Presse-toi à gauche !
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De quel côté sommes-nous ?

Il y a quelques jours, le site des Socialistes démocrates d'Amérique (DSA) a publié mon article sur mon voyage en Ukraine sous le titre « Notes de Kiev : de quel côté sommes-nous ? ». Désormais, DSA a répondu à cette question en retirant l'article de son site web à la suite d'une décision de son comité politique national.
Alors que je me promenais dans Kiev par une belle matinée ensoleillée du début du mois de septembre, j'ai remarqué les échafaudages sur les places de la ville. Les statues étaient recouvertes pour les pro- téger des dommages causés par les bombes. Plus tard, j'ai vu une statue sans aucune protection – un mémorial couvert de graffitis à la mémoire d'un général de l'Armée rouge dont personne ne se souvenait du nom. On m'a dit que cette statue avait été recouverte d'un échafaudage de protection avant la guerre mais que celui-ci avait été enlevé lorsque la guerre a éclaté. On espérait que les bombes russes résoudraient le problème du devenir de cette relique du régime soviétique.
On ne peut pas comprendre la guerre en Ukraine sans connaître son histoire. Cela m'est apparu très clairement lors d'une conversation avec Olesia Briazgounova, qui travaille pour l'une des deux centrales syndicales nationales d'Ukraine, la KVPU (Confédération des syndicats libres d'Ukraine). J'ai alors suggéré que je voyais des similitudes entre la situation en Ukraine aujourd'hui et la guerre civile espagnole.
Olesia m'a interrompu sur-le-champ et m'a demandé s'il y avait eu un génocide en Espagne. J'ai répondu par la négative. Elle m'a dit : « Eh bien, il y a un génocide ici : les Russes essaient d'anéantir la nation ukrainienne depuis très longtemps ». J'ai pensé à la famine terroriste organisée par Staline au début des années 1930, que les Ukrainiens appellent l'Holodomor et qu'ils considèrent à juste titre comme un acte de génocide délibéré. Elle n'avait pas tort.
À Kiev, l'histoire est omniprésente. On l'entend dans les conversations, on la voit dans les noms de rue et on la respire dans l'air. Le Centre de solidarité, qui est le projet mondial de l'AFL-CIO en matière de droits des travailleurs, est situé dans une rue qui portait autrefois le nom de l'Internationale communiste de Staline. La rue a été rebaptisée en l'honneur de Symon Petlioura, un dirigeant de la République populaire d'Ukraine et une figure très controversée de l'histoire du pays.
En plus de renommer des rues liées à l'Union soviétique, la ville semble également vouloir se débarrasser d'une grande partie de son histoire russe. À un moment donné, Google Maps m'a indiqué la rue Pouchkine. Mais cette rue n'existe plus.
Lorsque j'ai interrogé Georgiy Troukhanov, le dirigeant du syndicat des enseignants ukrainiens, qui compte 1,2 million de membres, sur leurs relations avec le syndicat des enseignants russes, il m'a dit que les enseignants russes étaient en partie coupables. « Coupables de quoi ? », ai-je demandé. « Tous les soldats russes qui se battent actuellement en Ukraine ont étudié dans des écoles russes. On leur a appris à être ce qu'ils sont devenus : des tueurs et des violeurs. »
La guerre a uni la société ukrainienne comme jamais auparavant. Les syndicats se sont engagés à fond. Le président du FPU, Grygorii Osovyi, m'a dit que 20% des membres des syndicats ukrainiens servaient désormais dans les forces armées. Georgiy Troukhanov m'a expliqué que les enseignants ne pouvaient pas être enrôlés car ils sont considérés comme des travailleurs essentiels : des milliers d'entre eux se sont donc portés volontaires.
J'ai parlé avec de nombreux dirigeants syndicaux de la situation dans ce que les Ukrainiens appellent les « territoires temporairement occupés ». Les occupants russes ont banni la langue ukrainienne des salles de classe. De nombreux travailleurs ont fui ces territoires et les syndicats font un travail remarquable pour les aider, en collectant de l'aide, en fournissant des logements et bien d'autres choses encore. Les bureaux des syndicats que j'ai visités étaient pleins de cartons d'aide, notamment de bâches en plastique pour remplacer les fenêtres détruites par l'artillerie russe. Mykhailo Volynets, ancien mineur et chef du KVPU, m'a dit qu'il y avait un besoin urgent de bandages.
Au milieu des horreurs de la guerre, il y a parfois des nouvelles très positives. Un militant LGBTQI m'a expliqué comment Poutine avait instrumentalisé l'homophobie en Russie, notamment en faisant circuler des rumeurs selon lesquelles le président ukrainien Volodymyr Zelensky et d'autres dirigeants étaient homosexuels. Pendant ce temps, en Ukraine, l'opinion publique a énormément évolué en ce qui concerne les personnes LGBTQI, dont beaucoup servent au front [1]. Il s'agit d'une région du monde où l'homophobie est endémique, voire violente, comme nous l'avons vu dans des pays comme la Géorgie. Mais en Ukraine, la guerre a contribué à faire évoluer les mentalités de manière positive.
J'ai parlé avec des socialistes ukrainiens, avec de jeunes travailleurs qui organisent des messageries, avec des travailleurs de l'aviation et des chemins de fer. J'ai été interrogé par des femmes membres du syndicat des travailleurs de l'énergie nucléaire, qui restent à leur poste dans la plus grande centrale nucléaire d'Europe, à Zaporijjiia, aujourd'hui sous occupation russe.
Le message que j'ai reçu de tous n'aurait pu être plus clair : le mouvement syndical et la gauche d'Ukraine s'opposent totalement à l'invasion russe. Ils souhaitent et attendent la solidarité du mouvement ouvrier et de la gauche d'autres pays. Ils apprécient énormément les gestes de solidarité tels que les visites de syndicalistes de premier plan, dont Randi Weingarten, présidente de la Fédération américaine des enseignants, et les dons des syndicats, qui vont de générateurs à des pansements indispensables.
Malgré les différences, je continue à considérer ce conflit comme la guerre civile espagnole de notre époque. Les nombreux jeunes hommes et femmes qui sont venus en Ukraine pour participer à la lutte sont une source d'inspiration, comme l'étaient les Brigades internationales il y a 90 ans. La République espagnole a été vaincue en grande partie parce que de nombreuses démocraties ne sont pas venues à son secours, alors que les fascistes étaient pleinement soutenus par l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste. La même chose va-t-elle se produire en Ukraine ?
Le régime de Poutine est fasciste et la guerre contre l'Ukraine est une guerre illégale et impérialiste. L'Ukraine n'est pas une société parfaite et son gouvernement n'est pas un gouvernement parfait. La République espagnole ne l'était pas non plus. Mais dans la lutte contre le fascisme, nous devons nous demander, pour paraphraser la vieille chanson « Which Side Are You On ? » [2], de quel côté es-tu ?
[1] Voir « Le syndicat des LGBTQIA+ en uniforme », Soutien à l'Ukraine résistante n°20 ; « Le syndicat des LGBTQIA+ en uniforme, vient de publier la liste des unités des forces armées ukrainiennes où il a des membres », Soutien à l'Ukraine résistante, n° 22.
[2] NdT : chanson écrite en 1931 par Florence Reece pendant la grève des mineurs de Harlan (Kentucky). Elle a notamment été interprétée par Pete Seegers.
Eric Lee
Eric Lee est le rédacteur de LabourStart, le site d'information et de campagne du mouvement syndical international. On peut lire ses articles sur l'Ukraine sur LabourStart.org. Cet article, déprogrammé par DSA, a été publié par New Politics le 29 septembre 2023. Traduction : Patrick Silberstein.
Publié dans Les Cahiers de l'antidote : Soutien à l'Ukraine résistante (Volume 25)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/11/09/garder-le-cap/
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-25.pdf
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Le rôle des femmes soldats en Ukraine s’accroît et fait son chemin contre les stéréotypes

Leopolis (Ukraine), 10 octobre (EFE) – Le rôle des femmes s'accroît dans l'armée ukrainienne, les stéréotypes étant peu à peu surmontés, et quelque 10 000 d'entre elles servent actuellement sur le front en tant que volontaires, a déclaré à EFE Kateryna Pryimak, directrice adjointe de Veteranka, le mouvement des femmes vétérans ukrainiennes.
15 octobre 2023 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
« Les femmes ukrainiennes veulent faire partie de l'armée. Parce que ce n'est pas seulement la maison des hommes, c'est aussi notre maison, ce sont nos enfants et c'est notre pays », souligne Mme Pryimak, âgée de 30 ans.
Bien que l'armée ait encore un long chemin à parcourir en matière d'avancement au mérite et de protection des soldats, de « grands » changements ont eu lieu ces dernières années.
« La présence d'une femme dans l'armée devient normale », ajoute-t-elle.
Les femmes n'avaient pas accès à de nombreux postes à responsabilité lorsque Mme Pryimak, qui est une ancienne combattante, a participé à la guerre du Donbas en tant qu'infirmière volontaire en 2014, alors qu'elle avait 21 ans.
Les choses ont changé et l'invasion à grande échelle a ouvert une nouvelle fenêtre d'opportunité, dit-elle. Quelque 60 000 femmes travaillent dans la structure militaire, dont environ 40 000 en tant que soldat·es ou officier·es.
Jusqu'à 10 000 d'entre elles sont en première ligne, dont la moitié en tant qu'infirmières, ce qui reflète la perception traditionnelle du rôle des femmes dans l'armée. Certaines d'entre elles, cependant, sont des médecin·es de combat et ont souvent les mêmes rôles au combat que les hommes.
Certains rôles relativement nouveaux, tels que les opérateurs/opératrices de drones ou les tireurs et les tireuses d'élite, dont le nombre a augmenté de manière exponentielle, sont également plus ouverts aux femmes, selon Mme Pryimak.
Selon elle, la présence de femmes dans l'armée soulève la question du recours excessif à la force brute, mais elle souligne l'importance de la technologie, de la formation, de la connaissance et d'un traitement digne.
« Les progrès réalisés dans ce domaine profitent à tous les membres de l'armée, et pas seulement aux femmes », ajoute-t-elle.
En plus de soutenir les changements systémiques, Veteranka répond aux demandes spécifiques des femmes soldat·es en matière d'équipements, tels que les drones, et aux besoins spécifiques, tels que les uniformes féminins et les produits d'hygiène.
Veteranka conçoit et fabrique des uniformes féminins depuis le début de l'invasion russe de l'Ukraine. En août dernier, la norme officielle pour les uniformes féminins a été introduite.
Cependant, le changement d'attitude demande plus de temps et d'efforts, explique Mme Pryimak, car certains hommes de l'armée sont réticents à accepter pleinement la présence des femmes et à tirer le meilleur parti de leur participation.
Le problème est d'autant plus prononcé que l'on s'éloigne du front, explique-t-elle.
« Même s'ils ne sont pas vraiment d'accord, ils ne peuvent pas aller à l'encontre de ce que la société attend d'eux. Et la société est prête à cela, les femmes sont prêtes à cela », dit-elle.
Dans le même temps, Mme Pryimak reconnaît que la menace existentielle qui pèse sur l'Ukraine a également renforcé certains points de vue « archaïques » selon lesquels les hommes sont considérés comme les protecteurs des femmes et des enfants, ce qui, dans de nombreux cas, a été la principale raison pour laquelle beaucoup d'hommes se sont engagés dans l'armée.
Elle souligne toutefois que « pendant une guerre, il ne faut pas se demander si une femme a sa place dans l'armée ou non. Elles doivent être formées et leur potentiel militaire et professionnel doit être pleinement exploité ».
La plupart des femmes qui ont rejoint l'armée depuis le début de l'invasion russe sont des volontaires. Depuis le 1er octobre, toutes les femmes ayant une formation médicale doivent donner leurs coordonnées dans les centres de recrutement, mais le processus prendra au moins trois ans.
« C'est tout à fait compréhensible, car un pays en guerre doit savoir quelles sont ses réserves », explique Mme Pryimak.
Elle pense qu'il est peu probable que les femmes ukrainiennes puissent être forcées à faire leur service militaire et être soumises à la mobilisation.
Toutefois, elle ne serait pas surprise que des femmes sans expérience militaire commencent à être mobilisées.
« Nous ne savons pas combien de temps durera la guerre et combien de pertes il y aura », explique-t-elle.
Rostyslav Averchuk, 10 octobre 2023
https://www.infobae.com/america/agencias/2023/10/10/el-papel-de-las-mujeres-soldado-en-ucrania-crece-y-se-abre-camino-contra-los-estereotipos/
Traduit avec http://www.DeepL.com/Translator (version gratuite)
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Philippines : Mindanao ou les droits des peuples indigènes dans la région autonome musulmane

À l'échelle nationale, les droits des peuples indigènes ont été formellement reconnus, mais ce n'est toujours pas le cas dans la nouvelle région autonome musulmane de Mindanao. Ils sont menacés par les choix de développement économique adoptés par les hommes d'affaires moros. Il est toujours nécessaire d'exprimer notre solidarité à leur égard.
Tiré de Quatrième internationale
24 novembre 2023
Par Pierre Rousset
Le NPA a tissé depuis longtemps des liens de solidarité avec des mouvements très actifs et engagés dans la grande île de Mindanao, au sud de l'archipel philippin. De nombreux échanges ont eu lieu à l'occasion de rencontres internationales et des militiantEs philippinEs sont venus plus d'une fois en France. Cette solidarité s'est toujours adressée, notamment, aux peuples indigènes Tëduray et Lambangian. Ces derniers vivent en général dans des zones montagnardes, mais parfois aussi côtières. Leurs territoires sont aujourd'hui intégrés à la Région autonome Bangsamoro au Mindanao musulman (BARMM). La création de cette nouvelle entité administrative a conclu des décennies de conflits concernant la reconnaissance du droit à l'autodétermination de populations musulmanes discriminées. Un tournant majeur dans l'histoire du pays. Malheureusement, les droits d'autres minorités opprimées n'ont pas été formalisés avant la création de BARMM.
Capitalisme touristique et extractiviste
La région autonome musulmane est dirigée par le Front de libération islamique Moro (MILF). Elle a aujourd'hui adopté un modèle de développement articulé sur la promotion du tourisme marchand, l'extractivisme (mines, pétrole) et l'exploitation des forêts. Les domaines ancestraux des Lumad sont ainsi l'objet de la convoitise de puissants hommes d'affaires moros qui bénéficient de l'appui des autorités. Des drames se sont produits parce que des communautés Lumad ont été déplacées de force dans des zones dangereuses et ont été victimes de catastrophe humanitaire (glissement de terrain à la suite de pluies torrentielles et de la déforestation).
Tout un réseau d'associations (MiHands) a lutté dans le passé pour la solidarité entre les « trois peuples de Mindanao » : moros, chrétiens et Lumad (de confessions variées) et pour la reconnaissance des droits à l'autodétermination des musulmanEs, ainsi que des peuples indigènes. Les Lumad ont proposé au MILF que la délimitation des domaines ancestraux des uns et des autres soit effectuée d'un commun accord au cours de la lutte qui a précédé la création de BARMM, alors qu'ils faisaient front commun face aux exactions de l'armée philippine. Ce ne fut pas réalisé, et le prix qu'ils doivent aujourd'hui payer pour cela est bien lourd.
Solidarité des trois peuples nécessaire
Beaucoup de groupes armés, de nature très diverse, opèrent à Mindanao. Les Lumad Tëduray et Lambangian ont souvent des forces d'autodéfense. Ils ne sont pour autant pas engagés dans une « lutte armée », car il s'agit bien d'autodéfense. Ils sont menacés par de puissantes milices privées de grands possédants, des organisations criminelles, les forces armées gouvernementales auxquelles les unités du MILF sont en train d'être intégrées. Le réseau MiHands continue à les soutenir, ainsi que les communautés populaires chrétiennes ou moros, elles aussi victimes d'un capitalisme agressivement prédateur et parfaitement indifférent à la crise climatique dont les populations de l'archipel subissent toujours plus les conséquences. La solidarité entre des « trois peuples » s'avère toujours d'actualité !
L'association ESSF mène depuis une quinzaine d'année des campagnes de soutien financier à des mouvements asiatiques, dont MiHands à Mindanao. L'attention internationale est, évidemment, aujourd'hui tournée vers la Palestine. Le défi auquel nous sommes confrontés est d'assurer néanmoins la continuité de la solidarité envers nos camarades en Asie. Vous trouverez ci-dessous le lien d'un article bien plus développé sur la situation des Lumad Tëduray et Lambangian, avec toutes les indications concernant l'aide financière.
Pour en savoir plus et pour soutenir financièrement le réseau MiHands : voir Pierre Rousset, « Mindanao (Philippines) : Les minorités victimes des ambitions économiques et des luttes de pouvoir entre clans moros dans la région autonome musulmane », Europe solidaire sans frontières.
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Du même auteur :
Philippines : Mindanao ou les droits des peuples indigènes dans la région autonome musulmane
La Chine dans la crise de la (dé)mondialisation
XXe Congrès du Parti communiste chinois : le point de bascule
Etats-Unis et Eurasie : Quelques réflexions géopolitiques à l'heure d'une crise globale
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Etats-Unis-Israël. « Joe Biden propose de lever presque toutes les restrictions pour le gouvernement israélien d’accès au stock d’armes US déposé en Israël »

La Maison Blanche a demandé la levée des restrictions sur toutes les catégories d'armes et de munitions auxquelles Israël est autorisé à accéder à même les stocks d'armes états-uniens entreposés en Israël.
Tiré d'À l'encontre.
Cette levée des restrictions a été intégrée dans la demande de complément de budget de la Maison Blanche, envoyée au Sénat le 20 octobre. « Cette demande permettrait le transfert de toutes les catégories de matériel de défense », tel que l'exprime la requête de supplément budgétaire.
Elle concerne des stocks d'armes en Israël dont l'existence est peu connue. Le Pentagone les a constitués en vue d'une utilisation dans de possibles conflits régionaux. Israël a été autorisé à y accéder seulement dans des circonstances précises – le président Joe Biden cherche précisément à supprimer ces limitations.
« S'ils sont adoptés, ces amendements [au budget] permettront de contourner en deux temps les restrictions sur les transferts d'armes états-uniennes vers Israël », a déclaré John Ramming Chappell, juriste au Center for Civilians in Conflict [cette institution vise entre autres à renforcer la protection des civils dans les conflits armés].
Créé dans les années 1980 pour approvisionner les Etats-Unis en cas de guerre régionale, le War Reserve Stockpile Allies-Israel (WRSA-I) est le plus grand maillon d'un réseau qui, en fait, constitue des caches d'armes des Etats-Unis à l'étranger. Hautement réglementés pour des raisons de sécurité, les stocks sont soumis à un ensemble d'exigences strictes. Dans les circonstances définies par ces prescriptions, Israël a pu puiser dans les stocks, achetant les armes à peu de frais s'il utilise la subvention effective de l'aide militaire américaine.
Avec la WRSA-I, Biden cherche à lever pratiquement toutes les restrictions significatives sur le stock et le transfert de ses armes à Israël, avec l'intention : de supprimer les réserves ayant trait aux armes dites obsolètes ou excédentaires ; de supprimer un plafond fixé annuellement de dépenses pour la reconstitution du stock ; de supprimer les limitations ayant trait à des armes spécifiques ; et de réduire le contrôle du Congrès. Tous les changements prévus dans le projet budgétaire modifié de Biden seraient permanents, à l'exception de la levée du plafond des dépenses, qui ne concerne que l'exercice budgétaire 2024.
Ces changements interviendraient dans le cadre d'un partenariat en matière d'armement déjà entouré de secret, comme l'a récemment rapporté The Intercept (7 novembre 2023). Alors que, par exemple, l'administration Biden a fourni de longues listes détaillées d'armes fournies à l'Ukraine, les informations données sur les armes fournies à Israël pourraient tenir en une seule et courte phrase. La semaine dernière, Bloomberg (article d'Anthony Capaccio publié le 14 novembre mis à jour le 15) a obtenu une liste d'armes fournies à Israël. Obtenue grâce à une fuite, elle révèle que les livraisons comportaient des milliers de missiles Hellfire [missile à guidage radar fabrique par Lockheed Martin], du même type que ceux utilisés massivement par Israël dans la bande de Gaza.
La levée des restrictions sur les transferts à Israël – comme l'élimination de l'exigence que les armes fassent partie d'un surplus du stock – pourrait nuire aux intérêts des Etats-Unis en diminuant leur préparation à des conflits propres dans la région, a déclaré Josh Paul, un ancien fonctionnaire du State Department's Bureau of Political-Military Affairs (Bureau des affaires politico-militaires du département d'Etat).
Josh Paul, qui a démissionné en raison de l'aide des Etats-Unis en matière d'armement à Israël, a déclaré à The Intercept : « En supprimant l'exigence selon laquelle ces équipements doivent être déclarés excédentaires, cela augmenterait également la pression existante sur les préparatifs militaires des Etats-Unis afin de disposer en permanence d'un stock suffisant pour pouvoir fournir davantage d'armes à Israël. » [Voir dans la note 1 ci-dessous les autres motivations de Josh Paul ayant trait à sa démission expliquées à Radio Canada le 1er novembre].
« Miner le contrôle et l'obligation de rendre des comptes »
Le gouvernement des Etats-Unis n'est censé dépenser que 200 millions de dollars par année budgétaire pour réapprovisionner le WRSA-I, soit environ la moitié du plafond total pour l'ensemble des stocks états-uniens déposés dans le monde. La demande de la Maison-Blanche en date du 20 octobre prévoit toutefois de lever la limite imposée aux contributions au stock situé en Israël. Cela permettrait au stock d'être continuellement reconstitué.
« La demande de financement supplémentaire d'urgence du président, a déclaré Josh Paul, créerait pratiquement une filière ouverte permettant de fournir des équipements de défense à Israël par le simple fait de les placer dans le stock WRSA-I ou dans d'autres stocks destinés à Israël. » [2]
Les Etats-Unis exigent actuellement qu'Israël fasse certaines concessions en échange de certains types d'assistance en matière d'armement de la part du Pentagone, mais la demande de la Maison Blanche supprimerait également cette condition.
Enfin, la demande de la Maison Blanche réduirait également le contrôle du Congrès sur les transferts d'armes en réduisant la durée de la notification préalable au Congrès avant un transfert d'armes. Selon la loi actuelle, le préavis doit être de 30 jours, mais la demande de budget complémentaire de Biden permettrait de raccourcir ce délai dans des circonstances « extraordinaires ».
« La demande de budget supplémentaire de l'administration Biden affaiblirait encore davantage le contrôle et l'obligation de rendre des comptes, alors même que le soutien des Etats-Unis permet une campagne israélienne qui a tué des milliers d'enfants », a déclaré John Ramming Chappell, du Center for Civilians in Conflict.
La Chambre des représentants a déjà adopté une loi reflétant la demande de la Maison Blanche le mois dernier, et elle est maintenant soumise au Sénat.
William Hartung, expert en armement au Quincy Institute for Responsible Statecraft, a déclaré : « Pris dans son ensemble, le projet d'amendement budgétaire est tout simplement extraordinaire et il sera beaucoup plus difficile pour le Congrès ou le public de contrôler les transferts d'armes des Etats-Unis vers Israël, alors même que le gouvernement israélien s'est engagé dans des attaques massives contre des civils, dont certaines constituent des crimes de guerre. » (Article publié par le site The Intercept le 25 novembre 2023 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Notes
[1] Radio Canada s'entretient, le 1er novembre, avec Josh Paul sur les marches de la National Gallery, tout près du Capitole, à Washington : « Après un bref échange de courtoisie, il revient sur ces deux dernières semaines et sur les raisons qui l'ont poussé à remettre sa démission, après 11 années au bureau militaire du département d'Etat américain. “Durant toutes mes années au département d'Etat, ça n'a jamais été notre objectif de fournir des armes létales à un pays en sachant qu'elles allaient servir à tuer de façon massive des populations civiles… Ce n'est pas la première fois qu'on est confronté à des questions morales complexes. Mais dans le cas du conflit entre Israël et le Hamas, on ne suivait plus du tout les lignes directrices habituelles applicables à n'importe quel transfert d'armes à un pays. Dans le cas de l'Ukraine, par exemple, lorsqu'il a été question d'envoyer des bombes à fragmentations, il y a eu un débat, l'administration Biden était réceptive aux différentes recommandations et conditions, et a toujours tenu compte des droits de la personne. Pour Israël, il fallait juste répondre aux demandes.” » (Réd.)
[2] Dans un article daté du 1er décembre, JForum écrit : « Le président américain Joe Biden a demandé d'élargir l'accès d'Israël au stock d'armes américain, supprimant donc les restrictions qui lui sont imposées pour accéder à ce stock critique, avec moins de contrôle de la part du Congrès. La Maison-Blanche a demandé au Sénat américain de lever les restrictions dans une demande d'accord supplément budgétaire qui s'est tenu le 20 octobre Si la demande est acceptée, elle permettra à Israël de recevoir de puissantes armes américaines à un coût réduit, avec une surveillance réduite de la part du Congrès. La demande présentait des changements à la politique qui réglemente les stocks d'armes américaines situés en Israël, notamment des bombes intelligentes, des missiles, des véhicules militaires et d'autres munitions et équipements. » Le titre significatif de l'article : « Des drones suicides envoyés en Israël pour la seconde phase ». (Réd.)
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Le droit de parler en notre propre nom

Note : Cet article est une adaptation d'une conférence donnée au Mémorial Edward Saïd, à l'Université Princeton (Washington D.C.) par Mohammed El-Kurd, en février dernier. Elle sera publiée sous forme de livre plus tard. Mohamed El-Kurd est un écrivain poète de Jérusalem en Palestine occupée. Il est le premier correspondant palestinien à The Nation. Il a publié chez Haymarket ed.
Mohamed El-Kurd, The Nation, 27 novembre 2023
Traduction, Alexandra Cyr
photo Serge d'Ignazio
Depuis trop longtemps, les Palestiniens.nes se sont vus retirer le la liberté de raconter leur propre histoire
Aujourd'hui, je vais vous parler du statut de victime parfaite et de la politique de la supplication. Le peuple palestinien, à la télévision ou plus largement dans la sphère publique, existe sur la base d'une fausse dichotomie : ou bien nous sommes des victimes ou bien nous sommes des terroristes.
Ceux et celles parmi nous qui sont des terroristes ou présentés.es comme tel, n'ont jamais l'occasion de faire des commentaires à la télévision. Ce sont presque des créatures mythiques portant des histoires effrayantes : de gros mauvais loups avec des sourcils en sillons, des dents aiguisées et une mauvaise tenue politique terrifiante. Ils et elles se promènent dans les rues en marmonnant agressivement en arabe, parfois en lisant le Coran espérant piller ou tuer quiconque en vue. Ils et elles vous cherchent. Cachez votre épouse, cachez vos idées, vos défenses personnelles. Beaucoup ici ont une image mentale des personnes dont je parle.
Mais, pour ceux et celles d'entre nous qui sommes les victimes, qui sommes décrits.es dans les journaux et les documentaires comme des blessés.es, gémissant et faibles, nous pouvons parfois avoir accès au microphones, en en payant le prix. Les victimes doivent présenter des prérequis. Ce sont souvent des femmes, des enfants et des personnes âgées qui détiennent des passeports américains ou européens, qui sont des professionnels.les dans l'humanitaire ou qui sont handicapés.es. On vous répétera à leur sujet : « Ils ne feraient pas de mal à une mouche ». Et même si dans le passé ils ou elles furent des loups, maintenant leur docilité est mise de l'avant, leur sortie du règne animal si ce n'est que pour hurler à la mort devant la lune. Leur programme est individuel, centré sur leurs tragédies personnelles porté par les besoins humanitaires plutôt que par les idéologies politiques.
Je vais vous raconter une histoire. L'an dernier, le 11 mai, je me suis réveillé, comme bien des gens dans le monde, avec la nouvelle que la bien-aimée journaliste palestinienne, Shireen Abu Akleh avait été tuée par les forces israéliennes d'occupation durant un raid dans le camp de réfugiés.es de Jenin dans les territoires occupés. Dans les minutes qui ont suivi je trouve dans ma boite courriels le message suivant : « Très urgent et nécessaire, s.v.p. annonce sur Twitter et Facebook que Shireen Abu Akleh est une citoyenne américaine. C'est un fait, pas une rumeur. Les Israéliens ont tué une journaliste américaine ». Évidemment je n'ai pas fait cette annonce. J'ai écrit au sujet de sa mort mais en m'assurant de ne pas référer au fait qu'elle détenait un passeport américain. Ça n'avait rien à voir. Quelques heures plus tard, la nouvelle de sa citoyenneté américaine était connue et soudainement ça l'a rendue plus humaine.
Cela nous donne l'occasion de nous poser trois questions : dans la mentalité courante en Occident, qui mérite qu'on pleure sa perte ? Qui a le statut d'humain ? Qui peut avoir accès à la parole publique ?
Qui a le statut d'humain ?
Shireen Abu Akleh était une personne simplement parce qu'elle était une personne. Mais pour la moyenne des Américains.es elle l'était parce qu'elle était une femme, une chrétienne, une Américaine, une journaliste portant clairement l'inscription « presse » sur sa veste. Elle avait même un chien. Quand nous mourrons, pour que ça fasse les unes ou pour que notre mort compte, il faut que nous ayons une mort spectaculaire ou que nous soyons morts.es dans des violences spectaculaires. Quand j'utilise les mots « spectaculairement violent » je pense à quelqu'un comme Mohammed Abu Khdeir, un garçon de 16 ans, qui vivait de l'autre côté de la rue où se trouve mon école secondaire à Shufat dans Jérusalem occupé. Il a été enlevé en face de sa maison et brûlé à mort par des colons israéliens.
Que signifie la pratique de la politique de la supplication ? Pendant des décennies, les journalistes et les travailleurs.euses du secteur culturel ont utilisé un discours humanisant pour présenter le peuple opprimé dans l'espoir de contredire le portrait traditionnel des Palestiniens.nes comme terroristes. Non seulement cela a donné lieu à une fausse dichotomie entre terroriste et victime mais a fait émerger le concept de la victime parfaite avec l'obligation d'être ethno centrée pour bénéficier de la sympathie et de la solidarité.
Trop souvent nous mettons l'accent sur le caractère non violent, sur la noble profession et sur les handicaps des personnes opprimées. Nous les gratifions de beaucoup d'accolades. Nous ne le faisons pas que pour les Palestiniens.nes mais aussi envers les noirs.es, victimes de la brutalité policière aux États-Unis. Nous soulignons : « C'étaient des artistes » ou « Ils souffraient de maladie mentale » ou « Ils n'avaient pas d'armes ». Comme, si condamner l'État pour la mort d'une personne de couleur n'est possible qui si la personne morte correspond au modèle de la citoyenneté américaine. On peut dire la même chose des victimes d'abus sexuels : il faut toujours rappeler à l'auditeur.trice qu'elles étaient sobres et habillées correctement.
Je ne suis pas en train de dire que ceux et celles qui adoptent la politique de la supplication devraient être mis au bucher. Quand je dis que Shireen Abu Akleh était américaine ou que Alaa Abdel Fattah, le prisonnier politique égyptien est britannique, je dis que nous sommes devant une stratégie. Cela les rends acceptables pour le public américain ; ils vont pouvoir plus facilement obtenir justice. Mais, en fait, cela ne fait que rétrécir notre part d'humanité, nous, tous les autres et renforce une hiérarchie des souffrances. L'obligation d'être « humain » devient plus étroite et difficile à atteindre. Ces pratiques que je nomme « sortir du règne animal » reproduisent un ordre culturel grand public où les Palestiniens.nes sont privésées de leur propre programme du droit à l'auto détermination et à celui, ultimement de raconter (leur propre histoire) comme le disait le professeur palestinien, Edward Saïd.
Qui mérite qu'on pleure sa perte ?
Voici un autre exemple de victime parfaite. Il y avait deux jeunes hommes à Beir Rima, un village près de Ramallah dans les territoires occupés. L'un d'eux occupait un bon emploi très bien payé à la Banque islamique arabe. L'autre étudiait en ingénierie informatique à l'Université Birzeit. C'étaient les fils d'une famille à l'aise. Lors d'un raid de l'armée israélienne sur leur village occupé illégalement, les deux frères ont défendu leur communauté en lançant des pierres et toutes sortes de choses. Ils ont été tués tous les deux. Ils s'appelaient Jawad et Thafer.
Depuis cet événement, leur sœur Ru'a Rimawi, qui étudiait la médecine pédiatrique, s'est mise à une tâche où elle n'avait pour ainsi dire aucune expérience : faire campagne. Elle a partagé des éloges et des anecdotes au sujet de ses frères sur les médias sociaux. Elle m'a raconté qu'après chaque parution elle s'effondrait. Elle veut garder leur mémoire vivante en occupant les médias sociaux puisque les Palestiniens.nes qui sont tués.es chaque jour, ne bénéficient pas de l'attention médiatique. Elle me confie qu'elle trouve cela dur de convaincre le monde que la vie de ses frères compte pour quelque chose : « Il ne suffit pas qu'ils aient été tués il faut démontrer qu'ils avaient une carrière, qu'ils n'avaient pas envie de se jeter dans la mort. Ils avaient des ambitions, des rêves comme tout le monde ».
J'ai accompagné Ru'a durant les derniers mois alors qu'elle tentait d'écrire un texte à propos de ses frères. Nous l'avons envoyé à The Gardian, The Washington Post, au Los Angeles Times. Nous n'avons pas essayé le New York Times. Tous ont refusé ou ignoré l'article. Quand nous en avons parlé à un expert des médias, il nous a dit que l'article n'avait pas été publié parce que les jeunes hommes avaient lancé des pierres à l'armée. Leur statut de victime n'était pas parfait dont pas de publication dans le LA Times.
Qui détient la parole publique ?
D'habitude je préfère me concentrer sur la brutalité sioniste plutôt que sur les enjeux de représentation car ils sont fades en comparaison avec la répression et la violence contre les Palestiniens.nes sur le terrain. Mais c'est pourtant à cela que nous devrions nous intéresser car c'est l'encadrement qui piège les avocats.es de la libération palestinienne en Occident.
En 1984, en réponse à la guerre d'Israël au Liban, Edward Saïd a publié un essai intitulé : « La permission de raconter ». (Permission to Narrate ». Il y critiquait les médias occidentaux pour leurs biais dans la couverture de cette guerre en favorisant le point de vue israélien et en évacuant celui des Palestiniens.nes. Aujourd'hui, nous sommes exactement dans la même situation. Les politiciens.nes et les analystes israéliens.nes occupent les écrans pour définir les contours du soit disant conflit. Mais quand les victimes palestiniennes ont cette chance, et même dans ce cas, on les interroge plus qu'on ne les interviewe.
Je suis dans une position particulière. D'un côté je suis une victime, j'ai perdu ma maison ; elle a été volée à Sheikh Jarrah par des colons. Mais d'autre part, je suis un journaliste, un écrivain. Occasionnellement je suis invité sur CNN, en fait une seule fois. Je ne suis jamais invité deux fois sur le même réseau.
Je veux savoir pourquoi on m'offre un micro de temps en temps. Est-ce parce que je passe bien ? Est-ce parce que je parle Anglais avec l'accent américain ? Peut-être. Je plaide publiquement depuis des années et parfois je me demande si ce n'est surtout pas pour mon intelligence mais plutôt parce qu'on me transforme en alibi, en simple faire valoir. À onze ans, j'ai fait partie d'un documentaire qui m'a mené au Parlement européen et au Congrès des États-Unis. Je me souviens que je suis allé à Jérusalem pour acheter de fausses lunettes pour avoir l'air brillant. Je me suis assis sur le podium au Parlement européen et au Congrès et je me suis exprimé sans avoir la moindre idée de ce que je disais. J'ai pensé : « Ils me croient si mûr si malin ». Des années plus tard, je me suis rendu compte que ce n'était pas les cas.
À l'apogée du 2021 Unity Uprising, on m'a contacté au nom de divers sénateurs.trices américains.nes et élus.es au Congrès dont Chuck Schumer (leader de la majorité démocrate au Sénat américain). On m'a demandé, et je vous donne le texte tel quel, si je pouvais « fournir un enfant palestinien qui parlerait de ses rêves et de ce que la paix veut dire pour lui ». Je traduis la demande : Le seul Palestinien à recevoir à leur table sans danger est un enfant.
Les auditoires occidentaux, comme leurs politiciens.nes ne veulent pas entrer en relation avec des adultes palestiniens.nes parce que leurs critiques aiguisées pourraient les offenser. À cause de cela, nous épuisons nos enfants en leur donnant la responsabilité de présenter un regard humain à l'humanité. Nous envoyons des délégations d'enfants palestiniens.nes au Congrès. Nous leur faisons mémoriser des PowePoints à propos de la paix, de la coexistence, nous leur disons de montrer des images de leur sang et de leurs membres blessés dans l'espoir que cela changera la perception des Américains.nes qui subissent une lourde propagande (…).
Je connais cela de première main, parce que je le répète, je l'ai fait quand j'étais jeune. Mais je suis capable d'en prendre. Regardez autour de vous ; il y a 7,000 policiers.ères ici. De multiples articles, déclarations et dépliants ont été publiés, distribués, pour protester contre cette conférence avant même qu'elle ne commence. Apparemment, je suis dangereux.
Alors, si je ne peux pas être entendu publiquement qui le peut ? Assurément, la personne que nous honorons aujourd'hui, Edward Saïd, un des grands intellectuels de notre temps, célébré publiquement, peut se voir présenter un microphone. Mais, même E. Daïd, avec toute sa stature et sa notoriété à un moment donné n'a pu avoir accès à aucun micro. C'était en 2020. Il visitait le Liban. Il a tiré, comme il le disait, des « cailloux » sur une guérite israélienne à la frontière. Tout le monde s'est enragé. E. Saïd n'était plus un humain. Il ne pouvait plus parler leur langage. Un article du Columbia Daily Spectator disait : « Edward Saïd est accusé d'avoir lancé des roches dans le sud du Liban ». La Société Freud a annulé une de ses conférences. Le Washington Post a publié un article qui commençait en disant que Saïd était : « un peu trop en chair, un peu trop distingué pour lancer des roches en direction des soldats israéliens…Est-ce bien E. Saïd…qui a rejoint les rangs des Palestiniens.nes tireurs de roches » ? C'est un article désastreux mais certains.nes ont jugé que ce n'était pas assez. Deux auteurs ont répondu dans le Daily Spectator : « La première phrase nous a dérangés parce qu'elle laissait entendre que lancer des roches à une frontière internationale à des civils.es inconnus.es et à des soldats d'un pays voisin pourrait être acceptable ou au moins compréhensible si c'est le geste des jeunes ordinaires, par des gens moins en vue ou distingués ». Ils ont nommé cela : « un geste gratuit de violence au hasard ».
Si quelqu'un comme E. Saïd ne peut avoir accès à la parole publique quel Palestinien, quelle Palestinienne a le droit de raconter son histoire ? Les Israéliens ! Si souvent, un.e politicien.ne israélien.ne vient dire : « Nous allons vous servir une autre Nakba, un nouveau génocide. Nous allons vous expédier en Jordanie ». Ou encore un soldat israélien qui ne peut pas dormir la nuit parce qu'il pense aux enfants qu'il a tués fait le tour des États-Unis pour en parler. Ou les gens qui citent Theodor Herzl, un pionnier du sionisme, qui a écrit en 1895 : « Nous devons gentiment exproprier les propriétés privées sur le territoire qu'on nous offre. Nous devons essayer de faire sortir les dsargentés.es au-delà de la frontière. Ces deux opérations, les expropriations et les déplacements des populations pauvres doivent se faire discrètement avec circonspection. Les antisémites vont devenir nos amis les plus fiables, les pays antisémites nos alliés ».
J'aime bien donner en exemple celui de Ze'ev Jabotinsky qui a fondé l'Irgum, l'organisation paramilitaire responsable du bombardement de l'hôtel King David à Jérusalem en 1946 et du massacre de Deir Yassin en avril 1948. Il a écrit : « Aucune entreprise de colonisation ne s'est faite avec le consentement des populations en place. Elles ont toujours obstinément résisté aux colonisateurs qu'elles aient été civilisées ou sauvages ».
Cela nous obsède nous les Palestiniens.nes militants.es et journalistes. Nous salivons en rapportant cette citation à la population. Mes grands-parents nous ont raconté les massacres terriblement pénibles qui ont permis à l'État sioniste de voir le jour. Mais ça ne suffisait pas. Il a fallu les confessions d'un ex-soldat ou le réveil tardif d'une organisation de défense des droits humains pour que le monde entende. Les Palestiniens.nes parlent de l'apartheid depuis des décennies, mais il a fallu que Humain Rights Watch, Amnesty International et B'Tselem le démontre pour que ce soit confirmé. Et c'est encore pire en ce moment.
Quand j'étais enfant, des archéologues ou des géologues travaillant sur le terrain et des chercheurs.euses sur les droits humains étaient couramment chez-nous. Je leur montrais des photos de ma grand-mère battue par des colons pour présenter notre situation et ils et elles essayaient de manger le repas rituel du vendredi. Je présentais mon analyse : « C'est ce que je pense qui se passe ». Mais ça tombait à plat comme si on me disait : « Nous ne voulons que voir vos blessures, avoir un échantillon de sang. Nous allons annoncer ce qui se passe plus tard ».
Aujourd'hui comme hier, les politiciens.nes israéliens.nes amplifient l'idée de tuer les Arabes ou de promettre aux Palestinines.nes une nouvelle Nakba. Parfois, un journal sioniste affiche en une la confirmation qu' « Israël est une colonie de peuplement » et leur discours est répété sans fin. Pourquoi cela à-t-il autant de poids ? Pourquoi autorisons-nous à ceux et celles qui nous ont tué et déplacé à raconter (notre histoire) alors que l'étroitesse de leur conscience coupable signifie que leur honnêteté n'est jamais garantie ? Pourquoi attendons-nous pour que ceux et celles qui tiennent le bâton parlent quand nos corps blessés disent la vérité ?
Je suis natif de Jérusalem, pas parce que Jabotinsky l'a dit mais parce que c'est cela. Je sais que les Sionistes ont colonisé la Palestine sans avoir besoin de citer Herzl. Je le sais parce que je l'ai vécu, parce que les nombreux villages dépeuplés fournissent les preuves matérielles d'un nettoyage ethnique planifié. Quand nous les Palestiniens.nes parlons de ce nettoyage ethnique en cours, qui en passant, fait partie de l'idéologie sioniste, on nous reconnait au mieux comme passionnés.es au pire comme haineux.euses, mécontants.es et vexés.es. Alors, qu'en fait nous ne sommes que les rapporteurs.euses fiables, simplement parce que nous sommes les Palestiniens.nes. Nul besoin de nous donner cette identité pour que nous la prenions ; elle nous donne l'autorité de raconter. Mais l'histoire nous apprend que ceux et celles qui oppriment, qui ont le monopole de la violence, ne diront pas la vérité, ne reconnaîtrons pas leur responsabilité.
Ces dernières années ont été assez intéressantes pour les Palestiniens.nes. Nous avons été à la table, nous avons parfois pu quelque peu diriger la conversation. C'est une occasion offerte pour changer le discours, la rhétorique, et pour provoquer un virage radical de l'opinion publique à propos de la Palestine et de nous. À titre de travailleurs.euses culturels.les, à titre de producteurs.trices de connaissances, de journalistes, d'universitaires, et de commentateurs.trices dans la médias sociaux, nous devons être braves. C'est une époque où il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt ou derrière ceux et celles qui nous assignent.
Et pour nous les journalistes il ne s'agit pas que d'être braves. Il faut faire notre travail. Rapporter la vérité ; nous devons rapporter la vérité.
Je veux encore parler d'une autre chose. Quand je monte sur scène, habituellement je fais beaucoup de farces. Je le fais exprès d'abord parce que je veux croire que je suis amusant. Mais il y a une autre raison : on s'attend à ce que n'importe lequel Palestinien qui se présente en public, surtout s'il a subi la violence israélienne, ait un comportement prescrit. Vous êtes supposé être misérable, avoir la tête baissée, gémissant et faible et demandant grâce. Vous devez souffrir poliment. Je refuse tout cela. Je refuse la politique de supplication. Je ne veux supplier personne. Je peux supporter le travestissement et la tragédie, la perte la plus profonde et je peux même en rire. C'est la totalité de l'humanité palestinienne ou de toute l'humanité. Nous sommes des humains.es pas seulement parce que nous pleurons quand nous perdons notre maman ou parce que nous avons des animaux de compagnie. Nous sommes des humains parce que nous expérimentons la rage, le dédain, parce que nous résistons.
Et honnêtement, je rends grâce à mon dédain parce qu'il me rappelle que je suis humain. Je rends grâce à ma rage parce qu'elle me rappelle ma capacité à réagir naturellement devant l'injustice. Je suis reconnaissant de pouvoir être désinvolte et capable de ridiculiser et caricaturer mon impénétrable et ineffaçable occupant. Donc, je vous invite tous et toutes à interroger vos biais à la sortie de cette conférence, à interroger ce qui vous dispose à déterminer l'humanité palestinienne. Et je vous invite encore à être braves. Merci beaucoup.
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Israël-Palestine : La spirale génocidaire, la recherche d’un horizon progressiste et la solidarité internationale – Réflexions et débats – Partie II Catastrophe humanitaire, occupation, internationalisme et solidarité judéo-arabe

La seconde partie de ce texte devait être écrite dans la foulée de la première [1]. Ce ne fut pas possible. Trois semaines plus tard, il n'est plus temps de reprendre le fil de l'exposé là où il s'était assez arbitrairement interrompu. Il faut repartir du présent, mais l'approche reste identique. La parole est longuement donnée aux actrices et acteurs les plus concernés (en Palestine, en Israël, à l'international). Le rapport entre internationalisme et solidarités judéo-arabes est exploré plus avant en vue de dessiner un possible horizon progressiste à une crise qui prend des dimensions apocalyptiques.
Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
28 novembre 2023
Par Pierre Rousset
Pour la première partie, cliquez ce lien :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article685
Introduction à la partie II, 26 novembre 2023
Pour mémoire, j'avais été invité à présenter, le 21 octobre dernier, une contribution à un échange qui s'est tenu aux Philippines sous l'intitulé « Israel-Hamas conflict : an Online Forum » (« Conflit Israël-Hamas : un forum en ligne »), avec pour modératrices Yennah Torres, de Tripod/Mihands, et Cora Fabros, du International Peace Bureau (Bureau international de la Paix) [2]. Une autre invitée internationale, palestinienne, avait introduit, en début de session, la situation à Gaza et son arrière-plan historique, mais n'a pas pu rester au-delà. Les autres participant.es représentaient généralement des organisations actives à Mindanao.
Je devais présenter la situation en France vis-à-vis du conflit israélo-palestinien et les enjeux de la solidarité internationale. La version écrite de mon intervention au forum a été considérablement développée et elle n'a déjà été mise en ligne que pour moitié, traitant la question française, faisant le point de la situation à Gaza, en Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Elle a été précédée d'une introduction abordant une série de questions de fond (dont la notion de crimes de guerre, la distinction entre civils et combattants, ou l'éthique militante).
Il est évidemment préférable d'avoir lu la première partie avant de s'attaquer à la seconde. Cependant, même dans ce cas, je ne peux pas présumer que la lectrice ou le lecteur va se rappeler tout ce qui y a déjà été écrit. Je me répéterais donc, parfois, à dessin. Quant à la situation, elle ne finit pas de s'aggraver et l'on va commencer par tenter de mesurer à quel point.
Je rappelle d'emblée que je n'ai pas de qualification particulière pour traiter du Moyen-Orient, même si cette question a nécessairement fait partie de mon histoire militante, vu la génération à laquelle j'appartiens. Un bref passage à Beyrouth durant la guerre civile ou la participation à un camp international de solidarité organisé par le Fatah en Jordanie ne font pas expertise.
Les principaux éléments d'analyse (et de ressentis) sont présentés par des Israélien.nes, des Palestinien.nes et des Arabes, des Juifs et Juives, des membres des mouvements de solidarité, des journalistes et chercheur.es… Elles et ils sont à nouveau longuement cité.es. Ce sont elles et ils qui donnent sa véritable substance à cette contribution, ce qui explique l'ordonnance un peu inhabituelle du texte, les citations étant usuellement bien plus brèves.
Le 7 octobre et Gaza – une onde de choc profonde et durable
Quel jour retiendra-t-on dorénavant pour dater les débuts de la crise en cours si ce n'est le 7 octobre 2023 ? La page du 7 octobre ne peut pas être tournée comme si elle n'avait qu'une importance éphémère. Un mois après, ce qui était une évidence se voit confirmer dans un texte assez remarquable écrit le 8 novembre 2023 par Haggai Matar.
Haggar Matar est israélien et l'on comprend qu'il ressente si profondément le choc du 7 octobre, cependant, le Hamas a aussi placé le mouvement palestinien et la région arabe à une brutale croisée des chemins dont les implications internationales sont encore difficiles à percevoir. De plus, Haggar Matar est le directeur exécutif du magazine +972, qui mène depuis 13 ans un combat pour la reconnaissance des droits de Palestiniens. Cette publication, considère-t-il, reste aujourd'hui encore « la principale voix médiatique » du mouvement où des « Palestiniens et [d]es Israéliens sont déjà en train de s'organiser et d'élaborer des stratégies pour mener le combat de leur vie. Cette terrible période mettra à l'épreuve l'humanité de tous ceux qui œuvrent pour un avenir meilleur sur cette terre ». Il constitue une « plateforme désespérément nécessaire où les journalistes et les militants palestiniens et israéliens peuvent rendre compte et analyser ce qui se passe, guidés par l'humanisme, l'égalité et la justice ».
A lire Haggar Matar, le 7 octobre apparaît comme un « événement global » de par son impact propre et parce qu'il a mis en lumière. Passons en revue, pour introduire une réflexion d'ensemble, les thématiques que relève Matar, quitte à y revenir ultérieurement plus en détail.
Un moment historique
« La vie de millions d'Israélien·nes et de Palestinien·nes a été bouleversée par les massacres commis par le Hamas en Israël ce jour-là, et par les massacres qu'Israël commet par la suite avec son assaut à grande échelle sur la bande de Gaza. Il est parfois difficile de reconnaître un moment historique lorsqu'on le vit, mais cette fois-ci, c'est clair : l'équilibre des forces a changé entre Israélien·nes et Palestinien·nes, et il changera le cours des événements à partir de maintenant. Un mois après le début de la guerre, il est temps de faire le point sur ce que nous savons qu'il est arrivé aux Israélien·nes, aux Palestinien·nes et à la gauche dans ce pays – et de faire quelques évaluations prudentes sur ce qui va suivre. »
Le 7 octobre
« Les atrocités commises par le Hamas dans le sud d'Israël en ce terrible samedi ont fait couler tellement d'encre, et tant de théories du complot et de fausses nouvelles ont proliféré, qu'il n'est pas inutile de nous rappeler quelques faits élémentaires. Ces faits ont été corroborés par de multiples sources indépendantes et journalistes, y compris des membres de l'équipe de +972 et de Local Call. Au cours d'une opération minutieuse et sans précédent, les militants du Hamas se sont échappés de la bande de Gaza assiégée, déjouant les plans de ce qui était considéré comme l'une des armées les plus puissantes et les plus sophistiquées de la région. (…) Ils ont tué environ 1 300 personnes, dont une majorité de civil·es. Le carnage a été brutal. (…) Environ 240 soldats et civil·es de tous âges, de 9 mois à plus de 80 ans, ont été enlevé·es à Gaza, et la plupart d'entre elles et eux y sont toujours détenu·es en tant qu'otages, sans lien avec le monde extérieur et sans que leurs familles aient la moindre idée de leur état. »
L'ébranlement
« Ces crimes de guerre, même s'ils ne sont pas sans contexte, sont totalement injustifiables. Ils ont ébranlé nombre d'entre nous, y compris moi-même, jusqu'au plus profond de nous-mêmes. La fausse idée que les Israélien·nes peuvent vivre en sécurité alors que les Palestinien·nes sont régulièrement tué·es dans le cadre d'un système brutal d'occupation, de siège et d'apartheid – une idée que le Premier ministre Benjamin Netanyahu a défendue et instillée en nous pendant ses longues années au pouvoir – s'est effondrée. »
Instabilité régionale
« Ce sentiment a été exacerbé par les vents de la guerre régionale et les attaques du Hezbollah contre les soldats et les civil·es israélien·nes dans le nord d'Israël, auxquelles Israël a répondu par ses propres frappes d'artillerie et de drones au Liban, tuant des combattants et des civil·es. Ce front supplémentaire a aggravé notre peur existentielle et le sentiment que nous, Israélien·nes et Palestinien·nes, ne sommes que des pions dans des luttes régionales et mondiales plus vastes (et ce n'est pas la première fois). »
L'État israélien, un hologramme
« L'effondrement de notre sentiment de sécurité est allé de pair avec la prise de conscience que l'État israélien tout entier n'est, en fait, rien de plus qu'un hologramme. L'armée, les services de secours, les services sociaux, etc. ont tous été dysfonctionnels. Les survivant·es israélien·nes, les personnes déplacées à l'intérieur du pays et les familles des otages se sont retrouvés sans personne vers qui se tourner, ce qui a poussé la société civile à intervenir pour combler le vide là où le gouvernement aurait dû se trouver. Des années de corruption politique nous ont laissés avec une coquille vide d'un État, sans aucun leadership à proprement parler. Pour les Israéliens, quelle que soit la manière dont nous sortons vainqueurs de la guerre, nous voulons nous assurer que rien de tel que le 7 octobre ne puisse se reproduire. »
Gaza
« Après avoir échoué sur tous les autres fronts, et avant même d'avoir repris le contrôle de toutes les zones occupées par le Hamas dans le sud du pays le 7 octobre, l'armée israélienne s'est immédiatement attelée à ce qu'elle sait faire de mieux : pilonner la bande de Gaza. Le chagrin, la douleur, le choc et la colère justifiés se sont traduits par un nouvel assaut militaire injustifiable et une campagne de punition collective contre les 2,3 millions de résident·es sans défense de la plus grande prison à ciel ouvert du monde – la pire que nous n'avons jamais vue. (…) Israël a coupé toute la population palestinienne de Gaza de l'électricité, de l'eau et du carburant, transformant une crise humanitaire déjà existante en une véritable catastrophe. [Elle] a ordonné l'évacuation de la moitié de la population – environ 1 million de personnes – du nord de la bande vers le sud, ainsi qu'une seconde évacuation de l'est vers l'ouest. (…) Les bombardements aériens incessants (…) ont jusqu'à présent tué plus de 10 000 Palestinien·nes en un mois seulement, ce qui constitue de loin le taux de mortalité le plus élevé que ce conflit ait jamais connu. La plupart de ces victimes sont des civil·es, dont plus de 4 000 enfants.(…) C'est sans compter les centaines, voire les milliers de corps, morts ou vivants, enterrés sous les décombres, que personne ne peut même commencer à fouiller. Les habitant·es palestinien·nes décrivent la puanteur de la mort qui s'empare de ce qui reste de certains quartiers détruits. Alors que nous, Israélien·nes, disposons de sirènes de roquettes, d'intercepteurs Iron Dome et d'abris, les habitant·es de Gaza n'ont rien de tout cela et n'ont aucun moyen de se protéger contre la pluie de bombes déversées sur toutes les parties de l'enclave assiégée. »
Gaza encagé. Crédit Photo. Wikimedia Commons
Cisjordanie, Israël « La guerre menée contre les Palestinien·nes ne se limite pas à Gaza. En Cisjordanie occupée, les colons, les soldats et un nombre croissant de milices mixtes – à tel point qu'il est impossible de les distinguer – ont considérablement intensifié leur campagne de nettoyage ethnique dans la zone C, les 60% du territoire occupé où se trouvent les colonies israéliennes et où l'armée exerce un contrôle total.(…) Les colons et les représentants du gouvernement s'efforcent d'étendre le territoire directement contrôlé par les colonies, ce qui reviendrait à expulser encore plus de Palestinien·nes vivant dans ces zones.(…) L'armée israélienne a arrêté plus d'un millier de Palestinien·nes accusés d'avoir des liens avec le Hamas, et des milliers de travailleurs/ travailleuses palestinien·nes de Gaza, qui avaient des permis de travail en Israël ou en Cisjordanie, ont été placé·es dans des camps d'internement dans des conditions très difficiles avant d'être expulsé·es vers Gaza à la fin de la semaine dernière. À l'intérieur d'Israël et de Jérusalem-Est occupée, les Palestinien·nes sont persécutés·e à la fois par les autorités et par l'opinion publique juive. Des centaines de citoyen·es palestinien·nes et quelques juifs /juives de gauche ont été arrêté·es ou détenu·es pendant de longues périodes, suspendu·es ou licencié·es, exclu·es des universités qu'elles et ils fréquentent en tant qu'étudiant·es ou professeur·es, et menacé·es de voir leur citoyenneté révoquée.(…) Tout cela a créé un sentiment de peur sans précédent parmi les citoyen·es palestinien·nes d'Israël, dont beaucoup parlent maintenant de cette période comme du « nouveau régime militaire », en référence au système draconien qui leur a été imposé de 1948 à 1966. »
Carte blanche « Les gouvernements occidentaux ont jusqu'à présent donné carte blanche à Israël pour commettre ces atrocités, faisant preuve d'un double standard entre la valeur des vies israéliennes et celle des vies palestiniennes – ce qui est en partie ce qui nous a amenés à cette situation en premier lieu. Nous ne voyons aucun remords pour le rôle que ces acteurs ont joué en réduisant au silence et en mettant à l'écart les Palestinien·nes et leurs allié·es au fil des ans, et en fermant toutes les voies diplomatiques et non violentes pour leur libération – des boycotts, désinvestissements et sanctions (BDS) à l'appel au Conseil de sécurité de l'ONU pour qu'il intervienne. »
Rayon de lumière
« Il existe des initiatives vraiment inspirantes de citoyen·es juifs/juives et palestinien·nes qui travaillent ensemble, se protègent mutuellement, signent des pétitions communes ou se portent volontaires pour aider les victimes, mais il s'agit malheureusement de petits rayons de lumière dans une tempête par ailleurs bien sombre. »
Une gauche brisée « Comme si tout ce qui se passe autour de nous n'était pas assez grave, nous assistons également à un moment douloureux pour la gauche en Israël-Palestine, ce qui conduit de nombreuses personnes autour de nous à se sentir encore plus désespérées et sans espoir. [N]ous voyons les deux communautés nationales qui nous entourent se replier sur elles-mêmes, avec des récits des événements du mois dernier qui s'éloignent rapidement et une confiance mutuelle en déclin. Cela laisse très seul·es celles et ceux d'entre nous qui s'engagent en faveur d'espaces partagés, d'une résistance partagée et d'un avenir commun fondé sur l'égalité. Il s'agit, à bien des égards, d'un microcosme condensé des dissensions qui ont émergé au sein de la gauche au niveau mondial au cours du mois dernier.(…) Ces tendances se développent au sein de deux communautés en proie à un chagrin, une peur et une anxiété bien réels, qui s'appuient toutes deux sur des traumatismes collectifs passés – l'Holocauste et la Nakba – dont les souvenirs sont ravivés par la rhétorique génocidaire des dirigeants du Hamas et du gouvernement israélien et, dans le cas palestinien, par les expulsions effectives et les discussions sur les plans visant à accroître encore les déplacements de population. Il va sans dire qu'en se réfugiant dans la chaleur et la protection de son groupe national ou ethnique, chaque partie réaffirme involontairement les craintes et les déceptions de l'autre, créant ainsi une dynamique destructrice d'escalade de la méfiance et du désespoir. »
La doctrine Nétanyahou « Netanyahou est fini. [Cependant, c'est] une raison supplémentaire pour laquelle [il] est si dangereux en ce moment, car il croit – à juste titre, dans l'état actuel des choses – que tant que la guerre se poursuit, personne ne se préoccupera de la politique de remplacement d'un Premier ministre.(…) Mais ce qui est bien plus important que Netanyahou lui-même, c'est la doctrine Netanyahou, qui est devenue le quasi-consensus de la politique israélo-juive. Selon cette doctrine, Israël a battu les Palestinien·nes, elles et ils ne sont plus un problème à affronter, nous pouvons « gérer » le conflit à feu doux et nous devrions concentrer notre attention sur d'autres questions. Tout au long de son règne quasi continu depuis 2009, cette perception a gagné les cœurs et les esprits des Israélien·nes, et la question de “quoi faire avec les Palestinien·nes“ – qui était la principale ligne de faille de la politique israélienne – a été presque entièrement retirée de l'ordre du jour, contribuant à l'orgueil démesuré qui a conduit l'armée à baisser sa garde autour de Gaza. Le mois dernier, le Hamas a décimé cette notion pour les années, voire les décennies à venir. »
Vers l'inconnu « La période actuelle est sombre et éprouvante pour celles et ceux d'entre nous qui se sont engagé·es à s'opposer à l'apartheid et à promouvoir une solution fondée sur la justice et l'égalité pour toutes et tous. D'une part, les acquis durement gagnés au cours de décennies de lutte commune ont été effacés par les massacres du Hamas, et il sera difficile de les récupérer. Notre mouvement est en plein désarroi et le désespoir est omniprésent. Des milliers de vies ont été perdues, des milliers d'autres risquent encore de périr, et les traumatismes collectifs que nous portons s'intensifient de jour en jour. D'un autre côté, une fois la guerre terminée, la société israélienne devra faire ses comptes, ce qui pourrait nous ouvrir de nouvelles opportunités à saisir. Une grande partie de ce pour quoi nous nous sommes battu·es deviendra de plus en plus pertinente, avec davantage de personnes localement et globalement désireuses de reconnaître que le système dans lequel nous vivons est injuste, insoutenable et n'offre à aucun·e d'entre nous une véritable sécurité. Nous devons redoubler d'efforts pour promouvoir un processus politique pacifique, avec pour objectif déclaré de mettre fin au siège et à l'occupation, de reconnaître le droit au retour des réfugié·es palestinien·nes et de trouver des solutions créatives pour concrétiser ce droit.
Mais la nouvelle réalité exigera quelques réalignements. Parallèlement à notre engagement en faveur de la pleine réalisation des droits de toutes et tous les Palestinien·nes, notre mouvement progressiste et antiapartheid devra être explicite quant aux droits collectifs des Juifs et Juives sur cette terre et veiller à ce que leur sécurité soit garantie, quelle que soit la solution trouvée. Nous devrons nous attaquer au Hamas et à sa place dans cette nouvelle réalité, en veillant à ce qu'il ne puisse plus commettre de telles attaques contre les Israélien·nes, tout comme nous insistons sur la sécurité des Palestinien·nes et leur protection contre l'agression de l'armée israélienne et des colons. Sans cela, il sera impossible d'aller de l'avant.
D'ici là, il y a deux appels extrêmement urgents sur lesquels nous devons concentrer nos efforts : la libération des otages civil·es et l'instauration d'un cessez-le-feu immédiat. Maintenant. » [3]
Un temps d'arrêt sur quelques questions politiques
Arrivé au bout de ce sombre tour d'horizon, il est bon de prendre pleinement en compte sa conclusion. Le Hamas (acronyme de Mouvement de la résistance islamique) est une organisation qui a connu d'importantes discontinuités au cours de son histoire. Parmi les grandes questions posées, la conception de son rôle et, aujourd'hui, les rapports (changeant ?) entre les représentations établies à l'étranger, la direction opérant à Gaza, son aile politique et sa branche militaire. Les massacres du 7 octobre n'ont pas de précédent réel. Les journalistes du Monde, Gilles Paris et Hélène Sallon, qui se sont attachés à documenter cette histoire [4], en concluent que « [l]es massacres perpétrés le 7 octobre constituent l'aboutissement d'un long processus scandé par trois inflexions majeures. D'abord tourné vers la prédication, le mouvement islamiste s'est imposé sur l'échiquier politique palestinien. Depuis le 7 octobre, son aile militaire est aux commandes.0 »
Le Hamas est aujourd'hui la principale organisation de la résistance palestinienne, mais ce n'est pas lui qui offrira un horizon émancipateur, les conditions d'une paix durable et d'un avenir solidaire à la crise actuelle. Nous y reviendrons plus en détail. Pour l'heure, je voudrais souligner les points suivants :
• Placer la question de la solidarité judéo-arabe au cœur de nos engagements internationalistes en défense du peuple palestinien ne se réduit pas à une position de principe. Elle s'incarne dans un soutien à celles et ceux, aux nombreuses organisations qui poursuivent ce combat en Palestine et en Israël, envers et à l'encontre des difficultés que l'on sait.
• Sur le plan international, d'importants mouvements assument positivement cet engagement, comme en France le Collectif national pour une Paix Juste et Durable entre Palestiniens et Israéliens (CNPJDPI) ou aux Etats-Unis (et au-delà) Jewish Voice for Peace. De fait, les initiatives affichant une volonté de solidarité intercommunautaire ou interconfessionnelle se sont multipliées depuis le 7 octobre et l'assaut contre Gaza.
• Ces mobilisations sont efficaces. Je me réfère ici à un texte du Palestinien Omar Barghouti, l'un des fondateurs du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement and Sanctions), à savoir le plus important mouvement international pour imposer des sanctions à l'encontre du régime israélien et pour mettre un terme aux complicités dont il bénéficie en Occident (et pas seulement) : « En période de carnage, d'agitation grégaire et de polarisation tribale, beaucoup peuvent considérer les principes éthiques comme une nuisance ou un luxe intellectuel. Je ne peux pas et je ne le ferai pas. Je ne désire rien de plus que voir la fin de toute violence en Palestine et partout ailleurs, et c'est précisément pourquoi je m'engage à lutter contre les causes profondes de la violence : l'oppression et l'injustice.
J'ai de cher.e.s ami.e.s et collègues dans le “camp de prisonnier.es“ de Gaza, comme l'appelait un jour l'ancien Premier ministre britannique David Cameron, un ghetto des temps modernes dont les 2,3 millions d'habitant.e.s sont pour la plupart des réfugié.e.s descendant.e.s de communautés qui ont été confrontées à des massacres et à un nettoyage ethnique planifié au cours des années de la Nakba à partir de 1948. Le blocus illégal imposé par Israël depuis 16 ans, aidé par les États-Unis, l'Europe et le régime égyptien, a transformé Gaza en une zone “invivable“, selon les Nations Unies (…).
« Une ligne importante, mais souvent manquée, de l'appel BDS [5], est celle qui appelait les personnes de conscience du monde entier “à faire pression sur vos États respectifs pour qu'ils imposent des embargos et des sanctions contre Israël“ et invitait “les Israélien.ne.s consciencieux.ses à soutenir cet appel, dans l'intérêt de la justice et d'une paix véritable“ (ndlr : à les rejoindre dans cette lutte). En effet, un nombre restreint, mais significatif, de juifs israéliens a rejoint le mouvement et joué un rôle important dans nos campagnes qui ont abouti à ce que des fonds d'investissement importants, des églises, des entreprises, des associations universitaires, des équipes sportives, des artistes, entre autres, cessent d'être complices des violations des droits de l'homme commises par Israël ou refusent d'être impliqués dans ces violations. » (…)
« Actuellement cependant, de nombreux gouvernements et médias occidentaux répètent une désinformation pernicieuse en affirmant que la dernière crise a commencé le 7 octobre par une attaque “non provoquée“ contre Israël. Qualifier l'incursion des groupes palestiniens de non provoquée n'est pas seulement contraire à l'éthique, c'est aussi un cliché raciste anti-palestinien typique qui nous considère comme des êtres humains relatifs qui ne méritent pas tous les droits de l'homme. Sinon, pourquoi la mort lente et implacable et la violence structurelle résultant du régime d'injustice d'Israël à notre encontre depuis 75 ans seraient-elles considérées comme invisibles ou indignes de condamnation et de responsabilité ? (…)
« Essayant de justifier sa décision d'imposer un « siège complet » à des millions de Palestinien.ne.s, le ministre israélien de la Guerre Yoav Gallant a déclaré : “Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.“ Déplorant la perte de vies civiles des deux côtés, sans prendre parti pour les deux camps ni ignorer l'oppression vieille de plusieurs décennies, Jewish Voice for Peace aux États-Unis a condamné le racisme de Gallant en disant : “En tant que Juifs.ves, nous savons ce qui se passe lorsque les gens sont traités d'animaux. Nous pouvons et devons arrêter cela. « Plus jamais signifie plus jamais – pour personne“ (…)« Dans une telle situation de violence terrifiante, la cohérence morale est indispensable. Ceux.celles qui n'ont pas réussi à condamner la violence originelle et actuelle de l'oppression n'ont aucune position morale pour condamner les actes de violence illégaux ou immoraux commis par les opprimé.e.s. Plus important encore, l'obligation éthique la plus profonde à notre époque est d'agir pour mettre fin à la complicité. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons véritablement espérer mettre fin à l'oppression et à la violence. Comme beaucoup d'autres, les Palestinien.ne.s aiment et nous nous en soucions. Nous avons peur et nous osons. Nous espérons, et nous désespérons parfois. Mais par-dessus tout, nous aspirons à vivre dans un monde plus juste, sans hiérarchie des souffrances, sans hiérarchie des valeurs humaines, et où les droits et la dignité humaine de chacun.e sont chéris et respectés. » [6]
La démarche humaniste du mouvement BDS et d'Omar Barghouti constitue le fondement d'un combat internationaliste, c'est-à-dire tissant des liens de solidarité et de luttes entre les mouvements populaires et progressistes par-delà les frontières étatiques ou « tribales », pour reprendre son terme. Se contenter aujourd'hui de soutenir la Palestine sans dire un mot de la solidarité judéo-arabe, c'est afficher un internationalisme abstrait (ou un « campisme » de mauvais aloi).

Les résidents palestiniens d'Ein al-Rashrash emballent leurs biens et leurs matériaux de construction alors qu'ils fuient leurs maisons à la suite d'un pic de violence des colons israéliens pendant la guerre de Gaza, en Cisjordanie, le 18 octobre 2023. (Oren Ziv).
La spirale génocidaire
L'armée israélienne prétend toujours cibler des combattants du Hamas et ne recourir qu'à une violence proportionnée alors qu'elle détruit des quartiers entiers, d'incontestables crimes de guerre ! Selon les analystes (indépendants) du Guardian, l'étude « d'images satellites du nord de la bande de Gaza après d'intenses bombardements a permis d'identifier plus de 1 000 cratères visibles depuis l'espace dans un rayon d'environ 10 kilomètres carrés. » Par ailleurs, « Israël a annoncé qu'elle avait tiré plus de 8 000 munitions sur Gaza, touchant plus de 12 000 cibles. C'est plus que ce que les États-Unis ont utilisé en un an lors de leurs opérations en Afghanistan. » [7]
Avant que la libération d'otages ne prenne le devant, l'attention internationale a été largement focalisée sur l'hôpital Al-Shifa, le plus important de Gaza. Il n'y a aucune raison de croire à priori le Hamas ou l'armée israélienne qui font tous deux de la communication de guerre. Les « preuves » se fabriquent (où sont détruites) aisément, les « aveux » de prisonniers ne sauraient être pris en compte, les images (même si réelles) demandent à être interprétées… il est plutôt rassurant de voir qu'un otage blessé est hospitalisé en urgence !
Il n'y aurait rien de surprenant à ce que le Hamas ait utilisé des tunnels préexistants (servant à transporter des patients d'un service à l'autre) et en ait construit d'autres à des fins militaires, ni que l'armée israélienne ait échangées des tirs sans soucis des civils ou des soignants. J'ai simplement trouvé fort étrange la justification que les autorités israéliennes ont avancée pour exiger que l'hôpital soit évacué quel qu'en est le coût : la présence d'un poste de commandement majeur du Hamas dans les sous-bassement (à 50 m ?). Si cela avait été le cas, l'armée aurait tenté de le détruire et se serait justifiée après, ou sinon, se sachant découverte, il ne serait pas resté sur place, attendant d'être bombardé ! Dans tous les cas de figure, le maintien d'Al-Shifa sous pression est devenu un trompe-l'œil : l'arbre qui cache la forêt.
L'occupant israélien a effectivement détruit le système de santé à Gaza, la majorité des hôpitaux étant hors service et manquant de tout, les communications étant régulièrement coupées (ce qui interdit la coordination des secours), la population n'ayant plus accès à l'eau potable ou à une alimentation régulière… Je laisse longuement la parole à Catherine Russell, directrice générale de l'UNICEF, qui a témoigné le 22 novembre devant le Conseil de sécurité de l'ONU, témoignage publié sous le titre « La bande de Gaza est aujourd'hui l'endroit le plus dangereux au monde pour un enfant » :

« L'UNICEF salue […] l'accord restreint de cessez-le-feu. Nous sommes en mesure d'intensifier rapidement l'acheminement de l'aide humanitaire dont la population de Gaza a désespérément besoin, mais il faut bien sûr davantage de ressources pour répondre à des besoins qui ne cessent de croître. (…) [L]a guerre doit prendre fin et les meurtres et mutilations d'enfants doivent cesser immédiatement. [8] (…)
[J]e reviens tout juste d'un déplacement dans le sud du territoire où j'ai pu rencontrer des enfants, leurs familles et le personnel de l'UNICEF (…). Je suis hantée par ce que j'ai vu et entendu. [L'hôpital Nasser à Khan Yunis grouillait de monde. [Il] abrite des milliers de personnes déplacées à l'intérieur du pays. Elles dorment sur des couvertures, le long des couloirs et dans les parties communes (…). Dans le service de néonatalogie (…), j'ai vu de minuscules bébés s'accrocher à la vie dans des couveuses, tandis que les médecins s'inquiétaient de savoir comment ils pourraient faire fonctionner les machines sans carburant. [J]e me suis également entretenue avec une employée de l'UNICEF qui, bien qu'elle ait perdu 17 membres de sa propre famille élargie, travaille héroïquement pour permettre aux enfants et aux familles d'avoir accès à de l'eau potable et à des installations sanitaires. (…)
Le bilan pour les enfants de Gaza est sans précédent [Il]es représente[raient] 40 % des morts. Cette situation est sans précédent. Autrement dit, la bande de Gaza est aujourd'hui l'endroit le plus dangereux au monde pour un enfant. Nous recevons également des informations selon lesquelles plus de 1 200 enfants se trouvent encore sous les décombres des bâtiments bombardés ou sont portés disparus. (…) Il convient de noter que le nombre de morts dans la crise actuelle a largement dépassé le nombre total de morts au cours des escalades précédentes.
Les enfants en grande détresse psychologique Les enfants qui parviennent à survivre à la guerre risquent de voir leur vie irrémédiablement altérée par une exposition répétée à des événements traumatisants [qui] peuvent induire un stress toxique qui interfère avec leur développement physique et cognitif. Avant même cette dernière escalade, plus de 540 000 enfants de Gaza, soit la moitié de la population infantile, avaient été identifiés comme ayant besoin d'un soutien psychosocial et en santé mentale. Aujourd'hui, plus de 1,7 million de personnes, dont la moitié sont des enfants, sont déplacées. Nous sommes particulièrement préoccupés par [le nombre] d'enfants déplacés qui ont été séparés de leur famille le long des couloirs d'évacuation vers le sud, ou qui arrivent non accompagnés dans les hôpitaux pour des soins médicaux. [Particulièrement vulnérables], il est urgent de les identifier, de leur fournir des soins temporaires et de leur donner accès à des services de recherche et de réunification familiale.
La menace d'une crise nutritionnelle pèse sur Gaza. Outre les bombes, les roquettes et les tirs, les enfants de Gaza sont particulièrement menacés par des conditions de vie catastrophiques. Un million d'enfants – en fait, tous les enfants du territoire – souffrent aujourd'hui d'insécurité alimentaire et sont confrontés à ce qui pourrait bientôt devenir une crise nutritionnelle catastrophique. Nous prévoyons qu'au cours des prochains mois, l'émaciation, la forme de malnutrition la plus dangereuse pour la vie des enfants, pourrait augmenter de près de 30 % à Gaza.
Une tragédie sanitaire en passe de s'aggraver Parallèlement, la capacité de production d'eau a chuté à seulement 5 % de sa production normale, les familles et les enfants comptant sur trois litres ou moins d'eau par personne et par jour pour la consommation, la cuisine et l'hygiène. [L]e pompage de l'eau, le dessalement et le traitement des eaux usées ont tous cessé de fonctionner en raison du manque de carburant. Les services d'assainissement se sont effondrés. Ces conditions entraînent des épidémies qui peuvent mettre en danger la vie des plus vulnérables, comme les nouveau-nés, les enfants et les femmes, en particulier ceux qui souffrent de malnutrition. Nous constatons des cas d'infections diarrhéiques et respiratoires chez les enfants de moins de cinq ans. Nous craignons que la situation ne s'aggrave avec l'arrivée des températures hivernales plus froides.
Les risques pour la santé publique à Gaza sont aggravés par la cessation quasi totale des activités du système de soins de santé. Plus des deux tiers des hôpitaux ne fonctionnent plus en raison du manque de carburant et d'eau, ou parce qu'ils ont subi des dommages considérables lors des attaques. (…) Les patients des hôpitaux sont blessés, tués ou meurent à cause du manque de médicaments et de soins.
Les hôpitaux et les écoles doivent être épargnés. Les hôpitaux ne doivent jamais être attaqués ou réquisitionnés par les belligérants. Et comme des milliers de personnes déplacées ont trouvé refuge dans les établissements de santé de Gaza, je ne saurais trop insister sur ce point. (…) Toutefois, même ces espaces, où les enfants et les familles ont cherché refuge après avoir fui leurs maisons, ont été attaqués. (…)
Les reliques de cette guerre constitueront un danger pour de longues années Dans tout l'État de Palestine et en Israël, les parties au conflit commettent de manière flagrante de graves violations à l'encontre des enfants – notamment des meurtres, des mutilations, des enlèvements, des attaques contre des écoles et des hôpitaux, et le refus de l'accès à l'aide humanitaire. Mais à Gaza, les conséquences de la violence perpétrée contre les enfants ont été catastrophiques, aveugles et disproportionnées. Et lorsque la guerre prendra fin, la contamination des sols par des résidus explosifs sera sans précédent (…) – une menace mortelle pour les enfants qui pourrait durer des décennies.
Les civils et le personnel humanitaire doivent être protégés en toutes circonstances À l'intérieur de Gaza, la guerre a également causé le plus grand nombre de pertes humaines parmi le personnel onusien, avec plus de 100 membres du personnel de l'UNRWA tués. Ces derniers jours, une collègue de l'OMS, son bébé de 6 mois, son mari et ses deux frères ont été tués.
Excellences, pour que les enfants puissent survivre, pour que les travailleurs humanitaires puissent rester et agir efficacement, les pauses humanitaires ne sont tout simplement pas suffisantes. L'UNICEF demande un cessez-le-feu humanitaire urgent pour mettre fin immédiatement à ce massacre. (…)
L'appel de l'UNICEF
Nous réitérons également notre appel aux parties prenantes pour qu'elles respectent immédiatement et pleinement le droit international humanitaire et les droits de l'homme, y compris les principes de nécessité, de distinction, de précaution et de proportionnalité.
Nous leur demandons d'aller au-delà de ce que le droit exige – de protéger les enfants et les infrastructures civiles dont ils dépendent, et de libérer immédiatement et sans condition tous les otages civils détenus dans la bande de Gaza, en particulier les enfants.
Nous appelons les parties à respecter la résolution 2712 et à fournir un accès humanitaire sûr et sans restriction à la bande de Gaza et à l'intérieur de celle-ci, y compris dans le nord. Les belligérants doivent permettre l'entrée immédiate des fournitures vitales, y compris le carburant, nécessaire au transport par camion, au dessalement et au pompage de l'eau, ainsi qu'à la production de farine. Nous devons être autorisés à acheminer des fournitures essentielles WASH, des bâches, des tentes et des poteaux. (…)
La destruction de Gaza et le meurtre de civils n'apporteront ni la paix ni la sécurité dans la région. Les habitants de cette région méritent la paix. Seule une solution politique négociée – qui donne la priorité aux droits et au bien-être des générations actuelles et futures d'enfants israéliens et palestiniens – peut la garantir.
J'exhorte les parties à répondre à cet appel, en commençant par un cessez-le-feu humanitaire, première étape sur la voie d'une paix durable. Et je vous demande instamment, en tant que membres du Conseil de sécurité, de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour mettre fin à cette catastrophe pour les enfants.
Merci. » [9]
© UNICEF/Eyad El Baba Des bébés de l'hôpital Al-Shifa sont préparés à être évacués.
Tous les témoignages convergent : jamais la situation à Gaza n'a été aussi dramatique, jamais une offensive de l'armée israélienne n'a été aussi destructive. Jamais la « Doctrine Dahiya » n'a été mise en œuvre de façon aussi implacable.
Cette doctrine, explique notamment René Backman, de Mediapart, a été formulée en 2006 par le général Gadi Eizenkot, actuel membre du gouvernement Netanyahou au titre de ministre sans portefeuille. Elle tient son nom d'un quartier chiite de Beyrout, Dahiya, bastion du Hezbollah, qui a été rasé par l'aviation israélienne. Elle promeut « une stratégie de guerre totale qui ne distingue pas les cibles civiles des cibles militaires et ignore délibérément le principe de proportionnalité de la force, fondements du droit de la guerre. ». Ainsi, « [s]pécialiste du “ combat asymétrique en milieu urbain“ », Eizenkot donnait la priorité à la puissance de destruction sur la précision des frappes. « Ce qui est arrivé à Dahiya », expliquait-il en 2008, « arrivera à toutes les localités qui serviront de bases à des tirs contre Israël. Nous ferons un usage de la force disproportionné contre ces zones et y causerons de grands dommages et destructions. Ce n'est pas une recommandation, c'est un plan, et il a déjà été approuvé. »
« Face à un déclenchement d'hostilités, l'armée doit agir immédiatement, de manière décisive, avec une force disproportionnée, par rapport aux actions de l'ennemi et à la menace qu'il constitue », a précisé l'un de ses subordonnés, le colonel Gabriel Siboni, exposant la doctrine au nom de l'Institut national israélien des études de sécurité (INSS). « Une telle réplique, ajoutait-il, « a pour but d'infliger des dégâts et des pertes considérables, de porter la punition à un niveau tel qu'il exigera un processus de reconstruction long et coûteux. » [10]
Comme le note Haggai Matar, « Selon les Nations unies, plus de 45% des maisons de la bande de Gaza ont été détruites ou gravement endommagées par les attaques israéliennes. (…) Alors que les nouvelles et les images de la destruction et de la mort sont là pour le monde entier, le public israélien n'en voit et n'en pense pas grand-chose. Les médias israéliens dominants se concentrent exclusivement sur les massacres du 7 octobre, et pas du tout sur celles et ceux qui se déroulent actuellement en notre nom. Au lieu de cela, nous continuons à entendre des concours sans fin de rhétorique génocidaire, avec des commentateurs et des politiciens israéliens qui parlent d'“aplatir“ Gaza, de bombarder Gaza, de nettoyer ethniquement Gaza, de combattre des “animaux humains“, et ainsi de suite. » [11]
Colonialisme de peuplement, suprémacisme juif et apartheid
Le gouvernement Netanyahou veut franchir un pas de plus dans l'affirmation du suprémacisme juif en Palestine qu'a décrit et dénonce B'Tselem :
« Le régime israélien, qui contrôle tout le territoire entre le Jourdain et la Méditerranée, cherche à faire avancer et à cimenter la suprématie juive dans toute la région. À cette fin, il a divisé la région en plusieurs unités, chacune dotée d'un ensemble différent de droits pour les Palestiniens — toujours inférieurs aux droits des Juifs. Dans le cadre de cette politique, les Palestiniens se voient refuser de nombreux droits, dont le droit à l'autodétermination. Cette politique est mise en œuvre de plusieurs façons. Israël moule la démographie et l'espace par des lois et des ordonnances qui permettent à tout Juif dans le monde ou à sa famille d'obtenir la citoyenneté israélienne, mais dénie presque complètement cette possibilité aux Palestiniens. Il a physiquement reconstruit la région entière en s'emparant de millions de dunams de terre et en établissant des communautés réservées aux Juifs, tout en repoussant les Palestiniens vers des petites enclaves. Le déplacement est contraint par des restrictions sur les sujets palestiniens, et le régime politique exclut des millions de Palestiniens de la participation aux processus qui déterminent leur vie et leur avenir, tout en les maintenant sous occupation militaire. Un régime qui utilise lois, pratiques et violence organisée pour cimenter la suprématie d'un groupe sur un autre est un régime d'apartheid. L'apartheid israélien qui promeut la suprématie des Juifs sur les Palestiniens n'est pas né en un seul jour, ni d'un seul discours. C'est un processus qui est graduellement devenu plus institutionnalisé et plus explicite, avec des mécanismes introduits au cours du temps dans la loi et dans la pratique pour promouvoir la suprématie juive. Ces mesures accumulées, leur omniprésence dans la législation et la pratique politique, et le soutien public et judiciaire qu'elles reçoivent — tout cela forme la base de notre conclusion : la barre pour qualifier le régime israélien d'apartheid a été atteinte. » [12]
Ces cartes, déjà publiées dans la première partie de cette contribution, montrent que nous atteignons aujourd'hui le point d'aboutissement de ce processus.
Un cran de plus dans ce processus et Gaza comme la Cisjordanie disparaissent de la carte. Le rêve de Netanyahou. Il n'est pas certain qu'il se réalise sous cette forme « chimiquement pur » : l'Etat des Juifs, souverain de la rive méditerranéenne au fleuve Jourdain. Une partie de l'establishment israélien et de la classe politique états-unienne s'oppose à ce jusqu'auboutisme militaire dont les conséquences peuvent être profondes en Israël même et dans la région arabe, bloquant la reprise de la normalisation diplomatique que l'attaque du Hamas a retardée. Mais, comme l'a noté Julien Salingue en mai dernier (avant le 7 octobre donc) :
« En refusant de concéder le moindre droit aux PalestinienEs tout en poursuivant son expansion coloniale, l'État d'Israël a petit à petit, paradoxalement et dans une certaine mesure, inversé la tendance à la fragmentation qui était à l'œuvre depuis plusieurs décennies. De fait, il existe aujourd'hui un seul État entre la Méditerranée et le Jourdain, avec entre autres un seul système économique (déséquilibré, mais unifié), une seule monnaie, des infrastructures communes (routes, eau, électricité…), deux langues, l'arabe et l'hébreu, qui sont déjà celles de l'État d'Israël, etc. Un seul État, mais, en son sein, une population privée de ses droits nationaux et démocratiques sur des bases ethnonationales, soit une situation qui peut être qualifiée de régime d'apartheid ». [13]
Depuis le 7 octobre, le nombre de voix qui dénoncent la menace génocidaire se multiplie. Le terme de génocide est utilisé dans des acceptations plus ou moins restreintes, plus ou moins juridiques. L'augmentation brutale des décès à Gaza sous les bombardements et les décombres, ainsi que la mort lente de milliers d'autres personnes qu'annonce la situation sanitaire catastrophique provoquée par le blocus, ou encore l'appel sans fard à poursuivre jusqu'à son terme la politique d'épuration ethnique lancé par des dirigeants de l'extrême droite religieuse israélienne, justifient ces alertes. La question s'inscrit dans l'histoire longue de la colonisation.
Ainsi, pour l'historien israélo-britannique Avi Shlaim, « Les dirigeants israéliens diabolisent le peuple palestinien, ce qui constitue un préalable à l'épuration ethnique et au génocide (…). Il qualifie l'opposition des dirigeants occidentaux à un cessez-le-feu de “mandat de génocide“ et les accuse de “complicité dans les crimes de guerre d'Israël“. Avec la déclaration Balfour de 1917 et son mandat ultérieur sur la Palestine, la Grande-Bretagne a commis ce que Shlaim appelle “le péché originel“ en “volant la Palestine aux Palestiniens et en la donnant aux sionistes“.
Après la création d'Israël en 1947, les États-Unis en sont devenus les “auxiliaires“, explique M. Shlaim. “Le problème du soutien américain à Israël est qu'il est inconditionnel. Il n'est pas conditionné au respect des droits de l'homme des Palestiniens ou au respect du droit international. Pour Israël, le prix de ses violations est nul. C'est pourquoi Israël s'en tire, littéralement, par le meurtre, et aujourd'hui littéralement par le meurtre de masse, parce que l'Amérique ne lui demande pas de comptes“. [14]
Pour Gilbert Achcar, « Le scénario du Grand Israël est celui qui séduit le plus Benjamin Netanyahu et ses acolytes de l'extrême droite israélienne. Le parti Likoud est l'héritier de l'extrême droite sioniste, connue sous le nom de sionisme révisionniste, dont les branches armées ont perpétré le massacre de Deir Yassin, le meurtre de masse de Palestiniens le plus infâme perpétré en 1948, au milieu de ce que les Arabes appellent la Nakba (catastrophe). (…)
Lors de son récent discours à l'Assemblée générale des Nations Unies à New York, deux semaines seulement avant le 7 octobre, Netanyahu a brandi une carte du Moyen-Orient montrant un Grand Israël incluant Gaza et la Cisjordanie. Ce qui est encore plus pertinent dans le cadre de la nouvelle guerre de Gaza est le fait – à peine mentionné dans les médias internationaux – que Netanyahu avait démissionné du cabinet israélien dirigé par Sharon en 2005 pour protester contre la décision de ce dernier d'évacuer Gaza. (Sharon avait succédé à Netanyahu à la tête du Likoud en 1999, après la défaite électorale de ce dernier face au Parti travailliste alors dirigé par Ehud Barak. Il avait ensuite réussi à remporter les élections suivantes, en 2003, et avait offert le ministère des finances à Netanyahu).(…)
Le Grand Israël n'est cependant pas une ambition unanime des dirigeants israéliens – même après le 7 octobre. Il bénéficie de quelque soutien aux États-Unis, dans l'extrême droite du Parti républicain et parmi les sionistes chrétiens. Mais cette idée n'est certainement pas soutenue par la majeure partie de l'establishment américain de la politique étrangère, et en particulier par les Démocrates. L'administration Biden – connue pour avoir peu de sympathie pour Netanyahu, qui en 2012 a ouvertement soutenu le Républicain Mitt Romney à la présidence contre Barack Obama (et Biden, son vice-président) – s'en tient à la perspective, créée par les accords d'Oslo, d'un État palestinien croupion, pouvant fournir un alibi pour marginaliser la cause palestinienne et ouvrir la voie au développement des liens et de la collaboration entre Israël et les États arabes.(…)
L'indication la plus claire à ce jour qu'une partie de l'establishment militaro-politique israélien est d'accord avec l'administration Biden a été fournie par Ehud Barak, ancien chef d'état-major général des forces armées israéliennes et ancien premier ministre [qui] a peaufiné le scénario d'Oslo dans une interview accordée à The Economist.(…)
En fin de compte, les deux scénarios – le Grand Israël et Oslo – reposent sur la capacité d'Israël à détruire le Hamas à un degré suffisant pour l'empêcher de contrôler Gaza. » (15)

Les résidents palestiniens de Khirbet Zanuta emballent leurs biens et les matériaux de leur maison alors qu'ils fuient leur domicile à la suite d'un pic de violence des colons israéliens pendant la guerre de Gaza, en Cisjordanie, le 1er novembre 2023. (Oren Ziv).
Craig Mokhiber était le directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat aux Droits Humains (HCDH) de l'ONU. Il a annoncé sa démission le 28 octobre dans une lettre adressée au Haut Commissaire : « Je vous écris à un moment de grande angoisse pour le monde, y compris pour beaucoup de nos collègues. Une fois de plus, nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux, et l'organisation que nous servons semble impuissante à l'arrêter. J'ai enquêté sur les droits humains en Palestine depuis les années 1980, j'ai vécu à Gaza en tant que conseiller de l'ONU pour les droits humains dans les années 1990, j'ai effectué plusieurs missions de défense des droits humains dans le pays avant et depuis et cette situation m'est profondément personnelle. J'ai également travaillé dans ces salles lors des génocides contre les tutsis, contre les musulmans bosniaques, contre les yézidis et contre les rohingyas. Dans chaque cas, lorsque la poussière est retombée sur les horreurs perpétrées contre des populations civiles sans défense, il est devenu douloureusement clair que nous avions manqué à notre devoir de répondre aux impératifs de prévention des atrocités de masse, de protection des personnes vulnérables et d'obligation de rendre des comptes aux auteurs de ces actes. Il en a été de même avec les vagues successives de meurtres et de persécutions contre les palestiniens tout au long de l'existence de l'ONU.
Nous échouons à nouveau. En tant qu'avocat spécialisé dans les droits humains, avec plus de trente ans d'expérience dans ce domaine, je sais bien que le concept de génocide a souvent fait l'objet d'abus politiques. Mais le massacre actuel du peuple palestinien, ancré dans une idéologie coloniale ethnique et nationaliste, dans la continuité de décennies de persécution et d'épuration systématique, entièrement fondée sur leur statut d'arabes, et associé à des déclarations d'intention explicites de la part des leaders du gouvernement et de l'armée israélienne, ne laisse aucune place au doute ou au débat.(…)
[Malgré ces], circonstances, [l]e pouvoir de protection du conseil de sécurité a de nouveau été bloqué par l'intransigeance des États-Unis, le secrétaire général est attaqué pour les protestations les plus légères et nos mécanismes de défense des droits humains font l'objet d'attaques calomnieuses soutenues de la part d'un réseau organisé d'impunité en ligne. (…) [N]ous n'avons pas relevé le défi. Le pouvoir de protection du conseil de sécurité a de nouveau été bloqué par l'intransigeance des États-Unis, le secrétaire général est attaqué pour les protestations les plus légères et nos mécanismes de défense des droits humains font l'objet d'attaques calomnieuses soutenues de la part d'un réseau organisé d'impunité en ligne.
La voie de l'expiation est claire. Nous avons beaucoup à apprendre de la position de principe adoptée ces derniers jours dans des villes du monde entier, où des masses de personnes s'élèvent contre le génocide, même au risque d'être battues et arrêtées. Les palestiniens et leurs alliés, les défenseurs des droits humains de tous bords, les organisations chrétiennes et musulmanes et les voix juives progressistes qui disent « pas en notre nom », montrent tous la voie. Il ne nous reste plus qu'à les suivre.
Vendredi 27 Octobre 2023, à quelques rues d'ici, la gare Grand Central de New York a été complètement envahie par des milliers de défenseurs juifs des droits humains solidaires du peuple palestinien et exigeant la fin de la tyrannie israélienne, beaucoup d'entre eux risquant d'être arrêtés. Ce faisant, ils ont éliminé en un instant l'argument de propagande de la hasbara israélienne et le vieux tropisme antisémite selon lequel Israël représente en quelque sorte le peuple juif. Ce n'est pas le cas et, en tant que tel, Israël est seul responsable de ses crimes. Sur ce point, il convient de répéter (… ») que la critique des violations des droits humains par Israël n'est pas antisémite, pas plus que la critique des violations saoudiennes n'est islamophobe, que la critique des violations du Myanmar n'est antibouddhiste et que la critique des violations indiennes n'est contre les hindous.(…)
Je trouve également de l'espoir dans les parties de l'ONU qui ont refusé de compromettre les principes de l'organisation en matière de droits humains, en dépit des énormes pressions exercées en ce sens. Nos rapporteurs spéciaux indépendants, nos commissions d'enquête et nos experts des organes de traités, ainsi que la majorité des membres de notre personnel, ont continué à défendre les droits humains du peuple palestinien, alors même que d'autres parties de l'ONU, même au plus haut niveau, ont honteusement courbé l'échine devant le pouvoir. En tant que gardien des normes et des standards en matière de droits humains, le HCDH a le devoir particulier de défendre ces normes. Notre tâche, je crois, est de faire entendre notre voix, du secrétaire général à la dernière recrue de l'ONU, et horizontalement dans l'ensemble du système de l'ONU, en insistant sur le fait que les droits humains du peuple palestinien ne font l'objet d'aucun débat, d'aucune négociation ni d'aucun compromis, où que ce soit sous le drapeau bleu. » [16]
Le 7 octobre, civils, militaires et crimes de guerre
Si le Hamas s'était contenté d'attaquer casernes, commissariats, milices armées et de se retirer avec des prisonniers de guerre (à savoir des soldats), il est probable que le gouvernement Netanyahou aurait « riposté » de la même façon dévastatrice qu'il l'a fait, saisissant l'occasion de mettre en œuvre une nouvelle étape de sa politique d'épuration ethnique. Le Hamas aurait, pour sa part, réalisé ce qui devait bien faire partie de ses principaux objectifs : remettre la question palestinienne durablement sur le devant de la scène, bloquer la finalisation du processus de normalisation diplomatique des régimes arabes avec Israël (l'Arabie saoudite s'y engageant) et s'imposer comme un interlocuteur incontournable dans le jeu diplomatique, susciter une vague de solidarité dans la région, reprendre la main face à la concurrence d'autres mouvements à Gaza où son impopularité croissait, renforcer son implantation en Cisjordanie... Pour tout cela, il n'était nul besoin de massacrer des civils.
L'ONU elle-même a reconnu le droit des Palestiniens à se défendre, y compris sous forme armée. Le Hamas ne possède pas des missiles de précision lui permettant, s'il le voulait, de limiter au minimum le nombre de victimes civiles de ses bombardements (à la différence d'Israël). Il mène une guerre du faible au fort dans un environnement géographique qui lui interdit de déployer des guérillas dans des régions montagnardes peu peuplées. Il ne va pas aligner ses unités combattantes sur la plage ! Alors, il s'est enterré. Difficile de lui reprocher. Mais le 7 octobre, il avait le choix : s'en tenir aux cibles militaires ou pas.
Deux poids deux mesures ? La définition des crimes de guerre est précise. Cibler intentionnellement des personnes non armées en fait partie.
Nous dénonçons, à juste raison, les « deux poids deux mesures ». Les puissances occidentales dénoncent le « terrorisme » du Hamas, mais se gardent de dénoncer le « terrorisme d'Etat » d'Israël à Gaza. Toutes les grandes puissances ont d'ailleurs elles-mêmes commis ou couvert, dans un conflit ou un autre, de tels crimes visant à terroriser des populations en vue, notamment, d'imposer un « changement de régime ».
Cependant, pour que cette critique soit valide, nous ne devons pas reproduire nous-mêmes une posture « deux poids deux mesures », en nous taisant sur les crimes que des Etats ou des mouvements opposés aux Etats-Unis commettent. Le Hamas a bel et bien commis un crime de guerre d'envergure le 7 octobre dernier en s'attaquant à des civils de toutes générations et en les prenant en otages (de bébés à des personnes fort âgées) – elles et ils constituent la majorité des quelque 1200 personnes qui ont trouvé la mort. Les attaquants ont aussi assassiné de façon indiscriminée des Arabes, des migrant.es étrangers et des militant.es de la solidarité propalestinienne dont il connaissait parfaitement la présence sur place, comme Vivian Silver, 74 ans, particulièrement active dans la défense des Bédouins vivant dans le désert du Néguev. [17]

Vivian Silver a fondé et travaillé sur plusieurs initiatives visant à rassembler les Israéliens juifs et les Palestiniens (médias sociaux).
Les combattants du Hamas ont aussi commis des viols sur lesquels trop d'organisations progressistes se taisent. Certes, l'armée israélienne et ses services secrets ont fait du viol de Palestiniennes une politique de terreur, mais les crimes sexuels de l'un n'excusent pas ceux de l'autre.
Voici une déclaration publiée à ce sujet en France par des féministes internationalistes, antiracistes et anticolonialistes qui me paraît importante tant par son contenu que par le poids représentatif des signataires :
Nous sommes choquées et émues face à la violence qui se déploie en Palestine/Israël depuis le 7 octobre.
Nous refusons la déshumanisation des Palestiniens et Palestiniennes. Les bombardements meurtriers et les déplacements forcés que subissent les habitant·es de la bande de Gaza depuis plus d'un mois ont des conséquences tragiques : aujourd'hui, plus de 11 000 personnes ont été tuées par l'armée israélienne.
Parmi elles, les femmes et les enfants constituent la majorité des victimes selon l'ONU. Plus d'1,5 million de Gazaoui·es ont été jetées sur la route d'un exil sans issue alors que la bande de Gaza est fermée à double tour. Plus d'eau, plus de carburant, plus de nourriture, plus de médicaments. Et les bombes qui continuent de pleuvoir.
Le 7 octobre aussi la violence s'est exercée de manière déshumanisante et genrée : les habitantes des kibboutz comme les participantes à la rave ont subi viols, humiliations et mises à mort...
Comme dans toutes les guerres, les femmes sont des victimes singulières. A Gaza, aujourd'hui, 50 000 femmes sont enceintes selon l'ONU Femmes. Plus de 10% d'entre elles sont à moins d'un mois de leur accouchement. Lorsque l'on opère encore Gaza, on le fait à vif : les hôpitaux sont ciblés par les bombardements de l'armée israélienne et les stocks d'antidouleurs ou d'anesthésiants sont épuisés depuis longtemps. Les co

Haaretz : La prochaine surprise d’Israël viendra de la Cisjordanie

La prochaine surprise n'en sera pas une. Elle sera peut-être moins meurtrière que la précédente, le 7 octobre, mais son prix sera élevé. Lorsqu'elle nous tombera dessus, nous laissant abasourdis par la brutalité de l'ennemi, personne ne pourra prétendre qu'il ne savait pas qu'elle allait arriver.
Tiré de France Palestine Solidarité. Photo : attaque de colons à Qusra, village du sud de Naplouse le 11 octobre 2023. Un commando de colons lourdement armés, équipés de fusils d'assaut M-16, ont pénétré dans le village et tiré à vue sur tous les palestiniens qu'ils ont pu voir. Source : Bt'selem
La prochaine surprise n'en sera pas une. Elle sera peut-être moins meurtrière que la précédente, le 7 octobre, mais son prix sera élevé. Lorsqu'elle nous tombera dessus, nous laissant abasourdis par la brutalité de l'ennemi, personne ne pourra prétendre qu'il ne savait pas qu'elle allait arriver.
L'armée ne pourra pas le faire, parce qu'elle a constamment lancé des avertissements, mais n'a pas bougé le petit doigt pour l'empêcher. La responsabilité des Forces de défense israéliennes (FDI) sera donc tout aussi grande que lors du massacre dans le sud, et tout aussi importante que celle des colons et des politiciens qui les empêchent prétendument d'agir.
La prochaine cocotte-minute qui va nous exploser à la figure est en train de bouillir en Cisjordanie. Les FDI le savent ; ses commandants ne cessent de nous mettre en garde à ce sujet. Il s'agit d'avertissements hypocrites et moralisateurs destinés à couvrir les arrières de l'armée. Ces avertissements sont éhontés, car les FDI, avec leurs propres mains et leurs propres soldats, attisent le feu tout autant que les colons.
Prétendre que nous pourrions nous retrouver à nous battre sur un autre front uniquement à cause des colons est un mensonge et une duplicité. Si l'armée israélienne l'avait voulu, elle aurait pu agir immédiatement pour apaiser les tensions. Si elle l'avait voulu, elle aurait agi contre les colons, comme une armée normale est tenue de le faire à l'égard des milices locales et des groupes armés.
Les ennemis d'Israël en Cisjordanie sont notamment les colons, et les FDI ne font rien pour les arrêter. Ses soldats participent activement aux pogroms, maltraitant de manière scandaleuse les habitants - les photographiant et les humiliant, les tuant et les arrêtant, détruisant les mémoriaux, comme celui de Yasser Arafat à Tulkarem, et arrachant des milliers de personnes à leur lit. Tout cela jette de l'huile sur le feu et fait monter la tension.
Des soldats revanchards, envieux de leurs compatriotes de Gaza, se déchaînent dans les territoires occupés, le doigt léger et enthousiaste sur la gâchette. Près de 200 Palestiniens y ont été tués depuis le début de la guerre, et personne ne les arrête. Aucun commandant régional, commandant de division ou commandant sur le terrain n'arrête le déchaînement. Il est difficile de croire qu'ils sont également paralysés par la peur des colons. Après tout, ils sont considérés comme courageux.
Les colons sont en extase. L'odeur du sang et de la destruction qui monte de Gaza les incite à se déchaîner comme jamais auparavant. Plus besoin de contes de fées sur les loups solitaires ou les mauvaises graines. L'entreprise de colonisation, avec son cortège de fonctionnaires politiques et de financements, ne se bat pas contre les pogroms qui en émanent. La guerre est leur jour de paie, leur grande chance.
Sous le couvert de la guerre et de la brutalité du Hamas, ils ont saisi l'occasion de chasser le plus grand nombre possible de Palestiniens de leurs villages - en particulier les plus pauvres et les plus petits - avant la grande expulsion qui aura lieu après la prochaine guerre, ou celle qui suivra.
Cette semaine, j'ai visité le no man's land dans le sud des collines d'Hébron. Les choses n'ont jamais ressemblé à cela auparavant. Chaque colon est désormais membre d'une "équipe de sécurité". Chaque "équipe de sécurité" est une milice armée et sauvage qui a le droit de maltraiter les éleveurs et les agriculteurs et de les expulser.
Seize villages de Cisjordanie ont déjà été abandonnés et l'expulsion se poursuit à plein régime. Pour l'essentiel, les FDI n'existent pas. Israël, qui ne s'est jamais intéressé à ce qui se passe en Cisjordanie, n'en entendra certainement plus parler. Les médias internationaux s'y intéressent de près et comprennent où cela mène.
Derrière tout cela, on retrouve la même arrogance israélienne qui a permis la surprise du 7 octobre. La vie des Palestiniens est considérée comme moins que rien. S'occuper de leur sort et de l'occupation est considéré comme une nuisance obsessionnelle. L'idée dominante est que si nous l'ignorons, les étoiles s'aligneront d'une manière ou d'une autre.
Ce qui se passe en Cisjordanie reflète une situation incroyable. Même après le 7 octobre, Israël n'a rien appris. Si le désastre actuel dans le sud nous est tombé dessus après des années de siège, de déni et d'indifférence, le prochain tombera parce qu'après son prédécesseur, Israël n'a pas pris au sérieux les avertissements, les menaces et la gravité de la situation.
La Cisjordanie gémit de douleur et personne en Israël n'écoute son appel à l'aide. Les colons se déchaînent et personne en Israël n'essaie de les arrêter. Jusqu'où les Palestiniens peuvent-ils aller ? Israël devra payer la facture quoi qu'il arrive. Ce sera froid ou chaud, mais très sanglant dans les deux cas.Traduction : AFPS
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Les syndicats américains et la guerre Israël-Gaza

Le mouvement syndical américain est confronté à la question controversée de l'attitude à adopter face à la guerre entre Israël et Gaza.
Hebdo L'Anticapitaliste - 685 (30/11/2023)
Par Dan La Botz
traduction Henri Wilno
Crédit Photo
DR
Alors que la direction de l'AFL-CIO, la plus grande fédération syndicale du pays, s'est ralliée au président Biden et au Parti démocrate, qui soutiennent Israël et ne demandent qu'une pause humanitaire dans les combats, certains syndicats locaux se sont prononcés en faveur d'un cessez-le-feu, s'opposent au financement d'Israël par les États-Unis et dénoncent la politique d'apartheid que pratique Israël.
Des stratégies différentes pour l'AFL-CIO et les syndicats enseignants
Le 11 octobre, l'AFL-CIO a publié une déclaration condamnant le Hamas et son terrorisme, mais ne mentionnant pas les attaques israéliennes contre Gaza. Elle a toutefois exprimé son inquiétude « face à la crise humanitaire émergente qui affecte les Palestiniens à Gaza et dans toute la région ». Enfin, elle a appelé « à une résolution rapide du conflit actuel pour mettre fin à l'effusion de sang de civils innocents et pour promouvoir une paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens ». L'AFL-CIO a rappelé à ses syndicats affiliés qu'ils ne pouvaient pas prendre position sur les questions israélo-palestiniennes, car seule la direction de l'AFL-CIO a le droit de s'exprimer sur les questions de politique étrangère.
Néanmoins, un certain nombre de syndicats locaux, en particulier des syndicats d'enseignants, ont adopté des résolutions en faveur d'un cessez-le-feu. La Fédération des enseignants de Minneapolis (MFT) a adopté le 25 octobre une résolution qui contient position ferme sur diverses questions liées à la guerre : « La MFT déplore la perte de vies innocentes en Israël et en Palestine occupée. Nous rejetons catégoriquement la violence contre tous les civils, qu'ils soient israéliens ou palestiniens. Nous appelons donc à un cessez-le-feu immédiat pour permettre à l'aide humanitaire d'entrer à Gaza et pour désamorcer le conflit. En tant qu'Américains, nous condamnons également le rôle que joue notre gouvernement en soutenant le système d'occupation et d'apartheid israélien, qui est à l'origine du conflit israélo-palestinien ». Le MFT a également appelé à l'abrogation de la législation de l'État contre BDS (boycott, désinvestissement, sanction).
En réponse, le Conseil des relations de la communauté juive du Minnesota et du Dakota a envoyé à la commission scolaire locale une lettre signée par 800 personnes condamnant la résolution de la MFT comme étant « antisémite ». Certains parents juifs du district ont condamné la résolution de la MFT pour avoir encouragé un antisémitisme qui mettrait leurs enfants en danger.
L'Oakland Education Association (OEA), un autre syndicat d'enseignants, a adopté une résolution appelant à la solidarité avec la Palestine et condamnant « l'État génocidaire et d'apartheid d'Israël ». Elle a ensuite publié sur les réseaux sociaux une déclaration selon laquelle le syndicat « soutient sans équivoque la libération de la Palestine ». La résolution stipule que l'OEA distribuera du matériel pédagogique aux enseignants pour qu'ils l'utilisent en classe afin de faire des cours sur la libération de la Palestine.
Pression des associations prio-israéliennes
En réaction, les sections d'Oakland de l'American Jewish Committee, de l'Anti-Defamation League et du Jewish Community Relations Council ont dénoncé les positions de l'OEA sur Israël et la Palestine, accusant le syndicat d'être antisémite et d'encourager le terrorisme du Hamas. Le syndicat a alors réagi en publiant une déclaration plus modérée disant : « En tant que syndicalistes, nous sommes touchés par les appels à la solidarité lancés par des civils en Israël et en Palestine. Nous nous engageons à poursuivre la discussion au sein de notre syndicat dans le cadre de nos procédures démocratiques. Notre syndicat condamne sans équivoque l'antisémitisme et l'islamophobie. Nous demandons la libération des otages détenus par le Hamas. Nous pleurons la perte de vies humaines et nous joignons notre voix à celle d'un collectif de plus en plus nombreux qui réclame un cessez-le-feu ».
Ces organisations pro-israéliennes qui veulent faire pression sur les syndicats ne représentent pas l'ensemble des juifs américains qui sont nombreux à participer aux manifestations pour un cessez-le-feu.
Certains militants syndicaux veulent aller plus loin que de simples déclarations. Labor Notes, le centre d'éducation ouvrière, a organisé une discussion entre plusieurs responsables syndicaux locaux et des militants de base sur la manière d'organiser le soutien à la Palestine. Les participants ont discuté de l'adoption de résolutions, du co-parrainage de rassemblements et de manifestations, du refus de manipuler des cargaisons militaires et de l'organisation d'actions de l'emploi parmi les travailleurs impliqués dans l'expédition de matériels militaires.
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Henry Kissinger : un criminel de guerre est mort

Aux États-Unis, l'un des bouchers les plus prolifiques du XXe siècle est mort comme il a vécu : aimé des riches et des puissants, quelle que soit leur affiliation partisane.
Tiré de Contretemps
4 décembre 2023
Par René Rojas, Bhaskar Sunkara et Jonah Walters
***
Henry Kissinger est mort. Les médias ont déjà commencé à produire des dénonciations enflammées autant que des souvenirs chaleureux. Aucun autre personnage de l'histoire états-unienne du XXe siècle n'est peut-être aussi clivant, aussi violemment vilipendé par les uns que vénéré par les autres.
Pourtant, il y a un point sur lequel nous pouvons tous être d'accord : Kissinger n'a pas laissé un cadavre immaculé. Les nécrologies peuvent le décrire comme affable, professoral, voire charismatique. Mais personne, pas même les encenseurs professionnels comme Niall Ferguson, n'osera faire l'éloge de ce titan déchu en le qualifiant de « sexy ».
Les temps ont bien changé.
À l'époque où Kissinger était conseiller à la sécurité nationale, Women's Wear Daily publiait un portrait accrocheur du jeune homme d'État, le décrivant comme « le sex-symbol de l'administration Nixon ». En 1969, selon le portrait, Kissinger s'était rendu à une fête réunissant des personnalités de Washington avec une enveloppe portant la mention « Top Secret » glissée sous son bras. Les autres invités ayant du mal à contenir leur curiosité, Kissinger avait détourné leurs questions par une boutade : l'enveloppe contenait son exemplaire du dernier magazine Playboy. (Hugh Hefner [fondateur et propriétaire du magazine de charme états-unien] avait apparemment trouvé cela très drôle et avait ensuite veillé à ce que le conseiller à la sécurité nationale reçoive un abonnement gratuit).
En réalité, l'enveloppe contenait un brouillon du discours sur la « majorité silencieuse » de Nixon, un discours désormais célèbre qui visait à tracer une ligne de démarcation nette entre la décadence morale des libéraux anti-guerre et la realpolitik inflexible de Nixon.
Dans les années 1970, alors qu'il organisait des bombardements illégaux au Laos et au Cambodge et permettait le génocide au Timor oriental et au Pakistan oriental, Kissinger était connu des membres de la haute société du Beltway comme le « playboy de l'aile occidentale ». Il aimait se faire photographier, et les photographes le lui rendaient. Il figurait en bonne place dans la presse people, en particulier lorsque ses liaisons avec des femmes célèbres étaient rendues publiques – comme la fois où l'actrice Jill St. John et lui ont déclenché par inadvertance l'alarme de son hôtel particulier hollywoodien, tard dans la nuit, alors qu'iels faisaient une escapade dans sa piscine (« Je lui enseignais les échecs », expliquera plus tard Kissinger).
Pendant que Kissinger fréquentait la jet-set de Washington, lui et le président – un couple si soudé qu'Isaiah Berlin les avait baptisés « Nixonger » – étaient occupés à créer une image politique fondée sur leur mépris supposé pour l'élite libérale, dont la moralité décadente, selon eux, ne pouvait conduire qu'à la paralysie. Kissinger dédaignait certainement le mouvement anti-guerre, dénigrant les manifestants en les qualifiant de « jeunes universitaires de la classe moyenne supérieure » et avertissant : « Les gens qui crient “Le pouvoir au peuple” ne seront pas ceux qui prendront le contrôle de ce pays au moment de l'épreuve de force ». Il méprisait également les femmes : « Pour moi, les femmes ne sont rien de plus qu'un passe-temps, un hobby. Personne ne consacre trop de temps à un passe-temps ». Mais il est incontestable que Kissinger avait un penchant pour le libéralisme doré de la haute société, les fêtes exclusives, les dîners au bifteck et les feux des projecteurs.
Et, ne l'oublions pas, la haute société l'aimait en retour. Gloria Steinem, une compagne de table occasionnelle, disait de Kissinger qu'il était « le seul homme intéressant de l'administration Nixon ». La chroniqueuse Joyce Haber le décrivait comme « mondain, plein d'humour, sophistiqué et désinvolte avec les femmes ». Hefner le considérait comme un ami et affirma un jour dans la presse qu'un sondage effectué auprès de ses mannequins révélait que Kissinger était l'homme le plus désiré pour les rendez-vous au manoir Playboy.
Cet engouement n'a pas été limité aux années 1970. Lorsque Kissinger a fêté ses 90 ans en 2013, son anniversaire tapis rouge a été célébré par une foule de gauche comme de droite comprenant Michael Bloomberg, Roger Ailes, Barbara Walters, et même le « vétéran de la paix » John Kerry, ainsi que quelque 300 autres célébrités. Un article du Women's Wear Daily – qui a prolongé sa couverture de Kissinger dans le nouveau millénaire – rapporte que Bill Clinton et John McCain ont fait des discours d'anniversaire dans une salle de bal décorée de chinoiseries, pour plaire à l'invité d'honneur de la soirée. (McCain, qui a passé plus de cinq ans comme prisonnier de guerre, a décrit sa « merveilleuse affection » pour Kissinger, « en raison de la guerre du Vietnam, qui a eu un impact énorme sur nos vies à tous les deux »). Kissinger lui-même est ensuite monté sur scène, où il a « rappelé aux invités le rythme de l'histoire » et a profité de l'occasion pour prêcher l'évangile de sa cause préférée : le bipartisme.
Les dons de Kissinger pour le bipartisme étaient bien connus. (Les républicains Condoleezza Rice et Donald Rumsfeld étaient présents en début de soirée, et plus tard dans la nuit, la démocrate Hillary Clinton est entrée par une porte de service, les bras ouverts, en demandant : « Prêts pour le deuxième round ? ») Au cours de la soirée, McCain s'est extasié sur Kissinger : « Il a été consultant et conseiller de tous les présidents, républicains et démocrates, depuis Nixon ». Le sénateur McCain s'exprimait probablement au nom de toutes les personnes présentes dans la salle de bal lorsqu'il a ajouté : « Je ne connais pas de personne plus respectée dans le monde qu'Henry Kissinger ».
En fait, une grande partie du monde déteste Henry Kissinger. L'ancien secrétaire d'État a même évité de se rendre dans plusieurs pays de peur d'être arrêté et accusé de crimes de guerre. En 2002, par exemple, un tribunal chilien exigeait qu'il réponde à des questions sur son rôle dans le coup d'État de 1973 dans ce pays. En 2001, un juge français envoyait des policiers dans la chambre d'hôtel parisienne de Kissinger pour lui signifier une demande formelle d'interrogatoire sur ce même coup d'État, au cours duquel plusieurs citoyens français ont disparu. (Apparemment imperturbable, l'homme d'État devenu consultant privé a alors prévenu le Département d'État états-unien et s'est envolé pour l'Italie). À peu près au même moment, il annulait un voyage au Brésil après que des rumeurs eurent commencé à circuler selon lesquelles il allait être détenu et contraint de répondre à des questions sur son rôle dans l'opération Condor, le projet des années 1970 qui unissait les dictatures sud-américaines pour faire disparaître les opposants en exil des unes et des autres. Un juge argentin enquêtant sur l'opération avait déjà désigné Kissinger comme l'un des « accusés ou suspects » potentiels d'une future inculpation criminelle.
Mais aux États-Unis, Kissinger était intouchable. Là, l'un des bouchers les plus prolifiques du XXe siècle est mort comme il a vécu, aimé des riches et des puissants, quelle que soit leur affiliation partisane. La raison de l'attrait bipartisan de Kissinger est simple : il était l'un des principaux stratèges de l'empire du capital états-unien à un moment critique du développement de cet empire.
Il n'est pas étonnant que l'establishment politique ait considéré Kissinger comme un atout et non comme une aberration. Il incarnait ce que les deux partis au pouvoir ont en commun : l'engagement à maintenir le capitalisme et la détermination à assurer des conditions favorables aux investisseurs états-uniens dans la plus grande partie possible du monde. Nullement honteux et inhibé, Kissinger a su guider l'empire états-unien à travers une période dangereuse de l'histoire mondiale, où l'ascension des États-Unis vers la domination mondiale semblait en effet parfois sur le point de s'effondrer.
Auparavant, la politique de préservation du capitalisme avait été une affaire relativement simple. Les rivalités entre les puissances capitalistes avancées conduisaient périodiquement à des guerres spectaculaires, qui établissaient des hiérarchies entre les nations capitalistes mais ne perturbaient guère la marche en avant du capital dans le monde. (En outre, parce qu'elles étaient si destructrices, ces conflagrations offraient régulièrement l'occasion de relancer l'investissement, ce qui permettait de retarder les crises de surproduction endémiques au développement capitaliste).
Il est vrai qu'à mesure que les métropoles capitalistes affirmaient leur contrôle sur les territoires dont elles s'emparaient à travers le monde, l'impérialisme s'est heurté à l'opposition massive des opprimés. Des mouvements anticoloniaux sont apparus pour contester les conditions du développement mondial partout où le colonialisme était établi, mais, à quelques exceptions notables près, ces mouvements n'ont pas réussi à repousser les agressives puissances impériales. Même lorsque les luttes anticoloniales étaient couronnées de succès, secouer les chaînes d'une puissance impériale signifiait souvent s'exposer à l'invasion d'une autre – dans les Amériques, par exemple, le retrait des Espagnols de leurs colonies d'outre-mer a porté les États-Unis à assumer le rôle de nouvel hegemon régional au tournant du XXe siècle, affirmant leur domination sur des lieux, comme Porto Rico, que les dirigeants états-uniens considéraient comme « foreign in a domestic sense » [expression difficilement traduisible]. Tout au long de cette période, le colonialisme – comme le capitalisme – a souvent semblé en grande partie indestructible.
Mais après la Seconde Guerre mondiale, l'axe de la politique mondiale changea.
Lorsque la fumée s'était finalement dispersée au-dessus de l'Europe, elle révéla un monde que les élites ne reconnaissaient pratiquement plus. Londres était en ruine. L'Allemagne était en pièces détachées, partagée par deux de ses rivaux. Le Japon avait été annexé par les États-Unis pour être reconstruit à leur image. L'Union soviétique avait développé une économie industrielle à une vitesse inégalée et disposait désormais d'un véritable poids géopolitique. Les États-Unis, quant à eux, allaient supplanter en quelques générations la Grande-Bretagne en tant que puissance militaire et économique sans rivale sur la scène mondiale.
Mais surtout, la Seconde Guerre mondiale a envoyé un signal clair aux peuples du monde colonisé : le colonialisme n'était pas viable. La domination de l'Europe était à l'agonie. Une période historique caractérisée par des guerres entre les puissances du premier monde (ou du Nord Global) céda la place à une période de conflits anticoloniaux soutenus dans le tiers monde (ou le Sud Global).
Les États-Unis, qui avaient émergé de la Seconde Guerre mondiale en tant que nouvel hegemon mondial, auraient été les perdants de tout réalignement mondial limitant la libre circulation des capitaux d'investissement états-uniens. Dans ce contexte, le pays a assumé un nouveau rôle géopolitique. Dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, l'ère de Kissinger, les États-Unis sont devenus les garants du système capitaliste mondial.
Mais assurer la santé du système dans son ensemble n'a pas toujours consisté à assurer la domination des entreprises états-uniennes. L'État états-unien devait plutôt administrer un ordre mondial propice au développement et à l'épanouissement d'une classe capitaliste internationale. Les États-Unis sont devenus le principal architecte du capitalisme atlantique d'après-guerre, un régime commercial qui lia les intérêts économiques de l'Europe occidentale et du Japon aux stratégies des entreprises états-uniennes. En d'autres termes, pour préserver un ordre capitaliste mondial qui défendait avant tout l'économie états-unienne – plutôt que les entreprises états-uniennes –, les États-Unis devaient favoriser le développement capitaliste de leurs rivaux. Cela signifiait générer de nouveaux centres capitalistes, comme le Japon, et faciliter le rétablissement d'économies européennes saines.
Or, comme nous le savons, les métropoles européennes étaient en train de se séparer rapidement de leurs colonies. Les mouvements de libération nationale menaçaient les intérêts fondamentaux que les États-Unis s'étaient engagés à protéger, perturbant le marché mondial unifié que le pays voulait coordonner. La promotion des intérêts états-uniens acquiert alors une dimension géopolitique plus large. L'élite au pouvoir à Washington s'est engagée à vaincre les bravades à l'hégémonie capitaliste partout dans le monde. À cette fin, l'État états-unien chargé de la sécurité nationale a déployé toute une série de moyens : soutien militaire aux régimes réactionnaires, sanctions économiques, ingérence dans les élections, coercition, manipulation commerciale, commerce tactique d'armes et, dans certains cas, intervention militaire directe.
Tout au long de sa carrière, ce qui a le plus inquiété Kissinger, c'est la possibilité que les pays subordonnés puissent agir de leur propre chef pour créer une autre sphère d'influence et de commerce. Les États-Unis n'ont pas hésité à mettre un terme à ce type d'initiatives indépendantes lorsqu'elles ont vu le jour. Si un pays résistait à la voie qui lui était tracée par les conditions du développement capitaliste mondial, les États-uniens l'obligeaient à se soumettre. La défiance ne pouvait tout simplement pas être tolérée – pas avec autant de richesses et de pouvoir politique en jeu. De son vivant, Kissinger était cette politique. Il en comprenait les objectifs et les exigences stratégiques mieux que quiconque au sein de la classe dirigeante états-unienne.
Les politiques spécifiques menées par Kissinger visaient donc moins à promouvoir les profits des entreprises états-uniennes qu'à garantir des conditions saines pour le capital dans son ensemble. Il s'agit là d'un point important, fréquemment négligé dans les études simplistes de l'empire états-unien. Trop souvent, la gauche radicale suppose qu'il existe un lien direct entre les intérêts de certaines entreprises états-uniennes à l'étranger et les actions des États-Unis. Dans certains cas, cette hypothèse peut être confirmée par l'histoire – comme l'élimination par l'armée états-unienne, en 1954, du réformateur social guatémaltèque Jacobo Árbenz, entreprise en partie en réponse au lobbying de la United Fruit Company.
Mais dans d'autres cas, en particulier ceux que nous rencontrons dans les enchevêtrements épineux de la carrière de Kissinger, cette hypothèse obscurcit plus qu'elle ne révèle. Après le coup d'état contre Salvador Allende au Chili, par exemple, l'administration Nixon n'a pas fait pression sur ses alliés de la junte de droite pour qu'ils restituent aux sociétés états-uniennes Kennecott et Anaconda les mines précédemment nationalisées. La restitution des biens confisqués aux entreprises états-uniennes n'était pas grand-chose. L'objectif principal de Nixonger était atteint au moment où Allende a été chassé du pouvoir : la voie démocratique du Chili vers le socialisme ne menaçait plus de générer une alternative systémique au capitalisme dans la région.
Contrairement à l'idée répandue, la vérification de l'expansionnisme soviétique n'était guère un facteur important de la politique étrangère états-unienne pendant la guerre froide. Les plans états-uniens visant à soutenir le capitalisme international par la force avaient été décidés dès 1943, alors qu'il n'était pas encore certain que les Soviétiques survivraient à la guerre. Et même au début de la guerre froide, l'Union soviétique n'avait ni la volonté ni la capacité de s'étendre au-delà de ses satellites régionaux. Les mesures prises par Staline pour stabiliser le « socialisme dans un seul pays » se sont révélées être une stratégie défensive, et la Russie s'est engagée dans la voie de la détente comme étant le meilleur moyen d'assurer sa pérennité, se contentant d'un cercle d'États tampons pour la protéger des invasions occidentales. C'est pourquoi une génération de militants de gauche en Amérique latine, en Asie et en Europe (demandez aux Grecs) interprète la prétendue « guerre froide » comme une série de trahisons par Moscou des mouvements de libération dans le monde entier. Malgré les déclarations publiques de Kissinger en faveur de la « civilisation de marché occidentale », la menace de l'expansion soviétique n'a été utilisée dans la politique étrangère états-unienne que comme un outil rhétorique.
Il est donc compréhensible que le format de l'économie mondiale n'ait pas changé de façon spectaculaire après la chute de l'Union soviétique. La néolibéralisation des années 1990 représentait une intensification du programme mondial que les États-Unis et leurs alliés avaient poursuivi depuis le début. Aujourd'hui, l'État états-unien continue à jouer son rôle de garant mondial du capitalisme de libre marché, même lorsque les gouvernements du tiers monde, craignant les répercussions géopolitiques, se livrent à des contorsions politiques pour éviter de s'opposer frontalement au capital états-unien. Par exemple, à partir de 2002, Washington a commencé à soutenir les efforts visant à renverser le président de gauche du Venezuela, Hugo Chávez, alors même que les géants pétroliers états-uniens continuaient à forer à Maracaibo et que le brut vénézuélien continuait d'affluer à Houston et dans le New Jersey.
La doctrine Kissinger persiste aujourd'hui : si des pays souverains refusent d'être intégrés dans des projets états-uniens plus vastes, l'État états-unien chargé de la sécurité nationale agira rapidement pour porter atteinte à leur souveraineté. C'est la routine pour l'empire états-unien, quel que soit l'avatar du parti qui siège à la Maison Blanche – et Kissinger, de son vivant, a été l'un des principaux gardiens de ce statu quo.
Henry Kissinger est enfin mort. Dire qu'il était une mauvaise personne frise le cliché, mais c'est néanmoins un fait. Et maintenant, enfin, il est parti.
Cependant, notre soulagement collectif ne doit pas nous détourner d'une évaluation plus profonde. En fin de compte, Kissinger doit être rejeté pour plus que son approbation unique de l'atrocité au nom de la puissance états-unienne. En tant que progressistes et socialistes, nous devons aller au-delà de la vision de Kissinger comme un prince sordide de l'ombre impérialiste, une figure qui ne peut être affrontée que de manière litigieuse, dans le froid glacial d'une salle d'audience imaginaire. Sa froideur révoltante et son mépris désinvolte pour ses conséquences souvent génocidaires ne doivent pas nous empêcher de le voir tel qu'il était : une incarnation des politiques officielles des États-Unis.
En montrant que le comportement de Kissinger fait partie intégrante de l'expansionnisme états-unien en général, nous espérons formuler une critique politique et morale de la politique étrangère états-unienne – une politique étrangère qui subvertit systématiquement les ambitions populaires et sape la souveraineté pour défendre les élites, qu'elles soient étrangères ou nationales.
La mort de Kissinger a débarrassé le monde d'un gérant homicide de la puissance états-unienne, et nous avons l'intention de danser sur sa tombe. Nous avons préparé un livre pour cette occasion, un catalogue des sombres réalisations de Kissinger au cours d'une longue carrière de carnage public. Dans ce livre, certains des meilleurs historiens radicaux du monde divisent en épisodes digestes la longue histoire de l'ascension états-unienne dans la seconde moitié du vingtième siècle.
À un moment donné, l'historien Gerald Horne raconte que Kissinger a failli se noyer alors qu'il faisait du canoë sous la plus grande cascade du monde. C'est une histoire amusante, d'autant plus revigorante que nous savons que le temps a finalement accompli ce que les chutes Victoria n'ont pas réussi à faire il y a tant de décennies. Mais évitons de nous réjouir trop vite, et rappelons-nous que l'État de la sécurité nationale états-unien qui l'a engendré est toujours bel et bien vivant.
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Gaza : comprendre aujourd’hui en regardant hier

La trêve est suspendue. En seulement 24 heures, les bombardements ont fait 700 victimes de plus à Gaza. Surtout, encore une fois, enfants, femmes et vieillards.
Ovide Bastien, professeur retraité du Collège Dawson
Israël, disent les uns, est en train de commettre un génocide. Non, disent les autres, Israël ne fait que se défendre à la suite du massacre du 7 octobre. Impossible d'éviter les dommages collatéraux lorsque le Hamas n'hésite pas à utiliser enfants et femmes comme boucliers humains. Et ce, dans une des régions les plus densément peuplés du monde.
Au lieu de tenter de me prononcer sur un débat qui fait rage présentement, je vais rappeler quelques conclusions de l'enquête que menait les Nations unies à la suite de l'invasion de Gaza par Israël du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009.1 Lectrices et lecteurs pourront décider si ces conclusions facilitent leur compréhension du conflit actuel.
Le blocus qu'impose Israël sur la bande de Gaza depuis 2005 constitue, affirme ce rapport, « une punition collective infligée intentionnellement par le gouvernement d'Israël à la population ». Ses effets sont on ne peut plus dévastateurs : « l'économie de Gaza est épuisée, le secteur de la santé assiégé et la population dépend de l'aide humanitaire pour survivre et mener sa vie quotidienne. Hommes, femmes et enfants souffrent psychologiquement d'une pauvreté, d'une insécurité et d'un sentiment d'impuissance qui durent depuis longtemps. »
« Plusieurs mesures adoptées par Israël en Cisjordanie pendant et après les opérations militaires à Gaza, » poursuit le rapport, « renforcent également le contrôle d'Israël sur la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, et illustrent une convergence d'objectifs avec les opérations militaires à Gaza. Ces mesures comprennent une augmentation des expropriations foncières, des démolitions de maisons, des ordres de démolition et des permis de construire dans les colonies, des restrictions d'accès et de mouvement plus importantes et plus formelles pour les Palestiniens, de nouvelles procédures plus strictes pour les résidents de la bande de Gaza afin de changer leur résidence pour la Cisjordanie. »
Après avoir rappelé que l'invasion faisait 1,400 victimes à Gaza en trois semaines, le rapport affirme que « les actes des forces israéliennes et les paroles des dirigeants militaires et politiques avant et pendant les opérations indiquent que cela provient d'une politique délibérée de force disproportionnée visant non pas l'ennemi, mais (...) la population civile. »
« Le moment choisi pour la première attaque israélienne, à 11h30 un jour de semaine, alors que les enfants rentraient de l'école et que les rues de Gaza étaient bondées de personnes vaquant à leurs occupations quotidiennes, semble avoir été calculé pour créer la plus grande perturbation et une panique généralisée au sein de la population civile », souligne le rapport. « L'absence répétée de distinction entre combattants et civils semble provenir de directives délibérées données aux soldats, comme l'ont décrit certains d'entre eux, et non de défaillances occasionnelles. » L'attaque était « délibérément disproportionnée et destinée à punir, humilier et terroriser une population civile, à diminuer radicalement sa capacité économique locale à travailler et à subvenir à ses besoins, et à lui imposer un sentiment de dépendance et de vulnérabilité de plus en plus fort. »
« Nous avons entendu de nombreux témoignages d'employés d'ONG, de médecins, d'ambulanciers, de journalistes et d'observateurs des droits de l'homme qui, au plus fort des opérations militaires, ont risqué leur vie pour venir en aide aux personnes dans le besoin. Ils ont souvent fait part de leur angoisse de devoir choisir entre rester près de leur famille ou continuer à travailler pour aider d'autres personnes dans le besoin, en étant souvent coupés des nouvelles concernant la sécurité ou l'endroit où se trouvent les membres de leur famille. »
« Les preuves que nous avons recueillies montrent clairement que la destruction des installations d'approvisionnement en nourriture, des systèmes d'assainissement de l'eau, des usines de béton et des maisons d'habitation provenait d'une politique délibérée et systématique de la part des forces armées israéliennes, » affirme le rapport.
Nous avons découvert « plusieurs incidents au cours desquels les forces armées israéliennes ont utilisé des résidents palestiniens locaux pour pénétrer dans des maisons susceptibles d'être piégées ou d'abriter des combattants ennemis. » Autrement dit, on les a utilisés comme « boucliers humains ».
« Nous avons constaté de nombreux cas d'attaques délibérées contre des civils et des biens civils (individus, familles entières, maisons, mosquées) en violation du principe fondamental de distinction du droit international humanitaire, faisant des morts et des blessés graves. »
« Israël a essentiellement violé son obligation de permettre le libre passage de tous les envois de matériel médical et hospitalier, de nourriture et de vêtements nécessaires pour répondre aux besoins humanitaires urgents de la population civile dans le contexte des opérations militaires, » affirme le rapport.
« Le tir d'obus au phosphore blanc sur le complexe de l'UNRWA dans la ville de Gaza est l'un de ces cas où les précautions n'ont pas été prises dans le choix des armes et des méthodes d'attaque et où ces faits ont été aggravés par un mépris insouciant des conséquences. L'attaque intentionnelle de l'hôpital Al Quds à l'aide d'obus d'artillerie hautement explosifs et l'utilisation de phosphore blanc à l'intérieur et autour de l'hôpital ont également violé les articles 18 et 19 de la quatrième convention de Genève. En ce qui concerne l'attaque contre l'hôpital Al Wafa, nous avons constaté une violation des mêmes dispositions... »
« Les pratiques dures et illégales de l'occupation, » souligne le rapport, « loin d'étouffer la résistance, l'alimentent, y compris dans ses manifestations violentes. Nous croyons que la fin de l'occupation est une condition préalable au retour d'une vie digne pour les Palestiniens, ainsi qu'au développement et à une solution pacifique au conflit. »
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