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Yémen, L’alliance stratégique des Houthis et de l’Iran (1ère partie)

La guerre de Gaza a remis, sur le devant de la scène, un groupe armé yéménite, les Houthis, qui s'attaque actuellement à l'État hébreu et aux intérêts stratégiques d'Israël et des États-Unis dans la mer Rouge. Qui sont donc ces Houthis ? Quels liens ont-ils avec l'Iran ?
Tiré de MondAfrique.
Apparus en 1992 et connus sous le nom de Houthis en référence à leur guide spirituel Hussein Badreddine el-Houthi, ils ont mené plusieurs guerres contre le régime du président Ali Abdallah Saleh de 2004 à 2010 depuis leur fief de Saada au nord du Yémen. M. Saleh, obligé de quitter le pouvoir en 2012, devient leur allié principal en 2014 quand ils prennent la capitale Sanaa et dissolvent le Parlement.

À la différence du réseau iranien dans la région (le Hezbollah ou le Hachd el-Chaabi irakien), le leadership houthi présente une connotation familiale unique (la famille El-Houthi). Les Houthis ont un statut socioreligieux et une légitimité découlant de leur filiation à la famille du Prophète (Ahl el-Beit). Ce statut leur a permis d'obtenir le soutien des principales tribus du nord. De ce fait, ils ont pu limiter l'association des tribus avec l'ancien président Ali Abdallah Saleh et de gouverner en tant qu'autorité alternative pendant des années.
À partir de 2015, l'Arabie saoudite, à la tête d'une coalition de plusieurs pays arabes, intervient au Yémen, l'objectif étant le rétablissement de la souveraineté du gouvernement et le démantèlement des Houthis. Par ailleurs, les Saoudiens mettent un blocus autour du Yémen afin d'empêcher l'Iran de ravitailler les Houthis en armes.

L'affinité idéologique entre l'Iran et les Houthis
Les Houthis sont un clan originaire du nord-ouest du Yémen. Ils pratiquent le chiisme zaydite. D'après le think tank Wilson Center, le Yémen a été gouverné par un imam zaydite pendant 1.000 ans avant d'être renversé en 1962. Depuis lors, les Zaydites luttent pour restaurer leur autorité et influence au Yémen. Selon l'Institut néerlandais des relations internationales (Clingedael), le clan houthi, dans les années 1980, se sentant menacé par les prédicateurs salafistes financés par l'État et établis dans ses régions, lance un mouvement faisant revivre ses traditions. Toutefois, tous les Zaydistes ne s'alignent pas sur le mouvement houthi. Leur slogan est une claire itération de la propagande de la République islamique s'opposant farouchement aux États-Unis et à Israël. D'ailleurs, Badreddine el-Houthi a étudié en Iran dans les années 1980.
Ils sont en conflit avec le gouvernement du Yémen depuis plus de 10 ans. Depuis 2011, leur mouvement devient plus large et s'oppose au gouvernement central. Ils commencent à s'autodésigner « Ansarullah » (littéralement partisans de Dieu).
L'affinité idéologique entre l'Iran et les Houthis, en ce qui concerne les aspects religieux de l'idéologie, est relativement faible puisque les chiites iraniens suivent le chiisme duodécimain alors que les Houthis suivent le courant zaydite, deux courants du chiisme fondés sur des conceptions différentes.
Après l'unification du Yémen en 1990, le pays est devenu majoritairement sunnite. De là où ils étaient majoritaires, les Zaydites ne représentent plus que 35% de la population, les poussant à s'engager sur la voie de l'indépendance. Selon Clingendael, c'est là que les convictions idéologiques renvoient à un sentiment d'appartenance à un chiisme transnational qui promeut une action militante contre l'oppression – réelle ou perçue comme telle. Les Houthis déclarent partager un récit idéologique avec les autres populations chiites du Moyen-Orient, nourri par l'Iran, indépendamment des différences de doctrine. Et c'est de là que naît l'affiliation avec « l'axe de la résistance ».
Le parrainage du Hezbollah
Selon Eleonora Ardemagni de l'Institut italien des études politiques internationales, l'Iran, à travers le Hezbollah, a apporté un parrainage certain au groupe yéménite en matière de formation militaire et en améliorant les opérations de missiles guidés.
Les Houthis profèrent une grande ressemblance au Hezbollah parce qu'ils sont tous les deux « nés » en tant que mouvements de résistance et qu'ils ont des chefs perçus comme charismatiques. De même, la guerre leur a permis de renforcer leur présence politique et militaire dans la région (guerre de 2006 pour le Hezbollah et intervention arabe de 2015 pour les Houthis).
Le support matériel de l'Iran
Différents sites Web des Nations unies affirment que les Houthis ont commencé à recevoir des armes de l'Iran à partir de 2009. Téhéran leur a fourni un soutien matériel : des armes, du financement et des conseils stratégiques.
En termes guerriers, les Houthis sont passés d'un groupe de guérilla à une force armée plus sophistiquée. Ceci est dû en grande partie au renforcement des relations avec l'Iran. Au cours des années 2000, leur stratégie se base sur le modèle iranien créant des centres d'apprentissage et des camps d'été servant de centres de recrutement.
Selon l'Institut italien pour les études politiques internationales, l'assistance sécuritaire fournie par le Corps des gardiens de la révolution islamique – Force Qods (contrebande d'armes et de munitions, formation militaire) a permis aux Houthis d'améliorer leurs capacités de défense et de développer leurs compétences asymétriques. Ceci leur a permis de créer de nouvelles institutions militaires au Yémen comme le Conseil du jihad. Celui-ci permet aux Houthis de centraliser la prise de décision stratégique tout en intégrant les conseils du Qods et du Hezbollah sur la stratégie militaire et l'armement. L'assistance du réseau iranien a permis aux Houthis de construire leurs propres usines d'armements, notamment des drones.
Au début des années 2000, les Houthis se sont mis à collecter des contributions volontaires de Yéménites fortunés ou des impôts de citoyens ordinaires pour la libération de la Palestine. Une fois emparés de Sanaa en 2011, ils ont également commencé à collecter les revenus des gisements de gaz et de pétrole, à prélever des ressources économiques (taxes, impôts, zakat, khums) et à s'approprier les recettes douanières du port de Hodeïda. On peut donc supposer que les Houthis disposent d'une solide base financière indépendante. Mais ils sont le maillon le plus faible de la chaîne iranienne sur le plan de l'aide sociale. Par exemple, pendant la pandémie de Covid-19, ils n'ont pas été en mesure de contenir la maladie ni de fournir médicaments ou vaccins aux populations sous leur contrôle.
L'affiliation iranienne a aussi contribué à la structuration du réseau des médias houthis. Al-Masirah, leur média officiel, émet à partir de Beyrouth depuis 2012 avec l'assistance technique d'Al-Manar, média du Hezbollah.
L'Iran a joué un rôle plus important après l'intervention de l'Arabie saoudite en 2015 en fournissant de l'armement. Mais l'objectif des Houthis a toujours été de restaurer leur autorité dans le nord du Yémen.
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Quel rôle va jouer la COP de Dubaï ?

Les COP, souvent décriées, contribuent pourtant à décarboner la planète. Retour sur trois décennies de négociations onusiennes avant l'ouverture de la 28e conférence internationale sur le climat à Dubaï, le 30 novembre.
Photo et article tirés de NPA 29
photo :Des manifestants lors de la COP27, organisée à Charm el-Cheikh (Égypte). – MOHAMED ABDEL HAMID ANADOLU AGENCYAnadolu via AFP
Vu de loin, les COP ressemblent à une vaste foire d'empoigne réunissant des myriades de lobbyistes, diplomates, observateurs, journalistes et organisations non gouvernementales. Grandissant d'année en année, ces sommets onusiens du climat ne semblent plus produire le moindre résultat. D'où la question légitime : « À quoi servent les COP » ? Y répondre suppose de jeter un coup d'œil dans le rétroviseur avant l'ouverture du 28e sommet, jeudi 30 novembre à Dubaï (Émirats arabes unis).
Retour en juin 1992, au Sommet de la Terre de Rio de Janeiro.
Durant cette conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement, les dirigeants de 179 pays adoptent la Déclaration de Rio, la Déclaration sur la gestion des forêts, la Convention sur la diversité biologique et, pour le sujet qui nous intéresse, la Convention-cadre sur les changements climatiques (CCNUCC). Puis, quelques mois plus tard, la convention sur la lutte contre la désertification, intimement liée à la précédente.
L'objectif du consensus unanime
Longue de vingt-cinq pages et toujours en vigueur, la CCNUCC fixe à ses signataires un objectif : stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre (GES) « à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ».
Il s'agit de réduire nos émissions de dioxyde de carbone, de méthane, de protoxyde d'azote et d'hexafluorure de soufre. Restait à définir cette « perturbation anthropique dangereuse ». En 1992, la concentration de CO2 dans l'atmosphère était de 356 parties par million (PPM), en progression de 0,4 % par an. Quelle teneur en carbone dans l'air ne devons-nous pas franchir ? Personne ne pouvait répondre à cette question, pas même les rédacteurs du premier rapport du Giec, paru en 1990.
Comme il est de coutume pour les conventions internationales, un secrétariat de la CCNUCC fut établi. Son premier rôle ? Organiser chaque année une conférence des parties (conference of the parties, COP). Durant la quinzaine de jours que dure une COP, les parties — c'est-à-dire les États signataires de la conférence — négocient dans le but de parvenir au consensus unanime. Les négociations portent sur les règles encadrant la mise en œuvre d'objectifs fixés par la Convention, les obligations des uns et des autres et la fixation de nouveaux objectifs.
La première COP à produire des effets visibles fut la troisième du nom, organisée en décembre 1997 à Kyoto (Japon). À l'issue d'âpres négociations, elle adopte le protocole de Kyoto, obligeant les quarante-et-un États les plus développés à réduire de 5 % en moyenne leurs émissions de GES entre 1990 et 2012.
Malgré le fait que les États-Unis, le Canada, puis le Japon, se soient retirés de l'accord, le pari a été tenu. En 2012, la quarantaine de pionniers a atteint le but fixé à Kyoto, en partie grâce à la chute du bloc soviétique — qui a arrêté nombre d'industries lourdes en Russie — et à la crise économique mondiale de 2008. Cette décarbonation forcée a suscité des vocations : en 2008, l'Union européenne publie le « paquet énergie-climat », visant à réduire de 20 % les émissions de ses vingt-huit États membres entre 1990 et 2020.
En 2012, la COP est organisée par un pays producteur de pétrole, le Qatar, où il est décidé de prolonger de sept ans le protocole de Kyoto. Au terme de la phase 2, en 2020, les États assujettis au dit protocole devraient avoir réduit de 18 % leurs émissions de GES par rapport à 1990. Là encore, mission accomplie, non sans l'aide du Covid-19. En confinant le tiers de l'humanité, la pandémie a fait chuté de 6 % les rejets carboniques anthropiques entre 2019 et 2020.
Deux camps qui s'opposent
Le monde du climat est divisé en deux catégories :
les pays qui sont soumis à des obligations (en gros, les membres de l'OCDE) et les pays émergents et en développement, qui n'ont aucune contrainte.
Entérinée dès 1992, cette division a rapidement posé problème.
Le 25 juillet 1997, le Sénat étasunien adoptait ainsi à l'unanimité une résolution indiquant qu'il ne ratifierait jamais un accord international obligeant les États-Unis à réduire leurs émissions si les grands pays émergents (Chine et Inde, notamment) en étaient exonérés.
Seconde puissance économique et premier émetteur mondial depuis 2004, la Chine a jusqu'à présent refusé d'être intégrée aux pays les plus développés. Soutenue par l'Inde (troisième émetteur planétaire), le Brésil et l'Indonésie, Pékin bataille depuis des années pour être exemptée de toute contrainte carbone.
Depuis qu'elle a entrepris de rattraper son retard économique sur les pays occidentaux, la Chine assoit son développement à grande vitesse sur une consommation effrénée d'énergies fossiles. Résultat : entre 1990 et 2020, l'empire du Milieu a pratiquement quadruplé ses émissions de GES. Dans le même temps, l'Inde a plus que doublé les siennes, comme le Brésil, l'Indonésie ou la Turquie.
Ces pays s'appuient sur le principe des « responsabilités communes mais différenciées » posé dans la CCNUCC. Tous les pays doivent participer à la lutte contre le changement climatique, mais ceux qui sont responsables du dérèglement actuel doivent y contribuer plus que les autres.
Paris 2015, avancée majeure
Par leur interprétation stricte de ce principe, Pékin et ses alliés ont bloqué bien des COP. À Bali, en 2007, les parties devaient imaginer de nouveaux objectifs d'abattement des émissions. La décision finale n'en mentionnait aucun. Mais une note de bas de page pointait vers un extrait du quatrième rapport du Giec esquissant un projet d'accord : les grands émetteurs devraient réduire leurs émissions et les objectifs d'abattement seraient définis en fonction du niveau de réchauffement visé.
Il a fallu attendre la COP de Paris, en 2015, pour que soit enfin conclu un « accord universel » sur le climat. S'il n'impose pas d'objectifs chiffrés de réduction d'émissions, il fixe un but : stabiliser le réchauffement entre +1,5 °C et +2 °C par rapport à l'ère préindustrielle. Ce qui revient à faire chuter de moitié les émissions mondiales de GES d'ici à 2030. L'Accord de Paris commande aussi d'atteindre la neutralité carbone à la moitié du siècle. Pour ce faire, tous les pays devront publier une esquisse de politique climatique qui sera régulièrement remise à jour, les contributions nationales déterminées (NDC).
Ce texte a contribué à faire bouger des lignes que l'on pensait intangibles. En 2019, l'Union européenne annonce un ambitieux plan de décarbonation. Ce Pacte vert ambitionne de réduire de 55 % les émissions communautaires en 2030 par rapport à 1990. Abondé par plusieurs sources, comme des emprunts contractés par l'UE et les contributions des États, le budget consacré à la lutte contre le changement climatique est fixé à 1 000 milliards d'euros entre 2021 et 2030.
La Chine prévoit la neutralité carbone pour 2060
Aux États-Unis, la victoire de Joe Biden, en 2020, a aussi changé la donne. En quelques mois, le président démocrate a fait adopter par le Congrès deux lois, sur les infrastructures et sur la réduction de l'inflation, permettant au gouvernement fédéral d'investir plus de 1 500 milliards de dollars en dix ans dans la modernisation des infrastructures (le réseau ferré) et la décarbonation de l'économie (énergies renouvelables et stockage souterrain du CO2).
Washington espère que cet effort financier inédit permettra au pays de réduire de moitié ses émissions entre 2005 et 2030. Le mouvement est suivi par la Chine. En mars 2021, Pékin a publié son quatorzième plan quinquennal. Entre 2021 et 2025, l'économie chinoise devra faire baisser de 18 % son intensité carbone, une étape essentielle avant le plafonnement des émissions, prévu pour 2030, et la neutralité carbone fixée à 2060. Ce sont désormais 140 pays qui visent la neutralité carbone pour les décennies qui viennent. Une situation inimaginable il y a encore cinq ans.
57 % d'émissions supplémentaires en trente ans
En trois décennies, les COP ont donc accéléré le mouvement. À l'aube des années 1990, les pays du Nord émettaient 44 % des émissions anthropiques, contre 31 % pour les principaux pays émergents.
En 2022, le Nord est responsable du quart des rejets carbonés mondiaux : deux fois moins que ceux des plus émetteurs des pays du Sud, dont les émissions ont explosé — Chine, Inde, Russie, Afrique du Sud, Brésil, Indonésie, Mexique, Turquie, Arabie saoudite.
L'évolution n'est pourtant pas assez rapide. En 2022, l'humanité a expédié dans la biosphère 55 milliards de tonnes de GES (en équivalent CO2), soit 57 % de plus par rapport à la moyenne annuelle des années 1980.
Alors, inutiles, les COP ? Pas totalement.
Leur mission est quasi impossible : convaincre près de 200 pays de changer de modèle de développement en quelques décennies, inciter la finance privée à financer toujours plus de projets de transition énergétique et d'adaptation, inviter des pays à deux doigts de la guerre à travailler de concert, favoriser la coopération entre des nations qui ont tout et d'autres qui n'ont rien.
En 2022, la COP de Charm el-Cheikh (Égypte) s'est achevée sur la promesse de créer un fonds « pertes et dommages » grâce auquel le Nord financerait l'adaptation des pays les plus vulnérables. Ce sujet sera au cœur de la COP de Dubaï.
Bien sûr, la réussite n'est pas présente à chaque opus. Mais quelle autre instance pourrait jouer plus efficacement ce rôle de parlement démocratique du climat mondial ? Voilà pourquoi, malgré des années d'attentisme et de frustration, les COP sont jugées importantes par les lobbyistes, les journalistes, les ONG et les gouvernements.
Valéry Laramée de Tannenberg 30 novembre 2023
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Rivalité entre les États-Unis et la Chine, « coopération antagoniste » et anti-impérialisme au XXIe siècle

Entretien de Federico Fuentes avec Promise Li*
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/11/25/rivalite-entre-les-etats-unis-et-la-chine-cooperation-antagoniste-et-anti-imperialisme-au-xxie-siecle/#
Avec l'aimable autorisation de la revue Inprecor
Federico Fuentes : Au cours du siècle précédent, nous avons vu le terme d'impérialisme utilisé pour définir différentes situations et, à d'autres moments, être remplacé par des concepts tels que la mondialisation et l'hégémonie. Dans ces conditions, quelle valeur conserve le concept d'impérialisme et comment le définir ? Et en définissant l'impérialisme, dans quelle mesure les écrits de Lénine sur le sujet restent-ils pertinents ? Le cas échéant, quels sont les éléments qui ont été remplacés par des développements ultérieurs ?
Promise Li : Le concept d'impérialisme, en particulier tel qu'il a été théorisé par les marxistes classiques, est certainement toujours utile pour nous aujourd'hui, mais nous devons actualiser et calibrer leurs analyses en fonction des conditions contemporaines. L'observation de Lénine selon laquelle « l'un des traits caractéristiques de l'impérialisme est le capital financier » [1] sonne juste, peut-être encore plus aujourd'hui qu'à son époque avec l'expansion massive du capital financier. Plus important encore, l'impérialisme mondial reste une formation volatile – il ne s'agit pas d'une « coopération pacifique » entre capitalistes, comme Karl Kautsky s'est risqué de dire, mais d'une « rivalité entre plusieurs grandes puissances en quête d'hégémonie », comme l'a décrit Lénine.
Lénine a déclaré que « la définition la plus brève possible de l'impérialisme » est « le stade monopoliste du capitalisme ». Si cela représente un stade avancé du capitalisme qui a commencé à son époque, alors nous vivons actuellement les stades avancés de ce stade avancé. Les monopoles n'ont fait que s'étendre et devenir de plus en plus dévorants. Les capitalistes trouvent des moyens encore plus complexes de fusionner et de s'associer, qu'il s'agisse d'institutions multilatérales telles que le Fonds monétaire international (FMI) ou de « propriétaires universels » tels que BlackRock et Vanguard, qui détiennent des parts majoritaires dans des partenariats dirigés par l'État ou des partenariats public-privé associés à des pays appartenant à des blocs géopolitiques prétendument rivaux. Lénine décrit également comment « les monopoles, issus de la libre concurrence, n'éliminent pas cette dernière, mais existent au-dessus et à côté d'elle, et donnent ainsi naissance à un certain nombre d'antagonismes, de frictions et de conflits très aigus et très intenses ». Cette contradiction entre monopoles et concurrence n'a fait que s'accentuer avec la montée de la multipolarité.
Ainsi, l'avènement d'une nouvelle ère de rivalité inter-impérialiste est loin d'être linéaire et ne perturbe pas clairement l'hégémonie impériale du capital occidental. À cet égard, je pense que nous n'accordons pas suffisamment d'attention aux autres théories marxistes classiques de l'impérialisme, au-delà de Lénine. Bien que rudimentaire, la formulation de l'impérialisme de Rosa Luxemburg comprend correctement l'impérialisme comme « l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde » [2]. Elle considère l'impérialisme comme un moyen de décrire non seulement les caractéristiques de puissances impérialistes distinctes, mais aussi la logique même du développement de l'économie mondiale capitaliste – en visant le développement de nouveaux acteurs pour faciliter le processus mondial d'accumulation du capital. Nicolas Boukharine a développé cette idée en identifiant une caractéristique dialectique dans le système capitaliste mondial : « parallèlement à l'internationalisation de l'économie et du capital, il s'opère un processus d'agglomération nationale, de nationalisation du capital » [3].
L'accent mis par Luxemburg et Boukharine sur l'impérialisme en tant que processus mondial unifié (bien qu'empreint de tensions internes) nous permet de comprendre la nouvelle montée des blocs économiques nationaux, des tensions géopolitiques et des formes de nationalisme industriel qui ont émergé au sein d'une économie mondiale plus interdépendante que jamais. Les déclarations sur le déclin du néolibéralisme sont prématurées : ce que nous voyons aujourd'hui n'est en réalité qu'une reconfiguration des capitaux issus de différents États et intégralement liés par la financiarisation. Les nouvelles politiques industrielles et les nouveaux nationalismes ne font que dicter les nouveaux termes dans lesquels la mondialisation persiste. Ainsi, les économistes exagèrent le déclin des importations chinoises aux États-Unis : en réalité, la plupart de ces marchandises ne font que transiter par des pays tels que le Mexique et le Vietnam. Les classes populaires, en particulier dans les pays du Sud, continuent d'être exploitées. De nouvelles alliances et rivalités peuvent modifier les relations entre les différentes bourgeoisies du Sud et les impérialistes traditionnels, mais la structure de base de l'impérialisme mondial reste très stable.
Bien entendu, la conception de la rivalité inter-impérialiste de Lénine et Boukharine reste d'actualité. Mais contrairement à la Première Guerre mondiale, l'interdépendance économique, même entre les blocs géopolitiques, renforcée par les nouveaux organismes financiers multilatéraux, établit de nouveaux termes à travers lesquels la rivalité inter-impérialiste prend forme. Par exemple, comme le soulignent des économistes tels que Minqi Li [4] et Michael Roberts [5], des pays comme la Chine reçoivent moins de valeur qu'ils n'en exportent. Mais comme l'a fait remarquer John Smith [6], ce n'est pas seulement cette dynamique qui détermine si un pays est impérialiste. Il cite l'impérialisme des ressources comme une forme d'impérialisme – qui va au-delà des considérations de transfert de valeur – dans laquelle ces pays s'engagent au côté des puissances impérialistes occidentales traditionnelles. Les politiques revanchardes renforcent également l'horizon impérialiste des impérialismes émergents tels que la Russie. Comme l'admet ouvertement le président russe Vladimir Poutine [7], l'intérêt de la Russie à sécuriser sa sphère d'influence en Ukraine par des moyens violemment expansionnistes va au-delà de la pression exercée par l'OTAN (qui joue sans aucun doute un rôle clé, mais non exhaustif, dans l'élaboration de l'invasion russe).
La persistance des revendications impériales traditionnelles de l'Occident (comme en témoigne la réponse de la France aux récents développements au Niger) et les nouvelles revendications revanchardes des puissances impérialistes montantes confirment une autre caractéristique clé de l'impérialisme que Lénine (s'appuyant sur Rudolf Hilferding) a identifiée : parmi la myriade d'antagonismes sociaux intensifiés par l'impérialisme, l'un des principaux est « l'intensification de l'oppression nationale » [9]. Rohini Hensman souligne la persistance du « chauvinisme ethnique » aujourd'hui [9] que Lénine a mis en évidence comme une caractéristique fondamentale non seulement du bloc dirigeant, mais aussi des travailleurs, et même des socialistes, de la nation dominante. Tout aussi important, comme Lénine l'a souligné dans ses écrits sur l'autodétermination nationale : le fait que certaines nations oppressives soient subordonnées à des puissances impérialistes plus fortes dans le système mondial n'efface pas la légitimité des mouvements de libération nationale à l'encontre de ces nations. Lénine a écrit que « non seulement les petits États, mais aussi la Russie par exemple, dépendent entièrement, du point de vue économique, de la puissance du capital financier impérialiste des “riches” pays bourgeois », ainsi que « l'Amérique du XIXe siècle était économiquement une colonie de l'Europe (…) mais cela est décidément hors de propos dans la question des mouvements nationaux et de l'État national. » [10] En d'autres termes, les puissances impérialistes occidentales n'ont pas le monopole de l'impérialisme et du chauvinisme national – les attaques constantes de Lénine contre le chauvinisme de la Grande Russie l'ont mis en évidence. Avec la montée de nouveaux pays impérialistes et capitalistes avancés en dehors du bloc occidental, nous devons nous rappeler que Lénine a souligné le droit des nations à l'autodétermination, même celles qui sont prises entre des puissances impérialistes.
Bien entendu, aucun principe ne devrait être absolu au point de justifier « tout examen isolé, c'est-à-dire unilatéral et déformé, de l'objet étudié » [11], comme Lénine l'a reproché à Kautsky, qui a utilisé la libération nationale serbe contre l'Autriche pour justifier le soutien socialiste à la guerre impérialiste. Dans le même temps, il a également refusé de délégitimer dogmatiquement tous les mouvements de libération nationale simplement parce qu'ils sont instrumentalisés par d'autres acteurs impérialistes : « Le fait que la lutte contre une puissance impérialiste pour la liberté nationale peut, dans certaines conditions, être exploitée par une autre “grande” puissance dans ses propres buts également impérialistes, ne peut pas plus obliger la social-démocratie à renoncer au droit des nations à disposer d'elles-mêmes, que les nombreux exemples d'utilisation par la bourgeoisie des mots d'ordre républicains dans un but de duperie politique et de pillage financier, par exemple dans les pays latins, ne peuvent obliger les social-démocrates à renier leur républicanisme » [12]. L'essentiel n'est pas de colporter des généralités, mais « Lorsqu'on analyse une question sociale (…) on la pose dans un cadre historique déterminé ; et puis, s'il s'agit d'un seul pays (par exemple, du programme national pour un pays donné), qu'il soit tenu compte des particularités concrètes qui distinguent ce pays des autres dans les limites d'une seule et même époque historique. » [13]
La montée du fascisme et l'intensification des liens entre la guerre inter-impérialiste et les différents mouvements de libération nationale au cours de la Seconde Guerre mondiale ont nécessité une nouvelle approche des questions de libération nationale et d'anti-impérialisme – nécessité à laquelle Ernest Mandel [14] s'est risqué à répondre. De même, nous devons actualiser nos analyses pour tenir compte des anciens impérialismes et des impérialismes émergents afin de renforcer le plus efficacement possible les mouvements révolutionnaires, non seulement dans un seul endroit, mais aussi pour de nombreuses personnes vivant des héritages politiques très différents – du capitalisme bureaucratique des anciens « États du socialisme réellement existant » aux horreurs de la thérapie de choc néolibérale dans les « démocraties libérales ».
Federico Fuentes : Après la chute de l'Union soviétique et la fin de la guerre froide, la politique mondiale semblait largement dominée par des guerres visant à renforcer le rôle de l'impérialisme étatsunien en tant qu'unique hégémonie mondiale. Toutefois, ces dernières années, un changement semble s'opérer. Alors que les États-Unis ont été contraints de se retirer d'Afghanistan, nous avons vu l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'expansion du rôle économique de la Chine à l'étranger, et même des nations relativement plus petites telles que la Turquie et l'Arabie saoudite étendre leur puissance militaire au-delà de leurs frontières. D'une manière générale, comment analysez-vous la dynamique actuelle du système impérialiste mondial ?
Promise Li : Je voudrais faire revivre un terme inventé pour la première fois par le marxiste allemand August Thalheimer, et développé par le marxiste autrichien-brésilien Érico Sachs et d'autres membres du collectif marxiste brésilien Política Operária (POLOP), qui décrit de manière adéquate le système impérialiste mondial d'aujourd'hui : « coopération antagoniste ». Ce terme a été utilisé par Thalheimer, à la suite de l'analyse de Boukharine sur le système capitaliste mondial en tant qu'unité contradictoire dans Économique de la période de transition [15], pour expliquer comment des tensions vives et même violentes peuvent exister entre les États capitalistes, alors que tous continuent à maintenir le même processus mondial d'accumulation du capital. Comme le décrit le programme de POLOP en 1967 [16], la coopération antagoniste illustre « une coopération qui vise à la conservation du système et qui trouve son fondement dans le processus même de centralisation du capital, et qui n'élimine pas les antagonismes inhérents au monde impérialiste ». Les théoriciens de POLOP sont allés plus loin que Thalheimer en précisant qu'une telle impulsion visant à préserver les relations sociales capitalistes peut caractériser les classes dirigeantes qui expriment une politique étrangère « anti-impérialiste ». Les sentiments anti-impérialistes de la population peuvent contraindre ces bourgeoisies à adopter cette position, mais, en retour, « ce nationalisme, souvent mis à profit par les bourgeoisies indigènes, fait pression sur les puissances impérialistes pour qu'elles améliorent les termes de leurs relations économiques [ce qui garantit] la continuité de l'exploitation impérialiste après le retrait des armées coloniales ».
Cela décrit parfaitement les actions des pays BRICS+ aujourd'hui. Patrick Bond, Ana Garcia, Miguel Borba [17], parmi d'autres économistes politiques, soulignent depuis longtemps que ces régimes « parlent à gauche, marchent à droite ». Les rivalités croissantes entre les différents États n'annulent pas l'interdépendance. Les BRICS ont manqué d'innombrables occasions de se libérer de l'hégémonie économique occidentale dans la pratique, malgré leur rhétorique anti-impérialiste. La Nouvelle Banque de Développement, présentée par certains comme une alternative aux institutions bancaires occidentales pour le Sud, a récemment officialisé son partenariat avec la Banque Mondiale [18]. Bond observe que la Chine a augmenté et consolidé sa troisième position en termes de droits de vote au sein du FMI, et qu'elle en a même gagné aux dépens de pays du Sud tels que le Nigeria et le Venezuela [19]. Les partenariats public-privé et les investisseurs institutionnels représentent des moyens pour l'Arabie saoudite, la Chine, le Brésil, etc. de développer de nouveaux nœuds d'accumulation – et de perpétuer les nœuds existants en collaboration avec l'Occident [20]. La rivalité entre les États-Unis et la Chine a entraîné un certain découplage stratégique des industries, alors que de nombreux produits de base sont simplement réacheminés par l'intermédiaire de tierces parties. L'horrible invasion russe de l'Ukraine aurait introduit une nouvelle ère d'isolement occidental des capitaux russes par le biais de sanctions, mais le Caspian Pipeline Consortium – qui voit des cadres de Chevron travailler aux côtés d'entreprises russes sanctionnées – ne connaît pas d'interruption [21]. Les tensions croissantes entre la Chine et l'Inde sont un exemple des contradictions potentiellement irréconciliables qui existent également au sein du bloc BRICS+. Comme l'écrivent Tithi Bhattacharya et Gareth Dale, « les allégeances de la nouvelle guerre froide sont faites d'un maillage plus diffus. Elles tendent à être moins absolues ; elles sont partielles et sujettes à des pressions et à des tiraillements continuels. » [22]
Les États-Unis restent la puissance impérialiste dominante dans le monde, bien que la gauche néglige souvent la manière dont les prétendus rivaux des USA contribuent en fait à maintenir son pouvoir, tout comme ils en contestent certains aspects pour obtenir une part du gâteau pour eux-mêmes. Les intérêts des différents capitalistes nationaux ne sont pas non plus toujours parfaitement alignés : de grands PDG américains et allemands ont accepté avec empressement l'invitation du ministre chinois des affaires étrangères, Qin Gang, à des réunions et à une collaboration plus approfondie, tandis que la commission d'enquête de la Chambre des représentants des États-Unis sur le Parti communiste chinois (PCC) attisait les politiques antichinoises. Toute analyse correcte du système impérialiste mondial actuel doit tenir compte de ces contradictions et de la fluidité entre les puissances impérialistes. L'écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh a récemment appelé cela « l'impérialisme liquide » [23], dans le contexte de l'intérêt commun des États-Unis et de la Russie à maintenir le pouvoir de Bachar al-Assad en Syrie. Ces nouveaux concepts nous permettent de mieux comprendre le système mondial actuel, plus que l'unipolarité américaine pure et simple ou la rivalité inter-impérialiste traditionnelle, mais d'autres analyses sont encore nécessaires.
Federico Fuentes : À la lumière des débats actuels, comment voyez-vous la place de la Chine et de la Russie dans le système impérialiste mondial d'aujourd'hui ? Et comment voyez-vous la question de la multipolarité ?
Promise Li : La multipolarité, sans l'influence des mouvements de masse anticapitalistes militants, peut n'être qu'une autre expression de l'impérialisme mondial. En effet, le néolibéralisme a persisté avec l'aide de ces nouveaux pôles. Vijay Prashad a admis en 2013 que les BRICS n'étaient rien d'autre qu'un « néolibéralisme avec des caractéristiques du Sud ». Depuis, Prashad est devenu beaucoup plus optimiste au sujet des BRICS, ce qui est très étonnant compte tenu de l'entrée récente de monarchies néolibérales autoritaires telles que l'Arabie saoudite dans les BRICS et de l'invasion ouvertement impérialiste de l'Ukraine par la Russie. Les bases d'une cohésion idéologique anti-impérialiste et anticapitaliste sont de plus en plus minces – bien moins que celles qui ont uni les élites dirigeantes lors de la conférence de Bandung [24] dans le passé – et la marge de manœuvre pour la poursuite de l'accumulation du capital est de plus en plus grande.
Les deux principaux leaders des BRICS+, la Chine et la Russie, peuvent être le fer de lance de l'indépendance économique vis-à-vis de l'Occident à certains égards. Mais ces mesures ne parviennent pas à rompre avec l'accumulation du capital. Pire encore, les BRICS+ renforcent parfois le rôle central des institutions impérialistes occidentales. La déclaration de Johannesburg II, en août, confirme l'autorité de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et du G20, et « encourage les institutions financières multilatérales et les organisations internationales à jouer un rôle constructif dans la construction d'un consensus mondial sur les politiques économiques et dans la prévention des risques systémiques de perturbation économique et de fragmentation financière ». Comme l'ont décrit les théoriciens brésiliens de la coopération antagoniste, la bourgeoisie nationale des pays dits non alignés ou « anti-impérialistes » peut lutter pour une plus grande part des bénéfices sans modifier fondamentalement le système impérialiste mondial. En ce sens, la Chine (comme la Russie) développe de plus en plus ce que Minqi Li appelle « des comportements de type impérialiste dans les pays en développement » [25], tout comme elle a certainement joué un rôle sous-impérialiste. La multipolarité, loin d'être une alternative à l'impérialisme, indique un nouveau terrain dans lequel les grandes et moyennes puissances préservent et remettent en question différents aspects de l'impérialisme occidental, chacune pour s'assurer une plus grande sphère d'influence dans le système capitaliste. Indépendamment de la question de savoir si la Chine ou la Russie sont des pays impérialistes, quelle que soit la mesure utilisée, il ne fait aucun doute que ces pays renforcent l'impérialisme mondial d'une manière ou d'une autre, plutôt qu'ils ne le contestent.
L'anti-impérialisme d'aujourd'hui doit commencer par cette reconnaissance, et non par l'espoir naïf que l'existence même de différents pôles va ouvrir un espace pour la pratique révolutionnaire. Samir Amin a lancé un avertissement à ce sujet en 2006, en déclarant que « les options économiques et les instruments politiques nécessaires devront être développés conformément à un plan cohérent ; ils ne surgiront pas spontanément dans le cadre des modèles actuels influencés par le dogme capitaliste et néolibéral » [26]. Avec la montée en puissance des BRICS+, les espaces de mobilisation permettant aux mouvements de se rassembler pour formuler des plans cohérents se sont considérablement réduits, au lieu de s'étendre, dans des pays comme la Chine, la Russie et l'Iran. Les victoires électorales de la gauche en Amérique latine soutenues par les mouvements ces dernières années – qui subissent également de nouvelles attaques de la part de la droite – ne se traduisent pas automatiquement par de meilleures conditions pour les mouvements à l'autre bout du monde. En fonction de la force des mouvements sur le terrain, la multipolarité peut conduire à des conditions de lutte meilleures que l'impérialisme américain – ou tout aussi mauvaises, voire pires. Le fait est que la multipolarité elle-même ne garantit aucune de ces réalités, c'est la relation entre les conditions objectives et l'activité réelle des mouvements qui détermine son devenir.
Federico Fuentes : Comment les tensions entre les États-Unis et la Chine ont-elles influencé la politique et les luttes à Hong Kong et au sein de la diaspora hongkongaise/chinoise aux États-Unis ?
Promise Li : La rivalité inter-impérialiste entre les États-Unis et la Chine a rendu beaucoup plus difficile le maintien de mouvements indépendants à Hong Kong et dans la diaspora. Le penchant pro-occidental de nombreux dissidents de ces communautés est indéniable, et la raison de ce penchant est une question complexe. Dans mes écrits, j'explore les raisons pour lesquelles de nombreux dissidents de Hong Kong sont prédisposés à l'Occident [27]. L'une d'entre elles est l'influence de générations de dissidents libéraux sinophones qui sont réfractaires à la critique de classe et soutiennent le libéralisme occidental. Une autre raison essentielle est que les tensions entre les États-Unis et la Chine ont exacerbé ce que Yao Lin appelle une politique de « guide alternatif » au sein des communautés dissidentes. Comme l'explique Lin,« l'expérience traumatisante du totalitarisme du Parti-État propulse les libéraux chinois dans un pèlerinage anti-PCC à la recherche d'images aseptisées et glorifiées des réalités politiques occidentales (en particulier américaines), ce qui nourrit à la fois leur affinité néolibérale et leur propension à une métamorphose trumpienne » [28]. La polarisation des tensions et le soutien hypocrite d'une partie de l'establishment américain aux manifestations de Hong Kong n'ont fait qu'accélérer cette attitude.
L'objectif commun des élites dirigeantes américaines et chinoises, soutenu par certains membres du camp dissident pro-démocratique, est de dissuader la croissance d'une alternative politique fondée sur la construction d'organisations de masse indépendantes vers un horizon anticapitaliste. Le principal problème n'est pas seulement que la gauche était faible et fragmentée à Hong Kong et dans la diaspora avant même que la répression ne commence en 2020, mais que pendant des décennies, les gens ont été incapables de concevoir ce que signifie une politique ou un modèle d'organisation de gauche – et encore moins socialiste (de nombreux Hongkongais associent malheureusement la « gauche » au PCC ou au Parti démocrate américain !). Cette confusion est due à l'héritage du colonialisme britannique, à l'horizon libéral de l'opposition pro-démocratique et à la trahison des principes socialistes par le PCC, mais ne peut être réduite à ces seuls facteurs. Les tensions entre les États-Unis et la Chine n'ont fait qu'exacerber ce problème, en limitant les horizons politiques des gens et en les forçant à considérer l'une ou l'autre hégémonie comme la solution politique à leurs maux.
En outre, le chauvinisme, que les deux pays alimentent en raison de cette rivalité géopolitique, renforce dangereusement la capacité des deux États à utiliser les soupçons « d'ingérence étrangère » pour réprimer les mouvements nationaux. La rhétorique et les politiques antichinoises de l'establishment américain donnent à l'État davantage de pouvoir pour limiter les libertés civiles et discriminer les Chinois et les autres communautés d'origine asiatique des États-Unis [29]. Ce n'est qu'un reflet de la façon dont la Chine a fortement étendu ses attaques contre les droits démocratiques des habitants de Hong Kong [30]. Elle utilise les lois sur la sécurité nationale pour accuser et détenir beaucoup plus de militant∙es et de gens ordinaires que ceux qui ont des liens réels avec l'État américain – sans preuves appropriées ni procédure régulière. Ainsi, les deux régimes poursuivent des objectifs impérialistes sous couvert de causes plus nobles, l'un utilisant le discours de la liberté et de la démocratie, l'autre celui de l'anti-impérialisme et de la paix.
Les tensions militaires entre les États-Unis et la Chine menacent indubitablement les moyens de subsistance des populations du monde entier. Les socialistes doivent s'efforcer de combattre les tensions géopolitiques croissantes, mais la solution ultime n'est pas non plus le fantasme selon lequel les deux régimes peuvent être amenés à coopérer pour résoudre les problèmes urgents de notre époque : le changement climatique, la montée des autoritarismes, la précarité économique, etc. La dernière fois que les régimes américain et chinois ont coopéré pacifiquement, on a assisté à la prolétarisation et à l'exploitation massives de centaines de millions de travailleurs chinois pour les marchés de consommation du Nord. Nous devons renforcer – et, dans le cas de la Chine, reconstruire – les mouvements indépendants partout dans le monde afin de poser un défi politique à ces États-nations, au lieu d'espérer « l'utopie d'un compromis historique entre le prolétariat et la bourgeoisie qui “atténuerait” les antagonismes impérialistes entre les États capitalistes », comme l'a dit Rosa Luxemburg [31]. Ce faisant, la gauche doit se concentrer sur la construction de liens entre ceux qui résistent aux impérialismes américain et chinois, en contrant le récit fratricide de la rivalité civilisationnelle que les libéraux et les élites dirigeantes nous ont imposé.
Federico Fuentes : Vous avez critiqué les limites de la campagne « Pas de nouvelle guerre froide » promue par des sections du mouvement pacifiste et de la gauche. Pourquoi ? Quel type d'initiatives de paix la gauche devrait-elle promouvoir ? Envisagez-vous la possibilité de promouvoir une politique ou une architecture de sécurité commune qui favorise un ordre plus pacifique et coopératif tout en donnant la priorité aux besoins des petites nations par rapport à ceux des grandes puissances ?
Promise Li : L'année dernière, dans Socialist Forum, le journal des Démocrates socialistes d'Amérique, j'ai souligné les limites du cadre « Pas de nouvelle guerre froide » parce que le slogan n'offre pas de solutions concrètes pour celles et ceux qui sont confrontés à la menace de la surveillance et de la répression de la Chine, mais aussi parce que ce cadre ne nous permet pas de comprendre que l'interdépendance économique continue de structurer les relations entre les États-Unis et la Chine, en dépit des tensions géopolitiques [32]. Je ne dis pas que le discours de la guerre froide occulte complètement la dynamique actuelle : la définition que donne Gilbert Achcar de la nouvelle guerre froide [33], à savoir la volonté de guerre entre les différentes grandes puissances, est utile pour comprendre les décisions politiques et économiques des principales sections des classes dirigeantes, en particulier du complexe militaro-industriel. Mais la dynamique de l'impérialisme mondial va au-delà. Les intérêts d'autres secteurs clés du capital vont également au-delà. Comme le dit Thomas Fazi, « la plus grande résistance à la nouvelle guerre froide ne vient pas d'un mouvement pacifiste mondial, mais des conseils d'administration des entreprises occidentales » [34].
La vraie question est donc de savoir à quoi peut ressembler un mouvement pacifiste et anti-guerre capable de poser une perspective clairement anticapitaliste, sans pour autant se couper d'autres mouvements. Taras Bilous [35] et Trent Trepanier [36], entre autres, ont fait des tentatives utiles pour parler de réformes des cadres actuels de la sécurité mondiale, tels que les Nations unies (ONU). Mais une véritable politique de sécurité qui favorise la paix et protège le droit à l'autodétermination ne peut émerger qu'après une rupture révolutionnaire avec le capitalisme dans le monde entier. Pour une tâche aussi énorme, l'ingrédient le plus urgent à l'heure actuelle n'est pas de calculer un programme ou un plan exact pour cette architecture de sécurité, mais de développer au maximum les espaces pour que les mouvements indépendants se développent, se mobilisent et élaborent des solutions politiques collectivement. En ce sens, je m'inspire de l'impulsion de la féministe argentine Verónica Gago pour fonder sa conception d'une « Internationale féministe » sur la « grève féministe ». Au lieu de donner la priorité à un nouveau cadre institutionnel pour la sécurité et la responsabilité dans le système actuel, en particulier en ce qui concerne les féminicides en Amérique latine, Gago comprend qu'une « stratégie d'organisation et d'autodéfense » émerge de la capacité des masses à développer « une pratique collective qui cherche à comprendre les relations de subordination et d'exploitation » selon leurs propres termes. Une telle perspective « rejette les réponses institutionnelles qui renforcent l'isolement du problème et qui cherchent à le résoudre par le biais d'une nouvelle agence gouvernementale » [37].
Les mouvements de l'année dernière nous ont montré que la meilleure « sécurité » pour les travailleurs ne commence pas par un nouveau cadre institutionnel qui s'adapte au système capitaliste dans des conditions différentes, mais par la remise en question de la légitimité même des institutions existantes qui prétendent faussement garantir notre sécurité. C'est en se révoltant que les travailleur·es de l'usine Foxconn de Zhengzhou se sont protégés contre l'infection par le Covid-19 et les mauvaises conditions du logement, qui leur étaient imposées par des entreprises travaillant avec l'approbation du gouvernement local pour les enfermer dans leurs lieux de travail sous couvert de contrôle de la pandémie. En 2018, c'est en marchant sur Quito que des militants indigènes ont résisté à la tentative du gouvernement équatorien, menée en collaboration avec des sociétés minières chinoises et des entreprises étatsuniennes, de violer la souveraineté de leurs terres en Amazonie.
L'initiative de paix la plus efficace ne peut être menée qu'en renforçant les mouvements nationaux contre leur bourgeoisie dirigeante, des États-Unis à la Chine, et non en considérant le travail contre la guerre et pour la paix comme une simple question d'amélioration des institutions de sécurité mondiale ou en s'opposant à un belliciste aux dépens des autres. À un moment donné, la gauche a besoin d'un programme politique unifié et cohérent derrière lequel les mouvements peuvent se rallier et identifier un cadre de sécurité mondiale au-delà de la domination du capital. En attendant, nous devons restaurer la conscience politique des peuples du monde entier avant de pouvoir parler d'unité programmatique sur ces bases.
Federico Fuentes : Voyez-vous des possibilités de construire des ponts entre les luttes anti-impérialistes au niveau international, en tenant compte du fait que les mouvements locaux ont différentes grandes puissances comme ennemi principal et peuvent donc chercher un soutien (même une aide militaire) auprès de différents pays impérialistes ? La gauche peut-elle adopter une position de non-alignement avec les blocs (neutralité) sans renoncer à la solidarité ? En résumé, à quoi devrait ressembler l'anti-impérialisme socialiste du XXIe siècle ?
Promise Li : Absolument – la raison pour laquelle je tiens à souligner la persistance de l'interdépendance inter-impériale ou inter-capitaliste dans le système impérialiste mondial, malgré la montée des rivalités géopolitiques, est que cette analyse nous fournit directement des pistes concrètes pour une solidarité internationale de gauche. Comprendre l'économie mondiale comme une unité antagoniste permet aux mouvements de découvrir les lieux où les différentes puissances ou institutions impérialistes restent inextricablement liées. En concevant des campagnes ciblant ces lieux, les mouvements peuvent proposer une alternative aux solutions militaristes promues par les élites dirigeantes américaines, chinoises, russes et autres. Par exemple, un vaste mouvement antimondialisation contre les institutions néolibérales multilatérales serait la clé d'un anti-impérialisme socialiste du XXIe siècle. Le FMI compte les États-Unis et la Chine parmi deux des trois membres disposant du plus grand nombre de voix, qui collaborent régulièrement. Ainsi, la Chine a discrètement approuvé les décisions prises par les États-Unis en matière de climat, de commerce et d'autres politiques au sein d'organismes internationaux [38]. Une véritable campagne contre ces institutions irait à l'encontre du campisme, qui pose une fausse alternative entre le bloc occidental et les champions de la multipolarité – tous étant de connivence.
Les campagnes conjointes contre le FMI, BlackRock et Vanguard peuvent fournir de nouvelles bases pour sortir de l'impasse entre les différents mouvements anti-impérialistes souvent opposés les uns aux autres, tout en offrant une alternative claire aux formes libérales de mobilisation. Les appels à l'abolition par le FMI de la dette ukrainienne ou à au rejet des accords néolibéraux conclus par le président ukrainien Volodymyr Zelensky avec BlackRock pour la reconstruction de l'Ukraine après la guerre sont compatibles avec des campagnes similaires menées dans d'autres régions du Sud, telles que le Sri Lanka. Pour prendre un autre exemple, nous devrions également reconnaître que la stabilité économique de la Chine repose en partie sur son vaste marché d'importation en Israël et que Israël, en retour, dépend fortement des importations chinoises pour le développement de ses infrastructures. La campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) en solidarité avec la résistance palestinienne bénéficierait en fait du soutien de ceux qui résistent à l'État chinois à l'étranger. D'autre part, l'approfondissement des relations entre les deux mouvements, qui se chevauchent peu actuellement, peut offrir aux Chinois, aux Hongkongais et aux autres communautés dissidentes de la diaspora des moyens concrets de résister à l'État chinois, mais au-delà des solutions proposées par la droite extrémiste. En cultivant la solidarité entre des campagnes souvent considérées comme distinctes, on se renforce mutuellement dans la pratique. Elle peut offrir de réelles alternatives au militarisme occidental sans minimiser les menaces d'autres impérialistes tels que la Chine et la Russie. L'idée maîtresse qui sous-tend ces suggestions est que la gauche doit articuler des revendications et des campagnes pratiques susceptibles d'orienter les masses vers un horizon révolutionnaire distinct de celui des libéraux. Les slogans abstraits de « solidarité internationale de la classe ouvrière par en bas » ne suffiront pas. Nous ne devons pas rejeter la possibilité de coalitions larges sur certaines questions avec d'autres groupes au-delà de la gauche, mais nous devons nous concentrer sur la construction de campagnes qui peuvent renforcer l'indépendance politique de la gauche.
Celles et ceux qui luttent pour le socialisme devraient défendre le droit des mouvements de libération nationale contre les forces étrangères à demander des armes partout où ils le peuvent, tout comme les socialistes l'ont fait lorsque les républicains espagnols ont demandé des armes aux États capitalistes contre le régime fasciste pendant la guerre civile espagnole. Dans le même temps, nous devons reconnaître que les pays occidentaux militarisent l'Ukraine et Taïwan, par exemple, pour augmenter massivement leurs budgets militaires impérialistes. Quelle que soit la position de chacun sur le fait que les Ukrainiens reçoivent des armes de l'Occident, il devrait être clair que la question des armes ne devrait pas être l'horizon ultime de la solidarité internationale de la gauche. Les libéraux bellicistes appellent à une augmentation des livraisons d'armes à l'Ukraine, et la gauche doit réfléchir à la manière dont nos organisations peuvent se distinguer d'eux, et ne pas se contenter de suivre les libéraux et de faire pression sans esprit critique pour plus d'armement. Nous pouvons soutenir le droit des Ukrainiens à réclamer des armes, de même que nous nous opposons à toute tentative des impérialistes occidentaux d'utiliser l'assistance défensive et humanitaire à l'Ukraine comme excuse pour augmenter les budgets et les infrastructures militaires. En revanche, ceux qui concentrent tous leurs efforts sur l'opposition aux livraisons d'armes, sans travailler concrètement à soutenir la lutte d'autodéfense de l'Ukraine et à la relier à d'autres luttes de libération, ne font pas de l'anti-impérialisme. Le slogan de Karl Liebknecht « l'ennemi principal est à l'intérieur » ne signifie pas qu'il faille renier la responsabilité socialiste fondamentale de la solidarité internationale avec les peuples opprimés qui luttent contre d'autres ennemis à l'étranger. Il est de la responsabilité de la gauche de s'opposer à la fois aux budgets militaires impérialistes dans son propre pays et de découvrir d'autres moyens d'étendre la solidarité à l'étranger.
Promise Li, militant socialiste de Hong Kong, actuellement à Los Angeles, est membre des organisations socialistes américaines Tempest et Solidarity. Il est actif dans la solidarité internationale avec les mouvements de Hong Kong et de Chine, dans l'organisation des locataires et de la lutte contre la gentrification dans le quartier chinois de Los Angeles, et dans l'organisation des travailleurs diplômés de base.
Federico Fuentes écrit régulièrement pour les journaux australiens Green Left Weekly et LINKS International Journal of Socialist Renewal. Il est co-auteur (avec Roger Burbach et Michael Fox) de Latin America's Turbulent Transitions : The Future of Twenty-First-Century Socialism, Zed Books, London-New York 2013. Cet entretien a été d'abord publié le 14 septembre 2023 par LINKS International Journal of Socialist Renewal : https://links.org.au/us-china-rivalry-antagonistic-cooperation-and-anti-imperialism-21st-century (Traduit d'anglais par JM)
Publié dans Inprecor n°713, Octobre 2023
[1] V.I. Lénine (1916), L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, « IX. La critique de l'impérialisme » :https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp9.htm
[2] Rosa Luxemburg, L'accumulation du capital, ch. 31 : https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_31.htm
[3] N.I. Boukharine (1915), L'économie mondiale et l'impérialisme, Anthropos, Paris 1967, p. 52 :https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1915/00/Economie%20Mondiale%20et%20Imperialisme.pdf
[4] Minqi Li, « China : Imperialism or Semi-Periphery ? », Monthly Review, 1er juillet 2021 :https://monthlyreview.org/2021/07/01/china-imperialism-or-semi-periphery/
[5] Michael Roberts, « IIPPE 2021 : imperialism, China and finance » : https://thenextrecession.wordpress.com/2021/09/30/iippe-2021-imperialism-china-and-finance/
[6] John Smith & Federico Fuentes, « Twenty-first century imperialism, multipolarity and capitalism's “final crisis” », LINKS International Journal of Socialist Renewal, 1er août 2023 : https://links.org.au/twenty-first-century-imperialism-multipolarity-and-capitalisms-final-crisis
[7] https://en.kremlin.ru/events/president/news/66181
[8] Op. cit. Note 1.
[9] Rohini Hensman, « Socialist Internationalism and the Ukraine War », https://www.historicalmaterialism.org/blog/socialist-internationalism-and-ukraine-war
[10]. V.I. Lénine (1914), Du droit des nations à disposer d'elles mêmes : https://www.bibliomarxiste.net/auteurs/lenine/du-droit-des-nations-a-disposer-delles-memes/2-position-historique-concrete-de-la-question/
[11] V.I. Lénine (1915), La faillite de la IIe Internationale : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/05/19150500g.htm
12. V.I. Lénine (1916), La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes :https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/01/19160100.htm
[13] Op. cit. Note 10.
[14] Ernest Mandel, Sur la Seconde Guerre mondiale, La Brèche, Paris 2018.
[15] N. Boukharine (1920), Économique de la période de transition : https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1920/boukh_trans_prs.htm
[16] https://www.marxists.org/portugues/tematica/livros/diversos/polop.htm
[17] Patrick Bond, Ana Garcia, Miguel Borba, « Western Imperialism and the Role of Sub-imperialism in the Global South », CADTM, 13 janvier 2021 : https://www.cadtm.org/Western-Imperialism-and-the-Role-of-Sub-imperialism-in-the-Global-South
[18] https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2016/09/09/world-bank-group-new-development-bank-lay-groundwork-for-cooperation
[19] Patrick Bond, « Brics joins the reigning worl order », Mail&Guardian 31 mars 2017 : https://mg.co.za/article/2017-03-31-00-brics-joins-the-reigning-world-order/
[20] Voir : https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/18681026231188140 ainsi que :https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/anti.12725
[21] https://crudeaccountability.org/the-caspian-pipeline-consortium-russian-and-western-accountability-in-the-oil-and-gas-sector-during-wartime/
[22] Tithi Bhattacharya & Gareth Dale, « Is BRICS+ an Anti-Colonial Formation Worth Cheering From the Left ? Far From It »,Truthout 13 septembre 2023, https://truthout.org/articles/is-brics-an-anti-colonial-formation-worth-cheering-from-the-left-far-from-it/
[23] Yassin al-Haj Saleh, « The Liquid Imperialism That Engulfed Syria », New Lines Magazine, 7 septembre 2023 :https://newlinesmag.com/argument/the-liquid-imperialism-that-engulfed-syria/
[24] Première conférence des pays non alignés, en avril 1955.
[25] Op. cit. Note 4.
[26] Samir Amin, Beyond US Hegemony : Assessing the Prospects for a Multipolar World, Zed Books, London-New York 2006.
[27] Promise Li, « From the “Chinese National Character” Debates of Yesterday to the Anti-China Foreign Policy of Today », Made in China, 8 mars 2022 : https://madeinchinajournal.com/2022/03/08/from-the-chinese-national-character-debates-of-yesterday-to-the-anti-china-foreign-policy-of-today/
[28] Lin Yao, « Beaconism and the Trumpian Metamorphosis of Chinese Liberal Intellectuals », Journal of Contemporary China, vol. 30, n°127, pp. 85–101.
[29] Promise Li, « The US Government Is Ramping Up an Anti-China Witch Hunt », Jacobin, 26 juillet 2023 :https://jacobin.com/2023/07/us-government-anti-china-mccarthyism-biden-administration-house-select-committee
[30] « Explainer : Hong Kong's national security crackdown – month 38 », Hong Kong Free Press du 2 septembre 2023 :https://hongkongfp.com/2023/09/02/explainer-hong-kongs-national-security-crackdown-month-38/
[31] Rosa Luxemburg (1913), Critique des critiques :https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/00/rl_19130000a_f.htm
[32] Promise Li, « China, the Chinese Diaspora, and Internationalism from Below », Socialist Forum, spring 2022 :https://socialistforum.dsausa.org/issues/spring-2022/china-the-chinese-diaspora-and-internationalism-from-below/
[33] Gilbert Achcar, The New Cold War – The United States, Russia, and China from Kosovo to Ukraine, Haymarket Books, Chicago 2023.
[34] Thomas Fazi, « The capitalist are revolting over China », UnHerd, 6 juin 2023 : https://unherd.com/2023/06/the-capitalists-are-revolting-over-china/
[35] Taras Bilous, « Une lettre de Kiev à une gauche occidentale », À l'encontre, 26 février 2022 :https://alencontre.org/laune/ukraine-une-lettre-de-kiev-a-la-gauche-occidentale.html
[36] Trent Trepanier, « Taiwan and Self-Determination as a Core Principle », Socialist Forum, winter/spring 2023 :https://socialistforum.dsausa.org/issues/winter-spring-2023/taiwan-and-self-determination-as-a-core-principle/
[37] Verónica Gago, « Theses on the Feminist Revolution », Verso blog, 7 décembre 2020 : https://www.versobooks.com/en-gb/blogs/news/4935-theses-on-the-feminist-revolution
[38] Michael Hudson, Patrick Bond, « China – a sub-Imperial ally of the West ? », Brave New Europe, 5 avril 2022 :https://braveneweurope.com/michael-hudson-patrick-bond-china-a-sub-imperial-ally-of-the-west
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« La guerre économique prépare la guerre militaire » – Entretien avec Peter Mertens (PTB)

Érosion de l'hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l'hyperpuissance américaine, est en train de s'effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l'Europe s'aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l'affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l'aide de Laëtitia Riss.
26 novembre 2023 | tiré de la lettre Le Vent Se Lève (LVSL) | Photo : Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique © Salim
https://lvsl.fr/la-guerre-economique-prepare-la-guerre-militaire-entretien-avec-peter-mertens-ptb/?utm_source=sendinblue&utm_campaign=Newsletter_Derniers_Articles&utm_medium=email
Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d'analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l'élaboration de ce livre ?
Peter Mertens – J'ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d'autres membres, j'ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.
Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c'est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j'en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l'étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d'aujourd'hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde.
« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »
C'est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j'ai pu écrire ce livre, qui n'est pas juste un projet individuel. Je m'appuie aussi sur le service d'étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m'ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l'OTAN et de l'Organisation Mondiale du Commerce.
LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu'à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l'hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s'aligner sur la position américaine ?
P. M. – Le titre du livre vient d'une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d'affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l'abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l'invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d'entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l'importance de la souveraineté.
Toutefois, concernant les sanctions, ils n'ont pas suivi Washington. C'est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n'ont aucun effet sur le régime politique en place.
Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l'eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J'ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j'ai constaté des moments de fractures profonds avec l'Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l'Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c'est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l'argent public et a eu pour conséquence l'austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l'hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.
LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s'interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d'autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu'elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?
P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C'est à ce moment-là que l'idée des BRICS est réellement née, bien qu'il existe également d'autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C'est pour cela qu'ils ont créé une banque d'investissement dirigée par Dilma Rousseff, l'ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.
Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L'usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu'elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l'Argentine, l'Arabie Saoudite, l'Iran, l'Ethiopie, l'Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C'est un vrai saut qualitatif.
« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l'Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l'establishment et des médias vivent encore dans la période d'avant 2003. »
De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J'en citerai encore deux autres. D'abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.
Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l'impact est potentiellement le plus important. L'axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n'importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l'Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l'establishment et des médias vivent encore dans la période d'avant 2003.

Peter Mertens dans une manifestation organisée par le PTB pour un cessez-le-feu en Palestine © PTB
LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d'une puissance technologique redoutable, qu'ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d'échapper à l'emprise des États-Unis en matière technologique ?
P. M. – Je pense qu'il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l'époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l'URSS s'est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J'emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l'OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.
Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l'invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D'après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l'objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l'Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l'exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie.
« Les États-Unis veulent désormais entraîner l'Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »
Les États-Unis sont inquiets de l'avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d'entre eux. Les États-Unis ne l'ont pas vu venir. C'est pour cela qu'ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l'affirme de manière assez transparente : « C'est fini le globalisme d'avant ; il faut du protectionnisme ; c'est fini avec le néolibéralisme ; c'en est fini avec l'accès de la Chine au marché international. »
On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l'infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c'était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l'arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d'innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c'est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l'électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.
LVSL – Hormis cette opposition à l'hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l'Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d'un groupe aussi hétérogène ?
P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C'est une association de pays strictement pragmatique, car c'est comme ça que l'ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l'impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.
Je ne suis évidemment pas dupe. L'Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d'extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l'assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l'histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.
De même en Arabie Saoudite : c'est le despotisme total. Il n'y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n'empêche que l'entrée de l'Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l'Arabie Saoudite d'avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l'Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c'est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l'échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu'elle défie l'unilatéralisme et l'hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991.
« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C'est un mécanisme néocolonial ! »
Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l'Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n'est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.
LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l'histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d'espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l'économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l'altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?
P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d'autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l'exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d'obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu'à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l'Europe. C'est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n'est pas un emprunt socialiste mais au moins c'est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n'est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.
Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C'est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l'agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu'il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l'ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l'Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d'interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L'altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.
« L'altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »
LVSL – L'Union européenne tend à s'aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu'affirment nos dirigeants. S'ils prétendent réguler l'action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l'Union européenne ?
P. M. – Ce qui s'est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l'économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d'euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l'ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d'administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s'agit d'un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l'Allemagne et la Russie, plutôt que d'agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.
Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l'Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l'Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s'est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l'Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d'attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d'importantes subventions et remises d'impôts. La réaction de l'Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n'émerge.
Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C'est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l'Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d'euros de marchandises chaque année ! J'ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l'instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d'accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l'Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j'espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.
Bien sûr, je n'ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d'austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c'est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.
LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l'encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l'Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu'il soit possible de réorienter l'Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?
P. M. – Ma position sur cette question est liée à l'histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d'État-tampon entre l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n'existe pas ! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l'échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d'échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l'Europe pour créer une rupture au sein de l'Union Européenne.
Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J'en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l'extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s'inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l'extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l'extrême-droite s'appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n'existe pas et l'immigration va nous détruire.
« Face à l'extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »
Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d'appui. Comme la grève des ouvriers de l'automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c'est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n'est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse.
Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d'attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l'on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.
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Argentine : l’instant du danger

Avec l'élection de Javier Milei, difficilement imaginable il y a quelques mois seulement, l'Argentine se retrouve en terre inconnue. Cela contraint la gauche – en Argentine et au-delà – à construire une nouvelle carte politique et de nouveaux outils pour la prochaine période. Il est important en outre de souligner qu'une victoire électorale de l'extrême droite libertarienne ne signifie pas que les mouvements populaires sont vaincues une fois pour toutes. Une grande bataille sociale et politique nous attend.
La percée inattendue de Milei lors des primaires d'août dernier avait fait l'objet d'analyses approfondies dans nos colonnes par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, Claudio Katz, et Martin Mosquera. Nous avons également publié une analyse, par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, de sa victoire récente.
27 novembre 2023 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/argentine-milei-instant-danger/
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Nous nous sommes réveillés et le dinosaure était toujours là, menaçant. Le seul point positif de ce scénario cauchemardesque est que l'incertitude est levée. Nous savons maintenant que nous entrons dans l'ère – que nous espérons très brève – de La Libertad Avanza (LLA : La liberté avance, formation de Javier Milei). La victoire éclatante de Milei, avec 12 points d'écart sur le ministre de l'économie du gouvernement sortant Sergio Massa, a été non seulement une surprise (car la plupart des sondages prévoyaient un résultat beaucoup plus serré) mais aussi la confirmation que le tremblement de terre des élections primaires du 13 août n'était pas un accident mais l'expression de mouvements tectoniques d'ampleur, qui sont en train de transformer radicalement le territoire politique de l'Argentine.
L'affaissement des bastions péronistes
Avec un taux de participation de 76,3 % (légèrement supérieur à celui du premier tour), Milei et sa candidate à la vice-présidence, Victoria Villarruel, défenseure de la dictature militaire, ont obtenu 55,69 % (14 476 462 voix), tandis que Massa et son candidat à la vice-présidence, Agustín Rossi, chef de cabinet de plusieurs ministres, ont à peine atteint 44,31% (11 516 142 voix). La LLA n'a perdu que dans trois des 24 circonscriptions nationales : Santiago del Estero, Formosa et la province de Buenos Aires. Mais même là, dans le territoire où le gouverneur Axel Kicillof [ancien ministre de l'économie et figure de l'aile gauche du péronisme] avait remporté en octobre sa réélection dès le premier tour, avec 45% des voix, la modestie du transfert de voix des autres forces politiques vers Massa s'est confirmée. Celui-ci a dépassé les 50% seulement de quelques dixièmes de point dans ce bastion péroniste historique.
Au-delà de la conurbation métropolitaine, où le ticket du parti au pouvoir a réussi à s'imposer (bien que sans une participation massive pour compenser la faible performance dans le reste des districts), la majorité des 135 municipalités de Buenos Aires a été remportée par Milei. Même dans les quelques municipalités remportées par le péronisme (Baradero, San Fernando, General Rodríguez, Marcos Paz, Presidente Perón, San Vicente, Berisso, Ensenada et General Guido), ce fut toujours avec une faible marge, n'atteignant 60 % que dans un seul cas.
La candidature de Milei a réussi à capter non seulement les 6 millions de voix qui, au premier tour, étaient allées à Patricia Bullrich (laquelle, après sa défaite, a soutenu, avec l'ancien président Mauricio Macri, le candidat libertarien), mais aussi une bonne partie de celles obtenues en octobre par Juan Schiaretti [gouverneur de Cordoba]. Les cartes électorales au niveau national et de la province de Buenos Aires confirment non seulement la débâcle du péronisme mais aussi le basculement quasi incontesté des voix de la droite traditionnelle vers la LLA. Même les partisans du radicalisme (Unión Cívica Radical, UCR, formation de centre-droit) n'ont pas hésité à parier sur « le changement ».
Malgré l'appel au vote blanc lancé par la majeure partie de l'UCR, un secteur du PRO [droite], la Coalition Civique et la grande majorité de l'aile gauche du FIT-U [coalition d'extrême-gauche trotskiste], cette option a atteint à peine 1,6 %, ce qui témoigne d'un très faible niveau de discipline électorale. Les spéculations sur la « limite » politique du soutien que pouvait espérer un candidat aussi peu présentable que Milei, qui ne s'est jamais lassé de remettre explicitement en question toutes les prémisses démocratiques et même des références historiques telles que Raúl Alfonsín [premier président après la chute de la dictature 1983-1989], se sont révélées absolument erronées en ce qui concerne un conservateur prétendument démocratique, surtout au sein de l'UCR. L'anti-péronisme atavique des classes moyennes, qui ont voulu se présenter, à un moment donné, comme plus étroitement liées à certaines conquêtes libérales et démocratiques, a une fois de plus démontré qu'il ne connaissait pas de limites, comme il l'avait fait pendant la dictature.
Les élections de dimanche ont également confirmé la règle selon laquelle un gouvernement ne peut être réélu dans une situation de crise économique aussi profonde que celle que connaît actuellement l'Argentine. Le mirage d'un ministre de l'économie responsable d'une inflation de 140%, qui a pu apparaître comme un candidat compétitif au premier tour des élections, s'est évanoui dès les premiers décomptes de voix de dimanche. La stratégie de Massa, qui consistait à renforcer le seul candidat contre lequel il voyait une chance de victoire (en garantissant la structure, le financement et même des candidats pour les listes de LLA), et à parier sur un vote de rejet dans lequel les préoccupations démocratiques l'emporteraient sur la dégradation de la situation économique, n'a finalement pas été le grand « coup de maître » que certains attendaient, mais une aide décisive à l'ascension du monstre qui détient maintenant les rênes de l'État.
Une profonde recomposition sociopolitique
Les appels des organisations politiques historiques comme le péronisme, le radicalisme ou la gauche n'ont toutefois pas été les seuls à échouer. La crise profonde de la représentation est également confirmée par le fait que, davantage sans doute que dans tout autre campagne électorale, on a assisté ces derniers mois à une vague de prises de position contre Milei de la part de toutes sortes de groupes (fans de Star Trek, fans de Taylor Swift, otakus (personnes qui restent constamment chez elles pour pratiquer leur loisir préféré), Sandro's Babes, géographes, caricaturistes, intellectuels et presque tout le mouvement syndical, pour n'en citer que quelques-uns) sans que cela ait un impact significatif sur le vote. L'élect.eur.rice de Milei apparaît comme un sujet beaucoup plus autonome, disposant sans doute d'interactions à travers les réseaux sociaux, mais sans autres appartenances organiques auxquelles il ou elle puisse réagir. L'historien Ezequiel Adamovsky analyse en partie ce phénomène lorsqu'il identifie la fragmentation sociale croissante et le renforcement de l'individualisme comme les prémisses de l'émergence de la nouvelle droite dans le monde.
La droitisation d'un secteur de la société argentine est incontestable. Même s'il est évident qu'on ne peut affirmer que les quelque 15 millions d'électeurs de Milei partagent entièrement son idéologie antidémocratique, il est indéniable qu'il existe un important militantisme de droite (en particulier parmi les jeunes) que nous n'avons jamais vu au cours des 40 dernières années de démocratie. Bien que depuis 1983, nous ayons eu des candidats d'extrême droite qui, à différents moments, ont réussi à triompher aux élections locales (Antonio Bussi, Luis Patti, Aldo Rico, etc.), ils sont apparus comme des vestiges rassis et réactionnaires de la dictature plutôt que comme des forces de renouveau, susceptibles d'enthousiasmer les jeunes et de former des militants et des cadres pour diffuser leur idéologie dans toutes les couches de la société. Aujourd'hui, le discours réactionnaire de l'ultra-droite n'est plus l'apanage de vieux nostalgiques, il s'est enraciné jusque dans les quartiers les plus populaires du pays, dans les secteurs des travailleurs informels, des travailleur.ses indépendant.es et des élèves des écoles publiques.
Les libertariens ont réussi ce miracle en partie en profitant du scénario très particulier de la pandémie, dont nous n'avons pas encore réussi à analyser rigoureusement les conséquences subjectives. Il va sans dire qu'il s'agit d'une droite réfractaire au dialogue et très encline à basculer dans la violence. Depuis les années 1970, la politique nationale n'a jamais été marquée par le niveau d'insultes, de menaces et de violence qui a caractérisé cette campagne. Une nouvelle droite s'est installée et les niveaux de confrontation discursive et même physique augmenteront certainement au cours de la prochaine étape. L'exceptionnalité de l'Argentine en tant que « pays sans droite » est révolue, ce qui est un signe supplémentaire de la fin du cycle que nous vivons.
Sans entrer dans l'analyse détaillée des transformations sociales qui sous-tendent la victoire de Milei (la détérioration économique soutenue, la fragmentation sociale, la division sectorielle de la classe ouvrière et le clivage entre salariés formels et informels, la grave crise de la représentation, la crise historique de l' » identité péroniste « , etc.), il semble clair que ce résultat électoral exprime aussi un phénomène structurel de perte de capacité d'action collective des travailleurs. Les urnes ont montré des changements fondamentaux dans les rapports de force, qui approfondissent la démobilisation sur laquelle les principales coalitions politiques et leurs homologues syndicaux ont parié depuis 2018, en dépolitisant le conflit, en décourageant la mobilisation de rue et en misant sur la négociation syndicale sectorielle. Comme le souligne Adrián Piva, cette stratégie a « désarmé les travailleurs face à la mobilisation politique de droite » et limité « les possibilités d'articuler le mécontentement et la protestation », laissant un champ d'action fertile aux forces de droite.
Naviguer en eaux inconnues
A partir de maintenant, nous sommes en terra incognita, avec l'obligation de construire une nouvelle carte politique et de nouveaux outils pour la prochaine période. Nous sommes face à un scénario dans lequel le péronisme est à nouveau confronté au défi de se réinventer pour continuer à être un acteur central de la politique argentine. Il semble évident qu'au cours de la prochaine étape, l'hégémonie transitoire des Kirchneristes risque d'être diluée et de céder la place à de nouveaux leaderships, avec, très probablement, Axel Kicillof dans une position clé.
D'autre part, il faut s'attendre à une migration massive du personnel politique vers LLA, même de la part des secteurs de Juntos por el Cambio [coalition de la droite traditionnelle] qui ont résisté au premier appel de Milei. Il est plus difficile de prédire ce que le radicalisme et les secteurs plus centristes de la politique nationale feront dans la prochaine étape, et s'ils chercheront à construire un nouvel espace à partir duquel l'UCR tentera de se reconstruire en tant qu'acteur indépendant – une perspective qui doit affronter la difficulté que pose le relâchement du lien avec les bases historiques de ce courant.
Quoi qu'il en soit, et au-delà des spéculations sur le futur, il ne fait aucun doute que nous sommes confrontés au danger réel d'une offensive qui, après plus de deux décennies de tentatives infructueuses, pourrait enfin résoudre l' « impasse hégémonique » qui caractérise la société argentine. Son succès signifierait la rupture avec cette configuration dans laquelle la classe ouvrière et ses alliés ont réussi à stopper les réformes les plus régressives impulsées par la bourgeoisie, mais sans progresser avec un programme propre, face à un capitalisme qui ne parvient pas non plus à imposer les transformations fondamentales dont il a besoin pour relancer un nouveau cycle d'accumulation. Il est certain que nous assisterons à une nouvelle tentative, semblable à celle de Macri [président de droite de 2015 à 2919], d'infliger une défaite prolongée à la classe ouvrière, comme l'a fait dans les années 1980 une Margaret Thatcher tant admirée par Javier Milei. Cette fois-ci, l'offensive se déclenchera sur une société meurtrie et fatiguée par des années de débâcle économique et de reflux politique. Mais la capacité de réaction et de résistance de ce peuple nous a surpris plus d'une fois.
Les prochains jours nous donneront probablement quelques indices sur l'avenir, qui dépendent du succès du pari des vainqueurs de profiter des 20 prochains jours – jusqu'à l'entrée en fonction de Milei – pour déclencher une course brutale du taux de change qui facilitera l'application des mesures de choc qu'ils ont déjà anticipées. Faisant siennes les promesses de Macri pour un second mandat qui n'a jamais eu lieu (« faire la même chose mais plus vite »), Milei a déjà anticipé dans son premier discours d'après le second tour qu'il n'y aurait pas le moindre gradualisme. Il ne reste plus qu'à voir quelle part de son programme brutal de transformation du pays il est prêt à essayer de mettre en œuvre d'emblée et s'il sera capable de transformer son énorme base électorale en un soutien actif à ces transformations. En outre, il sera nécessaire d'analyser attentivement les nouvelles configurations parlementaires qui peuvent ou non lui garantir une présidence capable d'aller de l'avant sans s'appuyer seulement sur des décrets d'urgence. Il en sera de même concernant les secteurs du péronisme (gouverneurs et maires) susceptibles de lui permettre un cadre de « gouvernabilité » au cours de la première phase de son mandat.
Dans ce pays, la résistance de multiples secteurs sociaux peut presque être considérée comme acquise, mais il est clair que des dizaines de batailles nous attendent sur différents fronts. Et la perspective improbable d'une remontée plus ou moins rapide des salaires renforcera probablement cette résistance.
Un résultat électoral ne suffit pas à vaincre les secteurs populaires. Le coup a été dur, mais il n'implique pas une défaite fondamentale. Au cours de la prochaine étape, il s'agira donc de travailler avec la plus grande ampleur, la plus grande créativité et la plus grande unité d'action pour l'empêcher et pour préparer la contre-offensive. Compte tenu du risque de perdre pour longtemps nos meilleures traditions de lutte intransigeante et de défense des droits humains, nous sommes confrontés à la nécessité de les saisir lorsqu'elles clignotent « dans un instant de danger », comme le disait Walter Benjamin. Et nous avons vécu peu de moments aussi dangereux que celui-ci.
*
Pedro Perucca est sociologue, journaliste, rédacteur en chef de la revue Sonámbula et membre du « Proyecto Synco », un observatoire de science-fiction, de technologie et de prospective. Cet article est initialement paru le 21 novembre 2023 dans Jacobin America Latina.
Traduction Contretemps.
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Au Chiapas, l’autre frontière de notre présent (1)

Depuis ce printemps se joue au Mexique, dans l'état méridional du Chiapas, une guerre sourde qui n'a que très peu capté notre attention.
Simon Latendresse,
Anthropologue, chercheur postdoctoral au Centre de Recherches en Géographie Environnementale à la UNAM, au Mexique.
Dans le cycle habituel des nouvelles, on dira même que ce train-là est passé. Au-delà des caprices de l'actualité, au-delà des évènements saillants, la transformation de la « Frontière Sud » offre pourtant une profondeur de vue nécessaire sur les forces et les flux qui traversent le continent.
Trente ans après l'optimisme utopique du soulèvement zapatiste, c'est au contraire la barbarie cynique, sinistre, des entrepreneurs de la mort qui consume aujourd'hui le Chiapas. Des décennies de promesses rompues, de dépossession et de répression sourde, et nous voilà dans le plus sombre des présents possibles.
La guerre pour le contrôle de la Frontière
Depuis l'hiver dernier, il y avait des signes avant-coureurs. Des avertissements, quelques règlements de compte. Mes amis sur place me prévenaient que l'orage couvait. Soudain fin mai, ça éclate. La ville de Frontera Comalapa est prise d'assaut. Chargeant à bord de véhicules blindés, armés de calibres 50 et autre artillerie de grade militaire, les puissants cartels de Sinaloa et de Jalisco, dit « Nouvelle Génération » (CJNG) s'y affrontent, terrorisent pendant près de quatre jours la ville et les villages avoisinants. Sur les messages vocaux partagés sur WhatsApp, on pouvait entendre les chuchotements terrifiés des habitants qui tentent d'alerter les leurs :
« On a eu de la chance, on a réussi à sortir à temps. On plusieurs familles ici dans la montagne. »
« Ils entrent dans les maisons et enlèvent les jeunes pour les envoyer au combat. Allez vite vous cacher dans la forêt ! »
La Garde Nationale ne se présentera sur les lieux qu'une semaine plus tard, une fois les canons tus.
Septembre. Après quelques mois d'une apparente accalmie, une enseignante d'Amatenango est enlevée en pleine classe puis retrouvée assassinée la semaine suivante. De Comalapa jusqu'à Tapachula, les « narco-barricades » bloquent l'autoroute panaméricaine qui longe la frontière, paralysant toute circulation, toute activité, menaçant jusqu'à l'approvisionnement alimentaire. Dans les municipios (comtés ou communes) de la région, même les chemins de terre vers les villages avoisinants sont bloqués. Un siège total qui dure près d'un mois. Pendant plus d'un mois, les écoles restent fermées. Même la poste locale demeure à l'arrêt.
De la capture de nouveaux marchés à la gouvernance nécrocapitaliste
Les affrontements entre cartels pour le contrôle de la « Frontière Sud » ne sont pas en soi nouveaux. Mais cette plus récente escalade — sa durée, son intensité, son caractère absolument décomplexé — dévoile le caractère stratégique que couvre cette frontière.
Comme toute entreprise capitaliste, les entrepreneurs de la mort visent l'expansion, cherchent à diversifier leur « portfolio ». Elles étendent désormais leur contrôle sur des pans entiers de l'économie : la culture d'agave, d'avocat… Même de citrons ! À Frontera Comalapa, Amatenango de la Frontera, Mazapa de Madero et Chicomuselo, ils taxent le commerce informel, les débits d'alcool, les compagnies de transports. Ils organisent ceux-ci en « syndicats » ou en unités paramilitaires contraintes à travailler comme informateurs, messagers ou intimidateurs, à monter des barricades ou à mater les journalistes contestataires, les activistes sociaux et autres opposants politiques.
Exodes, terreur et marchandise
Longtemps un point névralgique pour le passage de cocaïne, le contrôle de la Frontière Sud, c'est aussi, et peut-être surtout aujourd'hui, le contrôle d'une autre ressource, particulièrement profitable, simultanément main d'œuvre et marchandise : les migrants (ils sont six millions à être entrés au Mexique cette année seulement !). Extorqués, conscrits comme mules ou comme coursiers, les femmes souvent violées, brutalisées et forcées à la prostitution.
Interviewée dans un refuge de Mexico, une jeune hondurienne venait tout juste d'échapper à son calvaire. La voix brisée, elle me raconte comment son « contact » au Chiapas l'avait séquestrée et forcée ensuite à travailler comme livreuse :
« Tous les jours, c'était les coups, les insultes, les menaces, dit-elle. Ils disaient qu'ils allaient me tuer si je n'obéissais pas. Mes amies avec qui j'avais traversé, elles sont disparues. Je ne les ai plus jamais revues. »
Les corps découverts par dizaines, par centaines dans bien autant de fosses clandestines au nord du pays ces dernières années, témoignent sans doute de ce qui est fait de ces migrants sitôt qu'ils ne rapportent plus. À moins que la terreur elle-même soit plus profitable.
Et plus la frontière est ardue à traverser, plus les cartels en profitent. La production de l'illégitimité, par la fermeture des voies légales, oblige les migrants à emprunter des chemins de traverse de plus en plus dangereux. Ce qui les rend de plus en plus vulnérables à la capture et à l'exploitation par les groupes criminels, de connivence avec la police.
Du droit de ne pas migrer
Le Chiapas lui-même est d'ailleurs un microcosme emblématique pour saisir avec clarté les forces qui poussent des millions de gens du Sud à l'exil.
Les autochtones du Chiapas ont une longue et tragique histoire de migrations ouvrières entre hautes-terres et basses-terres de l'état. Aujourd'hui c'est désormais vers le nord du pays, les États-Unis (et dans une moindre mesure vers le Canada) qu'ils quittent en masse. Une analyse récente de la banque espagnole BBVA place San Cristobal de las Casas, la capitale culturelle du Chiapas au premier rang des villes du Mexique qui reçoivent le plus de transferts de fonds de l'étranger, avec 420 millions USD au total, seulement pour le premier trimestre de 2023. À l'échelle de l'état, ces transferts (ou remesas) atteignent un peu plus de 3 milliards en 2022, dépassant largement l'investissement direct de l'étranger qui, bon an mal an, oscille entre les 50 et 250 millions à peine1.
Avec la réforme constitutionnelle de 1992, prélude obligé à la signature de l'ALÉNA (aujourd'hui l'ACEUM), la fin des subventions agricoles aux paysans mexicains, le dumping massif des États-Unis et la chute précipitée des prix du maïs et du café qui s'en suivit ont durement appauvri les paysans chiapanèques, provocant la révolte dans les campagnes qui menèrent au soulèvement zapatiste de 1994. Pour seule solution, l'État mexicain, avec l'appui matériel militaire des É.-U. et la caution du Canada n'ont su miser que sur la répression.
Dans les ejidos (terres agricoles collectives), des aînés qui se sont autrefois battus pour la redistribution de la terre déplorent aujourd'hui combien celle-ci manque de bras pour la travailler. Mais confrontés à la rudesse d'un travail de plus en plus ingrat et à des sols aussi dégradés que les marchés, leurs fils et petits-fils, se demandent, eux, pourquoi diable ils restent.
L'agriculture de subsistance occupe pourtant encore près du tiers de la population active (soit un peu plus d'1,2 millions de personnes), dans cet état où le salaire moyen ne dépasse pas les 400$ par mois, et où le taux d'emploi informel est de 76% (d'après les plus récentes données de l'INEGI). Privés d'option de rechange, l'exode massif des jeunes chiapanèques devient une formidable source de recrutement pour les cartels. Argent facile, consommation, glamour : les sirènes mortifères de la vie de gangster peuvent sembler irrésistibles face à la misère d'une économie sclérosée.
Ce cercle infernal pauvreté-migration-criminalité-insécurité nous oblige à sortir de nos lieux communs : au-delà du droit à migrer, n'est-il pas possible, voire urgent, de penser aussi un droit à ne pas devoir migrer ? Un droit à une vie décente dans son lieu d'origine ? Cette dernière formulation, beaucoup plus exigeante, demande de revoir la façon dont sont pensés et structurés nos liens avec le Mexique (et ceux du Nord avec le Sud en général).
Mais pour l'instant, le modèle dominant du sous-développement capitaliste n'a rien à proposer qu'une interminable fuite vers l'avant. Et comme si le libre-échange et la capitalisation agricole n'était pas suffisants pour appauvrir et déposséder la paysannerie mexicaine et centre-américaine de ses moyens de production et de reproduction sociale, la nouvelle ruée vers les ressources minérales et énergétiques, qui s'accélère depuis le début des années 2000, vient ajouter à la menace. Dans un prochain volet, il sera question du lien entre les groupes narcoparamilitaires et le capital minier dans la région frontalière du Chiapas.
Note
1. D'après les données publiées par le gouvernement mexicain.
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Au Chiapas, l’autre frontière de notre présent (2)

Précédemment, j'ai parlé de la guerre entre les cartels mexicains pour la mainmise sur la frontière Mexique-Guatemala.
Simon Latendresse,
Anthropologue, chercheur postdoctoral au Centre de Recherches en Géographie Environnementale de la UNAM, au Mexique.
photo
Cartographie des concessions minières dans la région de la Sierra Madre du Chiapas. Lieux des violences et narco-blocus de mai à octobre 2023 Sources cartographiques : Cartocrítica, 2023. https://mineria.cartocritica.org.mx/.org
J'ai souligné combien la capture des flux migratoires étaient désormais l'un des principaux enjeux stratégiques de cette frontière. Dans la double impasse du sous-développement et de l'exode vers le Nord, les cartels mexicains deviennent de facto la main de fer clandestine des États, un rôle aussi instrumental à l'expansion du capital extractif dans la région. C'est de cette complicité secrète entre les entrepreneurs de la mort, l'État et le Capital dont il sera question ici.
Une impression de déjà-vu
Le 30 décembre 2022, des mois avant qu'éclate la bataille de Frontera Comalapa, Isabel Recinas Trigueros (dit compa Chave) activiste écologiste du Mouvement Social pour la Terre était séquestré à Chicomuselo, puis retrouvé quelques temps plus tard, battu, blessé par balles et laissé pour mort au bord d'une route.
L'agression rappellera l'assassinat en 2009 dans la même municipalité, de Mariano Abarca Roblero, leader de la mobilisation populaire contre l'opération minière de la canadienne Blackfire Exploration Ltd. Isabel Recinas poursuivait le même combat contre cette mine, officiellement fermée et interdite d'opération depuis le meurtre d'Abarca, mais que des intérêts particuliers cherchaient depuis quelques temps à faire réouvrir.
Si les assassins d'Abarca avaient tour à tour nié toute implication, les assaillants du compa Chave, eux, laissent ouvertement leur carte de visite : El Maíz, un syndicat paramilitarisé aux ordres du Cartel Jalisco Nueva Generación. Puis un mai, au moment même où CJNG affronte le Cartel de Sinaloa à Comalapa, menaces et agressions redoublent à Chicomuselo contre des activistes opposés à la mine. À tel point que les organisations sociales et paroissiales qui menaient historiquement la résistance décident de mettre leurs activités en veilleuse.
La reconfiguration d'une frontière
On peut voir ainsi se profiler un autre enjeu autour de cette guerre pour le contrôle du territoire : l'expansion de la frontière extractive dans la Sierra Madre du Chiapas. Depuis des décennies l'industrie minière tente de s'y établir pour en exploiter les riches sous-sols.
0,4% : pourcentage d'emploi à l'échelle nationale que représente le secteur extractif au Mexique, incluant l'énergie.
(Source : Observatorio Laboral, Gobierno de México)
Dans une économie rurale dévastée par la chute du prix des denrées et par le dumping nord-américain, la filiale minière avait bien au départ de quoi séduire les habitants. Mais il deviendra vite clair que la dévastation de ce territoire fragile n'en vaut pas les rachitiques redevances. Clair que les promesses d'emploi ne sont qu'un miroir aux alouettes. Que pour l'immense majorité des paysans, une mine à ciel ouvert ne signifie autre chose qu'une grande dépossession. Se retrouver devant rien, un autre paysan sans terre ajouté à la masse croissante d'un lumpenprolétariat du Sud qui n'a nulle part où aller que vers le Nord.
Structurées autour d'organisations communautaires proches de l'EZLN et du diocèse de San Cristobal, de concert avec divers groupes écologistes militants, une farouche résistance des communautés rurales décidées à protéger leurs territoires, était parvenue jusqu'à aujourd'hui à chasser ces aventuriers du capital minier.
On dira qu'il n'y a pas de hasard ! Depuis le début de l'année, au moment même où les cartels terrorisent la population, les promoteurs miniers reviennent à la charge. Les collectivités agraires déplorent leurs visites insistantes. Les nouvelles concessions qu'ils tentent de faire approuver prennent dimensions titanesques, parfois de plus de 2000km2 (voir l'encadré), enregistrées souvent au nom d'entreprises qui n'existent dans aucun registre fiscal. Des équipes entrent dans les territoires avec leur machinerie (non-identifiée) sans consentement des communautés, avec à la clef intimidations, agressions, enlèvements d'activistes. « Cette fois, ils ont changé de stratégie, et ils s'allient aux narcos », m'informe un collègue originaire de la région.
Notes
1. S. Valencia, Capitalismo Gore, Melusina, 2010.
2.D'après l'expression de l'anthropologue Michael Taussig. Voir Shamanism, Colonialism and the Wild Man. A Study in Terror and Healing, University of Chicago Press, 1987.
3.Luxembourg, R. (1913). L'accumulation du capital. François Maspero, 1969.
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Cartographie des concessions minières dans la région de la Sierra Madre du Chiapas. Lieux des violences et narco-blocus de mai à octobre 2023 Sources cartographiques : Cartocrítica, 2023. https://mineria.cartocritica.org.mx/.org
Narco-gouvernance et contre-insurrection
Dans ce contexte, la présence des groupes criminels prend alors une tout autre dimension. Comme le décrit l'activiste mexicaine Sayak Valencia1, outre la drogue, la principale marchandise dont les groupes criminels militarisés font commerce est la violence elle-même.
Bien qu'il paraît menacer aujourd'hui la stabilité même de l'État, le crime organisé mexicain joue pourtant de longue date un rôle clandestin mais déterminant dans la répression des organisations de gauche, des partis politiques dissidents et des mouvements étudiants. Au Chiapas où leurs liens avec la classe politique et les grands propriétaires sont nombreux et profonds, ces organisations paramilitaires criminelles sont depuis longtemps instrumentales dans la répression sanglante contre les mouvements paysans et les communautés zapatistes.
L'économie minière offre justement un monde d'opportunités où convergent les intérêts entre capital formel et informel. De la généreuse rente de protection que promet la mine, jusqu'à l'emprise sur toute l'économie satellitaire qui accompagne cette industrie et l'urbanisation sauvage qu'elle entraîne : spéculation immobilière, hôtellerie, débits d'alcool et bien évidemment, le marché de la drogue et la prostitution. L'horizon coercitif imposé par les groupes criminels facilite ainsi la dépossession des communautés, désarticulant les solidarités locales et faisant taire les dissidents : journalistes, écologistes, enseignants.
Le « miroir colonial de la production »
Ce scénario ne rappelle-t-il pas celui du capitalisme de pionniers du XIXe siècle ? Celui de la vieille frontière coloniale, décrite dans les romans de Joseph Conrad, de Bruno Traven ou de Miguel Ángel Asturias. Nouvelles ressources, nouvelles frontières : le sucre, l'ivoire, le caoutchouc, le café, extraits au prix de la sueur et du sang des autochtones dans les colonies ou quasi-colonies du Sud, et les profits, gargantuesques, empochés aux bourses de New York, de Londres, d'Amsterdam.
Cette frontière des ressources est aujourd'hui celle de la baryte, à Chicomuselo, qui sert à l'extraction d'une autre matière toujours précieuse : le pétrole. C'est aussi le titane de la côte du Soconusco, utilisé dans les technologies militaires et prisé par les minières chinoises. C'est enfin celle du cuivre, du graphite, de l'or, des terres rares de la Sierra, cruciaux pour la mythique « transition énergétique ». Avec tout un réalignement logistique vers les Zones Économiques Spéciales (ZEE) et les ports de la côte ouest, c'est un immense triangle alchimique qui désormais traverse le Pacifique, dans lequel le minerai, extrait d'Amérique latine (entre autres), est transformé en marchandise en Chine, puis changé en or au TSX !
Comme un miroir colonial de la production2, la terreur qui régit la Frontière Sud nous présente un reflet de la profonde violence qui git au cœur même du capitalisme. Cette part maudite que les économistes néoclassiques bannissent vers l'ailleurs sous le vocable hygiénique d'« externalité ». La cruauté saturnale de l'entreprenariat nécrocapitaliste, non seulement obéit aux mêmes impératifs de marché qui régissent notre économie mondiale — même course effrénée aux profits et aux coûts minimaux de production — elle est, comme le démontra jadis Rosa Luxembourg, la condition même de son expansion3.
Examiner la dimension territoriale de cette expansion, c'est donc mesurer les conditions et le coût réel de l'actuelle transformation du marché-monde. En mettant en lien le Mexique et le Québec, il sera question dans le prochain volet d'explorer plus avant les ramifications continentales et mondiales de la présente frontière des ressources minières et énergétiques et de la grande expulsion de la paysannerie du Sud.

Comment l’extrême droite en France et en Allemagne instrumentalise la guerre à Gaza

Avec la guerre Israël-Hamas, l'extrême droite européenne a saisi une occasion pour se positionner en meilleure amie de la communauté juive pour mieux dénoncer le danger de l'immigration musulmane. “Ha'Aretz” observe, en analysant le phénomène en France et en Allemagne, que cette posture ne durera pas.
Tiré de Courrier international. Article paru à l'origine dans Haaretz. Légende de la photo : Marine Le Pen à la Marche contre l'antisémitisme à Paris. le 12 novembre 2023. Photo Claire Serie/Hans Lucas/AFP
Alors qu'il parcourait les couloirs de l'Union européenne (UE) lors du sommet de Bruxelles le mois dernier [en octobre], Viktor Orban s'est probablement senti conforté dans ses positions.
À l'est, les forces du “bien” et du “mal” se livraient à un “choc des civilisations” en Israël et sur la bande de Gaza. Et à l'ouest, où les Européens “éclairés” ne se privent pas de le critiquer, les violences antisémites avaient nettement augmenté en écho, semble-t-il, au soutien apporté au Hamas par des mouvements d'extrême gauche.
À la veille du sommet, le premier pourfendeur de l'immigration en Europe confiait espérer que “de plus en plus de gens voient, ici à Bruxelles, qu'il existe un lien évident entre terrorisme et immigration”. Avant d'ajouter : “Ceux qui soutiennent l'immigration soutiennent aussi le terrorisme.”
De fait, le discours de Viktor Orban “ne paraît plus aussi extrême dans les circonstances extrêmes que nous connaissons”, souligne Peter Kreko, directeur de Political Capital, un groupe de réflexion indépendant qui a son siège à Budapest. Le Premier ministre illibéral “a l'habitude d'être dans le rôle du méchant qui dit la vérité”, ajoute-t-il.
L'AfD se met sous silencieux
L'actuelle guerre entre Israël et le Hamas est une aubaine pour les populistes d'extrême droite européens qui, comme Viktor Orban, présentent leur pays comme des sanctuaires ouverts aux Juifs et aux chrétiens.

En France, le conflit permet à Marine Le Pen, probable candidate à l'élection présidentielle de 2027, de poursuivre la mue du parti extrémiste et antisémite hérité de son père, Jean-Marie Le Pen. En Allemagne, le second parti d'opposition, l'AfD, profite de ce moment pour mettre son antisémitisme en sourdine, du moins publiquement, et pour laisser libre cours à son islamophobie.
Les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre dernier sont une occasion à saisir pour les partis d'extrême droite européens, analyse Rafaela Dancygier, politologue à l'université de Princeton. “Cela leur permet de diaboliser les musulmans en Europe et de prôner de nouvelles restrictions à l'immigration, ce qui n'est pas nouveau pour eux, mais le contexte actuel donne plus de poids à leurs arguments”, explique-t-elle.
Ce qui est nouveau, en revanche, c'est que “l'extrême droite semble aujourd'hui plus respectable que l'extrême gauche”. Certains représentants de gauche ont en effet salué les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre ou les ont assimilés à une forme de résistance légitime, poursuit-elle. La gauche, “qui est plus souvent dans le rôle du protecteur des droits des minorités”, a laissé l'extrême droite se poser en protectrice des communautés juives, ce qui renforce sa légitimité, indique Rafaela Dancygier.
Sauf que cette soudaine compassion à l'égard des Juifs n'a rien de sincère, affirme Peter Kreko. Le positionnement prosioniste de l'extrême droite européenne relève plus d'une volonté “d'exploiter [le sentiment anti]musulman que d'une véritable empathie pour les Israéliens”, explique le chercheur hongrois.
Antisémites notables
À l'approche des élections européennes de juin, Orban a désormais beau jeu de dire : “Regardez les pauvres pays d'Europe de l'Ouest qui n'ont pas assez surveillé leurs flux migratoires et sont à présent dévorés par l'antisémitisme – contrairement à la Hongrie, qui est une terre d'accueil pour les Juifs et les chrétiens”, prédit le politologue.
“L'histoire montre que les partis d'extrême droite instrumentalisent la question juive et l'antisémitisme pour leur propre intérêt”, renchérit Rafaela Dancygier.
La Shoah est, selon elle, un bon indicateur. “Lorsque l'extrême droite veut paraître plus modérée dans l'opinion publique, elle prend ses distances vis-à-vis des révisionnistes et négationnistes de l'Holocauste.” Mais seulement quand elle le veut, insiste-t-elle.
Quelques jours après l'attaque du Hamas, le président d'honneur de l'AfD, Alexander Gauland – qui s'est illustré par le passé en comparant le rôle des nazis à une “fiente d'oiseau” sur le grand livre d'histoire de l'Allemagne –, a déclaré que “cette attaque ne vis[ait] pas seulement l'État hébreu, elle [était] également dirigée contre nous”. Tous ses camarades de parti ne se sont néanmoins pas précipités pour défendre Israël avec autant de vigueur.
Trois jours après les massacres du Hamas, l'actuel codirigeant du parti, Tino Chrupalla, postait sur X qu'il “condamn[ait]” l'organisation islamiste mais appelait également à la désescalade, affirmant que “l'heure est à la diplomatie” et sans faire la moindre allusion au droit d'Israël à se défendre.
Cette ambivalence de l'AfD tient au fait que plusieurs de ses responsables sont des antisémites notables. “C'est aussi une des raisons de leur popularité”, rappelle Dancygier.
Manque de mémoire politique
Actuellement en seconde position dans les sondages avec 21 % d'électeurs allemands se disant prêts à voter pour eux aux prochaines élections, les responsables de l'AfD risquent la division. À moins qu'ils n'aient même pas besoin de se positionner clairement sur la question de l'antisémitisme. Pour l'heure, le sentiment anti-immigration et l'hostilité envers l'establishment incarné par l'actuelle coalition de centre gauche semblent en effet suffire à faire leurs affaires.
Dans une étonnante vidéo de neuf minutes qui a beaucoup tourné sur les réseaux, le vice-chancelier et codirigeant des Verts allemands, Robert Habeck, a lancé un avertissement aux extrémistes des deux camps qui voudraient profiter de cette guerre pour semer le trouble en Allemagne : abstenez-vous, leur a-t-il dit en substance.
Dans cette vidéo, Habeck reconnaît que “l'antisémitisme islamiste ne doit pas nous faire oublier qu'il existe un antisémitisme profondément ancré en Allemagne”. Avant de dénoncer les personnalités d'extrême droite qui “se retiennent pour le moment, pour des raisons purement tactiques, afin d'attiser l'hostilité contre les musulmans”.

Contrairement à l'AfD, l'accession au pouvoir passe pour Marine Le Pen par le cœur et surtout le manque de mémoire politique des électeurs français. La dirigeante d'extrême droite, qui a rebaptisé son parti “Rassemblement national” en 2018, est confrontée à un problème évident qu'un simple changement de nom ne suffit pas à régler : l'ombre funeste de son antisémite et négationniste de père.
“Rempart contre l'idéologie islamiste”
Depuis que le Hamas a tué 40 ressortissants français dans des communautés israéliennes à la frontière de la bande de Gaza, Marine Le Pen se pose ouvertement en défenseur des Juifs de France. Elle a même qualifié l'attaque du 7 octobre de “pogrom”.
Cette prise de position intervient alors que le ministère de l'Intérieur a relevé près de 1 250 incidents antisémites en France depuis le 7 octobre [1 518 actes ou propos antisémites ont été recensés entre le 7 octobre et le 14 novembre 2023] – soit trois fois plus que durant toute l'année 2022.
La France abrite la plus grande communauté juive d'Europe, et [le 12 novembre] plus de 100 000 personnes ont participé à une grande marche contre l'antisémitisme dans la capitale. Interviewé à la radio, le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, a affirmé que pour de nombreux Juifs de France son parti apparaissait comme un “rempart contre l'idéologie islamiste”.
Si tous les Juifs de France et les chercheurs n'adhèrent pas à cette proposition, le changement d'image entrepris par Marine Le Pen semble porter ses fruits. À en croire le politologue Jean-Yves Camus, alors qu'elle ne pouvait pas être élue il y a cinq ans, ses chances se sont nettement accrues aujourd'hui.
Un nombre croissant de Français ne la considèrent plus comme une représentante de l'extrême droite, souligne le chercheur, et la majorité d'entre eux ne la voit pas comme une menace pour la démocratie – contrairement à l'extrême gauche. Tandis que Marine Le Pen participait à la marche de dimanche contre l'antisémitisme, Jean-Luc Mélenchon s'est abstenu, déclarant que l'évènement était le rendez-vous “des amis du soutien inconditionnel au massacre” à Gaza. Le politologue rappelle toutefois que “la conversion pro-Israël [de certains membres du RN] n'est pas sincère, ce n'est qu'une manœuvre pour récupérer des voix et faire table rase du passé”.
Qui haïr le plus ? Les Juifs ou les musulmans ?
Même si Marine Le Pen n'est pas elle-même antisémite, poursuit-il, on ne saurait faire confiance à ses partisans, car leur soutien à Israël tient uniquement au fait qu'ils assimilent les combattants du Hamas à des islamistes – leur pire fléau. Le discours de Marine Le Pen consiste à “lier la guerre à l'immigration, et le Hamas à un mouvement islamiste qui serait entré en France avec le soutien de la gauche et des ONG musulmanes”.
Reste que ses électeurs “ne se soucient pas vraiment des questions de politique étrangère, seulement de l'ordre public” – qu'ils jugent menacé par les musulmans.
Selon Michael Colborne, journaliste d'investigation pour le site Bellingcat et spécialiste des mouvements d'extrême droite transfrontaliers, depuis le déclenchement de la guerre au Moyen-Orient les électeurs d'extrême droite “ne savent pas qui ils haïssent le plus : les Juifs ou les musulmans.”
Ce qui n'est pas sans poser de problème à Marine Le Pen et à ses camarades soucieux de renvoyer une image de respectabilité tout en ménageant leurs militants les plus endurcis.
Reste maintenant à savoir dans quelle mesure le gouvernement d'Israël, lui-même extrémiste, s'emploiera à amplifier cette islamophobie et la droitisation du paysage politique européen. Pour les observateurs, le gouvernement israélien doit s'interroger sur les conséquences que pourrait avoir sa légitimation de partis nationalistes dont l'antisémitisme n'est que temporairement mis au second plan.
Dans l'immédiat, il semble évident que l'essor de l'extrême droite menace les formations démocratiques et libérales de gauche sur le continent.
Cela faisait plusieurs décennies que les extrêmes politiques n'avaient pas présenté cette formation “en fer à cheval”, où l'extrême gauche et l'extrême droite se retrouvent plus près l'une de l'autre que du centre, souligne Rafaela Dancygier. Surpris par cette acceptation présumée par la gauche de la terreur et des violences, certains électeurs pourraient croire que la gauche est aussi radicale que l'extrême droite, si ce n'est plus. “Ce qui affaiblit la gauche, y compris le centre gauche, conclut-elle, et bien sûr la démocratie en général.”
David Issacharoff
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Lucidité, unité, démocratie

Dans cette période politique complexe, brouillée, défiante, Clémentine Autain, « animée par l'obsession d'éviter un scénario Le Pen-Macronie en 2027 », appelle à la responsabilité historique de rechercher inlassablement l'union, d'apparaître comme un pôle rationnel, dont le fil à plomb doit être l'approfondissement de la démocratie.
27 novembre 2023 | tiré du site regards.fr
https://regards.fr/lucidite-unite-democratie/
À la veille de l'assemblée représentative de La France Insoumise du 16 décembre, et alors que les groupes d'action se réunissent pour débattre de l'orientation de notre mouvement, je veux contribuer par ce texte à éclairer les enjeux qui sont devant nous. À celles et ceux qui auraient préféré une contribution à usage interne, qu'ils sachent que moi aussi mais il n'existe pas de moyen de le faire au sein de LFI. Je ne peux pas m'adresser aux militants insoumis autrement que sur mon blog ou dans les médias.
Dans un paysage politique toujours plus éclaté, brouillé et désormais tripolarisé, notre responsabilité historique est de rechercher inlassablement l'union des forces d'alternative sociale et écologiste. Avec un projet qui transforme en profondeur notre pays, l'objectif est de construire un rassemblement majoritaire pour en finir avec les choix néolibéraux et productivistes des dernières décennies et porter le partage des richesses, des pouvoirs, des savoirs et des temps de la vie.
Dans un moment de trumpisation de la vie médiatique, notre tâche est d'apparaître comme un pôle rationnel – conformément à notre histoire issue des Lumières –, solide sur tous ses principes1, rassurant dans son profil pour donner confiance à une part croissante de nos concitoyen.nes.
Dans une période aussi complexe et de défiance à l'égard des politiques, notre fil à plomb doit être l'approfondissement de la démocratie, entre nous – parce que c'est plus efficace – et pour donner à voir comment nous ferons quand nous gouvernerons la France.
Lucidité
À LFI, nous avons indéniablement l'optimisme de la volonté chère à Gramsci. C'est même l'une des marques de fabrique à laquelle je suis très attachée. Cet optimisme permet de voir « les chances non réalisées qui sommeillent dans les replis du présent », pour reprendre les jolis mots du père de l'écologie politique André Gorz. Heureusement que plusieurs fois dans l'histoire récente où notre gauche était en berne, nous avons gardé confiance dans nos capacités à déjouer les pronostics. Mais ne perdons pas de vue l'autre partie de l'adage gramscien : le pessimisme de l'intelligence. Car si, par optimisme forcené, nous abandonnons la lucidité sur le réel, alors nous ne réussirons pas à nous orienter correctement pour gagner. De la même manière, si nous refusons toute critique sur nous-mêmes au nom du fameux « faire bloc » face à nos nombreux adversaires, nous risquons de perdre gros en intelligence collective.
Première lucidité : la percée de l'extrême droite, qui dit la gravité de la situation et l'ampleur de la responsabilité qui est la nôtre. La victoire de Javier Milei en Argentine et celle de Geert Wilders aux Pays-Bas viennent de donner une sinistre note d'ambiance… De dimension internationale, cette ascension n'épargne malheureusement pas notre pays. Notre tâche, c'est de combattre les politiques macronistes tout en gagnant la course de vitesse engagée avec Marine le Pen.
Certains d'entre nous ont expliqué que la quête de respectabilité du RN les conduirait à la défaite. Qu'avec leurs cravates et leur institutionnalisation, ils perdraient leur électorat populaire séduit par l'expression bruyante de la colère et le côté « hors système ». Le nouveau profil du RN n'infléchit pas ses courbes de popularité, d'adhésion et d'intention de vote, globalement plutôt à la hausse depuis un an. Il faut dire que cette nouvelle posture est facilitée de manière inouïe par la Macronie, qui lui a déroulé le tapis rouge à l'Assemblée nationale et lui a offert sur un plateau une légitimité dans le combat contre l'antisémitisme. En attendant, alors que sur le fond les lepénistes conservent leurs marqueurs autoritaires, xénophobes et sexistes, ils étendent leur influence. L'extrême droite est en train de siphonner la droite. Et son plafond de verre explose.
En face, méfions-nous du refrain « RN et Renaissance, c'est bonnet blanc et blanc bonnet ». Oui, la Macronie est dans une dérive folle qui l'amène à briser bien des principes républicains et à valider, parfois concrètement comme avec la loi Immigration, les partis pris de l'extrême droite. Mais confondre l'un avec l'autre, c'est factuellement faux et politiquement dangereux. Que les uns et les autres soient acquis aux intérêts des plus riches et à la réduction de la dépense publique, c'est l'évidence. Mais, avec le RN au pouvoir, nous franchirions un cap autrement plus dangereux en matière de politique autoritaire, surtout après le travail si bien préparé par la Macronie. Les conditions de la contestation sociale et politique seraient encore plus sévèrement dégradées. Nous prendrions un immense risque pour les droits des femmes : si Renaissance ne considère pas sérieusement, notamment dans ses politiques publiques, le combat pour l'émancipation des femmes, il ne porte pas un projet réactionnaire, ouvertement sexiste et familialiste. Et que penser du sort qui serait fait aux immigrés et aux populations issues de l'immigration ? L'instrumentalisation sur le thème du « choc des civilisations » de l'insupportable mort de Thomas à Crépol donne à voir le potentiel de guerre civile de l'extrême droite. Surtout, il ne faut jamais oublier, comme le rappellent les travaux d'Ugo Palheta2, que, ripolinée ou pas, l'extrême droite porte en germe le fascisme.
Pour autant, la Macronie se droitisant à la vitesse de l'éclair, ce ne sont pas les différences entre le RN et Renaissance qui apparaissent aujourd'hui éclatantes : c'est le rapprochement qui sidère. C'est là que nous avons une responsabilité en matière d'éducation populaire, notamment à l'égard des jeunes générations. Je ne parle pas ici de consigne de vote dans un éventuel second tour entre Le Pen et un représentant de la Macronie. Mon propos n'est animé que par l'obsession d'éviter un tel scénario en 2027. Je parle de notre discours aujourd'hui. Marteler qu'il y aurait un tout homogène RN/LR/Renaissance, c'est contribuer au brouillage des repères. Et « à la fin », si ça se termine « entre eux et nous », pour reprendre la formule de Jean-Luc Mélenchon, quel intérêt avons-nous à associer le RN avec tout le reste de l'échiquier politique ?
Unité
La lucidité impose également de ne jamais perdre de vue cette réalité nouvelle : la tripolarisation de la vie politique – Macronie/extrême droite/Nupes. Deux pôles sur trois sont de droite : c'est dire l'ampleur de notre tâche. Pour atteindre le second tour de la présidentielle, il nous faut donc construire sans relâche le rassemblement de la gauche et des écologistes. Pour l'emporter au second, nous devons éviter de constituer un plafond de béton qui nous laisserait seuls avec un petit tiers de l'électorat et le reste vent debout contre nous. C'est pourquoi la logique du « socle » à conforter contre le reste du monde me paraît contre-productive dans le contexte. Nous devons conforter et élargir l'électorat des 22% de la présidentielle, et non seulement renforcer l'adhésion d'une (petite) partie de ce socle. Les abstentionnistes de la partie populaire la plus proche de nos idées se mobiliseront si nous apparaissons en capacité de gagner. C'est pourquoi fédérer le peuple impose de chercher ce qui relie ses différentes composantes, et non d'appuyer avant tout sur ce qui les clive. Fédérer le peuple passe surtout par la contagion en positif d'une espérance. Fédérer le peuple suppose enfin de travailler les différentes médiations à même de nous légitimer à ses yeux.
C'est dans cet état d'esprit qu'avec François Ruffin, Alexis Corbière, Raquel Garrido, Danièle Simonnet, Hendrik Davi et d'autres, nous plaidons pour maintenir un horizon d'union à gauche et pour affirmer un profil plus rassembleur dans notre pays, un ton, une attitude, des mots moins clivants. Il n'est pas question d'en rabattre sur la nature du projet. La radicalité ne se mesure ni à la virulence des mots, ni au nombre de décibels ou de clashs, ni aux formules chocs sur Twitter.
Pour ma part, et n'ayant contrairement à d'autres à LFI jamais milité au parti socialiste ou soutenu un quelconque gouvernement à l'eau de rose, je n'ai pas décidé de changer de gauche. Depuis vingt-cinq ans, ma constance à défendre une gauche franche et l'union du rouge et du vert est totale. Et ma boussole toujours la même : que la gauche d'alternative prenne le leadership au sein des gauches et des écologistes, condition d'un changement véritable pour les Français. C'est précisément ce que nous avons fait avec la création de la Nupes. Et je m'en félicite.
Mais j'affirme que nous avons être vigilants car ce leadership conquis de haute lutte, grâce à notre détermination depuis la création du Front de Gauche et aux scores de notre candidat Jean-Luc Mélenchon, nous pouvons le perdre. Si nous nous rabougrissons, si nous tournons le dos à l'union, si nous nous renfermons dans une logique de citadelle assiégée, nous prenons le risque de laisser le champ libre à la résurgence d'une social-démocratie relookée. Et alors nous ferions, au fond, défaut à notre cause, défaut au monde populaire que nous voulons défendre, défaut à nous-mêmes. Cette fenêtre historique qui s'est ouverte en 2022, nous avons la responsabilité de ne pas la refermer.
En disant cela, je reste parfaitement lucide sur le jeu et les offensives de certains au PS, à EELV ou au PCF qui rêvent sans doute de prendre ou reprendre la main à gauche. Je vois bien les attitudes et les mots qui divisent. Je pense en revanche que, puisque nous sommes le fer de lance de l'union, nous devons en être les plus ardents défenseurs. Si nous trouvons inacceptable (et à raison) que l'un de nos partenaires puisse dire que nous serions les « idiots utiles du Hamas », ne faut-il pas alors, de notre côté, éviter d'écrire que ceux qui manifestent contre l'antisémitisme soutiennent tous les crimes de Netanyahou ? Car ce n'est pas simplement en répétant que nous voulons l'union que nous l'aurons, c'est aussi et peut-être avant tout en respectant nos partenaires, en leur laissant la possibilité d'avoir leurs spécificités, et donc des désaccords avec nous, et en remettant sans cesse l'ouvrage sur l'établi. C'est au fond porter la responsabilité de la victoire. L'union n'est pas simplement un combat, elle est une culture3. Et la Nupes, c'est nous qui y avons le plus intérêt. C'est pourquoi je ne me résous pas à l'abandonner ou à faire mine de la faire vivre sans les partenaires.
Pensons-nous vraiment que c'est uniquement à cause de nos partenaires que la Nupes s'est délitée ? N'avons-nous, en tant que « fer de lance » de cette coalition, aucune responsabilité dans cet éclatement ? Au lieu de se renvoyer la faute à coups de polémiques, nous ferions mieux d'œuvrer concrètement pour qu'elle ne se fracasse pas définitivement. Là se joue notre responsabilité historique, et notamment en vue de la présidentielle de 2027 qui, ayons-en bien conscience, ne sera pas la reproduction du schéma de 2022 où la question était de savoir qui allait affronter Emmanuel Macron.
Oui, c'est dur. Oui, nous en avons parfois gros sur le cœur et la raison devant l'attitude de tel ou tel de nos partenaires. Mais l'union est un combat. Et la Nupes, « le plus court chemin pour gagner », comme l'ont dit Jean-Luc Mélenchon ou Manuel Bompard. Souvenons-nous que la réalisation de l'union à gauche fut toujours douloureuse, en 1936, en 1972… Aujourd'hui, nous devons nous interroger sur les actes et les mots à poser pour la faire vivre. Soyons honnêtes, un courrier ou deux ne suffiront pas. Si nous n'avons malheureusement pas réussi à convaincre d'une liste d'union aux européennes, nous devrons remettre l'ouvrage sur l'établi et non fermer le rideau. Il en va de notre capacité à gagner pour améliorer le quotidien de millions de nos concitoyen.nes.
Lucide, je le suis aussi sur le piège médiatico-politique qui nous est en permanence tendu, et qui me révolte autant que chaque insoumis. Bien sûr que le pouvoir en place a compris que nous étions une menace et qu'il fallait donc nous rendre infréquentables. D'où cette question qui nous est posée : quelle attitude devons-nous adopter devant ce déferlement contre nous ? S'en moquer, renchérir dans le bruit et la fureur, ou s'en inquiéter, modifier notre profil pour emmener toujours plus de Français avec nous ? Dans les dernières secousses que nous avons traversées, ce n'est pas seulement avec les « gens du système » que nous avons clivé. Ce sont nos amis, notre propre électorat, nos partenaires que nous avons braqués. Plusieurs enquêtes d'opinion donnent à voir que, depuis un an, nous perdons en attractivité, que la dynamique de LFI est plutôt descendante4. On peut ne pas les regarder, continuer tout droit, dire que les sondages ne nous intéressent que quand ils sont bons. Pour ma part, je pense que nous avons le devoir de regarder la réalité en face : si nous ne changeons pas de braquet, c'est la possibilité même d'une victoire sur la base de notre projet, celui qui prend à la racine les problèmes, qui s'éloigne.
Certes, comme il faut imaginer Sisyphe heureux, nous pouvons toujours faire le dos rond, en attendant les jours meilleurs. Après tout, la dégringolade, nous l'avons déjà connue sous le précédent quinquennat après les perquisitions et le parti pris populiste qui a suivi. Et nous avons su remonter la pente.Mais avons-nous songé à ce qui se serait passé si nous avions tendu la main à gauche au soir des 19% de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et si nous avions réussi ensuite à progresser, au lieu de reculer, pour partir de plus haut au début de la campagne présidentielle de 2022 ? Le profil qui permet la remontada dans la campagne présidentielle m'allait d'autant mieux que c'est celui que j'appelais, avec d'autres, de mes vœux depuis longtemps. Quand Mélenchon passe de 10% dans les sondages au début de la campagne à 22% à la fin de la présidentielle, il le fait sur la base d'un discours très à gauche, calme, pédagogique, rassembleur. Et il apparaît donc alors le plus crédible aux yeux du grand nombre. En a-t-il rabattu sur le fond à ce moment-là ? Je pense qu'aucun insoumis ne le dirait. En revanche, nous dirions toutes et tous que c'était une réussite. Avec d'autres, je plaide donc pour poursuivre dans cette veine qui me paraît la meilleure, la plus propulsive.
Démocratie
Le débat sur notre orientation me paraît essentiel d'autant que la période est complexe, mouvante, incertaine. Comme je l'ai souvent dit, je regrette infiniment que nous n'ayons pas les cadres de discussion et de délibération ad hoc au sein de LFI. Car de tels espaces permettent de faire vivre le pluralisme des approches et des sensibilités – qui font la richesse de LFI – et de trancher nos débats par des majorités5. Je me félicite d'une petite avancée : des amendements sur le texte de la direction pourront être déposés par les Groupes d'Action et les boucles départementales.
Je ne défends pas la démocratie seulement par principe et pour donner à voir ce que nous voulons pour le pays tout entier avec la VIème république. Elle représente un atout pour bien s'orienter et pour emmener toujours plus de forces avec nous. Je suis certaine que de la discussion naît une analyse plus fine de la situation, et donc de meilleures décisions. C'est à partir de la diversité de ce que nous sommes, de nos histoires, de nos réalités quotidiennes, de nos références intellectuelles et militantes que nous serons les mieux à même de grandir et de gagner. Je crois aux vertus de la dialectique qui élève les militants et affine le positionnement collectif.
La critique du fonctionnement gazeux, je l'ai portée publiquement, et avec d'autres. On nous a beaucoup opposé qu'il faut laver son linge sale en famille. Mais « où est la buanderie ? », a rétorqué fort justement mon collègue et ami Alexis Corbière. Nous ne l'avons toujours pas trouvée. C'est même à un raidissement de l‘appareil que nous assistons. Des réponses bureaucratiques ou méprisantes, voire psychologisantes, sont apportées aux enjeux de fond et d'orientation que nous soulevons. La sanction contre Raquel Garrido en est un triste exemple.
Je formule le vœu que les militants réussissent à mieux porter cette exigence de pluralisme et de démocratie au sein de LFI. Même s'il n'y a aucun moyen de le vérifier, je crois cette aspiration majoritaire dans notre mouvement.
Pour conclure, ce qu'il nous faut combler, c'est le décalage entre la forte adhésion des Français à une grande part de nos idées et propositions, d'une part, et une adhésion plus restreinte à notre force politique, d'autre part. Pour combler cet écart, nous avons des raisons d'être optimistes : le mouvement des retraites a donné à voir la combativité sociale, les idées d'égalité et de justice arrivent en belles positions dans l'enquête Ipsos « Fractures françaises », les propositions de notre niche parlementaire cartonnent chez les Français6, les préoccupations écologistes sont de plus en plus partagées… Mais encore faut-il bien saisir que ni l'accumulation de propositions, ni même leur assemblage en programme ne peuvent se substituer au projet qui leur donne sens, ni à la majorité qui les porte. C'est pourquoi l'orientation, le récit, le profil sont essentiels, et avec eux, la démocratie pour dénouer les nœuds et l'union pour se donner les moyens de gagner… en jetant les rancœurs à la poubelle.
1. Voir ma note de blog « Tenir bon sur tous nos principes » ↩︎
2. Voir notamment Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. La trajectoire du désastre, La Découverte, 2018. ↩︎
3. Voir ma note de blog « L'union est un combat et une culture » ↩︎
4. On ne peut pas seulement regarder les quelques sondages relativement rassurants et mettre de côté la masse de ceux qui ne le sont pas. Il ne faut pas ignorer que notre mouvement LFI et notre candidat à la présidentielle par trois fois, Jean-Luc Mélenchon, cumulent des taux de répulsion parmi les plus importants du paysage politique français. Comment construire une majorité pour gouverner avec une telle image ? Cela doit nous préoccuper et contribuer à nous orienter. Dans un grand nombre de sondages, Marine Le Pen et le RN apparaissent comme moins inquiétants, plus démocratiques et sur de nombreux sujets, plus crédibles que nous. C'est à peine croyable mais c'est une photo du réel que nous devons regarder en face et chercher à renverser. ↩︎
5. Voir ma note de blog « LFI : franchir un cap pour gagner » ↩︎
6. Article de l'Insoumission « Sondage Propositions insoumises » ↩︎
Clémentine Autain
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Pourquoi l’extrême droite l’a emporté aux Pays-Bas

La victoire de la droite aux récentes élections néerlandaises n'est pas une surprise. Ce qui est surprenant, c'est l'importance de la part de l'extrême droite dans la victoire globale de la droite. Pour Geert Wilders, le chef du Parti de la liberté (PVV), la principale organisation d'extrême droite aux Pays-Bas et alliée du FN/RN, des années de patience ont porté leurs fruits alors que le parti de droite sortant a de son côté joué et perdu.
Tiré de Contretemps
28 novembre 2023
Par Alex de Jong
***
La progression électorale de l'extrême droite s'est faite en grande partie aux dépens du centre-droit. Avec 37 sièges parlementaires sur 150, le PVV devance désormais largement la liste commune des sociaux-démocrates et des Verts, arrivée en deuxième position, qui a obtenu 25 sièges. Le nombre total de sièges pour les partis de gauche est resté constant, tandis que les formations qui faisaient partie du gouvernement de centre-droit ont toutes subi des pertes, parfois lourdes, en sièges. En d'autres termes, la droite s'est recomposée et radicalisée, tandis que la gauche n'a pas réussi à sortir de sa position de faiblesse. Comment expliquer cette situation ?
Dans l'immédiat, un choix tactique du VVD, le principal parti du précédent gouvernement, semble s'être retourné contre lui. En juillet de cette année, le premier ministre Mark Rutte, du VVD, a provoqué une crise gouvernementale en insistant sur de nouvelles restrictions aux droits des réfugiés. Rutte a délibérément franchi une ligne rouge fixée par l'un des partenaires de la coalition du VVD, provoquant ainsi l'effondrement de son propre gouvernement et l'organisation de nouvelles élections.
Le VVD a ainsi tenté de placer la question des réfugiés et de l'immigration au centre de la compétition électorale. Le VVD espérait qu'en s'orientant davantage vers la droite sur cette question, il serait en mesure d'obtenir un soutien suffisant pour redevenir le premier parti du pays. Mark Rutte a cédé sa place à une nouvelle dirigeante, Dilan Yeşilgöz. Ministre de la justice dans le dernier gouvernement, Yeşilgöz a renforcé le profil de droite du VVD, en particulier en exagérant la facilité supposée avec laquelle les migrant·es peuvent entrer aux Pays-Bas.
Le pari du VVD était que les élections se dérouleraient sous la forme d'une polarisation entre lui et le centre-gauche sur la question de l'immigration, et Yeşilgöz a été présentée comme le successeur de Rutte. Cette tactique électorale semblait logique : Rutte était premier ministre depuis 2010 et sa popularité ne s'est jamais démentie. En focalisant la compétition électorale sur l'immigration, le VVD espérait éviter les questions sur lesquelles il est vulnérable, telles que la crise du logement et l'augmentation du coût de la vie.
Le VVD a cependant perdu 10 sièges et n'en a gagné que 24.
La progression de l'extrême droite
Paradoxalement, la tactique du VVD a trop bien fonctionné. L'accent mis sur une prétendue « crise des réfugiés » et sur la restriction de l'immigration a profité au parti qui, depuis sa création en 2006, a toujours mené une politique anti-migrants : le PVV de Geert Wilders.
La victoire de Wilders n'est cependant pas entièrement à mettre au crédit du VVD. Ces dernières semaines, les journalistes ont souvent affirmé que Wilders avait « modéré » ses positions, mais le programme du PVV est resté aussi radicalement anti-migrants qu'auparavant. Le parti veut fermer complètement les frontières aux demandeurs d'asile et prône une ligne « pas d'écoles islamiques, de corans ou de mosquées » aux Pays-Bas.
Ces politiques racistes s'accompagnent d'une rhétorique répressive sur la « tolérance zéro à l'égard de la racaille », y compris par le déploiement de l'armée, la dénaturalisation et l'expulsion des criminels binationaux et les arrestations préventives de ceux qui sont considérés comme des sympathisants du « djihadisme ».
Wilders n'a pas changé. Ce qui a changé, c'est la dynamique entre la droite et l'extrême droite. Mark Rutte a choisi d'écarter Wilders, son principal concurrent à droite, en qualifiant les positions du PVV d' « irréalistes » et en présentant son VVD comme le parti capable de mettre en œuvre les politiques de droite de manière plus efficace. Cette approche a de plus en plus normalisé les positions du PVV, qui ont été rejetées uniquement parce qu'elles étaient supposées impossibles à mettre en œuvre.
Plutôt que d'essayer de se positionner comme un partenaire junior du VVD, Wilders a insisté sur sa position d'opposition de droite à Rutte et a continué à marteler ses thèmes principaux. Le 22 novembre, il a récolté les fruits de cette approche à long terme. Le fait qu'un autre parti d'extrême droite, le FvD, qui avait connu un succès important il y a quelques années, soit entré en crise, en grande partie à cause de la mégalomanie de son leader Thierry Baudet, a également profité à Wilders, qui a consolidé et élargi le vote d'extrême droite.
Wilders est un politicien chevronné, l'un des plus anciens membres du parlement néerlandais et il est capable de voir au-delà du prochain cycle électoral. Il a commencé sa carrière au sein du VVD à la fin des années 1990, qu'il a quitté pour former le PVV en 2006. Au départ, le PVV combinait le racisme et une politique anti-migrants avec un discours radicalement favorable au marché, une version radicalisée du néolibéralisme du VVD. Depuis une dizaine d'années, le PVV a toutefois modifié sa rhétorique pour adopter une sorte de « chauvinisme de l'aide sociale », se présentant comme le protecteur des gens ordinaires et des vestiges du système d'aide sociale néerlandais.
Pour le PVV, la cause ultime du recul de l'État-providence est la présence de communautés de migrants parasites, en particulier les musulmans, dans la société néerlandaise et le gaspillage de l'argent dans des « passe-temps de gauche » tels que les mesures visant à atténuer le changement climatique. Selon le PVV, cet argent aurait suffi à protéger le niveau de vie des « vrais » Néerlandais. Dans son programme électoral, le PVV a également présenté des propositions « progressistes » telles que l'abolition de la TVA sur les produits de première nécessité, la réduction des coûts des soins de santé et le recul de l'âge de la retraite de 67 à 65 ans.
Ces idées sont sans aucun doute populaires, mais elles sont secondaires par rapport au programme principal du PVV. Pour Wilders, elles ne sont que des moyens d'arriver à ses fins : fermer les frontières et attaquer les droits des minorités, en particulier ceux des musulmans.
Entre 2010 et 2012, le premier gouvernement dirigé par Rutte a été soutenu par le PVV qui, selon les termes de Wilders, « a accepté des mesures d'austérité en échange d'une limitation de l'immigration ». Au parlement, le PVV a proposé un projet de loi visant à affaiblir les conventions collectives, a voté pour restreindre davantage l'accès à la sécurité sociale et s'est opposé aux tentatives de lutte contre l'évasion fiscale. Le fait que les « politiques sociales » du PVV soient en grande partie de la rhétorique vide n'est cependant pas systématiquement souligné par les partis de gauche.
La gauche stagne
La part totale des partis de gauche au parlement national est restée à peu près la même qu'avant les élections. La liste commune du parti social-démocrate PvdA et des Verts (Groenlinks), a obtenu la deuxième place lors de ce scrutin et huit nouveaux sièges, soit une modeste progression qui a déçu.
Ce pôle de centre-gauche a placé en tête de liste Frans Timmermans, un ancien commissaire européen, et s'est efforcé de le présenter comme un futur premier ministre, une personnalité progressiste mais aussi comme quelqu'un de « sûr » pour diriger l'État néerlandais. L'approche de la coalition PvdA et GroenLinks a consisté à combiner des propositions modérément progressistes avec un air d'expertise technocratique. Son aspiration à former une coalition gouvernementale avec les partis de sa droite a eu un certain succès en attirant des votes du centre, mais cela n'a pas attiré beaucoup de nouveaux électeurs vers la gauche.
Le parti de gauche SP [parti socialiste] a quant à lui perdu quatre de ses neuf sièges. Le parti est devenu obsédé par l'idée de combiner un profil de plus en plus conservateur sur les questions « culturelles » (migration, mais aussi mesures de lutte contre le changement climatique) avec des positions socio-économiques progressistes. Les revers continus n'ont pas suffi à convaincre le SP de changer de cap.
Son leader actuel, Lilian Marijnissen, occupe ce poste depuis 2017 : ce scrutin a été pour elle le septième au cours duquel le parti a connu un déclin électoral. La dernière fois que le SP a pu progresser aux élections nationales, c'était en 2006 ; et depuis lors, il a perdu des dizaines de milliers de membres. L'accent mis par le SP sur la restriction de l'immigration de travail lors de la campagne électorale a renforcé le discours de la droite selon lequel les migrants en tant que tels constituent un problème et ne lui a pas permis de se concentrer sur ses points forts, tels que le logement et les soins de santé. Le SP a fini par perdre un grand nombre de voix au profit de la droite et de l'extrême droite.
La disparition du parti radical BIJ1 (la prononciation néerlandaise signifie « ensemble ») du parlement a été une pilule amère pour l'extrême gauche. Issu notamment du mouvement antiraciste, le BIJ1 a été en mesure de recueillir le soutien de certains secteurs militants et de l'extrême gauche, mais il a été déchiré par des luttes internes. Le parti écologiste animaliste a perdu la moitié de ses sièges et a été réduit à trois sièges. Ce parti avait progressivement attiré un soutien croissant pour ses positions écologiques de principe, mais il est resté divisé et peu clair sur la manière de se situer par rapport aux questions de gauche en général, et pas seulement par rapport à l'écologie. Ces derniers mois ont également été marqués par une lutte acharnée pour la direction du parti et par des divisions internes.
Perspectives
La formation d'une coalition de droite dirigée par Wilders est une possibilité réelle pour les Pays-Bas. Un autre grand gagnant des élections de novembre a été un nouveau parti, le NSC, issu d'une scission du parti démocrate-chrétien CDA. Le NSC est entré au Parlement avec 20 sièges. Le NSC est un parti conservateur, une version de la démocratie chrétienne sans références religieuses explicites. Le CDA, qui était autrefois l'un des principaux partis du pays, n'a obtenu que cinq sièges.
Avec le VVD, le BBB (Mouvement agriculteur citoyen, un autre parti de droite récemment créé et largement basé sur les débris de la base du CDA) et le NSC, le PVV disposerait d'une majorité. Mais le NSC a déclaré qu'il n'était pas disposé à former une coalition avec un parti comme le PVV qui veut s'attaquer aux principes fondamentaux de l'égalité devant la loi et de la liberté de religion. Quant au VVD, il a déclaré qu'après sa défaite aux élections, il devrait entrer dans l'opposition. Mais ces objections pourraient n'être que des manœuvres visant à obtenir des concessions de la part du PVV. Le prochain gouvernement sera probablement assez instable. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne restera pas grand-chose des propositions économiques « progressistes » du PVV.
La situation est sombre, mais elle reste contradictoire ; ces dernières semaines ont vu la plus grande manifestation contre le changement climatique jamais organisée dans l'histoire des Pays-Bas, mais le vainqueur des élections est un parti qui se moque du changement climatique en le qualifiant d'absurdité. De même, la solidarité avec la Palestine a fait descendre de nombreuses personnes dans la rue, mais le PVV est fier de son soutien inconditionnel à Israël et veut déplacer l'ambassade néerlandaise à Jérusalem.
Dans la période à venir, la gauche néerlandaise telle qu'elle existe sera sur la défensive. Elle devra contrer les politiques anti-migrants et le racisme, et défendre les droits civils des minorités, en particulier ceux des musulman·es.
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