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Élections municipales 2025 : 81 % des Québécois et des Québécoises veulent que leur municipalité agisse contre les changements climatiques

21 octobre, par Coalition Vire au vert, Vivre en ville — , ,
Alors que plusieurs signaux laissent craindre un recul de l'action climatique au Québec, les électeurs, eux, n'ont pas tourné la page. À moins d'un mois des élections (…)

Alors que plusieurs signaux laissent craindre un recul de l'action climatique au Québec, les électeurs, eux, n'ont pas tourné la page. À moins d'un mois des élections municipales, 81 % des Québécois et des Québécoises estiment qu'il est important que leur municipalité agisse pour lutter contre les changements climatiques, selon un sondage Léger dévoilé par Vivre en Ville, en collaboration avec plusieurs organismes membres de la coalition Vire au vert. Après un été marqué par des inondations, des feux de forêt et des vagues de chaleur, la population réclame des conseils municipaux capables de protéger et d'adapter leurs villes et villages face à la crise climatique. Cette donnée confirme ce que l'on constate partout au Québec : la population souhaite un leadership local fort pour protéger et adapter ses milieux de vie.

« Les municipalités sont en première ligne pour agir face aux changements climatiques et en subissent les impacts directs. Au cours des dernières années, leur leadership s'est fait sentir partout au Québec, et ce sondage le confirme : les futurs maires et mairesses ont un mandat clair de la population pour agir et adapter nos villes et villages afin de prévenir les impacts climatiques. Le gouvernement est peut-être fatigué d'entendre parler du climat, mais pas la population : c'est un sujet de préoccupation important pour les Québécoises et les Québécois », affirme Christian Savard, directeur général de Vivre en Ville.

La population québécoise demande des villes qui agissent

Le sondage, mené par Léger du 3 au 5 octobre 2025 auprès de 1 010 personnes, montre un soutien très élevé aux 12 propositions de la plateforme Les 12 travaux de nos collectivités, présentée par Vivre en Ville au printemps.

Chacune des 12 propositions obtient une large majorité favorable et aucune ne suscite d'opposition substantielle, qu'on parle de redéveloppement des milieux déjà bâtis, de réduction des émissions des bâtiments, de revitalisation des centres-villes, de verdissement des milieux de vie ou de protection des milieux naturels face à l'étalement urbain.

« Les gens demandent à leurs conseils municipaux d'agir pour la lutte et l'adaptation aux changements climatiques. Nous le voyons partout au Québec : la volonté de protéger les milieux naturels et de limiter l'empiètement sur la nature n'a jamais été aussi forte. Nous devons être du bon côté de l'histoire face à la pire crise que l'humanité ait connue. Les élu-e-s ont la responsabilité d'écouter la population québécoise, pas les architectes du recul climatique », affirme Alice-Anne Simard, directrice générale de Nature Québec, une organisation membre de Vire au vert.

Les municipalités : un leadership à maintenir

Face à la crise climatique à laquelle se superpose la crise de l'habitation, Vivre en Ville et Vire au vert lancent un appel clair aux candidats et candidates aux élections municipales du 2 novembre : s'engager à maintenir et renforcer le leadership municipal en matière d'action climatique. La population soutient des mesures concrètes pour transformer nos villes et villages et améliorer la qualité de vie de toutes et tous.

« On ne peut plus séparer le climat, l'habitation, l'économie et l'environnement : tout est lié. La population le comprend, et ce sondage le confirme. Celles et ceux qui veulent exercer un véritable leadership municipal ont le soutien des électeurs pour agir maintenant, redoubler d'efforts pour mettre en place des mesures concrètes d'atténuation et d'adaptation, et ne laisser personne derrière », souligne M. Savard.

Fruit de trois décennies d'expertise, la plateforme Les 12 travaux de nos collectivités propose 12 engagements concrets, adaptables à toute plateforme électorale, pour aider les municipalités à relever les défis pressants de notre époque — climat, logement, mobilité et qualité de vie.

La plateforme complète, incluant les 12 propositions détaillées, est disponible ici.

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Lecture bénéfice pour l’UNRWA de la pièce L’Affiche de Philippe Ducros

Communiqué USINE C – Les productions Hôtel-Motel et l'USINE C s'associent pour présenter une lecture-bénéfice de la pièce L'AFFICHE de Philippe Ducros, en soutien aux réfugiés (…)

Communiqué USINE C – Les productions Hôtel-Motel et l'USINE C s'associent pour présenter une lecture-bénéfice de la pièce L'AFFICHE de Philippe Ducros, en soutien aux réfugiés palestiniens.

  1. Tous les fonds recueillis seront reversés à l'Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), délivrant de l'aide humanitaire.

Déjà, avant le 7 octobre 2023, près de 70 % de la population de la bande de Gaza dépendait directement de cet organisme pour leur survie. Convaincue par l'urgence et la nécessité d'agir ici et maintenant, Angela Konrad et l'USINE C souhaitent accueillir cet événement essentiel, initié par Philippe Ducros et Isabelle Vincent, en ouvrant grand leurs portes et en espérant compter sur le soutien des publics de tous les théâtres de Montréal.

« Nous organisons une lecture de L'AFFICHE pour répondre au sentiment d'impuissance face à ce génocide qui se passe en direct à Gaza et en Cisjordanie (comme le nomme aujourd'hui officiellement une commission de l'ONU), face à ses répercussions qui s'étendent au Liban, à la Syrie, à l'Iran, partout en fait », souligne Philippe Ducros, auteur de L'AFFICHE et directeur artistique des Productions Hôtel-Motel. « Et parce que L'AFFICHE se termine sur un appel au dialogue pour que le sang arrête de couler. L'occupation doit cesser. »

L'Affiche

Ce texte percutant écrit entre 2004 et 2009 documente les impacts de l'occupation militaire des territoires palestiniens, et ce, des deux côtés du mur. L'AFFICHE raconte l'indicible en décrivant la violence insupportable d'un impossible quotidien. Elle met des visages sur les voix brisées, sur les petites résistances, sur les espoirs que l'occupation met à rude épreuve.

Parce que le conflit actuel n'a pas commencé le 7 octobre 2023. L'occupation militaire dure depuis des décennies. Il y a actuellement urgence de briser le silence, de parler des effets réels d'un conflit largement médiatisé sur le vécu de milliers de gens, un conflit qui fragilise l'ensemble de la région.

Cette lecture publique se veut un geste de solidarité spontané porté par des membres de la distribution originale ainsi que par de nouveaux venus : Karim Bourara, François Bernier, Sylvie De Morais-Nogueira, Justin Laramée, Marie-Laurence Moreau, Mireille Naggar, Etienne Pilon, Richard Thériault et Isabelle Vincent. La lecture sera suivie d'une discussion.

Philippe Ducros est auteur et metteur en scène d'une vingtaine de pièces de théâtre et d'un roman. Autodidacte, sa démarche reste ancrée dans ses errances aux quatre coins du monde (Syrie, Palestine, Israël, Liban, Iran, etc.). À la suite d'une résidence en Syrie, il écrit L'affiche (Éditions Lansman). Pour l'écrire, il est allé à trois reprises en Palestine occupée et en Israël. Il y était en 2009 lors des bombardements sur Gaza et les 1 300 morts qui en ont découlé. Il a aussi fait de nombreux séjours dans les camps de réfugiés palestiniens en Syrie et au Liban. Il a encore des ami·e·s là-bas, des deux côtés du mur, avec qui il correspond. Il est le directeur artistique des Productions Hôtel-Motel.

Les Productions Hôtel-Motel souhaitent sortir les spectateur·trice·s des cuisines du Québec pour ancrer notre question identitaire dans une vision macroscopique du monde. Depuis sa création, Hôtel-Motel a créé plus d'une quinzaine de pièces présentées au Québec, au Canada, en Europe et en Afrique, dont La porte du non-retour, Bibish de Kinshasa, La cartomancie du territoire, Chambres d'écho et (Dé)tourner sa langue.

  1. Tous les revenus de billetterie seront remis à l'Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Les personnes qui ne peuvent pas assister à la lecture-bénéfice et qui souhaitent faire un don, peuvent le faire directement via le site de l'UNRWA
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Embrasser les pieds de son enfant

21 octobre, par Mohamed Lotfi — , ,
À force de le lui répéter, il avait fini par les croire, ses geôliers : « Ta famille est morte, tu n'as plus rien. » Ni maison, ni épouse, ni lueur au bout de la nuit. Les (…)

À force de le lui répéter, il avait fini par les croire, ses geôliers : « Ta famille est morte, tu n'as plus rien. »

Ni maison, ni épouse, ni lueur au bout de la nuit. Les bombes lui auraient tout pris : le toit, la table, le pain partagé, la douceur d'une voix aimée et le rire de son fils qui le gardait vivant. Derrière les barreaux de l'ennemi, il avait appris à respirer comme un mort : juste assez pour ne pas disparaître, pas assez pour espérer.

Il savait qu'à Gaza, chaque jour, des familles entières étaient effacées du monde en un souffle, sous les décombres. Les rues s'effondraient sur des corps sans sépulture. La mer, elle-même, semblait lasse de porter tant de désespoir. Sa famille, pensait-il, avait été engloutie parmi tant d'autres.

Et puis, le matin du 13 octobre 2025, ses geôliers vinrent le chercher. Son nom figurait sur la liste des 1 968 captifs palestiniens libérés dans le cadre d'un accord d'échange d'otages. Une liberté sans contours, presque irréelle. Dans le bus, les libérés, vêtus de gris, portaient en eux une absence, un deuil suspendu. Quand les roues touchèrent enfin la terre de Gaza, le vent lui apporta l'odeur mêlée de la poussière et du sel. Il marcha vers ce qu'il restait de son immeuble. Il monta les escaliers comme un revenant revenu d'un autre monde. Ses pas pesaient autant que les ruines. C'était un homme qui n'attendait plus rien.

Avant de tourner vers le couloir qui menait à son appartement, une femme, qui ressemblait étrangement à la sienne, apparut et se jeta sur lui. Une silhouette frêle, vêtue d'un voile noir, le visage creusé. Elle était là. Vivante. Amaigrie, tremblante, mais debout. Il crut à un mirage. Son cœur se souleva, un coup de tonnerre dans la poitrine. Il la prit dans ses bras, la serra, la broya presque, haletant, ivre de joie et d'effroi. Il aurait voulu mourir là, contre elle, tant la vie redevenait brûlante, insoutenable.

Et puis, derrière la femme, une petite ombre s'avança. Un enfant. Son fils. Leur fils. Aussi vivant et aussi beau qu'il l'avait laissé. L'homme tomba à genoux. Il se jeta sur les pieds de l'enfant pour les embrasser. Ses lèvres se posèrent sur ces pieds nus, écorchés, ces pieds qui avaient marché, tremblé, survécu à la guerre. De tout son corps, il se pencha, comme on prie. Comme on demande pardon à la vie d'avoir cessé d'y croire. D'avoir douté d'elle.

Puis une petite fille se présenta à son tour, dans les bras de sa grand-mère, plus intimidée que son frère. Ce hall d'immeuble éventré fut le théâtre d'un retour, d'une renaissance.

Autour de la famille de nouveau réunie, Gaza restait en ruines. Mais dans ce geste, humble et infini, il y avait tout ce que les bombes n'avaient pas su détruire : le cœur indestructible d'un peuple qui, même blessé jusqu'à l'âme, continue d'aimer et d'exister.

Mohamed Lotfi
14 Octobre 2025

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Tutoyer la mer : la poétique du vertige chez André Fouad

21 octobre, par Marvens Jeanty — ,
*En pleine lune de Montréal* *J'ai le cœur nomade d'Emile Nelligan* *qui tisse à la folie des jours verglas* *de toutes les randonnées* *j'ai la tête* *les mains (…)

*En pleine lune de Montréal*

*J'ai le cœur nomade d'Emile Nelligan*

*qui tisse à la folie des jours verglas*

*de toutes les randonnées*

*j'ai la tête*

*les mains habiles de José Martí*

*labourant les mers*

*fumant les cigares d'Havana*

*pour les villes, pour les nuits*

*qui tournent le dos à la mer*

*la vie est un théâtre ambulant*

*de scènes en scènes*

*de lumières en lumières*

*de vestiaires aux vestiaires*

*la poésie m'aura allumé les sirènes*

*en pleine lune de Montréal*

*j'ai failli être heurté par un camion*

*couleur de mon sofa à l'italienne*

*se moquant de l'air des Tim Horton. (Page 57)*

Chaque titre des poèmes révèle tout un travail de création extraordinaire, où entre l'art de créer et de dire le monde, on y trouve de la musicalité. Il y a des titres qui annoncent un livre ; d'autres le contiennent déjà. Celui
qui ouvre le recueil de André Fouad : Silence, *Je tutoie encore la mer* appartient à la seconde catégorie. Il est à la fois manifeste et poème, lecture et promesse, trapèze et vertige. Tout y dit la poésie comme exercice de funambule, comme équilibre entre le sens et son effacement, entre le jeu et la gravité. Dès la première phrase *« Ce livre est un trapèze »* le ton est donné : l'auteur ne nous invite pas à lire, mais à basculer. À entrer dans une langue suspendue, tendue entre la mer et le ciel, entre la certitude du mot et l'abîme du silence.

André Fouad fait de son recueil de poèmes le lieu d'une tension extrême : celle du poète face à la mer, du langage face à son propre vertige. L'acte d'écrire y devient un exercice spirituel, un combat intérieur, une foi qui
se cherche dans la beauté fragile du monde. Ce texte ne se contente pas de dire le monde dans ses amertumes et ses moments d'euphorie ; il en porte déjà la respiration, il en dessine la philosophie. En cela, il mérite
d'être lu comme une œuvre en soi, comme la première page d'un évangile de la mer et du verbe.

*Voix de tête, voix de mer*

*Et les bras ouverts*

*vers les lampadaires de mon enfance*

*je hurle mes slogans d'exilé*

*avec la voix de tête*

*à qui veut l'entendre*

*à qui veut dessiner plus de croquis*

*pour la nuit*

*qui arrache ses propres cheveux blancs*

*debout*

*je suis ce poème*

*à l'image de la mer toute nue*

*buvant le calice de tous les contrecoups. (Page 73)*

*Le poète comme maître du jeu, l'autorité du sens et sa fragilité*

Celui qui écrit est maître du jeu. Le droit du sol gît ici brisé sur du papier. »* Le poète, maître du jeu, devient aussi maître d'un territoire nouveau : celui du langage. En brisant *le droit du sol*, il renonce à l'appartenance géographique pour fonder une patrie de mots. L'écriture, dès lors, n'est plus seulement esthétique ; elle est politique. Elle se dresse contre les frontières, les appartenances forcées, les assignations identitaires.

Le papier devient une terre d'accueil : *« pour faire habiter les plus belles saisons »*. La poésie, ici, fait office de refuge, de sol imaginaire où le poète peut planter ses racines sans les enchaîner. André rejoint ainsi une lignée de poètes de l'exil et de la diaspora, d'Édouard Glissant à Derek Walcott, pour qui le verbe devient territoire, et la mer, mémoire collective.

Pourtant, ce « maître du jeu » n'est pas un despote du sens. Il règne sur les mots, mais les laisse vivre, se contredire, s'échapper. La phrase *« On saute. On hurle. On aime par-dessus bord. »* dit bien cette liberté du
geste poétique. Le poète n'impose pas une direction ; il se laisse porter par la houle du langage. Son autorité naît du renoncement : il ne domine pas la langue, il l'accompagne dans sa démesure.

*Leçons d'histoires*

*Que deviendrais-je*

*sans cet éternel bout de mer*

*de mes onomatopées fétiches*

*des nuages taillés sur mesure*

*pour la beauté infinie*

*des contes de l'aube en veilleuse*

*devinez !*

*Je n'ai pas encore acquitté mes dettes*

*envers elle*

*et ses alliés. (Page 77)*

*La mer comme horizon spirituel et politique*

La mer traverse le texte comme un personnage à part entière. Elle est présence, interlocutrice, parfois même divinité. *« Silence, Fouad tutoie la mer, parce que la mer est la seule perspective à la toile des cheminots.
»*Le tutoiement traduit une intimité rare, presque sacrilège. Le poète parle à la mer comme à un égal, non comme à un mythe lointain. Il la regarde, la défie, la supplie. Dans cette familiarité se joue toute la tension du texte : oser tutoyer l'infini, s'adresser au mystère sans le réduire.

La mer est ici à la fois le miroir du monde et son envers. Elle reflète les dérives des *« villes-marchés »*, ce vacarme de la modernité marchande, mais elle offre aussi un espace de résistance : un lieu où *« le barouf des
villes
»* se tait, où l'humain retrouve son souffle.

Écrire face à la mer, c'est aussi écrire contre l'oubli. André évoque *« la mer »* comme un cimetière du sens, mais aussi comme une matrice d'humanité. Semer *« le blues dans la neige »* pour *« réchauffer le bord de mer »* : cette image magnifique condense toute la poétique du métissage. La neige et la mer, le froid et le chant, le nord et le sud : le poète fait dialoguer les contraires. Son écriture se situe dans cet entre-deux, ce lieu fragile où les cultures se rencontrent sans se dissoudre.

Ainsi, le recueil semble s'inscrire dans une géographie du passage : *« Yaoundé, Tel-Aviv, les soleils des Arawak »*. Autant de lieux réels et mythiques qui dessinent une cartographie poétique du monde. André Fouad
fait de la mer le fil qui relie les continents, une mémoire liquide où se croisent les destins des peuples. En cela, sa poésie rejoint la vision archipélique de Glissant : celle d'un monde où les identités ne s'opposent
pas, mais se répondent.

L'oiseau de Bashô

Va où tu veux paisiblement

et réjouis-toi avec tes pairs

fais de tous les territoires ton nouvel idylle

du Japon à Tel Aviv

de Yaoundé aux îles Seychelles

et ajoute à ton éternité des Haïkus

pour ta terre vagabonde et codée (Page 21)

*Une écriture chorégraphique, la danse du verbe*

Ce livre est une danse. Des mots comme des pas. »* Cette phrase pourrait résumer à elle seule la poétique de André Fouad. Le langage n'est pas ici une structure logique, mais un mouvement, une
respiration. Le poète avance par élans, par hésitations, comme un danseur face à la mer. Chaque mot est un pas qui risque la chute, chaque vers, un saut dans le vide.

Cette musicalité traverse la préface de bout en bout : le rythme court, syncopé, scandé par les anaphores et les ruptures. *« On saute. On hurle. On aime par-dessus bord. »* La répétition devient pulsation. Le texte
semble vouloir retrouver la source orale de la poésie, cette vibration première où le mot n'est pas encore figé par la grammaire.

La danse des mots rejoint la danse du monde. Le poète n'est pas spectateur : il est corps en mouvement, corps en lutte. Son écriture est à la fois sensuelle et spirituelle, consciente que le verbe n'existe qu'à travers le
souffle qui le porte. Dans cette dimension rythmique, André Fouad s'inscrit dans une tradition de la parole vivante, celle des griots, des conteurs, des diseurs qui font de chaque mot un acte.

Mais la danse n'est pas qu'esthétique : elle est résistance. *« Ce livre, à force d'anticiper sur la mer, atténue le barouf des villes-marchés. »* Face au bruit du monde, la poésie devient silence actif, mouvement intérieur.
Danser, c'est refuser l'immobilité imposée par la société du profit ; c'est choisir la grâce contre le calcul, la lenteur contre la vitesse.

*Valser sous la pluie à Rio*

*Mon ombre danse pleinement*

*sous une pluie de débris d'étoiles*

*carrefour de tant de papillons-Rio*

*qui allument leurs torches de détresse*

*exilé d'un soir*

*et de tous les soirs*

*l'amour s'efface au rythme d'une chanson*

*aussi terne*

*que les clichés de la pluie. (Page 83) *

*Le tutoiement de la mer, l'audace du poète*

Le dernier mouvement de texte s'achève sur une tension subtile : celle du tutoiement. *« Ce tutoiement à la limite d'un soft outrage marque un tournant dans ce voyage à vive allure d'un poète encore loin de son
horizon
. »* Tutoyer la mer, c'est oser parler à l'absolu sans s'y soumettre. C'est poser le geste poétique comme acte de courage, mais aussi d'humilité : reconnaître la grandeur de ce qui nous dépasse, tout en affirmant notre
droit à la parole.

Ce tutoiement dit la maturité d'un poète conscient de son chemin : encore loin de l'horizon, mais déjà debout, face au vent. Il marque une étape dans la quête d'une langue personnelle, une langue capable d'embrasser le monde sans le dompter.

L'expression *« soft outrage »* résume à merveille la posture de André Fouad : une rébellion douce, un refus élégant, une manière de défier le monde sans violence, mais sans soumission. La poésie, ici, n'est ni fuite
ni protestation : elle est négociation avec le réel, pacte fragile entre l'homme et l'infini.

*Elle-ailée*

*aux songes d'éternité des cailloux*

*elle m'a tant semé*

*des poèmes-araignées*

*qui riment avec la spirale des calembours de feu*

*de ma ville*

*pour la clémence de la mer*

*l'Eldorado d'un vent en fa majeur. (Page 19)*

*Le vertige comme foi*

Ce texte, dense et lumineuse, n'est pas une simple entrée en matière vers la description des maux de l'humanité : il est déjà l'œuvre. En déclarant *« Ce livre est un acte de foi »*, André Fouad définit la poésie comme un espace de croyance sans dogme, une prière sans église. Son écriture cherche moins à convaincre qu'à convertir le regard, à rendre visible ce qui, dans la mer comme dans le monde, échappe à la mesure humaine.

André Fouad est de ces poètes qui ne décrivent pas : ils révèlent. Sa langue, tantôt abstraite, tantôt sensuelle, tisse une vision du monde où la beauté naît du tremblement. Dans ce texte, il n'y a pas de certitude,
seulement des élans, des gestes, des silences. Le poète ne veut pas expliquer la mer : il veut la danser.

Et c'est sans doute là, dans ce vertige, que réside la grandeur de sa poésie. Tutoyer la mer, c'est apprendre à tutoyer l'inconnu, à accepter que le sens se dérobe tout en continuant à le chercher. Ce recueil, annoncé
comme un *trapèze*, devient alors un miroir : celui d'une humanité suspendue entre la chute et la grâce, entre la foi et le jeu, entre le silence et la parole.

Lire André Fouad, c'est marcher au bord du vide et découvrir, à force de vertige, que le vide aussi peut chanter.

*NB : Silence, Je tutoie encore la mer, Juin 2025, Éditions Milot*

Marvens JEANTY

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La réception ternaire de Hegel au 20e siècle

Colloque international bilingue ouvert au grand public organisé par Centre d'études en pensée politique (CEEP) Centre canadien d'études allemandes et européennes (CCEAE) (…)

Colloque international bilingue ouvert au grand public organisé par Centre d'études en pensée politique (CEEP) Centre canadien d'études allemandes et européennes (CCEAE) Département de science politique L'Université du Québec à Montréal (UQAM). Andreas Arndt – Andy Blunden Martin Jay – Michael Löwy Zoë Anthony – Jan Bierhanzl – Kaveh Boveiri - Sevgi Doğan – Patrick Eiden-Offe – Ivan Landa Petr Kužel – Aude Malkoun-Henrion
Animation – Moderation
Isabelle Le Bourdais – Niloofar Moazzami

La réception ternaire de Hegel au 20e siècle Lukács, Goldmann, Kosík

Horaire 23 & 24 oct. 2025

** Première journée – *
Jeudi–Thursday 23 oct. 2025 9 h 00 – 16 h 50 Université du Québec à Montréal Département de science politique (R-3570)

9 h 00 – 9 h 50
Réception — Café
9 h 50 – 10 h 00
Welcoming Address Centre canadien d'études allemandes et européennes (CCEAE)
Déborah Barton
10 h 00 – 10 h 10
Mot de bienvenue Centre d'études en pensée politique (CEEP)
Lawrence Olivier
10 h 10 – 10 h 20
Introduction au colloque – Conference presentation Département de science politique de l'Université du Québec à Montréal (UQAM) Kaveh Boveiri
10 h 20 – 11 h 20
Conférence d'ouverture
Michael Löwy Directeur de recherche (émérite) au CNRS
Lucien Goldmann, marxiste pascalien
11 h 20 – 12 h 00
Kaveh Boveiri Université du Québec à Montréal
Lukács et Heidegger : relu 50 ans plus tard
12 h 00 – 12 h 20 PAUSE SANTÉ
12 h 20 – 13 h 00
Ivan Landa Institute of Philosophy, Czech Academy of Sciences
Beyond the Paradigm of Production : Kosík and Hegel
13 h 00 – 14 h 30 PAUSE DÎNER
14 h 30 – 15 h 10
Petr Kužel Institut de philosophie de l'Académie des sciences de la République tchèque
Le monde du pseudo-concret et l'idéologie : Les racines hégéliennes de l'œuvre de Karel Kosík
15 h 10 – 15 h 50
Jan Bierhanzl Faculté des humanités de l'Université Charles
Kosík comme critique du paradigme activiste ?
15 h 50 – 16 h 10 PAUSE SANTÉ
16 h 10 – 16 h 50
Aude Malkoun-Henrion Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La notion de l'aliénation : mutations lukácsiennes

** Deuxième journée Vendredi–Friday 24 octobre 2025
9 h 30 – 18 h 00 Université du Québec à Montréal Département de philosophie (W-5215)

9 h 30 – 10 h 00
Réception — Café
10 h 00 – 11 h 00
Conférence principale
Andreas Arndt Humboldt-Universität zu Berlin
Lukács's Reception of Hegel
11 h 00 – 11 h 40
Zoë Anthony University of Tampa
Lukács contra Nietzsche : Apocalypticism and the Question of Morality
11 h 40 – 11 h 50 PAUSE SANTÉ
11 h 50 – 12 h 30
Patrick Eiden-Offe Leibniz-Center for Literary and Cultural Research (ZfL) in Berlin
‘The Young Hegel' as the young Lukács : A case study in disguised autobiography'
12 h 30 – 14 h 30 PAUSE DÎNER
14 h 40 – 15 h 20
Sevgi Doğan Scuola Normale Superiore di Pisa
Hegel's Influence on Gramsci and Luxemburg : A Philosophical Relationship
15 h 20 – 15 h 30 PAUSE SANTÉ
15 h 30 – 16 h 30
Conférence principale
Martin Jay Berkeley
The Dialectics of Abstraction and Concreteness : Habermas and Sohn-Rethel
16 h 30 – 17 h 00 PAUSE SANTÉ
Conférence de clôture
Andy Blunden Marxists Internet Archive
How Marx Used Hegel
https://www.ethicalpolitics.org/ablunden/works/capital-structure.htm
17 h 00 – 18 h 00
Mot de clôture
18 h 00 – 18 h 10
Animation – Moderation
Isabelle Le Bourdais – Niloofar Moazzami

Lien zoom
https://umontreal.zoom.us/j/81385055583?pwd=xUZwbWulokjiaMkUeV7npI3e4Lduca.1

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L’affrontement sino-américain pour le contrôle du numérique

21 octobre, par Benjamin Bürbaumer — , , ,
Tous avec Trump. Le retournement de veste tout à fait spectaculaire de la Silicon Valley est un événement majeur de la politique américaine contemporaine. Traditionnellement (…)

Tous avec Trump. Le retournement de veste tout à fait spectaculaire de la Silicon Valley est un événement majeur de la politique américaine contemporaine. Traditionnellement proches du Parti démocrate, les milliardaires du numérique se sont retrouvés derrière Donald Trump lors de son investiture à la présidence des États-Unis en 2025, et constituent depuis un des piliers du bloc au pouvoir à Washington.

Tiré de la revue Contretemps
14 octobre 2025

Par Benjamin Bürbaumer,

Dans cet article, Benjamin Bürbaumer, auteur du livre Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024), analyse ce ralliement sous l'angle de la confrontation entre les États-Unis et la Chine pour le contrôle du numérique.

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Cette évolution conduit directement vers les contradictions du capitalisme mondial. Certes, le ralliement de la Silicon Valley à Trump a également des racines domestiques : avec Lina Khan à la tête de l'autorité de la concurrence, l'administration Biden avait tenté de freiner la monopolisation du numérique [1]. En complément, un danger d'une toute autre taille guette la Silicon Valley depuis l'autre rive de l'Océan pacifique. Au cours des 20 dernières années, la Chine a connu un essor technologique spectaculaire. Aujourd'hui, les géants du numérique chinois concurrencent sérieusement leurs adversaires américains.

Difficile de surestimer l'enjeu : en effet, ce dernier va au-delà même d'une bataille dans laquelle les multinationales de chaque côté du Pacifique tentent de gagner des parts de marché ; en réalité, la bataille porte sur le contrôle du marché mondial en tant que tel. Pour s'en rendre compte, il faut procéder à une analyse du capitalisme mondial contemporain. Un tel examen permet de comprendre la radicalisation de la Silicon Valley, qui soutient ainsi une politique américaine de plus en plus agressive, dont les effets n'épargnent aucun autre pays au monde – il suffit de penser à la politique douanière du président Trump. Retraçons donc les contours de la composante numérique de la rivalité sino-américaine afin de mieux comprendre la tempête qui secoue la politique mondiale.

L'infrastructure du capitalisme mondial

Habituellement, la mondialisation est définie comme « une interconnexion croissante à l'échelle mondiale » qui résulterait avant tout « de l'accroissement des mouvements de capitaux financiers et de biens et services »[2]. Pourtant, la mondialisation n'est pas seulement la multiplication des flux, c'est aussi une dynamique politique. La démonstration de ce fait est un des acquis majeurs des recherches en économie politique internationale : il apparaît ainsi que la mondialisation est un processus sous supervision des États-Unis [3]. Ces derniers ont impulsé la mise en place d'un véritable marché mondial, interviennent en pompier en chef lors de ses crises et contrôlent les infrastructures sur lequel il repose.

La mention des infrastructures mérite une précision : notre conception de l'infrastructure va donc au-delà de la définition conventionnelle qui comprend des dispositifs comme les routes, les barrages et les réseaux électriques. Ces derniers font partie des infrastructures physiques, mais le marché mondial s'appuie également sur des infrastructures monétaires (qui rendent possible les paiements), techniques (les normes et réglementations techniques), militaires (les bases militaires) et numériques (les technologies de pointe). C'est seulement en présence de toutes ces infrastructures que l'offre et la demande peuvent effectivement se rencontrer à l'échelle mondiale.

Afin de saisir la portée heuristique de cette compréhension large de l'infrastructure, il convient de lui adjoindre le concept de « pouvoir structurel » [4]. En complément aux conceptions traditionnelles du pouvoir comme capacité de l'acteur A à dicter directement la conduite de l'acteur B – le pouvoir structurel renvoie à la capacité d'un État à déterminer les conditions de participation des États, entreprises et autres acteurs aux affaires mondiales. Décider du cadre d'une interaction, c'est canaliser son résultat, sans pour autant intervenir directement. Les infrastructures au sens large incarnent concrètement le pouvoir structurel. En d'autres termes, l'exercice du pouvoir structurel passe dans les faits par le contrôle des infrastructures que d'autres acteurs doivent utiliser dans le but de réaliser des transactions.

Le contrôle des infrastructures sur lesquelles se fonde la mondialisation est à la fois un gage de profits exceptionnels et une source de pouvoir politique extraterritorial. Concernant l'aspect économique, les « ressources sont extraites le plus efficacement de manière invisible, c'est-à-dire par le biais d'une conformité de routine et non de la coercition [5] ». C'est leur nature tacite qui transforme les infrastructures en vecteur de prospérité hors normes.

En parallèle, les infrastructures offrent un pouvoir d'intervention unique à celui qui les contrôle. Le concept de goulet d'étranglement aide à mieux voir les contours de cette possibilité de contrôle. Il désigne les « endroits qui limitent la capacité de circulation et ne peuvent pas être facilement contournés, si tant est qu'ils le soient [6] ». Contrôler les goulets d'étranglement, c'est contrôler la circulation mondiale et les bénéfices associés.

La multiplication des flux commerciaux et financiers typique de la mondialisation va donc de pair avec la multiplication du pouvoir des gardiens des infrastructures. Il s'ensuit que le contrôle des infrastructures de l'économie mondiale est une source de pouvoir extraordinaire. Lorsque ce dernier est remis en cause, des conflits tout aussi extraordinaires se produisent. Pendant des décennies, le contrôle des infrastructures de la mondialisation était donc un multiplicateur de richesse et de puissance pour les États-Unis.

Leurs conséquences redistributives et politiques colossales constitueraient une raison largement suffisante pour étudier les infrastructures. Il s'ajoute néanmoins une troisième raison : si nous sommes particulièrement attentifs aux infrastructures, c'est également parce que, plus que n'importe quel différend international ponctuel aussi spectaculaire soit-il (un ballon chinois survolant les États-Unis…), ce qui singularise les conflits autour des infrastructures est leur enjeu de pérennité. Une fois une infrastructure en place, elle façonne durablement les flux mondiaux. Les batailles d'infrastructures produisent donc des effets persistants, qui verrouillent le champ des possibles pendant un temps considérable.

Par conséquent, les batailles infrastructurelles actuelles entre les États-Unis et la Chine sont un indice clé de l'intensité de leur rivalité. En effet, toute puissance aspirant à maintenir ou modifier les relations internationales en sa faveur a intérêt à façonner ces domaines réputés techniques, mais en réalité hautement politiques. C'est grâce aux systèmes de paiement, aux normes techniques, aux canaux de surveillance des voies maritimes et autres dispositifs que les marchandises et les capitaux peuvent circuler dans le monde. Sans infrastructures, pas de profits, et sans profits, pas d'États puissants.

Ainsi, ce texte confère aux infrastructures de la mondialisation une épaisseur stratégique cruciale qui annonce les lignes de fracture du futur. Après avoir bien cerné l'enjeu général des infrastructures bien cerné, nous pouvons désormais nous tourner vers la contestation chinoise de l'infrastructure numérique de la mondialisation [7].

L'essor technologique spectaculaire de l'infrastructure numérique de la Chine

L'ambition chinoise de remplacer les infrastructures américaines par des alternatives sino-centrées n'est nulle part aussi avancée que dans le domaine du numérique. Afin de comprendre que la maîtrise des technologies numériques de pointe équivaut au contrôle d'une infrastructure il est indispensable de connaître la forme contemporaine de la division internationale du travail : la chaîne globale de valeur.

Schématiquement, plutôt que de fabriquer un produit de A à Z dans une seule usine – comme cela fut le cas sous le fordisme –, la production est aujourd'hui dispersée à travers une multitude de pays. Derrière l'apparence d'une simple réorganisation technique de la division géographique du travail se cachent des changements majeurs dans les rapports de forces entre capitaux des pays avancés et capitaux des pays périphériques, mais aussi, plus généralement, entre travail et capital.

Les protagonistes des chaînes globales de valeur sont les firmes leaders. Ces multinationales –souvent d'origine américaine, et dans une moindre mesure européenne – supervisent la fabrication d'un bien à partir d'une série d'usines dispersées dans différents pays, chacune fournissant un bien intermédiaire indispensable à l'assemblage du bien final, qui a lieu dans des pays où le coût de la main-d'œuvre est faible.

Cette configuration est hautement profitable pour les leaders dans la mesure où elle permet de réduire les risques par la diversification géographique des implantations, de baisser les coûts de production (travailleurs, terres, énergie, matières premières, réglementations environnementales) et d'augmenter la flexibilité. Toutes ces caractéristiques redressent la profitabilité du leader au détriment des nombreux fournisseurs, et surtout de leurs travailleurs.

Une fois la configuration exposée, se pose la question comment les firmes leaders réussissent à contrôler leurs fournisseurs de sorte à s'approprier l'essentiel des profits. La réponse se trouve dans les technologies clés. Les firmes leaders sont généralement des grandes firmes issues des pays avancés dont l'activité se concentre notamment sur la propriété des technologies clés nécessaires au fonctionnement de toute la chaîne. La technologie devient ainsi un nœud stratégique qui rend la production, et donc l'exploitation et l'appropriation de profits, possible à l'échelle mondiale. Le contrôle des technologies de pointe devient ainsi un goulet d'étranglement similaires aux autres infrastructures du marché mondial.

Une fois établi comment les firmes multinationales américaines s'enrichissent grâce aux chaînes globales de valeur, il convient désormais d'élucider dans quelle mesure cette configuration est menacée par la montée en puissance de la Chine. Si nous parlons non pas d'infrastructure technologique en général mais plus précisément d'infrastructure numérique, c'est parce qu'aujourd'hui la technologie de pointe est la technologie numérique. Cette technologie fait aujourd'hui l'objet d'une bataille aussi intense entre la Chine et les États-Unis parce qu'elle est susceptible de chambouler les rapports de forces mondiaux. Pour le voir, il est nécessaire de s'intéresser aux ondes longues des paradigmes techno-économiques [8].

En effet, du point de vue des technologies, l'histoire du capitalisme correspond à une succession de technologies paradigmatiques qui irriguent l'ensemble de l'économie et génèrent ainsi des gains de productivité. Chacune de ces ondes dure environ 50 ans. Lorsque l'économie mondiale passe d'une onde à une autre, des opportunités exceptionnelles s'ouvrent et peuvent permettre aux pays technologiquement en retard de réaliser un grand bond en avant.

Le développement technologique étant un processus cumulatif, les retardataires courent habituellement toujours derrière les pays précurseurs – du moins, tant qu'on reste dans la même onde. À l'heure de la mise en place d'une nouvelle onde, l'avance en compétences et savoirs en ingénierie et en équipements associés, cumulée par les précurseurs lors du paradigme techno-économique précédent, perd largement sa valeur. Le remplacement d'une onde par la suivante crée donc une situation très rare. Les retardataires peuvent alors, en s'engageant pleinement dans le développement des technologies du nouveau paradigme, se propulser à la frontière des connaissances et dépasser les précurseurs historiques.

L'actuel passage à l'onde du numérique représente justement une telle opportunité. La Chine s'en est pleinement saisie avec son plan de développement de technologies indigènes mise en place en 2006. Jusqu'alors, elle misait sur la volonté des multinationales étrangères de partager leurs connaissances, ce qu'elles refusaient catégoriquement (justement parce que le contrôle monopolistique des technologies leur permet de dominer les chaînes globales de valeur). Face à cet échec, un changement de stratégie s'est imposé. Publiée en 2006, la nouvelle orientation sera confirmée par la suite avec une variété de plans sectoriels.

La Chine contemporaine est une illustration magistrale du développement inégal et combiné du capitalisme. En effet, les instruments ayant permis à la Chine de se saisir des technologies numériques sont étroitement associés à son intégration bien spécifique dans la mondialisation en tant que régime d'accumulation intense et extraverti. L'extraversion manufacturière dans une économie mondiale organisée en chaînes globales de valeur signifie que tous les jours les composants techniques les plus sophistiqués passent dans les usines chinoises chargées de les assembler en produits finaux. Être l'usine du monde, c'est bénéficier d'innombrables possibilités d'apprentissage et d'ingénierie inversée.

L'extraversion exerce aussi une pression extrême sur les salaires, qui libère d'autant plus de capital permettant de réaliser des investissements dans la production industrielle. L'effet de grande disponibilité des capitaux est amplifié par les autorités chinoises, qui gardent un contrôle important sur une série de leviers économiques, notamment financiers et réglementaires et pratiquent un type de planification. Grâce à ces outils, elles sont capables d'encourager l'accélération technologique. Le changement de stratégie de 2006 s'appuie sur ces caractéristiques uniques de l'insertion subordonnée de la Chine dans la mondialisation : il les met au service d'un bond en avant numérique. Le plan de relance contre la crise de 2008-09 n'a fait que renforcer cette dynamique.

Les effets de la planification chinoise en faveur de l'innovation peuvent être évalués grâce aux chiffres sur les dépôts de brevets. Plus précisément, il faut consulter les données relatives aux familles de brevets triadiques. Elles désignent le dépôt simultané d'un même brevet dans plusieurs pays, notamment les trois offices des brevets les plus importants – situés aux États-Unis, dans l'UE et au Japon –, qu'on appelle la « triade ». Un tel dépôt triadique indique que le déposant estime détenir une nouveauté d'une valeur mondiale.

La figure ci-dessous montre qu'entre 1995 et 2006, la part chinoise dans les dépôts mondiaux de brevets triadiques dans le domaine des technologies de l'information et de la communication reste quasiment immuable. Pendant cette période, la Chine est technologiquement inexistante. Ensuite, une ascension remarquable commence, avec un passage de 1 % à 23 en 2020. En cours de route, la Chine n'a pas seulement doublé les pays de l'Union européenne ; les dernières données disponibles indiquent même qu'elle a dépassé les États-Unis.

Cette montée en puissance technologique ne permettra pas seulement aux entreprises chinoises de se hisser à la tête d'une série de chaînes de valeur dans un futur proche – et de concurrencer ainsi directement les profits des multinationales américaines (et européennes) – elle les autorise également à influencer de manière décisive l'infrastructure numérique de l'économie mondiale. Autrement dit, la capacité de la Chine à dicter les règles du jeu augmente et la rapproche de l'objectif d'un capitalisme global sino-centré.

Il ne faut toutefois pas surestimer ce graphique. Toutes les familles de brevets triadiques ne se valent pas. Les Etats-Unis conservent, par exemple, une avance notable en matière d'intelligence artificielle générative et leurs géants du numériques entendent peser de tout leur poids pour préserver la supériorité technologique américaine [9]. Néanmoins, la position dominante de la tech américaine, qui fut totalement incontestée pendant des décennies, est désormais sérieusement mise en cause. Voilà de quoi mieux comprendre le ralliement d'une partie importante de la Silicon Valley aux politiques plus agressives de Trump.

Cette lecture en termes d'ondes techno-économiques permet par ailleurs de comprendre pourquoi les Etats-Unis imposent des sanctions de plus en plus larges sur le numérique chinois. La bataille des semi-conducteurs vise justement à priver la Chine des composants indispensables aux innovations de pointe, et, par ce biais, de l'enfermer dans une position de retardataire technologique. Eclipsée par la bruyante « guerre commerciale », la plus discrète bataille des puces – et la riposte chinoise par l'intermédiaire des restrictions d'exportations de matières stratégiques – concentre les véritables enjeux. Car, à travers elle, il ne s'agit plus simplement de transformer la circulation des marchandises, mais de contrôler les capacités de production en tant que telles. La prétention américaine à superviser le capitalisme global implique aussi la volonté de déterminer le retard que la Chine doit conserver par rapport à la frontière technologique.

De l'accumulation au conflit inter-impérialiste

Si l'analyse des infrastructures du marché mondial permet de comprendre la profondeur et la durabilité du conflit entre la Chine et les Etats-Unis, la forme du champ de bataille ne peut expliquer la raison fondamentale du conflit. Afin d'élucider cette dernière, une série de contributions par des chercheurs divers met l'accent sur l'arrivée du pouvoir de dirigeants plus agressifs. L'explication du conflit sino-américain se trouverait donc soit du côté américain, avec l'arrivée au pouvoir du premier Trump en 2016 [10], soit du côté chinois avec le président de Xi Jinping en 2013 [11], voire des deux en même temps [12].

Pourtant, ces explications individualisantes échouent à rendre compte du fait que les tensions sino-américaines s'intensifient dès les années 2000. La prise en compte de ce fait incite à adopter une explication fondée sur une approche d'économie politique internationale. A partir de cette perspective, une idée centrale simple émerge : le capitalisme mine la mondialisation. Le paradoxe de la montée en puissance de la Chine, c'est qu'en devenant capitaliste, elle s'est trouvée contrainte de saper le processus même qui a permis son essor, à savoir la mondialisation. En conséquence, elle ambitionne à remplacer cette dernière par un marché mondial sino-centré. Cette contestation la place directement sur les rails de la confrontation avec les États-Unis.

C'est donc le processus contradictoire d'accumulation du capital qui produit la fragilisation de la supervision américaine de l'économie mondiale. Pour s'en convaincre, il suffit de retracer les grandes étapes de la formation du marché mondial. Son point de départ se trouve dans les États-Unis des années 1970, où les firmes subissent une grave crise de baisse du taux de profit. Afin de redresser leurs affaires, une partie d'entre elles – le capital transnational américain qui est incarné par les firmes multinationales – flirtent avec l'idée d'étendre les activités au-delà des frontières nationales.

Désespéré de trouver une voie de sortie de crise, acculé par le chômage, une intensification de la lutte des classes et d'autres mobilisations contestataires, l'État américain met en œuvre le souhait le plus cher du capital transnational américain : la création d'un véritable marché mondial. Il endosse le rôle de superviseur en chef d'une mondialisation en construction.

Au même moment, la Chine traverse une période de forts troubles économiques qui ouvre la voie à la transformation capitaliste du pays. En effet, la fraction libérale du parti communiste chinois s'en saisit pour prendre le pouvoir. Une des composantes majeures de ce bouleversement est l'ouverture économique au reste du monde. La Chine intègre donc la mondialisation en cours de route, en y occupant une place subordonnée. Flairant la bonne affaire, les multinationales américaines perçoivent immédiatement le potentiel lucratif d'une main-d'œuvre très bon marché, nombreuse, formée et en bonne santé. Au fil des années, une part croissante des profits des grandes entreprises américaines vient effectivement de l'étranger et singulièrement de Chine. L'intégration de cette dernière à la mondialisation résulte donc d'une alliance de circonstances improbable entre des « communistes » chinois et des capitalistes américains.

Or, cette concordance cache des motivations divergentes. Côté chinois, la participation à la mondialisation se fonde sur l'ambition d'accélérer le développement national. Côté américain, cette participation reflète la volonté d'échapper à une crise structurelle par l'appropriation de profits à l'étranger. Les dirigeants américains ne sont donc pas favorables à n'importe quelle participation de la Chine à la mondialisation. Ils veulent bien lui accorder une place subordonnée. Si la Chine s'aventurait à sortir de ce sentier, non seulement la stabilité du capitalisme aux États-Unis prendrait un coup, mais ces mêmes dirigeants pourraient être amenés à revoir leur position sur la Chine, et la politique internationale plus généralement. Ces attentes divergentes quant à la place précise que la Chine doit prendre dans la mondialisation resurgissent avec les tensions actuelles.

Il n'empêche, dans un premier temps tout le monde semble y trouver son compte. En particulier les années 1990 apparaissent comme une période d'harmonie transpacifique. La croissance explose en Chine et le monde entier raffole des produits bon marché qui y sont fabriqués. De l'autre côté du Pacifique, les multinationales enregistrent des résultats hautement satisfaisants tout en pouvant offrir au consommateur américain, précarisé par des années d'inégalités croissantes, des biens de consommation abordables. Or, sous cet attelage en apparence gagnant-gagnant, les contradictions sont déjà à l'œuvre.

La contradiction la plus connue, mais pas la seule, concerne le commerce international (et les agissements du deuxième mandat de Trump indiquent qu'elle n'est toujours pas dépassée). Les États-Unis affichant des déficits commerciaux de plus en plus conséquents avec la Chine, des voix s'élèvent pour dénoncer la manipulation du taux de change de la monnaie chinoise. En parallèle, la Chine réalise une montée en gamme spectaculaire de sa production manufacturière, au point de concurrencer des producteurs américains.

Ces derniers répliquent en accusant les entreprises chinoises de leur avoir volé les technologies. Sans juger ce différend spécifique, il est vrai que, fondamentalement, sa participation à la mondialisation sous égide étatique donne à la Chine les outils pour passer du statut de simple fournisseur des multinationales américaines au statut de concurrent, voire de précurseur. Anesthésiées pendant les années de lune de miel, les attentes divergentes quant à la place de la Chine dans la mondialisation surgissent dès les années 2000.

Ces tensions s'accentuent à la suite de la crise de 2007-8. Pour échapper à cette dernière, la Chine met en œuvre un plan de relance dont l'un des effets est de renforcer la suraccumulation. L'écoulement des marchandises excédentaires sur le marché mondial et la quête d'investissements rentables à l'étranger offrent alors un répit. Autrement dit, la Chine cherche à dépasser la crise par l'extraversion. Ce faisant, les entreprises chinoises chassent encore un peu plus sur le terrain des multinationales américaines. Habituées au luxe de la position dominante sur le marché mondial, ces dernières apprécient peu les nouveaux concurrents. Au terme de trente ans de mondialisation, la crispation se répand même chez les grands gagnants de ce processus.

Nous écrivions que le paradoxe de la Chine est qu'en devenant capitaliste, elle a miné la mondialisation. La crispation du capital transnational américain en est une illustration, mais l'enjeu est plus profond que les parts de marché que les multinationales américaines craignent de perdre. Car, pour réussir leur pari du développement capitaliste accéléré dans le cadre d'une concurrence mondiale, les autorités chinoises ne peuvent se contenter de participer au jeu américain, il leur faut en créer un autre. En effet, les infrastructures encadrant la mondialisation ne sont pas neutres. Bien qu'elles permettent à toute firme désireuse d'y prendre part de le faire et de réaliser des profits, elles restent biaisées en faveur des sociétés américaines.

Les tensions sino-américaines sont aujourd'hui si vives car, fondamentalement, la Chine tente de remplacer la mondialisation par une réorganisation sino-centrée du marché mondial. Dans cette optique, elle poursuit la mise en place de nouvelles infrastructures à travers lesquelles les marchandises et capitaux pourront circuler dans le monde entier. Si donc les contradictions de l'accumulation du capital ont d'abord poussé les États-Unis à impulser la mondialisation, ces mêmes contradictions conduisent la Chine à la contester aujourd'hui.

Manifestement incapable de freiner l'essor technologique de la Chine, le Parti démocrate a déçu les attentes d'une partie substantielle du capital américain, notamment dans la Silicon Valley, qui s'est donc tourné vers l'approche plus agressive de Trump. Derrière le changement d'allégeance politique, le capital américain du secteur numérique poursuit donc toujours le même objectif. L'impératif structurel de l'accumulation forme ainsi la racine profonde d'un monde chaque jour plus secoué par des tensions entre grandes puissances. En cela, l'impérialisme est un phénomène pleinement contemporain.

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Cet article est d'abord paru en castillan dans Viento Sur.

Photo d'illustration : Wikimedia Commons.

Notes

[1] Benjamin Braun et Cédric Durand, « America's Braudelian Autumn ». Il convient de souligner que la Silicon Valley n'est pas pour autant politiquement homogène. Voir Olivier Alexandre, « Silicon Valley : « Beaucoup de figures ont vu l'élection de Donald Trump comme une opportunité » », 24/03/2025.

[2] Paul Krugman, Maurice Obstfeld et Marc Melitz, International Economics : Theory and Policy, Harlow, Pearson, 2018.

[3] Sam Gindin et Leo Panitch, The Making of Global Capitalism : The Political Economy Of American Empire, London, Verso Books, 2013.

[4] Susan Strange, States And Markets, London, Pinter, 1993.

[5] Herman Mark Schwartz, “American Hegemony : Intellectual Property Rights, Dollar Centrality, and Infrastructural Power,” Review of International Political Economy 26, no. 3 (2019) : 496.

[6] Jean-Paul Rodrigue, « Straits, Passages and Chokepoints : A Maritime Geostrategy of Petroleum Distribution », Cahiers de géographie du Québec, 2004, p. 357‑374, ici p. 359.

[7] Pour une analyse plus englobante des batailles d'infrastructure entre la Chine et les Etats-Unis, dans laquelle les Etats-Unis conservent une position favorable, voir Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024.

[8] Chris Freeman et Francisco Louçã, As Time Goes by : From the Industrial Revolutions to the Information Revolution, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Ernest Mandel, Long Waves of Capitalist Development : A Marxist Interpretation, London, Verso, 1995 ; Cecilia Rikap et Bengt-Åke Lundvall, The Digital Innovation Race, London, Palgrave, 2021.

[9] AI Index Report, Artificial Intelligence Index Report 2025, Stanford, Stanford University, 2025.

[10] Robert Boyer, Les capitalismes à l'épreuve de la pandémie, Paris, La Découverte, 2020.

[11] Joseph S. Nye, Soft Power and Great-Power Competition : Shifting Sands in the Balance of Power Between the United States and China, (Springer, 2023).

[12] Graham Allison, Vers la guerre : L'Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? (Paris : Odile Jacob, 2019).

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Le « Nobel » d’économie Philippe Aghion ou les mésaventures de la théorie de la croissance

21 octobre, par Cédric Durand — , , ,
Quels sont les véritables liens entre l'innovation et la croissance ? L'économiste Cédric Durand revient sur les impasses intellectuelles des travaux sur le sujet de Philippe (…)

Quels sont les véritables liens entre l'innovation et la croissance ? L'économiste Cédric Durand revient sur les impasses intellectuelles des travaux sur le sujet de Philippe Aghion, tout juste primé par la Banque de Suède.

17 octobre 2025 | tiré du site alencontre.org | Photo : Philippe Aghion

L'approche néo-schumpetérienne de Philippe Aghion a largement inspiré les politiques économiques en Europe depuis le tournant des années 2000. Et singulièrement celle d'Emmanuel Macron dont il fut un proche conseiller au cours de son premier quinquennat. L'attribution du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel – conjointement à son coauteur, Peter Howitt, et à l'historien de l'économie Joel Mokyr – résonne donc particulièrement dans l'Hexagone.

Alors que le pays traverse une crise politique majeure dont les causes remontent auxoppositions profondes que suscitent les politiques menées ces dernières années, la distinction accordée par le comité du prix de la banque de Suède donne l'occasion d'éclairer une théorie économique qui a fortement influencé les gouvernements depuis le tournant du siècle.

Une des grandes qualités de Philippe Aghion est de présenter de manière très claire les idées formalisées dans ses modèles, ce qui permet une large discussion. Sa thèse centrale trouve son inspiration dans les travaux de Joseph Schumpeter, qui lui-même reprend un thème que l'on trouve dans l'œuvre de Marx et de Rosa Luxemburg : l'innovation est le moteur du capitalisme ; la source de la croissance, c'est la destruction créatrice. « Le nouveau remplace l'ancien », comme le dit Philippe Aghion.

Son originalité est d'avoir, avec ses coauteurs, tenté de modéliser et de mesurer ce phénomène. Avec deux paramètres clefs.

Il faut de la flexibilité : des marchés libéralisés doivent permettre au travail et au capital de se redéployer dans l'économie afin que les innovations conduisent à une réorganisation effective du tissu productif conduisant à l'augmentation de l'activité économique.

Mais il ne faut pas trop de concurrence, sinon les innovateurs arrêteraient d'innover. Les entrepreneurs doivent être encouragés dans leurs projets productifs. Une faible fiscalité du capital et une forte protection de la propriété intellectuelle sont donc essentielles pour soutenir la croissance. Et si cela crée des inégalités, c'est un moindre mal. « Je prends », nous dit Philippe Aghion.

Croissance en berne

Le raisonnement de l'économiste se heurte toutefois à un problème. Il y a bien de plus en plus de brevets, son indicateur privilégié pour saisir l'innovation, mais la croissance ne cesse de décliner depuis les années 1960.

Alors il s'interroge. Pourquoi l'accélération de l'innovation ne se reflète-t-elle pas dans l'évolution de la croissance et de la productivité ? En fait, nous dit-il, la croissance est en réalité plus forte. La théorie est sauve, c'est un problème de thermomètre. Michel Husson éreinta cette tentative de rafistolage statistique. Et finalement Aghion lui-même doit se rendre à l'évidence. Changer la méthodologie ne fait rien à l'affaire : la croissance se situerait peut-être à un niveau plus élevé, mais la tendance est toujours au déclin. La théorie chancelle.

Depuis, Philippe Aghion multiplie les explications ad hoc. D'abord, il suppose que la sous-estimation de la productivité conduit à exagérer l'inflation. Résultat, les taux d'intérêt sont trop élevés et des investissements publics sont insuffisants. A moins que ce ne soit l'inverse ? « Le ralentissement de la croissance de la productivité dans la plupart des pays développés depuis les années 1970 pourrait en effet être en partie lié à une baisse des contraintes financières, via des effets de réallocation », indique-t-il. En clair, des taux d'intérêt trop faibles seraient responsables d'une mauvaise allocation du capital.

Plus tard, c'est la politique de la concurrence qui est inadaptée à l'âge des algorithmes. L'empreinte des Big Tech est telle qu'elle entrave l'entrée d'entreprises innovantes (voir le chapitre 6 dans Le pouvoir de la destruction créatrice).

Impasse intellectuelle

En fin de compte, à bien lire Philippe Aghion, c'est un peu de tout cela avec (presque) un retour à la case départ : pas assez de réformes structurelles, pas assez de libéralisation des marchés des produits, du travail et de la finance, trop de monopole dans la tech… autant d'éléments qui brideraient l'énergie créatrice des entrepreneurs.

Il faut donc accélérer le changement des institutions pour renforcer les dynamiques de marché et profiter des dynamiques technologiques. Pourtant, nous avons beaucoup de raisons de penserque libéralisation, innovation et croissance ne vont pas forcément de pair.

Si l'idée générale selon laquelle le type de développement économique dépend du rapport entre technologie et institutions est juste, on trouvera des enseignements beaucoup plus riches du côté des systèmes nationaux d'innovation développés par des auteurs évolutionnistes, parfois en dialogue avec les travaux de l'école de la Régulation, de l'approche en termes de paradigmes techno-économiques portée par Carlota Pérez et poursuivie par Mariana Mazzucato, ou encore de celle en termes d'ondes longues d'Ernest Mandel.

Armé de son prix, Philippe Aghion est sans doute aujourd'hui conforté dans son sentiment d'avoir supplanté Schumpeter. Mais contrairement à son mentor autrichien qui avait une intelligence tragique de l'histoire économique, le professeur au Collège de France ne propose aucune théorie du capitalisme. En dépit de la sophistication de ses modèles, sa confrontation aux données empiriques le mène dans une impasse intellectuelle.

Face au soubresaut d'un système qu'il peine à déchiffrer, il multiplie les ajustements pour mieux entretenir la chimère d'un capitalisme illusoire où les inégalités découleraient des seuls mérites des innovateurs. Si le monde du travail comme la nature sont ignorés, c'est en raison d'un fétichisme de la croissance qui fait de la technologie façonnée par le capital l'horizon ultime de notre humanité. Une douce musique à l'oreille des puissants. (Publié dans Alternatives économiques le 16 octobre 2025)

Cédric Durand est professeur associé à l'Université de Genève.

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Le maire de Chicago évoque une grève générale

21 octobre, par The Other 98% — , ,
Le maire de Chicago vient d'appeler à une grève générale. Et si vous comprenez ce que cela signifie, vous savez que cela pourrait tout changer. Lors du rassemblement No Kings (…)

Le maire de Chicago vient d'appeler à une grève générale. Et si vous comprenez ce que cela signifie, vous savez que cela pourrait tout changer. Lors du rassemblement No Kings ce week-end, le maire Brandon Johnson s'est tenu devant des dizaines de milliers de personnes et a dit ce que peu de politiciens américains ont osé dire depuis des décennies. « La démocratie survivra grâce à cette génération », a-t-il proclamé. « Êtes-vous prêts à aller devant les tribunaux et à descendre dans la rue ? »

Ce n'était pas une simple déclaration. C'était un appel à l'action.

Johnson a appelé les Américains de tous horizons à s'unir, présentant la lutte contre la tyrannie du président Trump, les ultra-riches et la cupidité des entreprises comme un tout. Sa voix s'est jointe à un rugissement grandissant qui a commencé avec la manifestation No Kings, qui a rassemblé 7 millions de personnes, un mouvement qui, pour la première fois depuis une génération, a amené les gens à se demander : Une grève générale pourrait-elle réellement avoir lieu en Amérique ?

La dernière fois que le pays a connu quelque chose de similaire, c'était lors de la grande vague de grèves de 1946, lorsque cinq millions de travailleurs de tous les secteurs se sont mis en grève pour exiger la fin de l'austérité en temps de guerre et des salaires équitables. Washington n'a pas répondu par des réformes, mais par la répression : la loi Taft-Hartley de 1947, une loi toujours en vigueur qui a paralysé la capacité des syndicats à organiser des grèves politiques.

Mais voici le problème : la loi Taft-Hartley lie les syndicats, pas les citoyens eux-mêmes.

Et c'est à eux que Johnson s'adressait. Les militants de base, les livreurs, les infirmières, les codeurs, les enseignants, ceux qui font réellement fonctionner ce pays, se rendent compte qu'une grève générale ne commence pas dans les couloirs du pouvoir. Elle commence par un refus commun de continuer à alimenter un système qui traite les milliardaires comme des intouchables et les familles de travailleurs comme des pions sacrifiables.

« Nous allons les obliger à payer leur juste part d'impôts pour financer nos écoles, nos emplois, nos soins de santé et nos transports. »

Et la foule a rugi parce qu'elle le croyait.

Dans un paysage politique où les démocrates se disputent et les centristes triangulent, les paroles de Brandon Johnson ont fait l'effet d'un coup de tonnerre. Non pas parce qu'il est radical, mais parce qu'il est honnête. Il a dit ce que des millions de personnes ressentent déjà : voter ne suffit pas lorsque la machine gouvernementale ne sert que ceux qui sont au sommet.

Les manifestations « No Kings » ont également prouvé autre chose : les gens sont prêts. Prêts à manifester, prêts à faire grève, prêts à construire une économie qui serve le plus grand nombre, et non une minorité.

Si Chicago devient l'épicentre d'un nouveau réveil syndical, les historiens se souviendront peut-être de ce week-end comme du moment où le vent a tourné, où les Américains ordinaires se sont souvenus de leur pouvoir collectif et ont décidé de l'utiliser.

Source : The Other 98%
FB, 20 octobre 13h : https://www.facebook.com/TheOther98

Et Aplutsoc.

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La ville de Gabès dans le Sud tunisien suffoque et se soulève

21 octobre, par Selim Jaziri — , ,
Gabès est le théâtre depuis une semaine d'une mobilisation contre la pollution émanant du complexe chimique après une série de fuites toxiques. Le fruit de déceptions (…)

Gabès est le théâtre depuis une semaine d'une mobilisation contre la pollution émanant du complexe chimique après une série de fuites toxiques. Le fruit de déceptions accumulées depuis dix ans. Des milliers d'habitants sont descendus dans la rue le 15 octobre pour réclamer la fermeture d'une usine chimique très polluante.

Tiré de MondAfrique.

Depuis plus d'une semaine, les manifestations se succèdent à Gabès, ville côtière du sud tunisien (120 000 habitants), pour réclamer la fermeture des installations polluantes du Groupe chimique tunisien. Le 15 octobre, une marche en direction du complexe industriel a été noyée sous les gaz lacrymogènes. La protestation a débuté le soir du 10 octobre, environ deux cents manifestants avaient envahi l'enceinte du site avant d'être délogés par l'armée dans la journée de samedi. Depuis, l'agitation ne retombe pas. Depuis dimanche, des manifestants dressent des barricades et brûlent des pneus dans la ville. Des heurts entre jeunes et forces de l'ordre rythment les soirées. La police a procédé à une centaine d'arrestations. L'union régionale du syndicat UGTT a lancé un appel à la grève générale pour le mardi 21 octobre.

Cette protestation fait suite à une série de fuites de gaz qui ont provoqué ces dernières semaines des dizaines de cas d'intoxication dans les quartiers environnants. Le 10 octobre, une trentaine de collégiens ont été hospitalisés, dont certains gardent des séquelles neurologiques, et 120 personnes encore le 14 octobre, provoquant une pénurie d'oxygène à l'hôpital régional. Au total, environ 300 personnes ont dû être hospitalisées depuis le 9 septembre.

Du paradis au cauchemar

Le site de Gabès avait été choisi en 1972 pour y installer les usines de transformation du phosphate extrait dans le bassin minier de Gafsa, en produits exportables (de l'acide phosphorique, des engrais phosphatés, de l'ammonitrate). Leur fabrication nécessite de l'acide sulfurique et rejette dans l'air des gaz tels tels que des oxydes de soufre ou du fluorure d'hydrogène. Lors du redémarrage de certaines unités, en principe opéré de nuit sous certaines conditions atmosphériques, la purge des installations lâche des excédents de gaz parfois rabattus sur les quartiers avoisinants. Régulièrement, du dioxyde d'azote, reconnaissable à sa fumée orange, s'échappe accidentellement. À cela s'ajoute le rejet dans la baie, au mépris des normes internationales, de 12 000 à 15 000 tonnes d'eaux utilisées pour laver le phosphate, qui déposent chaque jour au fond de la mer des tonnes de phosphogypse, une boue noire chargée de métaux lourds.

L'implantation de l'usine avait été accueillie comme une chance pour cette ville du sud. Le groupe chimique amenait la modernité et du travail. Mais ce rêve a vite tourné au cauchemar. L'oasis de Chenini, jouxtant la ville de Gabès, est l'une des rares oasis maritimes au monde. La pêche était miraculeuse, près de deux cents sources irriguaient les cultures de la palmeraie… Les habitants les plus âgés se souviennent d'un petit paradis.

Aujourd'hui, les sources sont taries par les pompages du groupe chimique et les forages anarchiques, les feuillages des palmiers sont grisâtres, il n'y a plus moyen de faire sécher du linge dehors sans qu'il ne soit recouvert de poussière noire, la palmeraie a perdu 93% de sa biodiversité, les fonds marins sont recouverts de phosphogypse sur des kilomètres, les poissons se font rares, alors que le Golfe de Gabès est l'un des principaux sites de reproduction halieutique en Méditerranée. Une espèce de crabe bleu sans prédateur, arrivée dans le ballast des navires qui viennent pour transporter le phosphate, a tellement dévasté la faune marine que les pêcheurs de Gabès l'ont baptisé Daesh…

Et bien sûr, les Gabèsiens se plaignent de problèmes de santé chroniques, asthme, fluorose dentaire, cancers… L'État peut d'autant plus facilement rester dans le déni et attribuer ces troubles à une psychose irrationnelle qu'aucune étude épidémiologique n'a jamais été effectuée. Quant aux bénéfices du groupe chimique, la région n'en voit guère la couleur. Elle a l'un les taux de chômage les plus élevés du pays et elle reste l'une des plus mal dotées en infrastructures.

Une patiente mobilisation

En dépit de tous ces troubles, la population a appris à vivre avec ce monstre suintant et éructant, mais dont dépendent environ sept mille familles. « Chacun a deux rêves ici, explique un Gabésien : se réveiller un matin et voir que le Groupe chimique a disparu, et recevoir sa lettre d'embauche pour y travailler ». De toutes façons, sous Ben Ali, il était impossible d'évoquer la pollution.

La mobilisation qui culmine aujourd'hui a été l'une des premières à naître à la faveur de la liberté acquise en 2011. Après une marche sur Tunis en avril 2011, elle s'est structurée à partir de 2012 autour du collectif « Stop Pollution », animé par quelques jeunes militants – un militant écologiste du quartier le plus proche du complexe, un ancien opposant à Ben Ali investi dans la Ligue des droits de l'homme, Khayreddine Debaya, devenu le visage du mouvement…

Ils parviennent à organiser une grande marche en 2013 qui va imposer le problème dans l'agenda politique national. Mais dans le climat ultra-polarisé de l'époque, son succès s'explique par des motifs plus politiques. Ennahdha, majoritaire à Gabès, la voit comme un foyer d'opposition et préfère utiliser l'emploi au Groupe chimique comme un levier clientéliste.

La mobilisation se concentre alors sur un travail d'expertise pour faire reconnaître le problème aux autorités et sur la sensibilisation de la population. Sous la pression, le gouvernement propose de déplacer le rejet du phosphogypse sur un terril à quelques kilomètres de Gabès, à Ouedref, dont la population rejette. Puis envisage de le recycler dans des matériaux de construction. L'expertise mobilisée par Stop Pollution parvient à convaincre les autorités que cette solution ne règle pas les problèmes de rejets aériens et que la décontamination du phosphogypse pour le rendre confirme aux normes coûterait beaucoup trop cher. Une seule solution demeure alors : le démantèlement du site et la relocalisation d'un complexe modernisé dans un site à l'écart d'une zone habitée. Même l'UGTT, dont la priorité est l'emploi, se rallie à cette option.

En juin 2017, Stop Pollution organise une grande manifestation et obtient de l'État l'engagement à démanteler les installations polluantes et à rebâtir un autre site loin de Gabès, au terme d'un plan d'action de huit ans.

Victoire en trompe-l'œil cependant. Les coûts du démantèlement et de la reconstruction des usines, des voies ferrées pour transporter la production jusqu'au port et les travailleurs depuis Gabès, ne sont pas budgétisés. Une estimation circule autour de plus de 4 milliards de dinars, près du dixième du budget de l'État alors. La perspective de l'installation d'un complexe industriel réveille des tensions sociales dans les sites pressentis pour accueillir les nouvelles installations. Le projet s'enlise.

La déception face à Kaïs Saïed

Beaucoup des jeunes mobilisés dans « Stop Pollution » s'impliquent en 2019 dans la campagne présidentielle de Kaïs Saïed, dont ils attendent qu'il secoue une administration corrompue et dominée par les élites du nord, et donne plus de pouvoirs aux échelons locaux grâce à sa « nouvelle construction » institutionnelle, censée « inverser la pyramide du pouvoir ».

Mais la déception s'installe vite. En fait de redistribution du pouvoir, le nouveau président décide seul. La surveillance policière se resserre sur les militants. Et le groupe chimique continue à empoisonner l'air et l'eau.

Le 5 mars dernier, au lieu du démantèlement promis, Kaïs Saïed annonce la construction d'un site de production d'hydrogène « vert » (c'est-à-dire produit sans pétrole) mais très gourmand en eau, et perçu comme un cheval de Troie de la recolonisation économique (le projet est porté par la France et par l'Allemagne), ainsi que le déclassement du phosphogypse de la liste des substances dangereuses en vue de promouvoir son recyclage.

Les fuites des dernières semaines ont cristallisé les mécontentements accumulés. L'ampleur des manifestations est inédite. L'UGTT soutient, le syndicat étudiant aussi, les supporters de foot se sont joints au mouvement lui apportant des troupes nombreuses et actives. La mobilisation appelle à relancer le projet de démantèlement et à revenir sur les décisions du 5 mars. Mais l'État est dans une équation impossible.

L'équation impossible

L'urgence financière est à la relance des exportations pour faire entrer des devises. L'augmentation de l'extraction de phosphate pour retrouver les niveaux d'avant 2011 (soit environ 10 millions de tonnes, contre environ la moitié actuellement), et donc de sa transformation pour l'exportation, est une priorité pour l'État afin de profiter de la hausse des cours mondiaux et regagner le terrain conquis par le concurrent marocain sur le marché.

Par ailleurs, l'État n'offre pas les garanties suffisantes pour financer le coûteux projet de démantèlement. De plus, selon Khayreddine Debaya, un petit groupe de hauts fonctionnaires au Ministère de l'Industrie, liés aux investisseurs étrangers, a la main sur la décision.

Mais la mobilisation concentre toutes les déceptions de la décennie. L'annonce par la présidence d'un appel à la Chine pour réhabiliter le complexe et traiter en urgence les problèmes à l'origine des fuites de ces dernières semaines ne calme pas la colère.

Pour le moment, elle est focalisée sur la question de la pollution. Il reste à surveiller une possible mutation vers des mots d'ordre politiques plus larges.

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« À gauche, en Europe occidentale, il y a une volonté de dresser un mur et d’ignorer ce qui se passe à l’Est »

Denys Gorbach (Kryvyi Rih, 1984) est sociologue. Les recherches menées dans le cadre de sa thèse de doctorat à Sciences Po (Paris) sont rassemblées dans le livre The making and (…)

Denys Gorbach (Kryvyi Rih, 1984) est sociologue. Les recherches menées dans le cadre de sa thèse de doctorat à Sciences Po (Paris) sont rassemblées dans le livre The making and unmaking of Ukrainian working class (Bergahn, 2024), qui raconte comment les changements économiques ont modifié les valeurs de la classe ouvrière en Ukraine, en se concentrant sur sa ville, Kryvyi Rih, dans le sud-est du pays. Kryvyi Rih était considérée comme le « cœur de fer de l'URSS ». Elle compte plusieurs mines et une grande aciérie. C'est le lieu d'origine du président Zelenski.

Gorbach s'est également impliqué dans l'aide aux réfugiés ukrainiens en France et a étudié leur situation. Il mène actuellement des recherches sur a façon dont se construisent socialement des théories du complot à l'université de Lund (Suède). Il s'entretient avec CTXT par vidéoconférence pour parler de la politique ukrainienne et de la guerre.

10 octobre 2025 | tiré du site entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/10/16/a-gauche-en-europe-occidentale-il-y-a-une-volonte-de-dresser-un-mur-et-dignorer-ce-qui-se-passe-a-lest/#more-98851

Dans votre livre, vous soutenez que l'Ukraine post-soviétique, à travers son processus de privatisations, ne s'est pas pleinement intégrée à l'économie néolibérale et qu'« une apparence socialiste enveloppait les pratiques capitalistes ».

Tout dépend de ce que l'on entend par néolibéral. Il n'y a pas eu de privatisation à grande échelle avec des investisseurs étrangers comme cela a été le cas en Pologne, en Hongrie ou dans les pays baltes, par exemple. La classe dominante avait peur.

J'ai été surpris de trouver une confirmation littérale de cette idée dans les écrits de ceux qui ont participé à ces événements, comme un conseiller du président Kuchma, qui a gouverné à l'époque des grandes privatisations. Ces personnes avaient été formées à l'économie politique marxiste pendant l'ère soviétique et ont tenté d'utiliser ces connaissances pour construire l'économie capitaliste. Ce conseiller a écrit que son objectif explicite était de créer une bourgeoisie nationale ukrainienne avant d'ouvrir le marché aux capitalistes étrangers.

Cette classe dominante, qui était en train de se construire, a maintenu la morale économique existante, une morale économique que nous pouvons qualifier de socialiste, prétendument socialiste, prétendument soviétique, qui impliquait des obligations mutuelles entre les gouvernants et les gouverné.e.s.

Et certaines de ces restrictions ont été maintenues jusqu'à aujourd'hui, par exemple, il existe toujours des restrictions concernant la propriété foncière, si je ne me trompe pas.

La suppression en 2020 du moratoire sur l'achat et la vente de terres [en vigueur depuis 2001] a été l'une des grandes mesures néolibérales prises par Zelenski. Même Porochenko, le président le plus néolibéral dans son discours, avait décidé de ne pas le faire. Et lorsque Zelenski l'a fait, Porochenko s'y est opposé et a organisé des manifestations contre cette mesure.

Depuis mon enfance, j'ai entendu dire que les Allemands emportaient les terres ukrainiennes.

La propriété foncière était déjà privatisée, mais il existe cette crainte que, si on autorise son achat et sa vente comme n'importe quel autre bien, les grandes entreprises puissent se l'accaparer.

C'est un sujet tabou dans la conscience populaire. On le retrouve également dans l'imaginaire populaire sur la Seconde Guerre mondiale. Depuis mon enfance, j'ai entendu dire que les Allemands emportaient la terre ukrainienne en train vers l'Allemagne. Ce n'est probablement pas vrai, mais cela montre la valeur que nous accordons à la terre.

Donc oui, c'était un sujet très problématique. Et Zelenski l'a finalement fait. Mais même avec toute la pression des institutions financières internationales qui l'ont poussé à le faire, il a fixé une série de limites. [Selon la loi, l'acquisition de terres par des étrangers ou des entités à capitaux étrangers doit être approuvée par référendum.]

Il a également approuvé une réforme du travail très dure en pleine guerre, en 2022.

Oui, je pense que cela peut s'expliquer dans le cadre de la stratégie du choc, telle que la décrit Naomi Klein.

Zelenski et son équipe font partie d'une nouvelle génération de responsables politiques qui ont grandi dans un cadre capitaliste. J'ai l'impression qu'ils sont sincèrement opposés aux oligarques et qu'ils sont également opposés aux syndicats, car ils considèrent ces deux institutions comme des obstacles au développement du libre marché. Ils ont donc pris certaines mesures pour lutter contre la concentration du capital dans l'oligarchie, mais ils se sont également opposés aux syndicats et à la réglementation socialiste, si je puis dire, des relations de travail.

En pleine guerre, ce n'était évidemment pas la principale préoccupation de Zelenski, mais Halyna Tretiakova, une députée de son parti qui dirige la commission des politiques sociales, a profité de l'occasion pour faire adopter trois lois horribles sur la libéralisation du travail en 2022.

On a beaucoup parlé des deux identités politiques différentes qui existent en Ukraine, à savoir celles des régions occidentales et orientales. Dans votre livre, vous les appelez « identité ethnique ukrainienne » et « identité slave orientale », mais je pense que vous êtes un peu critique à l'égard de la manière dont ces identités sont généralement expliquées.

L'une des critiques qui m'est le plus souvent adressée est que je ne nuance pas suffisamment. Il faut toujours mettre ces termes entre guillemets. L'identité que j'appelle « ethnique ukrainienne » n'est pas nécessairement une question de nationalisme ethnique en tant que tel, c'est un ensemble d'idées politiques vagues qui combine une sympathie pour l'Occident, une préférence pour un modèle économique plus libéral et un rôle plus important de la langue ukrainienne. À cela s'oppose un autre ensemble d'idées très, très complexe, que j'appelle « slave de l'Est », qui comprend le maintien de liens plus étroits avec la Russie et le monde post-soviétique, la neutralité sur la question de la langue ou la défense du statu quo, c'est-à-dire la prédominance du russe, et peut-être une plus grande régulation de l'économie. Je pense qu'il vaut mieux ne pas les qualifier de « pro-russes », car cela n'est pas nécessairement vrai, surtout depuis le début de cette guerre. Ils se définissent souvent comme non nationalistes, mais je pense qu'il s'agit d'une forme de nationalisme qui n'est pas reconnue comme telle.

Je continue à chercher de meilleurs mots pour décrire cette dualité… Ce n'est pas une dualité, c'est un spectre, un continuum. Il faut appréhender cela avec beaucoup de distance sceptique.

Diriez-vous que cette identité « slave orientale » est plus proche de la gauche ?

Encore une fois, cela dépend de ce que l'on entend par gauche.

Bien sûr.

Bien sûr, elle est plus proche de la gauche en termes de drapeaux et de symboles. L'Union soviétique et tout ça. Mais cela ne se traduit pas toujours par un soutien aux politiques en faveur de l'égalité. En Ukraine, les partis de gauche se sont très vite tournés vers la politique culturelle.

Vous affirmez que ces identités ont été exacerbées par les oligarques à des fins électorales.

Oui, j'essaie d'expliquer que ce n'est pas une question ancienne. Dans les années 2000, à partir de la « révolution orange », des modifications ont été apportées à la Constitution, qui ont donné plus de pouvoir au Parlement. La classe capitaliste des oligarques a donc dû s'adapter. Auparavant, ils s'adressaient directement au président. Ils ont dû créer des partis pour participer à la vie politique. Et ces partis devaient afficher une certaine idéologie. Au début, ils ont essayé de suivre le modèle européen classique avec une gauche et une droite, mais ils ont rapidement compris que cela était inutile. Il était plus facile d'appliquer le plus petit dénominateur commun, à savoir les identités nationales. Celles-ci étaient faciles à transformer en slogans et en publicités télévisées. Mon analyse est que c'est ainsi que ces deux camps se sont formés. Les plus pro-occidentaux, pro-ukrainiens, étaient alors appelés les oranges.

La faction pro-occidentale était en quelque sorte la deuxième ligne de l'oligarchie

Il m'a été demandé si les plus pro-russes étaient plus à gauche. Rhétoriquement, oui, et ils défendaient également le maintien de certaines politiques sociales, mais en même temps, cette fraction regroupait les capitalistes les plus puissants.

Parce qu'ils contrôlaient les grandes industries ?

Oui. La fraction pro-occidentale était comme une deuxième ligne de l'oligarchie.

Lorsque l'on aborde ces questions, on mentionne souvent la différence entre les régions les plus industrialisées et les plus agricoles.

Oui, dans le sud-est de l'Ukraine, il existe une ceinture hautement industrialisée, très urbaine, avec une forte densité de population. Au niveau macroéconomique, ces régions étaient les plus riches, celles qui produisaient le plus. Aujourd'hui, on ne sait pas ce qui va se passer, car ces industries vieillissent et je ne peux pas imaginer les capitalistes faire la queue pour investir à 50 kilomètres d'une ligne de front, même si celle-ci n'est pas active. La géographie économique est donc en train de changer, les investissements se concentrant désormais à l'ouest. Je ne sais pas ce qu'il va advenir de ces millions de personnes qui vivent de l'industrie et qui en sont quelque part fières.

Ces régions où la sympathie pour la Russie était la plus forte sont celles qui ont été les plus détruites par l'invasion russe.

Oui, oui. Certaines personnes qui vivent là-bas, avec lesquelles je suis resté en contact, sympathisaient avec Poutine et considèrent cela comme une trahison. Les plus « pro-russes » disaient que cela n'allait pas se produire, que c'était de la propagande des nationalistes ukrainiens.

Et maintenant, ils sont déçus. Enfin, pas seulement déçus. Ils sont victimes. Le plus grand nombre de victimes, la plus grande destruction d'infrastructures et de logements, s'est produit précisément dans des villes comme Marioupol et Kharkiv.

Vous avez vous-même dit que vous ne vous attendiez pas à l'invasion russe.

Oui, je n'ai pas honte de l'admettre. Je fais partie de ceux qui pensaient que cela n'allait pas arriver.

Je continue à participer à un grand groupe de discussion avec des travailleurs de l'aciérie. Dans le livre, je parle un peu de ce groupe, de la façon dont la politique a envahi les conversations et dont beaucoup de gens la rejetaient.

La veille de l'invasion, les débats se poursuivaient. Ils disaient des choses comme « pour qui nous prenez-vous ? Vous pensez vraiment que Poutine va attaquer ? Bien sûr que non ».

Le lendemain, tout le monde s'est mis à parler de questions pratiques. Que faisons-nous ? Où allons-nous ? Des choses très pratiques sur la manière de faire face à quelque chose qui, douze heures auparavant, ne semblait pas pouvoir arriver.

Les journalistes écrivent parfois que tout le monde a troqué la langue russe pour l'ukrainienne. Cela n'est vrai, en partie, que parmi les classes moyennes intellectuelles de villes comme Kiev. Dans l'armée, des milliers de personnes parlent russe. Dans une région russophone comme la mienne, les gens rejettent cette rhétorique.

En 2014, le gouvernement de Viktor Ianoukovitch a décidé de ne pas signer d'accord d'association économique avec l'Union européenne et de négocier avec la Russie. L'Ukraine entretenait des relations commerciales d'importance comparable avec les deux blocs.

À l'époque, oui. L'économie ukrainienne avait réussi à se maintenir dans un espace intermédiaire entre les deux blocs. Environ la moitié des exportations étaient destinées à l'Union européenne et l'autre moitié à l'ancienne Union soviétique. Les exportations vers la Russie et l'ancienne Union soviétique concernaient des produits de haute technologie, tels que des hélicoptères, des moteurs ou des locomotives. Les exportations vers l'Union européenne portaient sur des matières premières, car l'industrie ukrainienne ne pouvait rivaliser avec des entreprises telles qu'Alstom ou Siemens, mais les deux étaient importantes.

Aujourd'hui, on se souvient du président Ianoukovitch comme d'un homme très pro-russe, mais en réalité, il a passé la majeure partie de sa présidence sous la bannière de l'Union européenne. Non pas parce qu'il était un européen convaincu, mais parce que c'était la décision consensuelle des élites. Le problème est que ces élites dépendaient également de l'énergie, du pétrole et du gaz bon marché de la Russie.

J'étais journaliste économique à l'époque, je m'en souviens donc très clairement. Chaque semaine, j'écrivais la même chose. Poutine dit que l'Ukraine doit payer plus cher son gaz. Le Fonds monétaire international dit que l'Ukraine doit libéraliser les prix de l'énergie pour les ménages. Le gouvernement ukrainien dit « mon Dieu, nous ne pouvons pas faire cela ». Il dit « nous devons maintenir nos relations avec la Russie, mais la Russie doit comprendre que nous voulons signer ce traité avec l'UE ».

À partir 2012, la Russie a entamé une série de guerres commerciales.

À partir de 2012, la Russie a lancé une série de guerres commerciales. Un mois, c'était le lait, le mois suivant, les locomotives. C'était assez explicite. C'était comme dire « ce n'est que le début de ce qui vous attend si vous signez ce traité ».

Qu'attendait le gouvernement ukrainien, la classe capitaliste ukrainienne, à ce moment-là ? Ils espéraient que l'Union européenne leur apporte une aide économique ou une compensation pour ce qu'ils allaient perdre, en raison de la hausse des prix du gaz. Mais cela ne s'est jamais produit. Il existe une vidéo de Ianoukovitch discutant avec Merkel lors du sommet de Vilnius. Il tente d'exprimer par son langage corporel qu'il se trouve dans une situation compliquée. Et la réponse de l'UE a été non, qu'elle ne pouvait rien faire de tel. Yanukovitch s'est alors tourné vers la Russie. Tout cela a été beaucoup plus mouvant et contradictoire que ce qui est raconté.

Puis la révolte connue sous le nom d'Euromaïdan a éclaté, suivie de l'annexion de la Crimée par la Russie et des révoltes indépendantistes à Donetsk et Louhansk.

Le point de vue officiel en Ukraine est que tout a été entièrement organisé par la Russie. Il existe également un autre point de vue selon lequel tout a été entièrement organisé par la CIA. Si vous êtes spécialiste des relations internationales, il est normal que vous voyiez les choses ainsi. J'ai toujours été plus intéressé par tout ce qui touche aux dynamiques sociales. En Ukraine, il est totalement tabou de parler de guerre civile, on vous censure, mais d'un point de vue analytique, je ne vois aucun problème à dire que oui, entre 2014 et 2022, il y a eu un conflit qui comportait des éléments de guerre civile, avec de fortes influences extérieures. Pour ceux qui souhaitent approfondir le sujet, je recommande le livre publié par Serhiy Kudelia. Au total, environ 14 000 personnes ont perdu la vie dans ce conflit, en comptant les combattants des deux camps et les civils.

Nous avons tendance à analyser le passé à partir de nos connaissances actuelles, il est donc normal de considérer les événements de 2014 comme les précurseurs de ceux de 2022. Mais je ne pense pas que cela ait été aussi linéaire, il n'y avait pas de plan directeur de Poutine ni de qui que ce soit d'autre.

Certains analystes mettent en avant les préoccupations sécuritaires de la Russie face à l'expansion de l'OTAN vers l'est comme l'une des explications de l'invasion. Pensez-vous que ce facteur ait joué un rôle dans la décision du gouvernement russe ?

Je pense que l'OTAN a occupé une place excessive dans les analyses. Bien sûr, cette expansion vers l'est a eu lieu, mais c'était il y a de nombreuses années. Je trouve choquant la façon dont des personnes comme Mélenchon parlent du sommet de Bucarest de 2008. Je l'ai couvert en tant que journaliste et j'en ai un souvenir tout à fait différent. La délégation ukrainienne est arrivée avec de grands espoirs d'obtenir un schéma directeur en vue de l'adhésion à l'OTAN. Et elle a été éconduite. On lui a répondu par les phrases polies habituelles : « Oui, bien sûr, plus tard, peut-être, allez, au revoir ».

Aujourd'hui, ces phrases sont citées comme preuve que l'OTAN était très intéressée par l'Ukraine, mais les partisans de l'OTAN à l'époque étaient outrés. Il y avait eu des discussions publiques, des protestations, mais après cela, le débat a été clos. Jusqu'en 2014, lorsque la guerre a éclaté dans le Donbass, avec la présence de troupes étrangères sur le territoire.

Ce qui s'est passé à partir de 2022, c'est que l'OTAN a ajouté des milliers de kilomètres supplémentaires à sa frontière avec la Russie, car la Finlande l'a rejointe. Et personne en Russie ne semble très inquiet, les troupes ne sont pas là.

Si je ne me trompe pas, l'extrême droite n'a jamais obtenu de représentation significative au Parlement ukrainien, mais elle s'est fait remarquer dans les rues et il semble que la guerre l'ait renforcée. Quelle est la situation ?

Oui, c'est un paradoxe. Lors des élections, ils obtiennent généralement des résultats ridicules, 1% ou 2% des voix. Le maximum qu'ils aient atteint [le parti nationaliste d'extrême droite Svoboda] est de 10% lors des élections de 2012, lorsque Ianoukovitch a estimé qu'une telle opposition lui convenait. Mais il n'est pas très honnête de citer ces chiffres pour affirmer que l'extrême droite n'est pas un problème.

Comme vous l'avez dit, ils sont forts dans la rue. Je les appelle les « entrepreneurs de la violence politique ». Ils ont accumulé des ressources et savent comment les déployer.

Nous pouvons remonter au Maïdan ou Euromaïdan de 2014. Des centaines de milliers de personnes s'étaient rassemblées sur cette grande place. La plupart étaient comme les personnes que je décris dans le livre, sans idéologie très affirmée. Elles rejetaient la corruption et les oligarques et voulaient vivre comme des Européens, c'est-à-dire avec de l'argent. Seule une petite minorité appartenait à des organisations d'extrême droite. Mais c'étaient les plus préparés, ils n'avaient pas peur d'attaquer la police, ils avaient des capacités de combat, ils savaient préparer des cocktails Molotov.

Ils ont construit leur capital politique sur le Maïdan et dans la guerre du Donbass, où ils étaient les combattants les plus motivés d'une armée désorganisée. Et maintenant, ils renforcent leur réputation dans cette nouvelle guerre, même si cette fois-ci, le gouvernement a mieux réussi à limiter leur influence.

Malheureusement, ils sont surreprésentés dans les médias. En premier lieu, parce qu'ils sont les premiers intéressés à se promouvoir. Mais aussi parce que les médias russes et ceux qui sympathisent avec Poutine en Occident les mettent en avant. Et parfois, le gouvernement ukrainien fait également des choses stupides.

La guerre dure depuis maintenant depuis trois ans. J'ai l'impression qu'elle est plus longue que ce que beaucoup de gens imaginaient au début. Je sais qu'il est impossible de répondre à cette question avec précision, mais d'après ce que vous percevez, que veulent les gens ? Cela peut-il être différent de ce que veut le gouvernement ?

Mon expérience directe concerne les réfugiés en France. En 2023, lorsque nous avons commencé à travailler avec eux, ils étaient tous très optimistes, ils pensaient que la victoire était proche. Et au début, ils devaient être encore plus optimistes, car beaucoup de gens ont quitté leur foyer en Ukraine en pensant que cela ne durerait que deux semaines, comme des vacances. Ce n'est évidemment plus le cas aujourd'hui. Ils comprennent désormais qu'ils sont des réfugiés.

En Ukraine, la situation est similaire. La réaction initiale a été une mobilisation totale, pour le meilleur et pour le pire. Je pense que le gouvernement a commis une erreur en alimentant un optimisme exagéré, cette idée qu'ils allaient récupérer la Crimée, enfin… À la fin de 2023, les sentiments ont commencé à changer, lorsque la contre-offensive n'a pas donné de résultats.

Maintenant, tout le monde veut que la guerre se termine

Puis Trump est revenu à la présidence des États-Unis. Le gouvernement et les intellectuels ukrainiens ont perçu cela comme un désastre. Mais parmi les gens ordinaires, d'après ce qu'on m'a dit, il y avait cet espoir implicite qu'une mauvaise fin serait préférable à cette horrible situation sans fin. Même s'il fallait faire des concessions. Cependant, lorsque Trump a annoncé sa proposition, même les personnes peu patriotes, si je puis dire, ont trouvé cela excessif. Laisser à la Russie des territoires qu'elle n'a pas encore occupés, céder des ressources naturelles à Trump…

Aujourd'hui, tout le monde veut que la guerre se termine. Cela ne fait pas partie du discours officiel du gouvernement ukrainien, mais je pense qu'il serait également prêt à faire des concessions territoriales, à condition que les conditions d'une paix solide soient garanties.

C'est ce qui manque dans toutes les propositions pour l'instant. Une garantie qu'ils ne recommenceront pas dans quelques années. Ce serait catastrophique, car si vous signez un accord maintenant et que dans deux ans, l'invasion recommence, on peut supposer que vous ne pourrez pas compter sur le même soutien des États-Unis et de l'Union européenne.

Ensuite, si vous regardez les élites européennes, certaines personnes se disent prêtes à combattre la Russie jusqu'au dernier Ukrainien. Il est vrai que toutes les parties ont leurs propres intérêts. Je ne pense pas que l'Union européenne soit guidée par une haine de la Russie ou un fanatisme en faveur de l'Ukraine. Je pense qu'elle est en train de réajuster ses politiques, qu'elle veut augmenter ses capacités militaires pour la prochaine décennie, qu'elle parle d'un plan pour 2030… et pour cela, en attendant, elle sacrifie l'Ukraine, elle la laisse saigner.

L'avenir s'annonce sombre.

Oui. Ça s'annonce mal. J'étais un activiste de gauche en Ukraine et je continue à me considérer comme un activiste de gauche. Quand je parle avec des gens de gauche ici, en Europe occidentale, je trouve ça étrange parce qu'ils ont tendance à rejeter le sujet. Ils disent que ce n'est que de la propagande. Et oui, ça l'est, c'est pourquoi je regrette qu'il n'y ait pas plus d'analyses d'un point de vue socialiste. Il n'y a que des slogans. D'accord, tu aimes la paix. Tu détestes la guerre. Bien sûr, nous aimons tous la paix, mais…

T'attendais-tu à quelque chose de différent de la part de la gauche ?

Le fait est que je n'ai pas non plus de réponses. Mais ce serait bien d'avoir un véritable débat sur ce qu'il faut faire, au-delà du simple rabâchage de slogans. Ce que je vois surtout, c'est une volonté d'ériger un mur et d'ignorer tout ce qui se passe à l'Est. Et beaucoup de gens ne considèrent pas leurs propres positions politiques de manière concrète.

Si tout est déjà du fascisme, nous n'avons pas à craindre que la situation empire. Penses-tu vraiment que les régimes politiques de l'Union européenne sont exactement les mêmes que celui de la Russie ? Ou préférerais-tu vivre sous un régime qui ressemble plus aux régimes de l'Est ?

D'un autre côté, si tu es un activiste convaincu qui souhaite que tout explose pour que la révolution soit possible, réfléchis-y à deux fois. Imagine un scénario réel de guerre et de chaos. Est-il vraisemblable que ton courant de la gauche se développe et accède au pouvoir politique ? Ou bien y a-t-il un groupe fasciste dans ton pays qui soit mieux placé ? Que ressortira-t-il du chaos que tu espères voir arriver ?

Denys Gorbach en conversation avec Elena de Sus, journaliste et membre de la rédaction de CTXT.
https://ctxt.es/es/20251001/Politica/50462/Elena-de-Sus-Denys-Gorbach-Ucrania-guerra-Rusia-izquierda-Europa-Putin-Zelenski.htm
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoordre avec l'aide de DeepLpro

https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76582

De l'auteur
« La plupart des gens pensent à survivre » – un entretien avec Denys Gorbach
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/04/17/il-ny-a-pas-de-contradiction-entre-etre-antimilitariste-defenseur-des-droits-humains-et-officier-dans-larmee-ukrainienne-autres-textes/
L'Ukraine, la guerre et l'Union européenne
Entretien avec Daria Saburova et Denys Gorbach réalisé par Clément Petitjean
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/03/31/lukraine-la-guerre-et-lunion-europeenne/
Avec Volodymyr Artiukh : Une comparaison de l'auto-activité de la classe ouvrière à travers les soulèvements post-soviétiques (2013-2014)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/09/20/une-comparaison-de-lauto-activite-de-la-classe-ouvriere-a-travers-les-soulevements-post-sovietiques-2013-2014/
Une cartographie identitaire de l'Ukraine en temps de guerre : thèse-antithèse-synthèse ?
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/08/02/une-cartographie-identitaire-de-lukraine-en-temps-de-guerre-these-antithese-synthese/

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Le monde confisqué : La fin du néolibéralisme ! Vraiment ?

21 octobre, par Guylain Bernier, Yvan Perrier — , ,
Arnaud Orain propose une analyse audacieuse du capitalisme contemporain, qu'il qualifie de « capitalisme de la finitude ». Cette forme succède selon lui au néolibéralisme et (…)

Arnaud Orain propose une analyse audacieuse du capitalisme contemporain, qu'il qualifie de « capitalisme de la finitude ». Cette forme succède selon lui au néolibéralisme et se caractérise par la prise de conscience des limites planétaires et le renoncement à l'idée de croissance infinie. D'entrée de jeu, il affirme ceci : « Le néolibéralisme est terminé » (p. 7). Mais, comme Orain le dit, il s'agit ici d'un essai qui donc ne prétend pas à l'exhaustivité, d'autant plus que personne ne peut en réalité l'atteindre, en raison de la complexité des mondes.

Selon l'auteur, le capitalisme de la finitude repose sur une logique prédatrice où la concurrence globale est remplacée par une appropriation souveraine et conflictuelle des ressources mondiales, marquée par l'abandon du libre-échange et par le retour de stratégies protectionnistes, autoritaires et monopolistiques.​ C'est ce qu'il faut comprendre de sa longue définition qui se lit comme suit :

« […] le capitalisme de la finitude est une vaste entreprise navale et territoriale de monopolisation d'actifs – terres, mines, zones maritimes, personnes esclavagisées, entrepôts, câbles sous-marins, satellites, données numériques – menée par des États-nations et des compagnies privées afin de générer un revenu rentier[1] hors du principe concurrentiel. Il a trois caractéristiques. La première est la fermeture et la privatisation des mers, phénomène qui appelle une articulation forte, et même un brouillage des lignes, entre marines de guerre et marines marchandes. La deuxième est la relégation au second plan, voire l'éviction pure et simple, des mécanismes du marché. Les prix libres, le commerce multilatéral et la concurrence sont tenus à l'écart au profit des zones impériales d'échanges, des monopoles, des ententes et de la coercition violente. La troisième est la constitution d'empires formels ou informels par la prise de contrôle de firmes publiques et privées sur de larges espaces (physiques et cybers). Généralement pourvues d'attributs souverains, ces entreprises génèrent les rythmes du capitalisme de la finitude par leurs entrepôts, leurs chaînes logistiques et leur gigantisme. » (p. 8)

Orain précise que la fin du néolibéralisme ne signe pas celle du capitalisme, mais la transformation de ses mécanismes. De grandes entreprises privées (les Amazon, GAFAM, Meta, SpaceX notamment) en viennent à exercer une souveraineté parfois supérieure à celle des États, contrôlant les flux logistiques, les données, les terres et les espaces maritimes. L'exemple de Donald Trump sert de point de référence à Orain : la politique protectionniste de l'actuel président des USA incarne la mutation du capitalisme vers la prédation des ressources, la militarisation des échanges et l'érosion des logiques d'ouverture au libre-échange.​

Le capitalisme de la finitude n'est pas une nouveauté totale. Orain rappelle les pratiques mercantilistes des époques coloniales (XVIe-XVIIIe siècles) et impérialistes (1880-1945), alors basées sur l'accumulation et le blocage de ressources limitées au détriment de la circulation et de l'ouverture des frontières. Il souligne la cyclicité du capitalisme, oscillant entre phases libérales et mercantilistes, mais toujours guidées par la centralité du capital. Le modèle de « finitude » qui s'impose aujourd'hui en raison de la rareté des ressources et de la transition énergétique donne lieu à plusieurs dynamiques concrètes, dont les suivantes :​ retour du protectionnisme économique (droits de douane, fragmentation des marchés) ; formation de monopoles privés géants adoptant des logiques étatiques ; privatisation et militarisation des espaces communs (mers, cyberespace) ; et intensification mondiale de la course à l'appropriation des terres et des infrastructures.​

Sur la confusion entre capitalisme/libéralisme et la cyclicité entre phases libérales et mercantiles

Orain insiste sur la confusion persistante entre capitalisme et libéralisme. Il démontre que le capitalisme n'est pas intrinsèquement libéral, mais s'adapte aux contextes historiques, passant de la valorisation de la concurrence et du marché, à leur rejet lorsque la rareté des ressources impose des pratiques de défense, de contrôle et d'accompagnement. Le capitalisme libéral, fondé sur le libre-échange et la croissance infinie, cède ainsi la place à une version où la croissance n'est plus prioritaire (en effet, on semble désormais accepter la redondance du 2 %), le partage des ressources étant supplanté par leur militarisation et leur accaparement égoïste par un groupe sélect de pays hyper développés ou d'économies ultras dominantes.​

Le livre distingue trois grandes phases de ce « capitalisme de la finitude » : colonisation et contrôle territorial mondial (XVIe-XVIIIe siècles) ; expansion impérialiste et recherche d'un espace vital après la révolution industrielle (1880-1945) ; et capitalisme contemporain (à partir de 2010) caractérisé par la domination logistique des mégaentreprises et la souveraineté quasi étatique.​ La cyclicité entre phases libérales et mercantilistes s'explique, selon Orain, par la nature même du capitalisme, qui reste essentiellement axée sur la possession et le contrôle du capital.

Disparition de la concurrence et émergence des compagnies-États

Une conséquence majeure de ce basculement du néolibéralisme au capitalisme de la finitude est la disparition de la concurrence, jugée aujourd'hui comme un frein à l'innovation et à l'efficacité. Les monopoles se forment et concentrent un pouvoir économique, politique et technologique jamais vu auparavant. Selon Orain, les bénéficiaires du libéralisme, une fois confrontés aux limites du modèle d'abondance, se répondent sur la consolidation de leur domination à travers de nouveaux instruments de contrôle et de prédation.​

Le capitalisme de la finitude adopte aussi une géopolitique renouvelée : les entreprises acquièrent une puissance souveraine (les « compagnies-États »), pilotant la logistique globale, s'appropriant des ressources étrangères grâce à des pratiques de « hectares fantômes »[2], et contournant la régulation étatique à travers la diplomatie de plateforme et le friendshoring[3] (p. 190).

Orain affirme que le capitalisme de la finitude n'est pas seulement une mutation économique, mais provoque une crise politique profonde. La démocratie vacille devant la puissance des entreprises souveraines, qui remplacent l'État dans les fonctions régulatrices, sécuritaires et même judiciaires. Ce glissement du capitalisme vers un pouvoir prépolitique pose une question normative inquiétante : peut-on construire une communauté humaine sur la base de la protection des ressources plutôt que de leur partage ? L'alternative au capitalisme de la finitude, si elle existe, doit s'appuyer selon Orain sur une sorte d'alliage des logiques de distribution, entre impérialisme exclusif et solidarité démocratique.​ À cet égard, il suggère qu'il ne suffit pas de regretter la disparition du libéralisme. Il faut inventer, selon lui, une manière de penser la finitude non en termes d'appropriation, mais en termes de coexistence humaine.

Sur la finitude toutefois

Si l'idée de la finitude exposée par Orain se rapporte essentiellement à la rareté des ressources, voire au monde fini et limité, la juxtaposer au capitalisme en vient à créer un oxymore. Mais pour finir d'abord avec la finitude, cette notion se rapporte aussi à l'être, en se fiant à Martin Heidegger et à son étant qui aspire à être, alors qu'il prend conscience de sa nature physique mortelle lui imposant un temps d'action limité, ce qui suppose tout autant l'angoisse connexe de perdre la matière ou tout autre élément nécessaire à sa vie. Or, la finitude du capitalisme — à travers le monde fini et les humains mortels — expose paradoxalement l'esprit anti-finitude qu'il incarne ; puisque le capitalisme en lui-même est synonyme d'accumulation, et ce, sans limite. Ainsi, les arguments de la finitude avancés par Orain servent à justifier l'anti-finitude du capitalisme qui ne peut-être mieux exprimée que par le propos emprunté à Hannah Arendt dans ses Origines du totalitarisme (1951), qui elle-même le rapporte du colonisateur, homme d'affaires et politique britannique du XIXe siècle, Cecil Rhodes, qui sondait la voûte céleste à l'aide de ses aspirations : « ‘‘L'expansion, tout est là [.] […] Toutes ces étoiles… ces vastes mondes qui restent toujours hors d'atteinte. Si je le pouvais, j'annexerais les planètes'' » (p. 262). Y a-t-il alors véritablement une limite au capitalisme ? Poser cette question équivaut à y répondre.

À vrai dire, la nouvelle marche impérialiste repose encore une fois sur l'accaparement, l'accumulation, voire la prédation, comme déjà dit, dans cet esprit capitaliste qui s'associe admirablement bien avec l'ambition humaine. De là, la distinction avec l'abondance, souvent associée à la possibilité pour le plus grand nombre d'en bénéficier. En revanche, l'accumulation capitaliste exige, comme l'a bien démontré Marx, la propriété des moyens de production, ce qu'Orain agrandit aux moyens de distribution et donc d'échange. Voilà l'importance des compagnies-États qui ont toutes un siège social quelque part, voire également une allégeance, malgré leur « souveraineté fonctionnelle ». Et guider ou contrôler les marchés signifie posséder des territoires, des lieux et trajectoires, faisant d'elles des cas exemplaires des théories en géographie économique vantant ces structures réseautées, dont Orain parle en termes de pivots et d'étoiles ou de pivots et de rayons.

Individualisme néolibéral versus nationalisme illibéral

Si par définition le néolibéralisme veut dire la libre concurrence et donc le faible interventionnisme de l'État sur les marchés, le capitalisme de la finitude expose assurément l'inverse, sans renier toutefois la marche entreprise depuis les années quatre-vingt qui mariait les deux notions. Par ailleurs, le néolibéralisme s'était accolé au néocorporatisme thatchérien et reaganien, alors qu'un marché libre a besoin d'être surveillé, de façon à créer une richesse favorable à un État plus prenant (Allmendinger, 2002). Autrement dit, le néolibéralisme portait en lui-même les fondements du capitalisme de finitude décrit par Orain. Mais il représentait aussi le moyen de renverser la dilapidation des coffres de l'État à la sortie du mouvement « Providence ». De là, l'effort consacré à la responsabilisation citoyenne, donc des individus pour leur bien-être, ce qui signifie en même temps un régime de soutien individuel plutôt que collectif ; toujours dans l'optique de réduire les dépenses, de diminuer la dette, et donc de renverser la tendance contraire à l'accumulation de trésors, voire du capital. Ainsi, dans ce mouvement, l'État néolibéral, en tant que « rentier » principal du pays, devait non seulement assurer une croissance de la productivité nationale, mais avancer tranquillement dans la prise de possession extraterritoriale de ressources (naturelles, humaines et matérielles). En ce sens, le néolibéralisme représente l'étape servant à ébranler l'élan socialiste ou de la gauche, de vanter des droits et libertés individuels associés directement à l'activité économique (la liberté par la consommation, ce qui veut dire par la capacité de payer, supposant l'intégration « obligatoire » des individus au marché du travail, sans quoi la détresse leur arrivera) et de prôner la libre concurrence entre pays soi-disant à des fins gagnant-gagnant, alors que les mécanismes d'intervention étatique demeurent effectifs.

L'individualisme néolibéral redéfinit les associations, basées beaucoup plus sur l'intérêt et les calculs avantages-coûts que sur la fierté et la solidarité ; quoique les premiers s'insèrent aussi dans les secondes et vice versa. Par conséquent. l'homo oeconomicus apparaît plus que jamais dans cet univers où l'accumulation demeure certes l'idéal recherché. Ce qui se transpose à l'échelle des États se répercute donc sur tous les individus qui en viennent à y reconnaître la normalité. En même temps, s'exposent des critiques sur le mécanisme du libre marché, de façon à faire émerger le néocorporatisme qui lui était intégré dès le départ. Il faut en occurrence réaffirmer l'autorité de l'État, attirer les regards sur les violations aux accords commerciaux et, en ce sens, ramener les craintes et les peurs attribuées à l'étranger. Voilà cet état mi-paix, mi-guerre, dépeint par Orain, alors que l'usage de la peur rappelle les manoeuvres du Prince de Machiavel. Il y a donc cette espèce d'écart entre le monde des dirigeantEs et celui des dirigéEs, qui doit être à la fois entretenu, dans sa structure d'autorité et de légitimité, et atténué, dans les idéologies débattues, pour ne pas dire dans les formes de mentalité à avoir afin d'assurer le maintien d'un État fort. Il n'y a donc pas seulement de l'économie dans le capitalisme — tout court —, avec ses points et flux de transactions, mais des enjeux hautement stratégiques, politiques, voire même de l'ordre de la domination et de la puissance.

Au fond, le néolibéralisme ne serait-il pas simplement en phase de mutation, de façon à équilibrer ses propriétés avec les visées d'un néocorporatisme autoritaire ? Deux hapax conjoints apparaissent à ce titre chez Orain, soit le qualitatif « illibéral » et la doctrine nouvelle de « l'illibéralisme ». Ces termes s'associent bien à son capitalisme de finitude, dans la mesure où il question d'une forme d'État qui rallie la démocratie libérale à un régime autoritaire (Urban, 2022, 22 mars). Or, on s'aperçoit rapidement ici d'une tendance non pas à équilibrer le néolibéralisme avec le néocorporatisme, bien plutôt à assurer l'ascension du second vers la lumière. À ce titre, même l'individualisme, à travers la primauté des droits et libertés des individus, peut-être remis en cause. Force est de considérer le retour d'un nationalisme, quoique différent du passé, rattaché à la venue d'un illibéralisme par lequel devient possible un capitalisme de l'anti-finitude, et ce, par des actes extranationaux d'accaparement. Un nationalisme donc qui se nourrit d'une gloire ancienne à ramener, sur la base cette fois-ci d'une nouvelle espérance de faire encore mieux, malgré la résistance de l'Autre. Il s'agit aussi d'un nationalisme d'allégeance, paradoxalement propice à des divisions internes ; engageant des manifestations diverses de nature anti-autoritarisme. En définitive, cette forme illibérale continue de prendre place chez les grandes puissances actuelles, préfigurant ainsi l'avènement d'un nouvel impérialisme avec tous ses effets pervers. Cela annoncera-t-il, parce que l'apogée de la puissance de l'un oblige le retour vers la puissance de l'autre, l'enclenchement du processus de la fin de l'État connu depuis le règne des monarques ?

Un questionnement sur l'avenir de l'État moderne

En se basant sur la démonstration d'Orain, le pouvoir des mégas compagnies-États, tant dans le monde physique que le Nouveau Monde du cyber espace, laisse présager un dénouement peut-être différent de celui des grandes compagnies de colonisation des siècles passés. Même si nous avons souligné une allégeance de ces entités à une quelconque nation, il n'en demeure pas moins que la souveraineté qui les caractérise de plus en plus contribue à une reconfiguration du monde tel que connu ; et s'il y a allégeance, c'est avant tout au capitalisme. D'ailleurs, celles présentes aux États-Unis revendiquent une liberté d'action, statuant même leur capacité à définir les modes de régulation qui régissent leurs secteurs d'activités. Du côté chinois, les choses sont peut-être différentes, en raison d'une tradition centralisatrice forte. Par contre, qui aurait pensé un jour voir le communisme de Mao se joindre au marché capitaliste néolibéral. Qui dit alors que l'avenir de l'État chinois ne passera pas également par ses propres compagnies-États redéfinissant les points et les trajectoires d'échange.

Dans une dynamique de réseau, la circulation est plus efficace si les unités de transport se conforment aux mêmes règles. En plus, réduire le nombre de compétiteurs revient également à faciliter l'acceptation des règles en vigueur, suggérant alors les avantages que procurent les oligopoles ou monopoles. La raison d'être de l'État peut facilement disparaître, de façon à faire de la planète un seul territoire étoilé de différents points de contact — sinon d'entrepôts, aux dires d'Orain —, alors que l'humanité entière recevrait de quelques employeurs à la fois les produits et services satisfaisant leurs besoins ainsi que le travail par lequel il devient possible d'acquérir les moyens de se les procurer. N'est-ce pas là, encore une fois, une vision de l'économie-monde cette fois-ci libérée des carcans politiques, voire une économie-monde soudainement libérale ? Tout compte fait, Orain ne va pas jusque-là, puisque tel n'était pas son but et il croit plutôt à la fin du néolibéralisme. Il n'empêche que sa démonstration augure non seulement l'avènement d'un étatisme autoritaire, mais l'éventualité de ce qui s'ensuivra, après des mouvements de résistance qui ramèneront toujours en avant-plan le respect des droits et libertés de chacune et chacun. Car la liberté reste toujours une valeur profondément enracinée dans la nature humaine ; liberté qui se confronte toutefois toujours à la présence de l'autre et à sa volonté, chez certains individus particuliers, à affirmer sa supériorité.

Conclusion

Manifestement nous vivons dans un monde au sein duquel les rapports de force mondiaux ne cessent de se reconfigurer. Il se joue depuis fort longtemps à l'échelle de la planète, une joute militaire ou territoriale, mais aussi dans ses formes plus subtiles : commerciale, industrielle, financière, idéologique et politique. Le livre d'Orain apporte un éclairage sur l'actuel processus de la reconfiguration du capitalisme à l'ère de la finitude, en combinant une analyse historique, conceptuelle et critique essentielle à la compréhension de notre époque.​ Reste à savoir cependant jusqu'à quel point « Le néolibéralisme est terminé » ? Pour ce que nous en savons, cette idéologie ne se caractérise pas par un seul élément : les traités de libre-échange. D'autres aspects la distinguent dont les suivants : la lutte prioritaire à l'inflation au détriment du chômage, la réduction de la taille de l'État et également la perte d'influence ou l'affaiblissement des syndicats dans la société. Ces trois derniers items n'ont pas été pris en compte et n'ont pas donné lieu à des développements précis dans l'analyse d'Orain.

Quoi qu'il en soit, même si certaines tendances actuelles s'inscrivent dans quelque chose qui a les apparences d'un éternel retour, l'histoire ne se répète jamais à l'identique et en ce sens l'avenir du capitalisme demeure toujours instable et donnera lieu à de nouvelles configurations ou reconfigurations. Ce qui est pour le moins difficile à réfuter c'est qu'il (le capitalisme) est en ce moment pris entre le chaos climatique, la disparition des ressources vitales et la nécessité de réinventer les bases d'un ordre mondial.​ De quoi sera fait demain ? NulLE ne peut le dire avec certitude.

Yvan Perrier

Guylain Bernier

17 octobre 2025

18h30

Notes

[1] En italique dans le texte.

[2] La notion d'hectare fantôme est l'idée selon laquelle une puissance peut prendre une surface en dehors du territoire métropolitain pour produire des biens, en général agricoles, qui vont être consommés par la suite sur le territoire métropolitain. Ce qui donne au final soit une métropole avec des colonies, soit une métropole avec des échanges qui se font sur des territoires extérieurs à son espace métropolitain, et sur lesquels elle va engager soit des colons, soit des gens qui lui sont subordonnés, pour faire pousser des choses ou des produits de base dont elle a besoin. Il est à noter que le capitalisme libéral et le capitalisme de la finitude ont tous deux besoin de ces « hectares fantômes ». Orain constate une extension des surfaces d'hectares fantômes dans la présente phase du capitalisme de la finitude.

[3] La « friendshoring » (« relocalisation amicale ») consiste à relocaliser vers des pays de confiance certaines activités économiques qui vont mettre à profit, en l'approfondissant, l'intégration économique et les gains d'efficacité.

Références

Allmendinger, Philip. 2002. Planning Theory. Houdmills and New York : Palgrave, 346 p.

Orain, Arnaud. 2025. Le monde confisqué : Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe - XXIe siècle). Paris : Flammarion, 365 p.

Urban, Miguel. 2022, 22 mars. « Le néolibéralisme autoritaire et ses nouveaux visages. L'illibéralisme, une phase supérieure du néolibéralisme. Les cas de la Hongrie et de la Pologne ». Presse-toi à gauche ! https://www.pressegauche.org/L-iilibéralisme-une-phase-superieure-du-neoliberalisme-Les-cas-de-la-Hongrie. Consulté le 22 mars 2022.

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Des arbres dans nos champs | Livre à paraître le 5 nov. | Pour redécouvrir les vertus de l’agroforesterie

21 octobre, par Alain Olivier, Éditions Écosociété — , ,
Pourquoi avons-nous séparé les arbres, les cultures et les animaux ? Les arbres dérangent-ils à ce point ? Pourquoi ne pas en faire des alliés en agriculture ? Il est temps de (…)

Pourquoi avons-nous séparé les arbres, les cultures et les animaux ? Les arbres dérangent-ils à ce point ? Pourquoi ne pas en faire des alliés en agriculture ? Il est temps de redécouvrir les vertus de l'agroforesterie. *

L'essai *Des arbres dans nos champs - Comment l'agroforesterie peut transformer l'agriculture*, du professeur à l'Université Laval et essayiste Alain Olivier, paraîtra *en librairie le 5 novembre* prochain.

*En bref* : un livre appelé à devenir une référence sur le thème méconnu de l'agroforesterie.

*À propos du livre*

Pour relever les défis en agriculture, les arbres sont nos alliés. Ils contribuent à améliorer la santé des sols, à accroître la biodiversité et à lutter contre les changements climatiques, participant ainsi à une agriculture soutenable. Pourquoi ne font-ils pas l'objet d'une plus grande considération dans la révolution agroécologique en cours ? Pourquoi nous entêtons-nous à compartimenter les arbres (foresterie), les cultures (agriculture) et les animaux (élevage) ? Et si nous faisions fausse route ?

Dans ce plaidoyer aussi avisé que stimulant, Alain Olivier démontre pourquoi les arbres devraient occuper une place de choix dans nos agroécosystèmes. Cultiver la forêt et la savane, planter des arbres dans nos jardins et nos champs, élever des animaux parmi les arbres... En épousant davantage le fonctionnement des écosystèmes naturels, l'agroforesterie permet non seulement de maintenir les équilibres biogéochimiques à la base de notre existence, mais aussi d'assurer la satisfaction des besoins élémentaires de milliards d'êtres humains. Ce mode
d'exploitation agricole, qui mise sur l'association des arbres avec les cultures ou les élevages, a également des effets bénéfiques sur le plan social (sécurité alimentaire), économique (vitalité régionale) et affectif
: « [...] tous les agroécosystèmes ne se valent pas quand vient le temps de comparer le bien-être qu'ils procurent à leurs artisans, ainsi qu'à leurs concitoyennes et concitoyens. »

Cet ouvrage, qui s'appuie sur une importante littérature scientifique et les études auxquelles a pris part l'auteur, est complété par des portraits généreux d'agricultrices et d'agriculteurs qui ont croisé sa route au fil de ses voyages professionnels. Il est appelé à devenir une référence de premier plan sur le thème de l'agroforesterie.

« *Nos modes de production agricole, notre système alimentaire, notre façon d'occuper nos territoires sont en effet conçus d'une telle façon que l'arbre dérange. Au cours des dernières décennies, on a donc tout fait pour
s'en passer, le mettre à l'écart ou même l'éliminer. Or, de plus en plus d'acteurs de l'agriculture se rendent compte aujourd'hui que c'était sans doute là une erreur de notre part.
* »

*À propos de l'auteur*

Alain Olivier est professeur à l'Université Laval, où il dirige le Groupe interdisciplinaire de recherche en agroforesterie (GIRAF) et le programme de maîtrise en agroécologie. Lauréat en 2004, à Paris, du Prix
international La Recherche, mention Environnement, pour ses travaux de recherche en agroforesterie, il est également l'auteur de *La révolution agroécologique. Nourrir tous les humains sans détruire la planète*
(Écosociété, 2021).

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Quarante-cinq ans à défendre les chômeurs

21 octobre, par Luc Allaire — , ,
Au printemps 2024, quelques mois avant de prendre sa retraite, Pierre Céré a réalisé un projet dont il rêvait depuis quelques années : raconter les histoires vécues de (…)

Au printemps 2024, quelques mois avant de prendre sa retraite, Pierre Céré a réalisé un projet dont il rêvait depuis quelques années : raconter les histoires vécues de personnes qui avaient perdu leur emploi et à qui on avait refusé leurs prestations d'assurance-chômage.

14 octobre 2025 | tiré de l'Aut'journal
https://www.lautjournal.info/20251014/quarante-cinq-ans-a-defendre-les-chomeurs

Lorsque je l'ai rencontré chez lui à Sutton, je lui ai demandé d'où lui était venue cette idée. « Au cours de ma carrière, m'a-t-il dit, j'ai tellement parlé du filet social que j'en étais fatigué moi-même. La loi de l'assurance-chômage, c'est plate, c'est compliqué. J'ai donc décidé d'en parler autrement en montrant le visage du chômage à travers 63 histoires que j'ai retenues parmi les centaines de personnes que j'ai défendues. »

Il a donc écrit ces histoires dans le livre La tête de l'emploi (Écosociété), dont certaines remontent à plus de 45 ans et dont il se souvient très bien parce qu'elles l'ont marqué. « Ce sont les histoires d'hommes et de femmes qui fuyaient une situation toxique, cherchaient une solution, mais qui, malheureusement, se sont retrouvés pris dans un goulot d'étranglement. Des gens que le système a refusé d'écouter et qui les a souvent méprisés. »

C'est à la fin des années 1970 que Pierre Céré a fait ses premières armes comme travailleur communautaire à Rouyn-Noranda au moment où le taux de chômage était effarant en Abitibi, il dépassait les 15 %.

Il revenait d'un voyage dans l'Ouest du Canada où il avait fait une foule de petits boulots. Sans le sou, sans domicile fixe, il s'est mis en tête de créer le « regroupement des chômeurs » à Rouyn-Noranda. Étrangement, il se bute alors à des groupes marxistes-léninistes qui le critiquaient pour son « déviationnisme économiste ». On lui reprochait de se cantonner dans l'aide individuelle plutôt que de se lancer dans l'action collective visant de grands changements. Ce qui a eu pour effet de décourager ses coéquipières.

L'orage de la critique s'est heureusement dissipé, et il a poursuivi ses démarches pour créer un nouveau collectif. Avec l'aide du Syndicat des travailleurs de l'enseignement du Nord-Ouest québécois (STEENOQ affilié à la CEQ, l'ancêtre de la CSQ), il a pu signer un bail d'un an à Noranda, à un pâté de maisons de la Fonderie Horne.

Mais Pierre n'a pas étudié le droit à l'université, c'est un autodidacte qui a appris sur le tas, avec un coaching de l'aide juridique de Rouyn-Noranda et l'aide de Louise du Mouvement Action Chômage de Montréal.

« Souvent, j'accompagnais les chômeurs au bureau d'assurance-chômage. C'est comme ça que ça marchait à l'époque, on pouvait rencontrer les fonctionnaires dans leur bureau, contrairement à aujourd'hui où il est quasi impossible de rencontrer un enquêteur de l'assurance-emploi. »

Lorsque le fonctionnaire refusait de revoir sa décision, il demandait au chômeur de réunir ses amis et de retourner le lendemain pour occuper le bureau de l'assurance-chômage. « On était des vrais cow-boys, on faisait de l'action directe pacifiste », dit-il en riant.

Et ça fonctionnait. Sa moyenne au bâton était autour de 90 %. Car contrairement aux fonctionnaires qui doivent prendre une décision rapidement, Pierre prenait le temps d'écouter la personne qui avait perdu son emploi, ce qui lui permettait d'expliquer au Tribunal administratif de l'assurance-emploi les vrais motifs du congédiement, que ce n'était pas pour inconduite, ou que ce n'était pas un départ volontaire, comme le prétendait l'employeur.

Le livre couvre une longue période, de 1979 à 2025, de Rouyn-Noranda à Montréal. Après avoir quitté l'Abitibi, Pierre a été coordonnateur du Comité Chômage de Montréal de 1987 à 2024 et porte-parole du Conseil national des chômeurs et chômeuses.

Les histoires de cas qu'il relate dans son livre nous font parfois rire, rager ou pleurer. Des histoires comme celle de Simon, qui venait d'être suspendu sans solde pour une période de six mois, parce qu'il avait trafiqué des certificats médicaux. La preuve était claire. Des vérifications avaient été effectuées auprès de la clinique médicale où il avait volé le carnet d'un médecin.

La fonctionnaire, une certaine Mireille, a éclaté de rire quand Pierre lui a annoncé qu'il faisait appel de sa décision. En prenant le temps de discuter avec Simon, celui-ci avait fini par lui confier qu'il souffrait de troubles chroniques de sommeil qui lui causaient une kyrielle de problèmes. Après plusieurs démarches, Simon a été orienté vers une clinique spécialisée d'un grand hôpital de Montréal. Il a été soigné, et a bénéficié d'un traitement contre la dépression.

La fabrication de faux certificats s'expliquait alors, les arguments ont été exposés. La directrice des ressources humaines de l'entreprise écoutait. Le résultat heureux de cette mésaventure, ce fut non seulement un gain devant le Conseil arbitral et la possibilité pour Simon de recevoir des prestations de chômage, mais à la suite de ce jugement, la compagnie lui offrit même de le réembaucher.

Cet essai se lit comme un roman, il est écrit dans une langue vivante, teintée d'humour et remplie d'humanité. Bref, si vous voulez tout savoir sur le fonctionnement de l'assurance-emploi et l'histoire de l'assurance-chômage, faites-le de manière agréable en lisant La tête de l'emploi. Ce sera plus divertissant que de lire la Loi sur l'assurance-emploi et toute la jurisprudence.

Comptes rendus de lecture du mardi 21 octobre 2025

21 octobre, par Bruno Marquis — , ,
Comment tout peut changer Naomi Klein avec Rebecca Steffof Traduit de l'anglais J'aime bien Naomi Klein, dont j'ai lu plusieurs livres au cours des années. « Comment tout (…)

Comment tout peut changer
Naomi Klein avec Rebecca Steffof
Traduit de l'anglais

J'aime bien Naomi Klein, dont j'ai lu plusieurs livres au cours des années. « Comment tout peut changer » est un excellent guide pour conscientiser les adolescents aux réalités du réchauffement planétaire et les mobiliser en vue de la justice climatique et sociale. Naomi Klein et Rebecca Steffof y décrivent l'état du réchauffement, son historique et les solutions envisagées jusqu'ici. Elles offrent surtout un grand nombre d'exemples d'implication chez les jeunes et de précieux outils pour s'attaquer sérieusement au problème. Le livre fait superbement le tour de la question, que ce soit pour les plus jeunes ou non, mais il le fait malheureusement – et c'est le seul reproche que j'ai à lui faire – en grande partie et presque exclusivement en référence à l'anglosphère.

Extrait :

Alors que les générations précédentes de militants se concentraient sur les symptômes de la crise environnementale et climatique, la vôtre s'attaque au système même qui accorde la priorité aux profits au détriment de la vie et de l'avenir du climat. Plastique : le grand emballement

Le Secret du star-system américain
Paul Warren

Ce livre avait tout pour me plaire et il m'a plu. Les techniques les plus efficaces des films de Hollywood sont invisibles nous raconte l'auteur. Elles sont invisibles, mais jamais innocentes. En se déroulant en nous, à notre insu, elles nous enroulent dans les mythes fondateurs de la culture américaine. En bref, « Le Secret du star-system américain » démonte pour nous les produits de la machine hollywoodienne pour nous en exhiber les rouages. Ce livre nous amène à jeter un regard bien différent sur l'essentiel des films américains.

Extrait :

Je me propose d'analyser les stratégies du réaction shot à travers une quinzaine de films américains qui ont été, qui sont, des succès de box-office. Nous verrons comment cette technique est déterminante dans l'articulation et l'entraînement de la séquence filmique, dans le dressage de l'œil et l'arrimage de la salle à l'écran ; comment elle produit le montage invisible et, partant, l'impression de réalité nécessaire au processus d'identification générateur de suspense ; combien elle contribue au comportement réaliste de l'acteur, au people acting de la star, ce type de jeu qui donne l'impression au spectateur qu'il réagirait ainsi s'il se trouvait dans la même situation, mieux, que c'est ainsi qu'il réagit puisque aussi bien il se trouve, par vedette interposée, dans cette situation-là.

Hommes de maïs
Miguel Ángel Asturias
Traduit de l'espagnol

Ce chef-d'œuvre de la littérature de l'écrivain guatémaltèque Miguel Ángel Asturias a été publié en 1949. L'intrigue tourne autour d'une communauté indigène isolée, formée de descendants mayas, les hommes de maïs, dont la terre est menacée par des étrangers qui cherchent à en faire une exploitation purement commerciale. Gaspar Hom, l'un des leurs, mène la résistance contre les colons qui, en le tuant dans l'espoir de contrecarrer la rébellion, en font un héros populaire. Pourtant, rien ne semble pouvoir empêcher les hommes de maïs de perdre leurs terres… Son style lyrique, inspiré des traditions orales mayas, et sa singularité font des « Hommes de maïs » un roman exceptionnel.

Extrait :

Le maïs pousse pour que l'homme puisse manger, l'avoine pour nourrir les chevaux, l'herbe pour faire brouter le bétail, les fruits pour régaler les oiseaux ; mais les fuchsias ne sont que des ornements aux couleurs exquises, des porcelaines vivantes où le plus savant artiste a combiné les tons les plus simples. Il arriverait à la fin de ses jours, en mâchant du copal, sans avoir éclairci ce problème. Celui qui fait quelque chose, c'est pour que quelqu'un l'en admire, mais la nature produit ces fleurs dans des endroits où personne ne les voit. L'homme qui saurait créer ces miniatures de porcelaine avec tout le mystère de leurs colorations et qui les laisserait se détériorer sans les sortir de son atelier passerait pour un égoïste ou pour un fou ; et lui-même, en voyant son talent si mal apprécié, sentirait que son effort était une chose vaine, une duperie. La duperie dont ces belles fleurs étaient victimes chagrinait Chigüichon Culebro.

Une belle histoire du temps
Stephen Hawking
Traduit de l'anglais

Stephen Hawking, décédé en 2018, était un grands physicien. « Une belle histoire du temps » est une œuvre de vulgarisation qui réussit à nous rendre compréhensibles les grandes théories scientifiques des derniers siècles. L'auteur s'arrête plus longuement sur Galilée, Newton et Einstein, mais nous fait aussi découvrir les nombreuses théories développées depuis les anciens Grecs jusqu'à maintenant. Il nous éclaire sur les différentes tentatives d'explication de l'Univers, de la théorie de la gravitation de Newton à la relativité d'Einstein, en passant par l'accélération de l'expansion de l'Univers et les trous noirs. Une belle histoire sur l'état de nos connaissances de l'Univers jusqu'à maintenant.

Extrait :

Nos idées actuelles sur les mouvements des corps remontent à Galilée et Newton. Avant eux, tout le monde croyait Aristote, qui pensait que l'était naturel des corps était le repos et qu'ils ne se mettaient en mouvement que sous l'effet d'une force ou d'une poussée. Ce qui sous-entendait qu'un corps lourd devait tomber pus vite qu'un corps léger puisqu'il subissait une attraction plus forte vers la Terre. Par ailleurs, la tradition aristotélicienne prétendait qu'on pouvait déduire de notre seule réflexion toutes les lois gouvernant l'Univers : nul besoin de vérifier par l'observation. Si bien que personne avant Galilée n'avait pris la peine de vérifier si des corps de poids différents tombaient à des vitesses différentes. La légende veut que ce soit en lâchant plusieurs poids du haut de la tour penchée de Pise que Galilée démontra qu'Aristote se trompait. L'anecdote a peu de chance d'être vraie ; en revanche, il réalisa une expérience équivalente en faisant rouler sur un plan incliné des balles de poids différents. Le procédé s'apparente à celui qui consiste à laisser tomber des corps verticalement, mais l'observation est facilitée par le fait que la vitesse du corps en déplacement est plus faible. Les mesures de Galilée montrèrent que la vitesse de tous les corps augmente de la même façon. Par exemple, si vous laissez rouler une boule sur une pente qui décline d'un mètre tous les dix mètres, la boule descendra à une vitesse d'environ un mètre par seconde, que que soit son poids. Évidemment, dans la pratique, un morceau de plomb tombe plus vite qu'une plume, mais c'est parce que la plume est ralentie par la résistance de l'air. Si on lance des objets qui offrent peu de résistance à l'air, comme des morceaux de plomb de poids différents, ils arriveront en même temps – nous verrons pourquoi par la suite. Sur la Lune, où il n'y a pas d'air pour ralentir les objets, l'astronaute David R. Scott en fit l,expérience en 1971, durant la mission Apollo 15, et constata qu'effectivement le morceau de plomb et la plume touchaient le sol en même temps.

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Le plan de « Paix » de Donald Trump compromis par le Hamas ?

Précisons d'emblée qu'au sens du droit international, le Hamas n'est pas considéré comme une organisation « terroriste » mais comme un organe de « résistance » (toujours au (…)

Précisons d'emblée qu'au sens du droit international, le Hamas n'est pas considéré comme une organisation « terroriste » mais comme un organe de « résistance » (toujours au sens de ce même droit international qu'Israël bafoue impunément depuis huit décennies) à l'occupation israélienne « illégale » des territoires palestiniens qui, de fait, est « en droit » d'utiliser les moyens nécessaires (incluant la violence armée) pour exercer ce « droit » en tant qu'ils constituent un acte de « légitime défense » à cette occupation. Ce statut officiel qui reconnaît l'existence légitime d'un (ou plusieurs) groupe organisé dans sa lutte de « libération » ne signifie pas que les actions entreprises par celui-ci échappent aux règles de la guerre instituées par l'ONU depuis 1945 ; ce « droit », qui veut encadrer, autant que faire se peut, les conflits entre Nations (ou pays, entités nationales, ethniques, politiques, religieuses) se concentre principalement (quoique non seulement) sur la sécurité des civils lorsque ces conflits dégénèrent en guerres ouvertes qui vont nécessairement causer des dommages qu'on dit « collatéraux » ; en d'autres termes, il s'agit de protéger ceux qui ne participent pas directement aux altercations et qui se retrouvent, bien souvent malgré eux, au cœur des bombardements de part et d'autre, des attaques, contre-attaques, mouvements de troupes, échanges de tirs, de roquettes, envois de missiles, etc.

À ce titre, l'intrusion du Hamas (accompagné par d'autres factions de résistance palestinienne) en Israël le 7 octobre peut être considérée comme une infraction à ce « droit » encadrant la sécurité des civils dans la mesure où des citoyens, n'ayant rien à voir directement avec l'occupation israélienne des territoires palestiniens (ni avec le corps armé d'Israël), ont été pris en otage ou ont péri sous le coup de la fusillade qui a accompagné cette opération « militaire ». Il faut toutefois être très prudent avec ce type d'accusation étant donné l'instrumentalisation qu'en ont fait des responsables de l'armée israélienne après l'événement et qui ont été reproduite telle quelle par les grands médias occidentaux sans aucune vérification d'usage afin d'en confirmer l'exactitude.

Ce n'est qu'en vérifiant, après coup, auprès d'intervenants « crédibles » (parce que « neutres » dans ce conflit) et expérimentés en la matière2, que l'on a pu se rendre compte de l'arnaque médiatique qui tenait lieu d'information à propos de cette attaque soi-disant « terroriste » menée par plusieurs organisations de résistance palestinienne en territoire israélien. Mentionnons seulement ces faits et ce contexte qui permettent de suspendre, ne serait-ce que temporairement, notre jugement sur le caractère « illégal » de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » : le festival de musique tenu à la frontière de la Bande de Gaza était inconnu de la part des milices palestiniennes avant leur intervention car, à l'origine, elles avaient l'intention de capturer des soldats israéliens et non pas des civils ; des responsables israéliens avaient prévenus de la dangerosité de la tenue de ce rendez-vous « culturel » à ce moment et à cet endroit sans que cet avertissement ait été pris au sérieux par les organisateurs ; un grand nombre de victimes « civiles » l'ont été du fait de la panique des forces de l'ordre israéliennes, décontenancées par l'opération (« Déluge d'Al-Aqsa ») qu'elles n'avaient pas prévue ; elles ont tiré à qui mieux mieux dans la foule, sacrifiant ainsi leurs compatriotes sans distinction ; de toute façon, la Directive « Hannibal » délivrée par le Commandement de l'armée stipule qu'en cas de prise d'otages, les militaires ont le choix de ne pas tenir compte des prisonniers dans leurs interventions, ceux-ci constituant une entité négligeable dans la lutte contre le terrorisme islamique. C'est cette Directive qui a été mise en œuvre.

Pour le reste de cette entente supposée garantir la « Paix » à Gaza, on est face à des propositions, des processus, des conditions tout à fait grotesques tellement elles frisent le ridicule et l'imposture. Exiger le désarmement du Hamas alors qu'Israël mène délibérément une guerre dans l'enclave, c'est retirer aux Palestiniens ce qu'il leur reste encore de possibilité d'auto-défense et de résistance à l'occupation « sauvage » de leur territoire par l'État hébreu qui ne cache plus sa volonté colonisatrice de réduire les habitants de la Palestine de confession « non-juive » à un statut citoyen de seconde zone (inscrit à même la Constitution) et de réaliser le projet sioniste du Grand Israël au Proche-Orient comme le souhaite l'extrême-droite présente à la Knesset ; cette même extrême-droite suprémaciste qui affirme sans ambages son objectif premier dans cette « négociation » : installer des « colonies » juives dans cette région enfin débarrassée des Musulmans dont l'infériorité « naturelle » face aux Juifs permet à ces derniers d'en disposer à leur guise.

On croirait à une énorme « farce » (ou à un malicieux canular) si les suites de cet échec annoncé ne représentaient pas un clou de plus enfoncé dans le cercueil des droits de l'Homme bafoués avec fierté par Nétanyahou et son gouvernement, guidés dans leur délire génocidaire par des fanatiques tels Ben-Gvir et Smotrich (Force Juive) qui souhaitent ouvertement terminer le « nettoyage » entamé depuis la création de l'État d'Israël (et accéléré depuis le 7 octobre 2023) avec la complicité des puissances occidentales. Comme dans le théâtre de l'absurde, c'est sur le mode de la « dérision » et du propos loufoque qu'il faut considérer cette initiative de « Paix » venant d'un des plus grands bouffons que notre modernité ait secrété et qui va vraisemblablement se terminer en queue de poisson ; et non pas sur le mode sérieux, volontaire et sincère tel qu'adopté par la plupart des médias qui ne semblent pas se rendre compte de la digression utilisée pour mener à terme le somptueux projet immobilier d'une Riviera palestinienne, érigée sur les décombres de ce qu'aura été un crime contre l'Humanité.

Mario Charland

Notes
1.« Les armes du Hamas pointées sur le plan de paix de Donald Trump », Le Devoir, 15 octobre 2025.
2.Je pense, en particulier, au Colonel suisse Jacques Baud qui a une longue expérience « diplomatique » en matière de géopolitique et qui prend toujours position de façon rigoureuse en s'évertuant à rendre compte des faits de façon « objective », même ceux qui interpellent notre sens de l'humanité de façon tragique...

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Shawinigan

L’Organisation maritime internationale confrontée à des producteurs de pétrole

21 octobre, par Michel Gourd — ,
Des pays majoritairement producteurs de pétrole ont réussi à faire reculer d'un an l'adoption d'une réglementation qui aurait permis une décarbonisation totale dans le (…)

Des pays majoritairement producteurs de pétrole ont réussi à faire reculer d'un an l'adoption d'une réglementation qui aurait permis une décarbonisation totale dans le transport maritime vers 2050.

Après quatre jours d'intenses négociations, les États-Unis, la Russie, l'Arabie saoudite, et d'autres pays ont réussi le 17 octobre à bloquer une taxe mondiale sur les émissions de gaz à effet de serre du transport maritime. La proposition de reporter d'un an le vote sur l'adoption de la nouvelle réglementation a été portée au vote par l'Arabie Saoudite et l'Organisation maritime internationale (OMI) a ajourné sa réunion.

Cette situation contraste avec ce qui s'était produit en avril. Le secrétaire général de l'OMI, Arsenio Dominguez, exultait alors quand plusieurs des plus grandes nations maritimes du monde avaient décidé d'imposer une taxe minimale de 100 $ US pour chaque tonne de gaz à effet de serre émise par les navires au-delà de certains seuils. L'OMI estimait que cette première taxe mondiale sur les émissions de gaz à effet de serre, qui devait être entérinée le 17 octobre, générerait des recettes annuelles entre 11 et 13 milliards $ US qui devaient être versées au fonds « zéro émission nette ». Cet argent devrait soutenir des pays en développement et investir dans un transport maritime vert. Le plan contraindrait dès 2028 les navires à réduire progressivement leurs émissions, jusqu'à la décarbonisation totale vers 2050. Il devrait changer la situation actuelle alors que les émissions du transport maritime ont augmenté au cours de la dernière décennie pour atteindre environ 3 % du total mondial.

Forte réaction des producteurs de pétrole

Ce report arrive à la fin d'une semaine de tractations à Londres, alors que les États-Unis ont menacé de pénalités commerciales, de restrictions de visas ou de frais portuaires supplémentaires les délégations qui voteraient pour le projet. « Les États-Unis ne toléreront pas cette nouvelle taxe écologique mondiale frauduleuse sur le transport maritime », a affirmé à ce sujet Donald Trump.

Le ministre français des Transports, Philippe Tabarot, a dénoncé les actions pour faire dérailler l'accord. Il considère que c'est un très mauvais signal. C'est que ces pressions pourraient convaincre des pays qui seraient en position de faiblesse.

De plus, Washington proposait un changement de procédure pour l'acceptation de ce projet. Les nouvelles réglementations de l'OMI sont considérées comme acceptées (l'acceptation tacite) sauf si un tiers de ses 176 membres ou l'équivalent de la moitié de la flotte marchande mondiale déclarent s'y opposer. Les États-Unis proposent une « acceptation explicite », qui demanderait que deux tiers des pays votent pour l'adoption. Le représentant brésilien a dénoncé en plénière les méthodes américaines, disant espérer que cela ne remplacera pas la manière habituelle de prendre des décisions au niveau mondial.

Les actions des membres de l'administration Trump face à cette nouvelle réglementation sont compréhensibles puisque la quasi-totalité des accords commerciaux qu'elle signe oblige l'achat de gaz ou de pétrole américain. Le directeur des programmes internationaux au sein du Natural Resources Defense Council, Jake Schmidt, affirme qu'« on observe une tentative plus systématique d'intégrer une stratégie de priorité aux énergies fossiles dans toutes leurs actions. »

L'ancienne envoyée spéciale de l'Allemagne pour le climat, Jennifer Morgan, considère que les membres de cette administration « utilisent clairement divers instruments pour tenter d'accroître la consommation mondiale d'énergies fossiles, au lieu de la réduire. » Un exemple de cela serait l'accord commercial avec l'Union européenne que l'administration Trump a conclu le mois dernier. En échange de réduire certains droits de douane, elle a imposé l'achat de 750 milliards de dollars de pétrole et de gaz américains sur trois ans.

Un an pour régler le problème

Le secrétaire général de l'OMI, Arsenio Dominguez a réagi laconiquement à ce report. « Je n'ai pas grand-chose à vous dire pour l'instant. Ça n'arrive pas souvent. » Il se déclare engagé à trouver un moyen d'avancer normalement.

La chef de la diplomatie climatique chez Opportunity Green, Emma Fenton, invite les pays à continuer à faire preuve de l'esprit de solidarité dont ils ont fait preuve en avril.

D'autres acteurs du domaine sont prêts à relever leurs manches. « Ce n'est pas une très bonne nouvelle, mais le travail continu dès la semaine prochaine sur le contenu du texte », affirme la déléguée générale de l'association Wind Ship, Lise Detrimont, « Il s'agit maintenant de faire en sorte que ce qui bloque aujourd'hui soit plus abouti dans un an. » L'organisme, qui développe le marché des navires propulsés par le vent, considère que beaucoup d'efforts ont été faits à partir de 2015 pour réduire l'intensité carbone de chaque navire. Malheureusement, les émissions de gaz à effet de serre continuent d'augmenter en raison de l'augmentation du trafic. « C'est pour cela qu'il faut des navires très fortement décarbonés, si on veut réussir à réduire l'empreinte du transport. »

« En approuvant une norme mondiale sur les carburants et un mécanisme de tarification des gaz à effet de serre, l'OMI a franchi une étape cruciale pour réduire l'impact climatique du transport maritime », affirme Natacha Stamatiou de l'Environmental Defense Fund.

« En votant pour l'adoption de ce cadre, les gouvernements entreront dans l'histoire avec la première tarification mondiale du carbone et ouvriront la voie à la réduction de l'impact mondial du transport maritime sur le climat », a expliqué John Maggs, représentant de la Clean Shipping Coalition à l'OMI.

Michel Gourd

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Points de bascule climatiques : la planète au bord d’un gouffre imprévisible

21 octobre, par Vincent Lucchese — ,
L'humanité a trop déstabilisé le climat, au point de l'avoir rapproché de « points de bascule » au potentiel cataclysmique, alertent 160 scientifiques dans un nouveau rapport. (…)

L'humanité a trop déstabilisé le climat, au point de l'avoir rapproché de « points de bascule » au potentiel cataclysmique, alertent 160 scientifiques dans un nouveau rapport.

Tiré de Reporterre
14 octobre 2025

Par Vincent Lucchese

Le monde vient d'entrer « dans une nouvelle réalité ». Celle où de nombreuses composantes du système climatique menacent de basculer à tout moment vers un nouvel état qui ferait encourir « des risques catastrophiques à des milliards de personnes ». Telle est l'alerte solennelle lancée par 160 scientifiques de 23 pays, dans le rapport Global Tipping Points, publié le 13 octobre et coordonné par Timothy Lenton, professeur à l'université d'Exeter en Angleterre.

Ces chercheurs figurent parmi les plus grands spécialistes au monde dans l'étude de ce que l'on appelle les points de bascule climatiques. Le terme désigne le seuil critique au-delà duquel un élément clé du climat terrestre (calottes polaires, courants océaniques, forêts tropicales, etc.) peut basculer dans un nouvel état, de manière souvent irréversible.

Le système peut relativement bien résister à un certain degré de déstabilisation (le réchauffement global, la déforestation, etc.), jusqu'à ce qu'un petit changement de trop le fasse basculer. Le point de bascule est en quelque sorte la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

Or, le seuil de 1,5 °C de réchauffement planétaire pourrait bien s'avérer être cette goutte de trop. Nous avons pour la première fois franchi cette température fatidique sur l'année 2024, de manière temporaire. Et nous devrions, selon toute probabilité, la franchir définitivement d'ici quelques années, alertent les chercheurs. Avec le risque d'effets en cascade à travers la planète. Nous entrons ainsi dans l'ère des points de bascule.

On peut expliquer les points de bascule avec l'image d'une bille roulant sur un terrain accidenté. L'altitude de la bille symbolise l'état d'un système : il reste relativement stable même en s'approchant d'un trou. Mais si la bille fait le mouvement de trop, elle franchit le point de bascule, ce qui enclenche sa chute inéluctable dans le trou, d'où il sera bien plus difficile de sortir que d'entrer… (© Reporterre / Antoine Levesque. D'après Steffen et al. 2018)

Deux ans après leur premier rapport, les membres de l'initiative Global Tipping Points soulignent à quel point la situation s'est déjà dégradée. Première mauvaise nouvelle : les points de bascule concernant la biosphère « se rapprochent plus vite qu'on ne le pensait », dit le rapport.

Ainsi des récifs coralliens tropicaux. À l'instar de la Grande Barrière de corail, ils ont connu en 2024-2025 leur pire épisode de blanchissement, provoqué par les chaleurs extrêmes de l'océan. Bien que les situations diffèrent selon les régions du globe, les chercheurs estiment que leur point de bascule moyen se situerait autour de 1,2 °C de réchauffement global. Autrement dit, nous aurions déjà franchi ce premier point de bascule.

Risque de « savanisation » en Amazonie

La situation n'est guère plus enviable pour la forêt amazonienne. Soumise aux nombreux stress provoqués par le réchauffement, dont d'intenses sécheresses, elle doit aussi affronter les ravages de la déforestation. Si trop d'arbres disparaissent, cette forêt tropicale qui a la caractéristique merveilleuse de produire en partie sa propre pluie pourrait entrer dans un cercle vicieux : produire de moins en moins de précipitations et, n'ayant plus assez d'humidité pour survivre, se transformer en savane.

Ce point de bascule serait là aussi plus proche que précédemment estimé, se situant en dessous des 2 °C de réchauffement, selon les auteurs du rapport. Des travaux cités par les chercheurs avancent l'hypothèse qu'une perte de 20 % de la surface actuelle de la forêt amazonienne, combinée à un réchauffement global compris entre 1,5 et 2 °C, pourrait faire franchir un point de bascule aux deux tiers de l'Amazonie.

Les incertitudes sont toutefois importantes. Les scientifiques estiment que le risque de « savanisation » est crédible avec un haut degré de confiance pour certaines zones de l'Amazonie à l'échelle locale, mais avec une confiance seulement faible à l'échelle du continent.

Des océans d'imprévisibilité

La situation est aussi particulièrement critique pour les glaces du globe. Notamment pour les calottes polaires. La calotte glaciaire de l'Antarctique de l'ouest et celle du Groenland sont les deux systèmes glaciaires dont la vulnérabilité est la plus certaine : leur effondrement, une fois enclenché, se poursuivrait sur plusieurs décennies à plusieurs siècles, voire des millénaires, entraînant plusieurs mètres de montée du niveau des mers. Or, ce point de bascule pourrait avoir déjà été déclenché. Il menace de l'être depuis que nous avons franchi la barre de 1 °C de réchauffement.

Les courants océaniques, comme l'Amocet la gyre subpolaire, sont eux aussi menacés de franchir des points de bascule dès le niveau actuel de réchauffement, bien que la compréhension et l'évolution de ces systèmes soient entourés d'incertitudes importantes, notent les chercheurs.

Basculements en cascade

L'autre point saillant et particulièrement inquiétant du rapport, c'est l'interconnexion qu'il documente entre la plupart des 20 points de bascule qui ont été évalués. Lorsqu'un élément franchit un point de bascule, il est souvent susceptible d'avoir des effets, la plupart du temps déstabilisateurs, sur d'autres composantes du système climatique, menaçant de leur faire à leur tour franchir un point de bascule.

L'Amoc est le meilleur exemple de ces multiples effets en cascade possibles. L'affaiblissement de ce courant atlantique, au rôle crucial dans les échanges de chaleur entre l'océan et l'atmosphère, pourrait par exemple aggraver la déstabilisation des glaces de l'Antarctique de l'ouest. Ou encore déstabiliser le phénomène El Nino dans le Pacifique, qui à son tour affaiblirait encore davantage la forêt amazonienne.

Ce schéma, simplifié par rapport à l'original, montre une partie des 20 points de bascule évalués par les chercheurs. Dans un cercle vicieux, le déclenchement de certains d'entre eux peut venir en déstabiliser d'autres ou, plus rarement, contribuer à les stabiliser. La majorité de ces points de bascule aurait, en outre, un effet aggravant sur le réchauffement global, alimentant encore la réaction en cascade. (© Reporterre / Antoine Levesque. Source : Rapport Global Tipping Points 2025.)

Les effets en cascade ne s'arrêtent pas aux systèmes climatiques : les catastrophes climatiques provoquées menaceraient de faire courir des risques majeurs à des éléments clés de la stabilité de nos sociétés, « comme la sécurité alimentaire, les infrastructures énergétiques, la stabilité économique et la cohésion sociale, affectant des milliards de personne à travers le monde », écrivent les auteurs.

« Les dégâts causés par les points de bascule seront très différents des dégâts classiques du changement climatique. Nous ne sommes pas prêts pour ça ! Nos décideurs ne comprennent pas ce que signifient les points de bascule », appuie Manjana Milkoreit, chercheuse à l'université d'Oslo et co-autrice du rapport.

Grosses incertitudes

Ce concept de points de bascule est d'autant plus difficile à faire émerger à l'agenda politique que la survenue de ces phénomènes reste entourée de beaucoup plus d'incertitudes que d'autres catastrophes climatiques à venir.

Au sein même de la communauté scientifique, tout le monde n'est pas d'accord sur l'opportunité de communiquer trop fortement sur ces points de bascule. Certains craignent que ces mécanismes complexes et encore mal compris ne détournent l'attention. Alors même que les efforts d'adaptation aux effets beaucoup plus directs et étayés du changement climatique, comme l'intensification des sécheresses, des tempêtes, des inondations et autres, sont déjà largement insuffisants.

« Les points de bascule sont un sujet extrêmement important, mais on n'est pas sûr de savoir où sont les seuils. Il y a des estimations sur la bascule de l'Amazonie, mais ça peut advenir à 1,5 °C comme à 3 °C, on n'a pas de certitude », dit Freddy Bouchet, directeur du Laboratoire de météorologie dynamique et l'un des coordinateurs de ClimTip, l'un des deux grands projets européens sur les points de bascule.

« C'est une question de gestion des risques : est-ce qu'il faut s'adapter en urgence aux risques davantage certains, présentés dans les rapports du Giec, ou bien anticiper les risques potentiellement encore bien plus graves mais plus incertains ? Personnellement, je pense qu'il faut tout faire à la fois », ajoute-t-il.

Des « points de bascule positifs »

C'est bien l'avis des auteurs de rapport Global Tipping Points, qui rappellent une caractéristique essentielle de ces phénomènes irréversibles : une fois franchis, il sera trop tard pour agir.

La bonne nouvelle (il y en a), c'est qu'en termes d'atténuation, il n'y a pas à choisir. Que l'on cible les points de bascule ou les effets plus classiques du changement climatique, les changements structurels et radicaux auxquels appellent les climatologues restent les mêmes, pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, atteindre la neutralité carbone en 2050 et tout faire pour limiter au maximum le réchauffement global.

L'autre avantage du concept de points de bascule, c'est qu'il peut aussi être appelé à la rescousse pour entretenir l'espoir et mobiliser la société. Le rapport évoque ainsi les possibilités de franchir des « points de bascule positifs ». Transports en commun, agriculture et alimentation durables, écosystèmes... Ceux-ci sont également nombreux.

À l'image de la baisse fulgurante récente du coût des panneaux photovoltaïques, le développement de solutions ne suit pas une trajectoire linéaire. Mieux : un petit effort supplémentaire pourrait parfois suffire à entraîner le basculement technologique ou sociétal qui paraissait, l'instant d'avant, n'être qu'une utopie lointaine.

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Climat : les principaux gaz à effet de serre atteignent des niveaux record

21 octobre, par Mickaël Correia — ,
Selon l'Organisation météorologique mondiale, la planète a enregistré sa plus forte hausse annuelle de taux de CO2 dans l'atmosphère. En cause, les émissions dues aux activités (…)

Selon l'Organisation météorologique mondiale, la planète a enregistré sa plus forte hausse annuelle de taux de CO2 dans l'atmosphère. En cause, les émissions dues aux activités humaines et aux mégafeux, mais aussi aux écosystèmes qui absorbent de moins en moins bien le carbone.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
15 octobre 2025

À la veille de la COP30, ce sont des résultats qui sonnent comme un dur rappel à la réalité climatique. Selon un bulletin annuelde l'Organisation météorologique mondiale (OMM), les concentrations moyennes des trois principaux gaz à effet de serre dans l'atmosphère – le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4) et le protoxyde d'azote (N2O) – ont atteint des niveaux sans précédent en 2024.

Selon les chercheurs et chercheuses de l'organisme onusien, les taux de croissance du CO2, le premier gaz contributeur à l'augmentation de l'effet de serre, « ont triplé depuis les années 1960 », passant d'une hausse annuelle moyenne de 0,8 ppm (partie par million) par an à 2,4 ppm par an au cours de la décennie 2011-2020.

Mais l'année dernière, la concentration moyenne mondiale de CO2 a enflé de 3,5 ppm, soit « la plus forte augmentation annuelle depuis le début des mesures scientifiques en 1957 », souligne l'OMM dans son rapport. Ce chiffre dépasse le précédent record de 3,3 ppm, enregistré entre 2015 et 2016.

Enfin, si leur hausse sur 2024 est inférieure à la moyenne annuelle observée au cours de la dernière décennie, les concentrations atmosphériques de méthane et de protoxyde d'azote continuent de croître. En 2024, elles avaient respectivement augmenté de 166 % et de 25 % par rapport aux niveaux préindustriels.

« Depuis l'accord de Paris sur le climat, qui fête cette année son dixième anniversaire, nous devrions être en train de réduire nos émissions et non pas de battre un nouveau record de concentration de gaz à effet de serre », se désole auprès de Mediapart Davide Faranda, directeur de recherche en climatologie au CNRS et auteur principal du prochain rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec).

Cercle vicieux climatique

D'après l'OMM, la raison « probable » de cette croissance record est « la forte contribution des émissions provenant des feux de forêt » ainsi que « la réduction de l'absorption du CO2 par les terres et les océans ».

En effet, l'Amazonie et l'Afrique australe ont connu des incendies exceptionnels en 2023-2024, en raison de sécheresses sévères accentuées par le chaos climatique et l'effet El Niño – un phénomène naturel cyclique qui réchauffe le Pacifique équatorial tous les deux à sept ans – qui avait cours durant cette période. Résultat, les émissions liées aux feux de forêt sur le continent américain ont ainsi atteint des niveaux historiques en 2024.

La biosphère est de moins en moins apte à répondre aux perturbations climatiques.
Gilles Ramstein, paléoclimatologue

Par ailleurs, si les émissions mondiales de CO2 liées à la combustion d'énergies fossiles (pétrole, gaz et charbon) sont restées pratiquement stables en 2023-2024, les forêts, les prairies et les milieux marins ont absorbé moins de carbone que prévu.

Environ la moitié du CO2 total émis chaque année est recapturée par la Terre. Toutefois, le changement climatique est en train de changer la donne. Au fur et à mesure que la surchauffe planétaire s'intensifie, les océans piègent moins de carbone à cause de la diminution de la solubilité du CO2 dans les mers à des températures plus élevées, rappellent les scientifiques de l'OMM. De même, les sécheresses extrêmes affectent de plus en plus les capacités des végétaux des écosystèmes naturels à capter du carbone.

Dans son rapport, l'OMM parle ainsi de « cercle vicieux climatique » et craint « fortement » que les puits de carbone terrestres et océaniques perdent de leur efficacité, « ce qui augmenterait la proportion de CO2 anthropique restant dans l'atmosphère et accélérerait ainsi le changement climatique ».

« Ce qui saute aux yeux dans ces données, c'est que la biosphère est de moins en moins apte à répondre aux perturbations climatiques. Le dernier rapport du Giec rappelle que d'ici à la fin du siècle, si on continue à émettre toujours plus de gaz à effet de serre, les écosystèmes ne pourront plus absorber 50 % mais seulement 35 % du dioxyde de carbone émis », analyse pour Mediapart Gilles Ramstein, paléoclimatologue et directeur de recherche au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement.

« La réduction de la capacité d'absorption des puits de carbone naturels, modélisée depuis des années par les scientifiques, se traduit désormais dans le réel, ajoute Davide Faranda. Nous sommes en train de nous apercevoir que les dérèglements climatiques provoquent des effets rebonds et de boucles de rétroaction qui rendent encore plus difficile le combat pour sauver le climat. »

L'année 2024 avait déjà été marquée par deux faits climatiques sans précédent : elle a été l'année la plus chaude jamais enregistrée et la première à dépasser le seuil symbolique de 1,5 °C de réchauffement.

« C'est l'histoire d'une accélération annoncée,conclut Gilles Ramstein. Ce qui est effrayant, c'est que ça ne percole toujours pas dans le monde politique : aux États-Unis, la droite veut désormais interdire les procès contre l'industrie pétrolière. Et en France, nos émissions de gaz à effet de serre stagnent... »

Mickaël Correia

P.-S.

• Mediapart. 15 octobre 2025 à 20h09 :
https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/110825/face-au-chaos-climatique-l-incroyable-indifference-du-gouvernement

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Journée mondiale des enseignants : Enseignantes en Iran sous oppression et discrimination

Chaque année, le 5 octobre est marqué comme la Journée mondiale des enseignants dans le calendrier de l'UNESCO, une journée instaurée en 1994 pour honorer les efforts, le (…)

Chaque année, le 5 octobre est marqué comme la Journée mondiale des enseignants dans le calendrier de l'UNESCO, une journée instaurée en 1994 pour honorer les efforts, le statut social et les droits professionnels des enseignants dans le monde.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Elle rappelle l'engagement mondial à défendre les droits des enseignants, à améliorer la qualité de l'éducation et à souligner leur rôle indispensable dans la construction de l'avenir de la société.

En Iran, les enseignants ont toujours été au cœur des transformations sociales et culturelles, jouant un rôle majeur dans l'éducation de générations conscientes. Parmi eux, les enseignantes, en plus de porter la lourde responsabilité de l'enseignement, ont également subi le poids des discriminations sexistes et des pressions sociales.

Violations systématiques des droits des enseignants

À la veille de la Journée mondiale des enseignants, le système éducatif en Iran ressemble davantage à un appareil sécuritaire qu'à une institution d'enseignement. L'identification, l'arrestation et la répression brutale des militants syndicaux enseignants qui revendiquent leurs droits sont devenues les caractéristiques principales de ce système.

Les conseils de discipline administrative et les bureaux de sécurité du ministère de l'Éducation se sont transformés en bras exécutifs des services de renseignement. Les licenciements, mises à l'écart forcées et suspensions comptent parmi les outils utilisés pour faire taire la voix des enseignants.

Le pouvoir judiciaire et les agences de sécurité en Iran classent régulièrement les activités syndicales des enseignants comme des « crimes contre la sécurité nationale », prononçant des peines lourdes. Au moins 45 enseignants et militants syndicaux ont été arrêtés, convoqués ou interrogés durant l'été 2025, sans la moindre garantie d'un procès équitable.

Entre la mi-juin et le 1 septembre 2025, la répression contre les enseignants et les membres des syndicats s'est intensifiée dans plusieurs provinces, de Kerman et du Kurdistan au Gilan, Azerbaïdjan occidental, Ispahan et Téhéran. Derrière cette vague répressive se cache la peur du régime face à la poursuite des protestations, surtout à la suite du soulèvement national de 2022.

Le 4 août 2025, cinq enseignantes à Kerman, avec trois autres militants syndicaux, ont été condamnés à un total de 8 ans et demi de prison pour des accusations liées à la sécurité et pour « propagande contre le régime ».

Fatemeh Yazdani, Mitra Nikpour, Zahra Azizi, Leila Afshar et Shahnaz Rezaei Sharifabadi ont chacune été condamnées par la justice cléricale à 10 mois de prison pour « appartenance à un groupe d'opposition dans l'intention de perturber la sécurité » et pour « propagande contre le système ». En appel, ces peines ont été commuées en une amende de 700 millions de rials chacune.

Le régime clérical utilise délibérément les sanctions financières comme outil d'oppression économique contre les enseignantes, ciblant directement les moyens de subsistance des familles et imposant une pression supplémentaire aux enseignantes.

En juin 2025, Sakineh Maleki Hedak, enseignante de lycée à Bandar Anzali avec 28 ans de service au ministère de l'Éducation, a été contrainte à la retraite obligatoire par une décision finale de la Cour administrative de justice.

Le 2 août 2025, le Conseil d'appel pour les violations administratives à Sanandaj a rendu des jugements définitifs de mise à laretraite forcée, de licenciement et de suspension contre sept enseignants, dont deux enseignantes. Selon ces verdicts, Nasrin Karimi (titulaire d'un master en sociologie et 27 ans de service) a été condamnée à la retraite forcée avec une rétrogradation de deux échelons, et Leila Zarei (titulaire d'une licence en éducation primaire et 30 ans de service) a été rétrogradée de son poste de directrice adjointe et contrainte à la retraite avec une rétrogradation d'un échelon.

Les écoles publiques confrontées à une pénurie d'enseignants

Les licenciements et les pressions structurelles contre les enseignants surviennent au moment où les écoles publiques en Iran font face à une grave crise de ressources humaines.

L'Iran connaît une pénurie de plus de 176 000 enseignants, alors que plus de 85% des élèves du pays sont inscrits dans les écoles publiques. Beaucoup d'écoles ont été contraintes de fermer en raison du manque d'enseignants, ou ont vu la qualité de l'éducation chuter dramatiquement. (Eghtesad24 – 20 mars 2024)

Tejarat News a également rapporté :
« Les écoles publiques ont toujours souffert d'un manque d'enseignants, mais les licenciements massifs ont aggravé cette crise. La qualité de l'éducation dans les écoles publiques s'est effondrée, et l'équité éducative a pratiquement disparu. » (Tejarat News – 14 septembre 2024)

Le régime ne se contente pas d'étouffer les droits syndicaux des enseignants, mais par ses politiques erronées et le licenciement de personnels qualifiés, il prive aussi les élèves, et la société dans son ensemble, du droit à une éducation équitable.

Crise chronique des moyens de subsistance et précarité de l'emploi

La mise en œuvre incomplète de la loi sur le classement des enseignants s'est transformée en une crise grave. Les retraités, en particulier ceux partis à la retraite en 2022, ont perdu une part importante de leurs droits légaux. Cette violation constitue en réalité une forme d'oppression économique à travers des formules bureaucratiques.

Par ailleurs, l'insécurité de l'emploi continue de peser sur les enseignants informels. Ce groupe, qui inclut les enseignants indépendants, les instituteurs de maternelle et les formateurs du mouvement d'alphabétisation, est en grande majorité composé de femmes, qui enseignent depuis des années dans les conditions les plus dures, sans assurance ni sécurité de l'emploi.

Selon Eghtesad Online (15 août 2025), malgré des augmentations salariales occasionnelles, les salaires des enseignants en Iran restent bien en dessous de la moyenne mondiale. Les salaires mensuels des enseignants iraniens vont de 15 à 30 millions de tomans (environ 150 à 300 USD), tandis qu'en Allemagne ils s'élèvent à 3 500 à 5 000 dollars, aux États-Unis à 3 000 à 5 500 dollars, au Japon à environ 4 000 dollars, et en Finlande à près de 3 500 dollars. Même dans la Turquie voisine, le salaire moyen d'un enseignant est de 800 à 1 200 dollars par mois.

Cette comparaison démontre que les enseignants iraniens vivent dans des conditions bien inférieures aux standards mondiaux, poussés de fait dans un état de pauvreté structurelle.

Discrimination et double fardeau pour les enseignantes

En plus de la répression générale, les enseignantes font face à des formes spécifiques de discrimination :

Bien que les femmes représentent 60 à 64% du personnel éducatif, leur part dans les postes de direction n'est que d'environ 7%.

Salaires bas, paiements retardés et pressions psychologiques ont provoqué une dépression et un épuisement généralisés chez les enseignantes.

Affectations forcées dans des zones reculées et coûts élevés de transport.

Absence de structures de garde d'enfants publiques et horaires de travail incompatibles avec les mères enseignantes.

Pressions culturelles et disciplinaires, y compris l'application stricte du code vestimentaire au travail.

Ces conditions placent les enseignantes dans une situation où elles doivent lutter non seulement pour leurs droits syndicaux, mais aussi pour leurs droits humains les plus fondamentaux.

La voie à suivre

La Journée mondiale des enseignants en Iran présente un tableau d'enseignants soumis à des pressions systématiques, économiques et sécuritaires. Les enseignantes, qui constituent l'épine dorsale du système éducatif du pays, en sont les plus touchées, subissant oppression économique, discriminations structurelles et pressions culturelles.

Célébrer cette journée en Iran n'aura de sens que lorsque les droits syndicaux des enseignants, la sécurité de l'emploi et l'égalité de genre, en particulier pour les femmes, seront garantis. Dans le système éducatif misogyne du régime clérical, cette promesse reste un mirage.

Pour les enseignants iraniens, la Journée mondiale des enseignants est, jusqu'à la chute du régime des mollahs, non pas un rappel de reconnaissance, mais un symbole de lutte et de résistance.

Dans un Iran libre de demain, la résistance iranienne établira un système éducatif fondé sur la liberté, la démocratie et l'égalité.

https://wncri.org/fr/2025/10/04/journee-mondiale-des-enseignants-enseignan/

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Turquie. L’enfance volée des fillettes

TURQUIE / KURDISTAN – Chaque année, d'innombrables familles kurdes se rendent dans l'Ouest de la Turquie, pour travailler dans les champs agricoles, avec leurs enfants en âge (…)

TURQUIE / KURDISTAN – Chaque année, d'innombrables familles kurdes se rendent dans l'Ouest de la Turquie, pour travailler dans les champs agricoles, avec leurs enfants en âge d'aller à l'école. Parmi eux, une majorité de fillettes au corps cabossé et à l'enfance volée…

Tiré de Entre les lignes et les mots

Avec l'aggravation de la pauvreté, l'entrée sur le marché du travail est devenue quasi inévitable pour les enfants vivant en périphérie des villes. Le travail des enfants est devenu une tradition dans de nombreux ateliers, notamment dans les industries textiles, les cultures maraîchères et les vergers d'agrumes.

Dans le champ, une fillette de 12 ans est constamment penchée. Une autre du même âge bine la terre. Une autre sème des graines. Chaque minute, s'accroupir lui fait mal. C'est une grande perte pour ces filles d'être obligées de passer leurs journées aux champs, car cela les empêche de s'instruire. En Anatolie, on voit surtout des femmes et des filles employées comme ouvrières agricoles. On voit beaucoup de jeunes filles travailler pieds nus pendant les heures de classe. Cette fillette doit biner davantage et se donner encore plus de mal pour répondre aux besoins du champ. J'interroge Kadriye, une ouvrière agricole adulte : combien de travailleuses mineures a-t-elle rencontrées dans son entourage ? Une ouvrière qui cultive et récolte des tomates à Söke, Aydın, répond : « Il y a des filles parmi elles dans nos fermes, même des moins de 16 ans. Ce sont les filles de familles venues de l'Est [régions kurdes] pour travailler dans les champs. Les propriétaires des champs acceptent des jeunes de 14 ans. »

Elle a quitté l'école pour travailler

Le travail des enfants est une tradition dans de nombreux ateliers, notamment dans le textile, les cultures maraîchères et les vergers d'agrumes. Une lacune dans la législation sur les cultures et les récoltes a considérablement réduit l'âge du travail des enfants. Les filles peuvent récolter dès 10 ans ! Zeynep a dû commencer à travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Bien qu'elle n'ait terminé que la sixième année, elle a abandonné l'école et a rejoint sa famille comme travailleuse saisonnière dans les champs maraîchers. La plupart d'entre nous ignorent que les betteraves destinées à la production de sucre et les pommes de terre destinées aux chips sont confiées à des petites filles. Un nombre croissant de jeunes travailleurs travaillent d'une récolte à l'autre pendant l'été. Malheureusement, le seul moyen pour les travailleurs agricoles d'échapper à la pauvreté est le travail de leurs enfants.

« Le travail des enfants devrait être interdit »

Tarım-Sen est un syndicat indépendant dans ce domaine. Lorsque je l'ai interrogé à ce sujet, ils ont publié une déclaration exposant leurs positions générales. Il incluait les points suivants :« Le travail des enfants est très répandu parmi les travailleurs agricoles en Turquie. Comme les travailleurs agricoles saisonniers migrent vers d'autres villes en familles entières, les enfants sont hébergés aux mêmes endroits qu'eux. Ils sont mis au travail dans les champs. En tant que syndicat, nous militons pour l'interdiction du travail des enfants. L'utilisation des enfants comme main-d'œuvre dans l'agriculture est une pratique traditionnelle. Les familles paysannes pauvres et défavorisées, les travailleurs agricoles sans terre, sont contraints de mener des activités agricoles aux côtés de leurs enfants. Il s'agit d'un système d'exploitation fondé sur le profit et le profit. Créer un monde sans travail des enfants dans l'agriculture est impossible du jour au lendemain. Cependant, ce monde sera possible grâce aux luttes que nous mènerons pour que les travailleurs agricoles puissent vivre dans la dignité humaine. En tant que syndicat, nous luttons pour un monde où les enfants ne sont pas exploités, où ils ne meurent pas dans des accidents du travail ou sur la route. La protection et le renforcement des droits des enfants travailleurs sont également l'un des piliers de notre lutte. »

S'habituer à travailler avec des blagues

Şirin Yıldırım, l'une des dirigeantes du syndicat, a commencé à travailler dans les champs à l'âge de six ans et a ensuite continué comme ouvrière en serre. Şirin partage ses souvenirs d'enfance de cette époque, de son temps d'ouvrière. « J'avais six ans quand je suis partie travailler pour la première fois dans les champs de coton. Je ne savais même pas comment planter du coton. Les adultes jouaient avec nous, faisaient des blagues, et nous pensions que c'était réel. Par exemple, ils disaient : « On peut grimper à une branche de coton en grimpant à une échelle », et j'y croyais. Quand j'allais aux champs, je m'attendais à voir une échelle. À six ans, j'allais travailler pendant 15 jours, puis à l'école pendant 15 jours. C'était un monde inconnu, des gens, des métiers et des choses inconnus. Le travail était très exigeant. Pour nous consoler, les enfants, ils nous disaient : « Je vous ferai arrêter à midi. » Ensuite, ils disaient : « Allez, ce sera fini ce soir ». C'est comme ça que le travail se termine. On est fatigué à la fin de la journée… On travaille toute la journée en espérant que le travail sera terminé.

« Je n'ai même jamais eu de poupée »

Şirin était une petite fille qui ramassait des feuilles dans les champs de tabac. Nous continuons à l'écouter. « On chargeait ce lourd keletir (un grand panier à deux anses) sur mon dos. Les champs où je travaillais étaient proches de la mine. Ils avaient des pentes raides et difficiles. Je devais porter l'énorme panier sur ces pentes à seulement 11 ou 12 ans. Le travail des champs est trop dur, même pour les adultes ; que peuvent faire les petites filles ? Elles allaient et venaient sans cesse parmi les abeilles (*), sous un soleil de plomb. Commencer à travailler si jeune entraîne des maladies plus tard. Par exemple, j'ai développé une hernie à 36 ans. J'ai dû subir une opération. Ces maladies sont la conséquence du poids du seau pendant l'enfance, du travail pénible commencé à cet âge. Même le médecin était surpris. Il m'a demandé : « Quel âge as-tu ? Qu'as-tu fait ? » J'ai cru que j'aurais été paralysée sans l'opération. J'y suis allée avec une telle douleur. Je ne pouvais ni marcher, ni m'asseoir pour manger, ni dormir, j'ai rampé pendant un mois et demi. Je n'oublierai jamais ces jours-là. C'était le prix à payer pour un travail pénible si jeune. Ça… Je n'ai jamais connu l'enfance. Je n'ai même pas eu de poupée à cause du travail des champs. Je suis devenue mère à un âge où l'on pouvait de toute façon me considérer comme une enfant. »

S'il a suffisamment grandi pour contenir une branche…

Les fruits, les légumes et les céréales arrivent sur les marchés de tout le pays, mais c'est comme ça ! Malgré les progrès technologiques, le besoin de main-d'œuvre agricole est plus grand que jamais. Et les filles sont toujours impliquées dans ce travail. Comme employer les femmes et les hommes ne suffit pas, les enfants sont malheureusement aussi impliqués dans l'agriculture. Car ils constituent la main-d'œuvre la moins chère. Dès que les filles sont en âge de tenir une branche, elles tracent le chemin vers les fermes. Tout comme Şirin, dont nous avons entendu l'histoire. De toute façon, on ne les envoyait pas à l'école ; on les faisait toujours travailler. Il est presque impossible de partager cette expérience d'enfance : « Si vous allez aux champs pour un salaire journalier, surtout si vous êtes une fille, c'est difficile d'accéder à l'éducation. Il y a un fossé énorme entre les garçons et les filles. On essaie de les éduquer, on les tient en haute estime. Les filles sont considérées comme des biens. Dès qu'elles grandissent, on dit : « Quittes la maison, sauves ta vie » On te marie. Tu as ta propre poupée avant même de pouvoir en tenir une. Qui sait où j'en serais aujourd'hui si j'avais fait des études, si j'avais étudié ? J'étais excellente en maths. J'adorais l'école, mais on ne m'a pas laissée y aller. Ne pas pouvoir étudier est un nœud qui me serre le cœur. »

« Ils avaient tous des chemins qui traversaient les ateliers. »

O., une femme qui se rend aux abords des villes et dans les quartiers défavorisés pour recueillir des preuves des dures conditions de travail des enfants. Nous rencontrons également la sociologue Hazal Hürman, qui se trouvait également à Antep et a rencontré des enfants travailleurs. Elle a une thèse de doctorat sur les enfants travailleurs. Son objectif principal est de se concentrer sur les enfants travailleurs en ville. Par « ville », j'entends les bidonvilles en périphérie. Pour satisfaire notre curiosité, elle partage des informations sur ses recherches :« Ma thèse de doctorat examine l'évolution des politiques et des perceptions de l'enfance en Turquie ces dernières années, et leur impact sur la vie quotidienne des enfants. Ces expériences d'enfance diffèrent selon la classe sociale, le sexe et l'origine ethnique. J'ai rencontré de nombreux enfants que j'ai eu l'occasion d'interviewer pour des raisons telles que l'aggravation de la pauvreté ces dernières années et les changements du système éducatif. Je leur ai parlé. Leurs parcours les ont tous menés vers des ateliers, des chantiers, des champs et des MESEM(*). »

Entrer dans la vie active est presque inévitable

Hazal est également la fondatrice d'une organisation appelée « AltıÜstü Collectif d'art pour enfants et jeunes ». Elle a participé à de nombreuses activités dans ce cadre. Elle explique : « Nous avons beaucoup travaillé au sein de ce collectif, entièrement dirigé par des filles. L'une d'elles consistait à tourner un documentaire. Dans ce cadre, nous nous sommes également rendues à Gaziantep. J'y ai rencontré des enfants travailleurs par l'intermédiaire du syndicat Bir Tek-Sen. Face à la pauvreté croissante, l'entrée sur le marché du travail est quasiment inévitable pour les enfants vivant en périphérie des villes. À Gaziantep, nous avons discuté du travail avec des filles et des garçons en nous appuyant sur leurs propres expériences. Je collaborais avec le syndicat. Nous avons exploré ensemble des pistes pour aborder le travail des enfants. »

Le fardeau du travail domestique incombe également aux enfants

Hazal, qui a constaté que si les secteurs les plus importants pour les garçons sont le textile, la construction, l'automobile et le tourisme saisonnier, les filles ont tendance à travailler dans les services et l'agriculture saisonnière, a déclaré : « Un autre problème constamment souligné par les filles du collectif était que tous les membres de la famille, adultes comme enfants, étaient contraints de travailler. Dans ces circonstances, la charge des tâches domestiques leur était également imposée. Nous avons discuté de deux transformations fondamentales du système éducatif. La possibilité de suivre une formation externe par l'enseignement à distance et la prolifération des MESEM ont été deux des principaux facteurs qui ont poussé les filles à travailler. La hausse des coûts de l'éducation et le manque de confiance dans le rôle de l'éducation pour assurer un avenir ont éloigné de nombreux enfants et jeunes interrogés de l'idée même d'aller à l'école. »

La plupart du temps, ils ne sont pas payés

Selon Hazal, les MESEM, connus pour leurs bas salaires et leurs mauvaises conditions de travail, poussent les enfants à abandonner complètement l'école et à chercher un emploi à temps plein dans le secteur privé. La situation des enfants qui travaillent n'est pas encourageante. Nous écoutons. « J'ai également discuté avec des enfants syriens, réfugiés, roms et kurdes. Ils m'ont expliqué qu'ils étaient fréquemment victimes de harcèlement et qu'ils ne recevaient souvent pas leur salaire ». Nous abordons également le meurtre d'Hilal Özdemir, une ouvrière de 15 ans, tué il y a deux semaines alors qu'elle travaillait à l'université du Bosphore. Elle partage son opinion : le cas d'Hilal Özdemir est malheureusement un exemple frappant d'un modèle de violence devenu sans avenir. Même avec la législation actuelle, un enfant de 15 ans ne devrait pas être contraint de travailler la nuit. Les processus socio-économiques qui engendrent le travail des enfants, combinés à la suspension croissante des mesures de protection de l'enfance, ouvrent la voie à l'usurpation du droit à la vie des enfants. Dans ce contexte, une lutte globale contre les conditions sociales qui favorisent le travail des enfants est nécessaire. Nous sommes convaincus que la protection des enfants contraints au travail doit s'accompagner d'efforts visant à définir leurs droits. Notre Collectif des Enfants d'AltıÜstü s'efforce de renforcer la solidarité entre les enfants travailleurs et de mieux les protéger contre les conditions de travail précaires auxquelles ils sont soumis.

Les filles sont les plus vulnérables

Dilan Kaya, présidente de l'Association pour la surveillance et la prévention du travail des enfants, souligne l'augmentation constante du nombre de filles travaillant dans l'agriculture, ajoutant : « Tous les enfants de 15 à 16 ans sont aux champs ! » Selon les informations partagées par Kaya, le nombre d'enfants travailleurs âgés de 15 à 17 ans a augmenté de 101 000 en 2022, pour atteindre 620 000. L'association, présente à Adana depuis 2018 et qui a également créé un « Centre d'information contre le travail des enfants », prend position contre les violations subies par les enfants qui travaillent. Kaya déclare : « Les filles sont l'un des groupes les plus vulnérables face au problème du travail des enfants ». Attirant l'attention sur les liens entre travail des enfants et genre, Dilan définit l'axe de lutte suivant : « Nous continuerons à œuvrer pour le droit des filles exploitées dans l'agriculture à une vie digne et saine. »

Les filles de 12 à 17 ans sont convoitées pour leur travail. Des milliers d'entre elles travaillent dans les champs, suant abondamment, travaillant la terre. Elles courent de récolte en récolte en été. C'est, en réalité, une « récolte de la honte ». « L'école, quelle justice devrions-nous rendre ? » Malheureusement, nos aînés, au pouvoir, sont bien conscients de l'enfance volée de ces petites filles. Ils restent muets.

* Arık : Fosses creusées en forme de rainures sur les bords des plantes utilisées pour l'écoulement de l'eau
* MESEM : « Centre de formation professionnelle »

Reportage d'Ayla Önder pour la plateforme İşçi Sağlığı ve İş Güvenliği Meclisi (ISIG) (Observatoire de la santé et de la sécurité au travail)
https://kurdistan-au-feminin.fr/2025/09/24/turquie-lenfance-volee-des-fillettes/

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Les femmes paysannes sont des femmes : La violence à l’égard des femmes rurales en Afrique australe et orientale persiste

21 octobre, par Via Campesina Southern and Eastern Africa (LVC SEAf) — , ,
(Maputo, 24 septembre 2025) Les inégalités entre les hommes et les femmes sont particulièrement évidentes en Afrique australe et orientale lorsqu'il s'agit des rapports de (…)

(Maputo, 24 septembre 2025) Les inégalités entre les hommes et les femmes sont particulièrement évidentes en Afrique australe et orientale lorsqu'il s'agit des rapports de force et de l'accès aux ressources de base telles que les semences, l'eau et la terre.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/10/15/les-femmes-paysannes-sont-des-femmes-la-violence-a-legard-des-femmes-rurales-en-afrique-australe-et-orientale-persiste/?jetpack_skip_subscription_popup

Dans les zones rurales, la lutte pour éradiquer la violence sexiste s'avère difficile. Le nombre de femmes maltraitées et tuées continue d'augmenter malgré les campagnes contre la violence faite aux femmes et la diffusion massive d'informations. Les paysannes de notre mouvement qui font intégralement partie des communautés rurales, sont également touchées par cette réalité. La discrimination et la violence à l'égard des femmes peuvent se produire à la maison, dans les lieux publics et même dans les lieux où nos organisations et nos mouvements prennent des décisions.

La Via Campesina Afrique australe et orientale (LVC SEAf), en partenariat avec l'UNAC, lance aujourd'hui officiellement sa publication intitulée « Les paysannes sont des femmes : portrait de la violence à l'égard des femmes rurales en Afrique australe et orientale, volume II ». Ce rapport est riche de témoignages poignants et met en lumière les formes multiples de violence auxquelles sont confrontées les paysannes de la région.

Cette publication s'appuie sur le premier volume intitulé « Les paysannes sont des femmes : comprendre la violence à l'égard des femmes rurales en Afrique australe et orientale ». Le premier ouvrage mettait en lumière les réalités quotidiennes et les stratégies que les femmes utilisent pour résister à l'oppression et transformer leurs communautés. Ce nouveau rapport révèle d'une part, le déni systématique des droits fonciers des femmes et leur déplacement en raison de l'accaparement des terres et des projets extractivistes, mais aussi les menaces qui pèsent sur la souveraineté semencière. En effet, l'agriculture industrielle, les lois restrictives sur les semences et les OGM sapent les systèmes semenciers gérés par les paysan⋅nes. Le patriarcat au sein des organisations paysannes limite la participation des femmes aux espaces de direction et de prise de décision. De plus, la violence sexiste, y compris les violations des droits sexuels et reproductifs, les mariages forcés et les pratiques traditionnelles néfastes, ainsi que l'exclusion des jeunes femmes et des femmes handicapées, les rendent vulnérables et sous-représentées.

« La majorité des terres en Afrique du Sud appartient toujours à des agriculteurs blancs, et peu de femmes y possèdent des terres. La plupart du temps, nous, les peuples autochtones d'Afrique du Sud, sommes exploités de nombreuses façons alors que nous travaillons comme main-d'œuvre bon marché dans ces fermes appartenant à des Blancs. Même certains de nos collègues et alliés masculins dans la lutte continuent de discriminer les femmes en matière d'accès à la terre. » – Constance Marubini

Malgré ces défis, le rapport documente également des exemples de résistance, de résilience et de solidarité de la part de femmes qui ont obtenu des titres fonciers collectifs, créé des banques de semences communautaires et accédé à des postes de direction au sein de mouvements paysans.

« Avant d'acquérir mon autonomie grâce au programme de formation sur le Féminisme paysan et populaire de La Via Campesina, je ne savais pas que j'avais le droit de faire figurer mon nom sur notre titre foncier. Je pensais que la terre était réservée aux hommes. Les enseignements de LVC SEAf m'ont donné le courage de parler à mon mari et d'exiger que mon nom soit ajouté. Aujourd'hui, mon nom figure sur le titre foncier, ce qui signifie que personne ne peut me prendre la terre sur laquelle je travaille. Je me sens en sécurité, respectée et habilitée à continuer de nourrir ma famille et ma communauté. » – Beatrice Katsigazi

« Cette publication n'est pas seulement une recherche, c'est un appel à l'action. Elle nous rappelle que la lutte pour la souveraineté alimentaire ne peut être séparée de la lutte pour la justice de genre. Les femmes rurales ne sont pas seulement des victimes ; elles sont des leaders et des actrices du changement, et nous devons les soutenir. » – Susan Owiti

En tant que femmes paysannes, nous appelons les gouvernements, nos alliés et les autres parties prenantes à :

Investir dans les services ruraux, les mécanismes de protection et l'accès à la justice pour les survivantes de violences sexistes.

Garantir l'égalité des droits des femmes à la terre, aux semences et aux territoires.

Respecter et promouvoir le leadership et la participation des femmes paysannes dans les espaces politiques et décisionnels.

Unir leurs efforts pour démanteler les systèmes oppressifs du patriarcat, du capitalisme et du néocolonialisme qui perpétuent les inégalités.

Ce rapport s'inscrit dans le cadre de la campagne mondiale menée par La Via Campesina pour mettre fin à la violence contre les femmes et de l'engagement du mouvement à promouvoir le féminisme paysan et populaire comme outil pour construire l'égalité et la souveraineté alimentaire. Cette publication est disponible dans 4 langues en anglais, français, Portugais, et Swahili

Télécharger le rapport :Women-Peasants-are-Women-French-

https://viacampesina.org/fr/les-femmes-paysannes-sont-des-femmes-la-violence-a-legard-des-femmes-rurales-en-afrique-australe-et-orientale-persiste/

Women Peasants Are Women : Portraying Violence against Rural Women in Southern and Eastern Africa
https://viacampesina.org/en/2025/09/women-peasants-are-women-portraying-violence-against-rural-women-in-southern-and-eastern-africa/

Publicación : “Las campesinas son mujeres” – Retratando la violencia contra las mujeres rurales en África del Sur y del Este
https://viacampesina.org/es/las-campesinas-son-mujeres-retratando-la-violencia-contra-las-mujeres-rurales-en-africa-meridional-y-oriental/

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Des promesses de Beijing aux ruines de Gaza : les femmes face à la guerre

À l'ONU, lundi, la scène avait tout d'un rituel : discours solennels, chiffres alarmants, appels à l'action. Mais derrière la gravité des mots, un constat s'imposait. Un quart (…)

À l'ONU, lundi, la scène avait tout d'un rituel : discours solennels, chiffres alarmants, appels à l'action. Mais derrière la gravité des mots, un constat s'imposait. Un quart de siècle après l'adoption d'un texte fondateur promettant de placer les femmes au cœur des efforts de paix, le monde reste plus violent que jamais – et les femmes, plus souvent victimes que décideuses.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/10/18/des-promesses-de-beijing-aux-ruines-de-gaza-les-femmes-face-a-la-guerre/?jetpack_skip_subscription_popup

« Trop souvent, nous nous réunissons dans des salles comme celle-ci, pleins de conviction et de détermination, sans finalement parvenir à changer véritablement la vie des femmes », a déploré le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, devant le Conseil de sécurité, reconnaissant que les ambitions affichées dans la résolution 1325 « n'ont pas véritablement changé la vie des femmes et des jeunes filles prises dans un conflit »

.

Ce texte, adopté en 2000 par le Conseil, avait pourtant marqué un tournant historique : pour la première fois, l'organisation affirmait que la paix ne pouvait être durable sans la participation active des femmes. Il ouvrait la voie à un vaste programme baptisé Femmes, paix et sécurité, destiné à transformer la manière dont la communauté internationale conçoit la guerre – non plus seulement comme un affrontement militaire, mais comme une crise humaine, où l'inégalité entre les sexes nourrit la violence et freine la réconciliation.

Cette nouvelle approche prolongeait l'élan né cinq ans plus tôt de la Déclaration et du Programme d'action de Beijing, premier cadre mondial pour l'égalité entre les sexes. Mais trois décennies plus tard, la promesse s'est effritée. En 2024, selon les Nations Unies, 676 millions de femmes vivaient dans un rayon de 50 kilomètres d'un conflit meurtrier, le plus haut niveau depuis les années 1990.

De Beijing à Gaza : la paix introuvable

Si les engagements politiques se multiplient, les réalités du terrain rappellent leur fragilité. « Les femmes continuent à bâtir la paix », a souligné Sima Bahous, directrice exécutive d'ONU Femmes, l'agence onusienne chargée de la défense des droits des femmes. Des travailleuses humanitaires au Yémen, en passant par les soldates de la paix République centrafricaine, l'ex-diplomate jordanienne a salué celles qui « réduisent la violence communautaire ». Mais elle a aussi dénoncé les « coupes budgétaires sans vision à long terme » qui minent le travail de terrain : « Elles ferment des cliniques, compromettent l'éducation des filles et érodent les chances de paix ».

À ses mots d'inquiétude a fait écho un cri de colère. Noura Erakat, avocate américaine d'origine palestinienne spécialisée dans les droits humains, a pris la parole « au nom de ses sœurs palestiniennes », privées de la possibilité de s'exprimer. Décrivant la guerre à Gaza comme un « génocide », elle a dressé un tableau insoutenable : « En 2024, le taux de fausse couche a augmenté de 300% à Gaza », a-t-elle affirmé, évoquant aussi les attaques contre les maternités et les cliniques, contraignant les femmes enceintes de l'enclave à « accoucher dans les toilettes publiques » ou « par ces césariennes sans anesthésie ».

Deux interventions, deux tonalités, mais une même idée : les femmes ne sont pas seulement des victimes de guerre, elles en sont aussi les témoins – celles qui refusent d'abandonner le lien entre la vie et la paix.

L'ombre des nouvelles technologies

À côté des récits de guerre, un autre champ de bataille s'impose : celui du numérique. Olga Ouskova, fondatrice du groupe Cognitive Technologies, une entreprise informatique basée à Moscou, a alerté le Conseil sur les dangers d'un monde où la technologie précède la morale. « Le développement de l'IA et des réseaux sociaux a ouvert la voie à une manipulation massive des consciences », a-t-elle averti. Selon elle, les femmes et les enfants sont « les premières victimes » de ces nouvelles formes de violence – qu'elles soient symboliques ou physiques, médiatiques ou militaires.

Pour cette pionnière de la robotique agricole, la menace est double : déshumanisation numérique d'un côté, automatisation létale de l'autre. « Il faut de nouvelles règles internationales sur la conduite des guerres utilisant des armes à base d'intelligence artificielle », a-t-elle plaidé, appelant aussi à la création d'un organe onusien chargé de détecter les deepfakes et les contenus manipulés destinés à attiser la haine.

Sa mise en garde technologique, venue de Russie, répondait étrangement aux avertissements de Noura Erakat venus de Gaza : deux univers, deux expériences, mais un même sentiment d'urgence face à une guerre qui se réinvente, échappant à la fois au droit, à la morale et à la raison.

Entre volonté et recul

Ces voix multiples renvoient à un paradoxe : jamais le discours sur l'égalité n'a été aussi présent, et jamais les reculs n'ont été aussi manifestes. António Guterres l'a rappelé : « Les femmes sont des leaders de la paix pour toutes et tous ». Pourtant, les faits démentent cette conviction. Dans plusieurs régions, les régimes autoritaires restreignent les droits des femmes ; ailleurs, les budgets consacrés à leur autonomisation sont rognés au profit des dépenses militaires.

« Notre monde n'a pas besoin qu'on répète cette vérité, mais de résultats qui l'incarnent »

Pour ONU Femmes, l'heure n'est plus aux déclarations, mais aux actes : imposer des quotas de femmes contraignants dans les négociations, sanctionner les violences sexuelles, financer directement les organisations locales dirigées par des femmes. C'est à ce prix, seulement, que l'esprit de 2000 pourrait reprendre vie.

Mais comme l'a résumé le chef de l'ONU, « notre monde n'a pas besoin qu'on répète cette vérité, mais de résultats qui l'incarnent ».

Une promesse à réinventer

Depuis la Déclaration de Beijing, en 1995, l'ONU a fait de l'égalité des sexes un pilier de la paix. Pourtant, le monde n'a jamais compté autant de femmes déplacées, violées ou assassinées. L'idéalisme des débuts s'est heurté à la realpolitik et à l'érosion du multilatéralisme.

Désormais, une évidence s'impose : pour que l'agenda Femmes, paix et sécurité survive, il ne suffit plus de convoquer des réunions périodiques, comme le traditionnel débat annuel de lundi au Conseil. Il faut redonner sens à l'engagement initial – non pas un hommage aux femmes victimes, mais un mandat de pouvoir pour celles qui refusent d'être effacées.

https://news.un.org/fr/story/2025/10/1157626

Donne, dalle promesse di Pechino alle rovine di Gaza
https://andream94.wordpress.com/2025/10/18/done-dalle-promesse-di-pechino-alle-rovine-di-gaza/

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Peine de mort en Iran : le régime craint le rôle pionnier des femmes

21 octobre, par Kurdistan au féminin — , ,
IRAN / ROJHILAT – La militante kurde d'Iran, Çîmen Ciwanrudî a déclaré que des menaces de mort directes sont proférées contre les femmes en Iran et qu'il est important à cet (…)

IRAN / ROJHILAT – La militante kurde d'Iran, Çîmen Ciwanrudî a déclaré que des menaces de mort directes sont proférées contre les femmes en Iran et qu'il est important à cet égard d'annoncer les noms des femmes détenues, de documenter les violations en prison, de mener des campagnes médiatiques et de s'adresser aux institutions internationales.

Les politiques oppressives du régime à l'encontre des femmes en Iran s'aggravent chaque jour. La prison d'Evin, située à Téhéran, est connue pour être l'une des prisons où les femmes qui résistent au régime sont le plus emprisonnées et risquent d'être exécutées. Des organisations internationales de défense des droits humains ont annoncé que la prison d'Evin détenait environ 70 prisonnières politiques, dont certaines risquent d'être exécutées. Des dizaines de femmes y sont détenues sous une forte oppression en raison de leur identité politique et de leur combat. Parmi elles figurent les femmes politiques kurdes Pakhshan Azizi et Warisha Moradi, menacées d'exécution.

Chimen Ciwanrudi, membre du Comité central de l'Association des militants politiques et des personnes en détresse en Iran, a déclaré que le régime tente d'intimider la société en menaçant les femmes de la peine de mort et qu'il a peur du pouvoir croissant des femmes.

Çîmen Ciwanrudî a déclaré que non seulement l'emprisonnement et la torture, mais aussi la menace directe d'exécution sont désormais appliqués, ajoutant : « Cette méthode vise à envoyer un message clair au public. Les femmes sont arrêtées dès qu'elles franchissent les limites fixées par l'État, sont soumises à de lourdes sanctions, et la peine de mort vise à les réduire au silence. Cette menace ne vise pas seulement à punir individuellement ; elle vise également à limiter les libertés des femmes au niveau sociétal, à affaiblir leur rôle de dirigeantes sociales et politiques et à créer un effet démoralisant sur la société dans son ensemble. »

Ciwanrudî, soulignant que les quatre femmes menacées d'exécution sont des militantes kurdes, a souligné que le régime iranien a historiquement combiné deux lignes d'oppression fondamentales. Ciwanrudî a déclaré : « D'une part, il vise à confiner strictement les femmes à des rôles sociaux patriarcaux et à limiter, opprimer et contrôler leur leadership dans la vie sociale, politique et culturelle dans tous les domaines. D'autre part, des politiques discriminatoires, d'exclusion et de marginalisation sont mises en œuvre contre tous les groupes minoritaires, en particulier les Kurdes, restreignant systématiquement leurs droits et leurs libertés. Le ciblage spécifique des militantes kurdes aujourd'hui représente l'intersection de ces deux lignes d'oppression et de répression, révélant clairement qu'une politique systématique d'oppression et d'intimidation est mise en œuvre, fondée à la fois sur leur genre et leur identité ethnique. »

« Le régime recourt désormais à la violence pure et simple. »

Çîmen Ciwanrudî a déclaré que le régime avait tenté par le passé de contrôler les femmes principalement par le biais de restrictions « juridiques », précisant que le port obligatoire du foulard et l'interdiction de certaines professions en étaient des exemples. Cependant, elle a affirmé que le leadership croissant des femmes dans les mouvements sociaux, notamment après le meurtre de Jîna Mahsa Amînî, avait poussé le régime à recourir à des méthodes plus dures. « Le régime recourt désormais à la violence flagrante. La menace d'exécution contre les femmes démontre que les mécanismes doux se sont complètement effondrés et ont été remplacés par des formes de punition politiques et dramatiques », déclaré Çîmen Ciwanrudî.

« Les femmes ne sont pas seulement des participantes mais aussi des pionnières du mouvement ‘Jin, Jiyan, Azadî' »

Çîmen Ciwanrudi a déclaré que les femmes étaient non seulement des participantes, mais aussi des dirigeantes du mouvement « Jin, Jiyan, Azadî », et que des personnalités comme Pakhshan Azizi et Varisheh (Warisha) Moradi étaient des symboles de ce leadership. Çîmen Ciwanrudi a déclaré : « La grave répression dont elles sont victimes n'est pas une simple attaque individuelle ; c'est une tentative de briser le leadership social des femmes et de détruire les symboles de la lutte pour la liberté dans la société. » Soulignant que la menace de peine de mort contre les militantes n'était pas une simple punition personnelle, Çîmen Ciwanrudi a déclaré qu'il s'agissait d'une manœuvre politique calculée visant à intimider la société dans son ensemble. « Ces menaces témoignent également clairement de la crainte du régime envers le pouvoir que les femmes ont acquis dans les sphères sociales et politiques et l'unité qu'elles ont créée au sein de la population », a ajouté Çîmen Ciwanrudi.

« La lutte unie est une nécessité stratégique »

Çîmen Ciwanrudî a déclaré que si la solidarité se développe aujourd'hui davantage symboliquement et par le biais des médias, l'unité organisationnelle totale n'a pas encore été atteinte entre les femmes du Kurdistan et les mouvements de femmes des autres régions d'Iran. Malgré cela, Çîmen Ciwanrudî a souligné que des femmes comme Pexşan, Werîşe, Şerife et Nergîs représentent un féminisme de résistance radical, affirmant : « La foi en la lutte unie des femmes est claire. Développer cette conviction aux niveaux stratégique et organisationnel est la tâche la plus fondamentale pour l'avenir. Par conséquent, la lutte unie est une nécessité stratégique dès maintenant. »

Ciwanrudi a noté que malgré la grave oppression dont sont victimes les femmes en prison, diverses formes de solidarité se sont développées. Il a souligné l'importance de rendre publics les noms des femmes détenues, de documenter les violations en prison, de mener des campagnes médiatiques en ligne et de faire appel aux institutions internationales. Il a également insisté sur la nécessité d'apporter un soutien juridique et psychologique aux familles, de protéger les avocats et de développer des campagnes conjointes avec les mouvements féministes internationaux. (Agence Mezopotamya)

https://kurdistan-au-feminin.fr/2025/09/28/peine-de-mort-en-iran-le-regime-craint-le-role-pionnier-des-femmes/

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Rapport du Haut Conseil à l’Égalité : Le viol, un crime massif et impuni

21 octobre, par Osez le féminisme — , ,
Rapport du Haut Conseil à l'Égalité : le viol, un crime massif et impuni – Osez le Féminisme alerte sur l'urgence d'une réponse politique et judiciaire à la hauteur Tiré de (…)

Rapport du Haut Conseil à l'Égalité : le viol, un crime massif et impuni – Osez le Féminisme alerte sur l'urgence d'une réponse politique et judiciaire à la hauteur

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/09/27/rapport-du-haut-conseil-a-legalite-le-viol-un-crime-massif-et-impuni/?jetpack_skip_subscription_popup

Le Haut Conseil à l'Égalité (HCE) publie aujourd'hui un rapport accablant sur le viol en France. Ses chiffres confirment l'analyse portée de longue date par le mouvement féministe : malgré l'explosion des plaintes depuis #MeToo, la justice française abandonne les victimes et laisse la majorité des violeurs impunis. L'association Osez le Féminisme (OLF) salue ce travail et appelle à l'adoption rapide d'une loi intégrale contre les violences sexuelles et sexistes.

Un crime sexiste, massivement commis par des hommes

Les données du HCE sont sans appel :

* En une seule année, 153 000 personnes majeures ont été victimes de viol et 217 000 d'agression sexuelle

* 93% des victimes majeures de viol sont des femmes, 84% des victimes mineures sont des filles.

* 97% des mis en cause pour viol sont des hommes ou des garçons.

Ces violences, nourries par une culture du viol persistante, traduisent une domination masculine systémique, qui ne cesse d'inverser la culpabilité : 21% des français·es (et 30% des 18-24 ans) pensent que les femmes « peuvent prendre du plaisir à être forcées ».

Un crime largement impuni

En 2023, 19 155 plaintes pour viol ont été enregistrées, soit à peine 12,5% des victimes déclarées.

* Seules 2 465 affaires ont été renvoyées devant une juridiction.

* Au final, 636 condamnations en Cour d'assises ont été prononcées, soit 0,4% des victimes déclarées et seulement 3,3% des plaintes déposées.

« La France tolère que le viol reste un crime sans conséquence. », dénonce Céline Piques, porte-parole d'Osez le Féminisme et rapportrice du rapport du Haut Conseil à l'Egalité sur le viol « L'embolie judiciaire est totale dès qu'il s'agit des violences sexistes. L'impunité est un choix politique. »

La vague #MeToo se heurte à l'inertie judiciaire

Depuis 2016, les plaintes explosent :

* +200% pour viols sur majeur·es (7 169 en 2016, 22 352 en 2024),

* +100% pour agressions sexuelles sur majeur·es (8 401 en 2016, 17 486 en 2024).

Mais les condamnations n'ont progressé que de 30% (de 1 017 à 1 300). Résultat, le taux de condamnation a été divisé par deux en moins de dix ans :

* En 2016, 1 plainte sur 15 aboutissait à une condamnation.

* En 2022, 1 plainte sur 30 seulement aboutissait à une condamnation.

Un système judiciaire sous-dimensionné pour un crime de masse

Même avec ces faibles taux, les viols représentent déjà 62% des crimes condamnés en 2023, bien plus que les homicides (25%) ou le terrorisme (0,7%).

Si toutes les plaintes allaient jusqu'au procès, il faudrait multiplier par dix le nombre de procès criminels en France.

Des condamnations de la France par la CEDH

En avril et septembre 2025, la Cour européenne des droits de l'homme a condamné à quatre reprises la France pour revictimisation judiciaire : interrogatoires fondés sur la culture du viol, refus de caractériser la contrainte, délais excessifs, qualifiant ces pratiques de « traitements inhumains et dégradants », de « discrimination » et de non « respect à la vie privée ».

Osez le Féminisme appelle à un sursaut politique : La condamnation par la CEDH de la France nous y oblige. Le Haut Conseil à l'Egalité le demande instamment et propose 61 recommandations pour changer de paradigme et mettre fin à l'impunité.

Pour Osez le Féminisme, l'impunité actuelle n'est pas une fatalité. Avec plus de 120 associations membres de la Coalition féministe pour une loi intégrale, nous appelons le gouvernement à :

* Adopter rapidement un projet de loi cadre intégrale, s'appuyant sur les 140 mesures déjà proposées, sans attendre que d'autres scandales ou condamnations internationales imposent un changement.

* Allouer dans le budget 2026-2027 les financements nécessaires tels que demandés : au moins les 2,6 milliards pour les violences sexistes et sexuelles, avec une part significative pour les violences sexuelles.

* Impliquer la société civile, les associations, les victimes elles-mêmes dans la construction et le suivi de la loi : ce sont elles qui vivent le parcours, elles connaissent les freins, elles doivent avoir une place dans l'évaluation.

* Renforcer les moyens de la justice : Cours d'assises, formation obligatoire des magistrats et magistrates, spécialisation des parquets.

* Garantir l'accompagnement des victimes : aide juridictionnelle automatique, déploiement de 300 structures pluridisciplinaires type Maisons des femmes, renforcement des UMJ et des centres de psychotraumatologie.

« Les femmes portent plainte. L'État doit répondre. Nous exigeons une loi intégrale contre les violences sexuelles, à la hauteur de l'urgence. » – Céline Piques, porte-parole d'Osez le Féminisme et rapportrice du rapport du Haut Conseil à l'Egalité.

https://osezlefeminisme.fr/rapport-du-haut-conseil-a-legalite-le-viol-un-crime-massif-et-impuni/

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Madagascar : la volonté d’une rupture radicale

21 octobre, par Paul Martial — , ,
Alors que les pressions internationales se multiplient pour exiger le rétablissement de l'ordre constitutionnel, les jeunes de la Gen Z et les salariés esquissent ce que (…)

Alors que les pressions internationales se multiplient pour exiger le rétablissement de l'ordre constitutionnel, les jeunes de la Gen Z et les salariés esquissent ce que pourrait être le Madagascar de demain.

Un nouveau pouvoir s'est installé à Madagascar en la personne du colonel Michel Randrianirina, dirigeant du CAPSAT (Corps d'Armée des Personnels et des Services Administratifs et Techniques), en charge de la logistique de l'armée. Cette unité, au terme de deux semaines de luttes exemplaires de la jeunesse malgache baptisée Gen Z, s'était rangée du côté des manifestants.

Pression et menace

Cette prise de pouvoir a été aussitôt dénoncée par Andry Rajoelina, désormais ancien président, considérant qu'il s'agit d'un coup d'État. Rappelons que lui-même était arrivé au pouvoir en 2009 dans des conditions similaires, il déclarait alors : «  Le pouvoir appartient à la population, c'est la population qui donne le pouvoir et qui reprend le pouvoir. »

Le « respect de l'ordre constitutionnel » est désormais entonné par tous les tenants de l'ordre établi. Macron n'est pas en reste : il met en garde contre les interférences étrangères dans la Grande Île, lui qui a organisé l'exfiltration de Rajoelina pour le soustraire à une éventuelle comparution devant la justice de son pays.

L'Union africaine (UA) tient un discours identique sur le respect de la Constitution. Elle offre à Rajoelina des marges de manœuvre en ouvrant la voie à une pression économique sur les nouvelles autorités du pays. La menace plane d'une suspension de l'aide, estimée à environ 700 millions de dollars par an, tant que l'ordre constitutionnel ne serait pas rétabli. Une UA qui passe pourtant son temps à entériner les mascarades électorales qui se déroulent sur le continent.

Construire l'après

Autre défi de taille : le risque d'une confiscation de la révolution. Lors du rassemblement sur la place du 13‑Mai à Antananarivo, la capitale, organisé pour rendre hommage aux victimes de la répression et fêter la victoire, les officiers de l'armée, les politiciens et les prêtres ont tenté, en vain, de reléguer les jeunes à l'arrière‑plan.
Cependant, la volonté largement partagée d'une rupture radicale avec l'ancien ordre politique reste vivace. Déjà, un « Manifeste citoyen pour une nouvelle gouvernance équilibrée à Madagascar » a vu le jour, et des réunions sont prévues pour discuter « d'un changement de système ».

Cette effervescence s'observe également du côté des travailleurs. A la compagnie aérienne Madagascar Airlines, par exemple, le syndicat a lancé un ultimatum exigeant le départ du directeur général, un ancien cadre d'Air France et de tous les consultants étrangers. En cas de refus, le syndicat appelle à ne plus obéir aux ordres de la direction et à constituer une instance collégiale chargée de la gestion de la compagnie.

Si la situation reste difficile, les jeunes et les travailleurs, conscients des expériences du passé, notamment celle de 2009, s'efforcent de construire collectivement un Madagascar nouveau.

Paul Martial

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Madagascar, la divine surprise d’une fraternisation des militaires avec la « génération Z »

21 octobre, par Michel Galy — , ,
Depuis le début de la crise malgache, les militaires, les gendarmes et les policiers s'étaient rangés aux cotés du président Rajoelina. Les hommes du CAPSAT, chargés notamment (…)

Depuis le début de la crise malgache, les militaires, les gendarmes et les policiers s'étaient rangés aux cotés du président Rajoelina. Les hommes du CAPSAT, chargés notamment des munitions, se sont déclarés les premiers en faveur des manifestants en provoquant un tournant décisif au sein de la majorité des forces sécuritaires qui devrait aboutir à la fin du régime. Le malheureux général nommé tout récemment dans la précipitation au poste de Premier ministre pour souder l'armée autour du pouvoir a pris la fuite en avion privé pour débarquer à l'Ile Maurice après avoir vu se refuser l'accès au terridoire de la Réunion.

Par la rédaction de Mondafrique -
13 octobre 2025

Un article de Michel Galy

Les militaires des services administratifs et techniques (CAPSAT)

MICHAËL RANDRIANIRINA, patron du CAPSAT

Les événements se sont accélérés ce samedi 11 octobre à Madagascar. Après l'insurrection soudaine de la « génération Z » il y a 15 jours et sa répression brutale (24 morts selon les Nations unies), le président Andry Rajoelina s'est rapproché de l'armée en nommant le 6 octobre un proche, le général Zafisambo comme nouveau premier ministre.

Comme dans un remake de prises de pouvoir récurrentes à Madagascar, les militaires du Capsat (corps d'armée des personnels et des services administratifs et techniques, contrôlant notamment les munitions ) se sont insurgés samedi dans une vidéo choc diffusée sur les réseaux sociaux contre la répression, et ont invité les autres armes à se rallier.

On a lors assisté en fin d'après midi à des scènes de liesse et de fraternisation avec les civils, tandis que les blindés du Capsat fonçaient avec la foule vers le centre ville , notamment vers Ambotsatova, devenu l'épicentre de la contestation politique.

Le gouvernement intérimaire et les responsables politiques, dont le Premier ministre qui a fui à l'Ile Maurice, sont aux abonnés absent, et le président Rajoalina aurait quitté la capitale , peut-être en direction de Majunga où des activités aériennes ont été observées, en vue d'une éventuelle exfiltration. Selon une autre version de dimanche , le président Rajoelina serait encore dans un lieu sécurisé de la capitale en espérant reprendre les commandes.

La culture du coup d'État

L' ironie de la situation ,encore floue et instable, est que Rajoelina, ancien DJ et maire de la capitale est arrivé au pouvoir par une insurrection similaire en 2009 , renversant son rival, le président Ravalomnana.

S'appuyant sur un clan et des hommes d'affaires aussi puissants que contestés, tel le milliardaire « Mamy » Ravatomanga, Rajoelina s'est maintenu au pouvoir à coup d'élections truquées et de distribution de prébendes. Malgré l‘acquisition discrète de la nationalité française en 2014 ( ce qui légalement le rendit inéligible), Andry Rajoelina est tenu en piètre estime par la diplomatie française, ce que vient de révéler Mondafrique dns une note confidentielle.

Les images de la vidéo des officiers du Capsat à Antananrivo en rappellent d'autres. Il ne s'agit pas pourtant pas d'un putsch devenu classique comme dans les trois pays du Sahel, mais d'un processus en cours rappelant la victoire récente de la « Génération Z « au Népal en empruntant aussi des formes typiquement malgaches de la contestation et de la chute des régimes successifs.

Révolutions populaires et directoires militaires.

Depuis 1972, Madagascar, un des pays les plus pauvres de la planète, connaît des crises successives , marquées par des pillages et des violences sporadiques, une corruption rampante, et l'exclusion constante des plus déshérités, notamment en Imerina, sur les Hautes terres, les descendants d' « Andevo » (anciens esclaves d'une société encore castée), sujet tabou s'il en est.

Effectivement la révolution populaire de 1972 renversa un pouvoir très inféodé à Paris , si ce n'est ouvertement néo colonial, de Philibert Tsitsiranana, premier président malgache après l'indépendance formelle de 1960.

Sa chute, en 1972 entraîna paradoxalement la prise de pouvoir par un directoire militaire, du général Ramanantsoa au colonel Ratsimandrava dont la très brève présidence( six jours) s'acheva par son assassinat en février 1975.

Du très long règne chaotique du capitaine de frégate – puis amiral Didier Ratsiraka(1975 1993 puis 1997 2002), de la prise de pouvoir de Marc Ravalomanana ( 2002 2009) à celle du jeune putschiste Andry Rajoelina en 2009, on retiendra le véritable tabou pour la culture malgache des assassinats d'opposants, qui provoquèrent irrémédiablement leur chute. Les 24 victimes civils de la récente insurrection, et hier le premier soldat du Capsat tombé pour défendre la population devraient marquer la fin plus ou moins proche du régime Rajoelina.

Partie d'une révolte du petit peuple à propos des coupures de l'eau et de l'électricité, le mouvement s'est radicalisé, comme ailleurs , par l'activité de très jeunes militants de la « Gen Z 261 » sur le serveur Discord- avant de passer dans le réel des manifestations des rues et de l'interposition de l'armée.

Il y a un modèle ancien des mouvements cycliques des « rotaka » (émeutes violentes ) à Madagascar, marquée par des pillages de commerces , notamment de la minorité karane, d'incendies et d'anomie -où les déshérités se revanchent par la violence. Rien de tel dans le « modèle népalais » et asiatique, où l'armée désignerait un civil de consensus pour une brève transition avant des élections libres. Personne ne peut dire encore quel modèle politique va l'emporter.

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Maroc : la jeunesse se soulève

21 octobre, par Laila Abed Ali — , ,
Depuis fin septembre 2025, le Maroc connait une vague de mobilisations sans précédent portée par des jeunes. Ce mouvement, dénommé GenZ 212, s'inscrit dans une tendance (…)

Depuis fin septembre 2025, le Maroc connait une vague de mobilisations sans précédent portée par des jeunes. Ce mouvement, dénommé GenZ 212, s'inscrit dans une tendance mondiale : au Népal, à Madagascar dont le président vient de fuir le pays, en Serbie, avec la Palestine, partout dans le monde des jeunes se lèvent pour dénoncer l'oppression, les inégalités, la corruption, et le manque d'action des États. Le Maroc ne fait plus exception.

Tiré du Journal des alternatives.

Un cri né d'un drame

Au cours des deux derniers mois, plusieurs femmes ont perdu la vie après des césariennes à l'hôpital public Hassan II d'Agadir. Pour beaucoup, ces drames ne sont plus vus comme des cas isolés, mais comme le signe d'un système de santé à bout de souffle.

Depuis des années, la population marocaine dénonce les failles du système de santé et la dégradation des services publics. Les écoles manquent de moyens, les soins sont souvent inaccessibles et les jeunes peinent à trouver un emploi stable. Le taux de chômage chez les 15 à 24 ans dépasse les 35 %, un chiffre qui alimente la frustration et la perte d'espoir.

À cela s'ajoute un sentiment d'injustice. Beaucoup reprochent à l'État de mettre l'accent sur les grands chantiers visibles, comme les routes, les stades et les projets liés à la Coupe du monde 2030, alors que la santé et l'éducation restent délaissées. Ainsi, derrière les images de modernité, la vie quotidienne de millions de jeunes reste difficile.

GenZ 212 : « Nous voulons des hôpitaux, pas des stades »

GenZ 212 est un collectif jeune, informel, sans tête unique clairement identifiée. Le mouvement s'est répandu très vite grâce aux réseaux sociaux : Discord, TikTok, Instagram.

Les manifestations viennent de partout au Maroc, des grandes villes comme Casablanca et Rabat, mais aussi de villes plus petites, rurales ou éloignées. Elles sont composées de différents milieux : étudiant, du monde du travail, mais aussi des cadres et de jeunes en situation de chômage.

Dans un manifeste publié en ligne, le mouvement GenZ 212 a énoncé plusieurs revendications précises. Les jeunes demandent avant tout un accès égal à une santé publique de qualité, partout au Maroc et sans discrimination. Le manifeste réclame aussi une éducation publique plus performante et véritablement accessible, avec de meilleures conditions pour les élèves comme pour le personnel enseignant.

L'emploi figure également parmi leurs priorités : ils veulent plus d'opportunités, de formations et de soutien, surtout pour celles et ceux qui vivent dans les zones rurales. À cela s'ajoute une exigence de justice sociale et de transparence dans la gestion publique, ainsi qu'une lutte réelle contre la corruption. Enfin, les manifestants et manifestantes appellent au respect des libertés publiques, notamment la liberté d'expression et le droit de manifester pacifiquement. Leur mot d'ordre résume bien l'esprit du mouvement : « Nous voulons des hôpitaux, pas des stades ».

Déroulement des manifestations : mobilisation, tensions et arrestations

Les manifestations ont débuté le 27 septembre dans plusieurs villes du pays, notamment à Rabat, Casablanca, Agadir, Marrakech et Tanger.

À l'origine, le mouvement GENZ 212, s'inscrivait dans une démarche résolument pacifique. Les rassemblements se tenaient en journée, dans les lieux publics, avec des revendications claires et légitimes. Ces jeunes manifestaient avant tout leur désir de changement dans le respect et la non-violence.

Cependant, au fil des soirées, la tension est montée dans certaines villes, et la réponse des autorités s'est durcie. Des interventions policières ont été signalées, accompagnées d'arrestations arbitraires, d'actes de répression et d'un usage disproportionné de la force. Face à ces pressions, quelques débordements ont eu lieu, mais ils restent marginaux et ne sauraient masquer l'esprit initial du mouvement, fondé sur la justice et la détermination citoyenne.

Selon les chiffres officiels, les autorités ont procédé à 409 arrestations, et 286 personnes ont été gravement blessées. Plusieurs jeunes sont aujourd'hui poursuivis en justice : à Salé, certains ont été condamnés à des peines allant de 15 à 20 ans de prison pour des actes qualifiés de vandalismes, à Agadir, un jeune homme a écopé de quatre ans de prison et d'une lourde amende pour « incitation via les réseaux sociaux ».

Entre attentes sociales et réponses politiques limitées

Le gouvernement est resté longtemps silencieux, malgré l'ampleur croissante des manifestations. Lors de son discours d'ouverture du Parlement, le roi Mohammed VI a rappelé l'importance des prochaines élections et le rôle central que devra y jouer la jeunesse. Un message perçu comme une invitation au renouvèlement politique, tandis que beaucoup regrettent l'absence de réponses concrètes du gouvernement aux attentes de réformes sociales et économiques.

GenZ 212 rappelle que beaucoup de jeunes ressentent un sentiment d'abandon. Ils estiment que les politiques publiques n'écoutent pas leurs besoins réels. Ils veulent un État plus proche, qui soit là pour les soins, pour l'école, et pour l'équité. Ce sont des revendications de dignité.

Le mouvement montre combien les nouvelles générations peuvent s'organiser en ligne, avec rapidité, sans structure hiérarchique visible. Leur capacité à se mobiliser de manière autonome traduit une conscience citoyenne en pleine affirmation, une énergie collective dont le pays semblait avoir besoin pour se battre pour ses droits.

Une génération consciente de ses droits

Le mouvement GenZ 212 n'est pas qu'un simple éclat de colère. Il exprime un besoin urgent de justice sociale, de rééquilibrage des priorités nationales, et de soin aux plus vulnérables. Il rappelle que les promesses politiques doivent se concrétiser. Le Maroc traverse une période décisive. Le gouvernement a devant lui une possibilité : répondre aux attentes, et restaurer la confiance. Ou au contraire, laisser la frustration grandir, avec toutes les conséquences que cela pourrait entrainer.

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Gaza. Les États arabes et musulmans face au plan Trump

Si elle permet l'arrêt des massacres, la sortie de guerre proposée par le président étatsunien n'augure rien de bon pour le peuple palestinien à Gaza et en Cisjordanie. Elle ne (…)

Si elle permet l'arrêt des massacres, la sortie de guerre proposée par le président étatsunien n'augure rien de bon pour le peuple palestinien à Gaza et en Cisjordanie. Elle ne met pas un terme à la politique aventuriste d'Israël dans la région. Une réalité qui ne pousse pas pour autant les États de la région à revoir leur manière de traiter avec Donald Trump.

Tiré d'Orient XXI.

Commençons par dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas : le plan Trump, du nom du président étatsunien, ne vise pas à instaurer une paix durable dans la région. Il ne vise pas non plus à reconstruire Gaza, ni à servir les intérêts de sa population, ni à créer un État palestinien, ni à accorder aux Palestiniens, détenteurs légitimes de cette terre, les droits d'une citoyenneté pleine au sein d'un seul État binational, démocratique et laïc, répondant aux idéaux des systèmes occidentaux.

À court terme, ce plan vise à atteindre trois objectifs principaux : le premier est la libération des otages en échange d'un certain nombre de prisonniers palestiniens. Le deuxième objectif — qui a échoué entretemps — était pour Donald Trump de décrocher le prix Nobel de la paix. Le troisième, et sans doute le plus important, est de sauver la réputation d'Israël, entachée par deux ans de massacres dans les territoires occupés.

À moyen et long terme, le plan vise quatre objectifs. Le premier est d'établir l'hégémonie de Tel-Aviv sur la région, en rendant notamment obsolètes les frontières traditionnelles et en garantissant à Israël une liberté de mouvement pour frapper qui il veut, quand il veut et où il veut. Il bénéficiera pour ce faire d'une couverture logistique et de l'assistance de tous les pays de la région qui abritent des bases américaines ou qui entretiennent des relations militaires stratégiques avec les États-Unis.

Le deuxième objectif consiste à exploiter davantage les fonds du Golfe pour financer le Conseil de la paix qui serait présidé par Donald Trump (1), la force de stabilisation internationale qui l'accompagnera et préparer le plan de développement économique de Trump pour Gaza, qui sera mis en œuvre par ce même conseil (2). C'est sans doute à ce plan que le ministre des finances israélien, Bezalel Smotrich, faisait référence en septembre 2025, en qualifiant Gaza de « bonanza » de l'immobilier, c'est-à-dire une occasion en or pour un enrichissement facile et rapide. Smotrich avait alors déclaré qu'Israël avait mis en place des plans, en coordination avec les États-Unis, qui se trouvaient sur le bureau de Trump, en attente d'exécution. Une sorte de projet « Riviera + ». Un conseil consultatif économique nommé par Trump, toujours dans le cadre de son plan de paix, permettra de faire de Gaza une ville semblable aux cités miracles du Golfe, avec la participation de magnats venus du monde de l'immobilier et des affaires.

Le troisième objectif est l'élimination de toute forme de résistance dans les territoires occupés, la liquidation de la cause palestinienne et le déplacement forcé de la population qui ne peut pas être enrôlée comme main-d'œuvre dans les projets de construction de Trump et de ses collaborateurs. Le but est d'éradiquer l'idée même de la résistance dans la région et de parvenir à un changement de régime en Iran, à travers des stratégies d'isolement — international et régional — et de désarmement — direct ou en empêchant tout soutien politique et financier.

Quatrième et dernier objectif : normaliser la présence d'Israël dans la région et ses relations avec tous les pays arabes, en particulier l'Arabie saoudite. Il s'agit de fournir à cette dernière une porte de sortie pour revenir sur sa position ingénieuse faisant de la création d'un État palestinien la condition préalable de sa normalisation avec Israël.

Des États conscients des objectifs d'Israël

Plusieurs États arabo-musulmans (3) ont salué ce plan en essayant de mettre en avant, aux yeux de leurs populations, les objectifs réalisés : le cessez-le-feu, l'entrée de l'aide, le refus du déplacement forcé et de l'annexion, le retrait complet des forces israéliennes et la création d'un État palestinien. Cela n'empêche pas qu'ils soient conscients des objectifs cités plus haut. Ils sont toutefois contraints d'accepter le plan Trump, et même de faire pression sur le Hamas, ainsi que sur la résistance et sur l'Autorité palestinienne, afin qu'ils acceptent le plan Trump, au vu des exigences et des menaces, explicites ou voilées, qu'ils subissent eux-mêmes. On peut citer, à titre non exhaustif, le raid israélien contre Doha, le rappel sans cesse des difficultés économiques de l'Égypte, des problèmes que pose le barrage de la Renaissance dont l'Éthiopie vient de finir la construction, et qui risque d'affecter la part de l'Égypte des eaux du Nil, et les plaintes de Tel-Aviv contre Le Caire, auprès des États Unis, pour avoir posté dans le Sinaï un nombre de soldats et d'armements qui dépasse ce qui été prévu par les accords de paix de Camp David. Enfin, les États du Golfe n'oublient pas le discours de Donald Trump lors de son premier mandat (2017 – 2021) où il a évoqué un appel téléphonique avec le roi d'Arabie saoudite, Salman Ben Abdelaziz Al-Saoud, à qui il avait demandé de payer pour la protection américaine (4). Sans quoi…

Pour traiter avec Trump, ces États arabo-musulmans suivent la même approche adoptée par les pays européens : ils le flattent, évitent de le contredire publiquement et ne lésinent pas sur les offrandes. Ils tentent ensuite de faire évoluer sa position, ou du moins de l'interpréter après coup à l'aune de leurs priorités : s'ils ne peuvent les réaliser, ils tentent au moins de sauver la face devant leur opinion publique.

Or, cette approche pose deux problèmes fondamentaux dans le contexte actuel. Lors de sa conférence de presse avec Donald Trump à la Maison Blanche le lundi 29 septembre 2025, Benyamin Nétanyahou avait défini les priorités d'Israël, à savoir : la libération des otages, le désarmement du Hamas et son éradication, le démantèlement de toute capacité militaire à Gaza, la garantie de la liberté de mouvement et du contrôle sécuritaire israélien sur Gaza et le maintien d'une présence militaire permanente autour de Gaza. Celles-ci sont stipulées de manière claire et sans équivoque dans les clauses du plan, auquel Trump affirme son soutien sans réserve. Les priorités des pays arabo-musulmans, si elles sont mentionnées dans le plan, sont en revanche vagues et ambiguës. Elles dépendent de négociations aux contours indéfinis, et sont conditionnées à la réalisation de tâches quasi impossibles à mettre en œuvre, comme la démilitarisation de Gaza. Leur évaluation est laissée à la discrétion du Conseil de la paix présidé par Trump, qui serait secondé par Tony Blair, l'ancien premier ministre britannique impliqué dans un nombre de scandales financiers, et un des acteurs de l'invasion de l'Irak en 2003.

Comment résister aux États-Unis ? Comme l'Europe ou comme la Russie ?

Le second problème, plus important, mais aussi plus simple à comprendre, est que cette approche de flatterie et ces tentatives de séduction et d'interprétation se sont révélées vaines du côté européen, tant sur le dossier ukrainien qu'en matière de guerres commerciales et de droits de douane.

En réalité, la seule approche qui a porté ses fruits avec Trump jusqu'à présent est celle adoptée par la Russie : poursuivre ses propres objectifs sans accorder le moindre poids aux paroles et aux positions du président étatsunien, puis savourer les revirements successifs de ce dernier, qui lui ont valu le surnom de TACO de la part de ses opposants pour « Trump Always Chickens Out » (« Trump se dégonfle toujours »). Il en est de même côté chinois où la réciprocité est de mise face aux menaces économiques et commerciales, tout en signifiant être prête pour une confrontation militaire si nécessaire.

Ironiquement, Trump lui-même a recommandé d'adopter cette approche pour faire face aux actes d'intimidation. Il l'a préconisé lors de la fameuse entrevue avec le roi Abdallah II de Jordanie à la Maison Blanche en février 2025, où il l'a enjoint à accueillir les Palestiniens déplacés de Cisjordanie, après lui avoir rappelé les bienfaits des États-Unis envers son pays. Durant cette rencontre, Trump avait déclaré que, devant les tentatives d'intimidation du Hamas, il fallait poser des limites, car toute concession serait contreproductive.

Tout ceci ne devrait-il pas inciter les États arabes et musulmans à repenser leur méthode consistant à faire pression sur la résistance palestinienne pour qu'elle accepte le plan de Trump ? L'ouverture des « portes de l'enfer », comme ne cessait de menacer Trump, n'aurait-elle pas pu constituer pour les Palestiniens une occasion historique d'exploiter le soutien international croissant et sortir, par ces mêmes portes, de l'enfer dans lequel Israël les a plongés avec le soutien des États-Unis, depuis le 7 octobre 2023 ?

Maintenant que le Hamas a accepté la mise en œuvre de la première phase du plan — libération des otages en échange d'un cessez-le-feu, entrée de l'aide, libération d'un nombre important de prisonniers palestiniens et un retrait limité des forces israéliennes —, un sommet mondial s'est tenu à Charm El-Cheikh, à l'initiative de l'Égypte — auquel ni le prince héritier saoudien, ni le président des Émirats arabes unis n'ont participé —, pour obtenir une reconnaissance internationale de son rôle dans la région. Trump, qui n'a pas osé inviter les dirigeants arabes à signer son plan lors de sa présentation à Washington le 29 septembre, a saisi l'occasion de ce sommet pour promouvoir à la hâte et légitimer internationalement son plan machiavélique et ambigu d'un nouveau Proche-Orient. Il n'a pas hésité non plus à lancer des invitations au sommet égyptien, une démarche inhabituelle qui fait fi du protocole. Il ne serait pas surprenant qu'une démarche soit ensuite entreprise auprès des Nations unies pour faire adopter le plan de Trump, à l'image de la déclaration de New York de la France et de l'Arabie saoudite.

L'impossible paix sans les Palestiniens

Rappelons que cette déclaration a servi de base pour introduire l'idée du désarmement du Hamas et de la réforme de l'Autorité palestinienne comme conditions pour toute action internationale future (5), tout en omettant de demander des comptes à Israël pour les crimes qu'il commet.

Le problème de ces déclarations, tout comme celui des accords d'Abraham (6), est qu'elles ne s'attaquent jamais aux problèmes de fond. Elles prennent l'avis de tout le monde sans prendre en compte celui des principaux concernés, les Palestiniens, ni même les inviter à participer. Elles tentent ensuite de manœuvrer habilement pour réaliser des desseins complexes, élaborés à des milliers de kilomètres de là où les choses se passent, afin d'instrumentaliser la communauté internationale ou régionale pour atteindre des objectifs très éloignés d'une solution juste au conflit, respectant l'équilibre des intérêts des parties et prenant en compte la réalité du terrain. Et l'on s'étonne ensuite que le conflit ne se résolve pas. De l'art de reprendre toujours le même modus operandi en s'attendant miraculeusement à un résultat différent.

Notes

1- Ce Conseil de la paix rappelle l'idée du Conseil de tutelle qui avait accompagné la création de l'Organisation des Nations unies (ONU) et dont le rôle était de surveiller l'administration des territoires sous mandat, afin de les faire progresser vers l'autonomie ou l'indépendance. Ironique quand on pense aux conséquences du mandat britannique sur la Palestine.

2- C'est la seule explication à l'élaboration de nouveaux plans à but lucratif qui ignorent le plan de reconstruction supervisé par l'Égypte en coordination avec l'ONU et diverses organisations concernées, et qui a été adopté lors du sommet extraordinaire de la Ligue arabe autour de la Palestine en mars 2025, et salué par l'ONU, l'Union européenne et même les États-Unis.

3- Il s'agit des représentants de huit États arabes et musulmans : l'Arabie Saoudite, l'Égypte, les Émirats Arabes Unis, l'Indonésie, la Jordanie, le Qatar, la Turquie et le Pakistan avaient rencontré Trump durant l'Assemblée générale de l'ONU pour discuter son plan.

4- « Trump : Saudis need to pay if they want US troops to stay in Syria », Al Jazeera, 4 avril 2018.

5- Michael D. Shear, Steven Erlanger and Roger Cohen, « Behind Europe's Anguished Words for Gaza, a Flurry of Hard Diplomacy », The New York Times, 10 août 2025.

6- Vivian Nereim, « Why Trump's Abraham Accords Have Not Meant Mideast Peace », The New York Times, 13 juillet 2025.

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Contre le fascisme tardif : être ce qu’ils craignent. Entretien avec Alberto Toscano

21 octobre, par Alberto Toscano, Pablo Elorduy — ,
Ces quinze dernières années, l'extrême droite 2.0 est devenue presque partout un phénomène de masse, un moteur électoral, tant parmi ceux qui votent pour elle que parmi ceux (…)

Ces quinze dernières années, l'extrême droite 2.0 est devenue presque partout un phénomène de masse, un moteur électoral, tant parmi ceux qui votent pour elle que parmi ceux qui la craignent, mais aussi un sujet éditorial attrayant. Des dizaines d'essais ont traité, avec plus ou moins de succès, de la montée d'une série de tendances qui semblaient avoir disparu à l'époque de la prétendue « mondialisation heureuse » et qui sont revenues en force après l'effondrement de Lehman Brothers et le réveil de l'austérité militarisée.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Dans cet entretien, le philosophe Alberto Toscano revient sur l'histoire du fascisme et défend l'usage actuel de cette catégorie, en particulier dans un monde bouleversé par le génocide en cours à Gaza. Son ouvrage Fascisme tardif : Généalogies de l'extrême-droite contemporaine (éditions de la Tempête, 2025) figure parmi les plus suggestifs de la production consacrée à la nouvelle jeunesse — ou seconde réincarnation — du fascisme, notamment parce qu'il refuse de limiter le sens du mot « fascisme » aux seules expériences italienne et allemande des années 1930-1940 et déplace l'enquête vers les expressions fascistes du monde libéral antérieures à ces expériences — plus précisément vers le crime des incursions coloniales.

Toscano relie en outre l'histoire du fascisme au présent, et plus précisément au génocide en cours à Gaza, soutenu et financé par des dirigeants qui n'ont pas été, et ne seront pas, fascistes, mais qui n'en partagent pas moins des désirs et des horizons communs avec les leaders d'extrême droite.

***

Pablo Elorduy – Que représente Israël aujourd'hui pour l'idée du fascisme tardif ?

Alberto Toscano – On peut commencer par rappeler brièvement le débat sur le fascisme en Israël même, débat assez ancien qui, comme beaucoup de questions abordées dans le livre, démarre dans les années 1970. La toute petite gauche antisioniste en Israël s'est alors mise à discuter — surtout après l'ascension de Menachem Begin, de la possibilité de qualifier Israël de forme sui generis de fascisme. C'est intéressant et symptomatique, parce que le cas israélien montre très bien comment la catégorie de fascisme peut servir non seulement à nommer et analyser, mais aussi à occulter certains phénomènes. Ainsi, au sein d'un sionisme libéral — si le terme a encore un sens, sans doute moins aujourd'hui qu'hier —, l'idée d'une fascisation d'Israël a aussi servi à justifier ou légitimer le sionisme dans sa forme classique. On véhiculait l'idée que le fascisme pouvait n'être qu'une dérive, un moment de crise.

Pablo Elorduy – D'où vient cette idée d'assimilation entre sionisme classique et fascisme ?

Alberto Toscano – L'un des courants les plus intéressants de cette dissidence antisioniste de gauche — microscopique mais très productif intellectuellement — fut un groupe trotskiste des années 1970. Il critiquait vigoureusement le fait que certains communistes israéliens qualifient la période Begin de fasciste, car cela normalisait, selon eux, ce qui avait précédé. On observe également cette tendance quand de nombreux centristes, progressistes et libéraux, présentent le fascisme non comme un produit potentiel ou dialectique du statu quo, mais comme une violation, une exception. Ce discours perdure. Dans Haaretz, on lit quantité d'articles, publiés à divers moments critiques de la politique israélienne, parlant de fascisme. Le dernier épisode, très révélateur, fut la crise autour de la Cour suprême, avant le 7 octobre 2023.

Pablo Elorduy – Dans quel sens ?

Alberto Toscano – Dans des entretiens avec des intellectuels sionistes libéraux et progressistes, on entendait : « si la réforme autoritaire de la Cour suprême voulue par le gouvernement Netanyahou est adoptée, nous entrerons dans une logique de fascisation où, par exemple, la police viendra chez les gens les sortir de leur lit ; l'armée aura licence de faire ce qu'elle veut… ». Sans s'en rendre compte, ils décrivaient exactement ce que vivent les Palestiniens dans les territoires occupés — et nombre de Palestiniens qui sont officiellement citoyens d'Israël depuis 1948. Aujourd'hui, le discours sur le fascisme offre aussi cette possibilité d'auto-exonération d'un libéralisme, d'un centrisme, qui considère comme des exceptions des phénomènes qu'il a produits — ou dont il est complice.

Pablo Elorduy – Nous voyons aujourd'hui l'extrême droite internationale tomber dans les bras d'Israël.

Alberto Toscano – La question est bien de savoir comment et pourquoi l'extrême droite internationale, cette internationale fasciste–tardif en train de se recomposer partout, s'identifie autant à Israël au moment où celui-ci déploie sa violence coloniale la plus extrême : génocidaire, exterminatrice. On peut l'interpréter de multiples façons selon les contextes, mais ce qu'on observe ici, c'est la façon dont l'histoire profonde et la préhistoire du fascisme — sa relation constitutive avec le colonialisme et le capitalisme racial — font qu'Israël apparaît, aux yeux d'une droite raciste, occidentalisée, suprémaciste, comme l'affirmation, presque utopique, de ses idées : la possibilité d'être libre de dominer l'autre — l'autre racialisé, l'indigène — en toute impunité, au sein d'une société néolibérale, capitaliste et technologiquement avancée.

Pablo Elorduy – Il y a une identification absolue.

Alberto Toscano – C'est comme si l'inconscient colonial de la droite pouvait désormais s'exprimer librement. Bien sûr, la situation diffère en Inde ou en Amérique latine, mais, dans le cas européen, c'est « parfait » : cette identification à un État ethnocratique qui mène une guerre d'extermination permet en même temps à l'Europe de s'immuniser — ou de se blanchir — de l'accusation d'antisémitisme et de racisme, et d'être identifiée à l'Holocauste. C'est pourquoi j'ai trouvé grotesque, mais symptomatique, la tenue, fin mars 2025, à Jérusalem d'une rencontre « pour la défense du monde juif » avec des fascistes au passé et au présent antisémites.

Pablo Elorduy – La référence fondamentale est les États-Unis, où il n'y a pratiquement aucune différence dans le traitement réservé à Israël entre l'establishment du Parti Démocrate, les Républicains et Trump. Comment fonctionne cette adhésion dans ce cas ?

Alberto Toscano – Dans la version spécifiquement étatsunienne, tout l'imaginaire du sionisme chrétien nationaliste extrême joue aussi : une identification ouverte, quasi irréfléchie, au colonialisme racial. C'est une logique différente, peut-être plus significative et plus nocive. On peut y rattacher la déclaration du chancelier allemand selon laquelle les Israéliens font « notre sale boulot ». Elle part de l'idée que tout acte de guerre ou de violence israélien relève par définition de la légitime défense. Israël serait le fer de lance de l'Occident, et la violence qu'il déchaîne serait toujours une contre-violence. D'où, symptôme parlant, ce message du ministère allemand des Affaires étrangères condamnant l'« agression iranienne » avant même le tir de missiles iraniens, mais après le bombardement de Téhéran par Israël.

Pablo Elorduy – Vous avez déjà rappelé que des pratiques fascistes, intolérables à l'intérieur des sociétés européennes, étaient tolérées et applaudies lorsqu'elles visaient des nations colonisées. Avons-nous oublié cet héritage ?

Alberto Toscano – Dans sa forme classique, c'est l'analyse qui se trouve dans le Discours sur le colonialisme, d'Aimé Césaire, et c'est la logique de ce qu'on appelle désormais assez couramment le « boomerang » colonial. On peut comprendre le fascisme comme le moment où ces méthodes et violences coloniales — et les idéologies raciales qui vont avec — franchissent la frontière sacrée de l'Europe. Mais elles n'ont jamais été exceptionnelles pour leurs victimes coloniales ou indigènes. C'était tout l'argument de la pensée noire radicale anticolonialiste dès les années 1920-1930. Le milieu des années 1930 est une conjoncture cruciale : l'invasion italienne de l'Éthiopie en 1935 et, bien sûr, la guerre d'Espagne en 1936.

Pablo Elorduy – Que se passe-t-il alors ?

Alberto Toscano – Le Komintern et l'Union soviétique changent de stratégie : on passe de l'idée « classe contre classe », de l'antagonisme total contre le fascisme et contre la social-démocratie, à une logique de Front Populaire. Et dans cette logique, en 1935 — ainsi que dans les débats sur la Société des Nations —, s'installe l'idée qu'il faut distinguer entre un impérialisme raciste/fasciste et un impérialisme « démocratique », qui fonctionnerait comme un moindre mal.

Face à cela, toute une série d'intellectuels radicaux, communistes, marxistes venus du monde colonial, mais en diaspora à Paris et à Londres, élaborent une autre tendance de la pensée critique du fascisme, qui met sur la table la relation fondamentale entre fascisme et colonialisme. Ils disent : ce que vous tenez pour abomination ou exception, c'est notre expérience du colonialisme — y compris du colonialisme français, britannique, « démocratique » et libéral. On pense aux textes de George Padmore (1903-1959), d'Aimé Césaire (1913-2008), de C. L. R. James (1901-1989) et d'autres.

C'est à ce moment et pour cette raison que ces dissidents quittent le Komintern et la Troisième Internationale, puis développent diverses dissidences marxistes et socialistes. Dans le cas de l'invasion de l'Éthiopie, ils tentent de construire un discours de solidarité internationale autour de l'idée de sanctions ouvrières, de boycott ouvrier. C'est intéressant, car c'est la même tradition qui sera explicitement invoquée contre l'apartheid et contre la dictature au Chili. Elle se diffuse surtout parmi les travailleurs des ports, les marins.

Pablo Elorduy – Un héritage dont la gauche continentale se souvient peu.

Alberto Toscano – Il importe non seulement de voir comment se développe, au sein d'une pensée anticapitaliste et anticoloniale, une perspective politique très différente, mais aussi de se rappeler qu'elle résulte d'une série de débats stratégiques et pratiques. Ces autres théories du fascisme émergent au moment même où l'antifascisme « officiel » — libéral, ou, pour les années 1930, celui de la Troisième Internationale — traite le colonialisme occidental libéral comme un moindre mal. C'est un rappel très important aujourd'hui.

Pablo Elorduy – Le débat se joue aussi aux États-Unis, sur fond de ségrégation raciale, avant le mouvement des droits civiques.

Alberto Toscano – Oui, avec d'autres inflexions, dont cette idée — l'une des citations qui ouvrent mon livre — formulée par le poète Langston Hughes (1901-1967) : ce que les Européens découvrent comme nouveau avec le fascisme est très familier à celles et ceux qui ont connu l'esclavage, mais aussi tout le régime d'apartheid de Jim Crow qui a régi une large part des États-Unis.

Pablo Elorduy – À gauche, on a toujours revendiqué des utopies. Or l'expérience montre que l'utopie traverse les idéologies et, très souvent, est par définition exclusive. L'Utopie de Thomas More (1478-1535) l'était déjà ; aujourd'hui, on voit qu'Israël, à sa manière, propose sa propre utopie, avec l'aide de Trump et de ses vidéos pleines d'apparat et de casinos. La gauche doit-elle problématiser sa revendication de l'utopie ?

Alberto Toscano – Les mouvements radicaux européens ont entretenu des relations très complexes — et assez problématiques — avec le colonialisme, y compris dans les utopies concrètes qu'ils ont proposées.

Il y a quelques années, je travaillais sur les écrits du géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905). À certains moments, nombre de révolutionnaires exilés au XIXe siècle — anarchistes, mais aussi communistes —, surtout après les défaites de 1848 et de la Commune de Paris, ont tenté de construire des îles, des enclaves utopiques, mais dans des situations de colonialisme de peuplement. Et il y a un débat, chez les anarchistes français, sur la possibilité de « coloniser », non pas au sens de dominer, mais au sens de trouver des terres libres, inoccupées.

La question de la décolonisation de l'utopie est complexe. Si l'on regarde la science-fiction, notamment étatsunienne, avec tous ses fantômes historiques, on voit à quel point l'idée du colonialisme de peuplement est sédimentée dans ses récits.

Pablo Elorduy – L'utopie de droite se développe sans ces problématiques.

Alberto Toscano – Je pense qu'il existe une ambivalence, et aussi de fortes contradictions, au sein des droites, y compris la droite radicale ou extrême contemporaine, quant à ce qu'est l'utopie. L'une des raisons pour lesquelles j'ai commencé à parler de « fascisme tardif », c'est qu'en 2016-2017, en pensant à des phénomènes comme Trump ou l'extrême droite européenne, il me semblait que la charge utopique y était assez faible.

Pablo Elorduy – Quelle est la différence avec le fascisme classique à cet égard ?

Alberto Toscano – Dans les analyses des années 1930 de figures hétérodoxes du marxisme et de la théorie critique comme Ernst Bloch (1885-1977) et Georges Bataille (1897-1962) —, on soulignait que l'élément utopique du fascisme était sous-estimé. On reconnaissait que c'était bien une perversion, mais aussi une utopie, et qu'à ce titre elle avait la capacité de canaliser certaines forces, certains désirs, certains fantasmes débordants de la société. Ils critiquaient l'erreur d'un marxisme trop rationaliste qui ne saurait s'y opposer — voire, chez Bataille, l'absence de tentative pour en capter aussi les énergies.

Pablo Elorduy – Pourtant, vous dites que le désir utopique de l'extrême droite actuelle est faible. Pourquoi ?

Alberto Toscano – Beaucoup de figures de l'extrême droite se tournent vers des fascismes plus ésotériques, mais la plupart de ces mouvements sont très conservateurs dans leurs formes, leurs modes de vie et leurs imaginaires. Toute l'idée — mimésis inversée du communisme et des utopies de gauche des années 1920-1930 — d'un « homme nouveau » ou d'un avenir radicalement différent, d'une révolution nationale avec son esthétique et sa culture, n'est pas centrale pour les droites actuelles.

Pablo Elorduy – Pourquoi ?

Alberto Toscano – D'une certaine manière, ces extrêmes droites ont le succès électoral et culturel qu'elles ont parce qu'elles n'exigent pas grand-chose de leurs followers — et j'emploie sciemment ce mot lié aux réseaux sociaux. On ne te demande pas de changer de vie, à peine d'imaginer faire des sacrifices.

Un épisode curieux, au moment des droits de douane : après un discours de Trump, des gens furent choqués parce qu'il avait dit — de façon étrange et misogyne — que les petites Américaines devaient se contenter de trois poupées et non de trente. Même cette modeste réduction de consommation fut perçue comme une rupture d'un contrat symbolique. C'est symptomatique de ce conservatisme subjectif, existentiel.

S'il y a des éléments utopiques, ils sont plus banals : petites utopies de domination domestique, de domination sur les migrant.es ; pas l'idée d'une rupture ou d'une transformation de la vie quotidienne.

Pablo Elorduy – Là encore, Israël représente une utopie totalisante, avec l'idée du « Grand Israël » portée par l'extrême droite sioniste.

Alberto Toscano – C'est peut-être la raison pour laquelle certaines extrêmes droites s'identifient fortement à Israël et en sont attirées : parce qu'il semble y avoir, dans son extrême violence et sa capacité à briser toute une série de cadres géopolitiques, à piétiner le droit international, une idée utopique de nouveaux espaces jadis inimaginables, de nouvelles implantations. Tout cela ne fait pas partie de l'imaginaire concret de la droite européenne tardive ou post-fasciste, qui n'a plus vraiment d'imaginaires expansionnistes, pas même au plan territorial.

C'est la différence — je ne sais pas si cela fonctionne bien en espagnol [la langue dans laquelle a été menée cet entretien] — entre la « frontière » (frontier) et la « frontière » (border). La frontière peut s'étendre à l'infini — jusqu'à Mars chez Elon Musk —, mais la border, la frontière politique…[1]

Pablo Elorduy – La frontière politique.

Alberto Toscano – Oui. C'est quelque chose qui doit rester fixe et sert à tenir l'Autre dehors, non à conquérir. Un imaginaire conservateur, traversé de tensions. Même faible, un élément utopique demeure nécessaire — d'où sa projection ailleurs.

Pablo Elorduy – Aux États-Unis, Trump garde les évangélistes à ses côtés grâce à la promesse d'un nouvel âge d'or, qui résonne avec la pensée religieuse radicale.

Alberto Toscano – En effet, l'ambassadeur des États-Unis en Israël a décrit Trump comme une figure presque messianique.

Pablo Elorduy – Cette vision transcendante, qui flirte avec l'Apocalypse ou l'Antéchrist, n'est pas présente dans les extrêmes droites européennes comme Fratelli d'Italia, Alternative pour l'Allemagne, le Rassemblement National ou Vox. Pourquoi ?

Alberto Toscano – Je pense qu'il y a beaucoup de calcul réaliste dans les extrêmes droites contemporaines. Un discours, une raison cynique, affirme : « il n'y a pas d'horizon de croissance ». Même si cela est parfois nié violemment, la question de l'urgence climatique et de la finitude du monde fait partie de l'imaginaire qui donne sa force à la droite. L'idée, c'est que les choses vont empirer ; que l'avenir n'offre pas un horizon très positif ; et que, par conséquent, le rôle de la politique est une redistribution antagoniste, exclusive, dominatrice, de ressources qui se raréfient.

Cela fait partie du contrat symbolique et psychique établi avec des formations comme Fratelli d'Italia. Il y a des éléments de jouissance symbolique, psychologique, mais une part de leur force vient de ce cynisme : « Nous savons toutes et tous qu'il faut rester dans le monde thatchérien du “There Is No Alternative”, que le capitalisme est ce qu'il est ; mais nous allons limiter la capacité des Autres, internes ou mondiaux, à s'approprier les ressources, et nous vous promettons aussi un élément de jouissance : un permis psychologique pour briser toutes les règles du politiquement correct, du “wokisme” ; nous vous autoriserons vos discours identitaires raciaux, nationaux, de genre ; nous vous permettrons d'insulter et d'humilier. »

Pour une grande partie de la droite contemporaine, ce cynisme — ce fatalisme de base — est presque explicite. Pour reprendre W. E. B. Du Bois (1868-1963), il y a beaucoup de salaire psychologique, mais bien peu de salaire matériel — et c'est presque explicite dans le contrat qui se signe.

Pablo Elorduy – Il n'y a pas d'alternative — et il y en a encore moins pour l'Autre étranger.

Alberto Toscano – Un phénomène significatif de cette droitisation et de cette nationalisation de la politique fut le Brexit, en Angleterre, où j'ai vécu. Des sondages curieux montraient alors une différence notable entre celles et ceux qui voulaient rester dans l'UE et celles et ceux qui votaient pour le Brexit : la majorité des pro-Brexit pensaient que cela ne changerait rien. 70 % disaient : « Bien sûr que rien ne va changer — les politiciens sont corrompus, vendus —, mais je vais affirmer mon identité. » Alors que, de l'autre côté, la majorité des partisans du maintien pensaient qu'il y aurait des conséquences matérielles. J'y ai vu un signe de ce cynisme ou de ce fatalisme expliquant la montée de la droite.

Aux États-Unis, c'est une autre histoire en raison de la question évangélique : certains sondages indiquent que 40 % des habitant.es pensent que l'Antéchrist va arriver — les charges utopiques sont différentes. Mais, sur le Vieux Continent, le caractère de redistribution plutôt symbolique et de politiques identitaires sans véritable horizon de changement est très fort.

Pablo Elorduy – Une autre « famille » de l'extrême droite étatsunienne est aujourd'hui celle des multimillionnaires de la Silicon Valley. Pourquoi des gens comme Elon Musk, et d'autres comme Peter Thiel (1967), ont-ils embrassé ces idéologies et les ont-ils théorisées ?

Alberto Toscano – L'histoire de la Silicon Valley est depuis longtemps profondément marquée à droite — Malcolm Harris (1988) la retrace très bien dans Palo Alto : A History of California, Capitalism, and the World.

C'est une longue histoire de pensée eugéniste, d'imaginaires de domination ou de suprématie intellectuelle à forte connotation raciale, etc. Et cette histoire commence avant les ordinateurs, dans les années 1920-1930 à Stanford. Ajoutez des niveaux d'inégalités stratosphériques et la formation d'une conscience de classe exorbitante — multimillionnaire. Cela me rappelle une belle phrase du théoricien communiste italien Mario Tronti (1931-2023) :

  1. « Notre histoire est celle d'un capitalisme qui cherche à s'affranchir de la classe ouvrière ; aujourd'hui, nous assistons à une tentative de s'affranchir de la Terre elle-même — jusqu'à Mars. »

Mais cette projection dans les étoiles nous amène aussi à affronter une réalité beaucoup plus concrète.

Pablo Elorduy – Quoi ?

Alberto Toscano – Ce groupe de capitalistes de la Big Tech — Peter Thiel (1967) et Marc Andreessen (1971) mis à part — avait un certain modus vivendi avec le centrisme, avec le néolibéralisme progressiste du Parti Démocrate, qui semblait être l'idéologie organique de la Silicon Valley. Cela a changé surtout à la fin des années 2010, et au moment de la révolte qui a suivi le meurtre de George Floyd par la police. Des mouvements éthico-politiques significatifs ont alors émergé en interne : songeons à No Tech for Apartheid, No Tech for ICE

Toutes celles et ceux qui avaient pris au sérieux le branding libéral et progressiste de ces entreprises en sont venus à exiger que Google, Amazon, etc., ne fonctionnent pas — comme c'est en réalité le cas — comme des piliers de l'infrastructure répressive de l'État, en particulier de l'appareil militaro-industriel et, ce qui est aujourd'hui très significatif, de la répression des migrants et de la militarisation des frontières. Idéologiquement et matériellement, c'est là le fonds de commerce d'Amazon, de Google, de Musk : leur véritable intérêt matériel réside dans les contrats liés aux infrastructures militaires et répressives de l'État, et non dans les applications ludiques destinées au grand public.

Pablo Elorduy – La technologie de la répression.

Alberto Toscano – Il y a aussi une psychologie politique du fondateur (founder), qui se perçoit comme une figure méta- ou para-politique : le génie, l'inventeur, le capitaliste plus ou moins souverain, qui ne tolère pas que ses employé·es — très bien payé·es, mais avec peu de droits — organisent des formes éthico-politiques, syndicales, en interne. C'est intéressant, car ces gens pourraient accepter toutes les exigences de leurs salarié·es et conserver des sommes d'argent avec lesquelles personne ne saurait quoi faire — mais la question de leur pouvoir matériel et symbolique ressurgit là.

Pablo Elorduy – Il y a des contradictions entre ce secteur des millionnaires et le mouvement MAGA.

Alberto Toscano – S'est nouée une alliance curieuse, non sans conflits — Steve Bannon (1953), par exemple, a dénoncé la Silicon Valley comme un État d'apartheid —, mais une convergence s'est produite : une amalgamation autour d'un ennemi commun — le « wokisme », les universités, les élites intellectuelles —, imaginés à la fois comme ceux qui brident la capacité du fondateur à déployer toute son inventivité transformative, et comme ceux qui dominent l'ouvrier blanc nationaliste — plutôt fantasmé. Une étrange alliance de solidarité négative s'est ainsi constituée entre diverses figures de l'extrême droite.

Pablo Elorduy – Peter Thiel, le fondateur de Palantir, est l'un des pôles majeurs de l'extrême droite étatsunienne. Que représente-t-il aujourd'hui ?

Alberto Toscano – Palantir incarne le moment de pleine « autoconscience » de l'idée selon laquelle la Silicon Valley doit se transformer ouvertement en projet civilisationnel et nationaliste, en raison de la « menace » chinoise et d'autres facteurs. On peut lire ce texte soporifique, mais délirant et très étrange, d'Alex Karp (1967), patron de Palantir et ami de Thiel, The Technological Republic (2025). Le discours est le suivant : il faut éliminer ce virus du libéralisme — cette faiblesse —, injecter davantage d'énergie virile dans le monde de la Silicon Valley.

C'est un refrain repris par Mark Zuckerberg. Karp ajoute qu'à l'ère de l'IA, des drones et des algorithmes, il faut recréer la même synthèse entre identité technologique et domination géopolitique qu'aux heures fortes de la guerre froide et du Projet Manhattan. Voilà leur utopie — devenue hyper-étatiste : presque plus néolibérale, mais autre chose, un capitalisme d'État hyper-technologique.

Pablo Elorduy – Avec des accents monarchiques.

Alberto Toscano – Oui, avec des accents monarchiques — à la Curtis Yarvin (1973) — qui promeuvent l'idée du PDG comme figure de souveraineté, d'anti-démocratie.

Pablo Elorduy – Des personnages comme Yarvin posent la question : faut-il vraiment prendre au sérieux ce bric-à-brac théorique autrement que comme justification de pratiques de domination ? Est-ce du folklore ou un programme cohérent ?

Alberto Toscano – Difficile à discerner. Parfois, ces références semblent ornementales. Bannon, Thiel, et d'autres, lisent Julius Evola (1898-1974) ou Oswald Spengler (1880-1936) — mais quelle importance réelle ? C'est une pathologie professionnelle : philosophes et historien·nes des idées s'orientent naturellement vers cela.

En même temps, il est significatif que cette galaxie de la droite extrême organisée autour de Trump soit, curieusement, beaucoup plus europhile que le Parti Républicain d'hier. Certes, il y a une forte composante évangélique, nationaliste, chrétienne, mais il existe aussi ce groupe tourné vers des éléments de la Nouvelle Droite ; toute cette mouvance qui lit Le Camp des Saints de Jean Raspail (1925-2020), un peu d'Alain de Benoist (1943), etc., et une organisation assez significative comme le National Conservatism[2], qui constitue un autre lien avec Israël et le sionisme.

Pablo Elorduy – Dans quelle mesure la culture de la nouvelle extrême droite est-elle importante pour comprendre l'extension politique du phénomène cette dernière décennie ?

Alberto Toscano – Il y a un désir d'intellectualité à droite qui m'est familier, ayant vu l'extrême droite italienne depuis les années 1970 — jusqu'à CasaPound[3]— pleine de revues, colloques, groupes de lecture ; des murs ornés de Gottfried Benn (1886-1956), Ernst Jünger (1895-1998), Giovanni Gentile (1875-1944), Gabriele D'Annunzio (1863-1938), etc. Difficile d'apercevoir quelque chose d'organique dans toute cette galaxie. On risque de trop se focaliser sur les lectures de Bannon.

Mais, en réalité, une production beaucoup plus ennuyeuse, une intellectualité plus concrète, façonne fortement les politiques trumpistes : tout le travail gris, quasi anonyme, de certains think tanks. Lisez le Project 2025 : surtout au plan juridique et légal — là s'exprime une profonde intellectualité technique, très particulière aux États-Unis, mais avec ses imaginaires politiques — chrétiens, nationalistes, identitaires, homophobes et misogynes. C'est l'épine dorsale qui agrège ces autres éléments.

On peut penser à l'idéologie européenne du « grand remplacement » des années 1990 ; mais, aux États-Unis, cela s'imbrique avec 150 ans de pratique et de pensée anti-immigration — déjà présentes dans les lois contre les travailleurs chinois au XIXᵉ siècle [4] — et qui structurent l'appareil légal et constitutionnel. Sur cette base se synthétisent d'autres éléments, non négligeables, mais opérants parce qu'existe cette infrastructure idéologico-juridique plus profonde.

Pablo Elorduy – Comment l'extrême droite étatsunienne influence-t-elle les partis post-fascistes européens ?

Alberto Toscano – L'influence stylistique est claire — logique dans un continent sub-impérial où l'hégémonie culturelle et géopolitique étatsunienne est forte. L'idée d'avoir des « frères » idéologiques à la Maison-Blanche a été clé pour ouvrir un champ des possibles. La figure de Bannon a compté par sa tentative de nouer des réseaux intellectuels et de mimésis réciproque. Il ne s'agit pas que des guerres culturelles : certaines tactiques et stratégies institutionnelles étatsuniennes ont été importées, tout comme l'idée d'un nouvel illibéralisme institutionnel — Viktor Orbán en est un exemple.

Un nouveau cycle, un autre horizon semblent possibles. Des éléments de contre-révolution juridiques étatsuniens ont été repris sur les questions de genre, de sexualité et de reproduction ; en Italie, même les débats sur le port d'armes. Il y a mimésis, mais dans des traditions juridiques et des formes institutionnelles très différentes. On le voit dans les relations entre Javier Milei et Musk, Meloni et Orbán, Orbán et Ron DeSantis : un monde de possibilités politiques s'est ouvert.

On pourrait dire qu'au plan formel, ce n'est pas si différent des gauches radicales européennes allant observer l'Équateur, le Venezuela ou le Brésil — non pour opérer techniquement, mais comme climat d'époque. Il est significatif de voir comment s'articulent, dans ces droites extrêmes, l'identitarisme et le provincialisme avec l'idée d'appartenir à un mouvement assez global.

Pablo Elorduy – Le post-fascisme puise sa force dans une revendication de la « liberté » qui n'était pas présente de la même façon dans le fascisme classique.

Alberto Toscano – Je ne suis pas d'accord. Dans la préhistoire coloniale du fascisme, il y a une promesse utopique au sens d'être libres de dominer, libres de jouir de sa domination, dans certains espaces. On la retrouve dans des enclaves ou des moments des fascismes historiques d'entre-deux-guerres. C'est l'un des thèmes du livre de l'historien français Johann Chapoutot, (1978) Libres d'obéir : jusque dans l'idéologie managériale et subjective des SS, on trouve l'idée que tu as un objectif, mais que la façon de l'atteindre est ton espace de liberté, d'autonomie.

Un obstacle à la pensée critique du fascisme classique — et surtout du fascisme tardif —, c'est tout ce sens commun hérité de la guerre froide qui fait du fascisme un « totalitarisme » entendu comme système bureaucratique d'obéissance totale et quasi mécanique. Cette image d'un État-Moloch est éloignée de la réalité, des désirs et des formes de subjectivité de l'extrême droite contemporaine. D'où ces relations complexes entre autoritarismes extrêmes et idéologies économiques libertariennes : des figures comme Javier Milei sont symptomatiques.

Je pense aux travaux de l'historien Quinn Slobodian sur les « bâtards de Hayek », et aux tendances raciales et coloniales au cœur de l'histoire du néolibéralisme. Si l'on définit le fascisme par une statolâtrie exorbitante, on s'interdit de penser ses rapports avec l'anarcho-capitalisme. Or, dès les textes et discours de Mussolini autour de la marche sur Rome, on trouve une curieuse identification à l'État minimal libéral : le fascisme comme méthode de violence pour briser l'échine du mouvement ouvrier, l'autonomie paysanne et ouvrière, les organisations de solidarité — afin de rendre possible « moins d'État ».

La généalogie du fascisme entretient des relations compliquées avec l'idée de liberté économique : liberté d'entreprendre, liberté de propriété — donc liberté d'exploiter, de dominer, etc.

Pablo Elorduy – Vous citez cette formule : « Qui n'est pas prêt à parler du capitalisme devrait aussi se taire sur le fascisme ». La question est de savoir si la graine de ce qui se passe aujourd'hui n'était pas là avant 2008, avant Lehman Brothers et l'austérité.

Alberto Toscano – Pour Karl Polanyi (1896-1964), cela existe déjà avec David Ricardo (1772-1823). J'ai trouvé très curieuse l'idée du virus, un virus qui était peut-être en suspens, dormant, mais qui était déjà là. Pourquoi ?

On peut aussi penser qu'il existe un virus fasciste parce que la modernité politico-économique est hautement contradictoire, parce que l'universalisation des droits politiques et l'universalisation de la citoyenneté ont une relation conflictuelle avec le capitalisme. Non seulement celui-ci doit reproduire diverses formations hiérarchiques et parasiter les formations hiérarchiques qui sont son héritage pré-capitaliste, mais il crée aussi continuellement des populations excédentaires, jetables.

Je lisais la belle édition d'Akal de Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, de Karl Marx[5], et dans ce livre, on trouve l'idée que le césarisme bonapartiste qui se manifeste au milieu du XIXe siècle est comme le symptôme de cette contradiction et de cette quasi-impossibilité constitutive.

Pablo Elorduy – Comment cela ?

Alberto Toscano – C'est aussi la thèse du théoricien japonais Kojin Karatani (1941) : le fascisme est une variante de la forme transcendante et contradictoire de la politique sous le capitalisme. L'autoritarisme bonapartiste devient la solution capitaliste au problème de la nécessité d'une politique de masse dans une société fondée sur une exploitation hiérarchique qui génère des populations excédentaires. En ce sens — non pas « le fascisme aux bottes noires » —, comme solution violente nécessitant une politique de masse et des imaginaires, des utopies d'égalité antagoniste (colons contre indigènes, hétérosexuels contre « anormaux », etc.), cette solution est invariante mais se répète sous des formes très différentes.

Pablo Elorduy – Que retenir alors de l'étude du fascisme classique pour affronter la situation actuelle ?

Alberto Toscano – Quand j'ai commencé le livre, un débat faisait rage aux États-Unis sur les analogies et différences avec le fascisme. J'ai trouvé très utile de penser à partir de textes de gens ayant connu directement le fascisme : Hannah Arendt, Primo Levi, Césaire — et d'autres —, toujours lucides sur le fait que la potentialité et la répétition du fascisme demeurent, sans qu'il revienne sous les mêmes formes. Marcuse, par exemple, dit qu'il peut y avoir du fascisme aux États-Unis, mais que ses manifestations ne seront pas reconnaissables comme telles.

Théoriquement, nous sommes donc obligé·es de penser ce que recouvrent exactement ce processus et cette potentialité. Rien de mystérieux pourtant si l'on admet que le fascisme lui-même, que la politologie fige historiquement, n'a jamais été homogène : ses moments sont radicalement différents.

Pablo Elorduy – Le livre propose une petite espérance : devenir ce que l'extrême droite croit que la gauche est – anti-blanche, queer, métisse.

Alberto Toscano – Ma modeste proposition, c'est la version antifasciste de l'idée de Nietzsche : « Deviens ce que tu es ». Être ce qu'ils pensent que tu es. Réaliser l'ennemi imaginaire qu'ils projettent.

Pablo Elorduy – Se « réveiller » vraiment — être woke en pleine conscience.

Alberto Toscano – Mais c'est un idéal régulateur assez utopique. Le moment est extrême, symboliquement, et matériellement marqué par des excès de violence militaire. Ce qui me frappe, en Europe comme en Amérique du Nord, c'est le vide béant au cœur des idéologies de l' « extrême centre ». Tout ce qui prétend reproduire une normalité occidentale tourne à la caricature creuse. Le mantra — répété comme par des zombies — « Israël a le droit de se défendre » est glaçant.

Non pas matériellement – car, comme le souligne Ilan Pappé (1954), le sionisme traverse une crise terminale, susceptible de durer et de se traduire par des phases particulièrement violentes -, mais symboliquement : le suprémacisme occidental, dans sa version libérale et libérale-progressiste, s'effondre. Et c'est dans cet effondrement que les fascismes trouvent leur humus, leur terrain de croissance.

Combien de temps cela peut-il durer sans contrepoids, sans réactions ? Empiriquement, on observe une désaffiliation massive : le soutien à la guerre contre l'Iran ou à ce qui se passe à Gaza est très faible dans l'opinion publique. Même en Allemagne — où le soutien inconditionnel à Israël frôle le délire —, les critiques au sein de la population ne diffèrent pas tellement de celles qu'on entend en Espagne ou en Italie. Je ne sais donc pas combien de temps cette façade, ce vide politique, peut encore se maintenir tel quel.

Pablo Elorduy – Le programme, ce serait provoquer la fin du suprémacisme occidental ?

Alberto Toscano – Oui, ce serait un bon programme. Comme l'« euthanasie de la rente »[6], l'euthanasie du suprémacisme occidental.

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Alberto Toscano est enseignant à la School of Communication de l'Université Simon Fraser (Canada) et codirige le Centre for Philosophy and Critical Theory à Goldsmiths, Université de Londres. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages récents : Late Fascism : Race, Capitalism and the Politics of Crisis (Verso, 2023), traduction française : Fascisme tardif. Généalogie des extrêmes droites contemporaines, Éditions La Tempête, 2025 ; Terms of Disorder : Keywords for an Interregnum (Seagull, 2023) ; et Fanaticism : On the Uses of an Idea (Verso, 2010 ; 2ᵉ éd. augmentée, 2017), disponible en français sous le titre Le Fanatisme. Modes d'emploi (La Fabrique, 2011). Toscano a également traduit en anglais des textes d'Antonio Negri, d'Alain Badiou, de Franco Fortini et de Furio Jesi. Il vit à Vancouver.

Pablo Elorduy est né à Madrid en 1978 ; il est diplômé en histoire de l'art et exerce le journalisme depuis 2008. Il a débuté au journal Diagonal (2008–2017), avant de co-fonder en 2017 le quotidien militant en ligne El Salto, où il coordonne la rubrique politique. Il est l'auteur d'El Estado feroz (Verso, 2023), une enquête sur les mécanismes répressifs de l'État espagnol après la crise financière, parmi lesquels le lawfare (instrumentalisation du droit à des fins politiques) et le deep state (réseaux opaques de pouvoir au sein de l'appareil d'État).

Il intervient régulièrement dans des débats radiophoniques comme Hora 25 (Cadena Ser), Carne Cruda ou sur Canal Red.

Cet entretien a été initialement publié dans le journal El Salto et traduit de l'espagnol (castillan) pour Contretemps par Christian Dubucq.

Notes

[1] En anglais, frontier désigne la « frontière » au sens d'un espace mobile, ouvert à l'expansion (par ex. la conquête de l'Ouest, ou l'exploration spatiale). Border renvoie à la limite politico-juridique fixe entre États. Le français ou le castillan ne disposent pas de cette distinction lexicale, ce qui explique la précision d'Alberto Toscano.

[2] Le National Conservatism (ou « conservatisme national ») est un courant idéologique forgé à la fin des années 2010 autour de Yoram Hazony (1964) et de la National Conservatism Conference. Derrière son discours de défense de la « nation » contre le « globalisme », il promeut une vision ethno-nationaliste, patriarcale et autoritaire, qui sert de ciment aux nouvelles droites radicales aux États-Unis comme en Europe. Israël joue ici un rôle stratégique : présenté comme modèle d'« État-nation fort » fondé sur l'identité juive et l'exclusion des Palestiniens, il devient à la fois une source d'inspiration et un point de ralliement idéologique pour cette mouvance.

[3] CasaPound Italia est un mouvement néofasciste fondé à Rome en 2003, qui se revendique du « fascisme du troisième millénaire ». Inspiré par Ezra Pound, poète et propagandiste fasciste, CasaPound a combiné occupations de bâtiments, concerts, librairies, bars et revues pour diffuser et normaliser une culture néofasciste dans l'Italie contemporaine. S'il reste marginal électoralement, son activisme militant et culturel a joué un rôle central dans la banalisation des discours racistes, sexistes et nationalistes au sein de la droite italienne.

[4] La « loi d'exclusion des Chinois »), (Chinese Exclusion Act), adoptée aux États-Unis en 1882, fut la première loi fédérale à interdire l'immigration d'une nationalité entière, sur une base explicitement racialisée. Elle criminalisait l'arrivée de nouveaux travailleurs chinois, refusait la naturalisation à celles et ceux déjà présents, et légitimait une vague de violences racistes enracinées depuis des décennies. Renouvelée par le Geary Act (1892) puis rendue permanente en 1902, elle n'est formellement abrogée qu'en 1943 (Magnuson Act) — non par souci de justice, mais dans le contexte de l'alliance militaire avec la Chine contre le Japon ; l'abrogation ne concédait alors qu'un quota dérisoire (105 entrées annuelles) et la naturalisation, tandis que d'autres barrières demeuraient. Cette loi inaugure un régime d'immigration et de citoyenneté racialisé, ensuite étendu à d'autres populations asiatiques et non européennes, et constitue un jalon majeur du racisme institutionnel aux États-Unis. Voir l'article « Loi d'exclusion des Chinois », Wikipédia.

[5] Karl Marx, El 18 Brumario de Luis Bonaparte, Madrid, Ediciones Akal, coll. « Básica de Bolsillo », 2003 (nombreuses rééd.).

[6] L'expression « euthanasie de la rente » renvoie à John Maynard Keynes (Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, 1936), qui anticipait la disparition des revenus de rente dans le développement du capitalisme.

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Javier Milei, produit des mutations du capitalisme

21 octobre, par Sylvain Pablo Rotelli — , ,
Qui sort véritablement gagnant de l'arrivée au pouvoir de Javier Milei ? Ou plutôt, quels groupes sociaux sont en mesure d'orienter la politique menée par le président argentin (…)

Qui sort véritablement gagnant de l'arrivée au pouvoir de Javier Milei ? Ou plutôt, quels groupes sociaux sont en mesure d'orienter la politique menée par le président argentin ? La montée du miléisme est moins la conséquence d'une soudaine adhésion des masses aux idées libertariennes que d'une reconfiguration des rapports de forces entre différentes fractions de la bourgeoisie argentine d'une part, et du manque d'alternative politique pour les masses laborieuses lors de son élection.

16 octobre 2025 | tiré d'AOC media
https://aoc.media/analyse/2025/10/15/javier-milei-produit-des-mutations-du-capitalisme

Les Development studies, aujourd'hui dominés par les projets de la coopération internationale et « d'aide au développement », ont toutefois connu une solide période structuraliste, qui demeure très éclairante jusqu'à nos jours pour analyser les dynamiques économiques et politiques de nombreux « pays du Sud ».

Le la est donné par la publication du théorème Prebisch-Singer en 1949, sous forme de note à la CEPAL. Se basant sur une étude quantitative, agrégeant des données issues des comptes nationaux de nombreux pays latino-américains, les auteurs avancent une découverte majeure, qui tord le cou aux tenants du libéralisme. Ils montrent qu'avec l'enrichissement mondial, les prix internationaux des biens primaires – que les pays du Sud exportent – augmentent moins vite que ceux des biens industriels, dans lesquels se spécialisent les pays du Nord, car « mieux dotés en capital ».

Dès lors, la spécialisation productive apparaît comme un piège pour les trajectoires de développement les pays du Sud. La théorie de la dépendance est ainsi née, et devient la pierre angulaire à l'école du Structuralisme latinoaméricain. Si Cardoso, coauteur de Faletto devient président du Brésil en 1995 et applique une politique néolibérale, d'autres courants de cette école se rapprochent du marxisme et ressemblent furieusement à la théorie de l'impérialisme de Lénine et de Rosa Luxembourg, où les « pays du sud » sont en réalité les « pays dominés par l'impérialisme ». Nous pensons ici à Ruy Mauro Marini par exemple, opposé au réformisme de Raul Prebisch.

La théorie de la dépendance, et plus largement le structuralisme latinoaméricain éclairent particulièrement bien l'histoire économique argentine.

En effet, lorsque l'Argentine se constitue en tant qu'État indépendant au XIXe siècle, sa place dans la division internationale du travail lui est déjà attitrée. Sa forte dotation en terres arables en fait un exportateur de biens primaires de choix. Par ailleurs, le génocide du peuple paraguayen, plus connu sous « la guerre de la Triple Alliance » rappelle ce qu'il en coûte de s'industrialiser et de concurrencer les manufactures britanniques.

Au début du XXe siècle, l'Argentine est peu peuplée et dispose d'une rente d'exportation faramineuse. Cela fait dire à Milei, qui reprend maladroitement les estimations d'Angus Maddison, que l'Argentine était le pays à plus haut PIB par habitant, et que le péronisme – et plus généralement l'intervention de l'État – serait venu tout gâcher. Hormis le fait que le calcul du PIB n'existe pas avant 1950, que le classement d'Angus Maddison est estimatif et nécessairement biaisé, qu'il ne prend en compte que vingt pays, que l'Argentine ne se classe pas première mais huitième sur cette liste, Milei semble oublier la variable la plus explicative de l'évolution de la position de l'Argentine sur le classement des pays en termes de PIB par habitant : sa croissance démographique. En effet, entre 1885 et 1947, la population passe de quatre millions d'habitants à près de seize millions, une croissance démographique qu'une croissance économique par tête basée presque exclusivement sur une rente d'exportation peine à égaler, encore moins à surpasser durablement.

Sur la même période, les pays européens connaissent une croissance démographique bien plus faible. N'ayant pas à compenser une population qui se quadruple en quarante ans, un taux de croissance plus faible de leur PIB suffit – 1% sur longue période selon Thomas Piketty – pour que leur PIB par habitant croisse plus vite que celui de l'Argentine, dont le classement diminue mécaniquement. On imagine mal un pays agro-exportateur et périphérique avoir un taux de croissance du PIB par habitant supérieur à celui des pays industrialisés sur une longue période.

Mais pourquoi l'Argentine ne diversifiait pas sa production ? Pourquoi l'économie du pays était tirée exclusivement par son secteur agro-exportateur ?

La réponse est donnée par l'un des effets pervers de la dépendance à l'exportation de biens primaires. En effet, lorsque l'Argentine exporte quelque chose, elle reçoit des devises comme moyen de payement. Lorsqu'elle importe quelque chose, elle adresse un payement en devises au reste du monde. Dans ce contexte, s'industrialiser signifie cesser d'importer certains biens industriels, ce qui en revient à réduire le flux de devises adressé au reste du monde. En retour, le reste du monde réduit le flux de devises adressé à l'Argentine, ce qui signifie très concrètement que cette dernière voit ses exportations diminuer. Étant donné que ses exportations sont constituées quasi exclusivement de la production du secteur agro-exportateur, nous comprenons la farouche opposition de ce dernier à toute tentative d'industrialisation.

Cependant, la crise de 1929, puis la Deuxième guerre mondiale viennent modifier cet équilibre. Cette fois-ci, la logique s'inverse. La demande adressée à la production argentine s'effondre dans tous les cas, ce qui contraint le pays à entamer une phase d'industrialisation par substitution d'importations (ISI) afin de maintenir sa stabilité macroéconomique. Le secteur agraire se divise sur la question, notamment lors de la signature du pacte Roca-Runciman en 1933. Ce traité concède à l'Argentine une niche pour ses exportations agraires au sein du marché britannique, que les grands propriétaires terriens s'empressent de remplir. Une fois leur production assurée, ils deviennent favorables à un développement de l'industrie légère sur leur territoire, contrairement aux petits et moyens producteurs qui soutiennent farouchement le libre-échange.

Seulement, cette fenêtre ne se refermera jamais plus.

En effet, les transformations socio-politiques provoqués par la mutation des bases productives argentine ne permettent pas de retour en arrière. En s'industrialisant, l'Argentine voit se développer une classe ouvrière, issue des villes mais aussi de l'exode rural. Cette classe ouvrière s'organise, se syndique, se structure et reçoit l'influence des mouvements ouvriers européens au point qu'au début des années 1940, quatre grandes tendances existent en son sein : le communisme, l'anarchisme, le socialisme, et le syndicalisme révolutionnaire.

Cette dernière tendance, avec le soutien d'une partie des socialistes, investit la construction du Partido Laborista en 1945, dont les statuts ressemblent fortement à ceux du Labour Party britannique. Toutefois, sa version argentine investit un front électoral en 1945 qui soutient la candidature d'un certain Juan Domingo Perón.

Les politiques protectionnistes et industrialisantes que met en place ce dernier durant ses deux premiers mandats – le deuxième est interrompu par un sanglant coup d'État militaire en 1955 – favorisent deux groupes socio-économiques a priori antagonistes. De larges fractions de la classe ouvrière, d'une part, qui obtiennent la mise en place de revendications de longue date relatives à la sécurité sociale, aux congés payés, à la hausse des salaires. Dans une logique keynésienne somme toute très classique, le développement du marché intérieur favorise aussi différentes sous-fractions de la bourgeoisie industrielle, déjà choyée par la politique commerciale du péronisme, qui passe par la nationalisation du commerce extérieur et la redistribution des excédents vers l'industrie.

Le soutien au péronisme du patronat industriel n'est pas homogène selon les sous-fractions qui le composent et varie également selon le taux de profit sectoriel. En effet, selon Basualdo (2005), lorsque celui-ci passe en dessous d'un certain niveau, le capital industriel étranger, ainsi que certaines fractions nationales dépendantes de celui-ci se mettent à œuvrer activement pour un changement de régime, que le secteur agro-exportateur appelle également de ses vœux.

Toutefois, un retour au modèle agro-exportateur pur en revient à exclure la classe ouvrière du processus de production, ainsi que certaines fractions de la bourgeoisie. Nombreuse, politiquement organisée et hautement syndiquée, capable de voter pour des gouvernements industrialisateurs, la classe ouvrière argentine représente le rempart contre le retour à la république bananière.

Depuis lors, l'Argentine se trouve en situation de « match nul hégémonique », où aucun modèle – agro exportateur ou industriel – ne parvient durablement à s'imposer, et par conséquent aucune fraction des classes dominantes ne peut entièrement dominer les autres.

L'élection de Javier Milei, conséquence de la financiarisation du capitalisme argentin ?

L'arrivée au pouvoir de Javier Milei représente une sérieuse tentative de remise en question du match-nul hégémonique. En effet, l'équilibre entre fractions de classes crée un espace pour que s'y faufile la fraction montante : la bourgeoisie financière, dont le développement est concomitant à celui du secteur financier.

Cependant, Milei a souvent été présenté comme un outsider de la politique, image qu'il a largement contribué à construire. Habitué des plateaux télé, l'économiste libertarien compense le manque de reconnaissance de ses pairs par une popularité médiatique basée sur les prises de position prétendument disruptives. L'État serait l'ennemi à abattre. L'entité qui a privé de liberté les Argentins durant la pandémie est aussi celle qui leur « vole leurs richesses » à travers les impôts. Au nom d'une liberté radicale, il appelle à privatiser les trottoirs, à déréguler la vente d'organes, à détruire l'État, à brûler la Banque Centrale et à dollariser l'économie. Mais surtout, il s'agit de « combattre la caste », qui serait globalement composée de la classe politique, de l'ensemble des fonctionnaires et bien sûr, des syndicalistes.

Ce discours fait rapidement mouche chez une catégorie de la population jusqu'alors peu identifiée par la science politique argentine : les insuffisamment pauvres pour accéder aux aides sociales, et insuffisamment insérés socialement pour jouir des conquêtes du mouvement ouvrier liées au salariat formel (Ruggeri, 2023). Souvent jeunes, peu diplômés, auto-entrepreneurs à faible revenus vivant chez leurs parents, percevant les intellectuels de gauche comme donneurs de leçons, les allocataires comme des assistés, ces électeurs adhèrent rapidement à un discours qui leur procure l'occasion de prendre une certaine revanche sociale.

Les statistiques électorales du second tour vont en ce sens, qui oppose le candidat du péronisme Sergio Massa à Javier Milei. Ce dernier obtient 63,5% des voix des auto-entrepreneurs (contre 30% pour Massa), presque neuf militaires sur dix et sept policiers sur dix votent pour le candidat libertarien. Il obtient aussi le soutien du secteur financier, avec 52% du personnel de la finance qui vote pour lui (contre 39% pour Massa) ou encore des inactifs, qui le plébiscitent à hauteur de 51,9% des voix (contre 41,8% pour Massa).

S'arrêter ici pourrait valider l'idée selon laquelle la sociologie électorale d'un candidat dévoilerait sa vraie nature. Ce campisme électoral ne permet pas de voir que le simple fait que de très nombreux ouvriers votent pour un parti ne suffit pas à faire de celui-ci un parti ouvrier. Preuve s'il en est, Milei est majoritaire chez les ouvriers (52,3%), alors que le candidat péroniste ne fait que 41,6%. Affirmer que le parti La Libertad Avanza serait un parti ouvrier serait au mieux une incroyable pirouette intellectuelle et au pire un acte fabuleux de mauvaise foi.

Autre chiffre surprenant : le vote par affiliation partisane. Alors que l'on pourrait s'attendre à ce que les adhérents au Partido Justicialista (le parti péroniste) votent comme un seul homme pour le candidat péroniste, un tiers de cette catégorie préfère donner sa voix à Javier Milei. De quoi remettre en question les – déjà peu opérants – clivages partisans.

Mais aussi, Milei obtient de très bons scores chez les salariés du secteur public (45,3%) ou encore chez les scientifiques et autres « professions intellectuelles supérieures » (56,8%).

La première leçon à tirer de ces résultats est que Sergio Massa, le ministre de l'économie d'Alberto Fernandez (péroniste de centre-droit), n'a pas représenté une alternative pour les travailleurs. Sa stratégie de « décornerisation », basée sur le présupposé qu'il ne faut pas « effrayer l'électorat », que son virage à droite permettrait de d'empiéter sur les plate-bandes de Javier Milei tout en ayant comme garantie que tout ce qui se trouve à sa gauche votera pour lui paraissait infaillible sur un plan logique, mais s'est avérée être une catastrophe électorale. A croire que le seul clivage gauche-droite ne recouvrirait pas toute la réalité politique d'un pays.

Un plan de stabilité macroéconomique très profitable pour le secteur financier

Dans la mesure où le vote Milei est somme toute très transversal, sa sociologie ne permet pas vraiment de caractériser politiquement le personnage.

Alors, de quoi Javier Milei est-il le nom ? Est-il l'outsider anti-caste qu'il disait être ? Cette question pouvait être répondue dès le second tour, lorsque son parti réalise un accord électoral avec le PRO, le parti de la droite traditionnelle argentine. Autrement dit, avant d'entrer en fonction, Milei s'apprête déjà à gouverner avec « la caste » qu'il dénonçait la veille.

Les accointances de Javier Milei avec Elon Musk ou avec des agents dominants du champ de la finance et de l'e-commerce en Argentine ne sont pas simplement idéologiques. Derrière les mises en scène spectaculaires, comme lorsque le Président argentin offre une tronçonneuse dorée à Elon Musk, se cache la relation entre le secteur financier étranger et domestique – en montée – et son poulain libertarien.

Car si la sociologie électorale de l'intéressé ne permet pas d'en déduire totalement la teneur politique, sa politique économique est bien plus éclairante à ce sujet. Sous couvert de recherche de stabilité macro et de combat contre l'inflation, se cache en réalité un transfert de ressources considérable vers le secteur financier. L'exemple le plus concret est celui du carry trade, qui donne lieu à ce que les Argentins surnomment « la bicyclette financière ».

Le mécanisme est simple. Afin de stopper – officiellement – la dépréciation du peso, les autorités monétaires argentines cherchent à rendre la monnaie nationale attirante. Pour cela, certaines administrations publiques – dont la Banque Centrale – émettent des titres libellés en pesos, très rémunérateurs, et à durée de vie relativement courte. Avec ce système, si l'on démarre, par exemple, avec 100 dollars US, il est possible de les échanger contre des pesos à un taux X. Puis, en plaçant ces mêmes pesos dans les titres tout juste mentionnés, l'investisseur empoche une juteuse rentabilité, toujours en pesos, qui surpasse amplement l'inflation domestique et la dépréciation. L'investisseur n'a plus qu'à racheter des dollars, s'il veut sortir du jeu, au même taux X et empocher une rentabilité dollars US cette fois-ci. Lors de certaines périodes ce système a permis, avec une mise de départ de 100 dollars US, d'en retirer 125 un an plus tard.

Il est évident qu'un investissement financier dans un pays périphérique comportant une rentabilité en dollars de 25% est clairement insoutenable. En effet, d'où sortent les 25 dollars US supplémentaires de notre exemple ? Très concrètement, de la dette extérieure et de la surexploitation des travailleurs argentins.

Mais alors, que se passe-t-il lorsqu'un pays du Sud fait défaut sur sa dette extérieure ? Les créanciers effacent amicalement les comptes ? Le FMI regarde ailleurs ? Non, bien entendu. La domination impérialiste qu'il subit s'abat de toutes ses forces en faisant main basse sur ses ressources. En clair : derrière les accolades avec Elon Musk se cache le pillage du lithium pour les batteries Tesla.

La montée en puissance du secteur financier se voit reflétée dans la production législative. Illustrant l'idée selon laquelle l'État agit comme garant des intérêts des dominants, le gouvernement fait voter un ensemble de lois sous le nom de « Régime d'incitation pour les grands investissements » (RIGI), très favorables à l'extractivisme sans contrôle et au secteur financier, notamment à travers les nombreuses exonérations et incitations destinées à « attirer des capitaux ».

Les perdants du modèle : les travailleurs, le secteur industriel et agro exportateur

La progressive consolidation d'un nouveau bloc dominant, ou bien la montée en puissance de la fraction financière de la bourgeoisie argentine, se traduit par une tentative de mise au pas des autres fractions. Autrement dit, le « modèle Milei » peut se voir comme une tentative de vampirisation du secteur financier envers non seulement les travailleurs mais aussi le secteur agro-exportateur et l'industrie.

Cela se comprend tout d'abord avec la politique monétaire et commerciale argentine. L'ouverture aux importations défavorise logiquement le secteur industriel, au profit des importateurs. Mais aussi, les taux d'intérêt élevés, nécessaires au carry trade, sont une mise à mort de l'industrie nationale, tout comme le peso fort, qui favorise les importations.

Le peso fort est aussi défavorable au secteur agro-exportateur, qui perd en compétitivité, notamment vis-à-vis du géant brésilien.

La vampirisation emprunte aussi la voie de la politique fiscale. Sérieusement mis à contribution sur l'autel de la dette, le secteur industriel mais aussi le secteur agro exportateur sont bien plus imposés que ce que la campagne anti-état et anti-impôts du feu libertarien laissait le supposer. À titre d'exemple, la production métallurgique à la sortie de l'usine est imposée à hauteur de 32% en moyenne, sans compter la TVA, soit deux fois plus qu'au Mexique ou au Brésil. Avec la TVA, ce taux grimpe à 44%.

La dérégulation du commerce extérieur, le peso fort et cette politique fiscale expliquent en bonne partie qu'entre novembre 2023 et août 2024, 38 532 emplois aient été perdus dans le secteur industriel et 879 entreprises dans l'industrie manufacturière aient mis la clé sous la porte.

Les exportations de soja, quant à elles, ont été taxées depuis le début du mandat de Milei – excepté un bref interlude – à hauteur de 33%. La force de frappe de la fraction terrienne de la bourgeoisie argentine a récemment permis de faire passer ce taux à 26%, témoignant de l'existence d'un rapport de forces encore en négociation.

Les principaux sacrifiés demeurent néanmoins les travailleurs et les retraités qui, contrairement à leurs homologues français, sont très touchés par la pauvreté. Le minimum retraite s'élève actuellement à 290 dollars, dans un pays où un jean de marque coûte environ 150 dollars. Le pouvoir d'achat recule, les retraites ne sont pas revalorisées au rythme de l'inflation, et les coupes budgétaires en matière de santé et d'éducation sont drastiques.

Leur triste sort contraste particulièrement avec le traitement réservé à l'un des amis du Président, Marcos Galperin. Ce Jeff Bezos argentin est le CEO de Mercado Libre, le concurrent d'Amazon en Amérique latine, entreprise qui reçoit cent millions de dollars de subsides de l'Etat par an.

Dans le même temps, les manifestations de retraités sont régulièrement réprimées, tandis que la gendarmerie déloge des piquets de grève, et la police de Buenos Aires criminalise les vendeurs de rue, ou les collecteurs de déchets informels.

La montée de personnages comme Javier Milei est davantage la conséquence des mutations récentes du capitalisme et des rapports de force entre les fractions dominantes que le fruit d'une soudaine adhésion des masses à des idées réactionnaires. Elle est aussi rendue possible par le manque d'alternative politique pour les travailleurs, ainsi que par les rouages du scrutin majoritaire à deux tours. En effet, Milei n'arrive qu'en deuxième position au premier tour, avec 30% des voix et force est de constater que Sergio Massa, le « ministre de l'inflation » n'a pas séduit les masses.

On pourra rétorquer que le phénomène Milei n'est pas nouveau, et que l'Argentine a connu des gouvernements ouvertement fascistes – comme la dictature de Videla et Galtieri – et/ou néolibéraux, comme le gouvernement de Mauricio Macri (2015-2019).

Cependant, ce qui semble constituer une nouveauté est la capacité de la fraction financière à diriger durablement le cycle d'accumulation présent. La baisse récente des impôts sur le soja prouve néanmoins qu'elle doit faire certaines concessions à d'autres fractions, capables, dans une certaine mesure, de différer leurs exportations et par là même, de compromettre la stabilité du taux de change.

Dès lors, si les mutations du capitalisme laissent prévoir l'apparition de nouveaux Javier Milei, l'avenir de celui-ci dépend essentiellement de la résolution des conflits entre fractions dominantes mais aussi – et surtout – de la résistance que pourra lui opposer le prolétariat organisé. Par conséquent miser sur l'organisation des travailleurs devient plus que jamais nécessaire.

Sylvain Pablo Rotelli

Sociologue, Maître de conférences en Sociologie à l'Université Toulouse Capitole

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