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La marée féministe engloutit l’Italie le 25 novembre

Le 25 novembre, une vague massive de plus d'un demi-million de personnes a envahi les rues de Rome, avec de nombreux rassemblements spontanés sur les places de tout le pays - en premier lieu à Messine, en Sicile, pour crier toute leur colère et leur détermination contre la violence patriarcale, contre ceux qui la commettent et ceux qui la reproduisent.
Tiré de International Viewpoint
https://internationalviewpoint.org/spip.php?article8335
DIMANCHE 3 DÉCEMBRE 2023, PAR MARTA AUTORE
S'il est vrai que depuis des années, les manifestations convoquées par Non Una Di Meno à l'occasion de la journée internationale contre la violence masculine à l'égard des femmes et les violences de genre ont connu une participation vive et significative, le nombre et la détermination observés dans les rues cette année semblent marquer un changement de rythme, une possible nouvelle explosion de mouvements. une irruption puissante et envahissante sur la scène publique des questions du féminisme.
Les raisons de cette irruption sont à chercher dans un contexte de violence structurelle à l'égard des femmes, à laquelle le gouvernement Meloni ne s'oppose que formellement et démagogiquement, instrumentalisant les viols et les féminicides pour durcir les peines et militariser le pays.
Déjà l'été dernier, deux cas de viols collectifs de jeunes filles avaient secoué l'opinion publique, à Caivano et à Palerme. Puis, le 11 novembre, une jeune fille de 22 ans, Giulia Cecchettin, a disparu avec son ex-petit ami de son village du nord-est de l'Italie. Pendant une semaine, les deux hommes sont restés introuvables. Et, tandis que certains journalistes spéculaient dans la presse sur des escapades romantiques irréelles, la conscience amère grandissait que l'histoire se terminerait par un autre féminicide. Numéro 107 en 2023. La jeune fille a été retrouvée morte sept jours plus tard, près d'un lac, après avoir saigné à mort après avoir été poignardée 26 fois. Son meurtrier, son ex-petit ami Filippo Turetta, 22 ans, a été arrêté en Allemagne quelques jours plus tard. [1] (en anglais)
Le chagrin, la frustration et la colère se répandent, surtout chez les très jeunes. Une histoire dont la fin était déjà écrite, dans une société profondément marquée par la violence patriarcale. Cela a été très clair comme de l'eau de roche par Elena Cecchettin, la sœur de Giulia, dans une interview explosive, dans laquelle elle a déclaré :
Turetta est souvent décrit comme un monstre, mais ce n'est pas un monstre. Un monstre est une exception, une personne qui est en dehors de la société, une personne pour laquelle la société n'a pas besoin de prendre ses responsabilités. Au lieu de cela, il y a la responsabilité. Les « monstres » ne sont pas malades, ce sont des fils sains du patriarcat et de la culture du viol. La culture du viol est ce qui légitime tous les comportements qui nuisent aux femmes, à commencer par les choses qui ne sont parfois même pas considérées comme importantes, mais qui sont très importantes, comme le contrôle, la possessivité, les injures. Chaque homme est privilégié par cette culture.
On dit souvent « pas tous les hommes ». Tous les hommes ne le sont pas, mais ils restent des hommes. Aucun homme n'est bon s'il ne fait rien pour démanteler la société qui lui donne tant de privilèges. Il est de la responsabilité des hommes dans cette société patriarcale, compte tenu de leur privilège et de leur pouvoir, d'éduquer et d'interpeller leurs amis et collègues dès qu'ils entendent le moindre soupçon de violence sexiste. Dites-le à cet ami qui prend des nouvelles de sa petite amie, dites à ce collègue qui interpelle les passants, rendez-vous hostile à de tels comportements acceptés par la société, qui ne sont que le prélude au féminicide.
Le féminicide est un meurtre d'État parce que l'État ne nous protège pas. Le féminicide n'est pas un crime passionnel, c'est un crime de pouvoir. Nous avons besoin d'une éducation sexuelle et émotionnelle généralisée, nous devons enseigner que l'amour n'est pas une possession. Nous devons financer des centres de lutte contre la violence et donner à ceux qui en ont besoin la possibilité de demander de l'aide. Pour Giulia, ne gardez pas un moment de silence, car Giulia brûlez tout.
(Lettre au Corriere della Sera, 20 novembre 2023)
« Ne garde pas une minute de silence, brûle tout », « C'était ton bon garçon ». Les phrases résonnent sur les réseaux sociaux des très jeunes et pas seulement, sur les murs des villes, soulignant une rébellion contre le récit de l'homme violent comme un monstre malade. Au lieu de cela, il y a trop de connexions que chaque femme ressent avec cette histoire de possession, de jalousie, de chantage psychologique.
Ainsi, lorsque le ministre de l'Éducation, Valditara, a proposé une minute de silence dans chaque école pour se souvenir de Giulia et des autres victimes, dans de nombreuses écoles, il y a eu une minute de bruit : cris, coups aux portes, secousses de clés pour symboliser d'une part que le féminicide a trop souvent les clés de la maison, et d'autre part que nous ne voulons plus avoir à faire de bruit pour nous rendre courageux en rentrant chez nous seul. (https://www.youtube.com/watch?v=D9quZBf1jfI)
Assemblées bondées, marches nocturnes spontanées, occupations d'écoles, initiatives en dehors des bureaux des journaux... La semaine qui a suivi a été une succession de mobilisations dans tout le pays.
Le 25 novembre, des centaines de bus se sont mis en route dès le matin pour se rendre aux rassemblements de Rome et de Messine, et les demandes de participation ont été si nombreuses que dans de nombreuses villes, d'autres cortèges ont été appelés pour donner à chacun la possibilité de manifester.
À Rome, tous ceux qui quittaient leur domicile pour se rendre au Circo Massimo se retrouvaient dans les transports en commun remplis de personnes se dirigeant vers le même but, il y avait des marches pratiquement parallèles qui se dirigeaient vers la marche principale, et la vue pour ceux qui arrivaient sur la place était impressionnante.
La plus grande manifestation de ces dernières années a inondé les rues de la ville de manière désordonnée et déterminée, encerclant spontanément le Colisée, laissant sa marque sur les volets du siège de Pro Vita, apportant sa solidarité au peuple palestinien, criant haut et fort la nécessité de financer des centres de lutte contre la violence, d'établir des programmes d'éducation sexuelle et relationnelle dans les écoles de tous les niveaux. faire entendre la voix de tant de femmes et de minorités de genre qui luttent quotidiennement contre la violence masculine.
Un jour historique pour le mouvement féministe, qui effraie le gouvernement Meloni, jusqu'ici peu contesté par les mouvements sociaux. Une journée qui donne au mouvement une grande responsabilité : nourrir cette colère, continuer à insister sur la dimension structurelle de la violence patriarcale, identifier des objectifs concrets, construire une véritable grève féministe le 8 mars.
3 décembre 2023
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Notre système institutionnel permet de violer ou de battre une femme en toute impunité dès lors qu’elle est en situation irrégulière

Nos institutions refusent de tenir compte des violences sexistes et sexuelles subies par les femmes étrangères en France estime, dans une tribune au « Monde », un collectif rassemblant plusieurs associations qui s'opposent au choix délibéré de l'inaction.
Tiré de Entre les lignes et les mots
En France, 213 000 femmes ont déclaré en 2019 être victimes de violences physiques ou sexuelles, selon l'Observatoire national des violences faites aux femmes. Certaines subissent aussi des violences psychologiques ou administratives de la part de leur conjoint ou ex-conjoint. Chaque année, 94 000 femmes sont victimes de viol ou tentatives de viol.
Ces violences concernent toutes les femmes, quelles que soient leur catégorie sociale, leur nationalité, leur âge. Elles peuvent prendre différentes formes et être subies au sein de la sphère familiale, mais aussi dans des relations sociales, dans la rue, au travail, n'importe où, tout le temps. La violence de genre est omniprésente, étouffante. Ces violences se déroulent dans l'intimité mais ne sont pas d'ordre privé : c'est l'affaire de tout le monde, à commencer par celle de la puissance publique.
Les femmes étrangères, comme toutes les femmes, peuvent être confrontées à des violences, dont certaines bien spécifiques. Majoritaires, elles représentent 52% de la population migrante, d'après l'Institut national d'études démographiques, et leur condition de femme les expose à des violences systémiques et répétitives, du départ à l'arrivée dans le pays de destination.
Certaines, torturées, emprisonnées, exploitées, violées dans leur pays, d'autres victimes de sévices de toutes sortes pendant leur parcours migratoire ou bien en France. Et une fois en Europe, les violences ne s'arrêtent pas. De récents articles ont mis en lumière tous ces phénomènes. La réponse aux constats, aux alertes, aux dénonciations de l'innommable ? Le silence affligeant des pouvoirs publics.
Excision, mariage forcé, esclavage
Nos organisations reçoivent des femmes qui ont vécu des violences sexuelles et sexistes, des violences conjugales ou familiales, ou encore l'excision, un mariage forcé, l'esclavage en France. Comment améliorer leur protection ? Car c'est bien de cela qu'il s'agit : protéger ces personnes et ne pas s'arrêter au seul fait « qu'elles n'ont pas vocation à rester sur le territoire français », comme on a pu l'entendre en préfecture ou en commissariat. Ne rien « pouvoir faire étant donné leur situation administrative » n'est pas une fatalité, mais le choix délibéré de l'inaction.
En refusant de tenir compte de ces violences, en refusant de les croire, de les accueillir, une autre violence est exercée, et cette fois-ci, émanant de nos institutions.
Un certain nombre de dispositions législatives garantissant des droits à des personnes étrangères victimes de violences ont été obtenues au cours des dernières années : certaines peuvent demander l'asile, d'autres, victimes de traite des êtres humains, doivent bénéficier d'une carte de séjour si elles déposent plainte et prouvent leur distanciation avec l'exploitant.
Les femmes mariées victimes de violences conjugales se voient délivrer et renouveler leur titre de séjour lorsqu'elles rompent la vie commune et apportent la preuve des violences subies.
Interprétation restrictive
Ces textes ont le mérite d'exister. Certes. Reste qu'ils sont lacunaires, ne protègent pas toutes les femmes : leur interprétation s'avère majoritairement restrictive et soumise au pouvoir discrétionnaire de l'autorité préfectorale. En pratique, les femmes concernées n'accèdent pas à la préfecture : les démarches sont kafkaïennes et les auteurs de violences très créatifs pour empêcher les victimes d'entreprendre leurs demandes.
Des documents sont illégalement requis par l'administration, les violences qui ne se voient pas sont ignorées, celles qui se voient sont examinées de façon suspicieuse, sur un ton inquisiteur. Certaines femmes, parce qu'elles sont étrangères, se voient dénier leurs droits fondamentaux.
Souvent, elles ne peuvent pas porter plainte contre les violences subies, des policiers et policières arguant de leur situation administrative ou qu'elles n'ont pas le droit de le faire. Trop fréquemment, il leur est demandé d'apporter un certificat médical en amont du dépôt de plainte. En réalité, est exigé de la personne qu'elle rapporte des traces visibles, des preuves indéniables de la violence subie. C'est de cette preuve que découle la reconnaissance de la qualité de victime et des droits y afférents.
Le fait d'être étrangères ne permet pas à ces femmes d'assurer pleinement la défense de leurs droits devant les tribunaux, d'accéder à certains types d'hébergement. Elles craignent sans cesse de perdre la garde de leurs enfants, leur accès aux soins est détérioré et leur santé mentale oubliée… Des femmes ont osé demander l'aide de la police à la suite de violences et ont été placées dans des centres de rétention où La Cimade intervient.
Appliquer les textes
Quel est ce système institutionnel qui permet aujourd'hui de violer ou de battre un être humain en toute impunité dès lors que la victime est en situation irrégulière ? Cela signifie-t-il que la qualité de victime est fonction de la situation administrative et que la protection dépend d'une autorisation de séjour tamponnée par la bonne autorité ?
Parler de l'intime n'est pas anodin et on ne peut pas attendre de ces femmes qu'elles racontent systématiquement et précisément ces traumatismes, ni avec le vocabulaire ni les codes socioculturels dits occidentaux. C'est pourtant ce qui leur est demandé ! Parler de viols, d'excision, des violences subies dans le cadre d'un mariage forcé ou à la suite de la découverte de son orientation sexuelle. Et toujours devoir convaincre de leur véracité pour ne pas se voir dire « vous vous prétendez victime pour obtenir des papiers et des droits ».
La sanction pour ne pas avoir réussi à convaincre ? Un refus de protection, accompagné bien trop souvent d'une obligation de quitter le territoire. Il est urgent de cesser la suspicion généralisée entourant la parole des victimes, d'en finir avec l'invisibilisation des victimes de nationalité étrangère.
Assez ! Il est temps de décider d'une politique publique forte, de faire appliquer les textes, de créer des places d'hébergement, de soutenir l'accès aux droits et à la santé des femmes victimes de violences, de former les acteurs et d'octroyer les moyens nécessaires à une véritable politique de lutte contre toutes les violences.
Il est essentiel de protéger enfin toutes les victimes, y compris les femmes étrangères sans titre de séjour en France. Pour toutes, sans distinction, réclamons, exigeons plus d'égalité, de justice, de protection !
Liste complète des organisations signataires :
Irène Ansari, coordinatrice, La ligue des femmes iraniennes pour la démocratie
Ana Azaria, présidente, Organisation de Femmes Egalité
Danielle Bousquet, présidente, Fédération nationale des CIDFF (Centres d'information sur les droits des femmes et des familles).
Françoise Brié, directrice générale, Fédération nationales Solidarité Femmes (FNSF)
Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale, La Cimade
Cécile Chaussignand, vice-présidente, Le Comede
Sarah Durocher, présidente, Planning familial
Isabelle Gillette-Faye, présidente, Genre & Cultures
Camille Gourdeau, co-présidente, FASTI (Fédération des Associations de Solidarité avec Tou-te-s les Immigré-e-s)
Evelyne-Aurore Houngbossa Ongong Boulou, présidente, RIFEN NDPC/GAMS Hauts-de-France
Geneviève Jacques, présidente, Femmes de la Terre
Sarah McGrath, directrice Générale, Women for Women France
Priscillia Mutatayi, présidente, GAMS Sciences-Po
Alissata Ndiaye, présidente, Fédération Nationale GAMS
Maëlle Noir, membre de la coordination nationale #NousToutes
Dr Florence Rigal, présidente, Médecins du monde
Vanina Rochiccioli et Christophe Daadouch, co-président⋅es, Gisti
Suzy Rojtman, porte-parole, Collectif national pour les droits des femmes
Jean-Claude Samouiller, président, Amnesty international France
Alice Vaude, secrétaire nationale de l'Organisation de Solidarité Trans (OST)
Marie-Christine Vergiat, vice-présidente, LDH (Ligue des droits de l'Homme)
Tribune publiée initialement dans Le Monde
https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/25/notre-systeme-institutionnel-permet-de-violer-ou-de-battre-une-femme-en-toute-impunite-des-lors-qu-elle-est-en-situation-irreguliere_6202280_3232.html
https://www.ldh-france.org/25-novembre-2023-notre-systeme-institutionnel-permet-de-violer-ou-de-battre-une-femme-en-toute-impunite-des-lors-quelle-est-en-situation-irreguliere-publiee-dans-le-monde/
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COP28 : à Dubaï, en plus du sultan, il y aura la cohorte des lobbyistes

Dans un billet sur France Culture le 27 novembre, l'économiste et couronnée par la banque de Suède en 2019 (« Prix Nobel d'économie »), rappelle que : « Entre 1995, date de la première COP, et aujourd'hui, les émissions annuelles de gaz à effets de serre sont passées de 23 milliards à 37 milliards de tonnes par an, et le stock de carbone dans l'atmosphère a doublé. » Elle poursuit : « Avec un leader pareil [Ahmed Al-Jaber, ministre émirati de l'Industrie et PDG de l'Abu Dhabi National Oil Company], il n'y a probablement pas grand-chose à attendre de cette COP, mais ce ne sera pas un immense changement par rapport aux COP précédentes.
Tiré de A l'Encontre
27 novembre 2023
Par Corporate Europe Observatory
Les décisions prises lors des COP doivent être approuvées à l'unanimité. Beaucoup de temps est passé à négocier les termes exacts des traités. » Parmi les participants à ces négociations, les représentants du secteur des hydrocarbures jouent à plein leur rôle. La présentation de l'étude de l'ONG Kick Big Polluters Out publiée ci-dessous le confirme.
Un des thèmes qui est censé devoir être traité à cette COP28 est celui du fonds des « pertes et dommages » (voir à ce propos l'article d'Adam Tooze publié sur ce site le 25 novembre). Esther Duflo fait remarquer qu'« il y aura aussi une discussion plus lourde de conséquences immédiates sur la question du fonds “pertes et dommages”, qui est censé compenser les pays les plus pauvres qui sont les premières victimes du changement climatique, alors qu'ils y contribuent le moins. Le principe de ce fonds avait été approuvé l'an dernier, mais sans aucun détail : il était prévu que ces détails soient élaborés cette année, en vue d'un vote à Dubaï. Ces négociations ont failli dérailler. Parmi les sujets qui créent la discorde, les Etats-Unis refusaient le principe de contributions obligatoires. Il semble qu'ils aient eu gain de cause. Sans obligation, ces engagements sont vains. L'engagement de 100 milliards de dollars annuels pour les pays pauvres, pris à Copenhague, n'a jamais été atteint. Pour compenser réellement les pays pauvres pour les dommages liés à nos émissions, il faudrait plutôt 500 milliards par an. Jamais cela ne pourra être atteint volontairement. Si nous voulons avoir une chance de financer ce fonds, il faut créer de nouveaux flux de revenus qui peuvent y être consacrés exclusivement. C'est faisable. Le rapport de l'Observatoire européen de la fiscalité note qu'une taxe de 2% sur la fortune des 3000 milliardaires les plus riches du monde lèverait plus de 200 milliards de dollars. Faire passer l'impôt minimum sur les corporations de 15% à 20% pourrait lever au moins 300 milliards. » A Dubaï ce genre de propositions relèvent d'un mirage.
En outre, les milliards pour « pertes et dommages » sont en partie, bien que ce ne soit pas clairement défini, des prêts, ce qui pose le problème de la dette et de sa relation avec les politiques extractivistes.
L'acronyme COP renvoie à la formule « conférence des parties ». Or, qui sont les plus grands pollueurs ? Ce sont les grandes transnationales qui contrôlent le complexe du secteur des hydrocarbures. Elles ne sont pas officiellement dans les COP. Dès lors, leur présence active est médiée par leurs réseaux diversifiés de lobbyisme. Ce qui n'est pas sans rapport avec le caractère déclaratif – et strictement non contraignant – des dites résolutions issues de ces conférences, entre autres celles concernant le fonds « pertes et dommages ». (Réd. A l'Encontre)
***
Le 21 novembre, Corporate Europe Observatory a produit un résumé de l'étude de la coalition Kick Big Polluters Out (KBPO) – Virer les gros pollueurs –, portant sur les délégués-participants liés aux plus grandes entreprises pétrolières et gazières polluantes du monde [dioxyde de carbone-CO2, méthane…] et à leurs distributeurs ont participé au moins 7200 fois aux diverses négociations sur le climat organisées par les Nations unies au cours des 20 dernières années.
A quelques jours de la COP28 [qui se tiendra à Dubai, aux Emirats arabes unis] – un événement déjà marqué par des polémiques en partie à cause du grand patron des hydrocarbures qui la préside [Ahmed Al-Jaber] – cette analyse met en lumière la présence concertée et obstructionniste du lobby des combustibles fossiles au cœur des efforts déployés pour éviter un bouleversement total du climat.
Depuis la COP9 en 2003 [réunie à Milan, l'acronyme renvoie à cette 9e Conférence des parties organisée par l'ONU pour le Climat], les collaborateurs confirmés des entreprises de combustibles fossiles ont participé au moins 945 fois aux multiples sessions de négociations. Les collaborateurs des cinq géants pétroliers – ExxonMobil, Chevron, Shell, BP et TotalEnergies – ont obtenu au moins 267 laissez-passer.
Les membres des associations professionnelles représentant les plus grands pollueurs de combustibles fossiles ont quant à eux assisté au moins 6581 fois aux sessions de négociation des COP. Ces groupes ont profité de leur présence lors des COP pour faire pression afin de promouvoir les intérêts des combustibles fossiles.
Tous les délégué·e·s à la COP doivent être accueillis par une délégation officielle d'un gouvernement ou d'une organisation reconnue, dont beaucoup sont des organismes du secteur des combustibles fossiles. Toutefois, de nombreux délégués ne déclarent pas leur « affiliation », c'est-à-dire les organisations pour lesquelles ils travaillent ou les intérêts qu'ils représentent. Cela permet à la présence des firmes de combustibles fossiles de passer inaperçue. Par conséquent, il est probable que ces données soient largement sous-estimées.
Selon l'analyse de Kick Big Polluters Out, une organisation professionnelle, l'International Emissions Trading Association (IETA), fondée par de grands pollueurs et comptant parmi ses membres des géants pollueurs tels qu'Exxon, Chevron et BP, a reçu au moins 2769 laissez-passer pour assister aux négociations sur le climat depuis 2003.
Parmi les conclusions de cette enquête sans précédent, qui a compilé et analysé des informations sur les participants aux COP depuis la COP9 de 2003 :
. Parmi les collaborateurs du secteur pétrolier et gazier que nous avons pu identifier, c'est Shell qui a envoyé le plus de « délégués » aux négociations au fil des ans, avec au moins 115 laissez-passer accordés par la CCNUCC [Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques]. Shell s'est déjà vanté d'avoir influencé l'issue de la COP21, qui a vu naître l'Accord de Paris de 2015 sur le changement climatique. L'entreprise dépenserait chaque année des millions de dollars en lobbying pour affaiblir les dispositifs ayant trait au climat.
. Des représentants confirmés de la major italienne Eni (Ente Nazionale Idrocarburi), qui est poursuivie pour lobbying et écoblanchiment afin de favoriser l'augmentation de la production/consommation des combustibles fossiles malgré la connaissance des risques, ont assisté au moins 104 fois à des COP ; la société brésilienne Petrobras au moins 68 fois ; BP [ex-British Petroleum, puis BPAmoco, aujourd'hui BP] au moins 56 fois et Chevron au moins 45 fois.
. Outre l'IETA, le World Business Council for Sustainable Development-Conseil mondial des entreprises pour le développement durable [structure initiée en 1992 par l'homme d'affaires helvétique Stephan Schmidheiny], avec au moins 979 participations, et le Business Council for Sustainable Energy (Conseil des entreprises pour l'énergie durable), avec au moins 558 participations, figurent parmi les organisations du secteur des combustibles fossiles les plus représentées aux « conférences des parties ». La fédération japonaise des entreprises Keidanren, qui compte parmi ses membres certains des plus grands pollueurs du pays, a envoyé au moins 473 délégués, et BusinessEurope [association patronale qui défend les intérêts des employeurs auprès de l'UE] au moins 210.
. Sur les 20 premiers groupes économiques en termes de participation identifiés dans l'étude, tous ont leur siège dans le « Nord global ». Cela montre que les organisations des pays les plus responsables des émissions mondiales dominent les négociations sur le climat et tentent d'influencer les progrès du dispositif concernant le climat qui a le plus d'impact direct sur les pays du Sud qui ont le moins contribué historiquement à la crise climatique.
. Certains lobbyistes ont assisté aux « conférences des parties », représentant à la fois des entreprises de combustibles fossiles et des organismes économiques. Au total, la CCNUCC a accordé au moins 7200 laissez-passer à des représentants des combustibles fossiles depuis 2003.
Cette analyse du KBPO se concentre sur les principales compagnies pétrolières et gazières et les pollueurs historiques, ainsi que sur les organismes économiques qui participent régulièrement aux négociations sur le climat. La diversité de l'élaboration/présentation des listes de présence de la CCNUCC d'une année sur l'autre rend difficile le décompte et le classement des noms, sans compter que la CCNUCC n'exigeait pas, jusqu'à récemment, que les participants divulguent leurs affiliations. Cela signifie que ces résultats n'illustrent que la partie émergée de l'iceberg de l'influence des producteurs/distributeurs de combustibles fossiles, car de nombreux représentants n'auront pas été détectés dans le cadre de cette enquête.
Les lobbyistes des combustibles fossiles ont également l'habitude de participer aux COP au sein de délégations qui ne trahissent pas leur affiliation. Par exemple, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, a assisté à la COP27 l'année dernière au sein de la délégation d'une ONG allemande, International Climate Dialogue e. V. [1]. Bernard Looney, ancien PDG de BP, a également assisté à la COP27 en tant que membre de la délégation mauritanienne.
« L'ONU n'a pas de règles en matière de conflits d'intérêts pour les COP », a déclaré George Carew-Jones, du groupe de jeunes YOUNGO (official youth constituency) de la CCNUCC. « Ce fait incroyable a permis aux lobbyistes des combustibles fossiles de saper les négociations pendant des années, affaiblissant ainsi le processus sur lequel nous comptons tous pour assurer notre avenir. »
« Les jeunes du monde entier perdent confiance dans le processus des COP – nous avons désespérément besoin de garanties solides sur le rôle que jouent les entreprises pétrolières et gazières dans ces négociations », ont-ils déclaré.
« L'étude montre clairement que l'organisme chargé de mettre en œuvre les politiques mondiales de réduction des émissions de gaz à effet de serre est totalement pris en main par les entreprises transnationales qui détruisent le plus la planète », a déclaré Pablo Fajardo, de l'Union of Affected Communities by Texaco/Chevron, en Equateur. « La COP doit être libérée des entreprises polluantes, sinon elle devient en partie responsable de l'effondrement général. »
Brenna TwoBears, coordinatrice principale de Keep It In The Ground au sein de l'Indigenous Environmental Network, a déclaré que les lobbyistes des combustibles fossiles étaient 200% plus nombreux que les peuples autochtones qui ont participé à la COP26 à Glasgow en 2021. « Alors que les émissions de combustibles fossiles représentent environ 90% des émissions mondiales de carbone, comment peut-on les laisser entrer dans le seul endroit censé traiter de la crise climatique ? »
***
La présence de lobbyistes à la COP ne se limite pas à l'industrie des combustibles fossiles. D'autres branches polluantes profondément impliquées directement ou indirectement dans la crise climatique, telles que la finance, l'agro-industrie et les transports, sont également présentes, bien qu'elles ne soient pas incluses dans cette analyse.
Ces nouvelles conclusions s'inscrivent dans le prolongement des appels lancés ces dernières années pour protéger la transparence et probité des négociations des Nations unies sur le climat en établissant des politiques claires en matière de conflits d'intérêts et des mécanismes amples favorisant l'obligation de rendre des comptes. Après de nombreuses années de campagne de la société civile, la CCNUCC a fait un premier pas dans ce sens en juin dernier en rendant obligatoire la divulgation de l'identité des représentants des participants à la COP.
Ces dernières années, des délégués gouvernementaux représentant collectivement près de 70% de la population mondiale ont demandé que ces conflits d'intérêts soient abordés. Plus de 130 élus des Etats-Unis et de l'Union européenne se sont joints à cet appel à l'approche de la COP28, demandant à leurs propres gouvernements pollueurs de cesser d'entraver les progrès dans ce domaine (voir le texte de Manon Aubry et Sheldon Whitehouse publié le 23 mai 2023 adressé à Biden, von der Leyen et Guterres). Même l'ancienne responsable de la CCNUCC, Christiana Figueres [diplomate du Costa Rico, secrétaire exécutive de la CCNUCC entre 2010 et 2016 ; elle a été liée à la plus grande compagnie du secteur de l'énergie en Amérique latine : ENDESA Latinoamerica], partisane de longue date de l'inclusion des intérêts des pollueurs dans les négociations sur le climat, a récemment fait remarquer que si l'industrie des combustibles fossiles « n'est là que pour faire de l'obstruction et pour mettre des bâtons dans les roues du système, elle ne devrait pas être là ». (Article publié par le Corporate Europe Observatory le 21 novembre 2023 ; traduction rédaction A l'Encontre)
[1] Selon Le Monde du 12 juin 2023 : « Pour augmenter son contingent à Charm El-Cheikh, TotalEnergies a trouvé une solution aussi discrète qu'inattendue : faire accréditer quatre employés supplémentaires par une pseudo-ONG environnementale allemande, International Climate Dialogue e. V. (ICD). Cette délégation comprenait les deux gardes du corps de Patrick Pouyanné, Jérôme B. et Patrick C., ainsi que le lobbyiste international de TotalEnergies, Majdi Abed, et le vice-président de l'entreprise chargé des marchés carbone, Pascal Siegwart. Au sein de la délégation hétéroclite de l'ICD à la COP27, leurs noms côtoyaient ceux de quatre chercheurs taïwanais. »
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Écologie : à Dubaï, la COP28 reste aux mains des géants du pétrole

Surnommée COP des fossiles, la COP28 qui va se tenir du 30 novembre au 12 décembre à Dubaï mérite bien son nom. Dans une situation de plus en plus dramatique, les pousse-au-crime climatiques sont aux commandes.
Hebdo L'Anticapitaliste - 685 (30/11/2023)
Par Commission nationale écologie
La conférence sera présidée par le Sultan Al Jaber, PDG de la compagnie nationale pétrolière Adnoc et ministre de l'Industrie des Émirats arabes unis (EAU), avec les conseils du cabinet McKinsey qui œuvre aussi pour Chevron, Exxon, BP, Saudi Aramco, Rio Tinto… et préconise d'investir encore 2 700 milliards de dollars par an dans le pétrole et le gaz d'ici 2050.
D'année en année, les émissions de CO2 continuent d'augmenter. Les subventions publiques aux combustibles fossiles dans les pays du G20 ont plus que doublé entre 2021 et 2022.
Les alertes se multiplient
Sur la trajectoire : António Guterres, secrétaire général des Nations unies, qualifie l'écart entre les réductions des émissions nécessaires et les maigres engagements des États de « véritables canyons souillés de promesses brisées ». Effectivement, les engagements actuels — dont rien n'assure qu'ils seront tenus — conduisent à une hausse des températures de 2,5 à 2,9 °C.
Sur la santé : selon le rapport 2023 du Lancet sur la santé et les changements climatiques, le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans décédées à cause de la chaleur a augmenté de 85 % entre les décennies 1991-2000 et 2013-2022. À l'horizon 2100 et une augmentation moyenne de 2 °C, les chaleurs extrêmes tueraient près de cinq fois plus.
Les émissions ne viennent pas de nulle part
Des chercheurs ont répertorié 422 « bombes carbone », des sites géants d'extraction de pétrole, de gaz et pour moitié de charbon. L'exploitation de l'ensemble de ces sites émettrait 1 182 gigatonnes (1) eq CO2 (2), soit plus du double des 500Gt du budget carbone, le maximum des émissions compatible avec un réchauffement climatique de 1,5 °C. TotalEnergies est le deuxième groupe mondial le plus impliqué dans ces bombes — 23 sites d'extraction, dont le plus important au Qatar, avec un potentiel d'émissions d'environ 12 gigatonnes de CO2. Côté financeurs, les banques françaises sont aussi en bonne place : BNP Paribas et le Crédit agricole sont dans le top 10 ; la Société générale et BPCE/Natixis, dans le top 50.
Le tour de passe-passe des combustibles fossiles « propres »
Alors que la production de combustibles fossiles devrait dépasser d'ici 2030 le double du volume compatible avec une limitation du réchauffement à 1,5 °C (3), les promesses mensongères de « gestion du carbone » (captage/stockage du carbone et élimination du dioxyde de carbone) reviennent en force.
Pour compenser l'excédent d'émissions, il faudrait éliminer une gigatonne de CO2 en moins de dix ans. Or, selon différents rapports, l'ensemble de ces projets prévus, en construction et opérationnels en 2030 ne serait, au mieux, capable de capter que 35-40 % de ce qui serait nécessaire.
Les faits sont têtus. Il n'y a pas d'autre issue que de réduire drastiquement la production des énergies fossiles. Et ce ne sera encore pas cette COP qui en prendra le chemin.
Urgence sociale et urgence climatique
Le dernier rapport d'Oxfam a le grand mérite de lier indissociablement dérèglement climatique et inégalités extrêmes comme les deux défis de notre époque. Il montre combien les super-riches brûlent notre monde par leur hyperconsommation de luxe, leurs intérêts financiers, leur influence politique : ce 1 % de la population a été responsable en 2019 d'autant d'émissions de carbone que les 2/3 les plus pauvres.
Dénonçant le racisme, le sexisme, le colonialisme, l'ONG affirme à raison que l'égalité à l'échelle mondiale est « l'une des stratégies d'atténuation les plus performantes ». Elle rompt avec le dogme de la croissance économique et en appelle à une nouvelle ère.
Une ère qui, pour nous, doit être celle d'une décroissance juste et écosocialiste qui exige la rupture avec le capitalisme. Et pas seulement de faire payer les riches !
Notes
1. 1 Gigatonne = 109 tonnes (Gt)
2. Tonne eq CO2 : dont l'effet de serre est équivalent à celui d'une tonne de CO2.
3. 3 – https://www.sei.org/publ…
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« Dubaï est une farce » : les Scientifiques en rébellion organisent une alter COP à Bordeaux

Le collectif Scientifiques en rébellion organise une COP alternative à Bordeaux afin de dénoncer l'échec de la gouvernance climatique mondiale et d'inventer de nouveaux imaginaires.
Tiré de NPA 29
« Le message est terrible. La COP28 est témoin d'une faillite : celle de la gouvernance climatique internationale. » Un micro à la main, le biochimiste Jérôme Santolini s'adresse à l'assemblée avec la pédagogie du professeur et la fièvre de l'activiste. Dans ce hall austère de la Base sous-marine de Bordeaux, tout de béton vêtue, la température est un brin plus fraîche qu'à Dubaï. Bienvenue à l'alter-COP des Scientifiques en rébellion. Ces femmes et ces hommes en blouse blanche ont quitté leur laboratoire pour investir ce bâtiment du 30 novembre au 3 décembre, et dénoncer « la farce qui se joue sous nos yeux ».
« La COP28 n'est pas une solution, elle est le problème, assure Jérôme Santolini. Elle sature l'espace politique et empêche l'émergence d'alternatives. »
Pour lui, les institutions restent enfermées dans un modèle datant des Trente glorieuses et sont incapables de s'adapter à l'ère de l'anthropocène. Preuve à l'appui, le procès survenu le 30 novembre à Paris : huit scientifiques et militants comparaissaient pour avoir occupé le Muséum national d'histoire naturelle en 2022. « Et pendant ce temps, les vrais criminels climatiques, connus depuis belle lurette, se promènent dans les couloirs d'une COP aux mains plongées dans le pétrole », s'insurge le chercheur.
« Les COP sont des machines à fabriquer une fiction collective »
Historienne des politiques du changement climatique, Amy Dahan tient à rassurer son auditoire : elle non plus ne croit pas en ces COP. « Néanmoins, ce cadre multilatéral a accompagné une certaine prise de conscience de l'urgence. » Avec une vingtaine de participations à son compteur, elle atteste qu'avant le début des années 2000, aucun officiel ou presque ne croyait au changement climatique : « Il y avait un fort climatoscepticisme et, sur ce point précis, ça a évolué. »
Si tout n'est pas à jeter, le constat reste noir à l'heure du vingt-huitième rendez-vous pour le climat : « Il y a eu le protocole de Kyoto, l'accord de Copenhague, celui de Paris… Et qu'en reste-t-il ? » s'interroge Romain Grard, du collectif Scientifiques en rébellion.
La Convention-cadre sur les changements climatiques, signée en 1992 à New York, témoignait du désir des parties prenantes de stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre à un niveau viable. Trente-et-un plus tard, elles ont grimpé de 60 % : « Les COP sont des machines à fabriquer une fiction collective, dit la collapsologue Agnès Sinaï. Des milliers d'officiels construisent une rhétorique insaisissable pour le commun des mortels et tout cela ne sert qu'à occulter le tabou des énergies fossiles. »
« Aujourd'hui, on n'a plus le luxe d'être simplement contre, estime Romain Grard. On ne peut rester les bras croisés, alors il faut inventer autre chose. » Des alternatives, Agnès Sinaï en a plusieurs à suggérer. À commencer par la création d'une Cour internationale de justice climatique, sur le modèle de la Cour pénale internationale de La Haye : « L'accord de Paris est un traité politique totalement dénué de sanctions. Les États sont à la fois juges et parties, ça n'a aucun sens. » Elle propose en outre d'initier une Convention citoyenne internationale pour le climat, ou encore une COP de la décroissance. Aussi utopistes soient-elles, ces pistes ont le mérite d'inventer de nouveaux imaginaires.
Là est aussi le pari de cette alter-COP : s'approprier le narratif trop longtemps accaparé par les puissants. « On a toujours attendu des scientifiques qu'ils pondent de grands rapports à déposer sur le bureau de tel ou tel ministre », constate Stéphanie Mariette, généticienne des populations. Seulement, à quoi bon si c'est pour les entendre parler de croissance verte ensuite ? « Aujourd'hui, ce cadre institutionnel, créé par l'État, ne suffit plus. On doit s'en libérer et aller directement au contact des citoyens, au plus près des luttes locales. »
Un fossé entre le grand public et les scientifiques
Géographe et contributeur du Giec (Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat), Wolfgang Cramer partage cette observation : « Je suis fasciné par la figure que l'on a construite du scientifique volontairement naïf. On se contentait de constater. On observait monter et descendre ces courbes, pour les décrire ensuite dans un langage froid et neutre. » Il met au défi quiconque de trouver un seul point d'exclamation dans les travaux du Giec. « Et de retour à la maison, on passait à autre chose, déplore-t-il. On considérait que plus nous étions désengagés, plus nous étions crédibles. C'était un contrat imaginaire avec la société. »
Cette posture a creusé un fossé entre le grand public et les scientifiques. « J'ai le sentiment que nous restons souvent entre nous, confirme l'océanographe François Sarano. Et cet entre-soi confortable rebute les citoyens que l'on devrait convaincre. Nous faisons peur, nos discours effraient. Pourtant, il faut séduire. » Comment ? En cherchant d'autres interlocuteurs que ceux des revues spécialisées où sont publiés les travaux et ceux des colloques internationaux où les chercheurs ne rencontrent que leurs pairs. « Il devient crucial de construire des ponts avec le grand public », abonde Julian Carrey, enseignant physicien à la blouse blanche et aux cheveux ébouriffés.
Plus facile à dire qu'à faire : une petite centaine de personnes à peine, scientifiques et journalistes compris, ont participé aux débats. Et au moins autant de chaises vides. Alors, à la tombée de la nuit, flottait dans l'air le sentiment amer d'un rendez-vous manqué.
Emmanuel Clévenot 2 décembre 2023
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Pourquoi l’aviation ?

La plateforme d'actions de désobéissance civile Code Rouge annonce une troisième action de masse, du 15 au 17 décembre. Cette fois, c'est le secteur de l'aviation qui est visé. Une industrie délétère pour le climat, la nature et la justice sociale mais qui bénéficie pourtant de millions de subventions et de cadeaux fiscaux. Code Rouge demande la fin des subventions au secteur, l'interdiction des jets privés et une diminution drastique du secteur de l'aviation.
!7 novembre 2023 | tiré du site de la Gauche anticapitaliste
CODE ROUGE VERSUS LE SECTEUR AÉRIEN : DON'T CRASH THE PLANET !
Cette fois, Code Rouge s'attaque à l'aviation ! Bien que ce ne soit de secret pour personne que l'aviation est un désastre pour le climat, impose des conditions de travail incertaines et exerce un impact calamiteux sur la nature, l'agriculture et la santé, cette industrie bénéficie toujours de nombreux avantages fiscaux et de subventions se comptant en millions d'euros, lui permettant de croître au-delà des limites planétaires, et ce au bénéfice des 1 %, responsables de plus de la moitié des émissions des vols de passagers. Pourtant, c'est la majorité globale des communautés marginalisées, précarisées et racisées qui en paie le prix. Il est grand temps de freiner l'industrie de l'aviation et de lui faire prendre un virage radical, en donnant la priorité aux personnes et à la planète.
L'INDUSTRIE AÉRONAUTIQUE PERTURBE LE CLIMAT
L'aviation est l'un des modes de transport dont l'impact climatique est le plus important. Les avions émettent non seulement du CO2 – qui représente environ 2,5 % des émissions mondiales – mais aussi des oxydes d'azote (NOx), du carbone noir, de la suie et des traînées de condensation, qui contribuent deux fois plus au réchauffement climatique que les émissions de CO2. Au final, l'impact climatique d'un vol peut être jusqu'à 80 fois supérieur à celui d'un trajet en train pour le même itinéraire. Et cet impact climatique augmente d'année en année. Les émissions du secteur aérien augmentent plus rapidement que celles de n'importe quel autre mode de transport, et les prévisions indiquent que les émissions tripleront d'ici 2050 si aucune mesure n'est prise rapidement, ce qui équivaudrait à un quart du budget carbone mondial pour un scénario à 1,5° C. Alors que les données scientifiques indiquent clairement que la réduction des vols est la seule solution efficace à court terme, l'industrie continue de croître et de nous vendre leurs mensonges verts à base de carburants aéronautiques durables et d'avions électriques qui n'offrent aucune possible réduction des émissions à court terme.
EST INJUSTE ET LARGEMENT INUTILE
Le problème vient des jets privés, des vols de fret superflus et de la surabondance de vols touristiques. 80 % de la population mondiale n'a jamais pris l'avion, et 1% de la population mondiale est responsable de plus de la moitié des émissions des passagers aériens au niveau mondial. Cela comprend les vols d'agrément et les vols privés. En ce qui concerne les vols de fret, ils servent à acheminer ultra-rapidement des produits de qualité médiocre achetés sur internet, comme la « fast fashion » – une pratique polluante liée au capitalisme mondial qui encourage la surproduction et la surconsommation et a un impact climatique 100 fois plus important par tonne de marchandises transportées que le transport maritime.
Les vols commerciaux de passagers sont également en hausse, en partie du fait des compagnies aériennes à bas prix qui font main basse sur les avantages fiscaux et fragilisent les conditions de travail pour continuer à se développer, renforçant ce faisant les disparités de prix qui écrasent la concurrence des trains pour les trajets courts. Pendant ce temps, les jets privés sont plus nombreux que jamais, entraînant un doublement de leurs émissions entre 2021 et 2022. Alors qu'ils sont réservés aux super-riches, c'est à la majorité de la population mondiale d'en subir les conséquences, que ce soit en termes de conditions météorologiques extrêmes, de maladies liées aux émissions ou de pollution sonore, faisant de ces jets une atteinte scandaleuse au principe de justice climatique et sociale. Ainsi, si l'aviation présente certains avantages dans des secteurs spécifiques, et est indispensable pour permettre diasporas et aux personnes déplacées de rester en contact avec leurs communautés, la majorité des activités de cette industrie est inutile et intrinsèquement injuste.
ET CELA AVEC NOS SUBVENTIONS ET NOS ALLÈGEMENTS FISCAUX
Malgré son impact désastreux sur le climat, le secteur de l'aviation bénéficie d'un traitement préférentiel par rapport aux autres moyens de transport dans le monde. Les compagnies aériennes ne paient pas de taxes sur le kérosène ni de TVA sur les billets d'avion, contrairement à tous les autres moyens de transport, tels que les voitures et les trains. Ainsi, la Belgique perd 700 millions d'euros par an en contributions fiscales provenant du secteur de l'aviation. L'industrie aéronautique n'échappe pas seulement à la taxation : elle est aussi abondamment financée grâce à de l'argent public et donc, en fin de compte, par les citoyen.ne.s. Par exemple, les aéroports régionaux bénéficient de millions de subventions, ce qui permet aux compagnies aériennes low-cost d'engranger d'énormes bénéfices, sans parler des aides d'État reçues par ces mêmes compagnies pour les sauver de la faillite au moment de la pandémie. Enfin, les autorités investissent des millions dans les infrastructures autour des aéroports, de l'argent public qui pourrait être bien mieux employé pour financer des moyens de transport alternatifs (ex : le train), l'éducation, les soins de santé, le financement des pertes et dommages, les réparations ou la révolution énergétique, alors que tant de citoyen.ne.s peinent à se nourrir et se chauffer.
AU DÉTRIMENT DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET DE LA SANTÉ
L'aviation, ce n'est pas que les avions : cette industrie requiert des infrastructures envahissantes telles que les aéroports qui non seulement prennent beaucoup de place, mais nous ancrent aussi dans ce système de transport pour des décennies. Dans un petit pays comme la Belgique, il n'y a tout simplement pas de place – ni de besoin – pour six aéroports internationaux. Sur les 2500 hectares actuellement occupés par les différents aéroports, l'agriculture agro-écologique pourrait nourrir plus d'un millier de personnes chaque année ou absorber plus de 20 000 tonnes de CO2 par an. Au lieu de ça, les aéroports sont dotés d'extensions au détriment de terres agricoles, qui sont pourtant essentielles à notre souveraineté alimentaire. La bétonisation de nos espaces naturels et agraires nous rend d'autant plus vulnérables aux phénomènes météorologiques extrêmes, comme l'ont clairement montré les inondations de 2021.
Ce n'est pas tout : ces nombreux aéroports au milieu d'un pays densément peuplé sont aussi néfastes pour la santé publique. Il y a actuellement en Belgique plus d'un demi-million de personnes qui vivent autour des aéroports, et qui sont exposées à des concentrations accrues de particules fines et à une perturbation de leur sommeil (en raison des vols de nuit), ce qui a un impact considérable sur les systèmes respiratoire et cardiovasculaire, entraînant de l'asthme, des maladies cardiaques et de l'hypertension artérielle. Les femmes subissent particulièrement les effets néfastes de cette pollution de l'air. Les riverain.e.s des aéroports incluent des communautés précarisées, marginalisées et racisées qui n'ont souvent pas d'autre choix que d'y vivre en raison du coût élevé du logement ailleurs, et qui voient le nombre de vols et la pollution qui en découle augmenter d'année en année. De plus, il suffit d'un seul incident pour qu'une terrible catastrophe comme celle de Bijlmermeer (près d'Amsterdam) se produise.
ET DANS DES CONDITIONS DE TRAVAIL DIFFICILES
Le transport aérien est un important pourvoyeur d'emplois, mais beaucoup de ces emplois s'exercent dans des conditions de travail de plus en plus précaires et difficiles. Les bagagistes, les magasiniers et magasinières et le personnel de pistes doivent souvent effectuer des tâches dangereuses et éreintantes, aggravées par des pratiques douteuses de la part des employeurs, telles que les contrats à court terme et le travail en freelance, en sous-effectifs ou de nuit. Même des professions relativement valorisées comme le personnel de cabine ou les pilotes sont aujourd'hui soumises au dumping social, favorisé notamment par l'essor du low-cost.
Ces emplois sont également à l'origine de coûts importants pour la collectivité en termes de subventions, d'investissements et d'impact sur le climat et les nombreux emplois peu qualifiés sont très sensibles à l'externalisation et à l'automatisation. Dans un future proche, l'aviation devra décroître de façon radicale pour assurer un avenir vivable à la planète, et bon nombre de ces emplois disparaîtront également, ce qui les rend particulièrement précaires. À l'inverse, une relocalisation des chaînes de production associée à une réduction collective du temps de travail pourrait créer de nouvelles opportunités d'emploi à domicile dans de meilleures conditions de travail. Il est donc grand temps d'investir toutes ces ressources publiques dans le développement d'emplois de qualité, porteurs de sens et d'utilité sociale.
IL EST TEMPS D'AGIR
Alors que les scientifiques s'accordent à dire que l'aviation doit décroître à court terme pour assurer un avenir vivable à la Terre, cette industrie continue de croître, sans soucis des limites planétaires. Pendant ce temps, les nuisances et les problèmes de santé pour les résident.e.s locaux croissent également, et les populations du monde entier font face à des événements météorologiques extrêmes toujours plus dévastateurs. Cette situation affecte de manière disproportionnée les personnes qui contribuent le moins au problème, à savoir les communautés précarisées, marginalisées et racisées, ici en Belgique et dans le monde entier. Cette croissance est alimentée par la consommation de masse et de luxe, ainsi que par les nombreux allègements fiscaux et subventions dont le secteur continue de bénéficier, utilisant à mauvais escient les ressources publiques et l'espace dont nous avons désespérément besoin pour la révolution écologique et économique. C'est pourquoi Code Rouge demande : la fin immédiate des subventions à l'aviation, l'interdiction des jets privés et la décroissance radicale du secteur aérien.
Du 15 au 17 décembre, nous nous embarquons dans une action de masse pour la justice sociale et climatique, contre l'industrie aéronautique. Rejoignez-nous !
Texte initialement publié sur le site de Code Rouge.
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Bruxelles - Organisons la lutte pour produire moins et partager plus

La Gauche anticapitaliste participe à la marche climat de ce dimanche 3 décembre à Bruxelles. Voici le texte du tract que nous y distribuerons.
Tiré de Gauche anticapitaliste
3 décembre 2023
Par Gauche anticapitaliste
La COP28 a lieu à Dubaï alors que tous les signaux passent au rouge. Le soi-disant Green Deal européen est torpillé. Les émissions de CO2 continuent d'augmenter, les compagnies pétrolières et leurs gouvernements continuent à investir massivement dans les fossiles, alors qu'il faudrait les éliminer et quadrupler les investissements dans les renouvelables. Le système capitaliste conçu pour le profit et l'accumulation infinie met en danger l'humanité, avec en première ligne les classes populaires, les femmes, les peuples indigènes et la jeunesse. Nous sommes à +1,3° et les catastrophes s'accumulent. Nous devons tirer le frein d'urgence.
L'impasse libérale et la menace fasciste
Les partis de la Vivaldi nous disent qu'en votant pour eux et en soutenant les « bons » capitalistes, on va y arriver : « aux travailleur·euses de payer l'addition ». Leur politique c'est l'empoisonnement aux PFAS, les déchets nucléaires, les centrales à gaz, une SNCB en rade et l'explosion des inégalités. Ce sont des pyromanes. Face à cette politique antisociale et inefficace des libéraux « verts », l'extrême droite des Trump, Wilders, Meloni monte et s'organise pour nous mener vers le gouffre en attaquant les femmes, les LGBT et les migrant·e·s.
Les solutions existent
Elles passent par l'affrontement avec le capital et l'extrême-droite et un programme d'urgence écologique et sociale pour :
. Reprendre aux riches ce qu'ils ont volé : impôt drastique sur la fortune, suppression des consommations de luxe hyper polluantes ;
. Réduire le temps de travail, sans perte de salaire : produire moins, travailler moins, partager plus ;
. Une planification publique, démocratique de la fin des secteurs nuisibles : énergies fossiles, pub, plastiques, tout-à-la-voiture et à l'avion…
. Nationaliser les secteurs essentiels sous contrôle des travailleur·euses et usager·es : finance, énergie, transports, alimentation, rénovation, etc.
Construisons le front uni de lutte climatique et sociale
Les solutions partiront d'un mouvement social puissant : dans celui-ci, les travailleur·euses et les syndicalistes jouent un rôle-clé… À condition de rompre avec les illusions de la « croissance verte » et d'agir avec les activistes climatiques et la communauté scientifique, pour lutter en front uni pour un gouvernement éco-social de rupture ! Inspirons-nous des grèves des jeunes pour le climat en 2019 !
Les écosocialistes doivent s'organiser pour favoriser cette issue : rejoins la Gauche anticapitaliste pour y contribuer !
Photo : Le bloc de la Gauche anticapitaliste à la Marche pour le climat, octobre 2022 (Dominique Botte / Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0)
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En Afrique du Sud, les tiraillements de la communauté juive

Depuis l'attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, et le début du nettoyage ethnique mené par l'armée israélienne à Gaza, le débat autour du maintien des relations diplomatiques avec Israël déchire les juifs d'Afrique du Sud. Historiquement engagée contre l'apartheid mais aussi en partie sioniste, cette communauté est aujourd'hui plus divisée que jamais.
Tiré d'Afrique XXI.
C'est une crise identitaire larvée qui divise chaque jour un peu plus les juifs d'Afrique du Sud, une communauté en ébullition depuis le début de la guerre que livre Israël à Gaza après l'attaque du 7 octobre. Lundi 20 novembre 2023, alors que Pretoria appelait la Cour pénale internationale (CPI) à arrêter le Premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, l'État hébreu rappelait à Tel-Aviv son ambassadeur en poste en Afrique du Sud, Eli Belotserkovsky. Le lendemain, le Parlement sud-africain votait à une écrasante majorité en faveur de la fermeture de l'ambassade israélienne à Pretoria. Des positions dénoncées par la South African Zionist Federation (SAZF), la plus ancienne et importante organisation juive du pays. Mais cette réaction n'a pas plu à tout le monde : des juifs s'en sont publiquement désolidarisés et ont lancé un appel historique à cesser de les associer à la défense inconditionnelle d'Israël.
Si l'Afrique du Sud est en première ligne des pays qui critiquent les bombardements israéliens sur Gaza – et plus globalement la politique de l'État hébreu –, c'est parce que l'African National Congress (ANC), parti majoritaire au Parlement depuis 1994 et l'élection de Nelson Mandela, a toujours lié sa lutte contre l'apartheid à la cause palestinienne. Une analogie qui ne doit pas occulter le rôle majeur joué par des militants juifs au sein de l'ANC. Et ce jusque dans les rangs de sa branche militaire, Umkhonto we Sizwe (« le fer de lance de la nation », en zoulou), que dirigeait Joe Slovo, un descendant d'immigrés juifs lituaniens.
Arrêté en 1962, Slovo quitte alors l'Afrique du Sud et supervise les activités militaires de l'ANC pendant ses vingt-sept années d'exil. En 1985, il est le premier Blanc à faire partie de la direction nationale du parti, poste qu'il cumule avec celui de chef d'état-major d'Umkhonto we Sizwe, puis celui de secrétaire général du Parti communiste sud-africain. Selon Adam Mendelsohn, professeur à l'Université de Cape Town, spécialiste des minorités religieuses en Afrique du Sud et directeur du Kaplan Centre for Jewish Studies, « l'implication des juifs dans les mouvements anti-apartheid est en grande partie un héritage de la politique radicale que les juifs ont apportée avec eux d'Europe de l'Est ».
Les juifs contre l'apartheid
« Les juifs avaient l'esprit plus ouvert que le reste des Blancs sur les questions raciales et politiques, peut-être parce que, dans l'histoire, ils avaient eux-mêmes été victimes de préjugés », écrivait Nelson Mandela dans son autobiographie Le Long chemin vers la liberté (publiée en 1994 sous le titre : Long Walk to Freedom). Et pour cause, entre 1956 et 1961, ils représentent plus de la moitié des Blancs jugés au cours du « Procès de la trahison », une machination du Parti national pour démanteler l'Alliance du Congrès, une coalition politique anti-apartheid. En 1963, le fameux procès de Rivonia, à la suite duquel Nelson Mandela sera condamné et emprisonné, implique aussi une dizaine de membres d'Umkhonto we Sizwe. Parmi eux, deux juifs : Denis Goldberg, qui purgera une peine de vingt-deux ans de prison, et Lionel Bernstein, acquitté mais contraint à l'exil.

La lutte des juifs contre l'apartheid s'est menée au-delà des cadres de l'ANC, à l'image d'Helen Suzman, figure majeure de l'opposition progressiste de 1953 à 1989. Fille d'émigrés juifs lituaniens ayant fui l'antisémitisme, Suzman a combattu avec fermeté l'engrenage raciste des lois ségrégationnistes et est demeurée la seule députée d'opposition pendant treize ans au sein du Parlement sud-africain (de 1961 à 1974).
Dès 1948, l'engrenage législatif du régime d'apartheid (qualifié de « développement séparé ») est lancé par le Parti national. Les lois racistes et ségrégationnistes se succèdent : habitat séparé, classification raciale au profit de la suprématie blanche, interdiction des mariages mixtes, loi sur l'obligation pour les Noirs de détenir un « pass » afin de pouvoir se rendre dans certains quartiers blancs… L'apartheid s'incarne surtout dans la création des bantoustans, ces régions réservées aux populations noires loin des centres urbains, auxquelles sont aujourd'hui comparées les zones sous autorité palestinienne des territoires occupés de Cisjordanie. Entre 1960 et 1983, 3,5 millions de Noirs sont déplacés de force de leur domicile, situé dans des zones réservées aux Blancs, vers d'autres zones, principalement des bantoustans.
Durant cette période, c'est paradoxalement l'apartheid qui favorise l'ancrage du sionisme chez les juifs sud-africains. Cet engagement n'entre alors pas forcément en contradiction avec la lutte contre le régime raciste de Pretoria.
Un point d'encrage identitaire
Sous la chape de plomb de l'apartheid mais aussi en raison de l'antisémitisme historique des nationalistes afrikaners, l'unité communautaire des juifs en Afrique du Sud devient une nécessité. Si ces derniers n'ont pas à subir les préjudices arbitraires de la classification raciale (Blancs, Noirs, Coloureds, Indiens) puisqu'ils sont considérés comme des Blancs, l'accent mis par le gouvernement sur le « développement séparé » des groupes nationaux permet et encourage même l'épanouissement d'une spécificité ethnique juive. En grande majorité originaires d'Europe de l'Est, les juifs sud-africains restent marqués par le génocide nazi et la dévastation de leur centre spirituel en Lituanie, où près de 95 % des juifs ont péri (1).
Durant cette période, le sionisme devient un point d'ancrage identitaire dans un contexte politique incertain. « Les juifs n'ayant jamais pu être considérés comme des citoyens à part entière comme les Anglais ou les Afrikaners, la Palestine, puis Israël, ont servi d'exutoire à leurs aspirations et à leur identité », explique Adam Mendelsohn à Afrique XXI.
« Les chercheurs ont longtemps suggéré que le sionisme était la religion civile des juifs sud-africains, plus importante à certains égards que le judaïsme en tant que ciment de la communauté », ajoute l'universitaire. La dernière enquête nationale menée 2019 sur la population juive d'Afrique du Sud par le Kaplan Centre le confirme : 90 % des juifs ont déclaré se sentir au moins modérément attachés à Israël, les deux tiers qualifiant cet attachement de fort. Ils sont jusqu'à 69 % à se définir comme sionistes, contre 18 % seulement qui rejettent cette étiquette.
Ouvrir « un autre canal »
Jusqu'à aujourd'hui, la plupart des activités juives, religieuses ou laïques, sont organisées par le South African Jewish Board of Deputies et la South African Zionist Federation. Des institutions régulièrement invitées dans les médias traditionnels, qui revendiquent la représentation des quelque 65 000 juifs vivant en Afrique du Sud, et qui attirent souvent les critiques de la gauche sud-africaine à cause de leurs liens entretenus avec Israël. Le 15 juin 2023, Aishah Cassiem, membre des Economic Freedom Fighters (le parti de gauche panafricain et marxiste dirigé par Julius Malema), demandait la fermeture du lycée privé juif Herzlia au Cap. En cause, les déclarations du directeur de cette école dans une interview accordée à la chaîne d'information ILTV Israel News en mai, dans laquelle il se félicitait que 20 % des anciens élèves passent leur année post-universitaire en Israël, et que certains d'entre eux partent servir dans l'armée israélienne. Le directeur de l'établissement soulignait l'identité « fièrement sioniste » de l'école, « très attachée à l'éthique du judaïsme et d'Israël ».
Le 30 août 2023, la Palestine Solidarity Campaign Cape Town soumettait une lettre au ministre sud-africain de l'Éducation appelant à une enquête sur son programme éducatif, et soutenant que le service des anciens élèves de Herzlia dans l'armée israélienne pourrait les rendre complices de la violation du droit international dans les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie. Déjà, en 2018, deux élèves avaient été sanctionnés par la direction alors qu'ils s'étaient agenouillés pendant l'hymne israélien Hatikva, régulièrement chanté au sein de l'établissement avec l'hymne sud-africain. Une décision qui avait poussé plusieurs alumni de Herzlia à prendre publiquement position contre les arguments de l'école.
Mais si une contestation libérale juive de la politique d'Israël s'ancre peu à peu sur la scène sud-africaine, elle se défend d'être antisioniste. En 2018, l'Initiative démocratique juive (JDI) a été fondée dans l'optique de favoriser le dialogue intracommunautaire. Dans une interview accordée au quotidien israélien Haaretz, son porte-parole, Raymond Schkolne, posait son constat : « Israël est au cœur de notre identité, mais nous sommes très troublés par les actions menées par Israël. Nous sommes très troublés par la façon dont la communauté sud-africaine réagit, et nous aimerions créer un autre canal, une autre occasion ou un autre cadre pour nous engager d'une manière différente. »
Si la JDI rejette par exemple les campagnes du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) contre Israël (2), elle se présente comme une alternative aux discours de la SAZF visant à « créer un foyer [...] pour les gens qui se sentent aliénés et ostracisés, d'une part, par la South African Zionist Federation – qui fonctionne aujourd'hui comme un bras de la hasbara (3) pour le gouvernement israélien –, et, d'autre part, par la gauche radicale qui soutient le BDS et ne soutient pas vraiment le droit d'Israël à exister ».
Une fronde au sein de la communauté
Déjà, en 2017, Matan Rosenstrauch, un militant israélien de gauche vivant en Afrique du Sud, avait lancé une pétition de juifs sud-africains exprimant leur opposition à l'occupation de la Cisjordanie, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la guerre des Six-Jours de 1967. Un prélude à la séquence qui fracture aujourd'hui la communauté juive. Le 15 novembre 2023, dans une lettre ouverte publiée dans le journal sud-africain The Daily Maverick, plus de 700 juifs sud-africains, dont des personnalités publiques comme l'artiste William Kentridge ou Jonathan Berger, avocat au barreau de Johannesburg, se sont dressés contre les discours visant à essentialiser les opinions de la communauté :
- Nous rejetons les tentatives d'amalgame entre les parties à ce conflit et des groupes religieux ou ethniques entiers, tout comme nous rejetons l'idée que la critique de l'État d'Israël constitue nécessairement de l'antisémitisme. En tant que juifs aux opinions diverses, nous ne nous sentons pas représentés par les institutions qui prétendent parler au nom de la communauté juive sud-africaine au sujet d'Israël et de Gaza.
Parmi les juifs critiques d'Israël figure notamment Ronnie Kasrils, l'ancien ministre des Services de renseignements (2004-2008). Kasrils a rejoint l'ANC en 1960 après le massacre de Sharpeville, épisode sordide de la répression policière du régime d'apartheid : à l'appel de Robert Sobukwe, président du Congrès panafricain d'Azanie (PAC), des milliers de manifestants protestaient pacifiquement contre les « pass » (passeports intérieurs) devant les postes de police ; dans le township de Sharpeville, la répression avait fait 69 morts et près de 200 blessés. Figure de la lutte anti-apartheid, Ronnie Kasrils dénonce régulièrement l'occupation israélienne dans les médias.
Le 17 octobre, la ministre des Relations internationales, Naledi Pandor, s'est entretenue par téléphone avec le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh. S'il a été officiellement question de la livraison d'aide humanitaire à Gaza, comme le soutient le ministère, l'affaire fait craindre une rupture définitive des juifs sud-africains avec le pouvoir, accusé par certains d'antisémitisme. Alors que le gouvernement fait valoir son non-alignement et sa qualité de médiateur, il entend se servir des leçons de son histoire pour porter la voix des Palestiniens sur la scène internationale. Le 21 novembre, à l'occasion d'une réunion extraordinaire des BRICS consacrée à l'invasion israélienne de Gaza, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a demandé le déploiement d'une force rapide de l'ONU pour « surveiller la cessation des hostilités » et « protéger les civils », tout en accusant Israël de mener un « génocide ».
Notes
1- Entre 1880 et 1914, l'immigration juive en Afrique du Sud est multipliée par dix, la communauté juive passant de 4 000 à plus de 40 000 Sud-Africains. 90 % d'entre eux sont des « Litvaks » : des immigrants juifs lituaniens, victimes de pogroms et de vagues antisémites. Lire Carmel Schrire, Gwynne Schrire, The Reb and the Rebel : Jewish Narratives in South Africa, 1892-1913, University of Cape Town Press, 2016.
2- Cette campagne internationale promeut les boycotts économiques, académiques, culturels et politiques contre Israël et ses intérêts, afin de lutter contre l'apartheid de l'État hébreu.
3- Le terme « hasbara » signifie littéralement « explication ». Il renvoie aux stratégies de communication et de propagande de l'État d'Israël à destination de l'étranger.
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La fabrique des migrations : Perdre espoir... et prendre la route de l’exil (1/4)

Qu'est-ce qui pousse des milliers d'Africain·es à s'exiler alors que les dangers de la route sont connus, tout comme les terribles conditions de vie dans certains pays « d'accueil » ? Dans cette série du magazine ZAM déclinée en quatre épisodes, cinq journalistes décryptent les mécanismes de la migration. Ce premier volet est consacré aux raisons du départ.
Cet article a été publié en anglais dans le cadre d'une enquête transnationale menée par une équipe de journalistes dans cinq pays africains en partenariat avec le magazine ZAM, et intitulée « Migration is not the West's problem, it is Africa's » (« La migration n'est pas le problème de l'Occident, c'est celui de l'Afrique »). Cette enquête s'intéresse aux raisons qui poussent de nombreux Africains à prendre la route de l'exil pour l'Europe, le Golfe ou l'Amérique.
Tiré d'Afrique XXI.
À Douala, au Cameroun, lors de la cérémonie d'enterrement de Bryan Achou* (1), dont le corps noyé a été retrouvé en Méditerranée et rendu à sa famille en novembre 2022, des amis et des parents évoquent son destin avec émotion. « C'est un gamin de mon quartier ! En moins de deux semaines, nous avons perdu deux enfants. L'un en mer entre la Turquie et la Grèce, l'autre en Tunisie », raconte une femme, le visage grave. « Vraiment, avant 2035, ce pays sera vidé de ses citoyens », ajoute une autre personne en deuil.
L'année 2035 fait référence au nouveau document de développement du gouvernement intitulé « Cameroun vision 2025-2035 » – le plan de l'autocrate Paul Biya, âgé de 90 ans, pour redresser la nation exsangue et déchirée par les conflits. À en juger par les réactions désabusées qu'a suscitées cette remarque, personne ici ne croit aux chances de succès de ce projet. Il y en a eu tant depuis l'arrivée au pouvoir de Paul Biya, en 1982...
Les personnes ici présentes – hommes d'affaires, enseignants, employés de bureau – ne meurent pas de faim. Elles ne sont pas non plus directement touchées par l'insurrection armée qui fait rage dans la partie occidentale du Cameroun. Mais elles comprennent pourquoi les jeunes veulent partir, même s'ils risquent la mort.
Peu après avoir assisté aux funérailles de Bryan Achou, la journaliste camerounaise de ZAM, Elizabeth BanyiTabi, apprend qu'une de ses amies, Eva*, envisage de quitter le pays et de prendre la route de l'Amérique : elle prendra l'avion pour le Brésil, puis des bus vers le nord, jusqu'à la jungle de la frontière avec le Panama, connue sous le nom de « Darién Gap » (« trouée du Darién ») ; de là, elle devra traverser à pied une forêt dense et chaude, infestée de serpents venimeux, d'araignées et de gangs criminels. Les personnes ayant parcouru les 80 kilomètres de marche à travers cette brèche l'ont décrite comme « jonchée de cadavres ». Eva sait tout cela, car un de ses amis est mort dans la « trouée de Darién » il n'y a pas longtemps. « Mais je vais essayer », dit-elle.
Récits d'horreur
À peu près au même moment, à l'aéroport d'Entebbe, à Kampala, en Ouganda, un défenseur des droits de l'homme observe une file de jeunes femmes voilées assises dans la zone de départ de l'aérogare. Elles semblent être ougandaises. Un agent d'immigration explique qu'elles sont en route pour l'Arabie saoudite et d'autres pays du Golfe pour y travailler comme employées de maison. L'activiste est troublé. De nombreux rapports indiquent que ce trafic de travailleurs domestiques au Moyen-Orient place souvent les recrues dans des conditions proches de l'esclavage : horaires de travail démesurés, coups, viols et même meurtres. Ces jeunes filles ont-elles manqué les nombreux reportages radiophoniques et télévisés des médias ougandais sur ces récits d'horreur ?
En enquêtant plus avant, le journaliste de ZAM Emmanuel Mutaizbwa – un ami du militant des droits de l'homme – découvre que de nombreux Ougandais ont entendu ces récits, mais qu'ils choisissent quand même de partir. Il interroge Joyce Kyambadde, âgée de 27 ans, battue, violée et maltraitée, qui est néanmoins retournée dans le Golfe pour une deuxième période de travail domestique au cours des dernières années. « Vous vous dites toujours que cette fois-ci, vous aurez un salaire. Il n'y a pratiquement aucun espoir ici [en Ouganda] », dit-elle.
Selon le Bureau des statistiques ougandais, au moins 41 % des jeunes Ougandais âgés de 18 à 30 ans – soit un total d'environ 5 millions de personnes – n'exercent aucune activité rémunératrice. Parmi ceux qui travaillent, en contraste frappant avec une élite richissime proche du président Yoweri Museveni, âgé de 79 ans, une bonne partie ne gagne pas assez pour payer ne serait-ce qu'un modeste loyer.
« Pas d'espoir ici »
Au Kenya, voisin de l'Ouganda, nombreuses sont les histoires similaires. « C'est comme de dire à un enfant de ne pas mettre sa main au feu, il le fera quand même », déclare Patricia Wanja Kimani, qui a elle-même subi des mois d'abus sexuels et de coups en tant qu'employée de maison dans le Golfe, en a fait un livre, et travaille aujourd'hui pour une ONG dont l'objectif est de dissuader les jeunes femmes kényanes de s'expatrier. Sa collègue Faith Murunga, qui travaille pour une autre ONG, admet que la jeunesse kényane – dont 67 % est au chômage, selon la Fédération kényane des employeurs – a peu d'alternatives. Comme en Ouganda, une élite politique extrêmement riche ne fait pas grand-chose pour améliorer concrètement le sort de la population. « Nous essayons de dialoguer avec le gouvernement [sur la question des perspectives pour les Kényans]. Nous faisons ce que nous pouvons », déclare Faith Murunga.
Les campagnes de sensibilisation menées par l'ONG semblent avoir un effet limité. La journaliste Ngina Kirori demande à dix hommes et femmes pris au hasard dans les rues de Nairobi s'ils envisagent de partir dans le Golfe malgré les histoires atroces qui y sont racontées. Quatre d'entre eux répondent : « Je partirai quand même parce qu'il n'y a pas d'espoir ici. » Deux hésitent, déclarant à Kirori qu'ils ont très peur, mais qu'ils envisagent quand même de partir. Seuls quatre se montrent véritablement dissuadés. Quelques mois après, Patricia Kimani a elle aussi quitté le Kenya à la recherche d'un avenir ailleurs...
Les personnes interrogées par le journaliste de ZAM, Theophilus Abbah, dans la capitale nigériane, Abuja, sont des constructeurs, des plombiers, des médecins. Neuf sur dix déclarent vouloir faire « japa » [« s'éjecter », en pidgin, NDLR], le terme nigérian pour évoquer l'émigration, et ce « à la première occasion ». Ici aussi, les témoins citent la mauvaise gouvernance, l'état déplorable des services de santé, d'éducation et d'autres services publics, les disparités extrêmes en matière de richesse, la corruption et la répression des médias et des organisations de la société civile dans le pays. « La souffrance est insupportable, déclare un entrepreneur en bâtiment. J'aurais aimé rester au Nigeria si le pays fonctionnait. »
La plupart des Nigérians essaient de partir avec des visas, mais beaucoup d'entre eux se contentent de « japa » illégal, en marchant vers le nord à travers le Sahel et le Sahara, dans l'espoir d'atteindre la mer Méditerranée. Selon les ONG qui travaillent avec les migrants nigérians, l'écrasante majorité d'entre eux n'atteignent jamais les côtes, restant bloqués au Sahel, où ils finissent souvent exploités sur des chantiers, dans des réseaux de traite ou de mendicité, dans des maisons closes, ou en détention.
Un fossé profond
Comme au Cameroun, en Ouganda et au Kenya, les risques sont bien connus au Nigeria. Pourtant, les gens continuent de partir, explique Grace Osakue, de l'ONG Girls' Power Initiative, qui vise à créer de petites entreprises pour les anciens migrants et les candidats à l'émigration au Nigeria. Elle admet que les choses ne se passent pas toujours très bien et explique à Abbah que « même ceux qui ont déjà connu des difficultés repartent ». Ce constat est corroboré par un rapport de 2021 commandé par l'Union européenne, qui estime que plus de 60 % des migrants nigérians qui ont été « secourus » sont « susceptibles d'essayer de repartir ».
Pas moins de 95 % des enseignants interrogés en novembre 2022 par le syndicat des enseignants ruraux du Zimbabwe (Amalgamated Rural Teachers' Union of Zimbabwe) déclarent que s'ils en avaient la possibilité ils iraient travailler ailleurs. Selon le président du syndicat, Obert Masaraure, la raison en est que les enseignants gagnent si peu qu'ils ne peuvent pas subvenir aux besoins de leur famille, « pas même pour la nourriture ou les frais de scolarité ». Il considère comme « très chanceux » un collègue qui a réussi à partir en Arabie saoudite, explique-t-il au journaliste Brezh Malaba.
Ce n'est pas comme si le Zimbabwe était pauvre : le pays possède des réserves d'or et de diamants parmi les plus abondantes au monde, sans parler du lithium et d'autres minerais rares. De nombreux reportages et documentaires, tels que « Gold Mafia », d'Al Jazeera, ont montré comment les revenus sont régulièrement accaparés par des personnalités du parti au pouvoir, la Zanu-PF. « Les élites au pouvoir dépouillent la nation de toutes ses richesses, enrage Obert Masaraure. Elles facilitent même le pillage de nos ressources naturelles par les multinationales étrangères. Les enseignants et autres professionnels que nous sommes sont lourdement taxés, mais les ministres perçoivent des salaires énormes. Nous finançons leurs jets privés et […] leurs dépenses de luxe. »
« La vie est trop courte »
Lorsque, lors des récentes élections considérées comme frauduleuses, la Zanu-PF a remporté à nouveau la victoire, le réseau X (ex-Twitter) du Zimbabwe a été inondé de messages qui s'adressaient au voisin méridional, l'Afrique du Sud, dont le président, Cyril Ramaphosa, avait félicité son homologue Emmerson Mnangagwa pour sa victoire. « Je vous félicite aussi pour le nombre de Zimbabwéens qui entreront bientôt illégalement dans votre pays », dit l'un d'eux.
On estime que 1 à 2 millions d'immigrants zimbabwéens, faisant partie des 3 à 5 millions de Zimbabwéens qui vivent en dehors de leur pays (sur un total de 16 millions de citoyens zimbabwéens), sont venus en Afrique du Sud au cours des dernières décennies. Leur présence a été la cible de pressions politiques de la part des politiciens sud-africains, qui ont orchestré des campagnes de haine contre les Zimbabwéens, les accusant notamment d'être des criminels. Les twittos zimbabwéens en sont bien conscients. « Mais nous continuons à venir », disent-ils. « Si vous avez l'occasion de partir, faites-le », a lancé le journal The News Hawks sur son compte X (ex-Twitter) après que les résultats des élections ont été rendus publics. « La vie est trop courte. »
Dans les cinq pays étudiés, l'équipe n'a trouvé personne affirmant qu'il était possible d'arrêter les migrations en provenance des pays africains. Comme l'a dit Kah Walla, militant camerounais de l'opposition, « personne ne quitte sa maison si elle est confortable. Si je pense que pour ma survie je dois quitter mon pays, j'utiliserai tous les moyens pour le faire. » Elizabeth BanyiTabi, journaliste à ZAM, a elle-même été encouragée par un homme à côté d'elle dans un avion reliant le Cameroun à Amsterdam « à ne pas revenir ».
La plupart des personnes interrogées, comme les reporters de ZAM, sont attristées par l'état des pays où elles sont nées. Mais si les reporters restent attachés à leur profession, espérant que le journalisme finira par avoir un certain impact, de nombreux interlocuteurs se sentent impuissants à changer quoi que ce soit, ou à « construire leur propre pays », comme ont tendance à le dire les Occidentaux qui s'opposent à l'immigration. « Oui, notre pays doit se développer, il a besoin d'excellence, estime le Dr Ejike Oji, expert du secteur de la santé au Nigeria. Il est donc triste de voir nos meilleurs cerveaux partir. Mais [dans le système nigérian] vous serez négligé, même si vous êtes le plus brillant. L'excellence n'est pas récompensée ici. »
Notes
1- Les noms marqués d'un astérisque ont été modifiés.
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L’activisme diplomatique du Qatar en Afrique

C'est certainement en Afrique, que le Qatar déploie actuellement la plus grande activité diplomatique, avec pas moins de trois ministres chargés de ce continent.. Doha est devenu la capitale où tout le monde africain se rend. À l'instar du dialogue qui s'est tenu à Doha entre le pouvoir tchadien et les différents groupes rebelles de Ndjamena.. Mohammed ben Abderrahmane Al-Thani s'est montré également très actif en Afrique de l'Est, Ethiopie, Mozambique, Somalie. C'est en Afrique Centrale qu'il a essayé de jouer les bons offices, pour réconcilier la République Démocratique du Congo et le Rwanda.
Tiré de MondAfrique.
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