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« Les femmes kurdes transforment la société, elles ne se contentent pas de lutter »

Écrivaine libanaise, Nelly Jazra a déclaré au micro de l'ANF que le mouvement des femmes kurdes allait au-delà de la lutte armée en confrontant les normes de genre et en transformant la société.
Tiré de Entre les lignes et les mots
Au Moyen-Orient, les femmes mènent une lutte à plusieurs niveaux. Elles résistent non seulement aux inégalités entre les sexes, mais aussi à la répression politique, à la domination culturelle et aux politiques coloniales.
À travers un vaste territoire s'étendant de l'Algérie à la Palestine, de l'Iran au Kurdistan, les femmes continuent de lutter pour leurs droits dans de nombreux domaines, notamment l'éducation, la représentation politique, la liberté vestimentaire et la résistance armée. Elles sont devenues porteuses d'un profond désir de liberté, exprimé dans le slogan « Jin, jiyan, azadî » (Femme, vie, liberté). Nelly Jazra, chercheuse, étudie ces luttes au niveau universitaire.
Nelly Jazra, universitaire libanaise travaillant à la Commission européenne, examine de près les mouvements de résistance des femmes au Moyen-Orient dans son livre récemment publié « La Lutte des Femmes », en s'intéressant plus particulièrement au rôle des femmes kurdes au Rojava. Elle s'est entretenue avec ANF sur le passé, le présent et l'avenir de ce combat.
Votre récent livre, « La Lutte des Femmes », vient de paraître. Vous y explorez les mouvements de femmes dans différents pays. Comment ce travail a-t-il débuté ?
Je suis originaire du Liban. Je suis née à Beyrouth et j'ai passé la majeure partie de ma vie au Moyen-Orient. Je connais donc très bien les enjeux de la région. Plus tard, j'ai déménagé en Europe pour travailler à la Commission européenne.
Mais j'ai continué à suivre l'évolution politique au Moyen-Orient, en particulier les luttes des femmes dans ces pays. Avec l'émergence de l'État islamique et les changements qui en ont résulté, je me suis montrée de plus en plus curieuse de l'impact de ces transformations politiques sur la vie des femmes.
Avant d'aborder les récents mouvements féministes, j'aimerais aborder le combat historique des femmes au Moyen-Orient. Ce combat est souvent resté dans l'ombre, et on a souvent l'impression qu'il n'a jamais existé. Est-ce vrai ?
Absolument pas. Bien sûr, on ne peut pas dire que toutes les femmes aient participé à ce combat. Mais dans de nombreux cas, lorsque leurs droits sont menacés ou qu'elles sont exclues de la vie publique, elles agissent. Cela est devenu particulièrement visible avec la montée des mouvements extrémistes, notamment de Daech, dans des pays comme la Syrie et l'Irak. Cela a également affecté d'autres pays où des forces extrémistes similaires étaient présentes.
Ces mouvements tentaient d'imposer aux femmes des règles qu'elles refusaient. En conséquence, les femmes se sont soulevées et ont commencé à résister. Bien sûr, on ne peut pas dire que toutes les femmes s'y soient opposées, car certaines se sont ralliées à ces groupes et ont adhéré à leur idéologie, mais elles constituaient une petite minorité.
La majorité des femmes s'opposent à la réduction de leurs droits.
On sait que les femmes ont joué un rôle actif durant la période anticoloniale au Moyen-Orient. Quel rôle ont-elles joué à cette époque ? Y a-t-il eu des mouvements féministes ?
Oui, il y en a eu. Les premiers mouvements de femmes remontent à l'époque du mandat français, au début du XXe siècle. À cette époque, les femmes d'Égypte, du Liban et de Syrie ont commencé à se mobiliser. L'une des premières mesures symboliques qu'elles ont prises pour affirmer leur présence dans la vie publique a été de retirer leur foulard.
Plus tard, elles ont commencé à formuler des revendications, à s'organiser en groupes et à appeler à la participation à différents niveaux. Dans les années 1950, les femmes de nombreux pays du Moyen-Orient ont obtenu le droit de vote. Dans certains cas, cela s'est même produit plus tôt que dans certains pays occidentaux. Elles ont également revendiqué des droits essentiels tels que le droit au travail, le droit à l'éducation, les droits relatifs à leurs enfants et l'accès à certaines professions.
Bien sûr, cela n'a pas été facile. Après l'indépendance, certains pays ont facilité l'accès des femmes à ces droits. Par exemple, au Liban, il existait une certaine liberté dans l'éducation et la vie professionnelle. Mais dans d'autres pays, c'est beaucoup plus difficile.
Dans votre livre, vous mentionnez que les femmes kurdes ont pris les armes pendant la guerre civile pour défendre leurs droits. Pourriez-vous développer ce point ?
Oui. La lutte des femmes kurdes n'est pas récente. Elle remonte bien plus loin, car le peuple kurde dans son ensemble n'a jamais été officiellement reconnu. Lors de la division administrative du Moyen-Orient, les Kurdes ont été répartis entre plusieurs pays, comme la Turquie, l'Irak, l'Iran et la Syrie.
En conséquence, ils n'ont jamais pu s'unir en tant que peuple et établir un État indépendant. Par exemple, après le génocide, les Arméniens ont fondé l'Arménie et obtenu un État. En revanche, les Kurdes n'ont pas été reconnus. Cela est dû en grande partie aux événements survenus en Turquie après la Première Guerre mondiale.
C'est pourquoi la lutte kurde a été longue et continue, et les femmes y ont toujours pris part. Elles ont été reconnues sur un pied d'égalité avec les hommes, ce qui leur a permis d'accéder à l'éducation, de porter les armes et de combattre dans les mêmes conditions que les hommes. La lutte s'est intensifiée lorsque des groupes religieux radicaux sont apparus dans les régions kurdes et ont tenté d'imposer leurs propres lois.
Cette période fut bien plus mouvementée et dure. C'est sur ce point que je me concentre le plus dans mon livre. Les femmes se sont organisées et ont lutté pour leurs droits.
Comment cette forme de résistance des femmes kurdes s'inscrit-elle dans le contexte plus large des luttes féministes au Moyen-Orient ?
Les femmes kurdes ont donné un exemple marquant. Leur lutte ne consistait pas seulement à prendre les armes pour défendre leur peuple, mais aussi à affirmer leur existence en tant que femmes. Bien sûr, je ne peux pas dire que cela s'applique à toutes les femmes. Nous vivons encore dans des systèmes patriarcaux et la domination masculine reste très forte. Cependant, à travers ces soulèvements, les femmes ont voulu être reconnues non seulement comme des combattantes, mais aussi comme des femmes. Elles voulaient participer à la société et partager le pouvoir.
Dans votre livre, vous soulignez que les outils de résistance des femmes varient selon les pays du Moyen-Orient. Quelles formes de résistance avez-vous observées dans les pays étudiés ?
Oui, la situation dans ces pays est très différente. Au Liban, par exemple, les mouvements sont principalement organisés par des structures civiles.
Hormis les périodes de guerre civile, les mouvements de femmes ont rarement pris la forme d'une résistance armée. Les structures qui revendiquent des droits sont principalement des organisations de la société civile. Ces organisations œuvrent sur des questions telles que la lutte contre les violences faites aux femmes, la promotion de leur participation politique et la lutte pour le droit de garde des enfants. En effet, au Liban, le statut personnel des femmes et des hommes n'est pas régi par le droit civil, mais par le droit confessionnel. Chaque secte ou groupe confessionnel possède son propre cadre juridique. Ces cadres étant généralement façonnés par les autorités religieuses, les femmes sont souvent désavantagées. Telle est la situation au Liban.
En Syrie, les femmes ont obtenu des droits au début du régime Baas. Ces droits ont ensuite été quelque peu négligés, mais ils étaient déjà établis dès le début.
Une situation similaire s'est produite en Irak. Cependant, avec l'évolution de la structure sociale et l'instauration de régimes autoritaires ou dictatoriaux, les droits des femmes ont commencé à reculer. Cela les a poussées à s'organiser. Mais s'organiser n'était pas chose aisée, car la liberté d'expression y était extrêmement limitée et l'espace de liberté très restreint. Les femmes ont donc peiné à former des organisations. Elles y sont néanmoins parvenues. La représentation politique, en revanche, était beaucoup plus difficile.
Parmi les Kurdes, je crois que les femmes sont davantage reconnues. Leur présence est plus forte, tant au niveau de la gouvernance que de la direction de la société.
Le mouvement des femmes kurdes, notamment au Rojava, prône une démocratie radicale. Qu'est-ce que cela signifie concrètement pour les femmes dans leur vie quotidienne ?
Comme je l'ai mentionné précédemment, cela ne s'applique pas à la majorité des femmes, car beaucoup vivent encore dans des sociétés rurales fortement patriarcales. Cependant, des mouvements féministes pionniers au sein de la société aspirent au changement, cherchent à instaurer de nouvelles règles, revendiquent plus de liberté et d'autonomie et souhaitent organiser leur propre vie de femme. Ces femmes ne veulent pas rester uniquement dépendantes des structures familiales ou communautaires. Dans nombre de ces régions, les systèmes tribaux sont encore très forts, ce qui rend la situation encore plus difficile pour les femmes. La famille élargie et les réseaux tribaux jouent un rôle central dans la vie quotidienne. Malgré cela, au fil du temps, les femmes ont réussi à revendiquer leur propre espace.
Comment les idées du leader du peuple kurde Abdullah Öcalan ont-elles influencé la position des femmes dans les projets politiques kurdes ?
Je crois que certaines orientations politiques ont grandement bénéficié aux femmes. Lorsque leurs droits et leur rôle dans la société sont reconnus, il leur devient beaucoup plus facile de progresser dans leurs luttes.
Il ne s'agit pas seulement de résistance armée. La résistance civile joue également un rôle important, et il est essentiel de reconnaître la présence des femmes à tous les niveaux de la société, tant au niveau local que régional. En particulier, il reste encore beaucoup à faire au niveau local pour améliorer la situation des femmes en milieu rural.
Je m'intéresse principalement à la manière dont les femmes ont rejoint les luttes armées, et comment elles l'ont fait en réponse à une menace spécifique : les mouvements extrémistes qui cherchaient à les refouler dans les ténèbres du Moyen Âge. Ces idéologies et structures fondamentalistes cherchaient à confiner les femmes au foyer et à les réduire à un rôle défini uniquement par la reproduction, les excluant ainsi de la vie sociale.
Les femmes kurdes ont rejeté cette idéologie réactionnaire. Elles ont riposté non seulement par les armes, mais aussi en prônant une transformation sociale, tentant de changer les mentalités par leur résistance.
Le slogan « Jin, jiyan, azadî » est devenu très populaire ces dernières années. Il a trouvé un écho mondial, notamment après l'assassinat de Jina Amini en Iran. Que souhaiteriez-vous dire sur la résistance des femmes en Iran ?
Certes, la situation des femmes en Iran est extrêmement difficile, mais elles font preuve d'un courage incroyable. Elles sont descendues dans la rue en pleine répression.
L'assassinat de Jina Amini a déclenché un puissant mouvement qui a bénéficié d'un large soutien de la part d'une grande partie de la société. Ce soulèvement est également le résultat d'un régime qui réprime les femmes, les empêche de s'exprimer librement et les contraint à porter le foulard. En Iran, le foulard est un symbole. Il représente l'obéissance et la répression.
Lorsque les femmes retirent leur foulard, cela devient une forme de rébellion. C'était également le cas au début du XXe siècle au Moyen-Orient, notamment en Syrie, en Irak et en Égypte, ou même à l'époque ottomane. Retirer le foulard a longtemps été un symbole de résistance à la soumission et à la domination.
Aujourd'hui, bien que le port du foulard reste obligatoire, les femmes l'ont enlevé et ont dû faire face à une répression sévère. Cette répression brutale a affaibli les manifestations, mais ne les a pas arrêtées. Les femmes continuent de se battre et tentent de faire changer les choses. Mais ce n'est pas facile, car le régime actuel s'est construit sur de nombreuses années et repose sur des fondations très solides. Leur combat est extrêmement difficile, et je leur souhaite beaucoup de courage.
Peut-on dire que les liens entre les mouvements de femmes du Moyen-Orient et ceux d'Occident se sont renforcés ? Existe-t-il vraiment un tel lien ?
Absolument. La lutte des femmes est universelle. La lutte des femmes au Moyen-Orient n'est pas fondamentalement différente de celle des femmes occidentales. Les objectifs sont communs. Même si les problèmes ne sont pas exactement les mêmes, le combat pour les droits est le même.
Partout, les femmes réclament la reconnaissance de leur existence, l'acceptation de leur place dans la société et l'assurance de leur participation sur un pied d'égalité, que ce soit dans la vie professionnelle, politique ou ailleurs. C'est pourquoi je crois que le combat est le même. Il a fallu beaucoup de temps aux femmes pour obtenir des droits en Occident. Au Moyen-Orient, cela prendra peut-être plus longtemps, mais on peut dire que le mouvement se poursuit et progresse, même lentement. On ne peut pas dire qu'il progresse toujours, car les situations peuvent varier. Mais d'un point de vue historique, on peut dire qu'il y a eu des progrès.
Sur le champ de bataille, on constate souvent que les forces d'occupation ciblent délibérément les femmes en priorité, comme au Kurdistan, en Palestine ou en Syrie. Ce ciblage des femmes est-il une stratégie consciente ?
Oui, car affaiblir une société, c'est affaiblir ses femmes et leurs droits. Que font les groupes fondamentalistes radicaux lorsqu'ils arrivent au pouvoir ? Prenons l'exemple des talibans. Ils interdisent aux filles d'aller à l'école, empêchent les femmes de travailler, imposent le port du voile, forcent les mariages d'enfants et empêchent les femmes de quitter leur domicile.
S'attaquer aux femmes revient à faire reculer la société tout entière. Lorsqu'elles sont prises pour cible, le visage de la société change radicalement. Elle cesse de progresser et commence à régresser. Une société équilibrée et progressiste, où chacun peut s'épanouir, n'est possible que si les femmes occupent la place qu'elles méritent. Les femmes jouent un rôle majeur dans l'éducation des enfants et dans la formation des nouvelles générations. Les hommes aussi, bien sûr, mais la contribution des femmes est essentielle. C'est pourquoi la reconnaissance des droits des femmes est vitale pour l'avenir de toute société.
Comme vous le savez, après la chute du régime d'Assad, le groupe djihadiste Hay'at Tahrir al-Sham (HTS/HTC) a pris le contrôle de certaines régions de Syrie. Quelle menace cela représente-t-il pour les femmes syriennes ?
En Syrie, les politiques envers les femmes restent floues et l'incertitude générale persiste dans le pays. Je crois qu'il n'existe toujours pas d'approche claire et cohérente en matière de droits des femmes.
Le pouvoir en place semble disposé à reconnaître les droits des femmes, mais la pression exercée par l'idéologie djihadiste est toujours très présente, et nous ne pouvons l'ignorer. Cette pression persiste. Des contradictions existent également au sein même du pouvoir. Certaines personnes ont exprimé des opinions défavorables aux droits des femmes, tandis que le leader, Ahmed Al-Sharaa (Al-Jolani), semble promouvoir l'idée de construire une société plus progressiste où les femmes pourront jouir de leurs droits. J'espère que des progrès significatifs seront réalisés dans ce sens à l'avenir.
Les droits acquis par les femmes au Rojava peuvent-ils servir d'exemple pour l'avenir des femmes syriennes ?
Oui, je le crois, notamment en ce qui concerne la façon dont les femmes kurdes ont obtenu des droits grâce à la lutte civile, en résistant à l'oppression et en imposant l'obéissance. À cet égard, leurs efforts peuvent servir d'exemple.
Qui est Nelly Jazra ?
Nelly Jazra est une chercheuse et auteure libanaise spécialisée dans les droits des femmes et les dynamiques politiques au Moyen-Orient et dans les pays méditerranéens. Titulaire d'un doctorat en économie, elle travaille comme experte sur divers projets de la Commission européenne.
Nelly Jazra s'intéresse particulièrement aux droits civiques et au rôle des femmes dans la vie politique dans les pays arabes. Elle examine également de manière critique les politiques européennes en matière de genre au Moyen-Orient.
Les œuvres sélectionnées du Dr Nelly Jazra comprennent :
Combats des Femmes
Les Mouvements Sociaux : Liban-Irak-Algérie
Femmes dans les printemps arabes
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Droits et liberté : Les femmes sous les talibans

« Je les ai suppliés, ma fille était en train de mourir » : les règles des talibans en matière d'escorte masculine tuent les mères et les bébés.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/04/08/droits-et-liberte-les-femmes-sous-les-talibans-autre-texte/?jetpack_skip_subscription_popup
Selon des expert·es, l'obligation pour les femmes d'être accompagnées d'un homme en public bloque l'accès aux soins de santé et contribue à l'augmentation des taux de mortalité.
C'est au milieu de la nuit que Zarin Gul a réalisé que sa fille Nasrin devait se rendre à l'hôpital le plus rapidement possible. Le mari de sa fille était parti travailler en Iran et les deux femmes étaient seules avec les sept enfants de Nasrin lorsque celle-ci, très enceinte de son huitième enfant, a commencé à ressentir de fortes douleurs.
Gul a aidé Nasrin à monter dans un pousse-pousse et elles sont parties dans la nuit. Tenant la main de sa fille tandis que le pousse-pousse cahotait sur le chemin de terre, Gul dit avoir prié pour qu'elles ne rencontrent pas de poste de contrôle taliban.
« Je n'arrêtais pas de penser : si seulement le mari de Nasrin était là. Si seulement je pouvais soulager la douleur de ma fille », dit-elle. Ses prières n'ont pas été exaucées. La petite lampe du pousse-pousse a été repérée par des combattants talibans qui leur ont fait signe de s'arrêter et ont exigé de savoir où elles allaient.
Alors que Gul, effrayée, expliquait que sa fille était malade et avait besoin de soins médicaux urgents, ils ont demandé pourquoi les femmes voyageaient sans escorte masculine, ou mahram. Bien que Gul ait expliqué que le mari de Nasrin travaillait à l'étranger, les combattants ont refusé de les laisser passer et de poursuivre leur voyage jusqu'à l'hôpital.
« Je les ai suppliés, leur disant que ma fille était mourante. Je les ai suppliés de me laisser passer », raconte Gul. « Mais ils ont continué à refuser. En désespoir de cause, j'ai menti et j'ai dit que le conducteur du pousse-pousse était mon neveu et notre tuteur. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'ils nous ont laissé passer ».
Lorsqu'ils sont arrivés à l'hôpital, il était trop tard. Le bébé de Nasrin était déjà mort dans son ventre et son utérus s'était édchiér. Les médecins ont dit que Nasrin devait être transférée dans un autre hôpital. Gul a donc aidé sa fille à monter dans un autre rickshaw et elles sont reparties en direction d'un hôpital public situé à une heure de route. En chemin, elles ont été arrêtées à deux autres points de contrôle talibans, et à chaque fois détenues pendant de longues périodes parce qu'elles voyageaient seules.
Elles ont finalement atteint l'hôpital, mais Nasrin n'avait pas survécue au voyage. « Les médecins nous ont dit qu'en raison des saignements excessifs et de la déchirure de l'utérus, le bébé et la mère étaient mort·es », raconte Gul. « Nous les avons enterré·es côte à côte.
The Guardian et Zan Times, une agence de presse afghane, ont interrogé des dizaines de femmes et de professionnel·les de la santé dans plusieurs provinces afghanes. Leurs témoignages dressent le tableau d'un système de santé maternelle et infantile dangereusement compromis et érodé par les politiques draconiennes des talibans à l'égard des femmes.
Leur refus de laisser les femmes se rendre à l'hôpital sans être accompagnées, combiné à l'augmentation du nombre de mariages précoces, à un accès insuffisant aux soins de santé, à des routes peu sûres et à une négligence culturelle de la santé des femmes, contribuera inévitablement à l'augmentation du nombre de décès maternels en Afghanistan, selon les agences de l'ONU.
Même avant l'arrivée au pouvoir des talibans, l'Afghanistan affichait un taux de mortalité maternelle trois fois supérieur à la moyenne mondiale, selon les derniers chiffres officiels de la Banque mondiale datant de 2020.
Les expert·es préviennent que la santé maternelle risque de se détériorer davantage, ce qui est aggravé par la décision des talibans, en décembre 2024, de fermer toutes les formations médicales aux femmes, y compris aux futures sages-femmes.
Selon un rapport de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), 24 mères et 167 nourrissons meurent déjà chaque jour en Afghanistan de causes évitables. On estime que plus de 20 000 villages du pays sont dépourvus de services de santé de base, ce qui affecte 14 millions de personnes.
Un récent rapport d'ONU Femmes estime que d'ici 2026, le risque pour une femme de mourir en couches aura augmenté de 50%.
Le personnel hospitalier des provinces afghanes a rapporté que des femmes ont toujours été empêchées d'accéder aux soins de santé maternelle parce qu'elles n'étaient pas accompagnées d'un homme.
La plupart arrivent dans un état critique, et certaines meurent simplement parce qu'elles ont été amenées trop tard
Un professionnel de la santé de l'hôpital régional Mirwais à Kandahar explique que l'hôpital reçoit des patientes de toute la province de Kandahar, mais aussi des provinces voisines.
« La plupart d'entre elles arrivent dans un état critique et certaines meurent simplement parce qu'elles ont été amenées trop tard. « Certains bébés meurent dans le ventre de leur mère, tandis que d'autres décèdent quelques minutes après leur naissance. Selon le personnel, l'hôpital a enregistré au moins 800 décès maternels et plus de 1 000 décès de nouveau-nés l'année dernière.
« Une jeune femme est arrivée à l'hôpital après avoir accouché dans un taxi », raconte Samina, une sage-femme travaillant dans un hôpital public de Kandahar. « Son bébé était mort en chemin par manque d'oxygène ». Lorsque je lui ai demandé pourquoi elle n'était pas venue plus tôt à l'hôpital, elle m'a répondu : « J'ai dû attendre que mon mari revienne du travail. Je n'avais pas d'autre tuteur masculin ».
Deux femmes ont déclaré au Guardian qu'elles avaient fait une fausse couche parce qu'elles n'avaient pas eu accès aux soins. Une personne interrogée a signalé le décès d'un membre de sa famille pendant l'accouchement.
« Ma sœur est morte hier pendant l'accouchement », raconte Pashtana*, 35 ans, de la province de Kandahar. « Son mari n'était pas à la maison lorsqu'elle a commencé le travail, et elle ne pouvait pas aller seule chez le médecin. »
Pashtana a déclaré que si sa sœur s'était rendue seule à la clinique, « elle n'aurait pas été soignée parce qu'elle n'avait pas de mahram ».
Plusieurs femmes ont déclaré au Guardian qu'elles s'étaient vu refuser des traitements et des ordonnances en l'absence d'un tuteur masculin ou parce qu'elles n'avaient pas la permission d'en avoir un.
« Je ne peux pas voir les médecins ou obtenir des médicaments si je ne suis pas accompagnée de mon fils ou de mon petit-fils », explique Qandi Gul*, une femme de 50 ans qui s'est rendue dans une clinique pour un examen ophtalmologique.
Une femme médecin de la province orientale de Nangarhar déclare : « Depuis la prise du pouvoir par les talibans, les femmes ne vont pas chez le médecin, sauf si la maladie se développe au point d'être insupportable ».
« L'une des raisons est liée aux difficultés financières, mais parfois aussi au fait que les hommes de la famille sont négligents et n'amènent pas la femme chez le médecin plus tôt. Et comme elles ne peuvent pas se déplacer seules, leur état s'aggrave », explique-t-elle.
D'ores et déjà, la pénurie croissante de professionnel·les de la santé et de sages-femmes qualifiées met gravement en danger la vie des femmes et des enfants, en particulier dans les zones rurales où l'on trouve peu de médecin·es qualifié·es.
Les médecin·es interrogés·e par le Guardian ont estimé que « plus de la moitié » de leurs collègues féminines avaient quitté leur emploi, en particulier dans les petites villes et les villages.
« La plupart de mes collègues ont quitté l'Afghanistan, ce qui a gravement affecté le secteur des soins de santé dans le pays », a déclaré le Dr Sima*, qui a choisi de rester avec son mari, également médecin. « Nous sommes toustes deux spécialistes et nous avons réalisé que nous ne pourrions pas faire ce travail à l'étranger ; nous sommes donc resté·es pour servir le pays ».
Une sage-femme de la province de Takhar affirme que les fonctionnaires du ministère taliban chargé de la propagation de la vertu et de la prévention du vice harcèlent et humilient constamment le personnel médical féminin. « Nous faisons de notre mieux pour faire notre travail, mais la pression est insupportable. Beaucoup d'entre nous ont envie de démissionner. Parfois, ils nous insultent en prétendant que nos vêtements sont ‘non islamiques'. »
« Un jour, notre service des urgences a été submergé de patientes. Cette section est réservée aux femmes et les hommes n'y sont pas admis. Mais les talibans ont fait irruption et ont emmené trois infirmières, sous prétexte que leur uniforme n'était pas approprié. Ils leur ont fait signer un engagement à porter des vêtements plus longs avant de les laisser partir. Même dans des situations d'urgence vitale, au lieu de nous laisser soigner les patient·es, ils nous arrêtent à cause de nos vêtements ».
* Les noms ont été modifiés pour protéger l'identité des personnes interrogées et de certains rédacteurs et rédactrices. Une version de cet article a été publiée par Zan Times.
Sana Atif, Freshta Ghani, Ruchi Kumar and Zuhal Ahad
https://www.theguardian.com/global-development/2025/apr/03/i-begged-them-my-daughter-was-dying-how-taliban-male-escort-rules-are-killing-mothers-and-babies
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)
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Drone Didi : autonomisation des femmes ou renforcement des inégalités ?

En Inde rurale, où les femmes représentent plus d'un tiers de la main-d'œuvre agricole, une nouvelle initiative est en train de prendre son envol. Le programme Namo Drone Didi, lancé par le gouvernement indien, vise à former 15 000 femmes issues de groupes d'entraide pour qu'elles deviennent pilotes de drones dans le cadre de tâches agricoles telles que la surveillance des cultures, l'épandage de produits agrochimiques et les semailles.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/04/04/larticulation-des-femmes-decvc-envoie-une-lettre-ouverte-a-hansen-sur-la-position-des-femmes-dans-la-vision-pour-lagriculture-et-lalimentation-autre-texte/?jetpack_skip_subscription_popup
Ce programme, qui s'inscrit dans un effort plus large visant à renforcer l'autonomie économique des femmes rurales, a été salué comme une initiative prometteuse. Mais pour des femmes comme Anita Patel, petite agricultrice de Varanasi, dans l'Uttar Pradesh, la réalité est plus complexe.
« Je suis une petite agricultrice qui doit subvenir aux besoins de sa famille », explique Anita. « Lorsque mon mari est tombé malade, j'ai dû trouver un travail qui me permettait de m'occuper de lui et de nos enfants tout en continuant à gérer notre ferme. Devenir Drone Didi m'a semblé être une bonne opportunité. »
Anita est l'une des premières femmes à participer à ce programme, soutenu par le groupe Mahindra, Garuda Aerospace et l'IFFCO (Coopérative indienne d'engrais agricoles). Grâce à une formation de 10 jours dispensée à l'Institut national de formation professionnelle d'Hyderabad, Anita a appris à piloter des drones, une compétence qu'elle utilise désormais pour pulvériser des biopesticides dans sa propre ferme biologique et des produits agrochimiques dans les fermes voisines.
« Utiliser le drone, c'est mieux que de porter chaque jour 10 litres de pesticides sur mon dos », explique-t-elle. « Mais ce n'est pas facile. La batterie ne dure que 30 minutes et je n'ai pas reçu les batteries supplémentaires promises par le gouvernement. »
Un programme plein de promesses et d'embûches
Le programme Namo Drone Didi s'inscrit dans le cadre d'une initiative plus vaste visant à moderniser le secteur agricole indien, qui emploie près de la moitié de la population active du pays. Les femmes, souvent payées 25% de moins que leurs homologues masculins, assument une part disproportionnée des travaux agricoles. Le programme vise à remédier à ce déséquilibre en offrant aux femmes de nouvelles compétences et de nouvelles possibilités de revenus.
« L'idée est de réduire la charge physique pesant sur les femmes tout en augmentant leurs revenus », explique Gargie Mangulkar, représentante de MAKAAM, un forum national pour les droits des agricultrices. « Mais il y a d'importants défis à relever, qui vont des limites technologiques au risque accru d'endettement. »
Le programme offre une subvention de 80% sur le coût des drones, avec la possibilité de contracter des prêts via le Fonds d'infrastructure agricole pour couvrir les 20% restants. Cependant, l'accès à l'électricité, nécessaire pour recharger les batteries des drones, reste un obstacle majeur dans les zones rurales.
« Dans l'Inde rurale, l'approvisionnement électrique n'est pas fiable », explique Gargie. « En l'absence d'infrastructures adéquates, ces drones pourraient devenir un fardeau plutôt qu'un avantage. »
Les liens troubles avec les multinationales
Le programme Namo Drone Didi est étroitement lié aux intérêts des grandes entreprises. Garuda Aerospace, une startup basée à Chennai, fabrique le Kisan Drone, le principal outil utilisé dans le cadre du programme. De son côté, l'IFFCO et d'autres producteurs d'engrais proposent des formations et des incitations, notamment des scooters électriques gratuits pour les « Drone Didis » enregistrées.
« Ce programme est une contradiction en soi », explique Gargie. « D'un côté, le gouvernement promeut l'agriculture naturelle. De l'autre, il s'associe à des géants de l'agrochimie pour diffuser des pesticides. »
Anita, qui pratique l'agriculture biologique sur ses propres terres, voit bien les deux aspects. « J'utilise des biopesticides dans ma ferme, mais lorsque je suis engagée pour pulvériser dans d'autres fermes, j'utilise les produits chimiques qu'ils me fournissent », explique-t-elle. « C'est un travail et j'ai besoin de ce revenu. »
Si le programme Namo Drone Didi a peut potentiellement autonomiser les femmes rurales, les opposants mettent en garde contre le fait qu'il pourrait également renforcer les inégalités existantes. La transition vers une agriculture numérique, facilitée par des initiatives comme celle-ci, pourrait affaiblir les pratiques agricoles traditionnelles et accroître le contrôle des entreprises sur les petits producteurs et productrices.
« Les drones collectent des données détaillées sur l'utilisation et la productivité des terres », explique Gargie. « Ces données pourraient être exploitées par les entreprises pour dicter les pratiques agricoles, donner la priorité aux profits, voire identifier et acheter les terres les plus productives. »
Pour Anita, le programme lui a offert une bouée de sauvetage, mais il n'est pas sans poser de problèmes. « Je gagne environ 600 roupies (7 dollars des États-Unis) par jour, mais je dois encore faire deux ou trois autres petits boulots pour subvenir aux besoins de ma famille », confie-t-elle. « J'espère que le gouvernement tiendra ses promesses, notamment en ce qui concerne les batteries supplémentaires. Sans elles, il est difficile de joindre les deux bouts. »
Un appel à des alternatives durables
Tandis que le programme Namo Drone Didi s'étend, des organisations comme MAKAAM plaident pour des solutions plus durables. « Les femmes rurales ont besoin de meilleures alternatives », affirme Gargie. « Nous formons les femmes à l'agroécologie, en relançant des pratiques traditionnelles à la fois durables et émancipatrices. Nous avons commencé avec 50 femmes, et, aujourd'hui, environ 300 femmes rurales pratiquent l'agroécologie. »
Pour l'instant, Anita garde espoir. « Ce programme m'a permis de subvenir aux besoins de ma famille tout en restant près de chez moi », dit-elle. « Mais nous avons besoin de plus de soutien : des salaires plus équitables et un meilleur accès aux ressources. Ce n'est qu'à ces conditions que nous pourrons vraiment nous en sortir. »
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Quand des adolescentes résistent

Dans des situations extrêmes, la résistance surgit là où l'attend le moins, dans les pays où la condition des femmes est particulièrement oppressante et le soutien des hommes fait défaut. Et pourtant, un bon nombre d'adolescentes en Afghanistan et en RDC ont trouvé des façons de lutter, certes à une échelle modeste, mais significative.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/04/29/quand-des-adolescentes-resistent/?jetpack_skip_subscription_popup
S'il fallait cartographier l'enfer, deux de ses pôles se trouveraient en Afghanistan et en République démocratique du Congo (RDC) respectivement et occuperaient la place centrale de la Géhenne réservée aux êtres humains nés de sexe féminin.
A prime abord, les deux pays, montagnes et désert d'un côté, tropiques et forêt vierge de l'autre, n'ont rien en commun. Si ce n'est l'extrême pauvreté des populations gouvernées de part et d'autre par une kleptocratie corrompue, les uns au nom d'une religion dévoyée, les autres, derrière un simulacre de démocratie. Et, à l'est de la RDC et en Afghanistan entier, on retrouve la plus abjecte chosification des femmes.
Dans cette partie du Congo qui regorge des minéraux les plus précieux, le viol sert à la captation des richesses, au pillage organisé des villages et des mines. Le corps des femmes est le champ de bataille suprême où s'affrontent toutes les convoitises- peu importe l'âge, du bébé de quelques mois à l'aïeule, pourvu qu'il y ait un vagin à déchirer, à taillader, à brûler. Comme si le principe de la féminité physique était à anéantir.
Les commanditaires rwandais de ces massacres à échelle gigantesque ont donné carte blanche à ces miliciens les M.23 abrutis par le sang, ivres de violence. C'est à partir de Kigali que tout s'organise avec la connivence cachée d'alliés à Kinshasa, sans la moindre entrave, sans la moindre réaction de la part des instances internationales pourtant habilitées à juger les crimes contre l'humanité. Et cela pour deux raisons principales. Les mines congolaises fournissent la planète en matières premières nécessaires pour notre technologie au quotidien, ordinateurs, téléphones dits intelligents- mais totalement dépourvus de réflexion morale. Repenser la technologie en fonction des conséquences humaines ? Impensable, d'autant que les victimes ne sont, majoritairement « que » des femmes.
Idem pour l'Afghanistan où s'est mis en place un apartheid de genre unique au monde : la moitié de la population, celle née de sexe féminin, est interdite de toute forme d'éducation au-delà d'un niveau primaire rudimentaire, interdite d'accéder à des services de santé, quitte à accoucher dans la rue devant une maternité où on leur refuse l'entrée si elles ne sont pas accompagnées d'un mahram, un proche parent masculin.
Certes quelques groupes occidentaux , s'en émeuvent ça et là, signent des pétitions, font montre de leur indignation. Ce sont souvent des soixantehuitardes plutôt que des jeunes militantes encartées qui se murent dans un silence politiquement correct, comme si mettre en cause le plus féroce des régimes islamistes (et tous les autres qui s'en inspirent) pouvait être taxé d'islamophobie. Et les gouvernements occidentaux (Russie comprise) Turquie et leurs sympathisants européens, eux, se montrent de plus en plus prêts à négocier avec les Talibans, comme si la montée partout des droites extrêmes et de la religion politisée suscitait une sorte de fatalisme qui acquiescerait le pire.
Mais en dépit du silence assourdissant de l'Occident, les adolescentes de l'Afghanistan et de la RDC se rebiffent. Voici deux exemples des plus parlants. A Bukavu dans un quartier pauvre, tous les samedis quand il n'y a pas école, depuis plus de dix ans, on range les tables et les bancs d'une salle de classe pour des cours de self-défense hebdomadaires destinés à des filles scolarisées de 6 à 18 ans. Quand les M23 sont venus occuper la villeen février dernier, les habitants étaient terrorisés par les agressions, les batailles en pleine rue, les vols à main armée. Mais au bout de 10 jours, ces petites guerrières en herbe, Pépé Macumu, leur vénérable prof et karateka chevronné, sans oublier l'infatigable Semy [1] qui les encadre ont décidé vaillamment de reprendre les cours – même si des cadavres jonchent les rues.
Bien entendu, leurs efforts peuvent paraître dérisoires en face de la brutalité des miliciens armés jusqu'aux dents, mais ces très jeunes filles auront toujours la dignité pour elles, le sentiment de leur propre valeur en tant que femmes. Dans ce microcosme urbain, la priorité a été donnée à la volonté de résister, de dire ‘non'. C'est le « no pasarán » des adolescentes congolaises.
Leur exemple inspire, puisque leDr Mukwege , prix Nobel de la Paix a voulu que de pareils cours aient lieu dans sa clinique, la fameuse clinique Panzi située également à Bukavu, où sont opérées les victimes de viols les plus brutaux.
A des milliers de kilomètres, en Afghanistan, leurs contemporaines résistent d'une autre façon : en étudiant. Emmurées chez elles par les Talibans, interdites de sortir, de chanter, de parler tout haut, elles ont été gommées, comme leurs aînées, de l'espace public, de la rue, des transports, en bref de la vie. Un pays sans femmes visibles où la moitié de la population est réduite à sa faculté domestique comme du bétail, labeur et reproduction.
Il existe des zones tribales pachtounes où les propriétaires tatouaient de la même façon « leurs » femmes et leurs vaches. La différence, c'est que cette pratique a été élevée au stade de dogme religieux par le régime taliban et s'exerce non pas directement sur le corps, mais par l'abolition de toute forme de droit et d'autonomie. Le corps féminin, voilé, entravé, naît marqué.
Mais ces jeunes filles se rebiffent. Des écoles secrètes se sont ouvertes partout dans le pays, gérées le plus souvent par des étudiantes qui avaient été en fin de cursus universitaire avant que toutes les facultés ne leur soient fermées. L'offre est variable, ce sont souvent des cours de tout genre, en fonction de que les enseignantes peuvent offrir. Pour celles qui peuvent se le permettre, des cours en ligne, parfois donnés à partir de l'étranger : encore faut-il pouvoir s'assurer d'une connexion internet et des moyens pour la payer, ainsi qu'une tablette et un téléphone.
Plus rarement, à l'instar de la scolarité mise en place par deux associations en France [2] qui travaillent ensemble, le programme scolaire entier, collège et lycée est proposé. Ici des adolescentes se rendent dans des classes secrètes, prenant des risques inouïs, pour apprendre, pour étudier, pour imaginer un avenir qui leur appartiendrait. Leurs jeunes enseignantes partagent ces risques dans une lutte certes inégale, contre le monolithe islamiste bien armé, bardé de technologie de surveillance. Mais ce que les Talibans ignorent, c'est que c'est ici que se forme la génération des femmes instruites qui les remplacera un jour si elles reçoivent le soutien qu'elles méritent
Au Congo, en Afghanistan, ces adolescentes luttent pour demeurer le sujet de leur propre histoire et non l'objet de celles de volontés (masculines hélas) arbitraires. Sans même se rendre compte de leur héroïsme, elles font partie des rarissimes résistantes de notre époque. A nous qui observons aussi mollement la montée de régimes autoritaires, voire totalitaires d'en tirer une leçon.
Pour tout renseignement sur le self-défense en RDC ou la scolarité secrète en Afghanistan, contacter : info@femaid.org
[1] Femaid (www.femaid.org)et Nayestane (www.nayestane.org)
[2] Association Afia-Fev, Bukavu
Carol Mann
Sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflits armés, activiste, chercheuse associée au LEGS (Paris 8), directrice de ‘FemAid'et ‘Women in War'.
https://blogs.mediapart.fr/carol-mann/blog/210425/quand-des-adolescentes-resistent-0
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Les enfants volés de l’Ukraine : Un appel à l’action

Dans l'ombre de la guerre, une crise humanitaire dévastatrice se déroule en Ukraine, ciblant les plus vulnérables de la nation. Depuis l'invasion russe, les enfants ukrainiens sont au centre d'une stratégie génocidaire calculée visant à détruire l'avenir de l'Ukraine en tant que nation.
25 avril 2025 | tiré du site entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/04/25/les-enfants-voles-de-lukraine-un-appel-a-laction/#more-93270
L'enlèvement et le déplacement forcés d'enfants ukrainiens appellent à une solidarité mondiale urgente pour identifier, localiser et sauver de la captivité russe les enfants ukrainiens qui ont été volés.
L'ampleur de la crise
Les chiffres racontent une histoire effrayante. Depuis le début de la guerre en 2014 et son escalade avec l'invasion totale de la Russie en 2022, on estime que 1,6 million d'enfants ukrainiens ont été touchés. Ce chiffre stupéfiant représente environ 20% de la population enfantine du pays. Ces enfants se sont vu voler leur vie, arrachés à leur foyer et à leur famille, dépouillés de leur identité et soumis à des traumatismes inimaginables.
Au cours des premiers mois de l'invasion, les autorités ukrainiennes ont recensé 19 546 cas d'enfants enlevés de force. Toutefois, l'ampleur réelle de la crise pourrait être bien plus importante. Le strict black-out de la Russie sur l'information dans les territoires occupés a rendu presque impossible la vérification du nombre exact d'enfants qui ont été transférés de force ou de leur situation actuelle.
Les responsables russes ont donné des indications troublantes sur l'ampleur des enlèvements. Selon les déclarations, plus de 700 000 enfants ukrainiens ont été transférés en Russie, ce qui dépasse de loin les estimations précédentes. Nombre de ces enfants sont désormais confrontés à une sombre réalité : endoctrinement, abus et même entraînement militaire forcé.
Privés d'identité et de citoyenneté
Beaucoup de ces enfants ont perdu leurs parents à cause de la guerre, ce qui les rend vulnérables et les prive de tout soutien. N'ayant pas accès aux recours juridiques prévus par le droit ukrainien ou international, ils sont pris au piège dans des circonstances désastreuses. Leur citoyenneté, leur identité et leurs liens familiaux sont systématiquement effacés, ce qui les laisse isolés et sans défense.
Les méthodes d'exploitation
Les crimes commis à l'encontre de ces enfants sont délibérés et multiformes. Ils visent à les dépouiller de leur héritage ukrainien et à les assimiler à la société russe. Ces atrocités se manifestent de plusieurs manières :
– L'endoctrinement et le nettoyage ethnique : Le régime russe a remanié le système éducatif dans les territoires occupés afin de rééduquer les enfants ukrainiens par la peur et la pression. En réécrivant l'histoire, en remplaçant les livres ukrainiens par des ouvrages russes et en niant l'existence de l'Ukraine, il vise à effacer l'identité nationale des enfants. Cette destruction culturelle systématique est la pierre angulaire de leur stratégie.
– Militarisation : Les garçons ukrainiens, dès l'âge de 12 ans, sont envoyés de force dans des académies militaires russes. Même dans les écoles des territoires occupés, des cours spécialisés les endoctrinent dans le système militaire russe. Contre leur gré, ces enfants sont formés pour devenir de futurs soldats, prêts à se battre contre leur propre patrie.
– Adoption forcée : De nombreux enfants sont placés dans des orphelinats russes ou adoptés de force par des familles russes. Cette coupure avec leurs racines ukrainiennes garantit que leur lien avec leur héritage est définitivement rompu.
– Traite et exploitation des êtres humains : Lorsque les noms et les dates de naissance des enfants sont modifiés, il devient pratiquement impossible de les retrouver. Cela les rend vulnérables à la traite des êtres humains en Russie, où des preuves indiquent des cas d'exploitation sexuelle, d'abus et de travail forcé.
Une violation manifeste du droit international
Les actions de la Russie ne sont pas seulement moralement répréhensibles, elles constituent également une violation flagrante du droit humanitaire international. Les conventions de Genève interdisent explicitement le transfert forcé ou la déportation de civils des territoires occupés. Des articles spécifiques traitent des droits des enfants, soulignant le besoin de soins appropriés, d'éducation et de réunification familiale, autant d'éléments qui sont systématiquement refusés.
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) qualifie ces actes de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre. La déportation forcée, en particulier lorsqu'elle s'inscrit dans le cadre d'une attaque systématique contre une population civile, répond aux critères de ces crimes graves. En ciblant les enfants, l'avenir même de l'Ukraine, la campagne russe témoigne d'une intention génocidaire, visant à effacer l'identité culturelle d'une nation et à saper sa souveraineté.

La stratégie cruelle derrière les enlèvements
L'enlèvement et l'assimilation forcée des enfants ukrainiens font partie d'une stratégie délibérée et sinistre. L'objectif de la Russie est d'effacer la culture ukrainienne en coupant les liens des enfants avec leur héritage, leur langue et leur famille. Pour ce faire, elle recourt à l'endoctrinement, à la militarisation et même à l'adoption forcée.
Le coût humain
Derrière ces chiffres stupéfiants se cachent des histoires individuelles de déchirement et de résilience. Beaucoup de ces enfants ont perdu leurs parents à cause de la guerre, ce qui les prive de tout recours légal et de tout moyen de s'échapper. Ils subissent des violences physiques et psychologiques, et certains risquent d'être victimes de la traite ou de l'exploitation.
Les conséquences psychologiques sont incommensurables. Les enfants qui sont endoctrinés dans la société russe sont confrontés à une crise d'identité qui peut prendre des années, voire des générations, à guérir. Ils sont non seulement privés de leur famille et de leur culture, mais aussi du sentiment de sécurité et d'appartenance que tout enfant mérite.
Pourquoi il faut y mettre un terme
L'enlèvement d'enfants ukrainiens par la Russie n'est pas seulement une crise humanitaire, c'est une stratégie aux implications considérables. En ciblant la prochaine génération d'Ukrainien·nes, la Russie cherche à affaiblir la résistance du pays et à compromettre son avenir en tant que nation souveraine.
Les motivations démographiques qui sous-tendent cette campagne ne peuvent être ignorées. La baisse du taux de natalité en Russie et le vieillissement de la population ont créé un besoin désespéré de jeunes. En déplaçant de force les enfants ukrainiens, la Russie tente de résoudre sa propre crise démographique aux dépens de l'avenir de l'Ukraine.
Cette stratégie rappelle étrangement les pratiques coloniales, où les enfants étaient arrachés à leur culture d'origine et assimilés aux sociétés dominantes. L'histoire nous a montré l'impact dévastateur à long terme de telles actions sur les individus et les communautés.
Se mobiliser pour la solidarité
Une action décisive est nécessaire pour ramener les enfants ukrainiens volés chez eux et garantir leur sécurité et leur bien-être.
Réunir les enfants ukrainiens volés avec leurs familles est plus qu'une mission humanitaire : c'est un combat pour la justice, la préservation de la culture et l'avenir de l'Ukraine en tant que nation.
Les enfants ukrainiens ne peuvent pas attendre. Il est temps d'agir.
À l'occasion de la Journée internationale de l'enfance, une marche pour les enfants d'Ukraine a été organisée à Londres pour réclamer la liberté des enfants enlevés par la Russie et la liberté de l'Ukraine face à l'occupation.
Lancée par Ukraine Solidarity Campaign, Campaign for Ukraine, Vsesvit et d'autres organisations ukrainiennes, conjointement avec les syndicats nationaux GMB, ASLEF, NUM et PCS, cette marche est un appel à l'action lancé au mouvement syndical et à l'ensemble de la société civile pour qu'ils prennent clairement position en faveur de la justice pour les enfants victimes de l'impérialisme et du fascisme russes.
Christopher Ford, secrétaire de la campagne de solidarité avec l'Ukraine
https://ukrainesolidaritycampaign.org/2025/04/21/ukraines-stolen-children-a-call-to-action/
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)
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Une Ukraine démocratique et socialiste, et le droit à l’autodétermination pour toutes les nationalités opprimées

L'impérialisme russe est l'agresseur. Nous condamnons sans équivoque l'agression russe contre l'Ukraine.
26 avril 2025 | tiré du site entre les ligne entre les mots.
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/04/26/une-ukraine-democratique-et-socialiste-et-le-droit-a-lautodetermination-pour-toutes-les-nationalites-opprimees/#more-92909
Au-delà de toutes les discussions sur le caractère d'extrême droite du régime ukrainien, sur ses relations avec les néo-nazis ou avec l'OTAN, il existe certaines vérités fondamentales. L'Ukraine a été une nation opprimée sous la Russie tsariste, qui niait la spécificité de la langue et de la culture ukrainiennes. Même après la Révolution de février, les démocrates bourgeois ukrainiens avaient trouvé peu de soutien à Petrograd de la part du gouvernement provisoire russe. C'est le Parti bolchevique qui a inscrit le slogan du droit de toutes les nations opprimées à l'autodétermination. Ils ont accepté ce principe pour la Finlande, ainsi que pour l'Ukraine. Même lors des discussions de Brest-Litovsk, la délégation bolchevique de la Russie soviétique a reconnu le droit de l'Ukraine à l'autodétermination, tout en insistant sur le fait que les régimes fantoches mis en place par une puissance impérialiste n'étaient pas l'expression d'une véritable autodétermination.
En ce sens, Vladimir Poutine, qui cherche à étendre le pouvoir et l'autorité de l'impérialisme russe, a absolument raison de souligner que l'Ukraine moderne a été créée par Lénine et les bolcheviks. Cela a toutefois été nié par les répressions de l'ère stalinienne, la violence exercée contre les Tatars de Crimée, la terrible famine et les politiques assimilationnistes staliniennes en général.
Comme l'a clairement indiqué Poutine dans son discours, « Il est logique que la Terreur rouge et un glissement rapide vers la dictature de Staline, la domination de l'idéologie communiste et le monopole du Parti communiste sur le pouvoir, la nationalisation et l'économie planifiée – tout cela a transformé les principes de gouvernement formellement déclarés mais inefficaces en une simple déclaration. En réalité, les Républiques de l'Union n'avaient aucun droit souverain, aucun. » Il a toutefois regretté que « C'est vraiment dommage que les fondements fondamentaux et formellement juridiques de notre État n'aient pas été rapidement nettoyés [par Staline] des fantasmes odieux et utopiques [de Lénine] inspirés par la révolution, qui sont absolument destructeurs pour tout État normal. »
Poutine ne considère pas le conflit avec l'Ukraine comme un conflit international. Il veut faire revivre les ambitions impériales de la Russie, et l'Ukraine y occupe une place majeure. En tant que deuxième plus grande république de l'ex-URSS, elle occupait un espace considérable. L'impérialisme russe a été créé à partir de l'ancienne bureaucratie stalinienne. Vladimir Poutine, avec ses références d'ex-KGB, résume parfaitement cette transition. La Russie a connu une transition douloureuse vers le capitalisme et a donc émergé comme un impérialisme plus faible que celui des États-Unis. Mais c'est néanmoins un impérialisme.
L'ancienne Union soviétique s'est désintégrée et, bien que Moscou veuille affirmer son hégémonie partout, elle a été contrainte de procéder par petites étapes, car d'autres puissances impérialistes, ainsi que les ambitions nationales des nations autrefois dominées, constituent des obstacles. Néanmoins, Poutine a été implacable dans sa marche, tant sur le plan intérieur qu'international.
En Russie, les voix de l'opposition ont été étouffées, les médias sont contrôlés par l'État, et Poutine et ses acolytes exercent une autorité présidentielle ininterrompue depuis une génération. Sur le plan international, en 2008, pour empêcher la Géorgie d'adhérer à l'OTAN, Poutine (qui dirigeait alors depuis le bureau du Premier ministre derrière Dmitri Medvedev) a envahi son territoire. Une justification ténue a été invoquée en citant le soutien à la sécession des provinces d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud, que Poutine a encouragées à revendiquer leur indépendance. En 2014, craignant que la Russie ne se retrouve encerclée si l'Ukraine rejoignait l'OTAN, Poutine a envahi et pris le contrôle de la Crimée. Ce faisant, il a violé l'accord de Budapest de 1994, dans lequel l'Ukraine renonçait au troisième plus grand arsenal nucléaire en échange d'assurances de sécurité inscrites dans un traité garantissant que son intégrité territoriale et sa souveraineté seraient pleinement respectées par les puissances étrangères, notamment la Russie. L'Ukraine espérait expressément prévenir les interventions militaires illégales.
Poutine est également intervenu militairement la même année dans les régions de Donetsk et de Louhansk, dans l'est de l'Ukraine, encourageant les groupes séparatistes à déclarer leur indépendance. Contrairement à la Crimée, où les Russes ethniques sont légèrement majoritaires, dans la région orientale du Donbass, la majorité est constituée d'Ukrainiens russophones, tandis que les Russes ethniques représentent environ 40% de la population de la région. Dans les deux cas, la Géorgie et l'Ukraine, Poutine pensait que les États-Unis étaient trop faibles pour l'affronter. En 2008, les États-Unis étaient enlisés dans la crise irakienne qu'ils avaient eux-mêmes brutalement provoquée, et en 2014, après avoir reconnu leur échec à atteindre tous leurs objectifs, ils ont retiré presque toutes leurs troupes d'Irak, se retrouvant avec une résurgence partielle de la paralysie militaire de l'après-guerre du Vietnam. Le fait que les États-Unis se soient finalement retirés d'Afghanistan en abandonnant leur gouvernement fantoche et n'aient guère fait plus que d'exprimer leur mécontentement face à l'envoi de troupes russes au Kazakhstan en janvier de cette année pour soutenir le régime autoritaire a bien pu figurer dans les calculs de Poutine.
L'Ukraine post-soviétique : un régime oligarchique
Compte tenu de la récente agression de la Russie, pourquoi en sommes-nous arrivés au point de cette nouvelle invasion à grande échelle ? Après tout, la guerre de 2014-15 sur le Donbass a entraîné la mort de milliers de personnes. Plus de 150 000 personnes ont été chassées de leur foyer. Pour commencer une analyse des développements récents, nous devons revenir aux manifestations de Maïdan en 2014. À leur tour, pour les comprendre, nous devons remonter aux fondements de l'Ukraine indépendante, à la montée de l'oligarchie, ainsi qu'à la faiblesse de l'économie ukrainienne malgré son extraordinaire richesse en ressources, qui agit comme un aimant pour les intérêts impérialistes concurrents.
La constitution ukrainienne de 1996, approuvée sous la présidence de Koutchma, a donné au président plus de pouvoirs qu'au parlement, mais pas dans la même mesure qu'en Russie : il s'agissait d'une république présidentielle-parlementaire, plutôt que d'une république purement présidentielle. Cela a également été un facteur très important dans l'évolution du système politique. Les élections présidentielles n'étaient pas des concours où le gagnant prenait tout, comme dans de nombreux autres pays ex-soviétiques.
Avec l'aide de l'État, des personnalités comme Rinat Akhmetov, Ihor Kolomoïsky, Viktor Pintchouk et Viktor Ianoukovitch ont acquis d'anciennes industries soviétiques à des prix bradés, puis ont réalisé d'énormes fortunes, non pas tant en investissant ou en modernisant, mais en les utilisant pour faire de l'argent rapidement, en transférant leurs capitaux à Chypre ou dans d'autres paradis fiscaux. Pendant de nombreuses années, Leonid Koutchma et son Premier ministre, Viktor Ianoukovitch, ont également réussi à maintenir un équilibre sur la question de l'intégration dans la sphère économique européenne ou russe, sans se tourner de manière décisive ni vers l'Ouest ni vers l'Est. Cela a protégé les oligarques ukrainiens, les empêchant d'être engloutis par des concurrents russes ou européens plus puissants. Il convient également de souligner que les oligarques ont pu jouer un rôle différent dans le système politique de celui de leurs homologues russes : ici, l'État a été incapable de les dominer et de les exclure de la participation comme l'a fait Poutine.
Le résultat final des manifestations à grande échelle de 2004, baptisées « Révolution orange », n'a vu aucun changement structurel, mais seulement un simple changement d'élites oligarchiques. Les troubles ont éclaté en raison de manipulations illégales, de corruption et de fraudes électorales (auxquelles la Commission électorale centrale a participé) en faveur de Ianoukovitch contre l'autre principal candidat, Viktor Iouchtchenko, lors du second tour de l'élection présidentielle de cette année-là. La Cour suprême ukrainienne a statué en faveur d'un nouveau vote, remporté par Iouchtchenko, ancien Premier ministre entre 1999 et 2001. Le président Koutchma ne pouvait légalement pas se représenter au-delà des deux mandats qu'il avait déjà effectués. De toute façon, sa réputation et sa crédibilité avaient été fatalement entachées par un scandale majeur antérieur, lorsque des preuves irréfutables ont révélé qu'il avait ordonné l'enlèvement d'un journaliste. En 2004, des amendements constitutionnels ont été adoptés par le Parlement pour équilibrer le système vers une présidence plus parlementaire. Comme la fonction de président avait désormais moins d'importance, Koutchma a accepté de cesser de soutenir Ianoukovitch.
Après sa victoire, le discours nationaliste anticommuniste de Iouchtchenko n'a pas pu empêcher sa popularité de s'effondrer, enlisé comme il l'était dans la corruption avec des oligarques favorisés. Il était également uniquement préoccupé par des manipulations politiques – dissolution du Parlement, révocation des membres de la Cour constitutionnelle pour imposer sa volonté – plutôt que par les difficultés d'une économie profondément instable. Celle-ci dépendait des fluctuations des recettes d'exportation et des investissements, les prix des métaux baissant, les niveaux d'inflation augmentant et le taux de croissance chutant de 12% en 2004 à 3% en 2005. Avec l'avènement de la Grande Récession et la chute de la croissance à 0,1% en 2008 et à -2,9% en 2009. Iouchtchenko a été évincé lors des élections de 2010, arrivant en cinquième position avec seulement 5,45% des voix. Aujourd'hui encore, le revenu par habitant de l'Ukraine est inférieur à ce qu'il était en 1991, tandis que sa population est passée de 50 millions à l'époque à 41 millions aujourd'hui.
Élu président en 2010, Ianoukovitch a tenté de revenir à la constitution de 1996. Cela signifiait également que la moitié des députés de la Rada (le parlement ukrainien) seraient élus dans des circonscriptions au scrutin uninominal à un tour, et l'autre moitié à partir de listes de partis. En plus de tenter de monopoliser le pouvoir politique, Ianoukovitch a essayé de concentrer le pouvoir financier et économique autour de sa propre équipe, en particulier sa famille. Le résultat a été une énorme corruption personnalisée ainsi que l'aliénation et la dissidence d'une multitude d'autres oligarques.
L'annonce faite par Ianoukovitch le 21 novembre 2013 qu'il suspendrait les négociations sur l'accord d'association avec l'UE a été le déclencheur initial des manifestations qui ont finalement conduit à sa chute. Pourtant, ce destin n'était pas préétabli. L'Ukraine était assez également divisée, environ 40% étant en faveur de la signature de l'accord d'association et 40% soutenant un accord avec l'Union douanière eurasienne dirigée par la Russie. Ainsi, lorsque les manifestations ont commencé, il ne s'agissait définitivement pas d'une révolte populaire à l'échelle nationale.
Pourquoi cela importerait-il tant, que ce soit pour l'UE ou pour la Russie ? Cela peut s'expliquer lorsque nous examinons l'économie ukrainienne. C'est le deuxième plus grand pays d'Europe par sa superficie et il compte plus de 40 millions d'habitants, soit 6 millions de plus que la Pologne.
* L'Ukraine se classe comme :
1re en Europe pour les réserves prouvées récupérables de minerais d'uranium ; 2e en Europe et 10e au monde en termes de réserves de minerai de titane ; 2e au monde en termes de réserves explorées de minerais de manganèse (2,3 milliards de tonnes, soit 12% des réserves mondiales) ; 2es plus grandes réserves de minerai de fer au monde (30 milliards de tonnes) ; 2e en Europe en termes de réserves de minerai de mercure ; 3e en Europe (13e au monde) pour les réserves de gaz de schiste (22 billions de mètres cubes) 4e au monde par la valeur totale des ressources naturelles ; 7e au monde pour les réserves de charbon (33,9 milliards de tonnes)
* L'Ukraine est un important pays agricole. Elle se classe comme :
1re en Europe en termes de superficie de terres arables ; 3e au monde par la superficie de terre noire (25 % du volume mondial) ; 1re au monde pour les exportations de tournesol et d'huile de tournesol ; 2e au monde dans la production d'orge et 4e pour les exportations d'orge ; 3e plus grand producteur et 4e plus grand exportateur de maïs au monde ; 4e plus grand producteur de pommes de terre au monde ; 5e plus grand producteur de seigle au monde ; 5e au monde dans la production apicole (75 000 tonnes) ; 8e au monde pour les exportations de blé ; 9e au monde dans la production d'œufs de poule ; 16e au monde pour les exportations de fromage.
* L'Ukraine est un important pays industrialisé
:
1re en Europe dans la production d'ammoniac ; 2e système de gazoducs d'Europe et 4e au monde ; 3e plus grande en Europe et 8e au monde en termes de capacité installée de centrales nucléaires ; 3e en Europe et 11e au monde en termes de longueur du réseau ferroviaire (21 700 km) ; 3e au monde (après les États-Unis et la France) dans la production de localisateurs et d'équipements de localisation ; 3e plus grand exportateur de fer au monde 4e plus grand exportateur de turbines pour centrales nucléaires au monde ; 4e fabricant mondial de lance-roquettes ; 4e place au monde dans les exportations d'argile 4e au monde pour les exportations de titane 8e au monde pour les exportations de minerais et de concentrés ; 9e au monde pour les exportations de produits de l'industrie de la défense ; 10e plus grand producteur d'acier au monde (32,4 millions de tonnes).
Au-delà de toute revendication d'autodétermination ou d'État tampon, il devrait maintenant être clair pourquoi les deux blocs impérialistes voulaient l'Ukraine. Et l'UE, avec son offre « simplement » économique, était dangereuse pour une Russie encore incapable de rivaliser industriellement avec l'Occident et qui considère l'expansion de son économie d'exportation déjà basée sur l'extraction comme sa meilleure voie à suivre.
L'Euromaïdan et après
Au début, le mouvement Euromaïdan de novembre 2013 à février 2014 était principalement composé de Kiéviens de la classe moyenne et d'étudiants, qui étaient principalement motivés par une idéologie européenne. Il y avait également une forte composante nationaliste anti-russe. En fait, toute idée d'une Ukraine construite sur une base nationaliste plutôt que démocratique devrait intégrer un certain degré d'anti-russisme. Les manifestations de Maïdan ont posé le choix entre l'accord d'association avec l'UE et l'Union douanière dirigée par la Russie en des termes très tranchés, presque civilisationnels : l'Ukraine est-elle avec l'Europe ou avec la Russie ? Va-t-elle s'aligner sur Poutine, Loukachenko (Biélorussie) et Nazarbaïev (Kazakhstan) ou n'avoir rien à voir avec eux ?
Cependant, indépendamment de cela, les manifestations de Maïdan étaient dès le début des mouvements de grande ampleur. Les toutes premières manifestations ont rassemblé 50 000 personnes ou plus à Kiev. Le 30 novembre, il y a eu une répression du mouvement. Les chaînes de télévision, appartenant aux oligarques qui soutenaient Ianoukovitch, ont soudainement montré la répression sous un mauvais jour. La manifestation tenue à Kiev le 1er décembre a été énorme, avec jusqu'à 200 000 personnes présentes. Le mouvement s'est également étendu géographiquement : il y avait des Maïdans dans presque toutes les villes. Il y avait une présence considérable d'extrême droite, qui comprenait des néo-fascistes, mais les manifestations étaient loin d'être uniquement néo-fascistes. En réalité, seule une infime minorité des manifestants présents aux rassemblements étaient d'extrême droite. Cependant, ils ont agi de manière unie et ont réussi à intégrer leurs slogans.
Après cette explosion initiale, il y a eu une intensification et une propagation. À partir de la mi-janvier, les manifestations semblaient entrer dans une troisième phase. Les négociations entre le gouvernement et l'opposition se sont poursuivies alors même que la violence s'intensifiait, jusqu'à l'éviction de Ianoukovitch le 22 février 2014. Le tournant majeur a peut-être été les tirs de tireurs d'élite sur les manifestants dans le centre de Kiev les 18, 19 et 20 février. Il y a eu un autre développement important le 18 février dans l'ouest de l'Ukraine, où les manifestants ont commencé à attaquer des postes de police et à piller leurs arsenaux, s'emparant d'armes en grande quantité. Cela s'est produit à Lviv, à Ternopil, à Ivano-Frankivsk et dans de nombreuses autres régions.
Cette évolution a radicalement changé la situation. La police anti-émeute était prête à disperser les manifestants lorsque ces derniers étaient armés de bâtons, de pierres et de cocktails Molotov, mais ils n'étaient pas prêts à mourir pour Ianoukovitch. Après le 18 février, les parties occidentales de l'Ukraine étaient sous le contrôle des manifestants, qui occupaient les bâtiments administratifs, les postes de police et les sièges des services de sécurité. Dans certains endroits, la police a tiré sur les manifestants, mais dans de nombreuses régions, elle est partie sans offrir beaucoup de résistance.
Le gouvernement Ianoukovitch est tombé fin février. Poutine, et une partie de la gauche qui voit en Poutine son rêve de résistance continue à « l'impérialisme » (identifié uniquement avec les États-Unis ou l'Occident), ont affirmé à plusieurs reprises que ce qui s'est passé était un coup d'État fasciste. Un « coup d'État » suggère une conspiration planifiée et organisée pour prendre le pouvoir, ce qui était loin d'être le cas. De plus, l'extrême droite n'était qu'une composante du gouvernement qui est arrivé au pouvoir. Enfin, l'hypothèse selon laquelle l'extrême droite était un outil de l'impérialisme américain ignore les dynamiques internes et traite tous les conflits nationaux dans une version de gauche des théories géostratégiques qui se concentrent, à un degré déraisonnable, uniquement sur les rivalités des grandes puissances.
Quoi qu'il en soit, l'annexion russe de la Crimée a donné d'énormes avantages au nouveau gouvernement, puisqu'il a gagné beaucoup de légitimité et a pu reléguer les questions sociales au second plan, en mettant l'accent sur « l'unité nationale » contre l'agression étrangère.
Craignant un mouvement social et politique russe comme Maïdan, Poutine a décrit le régime post-Ianoukovitch à Kiev comme dominé par des fascistes anti-russes, déformant la réalité afin de légitimer son annexion de la Crimée et le soi-disant besoin de « protéger » les populations russophones. Alors que les « Ukrainiens » étaient souvent identifiés aux « fascistes », la « guerre hybride » instrumentalisée par Moscou dans l'est de l'Ukraine pour déstabiliser le virage du pays vers les institutions occidentales a transformé la vie politique en Ukraine. Elle a eu pour effet d'accroître la haine et la rhétorique hystérique de vengeance qui a été utilisée par les élites dirigeantes dans tout le pays comme excuse pour leur politique antisociale. Les secteurs de la gauche qui voient dans Maïdan une conspiration américaine/OTAN étiquettent ainsi effectivement tous les Ukrainiens comme fascistes et les russophones comme progressistes. En fait, ce qui s'est passé depuis 2015 est très différent. Certes, Volodymyr Zelensky n'est pas un radical et n'avait pas de programme positif. Mais le triomphe électoral de ce comédien de télévision reflétait un moment où les Ukrainiens tentaient de rejeter l'oligarchie. Avec 73% des voix, il a remporté une victoire écrasante. En fait, cependant, il y a eu simplement une reconfiguration des oligarques.
Le rétablissement du statut de la culture et de la langue ukrainiennes fait inévitablement partie du projet de souveraineté et d'identité nationale pour des raisons historiques et géopolitiques actuelles. D'une certaine manière, l'agression de la Russie et les fréquentes remarques du Kremlin sur l'Ukraine en tant que non-pays et non-culture ont également contribué à promouvoir une dangereuse binarité d'opposition supposément inéluctable entre le nationalisme ukrainien et le nationalisme russe dans un pays où presque tout le monde peut lire et comprendre le russe, où 70% de la population, y compris un grand nombre d'Ukrainiens, peuvent également le parler, et où l'ukrainien est la langue de l'État tandis que le russe domine le marché des biens et produits culturels. Leur séparation complète est impossible en raison de leur entrelacement historique intime, et l'avenir de la langue ukrainienne et de la culture qui lui est liée doit être construit sur ses propres termes, en embrassant la multi-ethnicité et le multiculturalisme de la nation.
Nous devons également considérer que la République populaire de Donetsk et la République populaire de Lougansk, les régimes soutenus par la Russie, ont montré une hostilité claire envers tout multiculturalisme. L'un des premiers actes des Russes en Crimée et dans le Donbass a été de remplacer les panneaux multilingues par des panneaux uniquement en russe. L'Ukraine, au moins, dispose d'un système où la langue minoritaire doit être officiellement soutenue dans une municipalité si le nombre de locuteurs dépasse un certain niveau (10%) ; et il y a d'autres langues comme le hongrois, le roumain, le polonais, le tatar.
Rétablir une langue et une culture qui ont été historiquement réprimées est important et nécessaire, mais cela exige également un équilibre vis-à-vis du russe et des expressions culturelles connexes. Mais Porochenko, le président avant Zelensky, voulait aller au-delà en poussant une ligne anti-russe plus agressive. Cependant, l'inverse est également vrai. Ceux qui veulent blâmer les Ukrainiens pour l'invasion de Poutine doivent se rappeler à nouveau sa propre position. Dans son discours présidentiel aux citoyens russes le 21 février, les préparant à l'invasion, il a déclaré : « Je tiens à souligner à nouveau que l'Ukraine n'est pas seulement un pays voisin pour nous. C'est une partie inaliénable de notre propre histoire, culture et espace spirituel. »
De telles diatribes ont été typiques. Selon Poutine, Lénine, avec son principe du « droit à l'autodétermination », est le véritable coupable.
Ou comme le dit Poutine : « Du point de vue du destin historique de la Russie et de ses peuples, les principes léninistes de construction de l'État se sont avérés être non seulement une erreur, c'était, comme on dit, bien pire qu'une erreur. »
Encore une fois, ce sont « les directives sévères de Lénine sur le Donbass qui a littéralement été contraint à entrer en Ukraine », mais l'histoire a maintenant pris sa revanche car « 'les descendants reconnaissants' ont démoli les monuments à Lénine en Ukraine. C'est ce qu'ils appellent la décommunisation. »
Poutine promet de terminer le travail : « Vous voulez la décommunisation ? Eh bien, cela nous convient parfaitement. Mais il n'est pas nécessaire, comme on dit, de s'arrêter à mi-chemin. Nous sommes prêts à vous montrer ce que signifie une véritable décommunisation pour l'Ukraine. »
Même s'ils dénoncent l'invasion de Poutine, les idéologues occidentaux antisocialistes ont toutes les raisons de se réjouir de cette diatribe anticommuniste et de cette mise en accusation de Lénine et de ce qu'il représentait. Mais ceux de la gauche qui soutiennent Poutine vont-ils repenser leur position ?
Les États-Unis, l'UE et l'OTAN : rivalité inter-impérialiste
Il ne fait aucun doute que les États-Unis sont l'impérialisme le plus important et le plus puissant au niveau mondial. Ils détiennent le pire bilan en matière de soutien aux dictatures brutales à l'étranger et d'interventions militaires inacceptables dans d'autres pays. Ils détiennent le record d'être directement et indirectement responsables de la mort de civils, un bilan global depuis la Seconde Guerre mondiale qui dépasse facilement plusieurs millions.
Mais cela n'excuse pas le comportement d'autres pays, grands, moyens ou petits, qui cherchent à établir et à étendre leur hégémonie et leur domination régionales ou mondiales. Ces autres puissances comprennent plusieurs alliés occidentaux des États-Unis et des organismes comme l'OTAN, mais aussi des pays comme Israël, la Turquie, l'Inde, le Pakistan et, bien sûr, la Russie et la Chine. Il ne fait aucun doute qu'il y a et qu'il peut y avoir d'autres entrées dans ce large club de puissances impérialistes et aspirantes impérialistes. Les justifications avancées pour un tel expansionnisme consistent invariablement à citer les exigences de la « sécurité nationale » et la nécessité de « réagir » contre d'autres coupables désignés. La gauche internationale doit veiller à ne pas tomber dans la politique de défense du « moindre mal » présumé ou même à nier ou à diminuer son caractère impérialiste. Nous devons éviter de succomber à « l'anti-impérialisme des imbéciles ». Dans le cas de la Russie, il ne devrait y avoir aucune raison de confusion.
Explorons cette question de la relation de la Russie avec les États-Unis et l'OTAN depuis l'éclatement de l'Union soviétique. L'OTAN n'a, à nos yeux, jamais eu de justification, c'est pourquoi nous nous opposons à son existence, point final. Cependant, même selon la logique de la guerre froide qu'elle avait avancée, elle aurait dû être supprimée une fois le Pacte de Varsovie terminé.
En fait, bien sûr, l'OTAN dirigée par les États-Unis non seulement ne s'est pas dissoute. Non seulement elle a rompu ses promesses de ne pas s'étendre davantage, mais elle l'a délibérément fait pour étendre sa portée aussi près que possible des frontières de la Russie. Bien sûr, nous nous y opposons et nous condamnons cela parce que cela signifie saper la recherche mondiale d'une plus grande paix et justice, subordonner les pays plus petits et plus faibles, approfondir les alliances de classe dirigeante et permettre une plus grande exploitation des masses laborieuses ordinaires de leurs propres pays et d'autres pays. Nous ne devrions pas non plus être surpris que les membres de ce club impérialiste cherchent partout à intimider leurs voisins et à étendre leur puissance et leur domination autant que possible.
De Eltsine à Poutine, les dirigeants russes ont constamment parlé de leurs « besoins légitimes de sécurité ». « Besoins » est toujours un mot plus efficace à utiliser que « ambitions », qui ne s'accorderait pas si bien avec le terme « légitime ». Après l'éclatement de l'Union soviétique, la Russie est devenue, militairement et nucléairement, la deuxième puissance mondiale. Est-ce que quelqu'un dans son bon sens pense que les États-Unis ou l'OTAN vont ou veulent risquer de l'envahir territorialement ? Mais comme tous les impérialistes et aspirants impérialistes, la Russie veut également établir et consolider sa propre « sphère d'influence », un euphémisme pour déguiser le projet réel. Comme toute puissance impériale, ce projet équivaut à dominer autant que possible cette région désignée dont les frontières sont toujours ouvertes à l'expansion.
Malgré l'expansion des États-Unis et de l'OTAN, il est absurde de penser que les actions de la Russie dans son « étranger proche » ou plus loin sont sérieusement motivées par la crainte que « sa sécurité soit profondément menacée ». Ses actions ne sont pas une simple « réaction » ou autodéfense. En effet, le résultat le plus probable de ce que la Russie a fait sera le renforcement de l'engagement envers l'OTAN et l'expansion possible (certains diraient maintenant probable) de l'adhésion à l'OTAN en Europe, ainsi qu'un stimulus plus fort pour les pays de la région Asie-Pacifique à s'aligner et à se rapprocher des États-Unis et de ses structures d'alliance.
Nous devons catégoriquement nous opposer à tous les impérialismes. Lorsqu'il s'agit de répartir le blâme mondial et historique pour les iniquités de l'impérialisme, la part du lion revient évidemment aux États-Unis et à leurs alliés. Mais cette vérité ne doit pas être utilisée pour rationaliser les iniquités et le comportement d'autres impérialistes. Poutine n'a pas simplement envoyé des troupes sous l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dominée par la Russie au Kazakhstan en tant que « réaction » à l'Occident ou comme une « contrainte » découlant de ses « besoins légitimes de sécurité ». Il l'a fait pour stabiliser un régime autoritaire brutal pro-russe réprimant son propre peuple.
Deux autres brefs commentaires doivent être faits ici. Nous avons vu l'hypocrisie à un niveau sans précédent, à la fois concernant la résistance ukrainienne et concernant les réfugiés, par l'UE et les médias occidentaux. Ce sont des pays et des médias qui ont toujours condamné la résistance palestinienne comme du terrorisme, mais ils sont aujourd'hui tous favorables à la résistance civile contre les Russes. Nous considérons leur « soutien » aux Ukrainiens comme hypocrite, lié aux intérêts des classes dirigeantes des puissances occidentales, et pas le moins du monde motivé par une préoccupation sincère pour les droits démocratiques. Il en va de même pour l'hypocrisie des médias et des États concernant l'accueil des réfugiés ukrainiens, car elle provient de pays qui ont été brutaux envers les réfugiés d'Afrique du Nord dans un passé récent. Twitter, qui a bloqué des comptes pour le financement participatif de Cuba (sur des questions non militaires), autorise le financement participatif pour l'aide militaire aux Ukrainiens. Cela montre les liens clairs entre des agences apparemment indépendantes et les puissances impérialistes occidentales.
Réactions indiennes – le régime et la grande gauche parlementaire
Quelle a été la réponse à l'invasion de l'Ukraine en Inde ? Honteusement mais comme on pouvait s'y attendre, le gouvernement Hindutva de Modi exprime son inquiétude mais pas de condamnation même s'il a une relation stratégique de facto avec les États-Unis. Contrairement à la Hongrie, dirigée par le leader d'extrême droite Orban, qui a accepté opportunément les sanctions de l'UE, la position de l'Inde est plus proche de celle du Brésil en ce qu'elle préfère suivre une ligne « neutre » en marchant sur la pointe des pieds. Modi veut maintenir la Russie satisfaite en raison de supposées exigences diplomatiques et militaires. Une plus grande sécurité pour l'Inde ne signifie pas que les régimes indiens devraient réduire significativement les dépenses militaires pour aider à éradiquer la pauvreté, ou résoudre le différend frontalier avec la Chine par des concessions mutuelles, ou chercher à promouvoir la paix en Asie du Sud. Il faut plutôt l'interpréter comme signifiant que nous devons acquérir de plus en plus de puissance militaire, non seulement pour protéger les frontières, mais pour projeter la puissance en Asie du Sud et au-delà, comme tout aspirant hégémon régional devrait le faire.
New Delhi affirme que sa priorité est maintenant d'évacuer les citoyens indiens d'Ukraine. Nous soutenons pleinement cette démarche. Mais le refus du gouvernement de condamner l'invasion rend plus difficile l'obtention du soutien moral et politique vital de la part du peuple et du gouvernement ukrainiens, affectant négativement la rapidité et l'efficacité de l'évacuation et mettant davantage en danger la vie des citoyens indiens. En ce qui concerne l'invasion, les partis d'opposition bourgeois sont soit silencieux, soit, dans le cas du parti du Congrès, sa position officielle n'est pas différente de celle du gouvernement. Pas de surprises ici.
Quant aux principaux partis de gauche, le Parti communiste indien (marxiste) ou PCM ne va pas au-delà de qualifier l'action russe de « regrettable » et, avec le Parti communiste indien (PCI), joue sur l'air que le véritable coupable est les États-Unis et l'OTAN, auxquels la Russie a réagi. Il en était de même, du moins initialement, pour le Parti des travailleurs au Brésil. Il n'y a pas une once d'analyse de classe dans les déclarations de ces partis qui prétendent être marxistes. Mais en Inde, aucun de ces partis n'a encore déclaré publiquement que la Russie (ou la Chine) sont des pays capitalistes, et encore moins qu'ils sont des puissances impérialistes. Ils refusent cette analyse même si Poutine, la classe dirigeante là-bas et le public russe n'ont aucune illusion sur le fait que le leur est autre chose qu'un pays capitaliste, et qui a manifestement tort sur le plan économique et politique. Combien de temps les partis de la gauche traditionnelle indienne continueront-ils à se mettre la tête dans le sable ?
Kunal Chattopadhyay
Achin Vanaik
The Radical
SPECIAL UKRAINE VOLUME
MARCH 2025
Réimpression de Spectre, USA, mars 2022
Traduit pour l'ESSF par Adam Novak
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74535
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Belgique : Vers la chute de l’Arizona, construire l’alternative dans et par les luttes

Nous sommes entrés dans une phase extrêmement dangereuse du capitalisme mondial : face à des perspectives de vie qui se dégradent de jour en jour pour une grande partie de la population mondiale, le mécontentement grandit, mais ne se traduit pas (encore) en une mobilisation large et organisée pour un projet de société alternative. Alors que les classes dominantes recourent à des méthodes de plus en plus violentes pour sauvegarder leur pouvoir et leurs privilèges, des forces d'extrême-droite prolifèrent en jouant sur l'incertitude, la peur, et les divisions renforcées par les politiques et l'idéologie néolibérales des dernières décennies. En Belgique, les nouveaux gouvernements organisent une attaque générale qui vise non seulement à se débarrasser des grandes conquêtes sociales, mais aussi et surtout à faire basculer durablement le rapport de force entre les classes sociales. Il s'agit d'une tentative de casser les outils de solidarité et de résistance de la classe travailleuse dans son ensemble.
Belgique : Vers la chute de l'Arizona, construire l'alternative dans et par les luttes
29 avril 2025 | tiré du site Inprecor.org |Photo : grève de l'enseignement à Bruxelles le mardi 8 avril. Crédit : Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0
https://inprecor.fr/node/4707
Note : Le « plan Arizona » (ou « majorité Arizona ») est un terme utilisé en Belgique pour désigner une coalition gouvernementale spécifique, rassemblant les partis suivants : de droite et de centre droite. L'expression est apparue il y a cinq ans dans le débat médiatique et fait référence aux couleurs du drapeau de l'État américain : bleu, rouge, orange.
Pour autant, rien n'est encore inscrit dans le marbre. L'issue de cette nouvelle période dépendra avant tout de la capacité des mouvements sociaux et syndicaux à se mobiliser avec force et dans la durée, avec un objectif clair : la chute du gouvernement, seul moyen de stopper la casse sociale et de commencer le combat pour des alternatives sociales et solidaires. Pour y arriver, la résistance doit être la plus large et unitaire possible, s'appuyant sur une démocratie de la base au sommet.
Offensive globale et violente du capital
Ce nouveau gouvernement et les attaques à venir s'inscrivent dans une tendance mondiale à l'extrême-droitisation, intimement liée à la crise multidimensionnelle du capitalisme : une instabilité socio-économique profonde et une crise écologique sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Depuis la crise financière et économique de 2008, ni les politiques néolibérales, ni les politiques keynésiennes de relance, ni un amalgame des deux, n'ont réussi à stabiliser la situation économique et sociale. Bien au contraire : la pandémie du Covid, les effets du dérèglement climatique, la sous-performance des plus grandes économies, les inégalités croissantes de revenus et de richesses, l'aggravation de l'endettement public et privé, et les poussées d'inflation mettent en péril les conditions de vie -voire la vie même- d'une part toujours plus grande de la population mondiale. En même temps, malgré les nouveaux débouchés créés par le capitalisme vert et les multiples cadeaux fournis au grand capital dans le cadre des « politiques industrielles », ces différentes crises tendent à miner les sources stables de profits et d'accumulation.
Outre les délires de la spéculation et des bulles financières, les classes dominantes ne savent trouver d'autre réponse à ces contradictions qu'une offensive générale contre les droits démocratiques et sociaux : à la fois comme tentative d'accroître le taux d'exploitation et ainsi le taux de profit, et comme moyen de supprimer tout germe de révolte contre un système en perte de légitimité. Face au rejet de la démocratie libérale (marquée par une absence de démocratie économique, et démocratie politique limitée aux élections, laissant les gouvernements libres d'agir sans rendre de compte entre les scrutins) par une grande partie de l'électorat, le néolibéralisme se réinvente sous une nouvelle forme : fusionnée avec une idéologie et des politiques d'extrême-droite, en s'appuyant sur tout ce qui peut semer la division au sein de la classe travailleuse. Dans la même lignée, on observe un glissement généralisé vers des régimes autoritaires, une concurrence internationale et des tensions géopolitiques qui s'aiguisent, et l'accroissement des affrontements violents. Si la mondialisation néolibérale s'est accompagnée de la multiplication de foyers de « guerres pour les ressources » (les mal nommées « nouvelle guerres », résultats des offensives antisociales et austéritaires pilotées notamment par le FMI à l'encontre des ex-colonies) nous assistons en effet ces dernières années à une accélération de la violence armée à travers l'accroissement de l'échelle des conflits. L'invasion russe de l'Ukraine en 2022 a ainsi marqué un tournant, avec le retour de la guerre de haute intensité sur le territoire européen, qui faisait elle-même suite à l'annexion de la Crimée et la guerre de « basse intensité » menée par Poutine dans le Donbass depuis 2014. Avec le génocide à Gaza, soutenu ouvertement par les États soi-disant défenseurs des droits humains, le niveau de barbarie a atteint un autre sommet. Il s'agit d'un point de bascule : fini le récit de l'État de droit et son corollaire le droit international ; place à l'arbitraire politique à la Trump, au service d'un projet de société du chacun pour soi, où tout ce qui ne rapporte pas au capital – qu'il s'agisse de la nature ou de vies humaines – ne vaut plus rien.
Les classes dominantes ne savent trouver d'autre réponse à ces contradictions qu'une offensive générale contre les droits démocratiques et sociaux : à la fois comme tentative d'accroître le taux d'exploitation et ainsi le taux de profit, et comme moyen de supprimer tout germe de révolte contre un système en perte de légitimité.
« Il n'y a pas d'alternative »
En Belgique, cette tendance se traduit de façon limpide dans le programme du nouveau gouvernement : l'Arizona prévoit une vague de mesures antisociales, sexistes et racistes d'une ampleur inégalée depuis des décennies. 22 milliards d'économies sur les travailleur·euses avec ou sans emploi, avec ou sans papiers, et une minable petite taxe sur les plus-values pour tenter de faire passer la pilule1.
L'austérité se fera donc avant tout sous forme d'une réduction des dépenses sociales : autour de 9 milliards d'économies dans la sécurité sociale à elle seule. Avec des possibilités d'économies supplémentaires comme gage au cas où les hypothétiques « effets de retour » de plusieurs milliards ne seraient pas atteints2). Au niveau écologique tout reste très vague : il s'agit de poursuivre les politiques du capitalisme vert sans trop se soucier du « vert » dans les engagements, si ce n'est que pour justifier des choix politiques dangereux tels que la continuation et le développement du nucléaire.
Par ailleurs, ce discours s'appuie sur une logique technocratique, qui projette les questions économiques et budgétaires en dehors du champ de la discussion démocratique. Qu'il s'agisse de la « nécessité de rendre notre économie compétitive » ou des règles budgétaires européennes qui sont à nouveau imposées après une « pause » de trois ans, l'argument de la « contrainte extérieure » est habilement manipulé pour justifier la casse sociale. Tout comme d'autres discours dans le même style : « avec le vieillissement, on ne pourra plus financer notre sécurité sociale si on ne serre pas la vis maintenant » ; « il faut réduire la différence de revenu entre “ceux qui travaillent” et les “assistés” » ; « l'Arizona ou le chaos » ; ou encore « ça va faire mal » mais « il n'y a pas d'alternative », selon le mot d'ordre néolibéral depuis Thatcher. Un argument repris volontiers par les dirigeants des Engagés et de Vooruit, qui tentent de faire accepter le programme réactionnaire de l'Arizona en prétendant, notamment auprès des dirigeant·es des syndicats et des mutualités, que « sans eux, c'eut été (encore) pire ».
L'hypocrisie de ce dogmatisme austéritaire apparaît au grand jour avec le grand plan européen de 800 milliards d'investissement pour le réarmement de l'Union. Ne nous y trompons pas : il ne s'agit pas pour nous d'opposer dépenses de défense et investissement dans les besoins sociaux et environnementaux, opposition qui ne vaut qu'au sein du logiciel néolibéral et qui aveugle malheureusement une large partie de la gauche. Au contraire, nous avons plaidé pour une politique de sécurité indépendante et anticapitaliste, qui articule la nécessité d'une défense (y compris militaire) face au danger (néo)fasciste avec des investissements dans les services sociaux, une politique qui soit au service de la solidarité politique et matérielle avec le peuple ukrainien, et de la défense des intérêts de notre classe face à l'extrême droite. Le plan ReArm Europe est une mauvaise et dangereuse réponse à un vrai problème. Il a néanmoins le mérite d'illustrer que des moyens existent et que leur utilisation est un choix politique.
Le but de telles menaces mensongères est toujours le même : démotiver au maximum la résistance sociale qui gronde. La Fédération des entreprises de Belgique (FEB) accuse déjà les syndicats de provoquer avec leurs actions des dégâts économiques qui « ne feront qu'alimenter les vagues de restructurations et de faillites », quand celles-ci sont en réalité la conséquence de l'essoufflement du régime d'accumulation néolibéral. Bouchez pour sa part, le représentant le plus direct de la bourgeoisie radicalisée, s'est dit prêt à l'affrontement et même à devoir en payer l'addition électorale en 2029, du moment que l'offensive antisociale soit menée.
Briser la résistance : de la concertation les mains liées à la répression généralisée
La veille de la première grande action syndicale après la formation du gouvernement, le 13 février, Bart De Wever a rencontré le Groupe des Dix – instance suprême de concertation entre représentants des syndicats et des fédérations patronales. Selon le journal l'Écho, il voulait les écouter et les assurer « de sa volonté de soutenir le dialogue social ». Si on creuse un peu le programme de l'Arizona, toutefois, l'objectif réel saute aux yeux : mettre les syndicats et toute autre organisation du mouvement social hors-jeu, en les privant de budgets, en réprimant leurs militant·es, en les exposant à des sanctions graves, en leur faisant donc avaler pieds et poings liés les politiques antisociales. Le dernier exemple en date de cette inflexibilité est le recalage par la N-VA du premier accord conclu entre syndicats et patronat sur les prépensions au sein du G10 : un accord très minime, qui consistait seulement à maintenir le système des RCC jusqu'au 30 juin prochain, avec un impact budgétaire limité (10 millions d'euros), mais qui était insupportable pour le parti du Premier ministre. La rigidité des nationalistes flamands a surpris au point que même le patron de la FEB a invité la N-VA à faire preuve de davantage de souplesse, sous peine d'illustrer l'absence de marge de négociation entre les partenaires sociaux et de souffler sur les braises de la contestation3.
Ainsi, les mesures de « flexibilisation » du travail (travail de nuit et le dimanche, heures supplémentaires sans sursalaire ou récupération, flexi-jobs…) seront introduites sans besoin de consulter les syndicats. On tente de revenir aux négociations' individuelles entre travailleur·euse et patron, où le rapport de force est évidemment biaisé à cent pour cent en faveur du dernier. Le projet de loi sur la possible interdiction aux « casseurs » de manifester est remis sur la table. Les syndicats pourront en outre être tenus responsables des grèves qui se feraient sans respecter les règles de préavis. En même temps, le financement fédéral d'Unia, institution qui lutte contre les discriminations et pour l'égalité des chances, sera réduit d'un quart. Et ce ne sont que quelques exemples. La politique migratoire, basée sur la criminalisation des migrant·es, l'enfermement, l'expulsion et l'externalisation, piétine les droits humains et exacerbe toutes les formes de racisme. Pour mettre de telles politiques en pratique le plus « efficacement » possible, le gouvernement compte déployer des technologies avancées sans égards pour la protection de la vie privée, telles que la « reconnaissance faciale pour la détection des condamnés et des suspects ».
Si on creuse un peu le programme de l'Arizona, toutefois, l'objectif réel saute aux yeux : mettre les syndicats et toute autre organisation du mouvement social hors-jeu, en les privant de budgets, en réprimant leurs militant·es, en les exposant à des sanctions graves, en leur faisant donc avaler pieds et poings liés les politiques antisociales
En somme, pas besoin d'un gouvernement fasciste pour préparer le terrain d'un État autoritaire et répressif. On ne peut sous-estimer les risques d'une telle tendance : si le recours systématique à la répression par un appareil d'État montre en même temps sa fragilité, il peut aussi briser durablement les possibilités de s'organiser collectivement. Et entretemps, de nombreuses vies humaines sont en jeu.
L'urgence immédiate : résistance unitaire jusqu'à la chute du gouvernement
En Belgique, comme en Europe et ailleurs, la gauche au sens large est sur la défensive. Des coalitions de droite conservatrice qui intègrent ou s'appuient sur des forces d'extrême-droite sont formées et peuvent avoir du succès auprès de la classe travailleuse. Dans certains cas (Italie, Hongrie, Pays-Bas…) l'extrême-droite est déjà la première force au pouvoir. Il s'agit d'une situation plus qu'inquiétante, avec des enjeux énormes pour les sociétés humaines et notre planète. Dans ce contexte, les priorités de la Gauche anticapitaliste sont claires : combattre la résignation de la classe travailleuse et la convaincre qu'il faut se révolter contre l'Arizona et qu'une victoire est possible ; s'impliquer dans la construction d'un mouvement large, un front commun social articulé autour des syndicats qui regroupe toutes les organisations de gauche et progressistes, les syndicats, les organisations féministes, anti-racistes, LGBTI, anti-impérialistes, antifascistes, les collectifs militants et le monde associatif, pour mener la bataille contre ces forces réactionnaires4 ; et articuler ces deux tâches à la mise en avant d'un projet de société écosocialiste alternatif, élément de réponse déterminant face à la question du pouvoir politique qui se posera tôt au tard.
Des partis comme Vooruit ou les Engagés, en rentrant dans le gouvernement Arizona, ont choisi leur camp. On ne peut compter sur eux pour empêcher la casse sociale ; tout au plus pourront-ils obtenir des miettes pour adoucir ou ralentir quelque peu le processus douloureux. S'il reste important de maintenir un dialogue avec des militant·es de base de ces partis qui se désillusionneraient petit à petit, la stratégie de « mettre la pression » sur leurs directions pour grappiller quelques miettes n'est qu'une perte de temps, même si ces partis seront vraisemblablement les premiers maillons à céder dans une situation de plus grande conflictualité sociale, et donc dans cette perspective une pression maximale doit être maintenue à leur égard. De même, on ne peut s'appuyer sur l'opposition parlementaire de PS et Écolo qui ont participé activement au précédent gouvernement avec ses attaques contre les travailleur·euses et les migrant·es, même si ces partis ne sont pas la cible principale et peuvent être des alliés contre l'extrême-droite à certaines occasions. Le PTB est désormais un parti incontournable de la gauche parlementaire, le seul qui garde une certaine crédibilité dans une perspective de rupture. Pourtant, il continue de faire obstacle aux conditions nécessaires à la concrétisation d'une telle dynamique. Malgré une position globalement renforcée et le bulldozer qui se dresse en face, le parti continue à surfer sur des mots d'ordre opportunistes et insuffisants pour opérer une réelle rupture avec les politiques néolibérales. De plus, le parti continue de se poser comme l'unique prolongement politique possible pour les mouvements sociaux et syndicaux, appelant par exemple à se ranger derrière son programme en marchant le 27 avril « contre la casse sociale et pour la paix ». Les mandats parlementaires du PTB seraient bien plus utiles s'ils étaient mis au service de la construction d'un large front de résistance qui dépasse les intérêts du parti.
Le PTB est désormais un parti incontournable de la gauche parlementaire, le seul qui garde une certaine crédibilité dans une perspective de rupture. Pourtant, il continue de faire obstacle aux conditions nécessaires à la concrétisation d'une dynamique de front large de résistance.
Le seul moyen d'arrêter ces politiques régressives, c'est de mener le combat pour la chute du gouvernement. Pour y arriver, des manifestations annuelles ou des actions de désobéissance civile ponctuelles, aussi radicales et importantes soient-elles, ne suffiront pas. Une contre-offensive générale pour stopper le gouvernement implique de se mobiliser massivement, sur les lieux de travail et d'étude et dans la rue, autour d'un véritable plan d'actions combatif au finish.
Les syndicats, en tant que plus grand mouvement social organisé de la classe travailleuse en Belgique, ont un rôle central à jouer dans ce processus. Pour le moment, ils se veulent malheureusement rassurants envers le patronat et n'assument pas la nécessité de renverser le gouvernement. Pourtant, syndicats et mutualités sont eux-mêmes directement attaqué·es : les syndicats vont perdre des affilié·es sans emploi et seront visés par la répression, les mutualités se retrouvent contraintes d'appliquer les exigences du gouvernement fédéral en accélérant le retour des malades au travail sous peine de sanctions financières. Plus que jamais, l'alternative pour ces « corps intermédiaires », c'est soit de se faire balayer par une bourgeoisie radicalisée, soit la rébellion ! Le temps des illusions sur la « concertation sociale » doit prendre fin. Les syndicats ont la capacité d'organiser une grande campagne d'explication vers l'ensemble de la classe travailleuse du programme de démolition sociale de l'Arizona, et d'élaborer en parallèle un plan d'actions radical pour stopper la coalition. A condition que leurs directions rompent clairement avec la logique des « amis politiques » (social-démocratie et démocratie chrétienne) et les liens organiques avec des partis comme Vooruit ou le CD&V. Et à condition que les militant·es et délégué·es arrivent à instaurer une dynamique partant de la base qui permettra de dépasser les réticences et obstructions au sommet : des assemblées de travailleur·euses et des comités de grève, pour pouvoir débattre et décider ensemble des actions menées, et reconduire les grèves quand la dynamique est bonne. La nécessité de mobiliser largement et de dépasser l'inertie des grandes structures est l'occasion de développer des formes d'auto-organisation et d'autogestion, un pouvoir démocratique alternatif.
Un gouvernement de rupture anti-néolibéral est indispensable pour arrêter le carnage social et écologique. Pour défaire la stratégie des droites, nous aurons besoin de coaliser très largement les secteurs de la classe travailleuse et de ne laisser personne de côté. Seul un front commun social centré sur les syndicats pourra élaborer et imposer par l'action un réel programme de rupture qui unit et mobilise : un programme radicalement solidaire, écologique, démocratique qui inclut la défense des droits des femmes, des personnes racisées et exilées, et des personnes LGBTI+.
Les organisations de gauche et progressistes, dont la Gauche anticapitaliste, doivent mobiliser tou·te·s leurs membres et sympathisant·es en ce sens et participer au travail de terrain d'information et de ralliement.
Seul un front commun social centré sur les syndicats pourra élaborer et imposer par l'action un réel programme de rupture qui unit et mobilise : un programme radicalement solidaire, écologique, démocratique qui inclut la défense des droits des femmes, des personnes racisées et exilées, et des personnes LGBTI+.
Des lueurs d'espoir pour un autre horizon
Si la lutte actuelle est avant tout défensive, on ne peut découpler le combat contre ce gouvernement de la question de l'alternative programmatique.
L'extrême droite et les éléments néolibéraux radicalisés qui ont aujourd'hui l'initiative prospèrent sur une crise de l'alternative. Malgré un capitalisme de plus en plus agressif et destructeur, l'horizon de son dépassement semble lointain. Face à cette désillusion et dans le cadre d'une désintégration progressive des espaces de solidarité par le néolibéralisme, les réflexes immédiats pour la majorité de la population peuvent être le repli sur soi ou la tentative de sauvegarde d'une position sociale au détriment d'autres plus précarisés, autant de dispositions qui alimentent le ressentiment et les divisions au sein de notre classe, nourrissant le projet de l'extrême droite. Pour s'assurer de la victoire contre les forces (néo)fascistes et les néolibéraux qui leur pavent la voie, c'est avec les conditions de leur émergence qu'il faut rompre.
Les défis comme les dangers sont immenses, et rien ne garantit que la lutte sera victorieuse dans les années à venir. Mais des signes d'espoir sont là. Il s'agit de chercher les brèches qui se dessinent et d'aider à les ouvrir. 100 000 personnes ont manifesté à Bruxelles ce 13 février avant même que l'Arizona n'ait commencé à mettre en place ses politiques. L'inquiétude est largement partagée, et la colère gronde partout. Des initiatives radicales et unitaires telles que Commune Colère se mettent en place dans différentes villes. Sous pression de leurs bases, les deux principaux syndicats (FGTB et CSC) ont organisé une grève interprofessionnelle de 24 heures le 31 mars, qui a été correctement suivie, mais qui a aussi mis en lumière les limites actuelles du rapport de force en termes de mobilisation et de perspectives. Outre les multiples mobilisations du mois d'avril (grèves tournantes des cheminot·es, des enseignant·es, luttes paysannes, manifestation contre le centre fermé de Vottem), la ligne de mire du mouvement contre l'Arizona est désormais la journée d'actions nationales le 29 avril, également couverte par un préavis intersectoriel. Si la dynamique combative se maintient, ces actions ne seront que le début. Plus on est nombreux·se à participer, à s'organiser, à discuter de stratégie et d'alternatives, plus on a des chances de radicaliser et de structurer le mouvement, vers la grève générale prolongée et une pression sociale et économique maximale. Une victoire contre ce gouvernement est indispensable non seulement pour redonner l'espoir à tous·tes les exploité·es et opprimé·es qui résistent, mais aussi pour poser les jalons d'une offensive plus radicale.
La lutte qu'il faut mener aujourd'hui ne peut faire l'économie d'un programme positif qui assume la nécessité de rompre avec le capitalisme : il ne s'agit pas seulement de faire reculer la droite et l'extrême droite, de conserver les conquis sociaux ou encore de revenir à une période fantasmée où le partage de la valeur entre capital et travail aurait été plus équitable, mais bien de poser la question du dépassement du capitalisme au profit d'une autre société. Une question d'autant plus importante que la catastrophe écologique nous oblige aujourd'hui à l'urgence si on veut conserver l'habitabilité de la planète pour tous et toutes.
Pour ne pas être un horizon lointain et utopique, cette société doit se nourrir des revendications présentes : les grèves des cheminot·es, aujourd'hui, qui posent la question de l'importance des transports publics dans le cadre d'une transition écosocialiste, les mobilisations des travailleur·euses du non-marchand (la santé, la culture, les écoles, le monde associatif, les CPAS, la petite enfance, …) qui se battent pour de meilleures conditions de travail et mettent en lumière l'importance du travail du soin, sont autant de pistes qui contredisent la logique prédatrice du capital et posent les bases d'un autre rapport au monde et aux autres. De telles revendications, pour gagner en force, doivent cependant pouvoir s'articuler autour d'un projet de société alternative, un projet auquel doivent pouvoir contribuer les mouvements sociaux, les associations, les collectifs de quartier, etc.
Surtout, un tel programme doit assumer la traduction politique de ces aspirations. Cela ne signifie pas se limiter à une extension parlementaire aux revendications selon une logique de plaidoyer, mais au contraire rompre la division artificielle entre social et politique. Si un tel programme de rupture veut voir le jour, il faudra outrepasser le carcan étriqué du seul champ institutionnel, en poussant le mouvement social à assumer le rapport de force, par l'amplification des mobilisations, des luttes, des grèves, qui déplacent les lieux de décisions. En creux, cela signifie en effet poser la question du pouvoir. Sur les lieux de travail, d'étude, dans la rue : il s'agit de reprendre le contrôle de nos vies, d'agir collectivement en faveur d'une autre société, seule manière de travailler à la mise en œuvre d'une société écosocialiste et radicalement démocratique.
Si un tel programme de rupture veut voir le jour, il faudra outrepasser le carcan étriqué du seul champ institutionnel, en poussant le mouvement social à assumer le rapport de force, par l'amplification des mobilisations, des luttes, des grèves, qui déplacent les lieux de décisions. En creux, cela signifie en effet poser la question du pouvoir.
Publié le 17 avril 2025 par la Gauche anticapitaliste.
1Ajoutons que cette taxe est l'objet de débats au sein même de la coalition, avec un MR qui cherche à tout pris à en réduire la portée, pourtant déjà très minime (500 millions dans un budget de 22 milliards). Un nouvel exemple que même les mesures les moins injustes de l'accord de gouvernement (le “trophée” de Vooruit) sont insupportables pour la droite en position de force au sein de la majorité.
2« L'accord de ne pas augmenter la pression fiscale lors de contrôles budgétaires implique qu'on se retournera à chaque fois vers de nouvelles économies. Même si côté gauche, on remarque que la nuance que la pression fiscale ne peut pas augmenter en proportion du PIB laisse néanmoins une marge pour de nouveaux revenus. »Source : TIJD (traduction propre).
3Depuis l'accord a finalement été validé par le gouvernement. Voir L'Écho.
4On peut penser de façon non exhaustive aux syndicats (FGTB & CSC), la Gauche anticapitaliste, le PTB, le PSL, le réseau Ades, la Coordination antifasciste de Belgique, Commune Colère, les Collectifs 8 mars et toutes les organisations progressistes, féministes, anti-racistes, LGBTI+…
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« Il n’y a pas eu d’attaque extérieure, la panne est le produit de la cupidité des grandes compagnies d’électricité »

« Le problème, ce ne sont pas les énergies renouvelables, celui qui dit cela ne dit pas la vérité », souligne Antonio Turiel au début de l'interview accordée à NAIZ, au lendemain de la plus grande panne mondiale de l'histoire de l'État espagnol et du Portugal.
Le docteur en physique et expert en énergie, chercheur au CSIC, souligne que la clé est de stabiliser le système dans lequel convergent aujourd'hui de grandes quantités d'énergie photovoltaïque et éolienne. Il rappelle que c'est un problème que l'Allemagne connaît également et que l'année dernière, elle a failli provoquer une panne d'électricité massive en Espagne à cinq reprises.
Sans craindre d'être un verset lâche dans le discours public, il pointe du doigt les grandes entreprises énergétiques, leur « cupidité » et le manque d'investissements et de mécanismes de prévention.
30 avril 2025 | tiré de Viento sur
« Il n'y a pas eu d'attaque extérieure, la panne est le produit de la cupidité des grandes compagnies d'électricité »
Vous avez dit dans une autre interview que la coupure est le produit d'une production d'énergie photovoltaïque trop importante qui réagit mal à l'évolution de la demande. Qu'est-ce que cela signifie ?
C'est un problème de technologie. Les systèmes énergétiques classiques sont basés sur un système de tours de turbines lourdes pesant des milliers de tonnes, qui ont l'avantage d'être régulées par les changements de la demande, car la force à laquelle la turbine tourne peut augmenter ou diminuer la quantité d'électricité. C'est un mécanisme automatique, mais cela ne se produit pas avec le photovoltaïque car il ne produit pas de courant alternatif, il ne produit pas d'onde, mais une source continue. Vous avez besoin d'un appareil appelé onduleur, qui génère du courant synthétique, mais il a un problème, c'est qu'il répond très mal aux changements de la demande. Il lui est donc très difficile de suivre l'évolution de la demande sur le réseau.
Dans des conditions normales, le photovoltaïque est minoritaire et les systèmes inertiels sont responsables de la gestion des variations de la demande, mais dans ce cas précis, 60 % de la production à l'époque était photovoltaïque et 14 % éolienne. Et il n'y a pas eu de systèmes de stabilisation parce qu'il n'y a pas eu d'investissement.
Ce problème peut-il être résolu avec un plus grand nombre de ces investisseurs ?
Voyons, les investisseurs doivent toujours être là, même si ce n'est pas obligatoire. Si le réseau est en charge de la stabilisation, eh bien, quand le photovoltaïque est minoritaire, c'est le cas. Mais si c'est la source majoritaire, il faut qu'elle soit en charge [de stabiliser] une autre, l'investisseur ne suffit pas. Vous avez besoin d'un stabilisateur, qui est une sorte de batterie, qui, lorsqu'il reste de l'énergie, l'accumule et quand elle ne le fait pas, elle l'enlève. Normalement, les stabilisateurs doivent être mis dans une certaine quantité de puissance, par plante d'environ 50 mégawatts.
Donc, d'après ce que j'entends de vous, ce problème n'est pas nouveau.
Ce problème dure depuis des années, ce n'est pas nouveau ! Ce problème de stabilisation dure depuis des années maintenant et en fait, il existe un rapport très intéressant de l'organisme de régulation de l'énergie de l'UE, un super-régulateur qui coordonne tout le monde, qui explique le cas de ce qui s'est passé le 8 janvier 2021, lorsqu'il y a eu un problème similaire à celui du 28 avril et qui a presque détruit tout le réseau européen. C'est un incident qui a été analysé en détail et il a été constaté que le problème était l'inflexibilité pour changer la demande. Depuis lors, la nouvelle réglementation a forcé de nouveaux systèmes à proposer des caractéristiques de stabilisation plus exigeantes. Il s'agit d'une réglementation européenne.
Pourquoi est-il si certain que c'est ce qui s'est passé et non, comme certains le croient, une possible attaque extérieure ?
J'ai discuté avec des ingénieurs espagnols et nous pensons tous qu'il y a clairement un problème de stabilité. À partir de 12 heures [lundi midi], le problème de l'instabilité commence, il commence à y avoir des problèmes de changement de fréquence dans le signal actuel. Je vais vous donner un exemple : imaginez que vous avez un poteau que le vent pousse et va l'arracher, c'est une indication qu'il va aller au sol. Eh bien, c'est la même chose, les oscillations devenaient de plus en plus grandes et à la fin c'est ce qui s'est passé.
Alors, aurait-il pu être évité ?
Bien sûr ! L'année dernière, l'Espagne a été contrainte d'arrêter l'industrie à cinq reprises pour éviter que quelque chose comme celui d'hier ne se produise, par le biais du système de réponse active à la demande (SRAD), qui, avec un préavis de 15 minutes, peut informer les grandes industries qu'elles vont arrêter leur approvisionnement. Et ils acceptent en échange de recevoir de l'énergie moins chère. C'était une nouvelle, c'était publié. En fait, je me souviens que l'un des titres était « L'Espagne a failli faire le black-out ».
Certains blâmeront le photovoltaïque et les énergies renouvelables.
Le problème avec le photovoltaïque, c'est que ceux qui le produisent ont toujours intérêt à le vendre. Ils ont des contrats qui leur garantissent un prix garanti de 40 euros ou peu importe par mégawatt, et on a produit trop pour cela. Cela vient du fait de ne pas savoir s'arrêter, de voir qu'il y a tellement de demande et ainsi générer une stabilité croissante. Il y a eu un excès de cupidité et cela génère des instabilités et les systèmes commencent à échouer. Les câbles sont surchargés, déconnectés et une déconnexion en cascade se produit.
Pourquoi la disparition de 15 gigawatts en cinq secondes a-t-elle été mentionnée par Sánchez ?
Lorsque les 15 gigawatts disparaissent, c'est que les systèmes de protection sont activés. Sinon, tous les câbles auraient commencé à fondre. Imaginez une étincelle avec des puissances de gigawatt, ce seraient des puissances de foudre. Et les centrales nucléaires ont été automatiquement fermées, à cause de la situation très dangereuse qui existait. En fait, il devait y avoir des câbles dénudés et carbonisés, j'en suis sûr.
Comment ça ?
Il est sûrement arrivé qu'un câble à haute tension ait été transformé en phosphatine, mais ils ne voudront pas que cela soit connu car l'image n'est pas très bonne, cela donnerait une très mauvaise image. Mais je suis sûr que c'est arrivé.
Si vous étiez ministre de l'Énergie, que recommanderiez-vous à Sánchez pour que cela ne se reproduise plus ?
Eh bien, il faut prier [rires] et forcer les entreprises à mettre en place des systèmes de stabilisation. Ce que Sánchez a dit ce mardi, c'est à ce sujet, il met l'accent là où il devrait l'être. Il y a un enjeu qui n'a pas été investi mais aussi si l'usine à cycle combiné gaz avait été prête à prendre le relais, les problèmes auraient été moins importants. Ils les ont fait arrêter, et c'est une responsabilité criminelle.
Qui ?
Iberdrola, Endesa, Naturgy... Les grandes entreprises énergétiques sont celles qui contrôlent les centrales à gaz à cycle combiné. Une centrale thermique conventionnelle brûle du combustible pour produire de la chaleur, mais dans une centrale à cycle combiné, le système est différent ; C'est le gaz de combustion lui-même qui est utilisé, que vous réinjectez dans le système pour déplacer les pales. Cette force supplémentaire du gaz donne une puissance supplémentaire et de meilleures performances. Les centrales à gaz à cycle combiné ont environ deux fois les performances des autres, et en plus des meilleures performances, elles sont plus rapides, car c'est le gaz lui-même que vous déplacez et vous le faites réagir beaucoup plus rapidement. Ils sont utilisés pour stabiliser le système.
Cela dit, au moment de la panne, les centrales à cycle combiné ne représentaient que 8 % de l'ensemble du système et le lendemain, elles en représentent 40 %.
Et pourquoi ?
Parce que le gaz est plus cher, et que le système de tarification vous oblige à choisir d'abord les technologies les moins chères. Cela mettait le système lui-même en danger. Je comprends que vous utilisiez de l'énergie renouvelable, mais ce qui est logique, c'est que vous avez des centrales à cycle combiné en réserve. Mais leur entretien coûte beaucoup d'argent.
Pensez-vous que Sánchez sait tout cela ?
Je pense. Je sais que Teresa Ribera le sait.
Le dis-le-t-elle parce qu'elle connaît ou a des gens en commun avec elle ?
Pour une raison quelconque... Je sais que Ribera le sait. Et si elle le sait, la troisième vice-présidente (et ministre de la Transition écologique) le sait. Les déclarations de Sánchez indiquent qu'il comprend la nature du problème et que ce sont les grandes entreprises énergétiques qui nous ont conduits au black-out. Mais ils ont beaucoup de pouvoir. Et vous pouvez le voir dans les médias... Il y a de l'intérêt à ce que cette question ne soit pas très bien comprise.
Excluez-vous alors que ce soit le produit d'un sabotage ?
Oui. La réalité est beaucoup plus prosaïque, elle est plus minable, elle est plus misérable ; C'est la cupidité. Il est illusoire de penser à une attaque. De manière réaliste, à court terme, nous devons parier sur le fait qu'il y aura des centres de secours toujours prêts. Après ce qui s'est passé, je ne pense pas que cela puisse se reproduire à court terme parce qu'ils vont tirer le gaz, ce qu'ils font déjà. Les batteries sont très chères, extraordinairement chères, ce ne sont pas celles d'un téléphone portable, ce sont des monstres, des tonnes de lithium. Et tout attendre des centrales à cycle combiné, parce que c'est difficile parce qu'elles émettent du CO2 et que nous sommes censés l'éliminer. C'est difficile.
29/4/2025
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Soulèvement planétaire

On vit une situation assez paradoxale. Les dangers sont planétaires, les indicateurs sont au rouge et pourtant on ne parvient pas à rompre avec des logiques mortifères.
L'article propose de rappeler cette urgence écologique et climatique, et de mettre en relation la dégradation de la vie sur terre, l'érosion des droits et de la démocratie avec la nouvelle phase du capitalisme algorithmique. Les effets sont multiples et plutôt que de mener des luttes chacun dans son couloir on a besoin de mettre en relation nos expériences et nos combats. D'ouvrir notre pensée critique et notre sensibilité car l'une et l'autre sont menacées. Le combat, c'est déjà d'avoir ses sens ouverts, et d'être prêt à bâtir avec les autres une réalité partagée. Tandis que les milliardaires disent le réel, le défont et refont l'histoire, on doit depuis notre classe contester ce monde et ouvrir avec nos luttes et nos discours d'autres manières de nous lire et de faire l'histoire. Tandis qu'on constate un repli national dans bien des pays et des social-démocraties toujours plus frileuses pour proposer un récit alternatif et des perspectives émancipatrices, et donc anticapitaliste, l'article invite à renouer avec les dynamiques révolutionnaires ouvertes dans le passé, mais restées inabouties.
Malheureusement, les choix se restreignent. On l'on continue dans la barbarie, avec ces cinquante nuances de violence, ou l'on parvient à renverser la tendance.
Si d'un côté quelques Etats confirment et assument leur tournant autoritaire ou néofasciste avec en vue la guerre aux pauvres, aux étrangers, et l'accélération de l'écocide, on doit être plus nombreux à défendre la voie de la rupture. Elle implique de se solidariser avec les travailleurs, les étrangers, les incarcérés, les peuples opprimés. L'heure n'est plus aux compromissions mais à l'affirmation de la révolution. Plus que jamais, et dans tous les sens du terme, d'un point de vue affectif, intellectuel, on a besoin de semer un soulèvement écosocialiste planétaire.
Pour lire l'article au complet cliquer ici
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À l’échelle mondiale, la rémunération des PDG a augmenté de 50 % depuis 2019, soit 56 fois plus que les salaires des employé.es

En amont de la Journée internationale des travailleurs (1er mai), une nouvelle analyse d'Oxfam révèle que la rémunération moyenne des PDG au niveau mondial a atteint 4,3 millions de dollars en 2024. Cela représente une hausse de 50 % en termes réels par rapport au salaire moyen de 2,9 millions de dollars comptabilisé en 2019 (corrigé de l'inflation). Cette hausse dépasse largement l'augmentation des salaires moyens réels des employé.es qui a été d'à peine 0,9 % durant la même période dans les pays où les données relatives aux rémunérations des PDG sont disponibles.
– La rémunération moyenne des PDG s'est accrue de 50 % en termes réels depuis 2019, tandis que le salaire moyen des employé.es n'a augmenté que de 0,9 %.
– En une heure, les milliardaires empochent l'équivalent de ce que les salarié.es gagnent en moyenne en une année entière.
– L'écart salarial moyen entre les femmes et les hommes au sein de 11 366 entreprises à travers le monde a légèrement diminué, passant de 27 % en 2022 à 22 % en 2023. Pourtant, en moyenne, les employées de ces entreprises continuent de « travailler gratuitement » le vendredi, tandis que leurs homologues masculins sont rémunérés pour la semaine entière.
– Oxfam et la Confédération syndicale internationale (CSI) appellent à augmenter les impôts sur les super-riches pour investir dans les populations et la planète.
Ces chiffres représentent les moyennes médianes basées sur la rémunération totale des cadres. Ils incluent les primes et les options d'achat d'actions et portent sur près de 2 000 entreprises implantées dans 35 pays où la rémunération des PDG a dépassé un million de dollars en 2024. Les données analysées par Oxfam proviennent de la base de données S&P Capital IQ qui compile les informations financières publiées par les entreprises.
– L'Irlande et l'Allemagne font partie des pays où les rémunérations des PDG sont parmi les plus élevées, avec une rémunération annuelle moyenne de respectivement 6,7 millions de dollars et 4,7 millions de dollars en 2024.
– La rémunération moyenne des PDG en Afrique du Sud était de 1,6 million de dollars en 2024, tandis qu'elle atteignait 2 millions de dollars en Inde.
« Année après année, nous assistons au même spectacle grotesque : la rémunération des PDG explose tandis que le salaire des employé.es stagne quasiment. Il ne s'agit pas d'une faille du système, le système marche parfaitement comme prévu. Il concentre toujours plus les richesses entre les mains des plus fortuné.es tandis que des millions de travailleurs et travailleuses peinent à payer leur loyer, à se nourrir et à se soigner », dénonce Amitabh Behar, directeur général d'Oxfam International.
Cette hausse de la rémunération des PDG intervient au moment où de plus en plus de voix mettent en garde contre le fait que les salaires ne suivent pas l'augmentation du coût de la vie. D'après l'Organisation internationale du travail (OIT), les salaires réels ont augmenté de 2,7 % en 2024. Toutefois, le salaire de nombre de travailleurs et travailleuses stagne. Ainsi, en France, en Afrique du Sud et en Espagne, les salaires réels ont augmenté d'à peine 0,6 % l'année dernière. Si les inégalités salariales ont diminué au niveau mondial, elles restent très élevées, notamment dans les pays à faible revenu où la part des revenus des 10 % les plus riches est 3,4 fois plus importante que celle des 40 % les plus pauvres.
Les milliardaires, souvent actionnaires ou propriétaires de multinationales, ont engrangé en moyenne 206 milliards de dollars de nouvelles richesses l'année dernière. Cela représente 23 500 dollars par heure, soit plus que le revenu moyen au niveau mondial en 2023, qui s'élevait à 21 000 dollars.
Par ailleurs, en plus de la flambée des rémunérations des PDG, les salarié.es à travers le monde sont maintenant confronté·es à une nouvelle menace : les nouveaux tarifs douaniers états-uniens. Ces politiques présentent des risques considérables pour les classes populaires du monde entier, notamment des pertes d'emplois et une hausse des prix des produits de première nécessité, ce qui pourraient exacerber encore davantage les inégalités déjà extrêmes.
« Avec la politique douanière irresponsable du président Trump, les choses vont de mal en pis pour nombre de travailleurs et travailleuses : on passe des politiques commerciales néolibérales destructrices aux tarifs douaniers utilisés comme une arme économique. Ces politiques nuiront non seulement aux classes populaires états-uniennes, mais surtout aux personnes qui tentent de sortir de la pauvreté dans certains des pays les plus pauvres du monde », déplore Amitabh Behar.
De plus en plus, la loi contraint les entreprises à publier les données relatives aux inégalités salariales entre femmes et hommes. D'après l'analyse d'Oxfam, qui s'appuie sur la base de données S&P Capital IQ, parmi les 11 366 entreprises implantées dans 82 pays qui ont publié leurs données relatives à l'écart de salaire femmes-hommes, l'écart moyen s'est légèrement réduit, passant d'environ 27 % en 2022 à 22 % en 2023. Pourtant, en moyenne, les femmes de ces entreprises continuent de « travailler gratuitement » le vendredi, alors que leurs homologues masculins sont rémunérés pour la semaine entière.
Les entreprises japonaises et sud-coréennes ont enregistré des écarts de salaire femmes-hommes moyens parmi les plus importants en 2023 : près de 40 %. L'écart salarial moyen en Amérique latine a légèrement augmenté, passant de 34 % en 2022 à 36 % en 2023. Les entreprises canadiennes, danoises, irlandaises et britanniques ont affiché un écart moyen de 16 %.
L'analyse d'Oxfam souligne que, sur 45 501 entreprises situées dans 168 pays ayant déclaré une rémunération de plus de 10 millions de dollars pour leur PDG, et précisé leur genre, moins de 7 % sont dirigées par des femmes.
« Les inégalités salariales scandaleuses entre les PDG et leurs salarié.es montrent que la démocratie fait cruellement défaut là où elle est la plus nécessaire : sur le lieu de travail. Des salarié.es du monde entier sont privé·es de leurs besoins les plus élémentaires tandis que les entreprises engrangent des profits sans précédent et se dérobent à leurs responsabilités grâce à l'évasion fiscale et au lobbying, » dénonce Luc Triangle, secrétaire général de la CSI.
« Les travailleurs et travailleuses exigent un nouveau contrat social fondé sur leurs intérêts et non sur ceux des milliardaires qui entravent la démocratie. Ce n'est pas radical de demander une fiscalité équitable, des services publics performants, des salaires décents et une transition écologique juste. C'est le fondement même d'une société juste. Il est temps de mettre fin au coup d'État des milliardaires contre la démocratie et de donner la priorité aux populations et à la planète. »
Oxfam et la CSI appellent les gouvernements à relayer et à soutenir les appels en faveur de l'imposition des super-riches, aussi bien à l'échelle nationale qu'au niveau mondial. Cela passe, notamment, par l'instauration de taux marginaux d'au moins 75 % sur les plus hauts revenus afin de décourager les rémunérations astronomiques pour les dirigeant.es d'entreprise. Les gouvernements doivent aussi veiller à indexer les salaires minimums sur l'inflation, et à ce que chaque personne ait le droit de rejoindre un syndicat, de se mettre en grève et de participer à des négociations collectives.
Notes aux rédactions
La note méthodologique d'Oxfam est disponible sur demande.
D'après les données de l'Organisation internationale du travail (OIT), dans les pays à faible revenu, la part des revenus perçue par les 10 % les plus riches est 3,4 fois plus élevée que celle perçue par les 40 % les plus pauvres. Le rapport mondial sur les salaires 2024-25 ainsi que les données sont disponibles en ligne.
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Pour un 1er Mai de résistance antifasciste et anti-impérialiste

Le 5 avril, aux États-Unis, une immense colère s'est exprimée contre Trump et son gouvernement d'extrême droite, à travers 1 300 manifestations rassemblant 500 000 personnes. Ces mobilisations significatives ne sont qu'un début. Elles montrent qu'il est possible de riposter aux violentes attaques qui ont lieu partout dans le monde contre les intérêts de la classe ouvrière, des migrant·es, des victimes du racisme, des femmes et de la communauté LGBTI…
Ainsi, en Serbie, en Grèce, en Corée du Sud, en Turquie, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Argentine, en Inde, des secteurs significatifs de la population se sont également soulevés contre leurs gouvernements, les mettant en difficulté, et contre l'extrême droite. Les jeunes ont joué un rôle capital dans beaucoup de ces mouvements de résistance. Le large mouvement de solidarité avec la population de Gaza, contre le génocide mis en place par l'État sioniste, qui a mobilisé des centaines de milliers de jeunes – notamment issus des milieux racisés des pays impérialistes, et des juifs antisionistes – montre la voie pour une mobilisation contre les offensives impérialistes et d'extrême droite. Ce mouvement renforce la solidarité envers la résistance ukrainienne face à l'invasion russe, la résistance du peuple kanak à l'impérialisme français et toutes les autres formes de solidarité et de résistance antifascistes et anti-impérialistes.
Le 1 er Mai 2025 doit être l'occasion, dans le monde entier, de manifester notre solidarité internationale avec les luttes contre les politiques guerrières, contre l'extrême droite, contre les politiques libérales, et pour les droits démocratiques, économiques et sociaux des peuples. Dans le monde entier, le drapeau palestinien sera brandi, comme signe de résistance.
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Le monde est devenu de plus en plus instable, incertain et dangereux. Nous devons faire face à l'urgence climatique et aux crises économique, sociale et politiques engendrées par le capitalisme.
Les politiques autoritaires, xénophobes et protectionnistes de Poutine et de Trump et leurs guerres commerciales et impérialistes accélèrent la crise de ce système. Les mesures de Trump renforcent la crise économique et l'inflation, des licenciements, en plus d'approfondir l'extractivisme écocide et impérialiste. Les gouvernements autoritaires, impérialistes ou d'impérialismes régionaux de Trump, Poutine, Netanyahou, Meloni, Orbán, Erdogan, Modi, Xi Jinping et Marcos dirigent ces attaques. Leur conservatisme réactionnaire les combine avec une multiplication d'attaques contre les droits sociaux et démocratiques, notamment les droits reproductifs des femmes, les LGBTI, en particulier les personnes trans, contre la liberté de la presse et d'expression, contre les migrant·es et toutes les personnes racisé·es – qui subissent toujours plus des discriminations, sont jeté·es dans l'illégalité, sont victimes de séparations familiales, d'emprisonnement et d'expulsions.
Face à cette situation, la IV e Internationale affirme la nécessité et l'urgence de se battre pour la liberté de circulation et d'installation, avec une égalité des droits quelle que soit la nationalité et l'origine, le genre et la sexualité.
Elle revendique le blocage des prix et l'augmentation des salaires, l'annulation des dettes illégitimes et l'expropriation des banques et des grandes entreprises de l'énergie.
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À la politique guerrière de Trump et Poutine, qui se concrétise par l'invasion de l'Ukraine et le génocide en Palestine, ainsi que par les tentatives d'accord entre eux pour se partager les richesses ukrainiennes, la réponse ne peut pas être le militarisme. L'Union européenne tente de s'organiser pour constituer un troisième pôle économique et militaire, et participer à la fuite en avant guerrière et austéritaire. Elle utilise le prétexte de répondre à Poutine et Trump pour augmenter les budgets militaires. Elle prétend que cela nécessite des coupes drastiques dans les dépenses de protection sociale – dans les hôpitaux, les écoles, les prestations sociales, l'emploi public et, bien sûr, l'aide aux pays du Sud, comme l'a fait Trump. Cette politique est lourde de menaces pour l'humanité, que ce soit par la menace de guerres, y compris nucléaires, par la montée du néofascisme dans le monde entier, et le rejet assumé du combat contre la crise climatique.
Dans cette situation, la IV e Internationale affirme la nécessité d'un mouvement mondial contre la guerre, contre la militarisation, en particulier contre l'arme nucléaire. Ce mouvement ne s'oppose pas – et contraire il y est intimement lié – au soutien aux luttes des peuples, armées comme non armées, contre les guerres impérialistes, en particulier en Palestine et en Ukraine, mais aussi de tous les peuples sous l'emprise de l'impérialisme et de puissances régionales, au Congo, au Soudan, au Sahel, au Kurdistan, en Arménie, au Yémen, au Myanmar… Car il ne peut y avoir de paix sans justice.
Nous voulons construire un autre monde, basé sur la coopération et non la violence, la socialisation (des ressources naturelles, des transports, des banques…) et non la concurrence, sur les choix démocratiques de ce qu'on produit et de quelles marchandises on fait circuler, sur la solidarité plutôt que sur la haine, encouragée par l'extrême droite. À l'avant-garde de ce combat sont présent·es celles et ceux qui se battent contre l'extrême droite, contre les gouvernements libéraux, contre la guerre, pour la libération de la Palestine et de l'Ukraine.
La IVe Internationale l'exprime dans son Manifeste pour la révolution écosocialiste adopté lors de son 18 e congrès.
À l'occasion de ce 1 er Mai, elle appelle la classe ouvrière, les paysan·nes, les habitant·es des quartiers populaires et les peuples et couches opprimés à se mobiliser massivement pour changer le monde.
Face à la montée de l'extrême droite et des politiques autoritaires de tous les gouvernements, elle appelle à la construction de campagnes de riposte unitaires contre le militarisme, l'impérialisme, le néofascisme et le néolibéralisme. Changeons le rapport de forces !
• Solidarité internationale contre l'impérialisme et l'autoritarisme en le 1 er Mai, journée historique de la résistance et de la solidarité internationale !
• Halte aux guerres et à la militarisation ! Libérons la Palestine ! Retrait des troupes russes d'Ukraine !
• Arrêtons l'extrême droite, partout dans le monde !
• Défense des revendications des travailleur·ses, pour une révolution écosocialiste !
28 avril 2025
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Stratégies contre-hégémoniques en période d’autoritarisme réactionnaire

Elon Musk, la personne la plus riche du monde et figure montante de l'internationale réactionnaire, a éclipsé une partie des projecteurs médiatiques pointant Donald Trump lui-même, en faisant le salut fasciste lors de la célébration d'investiture, en janvier dernier. Une réminiscence néofasciste comme symbole graphique d'un changement d'époque condamné avec la victoire de Trump et la défaite du néolibéralisme progressiste (Fraser, 2017) incarné par la candidature de Kamala Harris.
Tiré de Viento Sur
29 avril 2025
Une victoire qui nous offre des aperçus plus clairs du nouveau cycle dans lequel nous sommes entrés, poussés par cette course à l'abîme qu'est devenue la crise systémique du capitalisme. En ce sens, il ne faut pas voir Trump uniquement comme le Frankenstein des Républicains, mais comme l'expression d'un phénomène, l'autoritarisme réactionnaire, qui dépasse les frontières américaines. Il est donc essentiel d'analyser la victoire de Trump, non pas comme un accident de la politique américaine, mais, plus largement, comme un phénomène politique qui est le produit d'une tentative de stabilisation de la crise structurelle du capitalisme (Urbán, 2024).
Nous assistons à une véritable restauration d'un capitalisme sauvage où les lois du marché priment sur les droits sociaux. Une tentative, en somme, d'abolir ce que Marx appelait « les victoires de l'économie politique du travail » pour y substituer l'économie politique du capital. Tout cela s'est combiné, comme il ne pouvait en être autrement, avec l'exaltation d'un État fort et d'une discipline sociale, avec l'hostilité qui en découle à l'égard de nombreuses formes de médiation sociale (syndicats, organisations sociales, etc.) et l'articulation d'un discours lié à l'idée d'ordre social. Dans celui-ci, les appareils d'État apparaissent comme la seule possibilité de salut pour le capital transnational dans le cadre de la crise structurelle prolongée du capitalisme mondial. C'est là qu'intervient le processus accéléré d'oligarchisation et de ploutocratie, où les ultra-riches et les entreprises influencent la politique comme jamais auparavant.
L'oligarchisation de la politique
La victoire de Trump en 2016 a été un nouveau tour de vis dans l'oligarchisation de la politique américaine, car à l'augmentation exponentielle des dépenses de campagne légalisées depuis 2010, il fallait ajouter l'effet mimétique généré par Trump des candidats millionnaires. Dans la campagne électorale de 2024, il faut ajouter la concurrence directe d'Elon Musk, la personne la plus riche du monde, qui a non seulement dépensé beaucoup d'argent pour soutenir la candidature de Trump - un montant estimé à trois cents millions de dollars, allant même jusqu'à acheter des voix dans des États clés comme la Pennsylvanie, mais il a utilisé, sans fard ni mesure, X, le réseau social qu'il a acheté en 2022, comme une puissante arme électorale en faveur de Trump, pour déstabiliser le gouvernement britannique de Keir Starmer ou pour soutenir la candidature de l'ultra-droite allemande d'Alice Weidel. Elon Musk a ainsi démontré qu'il a le privilège d'acheter la capacité de rendre le monde un peu plus à sa convenance, tant au niveau de ses intérêts économiques que de ses penchants idéologiques. Les milliardaires de la tech contre la démocratie, qui investissent des milliards et utilisent leurs propres entreprises de la tech pour conditionner les résultats des élections, une véritable révolte des privilégiés.
Ainsi, le pouvoir économique, bien sûr, mais aussi le pouvoir politique et juridique des grandes entreprises se sont renforcés et développés de manière exponentielle ces derniers temps. L'augmentation constante de leurs profits, l'accumulation des richesses et la concentration des grandes fortunes en sont des indicateurs. Par exemple, avec la victoire de Trump, la fortune d'Elon Musk a grimpé à 314 milliards de dollars (environ 293 milliards d'euros), selon les données de l'indice Bloomberg Billionaires. La principale raison de cette augmentation est que le marché s'attend à ce que la nouvelle administration républicaine assouplisse les règles affectant les multiples entreprises de Musk, des voitures autonomes aux fusées spatiales en passant par les implants cérébraux. Il s'agit là d'un nouvel exemple de l'asymétrie croissante entre les droits des sociétés transnationales et leurs obligations. Une mainmise des entreprises sur les pouvoirs législatifs et la complicité généralisée du pouvoir exécutif avec les intérêts des transnationales.
Tandis que les intérêts commerciaux des grandes entreprises sont protégés, le système des droits de l'homme s'effondre au niveau international et est colonisé par des normes privées favorables aux élites politico-entreprises. Dans ce contexte, les grandes entreprises et les fonds d'investissement transnationaux ont entrepris de détruire tous les obstacles à la marchandisation mondiale. La multiplication des traités de commerce et d'investissement, la consolidation des tribunaux d'arbitrage et la prolifération des normes, protocoles, pactes et lignes directrices qui sous-tendent une toile d'araignée institutionnelle favorable au déploiement des multinationales dans un contexte de concurrence inter-impérialiste accrue à l'échelle mondiale. Une véritable lex mercatoria qui construit une architecture de l'impunité sur laquelle s'appuie l'assaut du pouvoir des entreprises contre la démocratie.
Crise écologique et démondialisation
Ce nouveau bond en avant de l'autoritarisme réactionnaire intervient précisément à un moment où la crise climatique s'aggrave et où la lutte pour des ressources rares renforce le despotisme des élites, au-delà même de la démocratie libérale. Immanuel Wallerstein a déjà suggéré que les crises cycliques du capitalisme se produiraient plus fréquemment à mesure que nous nous heurtons aux limites de la planète. Un processus proportionnel à l'augmentation des phénomènes climatiques extrêmes résultant de la crise écologique en cours elle-même (sécheresses, inondations, chaleurs extrêmes, famines, etc.), où un arrangement capital-nature n'est pas possible.
Dans ce contexte, les conséquences de la crise multidimensionnelle qui nous affecte ont un net biais de classe : les coûts du changement climatique, les besoins en eau et en nourriture, la traduction du capitalisme vert et numérique en réformes environnementales, seront payés avant tout par les classes populaires, via la ségrégation et le zonage, la répression face aux contradictions systémiques, la destruction des droits et la thésaurisation des richesses et des ressources (Ramiro, 2024). Dans ce contexte, les élites économiques et politiques ont plus ou moins explicitement assumé le fait que tout le monde ne peut pas être intégré et que, en fait, de nombreux groupes précédemment intégrés sont dorénavant de trop.
Ainsi, le fossé entre certains groupes intégrés - de plus en plus minoritaires - et d'autres groupes exclus - de plus en plus nombreux - est l'une des principales caractéristiques de notre époque, dont le résultat est, comme nous l'avons souligné plus haut, un processus accéléré d'oligarchisation du pouvoir - politique, économique, symbolique - et une augmentation exponentielle des inégalités, conduisant à la stigmatisation et même à la criminalisation de ceux qui, comme les pauvres ou les migrants, se retrouvent sur le bord de la route dans cette compétition féroce.
L'incertitude et la peur de l'avenir se manifestent aujourd'hui par des poussées xénophobes qui remettent en cause les droits de tous, sans exclusion, par la gestion de la crise écologique au profit d'une minorité et par l'extension de l'illibéralisme qui vide la démocratie au point de n'en laisser que la coquille ou, en d'autres termes, le vote comme un rituel. Car lorsque les mécanismes de cohésion sociale cessent de fonctionner et qu'il est impossible de maintenir l'apparente prospérité des classes moyennes, le repli autoritaire se renforce pour maintenir l'ordre. En même temps, il faut des boucs émissaires (certaines minorités, la population migrante, les mouvements féministes) pour canaliser le mécontentement des classes moyennes en déclin, afin que la colère regarde toujours vers le bas. Il ne s'agit pas d'un problème strictement nouveau, mais plutôt d'un phénomène qui s'accélère et évolue parallèlement au déclin de la belle époque de la mondialisation heureuse.
Une démondialisation, au moins partielle, qui dure depuis des années et qui s'est accélérée à la suite de la pandémie de covid19 qui a conduit à un déclin de l'interconnexion et de l'interdépendance des relations mondiales, engendrant le prélude à un nouvel ordre mondial. L'économie mondiale semble se diviser lentement en une sorte de régionalisation conflictuelle et contestée entre deux zones d'influence principales : une zone sous l'égide des États-Unis et une autre zone sous l'orbite de la Chine, où coexistent des puissances régionales subordonnées aux deux blocs, comme l'UE elle-même et la Russie.
C'est là que le protectionnisme trumpiste du MAGA avec ses annonces de guerres tarifaires prend tout son sens. L'empire américain jusqu'ici incontesté, confronté à sa perte progressive d'hégémonie commerciale, tente de se recomposer selon des lignes nationales dans sa bataille inter-impérialiste avec la Chine. Les premières victimes de cette guerre de positions sont les mécanismes multilatéraux de gouvernance économique de la mondialisation. Ainsi, l'aspect le plus paradigmatique de cette démondialisation est peut-être l'effondrement des mécanismes multilatéraux de gouvernance, l'effondrement de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) étant particulièrement significatif.
De même, le génocide en cours en Palestine par l'État sioniste, avec la complaisance des États-Unis et de l'UE, est devenu le signe le plus tangible de la disparition du soi-disant droit international et de l'effondrement du modèle de gouvernance des Nations-Unies, qui a perdu son visage de Société des Nations et qui a échoué. Un modèle qui a été mis en pièces à la fois par l'incohérence et le double langage de ses supposés partisans et par l'incapacité dont il a fait preuve en s'opposant à Benjamin Netanyahou. En effet, la présidence de Trump semble prête à exacerber les tensions régionales jusqu'à mener une guerre ouverte avec l'Iran. L'accélération des crimes contre l'humanité commis à Gaza et l'approbation d'un nettoyage ethnique visant à annexer le territoire à Israël sont du même ordre.
L'invasion de l'Ukraine a été l'élément perturbateur clé, une recomposition du scénario géopolitique de la même profondeur que la chute du mur de Berlin et le début de l'ère de la mondialisation, mais à l'envers. On pourrait dire que si la Corée a été le premier grand champ de bataille de la guerre froide, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a ouvert un nouveau scénario qui risque de devenir le premier champ de bataille d'une nouvelle lutte impérialiste entre blocs. La vieille Europe est à nouveau le théâtre privilégié des conflits armés, avec l'épée de Damoclès de la menace nucléaire constante et ce que cela signifie en termes de possibilité de déclencher une troisième guerre mondiale. La nouvelle présidence Trump a de nombreuses inconnues à résoudre, non seulement dans ses relations avec Poutine et l'impérialisme russe, mais fondamentalement avec ses alliés de l'OTAN, en particulier avec l'Union européenne et, ne l'oublions pas, avec le peuple ukrainien lui-même et son droit à décider de son avenir.
L'Union européenne : intégration militaire et fédéralisme oligarchique
Une Union européenne qui est plongée dans une crise existentielle pratiquement depuis qu'elle a perdu l'horizon d'un projet d'unité politique après les défaites référendaires du projet de Constitution européenne en France et aux Pays-Bas. Mais le rejet populaire du modèle d'intégration européenne a non seulement été ignoré par les institutions et les élites européennes, mais, au contraire, le rythme des réformes structurelles a été accéléré selon la maxime qu'il valait mieux décréter que demander. En l'absence d'une constitution politique, le constitutionnalisme de marché a été approfondi dans l'ensemble des règles de l'UE, avec notamment le traité de Lisbonne qui, bien qu'il n'ait pas formellement le caractère d'une constitution, a été établi comme un accord entre des États dotés d'un statut constitutionnel. Une sorte de constitution économique néolibérale qui consacre les fameuses règles d'or : stabilité monétaire, équilibre budgétaire, concurrence libre et non faussée.
Le relatif hiatus post-austérité de la crise pandémique a laissé place à de nouveaux bonds en avant de l'UE en matière d'intégration financière, mais le changement le plus significatif est peut-être la remilitarisation et l'intégration militaire comme clé de voûte du nouveau projet de puissance européen dans le contexte de la polycrise mondiale. Le constitutionnalisme de marché qui a prévalu jusqu'à présent est complété par un pilier sécuritaire plus fort. L'invasion de l'Ukraine par Poutine est ainsi devenue un prétexte idéal pour une véritable doctrine de choc. Non seulement l'UE se remilitarise pour être en mesure de parler la langue dure du pouvoir dans un désordre mondial où les conflits inter-impérialistes sur les ressources rares deviennent de plus en plus aigus, mais l'agenda commercial agressif de l'Europe est également accéléré sous le prétexte de la guerre.
Une augmentation de l'agressivité commerciale, extractiviste et néocoloniale de l'Europe dans le conflit sur les ressources rares dans lequel s'inscrivent les nouveaux mécanismes d'investissement, tels que le Global Gateway. Un programme d'investissement public-privé qui vise à mobiliser 300 milliards d'euros pour tenter de concurrencer la Ceinture et la Route de la Chine, c'est-à-dire la Nouvelle Route de la soie. De cette manière, avec le Global Gateway, l'UE vise à renforcer son rôle dans l'ordre mondial, en contrant la montée en puissance de la Chine dans le monde entier, en particulier dans les secteurs liés aux infrastructures et aux connexions.
Ainsi, le programme d'investissement de la passerelle mondiale et la nouvelle vague d'accords commerciaux que l'UE a promus ces deux dernières années - renouvellement des traités avec le Chili et le Mexique, conclusion de l'accord avec le Mercosur, signature de partenariats stratégiques sur les matières premières avec une douzaine de pays - ont été conçus avec un objectif clair : garantir l'accès des transnationales européennes aux ressources minérales de ces régions. La concurrence mondiale pour se positionner sur les nouveaux marchés verts et numériques, face à l'hégémonie imparable de la Chine, est à l'origine de la vitesse de croisière avec laquelle l'UE a promu une batterie d'outils pour garantir la disponibilité sûre et abondante de ces minerais (Ramiro et González, 2024).
Comme complément à l'agressivité commerciale de l'UE exprimée dans le Global Gateway, la Commission a présenté le Strategic Compass for Security and Defence. Un texte dans lequel il est répété à plusieurs reprises que « l'agression de la Russie contre l'Ukraine constitue un changement tectonique dans l'histoire de l'Europe » auquel l'UE doit répondre. Et quelle est la principale recommandation de ce Compas stratégique ? L'augmentation des dépenses et de la coordination militaires. Précisément dans un contexte où les budgets militaires des pays membres de l'UE sont plus de quatre fois supérieurs à ceux de la Russie et où les dépenses militaires européennes ont triplé depuis 2007.
Une augmentation des dépenses de défense qui a finalement été finalisée lors du Conseil européen de Versailles, par lequel les États membres se sont engagés à investir 2 % de leur PIB dans ce domaine, comme les États-Unis l'exigeaient des pays membres de l'OTAN depuis la conférence de Newport en 2014. Il s'agit du plus grand investissement militaire européen depuis la Seconde Guerre mondiale. Alors que l'augmentation vertigineuse des dépenses militaires européennes ne semble pas suffisante pour la nouvelle administration Trump, qui a exigé de ses partenaires de l'OTAN qu'ils consacrent 5 % du PIB à leurs budgets militaires.
À cet égard, la haute représentante de l'UE pour la politique étrangère, Kaja Kallas, a déclaré lors de la conférence annuelle de l'Agence européenne de défense : « Le président Trump a raison de dire que nous ne dépensons pas assez. Il est temps d'investir". C'est un signe de plus que, malgré des documents tels que la boussole stratégique qui marquent les étapes vers une plus grande autonomie stratégique européenne, la soumission de l'UE aux États-Unis est totale et n'est pas remise en question. Même en dépit des menaces de Trump à l'encontre d'un État membre comme le Danemark, l'Alliance atlantique reste « la base de la défense collective de ses membres ».
Une stratégie de choc, avec des tambours de guerre en arrière-plan, qui est utilisée par les élites européennes non seulement pour atteindre leur objectif de longue date d'intégration militaire européenne, mais aussi pour renforcer un modèle de fédéralisme oligarchique et technocratique. C'est ce que l'ancien directeur de Goldman Sachs, Mario Draghi, a ouvertement proposé dans son récent rapport, Compétitivité de l'UE, directement commandé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Une stratégie pour enrayer le déclin économique de l'Union européenne face aux autres puissances et qui s'engage à accélérer la mise en place de mécanismes de décision conjoints des institutions européennes afin de promouvoir l'union des marchés de capitaux de l'UE et de pouvoir agir dans de meilleures conditions dans le cadre d'une course à la compétitivité de plus en plus intense avec les autres grandes puissances, qu'elles soient en déclin ou en hausse, après la fin de la mondialisation heureuse (Urbán et Pastor, 2024).
Dix ans après la capitulation de Syriza
Le mois de janvier dernier marquait le dixième anniversaire de la victoire de Syriza et du premier gouvernement anti-austérité de l'Europe de la Troïka. Un espoir qui, après six mois intenses, a été brisé par l'acceptation du troisième mémorandum qui condamnait l'austérité dans le pays hellénique et la fin de l'expérience antilibérale de Syriza. L'ancien ministre de l'Economie, Yanis Varoufakis, a parfaitement résumé l'attitude de la Troïka pendant les négociations : « Leur seul but était de nous humilier. » Il n'y a jamais eu de négociation de la part des institutions européennes mais une véritable épreuve de force exprimée en termes d'économie politique pour faire plier la première force anti-austérité à former le gouvernement d'un pays européen.
Face à cette situation, la stratégie diplomatique adoptée par le Premier ministre grec Alexis Tsipras ne pouvait qu'aspirer à modifier les virgules, dans des conditions établies à l'avance. De cette façon, Tsipras s'est retrouvé enfermé dans une impasse. Sans autre plan que de corriger sur le papier les propositions de l'Eurogroupe : ignorer la nécessité d'appeler à une mobilisation européenne pour défendre le premier gouvernement anti-austérité de la zone euro ; refusant de mettre en place des mécanismes de protection du processus de négociation (moratoire de paiement, contrôle des mouvements de capitaux, régulation et intervention du système bancaire, restructuration sélective unilatérale de la dette illégitime avec appui des résultats de l'audit) et refusant d'élaborer et de préparer un plan qui, même s'il ne s'agissait pas de sa première option, était de montrer sa capacité à gérer un scénario de désaccord (élaborer une réforme fiscale, émettre des billets à ordre et de la monnaie électronique tout en préparant une nouvelle politique monétaire, en mettant en place les instruments économiques pertinents pour faire face à une période d'exception...).
Le slogan de transition de Syriza « pas de sacrifice pour l'euro », avec lequel il a réussi à remporter les élections, a averti que la priorité du gouvernement devrait être de lutter contre les politiques d'austérité et, bien que la sortie de l'euro ne fasse pas partie du programme, d'accepter et de répondre aux conséquences de la tentative de la Troïka d'imposer l'austérité. Alors que la victoire de Syriza exprimait l'organisation de l'espoir du peuple contre les politiques d'austérité, sa défaite était l'organisation programmée de la résignation de la Troïka : la démoralisation non seulement du peuple grec, à qui un message a été transmis – cela ne peut pas être fait – mais aussi un avertissement à tout autre peuple qui a décidé de défier le pouvoir établi dans le cadre de cette Union européenne. En fait, la capitulation du premier gouvernement d'Alexis Tsipras ne leur a pas suffi, les institutions européennes et le FMI ont exigé et obtenu du second gouvernement de Tsipras l'approfondissement des politiques néolibérales en attaquant un peu plus le système de sécurité sociale, en particulier le système de retraite, en accélérant les privatisations, en imposant de multiples changements dans la sphère juridique et législative qui constituaient des revers structurels fondamentaux en faveur du grand capital et contre le bien commun.
La défaite de Syriza a mis en évidence à la fois les limites des propositions réformistes à l'heure de la crise systémique et l'incapacité de l'architecture de l'UE à reprendre une question, même minime, de la constitutionnalisation du néolibéralisme comme seule politique possible. Mais, comme l'écrit Éric Toussaint dans son livre Capitulation entre adultes (L'Ancien Topo, 2020), il y avait une alternative à l'acceptation du mémorandum d'austérité, tant dans la stratégie de négociation que dans la politique économique à suivre. C'est peut-être l'une des leçons les plus importantes que la tragédie grecque nous a laissées.
Apprendre des défaites passées pour imaginer le futur
Depuis l'austérité imposée à la Grèce en 2015, à l'exception de certaines initiatives telles que Plan B ou Diem25, qui ont tenté de diverses manières de tirer des leçons de l'expérience grecque – en particulier la nécessité d'organiser un mouvement ou au moins de construire une coordination stable d'organisations prêtes à affronter collectivement le chantage des institutions européennes, la tendance générale de la gauche européenne était d'essayer d'oublier à la fois la défaite grecque et l'intervention du gouvernement Syriza par la Troïka. Oublier pour ne pas avoir à entreprendre la tâche de comprendre les raisons de la défaite et, par conséquent, de s'interroger sur leurs propres stratégies. Podemos était un exemple paradigmatique de cette situation. Ainsi, la Grèce est passée du statut d'espoir de l'Europe à celui de grand oublié. À un moment comme celui-ci, les leçons de la défaite grecque peuvent être un bon point de départ pour réfléchir à des stratégies et à des cartographies contre-hégémoniques pour l'avenir, au moins dans le cadre européen.
La victoire de Trump et le début de son second mandat pourraient générer, parmi une grande partie de la gauche, un effet adoucissant sur les institutions de l'UE, qui pourraient considérer Bruxelles comme un moindre mal face aux menaces du trumpisme et de l'impérialisme poutiniste. Nous ne pouvons pas oublier qu'il y a peu de machines de propagande mieux huilées que l'UE. C'est pourquoi il est essentiel de fuir le malménorisme, une forme particulière d'anti-politique promue par l'establishment, comprise comme l'argument selon lequel pour soi-disant contourner le plus grand mal, il faut accepter le prix d'un moindre mal. Un magnifique exemple concret a été le vote des Verts européens, en septembre dernier, pour la candidature d'Ursula Von der Leyen qui devait supposément freiner l'extrême droite, mais dont le résultat est déjà facile à juger malgré le peu de temps qui s'est écoulé jusqu'à présent.
Ainsi, une tentative est faite pour sauver à nouveau du naufrage le néolibéralisme progressiste, c'est-à-dire la combinaison de politiques économiques régressives et libérales avec des politiques de reconnaissance apparemment progressistes. Précisément, l'élection de Trump ou de Meloni offre des exemples d'insubordination politique contre le néolibéralisme progressiste, car nous ne pouvons pas perdre de vue le fait que la rupture avec le statu quo donne un sex-appeal remarquable et une certaine aura anti-système, à une époque où le système est générateur de malaises divers. C'est pourquoi il est essentiel d'échapper au piège binaire du soutien à l'impérialisme européen par opposition aux autres impérialismes en conflit.
La même partie de la gauche continue de voir plus d'avantages que d'inconvénients dans l'UE et la zone euro, et considère qu'ils sont compatibles avec un retour à des politiques sociales-démocrates ou keynésiennes d'augmentation des dépenses sociales. Mais quel meilleur antidote aux caprices euro-enthousiastes que de se rappeler l'échec de la politique de négociation avec la Troïka d'Alexis Tsipras en 2015, devenant la confirmation de l'incapacité du réformisme. Là, nous avons pu voir qu'il n'y a pas de place pour des réformes significatives, il n'y a pas de place pour la négociation, de sorte que ce n'est qu'à partir d'une logique de désobéissance que l'on peut avancer dans la construction d'une Europe des peuples. Par conséquent, notre tâche doit être de combattre une UE qui s'oriente de plus en plus vers un modèle oligarchique et militariste, qui consiste à augmenter le budget militaire, à réduire les dépenses sociales, à promouvoir l'ethno-nationalisme xénophobe et le bouclage autoritaire. Nous devons présenter une proposition claire de rupture avec les institutions européennes, car l'expérience grecque a montré que l'UE et la zone euro ne peuvent pas être réformées.
Daniel Bensaïd disait que la lutte des opprimés commence toujours par une définition négative, en l'occurrence avec notre rejet de l'UE comme option stratégique des élites européennes, afin de construire notre projet alternatif pour l'Europe à partir de là. Parce que nous devons combattre cette UE de manière décisive, non pas pour revendiquer une prétendue souveraineté et une identité nationale menacées, comme le fait l'extrême droite, mais d'un point de vue de classe : au nom de la solidarité sociale attaquée par l'ordolibéralisme européen. Prendre parti face à l'implacable logique concurrentielle des élites européennes (ce « souffle glacial de la société mercantile » qu'écrivait Benjamin) pour « le souffle chaud des solidarités et du bien public », que défendait Bensaïd. Parce que dans ce monde en flammes, le conflit fondamental est celui qui oppose le capital à la vie, les intérêts privés aux biens communs, les marchandises aux droits. Nous ne pourrons jamais entreprendre une transition éco-sociale sans lutter contre la maladie militariste du capitalisme.
Une autre des leçons les plus importantes de la défaite de Syriza a été la difficulté d'affronter la rupture avec l'UE à partir de la solitude d'un seul pays. Et, par conséquent, la nécessité impérieuse de susciter un mouvement internationaliste à l'échelle européenne. D'autre part, la tendance générale, à partir de 2015, était un repli des mouvements et des organisations vers des cadres locaux, nationaux et étatiques. Face à cette dynamique de repli, nous avons vu que, justement, les mobilisations les plus intéressantes de ces derniers temps ont eu un cadre international : la grève internationale des femmes et le mouvement féministe ; Fridays For Future et le mouvement pour le climat ; le mouvement antiraciste et décolonial qui a émergé de Black Lives Mather ; ou la solidarité internationaliste avec la Palestine.
Ces expériences ont montré que sans une réactivation des luttes sociales au niveau international, avec un tel terrain de jeu économique transnationalisé, des alternatives socio-écologiques viables ne peuvent pas être consolidées. Aujourd'hui plus que jamais, il est essentiel d'ouvrir un nouveau cycle de mobilisations capable de passer du niveau étatique au niveau européen, qui brise l'illusion euro-réformiste de l'UE pour forcer une rupture démocratique dans une clé écosocialiste. À cette fin, il est essentiel de renforcer de larges alliances avec les organisations sociales, politiques et syndicales. Miser sur un nouvel internationalisme éco-territorial, attaché aux réseaux communautaires, et engagé dans le sabotage de la logique de guerre ; composé d'un sujet pluriel et diversifié, enraciné dans les luttes populaires et qui regarde au-delà des frontières de l'État-nation comme seul cadre possible pour l'action politique. Dans une récente entrevue, Alberto Toscano a déclaré de manière évocatrice que « pour l'extrême droite, la gauche est un agent de changements monumentaux, sapant toujours la propriété privée et bouleversant la civilisation occidentale. Dans l'imaginaire conspirationniste de l'extrême droite d'aujourd'hui, on peut entrevoir, comme dans un miroir de foire, quelle gauche il nous faut".
La déclaration de Toscano n'est pas sans rappeler l'époque où Ahora Madrid a réussi à remporter le conseil municipal de Madrid, quelques mois seulement après la victoire de Syriza en Grèce, et où l'ancienne présidente du Parti populaire, Esperanza Aguirre, a mis en garde dans les médias contre l'arrivée des soviétiques dans la capitale madrilène. Les soviets qu'Aguirre a dénoncé n'ont jamais atteint Madrid et finalement, le conseil municipal s'est perdu dans un processus accéléré de modération politique. Il n'y a pas de temps pour le réformisme, nous devons être plus comme l'épouvantail qui attise les paniques de la droite que comme cette gauche qui essaie de soutenir les structures d'un vieux monde qui se meurt au lieu de disputer les monstres du turbocapitalisme avec le nouveau monde qui est en train de naître.
Bien que nous puissions être envahis par le malaise de l'avancée apparemment inexorable des passions sombres de l'autoritarisme réactionnaire, comme l'ont écrit Marx et Engels dans le Manifeste communiste, « Tout ce qui est solide disparaît dans les airs. » Nous ne pouvons pas oublier qu'il y a seulement quatorze ans, le printemps atteignait les carrés de la moitié du monde, qu'il y a dix ans, Syriza a remporté des élections historiques, qu'il y a cinq ans, une explosion a secoué l'Équateur, le Chili et la Colombie, qu'il y a moins d'un an, le Nouveau Front populaire a remporté le second tour des élections législatives françaises contre toute attente. Car, comme l'écrivait Daniel Bensaïd, les révolutions arrivent rarement à temps. Ils ne le savent pas juste à temps. Ils sont déchirés entre le plus et le pas encore, entre ce qui arrive trop tôt et ce qui arrive trop tard. Aujourd'hui plus que jamais, nous n'avons pas le temps d'être pessimistes, c'est pourquoi il est essentiel d'organiser l'espérance.
De nombreuses références sont disponibles dans la version originale en espagnol de cet article publié par Viento Sur. Vous pouvez y accéder en cliquant sur le lien placé au début de l'article.

Nouvelle-Calédonie : audiences sous haute tension

2530 gardes à vue, qui se sont soldées par 502 défèrements, 650 convocations différées devant la justice, 243 incarcérations, 520 mesures alternatives et 600 classements sans suite : tel est le bilan judiciaire de l'insurrection de mai-juin 2024, d'après le procureur de la République de Nouméa, Yves Dupas*.
Tiré du blogue de l'auteur.
Ces semaines de tension extrême ont entraîné 14 morts directes et des dégâts matériels évalués à plus de 2 milliards d'euros par les autorités locales. Le couvre-feu, progressivement allégé, n'a été levé que début décembre, et les « rassemblements, défilés et cortèges » restent encore interdits dans le Grand Nouméa.
Le 17 mai, tandis que des militants politiques et syndicaux étaient assignés à résidence, que le réseau social TikTok était bloqué dans l'archipel et que d'importants renforts étaient dépêchés depuis l'Hexagone, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti adoptait une circulaire préconisant « une réponse pénale empreinte de la plus grande fermeté », « rapide et systématique ». « Il s'agissait d'affirmer l'autorité de l'État, de montrer que les tribunaux tournaient, raconte un avocat. Mais au début, les routes étaient coupées, les interpellations difficiles. Alors des hélicoptères Puma étaient déployés pour aller chercher des gens accusés de recel de vol à 200 km de là et les juger à Nouméa. » Par la suite, des audiences en comparution immédiate se sont tenues tous les jours pendant des semaines au tribunal de Nouméa. Pour absorber l'afflux, les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) se sont également multipliées.
Le parquet a commencé par afficher une fermeté propre à marquer les esprits. « Au début, ils gonflaient énormément les procédures pénales : la qualification “en réunion” n'existait plus, tout était “en bande organisée” », rapporte l'avocate Louise Chauchat. Au cours des premières semaines, l'interdiction des droits civiques était presque systématiquement requise, quels que soient les faits poursuivis – même si les juges n'ont pas toujours suivi[1]. Ces derniers ont d'ailleurs prononcé bon nombre de relaxes, d'après plusieurs observateurs, tant certains dossiers étaient « mal ficelés ». De nombreux avocats, quant à eux, ont refusé de défendre les participants aux événements.
En fin de compte, les mandats de dépôt semblent s'être largement concentrés sur les « violences contre les forces de l'ordre » – y compris quand personne n'avait été blessé[2]. Aux côtés des atteintes aux biens, les observateurs relèvent un grand nombre de poursuites pour « entrave à la libre circulation » : « C'est sur ce fondement que beaucoup de gens ont été déférés en comparution immédiate pour s'être trouvés sur un barrage, ou sur la route avec un drapeau de Kanaky… À un moment, ils passaient tous devant le JLD, se souvient un avocat. C'était rare qu'ils partent en détention provisoire, mais il fallait quand même se battre. Au final, beaucoup s'en sont tirés avec un sursis simple. » Les barrages dressés par ceux que les autorités ont qualifiés de « voisins vigilants », en revanche, n'ont pas été poursuivis (voir p.21). Le Comité de soutien aux prisonniers politiques de Kanaky (CSPPK), lié à la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), souligne par ailleurs un grand nombre de mesures de contrôle, telles que des assignations à résidence, des sursis probatoires, des interdictions de manifester ou de séjour dans certains lieux, ayant pour effet de « mettre de nombreux militants hors circuit ».
Les milieux loyalistes, dénonçant de leur côté une justice « laxiste », ont manifesté début juin devant le palais de justice de Nouméa pour exiger davantage d'incarcérations, à commencer par celle des responsables de la CCAT. Chose faite à la fin du mois, avec le placement en détention provisoire de huit cadres accusés d'avoir piloté l'insurrection, dont sept ont été envoyés dans l'Hexagone. Une décision officiellement justifiée par des risques de « troubles à l'ordre public », mais vivement contestée au regard de l'atteinte portée au droit à la défense et au maintien des liens familiaux. « Le transfert en métropole n'a jamais été mis dans les débats avant la décision, ça a été une surprise totale. Par contre, il avait été préparé : logistique et moyens aériens affrétés spécifiquement, passeports provisoires pour les escales… », rapporte Louise Chauchat, qui défend trois des militants. Les sept indépendantistes ont été dispersés dans différentes prisons et placés à l'isolement (voir p. suiv.). Deux d'entre eux, Brenda Wanabo et Frédérique Muliava, ont ensuite été libérées sous contrôle judiciaire dans l'Hexagone, tout comme Joël Tjibaou à Nouméa.
*Au 7 janvier 2025. Interview d'Yves Dupas sur Radio Rythme Bleu.
par Johann Bihr
Notes
[1] Voir : Mathurin Derel, « Nouvelle-Calédonie : les émeutes, révélatrices d'une fracture entre le monde kanak et l'institution judiciaire », Le Monde, 31 mai 2024.
[2] Voir par exemple : Gilles Caprais, « Six mois de prison pour un jet de bouteille : en Nouvelle-Calédonie, la répression des révoltes est en marche », Mediapart, 30 mai 2024 ; ou Mathurin Derel, op. cit.
Cet article est paru dans la revue de l'Observatoire international des prisons – DEDANS DEHORS n°125 – Kanaky – Nouvelle-Calédonie : dans l'ombre de la prison
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« Enfants de Kanaky, souviens-toi » : marche pour le devoir de mémoire

Le 10 mai 2025, nous marcherons. Nous marcherons pour ne pas oublier, pour rappeler au monde que le sang versé sur la terre de Kanaky ne disparaîtra jamais sous les discours officiels ni les lois d'amnistie, pour rendre hommage et honorer nos morts, nos enfants tombés sur le champ de la liberté. Nous marcherons aussi pour la libération des prisonniers politique de la CCAT.
Tiré du blogue de l'auteur.
Texte pour la marche unitaire du 10 mai 2025 (organisée par le Mouvement des Kanak en France [MKF] et par l'AISDPK)
Le 10 mai 2025, nous marcherons.
Nous marcherons pour ne pas oublier.
Nous marcherons pour rappeler au monde que le sang versé sur la terre de Kanaky ne disparaîtra jamais sous les discours officiels ni les lois d'amnistie.
Nous marcherons pour rendre hommage et honorer nos morts, nos enfants tombés sur le champ de la liberté.
Le 5 mai 1988, à Ouvéa, l'assaut du GIGN a été donné. Officiellement pour libérer des otages. Mais ce jour-là, ce sont dix-neuf Kanak qui ont été tués, certains blessés, achevés d'une balle dans la tête. Parmi eux, des frères, des pères… délibérément exécutés, qui laissent derrière eux des familles et des orphelins meurtris.
Les constats médico-légaux sont accablants : douze Kanak tués d'un “coup de grâce”, douze balles pour 12 têtes après avoir été blessés. Des actes froidement prémédités, couverts par une chaîne de commandement jamais inquiétée par la justice.
L'État colonial parla de riposte. Un général dit : « Il n'y avait pas d'alternative » et ce malgré un rapport militaire qui parla d'« actes individuels inexcusables » et de faits « contraires à l'honneur militaire » !
Mais ce n'était pas un champ de bataille. C'était une opération coloniale punitive, un massacre. Et comme toujours dans l'histoire coloniale de la France, la répression est maquillée en opération de maintien de l'ordre. Comme ce fut le cas lors de la guerre d'Algérie.
L'honneur est attribué aux bourreaux, le silence aux victimes.
Puis viendra l'amnistie, pour tourner la page sans lire ce qui y est écrit.
C'est cela, l'héritage colonial : un système qui impose, écrase, pardonne à ses bourreaux… et oublie les victimes.
Un système qui se proclame « pays des droits de l'homme », tout en continuant d'opprimer un peuple colonisé.
Mais nous n'oublierons pas.
Nous n'oublierons pas la violence coloniale.
Nous n'oublierons pas les corps sans justice, ni les familles sans vérité.
Nous n'oublierons pas que, derrière les accords dits de paix, il y a eu le sang, le silence et l'impunité.
Le 13 mai 2024, notre jeunesse s'est levée.
Face à un projet de loi visant à élargir le corps électoral en Kanaky, elle a dit NON.
NON à la recolonisation déguisée.
NON à l'effacement progressif du peuple kanak sur sa propre terre.
Car la lutte de l'homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l'oubli.
Cette révolte, c'est l'écho des luttes passées qui crie toujours Liberté aujourd'hui.
C'était la preuve, une fois de plus, que Kanaky n'a jamais cessé de résister et qu'elle vous continuera jusqu'à l'indépendance !
Avant le 13 mai, il y avait eu de magnifiques manifestations dans les rues de Nouméa. Elles étaient puissantes, pacifiques et dignes. Toutes les communautés de Kanaky étaient là, côte à côte, comme un seul pauple kanak ! Elles ont rassemblé les anciens et la jeunesse.
C'était beau !
Beau de voir un peuple relever la tête.
Un peuple qui, trop longtemps, avait dû la baisser face à l'oppresseur.
Un peuple qui retrouve, dans la rue et dans le cœur, la fierté de son identité !
Une identité riche par sa diversité, forgée dans la lutte et la solidarité, malgré le lourd héritage colonial, qui aurait pu nous séparer mais qui, au contraire, nous a rendus plus unis.
Ces manifestations étaient là pour alerter, pour dire haut et fort : cette loi est une menace pour la paix, une trahison des accords arrachés par la lutte et au prix de vies sacrifiées.
Mais l'État a été sourd à ces alertes.
Sourd, notamment grâce à ses pions loyalistes, qui ont porté et soutenu ce projet de loi du dégel du corps électoral, aux côtés de Darmanin et de Macron.
Ce projet de loi, porté par ceux qui ont choisi la voie de la subordination et de l'assujettissement, ne vise qu'une seule chose : Maintenir la domination de l'impérialisme colonial français en Océanie Pacifique, effacer le peuple kanak et son droit fondamental et inaliénable à la libre détermination.
Et, comme hier, la réponse a été la répression.
Des enfants de Kanaky sont tombés sous les balles des milices loyalistes armées et encouragées dans l'ombre, avec la complicité active de l'État colonial français. D'autres, aujourd'hui, sont emprisonnés, déportés, criminalisés pour avoir défendu la dignité de leur peuple.
Comme ceux qui ont choisi ce chemin avant eux.
Comme ceux qui, au prix de leur liberté, de leur sécurité, ont défendu cette cause, refusant de céder à l'injustice et à la domination.
Nous n'oublions pas nos prisonniers politiques.
Nous n'oublions pas celles et ceux que l'État tente de faire taire derrière les murs et les barreaux des prisons et des palais d'injustice.
Pendant ce temps, les assassins membres de ces milices, responsables de la mort de nos enfants, sont libres de circuler en Kanaky, en toute impunité, protégés par le système qui les a soutenus et encadrés.
Alors le 10 mai 2025, nous marcherons.
Nous marcherons pour le devoir de mémoire, pour la vérité, pour la liberté et pour la justice.
Nous marcherons pour nos morts, pour nos vivants, pour nos enfants de demain.
Et nous marcherons aussi pour la libération immédiate de nos prisonnier·es politiques et de nos déporté·es kanak.
Car un peuple qui lutte ne peut laisser ses combattant·es enchaîné·es.
Car il ne peut y avoir de paix sans justice.
Ni d'indépendance sans libération de celles et ceux qui en portent le flambeau.
Kanaky se souviendra. Kanaky résistera et Kanaky vaincra !
C'est dans ce cadre que nous invitons et appelons toutes et tous, tous les collectifs, les militants, les organisations qui ont reconnu et partagé l'idée de la Kanaky Libre et Indépendante, à se joindre à nous dans cette marche unitaire le 10 mai 2025.
Le 10 mai 2025, soyons nombreuses et nombreux dans les rues de Paris.
PS. Les prisonnier·es politiques de la CCAT en France ont toujours besoin de votre soutien. Nous versons 150 € par mois à chacun·e d'entre eux·elles. Nous aidons aussi sur les frais de la défense. Merci de votre aide en participant à la cagnotte.

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Brésil : Nouvelle offensive de l’extrême droite contre les droits des femmes

Après avoir subi une défaite publique retentissante avec le projet de loi connu sous le nom de “PL Antiaborto por Estupro” (projet de loi anti-avortement en cas de viol), les députés de l'extrême droite conservatrice brésilienne ont réajusté leur stratégie : désormais, la cible est le professionnel de santé qui pratique l'avortement légal, et non plus la femme victime de viol. L'objectif est de faire avancer cette régression par des moyens détournés, en criminalisant les médecins et en créant un climat de peur et de persécution institutionnalisée à l'encontre de ceux qui défendent la santé publique et les droits des femmes.
Tiré de Inprecor
30 avril 2025
Par Revista Movimento
Photo : Rovena Rosa/Agência Brasil
Le texte original du projet de loi 1904/24 assimilait l'avortement après 22 semaines, même en cas de viol, au crime d'homicide, tant pour la femme enceinte que pour le professionnel de santé. Le projet a même bénéficié d'une procédure d'urgence en juin 2024, mais son impopularité a été immédiate : 66 % des Brésiliens s'y sont opposés, selon un sondage Datafolha. Face à cette impopularité, la proposition n'a pas été votée en séance plénière à la Chambre des députés.
Aujourd'hui, les partisans de la cause anti-avortement – parmi lesquels le député Sóstenes Cavalcante (PL-RJ), lié au bloc parlementaire évangélique – préparent une nouvelle offensive : modifier le texte afin de supprimer la peine encourue par les femmes victimes de viol tout en maintenant la criminalisation des médecins qui pratiquent l'intervention. Cette manœuvre, considérée comme plus « présentable » vise à « faire passer la pilule » petit à petit, en s'attaquant aux fondements de l'avortement légal sans affronter le rejet social que suscite la punition directe des victimes.
« Mais tout ce que nous pouvons faire pour soulager la mère, nous pouvons l'examiner en séance plénière, il suffit que le président Hugo Motta [Republicanos-PB] inscrive le sujet à l'ordre du jour », a déclaré Sóstenes, révélant le calcul politique derrière ce recul partiel.
Ce changement de cap n'est pas un cas isolé. Il s'inscrit dans une stratégie plus large de l'aile conservatrice, qui tente de saper les droits reproductifs avec des projets ponctuels, en particulier ceux qui traitent de cas extrêmes et médiatisés, comme ceux de filles violées auxquelles on a refusé l'avortement – des épisodes qui ont choqué les esprits dans des États comme Espírito Santo, Santa Catarina et Goiás.
Le sénateur Eduardo Girão (Novo-CE), autre figure de proue de la croisade anti-avortement, a quant à lui présenté le projet de loi 1301/25, qui alourdit la peine encourue par les médecins pratiquant des avortements après la 22e semaine, même lorsque ceux-ci sont autorisés par la loi. Girão, qui a présenté son projet lors du Congrès Vie et Famille – un événement très médiatisé par les groupes ultraconservateurs –, propose également une peine maximale pour les médecins qui utilisent les méthodes recommandées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), comme l'asystolie fœtale. Cette procédure, considérée comme la norme internationale pour éviter toute souffrance physique et psychologique aux patientes, est désormais diabolisée par certains secteurs religieux et politiques qui la qualifient de « méthode cruelle ».
Dans la pratique, cette proposition de loi criminalise toute prise en charge médicale des femmes ayant recours à l'avortement légal après 22 semaines, ce qui, dans la plupart des cas, concerne des mineures victimes de viol ou de négligence de la part du système de santé. Plus qu'il ne s'agit de légiférer, il s'agit d'intimider.
Bien que son adoption soit peu probable à l'heure actuelle – le projet n'a même pas été transmis aux commissions –, l'offensive de l'extrême droite ne se limite pas au pouvoir législatif. Le Conseil fédéral de médecine (CFM) a récemment interdit le traitement hormonal pour les enfants et les adolescents transgenres, menaçant de sanctionner les professionnels qui respectent l'identité de genre de leurs patients. En matière d'avortement, le CFM et le Cremesp s'en prennent aux médecins qui pratiquent des interventions légales à l'hôpital municipal Vila Nova Cachoeirinha, à São Paulo, une référence nationale en matière de santé sexuelle et reproductive. Des médecins ont été condamnées par le conseil de São Paulo, mais les procédures ont été suspendues par décision de la Cour suprême fédérale.
La stratégie est claire : utiliser l'administration publique pour intimider les professionnels, restreindre l'accès aux services et faire reculer les acquis historiques en matière de droits humains. Au nom d'une prétendue moralité chrétienne, ces mesures visent à transformer le Brésil en un pays où la violence sexuelle est banalisée et le droit aux soins criminalisé, tandis que les filles violées et les médecins qui s'occupent d'elles deviennent la cible d'une rage moralisatrice.
Le 23 avril 2025
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepLpro
Source - Movimento
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Haïti face à la saison cyclonique 2025 : quand la nature frappe un pays déjà brisé par l’ingérence, l’insécurité et l’abandon

Port-au-Prince, 2 mai 2025 – Le calendrier n'attend personne. Chaque année, entre mai et octobre, Haïti entre dans sa saison cyclonique. Un cycle naturel que le peuple haïtien connaît trop bien, à force de l'avoir subi. Mais en 2025, cette période critique s'ouvre sur un paysage encore plus désolé qu'à l'accoutumée : la menace climatique se superpose à une instabilité politique totale, à une crise sécuritaire incontrôlable, et à un effondrement structurel de l'État. Un pays à genoux, livré à lui-même.
Les grandes puissances parlent de résilience. Sur le terrain, c'est la résignation qui s'installe. Parce qu'à quoi bon des alertes cycloniques quand les habitants des bidonvilles dorment sans toit depuis des années ? Que peut bien faire un ministère de la santé désarmé face à une épidémie de choléra qui tue silencieusement ? Comment évacuer des zones à risque quand les routes sont sous le contrôle de gangs armés ? À Haïti, chaque tempête est un test de survie. Et ce test, l'État l'échoue de manière répétée.
L'UNICEF tire la sonnette d'alarme. L'organisation a prépositionné 5 000 kits d'hygiène, du matériel sanitaire et récréatif dans les régions de Cap-Haïtien et des Cayes. Une tentative d'anticipation louable. Mais au regard de l'ampleur des besoins et de l'immensité des dangers, ce n'est qu'une goutte dans un océan de précarité. Les tempêtes ne préviennent pas. Et les enfants d'Haïti ne peuvent pas attendre que le monde se réveille à chaque fois trop tard.
Le vrai problème est ailleurs : la réponse humanitaire est entravée par un chaos généralisé. Les humanitaires n'accèdent plus aux zones critiques. Les convois sont bloqués. Les volontaires menacés. Port-au-Prince est encerclée, assiégée par des groupes armés qui défient l'État et paralysent toute action. Dans certaines régions, les humanitaires doivent négocier leur passage avec des chefs de gang comme s'ils étaient des diplomates dans une zone de guerre. Ce n'est pas une catastrophe naturelle, c'est une faillite totale du système.
Et pendant que la saison des pluies s'installe, le choléra revient en force. En 2024, plus de 59 000 cas ont été enregistrés. Près de 800 morts. Les chiffres glaçants d'une maladie que le monde dit pouvoir éradiquer mais qu'Haïti ne peut empêcher de tuer. Pourquoi ? Parce que l'eau potable est un luxe, parce que les égouts débordent, parce que les campagnes de vaccination sont inaccessibles, et parce que la communauté internationale préfère gérer les crises plutôt que d'investir dans des solutions durables.
Mais ne nous y trompons pas : ce désastre n'est pas le fruit du hasard ou d'un destin cruel. C'est le résultat direct d'une histoire longue d'ingérence, de pillage, de colonisation, de dictatures soutenues, et de politiques imposées depuis l'extérieur. Haïti ne manque ni de terre, ni de bras, ni d'intelligence. Ce qu'elle subit, c'est une asphyxie programmée, orchestrée par des puissances qui ont toujours voulu qu'elle reste docile, appauvrie, dépendante.
Face à cette triple menace – climatique, sécuritaire et sanitaire – le temps n'est plus aux rapports, aux conférences ou aux annonces sans lendemain. Ce dont Haïti a besoin, c'est d'un sursaut de conscience, d'un soutien inconditionnel aux structures locales, d'un désengorgement humanitaire immédiat, et d'une refondation politique construite par les Haïtiens pour les Haïtiens, sans tutelle ni marionnettes.
Nous ne devons plus nous contenter de survivre. Haïti mérite de vivre. Et pour cela, il faut cesser de panser les plaies tout en enfonçant le couteau.
Smith PRINVIL
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Situation irrégulière des haïtiens en République Dominicaine

Saint-Domingue, 27 avril 2025 — Dans une décision aux fortes résonances politiques, le président dominicain Luis Abinader a annoncé la livraison de 50 camions et 8 bus destinés à intensifier les opérations de rapatriement des migrants haïtiens en situation irrégulière.
Cette livraison, financée par le gouvernement dominicain, marque une nouvelle phase dans la politique migratoire ferme que l'administration Abinader a mise en place depuis le début de son mandat. Selon les autorités dominicaines, ces véhicules permettront de « rendre plus efficaces et plus rapides les procédures de rapatriement » dans un contexte où l'immigration haïtienne est de plus en plus pointée du doigt par la classe politique et une frange importante de l'opinion publique dominicaine.
« Nous devons contrôler nos frontières et appliquer nos lois avec rigueur. Ces moyens logistiques sont essentiels pour le respect de notre souveraineté », a déclaré Luis Abinader lors d'une brève allocution officielle.
Une décision critiquée par les organisations humanitaires
Toutefois, cette initiative suscite déjà une vague d'indignation parmi plusieurs organisations de défense des droits humains, qui dénoncent un climat de discrimination systémique envers les ressortissants haïtiens. Selon Amnesty International et d'autres ONG, les opérations de rapatriement dominicaines sont souvent entachées de violations de droits fondamentaux, notamment des expulsions sans procédure régulière, des séparations familiales et des traitements inhumains.
D'autant que beaucoup de personnes expulsées sont nés en République dominicaine ou vivent sur le territoire depuis plusieurs années, mais demeurent sans papiers en raison d'un système de régularisation complexe et discriminatoire.
Silence et faiblesse côté haïtien
Du côté haïtien, la réaction officielle reste pour l'instant timide. Aucun communiqué majeur n'a été émis par le gouvernement de transition dirigé par Alix Didier Fils-Aimé, malgré l'ampleur et la symbolique du geste dominicain. Une situation qui alimente encore plus le sentiment d'abandon au sein de la population haïtienne, en proie à une grave crise humanitaire, économique et sécuritaire.
Pour beaucoup d'observateurs, cette nouvelle vague de déportations massives pourrait aggraver la détresse sociale en Haïti, déjà fragilisée par l'insécurité généralisée, la montée des gangs armés et l'effondrement des services publics.
Une tension migratoire durable
Depuis plusieurs années, les relations entre la République Dominicaine et Haïti sont marquées par une tension permanente autour de la question migratoire. Cette décision de renforcer les expulsions semble ainsi s'inscrire dans une dynamique de durcissement, à l'approche des prochaines élections présidentielles en République Dominicaine où la gestion de la frontière est un thème central.
Dans ce climat chargé, la communauté internationale reste discrète, et les Haïtiens expulsés, eux, continuent d'affluer vers un pays en crise, sans réel filet de protection.
Smith PRINVIL
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Le M23 ravive la peur d’une « balkanisation » de l’est de la République Démocratique du Congo

Enquête · Entre les annexions de pans entiers du Kivu par les rebelles du M23, soutenus par le Rwanda, et le retour de l'armée ougandaise dans l'Ituri, pour officiellement lutter contre des groupes armés, de nombreux Congolais redoutent le morcellement de leur pays au profit de leurs voisins.
Tiré d'Afrique XXI.
La mer de cahutes blanches qui entourait Goma s'est asséchée. Près de 700 000 personnes avaient trouvé refuge autour de la capitale de la province congolaise du Nord-Kivu, dans les camps de Lushagala, Bulengo, Lac-Vert et d'autres encore. Face à l'avancée des éléments du Mouvement du 23-Mars (M23), elles avaient préféré planter leurs masures et étaler leurs fines nattes sur les étendues de terre volcanique au pied du volcan Nyiragongo, de crainte d'être la cible d'une cruauté trop bien connue après vingt-cinq ans de guerre… Ou encore de peur d'être victime d'une balle ou d'une bombe tirée à l'aveuglette par des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) sous-dotées et souvent mal formées.
Fin janvier, au terme de trois jours d'intenses combats, le M23, dernier avatar d'une rébellion tutsie née au lendemain du génocide des Tutsis du Rwanda, en 1994, est entré dans la ville de Goma, accompagné par les Forces rwandaises de défense (Rwanda Defence Force, RDF). Son objectif affiché : la protection de la population, et plus particulièrement des membres de la communauté tutsie de la République démocratique du Congo (RD Congo). Depuis quelques mois, à travers leurs communiqués ou encore leurs prises de parole, les rebelles appelaient au retour des déplacés sur leurs lieux d'origine. Ils ne leur ont finalement pas laissé le choix. En quelques heures, des milliers de personnes ont été entassées dans des camions. Le brouhaha du quotidien qui s'était installé depuis 2022 avec l'arrivée massive de ces déplacés a laissé place au silence. Des habitants racontent que seuls quelques morceaux de plastique et habits oubliés dans l'empressement témoignent du passage des personnes qui avaient fui les combats.
Au micro de RFI, le 2 février, une femme qui erre sur les débris du camp de Kanyaruchinya, au nord de Goma, confie être encore hésitante. Sa maison étant détruite, après tout, quelle différence entre rester ou rentrer ? « La plupart des gens qui ont été forcés de rentrer chez eux ont trouvé leur maison détruite ; ils ont donc dû redéployer leurs bâches des sites de déplacés, mais cette fois-ci sur leurs parcelles », explique au téléphone un ancien chef de site. « De notre côté, nous avons trouvé refuge dans une famille d'accueil à Goma », confie l'homme qui est brièvement retourné sur ses terres mi-mars.
Des terres occupées par d'autres
D'autres témoignages affirment que les retournés ont eu la désagréable surprise de trouver leur parcelle occupée par des inconnus. Selon une enquête (1) réalisée début février par le Programme alimentaire mondial (PAM) dans le Nord-Kivu, « un tiers des ménages retournés ont déclaré que leurs terres étaient occupées ». Et d'ajouter que « plus des trois quarts des retournés ont déclaré ne pas avoir accès à des terres pour l'agriculture ».
Si le PAM n'a pas souhaité commenter, le bureau des Affaires humanitaires de l'ONU affirme (2) début mars que sur le territoire de Rutshuru (une entité administrative à cheval sur les frontières ougandaise et rwandaise) « certains retournés ont retrouvé leurs habitations détruites ou occupées par d'autres personnes qui avaient fui les provinces voisines, ce qui risque de générer des tensions communautaires ». Une version que corrobore notre témoin ainsi qu'une source humanitaire sur place.
Qui s'est installé sur ces terres ? Selon un acteur congolais de la société civile en exil, les nouveaux occupants viendraient des pays limitrophes. Car, pour lui, il ne serait pas logique que « des gens ayant fui leurs maisons et leurs champs situés dans une zone occupée par le M23 se réinstallent dans une autre zone également sous le contrôle du groupe rebelle ».
Des réfugiés devenus des « fardeaux »
En avril 2023, nous avions rencontré Henri (le prénom a été modifié) sur un site de déplacés au nord de Goma. Le jeune homme s'exerce alors à l'art du rap, seule occupation qu'il a trouvée pour tuer le temps et, parfois, gagner un peu d'argent dans les maquis de la principale ville du Nord-Kivu. Quelques semaines plus tôt, il s'était risqué à regagner Bunagana, ville à la frontière avec l'Ouganda dont il est originaire – et la première à tomber entre les mains des rebelles en juin 2022. « Les rebelles y ont imposé des taxes, surtout aux agriculteurs, raconte le jeune homme, et lorsque ceux-ci ne peuvent pas payer, ils confisquent la parcelle : c'est une façon pour eux de s'approprier les terres. »
Bunagana se trouve sur le territoire de Rutshuru, devenu le quartier général du M23. Un chef communautaire de la région, lui aussi en exil, avance que « les personnes qui occupent les maisons disent être des réfugiés congolais au Rwanda venus récupérer leurs propriétés qu'ils avaient abandonnées » pendant les différentes guerres du Congo.
Depuis de nombreuses années, la question des Congolais réfugiés au Rwanda est un point de crispation entre Kigali et Kinshasa. Le 23 mars 2009, l'accord (3) signé entre le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) – ancêtre du M23, déjà soutenu par le Rwanda – et le gouvernement congolais statuait d'ailleurs que le « retour rapide des personnes déplacées et des réfugiés congolais encore présents dans les pays voisins vers leurs milieux d'origine [était] une nécessité ». Le non-respect de l'accord avait provoqué la naissance du M23, nom inspiré de la date de signature. Las, et en réponse aux accusations du soutien aux rebelles, Paul Kagame avait refusé (4) d'accueillir de nouveaux réfugiés congolais, les qualifiant de « fardeaux ».
D'après un témoin congolais qui a souhaité garder l'anonymat, des navettes régulières seraient organisées entre le Rwanda et le territoire du Rutshuru. Un autre lance sans preuve que ces nouveaux occupants « sont des Rwandais ». Il est en réalité très difficile de déterminer qui sont les nouveaux arrivants : ils partagent bien souvent la même langue que les Rwandais, tandis que certains Congolais réfugiés se sont installés depuis longtemps dans leur pays d'accueil. Mais, selon les chiffres du HCR, le nombre de réfugiés dans les camps au Rwanda, qui accueillaient près de 82 000 Congolais fin février (5), ne varie que d'une centaine de personnes d'un mois à l'autre... Sollicitées sur ce point et d'autres, les autorités rwandaises n'avaient pas répondu au moment de la publication de cet article.
Administration parallèle
Reste que l'idée de voir des « étrangers » accaparer des terres est très vivace en RD Congo. Un terme revient régulièrement dans la bouche des Congolais ou sur les pancartes des différentes manifestations : « balkanisation ». De l'homme politique au conducteur de moto appelé « wewa », de la femme de ménage à l'homme d'Église, la peur d'être occupé par le voisin rwandais anime de nombreuses conversations. « Le débat autour de la “balkanisation” de la RD Congo surgit chaque fois que le pays traverse une crise politique : les sécessions des années 1960, le contexte de guerre des années 1990 et 2000 et actuellement avec la résurgence de la rébellion du M23 », note une enquête (6 )de Godefroid Muzalia et Thierry Rukata du réseau Governance in Conflict.
La définition du terme renvoie au « morcellement politique d'un État, d'un pays ». Une description qui semble, aujourd'hui, particulièrement s'appliquer à l'est de la RD Congo. Bien avant de s'emparer des villes de Goma et de Bukavu, et même bien avant de se fondre dans le mouvement politique de l'Alliance Fleuve Congo en décembre 2023, le M23 avait mis en place un « comité de paix et sécurité » (Copasec) dans le territoire de Rutshuru. Les chefs traditionnels, communément appelés « Mwami », ainsi que les membres de la société civile avaient été remplacés par des proches du mouvement. Plus récemment, de nouveaux gouverneurs de province, qui sont censés représenter le chef de l'État congolais, ont été nommés par le mouvement. In fine, au-delà de la conquête militaire, une nouvelle administration parallèle se met en place dans les zones occupées.
Selon la version des officiels congolais, l'avancée du groupe soutenu par le Rwanda n'aspire qu'à une seule chose : l'exploitation des ressources naturelles de la région. En s'emparant fin avril dernier de la mine de Rubaya, dont le sous-sol recèlerait près de 15 % de la production mondiale de tantale, les rebelles mettaient la main sur une manne financière conséquente. Exportés vers le Rwanda, les minerais transitent, dans un premier temps, par les provinces du Masisi, puis de Rutshuru, selon un rapport (7) du Groupe d'experts des Nations unies de décembre 2024, qui estime que l'AFC/M23 tirerait près de 800 000 dollars (un peu plus de 700 000 euros) de bénéfices par mois des taxes liées à l'exploitation des mines.
À la recherche de nouvelles terres
Dans cette région hautement stratégique, les gouvernements congolais et ougandais s'étaient entendus pour construire une route commerciale en 2021. Le but de l'opération était de favoriser les échanges commerciaux entre les deux pays, de facto au détriment du Rwanda, provoquant la colère de ce dernier alors en froid avec celui qui fut son mentor, Yoweri Museveni, le président ougandais. Le M23 sortait de son silence quelques mois plus tard. De nombreuses sources consultées voient en cette résurgence une conséquence directe de l'accord commercial entre l'Ouganda et la RD Congo, bien plus qu'une simple coïncidence liée à l'impatience des représentants du M23, qui essayaient, à Kinshasa, de négocier leur retour au Congo.
D'autres chercheurs estiment que réduire ce conflit latent, qui dure depuis près de trente ans, à des considérations économiques donne une grille de lecture superficielle de la situation. Dans un café chic de la capitale congolaise, un ex-député de l'est du pays en convient. « Il existe une malhonnêteté diplomatique et ce depuis des années », avance-t-il sous le couvert de l'anonymat. Selon lui, le Rwanda fait aujourd'hui face à une saturation de son territoire. Au lendemain du génocide des Tutsis du Rwanda, ce dernier a connu l'un des booms démographiques les plus forts du continent. À peine plus grand que la Belgique, le « petit pays » comptait en 2023 près de 14 millions d'habitants – 483 habitants au km2 –, contre moins de 6 millions en 1994, au lendemain du génocide. « Il n'y a plus de terres arables », croit savoir l'ancien élu.
Car il faut le voir pour le croire. Sur la route entre Gisenyi, à la frontière avec la RD Congo, et Kigali, la capitale, la route sinueuse déborde de piétons et de cyclistes. Chaque parcelle, chaque mètre carré des vallées de ce paysage aux reliefs volcaniques est exploité pour la culture du manioc, du riz et de bien d'autres choses encore. Les nuages qui épousent les cimes des mille collines dévoilent, de temps à autre, les habitations d'agriculteurs qui dévalent les dénivelés par des chemins escarpés. Pour pallier cette saturation de l'espace, Kigali s'est attelé à développer sa diplomatie économique. En mai 2022, la société Eleveco-Congo SAS, dont les actionnaires sont rwandais, a signé un accord avec la République du Congo pour « la mise en œuvre d'un projet agropastoral au lieu-dit “Ranch de Massangui”, district de Yamba, département de la Bouenza », indique le Journal officiel congolais. Un partenariat qui avait créé la polémique à Brazzaville.
Les FDLR, une obsession rwandaise
À Kigali, Frank Habineza, chef de la formation politique le Parti vert démocratique, accueille dans son bureau au troisième étage d'un immeuble tout ce qu'il y a de plus ordinaire pour la capitale rwandaise. À l'époque, en avril 2024, il est candidat à l'élection présidentielle qui doit se dérouler deux mois plus tard. L'un des deux seuls candidats à défier Paul Kagame – Habineza remportera 0,5 % des voix, et son parti conservera ses deux sièges au Parlement. Lui qui souhaite développer un programme axé sur l'agriculture confie : « Le Congo-Brazzaville nous a donné de grandes portions de terrain que nous devrions exploiter. » Il ajoute qu'un accord signé en 2022 existe également avec la Zambie (8).
Quand vient la question sur le M23, l'opposant rwandais répond qu'ils « se battent pour leurs droits car ils souhaitent vivre dans leur pays ». Avant d'ajouter :
- Ce sont des gens qui parlent kinyarwanda et qui sont installés au Congo depuis des siècles. […] Nous savons que cette région du Congo, l'Est, faisait partie du Rwanda [avant la colonisation, NDLR] quoi qu'il en soit tout comme c'était le cas de territoires ougandais ou tanzaniens. Mais quand les colons sont arrivés et qu'en 1885 ils ont décidé la partition de l'Afrique, ils n'ont donné qu'une infime portion au Rwanda et ils ont tout donné aux pays voisins. Et ces personnes, qui vivaient dans ces pays, y sont restées et ont gardé leurs langues, et nous ne pouvons pas revenir en arrière. Aujourd'hui, ces populations vivent en paix en Ouganda et en Tanzanie, pourquoi pas au Congo ?
Discuter avec différentes personnes de différents milieux sociaux à Kigali permet de constater l'adhésion des Rwandais à un discours diffusé par le Front patriotique rwandais (FPR, au pouvoir depuis 1994). Paul Kagame rappelle sans cesse, à raison, que les génocidaires de 1994 ont fui vers les rives du lac Kivu et les versants du volcan Nyiragongo au Congo voisin. Trente ans plus tard, il affirme que leur idéologie anti-tutsie survit au sein des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), à rebours de certains constats (9) dressés par de nombreux chercheurs et journalistes, qui disent qu'elle a été réduite comme peau de chagrin. « Il y a une exagération de la présence des éléments FDLR, c'est le fonds de commerce rwandais », appuie notre député cité plus haut. Un temps chassées par l'armée congolaise, main dans la main avec les Forces de défense rwandaises, les FDLR ont été fondues dans un conglomérat de groupes armés qui, autrefois rebelles, sont devenus des supplétifs de Kinshasa au lendemain de la résurgence du M23 : les Wazalendo.
La confiance entre Kinshasa et Kigali qui semblait s'être installée après la première élection de Félix Tshisekedi, en 2019, était une chimère. D'un côté, les rapports qui documentent la présence des RDF sur le territoire congolais se sont accumulés. De l'autre, sur un coup de sang, et sans doute en voulant jouer sur la corde populiste lors de la campagne présidentielle de 2023, le président congolais avait déclaré qu'à « la moindre escarmouche, [il allait] réunir les deux chambres du Parlement en congrès et [il allait] leur demander l'autorisation de déclarer la guerre au Rwanda ».
« C'est notre sphère d'influence »
« Le Rwanda étant un petit pays, il leur faut créer une profondeur stratégique » le long de la frontière, estime un diplomate européen. « En réalité, 3 000, 4 000 soldats… L'envoi de troupes varie selon la menace qui se trouve en face », poursuit-il. La création de l'alliance « Wazalendo », ou encore l'arrivée de l'armée sud-africaine au sein de la Mission de la Communauté de développement d'Afrique australe en République démocratique du Congo, avait en effet suscité la mobilisation de troupes rwandaises supplémentaires sur le territoire congolais.
Un autre souvenir est récemment venu se rappeler aux Congolais. À l'image de 1996 et 1998, lors des deux premières guerres du Congo, un deuxième voisin s'est invité sur la scène congolaise. Présente dans le cadre d'une opération de contre-terrorisme, l'armée ougandaise s'est installée début mars à Mahagi, dans la province de l'Ituri, bien loin des zones d'activité des Forces démocratiques alliées (Allied Democratic Forces, ADF), des djihadistes liés à l'État islamique. « Désormais, les forces ougandaises vont s'emparer de toute la frontière entre la RD Congo et l'Ouganda. Depuis Lubero jusqu'au nord ! C'est notre sphère d'influence. RIEN ne s'y passera sans notre autorisation », avait tweeté quelques jours plus tôt le général Muhoozi Kainerugaba, chef d'état-major et fils du président ougandais. « Il y a eu une psychose au moment de l'entrée des Ougandais », relate un habitant de Bunia, capitale de la province de l'Ituri.
« Nous avons abordé froidement la question de la balkanisation avec le président ougandais, a confié de son côté à RFI, le 4 mars, le révérend Eric Nsenga, porte-parole de l'Église du Christ au Congo, après une rencontre avec Yoweri Museveni. « Il nous a dit que ce ne sera jamais le cas. » Pourtant, quelques jours plus tard, de violents combats ont opposé les forces ougandaises aux membres de la Coopérative pour le développement du Congo (Codeco), groupe mystico-armé qui compte parmi les plus meurtriers de l'est du Congo, et ce, sans le concours apparent des FARDC.
« Dans quel cadre agissent-ils ?, s'interroge un chercheur de la région spécialiste des questions sécuritaires et qui a requis l'anonymat par sécurité, il ne faut pas oublier que l'Ituri est la zone d'influence traditionnelle de l'Ouganda. » « Le cauchemar de la balkanisation a ressurgi avec leur présence », renchérit un habitant précédemment cité. Fin mars, de longues réunions ont eu lieu entre les représentants des états-majors congolais et ougandais pour éclaircir la situation. Selon une personne présente qui a préféré garder l'anonymat, des « propositions ont été envoyées aux hiérarchies » pour coordonner les efforts, « l'objectif premier étant de sécuriser la route nationale 7 », principale voie d'approvisionnement de Bunia depuis l'Ouganda.
Notes
1- Cluster Sécurité alimentaire en République démocratique du Congo, Sitrep n° 1 (27 janvier-25 février 2025), publié le 26 février 2025.
2- OCHA, « RD Congo : intensification des violences dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu », rapport de situation 4, 8 mars 2025.
3- Accord de paix entre le gouvernement et le Congrès national pour la défense du peuple, 23 mars 2009, disponible en PDF ici.
4- RFI, « Paul Kagame annonce qu'il n'accueillera plus de réfugiés de RDC », 1er octobre 2023.
5- UNHCR, Operational Data Portal, ici.
6- République du Congo, enquête sur la longue durée des théories du complot au “Grand-Kivu' », Conflict Research Group, Groupe d'étude sur les conflits et la sécurité humaine, novembre 2022. Disponible en PDF [ici→https://www.gicnetwork.be/wp-content/uploads/2022/10/16_GIC_La-Balkanisation-de-la-Republique-Democratique-du-Congo.pdf].
7- Groupe d'experts sur la République démocratique du Congo, « Rapport à mi-parcours du Groupe d'experts sur la République démocratique du Congo », 27 décembre 2024. Disponible en PDF [ici→https://afriquexxi.info/La-RD-Congo-est-une-reserve-pour-les-dominants].
8- Igahe, « Amb. Bugingo sheds light on utilization of Rwanda's 10,000 hectares of land in Zambia », 22 juillet 2024, lire ici.
9- Romain Gras, « RDC : que reste-t-il des FDLR dans l'Est ? », Jeune Afrique, [6 janvier 2025→https://www.jeuneafrique.com/1639204/politique/rdc-que-reste-t-il-des-fdlr-dans-lest/
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Dix journalistes enlevés, et disparus depuis, au Burkina

Après un rappel de l'histoire récente de la presse burkinabè, nous présentons ici ces dix journalistes. Une façon de leur redonner vie. Edwy Plenel a diffusé à travers les réseaux sociaux une vidéo pour demander la libération des journalistes enlevés. Je me permets de la publier ici, ne l'ayant pas vu sur Médiapart.
Tiré du blogue de l'auteur.
Une presse burkinabè longtemps riche et diversifiée, grâce au long combat du monde de la presse et de la société civile
La presse burkinabè s'est longtemps caractérisée par la passé par la qualité globale des médias. Le journaliste Norbert Zongo était il y a peu de temps, mis sur le même plan que le président Thomas Sankara, en tant que héros du Burkina Faso. Si le chef de la junte actuelle, Ibrahim Traoré se revendique de Thomas Sankara, dont il tente un certain mimétisme, Norbert Zongo, semble aujourd'hui oublié par les militaires et leur soutien.
Norbert Zongo est le premier journaliste à avoir fondé un hebdomadaire d'investigation sous le régime de Blaise Compaoré, qu'il faisait trembler en dénonçant les scandales du pouvoir. Il a été assassiné en 1998, par des militaires du RSP (régiment de sécurité présidentielle). Il enquêtait sur la mort, sous la torture, d'un employé de son frère François Compaoré qui l'avait livré aux hommes du RSP.
Cet assassinat a réveillé le peuple burkinabè qui a enchaîné pendant près de 2 ans, d'imposantes manifestations pour demander justice. Le procès n'a toujours pas eu lieu à ce jour, mais le pouvoir de Blaise Compaoré avait été contraint d'ouvrir des espaces de liberté, grâce à la puissance du mouvement populaire mais aussi par la nécessité de se vernir d'apparence démocratique pour apparaitre acceptable. Le monde la presse a toujours voulu rendre hommage au courage de Norbert Zongo. De nombreux médias, ont été créés, dans la foulée, dont certains d'excellentes qualités Jusqu'à une période récente, je m'insurgeais de voir que certains militants qui s'intéressaient au Burkina n'avaient pour référence que les médias français alors que la presse burkinabè jouait son rôle d'enquête et d'information.
Cette époque est révolue depuis l'accession au pouvoir d'Ibrahim Traoré qui n'eut de cesse de museler la presse. Celle-ci, unie dans ses organisations professionnelles, a longtemps résisté jusqu'aux enlèvements de plusieurs journalistes, dont, tout récemment, les leaders de l'association des journalistes burkinabè. Il existe encore deux médias d'investigation, mais ils savent qu'à la moindre enquête touchant les soutiens du pouvoir ils devront mettre la clé sous envoyés de force au front.
Triste bilan de presse dressé par le Conseil supérieur de la communication, dont le président est désormais désigné par Ibrahim Traoré, de l'état de la presse en 2024 : « 78 médias disparus en 2024, 16 radios, 3 télévisions et 59 médias en ligne ont cessé de fonctionner » [1]. Tel est le triste bilan établi par le Conseil supérieur de la communication, sans la moindre autocritique de ce résultat. Ce conseil était auparavant entièrement autogéré et régulé par les organisations de la presse. C'en est fini désormais. Son rôle consiste à donner des avertissements aux médias qui se permettent des critiques envers le pouvoir militaire.
Il me semble nécessaire de donner vie à ses journalistes enlevés en les présentant dans la mesure du possible. J'ai connu personnellement les deux premiers que je présente donc un peu plus longuement que les autres. Triste et particulièrement inquiet de ce qu'ils sont devenus, car la torture est réapparue au Burkina !
Serge Oulon
Atiana Serge Oulon a été enlevé le 24 juin 2024, devant sa femme et ses enfants. Il avait 39 ans. Il a été réquisitionné de force pour aller au front. Je l'ai rencontré lors de mon dernier séjour au Burkina, en juin avec d'autres journalistes, aujourd'hui aussi enlevés ou en exil. Échange passionnant empreint d'une certaine solennité. Petit gabarit, Serge Oulon, pourrait apparaitre presque frêle physiquement, mais il est en réalité d'un courage à toute épreuve, comme il nous l'a montré. L'inquiétude était perceptible. Son regard m'a semblé triste. Il savait sans doute ce qui l'attendait. Nous avons continué à échanger via whatsapp très régulièrement jusqu'à son enlèvement, échangeant de multiples informations mutuellement utiles.
Serge Oulon étudie le journalisme et les sciences politiques à l'université de Ouagadougou dont il sort diplômé. Après un stage aux Éditions Le Pays, un des quotidien du Burkina, il intègre Radio Liberté, la radio du Mouvement burkinabé des droits de l'homme et des peuples ( MBDHP) en 2011. Un choix qui ne doit certainement rien au hasard. Il y restera jusqu'en 2017. Cette année-là, il reçoit le premier « Prix de la lutte anticorruption », remis par le Réseau national de lutte anti-corruption (REN-LAC), pour un article paru dans L'Événement sur le système judiciaire burkinabè. Il reçoit ce même prix une seconde fois en 2018 pour deux articles dans le Courrier confidentiel, un autre journal d'investigation.
La même année, il publie coup sur coup deux ouvrages, Le Général Gilbert Diendéré parle, aux éditions Mercury et Insurrection populaire d'octobre 2014 au Burkina Faso, Les trahisons, aux Presses universitaires de Ouagadougou. Rares sont les journalistes à en avoir fait autant. Il faut sans doute voir là la passion du journalisme et une importante force de travail. Il avait rejoint entre temps le journal d'investigation Courrier Confidentiel avec qui il collaborait déjà. Puis il rentre à L'Evénement en temps qu'enquêteur. Il passe une année après rédacteur en chef, puis en devient le Directeur de publication, en 2019. Il y restera jusqu'à son enlèvement en juin 2024.
En 2020, il publie l'ouvrage Comprendre les attaques armées au Burkina Faso, revenant sur les causes de l'insurrection djihadiste ensanglantant le pays depuis 2015.
Après les coups d'État de janvier et septembre 2022, Atiana Serge Oulon signe plusieurs articles pour L'Événement sur les dysfonctionnements de l'armée burkinabè, les enlèvements organisés par l'Agence nationale de renseignement ou la répression mise en place par le pouvoir. Il publiera également un livre sur cette période, Les secrets de deux putschs (2023).
En décembre 2022, il signe un papier remarqué sur des détournements de fonds au sein des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), dans lequel Ibrahim Traoré, putschiste désormais au pouvoir, est accusé à demi-mot. Cet article lui vaut de remporter, pour la troisième fois, le « Prix de la lutte anticorruption » du REN-LAC, mais aussi des pressions de la part du pouvoir.
Quelques semaines plus tard, Atiana Serge Oulon est auditionné par les autorités militaires qui tentaient de lui soutirer sa source. Plus récemment, cette affaire révélée par l'Événement a connu un nouveau rebondissement avec la mort d'un capitaine qui aurait pu être un témoin clé, comme le rappelait le bimensuel le 10 juin 2023. Cette dernière publication avait entraîné la suspension du journal, le 20 juin, pour une durée d'un mois, ordonnée par le Conseil supérieur de la communication (CSC), désormais entièrement aux mains du pouvoir militaire. Atiana Serge Oulon est lui-même auditionné par la justice militaire et le CSC. En juin 2024, après un nouvel article sur les détournements de fonds au sein des VDP, le journal est à nouveau suspendu un mois par le CSC pour diffamation. Mais il ne reparaitra plus.
Le 24 juin 2024, alors qu'il devait se rendre à un procès en diffamation intenté par un proche du régime contre L'Événement, Atiana Serge Oulon est enlevé par un commando de l'Agence nationale de renseignement.
C'était la première fois qu'un journaliste était victime d'un rapt de la part du pouvoir burkinabé, qui ciblait auparavant surtout les opposants politiques. Ce ne sera malheureusement pas la dernière. Son enlèvement provoque un choc chez ses confrères, de nombreuses organisations de journalistes demandant sa libération. L'enlèvement est également dénoncé à l'international, notamment par Reporters sans frontières, qui estime qu'il était « l'un des derniers journalistes osant traiter des questions militaires » au Burkina. Quelques jours après son enlèvement, alors qu'il est toujours porté disparu, il reçoit pour la quatrième fois le premier « Prix de la lutte anticorruption » du REN-LAC.
L'Événement a cesser définitivement de paraitre. Les proches de Serge Oulon restent sans nouvelle depuis son enlèvement.
Le Burkina n'ira pas loin en se privant de ses meilleurs éléments.
Boukari Ouoba
Boukari Ouoba a fait des études de Journalisme et Communication à l'université de Ouagadougou devenue université Joseph Ki Zerbo. Il militait alors au sein de l'Association des élèves et étudiants musulmans du Burkina (AEEMB)
Après ses études il rejoint le journal L'Evènement où il a travaillé avec des responsables comme Ahmed Newton Newton et Germain NAMA, qui figurent parmi les pionniers de l'investigation et de l'indépendance de la presse au Burkina, à la suite de Norbert Zongo et de son hebdomadaire l'Indépendant, avec Cheriff Sy ancien directeur de l'hebdomadaire Bendré.
Boukari Ouoba a par la suite fondé le bimensuel MUTATIONS, avec d'autres confrères parfois issus de l'Evènement. Mutations, plutôt tourné vers l'analyse a dû fermer, quelques années après, faute de moyen.
L'apparition d'Internet a créé de nombreuses difficultés à la presse. La parution papier des meilleurs titres était immédiatement suivie par des diffusions sauvages des pdf des journaux, sur les réseaux sociaux
Il est rentré ensuite au Reporter en 2021, un autre journal d'investigation. « Il est d'une rigueur professionnelle très poussée, doté d'une grande mémoire et d'une grande culture générale. En enquête est en analyse, il est irréprochable », nous a confié le directeur de la direction d'alors. Il a d'ailleurs reçu deux prix du REN-LAC (Réseau national de Lutte anti-corruption) en 2023 dont le prix spécial pour un article un marché de la Fédération burkinabè de football de plus de 77 millions de F CFA illégalement attribué. Et en 2024, pour un papier sur la direction générale des douanes, pour la disparition d'or pour une valeur de 270 millions de FCA.
Il avait courageusement remplacé Abdoulaye Diallo en tant que coordinateur par intérim du centre national de presse Norbert Zongo. Ce dernier a en effet dû quitter le pays suite à de nombreuses menaces.
Il a été enlevé le lendemain de l'assemblée générale le 24 mars 2025 l'association des journalistes burkinabè, dont il était le vice président, qui avait dénoncé le musèlement de la presse, au centre de presse Norbert Zongo, lieu de rencontre, de débats et de formation de la presse burkinabè.
Mamadou Ali Compaoré
Il a longtemps animé une émission sur la presse à BF1 avant d'être nommé au CSC (conseil supérieur de la communication), l'organe de régulation des médias, le 27 avril 2022, une fonction qui lui tenait à cœur.
Mais lorsqu'Ibrahim Traoré décide de prendre le contrôle CSC, en décidant d'en choisir le premier responsable, il est nommé, selon le journaliste Issaka Lingani, à un placard. Son enlèvement, selon ce même journaliste, aurait été motivé par des montages orchestrés par des hauts responsables du pays pour l'accuser injustement. Enlevé brutalement devant ses proches malgré son handicap, il est porté disparu depuis le 24 décembre 2024. On est sans nouvelle de lui depuis le 24 décembre 2024.
Alain Traoré dit Alain Alain
Pris sur le site de RSF : « Alain Traoré, 49 ans, plus connu sous le pseudonyme d'Alain Alain, a vécu un enlèvement similaire d'après les informations recueillies par RSF. Deux individus armés et portant respectivement une cagoule et un cache-nez – accompagnés d'au moins trois personnes – se sont introduits au domicile du journaliste le 13 juillet à l'aube. Le rédacteur en chef du bureau “Langues nationales” du groupe de presse privé Omega Média anime “Le Défouloir”, une chronique quotidienne satirique pointant les dérives de la société et du pouvoir en place. “Sa famille, y compris ses enfants, sont régulièrement menacés par des sympathisants du pouvoir en place. Beaucoup ne comprennent pas que son émission ‘Le Défouloir' est satirique,” assure un proche de celui qui a aussi travaillé pour la radio privée Horizon FM. Un confrère du groupe Omega, qui souhaite garder l'anonymat, salue “la dévotion et la grande maîtrise des différentes langues nationales” d'Alain Alain. »
Alain Alain était très populaire grâce à son émission satirique « le défouloir d'Alain Alain ». Il se permettait des critiques contre le pouvoir que peu de journalistes se permettaient. Il a été enlevé le 13 juillet 2024 par des individus armés et encagoulés.
Kalifara Séré
Pris sur le site de RSF : « Autre commentateur phare de la chaîne BF1, Kalifara Séré n'a jamais mâché ses mots à l'égard de la junte militaire du capitaine Traoré, en dénonçant notamment la disparition d'instances de protection des droits de l'homme dans le pays. Le 16 juin, dans l'émission “7 Infos”, l'ancien haut fonctionnaire remet en cause la véracité des images du chef de l'État donnant son sang deux jours auparavant à Ouagadougou. Il est alors auditionné dès le 19 juin par le Conseil supérieur de la communication (CSC), notamment pour avoir déclaré : “C'est l'État lui-même qui fait fabriquer des informations qui sont fausses”. Le chroniqueur n'a plus donné de signe de vie depuis sa sortie de l'audition. D'après le communiqué du CSC, il aurait reconnu avoir été “excessif dans ses propos lors de l'émission mais que son intention n'était pas de nuire”. Sa dernière intervention sur le plateau a depuis été supprimée de YouTube et l'émission “7 Infos” a été suspendue durant deux semaines, le jour même de la convocation. »
Il avait été Administrateur Civil et Secrétaire général du ministère de l'administration territoriale. Il s'était fait remarqué dans l'émission de débat BF1, « 7 à la une » par sa diction lente mais précise, mais aussi par son intelligence, sa connaissance de la vie socio politique du Burkina et la pertinence de ses analyses.
Adama Bayala
Lu sur le site de RSF : « Adama Bayala a, d'après les informations recueillies par RSF, été enlevé en pleine circulation. Le chroniqueur, qui intervient chaque dimanche dans l'émission “Presse Échos” de la chaîne privée BF1, devait rejoindre un ami dans le quartier Cissin le 28 juin, peu après 14 heures. Ce dernier l'a attendu en vain. “Les enlèvements en pleine circulation permettent aux ravisseurs de donner de faux prétextes aux témoins, en appelant par exemple au voleur”, explique une rescapée de ces pratiques. À 44 ans, l'ancien journaliste du journal d'État Sidwaya est l'une des rares voix à critiquer le pouvoir en place. “Il avait déjà reçu des menaces via personnes interposées il y a six mois. Son poste dans la fonction publique a également été utilisé comme un levier de pression. Mais il n'a jamais arrêté ses interventions sur BF1”, témoigne un proche. »
Adama Bayala, connu pour son franc-parler, avait notamment rappelé publiquement l'engagement d'Ibrahim Traoré de vaincre le terrorisme en trois mois, n'hésitant pas à demander un bilan. Dans les jours suivant son intervention, les partisans du régime ont lancé une véritable chasse à l'homme contre lui sur les réseaux sociaux.
Toute la semaine qui a suivi, les obligés du pouvoir militaire qui s'autoproclameront BIR-C (Brigade d'interventions rapide de la communication) se lancèrent dans une véritable campagne pour le faire taire sur les réseaux sociaux.
Le vendredi 28 juin 2024 vers 14h00 sur la route entre son bureau et le quartier Cissin, les escadrons de la mort sont passés à l'attaque. Le journaliste est enlevé et emporté vers une destination inconnue. Depuis lors, on n'a plus eu de ses nouvelles.
James Yazid Dembélé
Animateur radio à Bobo-Dioulasso, James Yazid Dembélé n'est pas connu pour ses prises de position très tranchées contre le pouvoir. Il aurait même appartenu, à un moment, à des cercles de soutien au MPRS2. Curieusement il a été enlevé par les éléments de l'agence de sécurité nationale. Selon certaines sources, il aurait été accusé d'être à l'origine des fuites d'une conversation du patron de renseignement burkinabè avec des jeunes dans la ville de Sya que l'avatar Henry Sebgo, une des célébrités anti-Ibrahim Traoré du facebook burkinabè, a diffusée.
Guezouma Sanogo
Il a une longue carrière à la Radio télévision du Burkina (RTB). Depuis quelques années, il consacrait son temps et son énergie à la défense de la liberté de la presse et à la protection des droits humains au sain de l'Association des journalistes du Burkina (AJB), dont il était le président. IL avait été reconduit à la tête de l'association après le congrès qui a eu lieu le 21 mars 2025.
La congrès avait longuement dénoncé les atteintes à la liberté de la presse, et demandé la libération des journalistes emprisonnés
Luc Pagbelguem
Il avait couvert le congrès de l'Association des Journalistes Burkinabè pour un reportage qui sera diffusé sur la télévision BFI dont il était journaliste. Le 24 mars 2025, aux alentours de 16h30, des agents du Conseil national de sécurité sont venus à la rédaction pour l'emmener, prétendument pour l'entendre sur ce reportage. Ce n'est que le 3 avril qu'il réapparaît dans une vidéo, vêtu d'une tenue militaire, aux côtés des dirigeants de l'AJB, Guezouma Sanogo et Boukari Ouoba, laissant entendre qu'ils auraient tous les trois été forcés à rejoindre le front.
Patenema Oumar Ouedraogo
Le journaliste de Sidwaya Patenema Oumar Ouedraogo, qui avait interviewé Ibrahim Traoré à sa toute première sortie en 2023, a été enlevé par les escadrons de la mort à Bobo Dioulasso le jeudi 10 avril où il était en poste.
Enseignant vacataire, il aurait été enlevé pendant qu'il donnait des cours à des étudiants.
On ne sait pas pourquoi il a été enlevé, ni où il est.
Idrissa Barry
Ancien journaliste, Idrissa Barry a marqué la presse burkinabè en tant que grand reporter à L'Événement puis comme rédacteur en chef du journal Mutations. Ces dernières années, il avait rangé sa plume pour se consacrer à des activités de consultation dans le domaine du développement et à son engagement politique au sein du mouvement SENS (servir et non se servir), dont il était l'une des figures centrales.
Le 18 mars 2025, peu après la publication d'une déclaration de SENS dénonçant les massacres de femmes, d'enfants et de vieillards civils à Solenzo, Idrissa Barry a été enlevé en plein jour dans l'enceinte de la mairie de Saaba, dans la banlieue de Ouagadougou, par des hommes armés. D'autres dirigeants du même mouvement ont été enlevés le même jour.
Depuis son enlèvement, aucune information officielle n'a été communiquée à son sujet, laissant planer de graves inquiétudes sur son sort.
La Vidéo d'Edwy Plenel
Edwy Plenel demande la libération des journalistes emprisonnés au Burkina © Edwy Plenel (@edwyplenel.bsky.social)
La retranscription de la vidéo
« Salut c'est Edwy Plenel de Médiapart. Partout dans le monde, la liberté de l'information et l'indépendance du journalisme sont attaqués par des régimes autoritaires
Il y a quelques temps à Paris, nous rendions hommage aux plus de 200 journalistes palestiniens assassinés à Gaza par l'armée israélienne. Mais ce massacre aussi terrible soit-il ne doit pas nous faire oublier d'autres situations alarmantes. C'est pourquoi je viens vous parler des journalistes du Burkina Faso. Plus d'une dizaine de nos confères dans ce pays d'Afrique ont disparu depuis plusieurs mois. Ils ont été arrêtés hors de tout cadre légal par les forces sécuritaires de la junte
Militaire au pouvoir les coups d'État de 2022. Un pouvoir militaire qui s'attaque aux droits fondamentaux du peuple burkinabè dont évidemment la liberté de la presse. Une situation qu'a fort bien résumée le responsable de l'association des médias privés : « Avec ces arrestations, ces disparitions, ces détentions illégales, il s'agit de faire éteindre ces petites bougies qui permettent à notre peuple d'y voir un peu plus clair ans les nuits lugubres.
Nous sommes inquiets face à cette nuit lugubre qui recouvre d'oubli les journalistes du Burkina Faso. Ils n'ont commis aucun délit aucun crime. Ils ont simplement fait leur métier, rempli leur mission au service d'un droit fondamental le droit de savoir. J'ai une pensée particulière pour l'un d'entre eux, Serge Oulon, qui nous avait rendu visite à Médiapart dont nous partageons les mêmes idéaux professionnels, le devoir d'enquêter, le courage de révéler. Il est le directeur de l'Evènement, un journal respecté et connu pour ses révélations, notamment ses enquêtes sur la corruption. Sa devise l'information est un droit. C'est au nom de ce droit, de droit fondamental, de doit du peuple burkinabè que nous demandons, solennellement la libération de Serge Oulon et de tous les journalistes détenus au Burkina Faso. »
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Notes
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En Zambie, les populations victimes de l’extractivisme

Malgré des catastrophes environnementales récurrentes et les dangers pour la population, le gouvernement zambien continue sa politique extractiviste.
Tiré d'Afrique en lutte.
La Zambie, pays de l'Afrique australe, a été à nouveau frappée par une importante pollution. 50 millions de tonnes de boue acide se sont déversées dans le cours d'eau longeant l'entreprise chinoise Sino Metals de Chambishi qui traite les minerais de cuivre.
Fléau écologique
L'accident s'est produit le 18 février. Un mur d'une aire de stockage contenant cette boue a cédé laissant s'écouler les déchets toxiques dans la rivière Mwambashi qui rejoint le cours d'eau de Kafu. Celui-ci serpente à travers cinq provinces du pays pour rejoindre le fleuve Zambèze.
Les autorités zambiennes ont bien tenté de répondre à la catastrophe en déversant 250 tonnes de chaux afin de diminuer l'acidité ; d'autres interventions aériennes ont eu lieu avec des lâchers de calcaire. Mais tout cela n'a pas empêché que la faune et la flore soient détruites.
À la suite de cet accident, le gouvernement a intensifié ses inspections et a fermé l'usine de la société Ranging Mineral Processing Limited à Kalulishi pour des fuites d'acide sulfurique dans la rivière Kafue.
Ce n'est pas la première fois que l'entreprise Sino Metals est impliquée dans ce type d'accident. En 2011, puis en 2015, deux problèmes similaires se sont produits sur ses aires de stockages.
Extraire quel qu'en soit le prix
Les lois environnementales en Zambie sont plutôt d'un niveau élevé. Le seul problème est qu'elles ne sont pas appliquées. De plus, le pays est fortement endetté, autour de 28 milliards de dollars. La Chine détient 5 milliards de cette dette et joue un rôle important dans les négociations pour rendre ce fardeau financier moins contraignant d'où la grande mansuétude pour les entreprises minières du géant asiatique.
Mais il n'y a pas que les entreprises chinoises qui sont en cause. Ainsi à 245 kilomètres de Chambishi se trouve une autre cité minière, Kabwe, considérée comme une des villes la plus polluée au monde.
En effet depuis des décennies on y exploite des mines de plomb et de zinc sans aucune protection. Cette production a eu des effets néfastes sur la santé des populations, notamment des enfants. Si la mine a fermé, elle a laissé à l'air libre des terrils. Le gouvernement a autorisé plusieurs entreprises à travailler ces haldes (1) afin d'en extraire des restes de plomb mais aussi de zinc. Avec l'idée que « les mines sont l'ancrage de notre économie, c'est la solution qui amènera le plus de valeur, le plus de revenus », comme l'indique Jito Kayumba, le conseiller économique de Hakainde Hichilema, président élu en 2021.
La santé des enfants sacrifiée
C'est ainsi que des flots de camions ont transporté ces déchets à l'intérieur même de la ville, il y a ainsi près de neuf monticules éparpillés à travers les quartiers. Cette exploitation a des conséquences extrêmement graves au plan sanitaire. Les experts considèrent que près de la moitié des enfants devrait bénéficier d'un traitement d'urgence au vu du taux de plomb dans le sang. La plupart des entreprises appartiennent aux dirigeants du parti au pouvoir leur assurant une totale impunité.
De plus, des mineurs clandestins tentent aussi leur chance en extrayant, sans aucune protection, des terrils les restes de minerais qu'ils vendront à des grandes entreprises spécialisées dans leur transformation.
En faisant de l'exploitation minière l'alpha et l'oméga de sa politique économique, le gouvernement de Hakainde Hichilema contribue à détériorer l'environnement et la santé de bon nombre de ZambienNEs sans pour autant régler les problèmes sociaux. Le taux de pauvreté ne cesse d'augmenter atteignant 62 %, un tiers de la population est victime de malnutrition et dans le même temps le secteur de l'agriculture qui occupe 60 % de la population est délaissé.
Si l'extraction des ressources naturelles est peu créatrice d'emplois, elle permet par contre un fort enrichissement des élites. Preuve en est, la Zambie est l'un des pays avec un taux d'inégalité parmi les plus élevés.
1. Site de stockage et de dépôt des déchets de l'activité minière
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Etats-Unis. « Sept propositions et demie pour le journalisme à l’ère Trump »

Ce n'est pas une bonne période pour être journaliste aux Etats-Unis. Ni pour être lecteur de la presse états-unienne. Ni même pour jeter un œil aux gros titres qui défilent sur les écrans de téléphone.
Tiré de A l'Encontre
30 avril 2025
Par Nan Levinson
Donald Trump attaque en justice les groupes de presse et s'en prend à des journalistes sur les réseaux sociaux. Le service de presse de la Maison Blanche joue à la chaise musicale lors de ses conférences de presse et refuse de diffuser les comptes rendus de presse qui lui déplaisent. Les républicains au Congrès ont appelé les chaînes publiques à se prémunir contre les « contenus systématiquement biaisés » et tentent de leur retirer leur financement. Les grands journaux choisissent d'adapter leurs articles pour rester dans les bonnes grâces du gouvernement, et les plus petits sont contraints de faire de même. Les informateurs sont de plus en plus réticents à s'exprimer officiellement et la violence visant des journalistes est devenue monnaie courante. Même les journaux étudiants n'échappent pas aux menaces (The Boston Globe, 4 avril 2025).
Dans la catégorie « jusqu'où peut-on descendre dans la mesquinerie ? », les responsables de la Maison Blanche ont refusé de répondre aux questions des journalistes qui utilisent des « pronoms identitaires » [1]. « Tout journaliste qui choisit d'indiquer ses pronoms préférés dans sa biographie se moque clairement de la réalité biologique ou de la vérité et ne peut donc pas être considéré comme fiable pour écrire un article honnête », a écrit la porte-parole Karoline Leavitt dans un courriel adressé au New York Times (8 avril 2025) (Parfois, je me dis que si je roule encore plus souvent les yeux, ils vont finir par sortir de leurs orbites.)
Il est probablement peu charitable de s'en prendre aux journalistes alors qu'ils sont attaqués par tant de forces puissantes et maléfiques, mais il est néanmoins nécessaire de veiller à ce que les médias d'information restent fidèles à leur mission.
Mauvaises nouvelles
Ce n'est pas comme si nous n'avions pas été prévenus. Les chercheurs qui étudient les autocrates notent que l'une de leurs premières cibles lorsqu'ils accèdent au pouvoir est presque toujours une presse indépendante et libre. Trump a clairement fait savoir lors de sa deuxième campagne présidentielle qu'il considérait les journalistes comme ses ennemis et, maintenant qu'il est de retour à la Maison Blanche, il continue de dénigrer, d'ignorer ou de manipuler les médias traditionnels. Ce qui est nouveau, c'est la volonté de trop nombreux groupes de presse de se plier aussi lâchement.
Avant même que Trump ne remporte les élections, le Washington Post et le Los Angeles Times avaient donné le mauvais exemple en censurant des éditoriaux déjà rédigés en faveur de Kamala Harris. On pourrait dire qu'ils ne faisaient que couvrir leurs arrières s'ils n'avaient pas ensuite instauré de nouvelles politiques éditoriales clairement discutables. Le propriétaire du Washington Post, le milliardaire Jeff Bezos, a recentré la section opinion de son journal sur la défense des « libertés individuelles et du libre marché », tandis que le propriétaire du LA Times, le milliardaire Patrick Soon-Shiong, a licencié la rédaction de son journal et instauré un système de « notation politique » généré par l'IA (intelligence artificielle) pour sa section opinion. Depuis, les deux journaux ont perdu de nombreux abonnés et des journalistes très estimés.
Je ne comprends pas pourquoi certains ont été surpris que Bezos ait trahi l'indépendance éditoriale du Washington Post. Bien qu'il ait fait preuve de retenue par le passé, il s'est montré très agressif dans la direction d'Amazon, son activité principale, qui a fait l'objet d'attaques été attaquée lors du premier mandat de Trump [2]. Le Post était essentiellement pour Bezos un passe-temps, et les passe-temps sont facilement mis de côté lorsqu'ils deviennent gênants. Apparemment, les principes aussi !
Le fait que d'autres grands médias aient récemment capitulé devant les poursuites judiciaires que Trump, comme l'un de ses passe-temps, a intentées ou menacé d'intenter n'aide pas. En décembre dernier, ABC News a passé un accord, lors d'un procès en diffamation impliquant le présentateur vedette George Stephanopoulos pour avoir décrit le procès pour abus sexuels de Trump, en présentant des excuses et en versant 15 millions de dollars à une fondation liée à Trump. En janvier, Meta a fait de même lors d'un procès datant de 2021 concernant la suspension des comptes de Trump sur les réseaux sociaux à la suite de l'assaut du Capitole le 6 janvier 2021. La firme a accepté de lui verser 25 millions de dollars et, par coïncidence (bien sûr), a abandonné toutes ses initiatives en matière de diversité, d'équité et d'inclusion. Récemment, la société mère de CBS, Paramount Global, a accepté une médiation dans le cadre d'un procès intenté par Trump à la suite de décisions éditoriales prises lors de la diffusion d'une interview de Kamala Harris dans l'émission 60 Minutes. (Il a ensuite porté sa demande à 20 milliards de dollars de dommages et intérêts.) Dans les trois cas, les arguments juridiques de Trump ont été jugés faibles, mais les entreprises ont préféré ne pas les tester devant les tribunaux.
Bien sûr, vous ne serez pas surpris d'apprendre que Trump n'était pas satisfait d'une telle soumission. Il ne le sera jamais. (Il a récemment renouvelé ses pressions sur la Commission fédérale des communications pour qu'elle retire la licence de CBS News.) Son besoin de domination, qui fait passer les maniaques du contrôle ordinaires pour des mauviettes, le pousse à exiger toujours plus de déférence. Prenez, par exemple, sa réaction à la décision de l'Associated Press (AP) de continuer à appeler « golfe du Mexique » la mer qu'il a rebaptisée « golfe d'Amérique ». Il a immédiatement interdit aux journalistes de l'AP de couvrir la plupart de ses événements officiels. Même après que l'AP eut gagné un procès en invoquant le premier amendement et que le juge chargé de l'affaire, un proche de Trump, ait ordonné à la Maison Blanche de lever toutes les restrictions imposées à l'agence de presse, un journaliste et un photographe de l'AP ont encore été interdits d'accès à une conférence de presse à la Maison Blanche, le jour même où la décision de justice devait entrer en vigueur !
L'AP, une coopérative vieille de 178 ans qui compte quatre milliards de lecteurs quotidiens dans près de 100 pays, avait les moyens de poursuivre le gouvernement fédéral en justice. Ce n'est pas le cas de nombreux petits organes de presse.
Encore plus de mauvaises nouvelles
Même si Donald Trump surestime ses capacités, il est passé maître dans l'art de manipuler les médias. Son instinct, son talent, son habileté – je ne sais pas exactement comment l'appeler – lui permettent de jauger son auditoire avec une précision remarquable, et son auditoire se réduit de plus en plus à ses partisans. Il a passé des décennies à courtiser et à dénigrer la presse, tout en affinant son sens inné de ce qui fait l'actualité. On pourrait penser qu'après tout ce temps, les journalistes auraient trouvé comment couvrir le sujet Donald Trump. Ce n'est pas le cas.
Ce n'est pas faute d'avoir essayé. A l'époque où les journaux livraient les nouvelles une ou deux fois par jour, les reporters « travaillaient sur un article », en le complétant avec le plus de détails possible, avant la date limite. Aujourd'hui, avec un cycle d'information continu, des médias numériques et une multitude de distractions, lorsque l'actualité tombe, les journalistes publient rapidement un article provisoire – quelques phrases sur un site web ou un blog en direct – puis le complètent au fur et à mesure que l'histoire évolue et qu'ils la comprennent mieux. Il en résulte des informations servies par petites doses, faciles à digérer mais rarement satisfaisantes. Parallèlement, les médias souffrent d'une version journalistique du FOMO (fear of missing out on a scoop – la peur de passer à côté d'un scoop), qui peut les conduire à se lancer à la poursuite d'informations douteuses, avec des conséquences parfois inquiétantes, comme lorsque plusieurs médias ont repris une fausse information sur X concernant les droits de douane imposés par Trump, ce qui a fait monter en flèche le marché boursier avant de lui faire « perdre » 2400 milliards de dollars en une demi-heure (NPR, 7 avril 2025).
Trump prospère dans un tel contexte en semant le chaos et en créant un cycle continu de titres contradictoires. Son ancien conseiller Steve Bannon semblait amusé lorsqu'il a suggéré en 2018 que le moyen de rendre les médias fous était « d'inonder la zone de merde ». C'est une pratique que Trump, qui manque cruellement d'humour, a adoptée avec ferveur.
Il suffit de regarder la mise en scène de la révélation de sa politique tarifaire pour en trouver un excellent exemple. Tel un bonimenteur de foire criant « Approchez, mesdames et messieurs, pour le plus grand spectacle tarifaire au monde ! », Trump a fait monter le suspense pendant des mois sur les droits de douane à venir, baptisant le 2 avril « Jour de la libération » et promettant de dévoiler leur contenu ce jour-là. Le jour J est arrivé et les pourcentages, déterminés selon une formule aussi sophistiquée que quelque chose griffonné au dos d'une enveloppe, ont été révélés en grande pompe et largement relayés par la presse. Quelques jours plus tard, certains de ces droits de douane ont été imposés. Quelques jours après, beaucoup ont été suspendus, puis certains ont été retirés, d'autres laissés en suspens ou brandis comme une menace, et ainsi de suite. La politique changeant d'heure en heure, les justifications changeaient elles aussi, laissant les médias courir sans fin pour essayer de suivre le rythme.
Alors que l'économie mondiale plongeait en réaction, les médias ont consciencieusement rapporté les justifications du jour, notamment l'évaluation du secrétaire au Trésor Scott Bessent selon laquelle il fallait « beaucoup de courage » à Trump pour « maintenir le cap » aussi longtemps qu'il l'avait fait. (La plupart des droits de douane réciproques ont duré environ 12 heures !) Mais le ton général des reportages a changé, comme si les médias avaient soudainement senti qu'ils pouvaient enfin dire haut et fort que l'empereur en herbe n'avait aucune idée de ce qu'il faisait. Je suppose donc que c'est bien « l'économie, idiot » (pour citer l'assistant du président Bill Clinton, James Carville), et non les libertés civiles, les soins de santé, la sécurité de l'emploi, l'exactitude historique ou tout autre élément fondamental qui, dans ma stupidité, aurait pu faire pencher le balancier de l'information.
Une bonne nouvelle
Aussi tentant que cela puisse paraître, les médias ne peuvent ignorer les propos d'un président. Il serait contraire à l'éthique professionnelle d'encourager l'ignorance du public. C'est également dangereux pour la démocratie. Une population mal informée est facilement manipulable et, dans les régions dépourvues de source d'information locale – en 2024, il y avait 206 « déserts médiatiques » aux Etats-Unis, touchant près de 55 millions d'Américains –, il est difficile de maintenir un sentiment de communauté ou de s'organiser pour lutter contre la mauvaise gestion. Pourtant, malgré le chaos et la cruauté de l'administration Trump, les médias ne sont pas sans défense. Ses efforts incessants pour les discréditer témoignent de leur pouvoir et de leur importance. Etant de nature pragmatique, j'ai rassemblé quelques idées provenant de plusieurs sources sur la manière d'utiliser ce pouvoir et j'y ai ajouté quelques-unes de mes propres réflexions pour aboutir à sept propositions et demie pour un journalisme de qualité à l'ère de Donald J. Trump.
1. Relater les faits correctement
Quand on y réfléchit, la seule chose qui joue en faveur des journalistes, c'est que les gens les croient. Sans cela, leur utilité cesse d'exister. Il est donc important (en particulier à l'ère Trump) qu'ils dénoncent les mensonges et les tromperies dans un langage clair, précis, exact et direct, y compris dans les titres. Par exemple, le désir de Trump de transformer Gaza en terrain de golf est un nettoyage ethnique, et non un « plan de reconstruction » de Gaza, et les droits de douane sont des « taxes à l'importation », et non une incitation à la réindustrialisation des Etats-Unis. Il est également nécessaire de répéter sans cesse la vérité face aux mensonges : les immigrants, par exemple, sont beaucoup moins susceptibles d'être emprisonnés pour des crimes que les personnes nées aux Etats-Unis (même si vous ne le sauriez certainement pas en écoutant Trump et son équipe). Et le retrait des financements aux universités vise autant à lutter contre l'antisémitisme que le Covid visait à nettoyer nos sinus.
2. Fournir des informations significatives, du contenu contextuel, des proportions et des conclusions
Les journalistes et les analystes ont pour tâche essentielle de séparer le substantiel du futile, le significatif du sensationnel, les réflexions aléatoires des faits établis, puis de rendre compte de manière exhaustive des véritables enjeux, de les maintenir au premier plan dans le tourbillon de l'actualité et d'expliquer pourquoi ils sont importants. Pour commencer, il faudrait accorder moins d'attention aux décrets présidentiels de Trump – qualifiés à juste titre par un professeur de droit de « simples communiqués de presse avec un papier plus joli » – et davantage aux répercussions des politiques qu'il met en œuvre. Et si les réflexions de Trump méritent d'être notées, elles pourraient apparaître, non pas à la une, mais plutôt à la page 11 (ou son équivalent en ligne), là où le Boston Globe a relégué son reportage sur la manifestation locale « Hands Off ! » qui a rassemblé 100 000 personnes.
3. Prêter attention au cadrage
Les articles d'actualité sont un instantané d'un moment précis, souvent éphémère, au cours duquel les journalistes décident ce qu'ils vont inclure, ce qu'ils vont omettre et ce qu'ils vont mettre en avant. Le problème survient lorsque la pensée conventionnelle et l'instinct grégaire solidifient ces choix comme étant les seuls possibles. Il n'y a peut-être que deux partis politiques dominants aux Etats-Unis, par exemple, mais d'autres forces politiques sont à l'œuvre dans le pays et nous gagnerions tous à ce qu'elles ne soient pas principalement présentées comme des nuisances (référence au courant The Democratic Socialists of America) ou des menaces. Et si les fluctuations du marché boursier ont leur importance, elles importent moins à la plupart des gens que les fluctuations de leur loyer ou de leur hypothèque, de leurs factures d'alimentation ou de leurs perspectives de retraite.
4. Résistez aux euphémismes, aux circonlocutions et à la normalisation de l'anormal
Le terme « sanewashing » (littéralement « blanchiment de la santé mentale »), qui désigne le fait de rapporter les déclarations loufoques de Trump comme s'il s'agissait de réflexions ou de commentaires lucides, n'est plus très utilisé depuis la fin de la campagne présidentielle de 2024. Il a été remplacé par la tendance du journalisme mainstream à renforcer le statu quo, comme lorsque le PDG de CNN (Mark Thompson) a demandé à ses employé·e·s d'omettre toute mention des crimes de Trump et de ses deux procédures de destitution dans leur couverture de l'investiture. Ou peut-être cette option a-t-elle été intégrée à la tâche journalistique qui consiste à essayer de donner un sens aux événements – ce que le rédacteur en chef de The Atlantic, Jeffrey Goldberg, a qualifié de « biais vers la cohérence » –, ce qui a abouti à présenter les insultes enfantines sur les droits de douane échangées entre les conseillers de Trump, Elon Musk et Peter Navarro, comme s'il s'agissait de discussions politiques sérieuses.
5. Faire preuve d'empathie
Ce n'est pas pour rien qu'on appelle cela des « faits divers ». Même si le journalisme qui tire sur la corde sensible peut être jugé facile, les lecteurs, les auditeurs et les téléspectateurs s'intéressent aux histoires qui parlent de personnes, surtout lorsqu'elles leur ressemblent. Ainsi, si le fait que des employés de l'USAID se soient retrouvés enfermés hors de leurs bureaux par le DOGE (Department of Government Efficiency) d'Elon Musk ne touche pas beaucoup d'Américains, par contre les parents dont les enfants ont été privés de crèche parce que son financement a été supprimé par Musk – un milliardaire père de peut-être plus d'enfants qu'il ne peut en compter – seront sans doute plus sensibles à cette histoire.
6. Contrôler le message
Voici le message central à retenir à propos de Trump : il est remarquablement doué pour s'emparer de n'importe quel thème, de n'importe quel sujet qu'il aborde, et pour le garder sous son emprise. Cela signifie que les médias, dont la relation avec les politiciens devrait être intrinsèquement contradictoire, se mettent trop souvent sur la défensive lorsqu'ils tentent de lui faire rendre des comptes sur ses paroles et ses actes. Bien sûr, il ne s'excuse jamais, n'assume jamais la responsabilité de quoi que ce soit, n'écarte jamais rien et n'admet jamais ses erreurs ou ses échecs. Au contraire, lorsqu'il tient des propos extravagants et qu'on le lui fait remarquer, il redouble d'efforts et envoie ses sbires répéter et embellir ses propos. Les médias amplifient et discutent ensuite ces propos, comme s'il s'agissait d'une véritable mesure gouvernementale, plutôt que de propos incohérents, de lubies ou de gesticulations théâtrales. Nous avons donc droit à des articles sur les propos de Trump, puis à des articles sur les articles consacrés à ses propos, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il trouve une nouvelle diversion !
7. Soyez créatifs, audacieux et réfléchis. Soutenez-vous toujours les uns les autres
Ce n'est pas la première fois que la presse s'affronte à l'hostilité du gouvernement. Les médias américains luttent depuis des années pour surmonter le scepticisme et gagner la confiance d'un public exigeant. Les publications spécialisées, les podcasts, les newsletters et d'autres médias indépendants et alternatifs comblent certaines lacunes et contribuent à mobiliser des publics moins visibles, mais résister au pouvoir peut relever d'une tâche très solitaire. A une époque où même la sénatrice républicaine Lisa Murkowski (Alaska) admet avoir peur (« We are all afraid », New York Times, 18 avril 2025), l'autocensure peut sembler un choix trop séduisant. Il est donc essentiel que les autres journalistes s'unissent pour résister aux restrictions injustes imposées à tout journaliste, comme l'ont fait y compris Newsmax et Fox News contre le traitement réservé par Trump à l'AP. Les journalistes peuvent également saluer le courage de leurs collègues pour leur faire savoir qu'ils ne sont pas seuls.
Bien sûr, tout ce qui précède a un coût, c'est pourquoi mon dernier appel ne s'adresse pas aux journalistes, mais à ceux d'entre nous qui accordent de la valeur au journalisme de qualité. Soutenez vos médias locaux et nationaux comme vous le pouvez et, en tant que parties prenantes, exhortez-les à faire mieux. Malgré toutes les critiques méritées aux médias américains, ceux-ci restent l'un des piliers les plus solides de ce qui reste de la démocratie à une époque qui est tout sauf favorable au premier amendement. Nous ne pouvons pas nous permettre de les laisser s'effondrer. (Article publié par Tom Dispatch le 29 avril 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Nan Levinson est journaliste et professeure. Elle a publié divers ouvrages dont War Is Not a Game (Rutgers University Press, 2014) brossant le portrait de soldats vétérans issus de la classe ouvrière qui ont refusé d'être considérés comme de simples victimes tragiques ou des héros du front et qui se sont regroupés pour devenir les dirigeants d'une organisation nationale.
[1] Expression renvoyant à : « Ils/elles : les personnes qui s'identifient comme non binaires ou genderqueer, ou pour les personnes dont le sexe est inconnu ou non spécifié. » (Réd.)
[2] The Independent du 16 décembre 2024 écrivait : « M. Bezos, qui possède également le Washington Post, est devenu une cible fréquente des attaques de M. Trump en raison des reportages du journal, récompensés par le prix Pulitzer, au cours de son premier mandat. Le président de l'époque s'est souvent insurgé contre ce qu'il décrivait comme le “Washington Post d'Amazon” sur son compte Twitter (aujourd'hui X), et il a été accusé d'être intervenu pour empêcher Amazon de remporter un énorme contrat d'informatique en nuage (cloud) du Pentagone. Mais ces derniers mois, Bezos a pris des mesures pour apaiser ses relations autrefois tendues avec Trump. » (Réd.)
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Etats-Unis. « Démanteler le gouvernement tout en renforçant le Pentagone »

Sous prétexte d'efficacité, l'administration Trump s'attaque à des programmes et des agences essentiels qui constituent l'épine dorsale du gouvernement civil américain. La suppression quasi totale de l'Agence américaine pour le développement international (U.S. Agency for International Development – USAID) [1] et les plans de fermeture du ministère de l'Education ne sont que les exemples les plus visibles d'une campagne qui comprend le licenciement d'experts budgétaires, de responsables de la santé publique, de scientifiques et d'autres personnels essentiels dont le travail sous-tend le fonctionnement quotidien du gouvernement et fournit les services de base nécessaires aux entreprises, aux familles et aux particuliers. Bon nombre de ces services sont aptes à opérer une distinction entre la solvabilité et pauvreté, santé et la maladie, voire, dans certains cas, entre la vie et la mort pour les populations fragiles.
Tiré de A l'Encontre
25 avril 2025
Par William D. Hartung
Drone subsonique de la firme Anduril.
La rapidité avec laquelle les programmes et les agences civiles sont supprimés sous ce deuxième mandat Trump révèle le véritable objectif du Département de l'efficacité gouvernementale (DOGE). Dans le contexte du régime Musk-Trump, « l'efficacité » est un prétexte pour une campagne idéologique motivée par la cupidité visant à réduire radicalement la taille du gouvernement sans se soucier des conséquences humaines.
Jusqu'à présent, la seule agence qui semble avoir échappé à la colère du DOGE – ne soyez pas surpris ! – est le Pentagone. Après que des titres trompeurs ont laissé entendre que son budget serait réduit annuellement de 8% pendant les cinq prochaines années dans le cadre de cette prétendue campagne d'efficacité, le véritable plan a été rendu public : trouver des économies dans certaines divisions du Pentagone pour investir ensuite l'argent ainsi économisé dans d'autres programmes militaires, sans aucune réduction réelle du budget total du département. Puis, lors d'une réunion à la Maison Blanche avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, le 7 avril, Trump a annoncé que « nous allons approuver un budget, et je suis fier de dire qu'il s'agit en fait du plus important que nous ayons jamais consacré à l'armée… 1000 milliards de dollars. Personne n'a jamais vu une telle somme. »
Jusqu'à présent, les coupes budgétaires destinées à financer de nouveaux types d'investissements militaires se sont limitées au licenciement d'employé·e·s civils du Pentagone et au démantèlement d'un certain nombre de départements stratégiques et de recherche internes. Les activités qui rapportent de l'argent aux fabricants d'armes n'ont pratiquement pas été touchées, ce qui n'est guère surprenant étant donné que Musk lui-même préside une importante entreprise sous-traitante du Pentagone : SpaceX.
La légitimité de son rôle devrait bien sûr être remise en question [2]. Après tout, il s'agit d'un milliardaire non élu qui bénéficie d'importants contrats gouvernementaux et qui, ces derniers mois, semble avoir acquis plus de pouvoir que l'ensemble du cabinet. Or, les membres du cabinet sont soumis à la confirmation du Sénat, ainsi qu'à des règles de divulgation financière et de conflit d'intérêts. Ce n'est pas le cas de Musk. Non seulement il n'a pas été contrôlé par le Congrès, mais il a été autorisé à conserver son rôle au sein de SpaceX.
Un gouvernement fantoche ?
Le dépouillement du gouvernement civil par Trump et Musk, tout en maintenant le budget du Pentagone à des niveaux extrêmement élevés, signifie que les Etats-Unis sont en passe de devenir le « État garnison » contre lequel le président Dwight D. Eisenhower avait mis en garde dans les débuts de la guerre froide [entretien publié le 14 mai 1953]. Et attention, tout cela est vrai avant même que n'aient agi les faucons républicains du Congrès, comme le président de la commission des forces armées du Sénat, Roger Wicker [sénateur républicain du Mississippi, Président de la Commission des forces armées], qui demande 100 milliards de dollars supplémentaires pour le budget du Pentagone par rapport à ce que ses responsables ont demandé.
L'enjeu dépasse toutefois largement la manière dont le gouvernement dépense son argent. Après tout, ces décisions s'accompagnent d'une atteinte aux droits constitutionnels fondamentaux tels que la liberté d'expression et d'une campagne d'expulsions massives qui touche même des personnes ayant le droit légal de résider aux Etats-Unis. Sans parler des intimidations et du chantage financier exercés sur les universités, les cabinets d'avocats et les grands médias pour les contraindre à se plier aux volontés politiques de l'administration.
En fait, les deux premiers mois de l'administration Trump-Musk représentent sans aucun doute la prise de pouvoir la plus flagrante de l'exécutif dans l'histoire de cette république, une mesure qui mine notre capacité à préserver, et encore moins à étendre, les droits fondamentaux qui sont censés être les principes fondateurs de la démocratie américaine. Ces droits ont bien sûr été violés à un degré ou à un autre tout au long de l'histoire de ce pays, mais jamais de cette manière. La répression actuelle menace d'effacer les victoires durement acquises par les mouvements pour les droits civiques, les droits des femmes, les droits des travailleurs et travailleuses, les droits des immigré·e·s et les droits des LGBTQ, qui avaient permis à ce pays de se rapprocher de ses engagements déclarés en faveur de la liberté, de la tolérance et de l'égalité.
En 2019, Steve Bannon, populiste d'extrême droite et ami de Trump, a déclaré à la chaîne PBS Frontline que la clé d'une victoire future était d'augmenter la « vitesse initiale » des changements politiques radicaux, afin que les opposants au mouvement MAGA ne sachent même pas ce qui leur arrive. « Tout ce que nous avons à faire, a-t-il déclaré alors, c'est d'inonder la scène. Chaque jour, nous leur assénons trois coups. Ils mordront à l'appât, et nous aurons fait tout ce que nous avions à faire. Bang, bang, bang. Ces types ne s'en remettront jamais, jamais. Mais nous devons commencer par la rapidité de mise en œuvre. »
L'administration Trump/Musk met actuellement en œuvre une stratégie de ce type de manière stupéfiante.
Epargner le Pentagone
Malgré un certain bruit autour des gains d'efficacité réalisés au Pentagone grâce au DOGE, le Pentagone a en effet été épargné du sort réservé à des organismes civils tels que l'Agence pour le développement international (USAID) et le ministère de l'Education, qui ont été soit décimés, soit voués à disparaître complètement.
Une proposition visant à licencier 60 000 employés civils du Pentagone aura des conséquences dramatiques pour ceux qui s'attendent à perdre leur emploi. Mais cela ne représente que 5% des effectifs du département, qui compte 700 000 fonctionnaires et plus d'un demi-million de personnes sous contrat. En revanche, les effectifs de l'USAID, qui apportait une aide pacifique à des pays du monde entier, ont été rapidement réduits de 10 000 à moins de 300.
En outre, les licenciements de scientifiques et d'experts en santé publique pourraient avoir des conséquences désastreuses à l'avenir en réduisant la capacité du gouvernement à prévenir ou à réagir face à des maladies infectieuses et d'éventuelles pandémies, telles que liées à de nouveaux variants du Covid ou à la grippe aviaire. Pour aggraver le problème, l'administration a ordonné le licenciement d'un employé sur cinq des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC-Centers for Disease Control and Prevention) et fait désormais pression sur cette agence pour qu'elle résilie plus d'un tiers de ses contrats externes.

Ed. Bold Type Books, à paraître en novembre 2025.
En outre, le licenciement quasi instantané, au début du second mandat de Trump, des inspecteurs généraux indépendants chargés de surveiller le gaspillage, la fraude et les abus au sein du gouvernement n'augure rien de bon pour le contrôle d'une administration déjà en proie à de nombreux conflits d'intérêts. Pire encore, la suspension par le ministère de la Justice des poursuites judiciaires en matière de droits civiques permettra à l'injustice raciale de prospérer sans la moindre opposition juridique significative.
A cela s'ajoutent les projets de l'administration Trump et des républicains de la Chambre des représentants visant à réduire les programmes de Medicaid [couverture médicale à des personnes à faibles revenus ou handicapées], de la sécurité sociale et de l''aide alimentaire d'urgence, qui bénéficient à des dizaines de millions d'Américains. En outre, des réductions de personnel ont déjà eu cours au sein de l'administration de la sécurité sociale, et des mesures ont été prises pour rendre plus difficile l'accès aux prestations. Et ce n'est sans doute qu'un début. A l'avenir, des coupes directes dévastatrices pourraient être opérées dans un programme qui bénéficie à plus de 70 millions d'Américains. Et ces programmes essentiels pourraient, à leur manière, finir par être supprimés, en partie pour faire place à une réduction d'impôts de plusieurs milliers de milliards de dollars destinée principalement – vous ne serez sans doute pas surpris de l'apprendre – à aider les personnes les plus aisées.
En bref, l'objectif est de rendre l'Amérique plus inégalitaire grâce à un programme expansif qui pourrait faire passer pour ridicules les niveaux actuels d'inégalité qui dépassent déjà ceux atteints pendant l'« âge d'or » de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.
L'exception du Pentagone
Alors que la plupart des agences gouvernementales sont assiégées ou craignent de l'être dans un avenir relativement proche, une agence a largement échappé aux coupes budgétaires : le Pentagone. En 2024, cette agence (y compris les travaux sur les ogives nucléaires réalisés par le ministère de l'Energie) a déjà reçu la somme astronomique de 915 milliards de dollars, soit plus de la moitié du budget discrétionnaire du gouvernement fédéral pour cette année-là.
Dans le même temps, comme l'a récemment montré une analyse du New York Times (4 mars 2025), les revenus des principaux entrepreneurs du secteur de l'armement n'ont pratiquement pas été touchés. Jusqu'à présent, General Dynamics, avec une perte de moins de 1%, et Leidos [entre autres systèmes informatiques], avec une perte de 7%, sont les seules entreprises parmi les dix premiers fournisseurs d'armes à avoir subi une baisse de leurs revenus suite aux efforts du DOGE.
Au sein du Pentagone un compromis possible pourrait consister à abandonner les grandes « infrastructures » telles que les porte-avions et les avions de combat pilotés pour se tourner vers des systèmes plus rapides, plus agiles et plus faciles à produire, basés sur des applications d'intelligence artificielle, notamment des essaims de drones. Elon Musk critique depuis longtemps l'avion de combat F-35 de Lockheed Martin, qu'il a qualifié de « pire rapport qualité-prix militaire » de l'histoire des achats du Pentagone. Sa solution, cependant, consiste en des drones encore plus perfectionnés, probablement produits par ses alliés de la Silicon Valley.
Mais il existe une autre possibilité : le Pentagone pourrait augmenter encore son budget afin de financer des systèmes de toutes tailles, alimentant ainsi à la fois les grands entrepreneurs et les entreprises émergentes dans le domaine des technologies militaires. Après tout, malgré les critiques de Musk, le président a récemment annoncé que Boeing produirait un nouvel avion, le F-47 (le « 47 » étant, vous l'avez deviné, en l'honneur du 47e président des Etats-Unis).
S'il y a une tendance à trouver des compromis entre les systèmes existants et les nouvelles technologies, les deux camps disposeront d'un poids considérable en matière de lobbying. Après tout, la Silicon Valley est littéralement implantée dans l'administration Trump, de Musk au vice-président J.D. Vance, un protégé de Peter Thiel, le fondateur de l'entreprise de technologie militaire Palantir. Peu après avoir obtenu son diplôme de la faculté de droit de Yale, J.D.Vance a été embauché chez Mithril, une société de capital-risque appartenant à Thiel. Lorsque Vance a quitté cette entreprise en 2019 pour se présenter au Sénat dans l'Ohio, il l'a fait avec le soutien financier de Peter Thiel, à hauteur de 15 millions de dollars.
Et Thiel n'est qu'un parmi les magnats de la technologie qui soutiennent Vance. Une analyse de CBS News a révélé que : « Vance, un nouveau venu dans la politique nationale, a assidûment courtisé les milliardaires et les tycoons de la Silicon Valley pour financer son ascension improbable, passant du statut d'auteur à succès d'un libre autobiographique sur le désespoir, la drogue et la pauvreté générationnelle dans les Appalaches à un poste qui pourrait le placer à deux doigts de la présidence. »
Le journal conservateur New York Post a résumé la situation dans un article publié en juillet 2024 : « La Silicon Valley salue le choix de Vance alors que de plus en plus de milliardaires de la tech soutiennent Trump. » Et n'oubliez pas que Musk et Vance ne sont pas les seuls défenseurs du secteur militaro-technologique au sein de l'administration Trump. Stephen Feinberg, numéro deux du Pentagone, a travaillé pour Cerberus Capital, une société d'investissement qui a déjà investi dans les industries des armes à feu et de la défense. Et Michael Obadal, directeur principal chez Anduril, a été sélectionné pour occuper le poste de secrétaire adjoint à l'Armée (Under Secretary of the Army). Une analyse récente de Bloomberg a en effet révélé que « plus d'une douzaine de personnes liées à Thiel – notamment des employés actuels et anciens de ses entreprises, ainsi que des personnes qui ont contribué à gérer sa fortune ou qui ont bénéficié de ses investissements et de ses dons caritatifs – ont été intégrées à l'administration Trump ».
De leur côté, les cinq grands fabricants d'armes, emmenés par Lockheed Martin, ont toujours une ferme emprise sur le Congrès, après avoir versé des millions de dollars en contributions électorales, employé des centaines de lobbyistes au sein de commissions qui influencent les dépenses et la stratégie militaires, et implanté leurs installations dans la majorité des Etats et des circonscriptions du pays. Même si certains membres du Pentagone tentaient de supprimer progressivement le F-35, le Congrès pourrait bien ajouter des fonds à la demande budgétaire de cette institution afin de sauver le programme.
Les récentes décisions en matière d'acquisitions suggèrent que le Congrès et l'administration Trump pourraient souhaiter financer à la fois les entrepreneurs traditionnels et les entreprises technologiques émergentes. Les deux annonces les plus importantes récemment faites dans le cadre de ce programme – la sélection de Boeing comme principal fournisseur de l'avion de combat de nouvelle génération F-47 et l'engagement du président Trump en faveur d'un système de défense « Golden Dome » censé protéger l'ensemble des Etats-Unis contre les missiles ennemis – offriront de nombreuses perspectives aux entreprises d'armement traditionnelles et aux entreprises technologiques militaires émergentes. La phase de lancement du programme F-47 pourrait coûter jusqu'à 20 milliards de dollars, mais comme l'a fait remarquer Dan Grazier du Stimson Center, ces 20 milliards ne seront qu'un « capital de départ ». A terme, le coût total s'élèvera à plusieurs centaines de milliards de dollars. Parallèlement, General Atomics et Anduril sont en concurrence pour construire des drones « wingmen » [drones subsoniques et animés par l'IA] qui fonctionneraient en coordination avec les futurs F-47 en situation de combat.
A ce stade, le « Golden Dome » [par référence du « Iron Dome » israélien] du président Trump n'est pas encore un concept abouti, mais une chose est sûre : pour atteindre son objectif d'une défense complète et étanche contre les missiles, il faudra construire un grand nombre d'intercepteurs et de nouveaux satellites militaires reliés entre eux par des systèmes de communication et de ciblage avancés, pour un coût potentiel de plusieurs centaines de milliards de dollars à terme. Et si les grandes firmes d'armement ont peut-être une longueur d'avance dans la construction du matériel nécessaire au « Golden Dome », les entreprises technologiques émergentes sont mieux placées pour produire les composants logiciels, de ciblage, de surveillance et de communication du système.
Le « Golden Dome » est sur le point d'être mis en œuvre bien que, comme l'a affirmé Laura Grego de l'Union of Concerned Scientists, « il est depuis longtemps admis que la défense contre un arsenal nucléaire sophistiqué est techniquement et économiquement irréalisable ». Mais cette réalité n'empêchera pas l'afflux massif de fonds publics dans ce projet, aussi irréaliste soit-il, car les profits tirés de sa production seront bien trop réels.
Une résistance grandissante ?
Des signes d'une résistance croissante à l'agenda de Musk et Trump se manifestent, qu'il s'agisse de poursuites judiciaires, de rassemblements contre l'oligarchie menés par le sénateur Bernie Sanders (Indépendant du Vermont) et la représentante Alexandria Ocasio-Cortez (AOC, démocrate de New York) [3], ou encore d'un boycott des voitures Tesla de Musk. Ces actions devraient être appuyées par l'engagement de millions de personnes supplémentaires, y compris les partisans de Trump qui ont été touchés par ses coupes dans des programmes essentiels qui les aidaient à rester à flot financièrement. L'issue de tout cela est incertaine, mais les enjeux sont tout simplement colossaux. (Article publié sur le site Tom Dispatch le 22 avril 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)
[1] Les financements d'USAID ont été réduits à hauteur de 83%. USAID, lancé par Kennedy, participait d'une opération de soft power des Etats-Unis, suite à la révolution cubaine. Cette initiative s'articule avec les opérations de la CIA, pour faire court. La part humanitaire dans le budget a une place significative et étaye le travail de nombreuses ONG. (Réd. A l'Encontre)
[2] Elon Musk vient d'annoncer le recentrage de ses activités, au-delà de désaccords ponctuels au sein de l'administration, vers son entreprise Tesla, dont l'action a reculé de 431 dollars le 27 décembre à 284 le 22 avril. Du point de vue de Tesla, le succès de la voiture autonome semble décisif par rapport aux modèles traditionnels qui datent de cinq à sept ans. (Réd. A l'Encontre)
[3] La campagne contre l'oligarchie initiée par Bernie Sanders a reçu une audience importante dans de très nombreuses villes, réunissant des milliers de participants et traduisant un potentiel d'opposition au plan social et démocratique. La participation d'AOC s'inscrit certes dans un projet de relance du Parti démocrate, comme force bourgeoise historique. (Réd. A l'Encontre)
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Etats-Unis. « Diktats, DOGE, dissidence et démocrates en déroute à l’ère Trump »

Analyser les différentes offensives et attaques de la guerre éclair sans précédent menée par Trump demanderait beaucoup de recherches. Nous laisserons ici à d'autres le soin d'examiner les aspects importants de la réorganisation de l'empire américain. Je limiterai mon analyse à quelques points centraux qui indiquent les limites et l'étendue des bulldozers de Trump ainsi que les sources de l'opposition.
Tiré de A l'Encontre
2 mai 2025
Par Kim Moody
(Photo : Sarah Jane Rhee)
Le point d'achoppement ultime des plans de Trump et des efforts des démocrates pour les bloquer ou les minimiser, sans parler de proposer une véritable alternative, réside dans l'état à long terme du capitalisme, surtout aux Etats-Unis et dans les autres économies développées.
Commerce, droits de douane et coût de la vie
Trump a insufflé une nouvelle vie à la conquête impériale. Son intérêt pour le Panama, le Groenland et même le Canada peut sembler purement fou sur le plan politique ou militaire, mais il n'est pas totalement irrationnel sur le plan économique. En effet, la ruée vers les terres rares et les métaux nécessaires à l'intelligence artificielle et aux technologies connexes, ainsi que la concurrence pour les parts de marché dans l'Arctique, font partie des nouvelles rivalités impérialistes actuelles.
La réappropriation du canal de Panama donnerait aux Etats-Unis un contrôle significatif sur le commerce océanique et ses coûts ; l'acquisition du Groenland et, plus absurdement encore, l'annexion du Canada donneraient à la Grande Amérique la domination sur les voies maritimes arctiques en expansion du passage du Nord-Ouest. Une alliance avec la Russie renforcerait considérablement la présence des Etats-Unis dans le passage nord-est de l'Arctique, complétant ainsi deux grandes routes interocéaniques nordiques. Ces deux éléments réduiraient considérablement le temps de transport océanique. [1]
Il existe déjà quelque 200 ports libres de glace sur les différentes routes maritimes de l'Arctique, dont au moins vingt au Groenland. [2] A mesure que la calotte polaire fond, les possibilités deviennent, disons, non pas infinies – car elles nous rapprocheront la catastrophe climatique –, mais en attendant, il y a de l'argent à gagner !
Bien sûr, les cibles de ce fantasme colonial résisteront et il y a des problèmes de droit international. Plus que la possession, il est probable que Trump souhaite obtenir des accords similaires à celui conclu avec le Panama.
Dans ce pays, la société hongkongaise Panama Ports Company a vendu 90% de ses parts à un consortium états-unien dirigé par le géant du capital-investissement BlackRock. Ce qui lui donne le contrôle des ports situés à l'entrée du canal sur l'Atlantique et le Pacifique. En outre, le président du Panama a accepté de rejeter les initiatives chinoises « Belt and Road » (Nouvelle route de la soie) au Panama. [3] Un coup de maître pour Trump.
Peut-être le Groenland sera-t-il persuadé de donner la préférence aux transporteurs maritimes états-uniens dans les ports de l'Arctique, ainsi que les droits sur les terres rares et autres métaux que Trump convoite tant. Une telle réorganisation des routes commerciales perturberait toutefois les chaînes d'approvisionnement mondiales actuelles, car certains transporteurs de la côte Est des Etats-Unis et d'Europe passeraient d'un trafic vers l'est à un trafic vers l'ouest, ce qui modifierait les itinéraires et perturberait les principales chaînes d'approvisionnement.
Les droits de douane sont censés générer des recettes pour compenser la réduction des impôts sur les riches, mais leur objectif principal est d'encourager les entreprises à investir dans l'industrie manufacturière aux Etats-Unis en augmentant le coût des importations. Les droits de douane et les taxes représentent environ 3% des recettes fédérales des Etats-Unis. Trump les a augmentés à 3,65% lors de son premier mandat et Biden les a légèrement réduits. Si les droits de douane beaucoup plus élevés qu'il propose aujourd'hui augmenteraient quelque peu les recettes, ils réduiraient également les importations, limitant ainsi les nouvelles recettes provenant des droits de douane.
Quoi qu'il en soit, si des droits de douane élevés augmenteront considérablement les coûts pour les consommateurs, ils ne devraient pas compenser les importantes réductions d'impôts. Comme l'indique une étude de la Maison Blanche sous Biden, « il est mathématiquement improbable qu'un droit de douane général puisse jamais remplacer les recettes provenant de l'impôt sur le revenu des particuliers » [4].
Bien que la production manufacturière états-unienne ait connu une certaine reprise ces dernières années, la principale raison pour laquelle une augmentation des droits de douane n'est pas susceptible d'entraîner une relance importante de ce secteur réside dans l'état de l'économie des Etats-Unis et de la plupart des pays développés depuis la grande récession de 2008-2010.
Cette situation se caractérise non seulement par la tendance à la baisse et à l'instabilité des taux de profit et par l'extrême inégalité de la répartition des profits aux Etats-Unis, mais aussi par une quinzaine d'années de faible productivité dans le secteur manufacturier – qui ne montre aucun signe d'amélioration –, ainsi que par une croissance économique relativement lente dans l'ensemble, associée à une tendance inflationniste.
En conséquence, les droits de douane que Trump a imposés, puis suspendus, puis réinstaurés jusqu'en avril, sur le Mexique et le Canada, ainsi que les droits de douane surprise de 50% sur l'acier et l'aluminium canadiens, qui s'ajoutent à ceux imposés à la Chine, vont accélérer la tendance inflationniste déjà existante. [5]
L'industrie automobile en est un exemple flagrant. Environ 40% des véhicules vendus aux Etats-Unis par Stellantis [Groupe PSA et Fiat Chrysler Automobiles], 30% par Ford et 25% par GM sont fabriqués au Canada ou au Mexique. Nissan, Honda et Volkswagen produisent également des voitures au Mexique pour les exporter vers les Etats-Unis. Il est évident qu'un droit de douane de 25% entraînerait une augmentation significative des prix de vente. Mais même les voitures et les camions « fabriqués aux Etats-Unis » dépendent de pièces importées.
Une étude récente de l'OCDE montre que les pièces importées du Mexique et du Canada représentent en moyenne 10% du coût des voitures fabriquées aux Etats-Unis, tandis que les pièces chinoises ajoutent 5,4% supplémentaires. [6] Il est évident que des droits de douane élevés sur ces intrants, non seulement dans l'industrie automobile mais dans l'ensemble du secteur manufacturier, entraîneront une hausse générale des prix, même au-delà des tendances inflationnistes sous-jacentes du capitalisme contemporain.
Une estimation des droits de douane proposés jusqu'à présent, y compris ceux sur le Mexique, le Canada et la Chine, prévoit une augmentation des coûts de 600 milliards de dollars. [7] Cela constituera un sérieux problème pour Trump, qui a remporté en partie la campagne électorale victoire en promettant de contrôler le coût de la vie.
Réduction de l'Etat ou nettoyage politique et ethnique ?
Aujourd'hui, l'Etat fédéral emploie environ 3 millions de fonctionnaires civils, contre un pic de 3,4 millions en 1990, sans aucune réduction budgétaire. Ce chiffre a augmenté sous Reagan [1981-1989], a légèrement baissé sous Clinton [1993-2001] et Obama [2009-2017], puis a augmenté sous Trump et Biden. Mais il n'est jamais descendu en dessous de 3 millions au cours des cinquante dernières années. Ses dépenses n'ont pas non plus diminué de manière significative au cours des dernières décennies. [8]
Elon Musk affirme que son DOGE (Department of Government Efficiency) a supprimé 200 000 emplois fédéraux. Cela ramènerait le nombre d'emplois au niveau de 2016 sous Obama, ce qui est loin d'être suffisant pour financer les cadeaux proposés par Trump aux plus riches. Face aux critiques venant de toutes parts, Musk affirme que les chefs d'agence feront le reste du sale boulot et qu'il passera à la redigitalisation des systèmes déjà numérisés des agences. [9]
Cependant, le DOGE a déjà rencontré des problèmes provenant de diverses origines, notamment les tribunaux et, bien sûr, les fonctionnaires fédéraux et leurs syndicats. Il n'est donc pas certain que ces réductions soient permanentes. Si, en revanche, elles sont maintenues et même renforcées, le gouvernement sera plus susceptible de faire face à des perturbations et à des fermetures qu'à des gains d'efficacité.
Cela peut convenir à Trump, à Musk et à leurs collègues milliardaires, mais les citoyens touchés par ces mesures ne seront pas ravis, et ils seront nombreux, y compris parmi les partisans actuels de MAGA. En outre, un nombre croissant d'entreprises qui ont des contrats avec le gouvernement ou dépendent de son agrément ont exprimé dans leurs derniers rapports trimestriels leur inquiétude face au chaos créé par le DOGE. [10]
Outre l'expulsion inhumaine prévue de millions d'immigrants, l'une des mesures envisagées qui risque d'avoir les conséquences sociales les plus immédiates et de susciter une vive réaction est la réduction proposée du programme Medicaid [couverture des frais médicaux de personnes à très faible revenu ou handicapées]. Les républicains à la Chambre des représentants ont déjà proposé, dans leur résolution budgétaire, de réduire de 880 milliards de dollars le budget de Medicaid sur dix ans. Cela représenterait une part importante des 660 milliards de dollars que coûte actuellement Medicaid chaque année.
Si Medicaid est toujours considéré comme un programme destiné aux pauvres, 72 millions de personnes bénéficient en réalité de ses prestations. De telles coupes toucheraient davantage les circonscriptions démocrates, car celles-ci se trouvent dans des Etats qui ont étendu Medicaid dans le cadre de l'Affordable Care Act [Loi sur la protection des patients connue sous le nom d'Obamacare], mais de nombreuses circonscriptions républicaines seraient également touchées. Dans la circonscription du président républicain de la Chambre des représentants, Mike Johnson [Louisiane], par exemple, un tiers de la population bénéficie de l'aide de Medicaid. Certains représentants républicains ont exprimé leurs inquiétudes quant aux conséquences électorales de telles coupes. [11]
Des coupures importantes dans le programme Medicaid affaibliraient également les hôpitaux et les maisons de retraite dans les circonscriptions les plus touchées. Medicaid et Medicare [couvrant les frais médicaux des personnes âgées] représentent ensemble près d'un tiers des revenus des hôpitaux. A lui seul, Medicaid fournit environ 14% de ces revenus, et davantage pour les maisons de retraite. Les coupes budgétaires proposées entraîneraient la fermeture de certains services de santé, ainsi que des licenciements de personnel. Ainsi, les communautés les plus touchées par les coupes budgétaires et déjà confrontées à des services médicaux insuffisants verraient leurs établissements de soins se raréfier.
Ces coupes auront également un impact sur les budgets des Etats en général, puisque les fonds fédéraux et étatiques destinés à Medicaid représentent en moyenne 28% des recettes des Etats. [12] L'opposition aux coupes dans Medicaid a déjà pris la forme de recours judiciaires intentés par une alliance de procureurs généraux des Etats démocrates.
La plupart des coupes budgétaires effectuées jusqu'à présent visent non seulement à réduire ou à supprimer les agences qui aident les personnes pauvres et les classes populaires aux Etats-Unis et à l'étranger, mais aussi à affirmer le pouvoir présidentiel et le contrôle de l'exécutif sur tous les aspects de la bureaucratie administrative.
Sept mille employés du programme USAID ont été licenciés ou mis en congé, 1700 du Bureau de protection financière des consommateurs, trois hauts fonctionnaires de la Commission pour l'égalité des chances en matière d'emploi et deux du Conseil national des relations du travail (National Labour Relations Board-NLRB), perpétuellement en sous-effectif.
Les nouveaux responsables des agences de Trump ont également procédé à des purges politiques au sein du département d'Etat, du Conseil national de sécurité, du Bureau de la démocratie, des droits de l'homme et du travail, et de deux comités consultatifs économiques du département du Commerce. Le licenciement des 18 inspecteurs généraux qui supervisent toutes les grandes agences fédérales – c'est-à-dire la suppression de tout contrôle objectif et de toute transparence – est un signe clair du renforcement du pouvoir et de la liberté d'action du président.
Trump/Musk ont également licencié plus d'une douzaine de procureurs fédéraux qui enquêtaient sur les activités criminelles de Trump. [13] Et ainsi de suite.
Depuis que Woodrow Wilson [1913-1921] a ségrégué une grande partie de la bureaucratie fédérale, aucun président n'avait pris de mesures aussi ouvertement racistes à l'encontre des fonctionnaires fédéraux. L'une des premières mesures prises par Trump a été de mettre fin à tous les programmes DEI (diversité, équité et inclusion). Cette mesure a été suivie par le licenciement ou la mise en « congé » du personnel lié à la DEI dans l'ensemble du gouvernement.
A la mi-février, cela concernait notamment les anciens combattants (Veterans Affairs), l'EPA (Environmental Protection Agency), l'éducation (département de l'Education), l'EEOC (Equal Employment Opportunity Commission) et même les garde-côtes. [14] Avec l'expulsion prévue de millions d'immigrants, c'est un pas de plus dans la volonté de Trump de « rendre l'Amérique blanche à nouveau », ce qu'elle n'a jamais été. Des manifestations ont déjà éclaté pour s'opposer à ce racisme flagrant et d'autres sont à prévoir.
Pour couronner son nettoyage ethnique du gouvernement au profit de la ploutocratie, voire de l'oligarchie, Trump a nommé pas moins de 13 milliardaires et un nombre supplémentaire de multimillionnaires à des postes de haut niveau dans son administration. Certains sont des amis de Donald Trump, beaucoup travaillent dans la finance, le capital-investissement ou l'immobilier. Ensemble, ils pèseraient 380 milliards de dollars.
Cela ne tient pas compte d'Elon Musk, dont la fortune, estimée à plus de 400 milliards de dollars, dépasse celle de tout le groupe, du moins jusqu'à ce que le cours de l'action Tesla se soit effondré en mars. [15] C'est un sacré casting pour un soi-disant populiste.
Les obstacles à la MAGAnomics, les racines de la résistance
Les obstacles à la réalisation du rêve de Trump d'une « forteresse américaine » fondée sur une économie manufacturière florissante et les racines de la résistance croissante résident en partie dans la situation économique de longue date des Etats-Unis et du monde. Je dis « en partie » parce que l'action sociale des êtres humains n'est jamais le simple reflet des conditions économiques.
Trump ira à contre-courant de l'économie aussi longtemps que possible, et l'inflation et la résistance populaire contre les expulsions contribueront à l'émergence d'un nombre croissant de leaders et d'organisations de base, y compris potentiellement la croissance des syndicats, mais ne la garantiront pas. Comme beaucoup d'autres, j'ai souvent plaidé en faveur de la nécessité d'une « minorité militante » de la classe laborieuse, consciente et bien organisée, telle qu'elle a émergé dans les années 1930, pour diriger une résistance de masse.
Il est désormais presque universellement reconnu que le capitalisme dans les économies avancées, avec les Etats-Unis au centre et la Chine qui rattrape son retard, a ralenti jusqu'à presque s'arrêter au cours de la dernière décennie et devrait continuer à ce rythme. Même le Fonds monétaire international et la Banque mondiale le confirment. Comme l'a déclaré l'année dernière la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, le reste de la décennie s'annonce « morose et décevant » et « sans correction de cap, nous nous dirigeons vers une décennie 2020 tiède ». [16] Si cette réalité fait débat, d'un point de vue marxiste, le déclin général des taux de profit, avec quelques hauts et bas, a limité les investissements dans les secteurs productifs de l'économie.
De plus, même si les super-riches dépensaient moins leurs nouveaux abattements fiscaux dans les cryptomonnaies, les actions et autres spéculations financières (contre l'avis de Trump), le succès serait certainement limité. L'économie des Etats-Unis a été déformée par des investissements disproportionnés dans le développement des infrastructures gigantesques (très coûteuses et désastreuses sur le plan écologique) nécessaires à l'intelligence artificielle générative (IA) et aux technologies connexes. Une grande partie de ces investissements aura probablement peu d'utilité industrielle pratique, même si Musk en absorbera une partie pour refondre l'Etat.
Les énormes capitaux absorbés par ce secteur de l'IA ont, à leur tour, contribué à saper la productivité dans le reste de l'économie, en particulier dans la production et la circulation des biens. Dans le but d'augmenter leurs profits, les entreprises ont augmenté leurs prix et contribué à l'inflation. Ensemble, ces tendances laissent présager une période de « stagflation » analogue à celle des années 1970 plutôt qu'un nouvel « âge d'or ». [17]
Aux Etats-Unis, les profits non financiers ont augmenté d'année en année, mais leur répartition a empêché une période de croissance générale. D'un côté, des centaines de milliards pour l'IA et un petit groupe de grandes entreprises (principalement les « Magnificent Seven » de la technologie) ; de l'autre, des entreprises « zombies » en déclin, avec peu ou pas de bénéfices, qui représentent 20 à 30% de toutes les entreprises ces dernières années, et celles du milieu qui tombent en dessous du seuil de rentabilité. [18]
La répartition des profits est illustrée par le fait que, mesurées en termes de taux de marge net, les entreprises du secteur des technologies de l'information affichent un taux de profit deux fois supérieur à la moyenne. Etant donné qu'autant d'entreprises affichent un faible retour sur investissement, les taux de profit moyens ont de nouveau baissé depuis 2022. [19]
En outre, l'idée que l'IA générative va entraîner une renaissance de l'industrie manufacturière est une autre utopie technologique. Comme le souligne Daron Acemoglu, expert de renom en IA, fin 2024, « seules 5% environ des entreprises aux Etats-Unis ont déclaré utiliser l'IA ». Il ajoute : « L'IA est une technologie de l'information. Elle ne fera pas votre gâteau ni ne tondra votre pelouse. Elle ne prendra pas non plus le contrôle des entreprises ou de la recherche scientifique. Elle peut plutôt automatiser une série de tâches cognitives qui sont généralement effectuées dans les bureaux ou devant un ordinateur. » [20]
Une étude récente de la Brookings Institution est arrivée à la même conclusion : « L'IA n'est pas susceptible de perturber beaucoup le travail physique, routinier et manuel, à moins d'une percée technologique dans le domaine de la robotique. » [21] Cette dernière n'a pas eu d'impact sur la productivité de l'industrie manufacturière ou des transports depuis plus d'une décennie, malgré quelques nouveaux développements.
Une enquête réalisée en 2025 par le Pew Research Center a révélé que près de 80% des travailleurs et travailleuses n'utilisent pas l'IA ou n'en ont jamais entendu parler sur leur lieu de travail. En outre, ceux qui l'utilisent sont concentrés dans quelques « zones métropolitaines hautement qualifiées », à savoir San Jose, San Francisco, Durham, New York et Washington DC, et non dans les grandes villes industrielles.
L'IA pourrait bien accélérer et éliminer de nombreux emplois, mais ceux-ci ne concerneront pas principalement la production et le transport de marchandises ni la plupart des services qui exigent un effort physique et des déplacements, c'est-à-dire la majorité des emplois de la classe laborieuse. [22]
Enfin, l'inflation va très certainement compromettre les plans de Trump et, dans le même temps, susciter une résistance accrue parmi un plus grand nombre de travailleurs. Cela risque d'encourager à la fois la militance syndicale et la création de nouvelles organisations, malgré l'affaiblissement de la NLRB par Trump et le fanatisme anti-syndical général.
La faible productivité, combinée à la stagnation à long terme des salaires réels et à l'augmentation des marges bénéficiaires (même si elles sont inégalement réparties), tend à pousser les prix à la hausse et à alimenter l'inflation. Après avoir légèrement reculé à partir de février 2024, l'inflation a de nouveau augmenté entre septembre et janvier 2025 pour atteindre 3% sur l'ensemble des biens, avant de retomber légèrement à 2,8% en février, en raison presque exclusivement de la baisse des prix des billets d'avion et des voitures – une baisse qui ne durera pas longtemps avec les droits de douane imposés par Trump.
Dans l'ensemble, Goldman Sachs prévoit que les droits de douane de Trump feront augmenter l'inflation d'un point de pourcentage en 2025. [23] La croissance réelle du PIB a chuté à 2,3% au cours de cette période et le chômage est resté autour de 4%. Malgré la hausse des profits, les investissements fixes ont baissé et les faillites d'entreprises ont augmenté, ce qui laisse présager une « stagflation », c'est-à-dire une croissance lente combinée à une hausse des prix. [24]
Les grèves ne concernent bien sûr pas uniquement les salaires, les questions liées aux conditions de travail étant souvent encore plus importantes. Et là aussi, il y a lieu de s'attendre à une résistance, car les employeurs cherchent à augmenter leurs taux de profit en baisse en intensifiant le travail, souvent sous l'impulsion des technologies numériques.
Toutefois, à l'heure actuelle, début 2025, on ne constate pas de recrudescence des grèves. Comme le rapporte le Labor Action Tracker de l'Institute for Labor Research (ILR), le nombre de grèves est passé de 471 en 2023 à 359 en 2024, tandis que le nombre de grévistes est tombé de 539 000 à 293 000. Ces niveaux restent toutefois bien supérieurs à ceux de 2022 et 2021. Néanmoins, début mars de cette année, seules 36 grèves ont été enregistrées par l'ILR, ce qui est nettement inférieur aux trois années précédentes. [25]
Le nombre de grévistes en 2023 a été soutenu par d'importantes négociations collectives, notamment celles des 160 000 acteurs de la SAG-AFTRA (Screen Actors Guild ?American Federation of Television and Radio Artists), les 75 000 membres du SEIU (Service Employees International Union) chez Kaiser Permanente [consortium de soins intégrés] et les 65 000 enseignants de Los Angeles. [26] Deux raisons peuvent expliquer ce recul des actions de grève : le ralentissement de la hausse des prix à la consommation pendant la majeure partie de l'année 2024 et le nombre moins élevé qu'en 2023 de contrats arrivant à expiration, moment où la plupart des grèves ont lieu.
Toutefois, en ce qui concerne les grèves importantes impliquant 1000 travailleurs ou plus, leur nombre a augmenté, avec 31 grèves mobilisant 271 500 travailleurs, soit plus de 90% du total, à partir de 2024. Le nombre de grèves importantes a été bien supérieur à celui de toutes les années depuis 2000, tandis que le nombre de grévistes a également été supérieur à celui de la plupart des années depuis 2000, à l'exception de 2023 et de la vague de grèves des enseignants des « Etats rouges » [républicains] en 2018-2019.
L'éducation et les services de santé ont été les principaux secteurs touchés par les grèves, et l'Ouest a été le théâtre de la majorité d'entre elles, reflétant les changements au sein de la classe ouvrière. [27] Une grande partie des contrats expirant en 2025 concernent l'éducation et les services de santé, ce qui laisse présager un nombre important de grèves de grande ampleur.
D'autre part, la syndicalisation s'est quelque peu accélérée en 2024 grâce à l'amélioration du NLRB et à des tactiques plus audacieuses, même si cela reste loin de ce qui est nécessaire pour que le mouvement syndical se développe réellement par cette voie. Selon les estimations du Bureau of Labor Statistics (BLS), le nombre d'adhérents aux syndicats n'a pratiquement pas changé, augmentant à peine de 31 000 personnes, grâce uniquement aux secteurs de l'éducation et de la santé. [28] Cependant, les premières victoires, même partielles, remportées par les Teamsters chez Amazon et les grèves « transplants » [horizontales dans des secteurs de plusieurs firmes] de l'UAW pourraient annoncer une percée majeure, avec ou sans l'aide de la NLRB.
Dans le même temps, les mouvements réformateurs de ces dernières années ont poussé à plus de démocratie et d'action dans un certain nombre de syndicats, notamment l'United Auto Workers (UAW), les Teamsters, les syndicats ferroviaires, l'United Food and Commercial Workers, les Theatrical and Stage Employees, les Professional and Technical Engineers et la National Association of Letter Carriers.
Suivant l'exemple des Teamsters chez UPS en 2023, davantage de travailleurs se sont engagés dans des campagnes actives pour obtenir des contrats et rejeter ceux qui leur étaient proposés, obtenant souvent des gains importants grâce à une menace de grève sérieuse. [29] Ces éléments indiquent que, même si le niveau des grèves et l'intensification de la syndicalisation restent faibles par rapport aux normes historiques, les nouvelles tactiques et la plus grande implication de la base suggèrent que la « majorité militante » est en train de croître.
Il sera encore plus difficile de remporter des victoires par des moyens conventionnels en 2025, non seulement parce que Trump fera tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher les victoires, briser les syndicats et s'attaquer aux travailleurs immigrés qui jouent un rôle clé dans de nombreux secteurs, mais aussi en raison du problème sous-jacent de la rentabilité. Outre les faibles bénéfices de nombreuses entreprises, les coûts de production ont déjà augmenté, comme le montre la hausse de l'indice des prix à la production du BLS, et les employeurs s'opposeront aux gains importants obtenus ces deux dernières années. [30]
Dans le même temps, cependant, la hausse du coût de la vie encouragera les travailleurs à se mobiliser. Il est impossible de prédire laquelle de ces forces contradictoires l'emportera, mais le conflit sous-jacent s'est intensifié. Les signes de résistance se multiplient, tant dans les négociations collectives que dans l'opposition aux expulsions massives de travailleurs immigrés.
Le syndicat des enseignants de Chicago, par exemple, tente de constituer une coalition de syndicats locaux prêts à lutter contre les initiatives de Trump. Stratégiquement, en s'appuyant sur les succès remportés depuis environ un an par les Teamsters et d'autres, une percée significative chez Amazon ou d'autres entreprises très rentables pourrait modifier considérablement les rapports de forces entre classes.
Des démocrates désorientés, en déclin et en désarroi
Le Parti démocrate est l'un des rares lieux où la résistance est notablement absente. Des anciens et actuels responsables politiques aux stratèges et experts sympathisants, en passant par les consultants associés, les chroniqueurs de journaux et les grands donateurs, tous sont désabusés et divisés quant à la défaite électorale du parti, à la perte de son électorat traditionnel, à son avenir et à la marche à suivre.
Trop « woke » ou pas assez « woke » [« réveillé »] ? S'opposer ou coopérer (lorsque c'est possible) ? « Faire le mort » (James Carville – conseiller en stratégie du Parti démocrate) ou « attendre et voir » (Hakeem Jeffries – chef de la minorité démocrate à la Chambre). Ou peut-être le vieux refrain : « C'est l'économie, idiot ». Si l'on assiste soudainement à quelques dénonciations rhétoriques des milliardaires, il n'y a pas de véritable remise en question des politiques économiques ou sociales susceptibles de rallier les électeurs et électrices.
Tout le monde semble s'accorder sur un point : s'il y a beaucoup de candidats à l'investiture présidentielle de 2028, ce parti manque de leaders et de leadership. De plus, selon les politiciens et les experts, le problème réside dans le « message » et l'« image de marque » du parti. [31]
C'est le langage de la publicité, pas celui de la politique ou des politiques publiques, et encore moins celui d'une organisation populaire. C'est le cadre analytique d'un parti qui dépense des milliards en publicité, en consultants et en bureaucratie, qui manque de membres et de base organisée, et qui dépend de la générosité des donateurs. Sa base électorale est un public individualisé, qu'il perd de plus en plus.
Cela n'a pas toujours été le cas. Quelle que soit l'opinion que l'on ait sur les limites de la New Deal Coalition [qui soutenait le Parti démocrate en 1932] qui s'est effondrée il y a plusieurs décennies – certes nombreuses –, elle était enracinée dans les quartiers urbains grâce à ses anciennes machines électorales, aussi corrompues fussent-elles, avec leurs organisations départementales, leurs systèmes de clubs politiques et, après 1937, leurs syndicats industriels actifs. Dans les années 1970 ont disparu les machines, privées de clientèle en raison de l'évolution démographique urbaine, les clubs abandonnés et les organisations départementales vidées de leur substance. [32]
Même avant la disparition des emplois industriels et le déclin des syndicats, ces derniers, qui adoptaient de plus en plus le syndicalisme d'entreprise, avaient perdu leur capacité à mobiliser leurs membres pour l'action politique. La politique et les soutiens politiques, tout comme la négociation collective, étaient devenus l'apanage des directions. Sur le lieu de travail, les litiges étaient de plus en plus souvent réglés au plus haut niveau et les délégués syndicaux ainsi que les comités se voyaient réduits à un travail social légalisé plutôt qu'à la mobilisation et à l'action, économique et politique.
Ainsi, après une brève augmentation à 80% contre Goldwater en 1964 [Lyndon B. Johnson obtient 61,1% des votes et Barry Goldwater 38,5%], sans résistance organisée à la « réaction blanche » de la fin des années 1960, le vote des ménages syndiqués démocrates et des membres blancs des syndicats s'est effondré depuis longtemps. Depuis lors, le pourcentage de ménages syndiqués votant démocrate est resté bloqué entre 55% et 60%, à l'exception de 1976, après huit ans de Nixon, sans jamais se redresser, même après quatre ans de Trump. [33]
A leur place, à partir des années 1970, sont apparus les PAC d'entreprise [assurant le financement des campagnes], suivis par de riches donateurs, des consultants coûteux et des comités de parti de haut niveau de plus en plus bien financés et dotés en personnel.[34] En 2024, les trois principaux comités nationaux du Parti démocrate, sans compter les fonds levés par les PAC, les candidats individuels et les partis des Etats, ont dépensé à eux seuls plus de 2 milliards de dollars, contre 620 millions en 2000, dont une grande partie a été consacrée aux médias et aux consultants. [35]
Sur le plan politique, les centristes qui contrôlent aujourd'hui ces comités du parti n'ont aucun projet pour changer cela, ni aucune politique économique pour modifier la perception selon laquelle les démocrates sont le parti du statu quo (ancien et insatisfaisant).
Le principal problème actuel de la hiérarchie démocrate est l'érosion de sa base électorale, qui s'est manifestée en 2024 par la perte de six millions de voix par rapport à 2020, notamment le déclin continu du vote des hommes noirs et la chute brutale du vote latino. [36]
Au cours des deux dernières décennies, le nombre d'électeurs inscrits se déclarant pleinement démocrates est passé de 37-40% à 33% en 2024. La situation n'était pas meilleure dans les scrutins régionaux, où le pourcentage de parlementaires démocrates est devenu minoritaire, à 44%, pour la première fois en plus de cent ans. [37]
Les conditions économiques évoquées ci-dessus, combinées à l'incapacité de taxer les revenus élevés, à la richesse individuelle obscène et aux profits exorbitants des géants de la finance et des hautes technologies en raison de la dépendance des démocrates à leur égard, ainsi qu'à l'idéologie de la plupart des responsables politiques et des titulaires de fonctions officielles, empêchent les démocrates de plaider en faveur d'une redistribution significative des richesses.
C'est pourquoi la couverture médicale universelle, la garantie de l'emploi, les logements à bas prix, l'augmentation du salaire minimum, le contrôle des prix sous toutes ses formes, le développement massif des énergies renouvelables, etc. ne sont pas sérieusement envisagés.
De plus, les élections de 2024 ont encore plus centré le parti national. A la Chambre des représentants, le Squad [Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Ayanna Pressley, Rashida Tlaib et d'autres] a perdu deux membres et le Progressive Caucus n'a enregistré aucun gain net. En revanche, 23 des 33 démocrates nouvellement élus à la Chambre ont rejoint la New Democratic Coalition (New Dems), un groupe centriste qui est désormais de loin le plus important de la Chambre.
Comme si cela ne suffisait pas, les New Dems ont choisi le conservateur Brad Schneider (Illinois), membre du Blue Dog [caucus fort modéré du Parti démocrate], comme président. Tout espoir que ce groupe mène une lutte sérieuse contre Trump ou améliore les politiques économiques et sociales du parti relève de l'utopie.
Les démocrates pourraient reprendre le Congrès en 2026 en raison de la réaction contre les excès de Trump. Cette bataille se livrera toutefois dans un peu plus de 40 circonscriptions (sur 435) qui sont réellement disputables. Beaucoup d'entre elles se trouvent dans des circonscriptions suburbaines disproportionnellement aisées, où le « message » sera modéré, ce qui exclut tout glissement vers la gauche. Les candidats « de première ligne » triés sur le volet par le parti pour défendre les circonscriptions démocrates disputées sont toujours des New Dems modérés à une écrasante majorité.
Cela signifie la poursuite d'un cycle où le centre l'emporte sur la droite à la Chambre, ou pire, la montée de la droite avec ou sans Trump, plutôt que l'espoir d'une évolution progressiste. A moins que l'opposition populaire ne se développe rapidement et que la gauche ne prenne au sérieux son propre discours sur la construction d'un parti des travailleurs, même s'il ne s'agit que de quelques expériences dans ce sens en 2026. (Article publié sur le site Against the Current, mai-juin 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Kim Moody a fondé le réseau syndical Labor Notes en 1979. Il est l'auteur de nombreux ouvrages. Il enseigne actuellement à l'University of Westminster, Londres.
Notes
1. Nordregio.org., Sea Routes and Ports in the Arctic, Nordregio.org., January 2019, https://nordregio.org/maps/sea-routes-and-ports-in-the-Arctic/
2. Guardian Staff, “US firm to take control of ports on Panama canal in $14bn deal,” The Guardian, March 5, 2025 : 2.
3. White House, Tariffs as a Major Revenue Source : Implications for Distribution and Growth, White House, July 12, 2024, https://bidenwhitehouse.archives.gov/cea/written-materials/2024/07/12/tariffs-as-a-major-revenue-source-implications-for-distribution-and-growth/ ; Felix Richter, “Tariffs Are Not a Meaningful Source of Government Revenue, Statista, November 12, 2024, https://www.statista.com/chart/33464/us-government-receipts-in-fy-2023-by-source/
4. BLS, Manufacturing : NAICS 31-33, Industries at a Glance, February 19, 2025. See below.
5. Kana Inagati, et al. “How the car industry is exposed to Donald Trump's tariffs, “ Financial Times, November 29, 2024, https://www.ft.com/content/3d21261d-6c58-4487-9191-1c848df9fde9
6. Michale Roberts, “”Trump's ‘little disturbance',” Michael Roberts Blog, March 5, 2025.
7. USAFacts, How many people work for the federal government ? USAFacts, December 19, 2024, https://usafacts.org/Arcticles/how-many-people-work-for-the-federal-government/
8. Elixabeth Dwoskin, Faoz Siddiqui, and Emily Davies, “Turmoil within DOGE spills into public view as Musk's group confronts a PR crisis,” The Washington Post, March 10, 2025. https://www.washingtonpost.com/technology/2025/03/10/doge-musk-rebrand-trump-conflicts/
9. Douglas MacMilan, Aaron Schaffer and Daniek Gilbert, “Companies warn investors that DOGE's federal cuts might hurt business,” The Washington Post, March 9, 2025.
10. Michael Kinnucan, “Republicans Want to Gut Medicaid. They Might Regret It,” New York Times, February 28, 20205, https://www.nytimes.com/2025/02/28/opinion/medicaid-republicans.html ; Margot Sanger-Katz and Alicia Parlapiano, “What Can House Republicans Cut Instead of Medicaid ? Not Much,” New York Times, February 25, 2025, https://www.nytimes.com/2025/02/25/upshot/republicans-medicaid-house-budget.html
11. Jenny Yang, “Hospital Revenue share in the U.S. as of 2021, by payer mix,” Statista, July 15, 2024, https://www.statista.com/statistics/1029719/composition-of-hospital-revenue-by-payer-contribution-in-the-us/#:~:text=In%202021%2C%20Medicare%20payments%20contributed%20to%2018.9%20percent,notified%20via%20email%20when%20this%20statistic%20is%20updated ; Kinnucan ; and Sanger-Katz and Parlpiano.
12. Amy Schoenfeld, et. al., “Where Trump, Musk and DOGE Have Cut Federal Workers So Far,” New York Times, February 11, 2025, https://www.nytimes.com/interactive/2025/02/11/us/politics/trump-musk-doge-federal-workers.html ; Reuters, “Trump administration disbands two expert panels on economic data,” Reuters, March 5,2025, https://www.reuters.com/world/us/trump-administration-disbands-two-expert-panels-economic-data-2025-03-05/
13. Schoenfeld, op cit.
14. Peter Charalambous, et. al., “Trump has tapped an unprecedented 13 billionaires for his administration. Here's who they are,” ABC News, December 18, 2024, https://abcnews.go.com/US/trump-tapped-unprecedented-13-billionaires-top-administration-roles/story?id=116872968 ; The Economic Times, News, “Billionaires in Trump 2.0 team worth over $380 bn, exceeding 172 countries' GDP,” January 3, 2025, https://economictimes.indiatimes.com/news/international/global-trends/billionaires-in-trump-2-0-team-elon-musk-vivek-ramaswamy-warren-stephens-linda-mcmahon-jared-isaacman-howard-lutnick-steven-witkoff-doug-burgum-scott-bessent-worth-over-380-bn-exceeding-172-countries-gdp/Articleshow/116919672.cms?utm_source=contentofinterest&utm_medium=text&utm_campaign=cppst
15. Michael Roberts, “The Tepid Twenties,” Michale Roberts Blog, April 14, 2024.
16. Ascension Mejorado and Manuel Roman, Declining Profitability and the Evolution of the US Economy : A Classical Perspective, New York : Routledge, 2024 ; Michael Roberts, The Long Depression : How It Happened, Why It Happened, and What Happens Next, Chicago : Haymarket Books, 2016 ; Anwar Shaikh, Capitalism : Competition, Conflict, Crises, New York : Oxford University Press, 2016 ; Michael Roberts “Blog” which is cited in places below. For shifting logistics and falling productivity see Kim Moody, “The End of Lean Production & What Lies Ahead for Labor : The US Experience,” Capital & Class, forthcoming.
17. Mejorado and Roman : 14, passim ; Michale Roberts, “From the Magnificent Seven to the Desperate Hundreds,” Michael Roberts Blog, April 7, 2024.
18. Full:ratio, Profit Margin by Industry, March 2025, https://fullratio.com/profit-margin-by-industry ; Michael Roberts, “Profits : margins and rates,” Michael Roberts blog, March 18, 2024.
19. Daron Acamoglu, “America is Sleepwalking into an Economic Storm,” New York Times, October 17, 2024, https://www.nytimes.com/2024/20/17/opinion/economy-us-aging-work-force-ai.html
20. Molly Kinder, et. al., “Generative AI, the American worker, and the future of work,” Brookings Institution, October 10, 2024.
21. Mark Muro, et. al., The Geography of generative AI's workforce impacts will likely differ from those of previous technologies,” Brookings Institution, February 19, 2025.
22. Robert Kuttner, “Trump's Stagflation,” The American Prospect, March 12, 2025.
23. BLS, Consumer Price Index-February 2025, USDL-25-0332, March 12, 2025 ; BLS, Employment Situation-February 2025 USDL-25-0296, March 7, 2025 ; BEA, Gross Domestic Product, 4th Quarter and Year 2024, BEA 25-05, February 27, 2025 ; Michael Roberts, “A whiff of stagflation,” Michael Roberts Blog, February 17, 2025.
24. Deepa Kylasam Lyer, et. al., Labor Action Tracker : Annual Report 2024 : 3-4, 11.
25. Jenny Brown, “Big Strikes, Bigger Gains,” Labor Notes 538, January 2024 : 8-10.
26. BLS, Major Work stoppages in 2024, USDL-25-0226, February 20, 2025 ; BBLS, Work Stoppages, Annual work stoppages involving 1,000 or more workers, 1947 – Present, February 20, 2025.
27. BLS, Union Members 2024, USDL-25-0105, January 28, 2025.
28. See Jenny Brown, “Strikes and Organizing Score Gains, but Storm Clouds Loom, “ Labor Notes 550, January 2025 : 8-10.
29. BLS, Producer Price Indexes-January 2025, USDL-25-0176, February 13, 2025.
30. Citations for this would take up pages, but the major sources are New York Times, Washington Post, Politico, The Hill, Jacobin, HuffPost.
31. Steven P. Erie, Rainbow's End : Irish-Americas and the Dilemmas of Urban Machine Politics, 1840-1985,Berkeley : University of California Press, 1988 ; Dennis R. Judd and Todd Swanstrom, City Politics : The Political Economy of Urban America ; Iro Katznelson, City Trenches : Urban Politics and the Patterning of Class in the United States, Chicago : University of Chicago Press, 1981.
32. For a few analyses of this see : Mike Davis, Prisoners of the American Dream : Politics and Economy in the History of the US Working Class, Verso, 1986 ; Kim Moody, US Labor in Trouble and Transition : The Failure of Reform From Above, The Promise of Revival From Below, London : Verso, 2007.
33. There are many accounts of this, but for a recent look at the rise of money, despite its misleading title : Ryan Grim, We've Got People : From Jesse Jackson to Alexandria Ocasio-Cortez, the End of Big Money and the Rise of a Movement, Washington DC : Strong Arm Press, 2019 ; also Kim Moody, Breaking the Impasse : Electoral Politics, Mass Action & The New Socialist Movement in the United States, Chicago : Haymarket Books, 2022.
34. OpenSecrets.com, Political Parties, 20204, 2000.
35. For more detail on this see : Kim Moody, “The Democrats' Path to Defeat,” Against the Current #234, February 2025 : 14-18 ; Howie Hawkins, “A Political Paradox : A Progressive-Leaning Public Elects A Far Right President,” New Politics Vol. XX No 2, Winter 2025 : 3-16.
36. Pew Research Center, “The partisanship and ideology of American voters,” Pew Research Center, April 9, 20204 ; Ballotpedia, “Democrats lost 92 state legislative seats during the Biden presidency,” Daily Brew, March 10,2025.
37. Michael Li and Gina Feliz, “The Competitive Districts that Will Decide Control of the House,” Brennan Center for Justice, October 24, 2024, https://www.brennancenter.org/our-work/analysis-opinion/competitive-districts-will-decide-control-house
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L’accord sur les minéraux de Trump est-il une extorsion au profit des énergies fossiles ?

L'administration Trump a signé un accord avec l'Ukraine accordant aux États-Unis une participation à long terme dans les ressources pétrolières, gazières, charbonnières et minérales du pays, dans le cadre d'un fonds d'investissement commun avec Kyiv. Le président Trump a présenté cet accord comme une forme de remboursement de l'aide militaire américaine fournie à l'Ukraine depuis le début de l'invasion russe en février 2022. Nous nous entretenons avec la journaliste d'investigation Antonia Juhasz, qui qualifie cet accord de « prise » de ressources « sans précédent », permettant à Trump de rouvrir l'accès des États-Unis au pétrole et au gaz russes, lesquels peuvent transiter par les infrastructures énergétiques ukrainiennes.
1er mai 2025 | tiré du site de Democracy now !
https://www.democracynow.org/2025/5/1/ukraine_minerals_trump_zelensky
AMY GOODMAN : Vous écoutez Democracy Now !, democracynow.org, le Journal de la guerre et de la paix. Je suis Amy Goodman, avec Nermeen Shaikh.
NERMEEN SHAIKH : Des responsables américains et ukrainiens ont signé un accord octroyant aux États-Unis une participation dans les réserves de minerais de l'Ukraine, dans le cadre d'un fonds d'investissement conjoint avec Kyiv. Les détails de l'accord n'ont pas encore été rendus publics, mais, selon le Financial Times, il ne comprend pas de garanties de sécurité explicites de la part des États-Unis. Trump a tenté de présenter cet accord comme un remboursement de l'aide militaire américaine depuis l'invasion russe de février 2022. Le Parlement ukrainien devra encore ratifier l'accord. Le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, s'est exprimé après la signature.
SCOTT BESSENT, SECRÉTAIRE AU TRÉSOR : L'accord d'aujourd'hui envoie un message clair à la direction russe : l'administration Trump est engagée dans un processus de paix centré sur une Ukraine libre, souveraine et prospère à long terme. Il est temps que cette guerre cruelle et insensée prenne fin.
AMY GOODMAN : Nous sommes rejoints par Antonia Juhasz, journaliste d'investigation qui a reçcu de nombreux prix pour ses recherches, spécialisée depuis longtemps dans le domaine du pétrole et de l'énergie. En mars, Antonia a publié un article dans Rolling Stone intitulé : « L'accord minier de Trump est-il une extorsion fossile ? » Elle a également couvert le démantèlement par l'administration Trump des réglementations environnementales et climatiques. Elle nous rejoint depuis Washington D.C. Antonia, bienvenue à nouveau sur Democracy Now !
ANTONIA JUHASZ : Merci de m'accueillir. Bonjour.
AMY GOODMAN : Pouvez-vous nous parler de cet accord signé hier entre les responsables ukrainiens et américains ? Cet accord sur les minerais dits « rares » ? Que contient-il, et que représente-t-il selon vous ?
ANTONIA JUHASZ : Bien sûr, et encore merci de m'avoir invitée. Bonjour.
Il s'agit en fait d'un fonds d'investissement pour la reconstruction mis en place entre les États-Unis et l'Ukraine. On le surnomme depuis un moment l'« accord sur les minerais », ce qui est un peu un abus de langage. L'idée originale de l'accord remonte à plusieurs années, après la première invasion russe, lorsque Zelensky cherchait à convaincre le Congrès républicain de continuer à financer l'aide militaire à l'Ukraine sous l'administration Biden, en leur proposant, en gros : « Si vous continuez à nous soutenir, nous vous donnerons une part de l'économie ukrainienne. »
Sous l'administration Trump, cela s'est transformé en une véritable prise de contrôle des ressources naturelles ukrainiennes — certaines pourraient inclure des terres rares, mais l'intérêt principal concerne surtout le pétrole, le gaz, le charbon, donc les énergies fossiles, avec une ouverture à l'investissement américain, mais aussi, selon moi, au contrôle russe. L'objectif principal de Poutine est la levée des sanctions, pour rouvrir la Russie aux compagnies pétrolières américaines.
L'accord signé hier a été modifié depuis la version initiale présentée fin février. C'était d'ailleurs l'objet de la visite de Zelensky à la Maison-Blanche. Cette rencontre, mise en scène par JD Vance et Trump, visait à humilier Zelensky, à lui montrer que Trump avait pris parti pour la Russie et qu'il devrait se soumettre s'il voulait obtenir quoi que ce soit. L'accord devait être signé ce jour-là. Ce ne fut pas le cas. Depuis, des négociations ont eu lieu. L'accord présenté hier est, je dirais, meilleur que celui de février, mais reste problématique à plusieurs égards.
NERMEEN SHAIKH : Pouvez-vous expliquer certains de ces problèmes ? Lors de la rencontre très publique et tendue de février, Zelensky avait déclaré que le projet d'accord revenait à, je cite, « vendre son pays ». Quels étaient alors les obstacles, et qu'est-ce qui a été modifié dans la version actuelle — qui doit encore être ratifiée par le Parlement ukrainien ?
ANTONIA JUHASZ : Oui. D'abord, clarifions bien les choses. On parle d'un « accord minier », mais l'Ukraine ne possède pas nécessairement beaucoup de minerais. Elle produit du titane et du graphite. Elle pourrait avoir du lithium, et peut-être d'autres terres rares — douze métaux essentiels à l'énergie renouvelable. Il y a un intérêt à développer cette filière, d'autant plus que cela permettrait de réduire la dépendance aux énergies fossiles russes.
Mais l'accord inclut toutes les ressources naturelles de l'Ukraine — pétrole, gaz, charbon — et aussi ses infrastructures : les gazoducs qui traversent le pays, les ports, les installations de stockage, les raffineries, les centrales nucléaires. L'accord crée un fonds dans lequel iraient tous les futurs profits de ces ressources. Les États-Unis y contribueraient aussi, mais sans précision sur les montants. L'accord initial laissait entendre que les États-Unis auraient un contrôle majoritaire sur l'utilisation de ces ressources et des fonds, sans réellement injecter de l'argent — un « remboursement » pour l'aide militaire passée, selon Trump.
Aujourd'hui, on parle d'un partage 50/50 dans les décisions, et non plus d'un remboursement de l'aide militaire passée, mais d'un apport basé sur les aides futures. Cela reste problématique, car ce type d'accord n'a aucun précédent. Les États-Unis financent généralement la reconstruction via des dons ou prêts, ou investissent par des contrats. Il est inédit de lier une telle prise de contrôle aux ressources d'un pays en échange d'une poursuite de l'aide militaire. Même lors de l'occupation américaine de l'Irak, il n'y avait pas de disposition aussi explicite.
L'autre problème, c'est que Trump présente cet accord comme un échange : la paix en Ukraine contre la perte de la Crimée et des territoires occupés depuis 2014 et 2022, qui contiennent justement les plus riches réserves de pétrole, gaz et charbon de l'Ukraine, notamment dans le Donbass. Si Trump lève les sanctions, les compagnies américaines pourraient revenir en Russie.
AMY GOODMAN : Dix secondes, Antonia.
ANTONIA JUHASZ : Oui, pardon. Si Trump supprime les sanctions, tout le marché russe du pétrole et du gaz redevient accessible aux entreprises américaines.
AMY GOODMAN : Merci beaucoup, Antonia Juhasz, journaliste d'investigation primée, spécialiste de l'énergie. Nous mettrons en lien votre article pour Rolling Stone, « L'accord minier de Trump est-il une extorsion fossile ? » et vous inviterons à nouveau pour parler du bilan environnemental de Trump.
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“C’est le chaos” : comment les chercheurs américains font face aux assauts contre la science

Financements réduits, bourses annulées, fonctions supports supprimées… Les sanctions du gouvernement Trump contre les institutions scientifiques accablent les chercheurs. Certains, parmi ceux que le quotidien californien “San Francisco Chronicle” a rencontrés, redoutent que ces mesures ne privent les États-Unis de futurs prix Nobel.
30 avril 2025 | tiré de Courrier international
Lien de l'article : https://www.courrierinternational.com/article/c-est-le-chaos-comment-les-chercheurs-americains-font-face-aux-assauts-contre-la-science_229441 | Lien de l'image : https://focus.courrierinternational.com/2025/04/25/0/0/2400/1600/1280/0/60/0/ffed034_sirius-fs-upload-1-c6ju57nbw3vy-1745587010722-clone-schmitz.jpg |PhotoDessin de Stephan Schmitz paru dans « Science Magazine », Washington
Le gouvernement Trump a bloqué les financements fédéraux, réduit les ressources des universités et mis fin aux programmes liés à la diversité, à l'égalité et à l'inclusion, ce qui compromet les bourses en cours. Le “département de l'efficacité gouvernementale” (Doge) d'Elon Musk a également entrepris une campagne de licenciements dans les institutions scientifiques, en prétendant que cela permettra de limiter les budgets surdimensionnés.
À lire aussi : Recherche. La suppression des politiques de diversité heurte de plein fouet les scientifiques aux États-Unis
Ces mesures radicales ont semé le chaos dans les laboratoires et les établissements de recherche en Californie. “Nous éprouvons un sentiment de frustration, déclare Needhi Bhalla, chercheuse en biologie moléculaire, cellulaire et du développement à l'université de Californie (UC) à Santa Cruz, à propos de la précarité de la situation. Et nous nous demandons pourquoi ce qui a bénéficié du soutien des deux partis pendant soixante-dix ans se retrouve aujourd'hui pris pour cible.”
Chiffre
Un bon retour sur investissement
On estime que chaque dollar investi dans la recherche et le développement, aux États-Unis, rapporte au moins 5 dollars en moyenne, rapporte The Atlantic. Soit un gain de plusieurs milliards de dollars par an. Depuis des décennies, “la science a prospéré, transformant l'investissement du gouvernement en innovation technologique et en croissance économique”, insiste le magazine américain.En outre, rappelle de son côté la revue britannique Nature, les universités américaines créent chaque année plus de 1 100 start-up scientifiques. Elles donnent naissance à d'innombrables produits qui ont sauvé et amélioré des millions de vies. Par exemple des médicaments pour le cœur, contre le cancer ou les vaccins à ARN messager. Courrier International
Les États-Unis ont longtemps été à la pointe de la recherche scientifique et de l'innovation, mais les spécialistes redoutent que cette destruction aléatoire des infrastructures n'ait des conséquences négatives, généralisées et durables.
Dès le mois de janvier, le gouvernement a pris des mesures pour limiter les National Institutes of Health (NIH) et la National Science Foundation (NSF), qui financent la recherche dans tout le pays à hauteur de dizaines de milliards de dollars chaque année.
Durant l'exercice 2024, la Californie a reçu 5,2 milliards de dollars [environ 4,6 milliards d'euros] des NIH et 1 milliard de la NSF. En ce moment, les scientifiques se heurtent à de multiples obstacles pour obtenir des fonds – même l'argent qui avait été attribué avant le début du mandat de Trump.
“Le mal est fait”
D'autres étapes essentielles de la recherche scientifique sont perturbées. La procédure de demande de bourse auprès des NIH est interrompue à cause de l'annulation brutale des réunions d'évaluation des projets, au cours desquelles étaient recommandées les attributions de financements.
Les NIH au tribunal
Les NIH (Instituts nationaux de la santé), qui se consacrent à la recherche biomédicale, sont les mieux dotées de toutes les agences fédérales scientifiques. Ils mènent leurs propres travaux et soutiennent des projets au sein des universités.Mais depuis l'arrivée au pouvoir de Donald Trump, ils ont dû annuler des centaines de bourses, retarder l'attribution de nouvelles et tenter de réduire drastiquement les sommes allouées aux coûts indirects qui permettent notamment d'assurer le bon fonctionnement des laboratoires.“Mais les chercheurs ne se laissent pas faire”, assure Nature. Cinq poursuites sont en cours, intentées par des organismes scientifiques, des universitaires et des procureurs, contre les NIH et leur organisme de tutelle, le ministère de la Santé américain. Courrier International
“C'est tout simplement le chaos”, commente Gary Karpen, professeur de biologie moléculaire et cellulaire à l'UC Berkeley. L'incertitude règne dans le domaine de la planification des travaux et dans les programmes de recrutement, ajoute-t-il.
Randy Schekman, professeur de biologie moléculaire et cellulaire et chercheur auprès du Howard Hughes Medical Institute, craint que le blocage des fonds n'ait des répercussions qui dureront même plus longtemps que la pandémie. “Peut-être que ça sera rectifié dans les mois qui viennent, mais le mal est fait”, souligne Randy Schekman. Les scientifiques craignent en particulier que ces mesures n'affectent les étudiants, les doctorants et les postdoctorants.
À lire aussi : Opinion. Face à Trump, l'université Harvard bascule dans la résistance
À la fin du mois de janvier, le gel d'une grande partie des financements a suscité l'angoisse de la communauté scientifique. Bien qu'un juge fédéral ait bloqué la décision et que la directive ait été abrogée [une procédure d'appel est en cours], son effet a été traumatisant, disent les chercheurs, qui en ressentent encore l'onde de choc.
L'incertitude qui entoure le financement fédéral a incité le programme doctoral de sciences biologiques de l'UC San Diego à n'accepter que 17 étudiants pour l'année universitaire qui démarre l'automne prochain – nettement moins que les 25 qui sont admis d'ordinaire, indique Kimberley Cooper, qui enseigne la biologie cellulaire et du développement dans cette université.
Une génération touchée
Selon Randy Schekman, lauréat du prix Nobel de physiologie (ou médecine) en 2013, le département de biologie moléculaire et cellulaire de Berkeley accepte lui aussi moins d'étudiants pour son programme de l'an prochain. Ce recul est un nouveau coup dur pour les jeunes générations de chercheurs, qui ont aussi dû surmonter la pandémie. Il déplore :
“J'ai peur que nous ne perdions des gens qui pourraient être de futurs nobélisés.”
Les postdoctorants, qui ont pour objectif de s'établir et de prendre la direction de nouveaux laboratoires, font eux aussi face à un avenir incertain. Les postes sont limités, et des institutions comme Stanford ont gelé les embauches. Et même quand un jeune chercheur trouve effectivement un poste, à cause de la fragilité du financement fédéral, il peut être difficile de développer un programme de recherche.
“Je pense qu'à ce stade beaucoup de gens commencent pour cette raison à regarder ailleurs qu'aux États-Unis”, constate Isaac Lichter Marck, postdoctorant de la NSF qui travaille à l'Académie des sciences de Californie.
À lire aussi : Universités. “Trump pousse les étudiants internationaux à choisir le Royaume-Uni, profitons-en !”
Les scientifiques sont par ailleurs confrontés à des difficultés de financement à la suite de la suppression par le gouvernement Trump des programmes de diversité, d'égalité et d'inclusion (DEI). Un décret daté du 20 janvier [le jour de l'investiture du nouveau président] a annulé ces programmes dans toute l'administration, et les institutions de recherche en ont subi le contrecoup.
Les agences fédérales s'efforcent de se conformer au décret. La NSF, par exemple, passe actuellement en revue des bourses déjà attribuées en fonction de termes associés à la DEI, comme “égalité des chances” et “femmes”.
Les programmes qui aident les étudiants issus de milieux sous-représentés ont disparu. Ceux qui visaient à optimiser le développement des étudiants et leur accès à des carrières dans la recherche ont par exemple fermé en février 2025, soit onze mois plus tôt que prévu.
Des larmes et du travail jeté à la poubelle
Fabiola Avalos-Villatoro, diplômée du département de biologie moléculaire et cellulaire de l'UC Santa Cruz, a vu un financement potentiel lui échapper à cause de la purge anti-DEI. Sous la direction de Needhi Bhalla, elle a passé des semaines à préparer une demande pour des fonds spécifiquement destinés aux stagiaires venant de milieux sous-représentés, comme elle – Latino-Américaine et diplômée universitaire de première génération. Ce programme n'existe plus, il a été supprimé quelques jours avant qu'elle n'effectue sa demande. “Un mois de travail pour rien”, déplore-t-elle.
Fabiola Avalos-Villatoro étudie la ségrégation et la recombinaison des chromosomes, des travaux qui pourraient permettre de mieux comprendre l'infertilité, les fausses couches et les maladies génétiques. “J'ai pleuré pendant quelques jours”, avoue-t-elle. Needhi Bhalla prévoit de la financer à l'aide d'autres fonds. Mais cela pourrait empêcher le laboratoire de recruter d'autres étudiants à l'avenir, craint-elle.
Le programme Research Experiences for Undergraduates [REU, Expériences de recherche pour les étudiants] de la NSF pourrait également connaître des difficultés. Ce programme, qui finance des stages d'été dans des laboratoires dans tout le pays, est ouvert aux étudiants de premier cycle. Certains programmes sont spécifiquement conçus pour offrir aux étudiants issus de groupes sous-représentés des expériences pratiques en laboratoire.
“C'est toujours une formidable bouffée d'air frais d'accueillir tous ces jeunes”, assure Matthew Tiscareno, chercheur de l'Institut Seti, un organisme de recherche à but non lucratif situé à Mountain View, et directeur d'un programme REU. Selon lui, rien ne garantit que certains programmes REU continuent à être financés. Or les candidatures pour les programmes d'été affluent. Il s'inquiète que les étudiants ne se retrouvent sur la touche si les programmes REU restent ouverts aux candidatures pour s'apercevoir en fin de compte qu'ils n'ont plus de financement. “Ce serait du jamais-vu”, lâche-t-il.
Les coûts indirects plafonnés
Le gouvernement Trump a également tenté de réduire les fonds des NIH en s'attaquant aux “coûts indirects” associés aux bourses. Contrairement aux “coûts directs” de la recherche, les coûts indirects désignent les frais généraux, incluant par exemple les installations et l'administration.
Cela concerne le personnel universitaire qui gère les bourses et les infrastructures nécessaires pour assurer le bon fonctionnement des laboratoires et des équipements. Les taux de recouvrement des coûts indirects, négociés avec les institutions, correspondent en moyenne à 27 % ou 28 % du montant requis pour les coûts directs ; ils peuvent atteindre 50 % ou 60 %.
Le 7 février, les NIH ont ordonné que les coûts indirects des bourses, les nouvelles et celles qui sont en cours, soient plafonnés à 15 %. Une réduction du financement des bourses en cours serait synonyme de difficultés financières considérables pour les universités.
Celle de San Diego pourrait ainsi faire face à une réduction de ses fonds de 150 millions de dollars par an, à en croire Pradeep Khosla, chancelier de l'établissement. Loin de viser à améliorer l'efficacité, ces mesures semblent n'être qu'un moyen de nuire au système éducatif et aux infrastructures de recherche, estime Gary Karpen, de Berkeley.
À lire aussi : États-Unis. “C'est un bain de sang” : Trump lance “une purge de grande envergure” au ministère de la Santé
Un juge fédéral a bloqué l'entrée en vigueur des réductions budgétaires, pour l'instant du moins. Mais chez les chercheurs, l'inquiétude persiste. Needhi Bhalla affirme que si les baisses des coûts indirects sont mises en œuvre, des gens vont perdre leur emploi.
“Il y a toute une infrastructure, en ce qui concerne le personnel et les ressources, qui a pour mission de garantir que les étudiants qui rejoignent mon laboratoire puissent se concentrer sur la recherche, explique-t-elle. Tous ces emplois dépendent des coûts indirects.”
Le plafonnement des bourses pourrait avoir des conséquences importantes pour des villes comme Santa Cruz, dont l'université est le principal employeur du comté.
Vingt-deux États, dont la Californie, ont intenté une action en justice contre le gouvernement Trump au sujet du plafond de 15 %. “Une réduction de cette ampleur est tout simplement catastrophique pour d'innombrables Américains qui dépendent des avancées scientifiques de l'université de Californie pour sauver des vies et améliorer les soins de santé”, assure Michael Drake, président de l'université de Californie, dans un communiqué en soutien de l'action en justice.
“Une véritable tragédie”
Les scientifiques craignent que les changements de ces dernières semaines n'aient des conséquences durables sur la recherche scientifique aux États-Unis, ainsi que sur l'économie. Needhi Bhalla prévient :
“Souvent, dans le cas de la recherche publique financée par le gouvernement fédéral, il faut attendre des décennies avant que les résultats soient perceptibles.”
Les avancées scientifiques, comme le vaccin à ARNm contre le Covid-19, qui a sauvé des vies, nécessitent des années de recherche fondamentale.
À lire aussi : Médecine. Les promesses de l'ARN messager
Du point de vue de Bruce Alberts, biochimiste à l'UC San Francisco et président de l'Académie nationale des sciences de 1993 à 2005, les changements qui touchent les chercheurs vont engendrer un “gaspillage massif”, quand des laboratoires vont fermer et que des scientifiques vont quitter le pays. “C'est une véritable tragédie de voir les États-Unis s'affaiblir au profit de nos concurrents mondiaux”, regrette-t-il dans un courriel.
“Une machine bien huilée sabotée par l'administration Trump”
Mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le système de financement de la recherche académique a permis aux États-Unis de devenir – et de demeurer – le leader mondial de la découverte scientifique et de l'innovation technologique. Il repose sur “un partenariat visionnaire entre les secteurs public et privé”, indique Nature.Le gouvernement fédéral finance des agences de recherche thématique – comme la Nasa pour l'espace ou les NIH pour la santé – qui elles-mêmes reversent des subventions aux universités pour des projets de recherche. Ces sommes font effet de levier et permettent d'attirer d'autres sources de financement via des collaborations industrielles, des organisations caritatives, des ONG, des administrations locales, etc.En 2023, ces fonds externes ont permis de faire passer les 60 milliards de dollars versés par les agences à 109 milliards de dollars au total pour la recherche universitaire. Celle-ci débouche ensuite sur des technologies, des brevets et la création d'entreprises qui stimulent l'économie du pays. “Mais, aujourd'hui, cette machine bien huilée est victime de sabotage de l'administration Trump, déplore la revue scientifique. Les coupes budgétaires généralisées sont en train de démanteler les infrastructures qui ont justement contribué à faire des États-Unis une superpuissance scientifique.” Courrier International
Au beau milieu de ce chaos, des milliers de chercheurs font part de leurs inquiétudes sur des réseaux sociaux comme Bluesky et organisent des manifestations. Abby Dernburg, professeure de biologie moléculaire et cellulaire à Berkeley, est une des organisatrices du rassemblement Stand Up for Science [“Debout pour la science”] qui a eu lieu à San Francisco le 7 mars, une des 32 manifestations orchestrées dans tout le pays.
“L'objectif de Stand Up for Science est entre autres de rappeler à quel point nous sommes tous tributaires de la science et à quel point elle a une influence positive sur nos vies, indique-t-elle. Tout ça dépend d'énormes investissements dans la recherche. Ça ne se fait pas tout seul.”
Jack Lee
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Cachemire. Pourquoi le conflit entre l’Inde et le Pakistan ?

L'attentat de Pahalgam, dans la vallée de Baisaran, au Jammu-et-Cachemire, qui a tué 25 touristes indiens et un népalais, le 22 avril 2025, a relancé les hostilités entre l'Inde et le Pakistan. Il a été revendiqué par l'organisation islamiste le Front de résistance, lié au groupe djihadiste Lashkar-e-Taiba qui prospère au Pakistan.
Tiré d'Orient XXI.
Sans surprise, le gouvernement indien voit dans ce massacre la main d'Islamabad, mais n'apporte aucune preuve. De leur côté, les autorités pakistanaises démentent et proposent une « commission d'enquête internationale », mais restent muettes sur les liens entre ces mouvements djihadistes.
L'affrontement pakistano-indien sur la question du Jammu-et-Cachemire n'en est pas à ses premières salves. Dès août 1947, quand l'empire britannique des Indes est démantelé sur une base religieuse, entre l'Inde à majorité hindoue et le Pakistan majoritairement musulman, s'est posée la question du rattachement de l'État princier du Cachemire coincé entre les deux. Cette vaste région montagneuse s'était vu octroyer l'indépendance un an plus tôt. Mais son maharaja était hindou alors que la majorité de la population était musulmane. « L'élite du futur Pakistan considérait que le Jammu-et-Cachemire faisait “naturellement” partie du lot pakistanais », explique Christophe Jaffrelot (1). Dès octobre 1947, elle a ouvert les hostilités. Les deux pays se sont affrontés militairement pendant près de deux ans.
Trois guerres, trois confrontations
À l'issue de cette première guerre, le Cachemire est divisé en deux le long d'une ligne de 770 kilomètres, aujourd'hui encore appelée « Ligne de contrôle », faute de frontière dûment reconnue : 37 % du territoire revient au Pakistan, le reste à l'Inde.
Au total, l'ancien territoire est éclaté entre l'Azad Cachemire (le « Cachemire libre ») et le Gilgit-Baltistan, administrés par le Pakistan (soit 86 000 km2 et 6,4 millions d'habitants) ; le Jammu-et-Cachemire géré par l'Inde (92 440 km2 et 12,5 millions d'habitants) ; et l'Aksai Chin conquis par la Chine en 1962 ainsi que la vallée de Shaksgam cédée par le Pakistan. New Delhi, quel que soit le pouvoir en place, revendique avec constance la souveraineté sur l'ensemble ; le Pakistan sur le Jammu-et-Cachemire.

Depuis, New Delhi et Islamabad ont mené deux autres guerres (en 1965 et en 1971). Sans aller jusqu'à un conflit total, ils ont également fait parler la poudre trois fois (en 1999, en 2000-2001, en 2019), tuant des dizaines de milliers de personnes (entre 50 000 et 100 000 morts selon les sources).
Bordé à l'est par la Chine, dont la frontière avec l'Inde n'est toujours pas stabilisée ; à l'ouest par le frère ennemi pakistanais, lié à Pékin dans le cadre des Nouvelles routes de la soie ; au nord par l'Afghanistan à l'avenir incertain, le Cachemire représente en effet un enjeu stratégique. Au cœur de l'Himalaya, il assure aussi les réserves en eau.
Cependant le défi indien est aussi politique. Mis à part une courte période au début des années 2000, New Delhi a fait régner un ordre colonial et autoritaire sur la population cachemirienne musulmane (assassinats, détention arbitraire, discrimination…). Si certains mouvements contre ce régime d'exception militent pour un rattachement au voisin pakistanais, la majorité des opposants luttent pour une autonomie réelle de l'État sinon pour l'indépendance.
Hindouisation accélérée
Depuis août 2019, une chape de plomb supplémentaire s'est abattue sur la population. Le premier ministre Narendra Modi a lancé son plan d'hindouisation à marche forcée, supprimant l'article 370 de la constitution indienne qui garantissait l'autonomie de l'État. Pour assurer son autorité, il coupe le territoire en deux entre le Jammu-et-Cachemire et le Ladakh (moitié bouddhiste tibétain et moitié musulman).
L'article 35A qui interdisait aux non-Cachemiriens d'y acheter des terres est également supprimé — de quoi faciliter les projets immobiliers et touristiques pour transformer l'État en « riviera de l'Asie du Sud » selon l'expression à la mode. Et, progressivement, réduire la part des musulmans au profit des hindous acquis à New Delhi. En attendant, la répression demeure — arrestation d'avocats, de journalistes, détention sans procès, retraits de passeports — faisant le lit des attaques violentes ou djihadistes.
À défaut d'en finir avec cette politique, Narendra Modi va-t-il choisir la fuite en avant dans un nouveau conflit armé avec le Pakistan ? Les escarmouches se multiplient le long de la ligne de contrôle, les troupes s'amassent des deux côtés. Rien ne saurait être exclu.
Vers une guerre de l'eau ?
Mais le plus inquiétant vient, sans doute, de la menace proférée par le premier ministre indien de « couper l'eau de l'Indus ». Depuis l960, un traité signé sous l'égide de la Banque mondiale garantit un accès équitable au fleuve pour tous : l'Inde contrôle trois affluents à l'Est, et le Pakistan les deux affluents plus à l'Ouest. Même dans les crises les plus virulentes entre les deux ennemis, nul n'a touché à ce partage des eaux.
Certes, Modi ne peut stopper le fleuve d'un coup de baguette magique, comme on ferme un robinet. Mais il pourrait se servir de ce prétexte pour accélérer ses projets de barrage visant à sécuriser les ressources énergétiques : plus de deux cents sont prévus ou en cours sur le Gange, le Brahmapoutre ou l'Indus ; déjà ses voisins comme le Bangladesh en souffrent. Il n'est d'ailleurs pas le seul : la Chine voit également les barrages dans l'Himalaya comme solution d'avenir.
Les menaces de Modi sonnent-elles le début d'une guerre de l'eau ?
Notes
1- L'Inde contemporaine de 1950 à nos jours, Fayard, 2019.
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Le Yémen sous les bombes de Donald Trump

Le conflit yéménite est entré dans une nouvelle phase avec l'arrivée au pouvoir du président étatsunien. Régionalisé dès ses débuts en 2015, avec l'implication de l'Iran et de l'Arabie saoudite, la guerre se révèle de plus en plus internationalisée. Outre la stratégie militaire de Washington, qui multiplie les raids contre les infrastructures houthistes, la Russie semble désormais en embuscade — mais sûrement pas au bénéfice des civils.
Tiré d'Orient XXI.
Le 15 mars 2025, parallèlement à son classement des rebelles houthistes en tant qu'organisation terroriste, le président étatsunien Donald Trump a lancé une offensive aérienne d'ampleur sur le territoire yéménite sous le nom de code Rough Rider (« Cavalier brutal »). En un mois et demi, plus de 800 frappes ont été menées. L'incident surnommé « Signalgate », qui a entraîné la fuite d'informations militaires à un journaliste de The Atlantic, ajouté par erreur à un groupe de discussion par le conseiller à la sécurité intérieure étatsunien, Mike Waltz, a fait grand bruit, illustrant l'amateurisme de la nouvelle administration (1). Mais les effets de cette stratégie et ses implications, notamment pour les civils yéménites, demeurent largement ignorés. Pourtant, l'intervention américaine parait toujours plus éloigner le Yémen du règlement pacifique d'un conflit qui perdure depuis plus d'une décennie. L'approche de Trump constitue également une prise de risque pour la diplomatie américaine.
Une communication habile des houthistes
L'implication directe des États-Unis, appuyée par Londres et Tel-Aviv, s'inscrit dans la mise sous pression de l'Iran et de ses alliés. Elle est plus précisément censée répondre à l'escalade lancée en mer Rouge par les houthistes depuis novembre 2023, en soutien aux habitants de Gaza. Leurs plus de 150 attaques contre les navires commerciaux, puis contre les frégates et porte-avions occidentaux protégeant les voix de navigation, ont indéniablement transformé le conflit yéménite. Celui-ci est un temps réapparu sur les radars, affectant cette voie maritime qui relie la Méditerranée et l'Océan indien et par laquelle circule en temps normal près de 20 % du commerce maritime international. Cet engagement est venu incarner la capacité d'action de portée mondiale des houthistes.
La communication du mouvement yéménite, habile, a servi à leur assurer une notoriété régionale. Les houthistes sont, de fait, le mouvement armé aujourd'hui le plus engagé en faveur de la Palestine. Leurs drones ou missiles ont à plusieurs reprises également atteint le territoire israélien, y compris jusque dans le nord, à Haïfa, comme le 23 avril 2025, sans cette fois faire de dégâts.
Face à la propagande houthiste et afin de ne pas apparaître comme des supplétifs des Israéliens, les Saoudiens se sont mis en retrait. Mais ils ont surtout veillé à maintenir leur volonté de s'extraire du bourbier yéménite. Depuis 2022, un pacte de non-agression implicite s'est institué entre eux et les houthistes. En dépit des pressions américaines (gageons que celles-ci seront renouvelées au cours de la visite de Donald Trump à Riyad prévue à la mi-mai) l'armée saoudienne — comme échaudée par l'échec de son engagement au Yémen débuté en 2015, reste à bonne distance.
Le prix payé par les civils
Depuis la première sortie aérienne américaine dans le cadre de l'opération « Rough Rider », les victimes civiles se sont multipliées. Les houthistes sont aussi prompts à les cacher pour ne pas apparaître en situation de faiblesse qu'à les rendre publiques pour souligner la violence de l'agression « américano-sioniste ». Ainsi, ont-ils largement dénoncé le bombardement du 17 avril 2025 qui aurait fait 80 morts et plus de 150 blessés dans le nord de la Tihama, puis celui du 28 avril sur un centre de détention pour migrants non loin de la frontière saoudienne et qui aurait entrainé le décès d'au moins 68 civils, largement originaires d'Afrique de l'Est. Un rassemblement tribal a également été visé lors du premier jour de l'Aïd, le 30 mars.
Le retour des bombardements massifs constitue, après trois années d'accalmie liée au retrait de facto des Saoudiens, une source d'angoisse pour les Yéménites, tout particulièrement dans les zones du nord-ouest, contrôlées par les houthistes. À Sanaa, mais aussi à Saada — berceau du mouvement rebelle —, et dans la plaine côtière de la Tihama, les destructions sont nombreuses. Les attaques répétées sur le port de Ras Issa menacent également d'affecter l'approvisionnement en aide humanitaire, essentielle pour la survie de 60 % des Yéménites.
Les groupes anti-houthistes yéménites, bien que divisés, ont communiqué sur l'opportunité que représente l'engagement étatsunien. Dans une impasse, le gouvernement reconnu par la communauté internationale souhaite ainsi généralement reprendre l'offensive au sol. Les positions militaires de Tareq Saleh, neveu de l'ancien président Ali Abdallah Saleh, dans le sud de la Tihama pourraient notamment être mobilisées. Ainsi une offensive contre la ville de Hodeïda, port principal d'entrée des biens (et potentiellement des armes) en zone houthiste et quatrième ville du pays, pourrait-elle être rapidement lancée. Les houthistes s'y préparent, creusent des tranchées et renforcent leurs positions défensives. En 2018, le risque humanitaire posé par une telle bataille avait déjà amené la communauté internationale à faire pression sur la coalition emmenée par l'Arabie Saoudite. Celle-ci avait alors consenti à accepter les accords de Stockholm et renoncé à l'offensive.
Rétrospectivement, ce recul est fréquemment perçu par les anti-houthistes comme une erreur qui a prolongé la guerre et renforcé leurs ennemis. Il conviendrait donc de leur point de vue de dorénavant reprendre le travail inachevé. Mais à quel prix pour les civils ?
Par-delà l'engagement militaire de Washington, le classement par Trump des houthistes en tant qu'organisation terroriste fragilise l'économie, en particulier le système bancaire. Au risque de voir les transferts interrompus, les institutions financières sont sommées de se désaffilier de la banque centrale tenue par les houthistes qui avait pourtant réussi à stabiliser la monnaie et limiter l'inflation. Les flux commerciaux, tout comme l'action des acteurs humanitaires, sont également potentiellement suspendus. L'intervention des ONG internationales dans les zones houthistes, qui impose par exemple une coordination avec le Croissant rouge yéménite, pourrait être assimilée, en droit étatsunien, à un soutien à un groupe terroriste.
Un piège implacable
En revanche, contrairement aux menaces bravaches de Donald Trump sur les réseaux sociaux, les dirigeants houthistes semblent encore largement hors de portée des bombardements. Si l'assassinat de Yahya Al-Hamran, responsable houthiste de la sécurité à Saada, a été reconnu fin avril 2025, les rumeurs concernant la mort de Muhammad Ali Al-Houthi, figure charismatique et président du Comité révolutionnaire, restent à confirmer. Le leader du mouvement, Abdulmalik Al-Houthi, a multiplié les interventions vidéo ces dernières semaines, menaçant ses ennemis, mais veillant à déployer un discours nationaliste, qui occulte à la fois le lien du mouvement avec l'Iran, mais aussi la logique confessionnelle propre de l'exercice de son pouvoir. Il mobilise aussi dans ses discours un argumentaire qui s'appuie volontiers sur le droit international et la nécessité de protéger les Palestiniens d'un génocide. Pointant du doigt la faiblesse de la réponse du monde arabe face à Israël, il a dans le même temps veillé à faire apparaître les opérations militaires houthistes comme des représailles aux offensives de l'armée israélienne, respectant donc les moments de trêve à Gaza.
Si des fantassins houthistes semblent mourir en nombre sous les bombes américaines, la capacité de nuisance du mouvement yéménite demeure. Le porte-avion Harry Truman a été la cible de tirs répétés. Le territoire israélien, certes protégé par toute une série de systèmes de sécurité, continue à être visé, notamment à travers l'envoi de nouveaux missiles nommés Palestine-2. En outre, il a fallu l'intervention de la marine française le 18 avril 2025 pour abattre un drone armé.
Cet engagement militaire a un coût qui n'est pas négligeable. Seize drones Reaper américains (d'une valeur individuelle avoisinant, selon les sources, soit 100 millions, soit 30 millions de dollars) ont été abattus par les houthistes depuis leur engagement en mer Rouge en novembre 2023, dont sept depuis le 15 mars 2025. La facture est non seulement d'ordre financier, mais également stratégique. Deux porte-avions américains sur les onze en service sont notamment engagés sur la zone. Pour l'armée des États-Unis, l'intervention contre les houthistes mobilise du matériel très sophistiqué qui n'est pas aisément remplaçable et qui pourrait bien venir à manquer ailleurs.
Ainsi, des missiles stationnés dans la région indo-pacifique ont été transférés, selon le New York Times, vers la mer Rouge, fragilisant potentiellement les positions de défense de Taïwan (2). Les accusations portées par les États-Unis contre la Chine, soupçonnée de fournir des informations sensibles aux houthistes via les satellites de la société Chang Guang, signalent combien le piège tendu par les houthistes est implacable et dépasse dorénavant le cadre régional. La Chine réévalue sa place au Proche-Orient et la crise yéménite pourrait constituer un levier. En effet, alors même que les produits fabriqués dans les usines chinoises à destination de l'Europe transitent en grande partie par la mer Rouge, ses navires ont été épargnés par les attaques houthistes depuis 2023.
La Russie en embuscade
Parallèlement, le dossier semble de plus en plus investi par la Russie. Tout comme la Chine, celle-ci s'était longtemps tenue à l'écart de la question yéménite, notamment parce qu'il convenait de préserver des relations cordiales avec l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis engagés militairement contre les houthistes. Une forme de neutralité faisait dès lors sens. Toutefois, les derniers mois semblent avoir marqué une inflexion. Les Saoudiens sont eux-mêmes en quête d'un apaisement des relations avec l'Iran afin d'affirmer leur rôle de médiateur. Ainsi Khaled Ben Salman, ministre de la défense, s'est-il rendu mi-avril 2025 à Téhéran, où il a rencontré le Guide Ali Khamenei. Pour la Russie, intervenir dans le jeu yéménite n'implique donc plus automatiquement de se brouiller avec les Saoudiens.
Dès lors, les initiatives, discrètes, se sont multipliées. Fin 2024, une délégation houthiste de haut rang s'est rendue à Moscou. Au même moment, des filières de recrutement de Yéménites envoyés par les Russes sur le front en Ukraine ont été mises au jour. Celles-ci concerneraient plusieurs centaines de combattants dont certains ont témoigné à leur retour (3). Les experts en armement de l'Organisation des Nations unies (ONU) relèvent aussi l'utilisation par les houthistes de nouveau matériel russe. Enfin, selon des données en sources ouvertes analysées par le média d'investigation Bellingcat, du blé ukrainien saisi par la Russie en Crimée aurait été débarqué à Hodeïda. Il aurait été revendu via l'Iran, en échappant aux contrôles de l'ONU (4). Ces éléments illustrent combien les houthistes, entrés en confrontation directe avec les États-Unis, émergent en tant que levier mobilisé — à moindre coût —, par diverses puissances pour bouleverser les équilibres mondiaux. De ce jeu qui leur échappe, bien des Yéménites sont plus que lassés.
Notes
1- Jeffrey Goldberg, « The Trump Administration Accidentally Texted Me Its War Plans », The Atlantic, 24 mars 2025.
2- Edward Wong et Eric Schmitt, « U.S. Commanders Worry Yemen Campaign Will Drain Arms Needed to Deter China », The New York Times, 8 avril 2025.
3- Kersten Knipp et Safia Mahdi, « Yemenis forcefully recruited to fight for Russia in Ukraine », Deutsche Welle (DW), 12 juillet 2024
4- Bridget Diakun et Yörük Işık, « Ukraine ‘Outraged' at Yemen Grain Shipment From Occupied Crimea », Bellingcat, 18 décembre 2024.
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Iran : deuil et colère le 1er Mai suite à la catastrophe de Bandar Abbas

La journée de la fête du Travail en ce 1er mai en Iran a été assombrit par le deuil. Alors que les travailleurs du monde entier célèbrent leurs droits et leur dignité, le peuple iranien est toujours sous le choc de la tragédie, cinq jours après l'explosion meurtrière survenue au port de Rajaï à Bandar Abbas.
Tiré du blogue de l'auteur.
La journée de la fête du Travail en ce 1er mai en Iran a été assombrit par le deuil. Alors que les travailleurs du monde entier célèbrent leurs droits et leur dignité, le peuple iranien est toujours sous le choc de la tragédie, cinq jours après l'explosion meurtrière survenue au port de Rajaï à Bandar Abbas. L'émotion se mêle à une colère profonde contre un régime accusé de négligence criminelle, de dissimulation et de mise en danger de la population civile.
Une détonation qui secoue toute une nation
Le samedi 26 avril, une explosion d'une rare intensité a frappé le terminal de conteneurs de Rajaï, principal port commercial d'Iran. Le souffle a dévasté une partie des infrastructures, embrasé des centaines de conteneurs, libéré des fumées toxiques pendant plusieurs jours, et ravagé les zones résidentielles voisines, dont la totalité d'un village.
Selon des chiffres officiels partiels, au moins 70 personnes ont perdu la vie, et plus de 1 200 ont été blessées, dont de nombreux cas graves. Mais les sources indépendantes, notamment issues de la résistance iranienne, parlent de plusieurs centaines de morts. « On ne peut pas voir ces images, entendre les cris dans les hôpitaux, et croire à leurs chiffres », témoigne un habitant de Bandar Abbas joint par messagerie sécurisée.
Du perchlorate de sodium à proximité des zones civiles
Rapidement, des éléments ont émergé sur l'origine probable du drame. Une explosion dû à des produits chimique. Après enquête le Conseil national de la Résistance iranienne (CNRI) a pu établir que c'est un entrepôt de conteneurs enfermant du perchlorate de sodium, un composé utilisé pour la production de propergol solide dans les missiles balistiques, aurait explosé.

Ce produit peut exploser suite à une erreur de stockage ou de manipulation, sous l'effet de l'impact, de l'inflammation ou de la chaleur. L'entrepôt appartenait à la société Banagostar, filiale d' Sepehr Energy, elle-même liée au ministère de la Défense et de la Logistique des forces armées (MODAFL) du régime. "Sepehr Energy" a été sanctionné par le Trésor américain le 30 novembre 2023 :
« Ce sont des matériaux de guerre stockés comme de simples marchandises, sans protocole de sécurité, au milieu de la population » selon un expert.
L'information a été relayée par l'agence de presse iranien ISNA, le 28 avril, avant d'être supprimée quelques heures plus tard. ISNA révélait que la cargaison importée, victime d'une explosion et d'un incendie au port de Rajaï samedi, ne comportait aucun numéro de covoiturage ni déclaration douanière, et que le navire et sa cargaison n'étaient pas en possession des douanes.
Un port stratégique paralysé
Le port de Rajaï, situé dans le détroit d'Hormuz, est un maillon essentiel de l'économie iranienne : il concentre 80 % du trafic conteneurisé du pays, assure l'approvisionnement en nourriture, matières premières et produits de première nécessité. Sa paralysie risque de provoquer une crise logistique et sociale majeure.

Les écoles ont été fermées, l'air est resté irrespirable pendant deux jours, et le trafic maritime a été suspendu dans plusieurs zones. Des familles cherchent encore des disparus, sans réponse des autorités.
Le silence d'État et les accusations de dissimulation
Face à la colère grandissante, le régime tente de minimiser la catastrophe. Le porte-parole du ministère de la défense du régime iranien, Reza Talaeinik, a nié toute présence de matériel militaire, qualifiant les informations diffusées par les médias étrangers de « guerre psychologique ». Pourtant, le PDG de Sina Marine – sous-traitant de Banagostar – a reconnu que certaines cargaisons « extrêmement dangereuses » avaient été introduites sans documents douaniers ni étiquetage conforme.
« C'est un mensonge d'État de plus », dénonce un membre du Conseil national de la Résistance iranienne (CNRI). « Le régime islamiste stocke des explosifs dans des ports civils, puis cache les conséquences lorsqu'ils tuent des innocents. »
Une comparaison avec Beyrouth 2020
Pour Maryam Radjavi, présidente élue du CNRI, le parallèle avec la catastrophe du port de Beyrouth est évident. « Comme au Liban, la dictature religieuse a stocké des explosifs au mépris des vies humaines. Le résultat est le même : des morts, des blessés, des ruines, et aucune justice. »

De son côté, le porte-parole des Moudjahidine du Peuple a accusé directement les Gardiens de la révolution d'avoir importé illégalement ces matériaux. Ce carburant provenait de Chine et avait été acheminé vers l'Iran par deux navires, comme l'avait révélé le Financial Times en janvier.
Même au sein du régime, des voix discordantes émergent. l'ancien député Heshmatollah Falahatpisheh a évoqué une faille catastrophique dans la chaîne de sécurité civile.
Le journal Etemad constate que l'explosion a révélé une grave mauvaise gestion au port de Rajaee, allant du stockage de matières dangereuses dans des conditions dangereuses au non-respect des normes de sécurité élémentaires.
Une fête du Travail sous le signe du deuil et de la révolte
En ce 1er mai, alors que le pays traverse une grave crise sociale et économique, le peuple iranien ne manifeste pas pour plus de droits sociaux : il cherche ses disparus, enterre ses morts, soigne ses blessés, et réclame des comptes.

« Le port de Rajaï est devenu un cimetière à ciel ouvert », écrit un travailleur portuaire sur Telegram. « Ce régime n'honore ni les vivants ni les morts. Il sacrifie tout à sa survie. »
Dans les villes de Bandar Abbas, Chiraz, Kerman et Ahvaz, des rassemblements spontanés ont été signalés, malgré la censure et les arrestations. Sur les réseaux sociaux, la solidarité avec les travailleurs à Bandar Abbas se pultiplient.

Focus sur les conditions des travailleurs iraniens
De nombreux syndicats ouvriers et des confédérations syndicales à travers le monde expriment leurs solidarités et dénoncent les conditions de vie et de travail insupportables des ouvriers iraniens.
Des syndicats australiens ont énuméré ces conditions désastreuses :
– 94 % des travailleurs sont employés sous des contrats à durée déterminée ou informels, ce qui les prive de toute sécurité d'emploi et de tout avantage, selon les journaux Jahan-e Sanat et Resalat.
– 95 % des travailleurs ne reçoivent pas de copie de leur contrat de travail, ce qui permet aux employeurs de les licencier à leur guise sans indemnité.
– Le régime ne reconnaît pas les syndicats indépendants. Il impose plutôt des entités contrôlées par l'État, comme les « Conseils islamiques du travail », qui ne représentent pas les intérêts des travailleurs.
– Le salaire minimum iranien pour 2025 a récemment été fixé à 10 millions de tomans par mois, alors que le coût de la vie dépasse 35 millions de tomans, selon les médias d'État. Des millions de familles sont ainsi privées des produits de première nécessité.
– Le quotidien Arman Emrooz a noté en 2023 que certains travailleurs ne pouvaient pas se permettre de manger de la viande plus de trois fois par an.
– Selon le quotidien Kar o Kargar (Travail et Travailleur), environ 40 travailleurs meurent chaque semaine des suites d'accidents du travail, souvent dans des mines et sur des chantiers dangereux et dépourvus de contrôle réglementaire.
– Un rapport de Farhikhtegan de 2021 a révélé que 20 % des femmes actives ont perdu leur emploi en une seule année, soulignant une grave discrimination fondée sur le sexe dans l'emploi.
À l'heure où les travailleurs iraniens peinent à vivre dignement, où les syndicats indépendants sont muselés et interdits, et où les libertés fondamentales sont bafouées, cette tragédie du 26 avril apparaît comme le symbole d'un système à bout de souffle. Un régime qui, aux yeux de millions d'Iraniens, n'a plus ni légitimité ni avenir. Une fois le deuil passé, la colère d'un peuple tout entier pourrait bien porter un coup fatal à l'ensemble du régime.
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Battant tous les records, la censure des médias israéliens atteint des sommets sans précédents

En 2024, la censure militaire israélienne a interdit la publication de 1 635 articles et en a partiellement censuré 6 265 autres, dans le cadre d'une offensive plus large contre la liberté de la presse.
Tiré d'Agence médias Palestine.
En 2024, la censure militaire en Israël a atteint son niveau le plus extrême depuis que le magazine +972 a commencé à collecter des données en 2011. Au cours de l'année, la censure a complètement interdit la publication de 1 635 articles et en a partiellement censuré 6 265 autres. En moyenne, la censure est intervenue dans environ 21 reportages par jour l'année dernière, soit plus du double du précédent pic d'environ 10 interventions quotidiennes enregistré lors de la dernière guerre à Gaza en 2014 (opération Bordure protectrice), et plus de trois fois la moyenne en temps de paix, qui est de 6,2 par jour.
Ces chiffres ont été fournis par la censure militaire en réponse à une demande conjointe du magazine +972 et du Mouvement pour la liberté d'information en Israël, à l'approche de la Journée mondiale de la liberté de la presse.
Bien que la censure militaire ne divulgue pas les raisons de chaque intervention, la guerre de destruction que mène actuellement Israël à Gaza, ainsi que ses conflits au Liban, en Syrie, au Yémen et en Iran, sont probablement la principale raison de cette augmentation record de la censure.
Cette escalade se reflète non seulement dans le volume considérable des activités de la censure, mais aussi dans le taux plus élevé de rejet des documents soumis et dans la fréquence accrue des interdictions totales (par opposition aux expurgations partielles).
En vertu de la loi israélienne, tout article relevant de la catégorie largement définie des « questions de sécurité » doit être soumis à la censure militaire, et les équipes éditoriales sont chargées de décider, selon leur propre jugement, quels articles soumettre.
Les médias n'ont pas le droit d'indiquer qu'il y a eu censure lorsque le censeur intervient, ce qui signifie que la plupart de ses activités restent cachées au public. Aucune autre « démocratie occidentale » ne dispose d'une institution comparable.

Il convient de noter qu'en vertu de cette loi, le magazine +972 est légalement tenu de soumettre ses articles à examen. Pour en savoir plus sur notre position concernant la censure militaire, cliquez ici.
« Le public a le droit de savoir ce qui lui a été caché »
En 2024, les organes de presse israéliens ont soumis 20 770 articles à la censure militaire pour examen, soit près du double du total de l'année précédente et quatre fois plus qu'en 2022. La censure est intervenue dans 38 % des cas, soit sept points de pourcentage de plus que le précédent pic enregistré en 2023. Les rejets purs et simples d'articles entiers ont représenté 20 % de toutes les interventions, contre 18 % en 2023. Au cours des années précédentes, la moyenne n'était que de 11 %.
Le média israélien i24 a rapporté dimanche que le brigadier général Kobi Mandelblit, chef de la censure militaire, avait demandé au procureur général d'enquêter sur des journalistes israéliens qui auraient contourné la loi sur la censure en partageant des informations confidentielles avec des médias étrangers. Le procureur général a rejeté cette demande.
La censure militaire n'est pas tenue par la loi de répondre aux demandes d'accès à l'information et a fourni les chiffres ci-dessus de son plein gré. Cependant, elle a refusé de fournir les données supplémentaires que nous avions demandées, notamment : un détail des données par mois, par média et par motif d'intervention ; des précisions sur les cas où elle a ordonné de manière proactive à des médias de supprimer des contenus qui n'avaient pas été soumis à examen ; et toute trace de procédures administratives ou pénales engagées pour violation de la censure. (À notre connaissance, aucune mesure coercitive de ce type n'a été prise à ce jour.)
En outre, alors que la censure militaire fournissait auparavant des données sur la censure dans les livres — généralement ceux écrits par d'anciens membres des services de sécurité israéliens —, elle refuse désormais de communiquer ces informations. Au cours de la dernière décennie, elle a également examiné et est intervenue dans les publications en ligne des Archives nationales. Dans certains cas, elle a même bloqué la publication de documents qui avaient déjà été jugés inoffensifs par les experts en sécurité des archives et qui étaient auparavant accessibles au public. Cet acte de « recensure » a suscité de nombreuses critiques.
L'année dernière, les Archives nationales ont soumis 2 436 documents à la commission de censure. Bien que celle-ci ait déclaré que « la grande majorité » d'entre eux avaient été approuvés pour publication sans modification, elle refuse systématiquement de divulguer le nombre de documents d'archives qu'elle a « recensurés ».

Or Sadan, avocat du Mouvement pour la liberté d'information et directeur de la Freedom of Information Clinic au Centre d'études universitaires en gestion, a déclaré à +972 que, bien qu'il ne soit pas surpris par la recrudescence de la censure l'année dernière, il espérait que « la publication de ces données contribuerait à réduire l'utilisation des outils de censure qui, bien que parfois nécessaires, sont également dangereux lorsqu'il s'agit de l'accès du public à l'information ».
« Même si certaines informations ne peuvent être publiées en cas d'urgence, le public a le droit de savoir ce qui lui a été caché », a-t-il expliqué. « La censure signifie la dissimulation d'informations qu'un journaliste estime que le public a le droit de connaître. En temps de guerre, beaucoup de gens ont déjà le sentiment qu'on ne leur dit pas tout, et il est donc approprié de réexaminer rétrospectivement les décisions de censure. »
Une guerre contre la liberté de la presse
Au-delà de la recrudescence sans précédent de la censure militaire, la Journée mondiale de la liberté de la presse de cette année marque une étape sombre pour le journalisme israélien. En 2024, Israël occupait la 101e place sur 180 (soit une baisse de 4 places par rapport à l'année précédente) dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières ; ce classement a encore reculé depuis, passant à la 112e place. Cette évaluation ne reflète que la situation du journalisme en Israël, sans tenir compte des massacres de journalistes à Gaza.
Selon le Comité pour la protection des journalistes, au moins 168 journalistes et professionnels des médias palestiniens ont été tués à Gaza par l'armée israélienne pendant la guerre, soit plus que dans tout autre conflit violent enregistré au cours des dernières décennies. D'autres organisations estiment ce nombre à 232. Dans le cadre d'enquêtes menées en collaboration avec Forbidden Stories, +972 a révélé que des journalistes de Gaza étaient régulièrement tués par l'armée ou attaqués par des drones de l'armée alors qu'ils étaient clairement identifiés comme membres de la presse. En outre, Israël considère les journalistes travaillant pour des médias affiliés au Hamas comme des cibles militaires légitimes et a affirmé à plusieurs reprises que d'autres journalistes qu'il avait tués étaient liés au Hamas, généralement sans présenter de preuves.
Mais les journalistes à Gaza ne doivent pas seulement faire face à la menace constante de la mort sous les bombardements israéliens, ils souffrent aussi souvent de la faim, de la soif et du déplacement. Ils sont également victimes de la répression du Hamas lui-même, qui fait pression sur les journalistes qui critiquent l'organisation ou couvrent les manifestations contre elle. Israël a aggravé cette situation déjà dramatique en interdisant à tous les journalistes étrangers d'entrer dans la bande de Gaza pendant plus d'un an et demi, une mesure confirmée par la Cour suprême israélienne et condamnée par de nombreux journalistes à travers le monde comme un coup dur porté à la liberté de la presse et une tentative délibérée de dissimuler ce qui se passe à Gaza.
Dans le même temps, Israël a systématiquement arrêté et emprisonné des journalistes palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, souvent sans inculpation, en guise de punition pour leurs reportages critiques. Cette répression s'est accélérée pendant la guerre, comme en témoigne l'interdiction d'exercer en Israël de médias tels qu'Al-Mayadeen et Al-Jazeera.
Le gouvernement s'en est pris simultanément à la presse libre israélienne : il a pris des mesures pour fermer la chaîne publique « Kan », étrangler financièrement le quotidien libéral Haaretz et affaiblir délibérément des médias établis de longue date, tout en finançant avec des fonds publics de nouveaux médias pro-gouvernementaux tels que Channel 14. Au-delà de cela, le gouvernement a imposé de sévères restrictions à la publication de l'identité des soldats soupçonnés de crimes de guerre, et l'incitation continue à la violence contre les journalistes par des législateurs et des personnalités publiques affiliés au gouvernement Netanyahu a conduit à plusieurs attaques violentes contre des reporters.
Et pourtant, le coup le plus dur porté au journalisme israélien n'est pas venu de la censure gouvernementale, mais de la trahison par les rédactions de leur mission fondamentale : informer le public de la vérité sur ce qui se passe autour d'eux. Les journalistes israéliens, y compris ceux qui avaient autrefois exprimé des remords de ne pas avoir couvert les événements à Gaza lors des guerres précédentes, ont délibérément occulté les hôpitaux bombardés, les enfants affamés et les fosses communes que le monde voit chaque jour.
Au lieu de témoigner de la vérité sur la guerre ou d'amplifier la voix des journalistes basés à Gaza (sans parler de leur solidarité avec leurs collègues pris pour cible par l'armée de leur pays), la plupart des journalistes israéliens se sont engagés dans la propagande de guerre, allant jusqu'à rejoindre les troupes de combat et à participer activement à la démolition de bâtiments, et diffusent librement des appels directs au génocide, à la famine et à d'autres crimes de guerre. Ce n'est pas de la coercition, c'est de la complicité. Ce n'est pas la censure qui a effacé les horreurs de Gaza des écrans israéliens, ce sont les journalistes et les rédacteurs en chef.
Une version de cet article a été publiée pour la première fois en hébreu sur Local Call. Vous pouvez le lire ici.
Haggai Matar est un journaliste et militant politique israélien primé, et directeur exécutif du magazine +972.
Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine
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« Conquérir Gaza » : le nouveau plan israélien d’expansion de sa campagne génocidaire

Le cabinet de sécurité du Premier ministre Benjamin Netanyahu a approuvé à l'unanimité des plans visant à mobiliser les réservistes et à confier à l'armée israélienne la responsabilité de l'approvisionnement en nourriture et autres produits de première nécessité des 2,3 millions de personnes qui souffrent du blocus imposé par Israël sur le territoire palestinien.
Tiré d'Agence médias Palestine.
Hier, le chef de l'armée israélienne Eyal Zamir annonçait son intention de mobiliser des dizaines de milliers de réservistes pour intensifier encore son offensive contre la bande de Gaza assiégée. Ces déclarations précédaient une réunion du conseil de sécurité de Benjamin Netanyahu, qui a cette nuit approuvé un nouveau plan d'expansion de la campagne militaire en cours à Gaza depuis maintenant 576 jours. Dans cette campagne génocidaire, Israël a déjà assassiné plus de 52 567 Palestinien·nes et en a blessé 118 610 autres.
Ce nouveau plan diffère des précédents en ce qu'il explicite la volonté d'Israël de « conquérir Gaza » : selon des sources officielles israélienne, le nouveau plan comprend le « contrôle de territoires » de l'enclave et la promotion du « départ volontaire des Gazaouis » du territoire palestinien. La volonté affichée ne serait donc plus la libération des otages ni même une victoire sur le Hamas, mais bien l'annexion.
Le ministre des finances israélien Bezalel Smotrich, ministre d'extrême-droite fervent défenseur de la colonisation, a déclaré lors d'une conférence qu'Israël ne se retirerait pas de la bande de Gaza, « même dans le cadre d'un accord sur les otages ». « Nous allons conquérir la bande de Gaza une fois pour toutes. Nous cesserons d'avoir peur du mot « occupation » », a-t-il déclaré. « Nous capturerons le territoire et nous y resterons. »
Le Premier ministre israélien a publié une nouvelle vidéo en hébreu sur X cet après-midi, dans laquelle il aborde le plan approuvé par le cabinet pour étendre l'offensive sur Gaza et confirme l'intention d'occupation. Selon des extraits traduits rapportés par Reuters, Netanyahu a déclaré que la population palestinienne de Gaza « sera déplacée, pour sa propre protection », ajoutant que les soldats israéliens n'entreraient pas dans Gaza pour lancer des raids puis s'en retirer par la suite : « l'intention est tout le contraire ».
« Contrôle total de l'aide humanitaire »
Le plan approuvé cette nuit prévoit également le contrôle de l'aide humanitaire. Là aussi, Smotrich affirme clairement la volonté d'Israël d'un « contrôle total de l'aide humanitaire, afin qu'elle ne se transforme pas en ravitaillement pour le Hamas » : « Nous voulons que nos soldats se battent contre un ennemi fatigué, affamé et épuisé, et pas face à un ennemi qui a de l'aide et des produits qui arrivent de l'extérieur de l'enclave ».
Israël interdit entièrement depuis le 2 mars l'acheminement d'aide humanitaire dans la bande de Gaza. Depuis un mois et 3 jours donc, aucune nourriture, aucun médicament, aucune fourniture essentielle n'a pu pénétrer dans l'enclave. Un blocus cruel qui a déjà causé la mort d'au moins 57 Palestinien·nes et menace des milliers d'enfants atteints de malnutrition, et qui aggrave encore la situation des hôpitaux gazaouis, déjà au bord de l'effondrement après 18 mois de bombardements israéliens.
C'est pour remédier à cette situation qu'il a lui-même volontairement créée qu'Israël présente donc son plan de « contrôle total de l'aide humanitaire ». Citant un responsable israélien anonyme, le Times of Israel a déclaré que le nouveau plan israélien impliquerait « des organisations internationales et des sociétés de sécurité privées [distribuant] des colis alimentaires » aux familles de Gaza. Les soldats israéliens assureraient « une sécurité extérieure aux entreprises privées et aux organisations internationales qui distribuent l'aide ».
L'équipe humanitaire de campagne (HCT), un forum qui regroupe des agences des Nations unies, a déclaré dimanche que les responsables israéliens cherchaient à obtenir son accord pour acheminer l'aide par le biais de ce qu'elle a qualifié de « centres israéliens soumis aux conditions fixées par l'armée israélienne, une fois que le gouvernement aura accepté de rouvrir les points de passage ». Dans un communiqué, la HCT a déclaré qu'un tel plan serait dangereux et « contraire aux principes humanitaires fondamentaux et semblait destiné à renforcer le contrôle sur les produits vitaux comme moyen de pression, dans le cadre d'une stratégie militaire ».
La coalition a déclaré que l'ONU ne participerait pas à ce projet, car il ne respecte pas les principes humanitaires mondiaux d'humanité, d'impartialité, d'indépendance et de neutralité. Cette position a été saluée par le Hamas, qui a qualifié lundi de « chantage politique » les projets d'Israël visant à prendre le contrôle de l'aide humanitaire : « Nous rejetons l'utilisation de l'aide comme outil de chantage politique et soutenons la position de l'ONU contre tout arrangement qui viole les principes humanitaires », a déclaré le groupe armé dans un communiqué, insistant sur le fait qu'Israël est « entièrement responsable » de la « catastrophe humanitaire » à Gaza. Jan Egeland, le chef du Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC), a affirmé de son côté que le plan israélien est « fondamentalement contraire aux principes humanitaires ».
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