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États-Unis — Gaza. « Occupations », douze jours de colère à Columbia

En moins de deux semaines, les étudiant·es de l'université new-yorkaise ont amorcé un mouvement de mobilisation étudiante qui s'est propagé dans plus de 300 universités des (…)

En moins de deux semaines, les étudiant·es de l'université new-yorkaise ont amorcé un mouvement de mobilisation étudiante qui s'est propagé dans plus de 300 universités des États-Unis. Le film documentaire réalisé par Michael T. Workman et Kei Pritsker, actuellement en salle, retrace l'émergence et l'évolution de ces journées de mobilisation pour la Palestine qui ont polarisé la première puissance mondiale.

Tiré d'Orient XXI.

Le 17 avril 2024, six mois après le début du génocide commis par Israël à Gaza, les étudiant·es de l'université de Columbia, dans la ville de New York aux États-Unis, mettent en place un campement dans l'enceinte de l'établissement. Leurs revendications sont très simples, et se résument en un slogan de deux mots : « Divulge, divest » (Révéler, désinvestir). Iels demandent à leur université de rendre publics ses investissements, et de cesser de financer des entreprises tirant profit du génocide à Gaza, comme le géant de l'armement Lockheed Martin, dont l'un des ancien·nes dirigeant·es, Jeh Johnson, siège au conseil d'administration de Columbia (1).

Comme toute l'Ivy League, ce groupe rassemblant les universités les plus prestigieuses des États-Unis, Columbia est un établissement privé qui tire de très importants profits de son activité, notamment des frais de scolarité faramineux exigés des étudiant·es. En 2025, ces seuls frais peuvent s'élever pour un·e étudiant·e en licence à plus de 70 000 dollars (plus de 60 000 euros). L'université estime sur son site internet qu'il faut aux étudiant·es non boursier·es — au moins la moitié de celles et ceux en licence — un budget de plus de 93 000 dollars (plus de 80 000 euros) pour couvrir leur inscription, leurs fournitures scolaires, ainsi que leur logement et leur couvert. Ainsi s'explique l'impressionnant montant des investissements de Columbia qui s'élève en 2025 à 14 milliards de dollars (12 milliards d'euros). Quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux sont indirects, c'est-à-dire qu'ils se font à travers des sociétés dépendantes de l'université new-yorkaise.

Peu réceptive aux demandes étudiantes et relayant la rhétorique qui assimile toute critique d'Israël à de l'antisémitisme, l'université de Columbia propose aux étudiant·es de rendre publics seulement ses investissements directs, et de formuler une recommandation contre les investissements dans des entreprises associées à la violation des droits humains. Ces mesures, au mieux symboliques, sont reçues par les représentant·es du mouvement comme la preuve de la déconnexion totale de leur établissement envers la réalité. L'université refuse de poursuivre les négociations, et appelle la police new-yorkaise pour briser brutalement l'occupation du campus au bout de son 12e jour.

Entre solidarité et répression

Si la négociation avec leur établissement est un échec, le documentaire Occupations montre la portée exceptionnelle de la mobilisation des étudiant·es de l'université de Columbia. Dans un pays où l'éducation est majoritairement privatisée, l'occupation d'un établissement, situé au cœur de la capitale économique et financière du pays et représentant l'élite, détonne et effraie visiblement aussi bien l'administration de l'université que la majorité législative conservatrice.

Bande-annonce du film Occupation.

Les médias et les nombreux·euses opposant·es de ce mouvement se scandalisent des slogans et des drapeaux palestiniens. Les accusations d'antisémitisme envers le mouvement étudiant de Columbia sont portées jusqu'au Congrès, sans qu'aucune preuve ne soit avancée. En revanche, au sein de la mobilisation, les étudiant·es juif·ves antisionistes rappellent que la libération de la Palestine va de pair avec la lutte contre toutes les formes de racisme et de discrimination. La mobilisation et la forte répression dont elle fait l'objet renvoient à celle de 1968 contre la guerre du Vietnam, et celle de 1985 contre l'apartheid en Afrique du Sud. Là aussi ces mobilisations de l'élite au sein des écoles de l'Ivy League avaient capté l'attention de tout le pays, et secoué l'opinion publique étasunienne. Le soulèvement de Columbia en 2024, dépeint dans les médias comme violent et indiscipliné, apparaît à l'écran comme une occupation soigneuse et fraternelle du campus. La violence se situe alors plutôt du côté de groupes arborant des drapeaux israéliens, qui brandissent des matraques et agressent physiquement les étudiant·es.

Si le mouvement a des détracteur·ices mis·es en avant sur des chaînes de télévision étasuniennes très influentes comme CNN ou Fox News, Occupations nous montre aussi la solidarité qui se constitue d'abord autour de l'occupation du campus de Columbia, puis autour de celles de centaines d'universités à travers le pays. L'une des scènes du documentaire montre un étudiant brandissant son téléphone pour montrer aux étudiant·es de Yale, à l'autre bout de son appel vidéo, la mobilisation sur le campus. Les étudiant·es constituent progressivement une véritable communauté politique à travers le pays. Les habitant·es et les collectifs locaux leur apportent aussi leur soutien, envoyant des messages de solidarité et acheminant des vivres vers les campus fermés au public.

À Columbia et ailleurs, cette solidarité exprimée par les communautés locales est à la hauteur de la répression policière qui cible les étudiant·es, le plus souvent à l'initiative des administrations des universités. Minouche Shafik, présidente de l'université de Columbia en 2024, est devenue le visage d'une élite étasunienne hypocrite aux méthodes brutales, qui ne se rend jamais auprès des étudiant·es pour écouter leurs demandes, refuse de mentionner le sort des Palestinien·nes massacré·es par Israël, et autorise la police à pénétrer sur le campus pour en déloger les occupant·es avec brutalité.

Plusieurs étudiant·es ont subi de lourdes représailles pour leur engagement. Une trentaine d'étudiant·es se sont vu refuser leur diplôme ou ont vu celui-ci retiré. D'autres ont subi des intimidations légales, comme Mahmoud Khalil, étudiant palestinien et porte-parole de la mobilisation. Il a été détenu et menacé de déportation pendant plus de trois mois, jusqu'à sa libération en mars 2025 quand sa détention, provoquée par son engagement politique, a été jugée anticonstitutionnelle.

Une production engagée

Dans la nuit du 29 au 30 avril 2024, la police s'introduit violemment, à grand renfort d'équipements blindés, dans le hall Hamilton de l'université alors occupé par les étudiant·es à la suite d'un ultimatum lancé par l'administration qui exige le démantèlement du campement. Plus d'une centaine d'entre elleux sont arrêté·es. Le bâtiment avait été rebaptisé « Hind's Hall » par les manifestant·es en hommage à Hind Rajab, cette enfant de 6 ans ayant survécu dans une voiture à l'assassinat de toute sa famille qui fuyait les massacres à Gaza, pour que l'armée israélienne tue les secouristes venu·es la sauver, et finisse par la tuer elle aussi.

Les images de l'occupation du hall de Hind font le tour du monde. Cet événement inspire même une chanson éponyme du rappeur étasunien Macklemore, qui, à travers ce titre, rend hommage aux occupant·es du campus de Columbia et exprime son soutien aux Palestinien·nes victimes du génocide israélien.

L'artiste poursuit aujourd'hui son engagement en étant l'un des producteur·ices exécutif·ves du documentaire Occupations. Il figure après celui de la société de production Watermelon Pictures, dont le nom et le logo reprennent le symbole de la pastèque, utilisé pour évoquer la Palestine tout en contournant la censure sur les réseaux sociaux.

Cette société de production, fondée en 2024, est aussi un service de streaming qui se présente comme une « plateforme de changement » et fournit une alternative à Netflix. Le géant mondial du streaming a été véhément critiqué ces dernières années pour son traitement de la question palestinienne notamment avec la série Fauda. Il a été aussi accusé dans plusieurs pays d'avoir retiré des films palestiniens de son catalogue, jusqu'à la suppression de sa collection de 24 films palestiniens intitulée « Palestinian Stories » fin 2024. Des appels au boycott ont suivi ce retrait, perçu comme une suppression culturelle des voix palestiniennes et qui contribue au nettoyage ethnique commis par Israël. Dans un tel climat, une initiative comme celle de Watermelon Pictures n'est pas qu'une proposition culturelle, elle est un parti pris politique dans un monde qui combat activement le narratif et les voix palestiniennes.

S'il inclut des images de Gaza, notamment celle de la destruction méthodique de toutes les universités par l'armée israélienne, Occupations garde cependant comme fil conducteur le mouvement de Columbia. Il en fait un exemple emblématique de la mobilisation en solidarité avec la Palestine aux États-Unis, mais aussi de la répression dont elle fait l'objet. Le documentaire montre que, face au désarroi et au sentiment d'impuissance causés par le génocide et par sa normalisation dans le discours politique et médiatique occidental, l'organisation politique est une réponse. Le film de Michael T. Workman et Kei Pritsker est à la fois une démonstration, par le sujet du mouvement étudiant, et un exemple, par les conditions de sa production. Documentaire politique et politisé, il nourrit et reproduit, en la montrant, la solidarité occidentale envers le peuple palestinien.

Notes

1- NDLR. Membre du Parti démocrate et ancien secrétaire à la Sécurité intérieure de 2013 à 2017 dans l'administration du président Barack Obama, Jeh Johnson a démissionné en novembre 2024 de Lockheed Martin. Ses fonctions dans l'entreprise d'armement ne figurent plus dans sa fiche de présentation sur le site de l'université.

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La Marche mondiale des femmes de Québec à vol d’oiseau

4 novembre, par Marche Mondiale des femmes du Québec — , ,

Le vote complotiste contre l’Algérie !

4 novembre, par Omar Haddadou — , ,
A chaque disgrâce de leur crédibilité et leur unité, les suprêmement racistes élus du RN et les non moins xénophobes Députés républicains, cherchent un coupable à leur (…)

A chaque disgrâce de leur crédibilité et leur unité, les suprêmement racistes élus du RN et les non moins xénophobes Députés républicains, cherchent un coupable à leur naufrage. Et c'est toujours du côté d'Alger qu'ils s'acharnent à le dénicher pour une diversion ignoble ! La collusion était au rendez-vous, ce jeudi 30 octobre, à l'Assemblée nationale.

De Paris, Omar HADDADOU

A quelle hauteur se situerait la compensation de 132 ans de colonisation spoliatrice et barbare quand l'auteur refuse de regarder en face ses atrocités et consigne son passé colonial dans la continuité civilisatrice ?
Les piètres Députés français auraient-t-ils besoin de lunette grossissante pour voir, dans toute leur profondeur, les ravages causés à l'Algérie ?
A quoi s'attendre quand on a sur les bancs de l'hémicycle, une Marine le Pen dont le père avait le sang des Algériens (es) sur les mains et des élus de Droite de la trempe de Retailleau, Ciotti, Attal, Vauquier, Darmanin…, tous en déroute, fraîchement acquis à la cause lepéniste et prêts à pactiser avec le diable, juste pour enterrer leur hache de guerre.

Les échéances électorales (municipales et présidentielles) arrivant à grand pas, ces groupes de Députés cherchent chacun leur tour de passe-passe.
Le ruissellement de la manœuvre complotiste au sein des Députés républicains et de l'extrême Droite contre l'Algérie, traduit leur obsession à dissimuler un naufrage par le détricotage d'une résolution sans valeur législative ni contrainte pour le gouvernement. Face à la Diplomatie de la vindicte et l'acharnement de vouer aux gémonies un peuple révolutionnaire, le Ministre algérien des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, s'est fendu, le 2 novembre, d'une déclaration subtile : « C'est triste de voir un pays aussi grand que la France, faire de l'Histoire d'un autre pays indépendant, l'objet d'une compétition électorale anticipée ! ».

A une voix près, 185 pour, 184 contre, Marine le Pen Cheffe de file du groupe RN, a réussi, ce jeudi 30 octobre à faire adopter un texte de la niche parlementaire à l'Assemblée nationale, obtenant une victoire (symbolique) sur la dénonciation de l'Accord migratoire de 1968, en tractant dans son entreprise néocolonialiste, les nostalgiques de l'Algérie française, à savoir les Députés LR, Horizons, Modem…
Afin de torpiller ledit traité, Le Pen a réussi à rallier 26 députés républicains et 17 du groupe Horizons : « C'est une journée qu'on peut déclarer d'historique, déclare-t-elle. Nous considérons qu'aujourd'hui, il n'y a plus rien qui justifie le maintien de cette convention ! » La Gauche accuse le parti Renaissance de Macron d'avoir été absent de l'hémicycle. Elle acte par ailleurs les glissements qui brouillent ses cartes et l'expose aux trahisons de la dernière minute. D'où la sentence du mentor de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon : « Les Socialistes ont changé d'alliance et sont passés de l'alliance avec nous à l'alliance avec Gabriel Attal, Secrétaire général du Parti présidentiel Renaissance ! ».
Mélenchon a déversé toute son indignation sur la dénonciation des Accords de 1968 : « Honte au RN ! Nos peuples ont tant de familles et d'amour en commun ! Le RN est l'ennemi personnel de millions de familles ! Il continue sans fin les guerres du passé ! Assez ! Assez de haine ! ».

Sous les applaudissements, à chaque phrase prononcée, le ton virulent, une Députée de LFI a tenu un discours clouant au pilori les Députés du RN et leur affidés Les Républicains : « Je suis fière de mon Histoire, car la mienne fait partie d'une lignée de Résistants. Tandis que la vôtre est le produit de la collaboration. Mon grand-père était, lui, au front pour la France à combattre le fascisme, pendant que Jean- Marie Le Pen aiguisait son couteau pour torturer les Algériens (es) et nouer des alliances avec les SS, pour fonder votre parti politique. Alors, je vous le demande : Qui est du bon côté de l'Histoire ? Certainement, pas vous ! ».

Ecrite d'une main perverse, l'Histoire ne serait plus la traçabilité de l'Humanité, mais un tissu de mensonges, tressant des lauriers aux puissants criminels de guerre.
O.H

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Travail, climat, même combat !

Le nouveau livre d'Attac avance une idée simple : une alliance de l'écologie et du travail est nécessaire pour rendre possible et désirable une véritable bifurcation (…)

Le nouveau livre d'Attac avance une idée simple : une alliance de l'écologie et du travail est nécessaire pour rendre possible et désirable une véritable bifurcation écologique.

Tiré de entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/10/30/travail-climat-meme-combat/?jetpack_skip_subscription_popup

Celle-ci doit être l'occasion de rompre avec les logiques financières, managériales et productivistes qui régissent le monde du travail. Mais aussi de conquérir de nouveaux droits, de nouvelles protections pour toutes et tous et une véritable démocratisation du travail.

Nous reproduisons ici l'introduction de ce livre. Vous pouvez d'ores et déjà commander le livre sur cette page.

Réchauffement climatique, multiplication des catastrophes naturelles, pollutions multiples et dégradation de la santé, prédation sur les ressources physiques et effondrement de la biodiversité… Les limites naturelles de la Terre sont déjà dépassées, ou sur le point de l'être. Devant le désastre qui vient, nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à prendre conscience qu'une transformation radicale de nos modes de vie et de production est nécessaire pour réparer et atténuer les catastrophes environnementales et sociales, pour inventer un avenir désirable.

Cette bifurcation écologique que nous appelons de nos vœux ne se fera pas sans les travailleuses et travailleurs. Derrière les indicateurs et constats parfois un peu abstraits de l'écologie politique, il y a en effet des salarié·es, des indépendant·es, des ouvrier·es dont l'activité contribue concrètement à la dégradation des conditions de la vie sur terre ou au contraire à leur amélioration. La plupart du temps, ces personnes produisent pour atteindre des objectifs qu'elles n'ont pas fixés, sans aucun contrôle sur les moyens employés ni sur leurs conséquences environnementales.

Face aux logiques financières, managériales et productivistes du capitalisme qui cherchent à s'imposer toujours plus brutalement à toutes les activités humaines, il est nécessaire d'interroger le sens du travail, sa démocratisation et son rôle dans la destruction des vivants et des éco-systèmes – ou au contraire dans leur défense et leur soin.

Ce livre avance une idée simple : une véritable transition écologique nécessite une profonde transformation écologique et démocratique du travail. Pour ce faire, une alliance de l'écologie et du travail est nécessaire pour obtenir des conquêtes d'une ampleur comparable à la création de la Sécurité sociale après la Seconde Guerre mondiale : de nouveaux droits, de nouvelles protections et une démocratisation du travail qui rendraient possible et désirable pour toutes et tous une véritable bifurcation écologique.

Affirmer l'importance de la question du travail dans la bifurcation écologique doit être l'occasion, non d'un rétrécissement autour des luttes des travailleuses et des travailleurs, mais d'un élargissement et un renforcement des alliances écologiques et sociales, associant les mobilisations des écologistes ou des habitant·es. D'un point de vue écologique, on peut distinguer trois raisons fondamentales pour lesquelles il est nécessaire de conquérir collectivement de nouveaux droits et pouvoirs pour les salarié·es.

La première est que la mise en œuvre des politiques écologiques implique toujours centralement la mobilisation de l'énergie, de l'intelligence et du temps des travailleuses et travailleurs pour les réaliser. La bifurcation étant une question autant technique que politique, le démantèlement des secteurs industriels à forte émission de gaz à effet de serre ne peut se faire sans les savoir-faire et les compétences techniques des travailleuses et travailleurs. Qu'il s'agisse de reconvertir une raffinerie, de démanteler une centrale nucléaire, ou de développer l'agro-écologie, ils et elles doivent nécessairement être au cœur de la redirection écologique de leurs activités, des technologies et plus largement des infrastructures et de l'économie. De ce point de vue, la réduction du temps de travail, revendication indispensable d'un point de vue écologique comme social, ne peut suffire : c'est aussi au sein du temps de travail qu'il faut libérer de l'énergie pour la bifurcation écologique.

D'autre part, l'expérience du travail est un levier puissant pour construire des dispositions écologiques et une préoccupation pour le soin du vivant, de la nature et des êtres vivants. En témoignent toutes les initiatives, souvent peu visibles, de collectifs de travailleuses et de travailleurs qui s'opposent aux prescriptions managériales et aux objectifs financiers au nom de préoccupations écologiques.

Les travailleuses et travailleurs sont, par ailleurs, les premier·es concerné·es par les catastrophes écologiques et sanitaires. C'est le cas par exemple des conséquences du réchauffement climatique, qui met en danger dans le monde des millions de travailleur·euses, notamment dans les pays du Sud global et dans les activités paysannes et industrielles où on travaille en plein air, en les exposant à des chaleurs excessives.

Dans le cas des catastrophes industrielles et pollutions à grande échelle, on constate que les entreprises étaient le plus souvent au courant des risques et que les alertes des travailleur·euses n'ont pas été prises en compte – on pense en Italie à la catastrophe des fuites de dioxine à Seveso (en 1976), ou en France au scandale de l'amiante et plus récemment à l'explosion d'AZF Total en 2001 à Toulouse, de la raffinerie de pétrole de Gonfreville l'Orcher (2016), à l'incendie de Lubrizol (2019)…

Ce petit livre propose ainsi, sur la base d'expériences et revendications existantes, d'ouvrir le débat et de formuler des constats, exemples et propositions pour les alliances écologiques et sociales de demain. Il s'articule autour de trois séries d'enjeux.

La première partie concerne la protection des travailleur·euses et le statut de leur emploi. En effet, créer des « emplois verts » ne suffit pas, il faut aussi qu'ils ne soient pas précaires, et que, dans tous les secteurs, les travailleur·euses aient un statut leur permettant effectivement de porter les objectifs de la décarbonation, la dépollution et la reconversion écologique de leurs activités. A cet égard, nous proposons de défendre le projet de sécurité sociale professionnelle, c'est-à-dire de continuité du salaire, du statut et des droits quel que soient l'emploi et la situation, pour la bifurcation écologique. Une sécurité sociale environnementale apporterait ces garanties dans un contexte de transition obligeant à transformer rapidement le système productif. Elle contribuerait à unifier un territoire autour de l'emploi, car un tissu social, c'est un ensemble cohérent de relations de travail, de citoyenneté, d'éducation et de formation, de système de soins et d'équilibre écologique.

La deuxième partie concerne les nouveaux droits dont doivent être dotés les travailleur·euses pour protéger les écosystèmes. A partir notamment de l'enjeu de la protection face aux canicules liées au réchauffement climatique, et des mobilisations contre les dégâts sanitaires des PFAS (« polluants éternels »), il s'agit de donner un aperçu des évolutions nécessaires du droit du travail pour garantir aux travailleur·euses la sécurité et l'intervention concernant les conditions de travail et les effets environnementaux et sanitaires de leurs activités. Il s'agit, au-delà, de garantir l'intervention des travailleur·euses, aux côtés des citoyen·nes, sur la manière dont nous produisons, et ce faisant aussi sur le sens du travail.

Le troisième partie prolonge la réflexion : qui doit décider pour reprendre la main sur le travail et ses finalités ? Un mode de gestion démocratique des entreprises, publiques comme privées, et dans beaucoup d'autres expériences participatives ou d'autogestion, permettrait d'associer à la définition des besoins et des moyens de les satisfaire les personnes au travail, celles qui habitent et sont engagées dans la cité et les collectivités territoriales. Dans tous les cas, il s'agit de mettre en concordance droit du travail, droit de l'environnement et gouvernement démocratique du travail, ce qui invite à des transformations profondes pour démocratiser l'entreprise, mais aussi repenser les enjeux écologiques et démocratiques au niveau des territoires.

Tous ces enjeux sont devenus vitaux. Il faut prendre ce terme au pied de la lettre : l'alliance du travail et de l'écologie conditionne la vie. Elle illustre parfaitement l'intuition de Marx dès les premiers signes de la dégradation du travail et de la Terre au XIXe siècle : l'humanité, par son travail, noue une relation métabolique avec la nature qu'il ne faut pas rompre. Sans elle, il n'y a pas de vie possible, a fortiori, pas d'économie, pas de valeur économique à partager, pas de liens entre les humains…

« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », « Pas d'emploi sur une planète morte », « Fin du monde, fin de mois, même combat ! »… Ces slogans devenus populaires au sein des mouvements sociaux et écologistes appellent à des alliances entre les luttes, dont nous pensons qu'elles pourraient et devraient se construire autour d'une bataille commune pour l'écologisation et la démocratisation du travail.

https://france.attac.org/nos-publications/lignes-d-attac/article/travail-climat-meme-combat

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L’ÉTAT DU QUÉBEC Penser le temps autrement

4 novembre, par Lili Jacob, Sandra Larochelle — , ,
Sous la direction de Sandra Larochelle et Lili Jacob En librairie le 11 novembre Si le temps est une mesure universelle, ce livre est une invitation à prendre un moment pour (…)

Sous la direction de Sandra Larochelle et Lili Jacob
En librairie le 11 novembre

Si le temps est une mesure universelle, ce livre est une invitation à prendre un moment pour le penser autrement.

Dans une société où tout va vite, quand est-il temps d'agir, de ralentir ou de s'accorder une pause face aux bouleversements constants ?

Comprendre le temps, c'est reconnaître les déséquilibres et les tensions constantes entre urgence et patience, entre pragmatisme et vision. C'est apprendre à conjuguer l'action immédiate avec la construction du long terme.
Car une démocratie durable se nourrit de ces complexités.

Cette édition de L'état du Québec. Penser le temps autrement explore les rythmes — ni uniformes ni synchronisés — de la politique, de la justice, de la culture, de l'environnement, de l'éducation, de l'économie, du social, de la science et de la psychologie. Elle questionne les moments où les réformes s'imposent et ceux où il faut laisser mûrir les idées. En tissant les fils du passé, du présent et du futur, elle offre un regard renouvelé sur l'évolution de la société québécoise.

L'ouvrage regroupe un sondage CROP exclusif et vingt textes inédits de spécialistes de tous les horizons qui réfléchissent cette année à la thématique du temps.

Avec la participation de : Béatrice Alain, Éric Bélanger, Gérard Bérubé, Lisa Birch, Geoffroy Boucher, Catalina Briceno, Brian Bronfman, Julie Cailliau, Frédéric Castel, Géna Casu, Sylvana M. Côté, Amélie Côté-Lévesque, Hugo Couture, Marc-Antoine Dilhac, Yannick Dufresne, Dominic Duval, Maude Flamand-Hubert, Nadine Forget-Dubois, Alexandre Fortier-Chouinard, Sophie Gagnon, Alain Giguère, Simon Grondin, Malorie Flon, Lili Jacob, Belinda Kanga, Mireille Lalancette, Diane Lamoureux, Marie-Claude Lapointe, Joanne Liu, Caroline Locher, Jason Luckerhoff, Esli Osmanlliu, Catherine Mathys, Farnell Morisset, Catherine Ouellet, Stéphane Paquin, Isabelle Paré, Geneviève Paul, Louise Poissant, Laurie Rousseau-Nepton, Lela Savić et Sébastien Tanguay.

L'état du Québec est une publication annuelle, accessible et vulgarisée, visant à informer et proposer un regard neuf sur les débats qui animent la société québécoise. Il est publié par l'INM, un organisme à but non lucratif, indépendant et non partisan, dont la mission est d'accroître la participation des citoyennes et citoyens à la vie démocratique, notamment en contribuant au renouvellement des idées et en animant des débats publics au Québec.

La co-directrice

Sandra Larochelle est chargée de projet, publications et contenus, à l'Institut du Nouveau Monde (INM). Ayant un intérêt particulier pour la vulgarisation et le partage des idées, elle a œuvré au sein d'entreprises et d'organisations vouées à la démocratisation des modes de vie actifs, aux activités jeunesse et à l'éducation. Elle est détentrice d'un baccalauréat en sciences de la communication. Elle est aussi photographe et artiste visuelle. Cette édition de L'état du Québec est la quatrième qu'elle codirige.


La co-directrice

Lili Jacob est chargée de projet, publications et contenu à l'Institut du Nouveau Monde (INM). Convaincue que la démocratie se renforce par un dialogue constant entre les institutions et la population, elle œuvre à rapprocher les processus décisionnels des citoyennes et citoyens en concevant et en analysant des démarches de consultation publique. Collaboratrice à de nombreuses consulta-tions menées dans les domaines de l'aménagement du territoire, de l'éducation, des services sociaux et de la santé, elle met à profit une expertise qui s'étend à une grande variété d'enjeux politiques et socioéconomiques contemporains. Elle est détentrice d'un baccalauréat en relations internationales et d'une maîtrise en affaires publiques, avec une spécialisation en analyse de politiques publiques.

Extrait L'état du Québec. Penser le temps autrement

« Cet ouvrage explore la coexistence de temporalités multiples, parfois dissonantes, mais toutes constitutives de la vie démocratique. Il invite à ne pas opposer systématiquement court terme et long terme, réaction et réflexion, accélération et ralentissement. À travers leurs contributions, les autrices et auteurs naviguent entre le passé, le présent et l'avenir. Elles et ils éclairent ainsi les tensions, les déséquilibres, mais aussi les continuités entre les rythmes politiques, juridiques, culturels, environnementaux, économiques, scientifiques et psychologiques qui façonnent notre société. » – Lili Jacob, codirectrice de L'état du Québec

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Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs

4 novembre, par Lux éditeur — , ,
Immigrer et s'intégrer dans la société québécoise, qu'est-ce que ça veut vraiment dire ? Dans ce livre, Ruba Ghazal raconte les soirées qu'elle a passées, enfant, à regarder (…)

Immigrer et s'intégrer dans la société québécoise, qu'est-ce que ça veut vraiment dire ? Dans ce livre, Ruba Ghazal raconte les soirées qu'elle a passées, enfant, à regarder Passe-Partout, les enseignants qui l'ont marquée, sa rencontre avec Françoise David, toutes les expériences qui lui ont appris que la culture, c'est bien plus qu'une langue. C'est un lieu qu'on habite, un pays qu'on aime, la possibilité de la liberté.

Elle rappelle ainsi que si une petite fille palestinienne comme elle, qui ne parlait pas un mot de français en arrivant au Québec, a pu devenir une militante souverainiste, c'est parce que dans le Québec où elle a grandi, l'école publique était encore une source de fierté collective, il existait un solide réseau d'organismes d'accueil des immigrants, et parce que ce Québec-là nourrissait encore des rêves généreux et optimistes auxquels elle reste farouchement attachée. Des rêves qui se sont étiolés, ce dont elle s'indigne : « Quand la droite identitaire scande que c'est d'abord et avant tout l'immigration qui menace la survie du français, elle nous ment en pleine face. » Ce qui menace notre culture, c'est l'oubli de la solidarité. Mais il est toujours plus facile d'être fort contre les faibles, et d'être faible contre les forts.

Ruba Ghazal
Avec la collaboration de Sandrine Bourque
Les gens du pays viennent aussi d'ailleurs
Collection : Hors collection
Lux éditeur

Parution en Amérique du Nord : 5 novembre 2025

Nombre de pages : 192

Table des matières

Prologue - 7

1. La famille qui avait peur de la politique - 19

2. La classe de Monsieur Gilles - 43

3. Retour à Saint-Maxime - 59

4. Mon vote ethnique - 79

5. Payer l'impôt de l'immigration - 97

6. L'appel de la politique - 119

7. Troubles identitaires - 133

8. La pensée magique de la droite identitaire - 155

Conclusion. Et maintenant, on fait quoi ? - 171

Remerciements - 181

Références - 183

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Passer un sapin aux pauvres ou La lutte des classes n’est pas terminée

4 novembre, par Gaétan Roberge — , ,
À la Bourse de la misère, l'indice de la pauvreté est toujours en progression et demeure le placement le plus recherché et stable sur tous les parquets du monde La pauvreté (…)

À la Bourse de la misère, l'indice de la pauvreté est toujours en progression et demeure le placement le plus recherché et stable sur tous les parquets du monde
La pauvreté est la maîtresse de la misère

Les stigmates douloureux de la pauvreté et les affres de la misère orchestrés par des idéologies et des politiques bien ficelées et ancrées dans la société entraînent souffrance et détresse. Cette tragédie bouleverse les aspirations des personnes et mine les contreforts de leur vie en portant atteinte à leur dignité et leurs droits. Abandonnées, elles tentent de survivre enferrées de corps et d'esprit dans les murailles de la précarité et se sentent happées par des chapelles de personnes et d'institutions. Semaine après semaine, elles subissent les maigrelettes distributions alimentaires et celle de leurs enfants dans un Club des petits déjeuners et lors de distributions gratuites d'effets scolaires. Pendant la fête « paganocathopitaliste » de Noël, elles doivent supporter le poids de la « Guignolée des médias » et son torrent de denrées gracieusement logoifiées. Le tout servi sur fond fondant des télés en HD avec l'écho des radios amplifié par des médias sociaux déversant une pluie verglaçante de boniments. Il est illusoire de s'imaginer mettre fin à la pauvreté par la magie des Fêtes. On aura beau « liker » cela des milliers de fois, ça ne changera rien.

« La folie, c'est de faire toujours la même chose et de s'attendre à un résultat différent ». Albert Einstein


Les pauvres ne sont point des Guignols

Envahis par une forme de nausée et un sentiment d'impuissance lors de la féérie consumériste des Fêtes, les pauvres n'ont pas la tête, ni le cœur à la fête. Pas plus qu'ils ne disposent des ressources pour se procurer de bonnes miches de pain, surtout lorsque son prix a été pétrie par un cartel. Ils ne peuvent s'offrir de beaux sapins, d'autant plus qu'ils ont peu de choses à glisser sous l'arbre. Les pauvres ne sont pas des Guignols et méritent plus que des bons mots ou des conserves en cannes. Ils sont tannés d'être « coupables d'être pauvres dans une société riche », qui était le slogan d'une campagne du RCLALQ, en 1997, lors de laquelle des membres s'étaient déguisés en prisonniers pour la présentation d'un mémoire à l'Assemblée nationale. Comme l'écrivait Chamfort : « La société est composée de deux grandes classes : ceux qui ont plus de dîners que d'appétit et ceux qui ont plus d'appétit que de dîners ». En décembre 2010, pour être reconnu par le livre des records Guinness, l'Émirates Palace à Abou Dhabi aux Émirats arabes unis a dévoilé un sapin de Noël d'une valeur de plus de 11 millions $ orné de 181 pièces en diamants, perles, émeraudes, saphir … La richesse est vraiment l'antichambre de l'indécence !

Éloge de la charité et/ou de la justice sociale

À chacune des fins d'année que le calendrier Grégorien achève d'effilocher ses 365 jours et nuits harponnant le temps et les saisons et charriant dans son sillon les joies et les peines, nous assistons au cirque des commandites caritatives. Ces gestes de solidarité se veulent louables et l'on ne doit pas dénigrer l'engagement de ceux et celles qui œuvrent afin de soulager cette précarité. En contrepartie, ces élans d'empathie finissent par encourager un désengagement de l'État et servir de paravent pour occulter la réalité et de soupape pour dépressuriser les tensions sociales. En définitive, quelle infamie qu'une société riche telle la nôtre, pourvoyeuse de biens et de services et abonnée à la surabondance se révèle aussi misérable pour se satisfaire de ces solutions éphémères.

La fabrique des pauvres

Nous savons que la pauvreté et la misère ont peu à voir avec le fardeau de la fatalité et sa complice la légèreté de l'oisiveté. Elles ont plus à voir avec une société inégalitaire à la solde d'un Pantagruel système stockeur de richesses mal partagées par un fourbe répartiteur de miettes contraignant les pauvres à grapiller les miettes tombées de la table festive des nantis. Le tout macéré dans une mare de préjugés ravitaillé par un système libertarien soutenu par ses laquais et confiseurs de duperies. Un système qui sauvegarde les intérêts de l'élite économique et en offrant des revenus et des prestations faméliques ne couvrant même pas les besoins de base, formatant des programmes de protection et de formation mal adaptés et ne prenant pas en compte les réalités socioéconomiques. Ces miettes sociétales « calculées » sauvent la face de l'État et maintiennent à flot les rafiots des « cheap labor », les stigmatisent, scrapent leur élan et scalpent leur destinée. Selon une étude de l'IRIS : « Depuis un peu plus de 40 ans, les 90% les moins aisés du Canada ont transféré environ 3,8 billions de dollars aux 10% les plus riches ». Avec une mémoire collective tapie dans l'oubli et une novlangue martelée sur l'enclume de l'indifférence, nous sommes parvenus à forger une chape d'invisibilité et de silence autour de la pauvreté et mystifier la réalité par une aura de fatalité.

Une cabane au Caquistan

En 2025, le nombre de mal-logéEs représente 373 000 ménages consacrant plus de 30 % de leur revenu à se loger et 1 899 ménages rescapés du 1er juillet. Depuis la pandémie de Covid-19, la situation des sans-abris s'est aggravée et les réalités liées à l'itinérance se sont révélées dramatiques et on a laissé p(m)ourrir la situation. Selon une recension de 2022, l'itinérance a explosée et on l'estime à environ 10 000 personnes partout au Québec, imaginer leur nombre en 2025, à un point tel qu'elle est devenue un problème de santé publique. Cette itinérance « dérange » et certains prétendent que ces hordes de sans-abris dérivant dans la ville telle la banquise en cachant leur seringue de survie mentale dans leur baluchon du désespoir et en trimbalant leur patrimoine gisant au fond d'un panier de « Steinberg » finissent par « faire mal aux yeux » et nuire au voisinage, au commerce et au tourisme. Ce sacro-saint tourisme sanctifié par le ministère du Tourisme, prisé par les villes et favorisé grâce à des plateformes d'hébergement touristique avec pour conséquences néfastes la perte de logements et l'expulsion de résidents afin de loger des marées de touristes qui se déversent sur les sables noircis et bitumés des villes-musées telles des vagues scélérates. Dû à l'incurie des gouvernements, face à une crise du logement dévastatrice, des prestations et des revenus insuffisants et la hausse du coût de la vie, des milliers de gens peinent à vivre et se loger alors que d'autres sont expulsées à cause de hausses abusives, de reprises de logement et de rénovictions malfaisantes pour aller battre les pavés de l'errance et agoniser à petit feu. On recense 108 personnes mortes en situation d'itinérance en 2024 au Québec. Le partage de l'espace public est laborieux et la population est prise en étau entre son sentiment d'indignation et d'insécurité. Mais cet espace « Schengen » de l'itinérance c'est tout ce qu'ils ont et représente leur ultime retranchement, leur sauf-conduit et on veut le leur arracher. On les judiciarise et les accuse de troubler « l'ordre public ». Une société qui oblitère la présence des plus vulnérables en les chassant « dehors de dehors » est assurément troublée. Mais pour aller où ? Esseulées et dépouillées de leur droit de cité et expulsées dans une cabane au Caquistan.

Le 911 ne répond plus

Il ne faut pas bulldozer les personnes à la rue qui survivent dans des tentes respiratoires dans les campements. Québec doit cesser d'abandonner le fardeau et les critiques aux villes. Il doit plutôt les soutenir ainsi que les acteurs communautaires et institutionnels. Il doit financer de petits refuges, des centres de jour, même de nouvelles maisons de chambres et mieux les répartir et informer les populations afin de gérer le « syndrome pas dans ma cour ». Par la suite, offrir au plus tôt un toit et les services auxquels ces êtres humains ont droit. L'itinérance est sous respirateur artificiel depuis longtemps et le manomètre de la bonbonne d'oxygène sociale indique vide. Notre société souffre d'un grave choc anaphylactique de sens et d'espérance en plus d'être plongée dans une pandémie Civilisationnelle-21 complexe qui requiert des soins immédiats. Cependant, dans les officines gouvernementales, les temps d'attente s'avèrent désespéramment très longs pour les urgences sociétales. – Faites-le 1, sautez le 2, accéder au 3 et patientez, faites le 4 et laissez un message …–

Une crise annoncée

Il y a plus d'une décennie, les groupes communautaires intervenant en logement et en itinérance telle la FLHLMQ, le FRAPRU, le RCLALQ et le RSIQ tiraient la sonnette d'alarme relatif à la venue d'une crise. Les gouvernements successifs ont ignoré ces alertes et celle de 2020, la CAQ a mis 5 ans à la reconnaître. La CAQ a choisi de sabrer dans les programmes sociaux et désinvestir dans le financement du logement social. Elle en a même profité pour démanteler davantage les assises du droit au logement. Ce désengagement a engendré une crise et favorisé le marché privé. On zap des règles d'urbanisme pour construire plus rapidement, – Adieu qualité, bienvenue Qualinet. – on subventionne sans gêne le privé à même des « fonds publics » en plus de faire appel à des fonds fiscalisés en engraissant les investisseurs qui souffrent déjà de cholestérol profit-érol. Les logements ainsi livrés sont loin d'être abordables et de répondre aux besoins des plus démunis et de la classe moyenne. Selon Ricardo Tranjan : « Il y a 75 ans, une étude détaillée réalisée par la SCHL a affirmé sans équivoque que les marchés privés ne peuvent et ne pourront jamais résoudre les enjeux de logement au Canada ». Merci à ceux et celles qui au cours des 50 dernières années ont milité pour le « droit au logement » et se sont battus sur toutes les tribunes, souvent à contre-courant, dans les rues sous toutes les températures météorologiques et politiques pour gagner 170 000 logements sociaux et communautaires. Soit une richesse collective pérenne et un formidable « leg » aux générations futures et nous devrions doubler ce parc pour résorber la crise.

Une situation intenable

En sept ans au pouvoir, la CAQ a submergé les multinationales de subventions envolées avec elles et saupoudré d'une grosse poignée de changes aux pauvres et abdiqué ses responsabilités en matière d'habitation et d'itinérance. On se retrouve dans une situation intenable où 1 million de personnes ont recours aux services des banques alimentaires et uniquement pour le mois de mars 2025, elles ont répondu à près de 3,1 millions de demandes. – Bravo M. Legault, on a dépassé l'Ontario ! – Ils n'arrivent plus à se loger aux prises avec des loyers atteignant des sommets sur l'échelle de Richter des hauses. Ainsi, de 2019 à 2025, le prix des loyers à Montréal a augmenté de 71% avec des loyers de 2 000 $ à 2 650 $ par mois pour un 4 ½. Imaginer le loyer des logements neufs dans cinq ans suite à l'application de la « clause F ». On est à mille lieux des 75 dollars de Couillard pour un panier d'épicerie d'une semaine ou des 500 piasses de Legault pour se loger, ce Rocky Balbutieur champion toutes catégories des désastres financiers et politiques. Honorable P.M. ainsi que vos déplorables et interchangeables titulaires de l'habitation, vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les ménages à faible et modeste revenu subissent le supplice des sardines dans des logements insalubres ou sont chassés de leur logement et balayés de leur quartier d'appartenance avec pour unique bagage les larmes du déracinement et jetés à la rue comme des rebuts ou des « Serpuariens » ? – Au moins ces derniers bénéficient d'un abri avec près de 1 000 points de services. –

Fausse crise – Vraie tempête

Comment se loger quand les villes et les gouvernements donnent carte blanche à de riches promoteurs privés, libres comme des larrons en foire et assoiffés de profits pour développer des « quartiers-dortoirs » tel Griffintown à Montréal. Un ancien quartier ouvrier transformé en « ghetto de riches » sans âme, en manque de services et d'espaces verts et dont la proportion de logements sociaux n'atteignait que de 8 %, en 2023. Saturé d'immeubles grattant un ciel pollué et nichant des cocons d'appartements au loyer prohibitif de 3 345 $ par mois pour un 5 ½. Cette offre additionnelle de logements et son effet de percolation attendue, qui n'est en fait qu'un leurre, ne résout en rien la crise actuelle. Ces opérations d'enrichissement et de gentrification représentent une forme de solution de dépannage, de privatisation du développement urbain et d'exclusion sociale. Les discours étatiques s'avèrent un show de boucane pour étouffer les critiques et aveugler l'opinion publique. Attendez de voir les loyers des 20 000 logements projetés dans les sites Bridge-Bonaventure et Namur-Hippodrome. Oui, les riches possèdent bel et bien des sièges à l'intérieur des arcanes du pouvoir et comme le déclare Nicolas Matyjasik : « Quand tout sera privé, nous serons privés de tout ». Selon Peter Marcuse et David Madden : « Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la crise du logement n'est pas causée par le manque d'unités locatives, des taux d'intérêts élevés ou une conjoncture économique défavorable. C'est l'état normal du marché immobilier en régime capitaliste … À plus grande échelle encore, la crise du logement résulte des inégalités et des antagonismes de la société de classes ». La CAQ souhaite mettre l'emphase sur les rénovations. Mais, où vont loger ces familles déplacées par les travaux alors que l'on vit une pénurie ? Cela risque de provoquer davantage de rénovictions et augmenter les loyers une fois les rénos terminées, surtout avec les nouvelles règles de fixation. Pour ajouter l'insulte à l'injure, la CAQ s'entête à ne pas financer et développer du logement hors marché qui permettrait d'offrir du logement à prix raisonnable et du logement social disposant de subventions au loyer. Pas plus qu'il n'adopte de mesures efficientes pour protéger les maisons de chambres et les résidences privés pour aînéEs (RPA), réviser les règles de fixation des loyers fort préjudiciables aux locataires, instaurer un contrôle et un gel des loyers, établir un Registre universel des loyers, réformer le Tribunal administratif du logement (TAL), abolir les clauses « F et G » dans les baux résidentiels, interdire les « Airbnb », contrer la discrimination et les évictions et stopper la marchandisation et la financiarisation du logement. Il n'entend pas réformer et reconnaître le « droit au logement » constituant pourtant un droit fondamental au même titre que l'éducation et la santé. Preuve de son « je-m'en-foutisme » : le droit au logement ne figure pas dans son projet de Constitution. Bâtir un pays certes, mais on les met où les « gens du pays » ? Pas juste dans un bel hymne.

Qu'ossa donne d'aider les pauvres ?

La question à poser : pourquoi tant de pauvreté ? Parce qu'en régime libertarien, les conditions de vie inacceptables des êtres humains ne constituent pas une priorité. C'est pourquoi il s'entête à détricoter le filet social et ne pas respecter ses obligations et les conventions internationales. Les fondements de ces inégalités sont bien enracinés et confortées par un système allergique aux protections sociales qui tousse et même s'étouffe lorsque l'on discute d'équité et d'égalité. Il affirme sans réserve que : donner aux pauvres c'est toujours une folle dépense alors que donner aux riches constitue un bon investissement ». Ça s'appelle la doctrine PSF ou « Puits sans fond » de Fitzgibbon. Ce « top gun » a dévalisé le Fonds de diversification économique à hauteur de 5,1 milliards de dollarsen pertes financières, sans compter les 510 millions $ dans Northvolt dont les batteries financières ont fondu. – Un chausson avec ça ? – Un système dont les mantras sont l'austérité et la réduction de la taille de l'État et avec pour credo « l'économie » et son corolaire : la croissance économique à tout prix ! – Pas de chausson avec ça. – Mais c'est pas si grave que ça selon Yvon Deschamps : « Dans vie y a deux choses qui comptent, une job steady pis un bon boss ».

Prendre la rue pour ne pas se retrouver à la rue

Albert Camus écrivait : « La misère est une forteresse sans pont-levis ». Il nous incombe de bâtir de véritables et durables pont-levis. Des pont-levis permettant à toute personne en situation de précarité de pouvoir franchir en toute dignité les murs ancestraux jugés imprenables de cette forteresse et de s'affranchir de la misère et de la pauvreté afin de pouvoir incarner des citoyens et des citoyennes à part entière et disposer des ressources pour exercer leurs droits reconnus et assumer librement leur destin. Globalement et localement nous devons considérer qu'il s'agit d'une lutte politique et il faut donc nous solidariser. Passer à l'action pour essoucher les racines des inégalités, combattre les préjugés, chasser les craintes et démanteler les politiques néolibérales favorisant le profit et semant les ferments de l'indigence. Cesser ces offres de solutions injustes et non pérennes aux personnes aux horizons cadenassés dans le désespoir et aux existences piégées dans la misère. Mettre un terme au statut quo et obliger les gouvernements à prendre leurs responsabilités et adopter des plans d'action dotés de cibles et de mesures structurantes. Revendiquer des politiques économiques, fiscales et sociales justes et équitables et des mécanismes de contrôle. Il est temps que l'on réaffirme le contrat social au nom du bien commun car notre réserve d'oxygène civilisationnel est en péril. Toute personne devrait avoir accès aux besoins de base, à une alimentation saine et en quantité suffisante, à un logement en bon état d'habitabilité répondant à ses besoins avec un loyer abordable, à des soins de santé et l'éducation gratuites ainsi qu'à un emploi procurant un revenu maximum convenable assorti de bonnes conditions de travail.

Selon OXFAM, les 1 % des plus riches possèdent plus de richesses que les 95 % des pauvres de l'humanité. Comme l'exprime Noam Chomsky : « Les choses arrivent quand les gens décident d'agir. À mon avis, c'est la principale leçon de l'Histoire ». Il est temps de presser le bouton à « off » pour stopper cette frénésie dévastatrice et suicidaire de la croissance sans fin. Comme l'a écrit Aldous Huxley : « Si la guerre, le gaspillage et les usuriers étaient abolis, vous vous effondreriez ». Voilà ce que nous devrons faire, non pas réformer, mais casser ce système au seul bénéfice d'une minorité de nantis, de ploutocrates et de dictateurs corrompus qui ne cessent d'exploiter et de jouer à la roulette russe (américaine ou chinoise) avec notre destin et s'apprêtent à dépenser sur le dos des générations à venir, mais sans avenir, des milliards $ dans l'armement et la frénésie funeste de l'IA et du nucléaire ainsi qu'à exploiter la Lune et Mars. Tout comme ils continuent de le faire avec des millions d'êtres humains abandonnés et exploités. Selon l'Observatoire des inégalités, 733 millions de personnes souffrent de la faim et selon l'ONU-Habitat, 2,8 milliards de personnes n'ont pas accès à un logement adéquat sur une planète qui franchira bientôt son point de rupture. Ils ont pour seule et grande ambition, non pas de sauver la terre et les humains, mais de sauver les terres rares et les machines : c'est tellement plus payant ... Les pires choses au regard des maux de l'humanité sont la « banalisation » (Voir nos frères et sœurs de Gaza rendrent l'âme à la télé couleur en HD sur écran géant et en son surround tout en s'empiffrant de popcorn au beurre et ingurgitant sa canette de coke « diète » glacé.) et le « laisser-faire » (Les Trump, Poutine et Natanyahou de ce monde). C'est pourquoi nous devons continuer le combat car c'est une question d'espoir en la vie, de droits fondamentaux et du droit au bonheur !

« Tant que la population générale reste passive, apathique, détournée par la consommation ou la haine des plus vulnérables, les puissants peuvent faire ce qu'ils veulent, et ceux qui survivent seront laissés à contempler les conséquences ». Noam Chomsky

Solidairement,
Gaétan Roberge
Travailleur retraité du Comité logement Ville-Marie

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Épictète

4 novembre, par Guylain Bernier, Yvan Perrier — ,
Né vers l'an 50 après J.-C. à Hiérapolis, en Phrygie (Asie Mineure), Épictète fut emmené à Rome comme esclave. Il a fait partie du groupe des philosophes qui ont été chassés de (…)

Né vers l'an 50 après J.-C. à Hiérapolis, en Phrygie (Asie Mineure), Épictète fut emmené à Rome comme esclave. Il a fait partie du groupe des philosophes qui ont été chassés de la capitale de l'Empire par Domitien en 90. Il se réfugie à Nicopolis d'Épire, en Grèce du Nord, où il meurt autour de l'an 135. Son maître, Épaphrodite, un affranchi de Néron, est connu, par la légende, pour avoir infligé de mauvais traitements à son esclave. Il a néanmoins permis à Épictète de suivre l'enseignement du philosophe stoïcien Musonius Rufus (Dégremont, 2014, p. 242 ; Hadot, 1998, p. 517-519 ; Mattei, 1984, p. 860).

Épictète n'a laissé aucun écrit. Son enseignement, fidèle à la tradition socratique, prenait la forme de dialogues et d'apostrophes. C'est l'un de ses disciples, Arrien de Nicomédie, qui consigna ses paroles dans les Entretiens. Pour Épictète, la liberté véritable réside dans la pensée : nul ne peut asservir l'esprit d'un homme libre, même s'il est esclave de corps. Le sage, conscient de ce qui dépend ou non de lui, ne cherche pas à agir sur l'inévitable, mais exerce son esprit à l'accepter avec lucidité et sérénité. Comment tout cela se répercute-il sur le plan de l'engagement politique ? Telle est la question que nous tenterons de résoudre ici à travers la présentation résumée de deux ouvrages qui lui sont attribués : Manuel et « De l'attitude à prendre envers les tyrans » (dans les Entretiens).

Deux caractéristiques majeures du stoïcisme : « Supporter et s'abstenir »

La philosophie d'Épictète s'inscrit dans le courant du stoïcisme, qu'il pousse à un degré de rigueur morale extrême, parfois perçue comme austère et absolument insensible. Indifférent à tout bien extérieur échappant à sa maîtrise, Épictète prône l'acceptation sereine et fière de la nécessité. Sa maxime pratique, « Supporte (ou souffre) et abstiens-toi »[1] (Sustine et abstine), résume l'attitude qu'il recommande face aux vicissitudes de l'existence. Selon lui, seuls relèvent véritablement de notre pouvoir notre raison, notre volonté et, en un sens, notre être intérieur. Les biens matériels ou les événements extérieurs, dépendant du hasard ou de la fortune, doivent, par conséquent, être tenus pour indifférents. Vivre conformément à la raison revient, dès lors, à vivre en harmonie avec la nature. Épictète condamne la passion — qu'il apparente à une sorte de « maladie » de l'âme — car elle détourne l'homme du jugement droit et de la sérénité intérieure. Ainsi, la liberté, le bonheur, la puissance et la perfection ne s'obtiennent qu'au prix de l'impassibilité (apatheia ou l'ataraxie), pour ne pas dire « le détachement des passions » (de Crescenzo, 1999, p. 428) qui constitue le but ultime du sage stoïcien[2].

Épictète : Manuel

Le Manuel d'Épictète est un guide pratique de vie morale, condensant les principes essentiels du stoïcisme pour atteindre la paix intérieure (ataraxie) et la liberté (autarkeia). L'idée centrale de l'ouvrage se retrouve dans la citation suivante : « Ce ne sont pas les choses [ta pragmata ] qui troublent les hommes, mais les évaluations prononcées [ta dogmata] sur les choses » (Épictète - Chapitre V, 2015c, p. 28 et 63)[3]. Le cœur de l'ouvrage repose sur une distinction capitale entre d'une part, ce qui dépend de nous (nos pensées, nos désirs, nos actions, nos jugements) et d'autre part, ce qui ne dépend pas de nous (le corps, la richesse, la réputation, la santé, la mort, les événements extérieurs)[4]. La sagesse consiste à se concentrer uniquement sur ce qui dépend de nous, et à accepter sereinement tout le reste. Les grands principes stoïciens du Manuel[5] sont, pour l'essentiel, les suivants : la maîtrise de soi (ne pas se laisser dominer par les passions, les peurs ou les désirs, cultiver la raison et la modération) ; l'acceptation du destin (tout ce qui arrive fait partie de l'ordre universel : la Nature, la Providence, refuser le destin, c'est souffrir inutilement) ; la liberté intérieure (la véritable liberté ne dépend pas des circonstances, mais de l'attitude intérieure, car, même esclave, un homme peut être libre s'il garde la maîtrise de son esprit) ; le devoir et la vertu (vivre en accord avec la nature et la raison, agir justement, sans attendre de récompense extérieure) ; et finalement l'indifférence aux biens extérieurs (la richesse, la gloire, la santé ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi, seul le bon usage qu'on en fait compte) (Hadot, 1998, p. 519-520 ; Mattei ; 1984, p. 863-866).

Parmi certains enseignements célèbres que l'on retrouve dans le Manuel, mentionnons ceux-ci :

« Ne cherche pas à faire que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille les événements comme ils arrivent, et le cours de ta vie sera heureux » (Épictète. 2015c, ch. VIII, p. 64) [6].

« Rappelle-toi : tu es acteur dans un drame, un drame tel que le veut l'auteur : court, s'il le veut court ; long, s'il le veut long ; s'il veut que tu joues un mendiant, c'est pour que, celui-là aussi, tu le joues avec talent. De même s'il s'agit d'un boiteux, d'un magistrat, d'un simple particulier. Ce qui te revient en effet, c'est de bien jouer le rôle qui t'a été donné ; mais le choisir, c'est l'affaire d'un autre » (Épictète, 2015c, ch. XVII, p. 67) [7].

« Tu peux être invincible, si tu ne descends jamais dans l'arène d'une lutte où il n'est pas à ta portée de vaincre » (Épictète, 2015c, ch. XIX, p. 68).

« Tu peux n'être jamais vaincu, si tu n'entreprends jamais aucun combat où ne dépendent pas absolument de toi de vaincre. » (citée dans la traduction de Dacier, 1971, p. 27).

Le Manuel est pour l'essentiel un guide de conduite (ou des règles de conduites à toujours avoir en tête) et non un traité théorique. Il enseigne comment les stoïciens doivent s'y prendre pour vivre en paix, agir avec raison, et rester libre intérieurement, quelles que soient les épreuves.

Épictète : « De l'attitude à prendre envers les tyrans »

Le texte d'Épictète intitulé « De l'attitude à prendre envers les tyrans » développe une réflexion stoïcienne sur la manière de conserver sa liberté intérieure face à la domination extérieure. Épictète explique que le pouvoir du tyran n'est réel que dans la mesure où on lui accorde de la puissance, autrement dit, où on attache de la valeur à ce qui dépend de lui, comme la richesse, le corps, les honneurs, au lieu de valoriser la liberté intérieure et le contrôle de ses propres représentations et réactions. Selon lui, le tyran affirme souvent être le plus puissant, mais cette puissance est illusoire car elle repose sur des choses extérieures qui ne dépendent pas de nous.

L'enseignement fondamental est que la véritable liberté consiste à se détacher des biens extérieurs et des privilèges que le tyran peut offrir, pour rester maître de son esprit, de ses désirs et aversions. En adoptant cette attitude, on ne peut être opprimé, car la domination véritablement tyrannique ne peut atteindre la sphère intérieure de la liberté et du jugement personnel. C'est ainsi que, par le choix de ce à quoi on attache de la valeur, on peut résister à la tyrannie sans confrontation violente, en refusant de dépendre psychologiquement du tyran.

Pour Épictète, la racine de la servitude n'est nullement dans la force du tyran, mais dans la manière dont chacun valorise ce qui n'est pas dans son pouvoir : honneurs, richesses, intégrité physique, réputation. À partir du moment où l'on accorde à ces biens extérieurs un prix supérieur à la liberté intérieure, on devient vulnérable à la domination externe. De cette analyse, Épictète tire une éthique radicale de l'indifférence vis-à-vis de la puissance extérieure, et ce, peu importe sa nature toutefois. Il invite à distinguer soigneusement, comme nous l'avons déjà dit, entre ce qui dépend de nous (jugement, désir, aversion) et ce qui ne dépend pas de nous (corps, biens matériels, l'opinion d'autrui, actions d'autrui). Seul doit compter l'effort intérieur pour conformer la volonté à la raison et à la nature, en acceptant avec sérénité ce qui échappe à notre contrôle. La leçon centrale devient alors un authentique art de vivre libre au cœur même des pires circonstances politiques ou sociales : l'homme véritablement libre est celui qui se soucie d'abord de maintenir sa souveraineté sur lui-même et considère la perte de tout le reste comme indifférente.

Que penser de cette posture face à la tyrannie ?

Ce texte concerne la liberté de pensée face à l'oppression politique.​ Le point de vue développée n'incite ni à la révolte violente ni à la soumission, mais à une sorte d'autonomie morale qui relativise radicalement la puissance tyrannique, la ramenant à sa juste mesure : « Zeus m'a permis d'être libre. Ou crois-tu qu'il allait laisser asservir son propre fils ? Tu es le maître de mon cadavre, prends-le » (Épictète. 2015b, p. 106). Autrement dit, « Tu peux me menacer de la mort, mais tu ne disposes pas de ma volonté. » Si l'humanité, note Épictète, était capable de ce discernement, le tyran perdrait immédiatement le ressort de son pouvoir. Le texte fait ainsi du stoïcisme une philosophie de la résistance par l'indépendance d'esprit, versus le culte des biens extérieurs.

Il est permis, selon nous, de reprocher à Épictète de trop faire dans l'indifférence politique[8]. Il prône une attitude trop passive face à l'injustice et à la tyrannie. Il invite à se limiter à la résistance intérieure et au détachement psychologique sans encourager l'action directe ou la lutte politique contre l'oppression. Cette posture correspond à une forme de résignation et/ou de complaisance envers le pouvoir établi : le sage se détourne de la résistance extérieure pour ne cultiver que sa liberté intérieure, au risque d'abandonner la société à la domination du tyran.​

La liberté humaine est-elle seulement intérieure et individuelle ? Peut-on la concevoir comme étant complètement détachée des conditions concrètes de l'existence et de la justice sociale ? Épictète est disposé à laisser le champ libre au pouvoir arbitraire du tyran et ce tant que l'individu conserve sa sérénité intérieure. D'un point de vue politique, cette distanciation affirmée face au pouvoir politique[9] conduit à coup sûr à une faiblesse de la résistance collective et à une sous-estimation de la valeur de l'action civique ou de la solidarité.​ En ramenant toute question politique à une question de représentation subjective et de disposition d'esprit, Épictète semble banaliser la souffrance, l'injustice ou la violence exercée par le tyran.​ Même s'il fonde une éthique de la souveraineté subjective puissante pour briser l'emprise psychologique de la peur, sa doctrine reste nettement, selon nous, critiquable pour son insuffisance du point de vue de la résistance active, de la justice collective et de la transformation des rapports de pouvoir.

Le point de vue que nous avançons mérite possiblement d'être nuancé, si nous prenons le temps d'examiner ce à quoi correspondait la tyrannie à l'époque de la Grèce antique. La différence de la portée de ce concept avec ce à quoi il correspond aujourd'hui semble majeure.

Au sujet de la différence entre la tyrannie à l'époque de la Grèce antique et aujourd'hui

La différence principale entre un tyran à l'époque de la Grèce antique et aujourd'hui tient à la nature du pouvoir exercé par le tyran et aussi à la perception du mot.

Dans la Grèce antique, le terme « tyran » (τύραννος, turannos) désigne un individu qui s'emparait du pouvoir illégalement, généralement par la force, sans respecter les règles de succession en vigueur. Ce pouvoir - et il importe de le préciser - n'était ni préalablement mal vu ni toujours négatif au départ : certains tyrans ont pu être populaires, notamment lorsqu'ils prenaient le parti du peuple contre l'aristocratie. La tyrannie était alors caractérisée par : la prise de pouvoir illégitime (sans droit héréditaire ou légal reconnu) et un exercice du pouvoir absolu, mais conservant parfois les lois et institutions existantes pour sauver les apparences. Parfois même le tyran avait l'appui et le soutien des couches populaires contre les élites​.

Aujourd'hui, le terme a une connotation à la fois négative et abusive. Le mot « tyran » a acquis depuis minimalement le siècle dernier[10], une connotation fortement négative. Il désigne une personne (chef d'État, dictateur, etc.) qui exerce son pouvoir de façon arbitraire, cruelle, oppressive, en abusant de son autorité et sans respect des lois ni des droits. Il évoque aujourd'hui plus concrètement un pouvoir absolu exercé de façon despotique et souvent violente. Le tyran a peu ou prou de légitimité morale ou politique en raison du fait de sa gouverne politique qui se caractérise par le recours à la terreur, l'injustice, la cruauté et l'absence de respect des libertés individuelles​.

En résumé, le tyran de la Grèce antique était un usurpateur du pouvoir, parfois toléré ou soutenu, alors que le tyran actuel désigne avant tout un dirigeant abusif dont le règne est associé à la violence, à l'oppression et au totalitarisme.

Mais le tyran (abuseur) peut être n'importe qui

Apportons la nuance exprimée plus tôt sur notre interprétation de la position d'Épictète au sujet de la tyrannie — prise dans son acception péjorative — et du détachement des choses extérieures, comme le pouvoir politique. Marc-Aurèle, qui s'inspira de la philosophie stoïcienne durant son règne, voyait aussi l'adversaire militaire comme un potentiel tyran, au même titre que son entourage et sa population pouvaient se montrer tyranniques envers lui. Parce que l'expression de la tyrannie déborde de la définition coutumière de l'époque, comme tente de nous le faire comprendre Épictète. Tout le monde peut devenir le tyran de quelqu'un d'autre, en s'octroyant une force et des privilèges qui pourtant ne lui appartiennent qu'en vertu du fait que nous les lui accordons ; et ce, même si nous n'en pouvons rien. Mais un César, un maître ou n'importe quelle personne capable d'exercer un pouvoir peut devenir certes tyran, y compris être sage et bon.

L'enseignement d'Épictète se destine à quiconque aspire à la tranquillité d'esprit et à la liberté, comme nous l'avons souligné, soit, en même temps, des qualités attribuées à la sagesse. Par conséquent, le dirigeant ou la dirigeante, qui recherche la vertu sans s'illusionner, doit rester les deux pieds sur terre et se questionner sur ce qui est le plus important, c'est-à-dire, en premier lieu, tendre vers ce qui dépend de sa personne, puis, en second lieu, profiter avec humilité de ce que le monde extérieur lui procurera. Au bout de la ligne, la tyrannie, prise dans le sens de ce qu'elle peut générer en termes d'abus, est la manifestation de quelqu'un qui souhaite incarner ce qu'elle n'est pas et ne pourra jamais être, sans se faire du tort ainsi qu'aux autres. D'où un chemin tortueux qui le ou la mènera évidemment vers des tourments incessants et l'échec inévitable. Ainsi, la liberté correspond également à avoir l'esprit libre de toutes chimères créées à partir d'une imagination de ce que doit représenter le pouvoir, la richesse, le prestige et les honneurs ; voire cette imagination qui amène en plus la personne à croire qu'elle incarne sur terre le pouvoir, la richesse, le prestige et les honneurs.

Ainsi, Épictète ne tente pas seulement de faire accepter leurs conditions à ceux et celles qui subissent des ordres ou un commandement, mais d'aider aussi les dirigeants et les dirigeantes à agir en conscience de cause et surtout à partir d'un précepte fort simple qui oblige à regarder les faits tels qu'ils sont au lieu de leur attribuer, en plus de s'attribuer, une valeur mensongère basée sur l'opinion, le jugement ou encore le culte des possessions. Et il est là leur défi : comment être capable de s'occuper à la fois de soi et des autres qui forment la société à gouverner, sans perdre la tête. C'est à ce niveau également que la tendance manichéenne de l'humain matérialiste et amoureux des voluptés les amènera à imposer ce qui fait leur affaire, au lieu de prendre le temps d'un recul réflexif susceptible d'aboutir à une solution davantage bénéfique pour la collectivité. Alors, le tyran, pour Épictète, est une personne qui a perdu son chemin pour elle-même et qui n'a donc aucune idée de sa place véritable parmi les autres et de ce qu'il faut faire pour contribuer au mieux-être commun ; elle est plutôt ancrée sur ce qu'elle croit qui serait le mieux à partir de ses représentations du comment l'extérieur doit fonctionner et sur ce qu'il doit lui apporter en termes de choses qui ne dépendent cependant pas d'elle.

Comme Épictète (2015a[1943], p. 24) l'a bien dit, « ce sont les difficultés qui révèlent les hommes », d'où le choix d'accepter de jouer ou de faire comme les enfants qui communiquent ouvertement leur souhait de ne plus jouer. Dans le premier cas, à quoi peut servir de se lamenter, sinon d'accroître sa propre souffrance et de toujours lorgner les biens que les autres possèdent et sur lesquels on n'y peut rien ; tandis que pour le tyran, la difficulté sera de pousser les autres à rencontrer son désir, alors que toute personne, aussi esclave soit-elle, possède sa propre volonté qui, à n'importe quel moment et sous n'importe quelle forme, s'opposera à son ordre, ce qui ne fera qu'augmenter sa frustration. Dans le second cas, le refus de jouer permet de s'en aller, ce qui ne signifie pas nécessairement une fuite physique, mais un allégement de l'esprit, afin de cesser de se fatiguer avec des idées qui augmentent la souffrance et donc s'attirer un peu plus de tranquillité ; tandis que le tyran peut aussi accepter de laisser aller certaines choses, l'amenant à gagner du temps pour se concentrer sur lui au lieu de maudire ses sujets qui ne l'écoutent plus et qui risquent en plus de le détester davantage, s'il ose multiplier les châtiments. En définitive, peu importe notre place au sein d'une société, Épictète nous amène à choisir la voie de la tranquillité, de l'apaisement des pulsions et des frustrations, en préférant la vie vécue au présent de façon à l'apprécier pour ce qu'elle est et pour soi-même. Le philosophe tente donc de nous convaincre de ceci :

« Souviens-toi que ce n'est ni celui qui te dit des injures, ni celui qui te frappe, qui t'outrage ; mais c'est l'opinion que tu as d'eux, et qui te les fait regarder comme des gens dont tu es outragé. Quand quelqu'un donc te chagrine et t'irrite, sache que ce n'est pas cet homme-là qui t'irrite, mais ton opinion. Efforce-toi donc, avant tout, de ne pas te laisser emporter par ton imagination ; car, si une fois tu gagnes du temps et quelque délai, tu seras plus facilement maître de toi-même » (Épictète, 1971, p. 29).

En bref, l'enseignement partagé vise l'accalmie individuelle qui peut certes aider en politique à se concentrer sur l'essentiel, de façon à débrouiller l'esprit dans la prise de décision utile à la collectivité. Mais revient aussi dans les parages une interprétation qui suppose de laisser les uns les autres agir à leur guise, dans une sorte d'anarchie contrôlée dans ses pulsions, grâce à des préceptes prônant la maîtrise de soi ; ce qui peut d'ailleurs détonner d'un stoïcisme amoureux de l'ordre et des règles dans une structure généralisée, comme on voudra le garantir à une population. Voilà où apparaît l'influence de Socrate.

Conclusion

Il est permis de reprocher à Épictète de trop faire dans la passivité ou l'indifférence politique. Il prône une attitude trop passive face à l'injustice et à la tyrannie. Il invite à se limiter à la résistance intérieure et au détachement psychologique sans encourager l'action directe ou la lutte politique contre l'oppression. Cette posture correspond à une forme de résignation et/ou de complaisance envers le pouvoir établi : le sage se détourne de la résistance extérieure pour ne cultiver que sa liberté intérieure, au risque d'abandonner la société à la domination du tyran.​ Mais des questions méritent d'être soulevées ici : la liberté humaine est-elle seulement intérieure et individuelle ? Peut-on la concevoir comme étant complètement détachée des conditions concrètes de l'existence et de la justice sociale ? Épictète semble complètement disposé à laisser le champ libre au pouvoir arbitraire du tyran et ce tant que l'individu conserve sa sérénité intérieure. D'un point de vue politique, cette distance conduit à coup sûr à une faiblesse de la résistance collective et à une sous-estimation de la valeur de l'action civique ou de la solidarité.​ À moins d'éduquer le tyran aux préceptes de la philosophie, afin de l'amener à se replacer à l'intérieur de son être, malheureusement perdu dans ses passions et ses ambitions souvent démesurées.

En ramenant toute question politique à une question de représentation subjective et de disposition d'esprit, Épictète nous donne la forte impression qu'il banalise la souffrance, l'injustice et/ou la violence exercée par le tyran.​ Or, est-ce plutôt pour nous aider à comprendre à quel point sommes-nous habiles à exagérer nos souffrances, c'est-à-dire à faire de notre imagination l'artisane de notre authentique malheur ? Est-ce la vie qui doit être juste ou ce que nous en faisons pour nous-mêmes et les autres ? Cette vie doit-elle alors être jugée sur ce qu'elle est ou sur ce que nous imaginons d'elle seulement pour nous-mêmes ? Il n'empêche que même si Épictète fonde une éthique de la souveraineté subjective puissante pour briser l'emprise psychologique de la peur, sa doctrine reste pour nous nettement critiquable pour son insuffisance du point de vue de la résistance active, de la justice collective et de la transformation des rapports de pouvoir.

Annexe 1

Citations intéressantes puisées dans l'ouvrage ÉPICTÈTE. 1971. Manuel. Traduit par M. Dacier. Avignon : Aubanel, 79 p.

I.De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions. II. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions. III. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n'en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères. (p. 7-8).

IV. Souviens-toi donc que, si tu prends pour libres les choses, qui de leur nature sont esclaves, et pour tiennes en propre celles qui dépendent d'autrui, tu trouveras partout des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes : au lieu que, si tu prends pour tien ce qui t'appartient en propre, et pour étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera de faire ce que tu ne veux point ; ni ne t'empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n'accuseras personne ; tu ne feras rien, pas la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n'auras point d'ennemi, car il ne t'arrivera rien de nuisible. (p. 8-9).

X. Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu'ils en ont. Par exemple, la mort n'est point un mal, car, si elle en était un, elle aurait paru telle à Socrate, mais l'opinion qu'on a que la mort est un mal, voilà le mal. Lors donc que nous sommes contrariés, troublés ou tristes, n'en accusons point d'autres que nous-mêmes, c'est-à-dire nos opinions. XI. Accuser les autres de ses malheurs, cela est d'un ignorant ; n'en accuser que soi-même, cela est d'un homme qui commence à s'instruire ; et n'en accuser ni soi-même ni les autres, cela est d'un homme déjà instruit. (p. 14-15).

XIV. Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu'elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours. XV. La maladie est un obstacle pour le corps, mais non pour la volonté, à moins que celle-ci ne faiblisse. « Je suis boiteux. » Voilà un empêchement pour mon pied ; mais pour ma volonté, point du tout. Sur tous les accidents qui t'arriveront, dis-toi la même chose ; et tu trouveras que c'est toujours un empêchement pour quelque autre chose, et non pas pour toi. (p 17-18).

XXI. Si tu veux que tes enfants et ta femme et tes amis vivent toujours, tu es fou ; car tu veux que les choses qui ne dépendent point de toi en dépendent, et que ce qui est à autrui soit à toi. De même, si tu veux que ton esclave ne fasse jamais de faute, tu es fou ; car tu veux que le vice ne soit plus vice, mais autre chose. Veux-tu n'être pas frustré dans tes désirs ? Tu le peux : ne désire que ce qui dépend de toi. (p. 22-23).

XXII. Le véritable maître de chacun de nous est celui qui a le pouvoir de nous donner ou de nous ôter ce que nous voulons ou ne voulons pas. Que tout homme donc, qui veut être libre, ne veuille et ne fuie rien de tout ce qui dépend des autres, sinon il sera nécessairement esclave. (p.23).

XXIX. Souviens-toi que ce n'est ni celui qui te dit des injures, ni celui qui te frappe, qui t'outrage ; mais c'est l'opinion que tu as d'eux, et qui te les fait regarder comme des gens dont tu es outragé. Quand quelqu'un donc te chagrine et t'irrite, sache que ce n'est pas cet homme-là qui t'irrite, mais ton opinion. Efforce-toi donc, avant tout, de ne pas te laisser emporter par ton imagination ; car, si une fois tu gagnes du temps et quelque délai, tu seras plus facilement maître de toi-même. (p. 29).

Bibliographie

Aristote. 1971. La politique. Paris : Denoël Gonthier, p. 95-114.

Brunschwig, Jacques. 1996. « Stoïcisme antique ». In. Raynaud, Philippe et Stéphane Rials. Dictionnaire de philosophie politique. Paris : Presses Universitaires de France, p. 748-752.

De Crescenzo, Luciano. 1999. Les grands philosophes de la Grèce antique. Paris : Le livre de poche. p. 425-432.

Dégremont, Roselyne. 2014. « Épictète ». In. Zarader, Jean-Pierre (dir.). Dictionnaire de philosophie. Paris : Ellipses poche, p. 242-244.

Épictète. 1971. Le manuel d'Épictète. Avignon : Aubanel, 79 p.

Épictète. 1991. De l'attitude à prendre envers les tyrans. Paris : Gallimard, 130 p.

Épictète. 2015a[1943]. « Comment il faut combattre les difficultés ». In. Épictète. Du contentement intérieur et autres textes. Texte établi et traduit du grec ancien par Joseph Souilhé avec la collaboration d'Amand Jagu pour les extraits des livres III et IV. Paris : Les Belles Lettres/Gallimard, p. 24-28.

Épictète. 2015b. Entretiens. Fragments et sentences. Paris : Vrin, 537 p.

Épictète. 2015c. Manuel d'Épictète. Présentation par Laurent Jaffro. Paris : Garnier-Flammarion, 157 p.

Hadot, Ilsetraut. 1998. Dictionnaire des philosophes. Paris : co-édition Encyclopaedia Universalis/Albin Michel, p. 517-521.

Hermet, Guy, Bernard Badie, Pierre Birnbaum et Philippe Braud. 2015. Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques. Paris : Armand Colin, p. 305.

Hérodote. 1850. « Choix d'un gouvernement ». Livre III. THALIE. L'enquête. Paris : Charpentier, 1850. http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/thalie.htm. Consulté le 21 juillet 2020.

Mattei, Jean-François. 1984. « Épicure ». In. Huisman, Denis (dir.). Dictionnaire des philosophes A-J. Paris : Presses Universitaires de France, p. 866-873.

Million-Delson, Chantal. 1985. Essai sur le pouvoir occidental. Paris : Presses Universitaires de France, 252 p.

Platon. 1966. République. Paris : Garnier-Flammarion, (§544a à §557b), p. 304-316.

Platon. 2006. Les lois : Livres I à VI. Paris : Garnier-Flammarion, (§709e), p. 225.

Polybe. 1977. Histoires. Paris : Les Belles lettres, p. 71-80.

Polybe. 2003. Histoires. Paris : Gallimard, p. 549-559.

Notes

[1] Nuits attiques, XVII, 19. https://remacle.org/bloodwolf/erudits/aulugelle/livre17.htm. (Voir également :

https://psychaanalyse.com/pdf/BIOGRAPHIE%20D%20EPICTETE%20-%20WIKIPEDIA%20(7%20pages%20-%202%20mo).pdf.) Consulté le 1er novembre 2025.

[2] Les informations présentées ici ont été puisées dans l'introduction du livre Manuel d'Épictète (2015) rédigée par Laurent Jaffro et également dans Ilsetraut Hadot (1998, p. 517-521).

[3] Voir également le chapitre X, dans la traduction de Dacier (1971, p. 14) : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu'ils en ont ».

[4] Voir la citation I dans l'Annexe 1.

[5] En grec ancien, manuel s'écrit enkheiridion (« ce que l'on tient dans la main »). L'Académie française précise ceci : « XVIe siècle. Mot du bas latin, emprunté du grec egkheiridion, « poignard » (de kheir, « main », avec le préfixe en‑, « dans »). LITTÉRATURE GRECQUE ET LATINE. Manuel, recueil de préceptes. L'« Enchiridion » d'Épictète. » https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E1345. Consulté le 1er novembre 2025.

[6] Voir également dans la traduction de Dacier (1971, p. 14-15) : « XIV. Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu'elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours ».

[7] Voir également dans la traduction de Dacier (1971, p. 26) : « XXV. Souviens-toi que tu es acteur dans une pièce, longue ou courte, où l'auteur a voulu te faire entrer. S'il veut que tu joues le rôle d'un mendiant, il faut que tu le joues le mieux qu'il te sera possible. De même, s'il veut que tu joues celui d'un boiteux, celui d'un prince, celui d'un plébéien. Car c'est à toi de bien jouer le personnage qui t'a été donné ; mais c'est à un autre de te le choisir. ».

[8] Mattei (1984) excuse et justifie le détachement ou le non-engagement de la vie politique prôné par Épictète en raison de ceci : « A l'image de ses deux modèles, Socrate et Diogène, Épictète ne fuit pas le monde, s'il ne va pas à lui : il le laisse plutôt advenir, ou encore il laisse arriver les choses comme elles arrivent, en faisant à chaque fois ce que sa raison et la place qu'il occupe dans la cité lui commandent de faire. La solidarité militante dont il témoigne sans ostentation lui interdit de s'engager, [...], pour la bonne raison qu'il est déjà engagé dans la communauté des dieux et des hommes ; il a un poste » ( p. 865).

[9] Comme l'écrit Brunschwig (1996, p. 749) « l'adhésion au stoïcisme ne constitue pas un engagement à militer en faveur d'une politique particulière, à travailler par exemple à l'instauration ou au maintien d'un régime donné, monarchie, aristocratie ou démocratie ».

[10] « Tyrannie : Gouvernement d'un tyran, modalités d'exercice de son pouvoir sans frein, ou espace politique qui lui est soumis. Dans la Grèce antique, le tyran s'emparait du pouvoir et s'y maintenait par la force, au mépris de toute règle déjà établie ou simplement prévisible. Il pouvait toutefois bénéficier de l'assentiment populaire, et ce n'est qu'avec Platon et Aristote que la tyrannie s'est transformée en catégorie typologique connotée de manière totalement péjorative. Platon, en particulier, l'interprétait soit comme une corruption de la monarchie, soit comme un risque tendanciel inhérent à la démocratie. C'est Leo Strauss qui a renoué en 1946 avec l'usage du mot, devenu cher plus tard aux néo-conservateurs américains dans leur croisade pour la démocratie en tous lieux. » (Hermet, Badie, Birnbaum et Braud, 2015, p. 305).

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Comptes rendus de lecture du mardi 4 novembre 2025

4 novembre, par Bruno Marquis — , ,
Démocratie des urnes et démocraties de la rue Jean-Marc Piotte Jean-Marc Piotte est décédé il y a deux ans à l'âge de 82 ans. « Démocratie des urnes et démocraties de la (…)

Démocratie des urnes et démocraties de la rue
Jean-Marc Piotte

Jean-Marc Piotte est décédé il y a deux ans à l'âge de 82 ans. « Démocratie des urnes et démocraties de la rue » est un peu considéré comme son testament intellectuel nous explique-t-on en quatrième de couverture. Résolument progressiste et ouvert aux débats d'idées, le politicologue y plaide avec intelligence et discernement entre autres pour la justice sociale, la protection de l'environnement, l'égalité entre les hommes et les femmes et l'intégration des immigrants. C'est un bouquin éclairant écrit par un essayiste éclairé. Je vous en recommande la lecture.

Extrait :

Les anarchistes ne partagent pas cette vision. Quels que soient les libertés fondamentales et les contre-pouvoirs, la démocratie représentative demeure sous la tutelle de l'oligarchie. Cette vérité est d'autant plus éclatante que la mondialisation a entraîné des gouvernements « socialistes ou sociaux-démocrates » à s'agenouiller devant les puissances de l'argent et à faire payer au peuple la crise économique que celles-ci avaient engendrée. De plus, la victoire électorale d'un parti anti-oligarchique ne supprime pas le pouvoir de l'oligarchie, comme l'a révélé, au Chili en 1970, le renversement du gouvernement d'Allende par l'armée de Pinochet soutenue par la CIA. La seule alternative à la démocratie représentative serait donc le régime dans lequel le peuple exerce le pouvoir, la démocratie directe.

La vengeance des mal-aimés
Raymond Ouimet

Ce livre a été publié cette année. Raymond Ouimet nous y rappelle trois drames ayant marqué l'actualité judiciaire dans la première moitié du XXe siècle. Le premier se déroule au début du siècle dans les Laurentides. Un agriculteur ne supporte pas de se voir privé de l'amour de sa femme et de ses enfants en raison de son beau-frère et se voit accusé du meurtre de celui-ci. Les deux autres se déroulent à l'époque de la grande dépression ; le premier, dans le Pontiac, à l'île aux Allumettes, l'autre dans la région de Québec, et impliquent de nombreuses victimes. Le recueil est bien documenté et très agréable à lire. On y découvre des pans intéressants de notre histoire judiciaire en ces époques de peine capitale, mais aussi, indirectement, de notre histoire en général. J'ai beaucoup aimé.

Extrait :

Sainte-Scholastique, 10 juin 1904. Le village agricole québécois de 800 habitants, chef-lieu du district judiciaire de Terrebonne, resplendit sous les rayons d'un soleil printanier et s'imprègne des mille et un parfums que dégage la riche campagne environnante arrosée par une pluie torrentielle la veille. Il fait beau et la bonne humeur pourrait se lire sur le visage des habitants si ce n'était du drame qui se prépare à la prison locale attenante au palais de justice construit il y a 39 ans.

Une fratrie
Brigitte Reimann
Traduit de l'allemand

Ce roman, publié en Allemagne de l'Est l'année de ma naissance et qui avait suscité l'enthousiasme et des polémiques à l'époque, est devenu aujourd'hui un classique de la littérature allemande. Il se situe un peu avant l'érection du Mur de Berlin, en 1961, alors qu'il était encore possible de franchir la frontière entre l'Est et l'Ouest. Elisabeth est une jeune artiste-peintre communiste de 24 ans qui vit en Allemagne de l'Est avec sa famille. Après le passage de son frère aîné vers l'Ouest, elle tente en deux jours, avec son fiancé, de dissuader son autre frère, Uli, de faire la même chose. Un beau et bon roman qui nous fait pénétrer dans la réalité d'une société et d'une famille déchirée par la division de son pays.

Extrait :

À cet instant précis, je compris ce que signifiait l'expression l‘Allemagne divisée. Je l'avais lue si souvent, dans des éditoriaux, des articles et parfois, rarement, dans des récits ; il m'était à moi aussi arrivé, à l'université et au combinat, de mentionner, par écrit ou oralement, « la tragédie allemande », et cette expression, je l'avais employée, sans arrière-pensée. Maintenant, je savais ce qu'elle signifiait.

La vie quotidienne en Russie au temps du dernier tsar
Henri Troyat

L'engouement exagéré pour les Romanov et la famille de Nicolas II m'a toujours un peu troublé. Cet ouvrage, qui fait partie d'une collection sur la vie quotidienne dans différents lieux, à différentes époques, nous offre de façon documentée les détails de la vie en Russie en 1903, à l'époque du dernier tsar, Nicolas II. La Russie était à l'époque une société fort religieuse, aux nombreuses cultures, et une société parmi les plus inégalitaires, où la richesse et le luxe d'une minorité côtoyait allégrement le grand dénuement matériel et intellectuel de la vaste majorité. Un livre très bien écrit, agréable à lire et très instructif.

Extrait :

Au-dessus de ce potentat régional, il n'y avait que les hauts personnages présidant aux destinés de l'empire : le tsar, dont le pouvoir illimité était consacré par l'Église, le Conseil d'empire, formé de tous les ministres et de quelques puissants dignitaires, dont le rôle était de sanctionner les lois, le Comité des ministres, qui préparait les mesures législatives, le Très Saint-Synode, chargé de veiller à la vie religieuse de la nation, et le Sénat, lui-même divisé en huit départements, dont la compétence s'étendait à la publication des ukases, à la confirmation des titres de noblesse, à la fixation des limites de la propriété foncière et au jugement en cassation des affaires civiles et criminelles. Tout cet appareil politique et administratif était soutenu par une police forte.

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Pour contrer l’extrême droite, il nous faut rêver grand

4 novembre, par Nicolas Framont — , ,
En réaction au succès de l'article de Rob Grams consacré à ce que Marine Tondelier incarne politiquement – une écologie bourgeoise essentiellement compatible avec le macronisme (…)

En réaction au succès de l'article de Rob Grams consacré à ce que Marine Tondelier incarne politiquement – une écologie bourgeoise essentiellement compatible avec le macronisme – des centaines de ses partisans sont venues nous accuser de “faire le jeu de l'extrême droite”. Face au péril du RN, très haut dans les sondages, l'extrême-droitisation du débat public et, c'est nous qui l'ajoutons parce que ces gens le passent généralement sous silence, le déjà-là fasciste en France, il faudrait faire bloc “à gauche” et s'abstenir de toute critique sur la complaisance de certains de ses candidates et candidats avec le capitalisme ou la pensée dominante. J'irai droit au but : je pense tout l'inverse.

27 octobre 2025 | tiré du site Frustrations
https://frustrationmagazine.fr/contrer-extreme-droite

Je crois que cet argument, utilisé parfois de mauvaise foi pour nous silencier, parfois de bonne foi face à une inquiétude réelle, doit être retourné : c'est parce que le fascisme est présent tout autour de nous qu'il faut redoubler d'exigence envers ce qu'il est convenu d'appeler “la gauche”. Ce terme regroupe en théorie les partisans de l'égalité, de la liberté et de l'acceptation des différences mais dans les faits des partisans du capitalisme et des gens qui pensent qu'il faut en sortir. Le meilleur antifascisme possible c'est l'existence d'une gauche anticapitaliste décomplexée, qui ne s'excuse pas de l'être, qui décrit le réel dans des termes clairs, qui n'a pas peur de dire “bourgeois”, “capitalisme”, “colonialisme” et “patriarcat”, et qui prône une rupture avec le désespérant système actuel. Si l'on se replie au contraire sur un consensus mou autour du plus petit dénominateur commun, si l'on ne propose que des micro-mesures ou pas de mesures du tout, pour espérer ne pas se marginaliser dans un débat public tiré artificiellement mais efficacement à droite, alors nous disparaitrons. Face à l'extrême droite qui dessine un puissant cauchemar, il nous faut rêver grand, très grand.

Déplacer la fenêtre d'Overton à gauche, mode d'emploi

“Ce que désigne la fenêtre d'Overton, nous dit Clément Viktorovitchttps://www.rtl.fr/actu/politique/z...h, c'est l'ensemble des opinions qui sont considérées comme dicibles, acceptables au sein de l'opinion publique. L'ensemble de ce que l'on peut dire en tant qu'acteur du débat public sans être immédiatement frappé d'opprobre, sans être immédiatement renvoyé au banc du débat public. Et donc, toute l'idée de cette fenêtre, c'est qu'elle est dynamique, elle s'élargit, elle se contracte, elle se déplace.”

La fenêtre d'Overton s'est déplacée à droite, je n'apprends rien à personne. C'est particulièrement le cas sur les questions d'immigration et sur les questions socio-économiques. Vouloir accueillir dignement les étrangers en France fait de vous une personne terriblement d'extrême gauche et imaginer la nationalisation de certains secteurs clefs de l'économie – idée absolument centrale voire consensuelle après la Seconde Guerre mondiale – vous place dans le camp des extrémistes. Le centre lui-même s'est déplacé à droite, si on l'identifie à Macron, qui est un homme profondément réactionnaire et hostile à la démocratie.

Face à ce phénomène, que faire ? Des politiques qui n'ont qu'une vision électoraliste de leur rôle, c'est-à-dire qui estiment que, dans l'intérêt de leur boutique, il faut obtenir le plus de voix possibles, vont suivre la direction du déplacement de la fenêtre d'Overton, en défendant, quand ils sont de gauche, des propositions de plus en plus timorées voire en adoptant des idées de droite pour espérer gagner des voix du côté de cet électorat, comme l'a fait le “communiste Fabien Roussel” en parlant d'assistanat et en critiquant le RSA. C'est un cercle vicieux : ils contribuent à déplacer la fenêtre à droite puisqu'ils effacent les propositions de gauche où les ramollissent.

Pour ramener la fenêtre d'Overton à gauche, c'est basique mais pas grand-monde ne le fait, il faut, au moins, tenir ferme sur ses positions et, au mieux, investir des idées et des mesures encore plus à gauche.

Or, pour ramener la fenêtre d'Overton à gauche, c'est basique mais pas grand-monde ne le fait, il faut, au moins, tenir ferme sur ses positions et, au mieux, investir des idées et des mesures encore plus à gauche. C'est ce que fait une femme comme Sandrine Rousseau sur les questions de société, et qui lui vaut régulièrement des sanctions médiatiques énormes. C'est ce que fait par exemple la France insoumise sur le génocide à Gaza, l'islamophobie et l'immigration en France, et ses membres se font punir par d'intenses campagnes de dénigrement et des accusations répétées, complètement infâmantes. C'est ce que fait Révolution permanente en prenant au sérieux le projet révolutionnaire et en donnant la parole à des figures du mouvement ouvrier qui ne l'auraient autrement jamais. Si ces personnes ne le faisaient pas, le débat public français aurait basculé dans un déni complet du génocide et dans un programme unanime d'arrêt de l'immigration. Car la gauche “molle”, à qui l'on nous reproche de nous en prendre, ne tient ni ses positions, ni, évidemment, ne se bat pour ramener le débat public à gauche. Rob Grams démontre par exemple la façon dont Marine Tondelier s'est souvent pliée aux injonctions politiques et médiatiques sur Gaza, sur les polémiques anti-musulmanes et sur les questions économiques.

Sur ces dernières, la séquence désastreuse qu'il rappelle, où elle déclare, sur la chaîne Twitch de l'Humanité, que se demander si, pour mener une politique écologiste, il faut sortir du capitalisme, c'est “se branler la nouille”, est un terrible point donné à l'extrême droite.

Créer la possibilité d'un futur au-delà des slogans creux

Car l'extrême droite se nourrit de l'idée que rien ne changera jamais. Que notre société fait du surplace, voire régresse, et que le capitalisme est l'horizon indépassable de l'humanité. Ce que le théoricien Mark Fisher appelle le “réalisme capitaliste”, cette idée selon laquelle il est plus facile d'imaginer la fin du monde que celle du capitalisme, permet à l'extrême droite de proposer, elle, un ersatz de changement : “Au moins, si c'est Marine Le Pen qui passe, il se passera des choses.” Vous avez sans doute déjà entendu cette phrase. Elle est inconsciente, irresponsable et terrible, mais elle correspond à des pensées que des gens ont. L'extrême droite trumpiste a provoqué de l'évènement, nous dit Renaud-Selim Sanli dans le passionnant numéro de la revue Trou Noir consacré aux “pulsions fascistes” : “C'est à l'aune de cette perception d'un changement possible que peut être compris le fascisme contemporain : le retour d'une volonté de changement au sein d'un sentiment généralisé de « manque de volonté ».” Et c'est d'autant plus simple que le changement proposé par l'extrême droite vient puiser dans un imaginaire déjà existant : celui de la nostalgie du passé.

Il est beaucoup plus difficile d'incarner la possibilité d'un changement vers un futur désirable parce que le réalisme capitaliste a précisément anéanti l'idée d'un futur possible, hormis celui subi et incontrôlable, nourri par l'idée que l'IA va détruire le travail, que le changement climatique va nous engloutir, etc. : des futurs où nous aurions, en tant qu'humanité, la main, sont nettement moins faciles à concevoir dans les conditions actuelle d'atrophie de notre imaginaire politique par l'idéologie dominante et ses canaux médiatiques.

Le rôle historique du mouvement ouvrier, qui s'est appelé socialisme ou communisme, c'était d'affirmer la possibilité d'un futur où c'est bien l'humanité qui décide, et pour elle-même, en reprenant les rênes de sa vie à ceux qui les détiennent : la classe possédante et ses satellites.

Le rôle historique du mouvement ouvrier, qui s'est appelé socialisme ou communisme, c'était d'affirmer la possibilité d'un futur où c'est bien l'humanité qui décide, et pour elle-même, en reprenant les rênes de sa vie à ceux qui les détiennent : la classe possédante et ses satellites. Cette mission n'est plus assurée par une partie de celles et ceux qui se disent de gauche, et c'est très grave. En disant que parler du capitalisme c'est du “branlage de nouille”, Marine Tondelier évacue cette question. Elle est évidemment loin d'être la seule à le faire : au pouvoir, c'est d'abord le Parti socialiste et l'ensemble des gauches sociales-démocrates en Europe, mais aussi aux États-Unis via le parti démocrate, qui ont mis en scène l'idée qu'il n'y avait qu'une seule politique possible : “l'économie n'est ni de droite ni de gauche, l'économie est”, disait Tony Blair, l'un des nombreux artisans, avec par exemple Lionel Jospin en France, de ce renoncement qui vaut validation définitive du capitalisme et du règne de la bourgeoisie comme seul horizon possible de l'humanité. “Faudra me dire par quoi on le remplace”, dit encore, aux journalistes de l'Humanité, Marine Tondelier à propos du capitalisme.

Face à l'extrême droite, déjà en grande partie au pouvoir (on se tue à le dire mais pour la plupart des influenceurs de la gauche et du centre l'extrême droite est toujours une menace extérieure, à venir), ce genre de phrase est criminelle. Ce n'est pas une simple divergence que nous avons avec Tondelier, Faure et les autres : c'est une accusation que nous portons contre eux et elles, celle de contribuer à faire gagner nos adversaires.

Nourrir la libido, attiser les flammes

De la même manière, si Rob Grams s'en prend aux mots creux et au programme vide du parti écologiste, ce n'est pas par jugement de goût. C'est parce que cette politique politicienne faite de slogans, de bons mots, d'anecdotes, contribue au climat blasant, décourageant et morne sur laquelle l'extrême droite prend racine. L'extrême droite, qui dépasse, rappelons-le, le cadre du parti RN, se nourrit, comme les champignons, des ambiances poisseuses et ennuyeuses de notre vie politique où l'écoeurement succède au dégoût. Les séquences d'affrontements parlementaires, de commentaires de petites phrases, de déclaration de candidatures, ont pour effet de chasser du débat public tout ce qui peut nous tirer vers le haut. “Ça ne m'intéresse pas, je n'ai même plus envie d'en parler”, est la phrase que j'ai le plus entendu lors du vaudeville des négociations qui ont suivi la démission de Sébastien Lecornu.

Or, de juillet à fin septembre, la colère sociale contre le budget de l'ex-Premier ministre a pris tellement de place dans le débat public, en particulier sur les réseaux sociaux mais aussi dans les discussions les plus quotidiennes, qu'elle a débouché sur l'annonce de dates de mobilisations populaires, les 10 et 18 septembre, qui ont focalisé toute une partie de l'attention médiatique. Même les médias mainstream s'y sont mis : invité sur RTL un soir de septembre pour en parler, je constatais que même les journalistes de cour qui se trouvaient sur le plateau vibraient un peu de ce contexte social. Même eux se sentaient un peu emportés par la fièvre qui s'était emparée du pays : envie de prendre aux riches, envie de destituer Macron… L'ensemble du débat public tournait autour de la taxation des riches et de la nécessité de changer nos institutions.

Ce genre de moment est le meilleur antifascisme que nous pouvons connaître. Vous avez remarqué ? Que cela soit en septembre 2025 ou au printemps 2023, lors des manifestations contre la réforme des retraites, le RN était totalement absent. Il attendait que ça se termine, parce qu'il n'a rien à dire quand les vrais problèmes sont aussi clairement exposés : qui donne quoi, qui reçoit quoi, qui décide et comment. Le fascisme ne peut pas répondre à des questions aussi clairement posées, car ses partisans savent que la population, sur ses sujets, penche très majoritairement à gauche : elle est redistributive et elle se méfie du pouvoir. Or, le fascisme est là pour aider la bourgeoisie à augmenter ses profits et il rêve d'autorité et de tyrans. Mais il ne peut jamais amener ses projets frontalement, il a besoin pour cela de moments flous, poisseux, prompts aux polémiques islamophobes, aux disputes politiciennes, aux faits divers montés en épingle.

Que cela soit en septembre 2025 ou au printemps 2023, lors des manifestations contre la réforme des retraites, le RN était totalement absent. Il attendait que ça se termine, parce qu'il n'a rien à dire quand les vrais problèmes sont aussi clairement exposés : qui donne quoi, qui reçoit quoi, qui décide et comment.

Que doit faire la gauche antifasciste face aux moments de mobilisation populaire et de centralité des sujets institutionnels et économiques ? Les prolonger le plus possible, pour faire durer cette imprégnation de nos idées dans le débat public, mais pas seulement : aussi pour faire durer la libido. Car oui, les périodes de mouvements sociaux sont enthousiasmantes : elles ouvrent un possible, une brèche dans la fermeture de l'avenir décrite par Mark Fisher, cette idée que rien ne changera jamais, qu'on est foutu, qu'on n'est que des pions. Il ranime des envies de changements profonds, de révolutions, que cela soit au premier ou au second degré. Il met en scène des puissants en difficulté, des patrons qui racontent n'importe quoi à la télé, un Pierre Gattaz, ex-président du Medef, qui pleure des insultes que sa classe recevrait et un Sébastien Lecornu qui démissionne à peine nommé.

En venant négocier avec un gouvernement pourtant au stade terminal, qui n'avait plus qu'à être achevé par la gauche parlementaire, la gauche modérée – socialiste et écologiste – a rouvert une séquence ennuyeuse, triste et profondément désespérante. La France insoumise, quant à elle, a proposé une destitution présidentielle par voie parlementaire qu'elle était sûre de perdre. Ces partis politiques ont contribué à sortir la politique de la rue pour la ramener dans les hémicycles et les cours de ministères. Après les quelques semaines enthousiasmantes de septembre, celles de mouvements sociaux pas encore massifs mais puissamment soutenus, les partis qui se sont précipités dans de vaines négociations avec Macron sont venus nous rappeler que la politique c'était chiant, que cela ne nous concernait pas, et que rien ne changerait, de toute façon, jamais. Et ils ne l'ont pas fait pour des nobles raisons, pour nous faire obtenir de minces changements, par “pragmatisme”, comme ils disent, car eux n'attendent pas “le grand soir”, on connaît la chanson. Car on sait désormais que la “suspension de la réforme des retraites” n'était qu'un piège dans lequel s'est engouffré le PS volontairement, avec la bénédiction des écologistes et qu'en échange de la fin du mouvement social nous n'obtiendrons rien d'autres que la taxation des apprentis, des malades et des précaires, en lieu et place de celle des milliardaires. Mais parce que ces formations avaient peur de l'arrivée d'élections où elles auraient tout perdu, ou d'une phase de chaos institutionnel dans laquelle elles n'ont rien à dire, car elles ne pensent rien de mal de nos institutions, elles ont préféré cette entourloupe à la chute de Macron.

En déclarant sa candidature à la présidentielle, ou à une primaire de gauche qui n'existe pas, on n'a pas bien compris, Marine Tondelier achève de ramener la vie politique française dans la routine déprimante, consternante et désespérante sur laquelle le désir d'extrême droite prospère.

Donner de la force et du pouvoir

On a reproché à Rob Grams de parler de la veste verte de Marine Tondelier (ce qu'il ne fait que dans une demi-phrase en citant l'article dédié du Monde. Ce serait un peu sexiste et réducteur de parler de son vêtement, non ? Sauf que c'est elle qui en parle constamment. Elle est exposée en vitrine telle une relique durant certaines de ses interventions en librairie. Encore dernièrement dans son livre tout juste publié, elle qualifie cette veste “d'objet transitionnel, comme disent les psychanalystes. L'équivalent d'un doudou pour adultes de gauche angoissés par les législatives en cours” (elle parle des élections de 2024). On ne va pas épiloguer des heures sur cette sortie, même si elle se trouve dans un livre qui a été écrit et relu, mais on peut quand même noter qu'elle traduit une certaine infantilisation de la citoyenneté, réduite à la condition de spectateurs ayant besoin d'être rassurés par des couleurs capables de neutraliser leurs angoisses.

Marine Tondelier est évidemment loin d'être la seule à percevoir les citoyens avant tout comme des électeurs, c'est-à-dire des êtres pas très futés dont la raison et les affects doivent être stimulés par des discours et des attitudes ciblés. La professionnalisation de la politique a créé une classe de politiciennes et de politiciens qui considère les citoyens comme des parts de marché, qu'un marketing basé sur des sondages et des petites intuitions (souvent pas très solides, sur la base de quelques porte-à-porte et deux trois mains serrées “sur les marchés”) permettrait de conquérir. Ce faisant, les politiciennes et politiciens professionnels transforment la politique en marché, où a lieu la rencontre d'une offre et d'une demande. Et comme leur vision de l'offre est largement biaisée par la façon dont elle est présentée par les plateaux TV de milliardaires et par leurs instituts de sondage, ils ne prennent aucun risque à affirmer des idées un peu fortes.

Mais surtout, en transformant le citoyen en consommateur, on l'infériorise. Cette infériorisation des citoyens est un terrain fertile à l'extrême droite, tous les experts du vote RN le disent. Car l'extrême droite arrive et propose aux citoyennes et aux citoyens de leur redonner un peu de puissance. Et pas n'importe laquelle : celle de pouvoir s'en prendre à plus faible que soi, aux “assistés”, aux « cassos », aux étrangers, aux Noirs, aux Arabes… Le pouvoir minable de pourrir la vie aux autres, mais le pouvoir quand même.

Ce n'est pas une simple divergence que nous avons avec Tondelier, Faure et les autres : c'est une accusation que nous portons contre eux et elles, celle de contribuer à faire gagner nos adversaires.

Le mouvement ouvrier mais aussi le mouvement féministe ou LGBT ont encouragé les gens à prendre le pouvoir sur leur vie et sur les institutions. Ces mouvements, que l'on peut classer à gauche mais qui vont au delà de ce que ce terme implique, ont su donner de la force, à travers l'activation de mouvements politiques concrets qui préexistait aux élections qui n'étaient que la traduction institutionnelle d'un rapport de force déjà présent : le mouvement gay avait déjà transformé la société avant que le mariage gay soit voté. Le mouvement féministe a combattu le sexisme au quotidien avant des lois viennent sanctionner ces évolutions. Le Front populaire a dû faire voter au parlement un programme que les ouvrières et ouvriers avaient forgé dans les usines occupées… Les exemples sont nombreux et la grande erreur de la gauche française contemporaine, France insoumise comprise, c'est de prétendre que l'élection, en elle-même, pourra changer nos vies, et que nous n'avons qu'à aimer, soutenir, applaudir, calmer nos angoisses avec un doudou vestimentaire et qu'eux feront le reste. Qui peut croire en cette fable ? De moins en moins de monde, alors il est temps de changer.

Critiquer la gauche pour ses renoncements ce n'est pas faire le jeu du fascisme, au contraire : c'est cesser d'être complaisant envers des forces boutiquières, non réflexives et relativement égotiques qui n'ont décidément aucune capacité de remise en question. Et cette absence de remise en question, que l'on a aussi observée, aux États-Unis, du côté du Parti démocrate qui a eu quatre ans pour empêcher le retour sanglant de Trump et n'en a rien fait, fait partie des causes profondes du développement du fascisme. La gauche qui ne dit plus rien de fort laisse la place à l'extrême droite qui hurle.

Photo de Tijs van Leur sur Unsplash

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Le technomasculinisme comme moteur du néo-impérialisme : la domination sans entraves

4 novembre, par Stephanie Lamy — , ,
Au cœur de l'écosystème technologique états-unien s'affirme une idéologie singulière, à la fois structurante et mal nommée : le technomasculinisme. Derrière les discours sur (…)

Au cœur de l'écosystème technologique états-unien s'affirme une idéologie singulière, à la fois structurante et mal nommée : le technomasculinisme. Derrière les discours sur l'innovation, l'intelligence artificielle et la souveraineté individuelle, se tisse un récit de domination, fondé sur une masculinité hégémonique, blanche et technosavante. Ce récit, loin d'être marginal, irrigue les centres névralgiques du pouvoir américain — de la Silicon Valley à la Maison-Blanche, en passant par le Pentagone. Il opère comme une extension du néolibéralisme états-unien, dans une version dérégulée, extractive et autoritaire, qui écarte la doctrine d'ouverture fondée sur le soft power — promue depuis des décennies — pour lui substituer les seuls moyens du hard power.

Printemps 2025 | tiré du site d'ATTAC-France
https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-42-printemps-2025/dossier-du-chambardement-du-monde-au-chaos-voie-sans-issue/premiere-partie-triste-etat-des-lieux/article/le-technomasculinisme-comme-moteur-du-neo-imperialisme-la-domination-sans

Ce tournant s'inscrit dans un réalignement idéologique plus large, amorcé sous l'administration Trump, puis consolidé par son Vice président, J.D. Vance, autour d'une vision agressive de la souveraineté nationale, de la primauté masculine blanche et du recul des normes démocratiques. Cette dynamique repose sur une critique conjointe de l'État régulateur, des élites progressistes et des institutions du soft power, systématiquement qualifiées de « féminisées » donc selon eux « affaiblies ». À leur place, le technomasculinisme propose un ordre technopolitique alternatif, fondé sur l'extraction algorithmique, la ségrégation eugéniste et la captation des ressources cognitives et reproductives.

Loin d'être un simple avatar idéologique, ce mouvement s'incarne dans des infrastructures concrètes : cryptomonnaies, plateformes d'intelligence artificielle, enclaves libertariennes, neurotechnologies. Il se traduit par une reconfiguration profonde de la souveraineté — déterritorialisée, contractuelle, algorithmique — au service d'une nouvelle caste d'hommes-prophètes, ingénieurs et financiers, qui se vivent comme les architectes supraintelligents d'un ordre post-apocalyptique. Cette dynamique s'articule étroitement à une logique de settler colonialism (colonie de peuplemet) réactualisé, où la conquête de nouveaux territoires — matériels et cognitifs — justifie la dépossession d'autrui au nom du progrès, de la raison ou du salut eschatologique.

Ce texte propose d'interpréter le technomasculinisme comme une idéologie-matrice de la domination contemporaine, au croisement du néolibéralisme, de l'accélérationnisme et du christofascisme. À partir de l'analyse de ses figures, de ses récits et de ses dispositifs techniques, nous explorons les modalités par lesquelles il reconduit, sous une forme mutée, le projet néo-impérialiste de domination masculine et blanche, tout en revendiquant sa légitimité au nom de l'innovation et de la survie.

I. Aux origines du technomasculinisme : rancunes et vénération du QI.

Le technomasculinisme trouve ses racines dans une longue histoire de révolte réactionnaire contre l'égalisation démocratique, débutant avec les transformations économiques et sociales du New Deal et l'abandon de l'étalon standard or en 1971. Ces événements marquent un tournant dans la perception de l'élite économique blanche et masculine, qui vit ces changements comme une perte de contrôle sur un ordre économique jugé naturel. La gestion étatique croissante de l'économie est perçue comme une dépossession de leur pouvoir, notamment dans le domaine financier. L'État social devient dès lors pour cette élite le symbole d'un renversement de l'ordre ancien, permettant la montée des classes populaires et des minorités, tout en affaiblissant la domination des hommes blancs. Ce sentiment de dépossession trouve un écho qui se renforce au fil des décennies, particulièrement dans les années 1970 et 1980, avec l'apparition de think tanks libertariens, de mouvements fondamentalistes évangéliques, et des contre-réformes fiscales.

C'est dans ce contexte que la Silicon Valley se nourrit depuis ses premières années d'idéalisme libertarien. Dans la première phase, les figures emblématiques comme Steve Jobs et Bill Gates ont incarné un modèle d'entrepreneur individuel, voire idéaliste, dont l'objectif était d'apporter des solutions à des problèmes sociaux tout en favorisant l'innovation technique. Cependant, cette vision a rapidement été subvertie par la logique capitaliste dominante, et dans les années 1990, le secteur technologique a amorcé une transition vers des modèles d'affaires. Le passage de la première à la deuxième phase marque la naissance du capitalisme de surveillance : la collecte de données personnelles est devenue la principale ressource générant de la richesse, alimentant une économie basée sur la manipulation des comportements des utilisateurs à travers les plateformes numériques. Cela a permis à des entreprises de constituer des monopoles tout en imposant un modèle économique de réification de l'humain et de hiérarchisation de sa valeur, en fonction de son utilité pour alimenter des modèles de prédiction des comportements. Le 11 septembre 2001 a modifié de manière significative l'usage des technologies numériques, en particulier en ce qui concerne la surveillance et l'analyse des données. Ce tournant a conduit certains oligarques de la Silicon Valley à renouer avec les racines militaristes de l'Internet, en appliquant les principes technologiques de collecte et d'analyse de données à des fins de sécurité nationale. Parmi eux, Peter Thiel, le cofondateur de PayPal, a été un acteur clé de cette transformation.

Ce virage s'est également accompagné d'une obsession portée sur le QI comme marqueur de supériorité, dans une logique eugéniste. Inspirée par des théories controversées, telles que celles avancées dans The Bell Curve (1994, du psychologue de Harvard Richard J. Herrnstein et du penseur libertarien Charles Murray), l'obsession pour le QI a nourri des récits qui favorisent des hiérarchies intellectuelles, souvent en lien avec des idées raciales et socio-économiques. Des initiatives telles que la sélection embryonnaire pour optimiser l'intelligence, défendues par des entreprises comme Anomaly, illustrent cette tendance à une forme d'eugénisme libéral, où l'élite technologique promeut un modèle génétique optimisé au détriment de la diversité sociale. Dans une logique masculiniste radicale, les femmes sont reléguées au statut de ressource génétique, valorisées selon la qualité du “terreau” biologique à partir duquel est extraite la matière première : des individus jugés supérieurs, destinés à faire avancer l'humanité toute entière. Cette vision hétéronormative et transphobe, où les hommes cis s'incarnent dans leur “cerveau-machine” et les femmes cis dans leur “utérus usine”, sert de prétexte pour l'effacement systématique des voix et des perspectives des minorités politiques dans les sphères de pouvoir.

II. Gouverner sans le peuple : cités-mâles, techno-territoires et néo-colonialisme

Vers la fin des années 2010, la Silicon Valley est devenu le laboratoire d'une autre forme d'innovation : celle de la gouvernance fascisante, avec un groupe d'oligarques dont l'ambition allait au-delà de la domination du secteur technologique. Pour eux, la Silicon Valley ressemble à un monde de rêve aynrandien (du nom d'Ayn Rand, philosophe individualiste), où les entreprises ne se contentent pas de jouer selon les règles de la politique. Elles les réécrivent, mettant de côté les processus démocratiques au profit de la règle des entreprises. Financés à hauteur de milliards de dollars, ces acteurs ont cherché à imposer un projet mondial de contrôle, notamment par des innovations comme l'intelligence artificielle (IA), les cryptomonnaies et les DAO (Organisation distribués autonomes). Ce projet s'est développé, en partie, en réaction aux initiatives nationales et supranationales visant à réguler les flux de données et économiques, telles que le Digital Services Act de l'Union européenne ou les discussions internationales sur la régulation des cryptomonnaies. Ces efforts de régulation ont été perçus comme une entrave à la liberté et à la souveraineté des grandes entreprises technologiques, poussant certains oligarques à forger une alternative à ces normes internationales.

Les cryptomonnaies et la blockchain, initialement vues comme des outils d'émancipation financière et de décentralisation, se sont en réalité transformées en instruments de concentration du pouvoir. Ces technologies, loin de favoriser la décentralisation promise, ont permis à une poignée d'acteurs dominants de maintenir leur contrôle sur les ressources économiques. Le modèle de gouvernance qu'elles proposent réinvente la souveraineté en tant que contrat commercial, effaçant ainsi les responsabilités sociales et politiques des États. La souveraineté se trouve redéfinie à travers des mécanismes privés et technocratiques, affaiblissant l'influence des gouvernements nationaux.

Cette dynamique de réappropriation de la souveraineté s'étend au niveau international, où de nouveaux modèles de gouvernance alternative prennent forme. Un exemple frappant est la tentative du projet Praxis d'acquérir une partie du Groenland à travers un fonds opaque basé sur des cryptoactifs, une proposition qui rappelait la tentative de Donald Trump de racheter le territoire en 2019. Derrière cette initiative se cache un projet d'expansion néo-impérialiste, où des zones extraterritoriales et dérégulées deviennent des laboratoires pour des expérimentations techno-financières. Ces projets visent à déplacer la souveraineté hors des cadres nationaux traditionnels, installant des enclaves de pouvoir où la gouvernance est déconnectée des processus démocratiques. Ce phénomène s'inscrit pleinement dans une logique de hard power économique : au lieu d'imposer une domination militaire traditionnelle, il s'agit d'exercer un contrôle coercitif via des mécanismes économiques, financiers et technologiques. Dans ce cadre, la souveraineté est délocalisée et réappropriée par des entreprises qui échappent à l'autorité des États nationaux.

De ce fait, le technomasculinisme s'inscrit dans une tradition plus ancienne, héritée du colonialisme de peuplement et de l'imaginaire du frontier cowboy américain. Ce modèle historique repose sur l'idéologie de l'appropriation de terres considérées comme « vacantes », sur la réinvention permanente du front pionnier et sur l'extermination du vivant jugé “indésirable”. Longtemps légitimée par l'imaginaire du cowboy libre, armé et propriétaire, cette logique de colonisation par peuplement réapparaît sous de nouvelles formes techno financières. La frontière, quant à elle, ne se matérialise plus dans la terre, mais dans le code, et les contrats intelligents agissent désormais comme des frontières virtuelles. Dans cette démarche de souveraineté méta territoriale, où la gouvernance se privatise, de nombreux modèles ont émergé, allant du seasteading aux charter cities, en passant par les patchwork states, network states et freedom cities.

1. Homesteading

Les projets de seasteading et de space-steading s'inscrivent dans une logique idéologique néolibérale et néoréactionnaire des années 1970 et 1980, influencée par des théoriciens comme Milton Friedman et Murray Rothbard. Portées par des figures comme Patri Friedman (ancien ingénieur chez Google et petit-fils de l'économiste Milton Friedman) et Wayne Gramlich à travers le Seasteading Institute fondé en 2008, et financé par Peter Thiel, le seasteading vise ainsi à créer des villes flottantes en haute mer.

En 2017, le Seasteading Institute a signé un protocole d'accord avec le gouvernement de la Polynésie française pour développer un prototype de ville flottante, connu sous le nom de Floating City Project. Ce projet a été confié à la société Blue Frontiers, une spin-off du Seasteading Institute. L'idée était de créer une zone semi-autonome en utilisant des plateformes flottantes financées par des crypto-actifs, avec une gouvernance par l'utilisation d'une cryptomonnaie interne, le Varyon. Cependant, le projet a rencontré des obstacles majeurs, notamment des oppositions politiques locales et une crise des crypto-monnaies en 2018, qui ont conduit à son abandon.

D'autres projets seasteading ont échoué en raison de problèmes logistiques et se sont souvent retrouvés à dépendre de l'aide des États, via leurs moyens de sauvetage en mer, financés par les contribuables. Les mêmes élites qui prônent la création d'espaces à l'abri de l'ingérence publique, se retrouvent à solliciter les ressources publiques pour éviter l'échec de leurs projets. L'idée de vivre en autarcie, coupé de la société globale, reste peu attrayante pour les milliardaires, qui, malgré leur désir d'autosuffisance, sont attachés aux avantages d'une interconnexion mondiale, aux opportunités économiques et à l'influence qu'offre encore le cadre des États-nations. Le space-steading transpose cette logique à l'espace extra-atmosphérique avec des colonies sur Mars. Promu entre autres par Elon Musk et son SpaceX, à son tour, n'a pas fait mieux, avec des obstacles technologiques, financiers et humains. Ces échecs mettent en lumière l'illusion d'une gouvernance déconnectée du réel. De plus, les modèles homesteading dépendent de milices pour assurer leur sécurité. Ce système de contrôle expose une contradiction majeure : dans des espaces où la sécurité et le contrôle sont confiés à des hommes armés, ces dernières pourraient, à terme, se retourner contre les oligarques, pour prendre le pouvoir.

Le développement de ce type de projets démontre la vision accélérationniste du futur des technomasculinistes, où l'effondrement des structures sociales et politiques existantes est perçu comme une étape nécessaire pour créer une société plus performante, régie par les seules lois du marché. Ils s'appuient sur un bunkerisme idéologique, issu de l'imaginaire du “homestead” idéalisé, dans lequel les élites se retirent des sociétés en crise pour créer des zones protégées, débarrassées des régulations et des tensions sociales. Dans ce cadre, le homesteading technologique, qu'il s'agisse de seasteading ou de space-steading, prolonge une vision coloniale où la femme, historiquement confinée au rôle de gardienne de la maison, est reléguée à son “dernier rempart” : un espace domestique où elle est censée assurer la stabilité de l'ordre social, invisible, garante de la reproduction et de la préservation de l'héritage, loin des champs d'expérimentation de gouvernance.

2. Patchwork

Formulé par Curtis Yarvin, proche de Peter Thiel et fondateur de la mouvance néoréactionnaire Dark Enlightenment (Nrx) dans son blog Unqualified Reservations, le modèle "Patchwork" propose une fragmentation du monde en micro-juridictions gouvernées par des CEO-rois. Il s'agit d'une doctrine néocaméraliste (inspirée de la pensée de Thomas Carlyle), qui réclame la suppression de la souveraineté populaire au profit d'une gouvernance actionalisée sur le modèle de l'entreprise. L'appartenance politique est contractuelle et révocable, si tant est que l'on dispose des moyens nécessaires. Patchwork propose ainsi une reconfiguration complète du système international westphalien : au lieu d'États-nations souverains, il imagine un archipel de cités-entreprises indépendantes, en compétition permanente, dirigées par des élites technocratiques non élues. Dans ce modèle, la sécurité est confiée à des entreprises sous contrat, ce qui soulève des préoccupations éthiques majeures concernant l'équité, la responsabilité et la protection des droits individuels, sans aucun contrôle démocratique.

Ce modèle reste, à ce jour, largement théorique en raison de son caractère extrémiste : il exige un renversement complet des institutions et une délégitimation du politique au profit d'une ingénierie autoritaire. Cependant, il fonctionne comme un horizon idéologique cohérent, structurant des stratégies concrètes d'exit, d'enclavement et de captation territoriale. L'acquisition foncière se fait par achat direct, ou par le biais de partenariats immobiliers entre entrepreneurs, promoteurs et municipalités locales fragilisées. La propriété, bien que matérielle, est conceptualisée d'abord comme un droit abstrait, garanti par contrat. Ce modèle est principalement envisagé sur le territoire américain. Ces pratiques affaiblissent les institutions diplomatiques traditionnelles et sapent la capacité de soft power des États-Unis, en remplaçant l'influence culturelle par une influence technique et autoritaire.

Le programme RAGE (Retire All Government Employees), également élaboré par Curtis Yarvin, complète la vision de Patchwork. Là où Patchwork fragmente la souveraineté verticale des États en entités privatisées, RAGE vise à saper horizontalement leur infrastructure administrative. Il propose de démanteler entièrement l'administration fédérale pour la remplacer par une technostructure managériale, fidèle non à une logique de performance et de loyauté contractuelle. Dans cette optique, le pouvoir ne repose plus sur la représentation, mais sur la sélection, et l'autorité politique devient une compétence d'ingénierie organisationnelle. Elon Musk, à travers la création de l'organe DOGE, a illustré certains aspects de cette convergence idéologique en menant une série d'interventions extrajudiciaires visant notamment les départements fédéraux enquêtant sur ses entreprises, comme USAID, ou encore les programmes promouvant l'inclusivité (DEI). Ces actes, n'étant appuyés par aucune légitimité ni mandat institutionnel, relèvent d'une stratégie illégale et autoritaire, brouillant les lignes entre influence d'acteurs non étatiques et pouvoir étatique.

Ce limogeage des fonctionnaires peut également être directement lié au Project 2025, document cadre publié par la Heritage Foundation, et qui a eu une influence notable sur la campagne de Donald Trump en façonnant sa vision d'un gouvernement fédéral plus autoritaire, axé sur l'expansion du pouvoir exécutif. En soutenant des initiatives visant à réduire l'État administratif et à renforcer les prérogatives présidentielles, ce projet a contribué à structurer le discours de Trump, en particulier à travers des figures comme J.D. Vance, qui ont incarné cette vision au sein de la campagne et dans les cercles proches de l'ancien président.

La destruction de USAID et la suppression des programmes DEI ont un impact direct et dévastateur sur les femmes et les minorités, notamment dans les pays en développement. USAID a, par exemple, financé la santé reproductive de plus de 60 millions de femmes dans le monde, et l'accès à ces soins vitaux et à des programmes d'autonomisation pourrait être largement réduit si ces projets sont démantelés. De plus, des millions de femmes dans des pays comme le Soudan du Sud ou l'Afghanistan dépendent des programmes d'aide internationale pour des services de santé, d'éducation et de formation professionnelle. La suppression de ces aides publiques entraînerait un recul significatif dans la lutte contre les inégalités de genre et pourrait accroître la mortalité maternelle et infantile.

En 2019, USAID a financé des projets d'inclusion qui ont permis à plus de 25 000 femmes d'accéder à des rôles de leadership économique. L'effacement de ces structures dans un système dominé par des CEO-rois technocratiques se traduit par un système qui relègue les femmes et les minorités à des rôles subalternes, sans pouvoir d'influence ni accès aux ressources vitales. La suppression de l'aide et des programmes sociaux sous des régimes autoritaires technocratiques pourrait ainsi effacer des décennies de progrès sociaux en matière de droits humains, notamment en matière de genre et d'égalité.

3. Charter Cities

Les Charter Cities, popularisées par Paul Romer, incarnent une vision néocoloniale, où des territoires locaux sont transformés en enclaves autonomes régies par des lois étrangères, principalement issues des pays occidentaux. Ces zones, créées sur des terres jugées « inutilisées », sont censées échapper aux "fardeaux" des structures locales, imposant des normes extérieures pour stimuler le développement. Cependant, ce modèle ignore les réalités sociales et politiques locales, réduisant les populations à de simples ressources humaines au service d'intérêts capitalistes. Fondé sur les principes de la nouvelle économie institutionnelle de Douglass North, selon laquelle les institutions sont les clés de la croissance si elles sont « correctement calibrées », le modèle de Romer propose un gouvernement par charte contractuelle. Cela repose sur le transfert des normes managériales de pays développés, sans tenir compte des dynamiques sociales locales. Ce paradigme technocratique et dépourvu de politique naturalise le déséquilibre Nord/Sud, considérant les sociétés du Sud comme des espaces à réformer selon des principes étrangers. Ce modèle, qui ignore les réalités locales, illustre une arrogance économique : celle qui suppose qu'un modèle uniforme, importé de l'Occident, peut résoudre les problèmes d'autres contextes socio-économiques. En dépit de ses promesses, il reste théorique, n'ayant jamais été mis en œuvre avec succès, illustrant l'échec d'un projet qui perpétue une domination extérieure.

La logique d'intervention des Charter Cities, portée par des structures comme le Charter Cities Institute, se positionne en opposition avec l'approche plus traditionnelle d'agences telles qu'USAID. Alors qu'USAID soutient généralement des projets visant à renforcer les institutions locales, à promouvoir la gouvernance inclusive et à encourager un développement inclusif en collaboration avec les communautés locales, les charter cities favorisent la privatisation de la gouvernance dans des enclaves autonomes régies par des investisseurs individuels. Ce modèle repose sur l'idée que des zones séparées des contraintes politiques locales peuvent offrir des solutions de développement, mais ignore les dynamiques sociales et les structures de pouvoir locales, souvent au détriment des populations autochtones.

Par exemple, dans des projets comme Nkwashi en Zambie ou Enyimba Economic City au Nigeria, les charter cities entraînent la dépossession des terres des communautés locales. Ces projets transforment des territoires en zones d'expérimentation économique au service d'intérêts privés, sans concertation ni considération pour les droits des populations affectées. Ainsi, plutôt que d'encourager un développement participatif et soutenu par des institutions locales, ces projets imposent des normes étrangères qui favorisent l'accumulation de richesse par des acteurs extérieurs, renforçant ainsi une logique néocoloniale de gestion des ressources et des territoires. Ces projets ignorent les besoins et les voix des plus marginalisées, telles que les femmes, réduites à des ressources humaines dans des systèmes économiques étrangers à leurs réalités.

4. Network State

Le concept de Network State, formulé par Balaji Srinivasan, propose de créer une nation à partir d'une communauté numérique unie par des valeurs communes, avant de revendiquer une reconnaissance territoriale. Ce modèle repose sur une vision crypto-libertarienne de la souveraineté, où les États sont remplacés par des corporations régissant des communautés connectées par des flux de données, de capital et d'attention. Ces communautés, initialement virtuelles, cherchent à s'étendre vers des territoires physiques, en acquérant des espaces à l'extérieur des régulations étatiques traditionnelles. Ce modèle, largement soutenu par des figures comme Naval Ravikant, Vitalik Buterin, et des fonds comme a16z (Marc Andreessen, Ben Horowitz), propose une gouvernance décentralisée, mais entièrement communautaire.

Le Network State peut être vu comme une version édulcorée de Patchwork, mais opérant dans les faits selon les mêmes principes de sécession sociale et de privatisation de la souveraineté. En effet, la reconnaissance diplomatique et la souveraineté des Network States seraient établies à travers des accords entre ces communautés, qui pourraient interagir et se reconnaître mutuellement sans l'intervention des États-nations traditionnels. Ces deux modèles visent à fragmenter l'autorité étatique et à transférer le pouvoir à des consortiums d'investisseurs.

Dans cette dynamique, l'Exit, tel qu'élaboré par Albert Hirschman dans Exit, Voice, Loyalty, est dévoyé par Balaji Srinivasan. Hirschman décrivait l'Exit comme une réaction ultime face à un échec systémique, mais dans la vision du Network State, l'Exit devient une stratégie structurelle, une manière systématique pour des individus ayant les moyens financiers de renoncer à leur citoyenneté nationale pour rejoindre une communauté. Ce n'est plus un recours dans un contexte de défaillance démocratique, mais un choix volontaire et organisé. Le Network State mise sur une hiérarchisation des citoyens, où ceux qui ont suffisamment de ressources financières peuvent s'échapper du cadre national pour rejoindre des territoires régis par des entreprises. Dans ce modèle, la loyauté est éliminée, car l'exit prime.

L'exemple le plus emblématique de ce modèle, est en réalité hybride : Próspera au Honduras, un projet qui combine les principes des charter cities et du Network State. Próspera, soutenue par Pronomos Capital (Patri Friedman), aussi à l'origine de Praxis (société qui souhaite acheter le Groenland) et des investisseurs de la crypto-sphère, a été implantée sur l'île de Roatán grâce à la législation ZEDE (Zones d'emploi et de développement économique) du Honduras. Cette législation permet de créer des zones économiques autonomes, régies par des chartes et non par la régulation nationale. Próspera a ainsi été créée en dehors du contrôle de l'État hondurien, ce qui lui permet de définir ses propres lois et régulations, tout en bénéficiant de conditions fiscales avantageuses.

Suite à une mobilisation des villageois voisins, le projet a toutefois suscité une réaction de l'État hondurien, qui a tenté d'abroger certaines des dispositions expansionnistes du contrat. En réponse, les dirigeants de Próspera ont intenté un procès contre le Honduras, réclamant plus de 10 milliards de dollars en compensation pour non-respect des conditions contractuelles. Cette somme colossale représente une menace directe à la viabilité budgétaire du pays, mettant en lumière la violence juridique du modèle : la souveraineté est ici réduite à un contrat, qui peut être attaqué par des fonds transnationaux à travers des procédures d'arbitrage international. Ce type de hard power économique montre comment Próspera utilise les mécanismes juridiques pour forcer l'État à reconnaître la légitimité de ses régulations et à maintenir son modèle de gouvernance.

Un projet parallèle aux principes du Network State, le Highland Rim Project en Tennessee, illustre également l'adoption des principes de sécession sur le territoires des États-Unis. Ce projet, piloté par le pastor Andrew Isker et soutenu par la société New Founding, cherche à créer une communauté fondamentaliste chrétienne en milieu rural, où la gouvernance s'appuie sur des valeurs chrétiennes et une autonomie économique. Comme Próspera, le Highland Rim Project s'attaque aux régulations étatiques et normes sociales, en créant une zone où les lois sont définies par des contrats, une cryptomonnaie et des principes de self governance numérique. Ce projet reflète la vision du Network State appliquée à une communauté religieuse.

5. Freedom Cities

Les Freedom Cities, annoncées par Donald Trump en 2023, et saluées par l'ensemble des acteurs investis dans les modèles de gouvernances technofascisants, incarnent un projet d'urbanisme réactionnaire visant à créer de nouvelles villes sur des terres fédérales. Ce projet s'inscrit dans une logique de white flight, un retrait stratégique des populations blanches des centres urbains vers des espaces homogènes, loin de ce qu'ils perçoivent être des problématiques associées à la déségrégation et à la mixité. Ce phénomène de white flight trouve ses racines dans les décennies passées, notamment après les mouvements pour les droits civiques, lorsque des communautés blanches se sont repliées dans des zones rurales ou suburbaines pour éviter les conséquences de la déségrégation scolaire et des luttes sociales.

Le concept des Freedom Cities s'oppose directement aux villes sanctuaires américaines, qui ont historiquement accueilli les populations migrantes, souvent issues de minorités raciales ou ethniques. Là où les villes telles que San Francisco, New York, Washington D.C ou Los Angeles, tendent à vouloir incarner un idéal de diversité, de protection des droits des immigrés et des minorités, et d'inclusion sociale, les Freedom Cities visent au contraire la création d'enclaves homogènes, basées sur des principes d'exclusion. Elles représentent un modèle de sécession sociale et raciale, où les élites blanches et conservatrices cherchent à se retirer des sociétés diversifiées pour créer des espaces régis par des valeurs réactionnaires.

Ce projet est également nourri par des idéologies réactionnaires comme le Wise Use Movement (qui émerge dans les années 1980) et la Sagebrush Rebellion (lancée en 1979), des mouvements d'extrême-droite qui ont cherché à accaparer les terres publiques et à éliminer les régulations fédérales. Ces mouvements sont directement liés aux industries extractives, cherchant à exploiter les ressources naturelles de l'Ouest américain sans les contraintes des régulations environnementales fédérales. Le Wise Use Movement, qui a gagné en influence dans les années 1990, soutenait que les réglementations fédérales sur l'utilisation des terres publiques empêchaient les industries extractives de prospérer. Il s'agissait d'un mouvement qui voulait limiter les protections environnementales et démanteler les lois fédérales sur les terres publiques pour libérer l'exploitation des ressources. L'acquisition des terres nécessaires à la création de ces Freedom Cities s'effectuerait principalement par la cession de terres fédérales ou la mise en place de zones spéciales à faible taxation. L'objectif est de créer un urbanisme néolibéral exempté de régulations fédérales, où l'impôt fédéral est réduit au minimum, et où la gouvernance est purement contractuelle. Dans ce modèle, les citoyens sont perçus non comme des électeurs, mais comme des consommateurs, et la communauté devient une question de loyauté idéologique et de performance économique.

Les Freedom Cities s'inscrivent dans un cadre idéologique influencé par des mouvements conservateurs et des investissements cherchant à promouvoir une gouvernance décentralisée. Ces villes s'inspirent d'une longue histoire de ségrégation sociale et raciale, où l'objectif est de séparer les élites blanches et conservatrices du reste de la population. Elles deviennent ainsi des havres pour des communautés qui rejettent les principes démocratiques, où la gouvernance est dictée par des idéaux économiques et patriarcaux. Dans ce modèle, les mouvements progressistes sont marginalisés et les minorités politiques réduites à des rôles subordonnés, souvent dans des travaux manuels, sans aucune garantie de protection sociale.

III. Le Armageddon Lobby : quand le Technomasculinisme se conjuge au Christofascisme

L'utopie autrefois promise par la Silicon Valley ressemble aujourd'hui davantage à une dystopie hyper commercialisée, où l'innovation est guidée par le profit plutôt que par le bien public. Les seigneurs de la technologie exploitent l'effondrement écologique, tirant profit de la destruction qu'ils contribuent à engendrer, tout en exacerbant les inégalités et alimentant un cycle de dévastation – un « cercle de l'extinction » – où l'effondrement devient une ressource supplémentaire pour les élites. Dans cette optique, l'eschatologie du technomasculinisme et du christofascisme converge autour d'une vision apocalyptique : celle où le progrès technologique et l'accomplissement d'un mandat divin forment un projet de domination totale du monde, avec pour objectif ultime la fin des temps. C'est ce que le théoricien des médias, Douglas Rushkoff, appelle "The Mindset", un concept également désigné par la chercheuse en informatique Timnit Gebru et le philosophe Émile P. Torres sous le nom de TESCREALisme (acronyme de Transhumanisme, Extropianisme, Singularitarisme, Cosmisme, Rationalisme, Altruisme efficace et Long-termisme). L'idée selon laquelle l'humanité est une étape transitoire, vouée à céder la place à des entités supérieures telles que l'intelligence artificielle (IA) ou des êtres cyborgs devient un principe fondamental du technomasculinisme. L'ascension de l'intelligence artificielle générale (IAG) est ainsi perçue non seulement comme une évolution technologique, mais aussi comme une révélation, un moyen pour une élite éveillée d'être élevée vers les cieux d'une réalité alternative.

Au cœur de cette vision se trouve l'idée d'un salut numérique. Le "Mindset" technomasculiniste prône l'idée que la fin de l'humanité biologique doit être précipitée par un accélérationnisme algorithmique, concept largement détaillé par des figures comme Guillaume Verdon-Akzam (cofondateur du mouvement e/acc) ou Nick Bostrom. Cette vision accélérationniste voit dans l'intensification du développement technologique et de l'IA non pas une menace, mais une opportunité : accélérer la fin des temps pour atteindre un monde où la domination des IA marque la fin de l'humanité biologique.

Le christofascisme contemporain s'appuie sur une vision dominioniste du monde, où l'homme (principalement blanc, hétérosexuel et chrétien) est perçu comme ayant un mandat divin pour dominer toutes les ressources sur Terre. Cette théologie du Dominionisme est particulièrement représentée par la Nouvelle Réforme Apostolique (NAR), un mouvement fondamentaliste chrétien et aconfessionnel fondé par le pasteur pentecôtiste Peter Wagner. Le dominionisme incite ses partisans à la conquête du pouvoir à travers des méthodes calquées sur le marketing multi-niveau. Le mandat des sept montagnes, leur feuille de route incite à evangéliser sur son lieu de travail pour atteindre les sept sommets qui sont la famille, la religion, l'éducation, les médias, les arts et le divertissement, le commerce, ainsi que le gouvernement. L'un des principes de cette conquête du pouvoir est de « faire des nations des disciples », c'est-à-dire que les nations, entendues au sens metaphysique comme littéral, doivent non seulement accepter l'autorité de Dieu, refuser l'influence de Satan (surtout vu comme l'islam dans une perspective de “clash civilisationnel” - Huntington).

À l'instar des christofascistes qui croient que le retour en Terre Sainte précipite la fin des temps, certains mouvements de colonisation par peuplement utilisent le settler colonialism pour préparer un futur dominé par les IA et les élites technologiques. La théologie de prospérité soutient que l'accumulation de richesses est une bénédiction divine et un signe de salut. Cette idéologie justifie l'accaparement des ressources naturelles, l'exploitation des corps et l'accumulation de capital comme des actions pieuses. Les technomasculinistes, dans le cadre de leur expansion de propriétés et de zones exemptées de régulation, rationalisent cette dynamique sous le prétexte que la prospérité matérielle est le résultat d'une intelligence supérieure.

Le modèle de la NAR repose sur une structure en quatre rôles qui permet un grand transfert de richesse, principalement alimenté par l'exploitation des fonds publics et l'élimination des normes. Ce processus de concentration du pouvoir est directement appliqué aux projets technocratiques du technomasculinisme.

Le grand transfert de richesses de la fin des temps est le second pilier sur lequel repose la transformation sociale visée par Peter Wagner, fondateur de la NAR. Le premier pilier étant l'Église sur le lieu de travail, celle ci aurait besoin de bien plus de fonds pour conquérir les « sept montagnes ». Ainsi, un grand transfert de richesses devrait s'opérer dans les derniers temps, les ressources actuellement contrôlées par des systèmes non chrétiens ou antichrétiens étant providentiellement transférées aux chrétiens. Chez les technomasculinistes, ce transfert de richesse ne se limite pas à un processus d'accumulation de capital. Il repose principalement sur le détournement de fonds publics, qui alimente les projets technocratiques.

Les fournisseurs (comme Larry Page, Peter Thiel et Elon Musk) financent ces projets, mais l'élément clé est qu'ils profitent massivement de fonds publics pour alimenter leurs initiatives, notamment à travers des incitations fiscales, des subventions, et d'autres mécanismes de soutien étatique. Cette dynamique est un exemple de corporate welfare, où les entreprises bénéficient d'aides publiques tout en en privatisant les profits et en socialisant les risques. Selon une enquête du Washington Post, l'empire d'Elon Musk, comprenant Tesla et SpaceX, a reçu plus de 38 milliards de dollars (environ 36,2 milliards d'euros) en contrats, subventions et crédits d'impôt au cours des 20 dernières années. En 2024, les gouvernements fédéral et locaux ont promis au moins 6,3 milliards de dollars à ses entreprises. En facilitant ce transfert de ressources publiques vers des entreprises, ces fournisseurs assurent des profits tout en transférant les risques sur le contribuable, créant ainsi un système où l'État soutient financièrement des projets qui maximisent la richesse d'un petit groupe d'individus.

Les distributeurs (idéologues comme Curtis Yarvin, Balaji Srinivasan, Nick Bostrom, Guillaume Verdon-Akzam, etc), mais aussi des structures comme Sovereign House, implantée au cœur de Washington, ainsi que des podcasteurs et organisateurs de conférences, jouent un rôle clé dans la diffusion de l'idéologie néoréactionnaire.

Les directeurs opérationnels (entrepreneurs et responsables de think tanks) appliquent les idées sur le terrain, créant des zones exemptées de régulations où les entreprises gèrent les communautés. Ces zones sont souvent financées par des fonds publics, détournant ainsi les ressources des citoyens vers des projets profitant aux élites technocratiques.

Les managers financiers (comme Marc Andreessen, David Sacks et Gary Tan) coordonnent les investissements et garantissent la pérennité des projets, mais là encore, une grande partie de ces financements provient de fonds publics ou d'incitations fiscales, créant un système où l'argent public finance directement des projets sans bénéfices tangibles pour les populations locales.

IV. Institutionnalisation du milieu radical technomasculiniste

Lorsque plusieurs des principaux dirigeants de la Silicon Valley — Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Elon Musk et Sundar Pichai de Google — se sont alignés derrière le président Trump lors de son inauguration en janvier 2025, plutôt que de voir une alliance fondée sur des intérêts d'entreprises, il convenait d'y décéler les débuts d'une nouvelle union entre le pouvoir industriel et gouvernemental, dans laquelle l'État adopterait une politique industrielle agressive au détriment des normes libérales, et ce, dans une perspective néoimpérialiste impulsée par le milieu radical de la broligarchy, ou technomasculinistes.

Le concept de « milieu radical » développé par Stefan Malthaner et Peter Waldmann offre une perspective pertinente pour analyser l'émergence des idéologies néoréactionnaires qui sous-tendent le technomasculinisme. Appliqué à la Silicon Valley, il permet de comprendre comment des idéologies technocratiques et autoritaires trouvent un terrain fertile dans un milieu social homogène, valorisant l'élitisme intellectuel et la domination technologique. Dans ce contexte, la masculinité hégémonique s'exprime par l'exaltation d'un QI supérieur, considéré comme un critère de légitimité et de pouvoir. À noter que cette expression d'un idéal masculin supraintelligent n'est rien d'autre qu'un détournement d'une vieille rengaine : dans les années 1930, le New Deal, les conseillers de Franklin Roosevelt étaient surnommés « The Brain Trust ». Radicalisé à travers des lieux de socialisation, allant des conférences publiques, aux groupes de discussions en ligne et privés, le milieu technomasculiniste crée ainsi un environnement propice à la diffusion de thèses extrémistes, dont les modèles de gouvernance qui, sous toutes leurs formes, prônent l'apologie de la violence à l'égard des minorités politiques, souvent justifiée par des prétextes eschatologiques. Comprendre ce milieu est essentiel pour appréhender les dynamiques de pouvoir et d'influence qui façonnent la géopolitique à l'ère de Trump 2.0.

L'institutionnalisation de ce milieu radical au sein de l'administration Trump, longtemps confiné aux marges, semble se concrétiser aujourd'hui à travers des figures politiques telles que J.D. Vance et des projets de grande envergure portés par des acteurs comme Donald Trump. En effet, la montée en puissance de Vance, dont la nomination comme colistier de Trump aux États-Unis illustre une transition d'une pensée technomascuine marginale à un acteur politique central. Ce dernier, fort de son soutien stratégique par des figures influentes de la Silicon Valley comme Peter Thiel, bénéficie non seulement de fonds, mais aussi d'un ancrage idéologique dans le néo-conservatisme chrétien et le technomasculinisme .

Les actions d'Elon Musk et l'instauration du Département de l'efficacité gouvernementale (DOGE) ont profondément perturbé le système d'aide international, notamment par la suppression de l'USAID. Sous la direction de Musk, le DOGE a entrepris une réduction drastique des effectifs et des budgets de l'agence, allant jusqu'à éliminer 83 % de ses contrats. Cette initiative a déjà entraîné des conséquences humanitaires majeures qu'on suppose durables, avec les groupes les plus vulnérables, les premiers touchés.

Les déclarations et projets de Trump concernant la colonisation de Gaza et du Groenland sont également révélateurs de cette dynamique. En affirmant, de manière outrancière, la possibilité de transformer ces territoires en une zone économique, au profit d'un développement immobilier libertarien, Trump traduit une vision profondément réactionnaire et néo-impérialiste, où l'expansion capitaliste prime sur les considérations humaines ou géopolitiques. Ce projet s'inscrit dans une logique de gouvernance déterritorialisée, une conception partagée par des idéologues comme Curtis Yarvin, qui n'a pas manqué de réagir élogieusement à ces annonces.

Reconnaître ces nouvelles formes de hard-power au-delà de leur forme grotesque permet une meilleure compréhension des enjeux non seulement climatiques, mais aussi en termes de droits humains, du vivant et du système international fondé sur des règles. Le technomasculinisme, en remodelant la souveraineté et en déstabilisant les structures démocratiques traditionnelles, sert de cheval de Troie à une forme de gouvernance qui privilégie une élite technocratique, financière et souvent déconnectée des réalités sociales. Dans ce contexte, les droits humains sont relégués au second plan au profit de l'accumulation de capital, tandis que les populations les plus démunies se voient dépossédées de leurs droits et de leurs ressources au nom d'un progrès technologique qui les exclut. Ce processus transforme le vivant en une simple matière première, où l'exploitation des ressources naturelles, mais aussi humaines, n'est plus une forme d'externalité négative à gérer, mais le socle de la mise en œuvre de ces idéologies prédatrices. Parallèlement, la réorganisation du système international selon des principes contractuels et déterritorialisés, où le contrat social devient une relation marchande plutôt qu'un pacte fondé sur la solidarité et la justice, érode l'édifice diplomatique traditionnel fondé sur des accords multilatéraux et des droits universels. Ce modèle ouvre la voie à un monde où la loi du marché, plutôt que celle des peuples, devient le principe de régulation. Ainsi, loin de n'être qu'un phénomène marginal, le technomasculinisme représente une menace fondamentale qui pèse sur les principes qui sous-tendent les sociétés humaines modernes, mettant en péril à la fois les idéaux d'équité, la solidarité internationale, ainsi que la préservation des écosystèmes dans un monde de plus en plus fragmenté.

Stephanie Lamy est autrice de Agora Toxica et de La Terreur masculiniste (Éditions du Détour 2022, 2024), chargée d'enseignement de la gouvernance des relations internationales à Sciences Po Toulouse.

Références

  • Bru Jean-Philippe. “Le Grand Transfert De Richesses De La Fin Des Temps. Que Faut-Il En Penser ?” La Revue réformée 2020/2.
  • ? Gagné André. Ces Évangéliques Derrière Trump : Hégémonie, démonologie et fin du monde. Labor & Fides, 2020.
  • ? Harrington Brooke. Offshore : Stealth Wealth and the New Colonialism. Norton & Co, 2024. ? Kandel Maya. “La Droite Tech Contre La Démocratie : Comment La Silicon Valley S'est Radicalisée” Mediapart, 6 May 2024.
  • Lamy Stephanie. Agora toxica : La société incivile à l'ère d'internet. Éditions du Détour, 2022.
  • Malthaner Stefan, Waldmann, Peter, “The radical milieu : conceptualizing the supportive social environment of terrorist groups”, Studies in conflict and terrorism, 2014, Vol. 37, No. 12, pp. 979-998
  • Malik Matheo. “Gaza Inc. : L'influence Cachée Derrière Le Plan De Trump | Le Grand Continent ” Le Grand Continent, 7 Feb. 2025.
  • Rushkoff Douglas. Survival of the Richest : Escape Fantasies of the Tech Billionaires. National Geographic Books, 2022
  • Slobodian Quinn. Crack-up Capitalism : Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy. Allen Lane, 2023.
  • Slobodian Quinn. “The Rise of the New Tech Right” New Statesman, 13 Sept. 2023.
  • Smith, Ben. “The Group Chats That Changed America” Semafor, 28 Apr. 2025.
  • Torres Émile P. “The Endgame of Edgelord Eschatology” Truthdig, 26 Apr.
  • Troy Dave. “Paranoia on Parade : How Goldbugs, Libertarians and Religious Extremists Brought America to the Brink.” The Washington Spectator, vol. 48, no. 3, May–June 2022, pp. 1–14
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Turquie. Une femme sur huit a déjà été victime de violence physique

4 novembre, par kurdistan-au-feminin.fr — , ,
Turquie / Kurdistan – Une femme sur huit a déjà subi des violences physiques, d'après une étude récente menée à travers la Turquie, y compris les régions kurdes du pays. (…)

Turquie / Kurdistan – Une femme sur huit a déjà subi des violences physiques, d'après une étude récente menée à travers la Turquie, y compris les régions kurdes du pays.

Tiré de Entre les lignes et les mots

En Turquie, une femme sur huit a subi des violences physiques à un moment donné de sa vie, selon une étude nationalesur la violence à l'égard des femmes, financée par le gouvernement et publiée mardi.

L'« Enquête turque sur la violence à l'égard des femmes » (Türkiye Kadına Yönelik Şiddet Araştırması), menée pour le compte du ministère de la Famille et des Services sociaux, a interrogé 18 275 femmes âgées de 15 à 59 ans à travers le pays entre novembre 2024 et janvier 2025.

La recherche a été menée par l'Institut statistique turc (TurkStat) en coopération avec l'Université de Marmara.

L'étude visait à évaluer la prévalence, les facteurs de risque et les perceptions sociales de la violence à l'égard des femmes, couvrant les formes de violence physique, sexuelle, psychologique, économique et numérique ainsi que le harcèlement.

Selon les résultats, 12,8% des femmes ont déclaré avoir subi des violences physiques au cours de leur vie, tandis que 28,2% ont déclaré avoir été soumises à des violences psychologiques et 18,3% à des violences économiques.

L'enquête définit la violence psychologique comme un abus émotionnel tel que des menaces, des humiliations ou un comportement de contrôle, et la violence économique comme une restriction de l'accès des femmes au travail, à l'argent ou à d'autres ressources financières.

La violence était plus répandue chez les femmes âgées de 35 à 44 ans, 14,7% d'entre elles déclarant avoir été exposées à la violence physique au cours de leur vie.

Les femmes divorcées ont signalé les taux de violence les plus élevés : 62,1% ont déclaré avoir subi des violences psychologiques, 42,5% des violences économiques et 41,5% des violences physiques. Parmi les femmes mariées, 26,4% ont subi des violences psychologiques, 19,9% des violences économiques et 11,6% des violences physiques. Les femmes n'ayant jamais été mariées ont été les plus exposées à la violence numérique (14,2%) et au harcèlement (13,4%).

L'étude a révélé que 62,3% des cas de violence numérique et 39,6% des incidents de harcèlement étaient commis par des inconnus. Les partenaires ou anciens partenaires ont été identifiés comme auteurs dans 15,7% des cas de violence numérique et 32,1% des cas de harcèlement.

Les femmes sans éducation formelle étaient les plus susceptibles d'être victimes de violence économique (31,8%), tandis que les diplômées universitaires étaient les moins susceptibles (8,9%). Parmi les femmes employées, celles du secteur privé étaient les plus exposées : 34% ont déclaré avoir subi des violences psychologiques et 21,1% des violences économiques, contre 31,9% et 10,6% parmi les travailleuses du secteur public.

La violence physique était la plus répandue dans la région de l'Anatolie, dans le nord-est de la Turquie, où 25,9% des femmes ont déclaré en avoir été victimes, contre 8,8% dans le sud-est de l'Anatolie, le taux le plus bas enregistré.

Au cours des 12 mois précédant l'enquête, 11,6% des femmes ont déclaré avoir subi des violences psychologiques, 3,7% des violences numériques, 3,2% des violences économiques et 2,6% des violences physiques. Les femmes vivant dans les grandes villes étaient légèrement plus susceptibles de signaler des violences récentes, 12,2% d'entre elles déclarant avoir subi des violences psychologiques au cours de l'année écoulée.

L'enquête a révélé que les femmes de 15 à 24 ans étaient les plus touchées par toutes les formes de violence au cours de l'année écoulée. La violence numérique était la plus répandue dans ce groupe, avec 7,3%, contre 4,1% chez les 25-34 ans et 3,2% chez les 35-44 ans.

La violence numérique fait référence à l'utilisation de la technologie, des plateformes numériques ou des outils de communication électronique pour harceler, menacer, contrôler ou abuser de quelqu'un.

Parmi les femmes ayant subi des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire, 21,7% ont cité les difficultés de contrôle de la colère de leur homme comme principale raison, suivies de l'éducation (13,3%) et des difficultés financières (13,0%). La tendance à imputer ces violences à des problèmes financiers ou familiaux augmentait avec l'âge, tandis que la jalousie était plus fréquemment citée par les femmes plus jeunes.

L'étude a révélé que 47,7% des femmes victimes de violences conjugales n'en ont parlé à personne. Celles qui l'ont fait se sont le plus souvent confiées à une femme de leur famille (31,8%) ou à une amie (10,2%).

Des données distinctes de laFédération des associations de femmes de Turquie(TKDF)montrent que ce problème continue de faire des victimes. Selon la TKDF, 290 femmes ont été tuées par des hommes au cours des neuf premiers mois de cette année, tandis que la mort de 71 femmes a été déclarée suspecte. La plupart des femmes ont été abattues, et la majorité d'entre elles ont été tuées à leur domicile. Entre le 1er janvier et le 30 septembre, la fédération a signalé que 108 femmes ont été tuées par des membres de leur famille et 41 par des hommes dont elles cherchaient à divorcer. Parmi les victimes, 125 étaient mariées et 45% avaient entre 19 et 35 ans.

De nombreux critiques affirment que la principale raison de cette situation est la politique du gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP), qui protège les hommes violents et abusifs en leur accordant l'impunité.

Les tribunaux turcs ont été à plusieurs reprises critiqués en raison de leur tendance à prononcer des peines clémentes à l'encontre des délinquants, affirmant que le crime était simplement « motivé par la passion » ou en interprétant le silence des victimes comme un consentement.

Dans une démarche qui a suscité l'indignation nationale et internationale, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a utilisé un décret présidentiel pour retirer le pays d'un traité international en mars 2021 qui oblige les gouvernements à adopter une législation pour poursuivre les auteurs de violences domestiques et d'abus similaires ainsi que de viols conjugaux et de mutilations génitales féminines.

La Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, plus connue sous le nom de Convention d'Istanbul, est un accord international visant à protéger les droits des femmes et à prévenir la violence domestique dans les sociétés et a été ouverte à la signature des États membres du Conseil de l'Europe en 2011. La Turquie a été partie à la convention jusqu'en 2021.

Les alliés d'Erdoğan ont également appelé à de nouveaux reculs, demandant l'abrogation d'une loi nationale qui stipule des mécanismes de protection pour les femmes qui ont subi ou risquent de subir des violences. (Stockholm Center for Freedom)

https://kurdistan-au-feminin.fr/2025/10/12/turquie-une-femme-sur-huit-a-deja-ete-victime-de-violence-physique/

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Statistiques et conclusions de Telenisa 2024 : un appel à l’action pour les droits des femmes et des enfants

Sisters in Islam (SIS) a dévoilé les statistiques et conclusions de Telenisa pour 2024, mettant en lumière les réalités urgentes auxquelles sont confrontées les femmes et les (…)

Sisters in Islam (SIS) a dévoilé les statistiques et conclusions de Telenisa pour 2024, mettant en lumière les réalités urgentes auxquelles sont confrontées les femmes et les enfants confrontés aux complexités du droit familial islamique de la charia.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/10/22/divorce-violence-et-pauvrete-le-rapport-telenisa-2024-revele-les-lacunes-de-la-justice-pour-les-femmes-au-sein-de-la-famille/

Le lancement a réuni des membres du Parlement, des bailleurs de fonds, des sympathisant·es et des partenaires de SIS dans un effort commun pour faire avancer des réformes juridiques et politiques qui ne peuvent plus être reportées.

Depuis sa création en 2003, Telenisa a fourni des conseils juridiques gratuits à plus de 10 000 client·es, donnant ainsi aux individu·es, principalement des femmes, les moyens de prendre des décisions éclairées fondées sur le droit et les faits. Couvrant des questions telles que le divorce, la polygamie, la pension alimentaire, la garde des enfants, les biens matrimoniaux et les procédures judiciaires, Telenisa est devenu une bouée de sauvetage pour les personnes vulnérables qui ne bénéficient pas d'une protection juridique suffisante.

Ces statistiques sont plus que de simples chiffres : elles reflètent les expériences vécues par des femmes et des enfants dont les droits et la dignité sont trop souvent bafoués. Les conclusions mettent en évidence des faiblesses systémiques en matière d'application de la loi et de responsabilité qui exigent une réparation immédiate.

Publiés le 9 septembre 2025, les résultats de l'année 2024 dressent un tableau inquiétant : sur les 188 cas signalés, 92% des client·es étaient des femmes, issues pour la plupart de ménages à faibles ou moyens revenus. La majorité des cas concernaient des maris qui ne versaient pas de pension alimentaire, des batailles prolongées pour la garde des enfants et une augmentation alarmante du non-respect des décisions de justice. Les signalements de violence domestique, d'abus sexuels, financiers et sociaux restent malheureusement fréquents. Si les femmes musulmanes constituent la majorité des clientes, un nombre croissant de personnes non musulmanes sollicitent également de l'aide, ce qui prouve que ces injustices touchent toutes les communautés.

Ces statistiques sont plus que de simples chiffres : elles reflètent les expériences vécues par des femmes et des enfants dont les droits et la dignité sont trop souvent bafoués. Les conclusions mettent en évidence des faiblesses systémiques dans l'application de la loi et la responsabilisation, qui exigent une réparation immédiate. C'est pourquoi la présence de députés lors du lancement était essentielle. Leur mandat va au-delà de la représentation ; il inclut la responsabilité d'agir de manière décisive pour remédier à ces injustices.

Le plaidoyer fondé sur des données probantes, comme le démontre Telenisa, fournit aux décideurs politiques les informations nécessaires pour promouvoir des réformes législatives et des protections plus solides. Les femmes et les enfants ne peuvent plus se permettre d'attendre. Les statistiques appellent toutes les parties prenantes (législateurs, société civile et grand public) à travailler ensemble pour combler les lacunes du droit de la famille, faire respecter les ordonnances existantes et garantir que la justice ne soit pas une promesse insaisissable, mais une réalité vécue.

Statistiques et conclusions de Telenisa 2024 (disponible en bahasa melayu et en anglais — les parties en anglais commencent à la page 44)

Statistiques et conclusions de Telenisa pour 2023
Statistiques et conclusions de Telenisa pour 2022
Statistiques et conclusions de Telenisa pour 2021

* Telenisa propose des consultations juridiques gratuites sur le droit islamique de la famille et le droit pénal islamique

Principales conclusions

Les femmes sont très largement majoritaires dans la clientèle
92 % des clients étaient des femmes, issues pour la plupart de milieux à faibles ou moyens revenus.

Crise des pensions alimentaires pour enfants

19 des 46 problèmes rencontrés par les client·es de Telenisa sont liés aux pensions alimentaires pour enfants. Principales causes : pères sans emploi (14), pensions alimentaires insuffisantes versées par les pères (12) et non-respect des décisions de justice (5).

Litiges liés au mariage et au divorce

Le nombre élevé de cas de talaq hors des tribunaux (16) et de mariages non enregistrés (42) porte atteinte aux droits des femmes.

Problèmes liés à la garde des enfants

23 litiges liés à la garde des enfants, souvent liés à des mariages non enregistrés ou polygames.

Violence et maltraitance

20 cas de violence domestique, 7 cas de violence sexuelle, 1 cas de viol conjugal et 1 cas de maltraitance d'enfant. La maltraitance n'est pas seulement physique, elle est également financière (26 as) et psychologique (23 cas).

Obstacles à la justice
Près de 10 femmes n'ont pas été représentées devant les tribunaux. Certaines ont été confrontées à des avocats peu scrupuleux et à des juges absents, ce qui témoigne de faiblesses systémiques.

Recommandations

Agence pour le soutien à l'enfance

Créer une agence pour le soutien à l'enfance en Malaisie afin de gérer les paiements et de veiller au respect des obligations.
Mettre en place un fonds provisoire de soutien à l'enfance pour les mères/enfants en attente d'arriérés.


Services juridiques

Aide juridique subventionnée en matière de charia pour les B40 dans chaque État.
Mobiliser davantage d'avocats bénévoles spécialisés en charia par l'intermédiaire d'ONG et d'institutions.
Créer une plateforme d'information numérique sur les droits des femmes et les procédures judiciaires (multilingue).

Résolution des affaires

Délai pour les affaires relevant de la charia (12 à 18 mois).
Réviser les affaires tous les 3 mois.
Utiliser un système numérique de gestion des affaires et une vérification en ligne.
Révision des règles qui pénalisent/discriminent les femmes.

Éthique professionnelle

Renforcement des mécanismes de plainte contre les avocats/juges.
Création d'un tribunal de déontologie pour les magistrats de la charia.

Violence domestique

Développement des services de soutien psychologique, des refuges et des lignes d'assistance téléphonique 24h/24.
Intégration des abus psychologiques, économiques et sexuels dans la législation.
Formation des agents de première ligne (responsables de mosquées, policiers, personnel religieux).

Connaissances juridiques et financières

Modules sur les connaissances financières et les droits de la charia dans les programmes pré/post-maritaux.
Infographies/vidéos sur les droits post-divorce via les canaux religieux.

Planification et distribution successorales

Publier des directives sur les hibah, wasiat, wakaf, wasiyyah.
Campagne nationale de sensibilisation à la planification successorale familiale.

Tendances en matière de divorce d'après les conclusions de Telenisa 2024
Les dernières statistiques de Telenisa 2024 révèlent que les trois principales causes de divorce chez les femmes musulmanes en Malaisie sont les suivantes :
Rupture de la communication – 36 cas
Violence domestique – 28 cas
Problèmes financiers – 24 cas

Ces résultats soulignent que le divorce n'est pas simplement le résultat de différences irréconciliables, mais souvent le reflet de défis structurels plus profonds auxquels sont confrontées les femmes dans le mariage.

La rupture de la communication souligne la nécessité d'une plus grande sensibilisation au bien-être émotionnel et psychologique au sein du mariage, tandis que les difficultés financières montrent comment l'insécurité économique peut mettre à rude épreuve les familles, en particulier lorsque les femmes dépendent de conjoints qui ne fournissent pas une nafkah (pension alimentaire) suffisante.

Le plus alarmant est la persistance de la violence domestique comme facteur de divorce, ce qui montre que trop de femmes sont encore contraintes de choisir entre leur sécurité et le maintien d'une relation néfaste.

Le SIS Forum (Malaisie) souligne que ces questions doivent être traitées non seulement au sein des familles, mais aussi au niveau systémique. Il est urgent de mettre en place des politiques qui appliquent les ordonnances alimentaires, renforcent l'accès à l'aide juridique et élargissent les services de soutien aux victimes de violence.

Un système judiciaire compatissant, ancré dans les maqasid al-shari'ah (objectifs de la loi islamique), doit donner la priorité à la dignité, à la sécurité et au bien-être des femmes et des enfants.

« Une justice retardée est une justice refusée. Pour chaque cas que nous enregistrons, il y a beaucoup d'autres femmes qui ne peuvent pas se manifester. Les réformes en matière d'application de la loi, d'aide juridique et de mécanismes de protection ne sont pas facultatives : elles sont essentielles si nous voulons vraiment instaurer la justice et la compassion dans notre système de la charia », Rozana.

https://sistersinislam.org/divorce-violence-and-poverty-telenisa-2024-report-exposes-gaps-in-justice-for-women-in-the-family/

https://www.freiheit.org/malaysia/telenisa-statistics-and-findings-2024-call-action-women-and-childrens-rights
Traduit par DE

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Briser les obstacles : La lutte des fillettes iraniennes

4 novembre, par Wncri.org — ,
Chaque année, le 11 octobre, le monde célèbre laJournée internationale de la fille , une journée consacrée à la célébration des droits des filles et à la reconnaissance des (…)

Chaque année, le 11 octobre, le monde célèbre laJournée internationale de la fille , une journée consacrée à la célébration des droits des filles et à la reconnaissance des défis qu'elles affrontent. Mais en Iran, cette commémoration mondiale met en lumière l'une des crises les plus urgentes des droits humains de notre époque.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/10/17/briser-les-obstacles-la-lutte-des-fillettes-iraniennes/?jetpack_skip_subscription_popup


La lutte pour les droits des filles en Iran

Sous le régime clérical iranien, les filles subissent une double discrimination parce qu'elles sont à la fois jeunes et femmes. Des failles juridiques permettent le mariage des enfants, certaines filles étant contraintes à l'union avant même d'avoir 13 ans. Les tentatives visant à relever l'âge légal du mariage ont été à plusieurs reprises bloquées par des responsables invoquant des motifs « religieux ». Parallèlement, les filles âgées de seulement neuf ans peuvent être tenues pour pénalement responsables selon la loi iranienne.

Ces politiques privent les filles de leurs droits et perpétuent un cycle d'inégalités laissant nombre d'entre elles privées d'éducation, de liberté et de sécurité.

L'éducation : un rêve refusé à de nombreuses filles iraniennes

L'éducation, clé de l'émancipation, est devenue un rêve lointain pour d'innombrables filles iraniennes. Les rapports de la Commission des Femmes du CNRI montrent que près de deux millions d'élèves ont abandonnél'école en 2023–2024 la majorité venant de régions défavorisées.

La pauvreté, l'insécurité des écoles et le manque de moyens de transport sont les principaux moteurs de cette crise. Dans des provinces telles que le Sistan-et-Baloutchistan et le Khouzestan, de nombreuses familles ne peuvent pas payer les manuels scolaires, les uniformes ou les frais de déplacement. Les filles sont souvent les premières que l'on retire de l'école lorsque les ressources familiales s'épuisent.

Pour certaines, même se rendre à l'école peut être dangereux.L'effondrement des bâtiments, les incendies et les fourgonnettes scolaires non sécurisées ont coûté la vie à de jeunes élèves, de sombres rappels de la négligence qui règne dans le système éducatif iranien.

Mariage des enfants et travail des enfants : la crise cachée

Derrière les chiffres se cachent de véritables tragédies humaines. Fatima Soleimani, une fillette de 12 ans de la province de Kermanchah, s'est donné la mort plutôt que d'être forcée à se marier une histoire qui hante encore de nombreux Iraniens.

Entre 2017 et 2018, les données officielles ont montré que plus de 230 000 filles de moins de 15 ans avaient été mariées en Iran dont 194 âgées de moins de 10 ans. Dans le même temps, des millions de filles sont piégées dans le travail des enfants, travaillant dans des conditions dangereuses au lieu d'aller à l'école Leur avenir est façonné par la contrainte, non par le choix.

Voix du courage et appel au changement

Malgré toutes les discriminations et les souffrances qu'elles subissent, les filles iraniennes restent inébranlables, faisant preuve d'un courage remarquable. Les épreuves et les privations qu'elles endurent, comme celles d'autres segments de la société, proviennent du régime oppressif, misogyne et médiéval des mollahs.

Les jeunes écolières et étudiantes ont pleinement conscience de cette réalité et, pour cette raison, elles ont joué un rôle actif dans les soulèvements et les manifestations populaires. Lors du soulèvement national de 2022, beaucoup d'entre elles ont courageusement rejoint la lutteet sacrifié leur vie pour la liberté. Aujourd'hui, un nombre croissant de ces jeunes filles rejoignent les Unités de Résistance pour aider à renverser le régime et créer un avenir meilleur pour elles-mêmes et pour toutes les femmes et les hommes d'Iran.

Ce n'est qu'à travers le renversement de ce régime tyrannique que les droits des filles iraniennes pourront réellement être respectés et qu'une société libre, égalitaire et humaine pourra être construite pour leur permettre de grandir et de s'épanouir.

Un avenir façonné par le choix, non par la contrainte

Les fillettes iraniennes méritent ce que mérite chaque enfant le droit de rêver, d'apprendre et de vivre sans peur.

Alors que le monde célèbre la Journée internationale de la fille, ne nous contentons pas de sensibiliser, mais exigeons des actions. Car donner du pouvoir aux filles ne transforme pas seulement leur vie, cela transforme les nations.

https://wncri.org/fr/2025/10/11/fillettes-iraniennes-filles-iraniennes/

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Cessons de nous demander pourquoi les femmes n’ont pas d’enfants et demandons-nous, pour une fois : pourquoi les hommes n’en ont-ils pas ?

4 novembre, par Rhiannon Lucy Cosslett — ,
Dans l'ensemble, les hommes à qui j'ai parlé, tout comme les femmes, veulent des enfants. Mais une multitude de problèmes, allant du logement à la santé mentale, font obstacle (…)

Dans l'ensemble, les hommes à qui j'ai parlé, tout comme les femmes, veulent des enfants. Mais une multitude de problèmes, allant du logement à la santé mentale, font obstacle à leur projet.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Pourquoi les femmes n'ont-elles pas d'enfants ? C'est la question que tout le monde se pose alors que le taux de fécondité atteint un niveau historiquement bas en Angleterre, en Écosse et au Pays de Galles. Un ensemble de réponses est toujours avancé, allant des plus sensées (coûts liés à la garde d'enfants et au logement ; pénalité professionnelle liée à la maternité) aux plus absurdes (être tellement inconscientes de notre propre fertilité que nous nous réveillons un jour en réalisant qu'il est trop tard). Mais peut-être est-il temps de se demander non seulement « pourquoi les femmes n'ont-elles pas d'enfants ? », mais aussi « pourquoi les hommes n'en ont-ils pas ? ».

Les hommes sont largement absents du débat sur le taux de natalité. Il est ironique que, parmi toutes les déclarations pontifiantes et les idées politiques visant à encourager davantage de femmes à avoir des enfants – une discussion souvent menée par des hommes –, l'autre moitié de l'humanité soit remarquablement peu prise en compte. Une partie du problème réside dans l'absence de données : comme beaucoup de pays européens, nous ne disposons pas vraiment d'informations sur la fertilité masculine. Sans données, nous n'avons qu'une vision partielle de la situation.

Que savons-nous donc ? Eh bien, nous savons que la crise du taux de natalité n'est pas vraiment due au fait que les personnes ont moins d'enfants, mais plutôt au fait que beaucoup moins de personnes deviennent parent·es. Comme l'a récemment écrit le démographe Stephen J Shaw, le nombre de personnes sans enfant est en augmentation, même si la plupart des personnes continuent de dire qu'elles veulent des enfants. Il a souligné que l'absence d'enfants non planifiée – ou l'infertilité involontaire pouvait souvent s'expliquer par le simple fait de ne pas trouver le bon partenaire. Cela semble logique au vu de ce que l'on appelle la « récession relationnelle » ou le « fossé entre les sexes ». Les individu·es ne se mettent tout simplement plus en couple comme avant.

La statistique inquiétante citée par Shaw est qu'une Britannique qui aurait atteint l'âge de 28 ans sans enfant en 2023 n'aurait que 50% de chances de devenir mère. Ce qu'il ne se demande pas, c'est ceci : si la plupart des femmes souhaitent toujours avoir des enfants, qu'advient-il des partenaires masculins appropriés et disposés à les avoir lorsque les individus atteignent la fin de la vingtaine et la trentaine ?

Le Dr Joe Strong, démographe et chercheur à l'université Queen Mary de Londres, m'explique que les couples hétérosexuels ont tendance à être plus proches en âges, contrairement au passé et que les hommes diplômés de l'université reportent également le moment d'avoir des enfants. « Les données recueillies auprès d'hommes et de femmes en couple montrent que l'une des principales raisons du report de la maternité est l'attente que les deux partenaires soient prêt·es », explique-t-il. « Les décisions ne sont pas prises dans l'abstrait ; le report de la paternité par les hommes est lié aux énormes obstacles économiques et sociaux auxquels les femmes sont confrontées. »

Cela fait écho aux sentiments exprimés par les hommes à qui j'ai parlé. Parmi ceux qui étaient en couple et voulaient des enfants (il y en avait quelques-uns qui n'en voulaient tout simplement pas), attendre que leur partenaire féminine soit prête ou ait établi sa carrière était un facteur important, tout comme l'accès à la propriété. Pour ceux qui étaient célibataires, il s'agissait de trouver quelqu'une avec qui ils étaient sûrs de vouloir fonder une famille, dans une pratique sociale de rencontres qui ne semble pas toujours propice à cet objectif.

Tom, la trentaine bien avancée, voulait avoir des enfants avec son ex, avec qui il a été pendant plusieurs années, mais elle ne voulait pas d'enfants avec lui. Maintenant qu'il est célibataire, il ne parle pas d'« horloge biologique » (même si les hommes en ont aussi une), mais d'« horloge psychologique ». « On n'a pas une éternité pour apprendre à connaître quelqu'un suffisamment bien afin de savoir au fond de soi si l'on veut passer le reste de sa vie à élever un enfant [avec cette personne] », m'explique-t-il.

Il y a aussi l'aspect financier. Tom touche le revenu universel depuis qu'il a perdu son emploi. « Est-il encore possible, d'un point de vue matériel et financier, d'avoir un enfant ? Je ne le pense pas. Je ne pense pas que cela soit envisageable dans un avenir proche », dit-il. Il n'a pas les moyens de payer le logement et la garde d'enfants nécessaires pour élever un enfant en ville, et déménager signifierait s'éloigner de la communauté d'ami·es et de la famille dont tout le monde a besoin lorsqu'on devient parent.

Strong note que « la précarité croissante du marché du travail signifie qu'il est plus difficile pour les hommes de répondre aux attentes sociales qui leur imposent de « subvenir aux besoins » de leur famille. Il était autrefois beaucoup plus facile de se lancer dans le monde adulte : le logement et le coût de la vie étaient plus abordables, les emplois souvent nombreux. Avoir un enfant à 25 ans, par exemple, alors que l'on vivait de manière indépendante depuis l'âge de 18 ans, semblait peut-être plus normal qu'aujourd'hui, et certainement plus faisable lorsqu'on n'avait pas besoin de deux revenus pour subvenir aux frais de logement. Si l'on vit encore chez ses parent·es ou en colocation et que l'on souffre d'une dépression paralysante, il est peu probable que l'on songe à avoir des enfants, surtout si l'on a à peine les moyens de sortir boire un verre.

Au-delà des circonstances économiques, cependant, il y a eu un changement fondamental dans la façon dont nous percevons le fait d'avoir un enfant. Ce qui était autrefois un événement « fondateur » dans la vie – quelque chose que l'on faisait en entrant dans l'âge adulte – est désormais un événement « aboutissement », c'est-à-dire quelque chose que l'on fait après avoir atteint tous les autres objectifs de la vie. Sauf que ces objectifs semblent de plus en plus difficiles à atteindre.

« Il n'existe pas d'explication unique pour les décisions des hommes en matière de fertilité », souligne Strong. « Les décisions concernant le fait d'avoir des enfants ou non et le moment de les avoir varient énormément selon les contextes et les groupes démographiques. » Il s'agit d'un débat complexe qui nécessite des solutions nuancées. Nous devons en savoir plus sur tous les facteurs qui influencent la fertilité masculine et le taux de natalité, de la culture moderne des rencontres amoureuses et de la pornographie au logement, en passant par la crise de la santé mentale masculine et la consommation de cannabis. Si vous avez entre 20 et 39 ans, vous avez probablement souvent ce genre de discussions avec vos proches. C'est mon cas, en tout cas. Leur absence du débat n'en est que plus frappante.

Rhiannon Lucy Cosslett
Rhiannon Lucy Cosslett est chroniqueuse au Guardian.
https://www.theguardian.com/commentisfree/2025/sep/21/women-children-men-housing-mental-health
Traduit par DE

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Contourner les États belliqueux pour faire la paix ?

4 novembre, par Michel Gourd — ,
Un forum, qui vient de se tenir en Europe, met de l'avant une idée basée sur les divers acteurs de la société civile pour arriver à contourner les pays qui ont des réticences à (…)

Un forum, qui vient de se tenir en Europe, met de l'avant une idée basée sur les divers acteurs de la société civile pour arriver à contourner les pays qui ont des réticences à promouvoir des processus de paix.

C'est environ 4 000 participants du monde entier, 25 ministres et plus de 15 chefs d'État et de gouvernement qui ont assisté au Forum de Paris sur la Paix, qui s'est déroulée les 29 et 30 octobre et dont le thème était, « Nouvelles coalitions sur la paix, les peuples et la planète ». Ceux-ci ont écouté environ 500 intervenants et participé à près de 90 tables rondes et conférences.

Contourner les États belliqueux

Le fondateur et directeur général du forum de Paris sur la Paix, Justin Vaïsse, n'y va pas par quatre chemins. « Nous sommes déterminés à remplir notre mission : réinventer la diplomatie dans un monde en mutation. » Il visait cette année à construire de nouvelles coalitions tentant de promouvoir la paix dans les conflits qui confrontent les nations et les populations de la planète.

L'ex-patron de l'organisation mondiale du commerce (OMC) qui est actuellement le vice-président de ce forum, Pascal Lamy, considère qu'il y a un lien entre les guerres, les conflits, les changements climatiques, la perte de la biodiversité et le recul de la démocratie. Ce Forum tente donc de prendre ensemble tous ces phénomènes et de changer les manières de coopérer à l'international. « Nous voyons bien que les nations souveraines, qui sont 200 sur cette planète, ont de plus en plus de mal à se mettre d'accord pour faire les choses ensemble », affirme-t-il en pointant qu'en matière de climat ou de paix, il faut que toutes les parties prenantes travaillent ensemble pour espérer réussir.

Le Forum veut donc depuis huit ans contourner les États réfractaires aux propositions de paix en s'adressant directement à des acteurs dont l'intérêt est de parvenir à des résultats tangibles. Sont visé les grosses organisations de la société civile, telle WWF ou Greenpeace qui ont en commun avec le business, de grandes institutions académiques et avec des élus de grandes villes, d'obtenir à court terme des résultats qui sont ce que les populations veulent, sans être bloqué par des objectifs et des intérêts de dirigeants de pays réfractaires à la paix.

Nouvelles coalitions

« Quand nous nous penchons au chevet d'un monde brutalisé et chaotique, ce n'est pas simplement pour l'analyser : c'est pour agir, c'est pour coaliser les acteurs en vue de le transformer », affirmait Justin Vaïsse lors de la clôture de l'événement.

Trois nouvelles coalitions ont été formées lors de ce forum. Celle pour la paix a travaillé sur la crise des Grands Lacs sur le continent africain, les défis au Moyen-Orient et en Ukraine, la protection des démocraties, ainsi que la gouvernance de l'IA. L'ancien Premier ministre israélien, Ehud Olmert, y a mis de l'avant la nécessité d'une solution à deux États en Palestine. Michelle Bachelet, ancienne Haute-Commissaire aux droits de l'Homme à profiter de l'occasion pour annoncer sa candidature au poste de Secrétaire général des Nations unies.
Dans celle pour les peuples qui a touché l'intégrité de l'information et les médias indépendants, en présence du Prix Nobel de la paix, Maria Ressa, a été adoptée par 29 États une déclaration politique collective pour renforcer l'action multilatérale, augmenter les ressources pour promouvoir une information fiable et contrer la manipulation.

En ce qui concerne celle pour la planète, qui soulignait le 10e anniversaire de l'Accord de Paris et préparait la COP 30 au Brésil, a été soulignée l'urgence de réduire les émissions de méthane, d'accélérer la reforestation et de renforcer la coopération nord-sud. Le président de la COP 30, André Aranha Corrêa do Lago, a réussi à obtenir un large consensus sur la nécessité de réduire concrètement les émissions de méthane du secteur énergétique et d'accélérer l'élimination du charbon.

L'autosuffisance de l'Afrique

L'autosuffisance de l'Afrique en matière alimentaire en 2030 et comment rétablir une justice économique pour les pays émergents ont aussi été des sujets importants. « On a commencé à deux, trois, maintenant on est 30 ou 50 organisations qui travaillent ensemble dans cette direction », continue Pascal Lamy. Selon lui, l'Afrique dispose d'un maximum de ressources naturelles dont l'économie mondiale a besoin. En même temps, ce continent est très durement frappé par le réchauffement climatique et par la diminution de la biodiversité.
La question serait donc comment mobiliser la valeur de ces ressources naturelles dans une économie internationale qui, dans beaucoup de cas, ne leur donnent pas leur vraie valeur. « Si on donne un prix négatif, on pénalise les émissions de carbone et que l'on rémunère l'absorption de carbone, beaucoup de forêts et de cultures africaines sont capables de faire ça, alors on leur donnera une valeur qui permettra à des investisseurs de faire de l'argent avec ces ressources naturelles qui sont dans la plupart des cas, et le cas africain, beaucoup plus propre qu'ailleurs. »

Pascal Lamy, qui prône ce que des organisations comme les Nations Unies appellent une seule santé pour les gens, les pays et la nature, considère qu'on ne peut pas, dans un monde malade, ne pas avoir de conflit.

Michel Gourd

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ONU : après 80 ans de promesses, un aveu d’impuissance !

4 novembre, par Laila Abed Ali — ,
Le 24 octobre 2025, l'Organisation des Nations Unies (ONU) fête ses 80 ans. Née des ruines de la Seconde Guerre mondiale, elle devait garantir la paix et éviter le retour du (…)

Le 24 octobre 2025, l'Organisation des Nations Unies (ONU) fête ses 80 ans. Née des ruines de la Seconde Guerre mondiale, elle devait garantir la paix et éviter le retour du chaos. Huit décennies plus tard, le monde compte plus de guerres que de négociations réussies. L'ONU demeure pourtant l'un des rares lieux où toutes les nations peuvent encore dialoguer. Mais son influence s'effrite, freinée par les rivalités et les blocages d'un système devenu trop rigide.

28 octobre 2025 | tiré du Journal des alterntives
https://alter.quebec/onu-apres-80-ans-de-promesses-un-aveu-dimpuissance/

Aux origines : un espoir collectif

En 1945, cinquante pays signaient à San Francisco la Charte des Nations Unies. Le monde sortait à peine de la barbarie de la Seconde Guerre mondiale et l'idée d'un système fondé sur la coopération plutôt que sur la force paraissait révolutionnaire. L'ONU reposait sur trois piliers : maintenir la paix, défendre les droits humains et promouvoir la coopération internationale.

Les décennies suivantes ont vu des progrès majeurs : la décolonisation, la reconnaissance du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la création d'agences comme l'OMS ou l'UNESCO. Pendant longtemps, l'ONU a incarné un idéal : celui d'une humanité capable de se doter d'institutions communes pour résoudre ses différends.

Gaza : le miroir d'un système à bout de souffle

Dès ses débuts, l'ONU a été marquée par la guerre froide. Le Conseil de sécurité, censé garantir la paix, a donc accordé à certaines puissances un droit de véto capable d'empêcher toute décision collective. Ce pouvoir, imaginé pour préserver l'équilibre entre grandes nations, s'est vite transformé en outil de blocage.

Depuis, les États-Unis en font un usage répété, souvent pour protéger Israël. Le conflit à Gaza en est la preuve la plus récente : Washington a opposé plusieurs vétos à des résolutions réclamant un cessez-le-feu ou la protection des civils. Cette position alimente un profond sentiment d'injustice dans une grande partie du monde.

La guerre à Gaza est alors devenue le symbole de l'impuissance de l'ONU. Les images de destructions, les chiffres des morts civiles, les cris d'alarme des ONG, tout cela contraste avec le silence du Conseil de sécurité.

L'Assemblée générale, où chaque pays dispose d'une voix, a voté à une large majorité en faveur d'un cessez-le-feu immédiat. Mais ces votes, non contraignants, n'ont eu aucun effet concret. La comparaison entre les réactions au Conseil de sécurité de l'ONU face à l'invasion de l'Ukraine et au conflit de Gaza souligne les limites du système actuel : tout dépend de la position des membres permanents du Conseil et de leur usage du droit de véto.

Cette situation affaiblit la crédibilité de l'organisation et relance le débat sur sa capacité à représenter équitablement la communauté internationale.

Le véto : un privilège à repenser

La question du droit de véto est aujourd'hui au cœur de tout débat sur la réforme de l'ONU. Depuis 1945, les États-Unis ont utilisé le véto plus de 80 fois, majoritairement pour protéger Israël. La Russie s'en est également servie à maintes reprises, notamment pour bloquer des résolutions sur la Syrie ou l'Ukraine. La Chine, plus discrète, l'a employé pour défendre ses alliés.

Beaucoup de pays demandent aujourd'hui que le véto soit limité, suspendu dans les cas d'atrocités massives, ou soumis à une justification publique. Des propositions circulent aussi pour élargir le Conseil de sécurité à des pays d'Afrique, d'Amérique latine ou d'Asie, afin de mieux refléter le monde d'aujourd'hui.

Mais ces réformes supposent l'accord des membres permanents eux-mêmes. Autrement dit, ceux qui profitent du système devraient renoncer à une part de leur pouvoir.

Réformer sans détruire

Réformer l'ONU ne veut pas dire la remplacer ou la démanteler. Face aux crises climatiques, aux pandémies, aux guerres et aux migrations, aucun État ne peut agir seul. La coopération reste vitale.

L'ONU doit se réinventer sans perdre son âme : devenir plus transparente, plus représentative, plus réactive. Elle doit redonner du sens à la parole collective. Les jeunes générations, dans le monde entier, ne comprennent plus qu'on puisse condamner la guerre d'un côté et rester silencieux devant une autre.

Le monde d'aujourd'hui n'est plus celui de 1945. Les rapports de force ont changé, les menaces aussi. Le multilatéralisme doit redevenir un outil d'équilibre, pas une scène de blocage.

80 ans après : que reste-t-il du rêve ?

À 80 ans, l'ONU se trouve à un tournant décisif de son histoire. Plusieurs la jugent affaiblie, d'autres la considèrent comme indispensable. Sans l'ONU, il n'existerait ni coordination pour l'aide internationale, ni accords sur le climat, ni véritable espace de dialogue universel. Mais si l'organisation reste inefficace, le monde demeure soumis à la loi du plus fort et aux intérêts particuliers des grandes puissances.

Aujourd'hui, l'ONU ne peut plus se contenter de déclarations et de résolutions symboliques. Elle doit démontrer sa capacité à agir concrètement, même lorsque les enjeux impliquent les États les plus influents. Faute de quoi, elle pourrait connaitre le même sort que la Société des Nations, incapable de prévenir les conflits majeurs et confrontée à l'échec face à la guerre. L'avenir de l'organisation dépend donc de sa volonté et de sa capacité à transformer ses principes en actions tangibles.

Pour un multilatéralisme vivant

Célébrer 80 ans d'existence, c'est reconnaitre une réussite : celle d'avoir maintenu un espace de dialogue malgré les divisions et les conflits. Mais c'est aussi un appel à refonder cet espace.

Le monde a besoin d'une ONU forte, non pas autoritaire, mais juste. D'une ONU qui écoute les peuples autant que les États. D'une ONU qui protège, arbitre et alerte, sans crainte de froisser les puissances.

Le rêve de 1945 n'est pas mort. Il attend simplement d'être remis à jour.

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Comment les États-Unis ont encore une fois tourné le dos au reste du monde

4 novembre, par Laure Nasr — , ,
Nous sommes le 23 septembre 2025 et il est à peu près 9 heures quand le président Donald Trump s'apprête à prononcer son discours devant l'Assemblée générale de l'Organisation (…)

Nous sommes le 23 septembre 2025 et il est à peu près 9 heures quand le président Donald Trump s'apprête à prononcer son discours devant l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies.

Un discours qui va durer une heure alors que les dirigeants sont normalement limités à 15 minutes. Un discours qui illustre l'obscurantisme dans lequel plongent les États-Unis depuis plusieurs années. Un discours, qui au sein même d'une institution ayant servi et servant pour des appels à la paix, à la sécurité et à la coopération, témoigne de l'abandon du rôle que les États-Unis prétendaient occuper dans le monde.

Enfin, un discours au travers duquel Trump révèle, une bonne fois pour toutes, une stratégie
politique qui montre que les États-Unis ont tourné le dos à la communauté internationale.

Depuis 2016 et son arrivée au pouvoir, Trump exacerbe la position ambigüe déjà toute tracée des États-Unis en ce qui concerne le multilatéralisme et la coopération internationale. Il n'en a que faire. Son slogan « Make America Great Again » est la parfaite illustration de sa volonté et tout cela est complètement retranscrit dans son discours. Certes, critiquer les Nations Unies, ce n'est pas une nouveauté, on se souvient, en ce sens, de certains discours d'anciens présidents américains qui ont critiqué son action. Pour autant, en le faisant d'une façon si frontale et directe, le président Trump est en rupture totale avec le passé dont il hérite. Un petit cadre historique nous permet de mieux comprendre cela.

En effet, la création des Nations Unies est intimement liée à l'histoire des États-Unis. L'idée de l'institution qui naît à la fin de la Seconde Guerre mondiale provient directement du travail des présidents Truman et Roosevelt. C'est à San Francisco, en 1950, que la Charte des Nations Unies est rédigée.

Depuis maintenant plusieurs années, l'administration Trump, que ce soit durant son premier ou son second mandat, réduit drastiquement ses engagements internationaux en se retirant de nombreuses institutions et traités en vigueur. On pense ici au retrait des accords de Paris, au retrait de l'Organisation mondiale de la Santé annoncé le 20 janvier dernier et en somme, au blocage du fonctionnement de l'organe d'appel de l'OMC. En prenant de telles positions, les États-Unis affaiblissent considérablement les actions et les effets de ces institutions et de ces traités, mais en contrepartie c'est aussi une diminution incontestable de leur poids sur la scène diplomatique. De nouvelles puissances telles que certains blocs régionaux comme les BRICS ou l'Organisation de coopération de Shanghai tentent de combler le vide diplomatique que laissent les États-Unis.

Il n'est pas question, ici, de décrire le discours du président qui me semble assez clair et
compréhensible. Il est nécessaire de comprendre que les idées véhiculées dans son discours
nous donnent les clefs pour comprendre le positionnement des États-Unis sur la scène internationale. Un positionnement qui envoie un message qu'on peut qualifier d'inquiétant
envers leurs alliés. Si Trump semble entretenir des relations avec de nombreux chefs d'États européens, il ne se cache pas de les critiquer de manière très vive en allant même jusqu'à dire, en parlant d'immigration, « vos pays sont en train d'aller en enfer » durant son discours. Pour lui c'est une mise en garde. En réalité, c'est un ultimatum posé aux pays européens qui transforme la coopération en soumission. Aujourd'hui, compter de manière stable sur les États-Unis est un pari risqué.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les différentes administrations américaines se sont servies du multilatéralisme et de l'unilatéralisme comme des outils diplomatiques, de manière opportuniste et pour servir leurs propres intérêts. Trump continue dans cette lignée, ce qui nous amène à nous demander si l'on ne se dirige pas petit à petit vers un monde sans voir contre les États-Unis ?

Il est évident que personne ne peut nier l'état catastrophique dans lequel est l'Organisation
des Nations Unies. Son impuissance dans les différents conflits actuels illustre cela. Trump
n'oublie d'ailleurs pas de critiquer ouvertement ce manque d'efficacité. Mais, comment expliquer cette inefficacité ? On peut mentionner plusieurs choses que le président omet de
dire. Tout d'abord, les États-Unis n'ont toujours pas payé leur part pour contribuer au budget de l'ONU depuis l'arrivée du président en janvier alors qu'ils sont les premiers contributeurs à hauteur de 22 %. C'est aussi ce même pays qui paralyse à de nombreuses reprises l'action du Conseil de sécurité pour la guerre à Gaza en utilisant le droit de veto à chaque fois. Trump semble dire qu'il soutient à 100 % l'action des Nations Unies. En réalité, ce n'est absolument pas le cas. La responsabilité des États-Unis est grande pour expliquer la paralysie et l'inaction de l'organisation

En outre, c'est un discours pénible et complètement décousu que nous offre le président Trump. Un discours rempli de contradictions et qui illustre le rejet unanime de toutes formes de coopération internationale des États-Unis. Pour autant, c'est un discours qui a de lourdes conséquences. Le reste du monde a la possibilité de se mobiliser et de s'unir en créant des coalitions indépendantes de l'emprise des États-Unis. C'en est même un devoir.

Les États-Unis ne peuvent se comporter d'une telle manière sans en subir les conséquences.

Ignorer les défis mondiaux en revient à tomber dans une forme d'obscurantisme qui ne doit
pas être le choix des autres nations. La crise du multilatéralisme ne peut être une fin en soi
et invite les pays du reste du monde à trouver de nouvelles manières de coopérer. Trump semble convaincu que les États-Unis n'ont jamais été autant au sommet sur de nombreux points.

Bien au contraire, la journée du 23 septembre restera gravée dans les mémoires comme le jour où les États-Unis ont définitivement tourné le dos au reste du monde.

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COP30 : il est temps de laisser la place aux communautés autochtones

4 novembre, par Mariam Jama-Pelletier — , , ,
La déforestation au Brésil a connu une hausse alarmante de 9,1 % entre août 2024 et mai 2025, avec une explosion de 92 % pour le seul mois de mai, selon l'Institut national de (…)

La déforestation au Brésil a connu une hausse alarmante de 9,1 % entre août 2024 et mai 2025, avec une explosion de 92 % pour le seul mois de mai, selon l'Institut national de recherches spatiales (INPE).

Tiré du Journal des Alternatives

Par Mariam Jama-Pelletier -27 octobre 2025

Le président du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, lors de l'annonce en 2023 de la réalisation de la COP 30 à Belém @ photo : Ricardo Stuckert/PR CC BY 2.0 via Wikicommons

Non loin de ces ravages, la COP 30 s'ouvrira en novembre prochain à Belém, au cœur même de l'Amazonie brésilienne. Une fois encore, la planète rassemblera ses dirigeantes et dirigeants pour débattre du climat, multiplier les engagements et promettre des réformes. Mais derrière les discours diplomatiques et les poignées de main soigneusement chorégraphiées, une préoccupation majeure persiste : la faible représentation des Premiers Peuples dans les décisions mondiales sur l'environnement.

Bien qu'ils ne constituent que moins de 5 % de la population mondiale, les peuples autochtones habitent ou gèrent près de 80 % des écorégions terrestres de la planète, selon World Wildlife Fund.

Pourtant, les persistances des violations des droits fonciers des peuples autochtones demeurent au cœur des crises écologiques actuelles et à venir. Ces défis dépassent les frontières physiques et nationales. Ils trouvent leur origine dans des activités humaines destructrices : déforestation, combustion d'énergies fossiles, expansion agricole, chasse et pêche industrielle. La majorité de ces activités se déroulent sur des terres autochtones, souvent sans leur consentement libre, préalable et éclairé, mettant en péril leur mode de vie, leur sécurité et parfois même leur survie.

Les communautés autochtones ne sont pas des spectatrices de la crise climatique, elles en sont en première ligne. Leur rôle dans la préservation des écosystèmes est aujourd'hui documenté : les territoires sous leur gestion affichent des taux de déforestation largement inférieurs que le restes. Leur savoir écologique, transmis sur des siècles, demeure un rempart essentiel face à la destruction accélérée de la planète.

Pourtant, les premiers peuples sont largement exclus des négociations. Selon Fany Kuiru Castro, directrice du Comité de coordination des organisations autochtones du bassin du fleuve Amazone (COICA), plus de 5 000 Autochtones souhaitent participer à la COP 30. Très peu ont obtenu une accréditation officielle. En cause : la capacité d'accueil limitée de Belém, les coûts exorbitants d'hébergement et l'absence de mécanismes de financement adaptés. Autrement dit, la voix de celles et ceux qui protègent la forêt est étouffée avant même d'avoir été entendue.

Tandis que les délégations diplomatiques se réuniront dans des salles climatisées, des communautés entières risquent leur vie pour défendre la forêt amazonienne. L'un des chefs de la communauté Ka'apor au Brésil, Itahu Ka'apor, aujourd'hui forcé de se cacher après avoir reçu des menaces de mort émanant de multinationales polluantes, incarne cette réalité brutale.

Ce ne sont pas les conférences, les fonds carbone ou les protocoles qui maintiennent la forêt debout. Ce sont les communautés qui y vivent, leur vigilance, leurs pratiques, leurs liens spirituels avec le territoire. Ignorer cette réalité revient à affaiblir toute stratégie climatique.

La COP 30 ne doit pas reproduire les erreurs des précédentes éditions. Elle ne doit pas seulement inviter les Premiers Peuples à témoigner, mais leur confier une place décisionnelle. Sans eux, la gouvernance climatique restera abstraite, déconnectée du terrain et vouée à l'échec.

Le Sommet des peuples est un rassemblement parallèle aux grandes conférences internationales sur le climat, où la société civile, les mouvements écologistes et les communautés autochtones se réunissent pour proposer des solutions alternatives et défendre la justice climatique.

Nous mettons nos pages au service des solutions alternatives, inclusives et portées par les Premières Nations, et nous rendons leur parole et leur place, qui leur reviennent de droit, à travers une couverture du Sommet des Peuples et à des activités de suivi axées sur les communautés autochtones.

Nous rappelons que la COP 30 doit cesser d'être un théâtre diplomatique et devenir un espace de cohabitation réelle des savoirs.

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Des États-Unis au Nigeria, la fabrique d’un « génocide des chrétiens »

4 novembre, par Marc-Antoine Pérouse de Montclos — , ,
Aux États-Unis, des responsables politiques chrétiens, en particulier évangéliques, affirment que les croyants au Nigeria seraient victimes de violences, voire de « génocide ». (…)

Aux États-Unis, des responsables politiques chrétiens, en particulier évangéliques, affirment que les croyants au Nigeria seraient victimes de violences, voire de « génocide ». Le politiste Marc-Antoine Pérouse de Monclos, spécialiste des violences en Afrique, questionne la méthodologie scientifique des études sur lesquelles se basent ces dénonciations et les biais des promoteurs de ces thèses.

Tiré d'Afrique XXI.

Mars 2025 : à la suite d'auditions sur les persécutions contre les chrétiens, des membres du Congrès des États-Unis demandent au président Donald Trump de mettre en place des sanctions contre le Nigeria. Ils accusent les autorités d'Abuja de ne pas suffisamment veiller au respect de la liberté de religion dans un pays régulièrement présenté comme un cas d'école du choc des civilisations sur une ligne de fracture opposant un Nord « musulman » et sahélien à un Sud « chrétien » et tropical. Alors que le président Bola Tinubu est lui-même musulman, les néoconservateurs états-uniens en tiennent pour preuve le nombre de chrétiens tués par des groupes djihadistes ou des milices peules. À en croire certains, le géant de la région enregistrerait, en effet, plus de conflits religieux que tous les autres pays d'Afrique réunis (1).

Indéniablement, le Nigeria connaît des niveaux élevés de violence. Depuis la guerre de sécession du Biafra en 1967-1970, les accusations de génocide y sont fréquentes. Elles ont alimenté les conflits des années 1990 puis 2000, du soulèvement des Ogonis contre l'exploitation pétrolière dans le delta du Niger, sur la côte atlantique au sud, jusqu'aux confrontations entre migrants et autochtones dans la Middle Belt, à l'interface entre les aires de cultures islamique et chrétienne. Ainsi, le sultan de Sokoto, Muhammad Sa'ad Abubakar, et des chefs traditionnels peuls du Nord ont, à plusieurs reprises, dénoncé un prétendu génocide des musulmans installés à Jos, chef-lieu administratif et symbolique de l'État du Plateau, dans la ceinture centrale du pays.

De leur côté, des lobbies chrétiens ont accusé les migrants haoussas et peuls de massacrer les minorités autochtones de la région avec la complicité de l'armée. Musulman peul originaire de l'État septentrional du Katsina, le président au pouvoir de 2015 à 2023, Muhammadu Buhari, a notamment été soupçonné par les Églises pentecôtistes les plus extrémistes d'avoir couvert, voire coordonné une campagne de persécutions contre les chrétiens de la Middle Belt (2). Ces assertions ont parfois été relayées en Europe et aux États-Unis par des groupes de la mouvance évangélique, des parlementaires de droite ou des essayistes tels que Bernard-Henri Lévy.

Privilégiant la médiation, l'Église catholique du Nigeria a, quant à elle, pris soin de se tenir à l'écart des allégations les plus farfelues. En 2014, elle a suspendu sa participation à la Christian Association of Nigeria (CAN) pour se dissocier des déclarations belliqueuses de son président pentecôtiste, Ayo Oritsejafor. En 2019, une ONG états-unienne, Jubilee Campaign, a approché la Cour pénale internationale à La Haye afin de déposer une plainte contre les djihadistes de Boko Haram pour génocide. Dans un rapport intitulé « The Genocide is Loading » (qui n'a pas été mis en ligne), l'organisation soutenait que 4 194 chrétiens avaient été tués au Nigeria entre 2014 et 2016.

Des accusations qui ne sont pas nouvelles

Tout cela n'est pas complètement nouveau. À l'époque de la sécession biafraise, déjà, les rebelles avaient donné une tournure religieuse à leur combat et cherché à gagner le soutien des pays occidentaux en se présentant comme les cibles d'un génocide perpétré par les Haoussas et par les Peuls musulmans du Nord contre les Ibos chrétiens du Sud-Est (3). Les insurgés avaient avancé le chiffre de 1 à 2 millions de morts, essentiellement du fait d'un blocus militaire qui avait provoqué une effroyable famine mais qui n'avait pas débouché sur l'élimination des survivants après la victoire des « fédéraux », en 1970. Une fois défaits et écartés du pouvoir, les Ibo avaient continué de se dire victimes d'un génocide silencieux afin de dénoncer leur marginalisation politique et économique. L'un d'eux, Herbert Ekwe-Ekwe, soutenait ainsi dans Biafra Revisited (African Renaissance, 2007) qu'ils auraient compté près de 18 000 personnes des 20 000 assassinées par les forces de sécurité nigérianes entre 1999 et 2006, cela sans indiquer ni sources ni mode de calcul.

Aujourd'hui, les accusations et contre-accusations de génocide continuent de s'appuyer sur des assertions invérifiables. Du côté chrétien, elles se focalisent non seulement sur les affrontements dans l'État du Plateau, mais aussi sur le banditisme peul dans le Nord-Ouest et sur les insurrections djihadistes dans le Nord-Est qui les prennent souvent pour cible, même si la très grande majorité des victimes des factions de la mouvance Boko Haram est musulmane. Sans citer de sources, des représentants de la Christian Association of Nigeria (CAN) ont ainsi prétendu que des Peuls « radicalisés » avaient assassiné quelque 6 000 chrétiens de la Middle Belt pendant les six premiers mois de l'année 2018 (4). Au cours de la même période, une obscure ONG ibo d'Onitsha, International Society for Civil Liberties & the Rule of Law (Intersociety), avançait, pour sa part, que 2 400 fermiers chrétiens avaient été tués par des éleveurs et des « extrémistes » peuls, dans un article publié par le Christian Post.

Les chercheurs nigérians eux-mêmes n'ont pas forcément été plus regardants lorsqu'ils ont mobilisé des chiffres « sortis de leur chapeau » dans un pays où il n'existe ni données policières ni statistiques officielles à propos des homicides. Selon l'un d'eux, Charles Abiodun Alao, auteur de l'article « Islamic radicalisation and violence in Nigeria » publié par Routledge en 2013, la « radicalisation de l'islam » aurait ainsi causé la mort de 50 000 personnes entre 1980 et 2012.

Les chiffres arbitraires d'Open Doors

En général, les organisations évangéliques des pays occidentaux veillent, certes, à citer des sources lorsqu'elles recourent à des arguments quantitatifs pour démontrer l'ampleur de tueries à caractère génocidaire. Mais leurs références sont hautement discutables sur le plan scientifique. Citons, par exemple, Christian Solidarity Worldwide (CSW), un lobby britannique mené par une figure du parti conservateur anoblie par le gouvernement de Margaret Thatcher, ou bien encore le Global Terrorism Index et World Watch Monitor : le premier est un think tank australien qui a la particularité de désigner l'ensemble des éleveurs peuls « militants » comme un groupe terroriste ; le second, un collectif qui défend les droits des chrétiens dans le monde. Les distorsions statistiques sont parfois flagrantes. Dans un rapport publié en 2019, une ONG protestante, Open Doors, estimait ainsi que le Nigeria était le pays où l'on tuait le plus grand nombre de chrétiens dans le monde, avec 3 731 morts recensés en 2018 (5). Par la suite, le classement ne devait guère varier, avec quelque 3 100 meurtres sur un total de près de 4 500 à l'échelle planétaire en 2024.

Pour autant, il n'est pas évident que toutes les victimes comptabilisées par Open Doors aient été ciblées en raison de leur confession. Dans son rapport pour l'année 2024, l'ONG admettait que des bergers peuls tuaient des chrétiens « pour les empêcher d'élever du bétail », donc dans le cadre de rivalités relevant d'une compétition économique plus que de disputes d'ordre religieux.

En 2017, des discussions entamées par l'auteur de cet article avec les documentalistes d'Open Doors avaient par ailleurs révélé une forte inclination à interpréter tendancieusement des statistiques tirées d'une base de données, NigeriaWatch, qui comptabilise les morts violentes et qui est actualisée par des chercheurs de l'université d'Ibadan. Pour appuyer son propos, l'ONG avait en effet appliqué un taux uniforme de 30 % de chrétiens dans le Nord à dominante musulmane du pays. Cette proportion était pour le moins arbitraire, sachant qu'il n'existe plus de données publiques et officielles sur les affiliations confessionnelles de la population depuis le recensement de 1963. En extrapolant, l'ONG n'en avait pas moins estimé que 30 % des personnes tuées dans les douze États du nord de la fédération nigériane devaient forcément être chrétiennes.

Mieux encore, Open Doors a considéré qu'une bonne partie de ces victimes étaient mortes en raison de leurs croyances, alors même qu'elles avaient tout aussi bien pu succomber du fait d'attaques liées à des crimes de droit commun : pour leur portefeuille et non pour leur foi.

Des victimes forcément chrétiennes

Indéniablement, il existe des discriminations et des persécutions antichrétiennes dans le nord du Nigeria. À l'occasion, il arrive aussi que des chrétiens soient tués en raison de leur confession, notamment lors d'attaques menées contre des lieux de culte par des djihadistes de la mouvance Boko Haram, par des gangs de criminels ou, très rarement, par des membres d'Églises rivales. Mais il importe de ne pas exagérer l'ampleur démographique de ces incidents et de les remettre en perspective dans un pays, le plus peuplé du continent, qui compte plus de 200 millions d'habitants. D'après les données de NigeriaWatch, les victimes de violences impliquant au moins une organisation religieuse représentent, en réalité, une part infime des homicides, tandis que les confrontations interconfessionnelles restent exceptionnelles.

Sur le plan méthodologique, les allégations d'un comité du nom d'International Committee On Nigeria (ICON) se révèlent être tout aussi fragiles. Dans un rapport publié aux États-Unis en 2020, celui-ci dénonce le génocide des chrétiens par les djihadistes de Boko Haram. À l'en croire, le groupe aurait tué 27 000 civils depuis 2009, davantage que l'État islamique en Irak et en Syrie. Les sources citées proviennent tout à la fois du Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), un projet d'agrégation de données sur les conflits armés, du Nigeria Security Tracker (NST), une initiative d'un ancien diplomate états-unien autrefois en poste à Lagos, et de Study of Terrorism and Responses to Terrorism (START), une émanation du ministère états-unien de l'Intérieur. Elles sont prétendument vérifiées et recoupées par des enquêtes de terrain menées par un réseau de militants chrétiens au Nigeria (6).

La liste des incidents fournie en annexe par ICON ne couvre cependant qu'une période de deux mois, de décembre 2019 à janvier 2020. Elle comporte beaucoup de pages blanches et présente de nombreux problèmes. D'abord, il y a parfois des doublons : un même événement est répertorié plusieurs fois quand il est rapporté par des sources différentes, journalistiques ou policières. De plus, les additions ne correspondent pas toujours aux chiffres annoncés, tandis que certains incidents sont mentionnés dans le texte mais pas dans le répertoire en annexe. Surtout, le comité ICON reconnaît lui-même qu'il est « très difficile, voire impossible, de connaître exactement le nombre de personnes tuées ou déplacées par Boko Haram et les milices peules » depuis 2009 (7).

Comme pour Open Doors, les arguments présentés en vue de prouver mathématiquement l'existence d'un génocide ne sont pas non plus convaincants. Les 27 000 victimes de Boko Haram sont qualifiées de civiles mais rien ne dit qu'elles sont chrétiennes. De plus, ICON mélange dans son décompte les attaques létales des groupes djihadistes et celles des bandits peuls, quitte à y inclure les décès résultant de conflits fonciers entre des communautés qui ne s'affrontent pas pour des raisons religieuses, même si elles sont parfois de confessions différentes.

Donald Trump invité dans le débat

Les partisans de la thèse d'un génocide religieux révèlent ainsi de sérieuses lacunes sur le plan scientifique. Soucieux de défendre leur argumentaire, ils prennent d'abord bien soin de ne pas citer de sources susceptibles de contredire leurs assertions. Quant à ceux dont les bases de données s'appuient sur des articles de presse, ils ne cherchent pas non plus à analyser les sensibilités politiques et les biais confessionnels de journalistes nigérians surtout concentrés dans les villes du Sud et qui, pour des raisons historiques et d'héritage colonial, comprennent essentiellement des chrétiens au vu des déficiences d'accès à une éducation moderne pour les musulmans du Nord. L'absence de questionnement sur la qualité, la fiabilité et la cohérence des sources utilisées est tout à fait significative à cet égard.

En témoigne le rapport publié en 2024 par l'Observatoire de la liberté religieuse en Afrique, (Observatory of Religious Freedom in Africa, ORFA). Celui-ci est intéressant à plus d'un titre car il a, entre autres, servi à alimenter l'argumentaire des parlementaires états-unien qui, en mars 2025, ont accusé le Nigeria de laisser faire la persécution des chrétiens et demandé au président Donald Trump de mettre en place des sanctions contre le pays.

A priori, l'étude de l'ORFA semble de bien meilleure facture que les habituelles incartades des organisations de plaidoyer pentecôtistes (8). Pour démontrer que les chrétiens sont davantage visés que les musulmans, elle fournit ainsi d'impressionnantes listes de tableaux statistiques en annexe. Supervisée par un politiste de l'université du Costa Rica, elle dit ne pas vouloir prendre parti, prétend s'en tenir à la collecte des faits et n'évoque pas l'existence d'un génocide.

Un méli-mélo de sources et de données

Sa méthodologie ne pose pas moins problème. En effet, elle se base sur des sources très différentes : des réseaux sociaux, des partenaires locaux au Nigeria, des rapports d'ONG, des articles de presse, ACLED et le NST. Mais on ne sait pas comment, concrètement, l'ORFA procède pour fusionner, pondérer et apprécier la fiabilité des données recueillies à partir de capteurs aussi hétérogènes. En outre, les sources ne sont pas cohérentes pendant toute la période considérée dans l'étude, d'octobre 2019 à septembre 2023. L'ORFA a ainsi commencé à élargir son corpus en octobre 2021 et à intégrer les données d'ACLED en octobre 2022, cela tout en renonçant à employer celles du NST, interrompues depuis juillet 2023. Or ces discontinuités constituent autant de distorsions susceptibles de fausser les résultats. Dans son rapport, l'ORFA reconnaît d'ailleurs que la proportion de victimes dont l'affiliation religieuse n'a pas pu être déterminée était beaucoup plus élevée en 2020 et en 2021, avant que l'organisation décide d'élargir et d'affiner son corpus.

À défaut d'enquête de terrain dans un pays dépourvu d'état civil, on peut également se demander comment l'Observatoire distingue les civils des combattants et les chrétiens des musulmans. Sur ce dernier point, les rédacteurs du rapport de 2024 disent avoir recoupé leurs informations avec des partenaires locaux qui ne peuvent pas être nommés, « pour des raisons de sécurité », mais qui sont très vraisemblablement des militants chrétiens, sachant que l'ORFA émane en réalité d'une fondation hollandaise établie en 2010 et financée par des Églises évangéliques d'Amérique latine, Platform for Social Transformation. Sous prétexte de respecter leur anonymat, l'Observatoire déroge ainsi à un principe de base de la science, à savoir la possibilité de vérifier, de tester et de trianguler les sources utilisées, les faits collectés et les résultats obtenus. Seuls les chiffres sont rendus publics, avec 16 769 chrétiens tués sur un total de 30 880 civils morts en quatre ans, dont 6 235 musulmans et 7 722 victimes non identifiées.

Par ailleurs, selon les données de l'ORFA, les musulmans seraient davantage visés que les chrétiens dans certaines communes du nord-ouest du Nigeria. Dans une démarche scientifique, il aurait été intéressant de se demander pourquoi, même si la géographie des tueries et celle des enlèvements ne se recoupent pas parfaitement. Il n'aurait pas été inutile non plus d'affiner l'analyse en s'interrogeant davantage sur la composition religieuse des diverses régions touchées par des violences. Mais l'ORFA ne cherche guère à s'aventurer sur ce terrain et, là encore, la méthodologie utilisée ne manque pas de surprendre. En effet, les rédacteurs anonymes du rapport de 2024 appliquent dans chaque État du pays des taux de musulmans et de chrétiens invariables d'une année sur l'autre. Aucune source n'est citée pour expliquer la provenance de ces chiffres pour le moins mystérieux dans un pays dépourvu, depuis plus de soixante ans, de statistiques publiques à propos de la ventilation confessionnelle de la population.

Des catégorisations embrouillées

Les approximations ne s'arrêtent pas là. Les rédacteurs de l'ORFA soutiennent que les chrétiens du Nigeria sont essentiellement tués par des bergers peuls et des mouvements terroristes autres que Boko Haram et l'État islamique en Afrique de l'Ouest. Cette catégorie des « autres terroristes » ne manque pas d'intriguer. D'après la note méthodologique de l'ORFA, il s'agit de divers groupes qui n'ont pas pu être identifiés, qui seraient très décentralisés et qui comprendraient aussi des bandits engagés dans des milices ethniques aux côtés des bergers peuls. Les lignes de distinction paraissent d'autant plus embrouillées que, dans le même temps, les pasteurs peuls sont également assimilés à un groupe « terroriste », « le plus meurtrier » d'entre tous, selon le rapport d'ORFA déjà cité. À suivre ce raisonnement, il n'y aurait pas de bandits au Nigeria, seulement des « terroristes » : un narratif qui révèle bien les apories d'un Observatoire décidément peu au fait de la prudence de la communauté académique quant à l'emploi tous azimuts d'un qualificatif disqualifiant.

Comme Open Doors et le comité ICON, l'ORFA peine ainsi à démontrer que les chrétiens sont tués en raison de leur croyance. Les deux témoignages anonymes cités à l'appui de ses dires mettent, certes, en évidence des discriminations d'ordre religieux. Dans certains cas, les otages musulmans qui pouvaient réciter des sourates du Coran afin de prouver leur foi ont effectivement été relâchés sans payer de rançon, tandis que les chrétiens étaient brutalisés, exécutés pour les hommes ou violés pour les femmes. Mais dans d'autres cas, c'est l'inverse. Des captifs musulmans aux mains des djihadistes de la mouvance Boko Haram ont été tués ou recrutés de force pour commettre des attentats-suicides, tandis que les chrétiens étaient épargnés parce que leurs ravisseurs avaient l'espoir d'en tirer un bon prix.

D'une manière générale, on peut s'interroger sur la portée des deux témoignages cités par l'ORFA à l'échelle d'un pays aussi gigantesque que le Nigeria. Les approximations et les biais méthodologiques des partisans de la thèse du génocide desservent, en réalité, la cause des chrétiens. Sur le fond, il n'y a pas besoin d'exagérer l'ampleur des drames humains pour s'inquiéter de violences endémiques et de discriminations qui tiennent bien autant à des questions d'appartenance confessionnelle que de statut social, dans le cadre d'un système politique qui accorde une forte préférence régionale aux autochtones de chacun des trente-six États du pays.

Pour garantir son sérieux, une analyse pondérée et scientifique des persécutions à caractère religieux devrait ainsi s'intéresser aussi aux musulmans qui, dans le sud du Nigeria, sont désignés à la vindicte populaire et parfois lynchés parce qu'ils font figure d'étrangers facilement identifiables par leur habillement et leurs scarifications tribales. Les causes des violences sont fort complexes. Au-delà des disputes macabres sur le nombre de victimes, le problème est d'abord de nature politique. Qu'il s'agisse du sort des chrétiens ou de celui des musulmans, les récits sur un génocide « religieux » doivent en conséquence être compris sur un registre profane. Les polémiques dont le Nigeria fait aujourd'hui l'objet mériteraient certainement, à cet égard, de tirer les leçons des controverses qui ont autrefois pu attiser les tensions à propos de la guerre du Biafra.

Notes

1- Charles Abiodun Alao, « Islamic radicalisation and violence in Nigeria », in Militancy and Violence in West Africa : Religion, Politics and Radicalisation, Routledge, p. 42, 2013.

2- International Committee on Nigeria, « Nigeria's Silent Slaughter : Genocide in Nigeria and the Implications for the International Community », 2020.

3- Numéro spécial du Journal of Genocide Research, vol. 16, n° 2-3, 2014.

4- Rev Bewarang, Dr. Soja, « Statement by church leaders in Plateau State », 2018.

5- Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Les persécutions antichrétiennes en Afrique, un sujet sensible », The Conversation, 2019. À lire ici.

6- International Committee on Nigeria et International Organisation for Peace Building and Social Justice, « Nigeria's Silent Slaughter : Genocide in Nigeria and the Implications for the International Community », 2020.

7- International Committee On Nigeria et International Organisation for Peace Building and Social Justice, « Nigeria's Silent Slaughter : Genocide in Nigeria and the Implications for the International Community », 2020.

8- ORFA, « Countering the myth of religious indifference in Nigerian terror (10/2019–9/2023) », 2024.

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Madagascar : Proposition de feuille de route pour une transition souveraine et populaire

4 novembre, par Gen Z Madagascar — , ,
Préambule - Cette feuille de route pour une Transition Populaire et Souveraine (TPS) s'inscrit dans une volonté de rupture totale avec le système actuel, marqué par (…)

Préambule - Cette feuille de route pour une Transition Populaire et Souveraine (TPS) s'inscrit dans une volonté de rupture totale avec le système actuel, marqué par l'inégalité, la corruption, la dépendance extérieure et la confiscation du pouvoir par une minorité. Elle propose une refondation de l'État fondée sur la souveraineté nationale, la justice sociale et la participation directe du peuple dans la prise de décision et le mode de gouvernance qui lui convient.

Tiré d'Afrique en lutte.

Depuis son indépendance en 1960, et à la suite des crises politiques successives de 1972, de 1991, de 2002 et de 2009, l'histoire de Madagascar montre que le système en place, concentrant le pouvoir entre les mains d'une minorité, a lourdement pénalisé la majorité de la population Malagasy, dont près de 80 % vit aujourd'hui dans les campagnes, en dessous du seuil de pauvreté. Face à l'effondrement moral et institutionnel de tous ces régimes (le dernier régime en place étant la cristallisation de la faillite de ce système sociopolitique vertical , représentatif et opaque), il ne s'agit plus de réformer un appareil défaillant, mais de rebâtir un nouvel ordre politique à partir des forces vives du pays : sages (olobe), paysans, travailleurs, femmes, jeunes, techniciens, et militaires patriotes.

Nous affirmons clairement que nous ne sommes pas là pour jouer le jeu du pouvoir, ni pour réclamer une place dans la distribution du système existant. Notre démarche n'a rien à voir avec un partage de privilèges ou un simple « changement d'équipe » au sommet. Nous revendiquons la mise en place d'un nouveau système, bâti sur des fondations entièrement différentes : la souveraineté nationale, la transparence, la participation directe du peuple et la dignité collective.

Cette feuille de route a pour objectif de mettre en place une structure de transition visant à l'assainissement de l'État, la reprise du contrôle des ressources, et surtout redonner au peuple le pouvoir réel sur son destin collectif en accord avec ses valeurs culturelles et spirituelles. Le document qui suit trace les grandes lignes d'un processus de transition limité dans le temps, transparent et ancré dans les réalités locales. Il définit les structures provisoires, les étapes jalonnées dans le temps, et les mécanismes nécessaires pour rompre avec la dépendance, restaurer la dignité nationale afin d'aboutir à une nouvelle République populaire, souveraine, équitable et participative.

À nos yeux, il est impératif de mettre en place une structure nationale qui garantisse la décentralisation du pouvoir, et qui puisse fédérer les idées du peuple Malagasy venant de toutes les régions afin d'aboutir à des propositions de mode de gouvernance et de la répartition des ressources qui leur soient fidèles. Nous sommes convaincues qu'une simple reconfiguration des acteurs, sans rupture totale avec des modes de fonctionnement vétustes et prouvés inefficaces, risque un glissement en arrière du mouvement, une récupération politique ou encore un affaiblissement de l'élan populaire.

En résumé, cette feuille de route est une proposition de mise en place d'une structure de concertation nationale ayant pour but final la soumission de ses idées à un référendum national qui établirait la base d'un nouveau mode de gouvernance fait par le peuple et pour le peuple. Cette proposition apartisane s'inscrit dans l'esprit du Teny Ierana (la parole donnée collectivement, le pacte moral entre citoyens libres et égaux) et du Fihavanana qui symbolisent l'engagement commun à reconstruire la nation sur des bases de justice, de solidarité et de souveraineté. Elle n'est pas un programme fermé, mais une idée de programme à soumettre à la discussion collective. Elle se veut une base de travail ouverte, susceptible d'évoluer à travers les contributions populaires, syndicales et citoyennes.

Notes

1- hiérarchisé

2- pouvoir réel par des minorités représentatives du peuple

La suite du document

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Le pouvoir tunisien ébranlé par l’ampleur de la révolte populaire de Gabès

4 novembre, par Selim Jaziri — , ,
La mobilisation de Gabès contre la pollution a pris une ampleur historique et s'installe dans la durée ? Peut-elle déborder sa dimension locale et se transformer en soulèvement (…)

La mobilisation de Gabès contre la pollution a pris une ampleur historique et s'installe dans la durée ? Peut-elle déborder sa dimension locale et se transformer en soulèvement politique ? Même si l'incendie reste localisé, la chaleur de Gabès rend le pouvoir à Tunis fébrile. Kaïs Saïed a annoncé des solutions « urgentes » et « immédiates », sans mettre en œuvre une stratégie globale pour la région de Gabès. Mondafrique revient sur les précédents historiques qui pourraient éclairer l'avenir : la révolte de Gafsa en 2008 qui fut réprimée par le régime de Ben Ali et resta cantonnée au bassin minier ; les mobilisations de la Tunisie des oubliés fin 2010 et début 2011 qui ont embrasé la Tunisie toute entière et renversé la dictature.

Tiré de MondAfrique.

La mobilisation de la population de Gabès, a culminé le 21 octobre avec une manifestation d'une ampleur sans précédent dans l'histoire tunisienne, puisqu'elle a réuni au minimum 40 000 personnes. Mais elle se poursuit, une nouvelle manifestation est prévue ce samedi. Des rassemblements devant le siège du Groupe chimique tunisien à Tunis l'accompagnent.

Sa revendication est a priori très concrète et locale : le démantèlement des installations polluantes et obsolètes du complexe chimique qui, depuis 1972, a détruit l'écosystème de l'unique oasis maritime au monde, pollue l'atmosphère et répand chaque jour dans la mer des milliers tonnes d'une boue chargée de métaux lourds (le phosphogypse), au mépris de la santé des habitants.

Mais elle a pris une signification éminemment politique pour trois raisons : elle met en accusation une forme historique de colonialisme intérieur — l'exploitation des ressources de l'intérieur du pays au profit d'une minorité –, l'incurie des forces politiques de la période de transition démocratique des années 2010, lentes à prendre des décisions et incapables de tenir l'engagement pris par l'État en 2017 de relocaliser les installations polluantes loin de toute zone habitée, et surtout, l'ineptie de la réponse de Kaïs Saïed.

Une génération désabusée mais consciente

Tout en reconnaissant le bienfondé de la revendication du mouvement, le Chef de l'État a cédé une nouvelle fois à sa paranoïa complotiste et à sa propension au lyrisme aussi abscons que pesant. Plutôt que d'annoncer des décisions, il a cherché à discréditer la mobilisation en l'accusant d'être financée par l'étranger. Croyant la ridiculiser, il l'a l'assimilée au « mouvement Z », allusion maladroite au phénomène de la « Génération Z », la « GenZ », il l'a au contraire, élevée à sa véritable dimension : la révolte d'une génération, désabusée par les formes traditionnelles de la politique, mais exaspérée par la précarité sociale et la violence policière, les discriminations grandissantes, les désastres écologiques et climatiques.

Une page Facebook baptisée « GenZ Tunisie » a publié une réponse « aux discours éculés du régime » : « Nous ne sommes pas une mode, mais la conscience vivante d'une nation qu'on tente d'asphyxier ». Le texte anonyme évoque le vécu de cette génération : répression policière, hôpitaux délabrés, système éducatif inhumain…

L'ironie c'est que c'est précisément cette génération dont le futur président de la République voulait incarner les espoirs. « Les jeunes sont tenus en marge de l'Histoire, confiait-il en 2013. Ils s'organisent dans d'autres cadres que les partis qui sont des formes politiques dépassées. L'Histoire doit retrouver le chemin tracé par ces jeunes ». Le constat était juste, mais il n'imaginait pas qu'il apparaitrait à son tour comme une forme politique dépassée. La mobilisation de Gabès peut-elle ouvrir une nouvelle voie dans l'histoire ? C'est la question du moment.

On peut se tourner vers le passé pour trouver des éléments de réponse. Dans l'histoire tunisienne, les grands ébranlements politiques sont généralement partis des marges et de l'intérieur du pays. Sans remonter jusqu'à la révolte des tribus fédérées par Ali Ben Ghedahem en 1864, provoquée par le doublement d'un impôt, pour prendre les proportions d'un rejet d'un régime beylical à bout de souffle, l'histoire contemporaine offre deux exemples : le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008, et la révolution de l'hiver 2010-2011, déclenchée par la fameuse immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid.

Gafsa, répétition générale

En janvier 2008, tout a commencé par une protestation contre le résultat d'un concours d'embauche à la Compagnie des phosphates de Gafsa (la CPG) à Redeyef, l'une des cinq villes du bassin minier. L'un des chômeurs recalés est allé poser son sac de couchage au siège local du syndicat UGTT pour entamer un sit-in. Dès le lendemain, il était rejoint par d'autres. Ils protestaient contre le détournement du quota d'embauches sociales au profit des proches du responsable de l'Union régionale de l'UGTT, dont le frère, qui plus est, dirigeait la principale entreprise de sous-traitance contractée par la CPG. Les enseignants, membres de ce qu'on appelait « l'opposition syndicale », c'est-à-dire opposée à la fois au régime et à la ligne de la centrale, se joignaient au mouvement qui s'est rapidement étendu aux trois autres sites d'extraction du bassin minier (Moulares, Mdhilla, Métlaoui).

La question du résultat du concours a cristallisé des motifs plus profonds de mécontent : le népotisme et la corruption de la bureaucratie syndicale, l'écart entre les salariés de la CPG et le reste de la population massivement touchée par le chômage, la pauvreté de la région qui ne percevait de l'extraction du phosphate que les effets néfastes — l'air et l'eau chargés de poussières et de fluor –, l'assèchement des ressources en eau utilisée pour laver le phosphate au détriment de l'agriculture locale, tout un système économique bâti depuis la colonisation au bénéfice de la capitale et d'un État corrompu. Puis se sont ajoutées les raisons politiques : le quadrillage policier, la manque de liberté, la concentration du pouvoir…

Le bassin minier a entamé un bras de fer avec l'État. La répression, l'arrestation puis la condamnation des leaders du mouvement (essentiellement des syndicalistes), n'ont fait que le durcir. Les femmes des condamnés ont pris leur place dans les manifestations. Début juin, l'armée a encerclé Redeyef, la bastion de la protestation, et la police a sévèrement réprimé le mouvement. Un jeune manifestant a même été tué par balles. En juillet, le pouvoir annonçait des mesures permettant de créer quelques milliers d'emplois dans la région.

Des réseaux sociaux inexistants

Même si tous les éléments d'une crise systémique étaient en place, ni les partis d'opposition légaux, ni la plupart des unions syndicales n'ont intégré dans leurs anticipations la possibilité d'une chute du régime. Le coût d'une participation au mouvement paraissait donc trop élevé pour s'y joindre. Seules des organisations comme la Ligue tunisienne des droits l'homme et des organisations de Tunisiens en France l'ont soutenu.

L'un des facteurs qui a permis de le contenir est certainement l'absence de réseaux sociaux qui auraient permis de faire circuler largement et rapidement l'information. C'est grâce à une filière clandestine que quelques images collectées notamment par un militant communiste, Fahem Boukadous, ont été diffusées par une chaîne satellite. Pour ce seul fait, le pouvoir l'a pourchassé pendant deux ans, avant de l'arrêter en juillet 2010 pour purger une peine de six ans. Il sera finalement libéré le 20 janvier 2011. Le vent du Sud avait fait fait trembler Tunis, mais il n'a pas pu propager l'incendie.

Sidi Bouzid, le grand incendie

Ce sera différent le 17 décembre 2010. Inutile de raconter à nouveau l'histoire de Mohamed Bouazizi, marchands de fruit à qui une policière a confisqué sa balance, parce qu'il refusait le racket ordinaire, et qui s'est immolé, par colère et désespoir, devant le gouvernorat. Comme à Redeyef, trois ans plus tôt, les motifs de protestations se sont étendus par cercles concentriques.

Le conflit foncier qui avait opposé sa famille élargie de Mohamed Bouazizi à un investisseur de Sfax, a contribué à la rapidité de la mobilisation locale. Par son geste, la policière qui avait humilié Mohamed Bouazizi avait surtout rompu le contrat moral qui stabilisait la situation sociale : dans une économie qui exclut une part conséquente de la population, l'Etat devait tolérer une économie informelle, permettant aux outsiders de s'en sortir, moyennant une redistribution clientéliste qui respecte les équilibres locaux, et une petite corruption « raisonnable ».

Ce pacte s'érodait, non seulement parce que les capacités de redistribution de l'Etat s'épuisaient, mais parce que l'entourage du Président Ben Ali, le fameux clan Trabelsi, la famille de son épouse, se livrait à un pillage éhonté de tous les secteurs de l'économie tunisienne. Elle ignorait toutes les limites, menaçait toutes les positions. Elle sciait la branche sur laquelle le régime était assis. Dès les premières heures de la protestation, un des manifestants venu devant le gouvernorat allait droit au cœur de la maladie du système : « Dans ce pays nous n'avons que l'administration et les Trabelsi ! ».

L'occasion manquée de Redeyef travaillait encore les militants politiques et syndicaux. Dès le 18, syndicalistes et avocats, donnaient une voix et une stratégie aux manifestants qui affrontaient la police. Dans les autres villes de l'intérieur, les jeunes se sont reconnus dans Mohamed Bouazizi et se sont révoltés à leur tour.

Si l'incendie s'est répandu c'est que cette fois les réseaux sociaux propageaient les images en temps réel. Les vidéos des blessés et jeunes tués par la police, le 6 janvier, filmées à l'hôpital de Kasserine, ont bouleversé tout le pays et dévoilé l'absence de toute légitimité du pouvoir.

Le mouvement agrégeait tous les mécontentements (ce que les sociologues appellent la « desectorialisation » de la protestation) : celui des jeunes précaires révoltés par l'injustice sociale, celui d'une génération qui voulait sortir du carcan d'une société fermée et d'un régime médiocre, celui des militants politiques qui rêvaient de démocratie, celui des milieux d'affaires lassés des spoliations brutales des Trabelsi, celui même d'une bourgeoise citadine qui se sentait humiliée de devoir faire bonne figure devant le couple de rustres que formait Ben Ali le policier, et Leïla Trabelsi l'ex-coiffeuse. Et sans doute même, celui d'une partie de l'appareil sécuritaire qui n'était plus disposée se compromettre pour un régime trop ouvertement corrompu.

Ces colères accumulées pouvait se fixer sur des symboles du système : les cellules locales du RCD, dont la tyrannie quotidienne était devenue insupportable, les postes de police, lieux de la surveillance, de la corruption et de la violence ordinaires, et le Ministère de l'Intérieur, quartier général de ce dispositif. La révolte avait une cible, Ben Ali, et un horizon d'attente, la démocratie.

La masse critique d'émotions, de protestations, de violences a été atteinte et, après le 6 janvier, les anticipations des acteurs ont changé. L'UGTT, non plus l'opposition syndicale mais la centrale, a mis son poids dans la balance et organisé la grande manifestation de Sfax, le 12 janvier. L'incendie atteignait finalement le centre de Tunis le 14 janvier.

L'atmosphère internationale était aussi propice : l'idée que la démocratisation des pays arabes pouvait stabiliser la région était encore d'actualité, et le sens des événements a été immédiatement investi par l'idée qu'il s'agissait d'une révolution démocratique. Alignant ainsi tous les protagonistes locaux et internationaux sur ce programme.

Quelles leçons tirer de ces expériences ?

Il est plus facile de comprendre après coup pourquoi une mobilisation sociale a « pris » que de prédire l'évolution d'une mobilisation en cours.

La situation de Gabès dépasse la seule dimension écologique et les protagonistes les plus impliqués ont une conscience assez précise de ses ramifications historiques, sociales, économiques, politiques et même internationales. La mobilisation parvient à occuper durablement la rue, mais à aussi impliquer un acteur institutionnel comme l'UGTT et certaines organisations tunisiennes, malgré la crainte de mesures de rétorsion judiciaire. Elle joue à plein la viralité dans les réseaux sociaux. Mais peut-elle dépasser l'échelon local ?

Son objet reste immédiat et concret : le « démantèlement », encore qu'il y ait des approches différentes du problème. Si elle prenait un tour plus politique et plus général, il n'est pas certain qu'elle garde la même ampleur. Pour le moment, le pouvoir n'a pas fait le choix de la répression, évitant ainsi d'enflammer les esprits par la violence et de transformer Gabès en ligne de front.

D'autres lieux peuvent-ils s'identifier à la situation de Gabès et rejoindre le mouvement, ce n'est pas certain. Il manque aussi un horizon d'attente, un objectif capable de susciter suffisamment d'espoir pour orienter les énergies et guider les actions. En clair, « la chute du régime », une démocratie parlementaire, sont-elles encore perçues comme une solution ? L'expérience de la décennie 2010, si elle n'a pas rallié la « Gen Z » aux vertus du régime autoritaire, a surtout montré qu'il faut bien davantage qu'une constitution et des élections pour transformer la réalité. Gabès a déjà payé pour apprendre cette leçon.

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Cameroun : Une vraie répression pour une fausse élection

4 novembre, par Paul Martial — , ,
De nouveau, une mascarade électorale accompagnée d'une répression brutale s'est déroulée dans ce pays où Biya s'apprête à effectuer son huitième mandat. Après le vote du 12 (…)

De nouveau, une mascarade électorale accompagnée d'une répression brutale s'est déroulée dans ce pays où Biya s'apprête à effectuer son huitième mandat.

Après le vote du 12 octobre, il aura fallu deux semaines pour que le Conseil constitutionnel proclame, sans surprise, la victoire électorale de Paul Biya avec un score de 53,66% des suffrages contre 35,19% pour son challenger Issa Tchiroma Bakary.

Biya isolé

Un résultat peu crédible, car les PV des bureaux de vote qui ont fuité sur les réseaux sociaux indiquent que Bakary a largement devancé le président sortant. Ensuite, les résultats dans la zone anglophone du pays, en proie à des affrontements récurrents avec les séparatistes, affichent une augmentation de la participation de plus de 37%, avec un score de 80% pour Biya dans une région qui lui est notoirement hostile.

Enfin, la candidature de deux de ses ministres, Bello Bouba Maïgari et Issa Tchiroma Bakary, solidement implantés dans les régions du Nord, densément peuplées, montre qu'il y a bien eu une inversion des résultats.

Cet effritement dans le camp présidentiel révèle un président largement isolé. A tel point que l'Église catholique camerounaise a haussé le ton critiquant une politique d'exclusion ethnique et de détournement des ressources.

Au sein même de son clan, certains étaient circonspects quant à la capacité de Biya, à l'âge de 92 ans, de mener une campagne électorale. D'ailleurs, il n'a tenu qu'un seul meeting, lisant pendant vingt minutes, d'une voix monocorde, un discours creux.

Le ras-le-bol de la population

Le pouvoir pensait être sorti d'affaire en écartant, sur des arguties juridiques, Maurice Kamto, principal opposant, qui avait de toute évidence remporté l'élection présidentielle de 2018. C'était sans compter sur le succès inattendu d'Issa Tchiroma Bakary, qui a démissionné du gouvernement quatre mois avant l'échéance électorale.

On peut légitimement se demander comment un politicien, qui a réprimé l'opposition, peut subitement passer dans le camp adverse. Bien que, lors de ses premiers meetings, Bakary ait demandé pardon pour ses actions passées, l'hypothèse est que les Camerounais se sont emparés de sa candidature, jugée la plus crédible, pour mettre à bas Biya. Au pouvoir depuis 43 ans, il règne sans partage, s'appuyant sur un personnel politique vieillissant, à tel point que la rue camerounaise parle « d'Etat Ehpad  ».

Au-delà de l'âge, le bilan social et économique est désastreux. Alors que Biya passe l'essentiel de l'année à l'hôtel Mandarin de Genève, dont la moindre suite coûte la bagatelle de 3 500 euros par nuit, la pauvreté au Cameroun a progressé de 66% depuis 2000, touchant près de 10 millions de personnes.

Les autorités tentent de rejouer le scénario de 2018. Une coercition s'abat sur les contestataires : la résidence de Bakary a été prise d'assaut. Certains leaders politiques appartenant à la coalition de l'opposant se trouvent derrière les barreaux, accusés de fomenter une insurrection.

Biya joue la seule carte à sa disposition pour prolonger son pouvoir décrépi : celle de la répression féroce contre les populations.

Paul Martial

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Les Émirats et le Soudan : un sous-impérialisme contre-révolutionnaire

4 novembre, par Husam Mahjoub — , ,
Le Soudan n'est aujourd'hui pas seulement le champ de bataille où s'affrontent deux factions militarisées. Il est également le cimetière des hypocrisies régionales et (…)

Le Soudan n'est aujourd'hui pas seulement le champ de bataille où s'affrontent deux factions militarisées. Il est également le cimetière des hypocrisies régionales et internationales ainsi qu'un cas concret du phénomène du sous-impérialisme.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
15 août 2025

Par Husam Mahjoub

Camp de réfugiés soudanais au Tchad. 16 mai 2023. Henry Wilkins /VOA/ Domaine public

Un pays sous-impérialiste est un pays qui, sans être une grande puissance impérialiste, agit dans le sens des puissances impérialistes et se comporte dans sa région comme un impérialisme. Et justement, la guerre qui ravage le Soudan depuis avril 2023 ne se réduit pas à une tragédie soudanaise, elle est la manifestation d'un ordre mondial dans lequel les intérêts financiers, l'influence militaire et les affiliations stratégiques comptent davantage que la vie des populations et que les aspirations démocratiques. Au cœur de cette configuration se trouvent les Émirats arabes unis.

Le rôle des Émirats au Soudan n'a rien d'une anomalie. Il fait partie intégrante d'un projet cohérent, abondamment financé et d'envergure régionale : une politique sous-impérialiste qui combine extraction économique, construction d'alliances autoritaires et contre-révolution, derrière le paravent d'une diplomatie sophistiquée et de partenariats internationaux. Le Soudan, pour son malheur, en est l'un des principaux laboratoires.

Du printemps arabe à la révolution de Décembre : une menace pour l'ordre émirati

Les racines du rôle destructeur des Émirats au Soudan remontent à plus d'une décennie. En 2011, les Émirats (avec l'Arabie saoudite) considèrent le Printemps arabe comme une menace existentielle pour les régimes autoritaires de la région et pour leur propre mode de gouvernement – une monarchie rentière reposant sur la coercition, la corruption et l'étouffement de la contestation. La chute de Ben Ali en Tunisie et celle de Moubarak en Égypte, et la montée de mouvements démocratiques en Libye, au Yémen et à Bahreïn, sont pour les dirigeants émiratis les signes avant-coureurs d'une tempête qui doit être contenue à tout prix.

Les Émirats deviennent alors une force qui n'est pas simplement réactionnaire, mais activement contre-révolutionnaire. En Égypte, ils financent le coup d'État qui amène au pouvoir Abdel Fattah al-Sissi et aident à la reconstruction de l'appareil répressif égyptien. En Libye, ils soutiennent la guerre que mène Khalifa Haftar contre le gouvernement reconnu internationalement, guerre qui mène à une division de fait du pays. Et au Soudan, les Émirats tissent des liens étroits avec le régime d'Omar el-Béchir et, dans les années qui suivent, renforcent leur alliance avec les Forces de soutien rapides (FSR). Les FSR, groupe paramilitaire, sont les successeurs des milices janjawids qui, pour le compte du régime d'Omar el-Béchir, ont commis des atrocités contre les civil·es et les rebelles au cours des années 2000.

La révolution populaire soudanaise de décembre 2018, qui aboutit au renversement d'Omar el-Béchir en avril 2019, remet directement en question le projet régional des Émirats. La révolution est démocratique, dirigée par des civils et explicitement opposée aux militaires. Les Émirats se retrouvent face à un dilemme : comment maintenir leur influence au Soudan sans apparaître comme ouvertement hostiles à la révolution ?

Une solution élaborée est trouvée : par la cooptation, la division et l'investissement militaire à long terme, en particulier dans les FSR.

L'ascension des FSR : un instrument de l'influence sous-impérialiste

Les Forces de soutien rapide, sous le commandement de Mohamed Hamdan Daglo dit « Hemedti », deviennent l'allié parfait pour les Émirats arabes unis. En avril 2019, Hemedti (aux côtés des dirigeants de l'armée et des services de sécurité) organise l'éviction d'Omar el-Béchir, de peur que le régime ne s'effondre face à la révolution. Abdel Fattah al-Burhan et Hemedti prennent la tête du Conseil militaire de transition, puis deviennent les chefs de file des militaires dans le gouvernement de transition qui doit diriger le pays pour une période de 39 mois.

Mais les relations des FSR avec les Émirats sont plus anciennes. En 2015, le régime d'el-Béchir envoie des combattants des FSR ainsi que de l'armée soudanaise pour participer, sous commandement émirati, à la guerre menée au Yémen par l'Arabie saoudite. En retour, Hemedti reçoit des armes, un soutien logistique et un appui diplomatique. Un échange qui combine sous-traitance militaire et légitimité politique.

Hemedti présente deux atouts essentiels. D'une part, sa capacité à pratiquer la violence : il représente une force prête à réprimer la contestation, à mener des guerres et à éliminer les concurrents. D'autre part, l'accès économique, en particulier au lucratif commerce de l'or, que les FSR contrôlent de plus en plus.

Entre 2013 et 2023, les FSR resserrent leur emprise sur l'extraction de l'or au Soudan, en particulier au Darfour et dans les autres régions périphériques du pays. Une grande partie de cet or est acheminée par contrebande aux Émirats, qui deviennent la principale destination de l'or du conflit soudanais. Cet or sape le pouvoir civil, finance des milices et renforce les seigneurs de la guerre.

Le coup d'État d'octobre 2021, couvert par les Émirats

Lorsque les Forces armées soudanaises (dirigées par Abdel Fattah al-Burhan) et les Forces de soutien rapide (dirigées par Hemedti) réalisent un coup d'État le 25 octobre 2021, c'en est officiellement fini de la transition démocratique au Soudan. Les Émirats ne condamnent pas, ils font de la diplomatie.

Dans ses déclarations publiques, Abou Dhabi appelle à la « retenue » et au « dialogue ». En coulisse, les Émirats maintiennent leurs liens tant avec al-Burhan qu'avec Hemedti, et jouent sur les deux tableaux tout en préservant leur capacité d'influence. Les FSR restent toutefois le principal instrument des Émirats, et leurs liens économiques, notamment par l'or, se resserrent encore.

Quand éclate la guerre civile, en avril 2023, entre les Forces armées soudanaises et les FSR, il n'y a rien d'étonnant à ce que les troupes de Hemedti soient singulièrement bien équipées, coordonnées et résistantes. Si les FSR parviennent à s'emparer de larges portions de Khartoum et d'autres régions du centre et du sud du Soudan, si elles réussissent à piller des infrastructures et à asseoir leur contrôle sur le Darfour, c'est en grande partie grâce au soutien extérieur qu'elles ont reçu au cours des années précédentes et, surtout, depuis le début de la guerre.

Le sous-impérialisme émirati en Afrique : ports, or et bras armés

Le Soudan n'est pas le seul théâtre dans lequel les Émirats ont exporté leur influence par des moyens militaires, économiques et politiques. Au cours des quinze dernières années, les Émirats ont étendu leur présence économique en Afrique en investissant dans les ports, les aéroports et les projets d'infrastructures. Ces initiatives ne sont pas seulement guidées par des intérêts économiques, elles servent également à étendre l'influence du pays. Les Émirats ont signé d'importants accords de coopération militaire et réalisé des investissements significatifs dans les domaines des terres agricoles, des énergies renouvelables, des mines et des télécommunications, ce qui fait d'eux un acteur important de la géopolitique régionale.

Les Émirats, pays périphérique qui adopte un comportement impérialiste au sein de sa région tout en restant dépendant des États-Unis (c'est-à-dire d'une puissance impérialiste de premier plan), illustrent la transformation actuelle en États sous-impérialistes de nombreuses puissances régionales.

Les Émirats cherchent à développer une influence qui se passerait de règles et une puissance qui n'aurait aucun compte à rendre. La fragmentation et la faiblesse des institutions dans des pays comme le Soudan, la Libye et le Yémen, ainsi que l'indifférence internationale vis-à-vis de leur situation, fournissent un terreau fertile à l'ingérence émiratie.

Au Soudan, cette stratégie a pris un tour particulièrement violent, du fait à la fois de l'importance de ces enjeux (or, position géopolitique, influence politique sur l'un des plus grands pays d'Afrique) et de la révolution soudanaise, dont l'avenir était plein d'incertitude. Les FSR, avec leur attitude d'armée privée exerçant des prérogatives d'État, étaient un partenaire idéal pour les Émirats.

La guerre de 2023 : un bain de sang par procuration dont les Émirats s'exonèrent

En 2023, tandis que la guerre entre les Forces de soutien rapide et l'armée soudanaise s'intensifiait, les FSR ont pu tirer parti de stocks de fournitures, de chaînes logistiques et de lieux sûrs dans la région. Autant d'éléments caractéristiques d'un soutien extérieur. Le rôle des Émirats arabes unis dans la guerre a été mis en évidence, à de nombreuses reprises, par des organisations de défense des droits humains, par des journalistes et par des militant·es soudanais·es. Pourtant, pas un seul responsable émirati n'a été sanctionné. Aucune pression n'a été exercée pour qu'Abou Dhabi arrête les transferts d'or ou d'armes.

Au contraire, les institutions internationales, notamment le conseil de sécurité de l'ONU, sont restées paralysées, invoquant pour se justifier un blocage géopolitique et un manque de clarté. Et ce sont les civil·es soudanais·es qui en ont payé le prix.

Les pourparlers et les conférences pour la paix qui ont eu lieu à Djeddah, à Addis-Abeba, au Caire, à Bahreïn, à Genève et à Londres ont fait long feu. Ces initiatives ont souvent exclu les voix civiles, tout en offrant l'opportunité aux factions militaires de redorer leur blason. Les FSR ont continué à être légitimées par des médias internationaux, tandis que leurs crimes de guerre étaient relativisés ou mis sous le tapis.

De la révolution à la guerre : la lutte des Soudanais·es contre le sous-impérialisme

Ne voir la guerre civile actuelle que comme un affrontement entre deux généraux, c'est ignorer la lutte que mène le peuple soudanais depuis des décennies contre les gouvernements militaires et l'exploitation étrangère, et contre le système international qui les rend possibles.

Quand les Soudanais·es se sont soulevé·es en décembre 2018, leurs revendications ne se limitaient pas au renouvellement du personnel dirigeant. Ils et elles exigeaient une transformation complète de l'État : la liberté, la paix, la justice sociale, un gouvernement civil et que les dirigeants rendent des comptes. Le slogan « liberté, paix et justice » n'était pas rhétorique : sa portée était révolutionnaire, et c'est par des balles, des arrestations, des massacres et par la trahison que le pouvoir y a répondu.

Les comités de résistance, les groupes de femmes, les syndicats et les associations professionnelles ont poursuivi leur travail militant durant la période de la transition et même après le coup d'État d'octobre 2021. Ces organisations ont refusé d'accepter l'autorité militaire, ont rejeté les accords de normalisation que l'on cherchait à leur imposer de l'extérieur, et ont maintenu l'idée que la démocratie doit venir du peuple, pas de sommets internationaux ou de factions armées. Leur vision a été exprimée dans des documents de référence, notamment des chartes et des communiqués de presse, ainsi que dans des slogans habilement composés et scandés lors des manifestations pacifiques.

Cette résistance par en bas constituait une menace à la fois pour les élites soudanaises et pour les puissances régionales telles que les Émirats, qui préfèrent un Soudan soumis qui exporte de l'or et des mercenaires, plutôt que des idées et des révolutions. Le modèle égyptien de gouvernement militaire, soutenu par l'argent du Golfe et la tolérance de l'Occident, s'était imposé comme l'une des réponses contre-révolutionnaires essentielles face au Printemps arabe de 2010-2011. Il s'agissait donc de reproduire au Soudan ce modèle égyptien, mais la jeunesse soudanaise s'y est fermement opposée.

Davantage qu'un simple conflit entre les FSR et les Forces armées soudanaises, la guerre en cours est par de nombreux aspects une guerre contre-révolutionnaire contre le peuple soudanais. Les deux camps s'en sont pris à des civil·es, ont fait obstacle à l'aide humanitaire et ont essayé d'instrumentaliser la société civile, et l'un comme l'autre ont été protégés (directement ou indirectement) par des acteurs internationaux qui ne souhaitent pas que les choses changent.

Démasquer le rôle des Émirats : l'or, les armes et la géopolitique

À l'heure qu'il est, les preuves ne laissent plus de doute : de l'or est acheminé jusqu'à Dubaï depuis des zones sous contrôle tant des Forces de soutien rapide que de l'armée soudanaise, et ce trafic alimente des réseaux illégaux et finance le conflit. Les livraisons d'armes, qui passent par la Libye, le Tchad, l'Ouganda, la République centrafricaine et le Kenya, entre autres, démontrent qu'une chaîne d'approvisionnement continue et délibérée alimente les troupes d'Hemedti. Les Émirats ont également permis l'évacuation de soldats des FSR vers leurs hôpitaux. Parallèlement à cela, ils ont mené des campagnes diplomatiques, politiques et de communication visant à présenter les FSR comme un acteur politique légitime et à soutenir les efforts de leur gouvernement parallèle.

Il ne s'agit pas là de complicité passive, mais d'une intervention sous-impérialiste active. Les Émirats ne sont pas un État du Golfe neutre qui chercherait à parvenir à la paix. Ils sont un acteur du conflit et agissent via un intermédiaire, les FSR, tout en continuant à démentir leur implication.

Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la communauté internationale sont complices par leur silence

Malgré l'abondance de preuves que les Émirats soutiennent les FSR et ont fragilisé la transition démocratique, la réaction internationale est faible, si ce n'est complice. Les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Union européenne et de nombreux pays européens ont certes appelé à des cessez-le-feu et à la protection des civils, mais aucun n'a imposé de sanctions contre les profiteurs de guerre ou les trafiquants d'or, qu'ils soient émiratis ou étrangers.

Pourquoi donc ?

La réponse tient à la realpolitik et à la condamnation sélective. Les Émirats sont un partenaire stratégique de l'Occident. Ils achètent des armes, collaborent de façon importante avec le régime génocidaire israélien, sont un intermédiaire pour le renseignement et sont un important centre financier. Ils ont hébergé des bases militaires américaines, ont participé à des opérations antiterroristes et ont fortement investi dans les économies occidentales. Bref, ils sont trop utiles pour être sanctionnés.

Au cours des derniers mois de l'administration Biden, certain·es parlementaires américain·es ont mené une bataille pour mettre fin aux ventes d'armes aux Émirats, face à l'accumulation de preuves montrant qu'Abou Dhabi, malgré ses dénégations, armait les FSR. La Maison Blanche avait initialement accepté de vérifier si les Émirats respectaient leurs obligations, mais un rapport de janvier 2025 a confirmé la poursuite du soutien émirati aux FSR. Ces parlementaires ont donc réintroduit le projet de loi Stand Up for Sudan (« Soutenons le Soudan ») qui proposait d'interdire les exportations américaines d'armes aux Émirats tant qu'ils soutiendraient matériellement les FSR, arguant que l'influence des États-Unis devait servir à stopper la guerre et le génocide en cours.

Le 5 mai, la Cour internationale de justice (CIJ) a rejeté la plainte du Soudan, qui accusait les Émirats de violer la convention de Genève sur le génocide et de financer les FSR. Partant du fait que les Émirats avaient, lors de la signature de la convention, formulé une réserve quant à la compétence de la cour, la CIJ a jugé qu'elle n'était pas compétente et n'a donc pas étudié les accusations du Soudan.

Le 22 mai, le Département d'État américain a accusé les Forces armées soudanaises d'avoir utilisé des armes chimiques dans leur guerre contre les FSR et a annoncé de nouvelles sanctions, notamment des restrictions des exportations et des mesures financières. Cependant, le gouvernement américain n'a apporté aucune preuve publique de ces allégations et n'a pas respecté les procédures de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (organisation dont fait partie le Soudan, qui siège même à son conseil exécutif).

Cette accusation semble être le dernier exemple en date de la façon dont la politique étrangère de Trump, dans son second mandat, devient explicitement transactionnelle et corrompue. L'annonce a suivi une visite en Arabie saoudite, au Qatar et aux Émirats durant laquelle Trump a cherché à conclure des accords d'investissements pour les États-Unis, mais durant laquelle il aurait également cherché à développer ses propres intérêts économiques et ceux de sa famille dans la région. Cela fait longtemps que de nombreux·ses spécialistes affirment que la guerre au Soudan s'est transformée en conflit par procuration, avec d'un côté les Émirats qui soutiendraient les FSR et de l'autre l'Arabie saoudite qui soutiendrait les Forces armées soudanaises. Et alors que l'attention et la pression internationales mettent de plus en plus en lumière le rôle des Émirats dans la guerre et le génocide en cours, il semble que l'administration Trump utilise ces accusations contre l'armée soudanaise comme une diversion et un moyen de contrebalancer le débat public. Par ce biais, le régime trumpiste espère se maintenir à égale distance du duo Émirats/RSF et Arabie saoudite/armée soudanaise.

On ne peut éviter les parallèles avec des événements passés, notamment le bombardement décidé par l'administration Clinton en 1998, en pleine affaire Lewinsky, contre l'usine pharmaceutique d'al-Chifa au Soudan. Les États-Unis avaient affirmé que l'installation produisait des armes chimiques et était liée à Oussama ben Laden, mais les enquêtes ultérieures n'ont guère apporté de preuves en ce sens et nombre d'expert·es ont conclu que l'usine était civile. Cela rappelle également l'invasion en 2003 de l'Irak, sous le prétexte de la présence d'armes de destruction massive. Ces allégations se sont révélées être de pures inventions.

Ce qui précède ne doit pas être compris comme une tentative d'absoudre l'armée soudanaise des crimes de guerre qu'elle a commis contre les civil·es lors de ce conflit ou durant le reste de son histoire. Il s'agit plutôt de mettre en lumière les manigances de l'administration Trump visant à renforcer ses liens avec les pays du Golfe en renversant les termes du débat, alors qu'elle ne parvient pas à mettre fin à la guerre.

Les civil·es soudanais·es paient le prix du silence

Les conséquences du silence international ne sont pas théoriques, elles sont d'une brutalité bien réelle. Les mort·es se comptent par centaines de milliers. Les déplacé·es sont des millions, et beaucoup d'entre elles et eux doivent vivre dans des camps insalubres par-delà les frontières ou dans des villes assiégées. Les infrastructures du pays, notamment les universités, les hôpitaux et les institutions culturelles, ont été systématiquement détruites, dans ce qui s'apparente à une guerre délibérée menée contre la société soudanaise. Des témoignages indiquent l'ampleur des violences sexuelles qui sont commises, et montrent qu'une des méthodes de guerre des FSR est de cibler les femmes et les jeunes filles.

Cependant, la résistance soudanaise n'a pas disparu. Elle s'est adaptée, s'est décentralisée et a repris contact avec ses alliés internationaux. Des Soudanais·es ordinaires, dans le pays comme à l'étranger, assurent une aide humanitaire précieuse et s'occupent de la santé et de l'éducation. Ils et elles font un travail militant, documentent les faits et exigent justice. Ils et elles ont besoin de solidarité et plutôt que de charité ; de sanctions contre les coupables plutôt que d'expressions de sympathie.

Ce qu'il faut faire : passer à l'action

Pour arrêter la guerre au Soudan et empêcher de nouvelles guerres, il faut s'en prendre à la fois aux acteurs locaux et à leurs soutiens internationaux. Il s'agit entre autres de sanctionner toutes les entités étrangères qui financent et arment les FSR, notamment les entreprises et personnes impliquées aux Émirats arabes unis. Il faut également dénoncer et interrompre le trafic d'or, notamment ses filières qui passent par Dubaï et ses liens avec le financement des FSR. Une enquête doit être menée sur le rôle des Émirats dans les livraisons d'armes et des mécanismes internationaux doivent être mis en place pour bloquer cette chaîne d'approvisionnement. Tout aussi important est le soutien aux initiatives civiles soudanaises, comme les structures d'urgences médicales, les comités de résistance, les corridors humanitaires, la documentation des crimes par les victimes et les médias indépendants. Enfin, nous devons remettre en cause la logique politique de l'alliance entre l'Occident et le Golfe, qui traite les Émirats et l'Arabie saoudite comme des partenaires intouchables : les partenariats stratégiques ne doivent pas se payer en vies humaines.

L'enjeu ne se limite pas au Soudan. Il reflète la vision du monde voulue et propagée par les tyrans, un monde où l'autoritarisme est sous-traité et où l'impérialisme a un visage régional. Si le sous-impérialisme est victorieux au Soudan, il s'étendra en Afrique, au Moyen-Orient et au-delà.

Un autre avenir reste possible. Les mouvements révolutionnaires au Soudan, avec leur exigence inébranlable de gouvernement civil et de justice sociale, portent une alternative puissante, fondée sur la légitimité populaire, les principes démocratiques et la solidarité transnationale. Pour que cet avenir se réalise, il faudra plus que des déclarations de soutien aux acteurs civils soudanaiss. Nous devons mener une confrontation critique avec les systèmes politiques et économiques internationaux qui nourrissent l'autoritarisme et les interférences étrangères. Tout effort dans ce sens doit commencer par une compréhension lucide de ces réalités et par un engagement ferme en faveur de la justice, un engagement qui refuse d'être dénaturé par des intérêts stratégiques ou des affiliations géopolitiques.

Husam Mahjoub

P.-S.

• Inprecor numéro 737 - octobre 2025. 16 octobre 2025 :
https://inprecor.fr/les-emirats-et-le-soudan-un-sous-imperialisme-contre-revolutionnaire

• Traduit par Inprecor.

Source - Spectre. Le 15 août 2025 :
https://spectrejournal.com/uaes-subimperialism-in-sudan/

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Nicaragua : L’enterrement en grande pompe de la révolution sandiniste

4 novembre, par Matthias Schindler — , ,
Le 19 juillet 1979, le peuple nicaraguayen a triomphé de la dictature du clan Somoza, marquant le début de la révolution sandiniste, qui allait durer près de 11 ans. À (…)

Le 19 juillet 1979, le peuple nicaraguayen a triomphé de la dictature du clan Somoza, marquant le début de la révolution sandiniste, qui allait durer près de 11 ans. À l'occasion du 46e anniversaire de cette révolution, les derniers vestiges de celle-ci ont été piétinés et enterrés lors d'une cérémonie aussi bizarre que pompeuse, entièrement en vase clos et à laquelle le peuple n'avait pas été convié.

29 octobre 2025 | tiré d'inprecor.fr Photo : Manifestation officielle organisée le 19 juillet 2025 à l'occasion du 46ème anniversaire de la Revolution sandiniste.
https://inprecor.fr/nicaragua-lenterrement-en-grande-pompe-de-la-revolution-sandiniste

Le couple présidentiel Daniel Ortega et Rosario Murillo y a fait défiler, le 19 juillet 2025, plus de 36 000 étudiants et 4000 policiers et militaires. Ils ont été rassemblés sur la Plaza de la Fe et disposés par blocs de 150 personnes strictement ordonnés (voir photo) pour célébrer les dictateurs en dirigeants absolus du Nicaragua.

Le déroulement de cet événement de quatre heures était entièrement destiné à présenter Rosario Murillo comme étant la coprésidente à égalité de rang, au côté de Daniel Ortega.

Cependant, les chants « Daniel-Daniel-Daniel » ont clairement montré qui reste le véritable dirigeant du pays. Ortega a commencé son discours par ces mots : « Ici, nous sommes tous Daniel ». Le commandant, qui n'a jamais participé à la lutte armée de libération et qui, en 1979, était totalement inconnu au Nicaragua, s'assimile ici au FSLN, à la révolution sandiniste et à tout le peuple nicaraguayen. Cela n'est qu'une manifestation supplémentaire de sa mégalomanie et de la conviction qui est la sienne d'accomplir une mission divine au Nicaragua.

Répression et purges politiques

Le message principal de son discours était une menace ouverte contre toute expression d'opposition ou toute de critique : « Pour avoir la paix, nous devons avoir de la force et un esprit combatif. Si nous voulons défendre la paix, nous devons toujours être prêts à faire la guerre aux conspirateurs ! » Il a appelé les structures paramilitaires des quartiers, qui lui restent fidèles, à maintenir la « vigilance révolutionnaire » face à tous les « terroristes, conspirateurs et traîtres à la patrie, car ils sauront que lorsqu'ils seront découverts, ils seront capturés et jugés ».

Le développement de la répression étatique au cours des derniers mois et de ces dernières années prouve que ces paroles ne sont pas vides de sens. L'année 2025 a été aussi marquée par le fait que les mesures de persécution politique ont visé de plus en plus de fonctionnaires de la haute et moyenne administration publique. Faisant suite aux rumeurs persistantes sur la mauvaise santé présumée d'Ortega, on assiste actuellement à une véritable vague de purges, qui a commencé il y a plus d'un an et qui touche désormais y compris les personnes les plus proches du couple présidentiel.

Par exemple, Bayardo Arce, l'un des neuf commandants de la révolution qui ont dirigé la révolution sandiniste et le dernier du groupe à être resté allié à Ortega, a été arrêté le 26 juillet 2025 pour corruption et placé en résidence surveillée. Il a sans doute été l'un des principaux bénéficiaires de l'appropriation privée de biens publics par les hauts cadres du FSLN depuis des décennies. Il a ainsi acquis plusieurs entreprises, notamment dans le commerce du riz, un des aliments de base du Nicaragua. Mais, malgré la corruption endémique du pays, il n'est pas parvenu à devenir un capitaliste prospère ; son activité a entraîné des dettes d'impôts de plusieurs millions de dollars qui ont abouti à l'expropriation de ses entreprises.

Le 14 août, l'officier de sécurité Nestor Moncada Lau a connu un sort similaire. Il a été impliqué dans divers attentats terroristes, a organisé la répression militaire de manifestations pacifiques. Il figurait dans les dossiers comme étant le père d'au moins un des enfants illégitimes de Daniel Ortega, a été pendant des années chef de la sécurité du secrétariat du FSLN et, en tant que l'un des proches les plus proches d'Ortega, il connaissait aussi en détail tous les scandales au sein du palais présidentiel. Quelques semaines auparavant, le 19 juin 2025, Roberto Samcam, éminent critique du régime en exil au Costa Rica, avait été assassiné par des tueurs à gages. Samcam, un officier supérieur à la retraite, connaissait parfaitement les rouages internes de l'armée nicaraguayenne et avait analysé dans de nombreux articles et livres la dynamique interne de l'appareil répressif orteguiste, y compris la participation de l'armée à la répression d'État.

Ce ne sont là que trois exemples d'une vague de persécutions qui n'épargne personne et qui a déjà touché plusieurs milliers de personnes, du citoyen ordinaire au haut fonctionnaire.

Il est évident que le régime cherche à s'assurer que Rosario Murillo s'installe à la succession Ortega de la manière la plus douce possible. C'est pourquoi, jour après jour depuis des mois, des personnalités occupant des postes clés au sein du régime, dont la loyauté inconditionnelle envers Murillo ne pouvait être totalement garantie, ont été les unes après les autres démises de leurs fonctions et remplacées par d'autres marionnettes.

Comme beaucoup de ces personnes étaient de hauts fonctionnaires du régime, il est plus que probable qu'elles se soient énormément enrichies. Cependant, la véritable raison qui a motivé leur persécution n'est pas liée à des affaires de corruption, pratiques profondément enracinées dans toutes les institutions nicaraguayennes, mais dans le fait qu'Ortega-Murillo doutent de leur obéissance aveugle.

Les circonstances de la mort d'Humberto Ortega, frère de Daniel, soulignent l'importance qu'attache le régime à la succession familiale. Humberto était également l'un des neuf commandants de la direction nationale du FSLN, stratège de la lutte insurrectionnelle victorieuse et chef de l'armée sandiniste, qui est resté jusqu'à sa mort une figure influente de la politique nicaraguayenne. Le 19 mai 2024, le site argentin infobae a publié une interview dans laquelle l'ancien général remettait en question les capacités de leadership de Rosario Murillo et défendait la nécessité de parvenir à un compromis avec l'opposition. En représailles, en l'espace de quelques heures, sa maison a été encerclée par la police, tous ses moyens de communication lui ont été retirés, il a été placé à l'isolement total et s'est vu refuser les soins médicaux dont il avait besoin du fait de ses problèmes de santé. Une semaine plus tard, Ortega l'a publiquement condamné en tant que « traître ». Le 9 juin, Humberto a envoyé un dernier appel à l'aide urgent depuis un téléphone portable secret à la rédaction du journal électronique Confidencial. Il a été admis à l'hôpital militaire le 11 juin, mais dans ces conditions son état de santé s'est détérioré, jusqu'à ce qu'il décède le 30 septembre 2024.

Les manifestations d'avril 2018

Les vagues actuelles de répression et de purges institutionnelles trouvent leur origine dans les manifestations massives d'avril 2018, au cours desquelles la population a manifesté pacifiquement contre la répression politique et l'enrichissement démesuré de la famille Ortega-Murillo. Lorsque la police et les paramilitaires fidèles à Ortega ont réprimé les manifestants avec une violence de plus en plus forte, des barricades ont été érigées dans les quartiers résidentiels pour empêcher les forces répressives d'y entrer. Le régime a réagi avec une brutalité extrême. Plus de 2000 personnes ont été emprisonnées au cours des mois suivants et plus de 300 ont été assassinées, certaines par des snipers de l'armée. L'État autoritaire, qui avait jusqu'alors permis un certain niveau de liberté d'information, d'enseignement, de croyance religieuse et de débat politique, s'est transformé en une dictature ouverte qui a supprimé toute activité indépendante et non contrôlée par l'État.

À partir de ce moment, d'innombrables mesures ont été prises pour réduire une fois pour toutes le peuple au silence. Toute une série de lois ont été adoptées pour donner une apparence légale aux mesures répressives du gouvernement. Les manifestations ont été interdites, même lorsqu'elles consistaient simplement à brandir le drapeau national, bleu et blanc. Peu à peu, tous les partis qui ne se sont pas soumis à la dictature ont été déclarés illégaux. Les élections de 2021, boycottées par près de 80 % de la population, ont été une véritable fraude. Depuis lors, le nouveau parlement a approuvé à l'unanimité presque toutes les résolutions, sans aucune voix contre.

Les deux représentants les plus connus du groupe ethnique miskitu, Steadman Fagoth Müller et Brooklyn Rivera, ont été arrêtés et sont depuis deux ans « portés disparus ». Plus de 4 000 organisations non gouvernementales – dont des universités, des églises, des associations professionnelles, la Croix-Rouge, des associations de femmes et des organisations de défense des droits humains – ont été interdites et leurs biens confisqués. En 2023, 222 prisonniers politiques ont été expulsés vers les États-Unis et plus de 300 personnes ont été déchues de leur nationalité nicaraguayenne, de leurs titres professionnels, de leurs biens et de leurs pensions.

Toute l'élite politique et culturelle du pays est désormais en exil. Vilma Núñez, 86 ans, présidente du CENIDH (Centre Nicaraguayen des Droits Humains), est la seule personne de cette organisation qui refuse encore de quitter le Nicaragua. En raison de son âge avancé et de sa notoriété internationale, le régime ne semble pas vouloir se risquer à la toucher. Elle vit actuellement dans un isolement quasiment complet et sans aucun statut juridique.

La crise du système

Le 18 février 2025, une nouvelle constitution a été promulguée par le biais d'une procédure inconstitutionnelle. Elle modifie de fond en comble la structure de l'État, supprime la séparation des pouvoirs et subordonne ces instances – désormais appelées « organes » et non plus « pouvoirs » –à la présidence. En outre, elle remplace les fonctions de président et de vice-président par deux coprésidents, un homme et une femme, concentrant ainsi tout le pouvoir absolu entre les mains d'Ortega et de Murillo. La constitution créée par la révolution sandiniste, qui garantissait les droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs et le pluralisme politique, a été détruite dans ses fondements -mêmes.

Les six premières années de la révolution, Ortega a coordonné la Junta de Gobierno Revolucionaria (Junte révolutionnaire), avant de devenir le président démocratiquement élu du pays, en exerçant ces fonctions sous le contrôle du Parlement et de la direction du FSLN. Au contraire, Ortega et Murillo gouvernent aujourd'hui de manière dictatoriale et sans aucune légitimité démocratique. Ils ont même aboli ce qu'il restait de la constitution républicaine créée par la révolution sandiniste.

Le Nicaragua est au plus bas, économiquement, politiquement et socialement. Un capitalisme de copinage a détruit l'économie. Les principales sources de revenus sont désormais l'exportation d'or, extrait de manière destructrice pour l'environnement par des multinationales privées, et les envois de fonds des familles émigrées, principalement aux États-Unis. La défiance et la peur dominent actuellement l'état d'esprit de la population du pays. La société est rongée par des vagues continuelles de répression et de purges politiques. L'opposition organisée, implantée entièrement à l'étranger, faible et fragmentée, n'est pas en état de renverser la dictature. Cependant, les contradictions internes au régime engendrent des mesures gouvernementales de plus en plus absurdes qui y produiront inévitablement des conflits internes et des fractures. Beaucoup considèrent l'implosion du système comme l'hypothèse la plus probable de son effondrement et une partie croissante de la population espère que cela se produira bientôt.

Lisbonne, 7 octobre 2025

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Rio : Claudio Castro est responsable du plus grand massacre de l’histoire du Brésil

Le criminel Cláudio Castro doit quitter le palais Guanabara (le siège du gouvernement de l'état de Rio de Janeiro) pour la prison. C'est la façon d'éviter de nouveaux massacres (…)

Le criminel Cláudio Castro doit quitter le palais Guanabara (le siège du gouvernement de l'état de Rio de Janeiro) pour la prison. C'est la façon d'éviter de nouveaux massacres perpétrés par l'État et présentés comme une politique de sécurité publique.

Tiré de Moviento Revista
https://movimentorevista.com.br/2025/10/rio-claudio-castro-est-responsable-du-plus-grand-massacre-de-lhistoire-du-bresil/

Israel Dutra
30 out 2025, 16:10

L'incursion des forces de police commandée par Cláudio Castro dans la nuit du mardi 28 octobre a donné lieu à l'opération militaire la plus meurtrière de l'histoire du pays. Un véritable massacre a été perpétré, avec un bilan (probablement encore sous-estimé) de 128 victimes mortelles.

Un crime commis par l'État, une violence barbare qui renforce la spirale de la politique dite de guerre contre la drogue, qui encercle les collines et les favelas de Rio, plaçant la population travailleuse dans la ligne de mire entre les forces de l'État et les factions (qu'il s'agisse de milices ou de trafiquants). Le nombre de morts a dépassé celui du massacre de Carandiru, dans les années 90, à São Paulo.

Chaos, violence et responsabilité de l'État

Dès le début de l'opération, le chaos s'est répandu dans toute la région métropolitaine de Rio de Janeiro. Des centaines de points entre la Zone Nord, Lapa et São Gonçalo ont été bloqués. Des bus ont été détournés et immobilisés. Les représailles du trafic de drogue (le groupe Comando Vermelho) ont entraîné l'annulation des cours, semé la terreur et transformés en otage des centaines de milliers de Cariocas au cours des dernières 40 heures.

L'ONU a publié une note qualifiant ces événements de crime barbare. Le plus grand bain de sang jamais vu dans une seule opération vient ajouter son sinistre décompte à d'autres massacres, comme ceux qui ont eu lieu précédemment dans les quartiers du Morro do Alemão, Vila Cruzeiro et Jacarezinho. Le gouverneur Cláudio Castro a directement ordonné l'opération, forcément meurtrière, recherchant impact médiatique et prestige pour renforcer son discours. Le référence au « narcoterrorisme » est un pas de plus dans la stratégie de l'extrême droite, à la manière de Trump qui provoque militairement et politiquement le Venezuela et la Colombie et cherche à déstabiliser leurs gouvernements et à exercer une influence directe sur les deux pays. Le fil conducteur des deux est la barbarie néofasciste.

Ce qui a été constaté lors de l'opération, c'est l'utilisation d'armes lourdes par le Comando Vermelho, où 90 fusils auraient été récupérés, et la police a également dénoncé l'utilisation de drones de haute technologie.

L'action médiatique et génocidaire du gouverneur de Rio, motivée notamment par ses intérêts électoraux, doit être dénoncée et condamnée comme la principale responsable de ce massacre. Non seulement l'opération a été un désastre, mais elle a enfreint toute légalité en cachant des corps, en manipulant des données, dans le but de criminaliser les favelas et les communautés urbaines des périphéries à une échelle sans précédents de l'histoire du Brésil.

Farce et génocide

L'action de la police militaire de Rio est une farce. Nous savons que la politique de « guerre contre la drogue » ou de « guerre contre le crime » n'a pour seul objectif que de militariser les communautés et d'étendre le génocide des jeunes pauvres et noirs dans les périphéries des grandes villes du pays.

Le trafic de drogues et d'armes lourdes implique toute une industrie qui opère non seulement dans le cadre de l'impunité de l'État ou de sa connivence, mais aussi dans une profonde imbrication.

Les actions policières contre les hautes sphères du crime organisé – qu'il s'agisse de la saisie d'armes à feu au domicile de Ronnie Lessa ou de celle menée il y a quelques mois à Faria Lima, à São Paulo – n'ont fait aucun mort et n'ont même pas donné lieu à des coups de feu.

Les actions des factions, des trafiquants et des milices oppriment l'ensemble des communautés de Rio et du pays. Leurs chefs, véritables millionaires, et leurs fortunes circulent librement, prosperant dans des secteurs maintenus délibérement dans l'illégalité : l'immobilier, le divertissement et le monde du sport. Et ce sont les flux financiers qui alimentent la corruption au sein des institutions policières.

Dehors Castro, halte à la guerre contre la drogue, et mobilisation active
Certaines structures héritées de la dictature militaire brésilienne restent inchangées, militarisant la vie sociale, avec une répression systématique des mouvements populaires et une politique de sécurité basée sur la guerre contre les favelas et les pauvres. En ce sens, comme indiqué dans la récente actualistion du programme du PSOL, il est fondamental de démilitariser la police et de construire « une nouvelle politique en matière de drogues, qui s'attaque au génocide du peuple noir et à l'incarcération de masse, axée sur la santé publique et les soins en liberté, en combattant le modèle privatiste des communautés thérapeutiques, en remplaçant la logique de la punition par des alternatives de justice réparatrice avec une perspective de genre et de race et la réparation des territoires touchés par la répression policière ». Cela signifie discuter sérieusement de la démilitarisation des Police Militaires [en charge du maintien de l'ordre] et de la dépénalisation des drogues.

De nombreux mouvements sociaux, notamment liés au mouvement noir et des périphéries, ont déjà indiqué la appelé á réponse forte, dans les rues, le 31, et des manifestations auront lieu dans plusieurs capitales. Il est essentiel de se joindre à cet effort et à cette mobilisation.

Enfin, la tâche immédiate, est construire dans le cadre d'une unité et d'une mobilisation sociale des plus larges, le « Fora dehors] Castro ! ». Le criminel Cláudio Castro doit quitter le palais Guanabara pour la prison, sous peine de voir de nouveaux massacres perpétrés par l'État et présentés comme une politique de sécurité publique.

Israel Dutra é sociólogo, Secretário de Movimentos Sociais do PSOL, membro da Direção Nacional do partido e do Movimento Esquerda Socialista (MES/PSOL).
Brasil

Com apoio do governo, Congresso aprova ataque ao piso da educação.

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Argentine. Milei, Trump, l’Argentine : colonie, dépendance, souveraineté, capitalisme ?

4 novembre, par Rolando Astarita — , ,
L'une des idées les plus répandues [en Argentine] ces derniers temps est qu'avec le sauvetage par Trump du gouvernement Milei, l'Argentine est devenue une colonie des (…)

L'une des idées les plus répandues [en Argentine] ces derniers temps est qu'avec le sauvetage par Trump du gouvernement Milei, l'Argentine est devenue une colonie des Etats-Unis. Certains faits semblent corroborer cette affirmation.

27 octobre 2025 | tiré du site à l'encontre.org
https://alencontre.org/ameriques/amelat/argentine/argentine-milei-trump-largentine-colonie-dependance-souverainete-capitalisme.html

Tout d'abord, le Trésor américain intervient ouvertement en Argentine, sur le marché des changes et dans la politique monétaire, reléguant la BCRA (Banque Centrale de République Argentine) au second plan. [En effet, un échange – swap – de 20 milliards de dollars entre les Etats-Unis et l'Argentine – les 9,15 et 16 octobre – devait permettre d'enrayer la chute du peso argentin, dont une dévaluation encore plus forte face au dollar aurait des effets sur l'inflation par le biais des biens importés. Le 21 octobre, la Maison Blanche promettait un nouveau paquet de 20 milliards de dollars à condition que Javier Milei (en fonction depuis décembre 2023) et son parti La Libertad Avanza (LLA) gagne – en alliance avec des forces représentées par Maurizio Macri de PRO-Propuesta Republicana et le Parti radical (UCR) – les élections législatives du 26 octobre. Elles doivent renouveler 127 sièges de la Chambre des député·e·s et 24 sièges du Sénat. Autrement dit, un chantage politique. Voir ci-dessous les résultats des élections partielles. Réd. A l'Encontre]

Ensuite, il y a les nombreuses conditions économiques, politiques et géopolitiques qui, selon les spéculations, accompagneraient le sauvetage de Milei. Parmi celles-ci, il y a des pressions pour que le gouvernement argentin accorde des avantages aux investisseurs états-uniens dans les secteurs minier, gazier et pétrolier. Une autre revendication est que les laboratoires argentins paient les brevets des laboratoires des Etats-Unis. Sur le plan politique, Washington et le FMI exigent un « accord de gouvernance » entre LLA, le PRO, l'UCR, les député·e·s et les gouverneurs « péronistes-pelucas » [gouverneurs péronistes qui collaborent toutefois avec le pouvoir] afin de faire avancer les réformes du travail et de la fiscalité et de renforcer la gouvernance bourgeoise.

Plus stratégiquement, sur le plan géopolitique, les Etats-Unis demandent à l'Argentine de réduire ses liens avec la Chine. C'est pourquoi le Financial Times parle du « désir du président Donald Trump d'expulser la Chine d'Amérique latine, une région qu'il considère comme la sphère d'influence légitime des États-Unis. Au cours des deux dernières décennies, la Chine a considérablement développé son commerce et ses investissements dans l'« arrière-cour » de Washington, tandis que les administrations successives détournaient le regard » (Infobae, 15/10/2025). Tout cela couronné par la prétention de Trump de dicter aux Argentins pour quels candidats ils devront voter à partir de maintenant, sous la menace de couper « « l'aide généreuse » des Etats-Unis.

C'est pourquoi le péronisme (sous le logo Fuerza Patria) relance le slogan-dilemme « Braden ou Perón ». A Buenos Aires, des affiches sont apparues avec Axel Kicillof – le dirigeant péroniste – sur fond de drapeau argentin contre Javier Milei sur fond de drapeau américain. « Patrie oui, colonie non », pour la « libération nationale ». C'est l'idée d'une seconde indépendance, conçue comme une revendication de la démocratie bourgeoise dans le domaine des relations internationales.

Dans ce qui suit, nous présentons une approche différente. En substance, nous soutenons que, même s'il y a une recrudescence de la dépendance de l'Argentine vis-à-vis des Etats-Unis, celle-ci doit être distinguée de ce qui a été, historiquement, la domination coloniale.

Colonie ou pays dépendant ?

L'argumentation que nous défendons part de la distinction entre une colonie et un pays dépendant. En résumé, la relation coloniale se définit comme la domination des pays arriérés par les puissances, par le biais de la violence et de l'occupation du territoire. Cela signifie que la répression s'exerce sur l'ensemble de la population indigène et peut aller jusqu'au génocide (comme c'est le cas actuellement en Palestine, massacrée par le colonialisme sioniste). Il en résulte une relation d'exploitation, structurée autour du pillage, de la spoliation et de la coercition extra-économique sur le pays dominé.

Un pays dépendant, en revanche, a droit à son propre gouvernement et à son propre Etat, et c'est à partir de cette position qu'il est soumis à des pressions, des conditionnements ou des menaces directes. Celles-ci s'appuient sur le pouvoir économique du capital le plus internationalisé et le plus puissant, et sur ses Etats. L'exploitation est de classe – le travail est exploité par le capital – et se fait par voie économique (le travailleur est « libre » de vendre sa force de travail).

Pour l'expliquer à l'aide apportée par les Etats-Unis à Javier Milei, si l'Argentine était une colonie des Etats-Unis, cette « aide » serait imposée sans autre forme de procès par la violence politique directe. C'est le type de domination qui a été évoqué ces derniers temps par Trump, comme une menace ; par exemple, en ce qui concerne le Panama et le Venezuela (dans ce dernier cas, avec des attaques et des assassinats effectifs). L'intervention de Trump en Argentine, en revanche, suit les schémas propres à la relation de dépendance d'un pays arriérés et en crise, mais politiquement indépendant (sur le plan formel). C'est le gouvernement argentin lui-même qui a demandé l'intervention des Etats-Unis, avec le soutien, ou le consentement, d'une grande partie de la classe dirigeante du pays. Le conditionnement s'opère par le biais de swaps et de crédits, qui reflètent la puissance économique des Etats-Unis, incomparablement supérieure à celle du capitalisme argentin. Il ne s'impose pas par la voie militaire. Même la menace – « si vous ne votez pas comme nous le souhaitons, nous n'aiderons plus Milei » – laisse ouverte la possibilité que l'intervention soit écartée par le vote populaire. Une variante qui est étrangère à la relation coloniale.

Un autre exemple est fourni par le prêt accordé par les Etats-Unis au Mexique en 1995 – crise dite de la tequila (une eau-de-vie mexicaine) déclenchée par une fuite massive de capitaux liquides, avec brusque dévaluation du peso mexicain (dès décembre 1994). Lors de cette crise, le Trésor des Etats-Unis a apporté 20 milliards de dollars, et avec les décaissements du FMI et d'autres organismes, le montant total a atteint 50 milliards de dollars. En contrepartie, le Mexique a dû adopter des politiques « orthodoxes » : la TVA est passée de 5 à 10% ; la politique de change a été assouplie ; le gouvernement mexicain a donné en garantie des prêts accordés des revenus de Pemex (la compagnie pétrolière nationale). De plus, les dettes des banques ont été nationalisées. Parallèlement, des milliers d'entreprises ont fait faillite et les salaires ont baissé. Mais tout cela s'est produit sans que le Mexique cesse d'être un pays formellement souverain, c'est-à-dire qu'il n'est pas devenu une colonie des Etats-Unis.

Nous soulignons que la libération nationale – rupture avec la relation coloniale et droit de former son propre gouvernement – ne remet pas en cause, en principe, le mode de production capitaliste. L'Amérique latine a obtenu son indépendance de l'Espagne et du Portugal dans le cadre d'un capitalisme naissant. L'Afrique et l'Asie ont accédé à l'indépendance au XXe siècle, dans la plupart des cas sans affecter les relations capitalistes (l'exception la plus importante étant la Chine, de 1948 jusqu'au début des années 1980). En Europe également, certains pays ont accédé à l'autodétermination nationale sans passer par des révolutions socialistes ou prolétariennes. La Norvège, par exemple, s'est séparée de la Suède au début du XXe siècle [en juin 1905, la séparation avec la Suède a été enregistrée par un référendum appuyé par 99,95% des voix. La Suède l'a reconnue par un traité adopté en octobre 1905]. Un cas cité par Lénine comme preuve que le droit formel à l'autonomie gouvernementale est réalisable dans le capitalisme.

C'est pourquoi la lutte pour la libération nationale tend à rassembler tous les secteurs sociaux du pays opprimé (à l'exception des agents et des collaborateurs de la puissance occupante). C'est un trait démocratique et pour l'égalité des droits entre les nations. Toutefois, ce droit n'élimine pas la pression et l'ingérence de fait du capital internationalisé sur le pays dépendant.

Avant de conclure sur ce point, précisons qu'il existe des formes d'intervention politico-militaire des puissances capitalistes qui n'ont pas pour but d'établir une colonie, mais de réaliser des objectifs contre-révolutionnaires ou réactionnaires, comme le renversement de gouvernements de gauche ou populistes. En général, ces interventions sont menées avec la collaboration d'au moins une partie importante des classes dominantes locales. Un exemple en est la participation de Washington au coup d'Etat de Pinochet au Chili en septembre 1973. Un autre exemple est l'action des « contras » au Nicaragua [de 1980 à 1990], ainsi que la tentative, échouée, d'invasion de Cuba, à la Baie des Cochons [avril 1961], par des exilés cubains soutenus par les Etats-Unis. Un autre cas est l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis et d'autres puissances en 2003. Ce sont des agressions impérialistes terribles, mais cela ne signifie pas que le Chili, le Nicaragua et l'Irak soient des colonies.

La grève des investissements

Depuis des décennies, l'une des formes les plus directes de pression exercée sur les pays dépendants est la menace d'une grève des investissements. Les capitalistes et les dirigeants des puissances impérialistes avertissent les gouvernements des pays en développement qu'ils ne recevront pas d'investissements tant qu'ils n'auront pas garanti les conditions qu'ils jugent propices au développement de l'exploitation capitaliste. Parmi celles-ci, ils exigent la sécurité de la propriété privée, des règles fiscales ou du travail qui ne menacent pas la rentabilité et la continuité des affaires, la liberté de transfert des bénéfices, des tribunaux internationaux pour régler les conflits [entre une firme ou une institution étatique] avec les gouvernements des pays dépendants.

Un exemple récent. Barry Bennett [Bennett a été un conseiller important de Trump dans sa campagne électorale de 2016 ; il conseille des entreprises états-uniennes] de la firme de conseil Tactic Global, cherche à servir d'intermédiaire pour les investisseurs et les entreprises des Etats-Unis dans les pays. Bennett s'est récemment rendu en Argentine. Il a rencontré des députés et des gouverneurs qui ont été les alliés de LLA et leur a fait passer le message suivant : « Vous avez tout intérêt à coopérer avec Milei, car cela permettra à votre province de bénéficier des investissements de notre pays » (voir Jorge Lliotti, La Nación, 12/10/2025). Une autre forme de pression passe par les taux d'intérêt élevés (le « risque pays ») exigés pour prêter à un pays dépendant et endetté.

Mais il ne s'agit pas seulement des menaces des capitaux étrangers. Le capital local, argentin ici, joue également un rôle. Par exemple, la fuite des capitaux est une autre forme que prend la grève des investissements. Elle est largement orchestrée par les capitalistes et les bénéficiaires de revenus du pays dépendant. Les exigences de ces secteurs sont, à leur tour, similaires à celles formulées par le capital mondialisé. En effet, au-delà des disputes autour du « partage du gâteau », il existe une fraternité de classe entre le capital national du pays dépendant et le capital étranger. Ce n'est donc pas un hasard si la Société Rurale (Sociedad Rural), l'Union industrielle argentine (UIA), la Confédération argentine des entreprises moyennes (Confederación Argentina de la Mediana Empresa-CAME), le congrès de l'IDEA (Instituto para el Desarrollo Empresarial de la Argentina), l'Association des banques argentines, pour ne citer que quelques institutions patronales, n'ont pas dit un mot contre « l'attaque contre la souveraineté argentine » lancée par Trump.

Plus généralement, il ne faut pas perdre de vue que, même si elle agit en tant que partenaire subordonné, la classe capitaliste des pays dépendants et arriérés, comme l'Argentine, n'est pas une marionnette de Washington ou du FMI. Elle n'est pas un simple intermédiaire (qui perçoit des commissions et des pots-de-vin) du capital étranger ou mondialisé. Son pouvoir de négociation repose sur l'exploitation de « sa » classe ouvrière. En d'autres termes, elle a son propre poids et tente d'agir selon ses intérêts. Par exemple, les producteurs argentins de soja et de maïs ne vont pas cesser de conclure des affaires avec la Chine parce que Trump et les républicains aux Etats-Unis le demandent. Autre exemple : la décision de poursuivre la sortie de capitaux d'Argentine dans les jours qui ont suivi l'annonce du swap [de 20 milliards de dollars], contrairement à ce qu'espérait Scoot Bessent [qui est à la tête du Trésor des Etats-Unis et qui fut, antérieurement, à la tête d'un fonds spéculatif] ne peut s'expliquer par la thèse « ce sont des marionnettes de l'impérialisme ». Même les rapports de force entre les puissances – la Chine menace l'hégémonie américaine – ouvrent des espaces de négociation et de marchandage pour les factions de la bourgeoisie les plus nationalo-centrées.

Le nationalisme bourgeois étatiste et la souveraineté

Compte tenu de l'internationalisation des économies capitalistes, il y a de moins en moins de chances qu'un pays en retard se développe « en interne » sur le plan capitaliste. Dans les années 1920, le dirigeant bolchevique Boukharine spéculait sur le fait que la Russie pourrait se développer sans tenir compte du marché mondial. Trotsky lui répondit, à juste titre, que cela revenait à vouloir se passer du froid de l'hiver moscovite. Il y a 100 ans, il était impossible de développer le socialisme national à l'intérieur de la Russie. Aujourd'hui, il y a encore moins de chances de développer le capitalisme (ou le socialisme) dans un seul pays autarcique. C'est pourquoi la revendication de rompre avec l'ingérence et la pression du capital internationalisé n'est concevable que comme slogan et programme anticapitaliste, socialiste. C'est en ce sens que le débat sur la question de savoir si l'Argentine est une colonie ou un pays dépendant est pertinent. Ce n'est pas une question de sémantique, mais de contenu, liée aux relations sociales de production dominantes.

C'est également la clé pour comprendre les contradictions et les impossibilités auxquelles sont confrontés les projets de libération nationale bourgeois ou petits-bourgeois. Il ne s'agit pas de dire qu'ils sont « inconséquents » ou « lâches » (comme les accuse une certaine gauche nationale-trotskiste), mais d'une impossibilité de classe : rompre avec la dépendance, c'est lutter pour le socialisme internationaliste. Cela n'est pas concevable comme stricte tâche nationale. C'est la cause ultime de l'incapacité du nationalisme bourgeois ou petit-bourgeois à présenter une alternative de fond, que ce soit en Argentine ou dans d'autres pays arriérés et dépendants.

Pour citer des exemples latino-américains de ces dernières années, nous nous souvenons des échecs des nationalismes bourgeois-étatistes en Bolivie, au Nicaragua et au Venezuela. Nous nous souvenons également de l'impasse dans laquelle s'est retrouvé l'Etat bureaucratique cubain (que certains considèrent comme « socialiste » ou « prolétarien »). Aucun de ces régimes n'a pu faire abstraction du marché mondial. Même les millions d'émigrant·e·s vénézuéliens, cubains et nicaraguayens sont une expression du caractère international que devra revêtir la lutte pour la libération de l'exploitation et de l'oppression. Cette dépendance est visible même sur le plan purement économique. Il suffit de penser à l'importance que revêt l'envoi de fonds par les émigrants vers leur pays d'origine (dans certains pays d'Amérique centrale, ils représentent plus de 25% du PIB).

L'Argentine n'a pas pu avancer sur la voie tant proclamée de la « libération nationale », que ce soit sous les gouvernements de Cristina Fernández de Kirchner [première dame de 2003 à 2007, son mari Nestor Kirchner fut alors président ; elle lui succède à la présidence de la République de décembre 2007 à décembre 2015 ; actuellement elle est en résidence surveillée sous l'effet de diverses accusations] ou d'Alberto Fernández [président de la Nation de décembre 2019 à décembre 2023]. Avec une économie marquée par des déficits courants en hausse, par une demande soutenue sous l'effet un déficit budgétaire de plus en plus difficile à financer, par une inflation incontrôlée, et de faibles investissements dans la technologie et les infrastructures, ne pouvait que connaître la stagnation, une crise monétaire et une nouvelle fuite des capitaux. C'est ainsi qu'a été créé le contexte propice à l'imposition des programmes de l'extrême droite de Javier Milei, de l'establishment économique et médiatique et des organismes internationaux. Comme l'ont souligné les post-keynésiens, les politiques du keynésianisme bâtard – invariablement présentées comme progressistes – débouchent sur des crises qui légitiment les discours de la droite et de l'extrême droite aux yeux des masses.

Mais il y a aussi les concessions que, encore et encore, le nationalisme bourgeois fait à la logique du capital mondialisé. Après tout, en Argentine, le programme le plus étendu de privatisations et de promotion du marché a été mené à bien dans les années 1990 par le Mouvement national justicialiste (péroniste), avec le soutien d'une grande partie de l'ancien courant militant « pour la libération nationale » des années 1970. C'était l'époque des « relations charnelles » proclamées avec le grand pays du nord (Etats-Unis). Et sans aller aussi loin : les gouvernements qui se réclament du nationalisme émettent, ou ont émis, des titres de créance soumis aux tribunaux de New York ou de Londres. Ils ont accordé des concessions à des compagnies pétrolières étasuniennes avec des clauses qui n'ont pas été rendues publiques. Et leurs politiciens et dirigeants se sont imbriqués dans les circuits du capital financier international pour blanchir l'argent provenant du pillage des caisses publiques. De quelle « libération nationale » parlent-ils ? A cela s'ajoutent les gouverneurs et les parlementaires, également issus du « camp national », qui, ces deux dernières années, ont facilité ou soutenu les mesures de Milei au Parlement.

Pour conclure

Mettre fin à la dépendance et à la domination du capital mondialisé n'est possible qu'en mettant fin au capitalisme. L'émancipation de la domination du capital est socialiste et authentiquement internationaliste. C'est là le fossé idéologique et politique qui sépare une orientation puisant dans une approche marxiste des idéologies bourgeoises et bureaucratiques nationalistes. (Publié sur le blog de Rolando Astarita le 19 octobre 2025 ; traduction et édition par la rédaction de A l'Encontre)

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Elections partielles : la victoire des forces « libertariennes »

Les résultats quasi définitifs des élections partielles du 26 octobre sont les suivants (avec un taux de participation de 67,85%). La victoire des forces représentées par Javier Milei dément de nombreux sondages. Milei a été de suite encensé par Donald Trump. Le courant péroniste (Fuerza Patria) marque une fois de plus le pas dans cette période.

Nous reviendrons sur l'analyse de ces élections à replacer dans le contexte de l'Amérique du Sud et centrale. (Réd. A l'Encontre)

Chambre des députés

LLA (Libertad Avanza) : 40,65% ; 9.341.798 suffrages
Fuerza Patria/Peronisme : 31,7% ; 7.284.477
Provincias Unidas (fédéralistes) : 7,01%, 1.611.688
Frente de Izquierda Unidad : 3,9%, 896.907 (avec 9,11% dans la Capitale fédérale)
UCR (Parti radical) : 1,1%, 244.114
MAS, Politica Obrera, Socialista, Communista : 0,7%,167.025

Les résultats au Sénat sont les suivants :

LLA : 42,1% ; 2.192.740 suffrages
Fuerza Patria : 36,89 ; 1.923.687
Provinciales : 9,3% ; 484.371
FIT : 3,3% ; 172.783
MAS : 1.4% ; 74.852
UCR : 0,3% ; 15.816

En nombre de sièges, la situation de la Chambre des députés – dans laquelle LLA a fortement progressé, sans atteindre la majorité avec ses alliés – est la suivante, sur un total de 257 sièges :

Fuerza Patria-Alliés : 96 sièges (-2)
LLA-Alliés : 93 sièges (+56)
Provincias Unidas-Alliés : 17 (0)
Pro:14 (-21)
FIT : 4 (-1)
UCR : 3 (-11)

Au Sénat la répartition est dorénavant la suivante sur un total de 72 sièges :

Fuerza Patria-Alliés : 26 sièges (-8)
LLA-Alliés : 19 sièges (+13)
Provincias Unidas-Alliés : 17 (0)
Pro : 5 (-2)
FIT : 0 (0)
UCR : 10 (-4)

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Argentine : « Milei a gagné grâce à la peur de la débâcle ». Entretien avec Claudio Katz

4 novembre, par Claudio Katz — , ,
En Argentine, Milei et son gouvernement d'extrême droite au service du capital vient de remporter les élections législatives, de manière inattendue car tous les sondages (…)

En Argentine, Milei et son gouvernement d'extrême droite au service du capital vient de remporter les élections législatives, de manière inattendue car tous les sondages prédisaient une défaite. De nombreuses conjectures et explications plus ou moins sérieuses ont circulé, sans toutefois offrir une image précise de ce qui s'est réellement passé.

Tiré de la revue Contretemps
3 novembre 2025

Par Claudio Katz

Nous publions ici une traduction de l'entretien que Resumen Latinoamericano https://www.resumenlatinoamericano.org/ [1] a mené avec Claudio Katz, membre des Economistas de Izquierda (« Économistes de gauche »), auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la réalité latino-américaine et de nombreux articles qu'on pourra lire sur Contretemps, l'économie et la géopolitique, afin de mieux comprendre le résultat de ces élections et la situation politique en Argentine.
***

Carlos Aznárez – Que s'est-il passé lors des élections ?

Claudio Katz – D'abord, les faits. Ce fut une victoire écrasante d'un gouvernement qui semblait en déclin. Ils ont peint la carte électorale en violet, obtenu 40 % des voix et renversé le résultat dans la province de Buenos Aires, où ils avaient perdu de 14 points il y a cinquante jours. Dans cette remontée, ils ont récupéré les électeurs absents en septembre et les suffrages d'autres options conservatrices. De plus, le parti au pouvoir a remporté la capitale fédérale avec 20 points d'avance, créé la surprise à Córdoba et Santa Fe, et confirmé sa primauté à Mendoza. En revanche, le péronisme s'en est à peine sorti dans les provinces où il a toujours eu la majorité.

Il existe de nombreuses interprétations de ce qui s'est passé, mais à mon avis, il y a une explication centrale : la peur de l'effondrement économique. Milei a gagné grâce à la crainte d'une débâcle. Il s'est imposé en raison de la perception généralisée que, si une dévaluation avait lieu le lendemain des élections, un désastre économique s'ensuivrait. Nous vivons dans une société qui garde en mémoire ces effondrements, et la population s'est prémunie en votant de manière conservatrice. Elle a choisi le moindre mal pour préserver ce qu'elle a face à la possibilité d'un effondrement.

Carlos Aznárez – Ce scénario était-il prévisible dans les semaines précédentes ?

Claudio Katz – Oui. La panique face à la catastrophe économique était très visible dans les jours précédant la flambée du dollar, avec la sensation d'une inflation imminente si la monnaie s'envolait. C'est très paradoxal : l'effondrement économique du gouvernement a déterminé son salut. La crainte généralisée du chaos s'est imposée.

Ce fut une élection marquée par le chantage de Trump planant au-dessus des urnes. Le magnat l'a dit sans détour : « Votez pour Milei ou je retire l'aide, et tout ira au diable. » C'était une menace directe : ils ont annoncé qu'ils ne soutiendraient le dollar que si leur vassal remportait les élections, et l'extorsion était explicite : sans Milei, nous faisons s'effondrer l'économie.

Ce message a semé la panique, ravivant la peur d'un retour à 2001 [2] ; entre l'ajustement de Milei et cet effondrement, les électeurs ont choisi l'ajustement. Ce n'était pas un choix, mais un chantage, renforcé par le gouvernement qui assimilait le retour du péronisme à un désastre économique. Cette peur a profondément marqué la population.

C'est pourquoi, le lendemain, Trump s'est attribué à juste titre la victoire. Avec effronterie, il a déclaré : « Nous avons gagné », ajoutant : « Nous avons gagné beaucoup d'argent. » Et il l'a célébré, car il est le véritable vainqueur. Ils ont déjà commencé à s'emparer de l'Argentine pour très peu d'argent.

Carlos Aznárez – Mais est-ce la seule explication ?

Claudio Katz – Je crois que c'est la principale, car les autres interprétations perdent de vue l'essentiel. Elles soulignent des faits réels, mais secondaires, et ne tiennent pas compte du revirement spectaculaire qui s'est produit en cinquante jours. Le gouvernement semblait fini, puis il a ressuscité ; ces retournements tiennent à des changements d'humeur que les sondages ne mesurent pas. C'est pourquoi personne n'avait anticipé le résultat. Trois scénarios existaient : une défaite lourde, une défaite légère ou sauver les meubles. La victoire de Milei semblait écartée – et elle a pourtant eu lieu.

La population vit dans sa chair la détérioration économique et sociale. L'ajustement est brutal, et peu se laissent tromper par les mensonges officiels ou les délires de Milei. Les escroqueries liées aux cryptomonnaies, les affaires de corruption et le scandale du narcotrafic impliquant José Luis Espert (1961) ont été clairement perçus [3]. Mais la peur de l'effondrement a été plus forte. Le soutien de Trump et la peur populaire ont défini le résultat.

De nombreux analystes estiment au contraire que la réapparition de l'anti-péronisme structurel, de l'épopée « gorila » [4] et de la haine du kirchnérisme a mobilisé les 40 % d'électeurs fidèles aux options conservatrices. Je crois qu'il faut rester prudent : cet élément idéologique existe, mais son poids varie selon les contextes politiques. C'est une donnée de fond qui n'a pas empêché les longs mandats de Néstor Kirchner,Cristina Kirchner et Alberto Fernández.

On souligne aussi que le dédoublement électoral auquel Cristina Kirchner s'opposait aurait démobilisé les maires, peu concernés par l'issue du scrutin. Mais si l'on met ce facteur ou le passage au vote unique au premier plan, on oublie le chantage exercé par Trump, qui fut décisif. Il en va de même pour l'idée selon laquelle le péronisme, affaibli par la prolifération de ses sigles, serait tombé à 31 % au niveau national – un plancher historique. En réalité, le désastre du gouvernement Fernández montre que l'unité du péronisme peut parfois lui nuire davantage que sa fragmentation.

Carlos Aznárez – Et l'énorme abstention ?

Claudio Katz – Il existe un ras-le-bol général face à la manipulation des élections provinciales par les gouverneurs, qui fixent les dates selon leur convenance. Il y a une fatigue électorale, dans une année marquée par des scrutins dans huit provinces ; ce mécontentement a été un facteur-clé de l'abstention, qui a atteint 66 % des inscrits — le plus haut taux depuis 1983. Plus de douze millions d'Argentins et d'Argentines n'ont pas voté.

Beaucoup avancent aussi des explications sociologiques : individualisme croissant, “ubérisation”, capitalisme de plateforme, pénétration idéologique néolibérale.

Mais ces mutations n'ont pas empêché la défaite de Milei à Buenos Aires le mois dernier, ni celle de Macri il y a six ans. Elles n'ont pas non plus empêché Lula, Petro ou Sheinbaum de gagner contre la droite. Il faut éviter les généralisations abusives, comme la thèse erronée selon laquelle le fascisme se serait imposé en Argentine.

Dans un contexte défavorable, il faut approfondir et affiner l'analyse politique, éviter le découragement et ne pas rejeter la faute sur “la société”.

Carlos Aznárez – Quelles conclusions tires-tu de ton analyse électorale ?

Claudio Katz – Si l'on se concentre sur ce chantage qui a effrayé l'électorat, plusieurs observations s'imposent, plus utiles que le désenchantement. D'abord, ce fut un vote résigné : ni enthousiaste, ni convaincu. Milei y voit une ratification populaire, mais il n'a obtenu le soutien que d'un Argentin sur trois : un vote passif, craintif, souvent honteux.

Cela s'explique par l'absence d'une base propre solide. Ses meetings ont été faibles ; il n'a même pas pu organiser de caravanes, tant son image suscite le malaise. Les chercheurs notent que l'électeur libertarien ne parle pas, est dépolitisé, vote “par sensations”. Les réseaux sociaux et campagnes numériques n'ont pas été décisifs cette fois.

Deuxième conclusion : la polarisation entre forces traditionnelles s'est confirmée, et Provincias Unidas s'est effondré : avec 5,12 % des voix, elle est devenue marginale. Le cordobesismo, Pullaro, Ignacio Torres ou Florencio Randazzo ont tous cédé face au mileísmo, qui a absorbé une large part du macrisme. C'est un problème majeur pour les classes dominantes, qui comptaient sur une droite “classique” pour gérer l'État [5].

Milei reste entouré de lumpen, délinquants et arrivistes. Il ne sait pas gouverner et provoque des crises auto-infligées. Ses 64 sièges au Congrès pourraient devenir soit un appui, soit un groupe d'indisciplinés ingérables. Reste à voir si, enhardi par sa victoire, il poursuit sa gestion chaotique ou s'alignera sur le grand capital, en s'alliant aux gouverneurs et aux macristes. L'exemple de Macri montre que la victoire peut précéder la chute : entre 2015 et 2017, sa progression fut supérieure à celle de Milei entre 2023 et 2025… avant de s'effondrer.

Carlos Aznárez – Et le péronisme ?

Claudio Katz – Avec une centaine de députés, il conserve la première minorité à la Chambre basse et, malgré des pertes, reste la première minorité au Sénat. Mais il sort de ces élections en ébullition, et les luttes internes vont reprendre. Le leadership d'Axel Kicilof (1971) [6], qui semblait consolidé, redevient incertain.

Le péronisme continue de porter le fardeau de l'échec d'Alberto Fernández (1959) et ne parvient pas à expliquer ce désastre, ni à dire ce qu'il corrigerait. Son discours se limite à proclamer qu'il faut freiner Milei — ce qui n'est pas un projet politique. Face au chantage de Trump, il n'a pas de réponse, et cette esquive mine sa crédibilité.

Le discours péroniste est hésitant, modéré, passif. Aucun bilan de la capitulation face à Vicentín, au FMI, aux grandes entreprises ou aux financiers en fuite [7]. L'idée qui s'impose, c'est que s'il revenait, il serait aussi impuissant qu'avec Fernández. Et si, à la prochaine élection, le même chantage de Trump et de la droite se reproduit, il restera sans réponse.

Carlos Aznárez – Un dilemme très sérieux, donc ?

Claudio Katz – Oui. Le fond du problème, c'est l'ampleur de la crise argentine, incomparable à celle des autres pays de la région. Il y a peu d'espace ici pour reproduire ce que font Lula, Sheinbaum ou Petro. Dans notre situation, la lutte contre l'extrême droite exige fermeté, autorité et détermination, des qualités que le péronisme ne transmet plus.

Aucun leader péroniste ne donne l'impression de pouvoir tenir tête à Trump comme Perón jadis. Tous craignent d'être assimilés à Chávez ou à Evo Morales et optent pour la modération : une attitude de défaite face à l'agressivité de l'ultra-droite.

Cette attitude se traduit par l'abandon de la rue. Le péronisme parle de freiner Milei mais s'est démobilisé à maintes reprises ces deux dernières années. La CGT en est l'exemple le plus net : après un élan initial, elle s'est résignée à l'inaction.

S'il continue ainsi, le péronisme validera l'offensive que Milei prépare contre les syndicats, alors que s'annonce la grande bataille de la réforme du travail. Le gouvernement projette une démolition des droits : légalisation de la précarité, allongement de la journée à 12 heures, négociations salariales par entreprise selon la “productivité individuelle”.

Pour freiner Milei, il faut lutter – comme toujours.

Carlos Aznárez – Et la gauche ?

Claudio Katz – Elle a réalisé un très bon résultat : 900 000 voix dans tout le pays, trois députés, troisième force à Buenos Aires, et la figure de Myriam Bregman (1972) s'est consolidée. L'essentiel est qu'elle a canalisé un vote d'organisation de la lutte. Le FIT [8] a été clair : Nous résisterons au Congrès et dans la rue.

Pas de trêve, pas de résignation. Il faut affronter les abus que prépare Milei et la répression que planifie Bullrich [9].

C'est un message d'espoir : ils ont rappelé que si nous avons vaincu le macrisme, nous pouvons vaincre Milei. Ils perpétuent une tradition de lutte qui, pour l'instant, les distingue du péronisme. La différence est d'attitude, plus que d'idéologie. Le débat n'opposait pas nationalisme et socialisme, mais des positions face à l'austérité.

Le grand défi désormais est de construire le pouvoir par la lutte. Une nouvelle étape s'ouvre ; nous verrons comment elle se déploiera.

*

Claudio Katz est un économiste, professeur et chercheur argentin, membre du collectif Economistas de Izquierda (EDI) et du Conseil latino-américain de sciences sociales (CLACSO). Spécialiste de l'économie marxiste et des relations internationales, il enseigne à l'Université de Buenos Aires (UBA). Auteur de nombreux ouvrages, dont Bajo el imperio del capital (2011) et [ Neoliberalismo, neodesarrollismo, socialismo->http://pombo.free.fr/katz2016.pdf] (2016), La teoría de la dependencia, cincuenta años después (2018), El imperialismo en el siglo XXI (2022), América Latina en la encrucijada global (2024). Il collabore régulièrement avec des médias critiques tels que Página/12, Resumen Latinoamericano ou Herramienta. Ses travaux portent notamment sur l'impérialisme, l'Amérique latine et les alternatives au capitalisme.

Carlos Aznárez est un journaliste argentin, actif dans la presse écrite, numérique, radio et télévision. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la politique internationale, il dirige le média Resumen Latinoamericano et coordonne les Cátedras Bolivarianas, un espace de réflexion et de débat sur l'Amérique latine et le tiers monde.

Publié initialement par Resumen Latinoamericano. Traduit de l'espagnol (Argentine) pour Contretemps par Christian Dubucq.

Notes

[1] Resumen Latinoamericano est un média indépendant fondé à Buenos Aires en 1996, dirigé par le journaliste Carlos Aznárez. Il publie en espagnol et en portugais des analyses, entretiens et reportages sur les mouvements sociaux, les luttes anti-impérialistes et les processus politiques d'Amérique latine, dans une perspective critique et internationaliste.

[2] Référence à la débâcle de décembre 2001 en Argentine : effondrement bancaire (corralito) et gel des dépôts bancaires, explosion sociale, répression meurtrière et chute du président De la Rúa (1937-2019). Symbole d'un néolibéralisme en ruine, cet épisode hante encore la mémoire collective et nourrit la défiance populaire envers les élites politiques et financières.

[3] Ces références renvoient à plusieurs affaires récentes ayant entaché la droite argentine : fraudes liées aux cryptomonnaies promues par des entrepreneurs proches des milieux libéraux, pots-de-vin et financements occultes révélant la collusion entre pouvoir politique et intérêts économiques, et enfin le scandale du narcotrafic impliquant l'entourage de José Luis Espert, économiste ultralibéral et député.

[4] En Argentine, le terme « gorila » désigne depuis les années 1950 les adversaires farouches du péronisme, souvent issus des classes moyennes urbaines et des élites libérales ou conservatrices. Employé d'abord comme insulte politique, il s'est imposé comme une catégorie populaire pour qualifier l'anti-péronisme viscéral, mêlant rejet du populisme, du syndicalisme et du kirchnérisme. L'expression renvoie autant à une posture de mépris social qu'à une tradition réactionnaire, toujours vivace dans une partie de la droite argentine.

[5] Provincias Unidas était une alliance péroniste dissidente, rapidement marginalisée. Le cordobesismo (courant péroniste modéré du gouverneur de Córdoba Juan Schiaretti), Maximiliano Pullaro (radical de Santa Fe), Ignacio Torres (macriste de Chubut) et Florencio Randazzo (péroniste centriste) incarnaient les droites « classiques » ou modérées désormais supplantées par le mileísmo, mouvement d'extrême droite libertarienne fondé par Javier Milei, qui a absorbé une partie du macrisme — c'est-à-dire le courant de droite libérale et managériale articulé autour de l'ancien président Mauricio Macri (1959) (Juntos por el Cambio).

[6] Axel Kicillof(1971), gouverneur de la province de Buenos Aires et figure du kirchnérisme, incarne aujourd'hui le principal leadership du péronisme de gauche. Ancien ministre de l'Économie de Cristina Fernández de Kirchner (2013-2015), il associe un discours hétérodoxe en économie avec une image de gestionnaire pragmatique.

[7] Cette phrase renvoie aux reculs du gouvernement péroniste de Alberto Fernández face aux grands intérêts économiques. En 2020, la tentative de nationalisation du groupe agro-exportateur Vicentín, alors en faillite, fut abandonnée sous la pression du patronat et de la droite. De même, la renégociation de la dette avec le FMI s'est traduite par la poursuite des politiques d'austérité, tandis qu'aucune mesure structurelle n'a été prise contre la fuite des capitaux ni contre le pouvoir des grandes entreprises

[8] Il s'agit du Front de gauche et des travailleurs – Unité (FIT-U), coalition trotskyste argentine qui regroupe les principales organisations de ce courant : le Parti des Travailleurs Socialistes (PTS), le Parti ouvrier (PO), Izquierda Socialista et le Movimiento Socialista de los Trabajadores (MST). Fondé en 2011, le FIT-U constitue une alliance durable entre plusieurs tendances trotskystes souvent rivales, unies autour d'un programme d'indépendance de classe et de lutte contre le capitalisme. Sa porte-parole la plus visible, Myriam Bregman (PTS), a consolidé son rôle de référence de la gauche anticapitaliste après l'élection présidentielle de 2023. Le FIT-U se distingue par une orientation de mobilisation sociale et de confrontation directe avec le gouvernement ultralibéral de Javier Milei et la ministre de la Sécurité Patricia Bullrich, ancienne cadre du macrisme connue pour sa ligne répressive et autoritaire.

[9] Patricia Bullrich (1956) est une figure centrale de la droite argentine. Ancienne militante péroniste dans sa jeunesse, elle a rejoint ensuite les rangs du centre droit avant de devenir une dirigeante du parti PRO (Propuesta Republicana) fondé par Mauricio Macri. Ministre de la Sécurité sous le gouvernement Macri (2015-2019), elle s'est fait connaître par sa politique de tolérance zéro à l'égard des mouvements sociaux et des communautés autochtones, ainsi que par sa défense d'un agenda sécuritaire et autoritaire. Candidate de la coalition Juntos por el Cambio à la présidentielle de 2023, elle a ensuite intégré le gouvernement de Javier Milei comme ministre de la Sécurité, incarnant le courant le plus dur de la droite argentine.

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Serbie, la rue contre le régime : bilan d’un an de mobilisations

4 novembre, par Gaëlle Guehennec — , ,
Depuis un an, la jeunesse serbe poursuit sa lutte pour une société démocratique face au régime autoritaire d'Aleksandar Vučić. Article et photo tirés de l'infolettre NPA 29 (…)

Depuis un an, la jeunesse serbe poursuit sa lutte pour une société démocratique face au régime autoritaire d'Aleksandar Vučić.

Article et photo tirés de l'infolettre NPA 29 du 1er novembre

De part et d'autre de la Serbie, des marches étudiantes parcourent le pays direction Novi Sad pour commémorer l'effondrement de la gare, responsable de la mort de 16 personnes le 1er novembre 2024. Cet événement tragique a servi de déclencheur à une contestation politique d'ampleur inédite.

Depuis un an, les étudiant·es serbes tiennent la rue. Ils ont réussi à organiser le plus grand mouvement de protestation depuis la chute de Slobodan Milošević en 2000. Ils accusent le régime autoritaire et corrompu d'Aleksandar Vučić d'être responsable du drame de Novi Sad. Depuis l'arrivée au pouvoir du Parti progressiste serbe (SNS) en 2012, le président concentre les pouvoirs, marginalise l'opposition et étouffe la presse indépendante.

À partir d'avril 2025, la mobilisation se tourne vers l'arène internationale. Une partie des étudiants se rend à Bruxelles et à Strasbourg pour alerter les institutions européennes sur les dérives autoritaires de leur gouvernement. En parallèle, le mouvement dénonce le rôle des médias publics, relais de la propagande d'État. Face aux silences européens et au mépris du pouvoir, le mouvement prend un virage stratégique : de civique, il devient politique.

En juin, la création du Front social marque un tournant1. Cette confédération de collectifs ouvriers et d'associations professionnelles réunit pour la première fois les cinq principaux syndicats de Serbie. Dans un pays où la politique reste axée sur les privatisations et le détricotage du droit du travail, cette alliance ouvre la voie à une possible recomposition du mouvement ouvrier.

Mais la réponse du régime est brutale. La répression s'intensifie, les forces de l'ordre utilisent des moyens illégaux tels que les canons à sons, et les affrontements se multiplient. La nuit du 13 octobre, plusieurs villes serbes deviennent le théâtre de violents heurts entre manifestants et partisans du SNS soutenus par la police et des milices paramilitaires2.

Cette escalade fragilise le gouvernement sur la scène internationale. Mercredi dernier, le Parlement européen a adopté une résolution condamnant la polarisation politique et la répression étatique en Serbie3. Le texte dénonce les menacescontre les médias, la propagande anti-UE et pro-russe, ainsi que la responsabilité politique du régime dansl'affaiblissement de la démocratie. Cependant, cette résolution reste non contraignante, soulignant la frilosité européenne face à un partenaire jugé « indispensable » pour la stabilité régionale.

Ni Bruxelles, ni Moscou : pour une internationale des Balkans

En offrant une relative sécurité politique aux frontières européennes et un accès privilégié aux marchés serbes, Vučić s'est assuré la complaisance de Bruxelles et de Paris. Lors de sa visite à Belgrade début octobre, Ursula von der Leyenex hortait le président à faire « des progrès en matière d'État de droit »4 : une réaction bien faible face à un mouvement d'ampleur violemment réprimé. En misant sur la stabilocratie, l'Europe choisit la stabilité autoritaire plutôt que la démocratie5. Ce calcul alimente un statu quo géopolitique qui enracine l'autoritarisme et accroît l'instabilité régionale.

L'héritage de la Yougoslavie non alignée a laissé à Belgrade une tradition de « troisième voie ». Depuis son effondrement, cette position s'est muée en ambiguïté stratégique. Alors que la Serbie négocie son entrée dans l'UE, elle maintient des liens étroits avec la Chine et la Russie.

L'Union européenne exerce un impérialisme normatif et économique, imposant ses standards démocratiques et commerciaux tout en demeurant le principal investisseur du pays. Cette dépendance s'accompagne de pressions politiques, notamment sur la question des sanctions contre Moscou. La Russie, quant à elle, incarne un impérialisme symbolique et énergétique : Gazprom contrôle une large part du secteur, et le Kremlin soutient Belgrade sur le dossier du Kosovo.

Pour Vučić, jouer sur cette ambivalence entre Bruxelles et Moscou lui permet de renforcer sa légitimité interne et d'asseoir sa position sur la scène internationale. Pris entre deux blocs dont aucun n'offre d'issue émancipatrice, le peuple serbe voit sa souveraineté confisquée par un jeu de dépendances croisées.

La seule perspective progressiste réside désormais dans la construction d'un front social capable de rompre avec toutes les tutelles extérieures et de refonder une démocratie autonome.

(....)

31 octobre 2025 par Gaëlle Guehennec

https://inprecor.fr/serbie

Le 29 octobre 2025

Références

1 Europe Solidaire Sans Frontières, Serbie. Déclaration du Front Social présentée, 2 juillet 2025.
2 LeCourrier des Balkans, « Étudiants face aux milices et à la police : la nuit où la Serbie a basculé », 14 octobre 2025.
3 European Parliament, Motion for a Resolution on the Polarisation and Increased Repression in Serbia, One Year After the Novi Sad Tragedy, B10-0459/2025, 22 octobre 2025.
4 Le Courrier des Balkans, Von der Leyen demande à Vučić « des progrès en matière d'État de droit » en Serbie, 7 octobre 2025.
5 Luka Šterić, « Sortir de la “stabilocratie” : repenser l'approche française des Balkans occidentaux », Fondation Jean‑Jaurès, 2 juin 2022

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Catherine Connolly, nouvelle présidente écolo et pacifiste de l’Irlande

4 novembre, par Juliette Démas — , ,
Catherine Connolly a été élue présidente de l'Irlande avec le soutien de l'ensemble des partis de gauche. Cette socialiste et écologiste tentera de faire de ce poste (…)

Catherine Connolly a été élue présidente de l'Irlande avec le soutien de l'ensemble des partis de gauche. Cette socialiste et écologiste tentera de faire de ce poste essentiellement symbolique une voix pour la paix et le climat.

28 octobre d2025 | tiré de reporterre.net
https://reporterre.net/Catherine-Connolly-nouvelle-presidente-ecolo-et-pacifiste-de-l-Irlande

Elle a fait campagne comme candidate indépendante, militant pour l'accès au logement, les politiques climatiques, la défense de la langue irlandaise, les jeunes, les aidants ou encore la réunification de l'Irlande. Ses affiches électorales, qui s'inspirent des noms écrits à la main sur les anciennes devantures des magasins de sa région, Galway, jouent sur le renouveau de la culture celtique. Sur les réseaux sociaux, on la filme en train de faire du basketball avec des enfants, qu'elle impressionne en enchaînant les dribbles.

Catherine Connolly, 68 ans, a été élue 10ᵉ présidente de l'Irlande en recueillant une proportion record des voix, le vendredi 24 octobre. Une élection à un tour, sans limite de candidats, qui n'a pourtant vu aucun de ceux choisis par les deux partis de centre et centre-droit qui forment la coalition gouvernementale triompher. Le nombre de votes nuls a été sans précédent : des bulletins raturés, ou couverts de messages anti-immigration, marquant l'agacement d'une partie de l'électorat dont les représentants n'ont pas rempli les conditions pour pouvoir se présenter.

« Nous ne pouvons pas continuer avec la même approche non-durable de la croissance »

Dès ses premières prises de parole, Connolly a promis d'être « une voix qui articule la menace existentielle posée par le changement climatique ». Pendant sa campagne, elle a répété sa volonté d'utiliser son mandat pour œuvrer à la protection du patrimoine naturel de l'Irlande, en « soutenant les communautés, les scientifiques et les activistes qui travaillent au changement », et en « célébrant le lien profond entre les Irlandais et la nature ».

Elle souligne régulièrement l'écart entre les objectifs fixés par le gouvernement et les résultats sur le terrain et, lors de la dernière présentation du budget, a dénoncé l'échec « à reconnaître que nous ne pouvons pas continuer avec la même approche non-durable de la croissance ».

Une « présidente inclusive »

Le nom de Catherine Connolly n'est pas étranger aux Irlandais. Née dans une famille de quatorze enfants, psychologue clinicienne, puis avocate, elle est entrée en politique en 1999 auprès du Labour Party. Elle a été élue municipale de Galway pendant dix-sept ans, avant d'entrer à la chambre basse du Parlement, dont elle est devenue vice-présidente en 2020.

Si Catherine Connolly affirme qu'elle sera « une présidente inclusive », qui valorisera « la diversité », le poste de présidente reste principalement honorifique. Bien qu'ayant des fonctions de représentation et le devoir de faire respecter la Constitution, le rôle consiste d'abord, en principe, à être une figure non partisane et d'incarner la nation au-delà de la politique quotidienne et des logiques de parti.

Depuis les années 1990, cette place est toutefois occupée par des membres de l'opposition ou des élus aux trajectoires atypiques, et a pris une coloration morale et symbolique, chacun imprimant une grande cause à son mandat. C'est néanmoins la première fois que l'ensemble des partis de gauche se rangeaient derrière une unique candidature à cette élection.

Propalestinienne et antimilitariste

Ses positions sur l'international risquent de trancher avec la ligne du gouvernement : défenseuse de la neutralité irlandaise et peu convaincue par l'Otan, Connolly s'oppose à la « militarisation » d'une Union européenne qui aurait « perdu sa boussole morale », et dans laquelle la France et le Royaume-Uni ne sont plus « dignes de confiance ».

Les opposants de Connolly ont fait remonter plusieurs controverses, parmi lesquelles un voyage en Syrie en 2018 à propos duquel elle dut se défendre de tout soutien à Bachar al-Assad et sa tentative d'embaucher une ancienne détenue proche d'un groupe paramilitaire nationaliste.

Elle a dénoncé tôt le génocide à Gaza, s'insurgeant de la lenteur de l'UE à agir, et a depuis promis d'être « une voix pour la paix ». Reste à voir si son mandat parviendra à aller au-delà du symbolique, et si les différents partis de gauche qui se sont unis derrière son profil parviendront à tisser des liens plus durables.

https://reporterre.net/

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