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La lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les syndicats face aux procédures-baillons

3 décembre 2024, par Resyfem – un réseau de syndicalistes féministes de Sud, CGT, FO, FSU. — , ,
La manifestation de novembre contre les violences faites aux femmes sera cette année suivie de peu par l'ouverture du procès pour atteinte à la vie privée intenté par Benjamin (…)

La manifestation de novembre contre les violences faites aux femmes sera cette année suivie de peu par l'ouverture du procès pour atteinte à la vie privée intenté par Benjamin Amar à l'AVFT et à la CGT.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Les 30 septembre et 1er octobre dernier, Christine, ex-membre du collectif Femmes Mixité de l'Union Syndicale CGT ville de Paris, devait, elle aussi, être jugée pour diffamation pour avoir rendu compte dans un congrès de l'Union Départementale CGT 75, des actions menées par ce collectif contre des faits de harcèlement et/ou d'agressions imputés à des membres de leur organisation. Régis Vieceli, alors secrétaire général du syndicat CGT déchets et assainissement a porté plainte contre elle et contre Philippe Martinez (secrétaire général confédéral au moment des faits).

Dans un contexte de multiplication de procédures visant des militantes et collectifs de lutte contre les violences de genre et dans la dynamique des mobilisations annuelles du 25 novembre contre les violences faites aux femmes et aux minorisés de genre, Contretemps a rencontré Resyfem, un collectif organisant des militantes syndicalistes et féministes qui militent pour un #MeToo syndical, et qui appellent à la solidarité le 27 novembre 2024 devant le Palais de justice de Paris ainsi que le 16 octobre prochain (date de report de l'audience de Christine).

Contretemps – Pouvez-vous présenter rapidement le collectif ?

Resyfem – Le collectif naît à l'hiver 2020-2021 de la rencontre de plusieurs militantes cégétistes de la ville de Paris avec d'autres femmes syndicalistes ayant subi une répression en interne du fait de leur engagement contre les violences sexistes et sexuelles (VSS).

De cette rencontre est né le constat assez frappant des similitudes entre les situations vécues par ces militantes, de mécanismes analogues aussi bien dans la manière dont les agresseurs procèdent et se défendent que dans la manière dont les organisations syndicales (OS) ne parvenaient pas à prendre en charge ces violences. Si les syndicats peuvent mettre en avant des sujets féministes quand il s'agit de pointer du doigt les violences commises sur le lieu de travail par exemple, c'était beaucoup plus compliqué lorsqu'un syndicaliste était l'agresseur. Et pire encore, lorsque des militantes prenaient sur elles de lutter contre l'impunité des agresseurs syndicalistes en interne, les obstacles et les backlashs s'avéraient très violents.

Parce que pour nous le syndicat est un outil de lutte essentiel contre le capitalisme, et parce que les VSS en chassent trop de militantes ou dégoûtent par avance des femmes qui auraient pu vouloir s'y engager mais qui perçoivent les syndicats comme des organisations machistes, on a estimé qu'un espace d'organisation spécifique était nécessaire.

Et puis parce que nos organisations ne peuvent pas prétendre être des moteurs de changement social sur ces questions sans balayer devant leur porte, sans être exemplaires en interne.

Nous avons fait le choix de s'auto organiser en « intersyndicale » (on est des militantes de la CGT, de FO, de SUD, de la FSU, du syndicat de la magistrature et du syndicat des avocats de France) ce qui présente différents avantages : toutes les OS étant concernées par ce problème, le fait de travailler en inter-organisations, en plus d'avoir du sens dans la pratique, permet de montrer qu'on s'attaque à un problème transversal, systémique et non à une organisation ou une autre dans le cadre d'un « conflit de chapelles ». Cela permet de dépasser les accusations faites de manière récurrente aux militantes féministes de miner le syndicat et de le mettre en danger (comme si c'était la lutte contre les VSS qui menaçaient nos organisations et non les VSS elles-mêmes). Cela permet aussi d'avoir des appuis extérieurs face aux pressions internes et de surmonter une partie des difficultés que l'on peut rencontrer à s'affronter à des camarades parfois proches.

À ce stade, le collectif constitue pour nous (et toutes celles qui voudraient le rejoindre) un espace de réflexion collective (sur ce qui manque à nos OS, sur les stratégies des agresseurs, etc.) ; il est aussi un espace d'organisation face à des situations de violence dont on entend parler, en mettant comme on peut la pression sur les OS concernées pour qu'elle assument les responsabilités qu'elles ont envers leurs adhérentes et militantes ; et puis il représente un espace de soutien des femmes isolées souvent dans leur organisation face à la machine agresseur ; parce que l'agresseur lui, n'est jamais seul, il a des soutiens, il a en général une position hiérarchique, il se présente comme essentiel au bon fonctionnement du syndicat, il représente parfois une opposition politique ce qui lui permet, si on en vient à le mettre en cause pour les violences commises, de crier au complot politique, etc.

Depuis qu'on existe, on a suivi le procès de FO à Brest intenté par des copines victimes d'un secrétaire général de FO puis l'affaire Amar – qui connaitra prochainement un nouveau rebondissement avec l'ouverture, ce 27 novembre, du procès intenté pour atteinte à l'intimité de la vie privée à l'AVFT et à la CGT.

Dernièrement, il nous a paru nécessaire de soutenir Christine dans le procès initialement prévu le 30 septembre.

Contretemps – Pourriez-vous revenir rapidement sur les enjeux de ce procès ?

Resyfem – Lors d'un congrès de l'UD 75 début 2020, Christine a lu le bilan d'activité du collectif femmes-mixité des trois années de lutte contre les VSS en interne de la CGT Ville de Paris. Elle est poursuivie par l'ancien secrétaire général de la CGT déchets et assainissement (FTDNEEA) – Régis Vieceli – pour diffamation publique alors même qu'elle n'a pas cité de noms et qu'il s'agissait d'un congrès réunissant uniquement des cégétistes. Et c'est là l'un des enjeux de ce procès : si les propos tenus en interne d'une organisation par des camarades sont poursuivis pour diffamation, ça empêchera les débats et les avancées sur ces questions.

A FO Brest par exemple, si les camarades n'avaient pas gagné au pénal, les militantes auraient également pu être poursuivies en diffamation.

Plusieurs militantes ont en effet dénoncé des violences sexuelles, un tract signé du syndicat a été rédigé, aucun nom n'était cité mais l'agresseur a écrit à la secrétaire du syndicat pour dire qu'il y avait des propos diffamatoires à son encontre : c'était de l'intimidation.

Si ce procès est gagné par Régis Vieceli, ça constituera un précédent catastrophique, pour l'ensemble des militantes féministes et syndicalistes qui essayent quotidiennement de faire cesser l'impunité qui subsiste.

D'autant qu'on rappelle qu'aux côtés de Christine, l'action de la cellule de veille confédérale de la CGT est également visée : non seulement on cherche à intimider toutes les victimes et leurs soutiens, à décourager toutes les prises de parole futures, mais en plus on s'attaque aux instances internes que les militantes féministes ont conquis de haute lutte dans les OS. Une condamnation enverrait le pire des messages aux organisations qui commencent à faire des pas dans le bon sens.

Contretemps – Ça irait à l'encontre de la dynamique actuelle où la parole des victimes est davantage entendue ?

Resyfem – Oui, certaines d'entre nous avions assisté au procès pour diffamation intenté par Denis Baupin et c'est vrai que ça a été un moment important, ça a constitué une forme de reconnaissance pour les femmes victimes de violences sexuelles dans le cercle militant. Une inter-organisations nationale existe maintenant et permet de travailler sur l'itinérance des agresseurs entre des syndicats et des partis politiques.

Mais, des progrès restent à faire, notamment sur « l'itinérance des victimes » : bien que Christine soit confrontée à tout cela du fait de son action en tant que militante de la CGT, ses frais d'avocat ne sont pas financés par cette dernière, ni la réparation de l'ensemble des préjudices subis, tout comme ses camarades du Collectif femmes mixité.

En effet, la plupart des militantes, dont Christine, qui se sont battues en interne ont dû quitter le syndicat, avec un véritable préjudice moral. Par ailleurs, cette lutte a impacté la santé de la majorité des camarades avec des frais qui restent aussi à leur charge. La double peine existe encore dans nos syndicats.

Il nous semble donc qu'une revendication importante serait le remboursement de tous les frais et préjudices (moraux, de santé, juridiques…) pour les victimes, que ce soit lorsqu'elles portent elles-mêmes plaintes contre un agresseur, luttent contre lui ou lorsqu'elles font l'objet d'une procédure-bâillon.

Plus largement, si des protocoles (parfois assez bons) commencent à exister dans la plupart des OS, beaucoup de choses allant dans le sens d'une meilleure connaissance des VSS restent non contraignantes et donc soumises dans leur application à la bonne volonté des militant·es. Le rapport de force féministe en interne est donc décisif, aussi bien pour rendre effectives les mesures de prévention, de protection et de sanctions, que pour obtenir des mesures plus solides dans les statuts des OS. Il faut aussi revoir nos fonctionnements collectifs car un agresseur dans un syndicat tout comme au travail s'appuie sur des organisations du travail qui dysfonctionnent. C'est bien un enjeu collectif au-delà de la sanction individuelle (suspension, gradation des sanctions) qu'il faut porter.

Ce type de procès est une étape pour nous dans la dynamique en cours pour débattre et avancer sur des moyens de combattre les violences en interne. La CGT souhaite se saisir de ce procès avec un rassemblement et une conférence de presse pour réaffirmer l'importance du travail de la cellule de veille et le défendre contre cette attaque sans précédent. Elle était rejointe par d'autres syndicats nationaux comme la FSU, Solidaires… pour montrer une détermination unitaire dans le soutien aux victimes et dans leur action de lutte contre les violences.

Nous savons que d'autres procédures judiciaires sont en cours, notamment intentées par Benjamin Amar contre la CGT, sa cellule de veille et des militant·es. L'enjeu est donc important que le procès contre Christine et P. Martinez se solde par une relaxe générale !

De notre côté, nous appelions à un rassemblement le 30 septembre devant le Palais de justice pour soutenir Christine, pour défendre le droit des victimes et de leurs soutiens à parler et à se défendre, et interpeller nos OS sur ces sujets. Mais le procès est malheureusement reporté. Nous devons rester solidaires. Nous serons à ses côtés les 16 et 17 octobre 2025 pour relancer une présence collective féministe et syndicale les deux jours d'audience.

D'ici là, d'autres procédures judiciaires sont en cours et chacune est susceptible d'envoyer un signal qui pèsera dans la résolution des suivantes. Nous pensons notamment aux plaintes intentées par Benjamin Amar contre la CGT et sa cellule de veille, envers des militantes mais aussi envers des médias et collectifs divers. Ce 27 novembre se tiendra le procès pour atteinte à l'intimité de la vie privée contre l'AVFT notamment. Régis Vieceli et Benjamin Amar participent ainsi à un même mouvement de backlash généralisé qui rend ce moment particulièrement charnière pour nos luttes. Il est décisif de ne céder aucun terrain à ces entreprises de musellement. Dans le cas des procédures bâillon initiées par Amar comme de celles intentées par Vieceli, nous devons faire bloc pour éviter l'enclenchement d'un effet domino jurisprudentiel catastrophique pour le futur de la lutte contre les VSS dans les syndicats et les organisations politiques plus largement. Nous appelons nos OS à prendre la mesure de ce qui se joue avec ces audiences. Et nous appelons à la solidarité à l'occasion de celles-ci (ce 27 novembre et les 16 et 17 octobre 2025) pour soutenir les camarades attaquée.es, pour défendre le droit des victimes et de leurs soutiens à parler et à se défendre, et pour interpeller nos OS sur ces sujets.

Resyfem
Blog Résyfem : https://blogs.mediapart.fr/resyfem/blog
Contact : resyfem@riseup.net
https://www.contretemps.eu/lutte-vss-syndicats-procedures-baillons/

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« L’affaire Assange crée un dangereux précédent pour tous les journalistes » : Kristinn Hrafnsson et Stella Assange témoignent

3 décembre 2024, par Vadim Kamenka — ,
Stella Assange, l'épouse de Julian Assange, et Kristinn Hrafnsson, rédacteur en chef de WikiLeaks, témoignent du combat mené durant quatorze années par le journaliste (…)

Stella Assange, l'épouse de Julian Assange, et Kristinn Hrafnsson, rédacteur en chef de WikiLeaks, témoignent du combat mené durant quatorze années par le journaliste australien, Julian Assange, pour sa libération. Conscient du climat d'autocensure que sa condamnation instaure au sein de la profession, le lanceur d'alerte entend continuer la lutte.

Tiré de l'Humanité

Publié le 22 novembre 2024
Vadim Kamenka
Lecture suggérée par André Cloutier

Photo :
« Je suis libre aujourd'hui parce que j'ai plaidé coupable de journalisme », a déclaré Julian Assange, à Strasbourg, devant le Conseil de l'Europe, le 1er octobre.
©️ JOHANNES SIMON / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP

Depuis sa libération le 26 juin, Julian Assange a tenu à réaliser sa première visite hors d'Australie en France, à Strasbourg. « C'est bon d'être de retour », a même souligné le cofondateur de WikiLeaks. Le journaliste de 52 ans a voulu surtout témoigner devant le Conseil de l'Europe et tenir son premier discours public depuis 2019. Julian Assange a soutenu la résolution adoptée qui en fait un prisonnier politique et alerte sur le dangereux précédent que son affaire crée à l'encontre de la presse.

L'extraterritorialité des lois, notamment états-uniennes, permet désormais à n'importe quel éditeur, journaliste, d'être poursuivi. Une situation insupportable pour le Conseil de l'Europe et Julian Assange, qui a rappelé : « Je ne suis pas libre aujourd'hui parce que le système a fonctionné. Je suis libre aujourd'hui parce que, après des années d'incarcération, j'ai plaidé coupable de journalisme. »

L'Australien en effet a pu retrouver la liberté en plaidant coupable afin d'éviterl'extradition aux États-Uniset une procédure lancée en 2019 qui lui faisait encourir 175 ans de prison, pour 18 chefs d'inculpation en vertu des lois anti-espionnage, après une détention arbitraire entamée le 7 décembre 2010 et 1 901 jours de prison à Belmarsh. Le rédacteur en chef de WikiLeaks, Kristinn Hrafnsson, et sa femme, Stella Assange, témoignent de son quotidien et d'un combat qui doit se poursuivre.

Après quatorze années de détention au Royaume-Uni, dont 1 901 jours dans une prison de haute sécurité à Belmarsh, dans quel état de santé se trouve Julian Assange ?

Stella Assange

Son état de santé s'améliore, mais il a manifestement besoin de beaucoup plus de temps pour récupérer. Je pense que tous ceux qui ont écouté Julian, à Strasbourg devant le Conseil de l'Europe, ont pu constater que son intelligence était intacte. Son témoignage durant plus d'une heure a confirmé que sa passion pour la vérité et les droits de l'homme n'a pas faibli. Mais il est évident que les années d'emprisonnement ont eu un impact considérable sur lui et qu'il a besoin de retrouver ses forces, et il n'en est qu'au début de ce processus.

Il a donc pris le temps d'interrompre sa convalescence en Australie et pris le risque d'un long périple de quarante-huit heures en raison de l'importance capitale du rapport rédigé par la commission des Questions juridiques et des droits de l'homme de l'Assemblée du Conseil de l'Europe sur son cas et les conséquences pour d'autres. La résolution votée est complète.

Elle reconnaît le statut de prisonnier politique, son traitement disproportionné, les persécutions vicieuses et dégradantes et les implications plus vastes enmatière de liberté de la presse. Après le plaider-coupable, Julian ne peut demander réparation à aucune instance judiciaire, mais il peut répondre à des initiatives politiques, notamment à une Assemblée parlementaire qui représente 46 nations. Cela permet d'informer les élus et de les sensibiliser à ces graves précédents.

Depuis sa libération en juin dernier, à quoi ressemble le quotidien de Julian Assange ?

Stella Assange : II peut enfin profiter de la vie d'un homme libre en Australie après quatorze années de détention. Il se rend à l'océan presque chaque jour pour nager et surfer. Julian apprend aussi à être un père de famille et à vivre avec les siens, notamment ses deux enfants. Il lit et s'informe sur tout ce qu'il a pu rater avec l'évolution prise par l'intelligence artificielle. Il prend le temps de se ressourcer et de redécouvrir le plaisir de manger.

Quel message a voulu défendre Julian Assange en prenant pour la première fois la parole en public, en France ?

Kristinn Hrafnsson

Ce rapport et le fait que Julian Assange ait été reconnu comme prisonnier politique par l'Assemblée plénière s'avèrent primordiaux. C'est une étape fondamentale pour la protection des journalistes. La résolution a pu dévoiler les persécutions subies sur la base de motifs politiques par Julian Assange au Royaume-Uni. Il a été poursuivi pour son travail journalistique et ses révélations sur les crimes de guerre commis par les armées américaine et britannique en Irak ou en Afghanistan.

Son cas et le plaider-coupable nécessaire à sa libérationcréent un précédent très dangereux pour les rédacteurs, reporters, journalistes d'investigation, éditeurs dans le monde entier. Face à ce danger, le signal envoyé par le Conseil de l'Europe s'avère très important pour tous les États. Car il s'agit d'une institution qui incarne une forme de conscience et de vigie face aux dérives antidémocratiques des nations et aux attaques contre les droits de l'homme. Il s'agit de défendre le droit à la liberté d'expression, sans ingérence. C'est pour cette raison que Julian Assange a souhaité entreprendre ce voyage éprouvant vers l'Europe.

Depuis cette résolution adoptée le 2 octobre, les autorités britanniques ont-elles réagi ?

Stella Assange : Le gouvernement n'a rien fait. Il entend étouffer l'affaire, comme seul un coupable le ferait en faisant obstruction au rapport indépendant du Conseil de l'Europe. Son Assemblée parlementaire, dont le Royaume-Uni est membre, a réclamé que les autorités britanniques procèdent à un examen « en vue d'établir s'il (Assange) a été exposé à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, conformément à leurs obligations internationales ».

Aucune enquête n'a été lancée et aucune réaction n'a été exprimée. D'ailleurs, nous savons que le Crown Prosecution Service, qui est chargé des poursuites judiciaires, a fait disparaître des documents clés relatifs à l'emprisonnement de Julian, et a refusé de fournir des informations au tribunal, qui pourraient faire la lumière sur l'aspect politique de la persécution de Julian au Royaume-Uni.

Malgré le plaider-coupable qui a clos l'affaire judiciaire avec les États-Unis, Julian Assange est-il prêt à poursuivre la lutte pour éviter que d'autres affaires, d'autres cas se répètent afin de contraindre la liberté de la presse ?

Kristinn Hrafnsson : Oui, comme il l'a mentionné lui-même, Julian va continuer ce combat pour que cela ne se reproduise plus jamais. Le Conseil de l'Europe a été clair sur l'impact de cette procédure, qui « crée un effet dissuasif dangereux et un climat d'autocensure affectant tous les journalistes, éditeurs et autres personnes qui signalent des questions essentielles au fonctionnement d'une société démocratique ».

Aujourd'hui, nous devons encourager les législateurs et les organisations à s'unir et à faire en sorte que cela ne se reproduise plus jamais, par le biais de leurs processus législatifs, d'accords internationaux, etc. Nous savons tous qu'un précédent a été créé : Julian est le premier journaliste à être condamné sur la base de l'Espionage Act (loi sur l'espionnage). Il ne sera certainement pas le dernier, à moins qu'il n'y ait une forte réaction et une influence politique exercée sur les États-Unis pour dissocier l'Espionage Act de toute possibilité d'abus contre les journalistes.

Mais il faut également mettre en place des garanties dans les pays européens, car il y va de l'intérêt des journalistes du monde entier. Vous ne voulez pas que les journalistes européens risquent d'être extradés ou même appréhendés n'importe où dans le monde parce qu'ils ont enfreint une loi aux États-Unis pour avoir fait leur métier. Il faut neutraliser cette possibilité.

Le manque de protection de la presse vis-à-vis des États-Unis et de leur extraterritorialité est-il un danger suffisamment pris en compte par l'Europe ?

Stella Assange : Je pense qu'il est très important que la commission des Questions juridiques et des droits de l'homme ait produit ce rapport, parce qu'il crée non seulement une enquête indépendante sur ce qui s'est passé, mais aussi un consensus politique sur l'urgence avec laquelle les législateurs doivent examiner le danger que pose ce précédent. En fait, comme Julian l'a dit dans sa déclaration, s'il est libre, ce n'est pas parce que le système a fonctionné, mais parce qu'il n'a pas voulu sacrifier d'autres années de sa vie pour un système qui ne fonctionnait pas et qui n'allait pas lui permettre de retrouver la liberté.

C'est à cela qu'il faut s'attaquer : à la fois l'absence de garanties efficaces en cas de répression transnationale lorsqu'un État étranger abuse du système juridique pour harceler un journaliste en représailles de ce qu'il a publié, ainsi que le fait que l'espace européen n'est pas équipé pour protéger les journalistes victimes d'une répression transnationale. Et le cas de Julian, je pense, est le cas emblématique de la répression transnationale, parce que vous avez non seulement des outils juridiques, mais aussi une criminalité extralégale et étatique utilisée contre lui et documentée.

Et si nous en savons autant sur cette affaire, c'est grâce aux lanceurs d'alerte, parce qu'elle a été très médiatisée. Il y a donc beaucoup à en apprendre, mais il y a aussi d'autres cas, moins sous les feux des projecteurs, où des individus sont tout aussi vulnérables. Les ONG européennes, les hommes politiques, etc., doivent donc se réveiller et s'attaquer à ce problème. Le système européen prétend offrir un lieu sûr pour la publication, l'exposition de la vérité, etc. En réalité, son incapacité à mettre en œuvre les garanties qui étaient sur le papier a conduit à l'incarcération de Julian.

Est-ce que Julian Assange pourrait reprendre ses fonctions au sein de WiliLeaks ?

Kristinn Hrafnsson : Aujourd'hui, l'accent est mis sur son rétablissement, qui n'a commencé qu'il y a quelques semaines, et Julian a besoin de plus de temps. Il lui faut rassembler des informations sur le monde d'aujourd'hui. Cela fait quatorze ans qu'il est privé de liberté. Cela fait cinq ans qu'il n'est pas au courant de l'évolution du monde. Il pourra prendre position sur la direction à prendre après cela.

Bien sûr, cela prendra un peu de temps, mais je suppose que cela se fera sur la base des mêmes principes et des valeurs qui ont toujours motivé Julian, la justice et la rigueur journalistique. Oui, je pense que Julian a émergé dans un monde très différent et qu'il entame seulement son rétablissement, mais il y a beaucoup de travail à accomplir.

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À propos d’"escalade guerrière" : quand le mouvement ouvrier international livrait des armes... en Russie

3 décembre 2024, par Martin Gallié — , , ,
Cela fait maintenant plus de deux ans, plus de 1 000 jours que le mouvement ouvrier ukrainien, les syndicats, les militant·es socialistes, anarchistes, féministes etc., tout en (…)

Cela fait maintenant plus de deux ans, plus de 1 000 jours que le mouvement ouvrier ukrainien, les syndicats, les militant·es socialistes, anarchistes, féministes etc., tout en luttant contre les atteintes constantes au droit du travail et aux services publics par le Gouvernement néolibéral de Zelensky, ne cessent de réclamer de leurs camarades hors Ukraine un soutien armé pour se défendre contre l'agression Russe déclenchée le 24 février 2022.

Jusqu'à présent, à de rares exceptions près, les directions des partis ouvriers ou syndicales hors Ukraine, s'opposent à cette revendication ou l'ignorent et dans tous les cas refusent de simplement la relayer. Elles s'accordent en revanche pour lancer des appels à la paix, à des négociations, à un soutien humanitaire et à la fin de "l'escalade guerrière" en Ukraine.

Ce n'est bien évidemment pas la première fois que des travailleurs et travailleuses en lutte sollicitent un soutien armé, que cette demande suscite d'importantes controverses et une farouche opposition des pacifistes (convaincu·es ou campistes).

Il est même difficile ici de ne pas faire un rapprochement entre la posture pacifiste et charitable des directions ouvrières actuelles face à l'agression russe de février 2022 et la pusillanimité des dirigeants ouvriers britanniques qui pendant toute la guerre civile espagnole, de 1936 à 1938, vont obstinément s'opposer à un quelconque soutien armé aux républicains de peur de froisser les fascistes et... de l'escalade guerrière.
Ainsi, pendant que les dirigeants ouvriers britanniques vont organiser des collectes de dons pour fournir du lait aux enfants espagnols affamés, la classe ouvrière internationale va de son côté s'organiser pour apporter des armes, des munitions et des brigades de volontaires internationaux pour combattre les fascistes. Depuis, le mouvement ouvrier a oublié le Milk for Spain' programme et le nom des dirigeants britanniques charitables. En revanche, le soutien armé aux républicains espagnols et les volontaires internationaux du POUM, de la colonne Durruti ou des brigades internationales sont devenus des symboles de l'internationalisme, des mythes de la solidarité ouvrière internationale et de la lutte contre le fascisme.

Il est vrai que ce soutien humain et armé aux Républicains espagnols est un évènement exceptionnel dans l'histoire de l'internationalisme. Les cas où la classe ouvrière internationale s'est organisée pour soutenir et financer des livraisons d'armes ou envoyer des volontaires armés semblent relativement peu nombreux. Et jusqu'à la guerre civile espagnole, la solidarité armée internationale s'était davantage exprimée à travers des campagnes de boycotts ou des blocages de livraisons d'armes (comme par exemple la campagne de boycott des livraisons d'armes à la Hongrie d'Horty ou à la Pologne blanche en 1919, au Japon suite à l'invasion de la Mandchourie en 1932 ou à l'Italie lors de l'invasion de l'Éthiopie en 1935).

La guerre civile espagnole n'est toutefois pas le seul ni le premier exemple où le mouvement ouvrier international s'est organisé pour favoriser des livraisons d'armes à des camarades en lutte.

En ce sens on peut notamment rappeler que le 18 février 1905, alors que la Révolution Russe vient de débuter et qu'elle est déjà violemment réprimée, le Bureau socialiste international (BSI), le tout nouvel organe de coordination de la Seconde Internationale, lance un appel européen à l'ouverture de souscriptions en soutien des révolutionnaires Russes et Polonais. Le BSI centralise alors dans un « fonds Russe » les importantes sommes reçues d'un peu partout dans le monde mais surtout du puissant mouvement ouvrier allemand. Nicolas Delalande, qui a documenté cette action, souligne que c'est d'ailleurs « l'un des rares exemples de constitution d'un fonds de souscription par l'instance centrale du socialisme international ». C'est aussi l'un des tout premier exemples d'action coordonnée du mouvement ouvrier international, afin d'apporter un soutien armé à des camarades en luttes.

En effet, suite à cette souscription, le BSI reçoit « de nombreux appels » d'organisations membres appelant à favoriser l'armement des révolutionnaires russes. On sait ainsi que dès le mois d'avril 1905, des Arméniens ouvrent une souscription qui précise que l'argent collecté doit favoriser l'armement des révolutionnaires Russes. Le SPD allemand aurait également favorisé l'achat d'armes à destination de la Russie. En novembre 1905, une résolution de militants Russes exilés à San Francisco – signée par Jack London également – appelle à son tour le mouvement ouvrier à s'organiser pour fournir et favoriser les livraisons d'armes :

« [l]e prolétariat russe ne doit pas attendre un jour de plus les livres et les armes que les socialistes du monde entier peuvent lui donner. Nous sommes aux côtés du peuple russe dans sa lutte pour la liberté. La cause des travailleurs russes est aussi la nôtre ».

Ainsi, avec cette souscription la mission du BSI évolue. Jusqu'à présent l'action des instances internationales du socialisme, que ce soit la Première internationale et son Conseil général ou la Seconde internationale et son BSI, était principalement centrée sur la documentation, le réseautage et le soutien financier ponctuel en cas de grève. Désormais, « sans le reconnaître ouvertement », le BSI et son secrétaire Camille Huysmans en particulier, participent directement au soutien armé :

« La violence de la répression tsariste entraîne une diversification de l'aide et des secours. Il ne s'agit plus seulement de venir en aide pour apporter des subsistances et de quoi tenir pendant une grève, mais bien d'armer les partis politiques et les révolutionnaires, dans ce qui s'apparente à une véritable guerre civile », note ainsi N. Delalande.

Et ce soutien armé du BSI aux révolutionnaires Russes s'inscrit dans la durée alors qu'à la même époque, Camille Huysman développe une collaboration « franche et cordiale » avec le représentant Bolchevik du POSDR , Vladimir Illitch Lénine et d'autres bolcheviks. Ainsi, entre 1906 et 1907, Camille Huysmans aide également Maxime Litvinov, futur commissaire du peuple aux Affaires étrangères de Staline, « dans ses achats d'armes pour la révolution russe, ainsi que pour le transfert des sommes nécessaires aux organisations révolutionnaires en Russie » .

Le secrétaire du BSI aurait notamment récupéré les sommes obtenues suites aux très controversées « expropriations », c'est-à-dire suite aux braquages pratiqués par les bolcheviks au Caucase pour financer la révolution . M. Litvinov aurait notamment remis à C. Huysmans les sommes obtenues suite au braquage meurtrier de la banque de Tiflis du 13 juin 1907, auquel aurait participé, selon certaines sources, Staline (alors Koba). On soulignera que cette pratique de brigandage pour financer l'armement des révolutionnaires russes fut vivement critiquée et dénoncée. Ce braquage, très médiatisé à l'époque, a de fait lieu quelques jours à peine après que la très grande majorité des membres du Congrès des socialistes russes réunis à Londres, ait adopté une résolution dénonçant le recours aux pratiques de hold up et terroristes pour financer la révolution. Le braquage est ainsi réalisé contre l'avis de la majorité des socialistes et apparait rapidement comme étant contreproductif. Trotsky jugera ainsi que ce braquage « comporte une bonne part d'aventurisme », que « le butin de Tiflis n'apporte rien de bon » et que cette action a surtout contribué à diviser et à discréditer le mouvement ouvrier russe.

Quoiqu'il en soit, conclut Nicolas Delalande, la solidarité ouvrière et syndicale internationale prend en 1905, « une coloration paramilitaire ». Le mouvement ouvrier international se saisit alors de la question des armes, lance des souscriptions et centralise des fonds pour les financer, au nom de la lutte contre l'exploitation, contre le tsarisme et contre les Cents-Noirs antisémites. Et force est de constater qu'une telle orientation tranche avec la posture pacifiste de la grande majorité des directions actuelles du mouvement ouvrier.

De fait, à la fin du mois de novembre 2024, alors que les missiles et les drones russes pleuvent continuellement sur l'Ukraine, que la Russie fait désormais appel aux soldats Nords Coréens pour poursuivre son projet colonial, que V. Poutine menace la planète d'une guerre nucléaire si l'Ukraine n'accepte pas de céder son territoire, la plupart des parlementaires européens du Groupe The Left (La France Insoumise, Mouvement cinq étoiles, Die Linke, Parti du travail de Belgique etc.) et les dirigeants syndicaux internationaux refusent toujours de simplement relayer les appels à la solidarité armée des travailleurs et travailleuses ukrainien·nes, considérant que ce soutien à la résistance ukrainienne contribue à... l'escalade guerrière.

Bref, ceux et celles qui tentent de se défendre contre les néofascistes sont accusé·es de contribuer à la militarisation de la planète. Georges Orwell, qui lutta dans les rangs du POUM avant d'écrire 1984, aurait surement pu prendre cet exemple de novlangue.

Martin Gallié

Illustration : Peinture de Valentin Serov, "Soldats, héros, où est passée votre gloire ?", 1905

À propos d’escalades guerrières : quand le mouvement ouvrier international livrait des armes... en Russie

3 décembre 2024, par Martin Gallié — , , ,
Cela fait maintenant plus de deux ans, plus de 1 000 jours que le mouvement ouvrier ukrainien, les syndicats, les militant·es socialistes, anarchistes, féministes etc., tout en (…)

Cela fait maintenant plus de deux ans, plus de 1 000 jours que le mouvement ouvrier ukrainien, les syndicats, les militant·es socialistes, anarchistes, féministes etc., tout en luttant contre les atteintes constantes au droit du travail et aux services publics par le Gouvernement néolibéral de Zelensky, ne cessent de réclamer à leurs camarades hors Ukraine un soutien armé pour se défendre contre l'agression Russe déclenchée le 24 février 2022.

Jusqu'à présent, à de rares exceptions près, les directions des partis ouvriers ou syndicales hors Ukraine, s'opposent à cette revendication ou l'ignorent et dans tous les cas refusent de simplement la relayer. Elles s'accordent en revanche pour lancer des appels à la paix, à des négociations, à un soutien humanitaire et à la fin de "l'escalade guerrière" en Ukraine.

Ce n'est bien évidemment pas la première fois que des travailleurs et travailleuses en lutte sollicitent un soutien armé, que cette demande suscite d'importantes controverses et une farouche opposition des pacifistes (convaincu·es ou campistes).

Il est même difficile ici de ne pas faire un rapprochement entre la posture pacifiste et charitable des directions ouvrières actuelles face à l'agression russe de février 2022 et la pusillanimité des dirigeants ouvriers britanniques qui pendant toute la guerre civile espagnole, de 1936 à 1938, vont obstinément s'opposer à un quelconque soutien armé aux républicains de peur de froisser les fascistes et... de l'escalade guerrière.
Ainsi, pendant que les dirigeants ouvriers britanniques vont organiser des collectes de dons pour fournir du lait aux enfants espagnols affamés, la classe ouvrière internationale va de son côté s'organiser pour apporter des armes, des munitions et des brigades de volontaires internationaux pour combattre les fascistes. Depuis, le mouvement ouvrier a oublié le Milk for Spain' programme et le nom des dirigeants britanniques charitables. En revanche, le soutien armé aux républicains espagnols et les volontaires internationaux du POUM, de la colonne Durruti ou des brigades internationales sont devenus des symboles de l'internationalisme, des mythes de la solidarité ouvrière internationale et de la lutte contre le fascisme.

Il est vrai que ce soutien humain et armé aux Républicains espagnols est un évènement exceptionnel dans l'histoire de l'internationalisme. Les cas où la classe ouvrière internationale s'est organisée pour soutenir et financer des livraisons d'armes ou envoyer des volontaires armés semblent relativement peu nombreux. Et jusqu'à la guerre civile espagnole, la solidarité armée internationale s'était davantage exprimée à travers des campagnes de boycotts ou des blocages de livraisons d'armes (comme par exemple la campagne de boycott des livraisons d'armes à la Hongrie d'Horty ou à la Pologne blanche en 1919, au Japon suite à l'invasion de la Mandchourie en 1932 ou à l'Italie lors de l'invasion de l'Éthiopie en 1935).

La guerre civile espagnole n'est toutefois pas le seul ni le premier exemple où le mouvement ouvrier international s'est organisé pour favoriser des livraisons d'armes à des camarades en lutte.

En ce sens on peut notamment rappeler que le 18 février 1905, alors que la Révolution Russe vient de débuter et qu'elle est déjà violemment réprimée, le Bureau socialiste international (BSI), le tout nouvel organe de coordination de la Seconde Internationale, lance un appel européen à l'ouverture de souscriptions en soutien des révolutionnaires Russes et Polonais. Le BSI centralise alors dans un « fonds Russe » les importantes sommes reçues d'un peu partout dans le monde mais surtout du puissant mouvement ouvrier allemand. Nicolas Delalande, qui a documenté cette action, souligne que c'est d'ailleurs « l'un des rares exemples de constitution d'un fonds de souscription par l'instance centrale du socialisme international ». C'est aussi l'un des tout premier exemples d'action coordonnée du mouvement ouvrier international, afin d'apporter un soutien armé à des camarades en luttes.

En effet, suite à cette souscription, le BSI reçoit « de nombreux appels » d'organisations membres appelant à favoriser l'armement des révolutionnaires russes. On sait ainsi que dès le mois d'avril 1905, des Arméniens ouvrent une souscription qui précise que l'argent collecté doit favoriser l'armement des révolutionnaires Russes. Le SPD allemand aurait également favorisé l'achat d'armes à destination de la Russie. En novembre 1905, une résolution de militants Russes exilés à San Francisco – signée par Jack London également – appelle à son tour le mouvement ouvrier à s'organiser pour fournir et favoriser les livraisons d'armes :

« [l]e prolétariat russe ne doit pas attendre un jour de plus les livres et les armes que les socialistes du monde entier peuvent lui donner. Nous sommes aux côtés du peuple russe dans sa lutte pour la liberté. La cause des travailleurs russes est aussi la nôtre ».

Ainsi, avec cette souscription la mission du BSI évolue. Jusqu'à présent l'action des instances internationales du socialisme, que ce soit la Première internationale et son Conseil général ou la Seconde internationale et son BSI, était principalement centrée sur la documentation, le réseautage et le soutien financier ponctuel en cas de grève. Désormais, « sans le reconnaître ouvertement », le BSI et son secrétaire Camille Huysmans en particulier, participent directement au soutien armé :

« La violence de la répression tsariste entraîne une diversification de l'aide et des secours. Il ne s'agit plus seulement de venir en aide pour apporter des subsistances et de quoi tenir pendant une grève, mais bien d'armer les partis politiques et les révolutionnaires, dans ce qui s'apparente à une véritable guerre civile », note ainsi N. Delalande.

Et ce soutien armé du BSI aux révolutionnaires Russes s'inscrit dans la durée alors qu'à la même époque, Camille Huysman développe une collaboration « franche et cordiale » avec le représentant Bolchevik du POSDR , Vladimir Illitch Lénine et d'autres bolcheviks. Ainsi, entre 1906 et 1907, Camille Huysmans aide également Maxime Litvinov, futur commissaire du peuple aux Affaires étrangères de Staline, « dans ses achats d'armes pour la révolution russe, ainsi que pour le transfert des sommes nécessaires aux organisations révolutionnaires en Russie » .

Le secrétaire du BSI aurait notamment récupéré les sommes obtenues suites aux très controversées « expropriations », c'est-à-dire suite aux braquages pratiqués par les bolcheviks au Caucase pour financer la révolution . M. Litvinov aurait notamment remis à C. Huysmans les sommes obtenues suite au braquage meurtrier de la banque de Tiflis du 13 juin 1907, auquel aurait participé, selon certaines sources, Staline (alors Koba). On soulignera que cette pratique de brigandage pour financer l'armement des révolutionnaires russes fut vivement critiquée et dénoncée. Ce braquage, très médiatisé à l'époque, a de fait lieu quelques jours à peine après que la très grande majorité des membres du Congrès des socialistes russes réunis à Londres, ait adopté une résolution dénonçant le recours aux pratiques de hold up et terroristes pour financer la révolution. Le braquage est ainsi réalisé contre l'avis de la majorité des socialistes et apparait rapidement comme étant contreproductif. Trotsky jugera ainsi que ce braquage « comporte une bonne part d'aventurisme », que « le butin de Tiflis n'apporte rien de bon » et que cette action a surtout contribué à diviser et à discréditer le mouvement ouvrier russe.

Quoiqu'il en soit, conclut Nicolas Delalande, la solidarité ouvrière et syndicale internationale prend en 1905, « une coloration paramilitaire ». Le mouvement ouvrier international se saisit alors de la question des armes, lance des souscriptions et centralise des fonds pour les financer, au nom de la lutte contre l'exploitation, contre le tsarisme et contre les Cents-Noirs antisémites. Et force est de constater qu'une telle orientation tranche avec la posture pacifiste de la grande majorité des directions actuelles du mouvement ouvrier.

De fait, à la fin du mois de novembre 2024, alors que les missiles et les drones russes pleuvent continuellement sur l'Ukraine, que la Russie fait désormais appel aux soldats Nords Coréens pour poursuivre son projet colonial, que V. Poutine menace la planète d'une guerre nucléaire si l'Ukraine n'accepte pas de céder son territoire, la plupart des parlementaires européens du Groupe The Left (La France Insoumise, Mouvement cinq étoiles, Die Linke, Parti du travail de Belgique etc.) et les dirigeants syndicaux internationaux refusent toujours de simplement relayer les appels à la solidarité armée des travailleurs et travailleuses ukrainien·nes, considérant que ce soutien à la résistance ukrainienne contribue à... l'escalade guerrière.

Bref, aujourd'hui, ceux et celles qui tentent de se défendre contre une invasion coloniale et de lutter contre des néofascistes sont accusé·es de contribuer à la militarisation de la planète et de participer de l'escalade guerrière. Georges Orwell, qui prit les armes au côté des militant·es du POUM avant d'écrire 1984, aurait surement pu prendre cet exemple de novlangue.

Martin Gallié

Illustration : Peinture de Valentin Serov, "Soldats, héros, où est passée votre gloire ?", 1905

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« Trump et Musk nous mènent vers un monde glacial, dominé par l’IA »

3 décembre 2024, par Scandola Graziani — ,
Donald Trump et Elon Musk prônent un antihumanisme décomplexé, géré par l'intelligence artificielle et « vidé de ses corps », explique le philosophe Éric Sadin. Une idéologie (…)

Donald Trump et Elon Musk prônent un antihumanisme décomplexé, géré par l'intelligence artificielle et « vidé de ses corps », explique le philosophe Éric Sadin. Une idéologie déjà à l'œuvre en France.

Tiré de Reporterre
28 novembre 2024

Par Scandola Graziani

Éric Sadin est philosophe spécialiste de la critique du numérique et son monde. Ses nombreux ouvrages, dont La Siliconisation du monde (2016), L'Ère de l'individu Tyran (2020) ou La Vie spectrale (2023), abordent les conséquences de l'avènement des nouvelles technologies, notamment de l'intelligence artificielle (IA), sur l'organisation de nos sociétés.

Reporterre — Le milliardaire Elon Musk a été nommé par Donald Trump au ministère de « l'efficacité gouvernementale ». Que cela révèle-t-il ?

Éric Sadin — Elon Musk incarne le mythe de l'entrepreneur visionnaire qui a tout saisi de la vérité de l'époque. Sa figure fait penser à celle de John Galt, le héros de La Grève, le fameux roman d'Ayn Rand publié en 1957, devenu depuis la référence majeure du courant libertarien. John Galt est un ingénieur, caractérisé par sa puissance inventive, qui décide d'organiser une fronde de grands entrepreneurs contre l'inertie de l'État. Ensemble, ils brandissent la menace de cesser leur activité, affirmant que le pays finira alors exsangue. C'est exactement ce à quoi nous avons affaire avec Elon Musk : l'image d'un génie semblant dorénavant indispensable à la bonne santé économique de la nation. Donald Trump a récemment déclaré à son propos : « C'est un super génie, il faut qu'on les protège, nous n'en avons pas tant que ça. »

Quelle est l'idéologie derrière cette figure de « l'entrepreneur visionnaire » ?

Cette idéologie, à l'œuvre depuis une trentaine d'années dans la Silicon Valley, est fondée sur le postulat que Dieu n'a pas parachevé la création. Le monde est truffé de défauts et l'humain étant fondamentalement imparfait, il en est le premier vecteur. Toutefois, un miracle a lieu désormais : les technologies dites de « l'exponentiel », qui sont vouées à racheter toutes nos insuffisances. C'est là que l'intelligence artificielle donne corps à ce projet, en réalisant de façon infiniment plus rapide, prétendument plus fiable et à moindre coût, un nombre sans cesse extensif de tâches.

L'humain étant alors appelé à être évacué des affaires qui le regardent, pour n'être plus réduit qu'à une cible continuellement marchande, assaillie par des offres automatisées et hyperpersonnalisées. Voit-on l'antihumanisme radical à l'œuvre ? Celui cherchant à instaurer une société hygiéniste, délivrée de tout défaut, et une marchandisation intégrale de la vie.

Comment cette idéologie prônée par Elon Musk et la Silicon Valley trouve-t-elle un écho auprès de Donald Trump ?

Trump et Musk se rejoignent dans une sorte d'iconoclasme radical et décomplexé. Leur point commun est le refus des intermédiaires, des instances centrales, supposés être des facteurs d'inertie. C'est pour cela que Musk a vite été un adepte des cryptomonnaies, ambitionnant de se débarrasser de tous les maillons de régulation de la valeur. Du côté de Trump, les intermédiaires, ce sont l'État fédéral, Washington, les institutions, le prétendu « État profond », et les élites qu'il entend renverser, au profit d'un lien plus direct avec les Américains. C'est aussi le fantasme d'une parfaite transparence.

« Un monde glacial, vidé de ses corps »

On parle de possibles conflits d'intérêts, des contrats publics d'Elon Musk, de sa cotation en bourse qui a grimpé depuis l'élection de Trump… Ce n'est pas le plus important. Ce qui compte, c'est qu'ils trouvent dans cette alliance la certitude que leur vision du monde va s'appliquer sans aucune limite.

Concrètement, que compte faire Elon Musk à ce poste de « l'efficacité gouvernementale » ?

Je donnerais un autre nom à ce poste : celui de « l'automatisation des affaires publiques ». Il existe aujourd'hui des systèmes d'intelligence artificielle capables de gérer quantité de dossiers administratifs et publics, à un point que l'on n'aurait plus besoin d'autant d'humains dans ces domaines. Elon Musk risque d'y aller à la hache. Et celle-ci va s'appuyer sur un levier principal : l'automatisation par l'IA. Des systèmes se substitueront à l'humain.

Le paradoxe, c'est qu'en voulant éradiquer la bureaucratie, on en arrive à des effets d'hyper bureaucratie, semblables aux récits kafkaïens, où personne ne sait où se trouvent les interlocuteurs. On s'imagine que l'IA va fluidifier les choses, en réalité c'est l'opposé ! Ce sera le règne de la « technocratie algorithmique ». Un monde glacial, vidé de ses corps.

Dans un entretien accordé au Mondeen 2020, vous déclariez : « Il est probable qu'un fascisme d'un nouveau genre émerge dans les années post-coronavirus. » Sommes-nous arrivés à cela ?

Les dictateurs entendent asseoir leur pouvoir en muselant et en contrôlant les populations. Ici, il ne s'agit pas de cela. Ce n'est pas « big brother » ou le « crédit social » chinois. En revanche, ce qui vient, c'est le bannissement de l'humain des affaires qui le regardent. C'est ce que j'avais appelé dans La Silicolonisation du monde le « soft-totalitarisme numérique », à savoir que les algorithmes prévalent sur l'humain dans l'organisation de la société. C'est la fin du politique.

D'ailleurs, en encourageant l'automatisation des affaires humaines, le monde politique scie la branche sur laquelle il est assis ! Les États-Unis sont avant-coureurs d'une situation appelée, à terme, à devenir globale.

Où en est-on en France ?

Cette automatisation est en vigueur depuis une dizaine d'années en France. Le fait que le ministre de la Fonction publique Guillaume Kasbarian ait salué la nomination d'Elon Musk n'est pas anodin. Le projet porté par Emmanuel Macron est exactement le même que celui de Musk et Trump, mais à la française, c'est-à-dire un cran en dessous. Il a twitté pour se réjouir de l'installation d'un bureau à Paris du géant de l'IA générative, OpenAI.

Macron est un adepte du technopositivisme, qui a pour ennemi l'inertie, et doit conduire vers un monde conçu comme une horloge parfaitement réglée. Lui aussi honnit les corps intermédiaires, qui empêchent supposément la rapidité et l'efficacité de l'action…

« Il suffit d'ouvrir le capot de ses Tesla pour voir que c'est de l'esbroufe totale »

Cette idéologie est déjà à l'œuvre dans la plupart des démocraties libérales, avec le distinguo qu'elle n'est pas encore radicale. Avec Trump et Musk, ce projet prendra forme de façon totalement décomplexée.

Quels effets cela aura-t-il sur l'environnement ?

Les technologies numériques, plus encore l'intelligence artificielle et les IA génératives, entraînent de gigantesques conséquences énergétiques. Le besoin en électricité est tel qu'Amazon et autres Big Tech entendent alimenter leurs serveurs avec de petits réacteurs nucléaires. Il y a une forme de dissonance cognitive troublante d'un côté, avec la question écologique de plus en plus présente et, de l'autre, l'usage sans cesse extensif par des milliards d'individus de systèmes numériques.

Elon Musk est-il aussi dans cette dissonance cognitive ?

Oui, comme tous les gourous du numérique. Prenez sa voiture électrique prétendument vertueuse pour le climat. Il suffit d'ouvrir le capot de ses Tesla pour voir que c'est de l'esbroufe totale ! En réalité, ses véhicules sont aux antipodes de l'écologie. Ils vont encourager les transports, et le recyclage des batteries n'est pas encore possible. Un pragmatisme écologique consisterait tout simplement à ne concevoir ni voiture ni fusée, mais d'œuvrer à d'autres formes d'organisation — réellement vertueuses et écologiques — en commun.

« Allons interroger les salariés dans les entrepôts d'Amazon »

Il y a quelques années, les grands patrons de la Silicon Valley se disaient préoccupés par la question climatique, et soutenaient plutôt le camp démocrate…

Nous sommes naïfs. Nous accordons beaucoup trop d'attention à ce que disent ces personnes. Regardez la place qu'ils ont dans la presse, ces entrepreneurs et ingénieurs du numérique : elle est outrageusement importante ! Ce ne sont pas leurs discours qu'il faut écouter, il faut observer les conséquences de leurs systèmes. Ce n'est pas eux qu'on devrait interroger dans les médias : mais ceux qui subissent les conséquences de ce qu'ils font.

Allons interroger les salariés dans les entrepôts d'Amazon, là où des systèmes d'IA instaurent des modes managériaux indignes, réduisant des humains à des robots de chair et de sang. Allons interroger les professeurs dans les écoles publiques qui subissent de plein fouet les effets de la numérisation à marche forcée. Allons voir dans l'hôpital public l'implantation des systèmes d'IA qui coûtent une fortune et ne servent à rien, alors qu'on s'est rendu compte pendant le Covid que ce n'était pas d'IA dont on avait besoin, mais de personnel et de matériel élémentaire, de respirateurs, etc. En faisant cela, nous aurions une tout autre compréhension des phénomènes, et la société serait davantage transparente à elle-même.

Aujourd'hui, le discours d'Elon Musk flirte avec le climatoscepticisme. Comment expliquer ce revirement ?

Selon lui, ceux qui travaillent sur les questions environnementales se perdent dans des négociations sans fin, pour déboucher sur des projets d'accord, tels ceux de la COP, qui ne feraient rien avancer. Tout ceci peut donner l'impression d'être laborieux et surtout élitiste. Pour Musk, c'est une manne ! Ça lui permet de dire : « Nous, on va faire de la véritable écologie. Des systèmes vont résoudre la crise climatique. » Autrement dit, la solution viendra de la technologie : fini les discussions, la contradiction, la pluralité de points de vue, tout cela n'étant que de la perte de temps et des dépenses inutiles.

Quelles alternatives à la vision d'Elon Musk pouvons-nous proposer ?

La solution, c'est d'être partie prenante des affaires qui nous regardent. C'est un projet de société : que tout le monde ait la chance de pouvoir vivre d'autres modalités d'existence plus vertueuses, s'il le souhaite. Avec des relations entre les êtres plus équitables, et l'usage de matériaux qui ne bafouent pas la biosphère.

Nous devrions pouvoir expérimenter des modes d'organisation — via la mise en place de collectifs — dans le soin, l'éducation, l'artisanat, l'architecture… Pour l'instant, ces expériences sont marginales, presque héroïques. Il faudrait que la puissance publique soutienne ces projets, qu'ils puissent essaimer ! C'est ce que j'appelle le « printemps des collectifs ».

Je ne vois pas d'autre solution que de défendre le vivant. Celui des éléments, mais aussi celui qui est en nous et qui ne demande qu'à s'épanouir. Appelons cela un puissant et joyeux désir de vie ; contre la pulsion de mort qui, aujourd'hui, semble être devenue notre monnaie bien trop courante.

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Brésil : le MST sur le harcèlement dans les mouvements #25Nov24

Dans ce court texte, je voudrais apporter quelques notes sur le harcèlement, en particulier dans les lieux de militantisme politique. J'écris en étant consciente de ceux (…)

Dans ce court texte, je voudrais apporter quelques notes sur le harcèlement, en particulier dans les lieux de militantisme politique.

J'écris en étant consciente de ceux qui liront ces lignes : les femmes activistes dans un mouvement social consolidé. Je n'ai pas l'intention d'épuiser le débat ici, ne serait-ce qu'en raison de l'espace limité qui m'est imparti. Je comprends la sensibilité du sujet, ainsi que son potentiel de controverse. Alors, allons-y ! Sans prétention…

Les données les plus diverses montrent que le harcèlement, sous toutes ses formes, est un phénomène basé sur des relations de pouvoir et qui réaffirme les inégalités de genre dans les divers domaines sociaux. Dans une relation où il y a harcèlement, le fondement est la croyance que l'autre personne se trouve dans une situation hiérarchiquement inférieure à celle de l'agresseur.

Ainsi, la conduite définit des types de harcèlement : si c'est sexuel, il s'agit du délit (Code pénal, art. 216-A), « humilier quelqu'un dans le but d'obtenir un avantage ou une faveur sexuelle » ; si c'est moral, il s'agit d'une conduite abusive et intentionnelle visant à nuire à la dignité, à l'intégrité physique ou psychologique d'une personne. Le harcèlement sexuel est un comportement qui porte atteinte à la liberté et à la dignité sexuelle des individus ; c'est-à-dire des baisers volés, des attouchements, des caresses, des léchages, toucher des parties intimes, éjaculer et/ou se masturber devant des personnes sans consentement – cela peut entraîner une peine de prison allant de un à cinq ans.

Le harcèlement se produit le plus souvent contre les femmes, car il est une action résultant de l'incidence sociale des relations patriarcales. Ou pour citer une intellectuelle bien connue de beaucoup d'entre nous, Heleieth Saffioti : là où l'accès au corps d'une femme fait partie du « contrat sexuel » qui configure les relations de genre inégales (Gender Patriarchy Violence – Saffioti, 2015). Il existe des rôles sociaux qui ont été construits pour les femmes dans le contrat social sous-jacent aux sociétés capitalistes modernes. Et dans ces rôles, les femmes sont des corps « disponibles » pour les hommes pour le travail domestique, les soins et la soumission sexuelle.

C'est dans ce contexte plus sociologique et politique que le harcèlement se « justifie » dans le monde du travail, un lieu construit pour les masculinités, pour les hommes occupant des positions de pouvoir. Cependant, pas seulement. Que dire du harcèlement dans les organisations politiques et les mouvements sociaux ? Ou même lorsqu'il s'agit de femmes occupant des postes de direction, à l'égal des autres hommes ?

Les femmes militantes doivent surmonter des obstacles dans leurs organisations politiques, tout comme dans tout autre domaine social. Mais, qui parmi nous n'a jamais dû quitter une réunion plus tôt parce que notre enfant avait besoin de soins ? Les conversations informelles, en dehors des forums « officiels », courantes en politique, tiennent-elles compte de ce qui est sécuritaire pour les femmes ? Combien de jeunes femmes ont été interrogées sur leurs activités politiques ou leurs relations affectives ? Si nous abordons des sujets sociaux, n'est-il pas à prévoir que des cas de harcèlement se produisent également dans nos espaces politiques ? Malheureusement, oui.

Cependant, il existe un sentiment de légitimation du harcèlement comme une situation banale. Les femmes militantes se voient souvent obligées de « s'en sortir », de ne pas soulever la question pour ne pas se rendre vulnérables aux conflits politiques, ou même pour ne pas exposer l'organisation politique et les organes de gouvernance dont elles font partie. Il y a une forme de honte à partager l'inconfort et même un certain retard dans la compréhension de la frontière – qui n'est pas mince – entre la « blague » et la situation de harcèlement.

Il est difficile de concevoir que les corps des femmes ne puissent pas être respectés dans des espaces où la confiance politique est placée. Et la manière voilée et individualisée dont cela se manifeste contribue à cette « légitimation » d'une situation « superflue », sans importance. Cependant, lorsque nous nous connectons à la réflexion sur les inégalités de genre, il devient évident que le harcèlement est une forme de violence qui, étant si courante, devrait recevoir davantage d'attention.

Lorsque nous analysons les espaces de militantisme politique, nous prenons en compte la préservation de la camaraderie. C'est dans cet espace que l'observation devient la plus difficile, car ne pas reconnaître le harcèlement comme une pratique violente conduit à un manque de prise en compte. Ce manque d'enregistrement complique la compréhension. L'absence de connaissance rend plus difficile la mise en place de mesures de lutte adéquates. Et même s'il existe une relation professionnelle, on ne s'attend pas à ce que les espaces qui cultivent des valeurs visant l'émancipation humaine causent la moindre forme de violence envers quiconque.

Le harcèlement interfère directement avec le pouvoir militant des femmes, en restreignant leur performance corporelle et psychologique. La notion de solidarité mutuelle qui nous pousse à avancer et à lutter pour une cause quelconque se brise lorsque le corps et l'identité féminine ne sont pas respectés dans leurs spécificités. Allons-y étape par étape, mais jamais entièrement.

Dans le cas des femmes noires, cela est encore plus sensible, car la race se croise, c'est-à-dire qu'elle interagit et se superpose à d'autres facteurs sociaux. La définition du rôle de la femme noire se situe encore plus bas dans l'échelle de valorisation de ce qui est considéré comme digne dans la société. Je prends l'exemple des femmes noires victimes de violences, parfois par des femmes blanches, en raison des rôles encore plus subordonnés qui leur ont été historiquement attribués. Ou même le corps sexualisé dans les réflexions issues de la culture esclavagiste et des souvenirs de corps violés auparavant par les maîtres et les propriétaires terriens.

Ce qui nous intéresse ici, c'est la déconstruction nécessaire et permanente de l'accès au corps des femmes comme étant quelque chose de public. Cela parle aussi de changements culturels dans la compréhension de ce que signifie être une femme dans la société, sous les dimensions du genre, de la race et même de la sexualité. Évidemment, le harcèlement n'est pas un viol. Mais la violence, aussi « douce » soit-elle, reste de la violence. Et si l'objectif est de surmonter les relations de domination, cela s'applique également aux espaces où nous exerçons la politique.

Les relations de camaraderie au sein d'une organisation politique doivent normaliser des attitudes, des actes et des comportements qui reflètent ce que l'on cherche à obtenir à travers un projet politique. Un projet politique émancipateur nécessite, à son tour, des hommes et des femmes solidaires, dans des relations de pleine égalité. Maintenir des relations et des organisations politiques en taisant la violence, y compris le harcèlement, c'est maintenir des structures ancrées dans la durabilité de cette même violence. Mais « laisser faire » a des conséquences : cela se traduit par la disparition de la militance féminine, le changement de direction, de perspectives politiques, et le affaiblissement de tout projet politique émancipateur.

Lutter contre le harcèlement, chers amis, est une tâche qui demande de la résistance et une posture militante. C'est une tâche politique collective. Une organisation politique qui cherche réellement à émanciper les sujets ne peut être un espace pour la répétition de la violence, quelle qu'elle soit. Car la violence, lorsqu'elle est normalisée, a le pouvoir de détruire les rêves, les passions, ce qui pousse les gens à s'engager.

La recherche d'espaces de confiance entre femmes permet ce qui est souvent perçu comme un élan. D'autre part, il est essentiel de sensibiliser au sein de l'organisation politique à une éducation militante dans laquelle l'égalité des genres est une construction constante ; où hommes et femmes comprennent et apprennent des attitudes, des actes et des comportements qui doivent être reflétés pour être perçus et rejetés simplement parce qu'ils sont des violences.

Quels sont les mécanismes d'action pour lutter contre le harcèlement ? Il me semble que la première tâche est de reconnaître que c'est de la violence. Accueillir avec attention et sérieux. Comprendre les effets des harcèlements les plus variés sur l'action politique des femmes à partir du recueil des témoignages. Après tout, il faut savoir trouver des solutions et ne pas permettre que d'autres femmes perdent la lutte parce que nous n'avons pas réussi à établir des espaces sûrs pour agir en toute confiance.

Peut-être qu'il n'est même pas nécessaire de réinventer la roue : mais plutôt de promouvoir le débat collectif et public au quotidien. Enlever le harcèlement de ce voile qui le couvre et qui manifeste des conditions insalubres qui ne contribuent pas à la lutte politique. En fait, cela nous freine simplement en tant qu'êtres humains.

Notes
[1] Je remercie les commentaires bienveillants de Liu Durães (BA), Laryssa Sampaio (CE) et Lucineia Freitas (MT) pour la formulation de ce texte.
[2] L'utilisation répétée du mot « violence » est intentionnelle.

Mayrá Lima
Depuis la page du MST
Mayrá Lima est politologue / Secteur de communication du MST / Brigade Adão Pretto
Édité par Fernanda Alcántara
Cette publication est également disponible en Español.

https://viacampesina.org/fr/bresil-le-mst-sur-le-harcelement-dans-les-mouvements-25nov24/

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Les travailleurs et travailleuses d’Amazon vont se mobiliser le jour du Black Friday, dans 20 pays

3 décembre 2024, par Julia Kollewe — ,
Des milliers de travailleurs et travailleuses d'Amazon devraient manifester ou faire grève dans plus de 20 pays à l'occasion du « Black Friday », ce vendredi 29 novembre, afin (…)

Des milliers de travailleurs et travailleuses d'Amazon devraient manifester ou faire grève dans plus de 20 pays à l'occasion du « Black Friday », ce vendredi 29 novembre, afin d'inciter la firme états-unienne à mieux respecter leurs droits et à prendre des mesures en faveur du climat.

25 novembre 2024 A\ tiré du site alencontre.org
http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/les-travailleurs-et-travailleuses-damazon-vont-se-mobiliser-le-jour-du-black-friday-dans-20-pays.html

Des salarié·e·s et des représentants de syndicats et de groupes de travailleurs ont l'intention de se joindre aux manifestations contre les pratiques de l'entreprise basée à Seattle entre le Black Friday et le Ciber Monday (2 décembre – journée créée par les entreprises pour encourager les achats en ligne), l'un des plus grands week-ends d'achats de l'année.

Au cours de cette période annuelle de rabais, Amazon et de nombreux autres enseignent proposent des offres aux acheteurs, et le personnel des entrepôts est occupé à exécuter les commandes.

Des actions sont prévues dans les grandes villes des Etats-Unis, d'Allemagne, du Royaume-Uni, de Turquie, du Canada, d'Inde, du Japon, du Brésil et d'autres pays. Elles sont coordonnées par la campagne « Make Amazon Pay », qui demande à Amazon, fondée par Jeff Bezos – un des hommes les plus riches du monde avec une fortune de quelque 214 milliards de dollars –, de rémunérer équitablement ses salarié·e·s et de respecter leur droit de se syndiquer, de payer sa juste part d'impôts et de s'engager en faveur d'un environnement durable.

Sous l'égide de l'UNI Global Union pour les industries de services, basée en Suisse [siège à Nyon, canton de Vaud], et du groupe militant Progressive International, la campagne « Make Amazon Pay » regroupe plus de 80 syndicats, d'associations de lutte contre la pauvreté et de défense des droits des travailleurs et travailleuses du secteur de l'habillement, etc.

Des manifestations sont prévues devant le siège d'Amazon au Royaume-Uni, à Bishopsgate, rue de Londres, le jour du Black Friday. Des militant·e·s britanniques pour la justice fiscale et d'autres groupes remettront à l'entreprise une pétition portant plus de 110 000 signatures, suivie d'une marche jusqu'au 11 Downing Street [résidence de la chancelière de l'Echiquier Rachel Reeves]. Les pétitionnaires demandent à la chancelière de mettre fin aux avantages fiscaux accordés à Amazon UK et à d'autres grandes entreprises.

L'année dernière, la principale division britannique d'Amazon a payé l'impôt sur les sociétés pour la première fois depuis 2020, après la fin d'une « super-déduction » introduite par l'ancien premier ministre conservateur Rishi Sunak.

Le syndicat britannique GMB [qui réunit 560'000 membres présents dans tous les secteurs, entre autres dans la vente de détail] prévoit d'organiser un rassemblement en ligne des travailleurs d'Amazon à l'occasion du « Black Friday ». L'année dernière, des centaines de grévistes devant l'entrepôt d'Amazon à Coventry ont été rejoints le jour du Black Friday par des syndicalistes d'Allemagne, d'Italie et de Californie dans le cadre d'une campagne internationale réclamant de meilleures conditions de travail et la reconnaissance des syndicats.

Amanda Gearing, responsable de l'organisation chez GMB, a déclaré : « Ici, au Royaume-Uni, Amazon représente tout ce qui est cassé dans notre économie. Travail précaire, salaires de misère et conditions de travail souvent dangereuses : le GMB ne laissera pas ces pratiques façonner le monde du travail pour la prochaine décennie. »

En Allemagne, des milliers de membres du syndicat Ver.di feront grève dans les entrepôts de Dortmund, Leipzig, Coblence, Graben, Werne, Bad Hersfeld et Rheinberg.

En France, l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (ATTAC), qui promeut la justice fiscale, organisera des manifestations dans plusieurs villes. C'est la cinquième année des manifestations « Make Amazon Pay ».

« La recherche acharnée du profit par Amazon se fait au détriment des travailleurs et travailleuses, de l'environnement et de la démocratie », a déclaré Christy Hoffman, secrétaire générale d'UNI Global Union.

« La firme de Bezos a dépensé d'innombrables millions pour empêcher les travailleurs et travailleuses de s'organiser, mais les grèves et les manifestations qui se déroulent dans le monde entier montrent que leur désir de justice – pour une représentation syndicale – ne peut pas être arrêté. Nous sommes unis pour exiger qu'Amazon traite ses travailleurs et travailleuses équitablement, respecte les droits fondamentaux et cesse de saper les systèmes censés nous protéger tous. »

Un porte-parole d'Amazon a déclaré : « Ces groupes représentent des intérêts divers et, bien que nous soyons toujours à l'écoute et que nous cherchions des moyens de nous améliorer, nous restons fiers des salaires compétitifs, des prestations sociales étendus et de l'expérience de travail stimulante et sûre que nous offrons à nos équipes. »

Amazon affirme être le plus grand acheteur d'énergie renouvelable au monde et que, l'année dernière, toute son électricité a été produite à partir de sources d'énergie renouvelables. L'entreprise affirme que son salaire de départ au Royaume-Uni est d'au moins 28 000 livres sterling [33'544 euros] par an pour des postes de quatre jours par semaine.

Le groupe de campagne « Amazon Employees for Climate Justice » affirme que l'entreprise n'a pas d'objectifs intermédiaires pour atteindre son objectif d'émissions nettes nulles d'ici 2040, et que ses émissions annuelles de carbone ont augmenté de 34,5% depuis 2019.

Dans l'entrepôt d'Amazon à Coventry, les travailleurs ont voté de justesse contre la reconnaissance syndicale en juillet, mais le Trade Union Congress (TUC) a insisté sur le fait que la bataille pour la reconnaissance syndicale se poursuivrait. (Article publié par The Guardian du 25 novembre 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

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« Intégrer l’ethnicité à la démocratie politique »

3 décembre 2024, par Michel Cahen — ,
La notion d'ethnie, au croisement de filiations culturelles, de pouvoir et de sang, devrait être davantage intégrée dans une analyse marxiste, notamment pour ce que les liens (…)

La notion d'ethnie, au croisement de filiations culturelles, de pouvoir et de sang, devrait être davantage intégrée dans une analyse marxiste, notamment pour ce que les liens ethniques impliquent comme choix spontanés pour les populations et comme nécessités démocratiques.

Lorsque l'on parle de l'Afrique, on évoque souvent la notion d'ethnie, tant dans les journaux généralistes que parmi les chercheurs/ses en sciences sociales. Comment peut-on définir ce concept ?

26 novembre 2024 par Michel Cahen
Une peinture ancienne de la première migration des Fengu, l'un des peuples affectés par le Mfecane, au 18e siècle. Domaine public.

Lorsque l'on parle de l'Afrique, on évoque souvent la notion d'ethnie, tant dans les journaux généralistes que parmi les chercheurs/ses en sciences sociales. Comment peut-on définir ce concept ?

En France dans les années 1930, on a commencé à employer le mot ethnie comme un cache-sexe du mot race. Mais ce mot lui-même n'avait pas tout à fait le même sens que celui auquel il est réduit aujourd'hui. Par exemple, Ernest Renan, le grand théoricien de la nation française du 19e siècle, qui a écrit Qu'est-ce qu'une nation ?, parle très couramment de « race française ». Cela signifie communauté, ou nation, mais avec l'idée que la culture est dans le sang. C'est une espèce d'essentialisme. L'Internationale communiste parlait de « nègre », ce qu'on ne fait plus aujourd'hui.

Dans les années 1930, on a commencé à utiliser le mot ethnie de façon aussi essentialiste. En France, dans les sciences sociales, les deux moments fondateurs de la discussion plus moderne du mot et du concept d'ethnie sont, d'abord, le livre de Jean-Loup Amselle et d'Elikia M'Bokolo Au cœur de l'ethnie, publié pour la première fois en 1985, et puis quelques années plus tard le livre de Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier Les ethnies ont une histoire, publié en 1989. La thèse est que l'ethnie n'est pas simplement une manipulation des colonisateurs, que les Africain·es n'ont pas attendu les Européens pour ressentir des identités – qu'on peut appeler ethnie ou nation – qui sont des constructions sociales et par conséquent fluctuantes. Il y a des identités pluriséculaires en Afrique, je pense par exemple à la nation Kongo, initialement fruit d'une construction politique. Le royaume Kongo existait depuis deux siècles avant l'arrivée des Portugais dans la région en 1482 et l'identité Kongo existe toujours, bien que les frontières coloniales l'aient divisée en cinq morceaux : l'ouest du Congo Brazzaville, l'ouest du Congo « démocratique », l'extrême-sud du Gabon, l'enclave de Cabinda qui appartient à l'Angola et les deux provinces nord de ce pays qui s'appellent d'ailleurs Congo et Zaíre. C'est une entité qui continue d'exister, qui a sa propre langue, ses propres rites, son roi comme dignitaire culturel – même s'il possède un rôle mineur – et dont la capitale est Mbanza-Kongo en Angola.

En tant que marxiste, ce qui m'a toujours frappé, c'est la difficulté à appréhender le phénomène ethnique. Il y avait eu un peu le même débat en Europe sur la question nationale. On se rappelle qu'Engels était en faveur de l'indépendance de l'Irlande et de la Pologne alors que Rosa Luxembourg était contre l'indépendance de cette dernière parce qu'elle considérait que cela allait diviser le prolétariat qui était unifié par la force au sein de l'Empire allemand. Engels expliquait qu'un prolétaire, pour entrer dans la lutte, devait d'abord savoir sur quel territoire il marchait, ce qui relevait de lui : pour qu'un prolétaire irlandais puisse s'allier au prolétaire anglais, il fallait que la question nationale soit résolue. Engels accordait de l'importance à l'Irlande et à la Pologne parce qu'elles étaient colonisées respectivement par l'Angleterre et l'Allemagne, deux grands pays industriels. Il avait une sympathie que je qualifierais d'un peu instrumentale. Et le même Engels eut des phrases épouvantables sur les États des Balkans, petits, avec des peuples « sans histoire ». Comme il ne s'agissait pas de pays industriels, il les considérait comme retardataires. Or, d'un point de vue matérialiste, l'ethnicité est une formation sociale subjective qui exprime des sociétés selon des trajectoires identitaires qui sont les leurs et doivent intégrer notre réflexion.

Peux-tu préciser la notion d'ethnicité ?

Quand je parle d'ethnicité je ne parle pas simplement d'ethnie mais aussi de nation, que contrairement à la tradition jacobine je ne confonds pas avec la République et avec l'État. Par exemple la nation française ne peut pas être définie autrement que de la manière suivante : la nation est l'ensemble des gens qui se sentent Français, point final. De ce point de vue il n'y a strictement aucune raison de faire une différence de nature entre nation et ethnie, si ce n'est un degré d'ethnicité. La nation serait le degré le plus élevé en termes d'intensité de la cristallisation identitaire et de sa durée.

Je ne vois pas pourquoi on utiliserait le terme « nation » pour l'identité française – je suis persuadé que la nation française existe car il y a des gens qui se reconnaissent comme tels – et le terme ethnie pour l'identité Kongo, alors qu'à l'arrivée des Portugais, il y avait déjà un peuple Kongo avec son identité et sa langue. Serait-ce parce qu'on est en Afrique ? Je suis extrêmement méfiant par rapport à la hiérarchisation sémantique que l'on établit entre nations et ethnies. Toutes les nations sont des ethnies mais toutes les ethnies ne sont pas des nations, si on l'accepte mon idée de degrés d'ethnicité, c'est-à-dire que l'ethnie serait un degré moindre, plus fluide, moins cristallisé, peut-être moins durable d'identité. Il y a des ethnies qui ont disparu et d'autres qui sont apparues en raison du colonialisme. Cela ne veut pas dire que ce sont les colonisateurs qui ont créé les ethnies, dans la fameuse idée du diviser pour régner. Les colonisateurs ont classifié les gens, les missionnaires ont traduit la Bible dans les langues les plus efficaces pour eux – et cela a eu des effets très importants – mais ils se sont servis de ce qui existait déjà. On ne peut pas manipuler quelque chose qui n'existe pas.

Pourtant dans le livre Au cœur de l'ethnie, sous la direction de Jean-Loup Amselle et Elikia M'Bokolo, auquel tu faisais référence, un chapitre écrit par Jean-Pierre Dozon est intitulé : « Les Bete : une création coloniale ».

Je ne suis pas du tout spécialiste de cette région. Il a peut-être raison, s'il prouve qu'un administrateur colonial a défini des gens et les a regroupés dans une circonscription qu'il a organisée, et que petit à petit ces gens se sont habitués à cette structuration coloniale qui serait devenue ethnique. Il est possible que ça ait marché mais on ne peut en déduire une loi générale selon laquelle les ethnies auraient été inventées par le colonisateur. Cela signifierait que les Africain·e·s auraient dû attendre l'arrivée des colonisateurs pour ressentir des identités communautaires qui n'étaient pas simplement lignage et clan.

Prenons le cas de deux pays très différents, les îles du Cap-Vert et le Mozambique. Le Mozambique est un pays du cône sud de l'Afrique, riverain de l'océan Indien, et dont la population fait partie de la grande famille des Bantous. Le Cap-Vert est un archipel créole situé dans l'océan Atlantique, 500 km à l'ouest de Dakar, qui n'était pas peuplé quand les Portugais sont arrivés. Il a été peuplé intégralement d'esclaves venus de différents endroits d'Afrique, qui n'avaient pas les mêmes identités, les mêmes religions, qui ne parlaient pas la même langue, et c'est pourquoi ils ont dû forger la langue créole. Une nouvelle identité est donc apparue, l'identité créole, circonscrite territorialement par l'archipel. On peut dire qu'historiquement il y a eu la formation d'une nation tout à fait comparable à nos nations en Europe. Il n'y a pas de problème majeur d'identification entre le Capverdien le plus pauvre et l'État capverdien.

Pour le Mozambique, c'est différent, car on est dans l'Afrique continentale. Le pays a été également colonisé par les Portugais au tout début du 17e siècle, même si la majeure partie du territoire n'a été occupée qu'à la fin du 19e. C'est l'Afrique bantoue avec ses lignages, ses chefferies traditionnelles, ses nations africaines précoloniales, de grands États qui ont été vaincus militairement par les Portugais. Il y avait des identités africaines, mais ce n'était pas forcément des États-nations : le nkosi (roi/chef) de l'une des principales formations politiques au sud du Mozambique, l'empire de Gaza, était un immigrant zoulou lié au Mfecane (grands mouvements des migrations des Zoulous à partir de la fin du 18e siècle). C'était un État tout à esclavagiste et violent qui a partiellement « zouloufié » ces populations. Même ainsi, sa population était loin d'être homogène, ce n'était pas un État-nation précolonial. Mais d'autres entités politiques relevaient de populations bien plus homogènes. Pourquoi ne pas les appeler nations ?

Dans le centre du pays on avait un phénomène très différent, les prazos. Il s'agissait d'anciennes féodalités portugaises qui s'étaient largement africanisées sans se « retraditionnaliser ». Des chefs noirs ou goanais possédaient des terres au nom du roi du Portugal. Ces structures politiques se surimposèrent à des identités existant préalablement. Ces entités étaient des clans ou des lignages, parfois des identités très marquées, dans le nord du pays, notamment chez les Makonde et les Makua. Les Portugais occupant la totalité du territoire à la fin du 19e siècle n'ont pas transformé la population en « Portugais noirs », les gens naturellement ont continué d'être africains. Le Front de libération du Mozambique (Frelimo), prenant le pouvoir en 1975 après dix ans de lutte armée, a refusé de tenir compte de l'existence de nations africaines précoloniales, considérées en bloc comme « tribalisme », n'a pas promu leur culture et leur langue. Mais il n'a pas non plus réussi à être un État social pour les 80% de la population qui était rurale, qui aurait pu mener tous ces groupes à s'identifier au « Mozambique », ce nouvel espace territorial qui fait officiellement nation. À l'inverse, « Pour que la nation vive, la tribu doit mourir », telle fut la politique du Frelimo. L'emploi du mot tribu était fortement contestable et cette politique anti-ethnique eut des conséquences pratiques, comme des campagnes d'alphabétisation menées exclusivement en portugais – avec un taux d'échec gigantesque –, avec l'interdiction des chefs traditionnels, des rituels de la pluie, etc. Cela a été, selon moi, une espèce de tentative de « portugalisation » ou de « lusophonisation » du pays avec l'idée de l'Homme Nouveau, empruntant un jargon un peu maoïsant.

En France, il s'est passé un peu la même chose, avec une très forte répression ethnique ; Napoléon, puis Napoléon III, et surtout la Troisième République ont francisé la France : tout le monde se rappelle des écriteaux « il est interdit de cracher et de parler basque ou breton à la récréation ». Mais cet État français qui réprimait les ethnicités créait en même temps l'école publique obligatoire, des hôpitaux, des routes, des ponts, il apportait le progrès et il y eut ainsi une identification politique à l'État social français, et petit à petit cela devint une identification nationale. Cet échange entre progrès social et répression ethnique – je ne dis pas que ce fut bien – put fonctionner.

L'État capitaliste de la périphérie ou de l'ultra périphérie, comme le sont les États africains, n'est pas, sauf à de rares exceptions, un État social, c'est un État néocolonial, kleptocrate 1 qui opprime socialement, économiquement mais aussi ethniquement bien qu'il ait des pratiques ethno-clientéliste. Des ministres construisent la route qui va à leur village en détournant le budget de leur ministère, mais ce n'est pas du tout une politique de conjugaison des identités africaines pour construire une nation de nations.

Si l'on prend le cas de la Grande-Bretagne, elle n'est pas la fédération de l'Angleterre, du Pays de Galles, de l'Écosse et de l'Irlande du Nord. Ce n'est pas un État fédéral, il y a une supra-identité britannique. C'est une identité au singulier d'identités au pluriel. Un Écossais peut admettre qu'il est un Britannique, mais il ne lui plaira pas d'être confondu avec un Anglais. Les États africains n'ont pas suivi ce modèle de l'emboîtement des identités et ils ont opposé des nations africaines précoloniales à la nouvelle nation qui devait être une rupture au lieu d'être cette conjugaison coagulée par un État social.

Le système en Éthiopie tient compte, du moins officiellement, des différentes ethnies.

C'est presque une exception, et qui n'a pas fonctionné du tout. Dans ce pays, on a le fédéralisme identitaire. En principe, chaque nation constitutive dispose d'un territoire avec une province autonome, mais le pays est régi par une dictature et les autonomies n'ont jamais été respectées. Ce qu'il y avait de bien dans la Constitution n'a ainsi pas été matérialisé.

Je ne dis pas qu'il faut le fédéralisme partout au sein de chaque pays en Afrique. Le fédéralisme interne aux pays africains risque de mener à la définition de provinces mono-ethniques. Or en Afrique les provinces mono-ethniques sont très rares. Dans la région Makua, il y a aussi des Makonde, des Yao, un peuple majoritaire et des peuples minoritaires. La question n'est pas de faire du fédéralisme, il faudrait plutôt regarder du côté de la Bolivie d'Evo Morales qui en 2009 a proclamé la Constitution de l'État unitaire plurinational de Bolivie.

Le fait ethnique en Afrique n'est pas un ennemi pour nous, marxistes. C'est tout simplement quelque chose qui existe dans la société, qu'il faut se garder d'essentialiser. Ce sont des identités qui peuvent devenir ou non des nations mais parfois le mécontentement social va s'exprimer selon des alignements ethniques. En général, il n'y a jamais de guerre civile dont la caractéristique serait uniquement inter-ethnique. Par exemple dans le cas du Rwanda, les Hutu et les Tutsi ne sont pas deux ethnies. S'il faut leur donner un nom, ce sont plutôt des castes, deux regroupements ayant la même langue, les mêmes mythes d'origine, le même royaume, mais certains étaient considérés professionnellement comme des agriculteurs et d'autres comme des éleveurs. Tout le monde sera d'accord pour dire que la manipulation coloniale a porté ses fruits, mais ce ne fut pas une guerre ethnique.

Quand il y a un conflit ethnique, c'est souvent qu'il y a des problèmes sociaux. En ce moment, dans le nord du Mozambique, il y a une guérilla djihadiste. Un groupe qui existait préalablement comme secte religieuse s'est militarisé puis s'est affilié à l'État Islamique. Il recrute parmi le groupe côtier Mwani, et parmi les Makua – un grand groupe qui a été assez maltraité par les colonisateurs portugais puis par le Frelimo. Enfin, il y a à la frontière de la Tanzanie le groupe makonde. C'est là qu'a commencé la guerre de libération en 1964. Le groupe makonde, quoique minoritaire dans la région, a été extrêmement important dans la guerre de libération anticoloniale 2. Comme ses membres ont été des acteurs majeurs dans la guerre de libération, ils ont accaparé des rôles de direction importants. De généraux dans la guérilla, ils sont devenus ministres. Bien que très nettement minoritaires à l'échelle du pays (2 % de la population, et à peu près 10 % à l'échelle de la province-nord Cabo Delgado), ils ont accaparé la plupart des postes qui permettent de devenir riche. Aujourd'hui, il y a une expression ethnique du mécontentement social contre les Makonde de la part des Mwani ou des Makua, mais c'est en raison de l'inégalité provoquée par un pouvoir d'État accaparé par une ethnicité particulière en raison des circonstances historiques.

La difficulté en Afrique est qu'on est à la périphérie du capitalisme. Les États ne sont pas des États sociaux mais des États prébendiers, des États compradores, des États qui manipulent les clientélismes ethniques, qui souvent promeuvent une seule ethnicité. Au Sénégal, en ce moment, il y a une « ouolofisation » accentuée et les autres langues africaines sont en déclin et pourraient disparaître à l'avenir. Cela a provoqué une guérilla endémique en Casamance 3 et petit à petit il y pourra y avoir d'autres révoltes (pas forcément sous la même forme), surtout si le développement reste très inégal selon les régions du pays. Derrière tout cela, il y a toujours des conditions matérielles et sociales, ce n'est pas de l'économisme de dire cela : l'identité ne vient jamais seule, elle est l'expression de positionnements face à des changements ressentis comme agressifs ou inquiétants.

Je l'ai bien vu au Mozambique : à l'époque coloniale – donc jusqu'en 1975 – les anthropologues pouvaient repérer une grande zone dans le nord du Mozambique où les gens parlaient une famille de langue appelée makhuwa-lómwè. Après l'arrivée au pouvoir du Frelimo, la politique menée a profité principalement aux sudistes, à la capitale et aux grandes villes. Les gens se sentirent agressés par cet État de modernisation autoritaire, et la rébellion soutenue par l'Afrique du Sud allait prendre beaucoup de poids dans ces zones-là. Les gens ont alors commencé à se dire Makua en réaction. Ils le ressentaient vraiment, et cela n'avance en rien de dire qu'il s'agissait d'une « fausse conscience ».

Comment traiter à la fois les problèmes d'ethnicité et les problèmes sociaux quand les questions d'ethnicité sont totalement manipulées et recouvrent l'ensemble des sujets sociaux ? Certains groupes trotskistes nigérians sous-estiment la question de l'ethnicité, me semble-t-il.

Il y a des entrepreneurs politiques qui manipulent ouvertement l'identité, et pas forcément des identités ethniques. Ils peuvent manipuler des identités noires dans un pays où il y a des métis. On peut manipuler n'importe quoi si cette chose existe. En revanche, il est clair que les problèmes sociaux ont des effets ethniques. Je donnais ainsi tout à l'heure l'exemple du nord du Mozambique, où la guérilla djihadiste n'a pas de mal à recruter de jeunes garçons contre le pouvoir du Frelimo. Même si cela ne concerne naturellement pas toute la population makonde, celle-ci, bien que minoritaire dans la province, a un meilleur accès à la rente de l'État. Cette question d'inégalité socio-économique s'exprime alors de manière ethnique : les Mwani disent « nous, on n'a rien, les Makone mangent tout ». Ce n'est pas une manipulation ethnique, c'est l'expression ethnique d'une inégalité sociale.

Cela me rappelle le fameux débat que Trotsky eut avec ses rares partisans, déjà exclus du Parti communiste, en Afrique du Sud. Le PC et la IIIe Internationale déjà stalinisés défendaient le slogan de République noire et les jeunes trotskistes d'Afrique du Sud étaient pour une république sans couleur, si ce n'est rouge. Il s'agissait de leur part d'un universalisme bien abstrait parce que la règle de la majorité signifiait une république noire. Cela ne voulait pas dire que les Blancs devaient partir, mais qu'ils devaient perdre leurs privilèges de Blancs et Trotsky avait défendu le slogan de République noire.

Nous marxistes, devons comprendre ce que signifie l'expression fameuse « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes ». Elle ne signifie pas qu'il n'y a que la lutte des classes, que la conscience de classe. Une personne peut être blanche, noire ou métisse, elle peut être homme ou femme, elle peut être de gauche ou de droite, elle peut aimer le cidre ou la bière, elle peut préférer le rugby au football, elle peut avoir des tas d'identités, et le seul endroit où toutes les identités se mélangent c'est en elle-même, dans l'individu, le seul endroit indivisible sous peine de mourir. À un moment donné ce n'est pas nécessairement la question de classe qui va être la plus importante pour la mise en mouvement de cette personne : cela peut être le fait d'être musulmane, parce que la mosquée a été incendiée par des racistes, qui la met en mouvement, non pas en tant que prolétaire de religion musulmane mais en tant que personne musulmane tout court.

Ces camarades nigérian·es font des efforts pour dépasser les divisions mais c'est d'autant plus abstrait que précisément, dans l'histoire du Nigeria, la limite entre la zone musulmane et la zone animiste – plus christianisée parce que les missions chrétiennes n'ont réussi qu'en terre non musulmane –, correspond à l'ancien émirat de Sokoto, le grand État précolonial africain. Ces divisions n'ont pas été inventées par le colonisateur, elles sont historiquement produites. Le Nigeria est une construction artificielle comme beaucoup d'États postcoloniaux mais cela ne veut pas dire qu'il ne peut pas fonctionner : si c'était un État social et hautement respectueux des différentes identités ethniques historiquement produites sur le territoire du Nigeria actuel. Le Nigeria justement est un État fédéral mais cela ne signifie pas en soi un meilleur respect social, économique et culturel pour les populations, du fait de l'existence de l'État capitaliste de la périphérie et de la catastrophe pétrolière.

La « révolution » de 1959 au Rwanda, où le pouvoir absolu de l'élite tutsi a été mis à bas, au lieu de prendre une trajectoire sociale, a au contraire pris une trajectoire ethniciste avec les conséquences dramatiques que l'on connaît.

Une mobilisation sociale peut s'exprimer selon une polarisation ethnique (plutôt castiste à mon avis dans ce cas) parce que ce sont les lignes d'entendement les plus disponibles pour les gens. Ce sentiment ethnique/castiste prend ensuite son autonomie : même si le problème social d'où il vient est résolu, la question ethnique ne pas disparait pas comme par enchantement. Si une identité est massivement ressentie, le problème social qui l'a nourrie peut disparaître, cela peut éviter des massacres, mais cela n'évitera pas la perpétuation de cette identité sur plusieurs générations et la démocratie politique devrait en tenir compte.

Le cas de la Somalie est intéressant car c'est un État-nation ethniquement homogène, mais dont deux régions demandent leur indépendance, le Somaliland et Puntland.

En effet, il n'y a pas que la question ethnique, il existe en Somalie ce qui est appelé « clans » qui correspondent à ce que l'on appellerait des tribus dans le monde arabe, par exemple. Ce sont des structures politiques, en général pas des identités ethniques. Mais il ne faut pas avoir de l'ethnicité une vision statique. Des gens pouvaient se sentir somaliens auparavant et ne plus se sentir somaliens demain. Le Somaliland réclame son indépendance, et de fait l'a obtenue. C'est un État qui n'est reconnu par personne mais c'est la partie de la Somalie qui fonctionne le mieux ! Il y a même eu des élections qui ont été surveillées par des observateurs internationaux. La domination coloniale a eu aussi des effets identitaires. Je reprends mon exemple du nord du Mozambique avec les Makonde, ce groupe qui a été si important dans la lutte anticoloniale et qui a accaparé les postes de pouvoir. Il y a des Makonde des deux côtés de la frontière : au nord du fleuve Rovuma, on est en Tanzanie et au sud au Mozambique. 120 ans de colonisation, anglaise d'un côté, et portugaise de l'autre, ont eu des effets identitaires. Aujourd'hui, même s'ils reconnaissent que ce sont des cousins, les Makonde du sud savent très bien qu'ils ne sont plus tout à fait identiques aux Makonde du nord.

En Somalie, les ethnologues ont beau parler d'un seul pays, cela n'empêchera pas des contradictions internes qui font que certaines régions vont demander leur indépendance. Mais cette recherche d'indépendance n'est pas nécessairement ethno-nationale, elle peut être motivée par l'absence de fonctionnement de l'État, qui n'est pas démocratique, qui n'apporte pas de progrès social ou qui a été accaparé par un clan alors qu'il y en a une bonne quinzaine, etc.

La Somalie montre deux choses. Premièrement, ce n'est pas parce qu'on a une identité, une homogénéité ethnique, que tout se passera bien, parce qu'il y a d'autres problèmes. Deuxièmement, l'identité change selon des trajectoires qui peuvent provoquer des disparités au sein de la population. L'identité n'est qu'une communauté de gens qui ressentent telle chose à un moment de la trajectoire identitaire.

Et concernant les tribus et les clans ?

On peut parfaitement employer le mot tribu sans paternalisme colonial. Une tribu est l'organisation politique d'une fraction de la population, avec une chefferie, des chefs délégués dans différentes régions. Il y en a dans le monde arabo-berbère, en Somalie (sous le nom de clans).

Au Mozambique par exemple, il y a de nombreuses ethnicités mais il n'y a pas de tribus parce qu'elles ont été brisées par le colonisateur portugais. Contrairement aux Anglais, les Portugais ont pratiqué l'administration directe, ils n'ont pas remis en selle les chefs traditionnels puissants mais vaincus, désormais dociles et gestionnaires locaux de l'État impérial européen.

Le clan est une organisation imaginaire (en tout cas dans les territoires que je connais). Une certaine catégorie de la population, sur la base de mythes animaliers, dit qu'elle descend de la tortue, ou du singe. Il ne faut pas oublier que le mot « Bantou », avant de désigner une famille de civilisations africaines, voulait simplement « être humain » (opposé au règne animal). Ces origines animales mythiques impliquent des tabous alimentaires, par exemple ne pas manger de tortue si on descend de la tortue.

Les lignages sont l'organisation de la parenté – patrilinéaire si la descendance se fait par le père, et matrilinéaire par la mère. Dans ce dernier cas, cela ne désigne pas un pouvoir matriarcal mais une organisation sociale dans laquelle ce n'est pas le mari de la femme qui a le pouvoir mais le frère de la femme. Le lignage est défini par la mère, un peu comme dans le judaïsme classique.

Peut-être un mot de conclusion ?

Pour nous marxistes, il est grand temps de réfléchir pour intégrer l'ethnicité à la démocratie politique. Certes, il n'y a pas que les luttes pour la démocratie, il y a aussi des luttes sociales, les luttes de classes bien sûr, mais ces dernières ont besoin de démocratie et la démocratie politique a besoin qu'on y intègre l'ethnicité plutôt que de la combattre. Il ne s'agit pas de défendre la tradition, telle n'est pas la question. Si des choses sont bien dans la tradition, on les défend, et si des choses y sont mauvaises on les combat. Mais attention de ne pas désigner de faux coupables : par exemple l'excision féminine ne vient pas de l'islam, cela existait bien avant. Et on ne peut lutter contre cette « tradition » qu'avec les gens, pas contre eux.

Derrière le droit à l'identité, il y a le droit à l'égalité. J'ai le droit d'être Yoruba, d'être Makua ou autre, j'ai le droit qu'à l'école mes enfants soient alphabétisés dans cette langue, que le territoire de ma province soit dessiné selon les endroits où les gens qui parlent comme moi sont majoritaires, j'ai le droit que l'État soit localement bilingue. L'État peut être de langue anglaise, swahili ou portugaise mais il doit y avoir un bilinguisme officiel. Les fonctionnaires nommé·es ne doivent pas forcément être de l'ethnicité du lieu mais doivent savoir en parler la langue pour un service public respectueux des gens.

Pour les marxistes, je pense que c'est un enjeu très important en raison de l'évolution socio-économique de l'Afrique. Cette dernière connaît actuellement une urbanisation galopante sans prolétarisation. Les gens qui n'arrivent plus à vivre à la campagne viennent en ville mais n'arrivent généralement pas à entrer dans le mode de production capitaliste. Ils n'arrivent pas à devenir ouvrier·e·, salarié·es. Pour devenir fonctionnaires, il faut des accointances ethno-clientélistes… Ces personnes ont alors besoin, pour leur survie sociale, de sauvegarder des liens de solidarité horizontale comme l'ethnicité. Ce n'est que plus tard peut-être, qu'ils ressentiront les liens de solidarité verticale, c'est-à-dire classe contre classe, prolétariat contre bourgeoisie. Mais l'immense majorité des pauvres en Afrique ne relèvent pas du prolétariat.

En effet, le prolétariat est loin d'y être majoritaire (ni n'est nécessairement le milieu social le plus misérable), face à la plèbe urbaine. La plèbe n'est pas une classe, c'est une formation sociale instable de gens parfaitement inutiles pour le capitalisme puisqu'ils représentent à peine un marché 4. Ils peuvent mourir du sida, du Covid ou dans une guerre civile, ce n'est pas un problème pour le capitalisme. Mais ce sont des gens que les marxistes doivent défendre. Souvent, la question principale en Afrique n'est pas prolétarienne mais plébéienne et il n'est pas facile de définir des revendications transitoires pour ce genre de population. Nous n'avons pas de réelle tradition politique pour défendre ces gens mais il faudra qu'on l'invente. Les actuelles évolutions politiques en Afrique occidentale, par exemple (le raz-de-marée électoral du PASTEF aux élections sénégalaises de 2024, les coups d'État « anti-français » au Mali, au Burkina, au Niger avec, au début, un indéniable appui populaire, etc.) sont l'expression indirecte de la plébéiennisation de la population, de surcroît extrêmement jeune. n

Le 18 août 2024

Notes

1. Une kleptocratie est un terme désignant un système politique au sein duquel une ou plusieurs personnes, à la tête d'un pays, pratiquent à une très grande échelle la corruption, souvent avec des proches et membres de leur famille.
2. Je ne l'appelle pas personnellement nationale mais anticoloniale, puisqu'il n'y avait pas à proprement parler de nation pré-existant à la guerre de libération.
3. La Casamance, parfois appelée casa-di-mansa (« la terre des rois »), est une région historique et naturelle du Sénégal, située au sud du pays et bordant le fleuve Casamance.
4. Je ne confonds pas la plèbe et lce qu'on appelle « secteur informel ». Le secteur informel est une classification qui recouvre une large partie de la population dont l'activité économique n'est pas « légalisée » dans un cadre juridico-légal. Ce secteur informel recouvre diverses classes et formations sociales (prolétariat de petites entreprises elles-mêmes informelles, plèbe, milieux artisanaux, petits et moyens commerçants…). Je désigne par plèbe la population principalement urbaine qui ne fait plus partie du mode de production domestique de la campagne mais ne peut s'intégrer au mode de production capitaliste du fait du caractère périphérique du capitalisme dans ces pays.

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Unifier une classe ouvrière divisée

3 décembre 2024, par Paul Murphy — , ,
Plus de vingt ans après la signature de l'accord du Vendredi saint, la « question nationale » en Irlande occupe à nouveau le devant de la scène. Cela est dû à plusieurs (…)

Plus de vingt ans après la signature de l'accord du Vendredi saint, la « question nationale » en Irlande occupe à nouveau le devant de la scène. Cela est dû à plusieurs facteurs se combinant : les évolutions démographiques dans le Nord, le Brexit, ainsi que la montée du Sinn Féin dans le Sud.

24 novembre 2024 | tiré d'inprecor.org | Photo : Des habitants cherchent des objets de valeur dans les décombres de Dublin, en Irlande, après l'insurrection de Pâques irlandaise, du 24 au 30 avril 1916. Domaine public.
https://inprecor.fr/node/4445

La question nationale pose d'innombrables questions aux socialistes qui luttent pour unir la classe ouvrière, au Nord comme au Sud, et mettre fin au système capitaliste. Nous sommes aujourd'hui confrontés aux effets, 100 ans après, du « carnival of reaction » 1 pressenti par James Connolly à la suite de la partition de l'Irlande par l'impérialisme britannique.

Depuis le lancement de RISE, nous avons débattu de la position que le mouvement socialiste devrait défendre et de la manière dont nous devrions proposer une réponse socialiste à la question nationale en Irlande. Cet article contient certaines des conclusions de cette discussion, en particulier en ce qui concerne la manière dont les socialistes devraient répondre au sondage sur les frontières*.

Une brève histoire de l'oppression nationale

La question nationale est le terme employé par les marxistes pour aborder un problème d'oppression nationale non résolu. Par exemple, il existe de multiples questions nationales dans l'État espagnol, notamment l'oppression des peuples basque et catalan. Reconnaître l'existence d'une question nationale n'est cependant pas la même chose qu'identifier précisément quel est le problème. Chaque question nationale possède ses propres caractéristiques.

La plupart des théories marxistes sur l'impérialisme traitaient principalement des empires coloniaux qui étaient à leur apogée au 19e et au début du 20e siècle. D'autres écrits sur la question nationale traitaient principalement des pays européens qui avaient été incorporés dans des États plus vastes à travers diverses structures politiques dynastiques féodales. La question nationale irlandaise, telle qu'elle s'est développée au fil des siècles, présentait des caractéristiques de ces deux types 2.

La première incursion « britannique » (bien qu'en réalité antérieure au concept de Grande-Bretagne) fut l'invasion anglo-normande de 1169, destinée à empêcher que l'Irlande ne serve de base pour fomenter une rébellion contre la monarchie féodale. Au cours des siècles suivants, bien que le contrôle territorial ait été maintenu sur le « Pale » (la région comprenant Dublin et ses environs), les Normands se sont largement assimilés à la culture gaélique dans le reste de l'île. Vint ensuite la conquête des Tudor et des Stuart, qui parvint à rétablir le contrôle direct de toute l'Irlande au début du 17e siècle. Dans le cadre de cette conquête, une politique brutale de « défrichement et de plantation » a été mise en place : les terres ont été confisquées aux chefs irlandais et vendues aux enchères à des propriétaires terriens anglais. La Plantation de l'Ulster a été la plus importante et la plus achevée, elle visait à établir une population fiable et loyale parmi des colons protestants principalement écossais.

Lorsque la monarchie et l'Église catholique, qui était au cœur de la réaction féodale, ont été vaincues lors de la révolution anglaise 3, l'Angleterre est devenue une économie essentiellement capitaliste. Oliver Cromwell a fondé et dirigé la New Model Army, qui a joué un rôle décisif dans la défaite des royalistes. En 1649, il entreprend une nouvelle conquête brutale de l'Irlande, largement contrôlée par la Fédération catholique irlandaise, qui s'était alliée aux royalistes. La classe des propriétaires terriens catholiques fut dépossédée et la population catholique fit l'objet d'une discrimination systématique. En 1775, alors que les catholiques représentaient les deux tiers de la population, ils n'avaient plus que 5 % des terres. Christopher Hill a décrit la conquête cromwellienne comme « le premier grand triomphe de l'impérialisme anglais et la première grande défaite de la démocratie anglaise »4

L'Irlande s'est alors développée comme une colonie spécifique d'une Grande-Bretagne capitaliste, fonctionnant comme une partie arriérée du Royaume-Uni, devenant le « grenier de la Grande-Bretagne », avec d'importantes exportations de céréales. Celles-ci se sont poursuivies même pendant la Grande Famine de 1845 à 1849, qui a fait plus d'un million de victimes. Comme l'a dit James Connolly, « toutes ces personnes ont été sacrifiées sur l'autel de la pensée capitaliste » 5. Le nord-est de l'Irlande, qui a connu un véritable développement industriel, en particulier autour de Belfast, constitue une exception notable à ce sous-développement.

Inspiré·es par les révolutions américaine et française, et avec l'aide matérielle de cette dernière, les Irlandais·es se sont soulevé·es à plusieurs reprises pour tenter de mettre fin à la domination coloniale (et à leur oppression). La rébellion de 1798 des United Irishmen, qui a réussi à unir catholiques et protestants sous la direction de Wolfe Tone, a été la plus proche de la réussite.

Confrontée à ce qui aurait pu être une défaite, la stratégie britannique s'est orientée vers l'unification des anglicans et des presbytériens au sein d'un bloc protestant commun, puis vers la création consciente de divisions entre protestants et catholiques afin d'empêcher la réapparition d'un tel mouvement uni. L'Acte d'Union de 1801, qui continuait d'interdire aux catholiques l'accès aux fonctions publiques et excluait l'« émancipation des catholiques », en est l'illustration. Cela n'a pas empêché des tentatives répétées de soulèvement tout au long du 19e siècle, puis lors de l'insurrection de Pâques en 1916. Alors que les demandes de « Home Rule » (une forme de dévolution du pouvoir) se multipliaient, les conservateurs en particulier décidèrent que « la carte Orange serait celle à jouer », selon les termes de Lord Randolph Churchill 6.

Au lendemain de la révolution russe, l'impérialisme britannique est confronté à un mouvement révolutionnaire irlandais qui ne se contente pas de mettre sur la table la possibilité d'une libération nationale, mais qui met également à l'ordre du jour les rapports de classe. Le développement du militantisme ouvrier, les occupations de lieux de travail et de terres ainsi que des événements tels que la grève générale contre la conscription en 1918 et le soviet de Limerick en 1919 ont semé l'effroi au sein du gouvernement britannique. L'incapacité du mouvement ouvrier à contester l'hégémonie des nationalistes issus de la classe moyenne du Sinn Féin, et l'idée largement partagée que « le travail doit attendre » ont malheureusement conduit à ce que le potentiel de cette période n'ait pas été atteint.

En réponse à cette menace, l'impérialisme britannique, tout en tentant de vaincre militairement et de réprimer les mouvements auxquels il était confronté, a poursuivi la stratégie du « diviser pour mieux régner » de manière toujours plus cynique. Il a entrepris de diviser l'Irlande en 1920 et a insisté sur cette partition dans le traité anglo-irlandais de 1921. Cette période de révolution irlandaise s'est achevée en 1922 par une contre-révolution qui a vu la création de l'« État libre », une société réactionnaire dominée par l'Église catholique, où les républicains et les socialistes opposés au traité ont été exécutés sans procès, où la littérature subversive a été interdite et où les femmes ont été exclues de toute participation à la vie publique. Au nord de la frontière, la discrimination ouverte et l'oppression de la minorité catholique étaient la norme, avec une Royal Ulster Constabulary (RUC, Police royale de l'Ulster) sectaire, ainsi que des groupes paramilitaires loyalistes, et le gerrymandering, un découpage des circonscriptions électorales visant à minimiser la représentation catholique.

Dans le Sud, une classe capitaliste faible et ses représentants politiques ont continué à s'appuyer sur l'autorité de l'Église catholique, tout en agissant pour faciliter l'exploitation des populations et des ressources par des capitaux étrangers, d'abord britanniques, puis américains et européens. Dans le Nord, la discrimination systématique s'est poursuivie, le logement s'avérant l'élément clé qui a déclenché le mouvement des droits civiques dans les années 1960.

Toute possibilité d'un mouvement de classe uni pour les droits civils et économiques a été rejetée par les dirigeants nationalistes conservateurs, qui ont fait le choix de l'« unité anti-Unioniste » (c'est-à-dire l'unité catholique) plutôt que celui de l'unité de classe. Lorsque les manifestations pour les droits civiques ont été violemment attaquées par des gangs loyalistes, protégés par la RUC, et que des manifestant·es pacifiques ont été abattu·es par des parachutistes britanniques lors du Bloody Sunday, une partie importante de la jeunesse catholique, lassée de l'oppression et sans mouvement socialiste de classe conséquent à sa disposition, s'est tournée vers la lutte armée et vers l'IRA Provisoire. Il était compréhensible que les jeunes catholiques veuillent riposter à la situation à laquelle ils étaient confrontés. Cependant, la campagne de l'IRA a toujours été une impasse. Bien qu'elle soit fondamentalement différente des campagnes ouvertement sectaires des paramilitaires loyalistes, elle n'a pas pu vaincre militairement l'État britannique et a eu pour effet d'aggraver les divisions sectaires.

L'accord du Vendredi saint (accord de Belfast de 1998, NDLR), qui a mis fin aux Troubles, n'a pas résolu la question nationale ni mis fin à la profonde division de la société du Nord. L'accord de partage du pouvoir n'a fait que masquer le fossé historique entre les communautés, tout en institutionnalisant le sectarisme au sommet.

Les principaux partis politiques des deux côtés du fossé se sont unis pour mettre en œuvre des politiques néolibérales de réduction des dépenses et de privatisation, tout en se présentant comme les meilleurs représentants des intérêts de « leur » communauté pour se faire réélire.

Quelle est la nature de la question nationale aujourd'hui ?

Sans les actions de l'impérialisme britannique durant des siècles, il n'y aurait pas de question nationale en Irlande. En particulier, la partition de l'Irlande est responsable de la forme spécifique que prend la question nationale aujourd'hui. Cependant, l'une des conséquences des actions de l'impérialisme britannique est aujourd'hui l'existence de deux communautés distinctes dans le Nord avec des aspirations nationales conflictuelles.

Les catholiques ont été historiquement constamment discriminés au sein de l'État du Nord par les politiciens unionistes de droite et par un État britannique heureux de pouvoir compter sur le soutien d'une majorité protestante. Bien que la discrimination économique active appartienne désormais en grande partie au passé, des résidus subsistent. Même si les vestiges des discriminations en matière d'emploi ou de logement disparaissaient, les catholiques resteraient certainement opprimés au niveau national, car leur souhait d'être dans un pays qui correspond à leur identité nationale est entravé et ils sont emprisonnés dans un État du Nord auquel ils ne s'identifient pas.

En raison de l'exclusion des catholiques d'une grande partie de l'industrie, ce sont les protestants qui, historiquement, ont occupé la grande majorité des emplois qualifiés et syndiqués. Cet accès préférentiel aux emplois qualifiés et, dans le domaine de la reproduction sociale, au logement, a constitué une partie de la base historique du bloc politique unioniste. Cependant, les théories qui traitent les protestants comme une « aristocratie ouvrière » super-privilégiée ou, pire encore, comme des « colons » équivalents aux Sud-Africains blancs, ne reposent sur aucun fait concret. La classe ouvrière protestante, même si les catholiques subissaient une discrimination directe en termes de logement et d'emploi, souffrait également de taux de pauvreté et de privation parmi les plus élevés du Royaume-Uni, comme en témoigne à Belfast la misère régnant autant dans Shankill Road que dans Falls Road 7.

Ce n'est pas l'avantage économique seul qui a permis de lier une partie des travailleurs à l'État britannique, c'est l'idéologie unioniste. Cependant, la stratégie du « diviser pour mieux régner » du capitalisme et de l'État britannique s'est effondrée à des moments cruciaux, lorsque de puissantes luttes conjointes de travailleur·ses catholiques et protestants ont surmonté la division, comme lors de la grève des ingénieurs de Belfast en 1919 et lors du mouvement de lutte contre le chômage dans les années 1930. Il existe de nombreux exemples contemporains, même s'ils sont plus modestes, d'une telle lutte commune, comme la puissante grève du secteur public en 2015. Ils démontrent le pouvoir de la lutte unie de la classe ouvrière et la possibilité de la redévelopper, en dépassant les divisions sectaires dont dépendent la classe dirigeante et les partis de l'establishment.

Cependant, en dépit de ces luttes, la persistance des divisions et leur capacité à être exploitées par une classe capitaliste cynique et impitoyable sont évidentes. La grève de 1919, qui comportait des éléments importants d'une grève générale, a été suivie d'une période de pogroms anticatholiques en 1920, sciemment attisés par des employeurs désireux d'éviter une répétition de la grève de 1919. Jusqu'à 7 000 catholiques et 3 000 rotten Prods (socialistes et syndicalistes protestants) ont été expulsés des lieux de travail.

Approches socialistes de la question nationale

Pour déterminer comment aborder cette division, il convient d'étudier les contributions des marxistes sur la manière de répondre à la question nationale. Bien que Marx et Engels aient énoncé un principe internationaliste clair avec leur message vibrant selon lequel « les travailleurs n'ont pas de patrie » 8et qu'ils aient même anticipé les innovations programmatiques ultérieures de Lénine en soutenant l'indépendance de l'Irlande et de la Pologne, ils n'ont pas réussi à définir une approche globale. Engels, en particulier, a introduit un concept confus et non matérialiste de « nations sans histoire ».

Il n'est donc pas surprenant que cette question complexe ait fait l'objet de débats animés au sein du mouvement socialiste après leur mort. Au sein de la Deuxième Internationale, la droite prônait une forme de « colonialisme socialiste », avec une argumentation horriblement raciste illustrée par l'argument d'Eduard Bernstein au congrès de Stuttgart de 1907, selon lequel « les socialistes devraient eux aussi reconnaître la nécessité pour les peuples civilisés d'agir en quelque sorte comme les gardiens des non-civilisés » 9.

Bien que la motion de la droite ait été rejetée au congrès de Stuttgart par un bloc du centre et de la gauche, le fait qu'elle n'ait été rejetée que de justesse, par 127 voix contre 108, illustre à la fois l'opportunisme déjà présent au sein de la social-démocratie et le manque de clarté quant à la manière d'aborder cette question. Même parmi ceux qui s'opposaient clairement au colonialisme, il y avait souvent une approche aveugle à l'oppression. Eugene Debs l'a bien illustré en parlant de l'oppression raciale, quand il écrivit : « Nous n'avons rien de spécial à offrir aux Nègres et nous ne pouvons pas lancer d'appel pour toutes les races. Le parti socialiste est le parti de la classe ouvrière, quelle que soit sa couleur – l'ensemble de la classe ouvrière du monde entier ». 10

En revanche, Lénine a insisté sur le fait que le mouvement marxiste devait avoir quelque chose de « spécial » à offrir aux Noirs des États-Unis et aux nationalités opprimées du monde entier. Ce quelque chose de « spécial » n'est rien d'autre qu'un engagement ferme à mettre fin à leur oppression spécifique (sous toutes ses formes, indépendamment des classes sociales), qui est au-delà de l'exploitation et de l'oppression, inhérentes au capitalisme, de tous les membres de la classe ouvrière.

Il reconnaissait que l'unité de la classe ouvrière ne pouvait être construite en ignorant ou en minimisant les formes d'oppression qui affectent des groupes spécifiques plutôt que l'ensemble des travailleur·ses. Ignorer l'oppression ne la fait pas disparaître, ni la division qu'elle provoque, mais permet au contraire à l'oppression d'exister et de se reproduire au sein du mouvement ouvrier. Au contraire, il a défendu l'idée d'une unité basée sur une opposition explicite à l'oppression et sur l'engagement à y mettre fin.

C'est à partir de cette analyse que la défense du droit à l'autodétermination s'est imposée. Il s'agissait d'un outil permettant à la classe ouvrière de la nation oppressive de démontrer qu'elle n'avait aucun intérêt à ce que l'oppression se poursuive et de contribuer à la construction d'une lutte unie de la classe ouvrière. Elle a également permis aux révolutionnaires d'une nation opprimée d'engager la lutte contre l'impérialisme, tout en cherchant à établir un lien entre la lutte contre l'oppression et la nécessité d'un changement socialiste.

Les bolcheviks ont clairement indiqué que les peuples de Géorgie, de Pologne, d'Ukraine, de Finlande et de toutes les autres nations historiquement opprimées par la Russie tsariste avaient le droit de déterminer leur propre avenir, y compris jusqu'au droit à l'indépendance. Dans le contexte d'un empire tsariste composé de multiples nationalités, avec une majorité de non-Russes, cet aspect était crucial dans la lutte pour gagner le soutien des masses. Comme le dit Trotsky dans son Histoire de la Révolution Russe, « c'est seulement par cette voie que le prolétariat russe put graduellement conquérir la confiance des nationalités opprimées » 11.

Appliquer la méthode de Lénine à l'Irlande

Il s'agit d'une véritable innovation dans la manière dont les socialistes doivent appréhender les oppressions nationales (et les autres oppressions) et cela éclaire l'approche que nous cherchons à adopter aujourd'hui. Toutefois, le slogan du « droit à l'autodétermination » ne peut pas être simplement appliqué à n'importe quelle situation et constituer une réponse générique. Dans le contexte irlandais, qui a précisément droit à l'autodétermination ? Le peuple irlandais dans son ensemble ? Les catholiques du Nord, les protestants ou les deux ? Comment cette autodétermination peut-elle être exercée ?

En tentant d'aborder la question nationale en Irlande par ce biais, la gauche s'est engagée dans une impasse analytique due à une pensée schématique basée sur comment déterminer quel groupe de personnes répond à la définition d'une « nation ». Ils auraient pu commencer par une liste de critères comme celle, tristement célèbre, établie par Staline – un homme qui allait déporter des nationalités opprimées entières – dans Le marxisme et la question nationale : « une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique [quoi que cela signifie !], qui se traduit dans la communauté de culture ». 12En utilisant cette liste, les marxistes auraient pu alors décider si un groupe spécifique de personnes peut être ou non qualifié de nation…

Dans le contexte irlandais, qui a précisément droit à l'autodétermination ?

Cette approche mécanique ne nous aide pas vraiment à comprendre l'oppression nationale telle qu'elle existe dans le monde auquel nous sommes réellement confrontés, plutôt que dans des conditions imaginaires de laboratoire. Par exemple, le peuple Kurde ne serait pas considéré comme une nation selon la définition de Staline, car il n'a pas de « vie économique commune ». Pourtant, pour la plupart des marxistes, il semble évident que les Kurdes constituent une nation ayant le droit à l'autodétermination.

Au lieu de répéter ces erreurs, nous devrions utiliser la méthode fondamentale qui sous-tend le concept de « droit à l'autodétermination », plutôt que la formule elle-même. En d'autres termes, il s'agit de trouver un moyen d'unir la classe ouvrière, malgré ses divisions réelles, et de lui indiquer une voie à suivre pour prendre le pouvoir, afin qu'elle puisse résoudre la question nationale. Cela signifie analyser les réalités politiques existantes et s'y référer, plutôt que de s'engager dans une argumentation historique sur la question de savoir qui constitue une nation ou non. Comme l'a dit Trotsky à propos de l'oppression des Noirs aux États-Unis, « Un critère abstrait ne tranche pas cette question, mais beaucoup plus décisifs sont la conscience historique d'un groupe, ses sentiments et ses volontés » 13.

Les nations ne sont pas des catégories anhistoriques immuables, mais des groupes qui se composent, se décomposent et se recomposent en permanence. La composition même de ce qui est généralement considéré comme la nation irlandaise en est la preuve, avec les vagues de colons s'intégrant au fil du temps dans ce qui est devenu la nation irlandaise.

La grande majorité des protestant·es du Nord ne s'identifient pas comme faisant partie de la nation irlandaise ; seuls une infime minorité d'entre eux s'identifient comme Irlandais selon diverses enquêtes. Bien qu'ils ne constituent pas une nation à part entière, ils forment une communauté distincte, avec des aspirations nationales différentes de celles des habitant·es du Sud et des catholiques du Nord. Les catholiques du Nord ne constituent pas une nation autonome, mais font partie de la nation irlandaise, incluant la grande majorité des habitant·es du Sud.

Une autre réalité politique est que, compte tenu des données géographiques et démographiques du Nord, l'exercice du droit à l'autodétermination des protestants ou des catholiques signifierait le refus de l'autodétermination à l'autre. Les deux communautés sont interpénétrées dans le nord-est de l'Irlande de telle sorte qu'il n'y a pas de redécoupage possible qui n'emprisonnerait pas d'importantes minorités dans un État auquel elles ne s'identifient pas.

Le capitalisme peut-il résoudre la question nationale en Irlande ?

C'est précisément parce que la question nationale en Irlande implique l'existence de deux communautés distinctes dans le Nord qu'elle est insoluble. S'il s'agissait simplement de la présence de l'armée britannique dans le Nord, elle pourrait être résolue relativement facilement par son retrait. Mais ce n'est pas le cas. Le résultat d'un siècle de partition et de division dans l'intérêt du capital signifie que ces communautés et identités distinctes ont une existence réelle qui ne peut être activée ou désactivée selon les besoins de l'impérialisme britannique.

Cependant, il ne s'ensuit pas, comme certains le prétendent, que la forme sous laquelle la question nationale est posée ne peut être modifiée au sein du capitalisme. En effet, la forme des différentes questions nationales dans le monde a changé à plusieurs reprises. Nous vivons dans une époque de changements considérables, mais avec une classe ouvrière affaiblie en termes de conscience de classe, d'organisation de masse et de direction, et donc souvent incapable d'imprimer sa marque sur les événements de manière décisive.

De nombreux résultats sont possibles dans le cadre du capitalisme. Nous ne devons pas sous-estimer le potentiel d'une réaction violente d'une partie de la population protestante contre la réunification de l'Irlande, la reprise d'un conflit sectaire important et même la possibilité de déboucher sur une guerre civile. Ce n'est pas la seule variante, cependant, et des alternatives où la pression de la classe ouvrière ainsi que les intérêts des États capitalistes impliqués sont suffisants pour éviter une telle guerre civile, sans être suffisants pour poser la question d'une révolution ouvrière, sont également possibles.

Dans ces situations, une Irlande unie sur une base capitaliste peut devenir une possibilité. Des solutions intermédiaires, telles que l'autorité conjointe des gouvernements irlandais et britannique pour une période déterminée, peuvent également exister. Au lieu d'être normatifs sur ce qui peut théoriquement se produire dans le cadre du capitalisme, nous devrions être ouverts à diverses possibilités.

Cependant, aucune de ces « solutions » dans le cadre du capitalisme ne fera disparaître la question nationale. Il y aurait probablement de la discrimination ou au moins une dynamique de concurrence des communautés sur l'allocation de ressources rares (logement et services publics par exemple) au niveau du conseil local ou de l'assemblée décentralisée. En tout état de cause, même sans discrimination directe, l'identité communautaire ne s'efface pas ou ne s'oublie pas rapidement. Les protestant·es constitueraient une communauté nettement minoritaire dans un État auquel ils ne s'identifient pas.

La classe ouvrière pourrait résoudre la question nationale

Ce n'est pas un vœu pieux de considérer que, si la classe ouvrière était aux commandes, les choses seraient différentes. En contrôlant fermement les ressources, avec la participation démocratique des travailleur·ses de toutes les communautés, une société socialiste poserait les bases d'un recul des conflits nationaux au fil du temps, grâce à deux facteurs cruciaux.

Premièrement, en garantissant à chacun l'accès à un niveau de vie décent, avec des emplois, des logements et des services publics de qualité, elle éliminerait en grande partie les conflits, entre les différentes couches de la classe ouvrière, liés à l'insuffisance des ressources. Ces conflits, et la volonté de la classe capitaliste au pouvoir de les exploiter, sont un facteur crucial dans l'exacerbation des conflits nationaux.

Deuxièmement, en partant de la reconnaissance des droits des minorités nationales, y compris le droit à l'autodétermination, et en luttant pour l'unité de la classe ouvrière, la classe ouvrière au pouvoir serait en mesure de satisfaire des droits et des aspirations actuellement contradictoires. La Yougoslavie, bien qu'illustrant les possibilités de génocide lorsque les questions nationales explosent, donne également un exemple de la façon dont un État ouvrier (même déformé par le stalinisme) peut réduire les conflits nationaux. Sous Tito, grâce à la croissance économique et à l'autonomie des nations qui composaient la Yougoslavie, la question nationale a été atténuée. Bien entendu, la réapparition de la question nationale en Yougoslavie, avec l'éclatement sanglant de cet État, prouve que ces questions n'ont pas été « résolues » sous le stalinisme, elles ont simplement été limitées pendant un certain temps.

Il existe de nombreuses voies que la classe ouvrière au pouvoir pourrait mettre en œuvre pour atténuer et finalement résoudre la question nationale en Irlande. La plus simple et la plus facile de ces solutions est la constitution d'un État socialiste en Irlande, lié au développement d'un mouvement socialiste à travers l'Europe. La minorité protestante aurait joué un rôle dans le combat pour cet État, pour sa construction, elle ne souffrirait donc d'aucune discrimination et jouirait de tous les droits démocratiques en son sein.

Avec le temps, les protestant·es du Nord pourraient se considérer comme faisant partie intégrante de la nation irlandaise, à l'instar des protestant·es du Sud. D'autres solutions, y compris l'autonomie de la communauté protestante du Nord au sein d'une Irlande socialiste, ou l'autonomie pour la région du nord-est de l'Irlande, sont également possibles et il appartiendra à la future classe ouvrière, en construisant une lutte unie contre le capitalisme, et une fois au pouvoir, de décider démocratiquement de la manière de résoudre cette question.

La question clé pour nous est de savoir comment unifier la classe ouvrière, aujourd'hui, contre la classe capitaliste, de manière à poser la possibilité pour la classe ouvrière de prendre le pouvoir et d'avoir l'opportunité de résoudre la question nationale. Notre analyse et notre stratégie pour l'avenir doivent donc reconnaître et s'opposer à l'oppression nationale existante des catholiques du Nord, tout en rassurant les protestants du Nord sur le fait que non seulement ils n'ont rien à craindre dans un futur État socialiste, mais qu'ils ont aussi beaucoup à y gagner.

Sondage sur la frontière

L'évolution démographique en Irlande du Nord est le principal facteur de changement dans la manière dont la question nationale est posée et perçue. Le fait que, d'ici quelques années, les personnes d'origine catholique représenteront probablement un pourcentage plus élevé de la population du Nord que celles d'origine protestante est d'une importance capitale. En 2016 déjà, il y avait plus de personnes en âge de travailler d'origine catholique (44 %) que d'origine protestante (40 %). Parmi les élèves, l'écart est encore plus important avec 51 % de personnes d'origine catholique contre 37 % d'origine protestante.

Depuis sa fondation, l'État du Nord est un État à majorité protestante (et présumée unioniste) et à minorité catholique. La disparition de cette majorité protestante et la tendance démographique claire vers une majorité catholique ébranlent la base de l'État du Nord.

De plus, ce fait démographique a une signification légale dans l'accord du Vendredi saint. Il contient une clause chargeant le secrétaire d'État pour l'Irlande du Nord d'ordonner la tenue d'un scrutin « si, à un moment, il lui apparaît probable qu'une majorité des votants exprimerait le souhait que l'Irlande du Nord cesse de faire partie du Royaume-Uni et fasse partie d'une Irlande unie ». Simultanément, un scrutin équivalent serait organisé dans le sud de l'Irlande.

Si le recensement de 2021 indique un pourcentage plus élevé de catholiques que de protestants, la pression en faveur de l'organisation d'un scrutin sur la frontière augmentera considérablement. Il semble très probable que d'ici dix ans, les sondages d'opinion indiqueront la nécessité de déclencher un scrutin sur cette question de la frontière.

Toutefois, avant l'organisation d'un tel scrutin, cette question (et la question nationale en général) sera placée sur le devant de la scène politique. Outre le compte à rebours de l'horloge démographique, la montée en puissance du Sinn Féin dans le Sud donne un élan à ce processus. Lorsqu'ils étaient dans l'opposition, ils ont systématiquement essayé d'utiliser le Brexit comme une opportunité de mettre en avant l'unification irlandaise. S'ils entrent dans un gouvernement de droite avec le Fianna Fáil ou le Fine Gael, ils profiteront sans aucun doute de l'occasion pour réclamer un scrutin sur la frontière, à la fois parce qu'il s'agit d'un élément central de leur existence politique et pour détourner l'attention de leur rôle probable dans la gestion du capitalisme et la mise en œuvre de l'austérité. C'est précisément ce qu'ils ont déjà fait dans le Nord.

Le Brexit et un nouveau référendum écossais pour l'indépendance sont des facteurs supplémentaires qui influencent le débat et la trajectoire de la question nationale en Irlande. L'État britannique en général est sur la voie de la désintégration. La sortie de la Grande-Bretagne de l'UE a souligné le déclin relatif de la position de l'impérialisme britannique, tout en posant avec acuité la question du positionnement d'une frontière renforcée – soit entre le Sud et le Nord de l'Irlande, soit entre l'Irlande dans son ensemble et la Grande-Bretagne.

D'une part, ces éléments peuvent renforcer le sentiment des communautés ouvrières protestantes d'être assiégées par une population catholique de plus en plus confiante. D'autre part, si les catholiques ont le sentiment que leurs aspirations à faire partie d'une Irlande unie seraient bloquées par l'État britannique ou d'autres, même dans des circonstances où ils seraient majoritaires, en dépit du fait que l'accord du Vendredi saint est clair sur ce qui devrait se passer, le résultat pourrait être explosif.

La configuration politique de cette île est incroyablement complexe. Néanmoins, pour tracer une voie vers l'avenir, il faut aborder la situation politique telle qu'elle est, et non pas telle que nous voudrions qu'elle soit. Partant du point de départ compliqué d'aujourd'hui, les socialistes doivent formuler une approche pour s'opposer à l'oppression et unifier la classe ouvrière dans une lutte contre l'exploitation capitaliste et pour un changement socialiste.

Que devraient dire les socialistes à propos d'un référendum sur la frontière ?

Ce référendum est, à bien des égards, la manière la plus tranchante dont la question nationale nous est posée aujourd'hui. Un référendum des deux côtés de la frontière avec une réponse Oui/Non (ou la possibilité de s'abstenir) ne permet pas d'esquives ou de réponses interminables. Il n'est pas possible d'y répondre simplement en se référant à la solution socialiste que nous privilégions. Il exige une réponse concrète. Dans le cadre de l'élaboration d'un programme visant à unir la classe ouvrière et à lutter pour renverser le capitalisme, la manière dont nous répondons à un référendum sur la frontière est cruciale.

Un référendum frontalier dans le cadre de l'accord du Vendredi saint n'est pas notre réponse à la question nationale, tout comme l'accord du Vendredi saint n'était pas notre réponse au conflit sectaire dans le Nord. Il s'agit d'une « solution » créée par les partis politiques et les États capitalistes, qui comporte de nombreux dangers du point de vue de la lutte pour l'unification de la classe ouvrière et la défaite de l'impérialisme et du capitalisme.

Cependant, elle existe légalement et – en conséquence – politiquement, en tant que point de référence pour les personnes issues de communautés catholiques qui cherchent à mettre fin à leur oppression nationale. Les socialistes devraient reconnaître qu'il est tout à fait raisonnable que les catholiques du Nord, qui ont été forcés d'entrer dans un État qui les opprime au motif qu'ils sont une minorité, s'attendent à ce que leur oppression prenne fin lorsqu'ils deviendront une majorité. Le référendum est déjà perçu comme le moyen le plus évident d'y parvenir, et le sera probablement de plus en plus.

D'autre part, les protestants de la classe ouvrière considèrent avec inquiétude un sondage frontalier. Cela s'explique à la fois par l'augmentation des tensions sectaires qui pourrait en résulter et par les conséquences d'un vote en faveur du oui, qui signifierait qu'ils sont forcés d'entrer dans un État dont ils ne veulent pas faire partie.

La possibilité que cela devienne un tournant vers une escalade de la violence et des affrontements sectaires est réelle. Cependant, pour les socialistes, qui sont une petite minorité à ce stade, répondre qu'ils « s'opposent » à un référendum sur la frontière équivaudrait à souffler sur un ouragan pour essayer de le faire disparaître. Cette situation va se produire, que nous le voulions ou non, et les socialistes doivent s'y engager.

S'opposer à l'idée d'un référendum frontalier, ou prôner l'abstention ou le boycott d'un scrutin s'il est organisé, n'est pas une stratégie susceptible d'unir une partie importante de la classe ouvrière et de lui indiquer la voie à suivre pour accéder au pouvoir. Pire encore, cela reviendrait à commenter depuis la ligne de touche. Cela laisserait le champ libre aux nationalistes des deux camps pour prendre la direction du débat et des résultats.

Les socialistes devraient donc reconnaître la réalité politique qu'est l'imminence d'un référendum frontalier. Au lieu de créer une barrière entre eux et la majorité de la classe ouvrière de l'île en s'y « opposant », ils devraient chercher à intervenir pour façonner les termes du débat et le résultat.

Campagne indépendante de la classe ouvrière

Le référendum sur la frontière ne résoudra pas la question nationale et nous ne devrions pas le prétendre. En fait, comme nous l'avons souligné, il pourrait exacerber le sectarisme et les tensions entre les communautés. Cependant, nous ne pouvons pas dire aux catholiques, qui d'une position minoritaire sont sur le point de devenir une majorité, qu'ils devraient accepter ce statu quo jusqu'à ce que la lutte pour le socialisme soit prête à résoudre la question nationale.

Au contraire, nous devrions soutenir la tenue d'un référendum frontalier, à la fois comme un droit démocratique et comme un mécanisme permettant aux catholiques de mettre fin à leur oppression nationale. Nous devrions prendre parti sur la question concrète du référendum frontalier – conformément aux souhaits de la grande majorité des travailleur·ses irlandais·es, avec un contenu progressiste pour la plupart – en faveur de la réunification de l'île. Ce faisant, nous nous mettrions dans une bien meilleure position pour présenter nos arguments plus généraux en faveur de la nécessité d'un changement socialiste, notamment en mettant l'accent sur les droits de la minorité protestante.

Tout en soutenant un tel référendum et en appelant à voter oui, les socialistes doivent mettre en garde contre les dangers qu'il comporte. Il contient un risque significatif d'augmentation des tensions et même de conflit ouvert, dans la période entourant un tel scrutin. S'il avait lieu et que l'unification de l'île était majoritaire, il pourrait simplement changer la dynamique de l'oppression, les protestant·es se sentant contraint·es d'adhérer à un État auquel ils ne s'identifient pas, dans des circonstances de tensions communautaires accrues.

Pour éviter ces conséquences, il faut mettre en place une campagne anti-sectaire basée sur les communautés catholiques et protestantes de la classe ouvrière, indépendante des forces nationalistes, y compris le Sinn Féin qui plaidera en faveur d'un référendum frontalier et d'un vote en faveur du Oui. Dans le Sud, les socialistes ont le devoir particulier de sensibiliser à la crainte des protestant·es de devenir une minorité opprimée au sein d'un État unifié, en expliquant leurs préoccupations de perdre non seulement leur identité, mais aussi des services publics supérieurs à ceux du Sud. Nous devons insister sur la nécessité de protéger les droits de la minorité protestante, ainsi que d'autres minorités, au sein de cet État.

Il faudra argumenter que l'on ne veut pas l'unification de deux États capitalistes et sectaires, mais la création d'une Irlande laïque et socialiste, au sein de laquelle les droits des protestant·es, y compris le droit permanent à la double citoyenneté, seraient protégés. Au lieu de l'harmonisation à la baisse de l'impôt sur les sociétés envisagée par le Sinn Féin et de la création d'un paradis fiscal dans toute l'Irlande, nous devrions préconiser la propriété publique démocratique des principales sources de richesse de l'île, en les utilisant pour garantir un service national de santé de qualité dans toute l'île, des investissements dans des logements publics décents et des services pour tous, ainsi que des améliorations spectaculaires du niveau de vie de la population.

Ce changement socialiste ne peut être soutenu sur l'île d'Irlande seule. Il doit s'inscrire dans un mouvement international visant à mettre fin à la domination par la classe capitaliste et à remettre le pouvoir entre les mains de la classe ouvrière. La construction d'une Europe socialiste démocratique, qui inclurait une coopération et des relations étroites avec les travailleur·ses de tout le continent, est un élément crucial de ce mouvement.

Le 27 janvier 2021

* Les termes « protestant » et « catholique » seront utilisés tout au long de cet article pour désigner les personnes issues des communautés protestantes et catholiques. Bien que ce choix linguistique pose des problèmes, notamment parce qu'il implique qu'il s'agit d'une manière ou d'une autre d'un conflit « religieux », l'alternative consistant à décrire les personnes comme nationalistes et unionistes applique des étiquettes politiques à des personnes uniquement en fonction de leurs origines et ne parvient pas à saisir la nature communautaire de la division sectaire.

Notes

1. James Connolly, Labour and Partition, 1914.
2. La brève histoire décrite ici est principalement tirée de T.A. Jackson, Ireland Her Own, 1946, et de D. R. O'Connor Lysaght, « British Imperialism in Ireland », contenu dans Ireland : Divided Nation, Divided Class, 1987.
3. Pour en savoir plus, Christopher Hill, The English Revolution 1640, 1940.
4. Idem.
5. James Connolly, Labour in Irish History, 1910.
6. Lettre à Lord Justice Fitzgibbon, 16 février 1886. L'ordre Orange est une société protestante, fondée en Irlande, dont le but est de favoriser les objectifs du protestantisme. En 1911, un certain nombre d'orangistes commencent à s'armer et à suivre un entraînement militaire. Le Conseil unioniste d'Ulster décide de mettre sous contrôle ces groupes armés, en créant une milice protestante, l'Ulster Volonteer Force, déterminée à s'opposer au Home Rule. L'appartenance aux loges orangistes et à l'UVF se recouvraient partiellement.
7. Falls Road est la route principale traversant l'ouest de Belfast. Son nom évoque la communauté républicaine catholique de la ville, tandis que la Shankill Road voisine est majoritairement loyaliste et protestante, séparée de Falls Road par les Murs de la paix.
8. Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848.
9. John Riddell, Lenin's Struggle for a Revolutionary International, 2002, p. 40.
10. Eugene V. Debs, The Negro In the Class Struggle, 1903.
11. Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, 1930.
12. Joseph Staline, Le marxisme et la question nationale, 1913.
13. « La question noire aux États-Unis », 28 février 1933.

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Marxisme et question nationale, de Marx à Eric Hobsbawm

3 décembre 2024, par Michael Löwy — ,
L'articulation entre internationalisme et question nationale, entre revendications démocratiques et révolution, est l'enjeu d'un débat entre marxistes depuis le milieu du 19e (…)

L'articulation entre internationalisme et question nationale, entre revendications démocratiques et révolution, est l'enjeu d'un débat entre marxistes depuis le milieu du 19e siècle, débat dont Michael Löwy raconte l'évolution.

23 novembre 2024 | tire du site d'Inprecor, numéro 726, novembre 2024 | Photo : Rosa Luxemburg au Congrès socialiste international d'Amsterdam.

Marx et Engels n'ont proposé ni une théorie systématique de la question nationale, ni une définition précise du concept de « nation », ni une stratégie politique générale pour les socialistes dans ce domaine. Leurs articles sur le sujet étaient, pour la plupart, des déclarations politiques concrètes relatives à des cas spécifiques. En ce qui concerne les textes théoriques proprement dits, les plus connus et les plus influents sont sans doute les passages assez sibyllins du Manifeste concernant les communistes et la nation. Ces passages ont la valeur historique de proclamer de manière audacieuse et intransigeante la nature internationaliste du mouvement prolétarien, mais ils ne sont pas toujours exempts d'un certain économisme et d'un surprenant optimisme libre-échangiste. Cela se voit notamment dans la suggestion que le prolétariat victorieux poursuivra simplement la tâche d'abolir les antagonismes nationaux qui a été commencée avec « le développement de la bourgeoisie, le libre-échange, le marché mondial », etc. Cette idée est cependant contredite dans d'autres textes de la même époque, dans lesquels Marx souligne que « tandis que la bourgeoisie de chaque nation conserve encore des intérêts nationaux particuliers, la grande industrie créa une classe dont les intérêts sont les mêmes dans toutes les nations et pour laquelle la nationalité est déjà abolie » 1.

Dans ses écrits ultérieurs (notamment sur la question de l'Irlande), Marx a montré que non seulement la bourgeoisie tend à entretenir les antagonismes nationaux, mais qu'elle tend même à les accroître, car : 1. la lutte pour le contrôle des marchés crée des conflits entre les puissances capitalistes ; 2. l'exploitation d'une nation par une autre produit l'hostilité nationale ; 3. le chauvinisme est un des outils idéologiques qui permettent à la bourgeoisie de maintenir sa domination sur le prolétariat.

Marx et Engels ont souligné avec force l'internationalisation de l'économie par le mode de production capitaliste : l'émergence du marché mondial qui « a enlevé à l'industrie sa base nationale » en créant « une interdépendance généralisée des nations ». Cependant, il y a une tendance à l'économisme dans son idée que « l'uniformité de la production industrielle et les conditions d'existence qu'ils entraînent » aide à dissoudre les barrières nationales (Absonderungen) et les antagonismes, comme si les différences nationales pouvaient être assimilées à de simples différences dans le processus de production2.

Des principes généraux

Si le Manifeste communiste a jeté les bases de l'internationalisme prolétarien, il n'a guère donné d'indications sur une stratégie politique concrète par rapport à la question nationale. Une telle stratégie n'a été développée que plus tard, notamment dans les écrits de Marx sur la Pologne et l'Irlande (ainsi que dans la lutte qu'il a menée au sein de l'Internationale contre le nationalisme libéral-démocrate de Mazzini et le nihilisme national des Proudhoniens). Marx et Engels ont soutenu la Pologne non seulement au nom du principe démocratique général de l'autodétermination des nations, mais surtout en raison de la lutte des Polonais·es contre la Russie tsariste, le principal bastion de la réaction en Europe et la bête noire des pères fondateurs du socialisme scientifique.

Les écrits sur l'Irlande, en revanche, ont une application beaucoup plus large et énoncent, implicitement, certains principes généraux sur la question des nations opprimées. Dans une première phase, Marx était favorable à l'autonomie de l'Irlande au sein d'une union avec la Grande-Bretagne et pensait que la solution à l'oppression des Irlandais (par les grands propriétaires terriens anglais) passerait par une victoire de la classe ouvrière (chartiste) en Angleterre. Dans les années 1860, en revanche, il considère la libération de l'Irlande comme la condition de la libération du prolétariat anglais. Ses écrits sur l'Irlande à cette époque développent trois thèmes qui seront importants pour le développement futur de la théorie marxiste de l'autodétermination nationale, dans sa relation dialectique avec l'internationalisme prolétarien :

1. Seule la libération nationale de la nation opprimée permet de surmonter les divisions et les antagonismes nationaux et permet à la classe ouvrière des deux nations de s'unir contre leur ennemi commun, les capitalistes ;

2. La libération de la nation opprimée est une condition préalable à la libération du prolétariat anglais. L'oppression d'une autre nation contribue à renforcer l'hégémonie idéologique de la bourgeoisie sur les travailleurs de la nation opprimée : toute nation qui en opprime une autre forge ses propres chaînes ;

3. L'émancipation de la nation opprimée affaiblit les bases économiques, politiques, militaires et idéologiques des classes dominantes de la nation opprimée, ce qui contribue à la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière de cette nation.

Les positions de Friedrich Engels sur la Pologne et l'Irlande étaient largement similaires à celles de Marx. Toutefois, on trouve dans ses écrits un curieux concept théorique, la doctrine des « nations non historiques » – une catégorie dans laquelle il inclut, pêle-mêle, les Slaves du Sud (Tchèques, Slovaques, Croates, Serbes, etc.), les Bretons, les Écossais et les Basques. Selon Engels, « ces survivances d'une nation impitoyablement piétinée par la marche de l'histoire, comme le dit Hegel, ces “déchets de peuples” deviennent chaque fois les soutiens fanatiques de la contre-révolution, et ils le restent jusqu'à leur extermination et leur dénationalisation définitive ; leur existence même n'est-elle pas déjà une protestation contre une grande révolution historique ? » 3.

Engels a développé cet argument métaphysique pseudo-historique dans un article de 1855, qui affirmait que « le panslavisme est un mouvement qui s'efforce d'effacer ce qu'ont créé mille ans d'histoire, et qui ne peut se réaliser sans rayer de la carte la Turquie, la Hongrie et la moitié de l'Allemagne » 4.

Paradoxalement, le même Engels, dans un article de la même époque (1853), avait souligné que l'Empire turc était destiné à se désintégrer à la suite de la libération des nations balkaniques, ce qui ne l'étonnait nullement car, en bon dialecticien, il admirait dans l'histoire « les changements éternels de la destinée humaine [...] où rien n'est stable que l'instabilité, rien n'est immobile, que le mouvement » 5.

Pour la défense d'Engels, on pourrait avancer qu'il s'agissait d'articles de journaux, dépourvus du caractère rigoureux d'un travail scientifique, et qu'ils avaient donc un statut différent de celui de ses écrits théoriques proprement dits.

Le débat marxiste classique au sein de la IIe Internationale : la question nationale au tournant du siècle

C'est à la fin du 19e siècle et au début du 20e que se déroule la discussion la plus importante sur la question nationale parmi les marxistes de la Deuxième Internationale. Des contributions intéressantes traitent de questions spécifiques : la question juive – du bundiste Vladimir Medem au sioniste Ber Borochov – ou la question irlandaise, avec James Connolly. Mais les réflexions théoriques les plus générales sont celles des marxistes des Empires austro-hongrois et russe (tsariste) multinationaux : Otto Bauer, Rosa Luxemburg, Staline, Lénine, Trotsky.

La gauche radicale contre le séparatisme national : Rosa Luxemburg, Léon Trotsky

Le courant de la « gauche radicale » (Linksradikale) représenté par Luxemburg, Pannekoek, Trotsky (avant 1917) et Strasser se caractérisait, à des degrés divers et sous des formes parfois très différentes, par son opposition au séparatisme national, au nom du principe de l'internationalisme prolétarien. Si les marxistes occidentaux Pannekoek et Strasser ont eu peu d'influence, il n'en va pas de même pour la marxiste polonaise Rosa Luxemburg.

En 1893, Rosa Luxemburg fonde le Parti social-démocrate du Royaume de Pologne (PSDK), avec un programme marxiste et internationaliste, pour contrer le Parti socialiste polonais (PPS), dont l'objectif est de lutter pour l'indépendance de la Pologne. Dénonçant le PPS (avec une certaine justesse) comme un parti social-patriotique, Rosa et ses camarades du SDKP étaient résolument opposés au slogan de l'indépendance de la Pologne et soulignaient, au contraire, le lien étroit entre les prolétariats russe et polonais et leur destin commun.

En 1896, Luxemburg représenta le SDKP au congrès de la Deuxième Internationale. Les positions qu'elle défendit dans son intervention furent exposées dans un article ultérieur : « la libération de la Pologne est aussi utopique que la libération de la Tchécoslovaquie, de l'Irlande ou de l'Alsace-Lorraine […]. La lutte politique unificatrice du prolétariat ne doit pas être supplantée par une “série de luttes nationales stériles” ». 6.

Les bases théoriques de cette position seront fournies par les recherches qu'elle a effectuées pour sa thèse de doctorat, Le développement industriel de la Pologne (1898). Le thème central de ce travail était que, du point de vue économique, la Pologne était déjà intégrée à la Russie. Seules la petite bourgeoisie et les couches précapitalistes nourrissaient encore le rêve utopique d'une Pologne unie et indépendante.

Sa déclaration la plus controversée sur la question nationale (que Lénine, en particulier, a attaquée) est la série d'articles publiés en 1908 sous le titre « La question nationale et l'autonomie » dans le journal du Parti social-démocrate polonais (devenu le SDKPiL, après l'adhésion d'un groupe marxiste lituanien). Les principales idées avancées dans ces articles sont les suivantes : 1. le droit à l'autodétermination est un droit abstrait et métaphysique, comme le soi-disant « droit au travail » prôné par les utopistes du 19e siècle ; 2. Le soutien au droit de sécession de chaque nation implique en réalité le soutien au nationalisme bourgeois : la nation en tant qu'entité uniforme et homogène n'existe pas – chaque classe de la nation a des intérêts et des « droits » conflictuels ; 3. l'indépendance des petites nations en général, et de la Pologne en particulier, est utopique du point de vue économique et condamnée par les lois de l'histoire. Pour Luxemburg, il n'y a qu'une seule exception à cette règle : les nations balkaniques de l'Empire turc (Grecs, Serbes, Bulgares, Arméniens). Ces nations avaient atteint un degré de développement économique, social et culturel supérieur à celui de la Turquie, empire décadent dont le poids mort les opprimait.

Pour étayer son point de vue sur le manque d'avenir des petites nations, Luxemburg utilise les articles d'Engels sur les « nations non historiques » (bien qu'elle les attribue à Marx : leur véritable paternité n'a en fait été établie qu'en 1913, avec la découverte de lettres inédites de Marx/Engels) (6).

Des approches concrètes

Comme on le sait, en 1914 Luxemburg fut l'une des rares dirigeant·es de la IIe Internationale à ne pas succomber à la grande vague de social-patriotisme qui submergea l'Europe avec l'avènement de la guerre. Emprisonnée par les autorités allemandes pour sa propagande internationaliste et antimilitariste, elle rédigea en 1915 et fit sortir clandestinement de prison son célèbre Brochure de Junius. Dans ce texte, Luxemburg adopte dans une certaine mesure le principe de l'autodétermination : « le socialisme reconnait à chaque peuple le droit à l'indépendance et à la liberté, à la libre disposition de son propre destin ». Cependant, pour elle, cette autodétermination ne pouvait être exercée au sein des États capitalistes existants, en particulier les États colonialistes. À l'ère de l'impérialisme, la lutte pour « l'intérêt national » est une mystification, non seulement par rapport aux grandes puissances coloniales, mais aussi pour les petites nations qui ne sont « que des pions sur l'échiquier impérialiste des grandes puissances ». 7

Toutefois, dans un article, Luxemburg expose le problème dans des termes très proches de ceux de Lénine : l'introduction de 1905 au recueil La question polonaise et le mouvement socialiste. Dans cet essai, Luxemburg distingue soigneusement le droit indéniable de chaque nation à l'indépendance (« qui découle des principes élémentaires du socialisme »), qu'elle reconnaît, et l'opportunité de cette indépendance pour la Pologne, qu'elle nie. C'est aussi l'un des rares textes où elle reconnaît l'importance, la profondeur et même la justification des sentiments nationaux (tout en les traitant comme un simple phénomène « culturel »), et où elle souligne que l'oppression nationale est « l'oppression la plus intolérable dans sa barbarie » et ne peut que susciter « hostilité et rébellion »…8

Les écrits de Léon Trotsky sur la question nationale avant 1917 peuvent être qualifiés d'« éclectiques » (terme utilisé par Lénine pour les critiquer), occupant une position à mi-chemin entre Luxemburg et Lénine. C'est surtout après 1914 que Trotsky s'est intéressé à la question nationale. Il l'aborde dans sa brochure La guerre et l'Internationale 9 ouvrage polémique dirigé contre le social-patriotisme, sous deux angles différents, voire contradictoires :

1. Une approche historique et économique. La guerre mondiale est le produit de la contradiction entre les forces productives, qui tendent vers une économie mondiale, et le cadre contraignant de l'État-nation. Trotsky annonçait donc « la destruction de l'État-nation en tant qu'entité économique indépendante », ce qui, d'un point de vue strictement économique, était une proposition justifiable. Mais il en déduit l'« effondrement » et la « destruction » de l'État-nation dans son ensemble ; l'État-nation en tant que tel, le concept même de nation, ne pourra plus exister à l'avenir que comme « fait culturel, idéologique et psychologique ».

2. Une approche politique concrète. Contrairement à Luxemburg, Trotsky proclame explicitement le droit des nations à l'autodétermination comme l'une des conditions de la « paix entre les nations », qu'il oppose à la « paix des diplomates ». En outre, il soutient la perspective d'une Pologne indépendante et unie (c'est-à-dire libérée de la domination tsariste, autrichienne et allemande) ainsi que l'indépendance de la Hongrie, de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Serbie, de la Bohême, etc. C'est dans la libération de ces nations et leur association dans une fédération balkanique qu'il voyait la meilleure barrière contre le tsarisme en Europe. En outre, Trotsky défendait une relation dialectique entre l'internationalisme prolétarien et les droits nationaux : la destruction de l'Internationale par les social-patriotes était un crime non seulement contre le socialisme, mais aussi contre « l'intérêt national, dans son sens le plus large et le plus correct », puisqu'elle dissolvait la seule force capable de reconstruire l'Europe sur la base des principes démocratiques et du droit des nations à l'autodétermination.

Après 1917, Trotsky adopte la conception léniniste de la question nationale, qu'il défend à Brest-Litovsk (1918) en tant que commissaire du peuple aux affaires étrangères.

Les austro-marxistes et l'autonomie culturelle

L'idée principale des austro-marxistes – Karl Renner et Otto Bauer – par rapport à la question nationale, notamment dans le contexte de l'Empire austro-hongrois, est l'autonomie culturelle dans le cadre d'un État plurinational, par le biais de l'organisation des nationalités en corporations juridiques publiques, dotées de toute une série de pouvoirs culturels, administratifs et juridiques. Ils souhaitaient à la fois reconnaître les droits des minorités nationales et maintenir l'unité de l'État austro-hongrois.

Le grand ouvrage d'Otto Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie (1907), partageait le postulat fondamental de Karl Renner et des autres austro-marxistes : la préservation de l'État plurinational, en accordant une autonomie nationale culturelle aux différentes communautés ethniques…

La particularité de l'analyse de Bauer réside dans la dimension psycho-culturelle de sa théorie sur la question nationale, construite sur la base du concept de « caractère national », défini en termes psychologiques : « la diversité des objectifs, le fait qu'un même stimulus peut provoquer des mouvements différents et qu'une même situation extérieure peut conduire à des décisions différentes ». Ce concept d'origine néo-kantienne a été sévèrement critiqué par les adversaires marxistes de Bauer (Kautsky, Pannekoek, Strasser, etc.) 10

L'œuvre de Bauer a une valeur théorique indéniable, notamment en ce qui concerne le caractère historiciste de sa méthode. En définissant la nation comme le produit d'un destin historique commun, comme « l'aboutissement jamais achevé d'un processus constant », comme une cristallisation d'événements passés, un « morceau d'histoire figé », Bauer se place résolument sur le terrain du matérialisme historique et en opposition frontale avec les mythes réactionnaires de la « nation éternelle » et de l'idéologie raciste. Cette approche historique confère au livre de Bauer une réelle supériorité méthodologique sur la plupart des auteurs marxistes de l'époque, dont les écrits sur la question nationale avaient souvent un caractère abstrait et rigide. Dans la mesure où la méthode de Bauer impliquait non seulement une explication historique des structures nationales existantes, mais aussi une conception de la nation comme un processus, un mouvement en perpétuelle transformation, il a pu éviter l'erreur d'Engels en 1848-49 : le fait qu'une nation (comme les Tchèques) « n'ait pas eu d'histoire » ne signifie pas nécessairement qu'elle n'aura pas d'avenir. Le développement du capitalisme en Europe centrale et dans les Balkans ne conduit pas à l'assimilation mais à l'éveil de nations « non historiques » 11.

Il convient d'ajouter que le programme d'autonomie culturelle de Bauer avait une valeur significative en tant que complément – et non alternative – à une politique fondée sur la reconnaissance du droit à l'autodétermination. En effet, la première Constitution de l'Union soviétique intégrait en quelque sorte le principe de l'autonomie culturelle des minorités nationales.

Lénine, Staline et le droit à l'autodétermination

Staline a été le premier dirigeant bolchevique à écrire sur la question nationale. C'est Lénine qui l'a envoyé à Vienne pour étudier la question et, dans une lettre adressée à Gorki en février 1913, il a parlé du « merveilleux Géorgien qui s'est fait connaître dans le monde entier » 12. Mais une fois l'article de Staline « Le marxisme et la question nationale » 13 terminé, il ne semble pas que Lénine ait été particulièrement enthousiaste à son sujet, car il ne le mentionne dans aucun de ses nombreux écrits sur la question nationale, à l'exception d'une brève référence entre parenthèses dans un article daté du 28 décembre 1913. Il est évident que les idées principales de l'œuvre de Staline sont celles du parti bolchevique et de Lénine. Cela dit, la suggestion de Trotsky selon laquelle l'article a été inspiré, supervisé et corrigé « ligne par ligne » par Lénine semble discutable 14.

Au contraire, sur un certain nombre de points assez importants, l'ouvrage de Staline diffère implicitement et explicitement des écrits de Lénine, voire les contredit.

1. Le concept de « caractère national », de « constitution psychologique commune » ou de « particularité psychologique » des nations n'est pas du tout léniniste. Cette problématique est un héritage de Bauer, que Lénine a explicitement critiqué pour sa « théorie psychologique ». 15 En affirmant sans ambages que « ce n'est que lorsque toutes ces caractéristiques [langue commune, territoire, vie économique et formation psychique] sont réunies que nous avons une nation », Staline a donné à sa théorie un caractère dogmatique, restrictif et rigide que l'on ne retrouve jamais chez Lénine. La conception stalinienne de la nation était un véritable lit de Procuste 16 idéologique. Selon Staline, la Géorgie d'avant la seconde moitié du 19e siècle n'était pas une nation car elle n'avait pas de « vie économique commune », étant divisée en principautés économiquement indépendantes. Selon ce critère, l'Allemagne, avant l'Union douanière, n'aurait pas été une nation non plus… On ne trouve nulle part dans les écrits de Lénine une « définition » aussi rigide et arbitraire de la nation.

2. Staline a explicitement refusé d'admettre la possibilité d'une unité ou d'une association de groupes nationaux dispersés au sein d'un État multinational : la question se pose de savoir s'il est possible d'unir en une seule union nationale des groupes qui sont devenus si distincts. Est-il concevable, par exemple, que les Allemands des provinces baltes et les Allemands de Transcaucasie puissent être « réunis en une seule nation » ? La réponse donnée, bien sûr, était que tout cela n'était « pas concevable », « pas possible » et « utopique » 17.

Lénine, en revanche, défendait vigoureusement la « liberté d'association, y compris l'association de toutes les communautés, quelle que soit leur nationalité, dans un État donné », citant précisément en exemple les Allemands du Caucase, de la Baltique et de la région de Petrograd. Il ajoutait que la liberté d'association de toute nature entre les membres de la nation, dispersés dans différentes parties du pays ou même du globe, était « indiscutable et ne pouvait être contestée que du point de vue bureaucratique et borné » 18.

3. Staline ne faisait aucune distinction entre le nationalisme oppressif tsariste grand-russe et le nationalisme des nations opprimées. Dans un paragraphe très révélateur de son article, il rejette d'un même souffle « la vague de nationalisme belliqueux, partie d'en haut, tout une suite de répressions de la part des “détenteurs du pouvoir” » et la « vague de nationalisme montant d'en bas, qui se transformait parfois en un grossier chauvinisme » des Polonais, des juifs, des Tatars, des Géorgiens, des Ukrainiens, etc. Non seulement il ne fait aucune distinction entre les nationalismes « d'en haut » et « d'en bas », mais il adresse ses critiques les plus sévères aux sociaux-démocrates des pays opprimés qui n'ont pas « tenu bon » face au mouvement nationaliste.

Lénine, la question nationale et la stratégie

Le point de départ de Lénine pour élaborer une stratégie sur la question nationale était le même que pour Luxemburg et Trotsky : l'internationalisme prolétarien. Cependant, contrairement à ses camarades de la gauche révolutionnaire, il insiste sur la relation dialectique entre l'internationalisme et le droit à l'autodétermination nationale. Il estime, premièrement, que seule la liberté de faire sécession rend possible l'union libre et volontaire, l'association, la coopération et, à long terme, la fusion entre les nations. Deuxièmement, seule la reconnaissance par le mouvement ouvrier de la nation oppressive du droit de la nation opprimée à l'autodétermination peut contribuer à éliminer l'hostilité et la suspicion des opprimé·es et à unir le prolétariat des deux nations dans la lutte internationale contre la bourgeoisie.

D'un point de vue méthodologique, Lénine se distingue de la plupart de ses contemporains par sa tentative de « mettre la politique aux commandes », c'est-à-dire par sa tendance obstinée et inébranlable à saisir et à mettre en évidence l'aspect politique de chaque problème et de chaque contradiction. En ce qui concerne la question nationale, alors que la plupart des autres auteurs marxistes voyaient principalement la dimension économique, culturelle ou « psychologique » du problème, Lénine estimait que la question de l'autodétermination « appartient entièrement et exclusivement [au domaine de la démocratie politique] »19, c'est-à-dire au domaine du droit à la sécession politique et à l'établissement d'un État-nation indépendant.

Il va sans dire que l'aspect politique de la question nationale pour Lénine n'est pas du tout celui dont se préoccupent les gouvernements, les diplomates et les armées. Que telle ou telle nation ait un État indépendant ou que les frontières soient entre deux États lui est totalement indifférent. Son objectif est la démocratie et l'unité internationaliste du prolétariat, qui passent toutes deux, selon lui, par la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes. De plus, précisément parce qu'elle se concentre sur l'aspect politique, sa théorie de l'autodétermination ne fait aucune concession au nationalisme. Elle se situe uniquement dans la sphère de la lutte démocratique et de la révolution prolétarienne.

Le principal défaut de la conception léniniste de la question nationale est que l'accent exclusif mis sur le choix entre l'unification et la sécession laisse peu de place à des alternatives telles que l'autonomie nationale et culturelle. Mais dans la pratique, Lénine et les bolcheviks y auront recours, par exemple en ce qui concerne les communautés nationales telles que les juifs en URSS.

Réflexions contemporaines, Benedict Anderson, Eric Hobsbawm

Dans les décennies qui ont suivi la Révolution russe d'octobre 1917, la plupart des discussions sur la question nationale ont porté sur des problèmes nationaux spécifiques. En 1922, Lénine et Staline se sont affrontés sur la question de l'autonomie de la Géorgie soviétique – un conflit décrit par l'historien Moshe Lewin comme Le dernier combat de Lénine. Dans les années 1930, Léon Trotsky écrit sur le droit à l'autodétermination de l'Ukraine soviétique. La question juive continue de susciter des controverses, avec, entre autres, la contribution d'un jeune disciple de Trotsky, Abraham Leon. Plusieurs marxistes noirs publient d'importantes analyses sur la minorité afro-américaine aux États-Unis (W.E.B. Du Bois, CLR James). En 1935, le marxiste catalan Andreu Nin a publié un livre sur les mouvements d'émancipation nationale, mais il s'agit essentiellement d'un résumé du débat classique, de Marx et Engels aux révolutionnaires russes. Bien entendu, il existe une vaste littérature marxiste sur les mouvements coloniaux de libération nationale.

Ce n'est qu'à la fin du 20e siècle que de nouvelles réflexions théoriques marxistes générales sur la question nationale ont vu le jour. Deux d'entre eux sont les plus influents : Benedict Anderson et Eric Hobsbawm.

Dans son livre novateur de 1983, Imagined Communities Reflections on the Origin and Spread of Nationalism (L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme), Benedict Anderson définit la nation comme « une communauté politique imaginée ». Il explique qu'une nation « est imaginée parce que les membres de la plus petite nation ne connaîtront jamais la plupart de leurs confrères, ne les rencontreront jamais, ni même n'entendront parler d'eux, mais dans l'esprit de chacun d'eux vit l'image de leur communion ». Les membres de la communauté ne connaîtront probablement jamais chacun des autres membres face à face ; cependant, ils peuvent avoir des intérêts similaires ou s'identifier comme faisant partie de la même nation.

Enfin, une nation est une communauté parce que, « indépendamment de l'inégalité et de l'exploitation réelles qui peuvent prévaloir dans chacune d'elles, la nation est toujours conçue comme une camaraderie profonde et horizontale. En fin de compte, c'est cette fraternité qui a permis, au cours des deux derniers siècles, à tant de millions de personnes, non pas tant de tuer, mais de mourir volontairement pour des objectifs aussi limités ».

Selon Anderson, la langue joue un rôle important dans la consolidation des « communautés imaginées » nationales. Commençant avec une petite élite cultivée, la langue devient de plus en plus importante avec la généralisation de l'imprimé après le 18e siècle et, après le 19e siècle, avec la diffusion de la langue à travers l'éducation publique et l'administration. – On peut considérer que l'accent mis par Anderson sur l'imaginaire est trop unilatéral, mais son livre est sans aucun doute l'une des contributions les plus novatrices à la réflexion marxiste sur la question nationale.

Le livre d'Eric Hobsbawm en 1991, Nations and Nationalism since 1780 (Nations et nationalismes depuis 1780 : programmes, mythe et réalité) est peut-être l'étude la plus importante de la question après les grands classiques de la Deuxième Internationale. En examinant les différents critères proposés pour définir une nation, tels que la langue, l'ethnicité, le territoire, etc., il conclut que ces définitions « objectives » ont échoué, car il y a toujours des exceptions évidentes. En outre, les critères adoptés à cette fin sont eux-mêmes changeants et ambigus. Il propose donc une attitude d'« agnosticisme » et refuse toute définition a priori de ce qui constitue une nation. La seule définition qu'il accepte comme hypothèse de travail initiale pour son livre est que « tout ensemble suffisamment important de personnes dont les membres se considèrent comme membres d'une “nation” sera traité comme tel ». Bien sûr, il reste la question du « seuil » : qu'est-ce qu'un « groupe suffisamment important » ? Au 19e siècle, comme le montre Hobsbawm, seules les grandes nations étaient considérées comme lebensfähig (viables) : non seulement les libéraux, mais même Marx et Engels considéraient les petits peuples comme des survivances du passé et des obstacles au progrès historique…

Pour Hobsbawm, les nations sont des formations modernes, c'est-à-dire relativement récentes, produites par l'idéologie nationaliste et par « l'invention de la tradition » – un concept qui n'est pas sans similitude avec les « communautés imaginées » de Benedict Anderson. Hobsbawm est d'accord avec le spécialiste (non marxiste) du nationalisme Ernest Gellner pour dire que les nations comportent un élément d'artefact, d'invention et d'ingénierie sociale, et il cite le commentaire ironique suivant de cet anthropologue britannique : « Les nations en tant que moyen naturel, donné par Dieu, de classer les hommes, en tant que destin politique inhérent, sont un mythe ; le nationalisme, qui parfois prend des cultures préexistantes et les transforme en nations, parfois les invente… : c'est une réalité ». Mais il n'est pas d'accord avec Gellner sur l'accent unilatéral qu'il met sur la modernisation nationale par le haut, en ignorant les développements populaires « par le bas » 20

Internationaliste impénitent, Eric Hobsbawm est sceptique quant au principe wilsonien d'autodétermination nationale : la tentative (après le traité de Versailles) de faire coïncider les frontières de l'État avec les frontières de la nationalité et de la langue. Il estime que cette politique, visant à créer des États ethniquement homogènes, a conduit, inévitablement, à l'expulsion massive ou à l'extermination des minorités : « Telle était et telle est la réduction meurtrière à l'absurde du nationalisme dans sa version territoriale, bien que cela n'ait pas été pleinement démontré avant les années 1940 » 21.

L'analyse historique de Hobsbawm est remarquable, mais sa conclusion selon laquelle, à la fin du 20e siècle, la nation et le nationalisme sont de moins en moins importants est douteuse. Si l'on peut admettre avec lui que l'État-nation a perdu une grande partie de son importance économique, il est beaucoup moins évident que, comme il l'affirme, « le nationalisme n'est plus un vecteur majeur du développement historique » et qu'il a une « signification historique déclinante ». Les exemples qu'il donne pour illustrer son argumentation, au moment où il écrit son livre (1988-89), ont été démentis par le cours des événements dans les années qui ont suivi. Ainsi, il souligne que les tensions nationales en Yougoslavie « n'ont pas encore fait un seul mort » et, à propos de la montée des groupes nationalistes xénophobes tels que le Front national en France, il insiste sur leur « instabilité et leur impermanence » 22.

Si l'internationalisme est la seule perspective cohérente, d'un point de vue marxiste, pour considérer la question nationale, cela ne doit pas conduire, comme cela a souvent été le cas, à sous-estimer la force, l'influence et la capacité de nuisance des nations et du nationalisme.

Le 21 mai 2024

Bibliographie

B. Anderson, L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, La Découverte, 1996, 212 pages ; réédition poche 2006.

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F. Engels, « The Magyar Struggle » (1848), in Marx, Engels, The Revolutions of 1848, Londres, Penguin 1973.

F. Engels, « What is to Become of Turkey in Europe ? » New York Daily Tribune, 1853, et « Deutschland und der Panslawismus », Neue Oder Zeitung, 1855, dans Marx, Engels Werke, Berlin, Dietz Verlag, 1968, vol. XI.

E. Hobsbawm, Nations et nationalismes depuis 1780 : programmes, mythe et réalité, Gallimard, 1992, édition poche 2001.

V.I. Lénine, « The National Program of the RSDLP », Collected Works, Moskow, Progress, 1958, Vol. 19 ; V.I. Lénine, « The Right of Nations to Self-Determination », et « Critical Remarks on the National Question » in Collected Works, Vol. 20 ; V.I. Lénine, « The Socialist Revolution and the Right of Nations to Self-Determination », Collected Works, Vol. 22 ; V.I. Lénine, Collected Works, Vol. 35. En ligne sur marxists.org : « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes ».

M. Löwy, « Marxists and the National Question », New Left Review, Londres, avril 1976.

R. Luxemburg, « Thèses sur les tâches de la social-démocratie internationale » (1915), « La Brochure de Junius, La guerre et l'Internationale », Œuvres complètes, Tome IV, Agone, 256 pages.

R. Luxemburg, « Die Polnische Frage auf dem Internationalen Kongress in London », (1896), « Vorwort zu dem Sammelband “Die polnische Frage und die sozialistische Bewegung” » (1905), « Nationalität und Autonomie » (1908), in Internationalismus und Klassenkampf, Berlin, Luchterhand, 1971 (Rosa Luxemburg, la Question nationale et l'autonomie, Le temps des cerises, 2001 - épuisé).

K. Marx, F. Engels, L'idéologie allemande, 1845.

R. Rosdolsky, Friedrich Engels et les peuples « sans histoire », 384 pages, Syllepse, 2018.

J. Staline, Le marxisme et la question nationale.

L. Trotsky, Les Bolcheviks et la paix mondiale.

L. Trotsky, Staline, Syllepse, 2021, 1008 pages.

Notes

1. Marx, F. Engels, L'idéologie allemande, 1845, .
2. K.Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848.
3. F. Engels, La Nouvelle Gazette Rhénane, 13 janvier 1849.
4. F. Engels, “Deutschland und der Panslawismus”, Neue Oder Zeitung, 1855, cité par R. Rosdolsky, Friedrich Engels et les peuples « sans histoire », Syllepse, 2018.
5. F. Engels , “What is to Become of Turkey in Europe ?”, New York Daily Tribune, 1853, cité par R. Rosdolsky, op.cit. p. 174.
6. R. Luxemburg, “Die polnische Frage auf dem Internationalen Kongress in London”, 1896, Internationalismus und Klassenkampf, Berlin, Luchterhand, 1971, pp. 142-143 et pp. 236, 239.
7. R. Luxemburg, La Brochure de Junius, La guerre et l'Internationale, Œuvres complètes, Tome IV, Agone.
8. R. Luxemburg, voir note 6, pp. 192, 217-218).
9. Trotsky, Der Krieg und die Internationale (1914) Zürich, Verlag der Grütlibuchhandlung, 1918, pp. 21, 230-231.
10. O. Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, Paris, EDI, 1987, vol. 1, p. 139, réédité par Syllepse en 2017.
11. Otto Bauer, 1987, vol. 1, p. 149, voir note 10.
12. Lénine, édition 1958, vol.35:84.
13. Staline, 1913.
14. Trotsky, Staline, édition 1969:233.
15. Lénine, édition 1958, vol. 20:31.
16. ans la mythologie grecque, Procuste (littéralement « celui qui martèle pour allonger ») est le surnom d'un brigand de l'Attique connu pour ne vouloir héberger chez lui que des personnes d'une taille donnée : il contraignait les voyageurs à s'allonger sur un lit ; il leur coupait les membres trop grands et qui dépassaient le lit, et étirait les pieds de ceux qui étaient trop petits. On parlait couramment de « lit de Procuste » pour désigner les tentatives de contraindre les choses à un seul modèle, une seule façon de penser ou d'agir, en référence aux pratiques de ce personnage.
17. Staline, Le marxisme et la question nationale, édition 1953 : 306-7, 309, 305, 339.
18. Lénine, 1958, 19 : 543 et Lénine, 1958, 20 : 39, 50.
19. Lénine, « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes », édition 1958, 22:145.
20. Hobsbawm, édition 1991 : 8-11.
21. Hobsbawm, édition 1991 : 133.
22. Hobsbawm, édition 1991 : 163, 170, 173,

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