistrement et un cadre de surveillance pour les examinateurs externes d'obligations vertes européennes.
Maintenant que le Conseil a arrêté sa position sur la proposition, il est prêt à entamer des négociations avec le Parlement européen afin de parvenir à un accord sur une version définitive du texte.
Le 28 février 2023, le Conseil et le Parlement sont parvenus à un accord provisoire sur la création sur la création d'obligations vertes européennes (EuGB). Le nouveau règlement vise à prévenir l'écoblanchiment sur le marché des obligations. Les émetteurs d'obligations seront en mesure de démontrer qu'ils financent des projets écologiques alignés sur la taxinomie de l'UE, tandis que les investisseurs pourront identifier plus facilement les obligations vertes de haute qualité.
Conclusions
Les échanges dette-nature, sous leurs formes variées, innovantes et médiatiquement séduisantes, malgré les efforts d'adaptation aux circonstances aggravantes, aux différents types de débiteurs et de créanciers concernés, ne peuvent répondre au surendettement, aux obstacles au développement durable et au réchauffement climatique qui mettent l'Afrique en danger, sans une remise en cause radicale du système capitaliste, extractiviste et écocide qui continue à engendrer et exacerber ces réalités problématiques.
a) Les résultats décevants du sommet de Paris de juin 2023
Lors du sommet de Paris de juin 2023 chapeauté par Emmanuel Macron, le président français pensait trouver, à travers un nouveau pacte financier, un consensus pour lutter à la fois contre le réchauffement climatique et le surendettement des pays africains entre autres au moyen d'une nouvelle relance verte, basée sur les obligations vertes et l'investissement croissant du secteur privé, stratégie encouragée par la Banque Africaine de Développement comme nous venons de le voir. D'ailleurs Akinnwumi Adesina, le président de la BAD, a profité de cette occasion pour résumer en 7 points sa vision très néolibérale des réformes qu'il souhaite entreprendre. L'article du Monde Afrique publié le 21 juin 2023 en reprend les grandes lignes.
« Il s'agit de s'attaquer en priorité au changement climatique (1) et aussi de faire face aux crises croissantes de la dette dans le monde (2), en particulier en Afrique. Dans cet objectif, il faut déclencher des fonds et instruments financiers urgents mondiaux via la Banque Africaine de Développement (nous en avons eu un aperçu dans les parties 1, 2 et 3 de cette étude) et le FMI (3). Il faut changer les modèles opérationnels des institutions financières multilatérales (4) et renforcer l'effet de levier du financement du développement par le secteur privé (5) de manière à augmenter le capital libéré des Banques Mondiales de Développement (6). Enfin, il faut promouvoir les efforts régionaux pour s'attaquer aux risques systémiques en Afrique par le Mécanisme Africain de Stabilité Financière (7). »
Le sommet n'a pas remporté l'adhésion des pays africains malgré quelques nouvelles restructurations ou transfusions accordées.
En effet, les états ne se sont pas accordés sur la clause de « dette résistante au climat » ou « clause des catastrophes naturelles » pour laquelle la Première ministre de la Barbade, Mia Mottley, a longuement bataillé, sur laquelle un certain soutien international avait semblé émerger et qui a pour objectif de permettre la suspension des remboursements de la dette en cas de désastres naturels. Il ne met pas en place des fonds d'adaptation mais aussi de réparations écologiques et climatiques qui pourraient justifier des annulations massives de dettes ou des financements directs. Que prévoit-il concrètement contre l'évasion fiscales et la fuite des capitaux afin de dégager des marges de manœuvre budgétaire ? Les suggestions ne manquaient pas : un registre mondial des sociétés-écrans, un échange automatique d'informations, un cadastre financier mondial...mais elles n'ont pas été retenues. La remise en cause du pillage des pays les plus pauvres par les traités de libre-échange et d'investissements, les conséquences de l'hégémonie du dollar ou bien l'injustice d'un taux d'intérêt inégal dans le monde n'ont pas été entendus. Un ministre raconte : « un gouvernement du pays riche emprunte sur dix ans à un taux de 1,4 % par an, tandis que le pays en développement emprunte à 11 %. Certains de ses voisins empruntent à 20 %. Les taux d'emprunt du secteur privé sont le taux du gouvernement plus une prime, donc le coût du capital d'un projet d'énergie renouvelable financé par le secteur privé dans le pays riche aurait été proche de 4 %. Dans les pays en développement, il est de 15 % ». Mais cet argument n'est pas pris en compte. « Depuis 1980, les pays du Sud ont remboursé 18 fois ce qu'ils devaient en 1980 et dans le même laps de temps, leur niveau d'endettement a été multiplié par plus de 12 : quand le système dette s'arrêtera-t-il ! » Protestent certains interlocuteurs africains alors que l'énumération des nouveaux prêts, suspensions et facilités très partielles accordées ne résout rien à la détresse des pays surendettés. Les nouvelles taxes internationales comme la taxe carbone sur le transport maritime ou la taxe sur les transactions pour alimenter les fonds à destination des pays les plus vulnérables et leur permettre de se protéger face au changement climatiques (comme le fond de pertes et dommages) ont été citées mais pas adoptées. Le principe du pollueur/payeur ou l'interdiction de financer des projets fossiles semblent communément admis mais pour l'instant pas encore opérationnalisés de manière généralisée. Comment abandonner les énergies fossiles sans compensations pour les pays les plus vulnérables qui dépendent complètement de ces ressources ? Que de demandes et de questions restées sans réponses ! Le sommet de Paris est bien décevant.
Le CADTM, ATTAC s'opposent fermement à cette stratégie exposée par le président français Emmanuel Macron ou à celle des institutions financières internationales comme la BAD qui ne rencontrent pas les besoins urgents des pays africains et ne répondent pas à leur gronde légitime.
b) Reprendre la main pour financer la bifurcations sociale et écologique (ATTAC)
Dans le rapport de l'Observatoire de la justice fiscale et de l'espace banque finance d'ATTAC « Reprendre la main pour financer la bifurcation sociale et écologique », sorti en octobre 2022, des analystes critiques appellent à une bifurcation écologique et sociale transformant complètement la société et ils recommandent pour y parvenir la mise en œuvre d'une gamme d'instruments et de politiques publiques coordonnées, par un policymix combinant des mesures budgétaires, fiscales, financières, monétaires et réglementaires orientées vers le changement durable.
Il ne s'agit plus uniquement de faire plus avec moins, d'axer tout le système de management sur la performance économique à court terme et la rigueur budgétaire, creusant les déficits publics et aggravant les dettes. Il faut de vrais investissements politiques et financiers solidaires, planifiés et contrôlés publiquement et impartialement, pour protéger l'humanité et la planète, en dehors des seuls critères de rentabilités et des recherches de profits particularistes.
Cela passe par des réformes fiscales qui instaurent la progressivité dans l'imposition du capital et du revenu, assurent une redistribution de manière à réduire les inégalités entre les pays, entre les individus, entre les hommes et les femmes et une fiscalité qui refinance les services publics essentiels à la qualité du développement.
Il faut réorienter les BCE, BM et FMI afin que ces institutions financières et monétaires annulent les dettes publiques des pays du sud et qu'elles se concentrent sur des financements à long terme, visant à transformer le système productif et à renforcer les normes, la régulation et les contrôles contre la spéculation sur l'endettement des plus démunis et l'exploitation abusive des ressources naturelles, contre la course vers le profit de transnationales les plus puissantes souvent les plus polluantes et parfois criminelles. Il faut s'opposer à la corruption des fonctionnaires qui les laissent faire ainsi qu'aux évasions fiscales et à la fuite des capitaux. Le rapport salue l'initiative proposée en 2019 de créer un réseau international des banques centrales et des superviseurs pour le verdissement du système financier qui rassemble déjà une centaine de pays. Une belle avancée qui répond à un besoin de coordination de toutes ces initiatives à l'échelle mondiale.
Le rôle des banques centrales ne devrait pas seulement réduire l'inflation en augmentant les taux d'intérêt ce qui fait pression sur la masse salariale, et les pouvoirs d'achat des ménages en créant des dégâts sociaux et en rendant plus « chère » la transition durable escomptée. Lire à ce sujet l' article critique d' Éric Toussaint « La Banque centrale européenne au service des 1% les plus riches » paru le 30 juin 2023 . Il faut reconsidérer leur indépendance politique actuelle, distinguer leur autonomie opérationnelle de leurs intérêts politiques, pour qu'elles se mettent vraiment au service de l'intérêt général. Ce sont les élus et leurs gouvernements qui doivent fixer les priorités et objectifs à atteindre. Les Banques Centrales doivent alors choisir les instruments les plus appropriés pour y parvenir au moyen de leur politique monétaire. Elles doivent ensuite rendre des comptes aux instances démocratiques. Elles devraient donc plutôt exercer un contrôle démocratique et veiller à ce que les financements servent bien à la bifurcation sociale et écologique en régulant et responsabilisant tous les acteurs en ce sens, sur l'ensemble et non sur une infime partie des opérations financières (donc pas seulement via des obligations vertes par exemple).
Elles pourraient financer directement des projets verts de grande envergure et des infrastructures de long terme qui n'ont pas de rentabilité immédiate tels que les hôpitaux publics, des voies ferrées, des écoles pour toustes etc. Il faut veiller à ce que les plans de relance concernent aussi les secteurs féminisés tels que la santé, l'éducation qui sont mis à mal par la logique du marché car ils ne sont pas immédiatement « rentables ».
Traditionnellement les banques centrales financent les banques commerciales à des taux d'intérêt directeurs : elles pourraient accorder un taux directeur préférentiel aux banques qui financent des projets durables (1% en dessous du taux officiel, par exemple). Après la crise de 2007-2008, la BCE a pu adopter une politique monétaire non conventionnelle facilitant le renflouement des entreprises et des États européens par l'achat d'obligations et titres de dettes émis par les États et les entreprises. Pourquoi ne pas le faire pour assurer la bifurcation écologique et sociale via l'achat d'obligations soutenant les projets durables et l'arrêt de tout investissement favorisant la production et la consommation d'énergies fossiles ? Pour l'instant, 60% des achats financés
par la BCE concernent au contraire le secteur les plus polluants de l'économie selon Attac, Oxfam, Veblen dans un communiqué du 4 juillet 2022 ! Elle annonce cependant de prochaines réformes.
Il faudrait obliger chaque banque à mettre en œuvre un plan de décarbonisation d'ici 2050, réduire la part des actifs bruns (qui à long terme seront dévalorisés jusqu'à disparaître) et en même temps augmenter significativement celle des actifs verts dans les bilans bancaires ; les banques doivent se prémunir des risques futurs de faillite en ayant un ratio fonds propres/fonds déclarés raisonnable mais aussi un ratio actifs verts/ actifs bruns de plus en plus positif. Elles doivent contrôler le marché des obligations vertes pour éviter le greenwashing, standardiser et vérifier la véracité des labellisations.
Sinon, une proposition de loi pour l'utilisation de l'épargne populaire en matière énergétique est une piste intéressante. Les livrets d'épargnes populaires LDDS (Livrets de Développement Durable et Solidaire) sont parfois aussi classés dans la finance verte. Ces livrets au fonctionnement proche du livret A mettent en avant leur participation dans la transition écologique. Ils ne doivent plus servir à développer des activités nocives mais uniquement des projets durables. Pour cela il faut accroître la transparence et le contrôle de l'emploi de ces sommes par les Banques Centrales et augmenter le rôle des
parlements par la publication d'un rapport trimestriel détaillé sur la nature des prêts accordés avec l'épargne populaire et que ce rapport soit accessible à la société civile. La même demande est formulée pour l'utilisation de l'argent des caisses de retraites.
En gros, pour les auteurs de cette étude, il est nécessaire de renforcer un pôle bancaire public ou socialisé, et de recourir à des lois internationales, nationales et locales protectrices des biens et intérêts communs des populations. Les banques privées gouvernent selon les intérêts de leurs actionnaires. Les banques publiques d'investissement et de développement devraient répondre aux intérêts généraux. Il faut diminuer le pouvoir des actionnaires et améliorer la coordination des politiques monétaires et budgétaires publiques (policymix) orientées vers les urgences sociales et écologiques. Il est important de rendre aussi aux parlements leurs rôles de propositions,
d'amendement des lois sur la finance et de contrôle démocratique des résultats en y associant les populations (en respectant leur droit d'être informées, formées, consultées, de voter), accroître la transparence, les possibilités de débats publics. Pouvoir évaluer les politiques publiques menées, avant, pendant et après, sur base de nouveaux critères et indicateurs, clairs, orientés vers la bifurcation écologique et sociale est essentiel. Les nouveaux critères pourraient être : la diminution des inégalités entre les individus, entre les hommes et les femmes, de la pauvreté, de la maladie, des Gaz à Effet de Serre et du carbone, des énergies fossiles, de l'artificialisation des sols ; l'augmentation de l'espérance de vie, du pouvoir d'achat, des conditions de vie, des services publics à la petite enfance et au personnes âgées, de l'éducation, des transports et bâtiments et les énergies renouvelables, de l'agriculture non intensive... Il faut donc une réorganisation et une attribution différentes des aides publiques sous contrôle véritable des parlements, dans des conditions et règles précises et en fonction des résultats obtenus en lien avec les objectifs de bifurcation écologique et sociale.
On peut aussi envisager de taxer les produits ou services les plus polluants mais à condition qu'une alternative existe : « si tu prends la voiture tu paies la taxe, si tu utilises les transports en commun, tu en es exonéré ». Ceci afin que le consommateur ne se sente pas prisonnier et lésé par un prélèvement supplémentaire sur la consommation, déjà que son pouvoir d'achat est limité et que ce système de taxe risque de peser plus lourd proportionnellement sur les classes moyennes et modestes que sur les milieux aisés. Attention, les écotaxes sur la consommation souvent plébiscitées par les économistes libéraux ont des limites : elles diminuent l'assise sur laquelle se calculent les prélèvements publics et par ailleurs, comme l'objectif est de diminuer la consommation de services et produits qui polluent, à long terme comme celle-ci devrait se réduire, les recettes qui en résulteraient tendraient donc à disparaître alors que les besoins de financement des réformes continueront d'augmenter. Ce n'est donc pas efficace. Il vaut mieux, taxer les kilomètres parcourus sans frontière, supprimer les exonérations des quotas d'émissions gratuits aux entreprises climaticides, établir des taxes de justice carbone sur les plus grosses entreprises surtout des secteurs polluants. La recette serait redistribuée aux ménages selon leurs revenus par un mécanisme progressif.
D'autres mesures intéressantes sont recommandées par ATTAC : supprimer les niches fiscales injustes et inefficaces ; créer un impôt progressif indexé sur les émissions de GES, induits par les placements financiers des ménages les plus fortunés ; moderniser l'impôt sur les sociétés en tenant compte de la numérisation ; taxer les superprofits des entreprises pour augmenter les recettes et neutraliser les hausses anormales de prix...
Mais toutes ces mesures doivent se faire dans le cadre d'une planification écologique et sociale assurant une cohérence globale des politiques publiques. En conclusion, voici les 7 recommandations mises en avant par le CADTM lors de sa présentation au parlement européen en octobre 2022.
c. Les 7 recommandations du CADTM
1.Annuler les dettes et s'opposer aux conditionnalités des créanciers
Les allègements ne suffisent pas. Les conditionnalités publiques ou privées aggravent la situation avec des conséquences désastreuses. Commencer par supprimer les paiements déjà suspendus.
Utiliser tous les leviers dont la promulgation de lois et règlementations pour obliger le secteur privé à prendre sa part dans les opérations de restructuration. L'annulation des dettes dues au FMI et à la Banque mondiale par les pays éligibles à l'Initiative ISSD dans la période allant d'octobre 2020 à décembre 2021 pourrait être financée très facilement par les bénéfices provenant de la seule vente de 6,7 % de l'or détenu par le FMI. Cela rapporterait jusqu'à 8,2 milliards de dollars US aux pays éligibles à l'ISSD. Si cela était fait immédiatement, le FMI disposerait encore de 164,5 milliards de dollars US de réserves.
2. Procéder à un audit de la dette publique avec participation citoyenne
Associer la société civile d'en bas du pays créancier et des pays débiteurs à l'audit de cette dette publique pour révéler les irrégularités et l'illégitimité de certaines dettes dont les créanciers continuent à percevoir le remboursement aujourd'hui.
Pour ce faire, rendre accessibles aux populations des pays africains à travers leurs associations/organisations autonomes, l'ensemble des documents, les classés « secret défense » inclus , afin de découvrir l'origine des dettes réclamées par les différentes catégories de créanciers.
3. Poser des actes unilatéraux pour assurer une protection effective des droits humains
Suspendre immédiatement et unilatéralement le paiement de dette par les États dans les cas où c'est nécessaire à la protection de leur population et afin de pouvoir assurer la satisfaction de leurs droits humains fondamentaux sur base du droit international en conformité avec leurs engagements internationaux (sur base de la Charte de l'ONU, de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (DUDH), de la Charte sur les droits et les devoirs économiques des États (1974), de la Déclaration sur le droit au développement (1986) ou encore du Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) de 1966. Avec l'argent ainsi libéré, renforcer les systèmes publics, assurer de meilleurs services publics gratuits pour tous.
4. Lever les brevets privés pour un accès à la santé pour toutes et tous
Suspendre les brevets privés sur toutes les technologies, connaissances, traitements et vaccins liés au Covid-19. Éliminer des secrets commerciaux et publier les informations sur les coûts de production et les investissements publics utilisés, de manière claire et accessible à l'ensemble de la population. Assurer l'accès universel, libre et gratuit à la vaccination et au traitement. Exproprier sans indemnité des entreprises pharmaceutiques et des laboratoires privés de recherche et organiser leur transfert dans le secteur public sous contrôle citoyen.
5. Mettre un terme aux dispositifs fiscaux inégalitaires
Généraliser au niveau de l'Union européenne et au niveau international la loi belge qui s'attaque aux comportements des fonds vautours. S'opposer à la promotion systématique du secteur privé pour financer le développement des pays africains, et notamment s'opposer à la promotion des Partenariats Public-Privé (PPP). S'opposer aux traités d'investissement qui incluent la dette souveraine dans la couverture des traités d'investissement et le règlement des différends entre investisseurs et États. Mettre fin à l'aide publique au développement dans sa forme actuelle et la remplacer par une « Contribution de réparation et de solidarité » inconditionnelle et sous forme de dons, en excluant dans le calcul de celle-ci les annulations de dette et les montants ne servant pas les intérêts des populations africaines. Sanctionner lourdement les entreprises coupables de toute forme de corruption de fonctionnaires publics des pays africains.
Sanctionner les hauts fonctionnaires et le personnel politique qui dans les pays européens ont favorisé ou favorisent la spoliation sous différentes formes des peuples africains. Sanctionner lourdement les banques (y compris en allant jusqu'au retrait de la licence bancaire et à l'imposition de fortes amendes) qui se prêtent à du blanchiment d'argent sale, à l'évasion fiscale, à la fuite des capitaux, au financement d'activités participant au changement climatique et à la spoliation des populations africaines. Mettre fin au franc CFA.
6. Pour une politique d'endettement légitime auprès de banques socialisées
Socialiser les banques et les assurances en expropriant les grands actionnaires, afin de créer un véritable service public de l'épargne, du crédit et des assurances sous contrôle citoyen. Réaliser des emprunts légitimes en tant que pouvoirs publics pour lutter contre la crise écologique et pour booster les secteurs sociaux. Financer les pays africains, hors aide publique au développement, par des prêts à taux zéro, remboursables en tout ou partie dans la devise souhaitée par le débiteur. Introduire des taxes sur la richesse (patrimoine et revenus du 1 % le plus riche) pour financer la lutte contre la pandémie et assurer une sortie socialement juste et écologiquement pérenne des différentes crises du capitalisme mondial. Annuler le soutien au système du microcrédit abusif et à ses institutions, en favorisant leur remplacement par de véritables coopératives gérées par les populations locales et par un service public de crédit octroyant des prêts à taux zéro ou très bas.
7. Mettre en place une véritable politique de réparations
Adresser des excuses officielles publiques pour l'ensemble des crimes et des méfaits accomplis par les puissances européennes à l'égard des populations africaines, ouvrant le droit à des réparations. Affirmer le droit à des réparations et/ou compensations aux peuples victimes du pillage colonial et de la spoliation par le mécanisme de la dette. Exproprier les « biens mal acquis » par les gouvernants et les classes dominantes d'Afrique et les rétrocéder aux populations spoliées via un fonds spécial de développement humain et de restauration des équilibres écologiques sous contrôle effectif des citoyens et citoyennes des pays concernés. Reconnaître la dette écologique à l'égard des pays africains et procéder à des réparations et/ou compensations en récupérant le coût de ces dépenses par un impôt ou des amendes prélevées sur les grandes entreprises responsables de la pollution.

“Capacité à mobiliser, promesse de rupture” : la victoire écrasante du Pastef au Sénégal

Mamadou Albert Sy, analyste politique et journaliste passé par le quotidien “Walfadjri” et Info7 TV, décrypte pour “Courrier international” les raisons du succès du parti de Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko lors des législatives anticipées du 17 novembre. Une razzia électorale qui suscite d'énormes attentes au sein de la population.
Tiré de Courrier international. Légende de la photo : Le premier ministre sénégalais et chef du parti Pastef, Ousmane Sonko, lors d'un meeting de campagne dans la banlieue de Dakar, le 13 novembre 2024. Photo : Zohra Bensemra/Reuters
Courrier international : Le parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité (Pastef) est arrivé en tête dans 47 des 54 circonscriptions électorales, selon les résultats officiels provisoires des élections législatives anticipées du 17 novembre. Il revendique 132 députés sur les 165 de l'Assemblée nationale. La “razzia” du parti au pouvoir, telle que l'a qualifiée la presse, est-elle une surprise ?
Mamadou Albert Sy : Au regard de la campagne électorale, ce n'est pas surprenant. Face aux trois coalitions emmenées par l'ex-président Macky Sall, l'ex-Premier ministre Amadou Ba et le maire de Dakar, Barthélémy Dias, le Pastef s'est démarqué par sa présence et sa capacité à mobiliser les foules à travers le pays.
Ce qui est un peu plus surprenant, c'est l'ampleur de la victoire. Lors des législatives de 2022, la coalition de la majorité présidentielle Benno Bokk Yakaar avait obtenu 83 sièges, et l'opposition, 80 sièges. Aujourd'hui, la coalition qui a recueilli le plus grand nombre de suffrages face au Pastef, Takku Wallu, représentée par Macky Sall, n'aurait que 16 sièges.
Une telle domination parlementaire du parti au pouvoir est inédite depuis que le cycle d'alternance politique au Sénégal a débuté, en 2000. Dans l'histoire politique sénégalaise, cela renvoie à la domination du Parti socialiste à l'Assemblée nationale, de 1978 à 2001, face au Parti démocratique sénégalais (PDS, parti de l'ancien président Abdoulaye Wade).
Quels sont les ingrédients de cette large victoire ?
Outre la réussite de sa campagne, le Pastef bénéficie du désir de changement des électeurs. Ce vent-là continue de souffler : le parti au pouvoir incarne la rupture avec un système politique qui prévaut depuis l'indépendance.
De son côté, l'opposition n'a pas réussi à concurrencer Ousmane Sonko sur le terrain. Elle était moins visible et s'est confrontée à un problème de leadership. Macky Sall était à l'étranger, Karim Wade, chef de file du Parti démocratique sénégalais rallié à la coalition Takku Wallu, également. Ils ont fait campagne sur WhatsApp. Cela peut marcher avec les états-majors des partis politiques, mais pas avec les électeurs.
Qui sont les plus grands perdants de ce scrutin ?
Il s'agit des anciens partis. L'Alliance pour la République (APR) de Macky Sall est affaiblie. Le Parti socialiste et l'Alliance des forces de progrès (AFP), les partis de gauche, ralliés à Amadou Ba pour ces législatives, n'ont guère pesé. L'ex-Premier ministre, qui avait recueilli 35 % des voix à la présidentielle de mars, se retrouverait finalement avec deux députés. C'est une grosse déception.
Tous les partis qui ont été aux affaires sont en déclin, qu'ils soient socialistes, démocrates, libéraux, ou républicains. Ces vieux partis n'ont pas intégré les mutations de la société sénégalaise et de l'électorat, de plus en plus jeunes. Ils doivent se réorganiser. Leur recomposition pourrait se dessiner autour d'un bloc regroupant la famille libérale et d'un bloc socialiste.
Parmi les mesures du projet du Pastef, et du plan Sénégal 2050 dévoilé à la mi-octobre, quelles sont les priorités pour les Sénégalais ?
En ce qui concerne la lutte contre le chômage et l'abaissement du coût de la vie, la mise en place de pôles de développements régionaux est une mesure phare [visant à répartir plus équitablement les activités et les investissements à travers le territoire, alors que la région de Dakar est le moteur de l'économie].
La reddition des comptes [d'anciens dignitaires soupçonnés d'enrichissement illicite], liée à l'installation d'une Haute Cour de justice est également scrutée. Est-ce que les tenants du pouvoir iront jusqu'au bout ? On se souvient que leurs prédécesseurs avaient plié face aux pressions de certains leaders religieux, qui voyaient d'un mauvais œil ces procédures judiciaires.
Idem pour les violences politiques entre 2021 et 2024, qui ont fait des dizaines de morts, des centaines de blessés et des milliers d'arrestations. L'exécutif aura-t-il le courage d'abroger la loi d'amnistie couvrant les manifestations politiques sur cette période, et d'engager des enquêtes ? Ces deux derniers dossiers sont très délicats pour le pouvoir. Si ces mesures ne se traduisent pas en acte, la confiance des citoyens peut s'effriter.
Les adversaires politiques du Pastef, lorsqu'ils ont reconnu sa victoire, ont pour la plupart salué la “maturité démocratique” du Sénégal. Ces termes sont également fréquents dans la presse ouest-africaine. Qu'en pensez-vous ?
Je suis plus nuancé. Certes, nous avons une démocratie électorale assez dynamique. Les Sénégalais se mobilisent, les scrutins se déroulent généralement dans le calme… Les réflexes sont là. Lors de la présidentielle de mars, les électeurs ont sanctionné dans les urnes les violences précitées.
Mais la démocratie ne devrait pas se résumer aux élections. La maturité s'acquiert notamment par des débats contradictoires si on entend se prémunir des risques de manipulation de l'opinion. Lors de cette campagne électorale, c'est le débat sur les grandes orientations politiques qui a fait défaut. Pourtant, ces jeunes électeurs qui soutiennent la rupture promise par le Pastef sont demandeurs. Ils veulent mieux comprendre les mesures proposées, la mise en œuvre des politiques publiques, et doivent être mieux informés.
Propos recueillis par Agnès Faivre
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Mozambique : Dans l’ombre de Mondlane

Après une élection historique et à la veille de célébrer les cinquante ans de l'indépendance, les Mozambicains doivent se demander si les valeurs, les symboles et les institutions créés pour donner forme à « l'unité nationale » sont toujours légitimes aujourd'hui.
Tiré d'Afrique en lutte.
Le 9 octobre 2024, le Mozambique a tenu ses septièmes élections présidentielles depuis l'ouverture politique et l'instauration du multipartisme en 1992. Jusqu'alors, le pays vivait sous un régime à parti unique, dirigé par le Frelimo (Front de libération du Mozambique), résultat d'un processus d'indépendance en 1975, obtenu dans le contexte de la guerre froide au cours duquel le pays s'était aligné sur le bloc socialiste au niveau géopolitique. Cependant, depuis les premières élections générales de 1994, le parti au pouvoir a remporté toutes les élections, en grande partie grâce au contrôle qu'il a toujours exercé historiquement sur l'appareil d'État, les institutions publiques étant invariablement en sa faveur. Cet état de fait a conduit à une méfiance généralisée à l'égard de la transparence du processus électoral mozambicain dans divers secteurs de la société, tant au pays qu'à l'étranger. Les élections actuelles semblent montrer qu'un point critique a été atteint.
Comme cela a été le cas lors de toutes les élections précédentes, le scrutin de 2024 a été caractérisé par des malversations électorales récurrentes de toutes sortes, le plus souvent dans le but de favoriser le parti Frelimo. Cette perception ne se limite pas aux plaintes de ses adversaires politiques mais fait également consensus dans l'opinion publique, parmi les observateurs nationaux et internationaux, en plus de diverses études et rapports publics qui démontrent cette tendance historique . Cependant, depuis les élections locales de 2023, la contestation populaire et sociétale des résultats des élections s'est accrue, avec des manifestations violentes auxquelles a répondu une répression policière tout aussi violente et disproportionnée. Depuis lors, le Mozambique connaît une situation de tension politique et sociale, aggravée par l'augmentation de la pauvreté et la précarité générale des conditions de vie de la population. Il existe en effet un sentiment général de mécontentement à l'égard du présent et de l'avenir du pays, souvent interprété comme une conséquence directe de la concentration excessive du pouvoir politique, économique, idéologique et institutionnel entre les mains d'une seule force politique.
Le Mozambique s'apprête à célébrer le 50e anniversaire de son indépendance politique vis-à-vis du Portugal. Un tel événement historique s'accompagne naturellement d'une série de réflexions et d'auto-analyses, afin de faire le point sur ces cinq dernières décennies, non seulement au Mozambique mais aussi dans d'autres anciennes colonies portugaises du continent dont les processus historiques récents sont directement liés. Un événement qui a eu lieu deux semaines avant le vote illustre la signification historique plus profonde des événements actuels.
Le 25 septembre 2024, la nation a célébré le 60e anniversaire du début de la lutte armée pour la libération nationale, le processus politique et militaire de lutte contre le colonialisme portugais, qui a débuté en 1964. Pour commémorer cet événement, une statue d'Eduardo Mondlane, fondateur et premier président du Frelimo, reconnu dans l'histoire officielle comme « l'architecte de l'unité nationale », a été érigée dans la ville de Maputo. Cependant, le gouvernement a dû faire face à de nombreuses critiques de la part de l'opinion publique. Pour les critiques, la statue ne correspondait pas aux caractéristiques physiques de Mondlane, avec de graves erreurs de proportions présumées. Le mécontentement du public a même conduit le ministère de la Culture à mettre en place une équipe technique pour évaluer l'œuvre et, si nécessaire, apporter les corrections nécessaires.
Au-delà des aspects techniques et esthétiques, cet épisode est symptomatique d'un problème structurel très profond de la société mozambicaine : la culture politique autoritaire, héritage d'une nation construite sous un régime monolithique. Il est frappant de constater que la statue, qui a remplacé une précédente au même endroit, a été inaugurée sans aucune forme de communication, de consultation ou d'interaction avec la population. En d'autres termes, le gouvernement a décidé d'intervenir dans un symbole national important lié à la construction même du pays sans au moins impliquer la communauté d'une certaine manière. Cette situation renforce une perception largement répandue selon laquelle le parti au pouvoir s'est « approprié » le pays. Dans ce cas, nous avons affaire à une appropriation de la mémoire collective, plus précisément de la mémoire de la lutte pour l'indépendance, qui est souvent utilisée comme source de légitimation pour maintenir le pouvoir du Frelimo.
Les allégations de fraude électorale se fondent sur cette perception, corroborée par les faits, et sur la confusion notoire entre parti, État et gouvernement au Mozambique. En effet, les innombrables rapports de délits électoraux enregistrés lors de cette élection et de toutes les autres témoignent de l'instrumentalisation de diverses institutions publiques, de la police, des fonctionnaires et des installations de l'État, des médias, ainsi que des organes électoraux et judiciaires eux-mêmes. Dans le cas spécifique de la statue, son inauguration à la veille des élections ouvre la voie à de nouvelles spéculations sur l'utilisation de l'appareil public pour promouvoir le régime.
Tout cela n'est pas nouveau, sauf que la contestation populaire actuelle des élections se déroule à un moment de reconfiguration de la politique mozambicaine, marquée par l'affaiblissement des principaux partis d'opposition historiques au Frelimo : la Renamo et le MDM. Ce vide de pouvoir a été comblé cette année par le parti Podemos, récemment créé, qui est devenu la plus grande menace réelle pour le pouvoir en place grâce au leadership charismatique de son candidat, Venâncio Mondlane. En tant que membre de la Renamo, VM7, comme on l'appelle, a perdu les élections locales de 2023 à Maputo, la capitale du pays, face au candidat du Frelimo. En réponse, il a mené une série de marches et de manifestations populaires contestant les résultats des élections prétendument truqués, qui se sont soldées par une forte répression policière dans diverses régions du pays.
Ces manifestations se sont distinguées par la mobilisation massive des jeunes, qui constituent la grande majorité de la population du pays, dont 80 % ont moins de 35 ans et la moitié moins de 16 ans, selon les données de l'UNFPA. Ce segment de la population est très insatisfait de ses conditions actuelles et de ses perspectives d'avenir, hanté par le chômage, la pauvreté et la violence. Outre la dimension matérielle, de nombreux jeunes ne s'identifient pas au discours idéologique nationaliste officiel, car il s'agit d'une génération qui a été peu exposée à la rhétorique de la lutte armée et à l'ensemble des valeurs qui lui sont associées. Le soutien des jeunes à Venâncio est également le reflet de l'époque : une grande partie de leur expression et de leur mobilisation autour du candidat s'est faite via Internet et les réseaux sociaux, « faisant éclater la bulle » des médias publics, constitués de la radio et de la télévision publiques, ainsi que des principaux journaux nationaux imprimés. A cela s'ajoute le renforcement notoire de la société civile mozambicaine, qui a également contribué à donner la parole et à mobiliser non seulement cette masse de jeunes, mais aussi divers autres secteurs de la société qui réclament plus de justice sociale et de respect des droits de l'homme.
En bref, la situation est très tendue, alimentée par la crainte de violences politiques. Les principaux partis et candidats de l'opposition se sont exprimés publiquement pour contester les résultats partiels publiés par les organes électoraux officiels, qui donnaient la victoire à Daniel Chapo, le candidat du Frelimo. De plus, Venâncio Mondlane s'est même déclaré vainqueur légitime de l'élection, sur la base de décomptes parallèles internes de son parti, et a appelé à une grève générale et à des manifestations dans tout le pays si les organes électoraux confirmaient la victoire du parti au pouvoir. Cette situation pourrait aussi constituer un tournant historique pour cette jeune nation, à la veille de son cinquantième anniversaire. Les Mozambicains doivent donc réfléchir à leur propre parcours historique : dans quelle mesure les idéaux, les valeurs, les symboles et les institutions créés pour donner forme à « l'unité nationale » sont-ils encore légitimes aujourd'hui ?
Le cas de l'inauguration de la statue de Mondlane dans le contexte des élections est une allégorie symptomatique de la façon dont divers secteurs de la société mozambicaine ont historiquement été exclus des processus de prise de décision, qui ont été concentrés entre les mains d'un groupe spécifique. Concrètement, la célébration unilatérale et arbitraire d'un héros national révèle un modèle de relations entre l'État et la société qui ne contribue certainement pas au renforcement de la citoyenneté dans le pays. Elle renforce surtout la corrosion de la crédibilité des institutions publiques en général – et des organismes électoraux en particulier –, cause fondamentale du mécontentement populaire et de la menace d'instabilité et de violence politique qui prévaut actuellement.
En transposant cela au contexte africain plus large, nous parlons de la crise de légitimité notoire que traversent de nombreux mouvements de libération africains, tels que l'ANC (Afrique du Sud), le MPLA (Angola) et la ZANU-PF (Zimbabwe), qui ne sont pas par hasard des alliés historiques du Frelimo. Compte tenu de ce qui précède, la question se pose : cette crise de légitimité pourrait-elle être un tournant pour une sorte de « seconde indépendance » capable de générer une nouvelle « architecture d'unité nationale » au Mozambique ?
Le 19 octobre dernier, le Mozambique a connu une tragédie qui a confirmé les pires craintes concernant l'instabilité politique résultant d'un processus électoral marqué par des irrégularités notoires en faveur du régime. Elvino Dias, avocat de Venâncio Mondlane, et Paulo Guambe, représentant du parti Podemos, deux éminents militants de l'opposition, ont été sauvagement assassinés. Bien que les circonstances et le mode opératoire du crime restent encore flous, ils ont suscité le rejet et l'indignation de larges secteurs de la société mozambicaine et de la communauté internationale. Entre-temps, comme prévu, le 24 octobre, les organismes électoraux officiels ont annoncé la victoire de Daniel Francisco Chapo, candidat du Frelimo, avec 70 % des voix. En conséquence, les manifestations populaires de protestation se sont intensifiées dans plusieurs régions du pays, qui ont rapidement été réprimées par la police, avec des arrestations et même des morts. Bref, il règne une atmosphère de grande tension politique après l'annonce des résultats officiels de ces élections, qui promettent de changer le cours de l'histoire, comme beaucoup le disent et le souhaitent dans les rues du pays.
Marílio Wane est titulaire d'une maîtrise en études ethniques et africaines de l'Université fédérale de Bahia (Brésil) et est chercheur dans le domaine du patrimoine culturel immatériel au Mozambique.
Traduction automatique de l'anglais
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Sauver le climat pour construire un autre Brésil

De nombreuses villes brésiliennes ont connu, le 22 septembre 2024, des manifestations importantes contre les incendies et pour la justice climatique. Parce que la construction d'un mouvement pour le climat est vitale pour l'avenir du pays et de la planète. Comment il peut s'opposer à l'agro-industrie et à son alliance avec le gouvernement.
12 novembre 2024 | tiré du site Inprecor.org | Photo : Déforestation en Amazonie brésilienne en 2016. © Ibama from Brasil – Operação Hymenaea,
https://inprecor.fr/node/4424
Les incendies, dont les fumées n'auront épargné qu'une seule capitale brésilienne, Teresina (État de Piauí), et les inondations, qui ont ravagé une grande partie de la région de Porto Alegre, montrent que le changement climatique est un problème majeur pour le peuple brésilien et qu'il est en passe de devenir le plus grand défi auquel le Brésil ait jamais été confronté. Ils établissent un lien direct entre les grandes villes du pays, où vit la grande majorité de la population brésilienne – qui est à 85 % urbaine – et la nécessité de préserver les biomes 1 que sont le Cerrado, le Pantanal et l'Amazonie.
97 % des Brésilien·nes reconnaissent l'existence du changement climatique et 78 % pensent qu'il a des causes humaines, l'un des taux les plus élevés au monde. C'est peut-être le résultat d'un apprentissage pratique : 5 233 municipalités brésiliennes (94 % des 5 565 municipalités au total) ont déclaré des situations d'urgence ou des calamités entre 2013 et 2023, principalement en raison de pluies torrentielles et d'inondations, de glissements de terrain ou de sécheresses prolongées. Mais lorsqu'on leur demande qui est responsable, la plupart des gens répondent par des termes génériques tels que « les hommes » ou « les êtres humains ». Cependant, contrairement à de nombreux autres pays, où les conséquences du réchauffement climatique semblent être le résultat de processus systémiques plus éloignés (principalement dus à l'utilisation de combustibles fossiles), au Brésil nous avons une interaction entre les biomes et le climat, et l'existence d'un réseau de surveillance par satellite des incendies nous donne le nom et l'adresse de ceux qui bénéficient et sont responsables des incendies.
Le nom et l'adresse des responsables
Ce sont les « ruralistes », le segment de la classe capitaliste lié au contrôle de la terre, un groupe numériquement insignifiant dans la population, mais qui détient le pouvoir dans le pays. Ils gèrent les territoires qu'ils conquièrent comme des essaims de sauterelles en guerre contre la terre, l'exploitant jusqu'à l'épuisement de sa capacité productive et se déplaçant ensuite vers d'autres régions où ils reproduisent le même processus. Ils constituent le bloc social aux racines agraires qui a dominé le Brésil d'une main de fer jusqu'en 1930, date à laquelle ils ont été partiellement évincés du pouvoir central, mais ils ont repris le contrôle du pouvoir après 1990, en désindustrialisant le pays et en le positionnant sur la scène mondiale, dans une large mesure, comme une grande ferme.
Les « ruralistes » sont liés au secteur financier et bénéficient de l'appui dans leur prédation des territoires et du climat par les acteurs de la production et de l'utilisation de combustibles fossiles, de l'exploitation minière et par leurs représentants politiques, leurs agents idéologiques et les gestionnaires de l'État. Propriétaires de logements souvent inoccupés, ils alimentent les booms immobiliers spéculatifs dans les grandes villes, qui défigurent le tissu urbain. Alliés à des pasteurs néo-pentecôtistes, ils alimentent la vague néo-fasciste qui déferle sur le pays.
La classe dirigeante agraire s'est établie au Brésil sur la base de l'esclavage et du contrôle de l'accès à la terre (formalisé par la loi foncière de 1850), puis de diverses formes de travail obligatoire, et enfin du travail salarié, en utilisant toujours la violence comme méthode de contrôle social. Aujourd'hui encore, les accusations de travail forcé dans des conditions analogues à l'esclavage sont courantes. Son autre fondement était et reste la prédation environnementale. On le voit bien avec la forêt tropicale atlantique, qui couvrait 1,3 million de kilomètres carrés (15 % du territoire national) en grande partie détruite au cours du 20e siècle et dont il ne reste aujourd'hui que des fragments. Aujourd'hui, la grande agriculture d'élevage répète le processus dans le Cerrado, le Pantanal et l'Amazonie.
Le ruralisme producteur de matières premières (soja, canne à sucre, viande, café) reproduit, à chaque moment de l'histoire, ce que Caio Prado 2 appelait « le sens de la colonisation », en produisant des richesses pour le marché mondial au détriment du pillage interne de la nature et du travail humain. Aux antipodes de l'agriculture vivrière, destinée au marché intérieur, dont la quasi-totalité est produite par la paysannerie et l'agriculture familiale, qui est beaucoup plus respectueuse de l'environnement. Les matières premières ne participent pas directement de l'alimentation mais sont des intrants pour la malbouffe ultra-transformée. Dans cette chaîne, l'élevage a la particularité d'être aussi le principal mécanisme d'accaparement des terres et un vecteur de déforestation dans le biome amazonien, où la frontière agricole se déplace.
L'agriculture productrice de matières premières détruit des pans entiers de territoire à son seul profit et s'est toujours opposée à la construction nationale. C'est pourquoi, contrairement au discours actuel, le Brésil n'est pas victime d'une dette climatique à l'égard du Nord. Ce discours ne prend en compte que les émissions industrielles ; au contraire, nous sommes le quatrième plus grand émetteur de carbone accumulé après 1850 en raison de la déforestation – derrière les États-Unis, la Chine et la Russie, selon l'étude Carbon Brief. Quelqu'un pense-t-il que la destruction de l'immense Forêt atlantique, du Cerrado et d'une partie de l'Amazonie par le ruralisme brésilien n'a pas rejeté et continue de rejeter des milliards de tonnes de carbone dans l'atmosphère, ou que le cheptel bovin brésilien, plus important que la population du pays, ne constitue pas un gigantesque passif pour l'environnement ? Si nous prenons au sérieux la dynamique de l'effondrement environnemental en cours, le « ruralisme » brésilien est, avec les producteurs de pétrole et de charbon, l'un des plus grands fléaux climatiques de la planète, l'un des plus grands ennemis de l'humanité.
La dynamique globale-locale de l'urgence climatique
Depuis juin 2023, le réchauffement climatique a fait un bond en avant, lourd de conséquences pour toutes les régions de la planète. Johan Rockstrom a présenté un bon résumé des conclusions des scientifiques dans ses récentes conférences, telles que « Les points d'inflexion du changement climatique – et où nous en sommes » 3. Le réchauffement de la planète s'accélère : de 0,18° par décennie à 0,26° par décennie après 2010. Nous dépasserons certainement 2° de réchauffement au-dessus des températures préindustrielles avant 2050, et atteindrons peut-être les 2,5°. Chez nous, Carlos Nobre a produit le même diagnostic 4. La grande accélération capitaliste extrapole les limites naturelles de la planète et laisse présager la rupture, dans les années à venir, de plusieurs « points de bascule » décisifs du système terrestre. La crise de la civilisation capitaliste prend des contours dramatiques : guerres, crises sociales, déplacements de population et fascisme accompagnent l'effondrement climatique, y compris la possibilité de l'effondrement de l'Amazonie. Le sort de la forêt amazonienne, dont les recherches de Luciana Gatti montrent qu'elle est en train de devenir un émetteur de carbone, est une question brûlante pour l'ensemble de l'humanité.
Le climat a perdu la relative stabilité qu'il avait au cours des dix mille dernières années, période de l'holocène 5. Il est devenu à l'ère de l'anthropocène le résultat d'un conflit entre la destructivité du capitalisme extractiviste et fossile, qui menace la biosphère de la planète, et les forces sociales qui cherchent une alternative que l'on ne peut qualifier aujourd'hui que d'écosocialiste. C'est là, de plus en plus, le vecteur résultant de la lutte civilisatrice de la vie contre la mort, menée par les peuples toujours sur le terrain local, mais qui se projette dans l'espace national et mondial. Il n'y a pas de hiérarchies rigides et, si certains territoires sont déterminants pour l'ensemble de l'humanité (comme la forêt amazonienne dans notre cas) ou pour un pays (comme le Cerrado, réservoir d'eau du Brésil, et le Pantanal, source d'une biodiversité unique), les échelles sont très variables, en fonction des conditions écologico-territoriales, socio-économiques et politiques. Un programme écosocialiste doit impliquer de multiples acteurs et situations, des alliances et des relais de transition.
Le problème ne se pose pas seulement dans les campagnes, mais aussi dans les villes, qui se transforment en îlots de chaleur infernaux. L'expansion du secteur immobilier dans les villes intensifie la chaleur, détruit les espaces verts et rejette toute idée de « ville éponge » 6. Une ville comme São Paulo est plus chaude de 5 à 10 degrés que le reste de la végétation de la forêt atlantique qui l'entoure. Les grands projets immobiliers sont le pendant urbain de l'irresponsabilité de l'agro-industrie dans les campagnes.
L'engagement et la lutte politique s'inscrivent donc dans de multiples dimensions, y compris la dimension mondiale. Les clauses environnementales dans le commerce international sont un instrument de pression essentiel contre le comportement criminel d'innombrables secteurs économiques. L'élevage brésilien est un exemple de secteur qui doit être encadré par des structures politiques beaucoup plus fortes que celles du gouvernement brésilien. Les éleveurs refusent de tracer l'origine des bovins dont la viande est exportée, car la plupart d'entre eux sont élevés illégalement dans l'Amazonie déboisée, puis emmenés dans des États d'autres régions pour y être abattus. À partir de 2025, l'Union européenne met en œuvre une loi contre la déforestation qui affectera les importations de matières premières telles que la viande et le soja – les plus destructeurs pour l'environnement brésilien. Selon Itamaraty – le ministère des Affaires étrangères – et le ministère de l'agriculture, qui protestent contre cette législation auprès des autorités européennes, elle devrait affecter 30 % des exportations du secteur vers l'Europe. D'autre part, l'Observatoire du climat a soutenu à juste titre que l'Europe devrait commencer à l'appliquer au début de l'année prochaine. Ce n'est que le début d'une pression que nous devons tous nous efforcer d'accroître de manière exponentielle.
Construire des alliances, cibler l'ennemi, saisir les opportunités
Les incendies actuels sont, en bonne partie, des incendies criminels provoqués dus à l'agro-business. Comme le dit Luciana Gatti, « la forêt Amazonienne est assassinée », et nous savons par qui. On connaît les responsables des incendies dans le Pantanal et dans les champs de canne à sucre de São Paulo. Depuis la promulgation du nouveau code forestier sous le gouvernement de Dilma en 2012, nous avons assisté à une offensive croissante du secteur contre tous les mécanismes visant à limiter ses activités et à protéger la nature. De l'utilisation de toutes sortes de produits agrochimiques interdits en Europe, à l'offensive actuelle visant à assouplir la législation que nous avons jusqu'ici réussi à maintenir, en passant par « le portail pour le bétail » de Salles7, 8 et de Bolsonaro, la majorité vénale du Congrès est une machine à entériner la destruction des biomes brésiliens.
Comme l'a déclaré Luiz Marques dans une récente interview accordée au site web O joio e o trigo, « l'agro-business est le grand problème du Brésil. S'il n'est pas éradiqué, le Brésil n'a pas la moindre chance d'être viable en tant que société et en tant que nature. Il s'agit d'une activité sociale fondamentalement criminelle et prédatrice. Il contrôle le Congrès national par l'intermédiaire du front parlementaire agricole et a pour alliés les groupes parlementaires de la Bible et de la Balle. Le Brésil se trouve donc dans une situation très claire : soit nous réagissons en rompant vigoureusement avec ce processus, soit nous n'avons aucune chance de survie en tant que société » (8).
Cela peut sembler une mission impossible. Mais qui, en regardant le Brésil en 1928, aurait pensé que cinq ans plus tard, l'oligarchie du café serait écartée du pouvoir de l'État central ? Comme nous le rappelle Chico de Oliveira dans son Ornitorrinco, la possibilité de changements structurels dans les sociétés périphériques est directement liée à des scénarios de crise générale dans le système international qui peuvent être exploités par des acteurs politiques nationaux bien positionnés. Nous avons laissé derrière nous une mondialisation vigoureuse et sommes entrés dans une phase de conflits inter-impérialistes qui fragmentent le marché mondial et produisent une certaine dé-mondialisation, qui ne fera que s'approfondir. Le monde va devenir un environnement de plus en plus hostile, dans tous les sens du terme, au cours des prochaines années.
Le projet agro-industriel brésilien est vulnérable, d'une part, parce qu'il est suicidaire sur le plan environnemental dans un monde où les conditions de durabilité deviendront les conditions de survie d'une société. Mais il est également vulnérable parce qu'il réitère l'ancienne dépendance du marché libre à l'égard des cycles des matières premières de l'économie mondiale, ce qui supprime toutes les conditions permettant au Brésil de résister aux fluctuations de l'économie mondiale dans un monde de plus en plus instable. Lula ne fait-il qu'aggraver ces vulnérabilités ? Comme le dit Liszt Vieira, « à quoi sert un ministère de l'Environnement qui ne peut pas empêcher la dégradation de l'environnement causée, par exemple, par le ministère de l'Agriculture qui soutient l'agro-industrie qui déforeste les forêts, par le ministère des Transports qui soutient l'asphaltage de l'autoroute BR-319 qui dévastera l'Amazonie et par le ministère de l'Énergie qui soutient l'exploration pétrolière dans le bassin de Foz do Amazonas ? » 9.
En devenant de plus en plus parasitaire et en détruisant ses propres conditions d'existence, l'agrobusiness se révèle également de plus en plus destructeur pour la vie de la majorité de la population brésilienne. Nous pouvons résumer cette dynamique en disant que, soit le Brésil met fin au « ruralisme », soit le « ruralisme » met fin au Brésil. Qui peut faire face à cette tâche ? Une gauche différente de celle d'aujourd'hui, qui est paralysée face à l'agrobusiness. Comme nous le rappelle E.P. Thompson, les classes se forment dans la lutte des classes.
Un mouvement climatique fort au Brésil sera un mouvement pour une transition éco-sociale dans le pays, organisé par des acteurs de base, capable d'affronter les responsables de la prédation de la nature et de lutter pour la restauration des biomes forestiers. L'alternative pour le Brésil sera créée dans la lutte politique pour une autre économie, une autre société, un autre métabolisme avec la nature.
Le 22 septembre 2024
Cet article a été publié par la revue Movimento et traduit par Luc Mineto.
Notes
1. Un « biome » est défini comme étant « une des principales communautés, animales et végétales, classées en fonction de la végétation dominante et caractérisées par les adaptations des organismes à leur environnement spécifique (Campbell-1996) ». Le terme de « zone de vie majeure » est considéré comme synonyme.
2. Caio da Silva Prado Júnior (1907 -1990) est un intellectuel marxiste, spécialiste du Brésil colonial.
3. Conférence « The tipping points of climate change - and where we are », disponible avec des sous-titres en français.
4. « Combattre l'urgence climatique », entretien de Juca Kfouri avec Carlos Nobre.
5. L'holocène est une époque géologique s'étendant sur les 12 000 dernières années, toujours en cours. C'est une période interglaciaire, tempérée, du Quaternaire.
6. Une ville éponge ou ville perméable (Sponge City ou haimian chengshi) est un type de ville résiliente capable d'absorber les eaux pluviales dans le sol et les zones humides afin de réguler les inondations urbaines et diminuer la vulnérabilité durant les périodes de sécheresse. Il s'agit d'un concept d'urbanisme et d'hydrologie urbaine.
7. Ricardo Salles, alors ministre de l'Environnement, a proposé lors d'un Conseil des ministres le 20 avril 2020 de profiter du moment où l'attention se portait presque exclusivement sur l'épidémie de Covid-19 pour revoir les réglementations relatives à l'environnement ou, selon ses termes, « ouvrir le portail pour faire passer les troupeaux ».
8. « O agronegócio é o principal inimigo do Brasil », « L'agro-industrie est le principal ennemi du Brésil », 17 septembre 2024.
9. « Explodiu a questão ambiental ! », « La question de l'environnement a explosé ! », A terra é redonda, 15 septembre 2024.
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« La vie chère en Martinique est la conséquence du système colonial » Entretien avec Philippe Pierre-Charles

Depuis le mois de septembre, la Martinique se soulève contre la vie chère. Face à cette révolte, le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau répond par la violence. L'Insoumission couvre ce mouvement depuis son commencement. Grâce à son réseau de reporteurs, elle publie un entretien avec notre camarade Philippe Pierre-Charles ancien secrétaire général de la Centrale Démocratique Martiniquaise des Travailleurs, (CDMT).
12 novembre 2024 | tiré d'inprecor.org
https://inprecor.fr/node/4425
Militant politique, syndical et associatif martiniquais, il dénonce l'injustice de la vie chère et les pratiques économiques héritées du colonialisme en Martinique. Selon lui, les prix élevés sont dus à des monopoles locaux contrôlés par la caste béké (blanc créole descendant des premiers colons esclavagistes), qui limite la production locale et impose des marges incontrôlées. Bien que la grève générale de 2009 ait permis d'obtenir des gains, comme une prime salariale et des baisses de prix, ces avancées ont été érodées, car les grands groupes ont repris leurs pratiques d'exploitation.
M. Pierre-Charles critique également la répression actuelle des mouvements sociaux en Martinique. L'envoi de la CRS 8, unité policière spéciale, rappelle l'histoire coloniale de répression. La violence policière lors de récentes manifestations a même conduit l'Assemblée de Martinique à demander leur retrait.
En tant que porte-parole du collectif contre le chlordécone, Pierre-Charles milite pour la reconnaissance du scandale sanitaire et l'indemnisation des victimes. Il souligne l'importance d'une loi de réparation pour traiter les conséquences économiques, sanitaires et environnementales de cette pollution. Pour lui, une mobilisation hexagonale est essentielle afin de pousser l'État à reconnaître et réparer cet empoisonnement durable qui touche toute la société martiniquaise. Notre entretien exclusif.
Est-ce que vous pouvez vous présenter et quels sont vos engagements politiques au sens large, aujourd'hui ?
Je suis Philippe Pierre-Charles, je suis militant politique, syndical, associatif. Syndicalement, j'étais secrétaire général de la Centrale Démocratique Martiniquaise des Travailleurs, (CDMT) qui est l'une des grandes centrales syndicales du pays. Politiquement, j'appartiens au groupe Révolution socialiste. Et je suis dans différentes associations dont une qui est impliquée dans le combat sur le chlordécone et qui s'appelle Lyannaj pou depolye Matinik
La vie chère est un problème structurel en Martinique. Quelles en sont les causes profondes ?
Aujourd'hui, pour l'alimentation, le différentiel de prix avec la France est d'environ 40 %. Au global, les prix sont plus élevés de 17 % en moyenne.
Les causes nous renvoient au système colonial. Le système colonial bride la production locale, organise tout en fonction de l'importation et dans lequel règne des monopoles. La production locale est bridée parce que dans le système « de l'exclusif », le rôle de la colonie c'était de fournir des matières qui intéressent la métropole. C'était la canne, le sucre, le coton etc.
Cela fait que la production locale est simplifiée. La colonie n'avait pas le droit de produire un clou si la métropole produisait des clous.
Donc il reste de cette Histoire, un certain nombre de pratiques très fortes. C'est pourquoi la production locale ne contribue qu'à 20 % de l'alimentation de la population. À cela s'ajoute le problème de la caste coloniale qu'on appelle ici les békés. Ce sont d'anciens colons, grands propriétaires terriens qui règnent sur l'import-export. Ils font la loi et fixent les prix en se réservant des marges sur lesquelles nous n'avons absolument aucun contrôle. Tout cela combiné fait que les prix sont exorbitants.
À cela s'ajoutent les causes conjoncturelles qui sont liées à la situation du pays. Par exemple, le passage à l'euro a entrainé un renchérissement de la vie. Ensuite, des événements comme la guerre en Ukraine servent de prétextes à des hausses faramineuses. Pareil pour le Covid. On aboutit à une situation où les prix sont élevés.
Dans les années 1950, il y a eu une grande grève des fonctionnaires qui réclamaient une indemnité de vie chère. Ce mouvement a abouti à une prime de 40% pour les fonctionnaires « métropolitains » mais pas au reste de la population. La lutte contre la vie chère est donc un vieux combat qui resurgit régulièrement.
En 2009, il y a une grève générale qui avait secoué la Martinique contre la vie chère. Qu'est ce que ce mouvement de grève générale avait permis de gagner et quelles sont les limites qui expliquent qu'une nouvelle révolte éclate quinze ans après ?
La grande grève de 2009 qui a agité la Martinique et la Guadeloupe n'était pas seulement une grève contre la vie chère. C'était une grève contre ce que nous avons appelé la « profytasion » c'est-à-dire contre l'exploitation et l'oppression outrancière. Les revendications portaient sur la vie chère mais aussi sur les salaires trop bas, les services publics, et toute une série de causes populaires. Ce mouvement, par sa puissance, avait permis d'arracher un certain nombre de choses. En Martinique comme en Guadeloupe, le mouvement social avait créé un position de négociation puissante face au pouvoir économique et politique.
La première victoire a été une augmentation de 200 euros sur les salaires jusqu'à 1,4 SMIC. Une partie était payée par le patronat, une partie par l'État et une partie par les collectivités. La deuxième victoire fut une baisse des produits de première nécessité d'environ 20%. Cela concernait 2586 produits dont la liste avait été publiée dans la presse. Rendre cette baisse effective a été un véritable combat social. Des équipes militantes syndicales allaient dans les grandes surfaces pour vérifier qu'elles appliquaient les bons prix.
Nous avons aussi obtenu des encadrements de prix pour la téléphonie, les services bancaires, l'eau, de l'électricité. Par exemple, sur l'eau et l'électricité, les premières quantités, nécessaires à la vie, étaient moins chères que les suivantes. Enfin, nous avons gagné sur de nouveaux principes : comme la priorité d'embauche pour les originaires au niveau de la fonction publique, en particulier dans l'enseignement ou la reconnaissance pleine et entière du fait syndical martiniquais.
Une fois que le mouvement social s'est affaibli, nous avons perdu notre position de négociateur. Immédiatement, la grande distribution en a profité pour recommencer à faire monter les prix. Une partie des employeurs a commencé à contester la part qu'il devait payer des 200 euros. Finalement, les bénéfices de ce combat ont été grignoté par le fait que les acteurs économiques sont restés les mêmes, les grands groupes de la distribution n'ont pas changé, et ils ont donc remis en place les mêmes pratiques de profytasion.
La première leçon à tirer de 2009, c'est que les victoires sont possibles quand la mobilisation est forte. La deuxième, c'est que pour que ces victoires soient durables, il faut viser des réformes de structures pour donner au peuple les moyens de peser sur le pouvoir économique et politique.
C'est une leçon très utile pour le mouvement d'aujourd'hui. Le protocole d'accord qui a été signé par un certain d'acteurs à l'exception du RPPRAC (Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro-Caribéens, ndlr) qui est à l'initiateur de la lutte, ne contient aucun moyen sûr pour garantir son application. Le protocole contient des affirmations de principes.
Il stipule que l'État doit contrôler les marges des grandes entreprises, que l'institution territoriale va mettre en place un service de contrôle des prix. Mais il n'existe aucun dispositif pour que le mouvement social, les syndicats, les associations puissent prendre part à ce contrôle, ni aucune remise en cause du principe du secret des affaires. Il sera toujours impossible de voir ce qu'il y a à l'intérieur des coffres forts du grand capital. Il ne sera donc pas possible de formuler des revendications de partage des richesses à la hauteur des possibilités.
Ce secret des affaires est un sujet tabou. La grande distribution se permet de ne pas remettre ses comptes comme c'est prévu par la loi. L'une des revendications majeures aujourd'hui pour un certain nombre de structures comme la CDMT (Comité de Défense des Métiers et des Travailleurs, ndlr), c'est l'application du principe de l'ouverture des livres de compte.
En septembre, face à cette révolte, Bruno Retailleau, le nouveau ministre de l'intérieur, envoie la CRS8 qui est une unité spéciale qualifiée de « va-t-en guerre » par un préfet. En quoi cette réponse, principalement répressive, est la suite d'une longue histoire de répression coloniale en Martinique ?
En décembre 1959, une révolte populaire s'est déclenchée suite à un banal accident de la circulation. Le pouvoir a fait appel aux CRS. Il y a eu des affrontements pendant trois nuits. Trois jeunes ont été tués. Alors qu'ils ne participaient même pas aux affrontements. Cela a déclenché une immense colère. Un mot d'ordre est apparu : « CRS dehors ».
Ce mouvement était tellement puissant que même le conseil général avait réclamé à ce que les CRS soient rembarqués. Et ils avaient obtenu gain de cause. Ce qui fait que la Martinique est libre de CRS depuis 1959. Le retour des CRS en Martinique imposé par Bruno Retailleau est donc un symbole très fort.
La répression a rythmé toutes les luttes populaires en Martinique. Dès le début, les esclavagisés ont refusé leur condition. Ils se sont révoltés et ont été réprimés. Il y a eu des morts lors de l'insurrection qui a mené à l'abolition de l'esclavage en 1848, lorsque l'abolition de l'esclavage a été imposée par un député esclave, ce fut au prix du sang.
Une autre insurrection s'est déroulée en 1870, appelée « l'insurrection du Sud », elle s'est terminée dans un véritable massacre, non seulement immédiatement mais aussi après il y a eu des condamnations à mort, au bagne. Une véritable terreur a été installée qui a conduit à enfouir pendant longtemps cette révolte dans la mémoire populaire.
Par la suite, le mouvement ouvrier, qui a pris naissance autour des ouvriers agricoles, a payé un lourd tribut lors des grèves. En février 1900, il y a eu 11 victimes de l'armée qui a tiré sur les grévistes. Et depuis, périodiquement, tous les 10 ans environ, il y a des mouvements réprimés, en 1923, en 1953, en 1961… Chaque grève d'ouvriers agricoles devient l'occasion d'une nouvelle tuerie. La dernière a eu lieu en février 1974, lors de laquelle deux grévistes sont tués.
En plus des morts, il y a aussi des poursuites judiciaires et lors des manifestations. Le système colonial se maintient par la répression. Pas uniquement puisque le pouvoir cherche aussi à endormir la population dans le rêve assimilationniste. Ce à quoi on assiste aujourd'hui est donc la poursuite de cette répression coloniale.
Les CRS qui sont arrivés en septembre sur ordre de Bruno Retailleau n'hésitent pas à provoquer les gens qui tiennent les barrages. On a vu des gazages et des matraquages hors de proportion. Au Carbet, même le maire a été gazé. Le vendredi 25 octobre, une manifestation était organisée par le RPPRAC et les syndicats de la CGTM (Confédération générale des travailleurs de Martinique) et de la CDMT.
Le cortège a été barré en arrivant du siège du Groupe Bernard Hayot (GBH), l'un des principaux acteurs de la grande distribution. La manifestation se tenait pacifiquement depuis 1h30. Le barrage du cortège a entraîné une montée des tensions, puis le gazage et le matraque des manifestants par les CRS. Voilà la réalité aujourd'hui. C'est la raison pour laquelle même l'assemblée de la Collectivité Territoriale de Martinique a réclamé dans une motion le départ des CRS.
Pour finir, vous êtes porte-parole du collectif pour dépolluer la Martinique. Le procès en appel de l'empoisonnement au chlordécone s'est ouvert le 22 octobre à Paris. Quel est l'objectif de ce collectif dont vous êtes le porte-parole ? Pourquoi cette qualification d'empoisonnement est essentielle dans ce procès et quels sont les impacts, les effets de l'empoisonnement au chlordécone en Martinique ?
Le combat sur la question du chlordécone est un combat multiforme avec trois objectifs essentiels. D'abord, la vérité. Jusqu'à maintenant, il y a des zones d'ombre. Il faut la vérité scientifique, il faut que la recherche se développe.
Deuxièmement, la justice. Il n'est pas normal qu'une série de crimes de ce type reste absolument impunie, sans sanction, comme si il n'y avait pas des responsables. Emmanuel Macron a dit un jour qu'il n'y avait pas de responsabilité de l'État mais une responsabilité collective. Toujours est-il que rien n'est arrivé aux gens qui ont répandu ce produit qu'on savait nocif, dangereux, cancérigène probable. Ils ne sont même pas nommés clairement pas le pouvoir.
Le troisième volet est celui de la réparation. Elle concerne les ouvriers agricoles qui sont les premières victimes de cette tragédie. Mais aussi la population qui est largement impactée avec l'explosion des cas de cancer de la prostate, d'endométriose, et d'autres maladies que l'on a n'a pas encore documentées. Mais on sait déjà qu'une série de maladies découlent de cela.
Le chlordécone a été reconnu comme une maladie professionnelle mais jusqu'à maintenant, seulement à peine une centaine de salariés ou de familles d'ouvriers agricoles qui sont indemnisés et de façon très insuffisante.
Nous réclamons des indemnités bien plus larges pour toutes les victimes économiques puisque la terre, l'eau, la mer côtière, tout est empoisonné. Donc tous les métiers qui sont en lien avec ces espaces sont atteints et ce qui existe comme moyen de réparation est pratiquement inexistant.
Notre collectif se bat sur tous ces trois objectifs. Sur le plan judiciaire, une série d'associations ont réussi à porter plainte depuis 2006-2007 avant même l'existence de Lyannaj pou depolye Matinik. Lorsque nous avons vu le risque de non-lieu, nous avons lancé une campagne de constitution de parties civiles pour la population. Notre collectif s'inscrit dans un mouvement plus large Gaoulé Kont chlordécone.
Nous avons réussi à réunir 800 personnes qui se sont constituées partie civile et qui sont donc engagé dans des actions judiciaires aujourd'hui. Nous en sommes à une étape particulière. Pour avoir gain de cause, les avocats ont posé des questions préalables de constitutionnalité (QPC) pour faire reconnaître que cela relève de l'empoisonnement même s'il n'y a pas d'intention de tuer.
L'objet du procès du 22 octobre était de plaider ces QPC. Nous attendons le résultat. Si les questions sont acceptées, cela voudra dire que l'affaire ira devant la Cour de cassation qui décidera ou pas de transmettre au Conseil constitutionnel qui dira s'il y a lieu de revoir ce qui existe comme jurisprudence en matière d'empoisonnement.
La plainte qui a été lancée contre le non-lieu ne sera examinée qu'à la suite de ce processus. Cela peut donc prendre du temps.
Le 22 octobre a aussi été une date importante dans notre combat puisque pour la première fois, il y a eu un rassemblement devant le tribunal qui a réuni une centaine de personnes. Or nous sommes persuadés qu'il est essentiel que nous soyons rejoints par le mouvement ouvrier, démocratique, progressiste en Hexagone.

Tant que l'État aura l'impression que c'est une affaire qui ne concerne que les « écuries coloniales », il aura toujours un mépris envers notre mobilisation. Nous espérons que la mobilisation populaire grandisse dans tout le pays. Nous sommes convaincus que c'est nécessaire pour que nous obtenions gain de cause.
Et il faudra aussi finalement une loi qui prenne en main la question des réparations. La revendication de notre collectif c'est une loi programme. C'est-à-dire non pas quelque chose bricolé mais une loi qui mette en place un plan véritablement de réparation qui prenne en compte tous aspects économiques, sociaux, sociétaux, scientifiques, médicaux, sanitaires que ce problème du chlordécone pose.
C'est un vaste combat. Il est rare que la Guadeloupe et la Martinique se mobilisent sur une aussi longue période sur un même problème. Cela prouve que ce problème est sérieux. Tous les efforts qui ont été fait pour faire diversion n'ont jamais réussi. C'est aujourd'hui un combat essentiel pour tous les Guadeloupéens et les Martiniquais.
Propos recueillis par Ulysse, publié par L'Insoumission le 11 novembre 2024.
https://linsoumission.fr/2024/11/11/vie-chere-martinique-pierre-charles/
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