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La gauche et l’Ukraine : anti-impérialisme ou alter-impérialisme ?

Récemment, plusieurs sites ont publié des traductions de certains de mes articles sur l'invasion russe de l'Ukraine1 . Je les en remercie. Cependant, je pense qu'il est (…)

Récemment, plusieurs sites ont publié des traductions de certains de mes articles sur l'invasion russe de l'Ukraine1 . Je les en remercie. Cependant, je pense qu'il est important de mettre à jour certaines de ces interventions, dont certaines ont été écrites il y a plus d'un an.

tiré du site de la Quatrième internationale
https://fourth.international/fr/549

Cherchant à naviguer dans une situation internationale de plus en plus instable et complexe, la gauche doit garder à l'esprit trois principes fondamentaux :

1. Un anti-impérialisme constant

2. La reconnaissance du droit des peuples à l'autodétermination

3. Soutien aux luttes des exploité·es et des opprimé·es dans tous les États et toutes les nations

Quelques principes
Bien sûr, le premier point comprend la lutte contre l'impérialisme des États-Unis et de l'OTAN. Nous rejetons la notion de l'OTAN ou de ses États membres en tant que force démocratique. Certains membres de l'OTAN (la Turquie) sont loin d'être des gouvernements démocratiques, même selon les critères les moins exigeants. Certains alliés de l'OTAN sont carrément antidémocratiques (Arabie saoudite). À plusieurs reprises, des membres de l'OTAN ont soutenu le renversement de gouvernements démocratiquement élus et ont protégé ceux qui les avaient renversés. En d'autres termes, l'OTAN est un bras armé de l'impérialisme occidental et de l'impérialisme américain au sein du bloc impérialiste occidental (des tensions existent et ont existé au sein de ce bloc).

L'idée que l'OTAN se dissoudrait après la disparition de l'Union soviétique et du Pacte de Varsovie était basée sur l'appréciation que sa raison d'être était la guerre froide contre l'Union soviétique et ses alliés. Mais ce n'était qu'une partie de son objectif : l'objectif plus large est la défense de la domination impérialiste (et capitaliste) occidentale au niveau mondial, contre toute menace. Au cours des dernières décennies, cela a inclus l'imposition de l'ordre néolibéral sur l'ensemble de la planète. C'est pourquoi la disparition de l'Union soviétique et du Pacte de Varsovie, loin d'entraîner la dissolution de l'OTAN, a été suivie par son expansion vers l'Est et sa redéfinition en tant que pacte de « sécurité », capable d'agir au-delà des frontières de ses États membres. Et les frictions provoquées par cette expansion ont conduit à une aggravation des tensions qui est sans doute l'une des causes du conflit actuel entre l'OTAN et la Fédération de Russie. Ceux qui dénoncent le rôle de l'expansion de l'OTAN dans la préparation du conflit ont raison. C'est sans doute un aspect de la guerre que nous ne pouvons pas perdre de vue.

Comment la gauche doit-elle répondre à l'expansionnisme de l'OTAN et à la politique impérialiste occidentale ?

La ligne générale de cette réponse est bien connue. Elle consiste à défendre le niveau de vie et les intérêts immédiats de la majorité, à lier cette défense à une politique antimilitariste et anti-interventionniste, tout en s'efforçant de donner à ce mouvement une orientation anticapitaliste de plus en plus claire.

Néanmoins, si nous combattons l'impérialisme des États-Unis et de l'OTAN, nous ne devons pas réduire l'impérialisme à sa variante occidentale. Les transformations de la Russie et de la Chine au cours des dernières décennies ont créé deux grandes puissances capitalistes intéressées par la consolidation de leurs propres zones d'influence et de contrôle politique, économique et militaire, ainsi que par la projection de leurs intérêts au-delà de leurs frontières. Le fait que ces projets impérialistes soient plus faibles que l'impérialisme occidental ne change rien à leur contenu ou à leur nature. Nous sommes, comme l'a décrit Lénine dans son étude classique, confrontés à un monde où les conflits inter-impérialistes se multiplient. L'expansion de l'OTAN vers l'Est se heurte à la tentative de la Fédération de Russie de créer sa propre zone d'influence dans les territoires de l'ancienne Union soviétique. La prépondérance des États-Unis et de leurs alliés en Asie et dans le Pacifique se heurte à l'objectif de la Chine de construire sa sphère d'influence dans cette vaste région.

Ceux qui affirment que Poutine ou la Chine réagissent à l'impérialisme occidental ont raison : l'impérialisme occidental est une force dominante et agressive. Mais il faut souligner que les gouvernements russe et chinois réagissent, non pas en tant que forces anti-impérialistes, mais plutôt avec leurs propres plans de contrôle et de domination.

L'invasion de l'Ukraine par la fédération russe fait partie de cette politique impérialiste et, en tant que telle, constitue une violation évidente du droit des nations à l'autodétermination.

Affirmant ce droit, nous devons reconnaître la résistance ukrainienne comme une guerre juste contre l'agression impérialiste. Nous rejetons l'expansionnisme de l'OTAN, mais le rejet de l'expansionnisme de l'OTAN n'implique pas le soutien de l'expansionnisme russe, si nous voulons respecter les deux premiers principes mentionnés ci-dessus. Nous soutenons les mouvements en Russie qui font campagne contre la guerre de Poutine contre l'Ukraine.

Certains membres de la gauche insistent sur le fait que les arguments de Poutine concernant l'expansion de l'OTAN et l'impérialisme américain sont vrais. Selon Poutine, l'Occident n'a pas le droit moral de parler de démocratie. En effet, les crimes de l'impérialisme américain et de l'OTAN sont suffisamment nombreux pour que n'importe qui, y compris Poutine, puisse en signaler et en dénoncer. C'est pourquoi nous nous opposons résolument à l'impérialisme occidental. Mais les crimes de l'impérialisme occidental ne sont pas une raison pour soutenir l'impérialisme russe. Quel statut moral l'oligarchie capitaliste russe a-t-elle pour parler de démocratie ? Ni l'impérialisme occidental ni Poutine n'ont de poids à cet égard.

La classe ouvrière et les peuples opprimés doivent combattre l'expansionnisme de l'OTAN en s'organisant et en se mobilisant contre le militarisme et l'impérialisme, en lien avec la lutte contre le néolibéralisme, l'austérité et l'offensive patronale tous azimuts (contre les retraites, les salaires, les droits du travail, protection sociale) et en défendant les droits démocratiques (droits des femmes, droits reproductifs et LGBTQ). Un gouvernement anti-impérialiste en Russie (ou ailleurs) se joindrait à ces mouvements. Il dénoncerait avec eux le gaspillage massif de ressources dans des projets militaires, tout en adoptant et en mettant en œuvre un programme ouvrier et démocratique. Mais ce n'est pas l'agenda ou le programme de Poutine. En tant que représentant d'une oligarchie capitaliste, ce n'est pas ainsi qu'il répond à l'expansionnisme de l'OTAN. Au contraire, il met en œuvre son propre programme impérialiste, à l'image de ses rivaux impérialistes. En tant qu'anti-impérialistes, nous rejetons à la fois l'impérialisme de l'OTAN et la réaction impérialiste de Poutine, ainsi que les politiques anti-ouvrières et anti-démocratiques qui l'accompagnent.

Il faut souligner que, tous les impérialismes étant agressifs et prédateurs, leurs accusations mutuelles sont souvent vraies

Pendant la Première Guerre mondiale, les sociaux-patriotes allemands ont dénoncé le caractère despotique du tsarisme et l'impérialisme français a dénoncé le militarisme allemand. Après la guerre, l'impérialisme allemand a dénoncé les abus du Traité de Versailles, et l'impérialisme japonais a dénoncé les excès de l'impérialisme occidental en Asie. Ces accusations étaient toutes fondées. Mais aucune ne justifiait de soutenir l'impérialisme allemand, russe ou français pendant la guerre, ou le réarmement allemand après la guerre, ou l'impérialisme japonais contre l'impérialisme occidental, et encore moins de soutenir l'invasion japonaise de l'Indochine, de l'Indonésie ou des Philippines. De même, notre rejet de l'OTAN et de l'impérialisme occidental ne peut nous amener à soutenir (ou à tolérer ou à ne pas dénoncer) l'invasion de l'Ukraine par la Fédération de Russie.

Après la Première Guerre mondiale, les vainqueurs impérialistes ont imposé des conditions très dures et humiliantes à l'Allemagne vaincue. Comme certains l'avaient déjà prédit à l'époque, cela a favorisé la montée d'un nationalisme et d'un impérialisme allemands revigorés, cherchant à s'affranchir des limites qui leur avaient été imposées. La gauche pouvait dénoncer, et a dénoncé, bon nombre des conditions imposées à Versailles et les politiques vindicatives du vainqueur impérialiste. Mais cela n'a pas transformé le nationalisme et l'impérialisme allemands renaissants en une force progressiste ou anti-impérialiste. Il en va de même pour les conséquences catastrophiques de la thérapie de choc capitaliste promue en Russie par les États-Unis et leurs alliés dans les années 1990. C'est certainement l'un des facteurs qui a nourri une réaction nationaliste sous Poutine, cherchant à réparer certains des dommages économiques causés par Eltsine (et les conseillers américains comme Jeffrey Sachs). Nous pouvons et devons souligner le rôle et la responsabilité partielle de l'Occident dans tout cela, mais, comme dans le cas de la résurgence du nationalisme allemand dans les années 1930, cela ne fait pas de Poutine un anti-impérialiste.

La gauche est aujourd'hui confrontée à un danger majeur. Si, dans un monde où le conflit inter-impérialiste s'intensifie, elle s'accroche à l'idée que les États-Unis et leurs alliés constituent l'unique impérialisme, elle court le risque de passer de l'anti-impérialisme à l'alter-impérialisme : ne pas s'opposer à toutes les puissances et à tous les projets impérialistes, mais plutôt s'opposer à l'un d'entre eux ou à certains d'entre eux, tout en en soutenant un autre, explicitement ou tacitement.

En bref, nous rejetons l'impérialisme de l'OTAN, mais pas pour soutenir l'expansionnisme de la Fédération de Russie dirigée par Poutine. Nous ne rejetons pas un impérialisme pour en soutenir un autre. Nous sommes des anti-impérialistes, pas des alter-impérialistes. Par conséquent, tout en dénonçant l'impérialisme occidental, nous rejetons sans équivoque l'invasion et l'occupation de régions de l'Ukraine par la Fédération de Russie.

Il en va de même de l'autre côté du conflit inter-impérialiste actuel. Notre opposition à l'expansionnisme russe ne peut pas conduire à des sympathies ou à des illusions concernant l'impérialisme de l'OTAN. Il s'agirait là aussi d'un glissement de l'anti-impérialisme vers l'alter-impérialisme.

Il en va de même de l'autre côté du conflit inter-impérialiste actuel. Notre opposition à l'expansionnisme russe ne peut pas conduire à des sympathies ou à des illusions concernant l'impérialisme de l'OTAN. Il s'agirait là aussi d'un glissement de l'anti-impérialisme vers l'alter-impérialisme.

Le soutien à la résistance ukrainienne n'implique pas ou ne nécessite pas un aval au gouvernement de Zelensky

Cela correspond au troisième principe présenté ci-dessus. Il est vrai que le gouvernement de Zelensky a perpétué ou initié des mesures franchement antidémocratiques, répressives, anti-ouvrières et néolibérales. Ces politiques doivent être dénoncées. Ceux qui y résistent doivent être soutenus.

Mais c'est une chose de s'opposer à Zelensky ou aux politiques de Zelensky, cela en est une autre de soutenir l'intervention de Poutine ou l'occupation russe. Les politiques réactionnaires de Zelensky sont une raison de s'opposer à lui ou à son gouvernement, pas de soutenir l'invasion de Poutine. La gauche ne peut pas faire de Poutine l'agent de son programme démocratique. Si Zelensky doit être démis de ses fonctions, cette tâche incombe au peuple ukrainien et non à Poutine.

Différentes voix ont dénoncé la présence des forces d'extrême droite en Ukraine. Leur poids est un sujet de discussion. Mais un même constat s'impose : leur présence doit être combattue et dénoncée, mais elle ne justifie pas l'invasion menée par Poutine ni le soutien à cette invasion.

Rappelons le précédent de la Chine et de l'impérialisme japonais. Dans les années 1930, la gauche internationale a soutenu la Chine face à l'agression japonaise. La gauche s'est rangée du côté de la Chine même si son gouvernement était contrôlé par l'appareil répressif et corrompu du Guomindang, dirigé par Tchang Kaï-chek (farouchement anticommuniste et auteur du massacre de 1927), un gouvernement soutenu par l'impérialisme occidental. La résistance chinoise était un combat juste contre l'impérialisme japonais, malgré la nature de son gouvernement et le soutien qu'il recevait des impérialismes rivaux. De même, la résistance ukrainienne est une lutte juste contre l'agression russe, malgré la nature de son gouvernement et le soutien qu'il a reçu d'impérialismes rivaux.

La position exposée ici suit de près les vues de Lénine sur cette question. Lénine a souligné la nécessité de lutter contre toutes les formes d'oppression nationale, ce qui implique la reconnaissance du droit des nations à l'autodétermination. Le tsarisme a nourri la haine contre la Russie chez de nombreuses nations opprimées de l'empire, notamment l'Ukraine. La fin de cette oppression et l'espoir d'une réconciliation entre les peuples séparés par le tsarisme exigeaient la reconnaissance du droit à l'autodétermination, entre autres mesures. À sa manière, Poutine l'a bien compris : il blâme ouvertement Lénine pour l'indépendance de l'Ukraine, qu'il considère comme un crime contre la Russie que son invasion vise à réparer. Logiquement, il rejette également la doctrine de Lénine sur le droit des nations à l'autodétermination, qu'il considère comme absurde et indéfendable. Consciemment ou non, ceux qui, en Russie (ou ailleurs), luttent contre la guerre de Poutine et défendent le droit de l'Ukraine à l'autodétermination s'approprient l'orientation de Lénine.

Mais Lénine affirme également que toutes les cultures nationales et tous les nationalismes, y compris le nationalisme des opprimés, contiennent des aspects antidémocratiques, oppressifs, discriminatoires et chauvins. La même impulsion démocratique qui inspire la lutte contre l'oppression nationale nous commande de lutter contre ces aspects oppressifs présents dans toutes les cultures nationales et caractéristiques de tous les nationalismes. Dans la lutte contre le colonialisme américain à Porto Rico (pour parler de la lutte dans laquelle je suis impliqué depuis les années 1970), nous devons également lutter contre les aspects conservateurs, sexistes et racistes de la culture portoricaine, par exemple. Cela s'applique à l'Ukraine et à toutes les nations soumises à l'agression impérialiste. Tout en luttant contre l'impérialisme russe, il faut également lutter contre les dimensions réactionnaires du nationalisme ukrainien. Lutter contre l'agression russe tout en ignorant cette dimension serait incohérent d'un point de vue démocratique et libérateur. Il est aussi inadmissible de déployer les aspects réactionnaires du nationalisme ukrainien pour soutenir l'agression russe : cela serait tout aussi incohérent d'un point de vue démocratique et anti-impérialiste.

La question des armes

Pour résister, l'Ukraine doit se procurer des armes partout où elle le peut. Sans reconnaître ce droit, la dénonciation de l'invasion de Poutine devient un geste vide de sens. Dans le contexte actuel, l'Ukraine ne peut obtenir ces armes que dans le camp impérialiste de l'OTAN. Il n'y a pas de contradiction entre la dénonciation de l'impérialisme de l'OTAN et le soutien à l'utilisation par l'Ukraine de son matériel militaire pour résister à l'agression russe. Contrairement à beaucoup en Ukraine, nous ne nous faisons pas d'illusions sur l'OTAN et nous n'appellerons pas à l'arrêt du flux de matériel militaire nécessaire à une résistance efficace. Il en va de même ailleurs. Face à l'agression américaine, nous reconnaissons le droit de Cuba ou du Venezuela, par exemple, de rechercher un soutien matériel et militaire partout où ils peuvent l'obtenir, y compris auprès d'un impérialisme rival, tel que la Russie. Nous ne nous ferons pas d'illusions sur Poutine et nous n'appellerons pas non plus à l'arrêt du flux de fournitures militaires nécessaires à une résistance efficace à l'agression américaine. Encore une fois, c'est la seule façon de rester des anti-impérialistes cohérents au lieu d'embrasser une certaine version de l'alter-impérialisme.

L'alter-impérialisme voudrait que nous choisissions entre les impérialismes. Pour certains, toute opposition à l'OTAN implique un soutien à Poutine. Pour s'opposer à l'impérialisme russe, ils voudraient que nous nous rangions du côté de l'impérialisme de l'OTAN. Pour d'autres, l'opposition à Poutine est une indication de sympathies pro-OTAN. Pour combattre l'impérialisme de l'OTAN, ils voudraient que nous embrassions l'impérialisme russe. Nous rejetons ces deux formules, fondées sur la même logique alter-impérialiste. Nous pouvons et devons nous opposer à la fois à l'OTAN et à l'impérialisme russe, et soutenir les victimes de leur agression, qu'il s'agisse de Cuba, du Venezuela ou de l'Ukraine.

De même, appeler à la fin de l'aide militaire pour arrêter la guerre, bien que cette intention soit humaine, désarme en pratique l'Ukraine face à l'agression russe. Cela fait le jeu de Poutine. Elle signifie la paix au prix de la capitulation de l'Ukraine. Si les États-Unis envahissaient Cuba ou le Venezuela, chercherions-nous à les désarmer pour mettre fin à la guerre ? Nous ferions certainement campagne pour la fin de l'agression américaine, tout en espérant que Cuba ou le Venezuela s'arment pour résister du mieux qu'ils peuvent, en utilisant toutes les sources dont ils disposent, aussi peu recommandables soient-elles. La même position doit être adoptée à l'égard de l'Ukraine et de l'agression russe.

Parfois, la montée en puissance de la Chine et de la Russie en tant que rivales de l'impérialisme américain est présentée comme l'émergence d'un monde multipolaire, qui n'est plus sous la coupe de ce dernier. Mais le contraste entre unipolaire et multipolaire est trop abstrait. Nous devons nous demander quel type de « multipolarité » se cristallise dans le monde d'aujourd'hui. Rappelons que l'ordre mondial qui a engendré la Première et la Deuxième Guerre mondiale était un monde multipolaire. En d'autres termes, un monde de conflits inter-impérialistes est un monde multipolaire. Dans un tel monde, le rôle de la gauche n'est pas d'applaudir ou de célébrer la montée de la multipolarité aboutissant à la consolidation de nouveaux projets impérialistes concurrents, mais plutôt de se positionner clairement contre tous ces projets.

Des impérialismes concurrents

Nous avons récemment entendu l'argument suivant : « Quoi que vous pensiez de l'Ukraine, en Afrique, la Russie combat l'impérialisme ». Cet argument part du principe que toute personne en conflit ou en tension avec l'impérialisme occidental est anti-impérialiste. Une fois encore, l'exemple de l'impérialisme japonais est illustratif. Au cours des années 1930, a-t-il affronté et combattu l'impérialisme occidental en Indochine, en Indonésie, aux Philippines, etc. Oui. Luttait-il contre l'impérialisme ? Non : il faisait avancer son propre projet impérialiste. En d'autres termes, les impérialismes rivaux entrent en conflit les uns avec les autres et le fait que la Russie se heurte à l'impérialisme occidental ne la rend pas moins impérialiste.

Les puissances impérialistes embellissent généralement leurs plans en se référant à des idéaux admirables. L'impérialisme des États-Unis et de l'OTAN agit au nom de la liberté et de la démocratie et, plus récemment, de la lutte contre le terrorisme et même des droits de la femme. La gauche rejette à juste titre ces proclamations comme les tromperies qu'elles sont. Elle cherche à démontrer les dures réalités qu'elles cachent. Mais cela est et sera tout aussi vrai pour les nouveaux projets impérialistes. Ils parleront en termes de multipolarité, de coopération, d'anti-hégémonisme, etc. (l'impérialisme japonais a un jour présenté son empire du Pacifique comme une « sphère de coprospérité »). Ils justifieront leur refus des droits démocratiques comme un acte souverain ou comme une alternative à la culture occidentale dégénérée ou décadente et dénonceront toute critique comme une intervention étrangère ou comme de l'eurocentrisme. La gauche doit aussi voir clair dans cette rhétorique et apprendre aux autres à y voir clair. Sinon, elle sera attirée de l'anti- à l'alter-impérialisme tout en embrassant les justifications idéologiques de l'un ou l'autre camp impérialiste.

De même, nous devons rejeter des notions telles que les sources « asiatiques » de l'impérialisme russe, opposées aux valeurs démocratiques « européennes » (il existe de nombreuses variantes de ces notions). Il n'y a rien de plus typique de l'Europe que l'impérialisme, qui fait partie du développement européen depuis l'avènement du capitalisme. L'impérialisme russe contemporain n'est pas moins capitaliste que son prédécesseur tsariste (tous deux avec divers mélanges non capitalistes) et que ses rivaux actuels : ses racines sont capitalistes, pas « asiatiques ».

C'est un fait que les conflits inter-impérialistes créent une certaine marge de manœuvre pour les pays non impérialistes du Sud qui cherchent à obtenir des concessions de la part des grandes puissances. Il est légitime de jouer une puissance contre une autre, de chercher à obtenir davantage d'aide, de meilleurs accords commerciaux, des remises de dettes, etc. Mais souvent, les gouvernements vont plus loin et adoptent la perspective, l'orientation ou la politique de leur allié impérialiste le plus proche, qu'il s'agisse de l'impérialisme américain ou de l'impérialisme russe. Les anti-impérialistes ne doivent pas les suivre sur cette voie s'ils veulent éviter la dérive vers l'alter-impérialisme.

Dans le contexte actuel, il est facile de basculer dans une perspective unilatérale. Face à l'agression, au renforcement militaire et à la propagande des États-Unis et de l'OTAN (en Amérique latine, par exemple), il est facile de perdre de vue la nécessité d'affronter les impérialismes russe et chinois ou de soutenir la résistance ukrainienne. Face à l'agression russe, il est facile de perdre de vue la nécessité de s'opposer à l'impérialisme de l'OTAN. Une gauche internationaliste doit offrir une perspective qui intègre la lutte contre tous les camps impérialistes, tout en défendant le droit des peuples à l'autodétermination et les luttes des exploité·es et des opprimé·es dans tous les États et toutes les nations, y compris ceux qui sont attaqués par l'impérialisme. C'est la perspective que nous avons essayé de présenter dans ce texte, une perspective qui peut rassembler les progressistes qui luttent sur différents fronts : ceux qui mènent les luttes de la classe ouvrière en Europe occidentale, ceux qui affrontent directement l'impérialisme des États-Unis et de l'OTAN dans le Sud global, ceux qui luttent contre l'autoritarisme capitaliste de Poutine en Russie, et donc qui résistent à l'agression russe en Ukraine, tout en luttant pour une transformation démocratique de leur propre pays (contre les forces réactionnaires qui s'y trouvent). Il ne s'agit pas d'un programme, mais seulement d'un cadre général. Il doit être développé par les participants à toutes ces luttes. Mais il peut constituer un point de départ commun.

20 septembre 2023

1« The war in Ukraine : Four reductions we must avoid », 14 août 2023, LINKS et « La guerra en Ucrania : cuatro reducciones que debemos evitar », 7 juillet 2022.

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Les dirigeants de la Gauche européenne sur l’Ukraine : Même pas un soupçon de solidarité

Le site du think tank Transform ! a publié le 13 août un article intitulé « La gauche et la guerre inter-impériale », écrit par Michael Brie et Heinz Bierbaum (The Left and the (…)

Le site du think tank Transform ! a publié le 13 août un article intitulé « La gauche et la guerre inter-impériale », écrit par Michael Brie et Heinz Bierbaum (The Left and the Inter-Imperial War (transform-network.net). Les auteurs sont des figures de proue de longue date et largement respectées de Die Linke (La Gauche, Allemagne). Heinz Bierbaum a été président du Parti de la gauche européenne de 2019 à 2022 et est aujourd'hui président de la Fondation Rosa Luxemburg.

6 octobre 2023 | tiré d'Europe solidaire sans frontières
https://europe-solidaire.org/spip.php?article68660

Die Linke est aujourd'hui dans une crise largement décrite comme existentielle. De nombreux camarades tentent d'aider le parti à sortir du brouillard dans lequel il semble s'être perdu et à développer une approche orientée vers les classes populaires. Brie et Bierbaum sont deux parmi eux. Il y a quelque temps, ils ont coécrit un article dans Neues Deutschland qui allait dans ce sens. Il n'y avait que des références passagères à la guerre en Ukraine, mais elles étaient inquiétantes. À la lumière de leur contribution actuelle, les références inquiétantes étaient clairement prémonitoires de quelque chose de beaucoup plus grave. (Une récente contribution de Walter Baier, Président du Parti de la Gauche Européenne, (Making the Difference - Rosa-Luxemburg-Stiftung (rosalux.de), qui traite de questions plus larges, est sur la question de l'Ukraine, proche de la position de Brie et Bierbaum, bien que sur un ton plus modéré).

Les auteurs citent Ferdinand Lassalle : « Toute grande action politique commence par l'énonciation de ce qui est. Toute petitesse politique consiste à dissimuler et à occulter ce qui est ». On ne peut qu'être d'accord. Alors, posons-nous la question : qu'est-ce qui est, en Ukraine, aujourd'hui ? La première chose à dire est que la chose la plus importante n'est même pas mentionnée dans leur document.

Nous pourrions dire que la chose la plus importante est que la Russie a envahi l'Ukraine en février 2022. C'est bien sûr vrai, et c'est ce qui a déclenché la guerre actuelle. Mais en fait, ce qui est vraiment important, c'est que l'invasion s'est heurtée à la résistance massive du peuple ukrainien. Pas seulement le gouvernement et les forces armées, mais aussi le peuple. Les partisans dans les territoires occupés, les organisations et mouvements de la société civile et les initiatives populaires un peu partout, ont contribué à la défense de leur pays. La communauté rom, souvent victime de discriminations en Ukraine comme ailleurs, s'est également mobilisée. Les formes de résistance peuvent être multiples, armées ou non. Il existe deux grandes confédérations syndicales en Ukraine. Elles soutiennent toutes les deux la défense de leur pays. Elles collectent des fonds pour aider leurs membres engagés dans les forces armées et pour acheter des équipements militaires. La gauche politique soutient la guerre, de même qu'un réseau de femmes très actif. Même les anarchistes ont suspendu leur opposition à tous les Etats pour s'engager dans l'armée et combattre.

Dans le même temps, les syndicats et la gauche luttent contre les politiques néolibérales du gouvernement ukrainien, notamment les lois antisyndicales, et pour la défense des services publics. Les partisans internationaux de l'Ukraine soutiennent les syndicats ukrainiens sur les deux plans, contre l'agression russe et pour la défense de leurs droits sociaux. Dans l'ensemble, les syndicats européens ont un meilleur bilan que la gauche politique. Ils apportent une aide réelle aux syndicats ukrainiens de multiples façons et certains d'entre eux expriment très clairement leur soutien politique à l'Ukraine. Cela s'explique en partie par le fait que nombre d'entre eux connaissent et aident les syndicats ukrainiens depuis 20 ou 30 ans. Pour la même raison, ils font ce qu'ils peuvent pour soutenir les syndicats bélarussiens qui ont été sévèrement réprimés par Loukachenko.

Il faut également tenir compte du fait que les syndicats, aussi affaiblis soient-ils, restent des organisations de masse et sont donc plus sensibles àl'opinion public pro-ukrainien qui est majoritaire dans tous les pays d'Europe occidentale, même dans ceux où la gauche qui voit la politique mondiale à travers le prisme de camps antagonistes (la gauche « campiste ») et celle qui soutient l'apaisement avec Poutine font le plus de bruit. La victoire la plus récente de la solidarité avec l'Ukraine a été le vote écrasant du congrès des syndicats britanniques (voir annexe 1).

A. Nature de la guerre

En ce qui concerne la gauche politique internationale, il n'y a pas de « dans l'ensemble ». Il y a des partis qui soutiennent l'Ukraine et d'autres qui ne la soutiennent pas, que ce soit pour des raisons pacifistes, campistes ou géopolitiques. Et dans de nombreux pays, il y a des divisions au sein de la gauche.

Les auteurs citent Rosa Luxemburg pour affirmer qu'il n'existe pas de guerre défensive. Mais plus loin, ils expliquent que « pour la Russie, il s'agit de défendre sa position géopolitique menacée ». Pas son territoire, pas son peuple, mais sa « position géopolitique menacée ». Nous y reviendrons. Quoi qu'il en soit, la guerre actuelle est une guerre défensive qui a commencé par la défense de l'Ukraine contre l'agression russe. Nous verrons plus tard d'où vient cette agression. Pour prendre un autre exemple, en 1979, le Viêt Nam a mené avec succès une guerre défensive contre une invasion chinoise. Les guerres défensives existent donc, mais la question centrale n'est pas de savoir si une guerre est défensive ou offensive. Ce qui compte, c'est la nature de la guerre et des pays impliqués, et non la question de qui l'a déclenchée. Par exemple, il ne fait aucun doute que les guerres d'indépendance algérienne et irlandaise ont été lancées par des organisations des peuples colonisés, qui ont tiré les premiers coups de feu. Il ne fait également aucun doute que les guerres qui ont suivi étaient des guerres de libération nationale, en réponse à des siècles d'oppression coloniale par les impérialismes français et britannique.

Revenons à la guerre actuelle. Il s'agit d'une guerre d'agression lancée par l'impérialisme russe contre l'Ukraine, qui a été opprimée par la Russie pendant des siècles. La relation entre l'Ukraine et la Russie a été comparée par Lénine à celle entre la Grande-Bretagne et l'Irlande, en des termes très forts : « exploités jusqu'à la limite, sans rien recevoir en retour ». (Discours prononcé à Zurich le 27 octobre 1914, non inclus dans les Œuvres complètes. Il s'agit également de la seule occasion enregistrée où Lénine a explicitement appelé à l'indépendance de l'Ukraine). L'Ukraine a donc tout à fait le droit de se défendre et il est du devoir de la gauche internationaliste de la soutenir. Ce serait encore le cas si l'Ukraine était passée à l'offensive dans le Donbass ou en Crimée entre 2014 et 2022.

1. Que veulent les Ukrainiens ?

Que disent nos auteurs de la résistance du peuple ukrainien ? Pratiquement rien. Dire qu'ils l'occultent serait un euphémisme. Ils parlent d'un « abattoir pour les soldats des deux camps » - des deux camps, comme s'ils étaient sur le même plan. Ce n'est pas le cas. Lors de la bataille de Stalingrad en 1942-43, des centaines de milliers de soldats ont trouvé la mort. Dans les deux camps. Mais ces deux camps n'étaient pas égaux et, à l'époque, personne ne pensait qu'ils l'étaient. Les soldats de l'Armée rouge sont morts en défendant leur pays, puis en passant à l'offensive. Ceux de la Wehrmacht sont morts en envahissant l'Union soviétique et en défendant l'Allemagne nazie. Il n'y avait pas de signe égal. Au Viêt Nam, 60 000 soldats américains sont morts. Beaucoup d'entre eux avaient déjà compris qu'ils menaient une guerre injuste et ne demandaient qu'à rentrer chez eux. Mais la guerre est implacable. Lorsque votre pays est occupé par une armée impérialiste, vous ne pouvez pas la chasser sans tuer un grand nombre de ses soldats. Et l'armée américaine a tué beaucoup, beaucoup plus de Vietnamiens.

Les auteurs qualifient la guerre de guerre inter-impériale. Rien de nouveau, si ce n'est que l'on dit impérial plutôt qu'impérialiste. Ils répètent la litanie habituelle selon laquelle l'OTAN n'a pas tenu sa promesse de ne pas s'élargir à l'Est et que la Russie s'est sentie menacée et a dû se défendre. Je n'aborderai pas ce point en détail, puisque je l'ai déjà fait ailleurs (Russia's war on Ukraine and the European lefts | Links). Mais soulignons ce qui est essentiel dans le document. « Une fois que nous avons compris que cette guerre est avant tout une guerre inter-impériale, les étapes vers la paix deviennent également claires comme de l'eau de roche du point de vue de la gauche. » Ce qui est clair comme de l'eau de roche, c'est que la définition de guerre inter-impériale ou par procuration permet de traiter le peuple ukrainien comme une quantité négligeable et marchandable.

Le premier aspect frappant de l'article est sa négation totale des Ukrainiens en tant qu'agents de leur propre avenir. Car les Ukrainiens ne sont pas de simples victimes, ils ne sont pas non plus manipulés par les méchants impérialistes occidentaux. Les Ukrainiens savent ce qu'ils veulent et sont prêts à se battre pour cela. Mais que lisons-nous ? Tout d'abord, « Les tentatives des États-Unis et de l'Union européenne pour amener l'Ukraine à choisir une orientation unilatérale vers l'Union européenne et l'OTAN, et donc (à abandonner) la politique d'un rôle intermédiaire entre l'Ouest et l'Est ». Premièrement, les Ukrainiens n'ont jamais choisi ce rôle d'intermédiaire, il leur a été imposé. Deuxièmement, ils ont choisi de se détourner de la Russie et de se tourner vers l'Europe. Ils ont fait ce choix lors du Maïdan et l'ont confirmé lors des élections de 2014 et de 2019. Avant 2014, l'attitude à l'égard de l'UE était largement positive, mais pas clairement majoritaire. Il n'y a jamais eu de majorité pour l'OTAN avant 2014. Après, il y a eu une majorité pour l'UE et l'OTAN. Et cette majorité s'est élargie et est devenue massive après le 24 février 2022. La raison peut être résumée en deux mots : Poutine, Russie.

Le 29 août, un sondage a été publié, réalisé par l'Institut international de Sociologie de Kyivpour le compte de l'Institut de sociologie de l'Académie nationale des sciences d'Ukraine. Il a montré (page 39) que 83,5 % des Ukrainiens pensent que la victoire n'est possible que si tous les territoires occupés sont restitués. Seuls 4 % pensent qu'il est acceptable de revenir au statu quo ante 24 février 2022, c'est-à-dire de laisser à la Russie la Crimée et les « républiques ». Ces chiffres n'ont rien de surprenant, ils ne font que confirmer ceux des sondages précédents. Certaines manifestations récentes illustrent l'attitude à l'égard de la guerre. À Odessa, Lviv et ailleurs, des manifestations ont eu lieu pour demander que l'argent destiné par les conseils municipaux à diverses fins soit plutôt utilisé pour soutenir l'effort de guerre. À Kiev, des manifestations contre la corruption au sein de l'administration municipale ont eu le même objectif. Il ne s'agit pas de manifestations contre la guerre ou contre l'utilisation de l'Ukraine comme « proxy » par l'impérialisme occidental. Il s'agit d'exigences pour que la guerre soit menée avec le maximum de ressources disponibles.

2. L'avenir proposé pour l'Ukraine : le ‘conflit gelé'

Ce que dit le document sur l'avenir de l'Ukraine n'a rien à voir avec ce que veut le peuple ukrainien.

« Un cessez-le-feu immédiat, sans conditions préalables, contrôlé par l'ONU et les États neutres. Dans un deuxième temps, des négociations doivent être menées pour rechercher un équilibre des intérêts entre tous les États belligérants et ceux qui sont impliqués dans la guerre. » Pas une seule mention des droits du peuple ukrainien.

Pour que les choses soient tout à fait claires, nous pouvons lire : « L'idée que cela puisse conduire à un état de choses d'avant-guerre n'est pas réaliste. » Dans le contexte du document, cette déclaration est en fait exacte. Le « ceci » auquel il est fait référence concerne le plan décrit ci-dessus. Un argument classique en faveur de négociations par-dessus la tête des principaux intéressés, en l'occurrence le peuple ukrainien. Depuis le Congrès de Vienne en 1815, de tels « traités de paix » n'ont fait que préparer le terrain pour de nouvelles guerres - et parfois des révolutions. En effet, un tel processus en Ukraine ne peut pas conduire à un « état de choses d'avant-guerre », qui impliquerait nécessairement le retrait des troupes russes. La lutte continue du peuple ukrainien peut conduire à un tel résultat. Mais ni cette lutte ni la demande de retrait des troupes russes ne sont mentionnées par les auteurs.

Ils écrivent que « de nombreux efforts sont nécessaires pour créer un système global de sécurité commune incluant la Russie. Cela prendra un temps considérable ». Il s'agit là temps d'un objectif totalement irréaliste même dans un « temps considérable ».

Le pire est encore à venir. Nous apprenons qu'« un conflit gelé devra être supporté pendant une très longue période », mais que c'est « mieux que la guerre ». On se demande si ceux qui écrivent cela savent vraiment ce qu'ils disent. Ils condamnent les Ukrainiens qui vivent sous l'occupation russe à continuer à le faire pendant « une très longue période ». L'occupation de certains territoires dure maintenant depuis plus de dix-huit mois, ce qui est déjà très long pour ceux qui sont obligés de la subir. Il s'agit d'une occupation barbare, qui commence par des viols et des pillages et se poursuit par des arrestations arbitraires, des tortures, des exécutions sommaires d'hommes, de femmes et d'enfants, des filtrages, des déportations de civils et des enlèvements d'enfants ukrainiens, ainsi que par des projets visant à inonder les zones occupées d'immigrants russes, comme cela a déjà été fait en Crimée. De quel droit peut-on condamner des populations entières à subir cela et ajouter l'insulte à l'injure en affirmant que c'est « mieux que la guerre ». Rien n'est moins évident.

Quant à l'idée que l'Ukraine puisse se libérer d'elle-même serait irréaliste, regardons quelques précédents. Nombreux étaient ceux qui ont jugé irréaliste l'idée que le Vietnam puisse vaincre l'impérialisme français puis américain. Ou que l'Algérie pourrait gagner son indépendance. Ou encore qu'une poignée de combattants dans un bateau qui prenait l'eau puisse déclencher une révolution à Cuba. Mais les réalistes n'étaient pas si réalistes. Dans les bonnes circonstances, ceux qui se battent peuvent créer leur propre réalisme. Ceux qui ne se battent pas ne parviendront jamais à rien. En fait, ceux qui ont appelé au cessez-le-feu, aux négociations et à la « paix » en Algérie et au Viêt Nam n'ont eu aucun effet.

B. La rivalité inter-impérialiste et l'Ukraine

Les auteurs de l'article accordent une importance centrale à leur analyse de la guerre comme étant inter-impériale, dans laquelle l'Ukraine n'est qu'un proxy de l'impérialisme américain. Cette analyse semble se justifier d'abord parce qu'elle s'inscrit dans la confrontation entre les États-Unis et l'OTAN, d'une part, et la Russie et la Chine, d'autre part. Et, plus précisément, dans l'expansion de l'OTAN vers l'Est. Deuxièmement, parce que l'Ukraine reçoit, principalement des pays de l'OTAN, une partie des armes dont elle a besoin pour se défendre.

La confrontation entre la puissance mondiale hégémonique, les États-Unis, et son successeur putatif, la Chine, est un fait central de la politique et de l'économie internationales. La Russie ne joue pas dans la même catégorie, mais elle est suffisamment importante pour compliquer les choses. Quelle est donc la place de l'Ukraine dans ce schéma ? Comme nous l'avons dit plus haut, l'Ukraine a choisi de s'aligner sur l'Occident. Il convient d'insister sur le mot « choisi ». D'abord, parce que c'est un fait. Ensuite, parce que l'insistance sur le fait que l'Ukraine et les Ukrainiens sont en quelque sorte manipulés par les États-Unis et l'OTAN révèle deux choses sur ceux qui le disent. La première est leur incapacité à sortir de la mentalité selon laquelle tout ce qui se passe de mauvais dans le monde est de la responsabilité des États-Unis et de l'OTAN. Il s'agit d'un cadre tout à fait inadéquat pour comprendre le monde d'aujourd'hui, où il existe trois impérialismes principaux (États-Unis, Chine et Russie) et une série d'impérialismes secondaires (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Japon...) qui peuvent bien être des alliés des États-Unis mais qui ont également leurs propres intérêts spécifiques à défendre. Il y a ensuite une série d'acteurs autonomes : Inde, Iran, Israël, Arabie Saoudite, Brésil, entre autres. La deuxième chose que cela nous apprend est que, pour eux, non seulement les droits des petites nations, ou même des nations moins petites, sont considérés comme sacrifiables, mais aussi qu'ils les considèrent comme n'ayant aucune volonté propre, aucune capacité d'agir dans leur propre intérêt. Ce ne sont que des pions sur l'échiquier.

La façon dont les auteurs abordent la situation internationale le montre clairement. À un moment donné, ils écrivent qu'« une agressivité croissante est apparue dans la lutte pour l'hégémonie, qui est liée aux contradictions internes et externes exacerbées d'un développement capitaliste inégal ». Ce serait un bon point de départ, mais ils tombent systématiquement dans la caricature de l'agressivité des États-Unis et de leurs alliés, ce qui conduit, implicitement ou explicitement, à l'idée que la Russie et la Chine sont sur la défensive. On y ajoute le dernier mot à la mode, la multipolarité. Il existe une manière potentiellement positive de définir ce mot. Il pourrait signifier le droit de chaque nation à décider de son propre avenir et à se gouverner elle-même. Mais ce n'est pas ce qu'il signifie dans les intentions et les actions des grandes et moins grandes puissances qui le prônent. Ce qu'elle signifie pour eux, c'est le droit de chaque pays à faire ce qu'il veut, avec son propre peuple et, dans la mesure du possible, avec les pays plus faibles qui l'entourent. Les nations puissantes admettent rarement, voire jamais, qu'elles dominent d'autres nations simplement parce qu'elles le peuvent et parce que cela sert leurs propres intérêts. Elles ont recours à des justifications idéologiques. Pour les États-Unis, il s'agit de défendre la « démocratie » et un « ordre international fondé sur des règles ». Beaucoup de gens de gauche vous le diront. En général, ils sont beaucoup plus réticents à disséquer les concepts profondément réactionnaires du monde russe, de la Russie en tant que civilisation unique. Ou la prétention de la Chine à diriger le Sud global.

Les États-Unis, en tant que puissance mondiale hégémonique, sont obligés d'intervenir dans de nombreux endroits pour défendre ou promouvoir leur propre position. Il est donc difficile de définir leur sphère d'influence. D'une certaine manière, le monde est leur sphère d'influence. C'est à la fois une expression de leur puissance et une malédiction. Ce fut également le cas de la Grande-Bretagne pendant les deux siècles de son hégémonie. Il est néanmoins clair que, depuis plus de dix ans, les États-Unis cherchent à tourner leur attention vers la Chine et la région indopacifique. S'engager dans une guerre en Europe n'était pas du tout prévu et ne correspondait pas aux priorités américaines.

1. La Russie et l'OTAN

Prenons le cas de la Russie, dont l'objectif dans la guerre est défini comme « la défense de sa position géopolitique menacée ». C'est vrai et c'est la raison fondamentale pour laquelle elle envahit l'Ukraine. Derrière le terme « position géopolitique » se cache la conception d'une sphère d'influence qui couvre le territoire de l'ancienne Union soviétique/empire tsariste, ainsi que, dans la mesure du possible, ses anciens satellites d'Europe centrale et orientale. Cette position géopolitique est menacée. Par qui ? Les auteurs répondent : par les États-Unis, l'OTAN et l'UE. Il est vrai que ni les États-Unis ni l'UE ne peuvent accepter le droit de la Russie à dominer l'Europe de l'Est. Mais ni les États-Unis, ni l'OTAN, ni l'UE n'ont la moindre intention d'envahir la Russie. Et la véritable menace pour la Russie est la résistance des habitants des pays qu'elle considère comme faisant partie de sa sphère d'influence.

Avec l'effondrement de l'Union soviétique, les républiques non russes ont déclaré leur indépendance et les pays de l'ancien bloc soviétique ont transformé leur indépendance de jure en indépendance de facto. Ils ont rejoint l'OTAN et, dans la plupart des cas, l'Union européenne. Les États baltes ont suivi le même chemin.

Lorsqu'une certaine gauche parle de l'élargissement de l'OTAN, son analyse des raisons pour lesquelles ces pays ont rejoint l'OTAN est généralement réduite aux décisions de Washington. C'était un aspect, et un aspect important. Si Washington s'y était opposé, ces pays n'auraient jamais rejoint l'OTAN. Mais Washington était favorable à leur adhésion parce qu'elle renforçait et étendait l'influence des États-Unis en Europe. Toutefois, l'adhésion à l'OTAN n'a pas été imposée à ces pays. Au contraire, ils ont fait campagne et poussé fort pour être acceptés. Non seulement les nouveaux groupes au pouvoir, mais aussi les populations y étaient favorables. Parce qu'elles avaient une peur justifiée de la Russie. L'Ukraine vient de fournir un exemple frappant de ce qui peut arriver à un pays qui n'est pas membre de l'OTAN. Et aussi parce que l'Occident représentait non seulement la démocratie, mais aussi les sociétés de consommation prospères auxquelles ils aspiraient. Bien sûr, il s'est avéré que tout ce qui brillait n'était pas de l'or.

Aujourd'hui, l'OTAN est plus forte et plus cohérente qu'elle ne l'a jamais été depuis la fin de la Guerre froide. Et elle n'a jamais été aussi populaire. Si l'on veut convaincre les gens que l'avenir ne réside pas dans une alliance militaire dirigée par les États-Unis, il va falloir leur proposer une alternative crédible.

Les autres anciennes républiques soviétiques n'ont pas suivi la même voie, la plupart d'entre elles faisant partie de la Communauté des États indépendants et certaines du CSTO (Organisation du traité de sécurité collective), une sorte d'OTAN de deuxième classe. La plupart des républiques ont reconnu la prédominance de la Russie, mais le degré réel d'influence russe a varié. Aujourd'hui, il est clair que la guerre en Ukraine a eu pour effet d'affaiblir cette influence. Cela profite non seulement aux États-Unis, mais aussi à la Chine et à la Turquie. Un tournant vers ces trois pays (tout en maintenant des relations amicales avec la Russie) fait désormais partie de la politique du Kazakhstan, telle que définie en 2022, tout comme l'augmentation substantielle de ses budgets de défense et de sécurité. Il convient de mentionner que malgré sa proximité avec la Russie, le Kazakhstan refuse de soutenir sa guerre d'agression en Ukraine. Il a également toujours refusé de reconnaître l'annexion de la Crimée par la Russie. À cet égard, il a un meilleur positionnement de principe qu'une partie de la gauche occidentale. Mais il y a sans doute aussi des considérations pratiques : le Kazakhstan compte une minorité russophone, concentrée dans le nord du pays. Il a intérêt à ne pas accepter le droit d'intervention de la Russie partout où il y a des russophones. Pour le reste, cet été le secrétaire d'État américain Blinken a effectué une tournée dans les cinq républiques d'Asie centrale. Et l'Arménie, traditionnellement proche de Moscou, envoie maintenant de l'aide humanitaire à l'Ukraine et mène des manœuvres militaires conjointes avec les États-Unis. Ceci n'est bien sûr pas sans lien avec la réticence ou l'incapacité de la Russie à respecter les obligations du traité du CSTO de défendre l'Arménie et l'enclave du Nagorno-Karabakh contre l'agression de l'Azerbaïdjan. (Voir la déclaration du Mouvement socialiste russe : (Concerning Azerbaijan's aggression against Nagorno-Karabakh/Artsakh | Links).

2. Maïdan et anti-Maïdan

Par sa taille, sa situation géographique et son histoire, l'Ukraine est au cœur de tout projet de reconstruction d'un empire russe. La Russie n'a jamais accepté l'indépendance de l'Ukraine. Le long texte historique de Poutine en 2021 expliquant que les Ukrainiens et les Russes étaient le même peuple peut être considéré comme faisant partie de la préparation idéologique de la guerre à venir. Mais c'est aussi très probablement ce qu'il pense réellement et c'est une idée largement partagée en Russie. Jusqu'en 2014, Poutine pensait pouvoir soumettre l'Ukraine en exerçant des pressions politiques et économiques sur ses gouvernements. Il s'appuyait pour cela sur un réseau d'agents au sein de l'appareil d'État, en particulier de la police et des forces armées. L'étendue de ce réseau, y compris les généraux et les politiciens qui étaient dans la poche de Poutine, a été largement dévoilée en 2014. Mais il était encore partiellement fonctionnel en 2022.

Maïdan a été l'étincelle qui a convaincu Poutine qu'il était temps de recourir à la force. Avant même la victoire de Maïdan et la fuite de Viktor Ianoukovitch, des préparatifs étaient en cours pour l'annexion de la Crimée et pour un processus d'annexion progressive de huit oblasts du sud et de l'est de l'Ukraine, collectivement appelés Novorossiya. Le plan consistait à passer par une phase de proclamation de « républiques populaires », qui demanderaient plus tard à rejoindre la Russie. Ce plan n'a été que très partiellement couronné de succès dans le Donbass.

Il existe de nombreux mythes et demi-vérités sur ce qui s'est passé dans le Donbass, et plus largement dans le sud et l'est de l'Ukraine, en 2014. La plupart des chiffres qui seront donnés ici sont tirés d'un sondage réalisé par l'Institut international de sociologie de Kyiv (KIIS) en avril 2014. Ce sondage a été souvent cité, non seulement parce qu'il provient d'une source réputée, mais aussi en raison de la date à laquelle il a été réalisé. Il donne une photographie de l'opinion dans le sud et l'est au moment où les milices pro-russes s'emparaient des mairies dans tout le Donbass - et tentaient de faire de même ailleurs. Il en ressort que, sur une question importante, concernant la préférence pour l'Union européenne ou l'Union douanière eurasienne, cette dernière était clairement majoritaire, globalement et dans cinq oblasts sur huit, avec trois oblast qui préféraient l'UE. Sur une question qui n'a pas été posée par l'enquête KIIS, mais pour laquelle il existe de nombreuses preuves, davantage de personnes dans le sud et l'est étaient anti-Maidan que pro-Maidan. Mais davantage ne signifie pas tous. À Kharkiv, la plus grande manifestation pro-Maïdan a rassemblé 30 000 personnes, à Dnipropetrovsk 15 000. Même à Donetsk, la plus grande manifestation pro-Maidan était de 10 000 personnes, contre 30 000 pour le plus grand rassemblement anti-Maidan.

Sur d'autres questions, le lobby pro-russe et anti-ukrainien n‘a pas de quoi réjouir. A la question « Soutenez-vous ceux qui s'emparent par les armes de bâtiments administratifs dans votre région ? » (ce qui se déroulait au moment du sondage), le soutien a été faible : moins de 12 % au niveau global, 18 % à Donetsk, 24 % à Luhansk, ailleurs aucun oblast n'a atteint les deux chiffres.

Dans le Donbass, il y a eu des manifestations anti-Maidan avec un réel soutien populaire. Les manifestants n'exigeaient pas de rejoindre la Russie : ils protestaient contre un mouvement basé sur le centre et l'ouest qui, selon eux, avait pris le pouvoir à Kiev. Ils avaient également des griefs justifiés à l'encontre du gouvernement central, qui ne dataient pas de Maïdan. Et, comme le mouvement de Maïdan, ils protestaient contre la corruption et les politiciens voleurs.

Ce qui nous amène à Ianoukovitch. Sur la question de savoir si Ianoukovitch était le président légitime, il n'y avait de majorité nulle part. Entre 27 et 31 % dans le Donbass, beaucoup moins ailleurs. Il est possible de considérer les manifestations anti-Maidan comme des soulèvements populaires embryonnaires. Il aurait été intéressant de voir comment le mouvement aurait évolué, mais il a été interrompu par la militarisation de la situation à travers une série de mini-coups d'État dans les villes, l'une après l'autre. C'est l'origine des « républiques populaires ». Toute l'opération a été menée sous la direction d'agents russes, avec des « volontaires » russes, de l'argent et des armes russes. Ceux qui ont suivi dans le Donbass n'étaient pas majoritaires. En fait, il n'y a jamais eu d'expression de soutien majoritaire à l'adhésion à la Russie dans le Donbass, que ce soit lors d'une élection, d'un référendum ou d'un sondage. Dans le sondage KIIS, environ 30 % des personnes interrogées étaient favorables à l'adhésion à la Russie, tandis que plus de 50 % y étaient opposées.

Compte tenu de la manière dont le Donbass a été occupé et de l'intervention ultérieure de l'armée ukrainienne, il est tout à fait erroné de parler de guerre civile (voir Daria Saburova, “Questions About Ukraine”)..). Même sans l'intervention directe de l'armée russe en 2013-14 et son implication continue dans la guerre de basse intensité de 2014-22, il s'agissait clairement dès le départ d'une intervention de la Russie en Ukraine.

C. La Russie et le contexte international

Voyons maintenant la dimension internationale. Sans rentrer dans les détails, il semble que ce soit une bonne hypothèse de travail de dire que la période de mondialisation commencée dans les années 1980 est terminée. Historiquement, la fin des périodes de mondialisation se traduit par un renforcement de la concurrence inter-impérialiste. Personne à gauche ne conteste que les États-Unis sont impérialistes. On peut en dire autant de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, de la France et de certains pays européens de moindre importance, ainsi que du Japon. Pour des raisons qui sont rarement, voire jamais, énoncées, il existe une idée générale à gauche selon laquelle l'émancipation de l'Europe, en particulier de l'UE, de l'hégémonie américaine serait en quelque sorte progressiste en soi. Cela est loin d'être évident et mériterait au moins une analyse sérieuse.

Qualifier la Russie et surtout la Chine d'impérialistes est plus controversé. Mais rappelons la description que Lénine faisait de la Russie en 1916. "La Russie avait déjà battu en temps de paix le record mondial de l'oppression des nations sur la base d'un impérialisme beaucoup plus grossier, médiéval, économiquement arriéré, militaire et bureaucratique. ((voir “Bilan d'une discussion sur le droit des nations à disposer d'elles-memes”, O.C., Vol. 22). Ailleurs, il parlait simplement de l'impérialisme militaire-féodal russe. Il n'y a pas grande place là pour le capital financier, les monopoles ou l'exportation de capitaux. Le point essentiel, c'est que Lénine n'estimait pas nécessaire qu'un pays coche toutes les cases pour être impérialiste. Dans le cas de la Russie, les critères coloniaux et militaires semblent avoir suffi. Par ailleurs, l'économie russe était largement dominée par les capitaux français, allemands et britanniques (dans cet ordre).

La concurrence accrue entre les grandes et les moins grandes puissances s'exerce sur les plans économique, politique et militaire. C'est une caractéristique du capitalisme et de l'impérialisme. C'est dans leur nature. Il est très probable que cela conduise à la guerre à un moment ou à un autre. Comme l'a dit Rosa Luxemburg, la guerre est autant une conséquence logique du capitalisme que la paix armée (“Utopies pacifistes”, 1911).

La confrontation entre les États-Unis et la Chine, qui a réellement commencé à s'aiguiser après 2008, a été relativement pacifique et économique, mais pas complètement. La Chine a mené une politique agressive dans la mer de Chine méridionale, en construisant des îles largement artificielles et hautement militarisées dans les eaux internationales et en empiétant sur les eaux territoriales du Viêt Nam et des Philippines. Bien entendu, les États-Unis n'ont pas manqué de tirer parti de la situation. Ils ont obtenu plusieurs bases aux Philippines et renforcé leurs liens diplomatiques avec le Viêt Nam, comme en témoigne la récente visite très médiatisée du président américain Joe Biden à Hanoï. Bien sûr, il est possible de considérer tout cela comme des provocations contre la Chine inspirées par les États-Unis. Ce serait franchement prendre la situation à l'envers. C'est la Chine qui a lancé des provocations contre le Viêt Nam et les Philippines, et ce sont les États-Unis qui en profitent. Mais au-delà de ces détails, fondamentalement, les États-Unis sont déterminés à maintenir leur hégémonie dans la région indopacifique, tandis que la Chine est déterminée à établir son propre hégémonie. Telle est la réalité. Cela entraînera des tensions et des conflits dans les mers de Chine méridionale et orientale, à propos de Taïwan et dans la compétition pour influencer les nations du Pacifique.

Une approche sérieuse de la situation internationale nécessiterait l'abandon de la vieille rengaine qui consiste à dénoncer constamment l'impérialisme américain et ses alliés, en particulier l'OTAN, tout en trouvant des excuses à la Russie et à la Chine. Cela semble dépasser une partie de la gauche européenne et nord-américaine. Cela ne dépasse pas le Parti communiste japonais (PCJ) (voir Kimitoshi Morihara (Japanese Communist Party) : ‘Indo-Pacific must be a region of dialogue and cooperation, not rivalry') : « L'Indo-Pacifique doit être une région de dialogue et de coopération, et non de rivalité »). Le PCJ s'oppose fermement à la militarisation du Japon et à son intégration dans le système d'alliances antichinoises mis en place par Washington. Mais il critique aussi clairement ce qu'il appelle l'hégémonisme et le chauvinisme de grande puissance chinois. Cela recouvre, entre autres, la critique des violations des droits de l'homme au Xinjiang et à Hong Kong et la défense du droit à l'autodétermination de Taïwan (et évidemment l'opposition à l'usage de la force par la Chine). En ce qui concerne la guerre russe en Ukraine, le PCJ dénonce l'agression de la Russie et exige un retrait immédiat et inconditionnel des forces militaires russes.

Lorsque les gens de la gauche campiste parlent de la Russie, la manière dont ils le font en dit long sur eux. La Russie aurait été menacée par l'élargissement de l'OTAN. Sa réaction en envahissant l'Ukraine ne peut être approuvée, mais la faute en incomberait réellement aux États-Unis et à l'OTAN. Il faudrait comprendre la Russie et faire la paix en tenant compte de ses préoccupations légitimes. Et ainsi de suite.

1. La nature de la Russie

Mais qu'est-ce que la Russie ? C'est la question qu'ils ne posent pas. En principe, une république fédérale mais, en fait, les restes (substantiels) d'un empire. Des six empires qui sont entrés en guerre en 1914 (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Russie, Autriche-Hongrie, Turquie), c'est le seul qui subsiste. La Russie n'est pas un État-nation mais un empire. Les auteurs du document parlent de l'OTAN qui voudrait « exclure la Russie de l'Europe ». Mais ce n'est pas nécessaire. La Russie s'est exclue d'elle-même de l'Europe lorsqu'elle a traversé l'Oural et conquis, en trois siècles, des vastes territoires, vers l'est jusqu'au Pacifique et vers le sud jusqu'à l'Asie centrale. Ou, pour être plus précis, elle a cessé d'être un État purement européen pour devenir un empire eurasien. D'ailleurs, avant même de s'aventurer en Asie, elle était déjà un empire, avec de nombreuses conséquences que nous ne pouvons pas aborder ici. Mais répéter que « la Russie fait partie de l'Europe » ne nous mènera nulle part.

Politiquement, qu'est-ce que la Russie ? Officiellement une démocratie, mais c'est une plaisanterie, comme l'ont montré les récentes élections régionales. C'est, à tout le moins, l'État le plus répressif à l'intérieur et le plus agressif à l'extérieur qui intervienne en Europe. Dans les discussions entre les opposants russes et parmi ceux qui suivent de près les événements en Russie, la question du fascisme est centrale. Examinons les principales caractéristiques de la Russie. Nous avons le grand leader : le culte de Poutine est modeste comparé à la dynastie des Kim en Corée du Nord, ou même à Xi Jinping en Chine, mais il est plus important que pour n'importe quel leader russe depuis Staline. Malgré les apparences de la démocratie parlementaire, le régime n'est soumis à aucun contrôle démocratique. Les droits démocratiques les plus élémentaires (expression, réunion, manifestation) sont supprimés. Il n'y a pas de presse libre, ni de syndicats libres. Le climat social et idéologique est patriarcal, misogyne, homophobe. Et surtout imprégné du chauvinisme grand-russe, qui est désormais enseigné dans les écoles et appliqué en Ukraine. La définition de la Russie fait l'objet d'un débat : fasciste (l'historien Timothy Snyder, le socialiste et écrivain russe Ilya Budraitskis), néo-fasciste (le philosophe slovène Slavoj Zizek), para-fasciste, post-fasciste, fascisant. Il est clair que le fascisme russe ne correspond pas au fascisme « classique » des années 1920 et 1930, mais cela n'épuise pas la question.

La Russie est-elle impérialiste ? Lénine le pensait, et il était bien conscient de la mesure dans laquelle le capital étranger contrôlait son économie. Les choses ont changé : il existe aujourd'hui un capital national russe autonome. Un mélange de capital étatique et privé, fortement axé sur le secteur primaire - pétrole, gaz, minéraux... (Voir Russian imperialism and its monopolies” | Links). Mais le fait que la Russie ait des intérêts économiques à défendre ne signifie pas que c'est ce qui a motivé la guerre. Il y a une autonomie de la dimension politique (ou géopolitique). L'Ukraine est la clé de voute de tout projet impérial russe, même au prix d'un coût économique considérable à court terme.

Répétons-le : pour comprendre le monde d'aujourd'hui, il faut se défaire de l'idée que ce sont les Etats-Unis et leurs alliés qui initient tout. Les contradictions inter-impérialistes et inter-capitalistes s'aiguisent. Cela crée des luttes de pouvoir et la création ou le renforcement de blocs. Les principaux acteurs sont les États-Unis, la Chine et la Russie. Mais il existe d'autres acteurs autonomes, cités plus haut.

En ce qui concerne les blocs, les États-Unis ont une longueur d'avance : OTAN, Quad, AUKUS, etc. Les pays qui soutiennent la Russie sur la guerre (au lieu de s'abstenir) sont une triste collection : Belarus, Corée du Nord, Erythrée, Iran, Syrie, Nicaragua... Une grande partie du soutien organisé à la Russie en Europe provient des partis d'extrême droite, même si certains d'entre eux sont devenus plus discrets depuis le début de la guerre. La Chine a très peu d'alliés dans son environnement proche : le Cambodge et la junte du Myanmar. Le fait est que de nombreux voisins de la Chine sont davantage alliés aux États-Unis, précisément parce qu'ils sont voisins de la Chine.

2. Les camps dans la politique mondiale

Si nous cherchons à aborder la situation mondiale en termes de camps, il est clair qu'il existe un camp occidental, au sens large. Pendant la guerre froide, il y avait sans aucun doute un camp soviétique. Il est beaucoup moins évident de savoir s'il existe aujourd'hui un camp russe ou chinois. C'est à partir de là que nous commençons à entendre la musique des BRICS et du Sud global, dont on parle parfois comme s'il s'agissait d'un camp anti-occidental réel ou potentiel. Qui composerait ce camp ? Parfois tout le monde, sauf l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Asie du Nord-Est. Quels sont les critères ? Dans les années 1950, il y avait le mouvement des non-alignés, qui était précisément cela : il n'était rattaché à aucun bloc et soutenait les mouvements de libération nationale.

Qu'est-ce qui unit les BRICS ou le Sud global ? Au sens très large, la recherche d'une alternative au monde occidental « fondé sur des règles ». Mais c'est très vague. Le document parle de « tentative de nombreux États du monde d'évoluer vers un ordre multipolaire non impérial de sécurité commune ». Premièrement, il semble que l'autonomie économique soit tout aussi importante, sinon plus, que la sécurité commune. Deuxièmement, il est plus qu'évident que la Russie et la Chine cherchent à utiliser les BRICS et la notion de Sud global comme levier contre les États-Unis. L'idée de la Chine en tant que leader du Sud global peut sembler fantaisiste. La Chine est en effet l'un des principaux exploiteurs du Sud, notamment par le biais d'échanges inégaux et de la dette. Mais elle a un objectif très clair à cet égard (voir “China, leader of the Global South ?”,The Economist, 23 septembre 2023). La Russie exploite également le Sud global, mais avec une puissance économique moindre. Ce n'est pas un hasard si sa pénétration de l'Afrique s'est faite par le groupe Wagner, avec les méthodes de voyous qui le caractérisent. De la définition de l'impérialisme russe donnée par Lénine en 1916, on peut retenir au moins qu'il est grossier, militaire et bureaucratique.

Au-delà, le Sud global est extrêmement hétérogène. Il l'a toujours été, à l'époque où on l'appelait le tiers-monde, mais cela est beaucoup plus accentué aujourd'hui. À côté des pays classiquement dépendants d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie, il y a l'Inde qui aspire à rejoindre le club des grands et qui constitue un cas à part. Il y a les pétromonarchies du Golfe, en particulier l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Des pays comme le Brésil, l'Afrique du Sud, le Mexique, la Turquie et l'Iran sont ce que l'on pourrait appeler des puissances intermédiaires. Il est plus intéressant d'analyser la réalité du Sud global que de faire de grandes généralités. De même qu'il est plus fructueux d'analyser la Russie et la Chine que de les définir essentiellement par leur opposition aux États-Unis. En outre, le schéma assez banal du déclin de l'hégémonie américaine et de la montée en puissance de la Chine doit être examiné d'un œil critique. Il se pourrait bien que les États-Unis ne déclinent pas aussi rapidement qu'on le dit souvent et que la Chine ne les supplantera pas dans un avenir proche, voire jamais. Si nous examinons les membres des BRICS et le Sud en général, nous verrons que le degré d'imbrication avec l'ordre économique dirigé par l'Occident est souvent considérable. Nulle part est-ce plus vrai qu'en Inde.

Examinons l'avant-dernière section du document. « La paix ... exige avant tout une politique de sécurité commune. C'est le contraire de la politique impérialiste, qui conduit tôt ou tard à des guerres impérialistes ». Il s'agit là d'une déclaration remarquable. Une politique peut être adoptée puis abandonnée au profit d'une autre. Mais l'impérialisme n'est pas une politique : il y a cent ans, Lénine a polémiqué contre Karl Kautsky qui pensait qu'il l'était. L'impérialisme est une étape du capitalisme, et il conduit à des guerres impérialistes. Il ne s'agit pas seulement de guerres entre États impérialistes, ce que nous n'avons pas vu depuis 1945, mais de guerres menées par des États impérialistes (et même d'autres États) pour défendre ou étendre leur propre pouvoir économique, politique et militaire. Il y a eu de nombreuses guerres de ce type ; l'Ukraine est la dernière en date.

« Il doit être clair pour tout le monde que les États-Unis ont été la force motrice de presque toutes les guerres aux portes de l'UE depuis 1991 », indique le document. Tout d'abord, tout dépend de la définition que l'on donne à la notion de « portes ». L'Irak et l'Afghanistan ne sont pas exactement aux portes de l'UE. La Libye peut-être, mais la guerre de bombardements de 2011 a été menée par la Grande-Bretagne et la France, certes avec le soutien des États-Unis. La Tchétchénie est beaucoup plus aux portes de l'UE. Mais la force motrice là n'était pas les États-Unis, mais la Russie. Comme en Géorgie en 2008 et en Ukraine depuis 2014. Franchement, ce « deux poids, deux mesures » permanent a fait son temps. En fait, depuis la chute de l'Union soviétique, toutes les guerres de la Russie, à l'exception de la Syrie, se sont déroulées en Europe. Les guerres balkaniques des années 1990 n'étaient pas le fait de la Russie et son influence était marginale. Les États-Unis et l'OTAN ont joué un rôle plus important, mais la force motrice de ces guerres est venue des contradictions inhérentes à la Yougoslavie, et en particulier des ambitions post-yougoslaves de la Serbie.

D. L'OTAN et l'Europe

On entend constamment, et encore dans ce document, comme s'il s'agissait d'une évidence, que les choses iraient mieux si l'Europe/l'UE s'émancipait de la tutelle des Etats-Unis. C'est loin d'être évident. L'impérialisme européen n'a rien de sympathique. Toutes les guerres depuis 1991... Pourquoi commencer par là ? Pourquoi pas en 1945 ? On trouverait des guerres coloniales, des crimes de guerre, des massacres, impliquant la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Portugal. Non pas au dix-neuvième siècle, mais de mémoire d'homme. La France, en particulier, a continué à intervenir en Afrique jusqu'à aujourd'hui, bien qu'il semble que son temps soit enfin écoulé.

Les pays européens n'ont plus de colonies d'importance, même si la France (encore elle) doit encore se défaire de la Nouvelle-Calédonie/Kanaky. Mais l'exploitation intense des pays du Sud est désormais menée pacifiquement par l'UE et surtout par son noyau impérialiste, en particulier, mais pas seulement, en Afrique.

L'Europe se porterait-elle mieux sans les États-Unis (et sans l'OTAN, car l'OTAN est une alliance militaire dirigée, financée et largement armée par les États-Unis) ? Examinons un instant l'OTAN. Comme chacun sait, elle n'a jamais tiré un seul coup de feu de colère pendant la guerre froide. Mais elle disposait de forces importantes et bien armées et de budgets militaires pour les financer. Elle est intervenue dans les Balkans dans les années 1990 et en Afghanistan à partir de 2001, mais il ne s'agissait pas d'opérations majeures comparée à la guerre en Ukraine. Malgré le discours contraire de la gauche, l'OTAN n'est pas restée une alliance hautement militarisée après 1991. En fait, les budgets de défense ont été réduits et les armées sont devenues plus petites et sous-équipées. Même après les événements de 2013-2014 en Ukraine, il y a eu très peu de changements. Il a été question d'une armée européenne, en particulier de la part de la France. L'ancienne chancelière allemande Angela Merkel et ses différents homologues français ont passé des années à essayer, sans succès, d'apaiser Poutine. Dans ce contexte, l'offre faite en 2008 à l'Ukraine et à la Géorgie de rejoindre l'OTAN apparaît comme une aberration. La France and l'Allemagne étaient toujours contre. Tout comme Obama. L'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN n'a pas effrayé Poutine, car il savait que le risque était inexistant. Le 24 février 2022, l'Ukraine n'était pas plus près d'adhérer à l'OTAN qu'elle ne l'était en 2008.

L'invasion de l'Ukraine par la Russie a tout changé. Pour la première fois en Europe depuis 1945, un pays a lancé une guerre totale contre un autre. Certes, il y a eu 1974 à Chypre, puis les guerres balkaniques dans les années 1990. Mais la guerre actuelle est sans précédent par son ampleur et par le fait qu'elle a été déclenchée par la Russie, une grande puissance nucléaire. Qu'en est-il de la « guerre par procuration » de l'OTAN ? Si l'OTAN avait prévu de lancer une guerre par procuration, elle aurait commencé à armer l'Ukraine en 2014, mais elle ne l'a pas fait (Voir Military Assistance to Ukraine : Rediscovering the Virtue of Courage). L'OTAN et les États-Unis ont été pris par surprise et ont réagi aux événements. Ils n'ont commencé à armer sérieusement l'Ukraine qu'une fois qu'elle a prouvé sa capacité à arrêter la Russie devant Kiev et à lui faire abandonner le nord du pays.

C'est ainsi que les choses se sont passées. La Russie a été surprise par la résistance de l'Ukraine et peut-être encore plus par la réaction de l'OTAN. Les guerres changent beaucoup de choses, qui ne correspondent pas toujours aux intentions de ceux qui les déclenchent. Cette guerre était censée démontrer la puissance militaire de la Russie. Au lieu de cela, elle a révélé ses faiblesses. Elle devait conduire à une Ukraine faible, divisée et soumise à la Russie. L'Ukraine n'a jamais été aussi unie dans la défense de son indépendance. L'OTAN devait être trop faible et divisée pour réagir. Elle n'a jamais été aussi efficace et unie depuis la fin de la guerre froide - et populaire, ou du moins acceptée comme un mal nécessaire.

Le document dit : « La gauche a toujours critiqué la politique expansive et agressive de l'OTAN ». En effet, elle l'a fait. Sans toujours prêter attention aux faits. Comme nous l'avons vu, les engagements militaires de l'OTAN ont été limités. Peut-être que par « expansive et agressive », les auteurs veulent dire que l'expansion de l'OTAN depuis 1999 est en soi agressive ? C'est fort probable. Ce discours passait peut-être à une période où la plupart des gens ne pensaient pas particulièrement à l'OTAN. Mais la guerre a changé la donne. Tout d'abord, elle a montré, à une échelle sans précédent, le caractère agressif de l'impérialisme russe. En particulier dans les pays limitrophes ou proches de la Russie, la leçon a été que si vous êtes dans l'OTAN, vous n'êtes pas envahi (jusqu'à présent, en tout cas), et que si vous n'êtes pas dans l'OTAN, regardez ce qui vous arrive. Si les auteurs de ce document pensent qu'ils peuvent encore s'en tirer avec le vieux discours anti-OTAN (appels à quitter l'OTAN, à dissoudre l'OTAN...), ils se trompent lourdement.

Les auteurs parlent de « parties de la gauche scandinave qui considèrent de plus en plus l'OTAN comme une alliance défensive ». Ils auraient pu ajouter qu'une grande majorité de personnes dans les pays membres de l'OTAN (et au-delà...) pensent exactement cela. Mais ils ne le disent pas parce que cela ne rentre pas dans leur schéma. Une fois de plus, on a la très forte impression que ce que pensent les personnes concernées n'a que peu d'importance par rapport aux « solutions » géopolitiques, qui ne résolvent en fait rien. La Gauche verte nordique est sans doute parfaitement consciente que « l'OTAN n'est pas une alliance pour la défense de la démocratie en Europe mais sert les intérêts hégémoniques des Etats-Unis ». Mais cela ne résout rien. Il est nécessaire de trouver une alternative qui défende les pays d'Europe, leurs peuples et, oui, leur démocratie. Une alternative concrète et réalisable.

1. Démocratie contre dictature ?

Ouvrons une parenthèse. Il est clair que le conflit fondamental entre la Chine, les Etats-Unis, la Russie et d'autres pays repose sur des questions de rivalité inter-impérialiste autour du pouvoir économique, politique et militaire et parfois de revendications territoriales. Il ne s'agit pas de démocratie contre dictature. Si l'on prend les Etats-Unis, ils n'ont eu aucun scrupule à s'allier avec des dictatures, notamment en Amérique latine et au Moyen-Orient. Ils viennent même de conclure des accords de renforcement des relations avec le Vietnam, qui n'est pas une démocratie. Pourtant, si l'on considère les alliés des États-Unis au sein de l'OTAN et de l'UE, ainsi qu'en Asie du Sud et de l'Est, on constate qu'ils sont pratiquement tous des démocraties. Face à cela, il y a une zone sans démocratie de Minsk à Pyongyang. Il serait naïf de penser que les États-Unis et leurs alliés n'en profiteraient pas - et c'est ce qu'ils font. Dans les pays concernés, par exemple les États baltes en Europe et Taïwan en Asie, les populations savent qu'une occupation par la Russie ou la Chine signifierait non seulement la fin de leur indépendance, mais aussi de leurs droits démocratiques. Cela vaut également pour l'Ukraine. Inversement, bien que les motivations de la Russie pour écraser l'Ukraine ne soient pas intrinsèquement basées sur la démocratie, le fait d'avoir une démocratie à proximité est plus qu'une irritation. Ainsi, bien que la question de la démocratie ne soit pas la cause première des conflits, elle est beaucoup plus tangible pour les gens que les théories de l'impérialisme. Elle devient donc un facteur de la situation.

Le document plaide en faveur d'un découplage entre l'Europe et les États-Unis. « La gauche doit donc clairement rejeter la subordination de la politique de sécurité de l'UE aux prétentions impériales à la suprématie des États-Unis ». Plus loin, « l'incapacité de l'UE à s'affirmer de manière indépendante en matière de politique de sécurité est la cause de sa subordination à l'OTAN ». Cela n'explique rien. Franchement, on pourrait tout aussi bien dire que « la subordination de l'UE à l'OTAN est la cause de son incapacité à s'affirmer de manière indépendante ». Ce discours est très répandu à gauche. Il n'est d'ailleurs pas si éloigné des appels répétés du président français Emmanuel Macron à l'« autonomie stratégique » de l'Europe. En effet, le document écrit que « la demande d'une autonomie stratégique pour l'Europe doit être abordée sérieusement par la gauche. »

L'OTAN est une alliance militaire dirigée par les États-Unis. Pourquoi les pays européens acceptent-ils ce leadership américain ? Pendant la Guerre froide, il a été accepté parce qu'il y avait un ennemi commun et que les États-Unis étaient de loin la force militaire la plus puissante. Que s'est-il passé après la fin de la guerre froide ? L'intervention relativement limitée mais néanmoins décisive de l'OTAN dans les guerres des Balkans a souligné une chose. L'Europe était incapable de mettre fin à ces guerres. Elle avait besoin de l'OTAN, donc des États-Unis. Ce n'est pas un hasard si les accords qui ont mis fin à la guerre de Bosnie ont été signés à Dayton, dans l'Ohio. Ensuite, il y a eu l'engagement de l'OTAN en Afghanistan dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis, une opération criminelle qui s'est avérée inutile, et son intervention en Libye en 2011, qui a abouti au démembrement effectif de ce pays. Après cela, on a commencé à se poser des questions sur l'avenir de l'OTAN.

Cette phase est désormais terminée. L'invasion de l'Ukraine par la Russie a fourni des arguments convaincants en faveur de la nécessité d'une alliance militaire. Ce n'est pas ce qu'une grande partie de la gauche veut entendre, mais c'est la vérité. Alors, à partir de là, où va-t-on ? La diplomatie de la navette menée par Mme Merkel et ses différents partenaires français reposait sur l'idée que la Russie pouvait être intégrée à la famille européenne des nations. Il y avait un prix à payer. Ce prix était l'acceptation d'une « zone grise » entre l'UE/l'OTAN et la Russie : L'Ukraine et les républiques du Caucase du Sud. L'Ukraine et la Géorgie n'adhéreront donc pas à l'OTAN ou à l'UE, mais les troupes russes n'y seront pas admises non plus. Mais la Russie ne voulait pas d'une zone grise, elle voulait que l'Ukraine fasse partie de sa zone. Elle voulait, au minimum, la démilitarisation des États membres de l'OTAN en Europe centrale et orientale. Le résultat de la guerre jusqu'à présent est que ces États sont devenus plus, et non moins, militarisés et que l'Ukraine a maintenant au moins la possibilité d'adhérer à l'OTAN et à l'UE. Qu'elle le fasse ou non dépend de l'issue de la guerre.

E. Quelle alternative pour une paix juste ?

La dernière partie du document traite de la nécessité d'un « concept alternatif de sécurité collective pour l'Europe ». Voyons d'abord le raisonnement : « Les Etats de l'UE - y compris le gouvernement allemand, qui était au départ quelque peu hésitant - sont maintenant pleinement engagés dans la mission de défendre la domination des Etats-Unis et donc, en tant qu'alliés, leur propre position privilégiée. Il ne s'agit pas seulement de la Russie, mais aussi et surtout de la Chine ». C'est une description assez juste. Nous devrions souligner « également leur propre position privilégiée ». C'est le point le plus important. Mais lorsque nous parlons des États membres de l'UE, nous devrions être plus précis. Tous les États membres sont égaux, mais certains sont nettement plus égaux que d'autres. Les véritables privilégiés sont avant tout la France et l'Allemagne, ainsi que des États impérialistes de moindre poids et de quelques pays dépendants. Nous devrions ajouter la Grande-Bretagne, même si elle ne fait pas partie de l'UE. Ces impérialistes de deuxième rang n'ont pas la puissance militaire nécessaire pour défendre leurs privilèges. Elles ont besoin d'un protecteur, et le plus évident est les États-Unis. La France et l'Allemagne ont peut-être pensé qu'elles pourraient y échapper en neutralisant la Russie. Si c'est le cas, elles se sont trompées.

Lorsque les auteurs du document parlent d'autonomie stratégique européenne, ce n'est pas tout à fait explicité, mais le raisonnement semble être qu'une UE libérée de l'hégémonie américaine serait capable de développer une politique étrangère indépendante et de traiter avec le reste du monde (et la Russie, en particulier) sur cette base. Cependant, le principal conflit dans le monde n'est pas « entre les efforts des États-Unis et de leurs alliés pour maintenir leur suprématie impériale » - ce qui est vrai - « et la tentative de nombreux États du monde d'évoluer vers un ordre multipolaire de sécurité commune » - ce qui n'explique rien. Le principal conflit se situe entre les États-Unis et leurs alliés, d'une part, et la Chine et la Russie, d'autre part. Aucun de ces deux pays n'est non-impérial, bien au contraire.

1. La "sécurité collective

Examinons l'aspiration à la paix et à la sécurité collective. Tout d'abord, on ne dira jamais assez que les principales puissances et quelques autres sont motivées par leurs intérêts matériels et géopolitiques. L'invasion de l'Ukraine par la Russie en est l'expression. Le résultat est une guerre entre la Russie et l'Ukraine. Où est le problème avec la notion de « guerre inter-impériale » ? Evidemment, qu'un seul impérialisme est réellement en guerre. Mais l'Ukraine n'est qu'un mandataire des autres impérialistes, nous dit-on. Existe-t-il un précédent ? Oui, il y en a un : la guerre du Viêt Nam. Seuls les États-Unis et quelques alliés étaient en guerre contre le Viêt Nam. Ni l'Union soviétique ni la Chine n'étaient en guerre. Mais ils ont fourni une aide énorme au Viêt Nam, non seulement comparable à celle accordée à l'Ukraine aujourd'hui, mais encore plus considérable. Et bien que cela n'ait pas été rendu public à l'époque, des forces soviétiques et chinoises étaient présentes au Viêt Nam. Quelqu'un a-t-il parlé d'une guerre par procuration à l'époque ? Certainement pas quelqu'un de gauche. Mais il y avait beaucoup de gens à droite qui expliquaient qu'il ne s'agissait pas seulement d'une guerre contre le Viêt Nam, car derrière le Viêt Nam se cachait le « communisme international » qui prévoyait de s'emparer du « monde libre ». Mais malgré toute l'aide reçue, c'était la guerre du Viêt Nam et bien qu'il ait entretenu des relations étroites avec l'Union soviétique en particulier, après la guerre, le Viêt Nam n'a jamais été le satellite de qui que ce soit.

Si l'on examine la logique du document, on constate qu'il commence par sacrifier l'Ukraine sur l'autel de la recherche d'un « système global de sécurité commune qui inclut la Russie ». Nous avons déjà évoqué le prix que la Russie exigerait pour faire partie d'un système de sécurité commune. Le chancelier allemand Olaf Scholz a passé de nombreuses années à négocier avec Poutine aux côtés de Merkel. Aujourd'hui, il déclare qu'il ne peut imaginer un partenariat avec la Russie de Poutine. Il serait probablement erroné d'interpréter cela comme un rejet de Poutine en tant que personne, même si la duplicité de ce dernier a sans aucun doute joué un rôle.

Il s'agit surtout d'un rejet des illusions de grandeur impériale de la Russie. Les auteurs semblent regretter l'abandon de l'autonomie stratégique européenne, malgré les hésitations de l'Allemagne. Mais il se peut que nous sommes en train de voir une certaine forme d'autonomie stratégique. La forme préconisée par le document détacherait l'Europe des États-Unis et rechercherait une sécurité européenne qui inclurait la Russie. Cette perspective n'était pas convaincante avant la guerre actuelle, elle est totalement redondante aujourd'hui. Le premier résultat de la guerre a été d'unir l'OTAN dans son soutien à l'Ukraine. Elle a également renforcé la crédibilité de pays tels que la Pologne et les États baltes, qui mettaient en garde depuis des années contre le danger que représentait la Russie, et a quelque peu entamé l'autorité du couple franco-allemand. Les derniers développements sont assez intrigants. Selon l'Institut Kiel , surtout si l'on considère les engagements à long terme, l'aide américaine à l'Ukraine est en train d'être dépassée par l'Europe. Et qui prend la tête des puissances européennes ? L'Allemagne, suivie de la Grande-Bretagne. Et où est la France ? En bas de l'échelle, parmi les retardataires. Est-ce le début d'une sorte d'autonomie stratégique européenne ? Peut-être, en un sens. Non pas en rompant avec les États-Unis, mais en devenant moins dépendante d'eux. Et non pas en apaisant la Russie, mais en l'affrontant. Il faudra voir comment les choses évoluent.

2. Les alternatives à l'OTAN et la lutte pour la paix

La question se pose donc de savoir s'il existe une alternative à l'OTAN. Et si oui, quelle est-elle ? La réponse n'est pas simple. Si l'on admet qu'il n'y aura pas de sitôt un monde pacifique, l'Europe doit être en mesure de se défendre. Une alliance européenne de défense est envisageable, mais pas si facile. Elle pose à la gauche une série de problèmes que nous ne pouvons qu'effleurer ici : conscription ou non, droits des soldats, budgets militaires.... La question fondamentale est : quelle armée pour défendre quel type de société ?

La dernière partie du document est celle qui pose les questions les plus fondamentales. Le problème n'est pas celui d'un système de sécurité collective, ni même de la paix, qui sont des

La grève générale illimitée des enseignant·e·s de la FAE

28 novembre 2023, par Fédération autonome de l'enseignement (FAE) — ,
Près de 66 500 enseignant·e·s affiliés à la Fédération autonome de l'enseignement (FAE) ont déclenché une grève générale illimitée le 23 novembre dernier. Photo : Jeudi 23 (…)

Près de 66 500 enseignant·e·s affiliés à la Fédération autonome de l'enseignement (FAE) ont déclenché une grève générale illimitée le 23 novembre dernier.

Photo : Jeudi 23 novembre, des dizaines de milliers de personnes de tous les horizons voulant soutenir l'école publique ont pris la rue à Montréal pour souligner le déclenchement de la grève générale illimitée des 66 500 enseignantes et enseignants de la FAE, une première depuis 40 ans au Québec.

Un message du comité de négo

Le comité de négociation a jusqu'à maintenant passé de nombreuses heures à convaincre la partie patronale à quel point il est primordial d'apporter des changements importants et significatifs à nos conditions d'exercice.

Une forte mobilisation est absolument nécessaire et fera la différence aux tables de négociation.

Pour connaître les priorités de négociations de la Fédération autonome de l'enseignement et lire le document présentant ces dernières, cliquez sur le l'icône ci-dessous :

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