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Israël commet un holocauste à Gaza - La dénazification est notre seul remède
La suprématie ethnique meurtrière inhérente à la société israélienne est plus profonde que Netanyahu, Ben Gvir et Smotrich. Elle doit être combattue à la racine.
Tiré d'Europe solidaire sans frontière.
La ville de Gaza est en proie aux flammes, alors que l'armée israélienne lance son offensive terrestre, menacée depuis longtemps, après des semaines de bombardements incessants. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu, déjà visé par un mandat d'arrêt international pour crimes contre l'humanité, a qualifié cette dernière attaque d'« opération intensifiée ». Je vous invite à regarder les images diffusées depuis Gaza pour comprendre ce que signifie réellement cet euphémisme.
Regardez dans les yeux des personnes saisies d'une terreur sans pareille, même dans les moments les plus sombres de ce génocide qui dure depuis deux ans. Voyez les rangées d'enfants couvert·es de cendres gisant sur le sol ensanglanté de ce qui était autrefois un centre médical — certain·es à peine vivant·es, d'autres hurlant de douleur et de peur — tandis que des mains désespérées tentent de les réconforter ou de les soigner avec les quelques fournitures médicales qui restent. Écoutez les cris des familles qui fuient sans savoir où aller. Voyez les parent·es fouiller les décombres à la recherche de leurs enfants, des membres dépassant des gravats, un·e ambulancier·e berçant une fillette immobile, la suppliant en vain d'ouvrir les yeux.
Ce qu'Israël fait à Gaza n'est pas le résultat tragique d'événements chaotiques sur le terrain, mais un acte d'extermination mûrement réfléchi, exécuté de sang-froid par « l'armée du peuple », c'est-à-dire les pères, les fils, les frères et les voisins de nous, Israélien·nes.
Comment se fait-il que, malgré les témoignages de plus en plus nombreux provenant des camps de concentration et d'extermination de Gaza, aucun mouvement de refus massif ne se soit développé en Israël ? Il est vraiment inconcevable qu'après deux ans de ce carnage, seule une poignée d'objecteurs et d'objectrices de conscience soient emprisonné·es. Même les soi-disant « réfractaires gris·es » – des soldat·es de réserve qui ne s'opposent pas à la guerre pour des raisons idéologiques, mais qui sont simplement épuisé·es et s'interrogent sur son utilité – restent bien trop peu nombreuses et nombreux pour ralentir la machine à tuer, et encore moins pour l'arrêter.
Qui sont ces âmes obéissantes qui font fonctionner ce système ? Comment une société aussi profondément divisée – entre religieux et laïcs, colons et libéraux, kibboutzniks et citadin·es, immigrant·es de longue date et nouvelles ou nouveaux arrivants – peut-elle s'unir uniquement dans sa volonté d'abattre des Palestinien·nes sans la moindre hésitation ?
Au cours des 23 derniers mois, la société israélienne a tissé un réseau infini de mensonges pour justifier et permettre la destruction de Gaza, non seulement aux yeux du monde, mais surtout à ses propres yeux. Le principal de ces mensonges est l'affirmation selon laquelle les otages ne peuvent être libéré·es que par la pression militaire. Pourtant, celles et ceux qui exécutent les ordres de l'armée, semant la mort à Gaza, le font en sachant pertinemment qu'elles et ils risquent de tuer les otages dans cette situation. Les bombardements aveugles d'hôpitaux, d'écoles et de quartiers résidentiels, associés à ce mépris pour la vie des Israélien·nes retenus captifs ou captives, prouvent le véritable objectif de la guerre : l'anéantissement total de la population civile de Gaza.
Israël est en train de déclencher un holocauste à Gaza, et cela ne peut être considéré comme la seule volonté des dirigeants fascistes actuels du pays. Cette horreur va bien au-delà de Netanyahu, Ben Gvir et Smotrich. Ce à quoi nous assistons, c'est la phase finale de la nazification de la société israélienne.
La tâche urgente consiste désormais à mettre fin à cet holocauste. Mais y mettre un terme n'est qu'une première étape. Si la société israélienne veut un jour réintégrer le giron de l'humanité, elle doit se soumettre à un profond processus de dénazification.
Une fois que la poussière de la mort sera retombée, nous devrons revenir sur nos pas jusqu'à la Nakba, jusqu'aux expulsions massives, aux massacres, aux confiscations de terres, aux lois raciales et à l'idéologie de la suprématie inhérente qui a normalisé le mépris envers les peuples autochtones de cette terre, ainsi que le vol de leurs vies, de leurs biens, de leur dignité et de l'avenir de leurs enfants. Ce n'est qu'en affrontant ce mécanisme mortel inhérent à notre société que nous pourrons commencer à le déraciner.
Ce processus de dénazification doit commencer dès maintenant, et il débute par un refus. Le refus non seulement de participer activement à la destruction de Gaza, mais aussi de revêtir l'uniforme, quel que soit le grade ou le rôle. Le refus de rester dans l'ignorance. Le refus d'être aveugle. Le refus de se taire. Pour les parent·es, il est du devoir de protéger la prochaine génération afin qu'elle ne devienne pas coupable de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.
La dénazification doit également inclure la reconnaissance que ce qui était ne peut rester. Il ne suffira pas de simplement remplacer le gouvernement actuel. Nous devons abandonner le mythe du caractère « juif et démocratique » d'Israël, un paradoxe dont l'emprise de fer a contribué à ouvrir la voie à la catastrophe dans laquelle nous sommes aujourd'hui plongés.
Cette tromperie doit cesser, et il faut reconnaître clairement qu'il ne reste que deux voies possibles : soit un État juif, messianique et génocidaire, soit un État véritablement démocratique pour tous et toutes ses citoyennes.
L'holocauste de Gaza a été rendu possible par l'adhésion à la logique ethno-supremaciste inhérente au sionisme. Il faut donc le dire clairement : le sionisme, sous toutes ses formes, ne peut être lavé de la souillure de ce crime. Il doit être aboli.
La dénazification sera longue et globale, touchant tous les aspects de notre vie collective. Nous sacrifierons probablement encore plusieurs générations – tant victimes que bourreaux – avant que ce fléau ne soit complètement éradiqué. Mais le processus doit commencer dès maintenant, en refusant de commettre les horreurs qui se produisent quotidiennement à Gaza et en refusant de les laisser passer comme si elles étaient normales.
Orly Noy
Traduit par DE.
Source - 972 Magazine. 18 septembre 2025.

Pas d’illusions, ni le sionisme ni son État ne sont réformables !
Bien que parler de quelques otages israéliens détenus par le Hamas peut justement paraitre déplacé au moment où Israël procède devant les yeux du monde entier à l'extermination méthodique des Palestiniens par dizaines de milliers, nous croyons qu'il faut quand même revenir sur la question de ces otages parce qu'elle est très révélatrice de la nature profondément inhumaine et monstrueuse non seulement du gouvernement Netanyahou mais surtout du sionisme lui-même dans toutes ses versions !
Par Yorgos Mitralias
En ciblant donc les négociateurs du Hamas au Qatar, les génocidaires Israéliens ont fait deux choses : d'abord, ils on enterré définitivement les espoirs des familles des otages Israéliens de voir Netanyahou passer un accord avec Hamas permettant la libération des otages. Et ensuite, ils ont donné pleinement raison à ceux et celles qui ont toujours prétendu que Netanyahou et ses ministres ne s'intéressent au sort de ces otages que dans la mesure où il sert la poursuite de leur guerre d'extermination du peuple palestinien.
Ceci étant dit, force est de constater que cette double clarification des intentions de Netanyahou et de son gouvernement provoque l'incompréhension et les interrogations des gens de bonne foi : ils n'arrivent pas à réaliser pourquoi Netanyahou sacrifie les otages juifs Israéliens se montrant totalement insensible aux pressions d'une partie de ses compatriotes. La réponse à ces interrogations est à chercher non pas au présent mais plutôt au passé du mouvement sioniste et de son État.
En effet, on doit avouer que l'attitude de Netanyahou envers les otages du Hamas n'est qu'un simple delit comparé au crime que constitue l'indifférence pour l'holocauste et meme le refus systématique de faire son possible pour sauver les juifs de la Diaspora victimes de la Shoah, de quelqu'un comme le fondateur d'Israël et dirigeant historique du mouvement sioniste David Ben Gourion ! Ce même Ben Gourion qui, devant le
comité central de son parti MAPAÏ le 7 décembre 1938, prononce ces phrases à la fois célèbres et terribles, après que Londres, choqué par la Nuit de Cristal, propose d'accueillir en Grande-Bretagne des milliers d'enfants juifs allemands et autrichiens : « Si je savais qu'il était possible de sauver tous les enfants d'Allemagne en les installant en Angleterre, ou juste la moitié en les installant en Eretz Israel, je choisirai cette deuxième solution. Car nous devons prendre en compte non seulement la vie de ces enfants, mais aussi l'histoire tout entière du peuple juif »...
On pourrait penser qu'une fois la « Solution Finale » mise en exécution, Ben Gourion et les autres dirigeants historiques du mouvement sioniste auraient changé leur attitude envers les juifs persécutés par les nazis. Il n'en a rien été. C'est ainsi qu' Eliahu Dobkin, directeur du Département de l'immigration de l'Agence juive déclare à l'automne 1944 : « Le sionisme n'a pas pour mission de sauver les Juifs d'Europe, mais de sauver la Palestine pour le peuple juif ». C'est comme si ce dirigeant sioniste donnait une réponse négative définitive aux appels désespérés à l'aide du rabbin Slovaque Weissmandl qui demandait en vain à ses « frères (sionistes) de Palestine" les fonds nécessaires pour racheter aux dirigeants SS la survie des juifs de Slovaquie. Excédé par le silence prolongé des dirigeants sionistes pour le sort des juifs destinés à la mort, l'héroïque rabbin Weissmandl, qui avait déjà pu retarder de deux ans la déportation des juifs hongrois à Auschwitz, leur lance finalement l'anathème suivant : « comment pouvez-vous demeurer muets devant ce grand meurtre ? Muets tandis que des milliers de milliers, à présent six millions de Juifs, étaient assassinés. Muets tandis que des dizaines de milliers sont encore assassinés ou en voie de l'être ? Leurs cœurs détruits vous implorent à l'aide tout en déplorant votre cruauté. Brutaux, vous êtes, et assassins aussi, à cause du sang-froid du silence dans lequel vous observez. » (1)
Comme on le voit, le sacrifice cynique des juifs sur l'autel de la réalisation des projets sionistes (la construction de l'État Israélien, l'extermination des Palestiniens ou l'édification de Eretz Israel) n'est pas l'apanage de son aile révisionniste d'extrême droite, dont se revendique Netanyahou. Ce sacrifice a été pratiqué aussi systématiquement par Ben Gourion et ses amis travaillistes et libéraux à un tel point qu'on puisse dire qu'il fait partie intégrante des pratiques du sionisme...
Une autre pratique du gouvernement Netanyahou qui choque et reste incompréhensible pour les opinions publiques de nos pays, est celle qui voit les dirigeants Israéliens non seulement fréquenter assidument la fine fleur de l'extrême droite internationale traditionnellement antisémite, mais la considérer -d'ailleurs à juste titre- le meilleur allié et soutien d'Israël. Comment est-ce possible que le pays des descendants des survivants de la Shoah s'allie avec des antisémites notoires ou des nostalgiques des régimes fascistes et nazis de l'entre-deux guerres ?
En réalité, en s'alliant actuellement à des racistes, des fascistes et des antisémites Netanyahou ne fait que perpétuer une « tradition » du courant révisionniste du sionisme auquel il appartient. Et pour plus de détails, voici ce qu'on écrivait il y a un an dans notre article Netanyahou : un fasciste pur sang de par ses origines, sa formation et ses mentors :
« Comme on l'écrivait déjà dans notre article quand Einstein appelait « fascistes » ceux qui gouvernent Israël depuis 44 ans...« le premier à pratiquer ces « alliances contre-nature » n'était autre que le fondateur et théoricien du Révisionnisme sioniste Ze'ev Jabotinsky qui, poussé par sa haine viscérale de la Révolution russe, est allé jusqu'à conclure une alliance avec le chef de guerre nationaliste et anticommuniste ukrainien, Petlioura, l'armée duquel avait commis en 1917-1922... 897 pogroms anti-juifs durant lesquels ont été massacrés au moins 30 000 juifs ukrainiens ! ». Et on continuait rappelant que « le père de « Bibi », qui a servi de secrétaire de Jabotinsky, a suivi Abba Ahimeir quand celui-ci est entré en conflit avec Jabotinsky qui a rejeté sa proposition de devenir un... Mussolini juif a la tête d'un parti sioniste clairement fasciste. Étroit collaborateur de cet idéologue et théoricien fasciste, le père de Bibi a dirigé les publications de l'organisation de Ahimeir, lequel a noué des liens assez étroits avec l'Italie fasciste de Mussolini mais il n'a jamais réussi la même chose avec l'Allemagne nazie bien qu'il n'a pas hésité de faire l'éloge d' Hitler en 1933 ! ».
Mais, il y a pire avec le mentor de Netanyahou et son organisation terroriste, car le fondateur et dirigeant de Lehi Avraham Stern n'a pas hésité, en pleine guerre mondiale, d'envoyer, par l'entremise de l'ambassade du Troisième Reich à Beyrouth, une lettre a Hitler lui proposant une alliance en bonne et due forme, bien qu'étant au courant de la persécution des juifs par le régime nazi ! C'est exactement ce cynisme et ce manque total de scrupules qui caractérisent Jabotinsky, Ahimeir, Begin et Shamir, c'est-à-dire tous les précurseurs et maîtres à penser de Netanyahou, qu'on retrouve actuellement dans les alliances que ce dernier est en train de conclure avec la fine fleur de l'extrême droite et du fascisme mondial, se foutant éperdument du fait que ses alliés archi-réactionnaires et obscurantistes soient des antisémites et des épigones ou nostalgiques des pogromistes et autres génocidaires de juifs d'antan ! ».(2)
Cependant, bien naïf celui qui pense que la fréquentation des fascistes et des antisémites patentés est l'apanage du seul Netanyahou et de ses « ancêtres » révisionnistes. Par exemple, c'est aux temps des premiers ministres travaillistes Golda Meir et Yitzhak Rabin que l'alliance économique et militaire d'Israël avec l'Afrique du Sud de l'apartheid atteignit des sommets, avec Israël brisant allègrement l'embargo économique et militaire imposé au régime raciste sud-africain par la communauté internationale. C'est ainsi qu'Israël était devenu l'allié militaire le plus proche de l'Afrique du Sud -ce qui incluait aussi une collaboration dans le domaine des armes nucléaires (!)-, le plus important fournisseur d'armes étranger de l'armée sud-africaine, et le créateur de l'industrie d'armement sud-africaine ! Et c'est le premier ministre travailliste Yitzhak Rabin qui portait en 1976 un toast en l'honneur du premier ministre sud-africain John Vorster en visite officielle en Israël, célébrant... « les idéaux partagés par Israël et l'Afrique du Sud » ! Détail éloquent : Vorster avait été interné en 1942, accusé d'être « sympathisant nazi ».
La conclusion crève les yeux : le sionisme et son État ne sont pas réformables car ni le sacrifice actuel des otages israéliens par Netanyahou, ni ses alliances privilégiées avec tout ce qu'il y a de racaille néofasciste et antisémite de par le monde, ne constituent une nouveauté pour le sionisme. Tout simplement, Netanyahou ne fait maintenant rien d'autre que pousser la logique sioniste à ses extrêmes. Pour le malheur non seulement des Palestiniens, de tout le Moyen Orient et de nous tous. Mais, aussi des juifs Israéliens eux-mêmes...
Notes
1. Affinités électives des bourreaux-Le Ghetto de Rafah comme le Ghetto de Varsovie :https://www.cadtm.org/Le-Ghetto-de-Rafah-comme-le-Ghetto-de-Varsovie
2. Netanyahou : un fasciste pur sang de par ses origines, sa formation et ses mentors... :https://blogs.mediapart.fr/yorgos-mitralias/blog/121024/netanyahou-un-fasciste-pur-sang-de-par-ses-origines-sa-formation-et-ses-mentors
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Penser Gaza : entretien de Luca Salza avec Étienne Balibar
« Penser Gaza, penser à Gaza ? Malgré les images et récits qui filtrent, nous n'y sommes pas, dans Gaza, sous les bombes et devant les chars, en train de voir nos maisons rasées, nos enfants mourants de faim, nos blessés achevés jusque dans les hôpitaux. Nous ne pouvons qu'y penser nuit et jour, en ressassant notre horreur. » Entretien de Luca Salza avec Étienne Balibar.
Tiré du blogue de l'auteur.
À paraître dans la revue K – revue transeuropéenne de philosophie et arts. Entretien réalisé par Luca Salza entre le 8 et le 13 septembre 2025.
*
LS : Je commencerai par une question philosophique, simple et terrible, qui tourmente beaucoup d'entre nous aujourd'hui. Comment et que peut-on penser face à ce qui se passe à Gaza ? Comment penser Gaza ? Comment penser à Gaza ? En somme, qu'est-ce que la pensée vaut face à un génocide ?
EB : Je viens à ta question, terrible mais pas simple du tout, mon cher Luca. Mais auparavant je veux te dire les sentiments qui m'ont fait accepter votre proposition, malgré les difficultés et les risques qu'elle comporte. D'abord il y a ceci que, pour la première fois, je vais contribuer par écrit au travail d'une revue que j'admire, et dont je souhaite qu'elle fasse longtemps entendre sa voix. Une voix que menace toujours d'offusquer celle qui s'en est approprié le nom sans aucun scrupule, à des fins de plus en plus consternantes. Et surtout il y a ce sentiment de colère et de désespoir, ce bouleversement de toutes nos certitudes que suscite le nom de Gaza et que je partage avec vous, qu'exprime bien votre appel à contribution, sous l'invocation de Mahmoud Darwich.
C'est de lui en effet, et de quelques autres (dont son ami Edward Said) qu'il faut essayer de retrouver l'inspiration pour ne pas redoubler le crime en cours d'un lamentable silence. Parler pour dire son impuissance est terriblement humiliant, mais se taire est impossible. C'est déjà de la complicité. J'ai lu les questions que tu me proposes, et j'ai tout de suite compris que je serais trop « court », dans tous les sens du terme, pour y répondre convenablement. Mais j'ai compris aussi que je ne devais pas me dérober. Je les prends donc toutes, et je dis ce que je peux. Worüber man nicht sprechen kann [oder denken], darüber muss man [doch nicht] schweigen !
Penser Gaza, penser à Gaza, demandes-tu ? Malgré les images et récits qui filtrent (des journalistes y laissent quotidiennement leur vie), nous n'y sommes pas, dans Gaza, sous les bombes et devant les chars, en train de voir nos maisons rasées, nos enfants mourants de faim, nos blessés achevés jusque dans les hôpitaux, et d'enterrer nos morts à même la terre nue. Nous ne pouvons qu'y penser nuit et jour, en ressassant notre horreur.
Nous prendre la tête en faisant l'histoire du « conflit » israélo-palestinien, cherchant ce qui l'a rendu inexpiable et ce qui l'a soustrait à tout rapport de forces réversible. Essayant de tout savoir du plan d'extermination et de sa mise en œuvre, mais aussi de la résistance, car elle subsiste sous les décombres, dans les gestes de défi ou les signaux de détresse des condamnés à mort. Dans leur dignité face aux assassins. Pour que le monde sache. Pour qu'il se souvienne, à défaut de s'être opposé.
Mais je comprends bien que ta question va au-delà du fait de penser ce qui a lieu. Elle porte sur son contenu de vérité et sa portée morale : que sommes-nous capables de penser, qui nous engage, et de quelles pensées vraiment nécessaires disposons-nous encore, quand nous disons Gaza ? Je crois qu'il faut admettre que ce sera toujours trop peu et à côté de l'énormité du crime. Un crime dont nous sommes aussi partie prenante, ne l'oublions jamais. Il faut écarter les excuses, les protections et les précautions, c'est la condition pour qu'on débouche non seulement sur une qualification de circonstance, mais sur des questions radicales, dont les réponses seront longues à trouver et à ajuster.
Ta formulation comporte une indication précieuse en ce sens : « qu'est-ce que la pensée vaut face à un génocide ? » La pensée vaut ce qu'elle peut : rien ou quelque chose selon qu'elle prend la mesure de son dénuement et de son exigence. Car génocide est l'un des noms de cette extrémité qui subvertit la rationalité au sens ordinaire, déborde la déduction, la représentation, l'évaluation du pour et du contre. Mais que veut dire, en l'occurrence, « un » génocide ? Que tous les critères, les marques distinctives énumérées dans sa définition juridique et repérables par analogie historique sont constatées ?
Sans doute, et cela fait beau temps que seuls des valets et des portevoix de l'assassin, ou des « amis du peuple juif » pour qui la vérité compte moins qu'une solidarité communautaire aveuglée, s'obstinent à en nier la réalité. Au prix de l'abjection. Hélas Gaza n'est pas un génocide « possible », à discuter, à venir et à prévenir : c'est un génocide en marche, exécuté sous nos yeux avec une inflexible détermination et sans véritable opposition, dont seule demeure encore incertaine la solution finale.
Déjà Gaza n'existe plus, tandis que sur ses ruines errent deux millions de spectres privés de nourriture, chassés d'un point d'extermination à un autre… Mais dire « un génocide » suggère aussi qu'il faut comparer. Des génocides, il n'y en a pas tous les jours et pas n'importe où, mais il y en a d'autres que Gaza, dans le passé et même dans le présent : au Soudan, pour n'en nommer qu'un dont l'occultation, à beaucoup d'égards, est aussi insupportable que l'exposition de Gaza, et fait partie d'une même catastrophe (je vais y revenir). La pulsion de mort parcourt le monde en y semant la dévastation et les cadavres. Mais dire cela, ce n'est que donner un autre nom au problème.
Cependant chaque génocide – quelle expression : chaque génocide ! – a des caractéristiques historiques, politiques et morales uniques, et ce sont elles qu'il faut « penser ». Ce qui notamment fait l'unicité de Gaza, et provoque en nous le sentiment d'une contradiction insupportable, ce n'est pas seulement le fait que le génocide soit perpétré par des Juifs qui (pour certains au moins) sont les descendants des victimes de la Shoah – le génocide des génocides. Mais c'est le fait que celle-ci, après que sa mémoire ait été institutionnalisée, soit instrumentalisée pour préparer, motiver, organiser et faire accepter Gaza.
La Shoah en tant qu'événement destructeur et fondateur, indissociable aujourd'hui de ce que Jean-Claude Milner a appelé « le nom Juif », et par où ce nom et ceux qui le portent sont, qu'ils le veuillent ou non, attachés à un exemple sans équivalent d'anéantissement de l'homme par l'homme, témoins de sa monstrueuse possibilité, avertisseurs de sa répétition, ne cesse de participer à la justification du génocide de Gaza commis par Israël : en soutenant l'affirmation que les « victimes du génocide » ne sauraient évidemment le perpétrer à leur tour, mais aussi, contradictoirement, en les autorisant à franchir impunément toutes les limites du droit et de l'humanité pour se « protéger » eux-mêmes de son retour éternel, dont ils se disent ou se croient menacés.
« Pas nous » et « seulement nous », proclament les Israéliens selon les besoins de leur autojustification, en invoquant Auschwitz et les pogroms qui l'ont préparé. Ainsi, dans une causalité « diabolique » (Poliakov), la Shoah engendre Gaza par l'intermédiaire de ses héritiers, et donc y perd son sens, non seulement pour les Juifs, mais pour nous tous[2]. Comment allons-nous pouvoir situer cette tragédie dans l'histoire, ou dans le « réel », et comment allons-nous réagir ? Qu'est-ce que nous en ferons dans nos pensées et dans nos vies ?
Je dis que c'est ce qu'il faut « penser », mais je ne sais pas trop comment, par quelle logique. Car c'est à la fois le ressort de son effroyable efficacité (qui osera contredire les héritiers de la Shoah ?), et le renversement de toutes les valeurs, morales et intellectuelles (qui osera encore proférer le « plus jamais ça » ?). Notre conversation aidera peut-être à sortir de ce blocage.
LS : La question peut être encore plus directe : que faire de la philosophie tandis que Gaza et les Gazaouis sont anéantis ? Après Auschwitz, des autrices et auteurs d'origine juive ont permis d'approfondir, d'affiner notre critique du sujet, de l'appartenance, de l'identité, de l'État, en contribuant à un déchiffrement généalogique de la violence du logos. C'est peut-être surtout d'eux, dans le fond, que nous sommes repartis alors que l'Europe ne comptait plus que des décombres. Ton parcours philosophique s'inscrit dans la tradition d'un certain universalisme marxiste, qui a été également une tentative de lutter contre les replis identitaires et la violence des nationalismes. Néanmoins, aujourd'hui, nous nous demandons : que vaut tout notre patrimoine culturel ?
EB : Je me souviens toujours d'une phrase de Lénine apprise par cœur dans ma jeunesse « marxiste », comme tu dis : « toute culture se divise en deux, une composante cléricale et réactionnaire, une composante progressiste et révolutionnaire », ou quelque chose d'approchant. J'aurais certes beaucoup de mal à entériner aujourd'hui l'idée que se faisait Lénine de l'universalité de la lutte des classes ou les catégories dans lesquelles il distribuait les « camps » de l'histoire et de la politique. Mais je continue de penser qu'il n'y a jamais d'unité ou d'homogénéité de ce que nous appelons la culture, ce qui inclut bien sûr l'art, la science, la philosophie empiétant les unes sur les autres, ou plutôt ce qui signifie que leur unité est un conflit permanent dont le langage commun peut demeurer introuvable (j'aime bien à cet égard la catégorie du « différend » élaborée par Lyotard[3]).
Parler de culture c'est sans doute totaliser, mais ce n'est jamais réconcilier. Dans ce que tu appelles notre « patrimoine culturel » figure évidemment aujourd'hui tout l'héritage de cette « critique du sujet, de l'appartenance, de l'identité, de l'État » et de ce « déchiffrement généalogique de la violence du logos » auxquels tu te réfères, allant d'Adorno (en qui survit d'une certaine façon l'avertissement de Benjamin[4]) à Günther Anders et d'Antelme à Primo Levi ou à Kertész. Auxquels j'ajouterais évidemment la grande entreprise d'Arendt, si discutable qu'elle soit mais sans équivalent par sa profondeur historique et analytique, jusques et y compris dans Eichmann à Jérusalem. Et même l'œuvre des salauds, comme Heidegger et Carl Schmitt, compromis jusqu'au cou dans la perpétration du génocide, mais indispensables pour en comprendre les arrière-pensées et la stratégie.
Je n'entre pas dans les détails. Je crois que de ces œuvres (et d'autres), à des titres divers, il faut plus que jamais essayer de tirer les instruments d'une compréhension de ce que représente Gaza dans notre expérience, et des modalités sous lesquelles, à nouveau, l'histoire par un génocide est coupée en deux, l'après destituant l'avant dont pourtant il procède. Mais au travers d'un déplacement complet des repères culturels, des identités, des temporalités, dont il va nous falloir tenir compte.
Au cœur de ce grand déplacement je placerai le phénomène suivant : suivant l'argument qu'Arendt a magistralement inscrit dans la composition des Origines du totalitarisme (celui-là précisément que la première traduction française avait entrepris d'occulter[5]), le génocide nazi qui a visé les Juifs européens (mais aussi les tsiganes et les « anormaux ») n'a été possible que par l'importation en Europe des méthodes de concentration et d'extermination que les Européens mettaient en œuvre et perfectionnaient dans le reste du monde (et notamment en Afrique) depuis les débuts de la colonisation. Ce qui va bien entendu de pair avec le fait que les nazis visaient à la constitution dans l'espace « eurasiatique » d'un empire colonial dominé par la race germanique où les populations autochtones étaient vouées à l'esclavage (pour les slaves) et à l'extermination (pour les juifs[6]).
Cet effet en retour (ou ce « rapatriement ») du colonialisme n'est bien entendu pas « la cause » du nazisme et de la Shoah (dont la détermination principale reste l'antisémitisme), mais il est une composante essentielle de ses conditions et de la signification « universelle » des formes politiques qu'elle met au jour. Si nous nous retournons alors vers Gaza, peut-être n'est-il pas arbitraire d'y lire une configuration symétrique, dans laquelle une invention européenne, exprimant certaines des tendances destructrices les plus invétérées de sa politique, se trouve exportée au Moyen-Orient, où elle contribue à perpétuer, refonder, exacerber le colonialisme.
Dans la version privilégiée par l'historiographie nationale palestinienne – et c'est bien le moins que la pensée du génocide palestinien écoute la voix des Palestiniens et commence par s'instruire auprès de ceux qui subissent le génocide et l'ont vu venir, depuis la Naqba jusqu'à l'éradication actuelle des populations de Gaza et de Cisjordanie (suivant des modalités complémentaires) – ce scénario prend la forme suivante : la colonisation de la Palestine est un « moment » intrinsèque de l'histoire de l'impérialisme européen (inauguré par l'empire britannique, secondairement français, et poursuivi jusqu'à aujourd'hui par l'étroite association d'Israël avec les puissances « occidentales », qui lui procurent financement, armement, protection diplomatique).
Elle en déploie les formes extrêmes (le settler colonialism, qui substitue les colons aux autochtones, programmant leur refoulement puis leur élimination) et en prolonge l'entreprise par-delà sa fin déclarée, utilisant les conséquences de l'extermination des Juifs d'Europe à la fois comme une opportunité, comme une ressource (démographique, intellectuelle) et comme une couverture idéologique[7]. Je propose une variante critique de ce scénario qui, je l'espère, n'en méconnait pas la vérité générale. Il est certain que le sionisme depuis ses pères fondateurs (Herzl, Weizmann) est à la fois un nationalisme typiquement « européen » (du côté des nationalités opprimées) et un « orientalisme » imbu de l'idée de la supériorité de la culture européenne sur la barbarie des peuples orientaux, et que cette idéologie s'est donnée libre cours dans le « messianisme laïque » de l'État d'Israël et sa volonté de puissance technologique et militaire[8].
Mais l'idée d'une entreprise de colonisation au service d'une « métropole collective » euro-américaine est une fiction qui a le grave inconvénient de minimiser la façon dont l'Europe a « vomi » ses Juifs (Shlomo Sand[9]), le rôle joué dans la fondation d'Israël par les conséquences du nazisme et de l'antisémitisme, la violence de la guerre civile européenne dont les Juifs sont les principales victimes, donc la complexité des mobiles qui ont conduit les Nations Unies de l'après-Guerre mondiale à conférer une légitimité au nouvel État sur une partie du territoire de la « Palestine historique ». Elle a aussi, subsidiairement, l'inconvénient d'occulter la complicité des États arabes (je ne parle pas des peuples), eux-mêmes soumis à l'impérialisme mais finissant, pour certains, par y conquérir des positions dominantes (ce qui est le cas aujourd'hui de l'Arabie Saoudite et des États du Golfe, également impliqués dans le génocide du Soudan), dont la politique à l'égard des Palestiniens n'a cessé d'osciller entre la rodomontade impuissante, l'instrumentalisation cynique et le marchandage intéressé…
Il me semble donc qu'une vue équilibrée de la « responsabilité historique » de l'Europe dans la colonisation de la Palestine qui aboutit aujourd'hui à la purification ethnique, au génocide et à la dévastation du pays, doit inclure la considération des antagonismes et des contradictions qui affectent, d'un côté l'histoire européenne des deux derniers siècles (histoire d'une autodestruction), de l'autre la capacité de résistance et d'autonomie du monde arabe (capacité constamment neutralisée ou trahie[10]). Cette considération n'abolit pas le sens du rapport de domination, mais elle évite de réduire celle-ci à un schéma binaire abstrait, ou de l'essentialiser.
Mais la symétrie risquée que j'esquisse ainsi à partir de la comparaison des deux génocides – Shoah, Gaza – et de la « généalogie » qui les enchaîne comporte alors une leçon générale, relevant de la philosophie de l'histoire : tout génocide est un événement singulier, chargé de déterminations « locales », mais immédiatement aussi d'une signification mondiale – je serais tenté de dire « cosmopolitique » si ce terme n'évoquait pas, dans notre culture, un idéal de civilisation plutôt qu'une marche à la mort. Il est mondial par ses causes lointaines, ses moyens et ses objectifs, les complicités ou les aveuglements qui le facilitent, par ses effets qui se disséminent à travers le monde, par le bouleversement qu'il induit dans notre imagination du sens de l'histoire, par les lignes de démarcation « globales » qu'il trace entre les individus, les nations et les idéologies. Gaza est un événement mondial, qui ne laissera rien inchangé dans nos pensées et dans nos rapports mutuels. Il est effroyable que cette mutation ait pour origine et pour prix l'extermination des Palestiniens et la destruction de la Palestine.
LS : Quand je parlais de « patrimoine culturel », j'avais en tête surtout la tradition philosophique. Les philosophies de l'altérité nous ont permis, par exemple, d'affronter au mieux, en Europe, l'après-Auschwitz. Mais Emmanuel Levinas, qui va jusqu'à penser l'altérité au point de remplacer le je par le tu, se plie durant la dernière période de sa vie à une lecture très ambiguë du conflit judéo-palestinien, éclairant d'une lumière sinistre ses thèses sur la vulnérabilité et la responsabilité éthique. Chez Levinas, en effet, nous trouvons une revendication à la fois politique et éthique du sionisme (c'est d'ailleurs ici que l'antinomie entre éthique et politique serait brisée) : « l'idée sioniste, telle que je la vois maintenant, dégagée de toute mystique, de tout faux messianisme immédiat, est cependant une idée politique qui a une justification éthique [...]. On défend le prochain quand on défend le peuple juif ; chaque juif en particulier défend le prochain quand il défend le peuple juif » (E. Levinas, A. Finkielkraut, Israël : éthique et politique, conversation radiophonique, 28 septembre 1982). En ayant à l'esprit que cet entretien a eu lieu quelques jours après les massacres de Sabra et Chatila, je demande : que faire de la philosophie de l'altérité lorsqu'elle attribue un fondement éthique, originel, à la politique d'un État ?
EB : Je ne crois pas qu'il soit intéressant de faire le procès de Levinas, un philosophe dont l'œuvre traverse le siècle et qui, par les concepts qu'elle formule, les problèmes qu'elle pose, les réactions qu'elle suscite, excède les choix politiques de son auteur, bien que certainement elle n'en soit pas indépendante. Puisque d'ailleurs tu évoques la grande lignée des philosophies de l'altérité (je dirai de l'altérité constituante, dans laquelle la relation à l'autre – un autre dissemblable, irréductible à l'alter ego – précède et informe la conscience de soi du sujet), il serait important d'évoquer des formulations antérieures au sein de la tradition juive, en particulier celles de Martin Buber, dont la relation au sionisme et à la politique d'Israël est à la fois beaucoup plus intrinsèque et beaucoup plus critique, et dont le grand livre Je et Tu date de 1923[11].
Mais le plus intéressant peut-être, puisque tu cites cette formule : « On défend le prochain quand on défend le peuple juif », qui résonne aujourd'hui de façon sinistre, c'est d'observer le renversement qui est intervenu dans la conception qu'il se faisait de l'être juif ou de « l'appartenance » au peuple juif.
Je prends comme référence le texte de 1947, « Être juif », dans lequel s'exprime l'idée que le judaïsme ne consiste pas à « rechercher un refuge dans le monde » mais à « se sentir une place dans l'économie de l'être », explicitée plus loin comme « traiter le monde [et] nous traiter nous-mêmes comme on traite les gens qui nous entourent, dont on ignore la biographie, qui, arrachés à leur famille, à leur milieu, à leur intérieur, sont tous de “père inconnu”, abstraits en quelque manière, mais pour cela donnés immédiatement », ce qui revient, si je comprends bien, à défendre ou aimer le prochain quel qu'il soit à travers le peuple juif, plutôt que l'inverse. D'où sa réfutation explicite de l'idée d'élection comme une « préférence », nationale ou autre[12].
Il est vrai que, dans la Lettre à Maurice Blanchot qui fait suite, Levinas caractérise aussi l'élection dont il croit bénéficier par filiation comme « le sentiment d'être né dans l'absolu », et c'est sans doute cette conviction de la proximité (ou « fraternité ») avec Dieu qui facilite les renversements d'un judaïsme de la responsabilité envers l'Autre en un judaïsme de la mission civilisatrice qui a « Dieu de son côté[13] ». Je crois que c'est aussi à cette ambivalence que s'adresse la critique sans concession de Derrida, lorsqu'il reproche à Levinas d'avoir toujours « agrandi » la figure de l'autre pour le désigner comme un Autre majuscule et conférer une exclusivité au Dieu d'Israël dans sa révélation : « tout autre est tout autre, ai-je un jour répondu à Levinas de façon quelque peu perverse[14] ».
Mais le vrai problème, ce n'est pas celui des fluctuations de Levinas, c'est celui que pose la notion même de « peuple juif ». Je pense qu'elle a toujours charrié une profonde équivocité (qui en un sens a fait sa richesse et nourri ses interprétations prophétiques aussi bien que messianiques) et qu'elle est en train de subir une mutation dramatique, qui place « chaque juif » devant un choix déchirant en même temps qu'elle lui confère une responsabilité écrasante. Le « peuple juif » des deux derniers millénaires ne descendait d'une même « ethnie » ou d'une nation antique que par une tradition éthico-religieuse centrée sur la transmission d'un texte (et le commentaire de sa lettre), doublée d'une fiction généalogique[15].
Sa dispersion ou diaspora en grec (galout en hébreu), vécue comme un « exil » ontologique, pouvait se décliner en multiples appartenances communautaires (et linguistiques, donc littéraires, poétiques), par exemple le Yiddichland ou la Séfarad, mais aussi fournir le cadre d'une circulation transnationale de croyances, de savoirs et d'espérances radicalement incompatible avec toute organisation ou projet étatique. C'est au XIXe siècle, comme composante de l'essor des nationalismes européens et sur le fond des persécutions antisémites que naît le sionisme, c'est-à-dire l'idée d'un « État juif » (à laquelle notons-le tous les Juifs n'ont jamais adhéré, et à laquelle ses théoriciens n'ont pas tous conféré le même caractère d'exclusivité).
Et c'est au XXe siècle, dans les circonstances que l'on sait, que cet État surgit comme puissance « souveraine », en tant que composante d'un processus de colonisation européen plus large et pôle d'attraction de populations juives à l'échelle mondiale (notamment les Juifs « orientaux » venus des terres d'Islam), en guerre ouverte ou larvée avec d'autres États. La caractéristique idéologique qui se met en place après la fondation de l'État d'Israël (et qui a été soigneusement cultivée par son appareil de propagande, non sans succès auprès de nombreuses communautés juives, mais là encore sans jamais produire une unanimité), c'est le couplage imaginaire de la citoyenneté israélienne avec l'appartenance au judaïsme mondial dans un seul « peuple juif », dont Israël serait le centre spirituel et le porteur de la légitimité politico-religieuse. De sorte que tout Juif dans le monde aurait désormais « deux patries », dont l'une a priorité sur l'autre, ou lui impose ses devoirs, notamment face aux ennemis d'Israël, ipso facto désignés comme « ennemis du peuple juif[16] ».
Avec le tournant constitutionnel actuel, on pourrait penser que cette conception totalitaire de l'appartenance au peuple juif va s'imposer irréversiblement : Israël, au titre du « refuge », installé sur la terre promise dont ses ancêtres auraient été chassés il y a deux mille ans, revendique en quelque sorte une double population, intérieure et extérieure. Le peuple juif coïncidera définitivement avec un « Grand Israël » messianique et géopolitique. Eh bien je pense que ce sera l'inverse, car la complicité active ou passive, « revendiquée » ou « subie », des citoyens israéliens (ou de leur majorité) dans le génocide palestinien (sans laquelle celui-ci n'aurait pu s'exécuter, même après le traumatisme collectif du 7 octobre 2023) va engendrer des fractures de plus en plus profondes au sein de la « diaspora ». Et comme celle-ci ne peut retourner à la conception millénaire d'une communauté exilique (car il s'est passé quelque chose d'irréversible dans le devenir-État du peuple juif auquel Israël a procédé et qui tourne aujourd'hui à la catastrophe), ma conviction est que la notion même de « peuple juif » est entrée en crise, et se trouve exposée à la dissolution. Du moins elle devra, si elle doit survivre, se refonder en dehors d'Israël (sinon de tous ses habitants) et le cas échéant contre lui – ce qui est, il faut bien l'admettre, très difficile à imaginer.
Alors les questions d'articulation de l'éthique (en particulier l'éthique de la « responsabilité historique » collective) et de la politique (en particulier comme politique de la coexistence avec l'autre, et de partage du « monde » ou de la « terre » entre ennemis héréditaires) pourront être reposées. Mais on ne sait pas comment. Et le préalable c'est que le peuple palestinien ne soit pas mort.
LS : Cette affirmation me conduit à t'interroger sur les aspects politiques de la question palestinienne. La particularité de la question palestinienne a toujours été de se présenter comme une question essentiellement et intrinsèquement politique. Jean Genet a beaucoup insisté sur ce point. À l'heure où les démocraties européennes tentent de la réduire, dans le meilleur des cas, à une question humanitaire et où le gouvernement israélien anéantit systématiquement le peuple palestinien, comment faire valoir la subjectivité politique palestinienne ? (Je suis par trop optimiste, mais je pense, en effet, que même dans le génocide la résistance du peuple palestinien ne meurt pas).
EB : Je crois avec toi que le peuple palestinien « ne meurt pas ». Et pourtant en ce moment nous le voyons périr en masse. Dans sa mort même, donc, il ne meurt pas, ou pas encore. Que veut dire ce paradoxe ? La réponse idéaliste, morale et non politique, qu'il faut je crois éviter (même si par mes comparaisons entre les différents génocides j'ai pu sembler l'autoriser) c'est qu'il survit symboliquement, dans une figure de victime absolue, donc par-delà la mort de ses enfants, comme une idée éternelle à laquelle on espère qu'il sera possible de redonner un jour un contenu. La réponse politique, matérialiste, c'est qu'il survit dans sa résistance et dans l'unité de cette résistance, que le génocide même n'arrive pas à briser.
Ce qui appelle plusieurs remarques. Premièrement l'unité de la résistance est spirituelle plutôt qu'organisationnelle ou stratégique (bien que de ce point de vue il y ait eu depuis 1948 et la Naqba, et même avant en comptant la grande révolte de 1936-1939, en passant par les deux intifadas, des phases extrêmement contrastées : rétrospectivement on peut suggérer qu'Arafat et l'OLP ont presque réussi l'unification stratégique de la résistance, et qu'Oslo l'a désagrégée, jusqu'à la division actuelle, soigneusement manipulée par Israël et entretenue par les rivalités de clans, de personnes et d'idéologies). C'est une volonté commune d'exister dans le présent et pour les générations à venir. Cette unité s'avère extraordinairement résiliente et efficace, en particulier sous les formes de la solidarité entre les différentes composantes de la société palestinienne et les multiples modalités de sa résistance quotidienne : elle inclut bien entendu des formes d'autodéfense ou de résistance armée, des manifestations périodiques de défi et de protestation collective (comme les intifadas ou la « marche du retour » de 2018), mais aussi et surtout de résistance obstinée contre l'accaparement des terres, la brutalité des occupants et de leurs appareils répressifs, l'anéantissement de la culture[17].
Ce qui me paraît former une caractéristique essentielle de toutes ces formes de résistance, c'est qu'elles ne séparent pas l'existence du peuple de son enracinement dans la terre de Palestine, à la campagne et à la ville. Elias Sanbar ne cesse, à juste titre, d'insister sur ce point. En résistant sur leur terre et avec elle au rouleau compresseur de la colonisation, en refusant de la quitter même lorsqu'elle est devenue un amas de ruines, un « désert » de champs éradiqués de leurs oliviers et vidés de leurs troupeaux, les Palestiniens défendent pied à pied la substance même de leur identité historique qui précède la colonisation et qui lui survit, ils continuent de faire obstacle à l'anéantissement de leur peuple. Mahmoud Darwich a écrit : « Et la terre se transmet comme la langue ». Ce poème est récité tous les jours par ses compatriotes.
Ce qui entraîne une deuxième remarque. Le « peuple palestinien » depuis 1948 est éclaté en trois grandes composantes : les « Arabes israéliens » (traités comme des citoyens de seconde zone), les résidents de Cisjordanie et de Gaza (qui subissent en ce moment l'assaut principal), et les réfugiés dispersés dans le monde entier, avec leurs descendants. Entre ces composantes, les différences de situation sont immenses et les conflits d'intérêt ne manquent pas. On aurait pu penser qu'avec le temps ils conduiraient à une dissolution progressive de la conscience collective dans l'ordre colonial, aggravée par les divergences entre organisations politiques et favorisée par l'environnement capitaliste.
Or il semble que ce soit plutôt l'inverse, en sorte qu'un peuple palestinien éclaté se forme et se perpétue depuis 77 ans. Ce peuple n'a pas de « représentation » étatique, mais il a une voix et une visibilité. Il est fragilisé par l'hétérogénéité des rapports qu'il entretient avec la terre de Palestine à défendre, mais en revanche il est hors d'atteinte des décisions de l'État d'Israël, ce qui est un fait politique fondamental. Entre les deux aspects que je souligne : l'enracinement des formes de la résistance populaire dans la terre des ancêtres, et l'éclatement des composantes du peuple palestinien qui préservent pourtant leur unité, il y a évidemment une sorte de contradiction. Cette contradiction aussi est politique. Mais elle n'est pas vouée à l'autodestruction. Elle évolue sous nos yeux.
Je suis donc d'accord avec toi (et avec Genêt) pour penser que la question du peuple palestinien (son unité, sa continuité historique, sa survie, sa subjectivité individuelle et collective) est politique de part en part, dans un sens complet du mot politique, qui va de la communauté à la lutte. En revanche, je n'établirai pas d'opposition radicale entre le politique et l'humanitaire, comme tu sembles le faire. Il est vrai que tu précises : « ne pas réduire la question palestinienne à sa dimension humanitaire », c'est-à-dire ne pas identifier les Palestiniens à la seule condition de victimes. Nous pouvons nous mettre d'accord là-dessus. Mais nous ne pouvons pas dire (à mon avis) que la dimension humanitaire soit absente ou politiquement secondaire dans la situation actuelle. Un génocide est par définition un effondrement de l'humain en même temps qu'un cri de détresse. Les habitants de Gaza clament le besoin urgent qu'ils ont d'une aide humanitaire qu'Israël interdit délibérément de leur fournir, pour les exterminer et les chasser.
Les « organisations humanitaires » qui seules se battent vraiment pour les défendre (depuis l'UNRWA jusqu'aux organisations israéliennes qui sauvent l'honneur de leur peuple, comme B'Tselem et Physicians for Human Rights Israel, en passant bien entendu par Médecins du Monde, Care, Amnesty International, Human Rights Watch …) sont absolument claires quant au caractère politique de leur action et de leurs exigences. Leur action et leur accès au théâtre de la guerre sont devenus des enjeux géopolitiques fondamentaux. C'est pourquoi Israël ne cesse de les attaquer et de chercher à les délégitimer.
Ce qui traduit en revanche l'hypocrisie des États ayant réclamé l'ouverture de Gaza à l'aide internationale d'urgence (médicale, alimentaire, matérielle, scolaire), c'est leur refus d'agir en accord avec leurs paroles, et d'exercer sur Israël la pression diplomatique et économique dont ils ont les moyens… La Flottille de Gaza prend les risques qu'il faut pour mettre cette lâcheté en pleine lumière. Plus que jamais la question de la politique des droits de l'homme, naguère discutée à propos de la situation dans les pays du bloc soviétique, se pose donc avec acuité comme une question centrale de la politique, dont la Palestine est le révélateur.
LS : Mais que signifie prôner la paix dans une situation de génocide ? La recherche de la paix, le pacifisme, peuvent-ils être la réponse adéquate à la violence des massacres et au sacrifice d'un peuple à un Dieu obscur ? (Lacan). Une autre violence n'est-elle pas nécessaire, pour reprendre cette différence dans la violence pensée par Benjamin, mais aussi par Merleau-Ponty, Deleuze, Nancy... ? Le pacifisme ne risque-t-il pas de masquer l'autre scène de la violence, celle qui ouvre, dévoile, suspend, voire détruit, mais pour donner naissance à de nouvelles relations (la violence mythique de Benjamin) ? À cette aune, la diffusion du terme « terrorisme » n'est-elle pas, à son tour, une autre manière de rendre impensable et impraticable la différence interne à la violence ? Le pacifisme et le terrorisme, malgré les différences abyssales qui les séparent, ne mènent-ils pas, par des voies différentes, à une impuissance paralysante ?
EB : Ces questions me semblent étroitement liées, et je vais essayer de les prendre ensemble. Il me semble d'abord que la question de la « paix dans une situation de génocide » comporte deux dimensions, l'une générale qu'on peut essayer d'éclairer à la lumière de l'histoire, l'autre renvoyant spécifiquement à ce qui se passe en ce moment à Gaza. La seconde découle de la première, mais elle ajoute l'urgence d'un « que faire ? » à la réflexion théorique sur la paix, qu'elle vient totalement surdéterminer. On peut avoir une réponse de principe au problème et se trouver dans une situation où elle est dépourvue de toute effectivité.
J'observe d'abord que ce que je suis en train d'écrire (le 10 septembre 2025) sera lu, au mieux, dans plusieurs jours, et d'ici là le massacre aura encore progressé, car il n'y a aucun moyen immédiat d'arrêter les génocidaires, qui exécutent méthodiquement leur plan avec le soutien de l'impérialisme dominant dans cette partie du monde, même si l'ONU et ses agences réitèrent leur mise en garde, et si les « démocraties » européennes passent de la remontrance à la sanction, ce à quoi en fait je ne crois pas. J'observe également que des interventions militaires dissuasives contre l'armée israéliennes sont exclues (ce qui n'était pas le cas pendant la Deuxième Guerre mondiale, ou en Bosnie, ou au Rwanda) : de qui viendraient-elles ? quelles conséquences auraient-elles ? Et que des opérations individuelles symboliques (qui seront immédiatement qualifiées de terroristes, mais pourraient relever de ce que tu appelles une « autre violence ») comme l'attentat d'hier à Jérusalem, témoignent d'une capacité individuelle de résistance et de défi, mais ne peuvent rien changer au cours des événements.
Il n'y a donc pas, en l'occurrence, de « choix » entre plusieurs méthodes ou formes d'action pour s'opposer au génocide, puisqu'elles se heurtent toutes au même déséquilibre radical dans le rapport des forces. J'ai moi-même de la peine à écrire ces formules radicalement pessimistes (comme j'en avais eu à écrire dès le 21 octobre 2023 que « la catastrophe irait à son terme[18] ») car elles peuvent ressembler à une démission. Je me corrige donc en posant qu'aucune situation historique, même désespérée, n'est fatale, immunisée contre l'imprévu. Même un cessez-le feu auquel Israël serait obligé de consentir à un moment quelconque par la « pression internationale » et celle de ses citoyens qui espèrent sauver les derniers otages vivants, serait une victoire contre l'État génocidaire. Elle changerait le cours des choses…
J'observe ensuite que la notion de pacifisme est extraordinairement équivoque. Par opposition à la guerre en tant que moyen de la politique et a fortiori en tant que « valeur » de civilisation (héroïque, c'est-à-dire virile, « créatrice » ou « médiatrice » comme chez Hegel, « accoucheuse de l'histoire » comme chez Marx), elle peut nommer le principe qui fait de la paix la seule fin souhaitable, le seul but qui soit défendable. Ou elle peut nommer l'attitude qui préfère l'acceptation du pire, le renoncement à la lutte par crainte des malheurs de la guerre ou par calcul des gains et des pertes. En cette matière il faut se garder de faire la leçon à quiconque dans un fauteuil ou devant une machine à écrire, mais il n'est pas interdit de prendre des exemples.
Mon professeur Georges Canguilhem avait été dans sa jeunesse, à la suite d'Alain, un pacifiste militant, avant de devenir dans la Résistance au nazisme un combattant qui prenait tous les risques (il n'en parlait jamais). Je ne crois pas qu'il se fût agi d'une conversion ou d'un revirement. Il fit la guerre comme pacifiste. En réalité, ce que cette équivoque révèle à mes yeux, c'est qu'il ne faut pas raisonner en termes binaires, en opposant la paix à la guerre, ou la « non-violence » à la « violence » en soi. Il faut toujours introduire un troisième terme, qui complique le débat mais peut aider à le clarifier. S'agissant de la réponse à la destruction, à l'asservissement ou à l'extermination, le troisième terme, on vient de le dire, est la résistance, qui est la « guerre juste » (c'est même la seule forme de guerre juste, sous la condition d'en ajuster aussi les moyens). S'agissant de l'objectif final, le troisième terme est la justice rendue aux opprimés, ce qui veut dire que seule la « paix juste » est une paix véritable, acceptable, honorable, et que peut-être même elle est la seule durable. Paix, guerre, résistance, justice sont les quatre pôles d'un même problème, les quatre termes d'une seule décision.
Enfin je voudrais relever ton intéressant lapsus à propos de Walter Benjamin (surtout ne le corrige pas !) : à moins que je ne t'aie mal lu, il me semble que tu confonds ce que (dans le fameux essai de 1921, Zur Kritik der Gewalt), il distinguait comme « violence mythique » (celle qui, derrière le droit ou en amont du droit, donne force à la loi et donc conforte ou restaure l'ordre établi, en lui conférant la « souveraineté ») et comme « violence divine » (ou messianique, ou révolutionnaire) qui destitue (j'emprunte pour une fois la terminologie d'Agamben) la domination, réduit ses agents à l'impuissance ou les fait sortir de l'histoire, ouvrant (idéalement) la possibilité d'un autre monde.
Ce sont deux contraires absolus, mais qui se situent dans une proximité (et parfois dans une indécision) périlleuse. Le texte de Benjamin est écrit dans une conjoncture et dans un lieu où s'affirme la radicalité révolutionnaire tandis que se profile déjà le fascisme. Il fait partie d'une tentative géniale pour inscrire l'idée de la révolution dans une grammaire eschatologique consciente de ses implications tragiques et de ses risques, au lieu de cacher l'eschatologie sous un positivisme sociologique et un évolutionnisme historiciste (auxquels Marx n'a pas échappé).
Comme toi, j'y reviens sans cesse, mais en ayant à l'esprit le changement des temps, ce qui interdit à mes yeux de « redire » littéralement Benjamin aujourd'hui : car les révolutions ont eu lieu (ou du moins des révolutions, mais d'échelle mondiale et de portée universelle), et dans l'immédiat elles ont toutes échoué (ou pire, elles n'ont réussi qu'en se transformant en contre-révolutions[19]). Leur utilisation politique de la violence est au cœur de cet échec, ce qui exige de repenser complètement l'économie et la finalité de la violence révolutionnaire, le rapport même de l'idée de révolution (donc d'émancipation, de libération, de résistance) à celle de violence. Les noms que tu cites font bien partie à mes yeux des ressources et des recours pour ce faire. Il y en aurait d'autres.
Je peux alors essayer de répondre à tes deux questions principales, sans espoir de les épuiser. D'abord celle de la « réponse adéquate à la violence des massacres et au sacrifice d'un peuple à un Dieu obscur ». Oui, le Dieu obscur est ici à l'œuvre (ce que j'appelais plus haut la pulsion de mort). Mais cela veut dire : il n'y aura pas de réponse « adéquate ». Même la défaite de ceux qui planifient et exécutent les massacres au service d'un délire de domination et de toute-puissance n'est pas une réponse adéquate. Il y a toujours un reste, une trace ineffaçable du massacre qui ne se rachète pas, qui ne se compense pas.
Cependant il y a (ou il devrait y avoir) des évidences dans l'ordre de la responsabilité. Au génocide en cours on ne répond pas par des programmes de paix, mais par un usage juste (légitime, suffisant, ciblé) de la force. Les Alliés savaient que l'extermination industrielle des Juifs avaient commencé dans les chambres à gaz. Ils auraient pu les bombarder et ils ne l'ont pas fait. Cela fait partie des choix historiques désastreux dont nous subissons encore les conséquences. Le problème avec Gaza (j'en reviens toujours à ce point) c'est qu'il n'y a pas de force disponible pour débarquer (malgré la Flottille) ou pour bombarder Tel Aviv (seuls les Houthis essayent, symboliquement, ce qui va leur coûter cher). Une « autre violence », c'est-à-dire une force hétérogène suffisante est en effet « nécessaire ». Il faut la trouver et la mettre en œuvre.
Cette force est-elle le « terrorisme » ? En risquant la symétrie entre pacifisme et terrorisme, ramenés à la même impuissance, tu suggères que non. Je suis d'accord avec toi. Mais il faut raisonner de façon serrée, car nous sommes en terrain miné. Premièrement il faut prendre garde à ceci que la qualification de terrorisme fait l'objet d'une manipulation étatique qui passe par des estampillages juridiques ou pseudo-juridiques destinés à placer certains ennemis des puissances hégémoniques dans la position de « hors la loi ». C'est ce qui se passe avec l'inscription de telle ou telle organisation ou groupement sur des listes criminelles internationales. Deux faits fondamentaux se trouvent ainsi masqués : d'abord le fait que, dans des situations de guerre de libération, les « terroristes » d'aujourd'hui sont les « interlocuteurs valables » de demain, avec lesquels il faut négocier, et que donc il faut sortir de leur statut de criminels. Parfois la négociation commence en secret alors même que les opérations d'élimination des terroristes sont en cours. C'est ce qui est arrivé en Algérie, entre le colonisateur français et le Front de Libération Nationale, au bénéfice de ce dernier. Ou en Afrique du Sud, selon d'autres modalités. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de terrorisme, mais qu'il ne faut pas passer sans examen de la reconnaissance d'actions terroristes, voire de leur revendication, à l'essentialisation des mouvements politiques et de leurs organisations comme « mouvements terroristes », intrinsèquement pervers, qu'il s'agirait d'éliminer par tous les moyens. Le Hamas, si désastreux qu'on juge son programme et condamnable son action, n'est pas l'Etat islamique (Daech). Et cela veut dire que les rapports historiques entre luttes d'émancipation ou de résistance et « terrorisme » comme tactique ont toujours été (et sont plus que jamais) complexes, impurs, sujets à évolution.
Mais surtout, ce qui se trouve ainsi masqué, c'est le fait que les définitions officielles ont pour objectif principal d'occulter la réciprocité et la dissymétrie entre actions terroristes et opérations « contre-terroristes ». De façon parfaitement arbitraire, les premières sont dites criminelles, alors que les secondes sont réputées légitimes, quelle que soit la sauvagerie des moyens dont elles se servent. Ce problème est flagrant dans le cas d'Israël et de la Palestine. Sans doute – c'est mon point de vue – l'opération du Hamas le 7 octobre 2023, brisant le blocus dans lequel était enfermée la population de Gaza, peut difficilement être qualifiée autrement, puisqu'elle a visé essentiellement des civils désarmés (hommes, femmes, enfants, vieillards), et qu'elle s'est accompagnée d'un déchaînement de brutalité (tortures, viols, enlèvements, exécutions sommaires[20]).
Mais cette cruauté ne peut faire oublier l'échelle infiniment plus grande et les moyens disproportionnés par lesquels l'État israélien – véritable État terroriste sous couverture « démocratique » – réprime et brutalise la population palestinienne. Les milliers d'emprisonnés arbitraires soumis à des régimes de détention inhumains sont bien eux aussi des otages, destinés à décourager toute protestation et à empêcher toute vie politique libre. Les raids des colons et de l'armée contre les villages et les camps de réfugiés, les assassinats ciblés de militants, de journalistes, d'intellectuels, de jeunes gens, les punitions collectives (en particulier dans la forme de destructions de maisons ou de quartiers), les humiliations quotidiennes (contrôles, interdits, passages à tabac) destinées à imprimer dans l'esprit des Palestiniens l'idée qu'ils sont au pouvoir de leurs maîtres, tout cela fait partie d'un système de terreur qui est le corrélat de l'accaparement des terres et du « nettoyage » de l'histoire nationale.
Il n'y a donc pas beaucoup de sens à ratiociner sur la moralité des actions de résistance qui relèvent ou non du terrorisme. En revanche il y en a beaucoup à se demander quels effets ces actions produisent sur le rapport des forces, interne et externe au pays, et tout particulièrement quelle responsabilité l'attaque du 7 octobre 2023 aura eue dans le déclenchement du génocide et sur l'avenir du peuple palestinien. J'ai écrit après le 7 octobre et répété depuis que le Hamas (en raison de son idéologie visant à rendre la haine mutuelle inexpiable autant que de ses faux calculs à propos du rapport des forces et de ce qu'il croyait être une imminente « levée en masse » des adversaires du sionisme dans toute la région) avait « sacrifié son peuple » à des objectifs stratégiques inaccessibles. Cette thèse m'a valu des critiques parfois véhémentes que je ne peux pas ne pas prendre au sérieux. Mais je ne peux pas faire que la question ne se pose pas.
Mais bien entendu aussi une critique du terrorisme comme tactique de libération ou de résistance, non pas en général mais compte tenu des conditions déterminées de l'affrontement, n'a de sens que si on est en mesure de proposer des alternatives, au moins dans le principe. Je n'en vois qu'une dans les circonstances actuelles, même si elle est en retard sur l'événement ou en deçà de la « dimension critique » nécessaire : c'est le développement d'une solidarité de masse, traversant les frontières entre le Nord et le Sud, l'Orient et l'Occident, avec la lutte du peuple palestinien, qui le sorte de son isolement (lequel est aussi, réciproquement, une des causes de l'attraction qu'exerce le terrorisme, comme ultime ressource des « damnés de la terre », abandonnés de tous). Un tel mouvement de masse internationaliste et antiimpérialiste ne se substitue pas à la lutte et à l'initiative propre des Palestiniens, mais il peut mettre en échec la complicité des États. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que ses partisans fassent l'objet d'une sévère répression, sur les campus et dans les rues, en Amérique et en Europe. Mais il ne faut pas non plus l'accepter. La Palestine « vaincra » en ce sens qu'elle ne mourra pas, mais elle ne vaincra pas seule.
On rejoint ainsi l'autre face de la discussion sur la violence, que tu ranges sous la catégorie de « pacifisme » et que je préfère rattacher à une problématique de la paix et de la justice. Je pense que le génocide – tout génocide – fait lever une exigence de paix par la justice, indissociable de sa réalisation dans les formes du droit, de la dignité, de la réparation des torts et des dommages, qui est encore plus forte que dans toute autre situation de guerre, de violence ou d'oppression. Viser un tel objectif sans le confondre avec le renoncement ou le désarmement suppose de trouver des réponses à la violence oppressive (« mythique », si l'on veut) qui n'en soient pas l'image inversée, mais de pratiquer la violence libératrice en ayant garde aux conséquences de son usage autant qu'à sa justification ou à ses buts.
Leçon de Max Weber autant que de Gandhi. On n'est pas ici dans une problématique de la légitimité mais dans une problématique de l'effectivité, où la violence circule entre les causes et les effets, et réagit sur ceux qui s'en servent, par choix ou par nécessité. C'est ce que naguère j'avais tenté de théoriser comme « civilité ». Mais je vois que ce n'est pas une bonne dénomination. J'en cherche une autre…
LS : Si on passe aux propositions de solution diplomatique au conflit palestinien, tu as souvent évoqué la solution politique à deux États pour faire terminer la guerre. Selon toi, cette issue du conflit est toujours viable ?
EB : Non, je n'ai jamais évoqué cette « solution ». Ou plus exactement, dans la trace d'Edward Said, j'ai toujours soutenu que l'alternative de la « solution à deux États » et de la « solution à un État », indépendamment même des fluctuations de sens que chacune de ces deux expressions recouvre, est une alternative abstraite, bureaucratique et mystificatrice. Le point de vue auquel il faut se placer pour envisager une « solution » quelle qu'elle soit est en deçà de cette alternative, c'est le principe de l'égalité des voix au chapitre aussi bien que des droits historiques ou mieux, du droit à l'existence. Equality or nothing[21].
Cette condition relève de la justice autant que de l'efficacité, car il est évident qu'une paix fondée sur la perpétuation de la domination d'une partie sur l'autre, à un degré ou à un autre, n'en est pas une. Elle ne produit ni coopération ni réconciliation (ce qu'a surabondamment démontré l'expérience d'Oslo et la déconsidération de l'Autorité palestinienne qui s'en est suivie). Toute solution présuppose le démantèlement du postulat d'inégalité qui est inscrit au cœur de la colonisation et, au-delà, du colonialisme dont le sionisme est devenu historiquement la dernière incarnation. Mais cette condition est encore plus manifeste (en même temps que plus aléatoire) dès lors que, comme on est forcé de le constater, la politique israélienne a délibérément travaillé à rendre « insoluble » le conflit, ou à rendre impossible toute solution qui n'est pas l'achèvement de la conquête. La solution « à deux États », au-delà des proclamations formelles, supposerait qu'Israël se retire des territoires occupés (y compris Jérusalem-Est), déloge ses propres colons des villes et fortins qu'il leur a aménagés, détruise les murs et les routes réservées, cesse d'accaparer les ressources aquifères, etc. et admette une autre souveraineté que la sienne en Palestine, avec ses « marques » militaires, administratives, fiscales. Autant dire l'impossible dans les conditions actuelles, et peut-être pour toujours.
La solution « à un État » (sous-entendu binational, dans des formes constitutionnelles à élaborer) a certes pour base matérielle l'intrication des populations et la réalité de la domination israélienne (au profit des Juifs) sur l'ensemble du territoire[22], mais à condition précisément d'en inverser le sens en reconnaissance mutuelle et réparation des préjudices subis depuis 77 ans (y compris par l'acceptation du « droit au retour », quitte à en négocier l'application). La difficulté est aussi de l'autre côté, évidemment. Comme le disait Said, qui en a défendu le principe au moins à titre d'idée directrice, elle supposerait de surmonter le refus bien compréhensible des Palestiniens pour qui « abandonner l'idée d'une Palestine entièrement arabe équivaut à abandonner leur propre histoire[23] ». Rien de tout cela n'a de sens aussi longtemps que l'inégalité est à la fois l'état de fait et le présupposé des négociations ou des règlements.
Ce qui est vrai c'est qu'il y a aujourd'hui en Palestine (ou Israël-Palestine) deux peuples à l'histoire tragiquement entremêlée, dont aucun ne peut éliminer l'autre ni renoncer à son droit à l'existence. Israël est entré dans la logique génocidaire sans limites prévisibles sous l'impulsion de sa composante fasciste aujourd'hui au pouvoir, mais il ne tuera ou déplacera pas la totalité du peuple palestinien. Les Palestiniens n'ont pas la capacité de renverser les effets de l'histoire en faisant disparaître la présence juive (et donc les Juifs eux-mêmes), revenant en deçà d'un siècle et plus d'immigration et de colonisation, qui ont engendré un « fait national » (politique et culturel) irréversible.
Deux peuples sur une seule terre, dont l'un écrase et détruit l'autre, et dont l'autre ne peut que vouloir se débarrasser de son oppresseur, telle sont les données de l'équation historique qu'une « politique » (ou cosmopolitique) à inventer, à formuler, à faire accepter par ses propres acteurs et à imposer au monde doit résoudre. Telle est aussi la conclusion de Rachid Khalidi (dont le livre, il est vrai, a été écrit avant le 7 octobre 2023) : « perhaps such changes [dans la géopolitique mondiale et la nature des régimes politiques locaux] will allow Palestinians together with Israelis and others worldwide who wish for peace and stability together with justice in Palestine to craft a different trajectory than that of oppression of one people by another. Only such a path based on equality and justice is capable of concluding the hundred years'war on Palestine with a lasting peace, one that brings with it the liberation that the Palestinian people deserves[24] ».
LS : La dynamique coloniale d'Israël n'est possible que dans le cadre d'une structure impériale de l'ordre international. Les grandes puissances, réunies sous l'étiquette d'Occident, ont désigné Israël comme un élément central pour leurs intérêts géopolitiques. Le rapport de Francesca Albanese a démontré que le génocide en cours n'est pas simplement une destruction, mais qu'il est alimenté par de grands groupes industriels et financiers (qu'il soutient et alimente à son tour). Il existe, en somme, une « économie du génocide ». Deux aspects ne me semblent pas secondaires dans cette économie du génocide. Le premier est le projet américain, immédiatement approuvé par Netanyahou, de construire une sorte de Riviera touristique à Gaza. Le plan des États-Unis prévoit de déplacer toute la population du territoire palestinien, qui serait placé sous administration américaine pendant dix ans pour le transformer en un centre touristique et technologique. Ce projet me fait penser au Film Socialisme de Godard, qui avait compris ce que révèle et cache le tourisme de l'homme blanc occidental. Dans le cas de Gaza, il s'agit même d'un génocide. Ce serait vraiment la fin de la Méditerranée, ainsi que de l'Europe. Deuxièmement, nous nous intéressons à la question du rapport entre la technologie la plus avancée et la guerre. Israël est à la pointe du développement de l'IA à des fins militaires, à tel point qu'il semble que beaucoup de pays européens, dont l'Italie, dépendent aujourd'hui de la cybersécurité d'Israël. Selon beaucoup d'analystes, ce serait une des raisons principales du silence de ces gouvernements face au génocide en cours.
EB : Je ne suis pas en mesure de discuter techniquement tous les points que tu soulèves, mais je les crois fondamentaux, révélateurs des tendances les plus profondes du monde dans lequel nous sommes entrés, et dont le génocide de Gaza est à la fois un symbole et un accélérateur. Tout sauf un « accident », par conséquent.
Je commence par le projet trumpiste de la « Riviera » à édifier sur l'emplacement de ce qui fut Gaza. Comme beaucoup, je suis partagé entre l'incrédulité (à l'idée de la masse de conditions qu'il lui faudrait réunir : c'est plus difficile que d'aller sur Mars…) et le dégoût. Ce projet est profondément obscène, il traduit de façon ostentatoire non seulement le mépris absolu du droit international mais l'acceptation du crime contre l'humanité comme instrument de politique économique (on est tenté de dire : la forme « enfin trouvée » de la destruction créatrice au sens de Schumpeter pour l'âge du capitalisme absolu).
À supposer que son acceptation enthousiaste par le gouvernement israélien ne soit pas simplement un mouvement tactique pour garantir la continuité du soutien des États-Unis à sa politique en cours – ce dont à vrai dire je ne suis pas totalement sûr, car une partie au moins de l'extrême-droite israélienne a d'autres plans pour Gaza – il traduit comme tu le suggères une sorte de fusion entre les impérialismes étatsunien et israélien qui combine étroitement les aspects militaires, territoriaux, économiques, technologiques. À vrai dire cette fusion est en route depuis très longtemps, quasiment depuis l'origine, et ne cesse de se vérifier. [25]
Mais le projet actuel, dans le cadre plus général du plan d'annexion de la Palestine, suggère une autre réflexion : c'est l'incorporation d'une tendance constitutive de l'implantation israélienne (favorisée par le sionisme en tant qu'idéologie de « pionniers ») au sein du programme d'artificialisation du monde qui caractérise désormais le mode de production capitaliste. Quiconque a voyagé en Israël n'a pu qu'être frappé par le fait que le « retour » sur une terre décrétée ancestrale (dont les Juifs auraient été « exilés », d'un exil non métaphorique ou spirituel, mais historique et matériel) ne peut se réaliser que dans la forme d'un nettoyage du territoire de tout ce qui reflète son histoire millénaire, inscrivant dans le paysage et dans l'architecture des villes les signes de la civilisation arabo-musulmane (et accessoirement romaine, chrétienne, ottomane) : il faut y substituer un environnement « moderne » (non pas tellement « juif » d'ailleurs, car une telle culture n'existe pas en tant que telle, ou elle ne pourrait que renvoyer à la tradition des « ghettos » qui fait l'objet d'un refoulement méprisant) conçu et réalisé ex nihilo[26].
Le sionisme « réel » (celui qui est mis en œuvre pratiquement dans la fabrication de la nation israélienne et de son territoire) est si peu assuré, en réalité, du lien essentiel qu'il entretiendrait avec la terre de Palestine, qu'il lui faut systématiquement détruire tout ce qu'elle porte et qu'elle a en quelque sorte engendré, afin d'y implanter les marques ostentatoires d'une propriété fictive. Cette tendance prend des formes particulièrement brutales dans la construction des colonies fortifiées et des routes réservées qui quadrillent la Cisjordanie. À Gaza, où se combinent l'ethnocide, l'historicide et le domicide ou urbicide[27], on parvient au stade ultime où même la trace des traces doit disparaître.
Après les immeubles, les universités et les mosquées, les cimetières sont arasés sous l'action des bombes de 1000 kilos et des bulldozers géants. Mais à ce point la tendance historique du sionisme vient directement s'insérer dans le programme du capitalisme post-industriel (que j'ai appelé ailleurs capitalisme absolu) : un capitalisme financier extractiviste qui met en œuvre les ressources de la technologie révolutionnée par l'Intelligence Artificielle et l'usage des matériaux de synthèse pour déterritorialiser complètement l'habitat humain, en « inventant » des villes du futur qui ne se relient à aucun passé, dans lesquelles le comportement des individus est entièrement régi par la circulation de l'argent, le télétravail et la consommation préconditionnée.
Un capitalisme, il importe de le noter aussi, dans lequel la destruction de l'environnement n'est pas seulement une « externalité négative », mais une méthode de production. Gaza City (ou quel que soit le nom qu'on lui donnera, si le projet Trump-Netanyahu se réalise) ne sera à cet égard que le double parfait de Dubaï ou de Shenzhen. À ceci près que le sol complètement artificialisé y sera hanté par le fantôme des dizaines de milliers de cadavres qu'il recouvre.
Mais suivant ta suggestion je voudrais aussi explorer un peu la nature de la combinaison entre militarisme, technologie et géopolitique dans cette « économie du génocide » que tes formulations obligent à regarder en face. Je fais entièrement confiance à Francesca Albanese (confirmée par beaucoup d'autres sources, dont des économistes sérieux comme Yanis Varoufakis et Thomas Piketty[28]) pour démontrer l'étroitesse de ces liens d'échange, d'intérêt réciproque et de stratégie qui sont intensifiés par la « guerre » à Gaza (depuis la mise en place du véritable pont aérien de munitions américaines décidé par le Président Biden, et jamais interrompu malgré les protestations et la révélation progressive de l'ampleur des moyens de destructions – plus de 10 fois Hiroshima ! – et du nombre des victimes).
Il me semble que le sens de cet énorme phénomène (géopolitique, géoéconomique) doit être commenté à la fois au niveau de son insertion dans une nouvelle « géométrie de l'impérialisme » dont nous cherchons à décrire la configuration[29], et au niveau de la place qu'il confère à la transformation d'Israël en un impérialisme local à prétention hégémonique, au travers de Gaza et des autres opérations qui le prolongent dans toute la région : Liban, Syrie, Iran, péninsule arabique.
L'impérialisme d'aujourd'hui (qui porte en ce sens à l'extrême la tendance à la militarisation du capitalisme déjà inscrite dans sa définition par les classiques) ne se sépare pas d'une course a

Le génie de la lutte de classe est sorti de sa lampe au Népal, Xi Jinping veut l’y remettre au plus vite
Le Népal a été secoué par trois journées d'une révolte fulgurante. En moins de 48h, le pouvoir politique a été emporté comme un feu de paille par la colère populaire. De nombreux bâtiments officiels et des résidences privées de ministres ont été incendiés. Au moment où nous écrivons ces lignes, l'armée a rempli le vide du pouvoir. Un couvre-feu très strict est décrété.
13 septembre 2025 | tiré de la revue Inprecor | Photo : Manifestation à Kathmandu, au Nepal, le 21 avril 2016 – Crédit : CC0 1.0.
https://inprecor.fr/node/5006
La jeunesse népalaise a été le fer de lance et la colonne vertébrale des mobilisations. Les causes de sa colère sont bien documentées : inégalités sociales monstrueuses, misère, absence de perspectives, corruption des « élites », népotisme des trois partis au pouvoir. Les espoirs nés de la chute de la monarchie (2008) ne se sont pas concrétisés. Les deux partis communistes maoïstes, un temps unifiés puis à nouveau séparés, se sont profondément intégrés au système, aux côtés du Parti népalais du Congrès.
KP Sharma Oli, le premier ministre chassé par le soulèvement était membre d'une de ces deux formations – le Parti communiste du Népal (marxiste-léniniste unifié). Dans un premier temps, il a tourné la mobilisation de la jeunesse en dérision. Échec. Dans un deuxième temps, son gouvernement a tenté d'étouffer la mobilisation en imposant la censure sur tous les réseaux sociaux. Nouvel échec. Dans un troisième temps, il ne restait plus que la répression : quand le cortège des étudiants pacifiques s'est approché du parlement, la police a déployé les grands moyens : lacrymogènes, canon à eau, balles en caoutchouc et balles réelles. Une vingtaine de jeunes ont été tués, plusieurs centaines ont été blessés.
Mépris, censure et répression ont mis le feu aux poudres. Certains médias parlent de « heurts au Népal », mais c'est bien d'un soulèvement révolutionnaire qu'il s'agit. Comme au Bangladesh, comme à Ceylan, comme en Indonésie, un événement fortuit libère d'un coup une énorme colère sociale accumulée, qui balaie tout sur son passage.
Au moment où nous écrivons, un calme précaire est rétabli, mais rien n'est réglé. Le petit Népal est l'enjeu de luttes d'influences entre ses deux grands voisins. KP Sharma Oli faisait pencher la balance vers Pékin. En coulisses, l'Inde et la Chine manœuvrent, la première pour accroître son emprise sur le pays, la seconde pour la maintenir. D'autres voisins puissants observent avec attention, en premier lieu le Pakistan et la Russie. Dans ce contexte trouble, des tentatives d'instrumentalisation du mouvement de protestation ne sont pas exclues, de la part de l'Inde en particulier.
Le mouvement social semble avoir été très largement spontané. A distance, la prudence de jugement s'impose. Un consensus semble toutefois exister autour des revendications de dissolution de l'assemblée, de rupture claire avec le vieux système des partis corrompus et de l'aspiration à un autre développement, démocratique et social. Il va de soi que ce n'est pas dans ce sens-là que comptent aller les possédants, l'armée, Modi et Xi Jinping. Une perspective de longue haleine est donc nécessaire, pour laquelle le mouvement de la jeunesse et ses alliés auront besoin d'inventer une structuration démocratique.
En attendant, les cliques autocratiques au pouvoir, dans le monde entier, scrutent les événements népalais pour en tirer des leçons. Leur but est évidemment de mieux se protéger des classes populaires. Il ne fait aucun doute que cet examen est en cours y compris dans « nos démocraties », car leur domination impérialiste implique une vigilance constante sur les formes des soulèvements dans les pays de la périphérie. Mais, dans l'immédiat, les leçons du Népal sont étudiées tout particulièrement en Chine, pour la simple raison que celle-ci est la grande perdante des événements.
Pour le Parti communiste chinois, l'enjeu n'est pas seulement de politique étrangère. Xi Jinping et ses camarades savent en effet que le mécontentement face à la corruption et aux inégalités pourrait secouer le pouvoir chinois comme il a secoué celui des « communistes » népalais. Le pouvoir chinois est beaucoup plus solide, mais le risque existe. On comprend donc que Pékin appelle en priorité, non pas à éradiquer la corruption au Népal, mais à y rétablir la « stabilité ».
Selon le Financial Times, les poursuites pour corruption en Chine ont augmenté de 43% en 2024 par rapport à 2023 (près de 900.000 cas). Le régime donne une certaine publicité a cette répression, afin de se donner une image d'intégrité, voire d'austérité. N'empêche que le cancer de la corruption ne cesse apparemment de croître. De plus, les milliardaires chinois sont comme les autres : ils préfèrent généralement étaler leur richesse que la cacher, ce qui ne peut qu'exciter le mécontentement des classes populaires. Bref, corruption, népotisme et explosion des inégalités sociales pourraient former, ici aussi, un cocktail potentiellement explosif.
La comparaison s'arrête là. Car, il y a une grosse différence entre la Chine et le Népal d'avant les derniers événements : en Chine, les réseaux sociaux et la société en général sont très étroitement contrôlés par l'appareil policier du pouvoir. Les soi-disant « comités de quartier » sont des antennes du régime. Ensemble avec les dispositifs technologiques de surveillance, ils permettent un degré de quadrillage sécuritaire sans précédent historique. Dans ce système, dont même la STASI de l'ex-RDA n'arrive pas à la cheville, tout élément critique est immédiatement repéré et étouffé dans l'œuf, avant d'avoir eu un écho significatif sur la toile.
C'est un secret de polichinelle que l'efficacité du Big Brother chinois suscite l'envie discrète des possédants du monde entier (voyez Trump, par exemple). Toutefois, la stabilité chinoise pourrait être plus fragile qu'on le pense, notamment dans les jeunes générations. Pour rappel, les jeunes Chinois et Chinoises étaient en première ligne des protestations contre la politique ultra répressive de « zéro covid ». C'est un signe.
Napoléon aurait dit « on peut faire n'importe quoi avec des baïonnettes, sauf s'asseoir dessus ». Il est certain que les dispositifs de surveillance de Xi Jinping bâillonnent la contestation plus sûrement que les baïonnettes de l'Empereur. Mais probablement pas au point d'ouvrir une ère glaciaire des combats pour l'émancipation. Les luttes de classe se révèleront plus fortes que les digues qui prétendent les contenir.
Du point de vue des luttes de classe, justement, le cas népalais confirme trois choses : 1) l'importance stratégique des luttes contre la corruption et le népotisme (deux phénomènes liés intimement au fait que le bouclage économique du capitalisme néolibéral se fait par la consommation des riches) ; 2) la jeunesse est bien « la flamme de la révolution » (Karl Liebknecht) et le combat peut orienter cette flamme vers la gauche ; 3) une fois que le génie de la contestation démocratique et sociale de masse est sorti de sa lampe, il est très difficile de l'y renfermer…
Article issu d'un post de Daniel Tanuro sur son mur Facebook, présenté ici sous une forme augmentée par l'auteur en vue de la publication sur le site de la Gauche anticapitaliste. Le 13 septembre 2025.
Le ministre de la Sécurité publique doute de la politique de son parti
Des représentantes autochtones Xinka demandent au Canada de respecter leur autodétermination face à une mine canadienne au Guatemala

Réflexions d’une féministe de l’Outaouais

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2024, une organisation féministe de la région de l’Outaouais m’a invitée à participer à un panel pour témoigner d’une partie de mon cheminement féministe[2]. Afin de guider mes réflexions et de m’aider dans cette tâche, la coordinatrice de l’événement m’a demandé de répondre à trois questions ; celles-ci m’ont amenée à un exercice pour le moins stimulant qui m’a fourni l’occasion de faire le point sur mon parcours comme féministe, comme femme et comme militante, un exercice que je n’avais fait qu’une fois dans ma vie.
Mes débuts comme féministe
Dans les années 1970, alors que j’étais dans la vingtaine, mon féminisme était déjà militant et se définissait comme une lutte pour les droits des femmes que je comprenais alors comme une lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes sur le plan des revendications sociales. Une fois reconnues comme « personnes », une fois le droit de vote gagné, une fois le droit à l’éducation supérieure acquis tout comme le droit d’avoir un compte bancaire et le droit au travail, d’importants chantiers restaient bien ouverts pour les femmes. Pour moi, les revendications pressantes de l’époque englobaient la lutte contre la pauvreté et la violence faite aux femmes, le respect de leurs droits sexuels et reproductifs, le droit d’accès aux mêmes professions que les hommes de même que le droit à l’égalité dans la rémunération pour des emplois d’égale valeur.
Je voyais, et je vois toujours, l’inégalité entre les hommes et les femmes, surtout sur le plan économique, comme l’origine et la raison principale de la perpétuation de la violence faite aux femmes et aux enfants. Le travail des femmes n’étant pas évalué avec les mêmes critères que le travail des hommes, cela laissait entendre que le travail qu’elles faisaient n’était pas aussi important que celui des hommes parce que leur travail semblait nécessiter moins d’effort physique. Cette lutte, non achevée à l’époque, tristement, demeure loin d’être terminée aujourd’hui. Mes rencontres et mes pratiques m’ont cependant enseigné, dans les années qui ont suivi, qu’il ne suffit pas de trouver une solution à l’oppression patriarcale pour venir à bout de l’ensemble des oppressions subies par les femmes.
Les femmes autochtones du Québec, les femmes racisées, les femmes de deuxième génération issue de l’immigration, les femmes rencontrées dans le travail effectué à la Fédération des femmes du Québec, particulièrement pendant les États généraux de l’action et la réflexion féministes[3] qui se sont déroulés de mai 2011 à l’automne 2013, m’ont aidée à comprendre la nécessité d’élargir la définition du féminisme pour reconnaitre les réalités d’autres femmes.
Ces différents féminismes ont révélé que les femmes entre elles n’étaient pas toutes égales. Ces femmes, parce qu’elles se trouvaient à l’intersection de plusieurs oppressions, ont mis en lumière des formes d’oppression comme le racisme et le colonialisme qui étaient prioritaires pour elles, mais non prioritaires pour le mouvement féministe québécois en général.
Comme Rosa Pires nous l’explique si bien dans l’introduction de son ouvrage Ne sommes-nous pas Québécoises :
En 1851, Sojourner Truth, une abolitionniste noire américaine, ne voyant pas sa réalité reflétée ni dans le mouvement abolitionniste dirigé par les hommes noirs du Sud ni dans les revendications des femmes blanches du Nord, s’exclama devant une assemblée de suffragettes : « Ne suis-je pas une femme ? ». Ce cri du cœur, devenu célèbre et maintes fois cité depuis, révélait d’un trait les décalages existants [sic] entre les revendications d’un féminisme qui se prétend universel et les conditions de vie des Afro-Américaines[4].
En tant que fille d’immigrants, l’autrice nous explique qu’elle a longtemps eu de la difficulté à se retrouver parmi les étiquettes que le Québec donnait aux femmes de deuxième génération issue de l’immigration. Elle ne se retrouvait pas tout à fait dans le NOUS québécois ni tout à fait dans le EUX, voire dans le ELLES. Elle a aussi observé qu’elle n’était pas seule dans cette situation. Comme Sojourner Truth, elle se demandait : « Ne sommes-nous pas Québécoises ? »
Un féminisme pluriel, intersectionnel, anticolonial et antiraciste
À ce sujet, citons ce que la politicologue Diane Lamoureux rappelait, dans sa préface au livre de Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire :
Depuis quelques années, les débats sur l’intersectionnalité, l’héritage colonial et les mouvements décoloniaux à l’intérieur des pays euroaméricains soulèvent beaucoup d’intérêt dans le mouvement féministe. Certains secteurs du féminisme québécois, plus spécifiquement, cherchent à dépasser un rapport colonial avec les femmes autochtones en prenant acte du fait que le rapport que les Blanc·he·s québécois entretiennent avec les populations autochtones est colonial. À la recherche d’un féminisme plus inclusif et soucieux de la diversité des postures féministes, il peut nous être utile d’apprendre ce que pensent d’autres féministes, qui réfléchissent au sens du féminisme à partir de l’expérience qui est la leur[5].
Depuis, le travail effectué en préparation de la Marche Du pain et des roses en 1995, les Marches mondiales des femmes aux cinq ans depuis 2000, et celui réalisé dans le cadre de la tenue des États généraux de l’action et de l’analyse féministes (2011 à 2013), tout ce travail collectif m’a aidée à redéfinir, à reconceptualiser ce qu’était pour moi le féminisme. Ma définition du féminisme s’est ainsi enrichie, à l’instar de celle de bien d’autres femmes, et elle est devenue plus inclusive. Mais il reste encore beaucoup à faire pour nous, féministes du XXIe siècle. Il faut déconstruire les systèmes d’oppression qui nous entourent et il faut le faire également en nous-mêmes, individuellement et collectivement.
À la lumière de ces travaux, discussions et études, notre féminisme à toutes gagnerait à se définir comme une lutte pour les droits des femmes et pour l’égalité des femmes entre elles. En fait, pour atteindre une véritable solidarité, ou pour travailler en ce sens, notre féminisme à toutes gagnerait à devenir pluriel, intersectionnel, anticolonial et antiraciste. Ce n’est pas moi qui le dis. Référons-nous à nouveau à Diane Lamoureux :
Il me semble également que les féministes blanches ont aujourd’hui un pas de plus à faire : surmonter le solipsisme blanc, pour reprendre l’expression d’Adrienne Rich, ce qui implique non seulement de comprendre les privilèges dont je jouis comme femme blanche, intellectuelle, universitaire vivant dans un pays du Nord, mais aussi travailler activement à les déconstruire dans les débats féministes, de même que prendre acte de l’apport à la fois cognitif et épistémique des féminismes de la « marge » pour l’action et la théorie de toutes les féministes[6].
C’est pourquoi il serait à mon avis important de tendre vers un féminisme pluriel, toujours collectif, qui sait incorporer plusieurs féminismes; un féminisme intersectionnel, c’est-à-dire qui tient véritablement compte des femmes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression et comprendre quelles sont ces oppressions que sont la race, le genre, la condition sociale, le sexe, etc.; un féminisme anticolonial qui cherche activement la voix des femmes qu’on n’entend pas habituellement, des femmes que la population dominante a fait taire et dont la première oppression est d’être privée de voix; enfin, un féminisme antiraciste qui fait sienne l’injonction portée notamment par Ibram X. Kendi[7], à savoir que le non-racisme ne peut être qu’un leurre et qu’il importe plutôt d’être activement antiraciste et de travailler à l’encontre des politiques racistes.
À ce titre, plusieurs femmes ont grandement contribué à façonner la féministe que je suis en voie de devenir et à enrichir mon féminisme.
Il y a les femmes autochtones, par exemple, issues de communautés matrilinéaires, qui étaient souvent les dirigeantes dans leurs communautés avant la colonisation européenne, car c’était un système matriarcal : on les a vues au cœur de la résistance durant la crise d’Oka en 1990. Il faut reconnaitre le système d’oppression intergénérationnel qu’elles et leurs descendantes et descendants ont subi.
Les femmes noires, souvent descendantes d’un système de pouvoir esclavagiste, ont su elles aussi se sculpter, se définir un féminisme basé sur leur expérience à elles, fait de luttes diverses.
Les femmes de deuxième génération issues de l’immigration ont poursuivi une démarche semblable, à la recherche d’une approche qui leur permettrait de faire accepter leur agentivité par la société québécoise afin d’y prendre enfin leur pleine place.
Ce qui m’a lancée sur la voie féministe
Je suis devenue militante en Outaouais pendant mes années universitaires en sociologie, au début des années 1970. Pendant ces années, mon éveil politique a bondi de façon significative. Gatineau étant à côté d’Ottawa, la capitale du Canada, plusieurs manifestations aboutissaient sur la colline du Parlement dès qu’il s’agissait d’un enjeu fédéral, comme le combat de Bonnie Robichaud, ou à la Cour suprême s’il s’agissait d’enjeux provinciaux, mais à consonance pancanadienne, comme dans la cause de Chantale Daigle.
Mais surtout, la ville de Hull était, vers la fin des années 1960, le siège d’une énorme transformation urbaine pilotée par les gouvernements fédéral et provincial qui désiraient asseoir une présence fédérale forte du côté québécois et qui avaient une volonté de transférer des emplois fédéraux en sol québécois. Des comités de citoyennes et citoyens se sont créés dans la foulée des nombreuses expropriations et démolitions de maisons de la population ouvrière de l’Ile de Hull afin de construire de grands bâtiments pour accueillir les fonctionnaires. Mentionnons qu’à la même époque est sortie l’étude d’ÉZOP-Québec, Une ville à vendre[8], qui présentait une analyse détaillée de ce qui se passait dans la ville de Québec en matière de « rénovation urbaine ». Je me suis jointe à d’autres personnes qui voulaient participer à ces comités dans une ultime tentative pour appuyer les travailleuses et travailleurs qui, dans plusieurs cas, perdaient à la fois leur emploi et leur logement.
Je me suis aussi impliquée auprès des groupes de femmes et des membres de comités de condition féminine alors que se préparaient les célébrations de la Journée internationale des droits des femmes, toujours dans les années 1970. Je participais à toute autre mobilisation, notamment en appui aux travailleurs et aux travailleuses de la compagnie E.B. Eddy.
Puis, je suis devenue employée de l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), un syndicat pancanadien où les droits humains, leur connaissance, leur pratique et leur enseignement étaient à l’honneur. Des gains énormes ont été obtenus grâce à ses membres et à leurs mobilisations. Je crois qu’on pourrait dire que mon féminisme a vraiment pris racine à ce moment-là. Il faut comprendre qu’une grande partie des membres de ce syndicat étaient des femmes, non rémunérées à leur juste valeur et dont beaucoup provenaient de l’Outaouais québécois où le gouvernement fédéral était le principal employeur.
Luttes syndicales de femmes de la région transfrontalière Outaouais-Est ontarien
En 1980, les 47 000 commis aux écritures, employé·es du fédéral, un groupe constitué à 76 %, de femmes, ont non seulement défié l’employeur par rapport à leurs conditions de travail et de salaires injustes, mais elles et ils ont également fait avancer leur syndicat qui avait tenté initialement de les empêcher d’exercer leur droit de grève au moment où elles et ils jugeaient stratégiquement opportun de le faire. Les négociations pour ce groupe progressaient à pas de tortue; leurs salaires et conditions de travail accusaient un retard sérieux par rapport à d’autres employé·es du fédéral, dans une période où les taux d’inflation étaient catastrophiques, autour de 17-18 %, les gens en perdaient leur logement. Les membres du groupe ont devancé la date légale du début de leur grève et sont sorti·es en grève – durant neuf jours – sans que l’ordre du syndicat soit donné[9]. Plusieurs de ces employées feront partie de la plainte sur l’équité salariale quelques années plus tard.
Une autre cause célèbre est celle de Bonnie Robichaud, victime de harcèlement sexuel à son travail comme préposée à l’entretien ménager au ministère de la Défense nationale. Sans grand soutien extérieur pendant longtemps, mais persévérante, elle a réussi, avec l’appui des femmes de son syndicat surtout, à rendre publique son importante cause de harcèlement sexuel qui s’est rendue jusqu’en Cour suprême. Cette dernière a statué pour la première fois qu’il était de la responsabilité des employeurs du Canada de garantir un milieu de travail sûr, respectueux et exempt de harcèlement[10].
La lutte pour l’équité salariale pour les groupes d’emploi à prédominance féminine, dont le groupe des commis, secrétaires, sténographes et commis au traitement des données, a duré des années pour les femmes membres de l’AFPC qui tentaient de faire reconnaitre la valeur de leur travail. Ces femmes et leur syndicat ne se sont pas laissé berner par les offres dérisoires du ministre Marcel Massé, président du Conseil du trésor, et elles ont gagné le 29 octobre 1999[11]. Beaucoup de femmes et d’hommes employés de la fonction publique fédérale et habitant en Outaouais faisaient partie de ces luttes.
La décennie 1985-1995 a été déterminante pour moi en tant que féministe, ainsi que pour plusieurs autres femmes de ma génération, celles qui amorçaient alors la quarantaine. Les événements qui se sont déroulés pendant cette période ont laissé des traces qui sont encore douloureuses.
Le combat pour l’avortement et l’affaire Chantale Daigle en 1989
L’affaire Chantale Daigle a été un moment particulièrement troublant pour les femmes de l’Outaouais qui ont assisté à son aboutissement. Il s’agit de la lutte acharnée d’une femme, soutenue par un grand nombre de femmes de partout au Québec, pour la liberté de disposer de son corps, pour le droit de choisir ce qu’elle estimait le mieux pour elle dans un contexte pour le moins difficile.
Chantale Daigle entretient une relation houleuse avec un conjoint jaloux et violent qu’elle décide de quitter au début de l’été 1989. Elle apprend, peu de temps avant la rupture, qu’elle est enceinte. Elle ne veut pas avoir d’enfant avec cet homme. En route vers une clinique d’avortement au Québec, elle apprend que son ex-conjoint a réussi à obtenir une injonction le 7 juillet lui interdisant jusqu’au 17 juillet d’avoir un avortement.
À ce moment, elle entend se conformer à la décision de la cour car il y a quelques cas qui lui donnent espoir. À Toronto, dans le cas de Barbara Dodd, un juge a refusé d’accorder une injonction pour la raison qu’il estimait qu’une femme a un droit absolu sur son propre corps. Or, le juge de la Cour supérieure du Québec émet l’injonction et avance même, dans son jugement, que le géniteur a des droits sur le fœtus. Chantale Daigle et son avocat interjettent appel afin de faire annuler l’injonction.
La Coalition québécoise pour l’avortement libre et gratuit rassemble alors plus d’une dizaine de milliers de manifestantes et manifestants en plein mois de juillet pour l’appuyer dans son combat rendu public par les médias. La Coalition estime entre autres que cette injonction se compare à la prise en otage du corps de la femme et constitue une réelle atteinte à sa vie privée. La Coalition soutient encore que de forcer une femme à porter dans son corps un enfant qu’elle ne veut mener à terme est une violence psychologique et physique.
Chantale Daigle ne veut pas aller à l’encontre des tribunaux, elle demeure confiante, mais le temps presse. Elle est à 22 semaines de grossesse. La Coalition l’appelle et vérifie auprès d’elle si elle veut toujours se faire avorter et, si oui, si elle envisage d’aller aux États-Unis où il est possible d’avoir un avortement à 24 semaines de grossesse. Elle répond oui aux deux questions. La Coalition l’a accompagnée tout au long de ces démarches. Elle a par ailleurs amassé des fonds pour son voyage ou pour l’aider à prendre soin de l’enfant advenant qu’elle eût décidé de le garder.
La Cour d’appel du Québec maintient l’injonction interdisant l’avortement par un vote de trois contre deux. Christine Tourigny, à l’époque seule femme juge de la Cour d’appel du Québec, et Roger Chouinard inscrivent leur dissidence dans laquelle ils expliquent que, selon eux, ce jugement violait le droit des femmes en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. En l’absence d’une loi spécifique à ce sujet, Mme Tourigny a soutenu que la loi générale du Québec ne pouvait être interprétée de façon à restreindre un droit reconnu par la Constitution canadienne.
Les juges de la Cour suprême qui, le 8 août 1989, en pleines vacances estivales, siègent pour entendre la cause apprennent en cours d’audition que Mme Daigle a eu un avortement la semaine précédente. Les juges décident, après délibération, de demeurer saisis de la cause parce que Mme Daigle, qui n’avait pas respecté l’injonction, pourrait quand même être accusée d’outrage au tribunal. Que la Cour suprême décide de siéger d’urgence est déjà inusité, de rester saisie du dossier en dépit de l’impossibilité de donner suite au recours invoqué l’est tout autant.
Dans une décision rendue sur le banc, les juges de la Cour suprême cassent l’injonction de la Cour d’appel du Québec. Dans leur décision écrite qui est sortie au mois de novembre 1989, les juges affirment : « Aucun tribunal du Québec ni d’ailleurs n’a jamais admis l’argument voulant que l’intérêt du père à l’égard d’un fœtus qu’il a engendré puisse fonder le droit d’opposer un veto aux décisions d’une femme relativement au fœtus qu’elle porte[12] ».
Il y a quand même des préoccupations à avoir quant à la question de l’avortement au Canada. Dans une analyse du cheminement de ce dossier jusqu’en 2011, Diane Lamoureux constate notamment que les arrêts de la Cour suprême portent surtout sur la défense des médecins qui sont attaqués pour avoir pratiqué des avortements[13].
Le gouvernement conservateur fédéral de Brian Mulroney a quand même légiféré sur le sujet immédiatement après l’affaire Daigle et a même failli faire adopter une législation régressive sur l’avortement qui ne reconnaissait toujours pas le droit de la femme de décider sans l’intervention d’un médecin. Le projet de loi défendu par Mulroney a bel et bien été adopté au Parlement, notamment par les troupes conservatrices dites progressistes de l’époque, lors d’un vote de 140 voix contre 131. Le projet a finalement été défait de justesse par un vote de 43 voix contre 43 au Sénat alors qu’une majorité était nécessaire pour l’adoption finale.
Stephen Harper, qui a formé le gouvernement conservateur suivant en 2006, avait dit en campagne électorale qu’il n’avait pas l’intention de présenter un nouveau projet de loi sur l’avortement, mais il n’a pas interdit à ses député·e·s de le faire. Il y a ainsi eu quatre projets de loi privés concernant le droit de reproduction des femmes présentés par ses député·e·s pendant qu’il était au pouvoir, dont un pour donner des droits au fœtus sous la Charte canadienne des droits. Rien n’empêcherait un autre gouvernement de faire la même chose avec un chef du Parti conservateur, Pierre Poilièvre par exemple.
L’importance de la solidarité
La décision écrite de la Cour suprême dans l’affaire Chantale Daigle a été publiée le 11 novembre 1989. Trois semaines et demie plus tard, le 6 décembre, survenait le drame du féminicide multiple à l’École polytechnique de l’Université de Montréal…
Lors de leur sortie de la chapelle ardente consacrée à 10 des 14 victimes du massacre survenu à Polytechnique, nombreuses et nombreux étaient celles et ceux qui rappelaient l’importance de la solidarité pour venir à bout de la violence faite aux femmes :
On a beaucoup mis en valeur la réussite individuelle au cours des 10 ou 15 dernières années et on a omis les valeurs de la vie en société. La solidarité et l’égalité sont des valeurs à mettre à l’ordre du jour. Ce serait alors une façon d’atténuer la peine épouvantable que tous ressentent aujourd’hui[14].
Chantale Daigle a pris la parole lors du rassemblement de la Coalition québécoise pour l’avortement libre et gratuit en souvenir des victimes de ce terrible féminicide. Elle a lancé un message contre la violence, particulièrement contre celle des hommes, comme dans son cas et dans celui du féminicide de Polytechnique.
Les attaques contre les droits des femmes sont encore nombreuses et peuvent en décourager plusieurs. Dans la lutte pour l’équité salariale dans la fonction publique fédérale par exemple, si la solidarité n’avait pas été au rendez-vous, les femmes n’auraient jamais eu gain de cause. L’offre du gouvernement, après de longs mois de négociation basée sur des preuves tangibles fondées en droit pour 230 000 femmes, était de 1,5 milliard de dollars. En l’absence de solidarité, elles n’auraient peut-être même pas eu ce montant, mais avec la solidarité des femmes, notamment celles qui étaient membres de l’AFPC, elles ont tenu bon et elles ont pu obtenir 3,6 milliards de dollars en réparation[15].
Chantale Daigle était indéniablement déterminée et courageuse, mais l’appui d’autres femmes lui a permis de tenir jusqu’au bout et de se solidariser avec le mouvement féministe par la suite. Il y a eu beaucoup d’exemples de solidarité au Québec, mais les plus marquants pour moi ont eu lieu à partir de 1995, en commençant par la Marche Du pain et des roses.
Les femmes avaient d’abord élaboré ensemble des revendications, et elles ont marché pendant 10 jours, à raison de 20 km par jour, jusqu’à Québec. Cette marche rappelait les revendications des ouvrières des usines de textile du début du siècle dernier, avec des femmes comme Léa Roback et Madeleine Parent, qui luttaient pour de meilleures conditions économiques leur permettant de vivre, le pain, et pour une meilleure qualité de vie, les roses.
Et puis, à la suite de la Conférence internationale des femmes de Beijing, en 1996, sous les auspices des Nations unies, les femmes ont construit leur solidarité à travers le monde entier, une solidarité partie des femmes du Québec, fortes de leur expérience de la Marche Du pain et des roses.
La Marche mondiale des femmes, dont la première a eu lieu en l’an 2000[16], a exigé la mise sur pied d’un Secrétariat international. La coordination de la première marche s’est faite à partir du Québec, mais, selon mon souvenir, il y avait des secrétariats établis dans chacun des pays participants.
La première Marche mondiale s’est donné New York comme destination où Françoise David, présidente de la Fédération des femmes du Québec à l’époque, s’est adressée à l’Assemblée générale des Nations unies sur les thèmes de la pauvreté et de la violence faite aux femmes.
Pour la marche suivante, en 2005, qui a demandé un effort de coordination extraordinaire, les femmes du monde entier ont élaboré la Charte mondiale des femmes pour l’humanité. Cette Charte, élaborée lors de la rencontre du Comité international de la Marche mondiale des femmes à Kigali au Rwanda, comprend un préambule et cinq sections qui représentent les valeurs que défendent les femmes.
En conclusion, je présente quelques extraits de la Charte mondiale des femmes pour l’humanité en espérant qu’ils puissent servir d’inspiration forte face aux événements inquiétants qui assaillent le monde actuel. J’ajoute que la Marche mondiale des femmes 2025 a été lancée le 8 mars dernier, Journée internationale des droits des femmes. Des événements auront lieu à plusieurs moments durant l’année pour aboutir à un rassemblement final le 18 octobre à Québec.
Charte mondiale des femmes pour l’humanité – Extraits
Adoptée à la 5e rencontre internationale de la Marche mondiale des femmes au Rwanda, le 10 décembre 2004[17]
Préambule
La Marche mondiale des femmes, dont nous faisons partie, identifie le patriarcat comme le système d’oppression des femmes et le capitalisme comme le système d’exploitation d’une immense majorité de femmes et d’hommes par une minorité.
Ces systèmes se renforcent mutuellement. Ils s’enracinent et se conjuguent avec le racisme, le sexisme, la misogynie, la xénophobie, l’homophobie, le colonialisme, l’impérialisme, l’esclavagisme, le travail forcé. Ils font le lit des fondamentalismes et intégrismes qui empêchent les femmes et les hommes d’être libres. Ils génèrent la pauvreté, l’exclusion, violent les droits des êtres humains, particulièrement ceux des femmes, et mettent l’humanité et la planète en péril.
Cette Charte se fonde sur les valeurs d’égalité, de liberté, de solidarité, de justice et de paix.
Égalité
Affirmation 2. Aucune condition humaine ou condition de vie ne peut justifier la discrimination.
Affirmation 3. Aucune coutume, tradition, religion, idéologie, aucun système économique, ni politique ne justifie l’infériorisation de quiconque et n’autorise des actes qui remettent en cause la dignité et l’intégrité physique et psychologique.
Liberté
Affirmation 1. Tous les êtres humains vivent libres de toute violence. Aucun être humain n’appartient à un autre. Aucune personne ne peut être tenue en esclavage, forcée au mariage, subir le travail forcé, être objet de trafic, d’exploitation sexuelle.
Solidarité
Affirmation 3. Les ressources naturelles, les biens et les services nécessaires à la vie de toutes et de tous sont des biens et des services publics de qualité auxquels chaque personne a accès de manière égalitaire et équitable.
Justice
Affirmation 1. Tous les êtres humains, indépendamment de leur pays d’origine, de leur nationalité et de leur lieu de résidence, sont considérés comme des citoyennes et des citoyens à part entière jouissant de droits humains (droits sociaux, économiques, politiques, civils, culturels, sexuels, reproductifs, environnementaux) d’une manière égalitaire et équitable réellement démocratique.
Paix
Affirmation 3. Toutes les formes de domination, d’exploitation et d’exclusion de la part d’une personne sur une autre, d’un groupe sur un autre, d’une minorité sur une majorité, d’une majorité sur une minorité, d’une nation sur une autre sont exclues.
Blanche Roy est retraitée de l’Alliance de la Fonction publique du Canada et militante féministe depuis de nombreuses années.
- Djeneba Dosso, « AGIR Outaouais – Le groupe de femmes de l’Outaouais organise une journée d’action de réseautage et de conférences », Bulletin de Gatineau, mars 2024.↑
- On trouvera le contexte de ces états généraux dans l’article d’Élisabeth Garant, « Le féminisme dans tous ses états », paru dans Relations, n° 751, septembre 2011. ↑
- Rosa Pires, Ne sommes nous pas Québécoises ?, Montréal, Remue-ménage, 2019, p. 7. ↑
- Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire, Montréal, Remue-ménage, 2016, traduit de l’anglais par Diane Lamoureux. ↑
- Ibid., p. 11. ↑
- Ibram X. Kendi, How to Be an Antiracist, Londres, One World, 2023. ↑
- L’équipe de recherche ÉZOP-Québec (Étude des zones prioritaires de Québec) publie, en 1972, une étude intitulée Une ville à vendre, éditée par le Conseil des œuvres et du bien-être. En 1981, les Éditions coopératives Albert Saint-Martin à Laval publient une synthèse de la recherche du groupe ÉZOP-Québec. ↑
- France Simard, « Plainte du Conseil du trésor. Stewart reçoit une sommation » et « Commis : le gouvernement porte plainte. Une grève illégale ? », Le Droit, 3 octobre 1980, p. 1 et 5. ↑
- Jugement de la Cour suprême, Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor) [1987] 2 RCS 84.↑
- L’AFPC-Québec souligne les 25 ans de l’entente fédérale en matière d’équité salariale, 30 octobre 2024. ↑
- Cour suprême, Tremblay c. Daigle [1989] 2 R.C.S. 530. ↑
- Diane Lamoureux, La lutte pour la liberté d’avortement au Québec 1969-1989, Strasbourg, Congrès de l’Association Française de Science Politique (AFSP), 2011. ↑
- Jean Doré, maire de Montréal, dans Josée Boileau, « Près de 10 000 personnes éplorées sur les tombes des étudiantes abattues », Le Devoir, 11 décembre 1989, p. 1. ↑
- AFPC, Équité salariale : des changements au fédéral, 29 octobre 2021. ↑
- Une histoire brève de la Marche mondiale des femmes, 2010. ↑
- Marche mondiale des femmes, Charte mondiale des femmes pour l’humanité.

Les oeillères des Célèbres cinq
En Amérique du Nord, plusieurs femmes blanches de la première vague du féminisme ont perverti les idéaux de cette lutte au détriment de femmes autochtones, racisées et/ou en situation de handicap.
Elles sont présentées par le Musée canadien pour les droits de la personne comme étant « [c]inq femmes que tout le monde au Canada devrait connaître. » Le Gouvernement du Canada insiste sur l'importance de rendre « hommage à [leur] bravoure et à [leur] détermination ». Ces « Cinq femmes célèbres » sont Emily Murphy, Henrietta Muir Edwards, Nellie McClung, Louise McKinney et Irene Parlby. Elles sont, tour à tour, militantes féministes, écrivaines, journalistes et politiciennes, et ont principalement œuvré en Alberta.
Les Célèbres cinq sont les figures les plus (re)connues de la « première vague » du mouvement féministe canadien. En Amérique du Nord, cette « vague », que l'on situe vers le milieu du 19e siècle jusqu'au début du 20e siècle, est caractérisée par une préoccupation prépondérante pour la question du suffrage, d'où l'appellation « suffragettes » pour qualifier celles qui luttaient pour le droit de vote des femmes. En outre, des enjeux tels que la participation politique des femmes, le divorce ou encore le droit de propriété des femmes mariées sont d'autres objets de luttes étant mis en lumière lorsque l'on traite de cette partie de l'histoire du mouvement féministe.
L'Affaire Personne
Ces cinq femmes célèbres sont associées à ce qu'on appelle dorénavant « l'Affaire Personne », qui est commémorée tous les 18 octobre. Depuis 1992, le mois d'octobre est d'ailleurs officiellement le Mois de l'Histoire des femmes au Canada.
Avant le 18 octobre 1929, les femmes n'étaient pas considérées comme des personnes au sens de la loi. Par ricochet, cette disposition brimait de manière implicite et concrète leur possibilité de participer à la vie politique et publique du pays, car elles étaient de facto jugées non « qualifiées » pour le faire. Indignées – à juste titre – par cette forme de discrimination légalisée, les Célèbres cinq se mobilisent et décident de contester l'article 24 de la Loi de 1867 sur l'Amérique du Nord britannique dès 1927. Elles essuient un premier revers de la Cour suprême qu'elles décident de porter en appel au Comité judiciaire du conseil privé britannique, à Londres.
Le 18 octobre 1929, elles obtiennent gain de cause devant ce qui était le plus haut tribunal d'appel au Canada de l'époque. Lord Sankey, le grand chancelier de Grande-Bretagne, accompagne alors sa décision de la déclaration suivante : « [l]'exclusion des femmes de toute responsabilité publique est une relique d'un temps barbare. […] [C]elles et ceux qui se demandent pourquoi le mot « personne » devrait inclure les femmes, la réponse évidente est : pourquoi pas ? »
Depuis la victoire des Célèbres cinq, on emploie l'expression « arbre vivant » en droit constitutionnel, en référence aux propos de Lord Sankey, pour illustrer la nécessité des lois de changer et de s'adapter à l'évolution de la société plutôt que de demeurer prisonnières du passé. Pour ce faire, elles doivent être interprétées de façon « large et libérale » en s'arrimant à la progression des mœurs et des mentalités.
Les paradoxes du mouvement féministe
Mais si les Célèbres cinq sont érigées au statut d'héroïnes nationales, plusieurs d'entre elles avaient une part d'ombre qui illustre fort bien les contradictions persistantes du mouvement féministe majoritaire. La politologue Caroline Jacquet rappelle ainsi dans le média progressiste Ricochet (aujourd'hui Pivot) [1] « l'omission », voire « l'oubli » quasi systématique de la mention du militantisme eugéniste de la majorité des Célèbres cinq.
Leur combat a consciemment exclu les femmes racisées et autochtones ainsi que les femmes en situation de handicap, perçues, à tort, comme une menace à la « pureté de la nation ». Pour Caroline Jacquet, les nombreux travaux – militants et académiques – exposant ces paradoxes devraient nous enjoindre à « déboulonner les Célèbres cinq de leur piédestal ». En effet, il est faux de croire que ces femmes se sont battues pour toutes, et je doute fortement qu'elles se seraient battues pour les femmes comme moi. Ne pas y faire référence n'est pas une « omission » ou un « oubli », mais un choix politique qui évacue toute la complexité de celles qui sont perçues comme ayant marqué la FEMstory [2].
En effet, le mouvement féministe canadien a souvent marché main dans la main avec des mouvances eugénistes et ouvertement racistes. On pourrait croire que cela n'est que par « maladresse », par « méconnaissance » ou le « reflet de cette époque ». Pourtant, ces pratiques problématiques étaient déjà contestées en leur temps et continuent de l'être aujourd'hui. Rappelons que ce n'est qu'en 1972 que la province de l'Alberta a abrogé le Sexual Sterilization Act, qui autorisait la stérilisation des personnes handicapées afin d'éviter la transmission de traits jugés indésirables. Irene Parlby s'est d'ailleurs positionnée en faveur de lois de ce type [3]. Or, comme je l'expliquais dans ma dernière chronique [4], des femmes autochtones, racisées et noires continuent de subir des stérilisations forcées, sans leur consentement, un peu partout au pays, et se mobilisent encore à ce sujet.
L'universalité des droits humains
Bien que l'on puisse évidemment remettre en question la formulation de son titre, la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui fête ses 75 ans cette année, stipule à l'article premier que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Ceci invite les luttes féministes à demeurer un « arbre vivant », capables de jeter un regard critique sur leur passé et leurs angles morts persistants.
En somme, pour paraphraser les mots de Lord Sankey : l'exclusion des femmes autochtones, noires, racisées et en situation de handicap de l'histoire du mouvement féministe au Canada ainsi que de toute responsabilité publique est une relique d'un temps barbare. Si des féministes blanches se demandent pourquoi ce mouvement devrait inclure toutes les femmes, ma réponse est évidente : pourquoi pas ?
POUR ALLER PLUS LOIN
Selon l'Encyclopédie canadienne, l'eugénisme est « un ensemble de croyances et de pratiques visant à améliorer la population humaine en contrôlant la reproduction. Il comprend deux aspects : l'eugénisme “ négatif ” qui vise à décourager ou limiter la procréation des personnes possédant des gènes ou autres caractéristiques jugées indésirables, et l'eugénisme “ positif ”, qui vise à encourager celle des gens possédant des gènes ou autres caractéristiques recherchés. Au début du 20e siècle, plusieurs Canadiens, y compris des professionnels de la médecine, des hommes politiques et des féministes, ont appuyé le mouvement eugéniste. »
[1] Caroline Jacquet, « Journée de l'affaire “ personne ” - Commémorer quelle histoire féministe ? : Retour sur quelques-unes de “ nos héroïnes ” ». En ligne : ricochet.media/fr/1471/commemorer-quelle-histoire-feministe
[2] Expression employée en réplique à HISstory pour mettre en lumière la contribution des femmes à l'Histoire.
[3] The Canadian Encyclopedia, « Irene Parlby ».En ligne : www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/mary-irene-parlby
[4] Kharoll-Ann Souffrant, « Violences obstétricales et gynécologiques : Se faire voler sa fertilité », À Bâbord !, no 97, 2023, p.29
Illustration : Elisabeth Doyon

Covid-19 : Individualisme et solidarité, une fausse opposition
La pandémie de COVID-19 n'est pas terminée. Alors que les vagues continuent de se succéder et que les variants sont si multiples qu'on a cessé de les dénombrer, les mêmes dynamiques rhétoriques et sociales de division simpliste entre les obéissant·es et les irresponsables continuent d'avoir cours.
Notre époque est quotidiennement qualifiée de « polarisante », comme si les débats de société opposaient inéluctablement deux extrêmes dichotomiques, irréconciliables et ontologiquement hétérogènes.
Lors de la pandémie, on a ainsi voulu opposer les « complotistes » aux confineur·euses à tous crans, les alarmistes aux minimizers, les habitant·es des villes à celleux des régions, les provaccins aux antivax, les solidaires aux individualistes, et ainsi de suite. Or, on ne divise pas les attitudes de la population face à des catastrophes ou des mesures sanitaires drastiques comme on coupe un gâteau : une telle analyse ferait bien piètre figure en anthropologie de la santé. Non seulement le trait entre ces deux pôles imaginés est-il difficile à tracer, la division en elle-même n'a pas de sens. Pourquoi donc ?
Une polarité hautement absurde
On ne saurait classer les gens entre les bons élèves « solidaires » et les mauvais élèves « individualistes » en se basant sur leur observance de mesures sanitaires elles-mêmes hautement contestables. En effet, les mesures imposées au Québec par le gouvernement Legault n'ont jamais été adossées aux consensus scientifiques et à l'efficacité épidémiologique. Elles étaient plutôt marquées par un découplage troublant avec la réalité empirique et la manière dont se comporte ce virus. Ces divisions morales binaires entre solidaires et individualistes sont des discours politiques, instrumentalisés pour répondre à des buts précis – souvent électoralistes –, mais qui n'ont souvent aucun lien avec le risque réel de transmission. C'est donc comme si, en voulant fonctionner à travers cette grille de lecture simplifiée des comportements, basée sur l'obéissance, on avait carrément oublié le virus lui-même, qui n'a guère d'opinion là-dessus. Tout ce qu'il veut, c'est se reproduire : cela lui importe peu que ce soit parce qu'on ne suit pas les règles ou bien parce qu'on les suit aveuglément.
On ne peut pas, en particulier, mesurer la solidarité d'une personne ou d'un groupe en fonction de l'obéissance aux règles ayant été imposées durant la première phase de la pandémie. Le couvre-feu, notamment, est une mesure-choc qui ne s'est absolument pas montrée efficace pour réduire la transmission de la COVID-19 et qui a par ailleurs empiré l'état psychosocial et la prévalence de comorbidités parmi des pans entiers de la population [1]. Il en va de même d'autres règles, telles que l'interdiction de voir, à l'extérieur, des individus n'appartenant pas à sa bulle familiale. Rendre visite à un·e proche vieillissant·e sur son balcon contribuait à briser l'isolement – qui est un déterminant social majeur de la santé des personnes âgées – et ne comportait à peu près aucun risque épidémiologique. La transmission de la COVID-19 est aérienne, essentiellement aérosolisée et favorisée dans des espaces intérieurs clos et/ou mal ventilés. Ainsi, les personnes qui désobéissaient à cette consigne défiant la science – et qui risquaient des contraventions onéreuses – n'étaient pas individualistes : elles étaient tout à fait solidaires !
« Vivre avec le virus », c'est d'abord le comprendre. Or, le gouvernement Legault a donné très peu de clés de compréhension à cet égard.
Autoritarisme et subjectivité citoyenne
Le gouvernement ayant opté pour une approche très autoritaire et basée dans la sécurité publique, les termes de l'équation entre solidarité et individualisme étaient nécessairement faussés.
Les appels à la délation, comme celui de Valérie Plante le 17 décembre 2020, ainsi que diverses pratiques de snitching, de surveillance mutuelle ou de stigmatisation des pratiques des jeunes furent ainsi légion, même « à gauche ». Pourquoi ? En quoi cela était-il « solidaire » ? C'est plutôt un appel à la guerre de tou·tes contre tou·tes, d'autant plus impertinent quand on se souvient que les sources principales de transmission du virus étaient alors plutôt les milieux de travail, les écoles et les hôpitaux eux-mêmes, tous encore ouverts, et non les « mauvais » comportements individuels.
Bref, ce n'est pas vraiment de la solidarité, c'est plutôt qu'il fallait « faire corps » peu importe les justifications, peu importe les résultats ou l'état de la science, on verra plus tard. Tout le monde devait aller dans le même sens : celui du respect des consignes. Être un·e « bon·ne citoyen·ne », c'était (et c'est) donc suivre les règles, peu importe si ces dernières sont efficaces ou non, pour répondre au but supposément visé, soit « sauver des vies ».
Ne nous méprenons pas : cela devrait toujours être l'objectif, mais le problème c'est justement que nous étions bien loin du compte.
Davantage que n'importe quoi, la gestion de la COVID-19 au Québec fut une gigantesque entreprise pour garder l'économie ouverte – en d'autres termes, un bail out structurel – et non un mouvement général visant réellement à empêcher la transmission ou les effets délétères du virus parmi la population. Si tel avait été le cas, la transmission aérienne nous aurait été bien expliquée, les purificateurs d'air n'auraient pas été proscrits dans les classes, et le gouvernement aurait investi massivement dans la réfection des systèmes de ventilation de son parc immobilier. De réels efforts auraient été faits pour empêcher la transmission, qui laisse dans son sillage 10 % de cas de COVID longue durée, qui garde à la maison d'indispensables profs, médecins, infirmières, préposé·es aux bénéficiaires dans un contexte criant de pénurie de main-d'œuvre. Plus encore, jamais il n'aurait été interdit de se voir à l'extérieur, les rassemblements dans les parcs n'auraient pas été démonisés, les manifestant·es n'auraient pas reçu d'amendes salées.
Des personnes ayant eu l'impression d'être « solidaires » car elles respectaient à la lettre les préceptes à gogo de la cellule de crise réunie autour de Legault ont donc pu se comporter, dans les faits, à l'antithèse exacte de cette solidarité. En allant, par exemple, au travail ou à l'école, et en dînant sans masque dans une petite pièce fermée, elles ont pu contaminer des gens possiblement vulnérables et contribuer à envenimer la situation épidémiologique. Mais à ce niveau, la faute « morale » ne doit pas être plaquée sur les individus. On change d'échelle : pourquoi les gouvernements n'ont-ils pas voulu et ne veulent-ils pas mettre en place les conditions qui permettraient de réellement réduire la prévalence de la COVID-19, que ce soit grâce à des capteurs de CO2 déployés partout, à la promotion active des masques KN95, plus efficaces que les masques de procédure qui pendouillent, ou encore en diffusant plus largement les résultats des analyses de la présence du virus dans les eaux usées ? Tout indique que les coûts d'amélioration des infrastructures seraient trop élevés pour le gouvernement.
Comment nourrir la solidarité
Au fond, c'est justement la solidarité qui a été bloquée par les mesures autoritaires. Le Québec a été champion de la répression au Canada.
Si nous avions été solidaires jusqu'au bout, une mobilisation populaire aurait pu décider d'arrêter le travail pour nous concentrer sur l'adaptation de nos environnements à ce virus qui n'est pas près de disparaître. Et aujourd'hui encore, l'absence de commission d'enquête ou de réflexion scientifique d'envergure pour revenir sur ces décisions et ces discours nous prive d'une importante agentivité politique.
Alors, que voudra dire agir « solidairement » dans un contexte de risque sanitaire accru dans les prochaines années ? Principalement, adopter les préceptes de la réduction des méfaits et ne plus succomber à la tentation du déni. Le retour à la normale (capitaliste – work hard, play hard) est séduisant, mais la COVID est un virus complexe dont les conséquences sur le corps humain dépassent largement la phase aiguë. Et pour l'heure, une infime partie des ravages pointe à la surface.
[1] Voir les analyses de Julien Simard et d'Emma Jean réunis sur le site Web https://couvrefeu.net
Josiane Cossette est rédactrice indépendante et collaboratrice, Point de vue, Le Devoir. Julien Simard est gérontologue social.
Photo : Miguel Tremblay (CC BY 2.0)

L’anti-wokisme et ses intellectuel·les : le cas de Nathalie Heinich
Parmi les cautions intellectuelles de l'anti-wokisme, on retrouve la sociologue française Nathalie Heinich. On se réclame de son autorité intellectuelle jusque dans les pages du Journal de Montréal. Ses prises de position méritent pourtant d'être replacées dans leur véritable contexte d'énonciation.
Les wokes peuplent les pages de l'actualité québécoise depuis bientôt trois longues années. C'est autour ou à partir de ce qu'on a appelé « l'affaire Lieutenant-Duval » que s'est essentiellement construit, au Québec, le récit de la « menace woke ». Depuis, des dizaines de tribunes lâchées dans l'écosystème médiatique québécois alertent la population du « nouveau péril » que représente « l'idéologie woke ».
À en croire les formules qui se retrouvent en quatrième de couverture, sur le bandeau ou dans le titre de livres publiés récemment, « l'effrayant » mouvement woke, ou wokisme, quoique d'importation récente au Québec, mais aussi en France, ne cesserait d'étendre son emprise, en particulier à l'université et dans le monde culturel [1].
La recette qui nous est proposée est connue : un mot piégé, l'appréhension d'une menace, une hostilité envers les personnes censées l'incarner, etc. Ce qui frappe se trouve toutefois ailleurs. Ressaisie à partir d'une perspective québécoise, l'industrie des idées réactionnaires s'apparente à une forme de commerce triangulaire États-Unis – France – Québec. Pour qui veut se joindre à cette industrie qui mise sur l'import-export et qui a le vent en poupe, il paraît tout indiqué d'adopter une stratégie de positionnement bien connue des spécialistes en marketing : la recherche d'un avantage distinctif permettant d'être concurrentiel sur le marché des idées.
Les « vrais chercheurs » et les autres
Comment se distinguer des chroniqueurs-chasseurs qui sévissent dans nos écosystèmes médiatiques et qui font de la chasse aux wokes un sujet de prédilection ? En faisant paraître l'ouvrage Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Nathalie Heinich nous partage sa propre réponse à cette question.
Il se pourrait qu'une partie du grand public québécois ne la découvre qu'à cette occasion, malgré une abondante production intellectuelle. Au cours de la dernière année et demie, son nom apparaît en effet à quelques reprises dans les pages du Journal de Montréal. Dans au moins une chronique et trois billets de blogue de Joseph Facal, elle sert de caution intellectuelle de l'anti-wokisme.
Heinich a également été reçue en entrevue à la première chaîne de Radio-Canada pour discuter de son livre le plus récent dans lequel elle plaide en faveur d'une gauche anti-wokes. Présentée comme une spécialiste de la sociologie des professions artistiques et des pratiques culturelles, elle n'hésite pas, en cours d'entrevue, à insister sur son appartenance au monde universitaire et à rappeler qu'elle est sociologue. C'est donc parée de l'autorité que lui confère son titre qu'elle prétend s'exprimer.
Selon Heinich, les « vrais chercheurs » (à commencer par elle-même, comprend-on) se distinguent d'une catégorie de chercheur·es qu'elle qualifie « d'académo-militants » (c'est-à-dire les universitaires « wokes ») puisqu'ils se conduiraient comme des militant·es à l'intérieur du monde académique. D'un côté : recherche de la vérité, rationalité scientifique et visée maximum d'objectivité. De l'autre : quête d'un monde meilleur, mépris de la rationalité scientifique au profit de l'idéologie et confusion entre arène scientifique et arène politique.
De gauche, Nathalie Heinich ?
Invitée à parler de sa posture intellectuelle, Heinich affirme que l'on peut être de gauche et anti-wokes. C'est aussi en tant que sociologue « clairement de gauche » que l'animatrice de la première chaîne de Radio-Canada, Evelyne Charuest, lui demande de répondre à ses questions.
L'itinéraire d'Heinich est pourtant marqué, au fil des ans, par de multiples prises de position acerbes dans le débat public français, aux antipodes de l'image qu'elle cherche à présenter d'elle-même, soit celle d'une scientifique engagée dans la seule recherche de la vérité. Bien qu'elle déclare sa posture comme étant résolument analytique (elle emploie ainsi le conditionnel pour le titre de son livre et ajoute un point d'interrogation décoratif à la fin de celui-ci), la sociologue trempe continuellement sa plume dans le venin.
Des exemples ? Elle écrit, au sujet du port du burkini, qu'il « relève de l'expression d'une opinion délictueuse, puisqu'il s'agit d'une incitation à la discrimination sexiste, qui en outre banalise l'idéologie au nom de laquelle on nous fait la guerre ». Dans un texte où elle s'oppose à l'ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la gestation pour autrui (GPA), elle qualifie à neuf reprises de perverse la démarche des couples gais et lesbiens – ses mots exacts seront, entre autres, « perversion de l'idéal républicain » et « dispositif pervers ».
Impliquée depuis des années dans les guerres culturelles fomentées par la droite réactionnaire, elle fut, sans surprise, l'une des premières signataires d'une tribune parue dans Le Monde en août 2020 visant à alerter l'opinion publique sur les dérives islamistes et la prétendue persistance d'un déni sur la question.
Elle répondait ainsi positivement à l'appel du pied de Jean-Michel Blanquer, alors ministre dans le gouvernement d'Emmanuel Macron, qui avait déclaré que « l'islamogauchisme fait des ravages », que ce sont des « idées qui souvent viennent d'ailleurs » et que « [l]e poisson pourrit par la tête », ajoutant que l'on trouvait, au sein même des universités françaises, des « complices » de l'assassinat de l'enseignant Samuel Paty.
Une sociologue en perte de crédibilité
Si Heinich n'hésite pas à décrier les méthodes wokes, qu'elle juge « antidémocratiques », c'est au nom de valeurs morales abstraites toutes plus ou moins rattachées à une conception républicaine et universaliste de l'identité et de
la citoyenneté, revendiquée comme typiquement française. Le tort des wokes, asséné, mais jamais démontré, serait ainsi d'enfermer l'identité de chaque individu dans une appartenance communautaire dont nul ne pourrait plus sortir.
Ses positions relèvent pourtant d'une forme motivée de scientisme, puisqu'elles ne prennent pas racine dans le simple attachement à la production et à la transmission de « savoirs objectifs », comme elle l'affirme, mais se situent plutôt sur le terrain des stratégies de la droite conservatrice et réactionnaire. Selon les mots du philosophe Ruwen Ogien, il s'agit d'une position où l'on « brandit des valeurs abstraites que personne ne peut rejeter pour mettre en pièces les droits concrets de personnes concrètes » [2].
Qu'il s'agisse de refuser aux personnes homosexuelles le droit de se marier au nom de la valeur « famille », ou le droit de grève au nom de la valeur « travail », des stratégies de ce type ne sont pas inédites dans l'histoire de la France ou du Québec ; dont on trouve des précédents historiques peu glorieux, notamment en pleine période duplessiste.
Heinich a beau recourir dans les faits au langage paternaliste des valeurs morales, elle tente néanmoins de faire valoir l'autorité intellectuelle que lui confère son double titre de sociologue et directrice de recherche au CNRS. Dans une tribune publiée dans Le Monde, elle s'attribue ainsi une expertise dans l'analyse « des prises d'opinion », laquelle lui permettrait, selon elle, de pointer quelques arguments non valides dans le débat sur le « mariage pour tous » [3].
Les positions qu'elle a prises dans le débat public français au fil des années ne cessent de miner sa crédibilité intellectuelle. En raison des jugements à l'emporte-pièce dont elle s'est fait une spécialité, Heinich suscite aujourd'hui la gêne parmi ses collègues sociologues. Dans l'Hexagone même, son étoile a beaucoup pâli au cours des dix ou quinze dernières années.
Contrairement aux prétentions du chroniqueur Joseph Facal et de l'animatrice Evelyne Charuest, Heinich n'est ni une autorité intellectuelle au-dessus de tout soupçon ni une sociologue « clairement de gauche ». Son plaidoyer en faveur d'une gauche anti-wokes mérite dès lors d'être replacé dans son véritable contexte d'énonciation. S'y déploie en effet tout l'arsenal habituel des techniques de domination visant à un retour de l'ordre antérieur des choses au nom de la vieille hantise de l'égalité.
[1] Notamment : Nathalie Heinich, Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Albin Michel, 2023, 180 p.
[2] Ruwen Ogien, L'État nous rend-il meilleurs ?, Éditions Gallimard, 2013, p. 256.
[3] Nathalie Heinich, « Mariage gay : halte aux sophismes », Le Monde, 29 janvier 2013. En ligne : www.lemonde.fr/idees/article/2013/01/29/mariage-gay-halte-aux-sophismes_1823018_3232.html.
Photo : Michael Coghlan (CC BY-NC 2.0)

Lobby : Halte aux dérapages
En continuité avec notre dossier Lobbyisme, le pouvoir obscur (no. 95), nous publions la déclaration Lobby : halte aux dérapages, que nous vous invitons à lire attentivement et à signer en allant à l'adresse https://lobby-halte-aux-derapages.org. Votre appui permettra d'ajouter une action simple mais importante à la lecture de notre numéro sur le sujet.
Déclaration pour contrôler la recherche de profit et garantir le droit d'association
Comme partout ailleurs, le lobbyisme au Québec est un enjeu démocratique majeur. Nous entendons par « lobbyisme » la défense d'intérêts commerciaux par des entreprises ou des groupes d'entreprises. La Loi sur la transparence et l'éthique en matière de lobbyisme, adoptée en 2002, a été conçue pour encadrer cette activité. Mais elle ne parvient pas à contrôler l'accès privilégié et systématique au pouvoir politique des entreprises cherchant l'augmentation de leurs profits. Et elle menace d'assujettir des organisations sans but lucratif qui font de la représentation en toute transparence afin de défendre des intérêts collectifs reliés au bien commun. Nous estimons que la Loi doit mieux encadrer les lobbyistes ayant des visées mercantiles et ne pas assujettir les organisations citoyennes qui ont déjà un accès plus restreint que les entreprises aux titulaires de charges publiques. La présente déclaration vise à sensibiliser la population et à amorcer une réflexion qui pourrait mener à des propositions législatives améliorant la surveillance des lobbyistes qui travaillent pour le profit de certains et protégeant le droit d'association des mouvements citoyens sans but lucratif œuvrant pour les collectivités.
Attendu qu'à l'égard de l'influence des lobbyistes :
- La loi sur le lobbyisme a été créée en 2002, surtout afin de rendre visibles les interventions d'influence menant à des bénéfices lucratifs et qui seraient cachés autrement ;
- L'encadrement du lobbyisme, notamment par le registre, nécessite une loi forte pour contrer les risques de collusion et de corruption découlant de l'opacité de pratiques mercantiles, d'enjeux de concurrence et de protection de secrets commerciaux ;
- Le lobbyisme vise l'obtention d'intérêts économiques particuliers en privilégiant les intérêts commerciaux des entreprises, et cela souvent aux dépens de ceux de la collectivité et du bien commun ;
- Le phénomène des « portes tournantes », soit lorsque des titulaires de charges publiques deviennent des lobbyistes ou que ceux-ci intègrent des organismes gouvernementaux, place ces personnes en situation de conflits d'intérêts nuisibles à la démocratie ;
- Les lobbyistes influencent indûment l'opinion publique, le contenu de publications scientifiques, le fonctionnement d'organismes gouvernementaux, l'octroi de contrats lucratifs et la rédaction de projets de loi ;
- Les moyens de communication et d'influence des lobbyistes auprès des élu·es, et des fonctionnaires et des médias sont beaucoup plus grands que ceux des groupes citoyens ;
- La nécessité de bien informer les élu·es et fonctionnaires requiert de s'assurer que l'accès à ceux-ci ne favorise pas le lobbyisme des intérêts commerciaux privés ;
- Les campagnes commerciales ayant faussement l'apparence d'interventions citoyennes (similitantisme ou astroturfing) doivent être sanctionnées pour ce qu'elles sont : des pratiques frauduleuses. Celles-ci n'ont rien en commun avec les mobilisations publiques que sont les appels lancés par les mouvements sociaux ;
- Les pénalités en cas d'infraction sont insuffisantes et n'empêchent pas les pratiques frauduleuses de lobbyistes.
Attendu qu'à l'égard des droits des organisations sans but lucratif (OSBL) :
- Les États ont non seulement la responsabilité de ne pas entraver le droit d'association, qui est essentiel dans une démocratie, mais d'en faciliter l'exercice ;
- Les OSBL sont des lieux d'exercice du droit d'association de 60 000 organisations citoyennes et des personnes qui en sont membres ;
- Contrairement aux lobbyistes, les OSBL ne défendent pas d'intérêts économiques particuliers, mais l'intérêt collectif en privilégiant le respect des droits et le bien commun. Sans motivations lucratives, ils expriment, publiquement et dans la transparence, une parole citoyenne sur des enjeux de société et permettent notamment le soutien mutuel et la collectivisation de ressources ;
- La Loi tient compte de la présence d'intention lucrative en précisant, par règlement, qu'elle ne s'applique pas aux OSBL sauf à ceux formés de membres « dont la majorité sont des entreprises à but lucratif ou des représentants de telles entreprises. » ;
- Depuis 2002, le Commissaire au lobbyisme du Québec ou le gouvernement ont tenté à six reprises d'assujettir tous les OSBL à la Loi, nécessitant que ceux-ci mobilisent des ressources importantes pour défendre l'intégrité de leur droit d'association et se protéger contre les applications fautives de la part des titulaires de charges publiques ;
- L'assujettissement de tous les OSBL à la Loi aurait pour effet d'augmenter considérablement le nombre d'inscriptions au registre, diluant la qualité de celui-ci et rendant plus difficile la nécessaire vigilance des activités des lobbyistes.
Concernant la Loi sur la transparence et l'éthique en matière de lobbyisme, nous demandons :
- Que la Loi soit recentrée sur son objectif initial en s'appliquant uniquement aux interventions d'influence ayant des visées lucratives, effectuées par des entreprises et organisations dont la majorité des membres sont à but lucratif, ainsi qu'à leurs représentant·es ;
- Que le registre des lobbyistes soit plus transparent, notamment en rendant public le contenu des rencontres entre lobbyistes, élu·es et fonctionnaires ;
- Que le nombre et la fréquence des communications entre lobbyistes et titulaires de charges publiques soient limités ;
- Qu'un véritable contrôle de l'effet de « porte-tournante » soit effectué, en empêchant tout ancien élu·e ou fonctionnaire d'exercer des activités de lobbyisme auprès d'un titulaire d'une charge publique et tout lobbyiste de travailler pour un organisme gouvernemental ;
- Que les activités légitimes de mobilisation citoyenne, comme l'appel au grand public sans visée lucrative, ne soient pas considérées comme une activité de lobbyisme ;
- Que cessent les tentatives d'assujettissement de tous les OSBL en confirmant, à même la Loi, leur exclusion et celle de leurs activités ;
- Que la Loi prévoie qu'un titulaire de charge publique ne peut, sous peine de sanction, inciter des personnes ou organisations à se conformer à la Loi, alors qu'elles n'y sont pas assujetties.
Concernant d'autres lois, nous demandons :
- Que les lois appropriées soient utilisées pour empêcher et sanctionner les publications scientifiques frauduleuses, le similitantisme (astroturfing) et les conflits d'intérêts non divulgués,
- en tant que diffusion d'informations trompeuses et de fausses représentations ;
- Que soient exclus du personnel et de conseils d'administration d'organismes gouvernementaux, les lobbyistes et les personnes travaillant pour une entreprise pouvant en tirer des avantages économiques ;
- Que la population ait accès aux informations scientifiques, nonobstant des enjeux commerciaux de concurrence.
Les justices transformatrice et réparatrice
Penser la justice au delà de la punition et de l'incarcération.
Au Canada comme ailleurs, le système pénal repose sur un modèle de justice punitive qui pénalise les individus reconnus coupables d'avoir causé des torts. Si on punit à l'aide du système carcéral, l'idéologie punitive s'étend bien au-delà des prisons. L'école, le lieu de travail, les milieux militants : nombreux sont les espaces où les conflits et les problèmes sont réglés à coups de sanctions. L'idée sous-jacente est que la punition dissuade l'individu de commettre à nouveau des infractions, rend justice aux victimes, et envoie un message préventif au reste de la société sur les conséquences encourues pour de tels actes.
Pourtant, de plus en plus de gens doutent de la capacité de la justice punitive à atteindre ces objectifs, et affirment que cette approche ne fait qu'engendrer plus de violence. Dans les communautés marginalisées, de nouveaux paradigmes se dessinent : c'est le cas notamment de regroupements de femmes qui cherchent à guérir des violences sexuelles, et des communautés noires ou autochtones pour qui le recours à la police ne mène qu'à plus de torts et d'injustices. La justice réparatrice et la justice transformatrice sont des exemples de ces paradigmes. La première, la justice réparatrice, vise à réparer les torts causés par des individus, la plupart du temps en donnant aux victimes l'occasion de rencontrer la personne qui leur a fait du tort pour lui expliquer les répercussions de ses actes. La deuxième, la justice transformatrice, va encore plus loin : elle cherche à transformer les conditions qui rendent ces torts possibles et développer la prise de responsabilité, la transformation, la guérison et la sécurité de toutes et tous. Refusant le recours à la police et à l'État sous toutes ses formes, elle se tourne plutôt vers les communautés, perçues comme les mieux placées pour combler les besoins de leurs membres en matière de justice et de sécurité. Son objectif ultime est une révolution sociale qui éradiquera la violence en renversant les systèmes d'oppression et les injustices qui sont à sa source.
Le dossier qui suit présente différents points de vue et expériences concrètes en ce qui a trait aux justices réparatrice et transformatrice. Nous espérons que la lecture de ces textes vous inspirera à intégrer les principes de ces modèles dans vos pratiques et réflexions. Bonne lecture !

La guérison par la justice transformatrice
Les gens qui passent par le système de justice canadien après avoir été reconnus coupables d'un tort perçu sont séparé·es de force de leur famille, de leurs ami·es et de leur communauté. À leur arrivée en prison, la plupart des gens (moi comprise) font déjà, et depuis longtemps, l'expérience de ce cycle de séparation et de relocalisation nocif. Punition ultime, l'emprisonnement ne fait que causer plus de torts à l'individu, ainsi qu'à sa famille et sa collectivité.
Au Canada, passer d'un modèle de justice punitif à une justice transformatrice serait un pas dans la bonne direction. Selon Stas Schmiedt, la justice transformatrice « cherche non seulement à réparer les torts causés, mais aussi à comprendre pourquoi ces torts ont été causés, ainsi qu'à réparer les dynamiques sous-jacentes ayant créé les conditions de ces torts ». Dans les mots d'Adrienne Maree Brown, « comment changer, guérir et grandir à partir de la racine, de sorte que les torts ne soient plus possibles » ?
La guérison, une affaire collective
S'attaquer à la source du problème doit passer par nos communautés, et non par le gouvernement, qui criminalise et punit les gens aux prises avec des problèmes sociaux. La justice transformatrice se tourne donc non seulement vers les gens ayant causé des torts, mais aussi vers les membres de leur communauté, car tout le monde est responsable du bien-être et de la sécurité de toustes. Par exemple, ne rien faire lorsqu'on est témoin de comportements nuisibles permet à ces comportements de continuer, voire de s'aggraver. Ne rien dire en réponse à des blagues racistes, homophobes ou sexistes contribue à perpétuer la violence.
Je suis une survivante de violence sexuelle, verbale et physique. Mes mécanismes d'adaptation m'ont poussée à boire, à multiplier les relations sexuelles avec des inconnus, à m'automédicamenter à l'aide de drogues et à faire des tentatives de suicide. J'ai longtemps cru, à tort, que les services sociaux canadiens seraient là pour m'aider. Tout ce que j'ai reçu, ce sont des séjours en hôpital psychiatrique et en centre d'accueil pendant l'enfance, l'adolescence et à l'âge adulte. Autrement dit, j'ai été coupée de ma famille et de ma communauté en guise de punition pour mes comportements perçus comme problématiques. Dans un système de soins de santé sous-financé, on m'a diagnostiquée à tort avec un trouble bipolaire et prescrit des antidépresseurs et des psychorégulateurs.
En 2007, mes comportements nocifs ont abouti à un événement horrible. Quelqu'un a tenté de me violer et est passé proche de me tuer, dans ma propre maison. Mes voisins ont entendu mes cris à l'aide, mais personne n'est venu à mon secours. J'ai survécu à l'attaque, mais mon agresseur, malheureusement, non. Je peux juste m'imaginer à quel point les choses auraient été différentes si j'avais reçu le soutien dont j'avais besoin et si ma communauté s'était mobilisée. L'agresseur serait toujours en vie, avec sa famille, et ma vie à moi aurait pris une tout autre trajectoire. À la place, j'ai plaidé la légitime défense et j'ai reçu une peine d'emprisonnement à vie pour m'être protégée.
Au début, en prison, je pensais que la seule personne qui pouvait m'aider à m'en sortir, c'était moi-même, que c'était chacun pour soi. J'avais tout faux. La Société Elizabeth Fry, un organisme à but non lucratif qui vient en aide aux détenues femmes et de la diversité de genre partout dans au pays et engagé dans la lutte anticarcérale, venait à la prison de Joliette chaque mois. Elle organise des activités, exerce des pressions sur la direction des prisons afin d'améliorer les conditions d'incarcération, et milite au nom des détenues autour d'enjeux comme le racisme et la surreprésentation des Autochtones dans les prisons. Travailler auprès de ses membres en tant que présidente du comité des détenues a changé ma vie ; leur simple présence et leur bienveillance m'ont énormément aidée à guérir.
C'est à ce moment que j'ai eu une épiphanie. Alors que j'essayais de survivre dans une cage, j'ai commencé à aider les autres autour de moi et à faire tout mon possible pour rendre la vie de tout le monde plus supportable. Je me suis impliquée dans toutes sortes de projets et d'initiatives. J'ai présidé le comité des détenues pendant trois ans, j'ai rencontré régulièrement la direction de l'établissement pour amener à son attention leurs demandes, et j'ai été conseillère auprès de mes paires. C'est en aidant les autres que j'ai moi-même commencé à guérir. Si je ne peux changer ce qui m'est arrivé, je peux au moins changer le monde dans lequel ce genre de choses arrivent.
La justice transformatrice au quotidien
J'ai passé dix ans dans le système carcéral et la seule aide que j'y ai reçue, c'est celle de la communauté. Grâce à mes efforts et au soutien de ma communauté, et malgré les effets nocifs du système pénal, j'ai réussi, au cours de ces dix années, à guérir. Je suis sortie de prison en 2020 et j'ai trouvé depuis une communauté qui comprend les changements nécessaires pour stopper le cycle de la violence. Je travaille aujourd'hui pour l'Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry, je milite auprès du collectif féministe Joint Effort, je suis devenue rédactrice de rapports Gladue [1], et je participe activement à des initiatives de sensibilisation, notamment la Journée de la justice pour les détenu·es. J'utilise une approche de justice transformatrice dans ma vie personnelle et refuse désormais de garder le silence lorsque je suis témoin de remarques ou de gestes dommageables. Je suis dévouée envers ma communauté. J'ai une voix, et je la fais entendre.
[1] Les rapports Gladue fournissent des renseignements sur le contexte culturel, social et historique des contrevenants autochtones dans le but d'alléger leurs peines en raison de leurs conditions sociohistoriques désavantageuses.
Johanne Wendy Bariteau a une connaissance poussée du système carcéral canadien et de ses conséquences sur les personnes incarcérées dans les prisons fédérales pour femmes. Ayant œuvré au sein de plusieurs groupes et organisations en soutien aux personnes incarcérées et anciennement incarcérées à travers le Canada, elle travaille maintenant pour l'Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry.
Illustration : Ramon Vitesse

Le syndicat des professeur·es de l’UQAM appelle à protéger la flottille pour Gaza
Alors que la flottille Sumud vient de quitter la Tunisie et a mis le cap sur Gaza, les professeur·es de l'UQAM interpellent leur centrale syndicale, la Confédération des syndicats nationaux (CSN), deuxième plus grande centrale du Québec, avec plus de 330 000 membres et le gouvernement du Canada.
Face à l'urgence elles et ils demandent à leur centrale de prendre ses responsabilités et de saisir la Confédération syndicale internationale (CSI), la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël (Histadrut) et le Gouvernement du Canada afin qu'ils prennent les mesures nécessaires pour assurer la livraison et la distribution de l'aide humanitaire apportée par la flottille Sumud.
De telles prises de positions syndicales, réellement internationalistes, et qui exigent des gouvernements qu'ils prennent concrètement leur responsabilité sont rares et elles méritent d'être diffusées.
RÉUNION DU CONSEIL SYNDICAL
Le 18 septembre 2025 EXTRAIT DU PROCÈS-VERBAL
LE GÉNOCIDE À GAZA, LA SOLIDARITÉ INTERNATIONALE ET LE RALLIEMENT AUTOUR DE LA FLOTTILLE HUMANITAIRE SUMUD
Proposition du Comité exécutif
[1] ATTENDU le rapport de la Commission d'enquête indépendante des Nations Unies sur le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, et Israël du 16 septembre 2025 ;
[2] ATTENDU qu'au terme de son analyse la Commission conclut :
[S]tatements made by Israeli authorities are direct evidence of genocidal intent. Additionally, on the basis of circumstantial evidence, the Commission finds that genocidal intent was the only reasonable inference that could be drawn based on the pattern of conduct of the Israeli authorities. Thus, the Commission concludes that the Israeli authorities and Israeli security forces have the genocidal intent to destroy, in whole or in part, the Palestinians in the Gaza Strip.
[3] ATTENDU que le jour-même de la publication du rapport, les Forces de défense israéliennes ont déclenché une invasion terrestre de la ville de Gaza ;
[4] ATTENDUles ordonnances de la Cour internationale de Justice des 26 janvier,
28 mars et 24 mai 2024 exigeant du gouvernement d'Israel des mesures visant à la prévention d'actes de génocide à Gaza ;
[5] ATTENDU le rapport de l'organisation palestinienne Al-Haqdu 22 juillet 2025 intitulé « Third States and International Organisations Complicity in Genocide through the Failure to Protect Palestinians and Failure to Enforce International Law », et le rapport de l'organisation palestinienne Palestinian Center for Human Rights du 28 août 2025 intitulé « Voices of Genocide » ;
[6] ATTENDU le rapport de l'organisation israélienne B'Tselem du 27 juillet 2025 intitulé Our Genocide, et le rapport de l'organisation israélienne Physicians for Human Rights intitulé Genocide in Gaza du 28 juillet 2025 ;
[7] ATTENDUl'appel de la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël (le Histadrut) à la grève générale en septembre 2024 pour forcer un cessez-le-feu à Gaza ;
[8] ATTENDU le refus de la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël de participer à la grève générale le 17 août 2025, pourtant soutenue entre autres par des universités, des organisations de la société civile, le Barreau d'Israël, et 80 municipalités, en contestation de la stratégie du gouvernement Netanyahou à Gaza, de l'occupation de la ville de Gaza, et en faveur d'une fin négociée à la guerre ;
[9] ATTENDU que le selon les termesmêmes utilisés par la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël :
If the trade union movement is to remain a force for good, it must return to its roots. That means standing up for all workers, Israeli and Palestinian alike, without prejudice or political bias. It means engaging in honest dialogue, rejecting extremism, and promoting coexistence over confrontation. Solidarity is not a slogan. It is a responsibility. And it must be extended to all, or it means nothing at all.
[10] ATTENDU que la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël a manifesté l'importance d'acheminer l'aide humanitaire à Gaza ;
[11] ATTENDU la constitution le 31 août 2025 de la flottille humanitaire Sumud, d'une cinquantaine de vaisseaux, affrétés par des organisations de la société civile internationale, à destination de Gaza malgré le blocus naval des côtes palestiniennes par les Forces de défense israéliennes ;
[12] ATTENDU la coalition intersyndicale européenne et internationale organisée en soutien à la flottille Sumud, et la menace des dockers européens de bloquer le traffic portuaire si la flottille est interceptée par les Forces de défense israéliennes ;
[13] ATTENDU que la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël est membre de la Confédération syndicale internationale, tout comme l'est la Confédération des syndicats nationaux (CSN) ;
[14] ATTENDU les résolutions du Conseil syndical du SPUQ du 16 février 2024 et du 31 mai 2024 concernant la guerre à Gaza ;
[15] ATTENDU l'importance de la solidarité internationale des travailleuses et travailleurs, et la responsabilité historique qui pèse sur les organisations syndicales progressistes de s'opposer au fascisme et au colonialisme sous toutes leurs formes ;
[16] ATTENDU les discussions en séance ;
IL EST RÉSOLU QUE LE CONSEIL SYNDICAL :
[17] AFFIRME sa solidarité avec le peuple palestinien dans l'exercice de son droit à l'autodétermination et à la survie, ainsi qu'avec les organisations syndicales palestiniennes ;
[18] AFFIRME sa solidarité avec les forces progressistes israéliennes qui s'opposent au gouvernement fascisant de Netanyahou et à la campagne militaire caractérisée de génocidaire par la Commission d'enquête indépendante des Nations Unies ;
[19] REJETTE l'instrumentalisation irresponsable de l'antisémitisme par le gouvernement fascisant de Netanyahou pour protéger ses actions criminelles de la critique internationale et du jugement de l'histoire ;
[20] SALUE l'initiative courageuse des dockers européens et la solidarité affichée par les personnes et organisations qui les appuient, et déplore que l'inaction des gouvernements oblige les travailleuses et travailleurs à des mesures d'action directe pour s'opposer à ce qui est caractérisé par les Nations Unies comme un génocide ;
[21] DEMANDE à l'exécutif de la CSN de saisir la Confédération syndicale internationale en vue d'une prise de position sur la qualification historique du génocide en cours à Gaza et sur les conséquences à en tirer pour le mouvement syndical international ;
[22] DEMANDE à la Présidente de la CSN, Caroline Senneville, de solliciter personnellement le Président de la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël, Arnon Bar-David, pour qu'il exige du gouvernement israélien des garanties pour le libre passage de la flottille Sumud et une distribution libre des denrées humanitaires auprès de la population de Gaza.
[23] DEMANDE à la Présidente de la CSN de solliciter le Premier ministre du Canada pour que le Canada garantisse la sécurité des membres de la flottille et l'acheminement de l'aide humanitaire à la population de Gaza ;
[24] MANDATE le Comité exécutif du SPUQ pour qu'il achemine d'urgence cette résolution à toutes les organisations syndicales appelées à l'action.
ADOPTÉE À L'UNANIMITÉ
L’amour, l’art et le hasard, une philosophie de la vie en résistance
L’assaut sur Gaza a tué plus de journalistes que toutes les grandes guerres

Marxisme et écologie : notes pour un programme de réflexion
La conjoncture actuelle, marquée par la montée de l’internationale réactionnaire, semble avoir fait reculer les luttes écologistes. Au Canada et au Québec, l’élite indexe sa politique économique nationale sur celle du plus gros poisson de la chaîne impérialiste mondiale : les États-Unis. Si Trump recule en bloc sur les accords de Paris, la preuve est faite : nous devons faire de même. Alors qu’elle cherchait jadis à apparaître sous son jour le plus « vert », la bourgeoisie canadienne se recentre sur ses vieilles priorités : la compétitivité, le flux des capitaux, en un mot, la croissance capitaliste.
Ce texte s’inscrit dans ce moment politique. Il rappelle que l’écologie peut et doit continuer à être l’un des ciments des luttes populaires. L’auteur défend que l’écologie marxiste devient un champ de débats à investir pour revitaliser ces luttes, en plus de fournir une réflexion stratégique et des pistes d’action. C’est son grand mérite que d’offrir une synthèse générale des principales discussions théoriques sur l’éco-marxisme, tout en les articulant au contexte québécois.
Par D.R. (été 2025)
Au moment d’écrire ces lignes, l’alliance des Premières Nations MAMO[1], composée de chefs héréditaires et gardiens du territoire Atikamekws, Innus et Abénakis bloquent plusieurs routes et chantiers forestiers. Des appels à la solidarité et au soutien se partagent dans les réseaux progressistes[2]. Pendant ce temps, celui des vacances de la construction, les VR fusent sur la 40 et la 20, sur la 132 et la 138, les quartiers de lime se font enfoncer dans les longs goulots des coronas lights tenus par les amis de la famille assis sur leurs chaises de camping, et on entend les gens regretter l’époque où on pouvait goûter sans tracas la légèreté de l’émission estivale Sucré Salé. Les gardiens du territoire autochtones dans les mouches à chevreuil et les machineries à l’arrêt, les classes populaires qui recherchent à goûter enfin un moment de détente qui rompt avec le quotidien : deux solitudes au fond de l’été.
Les Atikamekws, Innus et Abénakis ne sont pas pour autant les seuls à lutter, mettant leurs corps et leurs existences légales en jeu, pour la protection du territoire – qu’on ne saurait plus simplement nommer aujourd’hui « québécois » l’esprit tranquille. Les raisons ne manquent effectivement pas. Les dernières années de l’épisode caquiste, qui semble bientôt tirer à sa fin, aura été le théâtre de nombreux affronts lancés aux milieux sociaux et naturels du Québec. Le projet de loi 97, déposé en avril 2025, qui pourrait céder sans consultations adéquates le tiers des forêts québécoises aux extractivistes forestiers et qui a provoqué la mobilisation de MAMO, n’est que la plus récente attaque. Rappelons que le projet de loi 69, actuellement en révision parlementaire jusqu’en septembre 2025, compte libéraliser le secteur de l’énergie au Québec, mettant ainsi à mal le monopole déjà fissuré d’Hydro-Québec, et ce, au nom de la lutte « efficace » contre les changements climatiques et la croissance économique « verte ». Pensons en outre au projet de loi 81 qui vise à permettre à l’exécutif d’autoriser des « travaux préalables » pour des projets extractifs avant l’évaluation environnementale du BAPE, dans le but d’entraîner des économies pour les (amis des) entreprises. Les simples noms de Stablex, Northvolt, TES Canada, Fitzgibbon et ses « blocs d’électricité » à lui, suffisent pour évoquer l’essentiel : l’odeur âcre de dépossession qui flotte dans l’air, mêlée à la fumée des feux de forêt.
C’est dans ce contexte que le mouvement environnemental québécois est secoué de son sommeil pandémique et, obligé par les événements, qu’il a renoué avec la critique de la consanguinité nauséabonde entre capital, colonialisme et État. Car il est en effet difficile de ne pas voir dans le gouvernement de la CAQ l’ingénuité de ceux qui croient que de se faire le comité d’administration de la classe capitaliste est le meilleur moyen de garantir la place au soleil du peuple (blanc et francophone) québécois. Le rapport au territoire ne change pas, mais la justification, si, qui est dorénavant vertueuse : on le fait au nom de « la transition écologique ». Cette vision est largement technocentriste, axée sur l’enjeu carbone, néo-extractiviste, clientéliste et néolibérale. Élargissant la sphère du marché, l’État québécois intervient néanmoins de manière active afin de rendre le territoire québécois plus investissable, de rendre moins risquée la recherche de profitabilité sur ses étendues, et – le refrain – de le valoriser pour en distribuer les fruits sous forme de (quelques) emplois. Ainsi, la transition énergétique et/ou écologique s’est de plus en plus affirmée dans les dernières années comme le moyen de réaliser la chimère de la croissance verte, et – non accessoirement – de soigner le complexe atavique du « retard québécois », quoi qu’à la manière étroite du mononc’ appliquant, comme les plus hot que lui, la logique concurrentielle du « manger ou être mangé ». En un mot : Elvis Gratton en char électrique.
Les projets justifiés au nom de « la transition » prennent et risquent de prendre de plus en plus le devant de la scène écologique politique en tant que forces à affronter, théoriquement et pratiquement. Dans ce contexte, la question du rapport entre antagonismes de classe, capital, État, lutte et transition écologique est plus actuelle et urgente que jamais. C’est pour nous préparer à encaisser ce choc, qui a déjà commencé, que je propose de faire connaître l’éco-marxisme qui, à mes yeux, recèle la potentialité de contribuer à l’affûtage des armes théoriques et politiques des mouvements de résistance écologiques et socialistes québécois. Ainsi, le présent essai a pour objectif de faire connaître quelques aspects de la littérature éco-marxiste contemporaine et de révéler succinctement ces bénéfices pour regarder la conjoncture québécoise les yeux dans les yeux, et l’affronter. Un mot, toutefois, sur ma démarche.
Parlant de la tradition politique occidentale, Hannah Arendt aimait citer le mot de René Char, poète et résistant, selon lequel « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». C’est qu’il appartiendrait à toute collectivité politique de s’approprier réflexivement, dans l’élément de l’action, les concepts hérités de liberté, d’égalité, de politique, d’action et ainsi de suite. Or, une des spécificités de la tradition marxiste est qu’elle a précisément longtemps été, au contraire, précédée d’un testament – d’ailleurs assez contraignant – sous la forme de la doctrine soviétique, des lignes de partis et autres orthodoxies institutionnalisées. Cela est lié à la finalité pratique de la théorie marxiste, et à tout un tas de contingences historiques et politiques. Néanmoins, le fait est que donner réellement vie à l’héritage marxiste exige – là est la porte étroite que je tenterai d’emprunter ici – de s’inspirer sans imiter le geste de tous les marxistes nous ayant précédés, et de conserver un esprit de liberté par rapport à la lettre marxienne et engelsienne.
C’est pourquoi ce court essai ne prendra pas la forme d’une énième démonstration du fait que le « isme » du marxisme tombe effectivement, essentiellement ou objectivement, sous le « isme » de l’écologisme. À mes yeux, il s’agit d’une question qui a fait couler trop d’encre, et pour somme toute peu de résultats qui importent réellement d’un point de vue politique[3]. Ces débats servent d’excellents prétextes pour justifier la rédaction d’articles académiques, mais en tant que débats qui ont souvent simultanément des aspirations analytiques, politiques et stratégiques, ils ne sont pas sans lien avec la dynamique factionnaire commune dans les mouvements de gauche. En plus de laisser place, en somme, à de sempiternelles discussions historiographiques et exégétiques d’ordre essentiellement herméneutique, qui peuvent par ailleurs avoir leur pertinence dans certains contextes spécifiques, ils mènent la plupart du temps à des combats ringards d’hommes de paille qui nous font oublier l’essentiel. Que pendant qu’on s’arrache les cheveux à essayer de (se) convaincre du caractère vert de la pensée du vieux Marx ou du véritable sens du concept de dialectique, nous sommes en réalité seuls au milieu d’un champ ayant été délaissé depuis longtemps par les gens qui cherchent des ressources théoriques utiles pour penser leur action, et que nos discussions font l’effet d’un épouvantail pour ceux et celles qui se demandent « quoi faire » et qui tentent de trouver la clé de la synthèse rouge-verte tant espérée. Mon point : elle ne se trouve pas clé en main dans une note de bas de page du Capital.
C’est pourquoi j’aborderai ici l’éco-marxisme comme un champ de recherche, comme un champ de problématiques ouvert, caractérisé par une sensibilité pour certains types de problèmes et unifié par une communauté d’hypothèses de travail – et non comme une doctrine plus ou moins dogmatique condamnée à se répéter inlassablement. Ainsi, l’enjeu est pour moi de montrer que l’éco-marxisme pose les bonnes questions, sans avoir toutes les réponses, de dégager les champs d’enquête qu’elles ouvrent et, au passage d’en tirer quelques enseignements pertinents pour l’intelligence de notre conjoncture et des luttes actuelles.

L’approche matérialiste historique de l’écologie
J’aimerais d’abord aborder le type de posture critique et politique qu’implique l’éco-marxisme, qu’on pourrait aussi appeler l’écologie matérialiste historique. Car en effet, la première hypothèse de travail de l’éco-marxisme est celle du matérialisme historique, à savoir que ce qui doit être premier dans notre conception du rapport nature-société, c’est le travail concret et matériel de reproduction de la vie humaine par lequel celle-ci, en modifiant les conditions biophysiques (la « nature ») dont elle dépend toujours, s’assure une durabilité et, en même temps, transforme ses structures sociales. Beaucoup d’efforts ont été consacrés pour déterminer si cette conception du rapport nature-société est dualiste ou non, le dualisme moderne étant généralement associé par les critiques de la modernité occidentale à une foule de rapports hiérarchiques structurant les processus de naturalisation de la domination sociale[4].
Qu’on me permette d’enjamber ces débats assez techniques pour signaler simplement que l’approche matérialiste historique a, selon moi, le bénéfice, d’un côté, de faire théoriquement droit au rapport de dépendance indépassable (le moment « matérialiste »), quoique hautement modifiable suivant les transformations des structures sociales (le moment « historique »), que les sociétés humaines entretiennent avec la nature, dont elles font évidemment partie. De l’autre côté, cette approche révèle que la distinction analytique entre société et nature est nécessaire afin d’analyser, mais surtout de critiquer, la manière dont certaines structures sociales (telles que le « capitalisme industriel ») transforment la nature de manière plus délétère que d’autres. Après tout, il faut bien être capable d’isoler non seulement la responsabilité humaine indéniable dans les bouleversements écologiques actuels, mais, plus encore, de pointer du doigt les structures de classe, de genre et de racialisation qui rendent certains types de société, certains groupes et certains individus plus responsables que d’autres de cet état de fait. C’est d’ailleurs pourquoi le concept d’anthropocène n’est pas en soi inutile, mais que celui de capitalocène est sans doute meilleur d’un point de vue critique. C’est aussi pourquoi l’éco-marxisme est évidemment une théorie anticapitaliste et révolutionnaire, étant fondée sur l’étude de contradictions indépassables, bien que pouvant être différées[5], entre rapports de production, forme de vie et croissance capitaliste, d’un côté, et conditions biophysiques, de l’autre.
Ces remarques conceptuelles ne sont pas sans conséquences pour la théorie ni pour les dimensions éthiques et politiques des luttes en cours au Québec. Elle permet d’abord de faire droit à deux grands slogans des luttes écologiques, qu’il faut savoir tenir ensemble. D’un côté, le « nous sommes la nature qui se défend » souvent entendu dans les manifestations écologistes, qui signale la relationalité fondamentale qui relie les humains à leurs conditions biophysiques et qui montre que défendre la nature, c’est défendre les humains. De l’autre côté, « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage » qui signale que cette relationalité est un lieu de luttes et de rapports de force, que certains types de relations à la nature sont préférables à d’autres, et qu’une élite doit être tenue responsable pour le désastre écologique et social contemporain.
Ensuite, ce point de départ matérialiste implique, fort pragmatiquement, que nos pratiques de reproduction de nos vies, nos pratiques de subsistance, délimitent les visions du monde que nous sommes susceptibles d’adopter durablement et profondément – plus longtemps qu’une fin de semaine au chalet. Un·e montréalais·e dont la subsistance dépend presque entièrement de l’expérience aliénante du salariat et de l’existence d’un marché de biens et services, qui est matériellement coupé des conditions écologiques permettant la production (une fois passée dans les dédales de la techno-masse industrielle moderne) de son alimentation, peut difficilement être animiste. Il s’agit du fondement de la théorie matérialiste qui exige de la pensée critique et stratégique un peu de pragmatisme. Il est peut-être vain, et même contre-productif et offensant dans certains cas, pour un·e franco-québécois·e appartenant à la majorité allochtone et vivant dans les centres urbains de la vallée du Saint-Laurent, de singer l’animisme dans ses pratiques de luttes, dans ses discours à teneur politiques ou dans ses efforts de mobilisation. À ce titre, il appartient à tous et toutes d’être honnêtes avec soi-même.
Par ailleurs, loin de moi la volonté d’accuser unilatéralement le mouvement environnementaliste québécois de « singer l’animisme », ni de discréditer la nécessaire solidarité que nous devons entretenir avec les luttes autochtones, ni d’ignorer le fait que les blancs aient énormément à apprendre des cultures, traditions et pratiques de luttes autochtones, ni de me prononcer sur la validité des visions du monde occidentales et/ou autochtones. Mon seul point est de dire que si l’imagination politique est certainement une partie intégrante de la réflexion et de l’action écologiste et socialiste, et que s’il est vrai que les visions du monde autochtones inspirent objectivement un grand nombre de personnes et groupes en luttes, tout comme les luttes autochtones font souvent office de flambeaux dans la nuit pour ceux qui rêvent d’un monde plus juste ; malgré tout cela, il subsiste le fait qu’il est mal avisé de baser un discours de transformation écologiste et socialiste sur « l’indigénisation » des masses blanches. Ce discours stratégique a pris racine dans plusieurs milieux militants, souvent universitaires. Or, les vents de face sont simplement trop forts. C’est un enseignement essentiel de ce que j’appelle l’éco-marxisme.
N’en déplaise à plusieurs, le vieux débat « matérialisme versus idéalisme » refait ici surface, dans la réflexion stratégique rouge-verte. L’argument de l’éco-marxisme est que la posture matérialiste a l’avantage de souligner, simplement, qu’il faut sortir de la problématisation de l’enjeu écologique comme une interrogation sur la posture morale qu’il faudrait adopter, de quelle vision du monde est la plus écologique, comme si la volonté morale pouvait émanciper le sujet politique de ses conditions matérielles sociales, comme si on pouvait tout simplement choisir, grâce à une parfaite liberté d’airain, les valeurs qui nous animent, et par effet de contamination, se faire les passeurs de la vertu pour convertir les récalcitrants. On perçoit ici un réflexe de consommateur de l’action et d’une conception libérale des processus de transformation sociale.
L’hypothèse des éco-marxistes est qu’il faut plutôt reposer le problème à partir de celui des conditions matérielles d’existence, de l’exploitation et de l’aliénation dans l’organisation du travail concret[6]. On ne saurait penser les conditions d’émergence de sensibilités et de visions du monde plus « écologiques », qui devront effectivement voir le jour, notamment chez les Québécois·es urbanisé·es, sans s’attaquer frontalement à la question des conditions de subsistance et réussir à montrer que les conditions de vie, qui sont si malmenées depuis la contre-révolution néolibérale, sont en grande partie déterminées par des facteurs écologiques, par le métabolisme de nos sociétés et donc par la santé des écosystèmes. Bref, comme souvent, les problèmes théoriques, abstraits et moraux, se résolvent dans la pratique : ici, dans celle visant à transformer l’organisation concrète de la reproduction de la vie. C’est peut-être un des chemins qu’on peut emprunter pour montrer en quoi les luttes anticapitalistes et les initiatives de reconfiguration des rapports de subsistance concrets au territoire peuvent être qualifiées d’écologistes.
Travail et écologie
La question du travail et des conditions de vie est donc centrale pour les penseurs éco-marxistes, autant théoriquement que stratégiquement. Nombre de celles-ci pourraient être interprétées comme des extensions et des applications contemporaines de la thèse séminale de Marx selon laquelle le procès de production capitaliste dégrade tout autant le travailleur que la terre[7], les deux phénomènes étant les deux faces d’une même médaille, deux regards sur le même phénomène. On pourrait ainsi dire que la littérature éco-marxiste se caractérise par la volonté de tenir ensemble ces deux enquêtes qui n’en font finalement qu’une seule.
La position éco-marxiste se démarque d’un point de vue théorique, celui de l’étude des causes présidant à la catastrophe écologique qu’on connaît aujourd’hui, mais aussi d’un point de vue stratégique, celui de savoir par quel bout doit être prise la question d’échafauder un projet écologique populaire. Le pari est qu’on gagne à prendre ces problèmes à partir « du point de la production », où est concentrée le pouvoir de créer des chemins de dépendances aux conséquences écologiques dévastatrices (investir dans un oléoduc), le pouvoir de se doter d’une demande pour des biens et services écologiquement désastreux au point de consommation, bref de contrôler l’économie. La posture éco-marxiste prend le contre-pied analytique et stratégique de la position libérale dominante qui consiste à inonder d’une lumière accusatrice et moralisante le consommateur individuel et à lever les yeux sur le rapport capital-travail. Or, c’est lui qui oriente le plus, dans la production et la reproduction sociale, dans la sphère du travail (payé ou non) et dans les modalités du salariat (ou du chômage), la conception du monde plus ou moins verte ou rouge que les gens sont susceptibles de manifester. On pourrait même dire que leur qualité de vie reste et sera toujours le facteur déterminant dans la mobilisation écologiste des classes moyennes et populaires, et ce, à une échelle mondiale[8]. Lier la question des conditions de vie concrètes, de la misère et de la précarisation, avec celle des conditions écologiques, est la tâche la plus importante, mais aussi la plus difficile, que se donne le programme éco-marxiste.
Corollairement, il semble stratégiquement essentiel de donner une voix, de reconnaître et de rendre visible la misère du Nord pour rendre audible dans les cafés de quartiers populaires, dans les gaz-bars et les poutineries, la douleur du Sud. On ne peut pas niveler les rapports de classe dans le Nord et opposer en bloc le Nord et le Sud, comme si tous les Québécois·es, par exemple, étaient responsables de la même manière des injustices environnementales accablant les régions pillées et exploitées du globe[9]. Il en va de la possibilité même de rendre plausible, convaincant et simplement possible un environnementalisme des classes travaillantes.

Capital et énergie
Un des dadas de la littérature éco-marxiste est son investigation des liens de dépendance structurelle entre le capitalisme et sa base énergétique. Tandis que l’histoire de l’analyse de la spatio-temporalité du capitalisme industriel est depuis longtemps un sujet d’intérêt pour les géographes marxistes, commençant avec l’œuvre titanesque de David Harvey[10], poursuivie par des figures telles que Neil Smith, Noel Castree, ou Matt Huber, la question du rapport entre capitalisme et énergie a progressivement pris une place de plus en plus importante au fur et à mesure des diverses vagues de greenwashing ayant accompagné les diverses annonces de « transition énergétique ». À ce niveau, un pan du travail éco-marxiste a été et continue d’être l’investigation du rapport historique, actuel et à venir entre les énergies fossiles et le capitalisme comme mode de production et de forme de vie. À ce niveau, la spécificité de l’éco-marxisme est, encore une fois, de localiser son point de départ analytique dans les rapports de production et de propriété changeant selon les époques et les contextes. Tout rapport de production ne s’harmonise pas arbitrairement avec n’importe quelle source énergétique. La proposition fondamentale de l’éco-marxisme est que les rapports de production et les rapports sociaux capitalistes, basés sur la privatisation des moyens de travail et la médiatisation de la reproduction de la vie par un marché relativement compétitif, ont trouvé leur base énergétique adéquate, permettant à ceux-ci de prendre une dimension véritablement globale, dans les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz)[11]. Celles-ci ont en effet l’avantage (aux yeux du capital) d’être stockables et donc accumulables et contrôlables, transportables, énergétiquement denses et polyvalentes, conférant une mobilité spatiale et une élasticité temporelle aux processus matériels de métamorphose du capital.
Un autre champ d’enquête, plus récent encore, consiste en la théorisation du soi-disant « capitalisme vert » qui serait basé non plus sur les énergies fossiles, mais sur les énergies renouvelables qui ont évidemment un tout autre profil spatio-temporel, étant généralement moins denses, polyvalentes et stockables (à l’exception de l’hydroélectricité), que le charbon ou le pétrole. La question en débat est de savoir si un capitalisme basé sur des énergies renouvelables serait même possible et, si oui, avec quelles transformations sociales, politiques et économiques, étant donné que les énergies fossiles ne fournissent pas seulement la base énergétique de nos sociétés industrielles avancées, mais aussi une grande part de sa base matérielle (le plastique) et alimentaire (les fertilisants synthétiques)[12].
Ces deux grandes questions sont traitées par les éco-marxistes en termes théoriques généraux, mais sont aussi mises en contexte. La question du capitalisme fossile et celle du capitalisme vert ne se posent évidemment pas de la même manière au Québec qu’au Qatar. De même que la grande œuvre d’Andreas Malm sur l’émergence du capitalisme fossile en Angleterre pendant la révolution industrielle n’a pas de validité universelle. Beaucoup reste à faire au niveau de la contextualisation et de l’historicisation du rapport entre relations de production et relations sociales capitalistes, et la possibilité de les harmoniser à des énergies renouvelables.
Lutte des classes et transition
Il est beaucoup plus facile de célébrer ou de déplorer vocalement la lutte des classes, dépendant du côté où on se situe, que de l’analyser. C’est sans doute encore plus vrai quand il s’agit d’opérationnaliser une analyse de classe marxiste avec les enjeux socio-environnementaux soulevés par les efforts (authentiques ou hypocrites) de transition hors du capitalisme fossile[13]. Pourtant, il est d’une importance cruciale, là est la conviction de tout éco-marxiste, de fournir une analyse de classe de la transition énergétique qui rompt avec la conceptualisation dominante, techno-centrée, ingénue et power-blind. Celle-ci pourrait presque se résumer de la manière suivante : attendre que les capitalistes développent lentement des technologies vertes moins dispendieuses, que les consommateurs d’énergie vont alors acheter mécaniquement, à la recherche d’intrants énergétiques au plus bas coût, le processus parrainé par un État maniant à l’égard des capitalistes fossiles la carotte plutôt que le bâton[14]. Or, contrairement à cette recette pour un désastre, il s’agit de prendre acte avec les éco-marxistes, encore une fois, de l’enracinement des forces productives dépendantes des énergies fossiles dans les rapports de production et de propriété dont la configuration étatique et capitaliste varie selon les contextes.
Contextualiser cette question force les éco-marxistes, avec beaucoup de gains en concrétude et en force de persuasion, à développer une théorie sociopolitique de l’hégémonisation des intérêts de classe liés aux secteurs fossiles et à leur conversion ou leur diversification dans les secteurs renouvelables. À ce sujet, l’empreinte d’Antonio Gramsci est partout, comme celle de Nikos Poulantzas. Les théories de l’hégémonie et de l’État marxistes permettent dans ce contexte de comprendre comment les intérêts de classe sont négociés dans les diverses alcôves des appareils d’État et dans la société civile, comment ils font l’objet de processus de légitimation discursifs menant à la construction et au maintien constant d’un certain « sens commun » anti-écologique ou fondamentalement inoffensif, et comment ils sont affrontés par diverses forces contre-hégémoniques[15].
À mes yeux, c’est ici qu’il y a le plus à faire, notamment au Québec, qui a la particularité de ne pas avoir de bloc hégémonique fossile domestique extrêmement puissant, ce qui ouvre la porte à l’hégémonisation d’un programme de croissance verte plus affirmé. Celui-ci doit néanmoins toujours composer avec les pressions du bloc fossile de l’Ouest canadien tout en réussissant à rendre crédible le mariage d’intérêts entre le projet local de croissance verte et celui des divers vautours internationaux à la recherche d’intrants permettant de verdir leurs industries – hydroélectricité, terres abordables et eau douce. Il est difficile de comprendre les luttes écologiques politiques actuelles et celles à venir au Québec sans avoir l’esprit lucide par rapport à la question du rapport non accidentel entre les luttes des classes domestiques et globales, l’agenda québécois pour la croissance verte, la démonopolisation d’Hydro-Québec, les attaques sur la souveraineté territoriale autochtone, la marchandisation encouragée par l’État caquiste de biens communs écologiques, la légitimation verte de l’extractivisme et j’en passe. Voilà l’hypothèse de travail que propose, sans détours, l’éco-marxiste face à la conjoncture québécoise : la lutte des classes est la clé de compréhension permettant de connecter tous les points. Mais, encore une fois, beaucoup reste à faire à ce niveau : il s’agit maintenant de se mettre au travail.
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[1] L’alliance des Premières Nations MAMO a été créée à la suite d’une assemblée tenue à La Tuque le 11 avril 2025 pour faire face à la surexploitation de leurs terres ancestrales par les entreprises minières, forestières et énergétiques qui menacent leurs traditions et coutumes ancestrales. « Mamo » en Nehiromowin (langue des Atikamekw) et « mamu » en Innuaimun (langue des Innuat) signifient « ensemble ». Voir en lige :
https://www.facebook.com/people/Premi%C3%A8re-Nation-MAMO-MAMU-First-Nation/61576252172060/?_rdr
[2] Pour contribuer : https://gardiensduterritoire.com/
[3] Entre autres, on a reproché à la tradition marxiste d’être anthropocentrique, prométhéenne, de ne pas prendre en compte les limites naturelles, de concevoir la nature de manière instrumentale, d’échouer à incorporer des valeurs authentiquement écologiques dans son armature normative, de dénigrer la vie paysanne et j’en passe – ce à quoi les marxologues éco-socialistes ont répondu point par point. Pour ceux et celles que ça intéresse, voir pour commencer John Bellamy Foster et Paul Burkett, Marx and the Earth: An Anti-Critique (Leiden : Brill, 2016).
[4] Pour des discussions serrées de ces enjeux, voir Kate Soper, What is Nature?: Culture, Politics and the Non-Human (Oxford ; Cambridge, Mass : Wiley-Blackwell, 1995); Andreas Malm, The Progress of This Storm: Nature and Society in a Warming World (London ; New York : Verso, 2018); Kohei Saito, Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism, nouvelle édition (Cambridge ; New York, NY : Cambridge University Press, 2023).
[5] Sur la question du déplacement des coûts sociaux et environnementaux du capitalisme, par exemple dans le contexte de la transition énergétique, voir Christos Zografos et Paul Robbins. « Green Sacrifice Zones, or Why a Green New Deal Cannot Ignore the Cost Shifts of Just Transitions », One Earth 3, no 5 (20 novembre 2020) : 543‑46. https://doi.org/10.1016/j.oneear.2020.10.012; Miriam Lang, Mary Ann Manahan, et Breno Bringel, The Geopolitics of Green Colonialism Global Justice and Eco-social Transitions (London : Pluto Press, 2024); Andreas Roos et Alf Hornborg. « Technology as Capital: Challenging the Illusion of the Green Machine », Capitalism Nature Socialism 35, no 2 (2 avril 2024) : 75‑95. https://doi.org/10.1080/10455752.2024.2332218.
[6] C’est une intuition qui fonde par exemple la proposition stratégique suivante, qui a en outre ses propres problèmes : Matthew T. Huber, Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet (London ; New York : Verso, 2022).
[7] Karl Marx, Le Capital, Volume I (Paris : Éditions sociales, 2022), 484.
[8] Évidemment, l’hétérogénéité des expériences est ici immense et suit les lignes de pouvoir impérialistes, coloniales et de genre, entre autres. Voir là-dessus les classiques Maria Mies, Patriarchy and Accumulation On A World Scale: Women in the International Division of Labour (London : Palgrave Macmillan, 1998); Ariel Salleh, Ecofeminism As Politics: Nature, Marx and the Postmodern (London ; New York : Zed Books, 1997).
[9] Pour une discussion de ces enjeux, voir Ulrich Brand et Markus Wissen, The Imperial Mode of Living: Everyday Life and the Ecological Crisis of Capitalism (London ; New York : Verso, 2021).
[10] David Harvey, The Limits to Capital, nouvelle édition (Oxford : Basil Blackwell, 1984).
[11] Andreas Malm, Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Illustré édition (London : Verso, 2016); Matthew T. Huber, Lifeblood: Oil, Freedom, and the Forces of Capital, Illustré édition (Minneapolis : Univ Of Minnesota Press, 2013); Adam Hanieh, Crude Capitalism: Oil, Corporate Power, and the Making of the World Market (London New York : Verso, 2024); William K. Carroll, Refusing Ecocide: From Fossil Capitalism to a Liveable World (London : Routledge, 2025).
[12] Voir Brett Christophers, The Price is Wrong: Why Capitalism Won’t Save the Planet (London ; New York : Verso, 2024); Hanieh, Crude Capitalism, 135 et ss.
[13] Un excellent état de la question : Murat Arsel. « Climate change and class conflict in the Anthropocene: sink or swim together? », The Journal of Peasant Studies 50, no 1 (2 janvier 2023) : 67‑95.
https://doi.org/10.1080/03066150.2022.2113390.
[14] Pour une déconstruction chirurgicale de ce narratif, voir Christophers, The Price is Wrong.
[15] Dans le contexte du Canada, voir par exemple Carroll, William K., dir., Regime of Obstruction: How Corporate Power Blocks Energy Democracy (Edmonton, AB : Athabasca University Press, 2021).
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Passer à l’action ! | RADAR | 17 septembre 🎉
À quelques jours de la rentrée, dans un contexte de coupes en éducation qui poussent peut-être à annuler le club d'échec, fermer le journal étudiant ou à réduire les heures d'ouverture de la bibliothèque, etc. ; explorons l'importance de ces espaces d'engagement dans le parcours des jeunes.
Passer à l'action ! le premier essai de Catherine Ouellet-Cummings, créatrice multidisciplinaire et coéditrice de la revue pour enfants Grilled-Cheese, paraîtra le 17 septembre prochain !
Il s'agit du 10e essai dans la collection Radar (15 ans +) chez Écosociété.
En bref : Dans Passer à l'action ! Catherine Ouellet-Cummings nous présente des jeunes de tous les horizons qui ont choisi de s'impliquer dans leur milieu scolaire ou ailleurs. Leurs récits démontrent que ces expériences d'engagement ont été formatrices et motivantes dans leur parcours, ont même souvent contribué à leur réussite.
À propos du livre
L'engagement vient d'une envie de changer quelque chose, de prendre part à un mouvement, de partager une passion ou de sentir qu'on appartient à une communauté. Appuyer une cause, participer à un projet dans son école, apprendre ce qui ne s'enseigne pas, défendre ses idées, aider un organisme, influencer des décisions, se sentir moins seul·e, revendiquer des changements : il existe autant de raisons de s'engager que de gens qui s'engagent. Cette démarche, à tout âge de la vie, permet de développer son estime de soi, de créer des liens sociaux et de trouver sa place dans la communauté.
Devant une injustice, plus facile de se taire, mais ça ne fait pas changer les choses. Les jeunes sont sensibles aux inégalités ; et si on valorisait davantage leur idéalisme, leurs motivations ? Et si on répondait à leur désir de savoir et d'avoir un impact ? Cet essai, en donnant la parole aux jeunes, invite toute une société à tendre l'oreille pour grandir avec sa jeunesse et rester ouverte à de nouvelles manières d'envisager l'avenir. Et si on leur donnait les outils pour se mobiliser plutôt que de leur apprendre à se taire ?
À propos de l'autrice
Catherine Ouellet-Cummings a publié des textes dans plusieurs magazines québécois et est créatrice de fanzines. En 2006, elle a cocréé le studio multidisciplinaire L'abricot. Elle est également cofondatrice et éditrice de Grilled cheese, un magazine jeunesse bilingue.
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Désir d’agir
Alors que les gouvernements Carney et Legault reculent sur le plan environnemental, voici l'histoire d'un diplomate que rien ne prédestinait à devenir acteur de la transition écologique. Un livre rafraîchissant qui conjugue le futur au présent.
L'essai Désir d'agir - Comment déclencher la transition écologique, du diplomate et partisan du vélo Stein van Oosteren, paraîtra en librairie le 8 octobre prochain. Le livre est préfacé par la paléoclimatologue française Valérie Masson-Delmotte, qui a notamment fait partie des 100 personnes les plus influentes au monde en 2022, selon le magazine Time.
À propos du livre
Pourquoi hésite-t-on à agir pour le climat ou la biodiversité, alors que la planète manifeste des signes de plus en plus évidents de profonds bouleversements écologiques ? Qu'est-ce qui nous pousse à franchir le pas et à s'engager dans l'action ? Stein van Oosteren connaît trop bien les rouages de cette hésitation. Rien ne le prédestinait particulièrement à s'engager dans la lutte pour le climat. Pourtant, il y a eu un déclic, le besoin de faire quelque chose, puis le passage à l'action.
Dans ce livre débordant de verve et d'enthousiasme, Stein van Oosteren réfléchit sur la nature de nos blocages et partage des outils pour surmonter le découragement et les hésitations qui accompagnent toute démarche d'engagement. Puisant dans son propre parcours de militant pour le vélo et d'attaché à l'UNESCO, il parle d'urbanisme, de mobilité, d'alimentation, de santé, d'éducation ou d'art en interrogeant avec philosophie notre rapport au temps, à l'autre, au travail, aux mots... Ses questionnements, ponctués d'humour, jettent un éclairage nouveau et rafraîchissant sur les possibilités qui s'offrent à nous pour transformer nos sociétés.
Si le projet de ce livre – déclencher des transitions écologiques – est ambitieux et ardu car il défend des générations qui ne sont pas encore là, Stein van Oosteren a toutefois le talent d'ancrer son propos dans le quotidien et de nous inviter, petit à petit, à dégager l'espace et le temps pour vivre « l'expérience passionnante de devenir acteur dans un changement de société ». Et ainsi s'inscrire dans un mouvement qui nous dépasse.
En cherchant à stimuler notre désir d'agir, non pas comme le ferait un manuel de pratiques militantes, mais par le biais d'un témoignage personnel et tangible, ce livre nous fait vivre en direct l'expérience d'une époque en pleine transition. Ce faisant, il prétend moins apporter des réponses que nous inviter à poser les bonnes questions.
« Ce livre est une forme d'introspection, qui nous permet de nous mettre à la place de Stein, de suivre sa réflexion et la construction de son engagement. [...] Il décrit ce déclic, cette prise de conscience intime, qui l'a fait évoluer, devenir acteur d'un engagement personnel et collectif, porteur de propositions concrètes, propres à chaque contexte... » - Valérie Masson-Delmotte
À propos de l'auteur
Porte-parole du Collectif Vélo Île-de-France et diplomate à l'UNESCO, le Franco-Néerlandais Stein van Oosteren anime le débat sur le vélo en France depuis la sortie du documentaire Why we cycle (Pourquoi le vélo) en 2017. Il est l'auteur de Pourquoi pas le vélo ? (Écosociété, 2021).
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Ruptures et révolution Imaginer l’État-providence autrement
Ruptures et révolution Imaginer l'État-providence autrement
un essai de Sylvain Gaudreault
Collection Manifestement
En librairie le 23 septembre
Un plaidoyer pour une révolution climatique, sociale et politique.
À la lumière des secousses climatiques, pandémiques et géopolitiques qui bouleversent notre monde, Sylvain Gaudreault plaide que notre mode de vie doit être repensé de fond en comble. Il ne réclame pas une réforme timide ou des ajustements symboliques sans portée. Non. Il plaide pour une révolution — une vraie.
Les signes sont là, criants : fractures sociales, dérèglements climatiques, tensions politiques, conflits territoriaux, menaces sanitaires... Comme aux temps des grandes révolutions, les plaques tectoniques de l'histoire sont en mouvement.
Mais vers quoi basculerons-nous ? Comme toujours, les révolutions ouvrent deux voies : écraser l'ancien modèle ou le transformer radicalement. Ruptures et révolution dessine une trajectoire où l'État-nation et les services publics deviennent le point d'ancrage de la solidarité, les piliers d'une société juste, capable de tenir debout dans la tempête.
La vision de l'auteur s'enracine dans une vie marquée par l'engagement : citoyen du monde dès son adolescence, élu au service du bien commun, ministre, enseignant, gestionnaire engagé auprès des jeunes et de l'éducation. Cette expérience alimente une pensée lucide, pragmatique, mais pleinement tournée vers l'avenir — et vers des solutions durables.
Des idées concrètes qui peuvent être mises en place ou pleinement déployées. Un appel à l'action et un élan vers l'urgence d'agir.
Photo de Sylvain Gaudreault
L'auteur
Pur produit de la génération X, Sylvain Gaudreault est né au Saguenay et y vit toujours. Diplômé en histoire et en droit, il est élu député à l'Assemblée nationale en 2007 dans la circonscription de Jonquière. Il a été réélu quatre fois. Il a été ministre de l'Environnement et des Transports et chef de l'opposition officielle. Après avoir quitté la politique, il est nommé directeur général du cégep de Jonquière en 2022. Sylvain Gaudreault est membre du comité consultatif sur les changements climatiques auprès du gouvernement du Québec. Il a publié Pragmatique chez Somme Toute en 2021.
Extraits – Ruptures et révolution
« Dans le contexte de la guerre commerciale avec les États-Unis, la question des changements climatiques est donc totalement mise de côté. À mon avis, le risque qui nous guette est (encore une fois) d'écarter l'enjeu climatique sous prétexte de l'urgence des tarifs alors que la situation actuelle exige de penser autrement, de saisir cette occasion pour se construire une véritable économie du XXIe siècle, réellement diversifiée de celle des États-Unis, axée sur la transition juste pour les travailleurs et les travailleuses, sur les énergies renouvelables, sur les technologies vertes, sur l'économie circulaire et sur l'adaptation de nos milieux de vie, par exemple. »
« Bref, nous nous sommes carrément trompés. Comme progressiste, j'ai vraiment mal interprété la période qui a suivi la guerre froide. Il ne suffisait pas d'abattre des murs pour garantir la liberté politique, la liberté individuelle et la liberté économique.
Mais le bon vieux réflexe de l'extraction des ressources est plus fort que tout. Une crise ? Le pétrole et le gaz sont la solution. Comment peut-on arriver à croire que les vieilles formules, qui ont conduit la planète au bord du gouffre, produiront des résultats différents ? Ces réactions primaires des décideurs politiques actuels démontrent que dans leur esprit, parler d'environnement n'est pertinent que lorsque tout va bien, en mode mineur, de façon accessoire... »
Sylvain Gaudreault
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Mobilisation planétaire des dockers : une solidarité internationaliste pour un embargo d’armes à Israël

Des scientifiques du monde entier dénoncent la situation humanitaire à Gaza
4500 scientifiques du monde entier, dont 14 lauréats du prix Nobel, lancent un appel urgent à faire cesser « les horreurs actuellement infligées à une population civile » à Gaza : « En tant que scientifiques oeuvrant collectivement pour l'humanité, nous appelons instamment tous les gouvernements et institutions internationales compétentes du monde entier à utiliser tous les moyens pacifiques à leur disposition pour mettre un terme à cette tragédie. »
Tiré du blogue de l'auteur.
Nous, soussignés, scientifiques et citoyens du monde entier, exprimons à titre personnel notre indignation devant l'aggravation de la crise humanitaire à Gaza.
Nous trouvons insupportable qu'une pénurie alimentaire artificiellement entretenue semble conduire à une situation de famine. Nous sommes profondément choqués par la privation d'accès aux soins médicaux, l'absence complète d'éducation pour les enfants, la destruction systématique des infrastructures civiles (y compris les universités) et le mépris généralisé apparent pour les droits, le bien-être et la vie de la population civile de Gaza.
Nous appelons le gouvernement israélien à agir immédiatement pour mettre fin à cette crise humanitaire d'origine humaine.
Nous sommes conscients que la situation actuelle s'inscrit dans un réseau complexe de causalités, qui inclut l'attaque brutale du Hamas (en octobre 2023). Nous condamnons cette attaque et les conditions inhumaines de détention des otages, et appelons le Hamas à libérer immédiatement les otages qu'il détient. Ce réseau d'évènements inclut également d'autres actes odieux, ayant conduit à l'anéantissement de plusieurs dizaines de milliers de vies innocentes à Gaza (dont près d'un millier d'enfants de moins d'un an, selon plusieurs sources), que nous condamnons tout autant.
Nous sommes cependant fermement convaincus qu'absolument rien dans cet historique ne peut justifier les horreurs actuellement infligées à une population civile. L'urgence de la situation humanitaire exige une intervention immédiate.
En tant que scientifiques oeuvrant collectivement pour l'humanité, nous appelons instamment tous les gouvernements et institutions internationales compétentes du monde entier à utiliser tous les moyens pacifiques à leur disposition pour mettre un terme à cette tragédie.
Premiers signataires
1 Sandip Trivedi, Tata Institute of Fundamental Research, India
2 Shiraz Minwalla, Tata Institute of Fundamental Research, India
3 Ashoke Sen, International Center for Theoretical Sciences-Tata Institute of Fundamental Research, India
4 Rajesh Gopakumar, International Center for Theoretical Sciences-Tata Institute of Fundamental Research India
5 Spenta Wadia, International Center for Theoretical Sciences-Tata Institute of Fundamental Research India
6 Sunil Mukhi, Indian Institute of Science Education and Research, India
7 Gautam Mandal, International Center for Theoretical Sciences-Tata Institute of Fundamental Research India
8 Ofer Aharony, Weizmann Institute of Science, Israel
9 Amit Sever, Tel Aviv University, Israel
10 Jacob Sonnenschein, Tel Aviv University, Israel
11 Adam Schwimmer, Weizmann Institute of Science, Israel
12 Nathan Seiberg, Institute for Advanced Study, USA
13 Edward Witten, Institute for Advanced Studyy, USA
14 Atish Dabholkar, International Center for Theoretical Physics, Italy
15 Seok Kim, Seoul National University, South Korea
16 Tadashi Takayanagi, Yukawa Institute for Theoretical Physics, Japan
17 Kyriakos Papadodimas, CERN, Switzerland, Switzerland
18 David Tong, University of Cambridge, UK
19 Abhijit Gadde, Tata Institute of Fundamental Research, India
20 Onkar Parrikar, Tata Institute of Fundamental Research, India
21 Nathan Berkovits, Instituto de Fisica Teorica, Brazil
22 Robert De Mello Koch, University of Huzhou, China and University of Witswatersrand, South Africa China, South Afric
23 Nima Arkani Hamed, Institute for Advanced Study, USA
24 Mark Van Raamsdonk, University of British Columbia, Canada
25 Giorgio Parisi, Roma la Sapienza, Italy
26 Sandro Scandolo, International Center for Theoretical Physics, Italy
27 Édouard Brézin, Ecole Normale Supérieure, France
28 Jean Iliopoulos, Ecole Normale Supérieure, France
29 Jean-Bernard Zuber, Sorbonne Université, France
30 David Gross, Kavli Institute for Theoretical Physics, USA
31 Hala El Khozondar, Islamic University of Gaza, Palestine, and Imperial College UK, Palestine, UK
32 Mohammed Faraj, University of Udine , Italy
33 Chiara Nappi, Princeton University, USA
34 Jeewon Song, Korea Advanced Institute of Science and Technology, South Korea
35 Sayantani Bhattacharyya The University of Edinburgh, UK
36 Raghu Mahajan, International Center for Theoretical Sciences-Tata Institute of Fundamental Research India
37 R Loganayagam, International Center for Theoretical Sciences-Tata Institute of Fundamental Research, India
38 Boris Pioline, CNRS and Sorbonne Université, France
39 Pierre Vanhove, Commissariat à l'énergie Atomique, France
40 Alain Aspect, l'Institut d'Optique — Université Paris-Saclay, France
La liste complète des signataires et à retrouver ici.
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Guerre impérialiste, militarisme environnemental et stratégie écosocialiste à l’heure du capitalisme des catastrophes
Dans ce texte, Alexis Cukier développe une analyse du rôle de la guerre dans l'Anthropocène ainsi que du développement du militarisme environnemental, puis une lecture écomarxiste de la guerre impérialiste en Ukraine et de la guerre génocidaire au Palestine dans le contexte de ce qu'il nomme le capitalisme des catastrophes, avant de proposer à la discussion des éléments pour une stratégie écosocialiste combinant lutte contre le militarisme et soutien aux résistances anti-impérialistes, y compris armées.
Alexis Cukier est philosophe et membre de la rédaction de Contretemps. Ce texte est issu d'une intervention dans le cadre du panel « Guerre, impérialisme et écologie » qui s'est tenu le samedi 28 juin 2025 dans le cadre de la conférence internationale Historical Materialism Paris.
11 septembre 2025 | tiré du site contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/militarisme-environnemental-ecosocialisme/
***
Guerre à la guerre ! Et donc soutien à celles et ceux qui sont en guerre contre les impérialismes !
Pour « agir contre la guerre et le militarisme », comme le propose Guerre à la Guerre[1], et mettre fin aussi à ses usages génocidaires et à ses conséquences écocidaires comme le souligne à juste titre cette importante coalition, il est nécessaire de « désarmer la machine de guerre et relancer un anti-militarisme populaire », et notamment « de faire grève, de déserter, de perturber, de démanteler la logistique de leurs guerres ».
Mais ce n'est pas suffisant, et ce texte défend que ce n'est pas l'essentiel : s'en prendre aux moyens de la guerre restera inefficace si on ne s'attaque pas à ses causes et si on ne fait pas alliance d'abord avec celles et ceux qui en subissent les effets. Autrement dit, un antimilitarisme concret implique – comme la coalition l'affirme clairement en ce qui concerne les États-Unis, Israël et la France, et le débat doit avoir lieu aussi concernant la Russie notamment – un anti-impérialisme militant, et donc de viser à défaire les puissances impériales, et la logique capitaliste qui les portent, et de soutenir concrètement celles et ceux qui sont en première ligne pour y résister. Or pour elles et eux, la première urgence est de s'autodéfendre, ce qui suppose des armes.
C'est la raison pour laquelle il me semble urgent de mettre en débat cette proposition : il faut inclure le blocage de la logistique militaire dans une stratégie écosocialiste d'autodéfense, de soutien aux résistances anti-impérialistes, y compris armées, et donc aussi de réappropriation démocratique et de socialisation internationaliste des armes.
Ce texte défend trois thèses, développées d'un point de vue écomarxiste, qui sont des contributions aux débats en cours, dans cette coalition, dans la gauche internationaliste et au-delà, sur les moyens et les fins de l'antimilitarisme et de l'anti-impérialisme aujourd'hui.
Premièrement, les guerres impérialistes et l'industrie et la logistique militaires qui leur sont liées[2] jouent depuis le XIXe siècle un rôle majeur parmi les causes des catastrophes écologiques mais sont aussi devenues, depuis le début du XXIe siècle, une des principales modalités de réponse à ces catastrophes – c'est ce qu'on peut appeler le militarisme environnemental[3].
Deuxièmement, les guerres en cours, et en premier lieu la guerre impérialiste de la Russie en Ukraine et la guerre impérialiste et génocidaire d'Israël, des Etats-Unis et de leurs alliés en Palestine, s'inscrivent dans une nouvelle phase émergente du capitalisme mondialqui réorganise la production de profit, l'appareil productif et l'impérialisme autour de l'adaptation sélective – au profit des riches et en sacrifiant les classes populaires et les peuples des pays sous domination impériale – aux catastrophes écologiques, en premier lieu le réchauffement climatique – c'est ce que je propose d'appeler le capitalisme des catastrophes[4].
Ce capitalisme des catastrophes doit être compris dans le cadre de la crise économique de longue durée du capitalisme, et particulièrement de la séquence qui a suivi la crise financière de 2008, ainsi que de la montée de la rivalité impérialiste entre les États-Unis et la Chine[5], qui ont constitué des facteurs majeurs de développement du capitalisme vert[6] et de militarisation[7]. Mais je fais l'hypothèse qu'avec le « tournant dans l'histoire mondiale[8] » des années 2020, prenant le relai du capitalisme néolibéral de la période précédente et l'intégrant dans une nouvelle formule économico-politique, ce capitalisme des catastrophes émergent réalise le scénario le plus sombre qu'anticipait Mike Davis en 2010 : « L'atténuation globale, dans ce scénario encore inexploré mais non improbable, serait tacitement abandonnée — comme elle l'a déjà été dans une certaine mesure — au profit d'un investissement accéléré dans une adaptation sélective destinée aux passagers de première classe de la Terre[9]. » Je défends que cette logique d'adaptation sélective permet de comprendre l'économie et l'écologie politiques communes de plusieurs ensembles de phénomènes typiques de la période :
— le capitalisme vert : marchés et compensation carbone, finance verte, Plans Verts, « dérisquage » (atténuation des risques financiers) des technologies vertes ou des matériaux considérés comme critiques, et tous les outils de la « transition »énergétique, qui est en réalité une accumulation d'énergies compatible avec la relance de l'extractivisme fossile, ainsi que du néo-industrialisme vert, dirigés par la Big Tech, les États et le marché… ;
— le technosolutionnisme climatique : technologies à émission négative, géo-ingénierie, « villes résilientes » mettant le modèle des « smart cities » et des « safe cities » et leurs objets connectés au service de l'adaptation aux catastrophes… ;
— le fascisme fossile : les idéologies et pratiques de gouvernement carbofascistes, écofascistes, de l'accélérationnisme néoréactionnaire (« dark Enlightenment » décliné en « dark MAGA »), du nationalisme vert… ;
— les nouvelles guerres impérialistes dont l'enjeu principal, comme on va le montrer, est la reconfiguration conjointe du marché mondial de l'énergie, de l'hégémonie technologique et du militarisme environnemental au sein de ce capitalisme des catastrophes[10].
Troisièmement, en raison même de l'entrée dans ce capitalisme des catastrophes, il est aujourd'hui moins que jamais réaliste d'appeler, en l'état actuel des choses, à abolir la guerre (c'est un pacifisme abstrait et idéaliste, sans prise sur la réalité) mais il nous faut construire collectivement un antimilitarisme matérialiste, qui passe aussi centralement par le soutien aux résistances anti-impérialistes armées du peuple palestinien et du peuple ukrainien, et nécessite une stratégie alliant désarmement de l'ennemi et autodéfense populaire. Il ne s'agit pas de remplacer la lutte des classes et sa dimension spécifiquement politique, notamment à l'échelle nationale, par le combat militaire internationaliste, mais de les penser ensemble, ni d'opposer au pacifisme abstrait un bellicisme qui le serait tout autant mais de ne pas détourner le regard de ce qu'implique concrètement l'autodéfense anti-impérialiste et antifasciste, particulièrement en ce qui concerne la question des conflits armés. C'est ce que j'appelle une stratégie écosocialiste de démantèlement, reconversion et socialisation des armes.
Dans ce texte, je propose de faire quelques rappels au sujet du caractère écocidaire de la guerre en l'inscrivant dans le développement du militarisme environnemental à l'heure du capitalisme des catastrophes (I), puis d'analyser la guerre impérialiste en Ukraine (II) et la guerre génocidaire en Palestine (III) dans cette perspective, avant de finir par présenter quelques éléments de stratégie écosocialiste visant à allier antimilitarisme et anti-impérialisme (IV).
I. Guerre, Anthropocène et militarisme environnemental
Dans leur ouvrage de référence, Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil ont soutenu l'argument selon lequel « l'Anthropocène est aussi (et peut-être avant tout) un thanatocène[11] », pour souligner l'importance de la guerre parmi les causes de l'Anthropocène – ce qu'on peut reformuler dans une perspective marxiste en termes de double centralité de la guerre (impérialiste) et du travail (capitaliste) parmi les causes des catastrophes écologiques[12]. Je m'en tiendrai ici à montrer que 1. les guerres et l'industrie militaire impérialistes ont joué depuis le XIXe siècle et jouent toujours un rôle majeur parmi les causes du réchauffement climatique, et 2. la stratégie et l'intervention militaires sont aujourd'hui une des principales modalités de réaction aux catastrophes écologiques.
Premièrement, le fait militaire est une des principales causes du dépassement des limites planétaires, et en premier lieu du changement climatique. Rappelons quelques faits. On estime qu'en 2022 « la totalité de l'empreinte carbone militaire représente environ 5,5 % des émissions mondiales[13] », en ne comptant que l'industrie militaire et pas les guerres elles-mêmes ni les reconstructions rendues nécessaires par les destructions militaires. Cela représente, par exemple, plus d'émissions que l'ensemble du continent africain, ou que les secteurs de l'aviation civile et du transport maritime réunis. La plus grande armée du monde, celle des Etats-Unis, consommait en 2019 autant de combustibles fossiles qu'un pays comme le Portugal[14]– en comptant cette fois aussi bien la production d'armes que les interventions militaires et opérations stratégiques ultérieures en passant par la production, l'usage et l'entretien du réseau mondial des navires contenaires, avions cargos, tanks et camions, etc. En remontant à la période de la première « grande accélération » des catastrophes écologiques (après 1945), les estimations indiquent que, pendant la Guerre froide, entre 10 à 15% de l'ensemble des émissions états-uniennes étaient le fait du complexe militaro-industriel[15]. En ce qui concerne les guerres elles-mêmes, on rappellera seulement que c'est à propos de la guerre du Vietnam que la catégorie d'écocide a été développée (voir le texte de Tom du collectif Vietnam Dioxine dans cette même série d'articles sur Contretemps), et d'autre part, comme on le montrera aussi à propos de l'Ukraine et de la Palestine, que toutes les guerres ont des effets écocidaires, en détruisant, polluant et dégradant les vies des êtres humains, des vivants et des écosystèmes.
Cependant, ce n'est pas seulement de manière directe que le complexe militaro-industriel a contribué à l'Anthropocène, mais aussi de manière indirecte, du fait du rôle qu'ont joué les armées dans l'expansion des énergies fossiles dont elles tirent pour l'essentiel leur puissance[16]. De nombreuses recherches récentes, dans le champ du marxisme écologique notamment, ont montré ce rôle moteur des industries militaires occidentales liées à leurs impérialismes – au premier rang desquels ceux du Royaume-Uni au XIXe siècle et des Etats-Unis au XXe siècle – dans le développement des énergies fossiles au sein des secteurs civils[17]. On peut, par exemple, souligner les moments de la conversion de la flotte du Royaume-Uni au pétrole en 1911, ou encore de la guerre de Corée (1950-1953) à l'occasion de laquelle des centaines de milliards de dollars consacrés à la production d'armement ont constitué autant d'investissements qui ont servi le développement ultérieur de l'industrie fossile civile, en particulier de la voiture à essences et des infrastructures énergétiques. On rappellera pour finir le rôle majeur de l'industrie militaire dans l'invention et le développement de technologies agricoles écocidaires, de l'extractivisme et de procédés et composés chimiques polluants, tels que les PFAS, développés initialement dans les années 1940 par l'industrie chimique états-unienne pour un usage militaire ou l'insecticide DDT, à propos duquel Rachel Carson publia, dans l'ouvrage classique de l'écologie politique Printemps silencieux, son plaidoyer à l'encontre de la « guerre contre la nature »[18].
Deuxièmement, la guerre est aujourd'hui une des principales modalités de réponse aux catastrophes écologiques. Depuis les années 1990, les institutions militaires, notamment états-uniennes mais aussi françaises[19], ont produit des analyses du changement climatique et de leurs conséquences en termes de sécurité qui placent l'armée en première ligne de la réponse aux conséquences des catastrophes écologiques. C'est le cas par exemple du rapport de la Maison Blanche de 1993 qui donne à l'armée la responsabilité d'anticiper et de répondre à « la gamme de risques environnementaux suffisamment graves pour compromettre la stabilité internationale qui va des migrations massives de populations dues à des catastrophes humaines ou naturelles, telles que Tchernobyl ou la sécheresse de l'Afrique de l'Est, jusqu'aux dommages écologiques à grande échelle causés par la pollution industrielle, la déforestation, la perte de biodiversité, la déplétion de la couche d'ozone, et finalement le changement climatique. »[20]. Comme l'a montré Razmig Keucheyan à partir d'une analyse d'une série de discours militaires sur la guerre, la « militarisation de l'écologie » est, avec sa financiarisation, l'une des deux principales réponses du capitalisme face à la crise écologique. Il s'agit principalement d'anticiper et organiser une réponse militaire aux catastrophes que sont le « surcroît de catastrophes naturelles, la raréfaction de certaines ressources, des crises alimentaires, une destabilisation des pôles et des océans, et des ‘réfugiés climatiques' par dizaine de millions à l'horizon 2050[21] ». Ce militarisme environnemental, qui exprime une logique de « racisme environnemental »[22] mais aussi potentiellement d'« apartheid environnemental[23] », est la dimension militaire du capitalisme des catastrophes.
Cette adaptation sélective, qui est d'abord une stratégie d'accumulation du capital implique aussi une idéologie spécifique. Selon cette idéologie « planifier l'adaptation[24] » nécessite non seulement de renoncer à contenir le réchauffement climatique et donc à décarboner l'économie mais encore d'en accepter les conséquences catastrophiques, inégalement réparties : « Dépasser (Overshooting) les 1,5 °C ne condamne pas la planète. Mais c'est une condamnation à mort pour certaines personnes, modes de vie, écosystèmes, voire certains pays[25] ». Or cet objectif d'une adaptation au service des plus riches et d'un abandon ou d'un sacrifice des classes populaires, notamment dans les suds globaux, a aussi, c'est l'objet principal de ce texte, des implications militaires : « parce qu'elles s'attendent à une exacerbation des conflits dans un monde redéfini par le changement climatique, les puissances militaires du Nord ont opté pour l'adaptation militaire[26] ». Contrairement à la plupart des analyses du capitalisme vert, qui ne pensent pas sa dimension guerrière et impérialiste, et aux approches écologistes dominantes des guerres en cours, qui ne la replacent pas dans la dynamique d'évolution du capitalisme et de ses échanges écologiques inégaux, cette analyse en termes de capitalisme des catastrophes permet donc aussi de penser le renouvellement en cours de l'impérialisme et d'en saisir les enjeux écologiques. En ce qui concerne les guerres impérialistes, on fera donc ici l'hypothèse qu'à 1. l'impérialisme écocide qui tue les populations, détruit leurs économies de subsistance et conquiert leurs terres pour le projet de colonialisme de peuplement ou d'esclavagisme ; et à 2. l'impérialisme vert, qui vise à contrôler et tirer profit des productions et des richesses issues du travail de la terre par le peuple colonisé, succède aujourd'hui 3. l'impérialisme écologique, qui vise la reconfiguration du marché mondial de l'énergie et constitue un laboratoire de l'adaptation sélective aux catastrophes écologiques. Autrement dit : les guerres impérialistes n'ont plus seulement pour objectif la prédation pour le profit au sein d'un monde fini mais aussi désormais la survie et la préservation du mode de vie capitaliste, et plus seulement pour fonction de détruire la nature et de l'administrer, mais d'adapter à sa dégradation les conditions d'existence des puissances impériales, et en leur sein des plus riches
II. Écologie politique de la guerre impérialiste en Ukraine
La guerre impérialiste menée par la Russie en Ukraine depuis l'invasion du 24 février 2022 a causé des destructions humaines, naturelles et infrastructurelles de très grande ampleur. Elle a fait à ce jour — fin août 2025 — plus d'un million de victimes, morts ou blessés, a donné lieu à d'innombrables crimes de guerre commis par l'armée russe, parmi lesquels des viols[27] et des déportations d'enfants[28] perpétrés comme des armes de guerre systématiques. Elle a causé de très nombreuses destructions de villes, habitats naturels protégés, infrastructures vitales et terres agricoles ukrainiennes — comme lors de la destruction intentionnelle par l'armée russe du barrage de Khakhovka le 6 juin 2023 —, multiplié les feux de forêt, tué d'innombrables animaux, contaminé l'air, les eaux et les sols[29]. En ce qui concerne l'écologie politique des motifs de la guerre, si l'invasion et la guerre peuvent s'expliquer par de nombreux facteurs[30] — l'histoire de la domination coloniale de la Russie à l'égard de l'Ukraine, l'idéologie expansionniste et suprémaciste du régime de Vladimir Poutine, la crainte d'un effondrement du soutien régional à la Russie dans d'autres pays satellites, la compétition interimpérialiste avec les autres grandes puissances mondiales (et en premier lieu les États-Unis dans le cadre de la rivalité désormais surdéterminante avec la Chine), une fuite en avant autoritaire sur le plan de la politique intérieure, etc. —, on soutiendra que le facteur surdéterminant est lié au devenir du capitalisme fossile russe au sein du capitalisme des catastrophes.
Les objectifs de la guerre ont été exprimés clairement par le régime de Poutine : il s'agit d'annexer toute l'Ukraine si possible, sinon de remplacer le régime par un autre favorable aux intérêts russes, sinon d'annexer une partie du territoire national ukrainien, en commençant par la Crimée et le Donbass. L'hypothèse ici développée est qu'il ne s'agit pas seulement d'une guerre impérialiste classique de prédation des ressources naturelles (notamment les terres agricoles et les métaux rares ou critiques tels que le titane indispensable pour la « transition énergétique » comme pour l'aviation civile et militaire, le zirconium, le molybdène et le gaz néon purifié employé dans les puces électroniques et les semi-conducteurs) et de contrôle des infrastructures (notamment énergétiques, nucléaires et électriques), mais aussi d'une guerre d'hégémonie au sein de la nouvelle période du capitalisme, pour éviter le déclin du capitalisme fossile russe en réorientant ses exportations de pétrole et de gaz et se positionner dans la course des bouleversements du mix énergétique mondial.
Rappelons que la Russie produisait, en 2022, 13 % de la production mondiale de pétrole, se plaçant ainsi à la troisième place, le capitalisme fossile russe étant considéré par le leader états-unien comme « un partenaire junior, pas un ennemi politique[31] ». Cette intégration dans l'économie fossile mondiale a fait l'objet de conflits politiques importants dans la Russie post-soviétique, par exemple entre Vladimir Poutine et Mikhail Khodorkovski, emprisonné en 2003 alors qu'il organisait une entrée massive au capital de la compagnie pétrolière Ioukos des géants états-uniens Exxon Mobil et Chevron-Texaco[32]. Il faut ajouter que d'immenses gisements de gaz ont été découverts, en 2012, en Mer noire dans la zone exclusive ukrainienne, tandis que l'Ukraine s'est tournée vers le britannique Royal Dutch Shell plutôt que vers les sociétés pétrolières russes pour forer dans un autre gisement à l'est du pays — faisant de l'Ukraine un concurrent dont la sujétion politique ou l'annexion partielle constituent des objectifs majeurs pour le capital fossile russe. Ce contexte immédiat doit cependant être replacé dans le cadre plus large de l'adaptation capitaliste aux catastrophes écologiques.
Dans Klimat. Russia in the Age of Climate Wars, publié quelques mois avant l'invasion de l'Ukraine, le politiste Thane Gustafson fournit à cet égard des arguments décisifs en répondant à ces questions :
« Comment le territoire de la Russie — ainsi que son système politique, son économie et sa société — seront-ils affectés par le changement climatique ? Comment ces changements liés au climat modifieront-ils le statut de la Russie en tant que grande puissance ? Quelles seront, en effet, les sources de la “grandeur” d'une puissance d'ici 2050 ? Le rôle futur de la Russie dans l'économie mondiale lui permettra-t-il de rivaliser en tant que grande puissance ? Et comment réagira-t-elle si elle n'y parvient pas[33] ? »
On peut résumer ainsi les arguments du livre qui éclairent l'inscription de la guerre en Ukraine au sein du capitalisme des catastrophes. 1. L'économie russe est directement menacée par la chute probable de ses exportations en hydrocarbures, et par la perspective d'un pic du pétrole dans les prochaines années ou décennies. Or ce sont principalement les puissances importatrices du pétrole russe, l'UE et la Chine, qui ont les cartes en main à cet égard puisqu'elles portent des projets de régulation des énergies fossiles et de transition énergétique qui menacent le capitalisme russe. À ce problème, la guerre apporte une réponse à court terme, car elle donne l'opportunité de nouveaux débouchés pour le capitalisme fossile russe, notamment vers les suds globaux, tout en visant une consolidation des flux vers la Chine. 2. Une nouvelle contradiction est apparue dans ce contexte entre le secteur fossile russe et de nouveaux acteurs des énergies renouvelables et du capitalisme vert, comme Anatoly Chubais, favorable au développement des « technologies vertes » en Russie. La guerre en cours permet d'asphyxier un tel projet dans le cadre d'une économie de guerre ultracarbonée. 3. La Russie doit faire face à des risques climatiques impliquant des catastrophes de grande ampleur d'ici 2050, avec notamment l'aggravation de la fonte du pergélisol, qui recouvre deux tiers du territoire russe, et risque de provoquer l'effondrement des infrastructures (routes, pipelines, ponts, bâtiments) sur une vaste échelle. À cet égard aussi, la stratégie d'adaptation privilégiée par le régime de Poutine pour ses périphéries arctiques est très offensive[34] : plutôt que d'investir massivement dans des infrastructures à travers l'arrière-pays sibérien afin de lui permettre de résister aux effets du réchauffement climatique, l'option privilégiée est celle de l'ouverture du développement économique du littoral arctique permise par la fonte de la glace le long de la côte nord de la Russie, ouvrant la perspective d'une nouvelle voie maritime majeure vers l'Asie, qu'un contrôle partagé de l'Alaska avec les États-Unis pourrait faciliter. La guerre permet ainsi d'ouvrir la voie à des projets d'annexion au-delà de l'Ukraine, de se placer en partenaire de taille aux côtés des projets expansionnistes du partenaire états-unien, et de renforcer aussi l'autoritarisme étatique nécessaire pour imposer ce type de choix socio-économiques et les sacrifices corrélatifs pour la population.
Dans la conclusion de son ouvrage, Gustafson souligne les deux enjeux majeurs pour endiguer le déclin, selon lui déjà entamé et inévitable à court terme, du capitalisme russe : la force militaire et les nouvelles technologies[35]. Ce sont les deux principaux moteurs du capitalisme des catastrophes : le militarisme environnemental et l'adaptation technosolutionniste. La stratégie expansionniste agressive du régime de Poutine, qui vise à enrayer le déclin économique de son capital fossile et à rétablir son État comme un acteur impérialiste majeur, s'explique par la compétition entre grandes puissances pour l'hégémonie au sein du capitalisme des catastrophes.
III. Écologie politique de la guerre génocidaire en Palestine
La guerre menée par Israël à Gaza et en Palestine constitue un génocide, notamment au sens des trois premiers articles de la Convention sur le génocide de 1948 : « le meurtre, des atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale, ainsi que l'imposition délibérée aux Palestiniens de Gaza de conditions de vie visant à entraîner leur destruction physique, en totalité ou en partie[36]. » En juin 2025, le Ministère de la santé à Gaza estimait que la guerre avait fait plus de 132 000 blessés et causé la mort de plus de 56 000 personnes palestiniennes, dont plus de 18 000 enfants, sans compter les personnes disparues et non identifiées ni les morts liées à la destruction des hôpitaux et infrastructures vitales et à la famine organisée par l'armée israélienne. La guerre a provoqué le déplacement de plusieurs centaines de milliers d'habitants de Gaza, considéré comme un objectif tactique par le régime de Benjamin Netanyahou. Elle a donné lieu à d'innombrables cas de tortures, viols et violences sexuelles, et implique notamment ce qu'on peut qualifier de « fémi-génocide[37] » et de génocide reproductif, dans la mesure notamment où les maternités et infrastructures de soin gynécologique et de support à la santé reproductive ont été systématiquement ciblées afin d'empêcher la reproduction du peuple palestinien[38]. C'est aussi une guerre contre l'agriculture palestinienne prolongeant la guerre contre la subsistance inhérente à la colonisation de la Palestine depuis la première Nakba[39]. Et cette guerre est aussi, de manière indissociable, écocidaire[40] :
« À Gaza, où elle dure maintenant depuis des mois, cette destruction prend des proportions apocalyptiques : les gens qui n'ont pas encore été tués par les bombes vivent sur une étendue en friche d'eau non potable, de munitions non explosées, d'effluents d'égouts non traités, de décharges débordantes, de sol contaminé, de décombres toxiques, de vergers et de champs réduits en poussière. Sur cette base de terre hyperpolluée, la vie humaine est rendue impossible à long terme. Écocide et génocide se confondent ici comme jamais auparavant[41]. »
Cette destruction du peuple de Palestine et des terres palestiniennes par Israël ne peut être comprise que dans le cadre de sa politique au long cours de colonisation, de nettoyage ethnique et d'apartheid, ainsi que de l'idéologie raciste et suprémaciste du gouvernement Netanyahou et d'une partie du peuple israélien. Mais il y a aussi, dans cette guerre génocidaire annoncée par un processus continu d'atrocités et de catastrophes, des éléments nouveaux liés au développement du capitalisme fossile et à la mise en pratique du militarisme environnemental d'Israël, des États-Unis et de leurs alliés.
D'une part, cette guerre s'est déclenchée alors qu'Israël se positionne comme un acteur majeur du capitalisme fossile au niveau mondial. En 2022, l'année même du début de la guerre en Ukraine et donc de la crise sur le marché du gaz, Israël s'est imposé comme un exportateur majeur de combustibles fossiles, en fournissant l'Allemagne et l'UE en gaz et en pétrole bruts extraits sur les sites de Leviathan et Karish, découverts récemment et revendiqués par le Liban. Fin octobre 2023, Israël a accordé douze licences pour l'exploration de nouveaux champs gaziers, notamment au géant pétrolier britannique BP, tandis qu'une compagnie basée à Tel-Aviv, Ithaca Energy, a investi dans l'exploration pétrolière dans le secteur britannique de la mer du Nord. Autrement dit, « le génocide se déroule à un moment où l'État d'Israël est plus profondément intégré dans l'accumulation primitive du capital fossile que jamais[42] ». Cette orientation de l'économie israélienne doit elle-même se comprendre dans le cadre de la politique états-unienne de partenariat économique et d'alliance politique avec les puissances pétrolières du Golfe, garantie notamment par l'accord de libre-échange et la normalisation diplomatique des accords d'Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn en 2020. C'est ce qui explique que « dans le contexte actuel du génocide en cours, un accord de normalisation entre l'Arabie saoudite et Israël constitue sans aucun doute l'objectif principal de la stratégie américaine pour l'après-guerre[43] ». Le projet annoncé d'un contrôle de la bande de Gaza par une alliance d'États arabes partenaires d'Israël (associé le cas échéant à certaines organisations palestiniennes et complété par la reconnaissance d'un État palestinien réduit à certaines parties de la Cisjordanie) permettrait ainsi, par exemple, de développer un réseau ferroviaire entre Gaza et le projet urbain futuriste Neom en cours de développement sur les bords de la Mer rouge en Arabie Saoudite — et, au-delà, de consolider cette reconfiguration du capitalisme fossile au niveau mondial.
D'autre part, certains aspects de la guerre génocidaire à Gaza peuvent se comprendre dans le cadre du militarisme environnemental et du technosolutionnisme caractéristiques du capitalisme d'adaptation aux catastrophes écologiques. C'est le cas du projet, mis en avant par Donald Trump, de prise de contrôle de la bande de Gaza par les États-Unis afin d'y construire une « magnifique Riviera du Moyen-Orient[44] » , reprenant ainsi le projet « Gaza 2035 » conçu par l'administration Netanyahou pour développer sur les ruines de Gaza un projet urbain futuriste combinant extraction d'énergies fossiles, néotechnologies vertes (telles que des « villes de fabrication de voiture électronique ») et économie touristique de luxe[45], qui réaliserait le scénario d'une table rase complète des territoires et cultures des pauvres pour la remplacer par un paradis hypertechnicisé des riches. Si on a pu analyser ce projet en termes de « nouvelle expérimentation néolibérale[46] », il doit se comprendre dans la continuité du laboratoire militaire et technologique du colonialisme israélien à Gaza. Ainsi, dans le contexte des pénuries en eau provoquée et attendues dans la région du fait de l'accélération du réchauffement climatique, le contrôle colonial de l'accès à l'eau puis la destruction des infrastructures hydrauliques[47] constituent un laboratoire de l'apartheid environnemental permettant d'assurer l'adaptation climatique des uns au détriment de la vie des autres :
« L'occupation a ainsi engendré des politiques et des pratiques inadaptées qui compromettent la résilience des Palestiniens et leur capacité à faire face aux menaces liées aux changements climatiques. En revanche, Israël est bien mieux préparé pour s'adapter aux effets du changement climatique et se trouve, de ce fait, moins vulnérable[48]. »
En ce qui concerne la guerre, si l'un de ses objectifs est de faire la preuve de la « suprématie technologique » israélienne et états-unienne au moyen d'une « exhibition désinhibée des capacités de destruction[49] » de leurs armées, cette démonstration de force ne doit pas être comprise seulement dans le contexte de l'histoire au long cours de l'impérialisme fossile et de la colonisation occidentale de la Palestine, mais aussi de la réalisation du militarisme environnemental contemporain. Ainsi, le déplacement forcé de centaines de milliers d'habitants de Gaza et la gestion des camps de réfugiés survivant dans des conditions apocalyptiques[50] renforcent l'expérience militaire du contrôle des migrations, enjeu majeur du militarisme environnemental qui anticipe une augmentation massive du nombre de réfugiés climatiques dans les prochaines décennies. La guerre a aussi permis un usage militaire des nouvelles technologies de surveillance mises en œuvre par l'administration coloniale : ainsi, les systèmes d'intelligence artificielle « Evangile », « Lavender » et « Where's Daddy ? » traitent des données de masse au sujet des individus et infrastructures pour proposer des cibles à l'armée d'occupation et aux bombardements[51]. Or ce laboratoire militaire du capitalisme des catastrophes est une source de profit pour un grand nombre d'entreprises israéliennes, états-uniennes et occidentales, comme le montre un rapport récent de Francesca Albanese, Rapporteuse spéciale des Nations-Unies sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, au sujet de l'économie politique de l'occupation et du génocide :
« En mettant en lumière l'économie politique d'une occupation devenue génocidaire, le rapport révèle comment cette occupation perpétuelle est devenue un terrain d'essai idéal pour les fabricants d'armes et les grandes entreprises technologiques — offrant une demande et une offre illimitées, peu de surveillance et aucune responsabilité — tandis que les investisseurs ainsi que les institutions publiques et privées en tirent librement profit[52]. »
Ce rapport permet ainsi de constituer la liste d'une partie importante de la constellation des acteurs économiques et politiques internationaux qui ont aujourd'hui intérêt au développement du militarisme environnemental et du capitalisme des catastrophes. On voit que l'analyse de l'économie et de l'écologie politiques de la guerre à Gaza peuvent contribuer aussi à éclairer les raisons de la complicité ou de la passivité de la grande majorité des États du monde face au génocide du peuple palestinien.
IV. Quelle stratégie écosocialiste face aux guerres aujourd'hui ?
J'en viens à quelques conséquences stratégiques de ces analyses, que je résumerai sous la forme de trois propositions :
1. Aussi longtemps que durera le capitalisme, et en particulier le capitalisme des catastrophes, les guerres impérialistes seront inévitables, si bien qu'il faudra s'en défendre, y compris par les armes. Il y aura d'autres guerres, même si nous ne le voulons pas, car l'impérialisme est désormais multipolaire, la géopolitique instable, le militarisme environnemental déjà inséparable du technosolutionnisme climatique – autrement dit, comme je l'ai montré dans la première partie, en raison de la stratégie d'adaptation sélective aux catastrophes écologiques choisies par les puissances capitalistes. Nous sommes entrés, pour reprendre les mots de Claude Serfati, dans un monde en guerres – sans doute depuis la crise financière de 2008, et plus encore depuis le tournant mondial des années 2020, avec sa succession de catastrophes mondiales formant un cocktail explosif, et notamment : pandémie de Covid-19, invasion de l'Ukraine, guerre génocidaire en Palestine, ouverture par les Etats-Unis de la guerre commerciale, le tout accompagné par le développement des intelligences artificielles génératives qui constitue également un facteur de militarisation : « les technologies qui reposent sur l'IA transforment simultanément les données en source d'accumulation de profits, elles renforcent le pouvoir sécuritaire des États et elles introduisent de nouvelles formes de guerre grâce à leur utilisation par les militaires[53] ». Mais alors, si la guerre est inévitable, faut-il se résigner ?
Certainement pas. En tant qu'écologistes et anticapitalistes, nous devons refuser que les militaires s'emparent de l'écologie (et je rejoins en cela la critique importante de « l'écologie de guerre » par Vincent Rissier dans cette série d'articles sur Contretemps). Mais en tant qu'anti-impérialistes, nous ne pouvons pas souhaiter, ni encore moins exiger, que les peuples qui subissent des agressions des forces impériales déposent les armes. Au final, en tant qu'écosocialistes, nous devons nous demander, pour savoir dans ce nouveau contexte contre quoi et comment nous battre : à quoi tenons-nous, c'est-à-dire, que voulons-nous défendre ? Pour reprendre les mots de l'historienne et militante marxiste ukrainienne Hanna Perekhoda, « nous devons garder à l'esprit que ni la vie humaine, ni les droits des travailleurs, ni l'environnement ne peuvent être protégés dans un État qui tombe dans la ‘zone d'influence' de puissances impérialistes extractivistes autocratiques comme la Russie de Poutine, les États-Unis de Trump ou la Chine du Parti-État de Xi Jinping.”[54]. Cela ne signifie pas qu'il faille défendre le bloc « Europe » – ou encore la structurellement néolibérale Union européenne – contre le reste du monde, comme le suggère par exemple Pierre Charbonnier[55]. Le capitalisme des catastrophes, le militarisme environnemental, le technsolutionnisme climatique, la barbarie génocidaire, sont bien aussi entretenus, développés et soutenus par les Etats européens. Mais cela signifie qu'il faut à la fois s'opposer à la course capitaliste aux armements du plan Rearm Europe, et au militarisme qui est au cœur de la construction de l'Etat français[56] et de son impérialisme en Afrique, dans les dernières colonies d'outre-mer et ailleurs, et soutenir une autre politique de défense et de production d'armes, orientée vers les intérêts des classes populaires, écosocialiste et résolument internationaliste. Ce qui implique, j'y insiste à nouveau, qu'il faut, pour l'Ukraine comme pour la Palestine, et pour le reste du globe sans aucune exception, soutenir les peuples qui se défendent contre les guerres impérialistes, ou contre les conséquences des politiques impérialistes de leurs Etats. Et cela passe – les habitant.e.s et militant.e.s des pays des Suds colonisés l'ont toujours su, et aussi les générations précédentes des marxistes des pays du Nord qui ont lutté contre l'oppression nazie ou contre la répression anticommuniste – par l'autodéfense, et donc la résistance, y compris par les armes. C'est pourquoi, il faut faire la différence entre le militarisme, à combattre, et la défense, à soutenir[57]. C'est ce que le slogan « guerre à la guerre » ne dit pas, et même, s'il était mal interprété, pourrait empêcher de soutenir – et c'est notamment ce débat auquel ce texte voudrait contribuer – : il y a la guerre des impérialistes et la guerre de celles et ceux qui y résistent et s'en défendent ; nous devons empêcher la première, et soutenir la seconde. Nous ne pouvons pas militer pour la vie, la liberté, l'égalité et l'autodétermination des peuples, et nous opposer à la guerre d'autodéfense anti-impérialiste. Face à la violence militaire impérialiste, le droit international, la diplomatie ont toujours été impuissants – c'est la résistance armée qui protège. J'appellerai cette position, par opposition au bellicisme de « l'écologie de guerre » libérale[58] comme au pacifisme abstrait des « abolitionnistes de la guerre », l'anti-militarisme anti-impérialiste (qui est donc aussi, nécessairement, un anti-impérialisme armé).
2. Il faut lutter contre le complexe militaro-industriel et imposer un contrôle démocratique des armes pour les mettre à la disposition des luttes anti-impérialistes et antifascistes – autrement dit, il faut à la fois démanteler, reconvertir et socialiser la production d'armes et de technologies militaires. Tant qu'il continuera d'y avoir des guerres impérialistes, la vie et la dignité des personnes dans les pays agressés par les puissances impérialistes continueront de tenir notamment au fait que soit mise à leur disposition des armes – ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu'elles seront toujours utilisées de manière moralement et politiquement soutenable par la résistance. En l'état actuel des choses en Palestine, il semble que seule une intervention militaire – sous la forme par exemple d'une rupture du blocus de l'aide humanitaire sous escorte militaire, c'est le problème que pose en ce moment-même la défense de la Global Sumud Flottila face aux menaces et agressions israéliennes, ainsi que de la livraison d'armes aux forces de la résistance palestinienne – pourrait mettre fin à la famine, au nettoyage ethnique et au génocide organisés par l'Etat d'Israël et ses alliés à Gaza.
Or ce qui vaut pour la Palestine vaut aussi pour l'Ukraine – comme le formulait clairement Gilbert Achcar en décembre 2022 : « Tout le reste découle de là : ceux/celles qui sont pour une paix juste, qui s'opposent aux guerres de conquête tout en soutenant les guerres de libération en tant que guerres de légitime défense, ne sauraient s'opposer à la livraison d'armes défensives aux victimes de l'agression et de l'invasion. »[59] Bien sûr, cette position de principe ne règle pas tous les problèmes, mais au contraire soulève des questions difficiles et concrètes, et notamment : comment faire la distinction entre armes défensives et offensives, et plus généralement entre les armes qu'il faudra démanteler et celles qu'il faudra socialiser ? comment éviter les usages contre-productifs de ces armes, les escalades militaires et l'extension et la mondialisation des conflits ? comment protéger en même temps les populations civiles vivant dans les Etats qui mènent la guerre impérialiste[60] ? Et si on se centre sur les luttes de libération nationale, ou qu'on se projette dans la perspective d'une révolution écosocialiste : que signifie une armée du peuple ou sous contrôle démocratique, et comment éviter que les militaires s'accaparent les décisions et finissent par jouer, comme cela a été si souvent le cas au XXe siècle, un rôle contre-révolutionnaire ? Mais ces questions épineuses, et au sujet desquelles on ne peut que constater un manque de formation collective dans notre camp, ne doivent pas décourager la réflexion stratégique à ce sujet. Au contraire elles signalent qu'il est nécessaire de ne pas laisser la connaissance des questions militaires aux ennemis impérialistes, néolibéraux et néofascistes, et qu'il est besoin d'en proposer une appropriation populaire et écosocialiste.
A cet égard, je suivrai ici le modèle général de la révolution de l'appareil productif dans le cadre d'une décroissance écosocialiste, proposé notamment par Michael Löwy et Daniel Tanuro[61], qu'on peut résumer ainsi : il faut démanteler certaines productions (par exemple le nucléaire) ou réduire drastiquement certains secteurs (par exemple la production de viande), en reconvertir et réorienter d'autres (par exemple l'agro-industrie vers l'agro-écologie) et en socialiser une autre part (par exemple la production de médicaments). Cette stratégie de « démantèlement/redirection/socialisation » doit s'appliquer aussi à la production d'armes. Le Certaines armes et parties de l'industrie militaires doivent, c'est la première dimension de cette stratégie, être démantelées et leur production et livraison interrompues : c'est ce à quoi correspondent, par exemple, les actions syndicales et militantes, tout à fait nécessaires et urgentes, de blocage des ventes et envois d'armes vers Israël[62], ainsi que l'objectif toujours aussi crucial du désarmement nucléaire et de l'abolition des armes nucléaires[63]. Mais ces initiatives, fondamentales, ne peuvent constituer l'ensemble d'une politique antimilitariste et anti-impérialiste, notamment parce que se posent les questions de la redirection des armes vers les luttes anti-impérialistes, d'une part, et de la reconversion des emplois et savoir-faires dans ce secteur pour répondre aux besoins populaires, d'autre part.
La deuxième dimension d'une stratégie écosocialiste concernant la production d'armes, celle de la redirection, signifie à la fois la réorientation de certaines armes vers les besoins d'autodéfense et la reconversion de certains secteurs de l'industrie militaire. D'un côté, la solidarité internationaliste exige qu'on soutienne activement les résistances, armées et non armées, des luttes anti-impérialistes et de libération nationale, comme celles que mènent aujourd'hui le peuple ukrainien contre l'Etat russe qui l'envahit et le peuple palestinien contre l'Etat israélien qui le colonise, l'envahit et le détruit. Dans cette perspective, une partie des armes – par exemple produites en France – devraient être envoyées vers la Palestine, ou utilisées par une coalition militaire visant à mettre fin à la guerre génocidaire contre le peuple palestinien, comme c'est le cas d'une partie de la production d'armes livrée à la résistance ukrainienne. D'un autre côté, aucune forme de démantèlement ou de redirection ne peut se faire sans les travailleurs et travailleuses du secteur, ce qui souligne l'urgence de l'engagement antimilitariste et anti-impérialiste des syndicats, mais aussi nécessite qu'on soutienne les réflexions et initiatives syndicales et des salariées en faveur de la reconversion d'une partie des emplois et technologies du secteur vers d'autres besoins. On mentionnera à cet égard la position de la CGT Thalès au sujet de « La réorientation de l'activité de Thalès vers une plus grande part des activités civiles par rapport aux activités militaires »[64], liée aussi au projet alternatif de sauvegarde et développement de l'activité d'imagerie médicale, notamment sur le site de Moirans en Isère[65].
Cette question de la participation des travailleuses et travailleurs à la redirection écologique de leurs activités – qui est, dans tous les secteurs et à toutes les échelles, centrale, selon moi, dans la perspective de la nécessaire révolution écologique et sociale[66] – souligne la nécessité d'une troisième dimension de la stratégie écosocialiste, celle de la socialisation de la production d'armes. D'abord, parce qu'elle est dans les faits nécessaires au deux premières : c'est seulement un processus de réappropriation du contrôle démocratique sur les armes, et donc leur socialisation économique (démarchandisation) et politique (décision sur les moyens et fins de leur production), qui pourrait permettre effectivement de démanteler la part de l'industrie militaire à abolir et de les rediriger vers les luttes anti-impérialistes. Ensuite, parce que cette socialisation est nécessaire pour que l'enquête, la délibération et la décision populaire puissent déterminer quelle part de l'industrie militaire doit être supprimée, transformée ou mise à disposition des besoins sociaux des populations des pays producteurs comme des pays qui doivent se défendre des guerres impérialistes. Enfin, puisqu'une partie de la production d'armes est nécessaire, il faut qu'elle soit, comme toute production répondant à des besoins sociaux, sous contrôle démocratique. Une telle socialisation ne doit pas être considérée comme une perspective lointaine, reportée au lendemain d'une révolution victorieuse : il s'agit d'un processus qui peut s'ancrer dans des exigences immédiates (par exemple l'utilisation des armes défensives pour escorter les flottilles anti-blocus, ou leur livraison pour soutenir les armées de résistance et les guérillas anti-impérialistes, ou les batailles syndicales pour que ne soient produites que des armes destinées à la défense), qui doit être compris dans un programme de transition et dans une stratégie antimilitariste de longue durée. C'est aussi ce que nous rappellent les guerres en Ukraine et en Palestine – et il faudrait bien entendu analyser aussi concrètement les enjeux des guerres en cours au Yémen et au Soudan, notamment – avec toutes leurs différences et les problèmes politiques que soulèvent les armées et organisations qui y défendent les peuples contre l'impérialisme et le néofascisme : sur le long chemin de l'autodéfense et de la révolution écosocialistes, il y aura malheureusement, qu'on le veuille ou non, de nombreux drones et chars à abattre, et pour cela il faudra des armes.
3. La dernière proposition est la plus importante : les militant.e.s et organisations écologistes, et antifascistes, devraient considérer comme prioritaires le soutien aux luttes anti-impérialistes, qui sont de facto en première ligne du combat contre le capitalisme des catastrophes, qui a déjà commencé son œuvre d'hyperaccélération de la destruction de la nature, de l'exploitation des travailleurs et travailleuses (de la production et de la reproduction) et du développement du néofascisme au niveau mondial. C'est en effet sur le terrain de ces guerres impérialistes que se construisent, tactiquement, les moyens du militarisme environnemental et du technosolutionnisme militarisé, et stratégiquement les projets expansionnistes, suprémacistes et d' « adaptation sélective » – c'est-à-dire, Wim Carton et Andreas Malm ont raison d'employer ce terme, car c'est bien littéralement de l'abandon et du sacrifice des classes populaires qu'il s'agit, de « paupéricide[67] » – qui caractérisent l'alliance entre néolibéraux et néofascistes autour de la poursuite du capitalisme des catastrophes. C'est donc aussi par le soutien aux résistances anti-impérialistes, visant leurs victoires à moyen terme et pour commencer leur résistance dans la durée et les capacités à faire reculer les, que doit passer aujourd'hui une stratégie écologiste et antifasciste au niveau mondial.
De ce point de vue, puisque « le génocide du capitalisme tardif avancé donne des munitions au paupéricide[68] », c'est-à-dire que la guerre Israël et des Etats-Unis contre la Palestine est un tournant vers l'adaptation des plus riches et le sacrifice des pauvres et des racisé.e.s face aux catastrophes climatiques, alors soutenir le peuple palestinien est aussi un moyen de sauver la Terre, comme le soutient à juste titre Andreas Malm. Ou encore, comme l'exprime Adam Hanieh, auteur d'un livre important sur l'histoire du capitalisme fossile[69], dans un article traduit en 2024 par Contretemps : « Nous devons également mieux comprendre comment le Moyen-Orient s'inscrit dans l'histoire du capitalisme fossile, et dans les luttes contemporaines pour la justice climatique. La question de la Palestine est indissociable de ces réalités. En ce sens, l'extraordinaire combat pour la survie que mène aujourd'hui la population palestinienne dans la bande de Gaza représente l'avant-garde de la lutte pour l'avenir de la planète. » Je souscris complètement à cette conclusion importante, à laquelle je pense qu'il faut ajouter : c'est aussi le cas de la lutte anti-impérialiste du peuple ukrainien, qui s'oppose aussi au fascisme fossile de Poutine (et de son principal allié sur la nouvelle scène du capitalisme des catastrophes : Trump), et de toutes les luttes contre les puissances impérialistes (qu'il s'agisse des Etats impérialistes historiques : notamment les États-Unis, la Russie, Israël, la France, ou de ceux en passent de le devenir au niveau mondial, comme la Chine, ou au niveau régional, comme l'Arabie Saoudite ou la Turquie)[70] – y compris bien sûr contre l'impérialisme français dans les pays du Sahel et dans les dernières colonies françaises et notamment en Kanaky.
L'alternative « socialisme ou barbarie » – ou plutôt « écosocialisme ou barbarie » -, et donc aussi « révolution ou cataclysme » est plus que jamais valable. Mais il ne peut être question dans ce processus d'abandonner ni les peuples opprimés des pays des Suds, ni les classes populaires des pays du Nord, dont le sacrifice face aux catastrophes écologiques et sociales est le cœur même de la politique du capitalisme des catastrophes. De ce point de vue, les alliances entre mouvements écologistes, anti-impérialistes, antifascistes, antiracistes, féministes, telles que la coalition Guerre à la guerre, représentent l'avenir du mouvement réel qui doit abolir le capitalisme et l'impérialisme, et pour cela défaire leur stratégie d'adaptation sélective aux catastrophes. A condition d'être concrètement anti-impérialiste, ce qui suppose – c'est un débat en cours dans cette coalition, comme ailleurs, auquel ce texte voudrait contribuer – de ne pas abandonner le terrain militaire aux ennemis, de ne pas abandonner celles et ceux qui sont obligés de faire la guerre pour survivre et résister à la violence du capital et des Empires, et de comprendre la communauté de leur situation et de celle des mouvements sociaux, notamment écologistes et antiracistes, confrontés désormais y compris dans les pays du Nord à la répression militarisée. Cela renvoie, d'une manière générale, à une des principales leçons de Marx, et des mouvements marxistes pour l'émancipation depuis 150 ans : le matérialisme, qui rappelle que « l'arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes, que le pouvoir matériel ne peut être abattu que par un pouvoir matériel[71] ». C'est-à-dire, pour la question qui nous concerne, qu'il ne faut pas se payer de mots (« abolissons la guerre ! », « finissons-en avec les armes ! »), mais œuvrer concrètement à ce que celles et ceux que les guerres impérialistes veulent soumettre puissent survivre, résister et défaire l'ennemi. C'est alors seulement qu'on pourra défaire le militarisme et ses effets mortifères et écocidaires. Il n'y aura pas de fin à la guerre contre les êtres humains et contre la nature, si on ne défait pas tous les impérialismes.
Notes
[1] La coalition Guerre à la guerre a été initiée par un appel publié le 16 janvier 2025, dont sont extraites les deux citations qui suivent. La première citation est extraite de la présentation de la coalition, qui regroupe les organisations suivantes (premiers signataires) : Action Antifasciste Paris Banlieue, Assemblée féministe Paris Banlieue, Collectif Vietnam Dioxine, Comités étudiants pour la Palestine, Contre Attaque, CSP 75, Désarmons les Féministes révolutionnaires, Gilets noirs, Inverti-es, Kessem, Lectures anti-impérialistes, Le nuage était sous nos pieds, Le Poing levé, Marche des Solidarités, Palestine Action, Relève féministe, Réseaux antifascistes régionaux, Réseau Vérité et Justice, Samidoun, Soulèvements de la Terre, Soulèvements de Mars, Stop Arming Israel France, Survie, Technopolice Marseille, Tsedek !, UJFP, Urgence Palestine, Young Struggle. Voir en ligne : https://guerrealaguerre.net/
[2] Toujours dans l'appel de la Guerre à la guerre, on trouver cet important rappel à propos de la « logistique de leurs guerres » : « Car celles-ci reposent sur des infrastructures matérielles, des institutions financières, des centres de recherche et développement, des laboratoires, des bureaux, des usines, des chantiers, des centres de formation et d'entraînement, des stands de recrutement, de la publicité, des salons ».
[3] Voir notamment le chapitre 4 du livre important de Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d'écologie politique, Paris, La Découverte, 2014, qui utilise le terme de « militarisation de l'écologie » pour désigner ce que j'appellerai ici « militarisme environnemental ».
[4] Une partie de cet article reprend les arguments présentés, de manière plus académiques, dans Alexis Cukier, « Guerre impérialiste, destruction écologique et capitalisme des catastrophes. Perspectives écomarxistes sur le tournant mondial des années 2020 », in Alexis Cukier et Arnaud François-Mansuy (dir.), Ecologie et philosophie politiques, à paraître.
[5] Voir Benjamin Bürbaumer, Chine / États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024.
[6] On rappellera que le fondateur de l'écomarxisme James O'Connor avait, dès la fin des années 1980, anticipé un « scénario selon lequel la destruction de l'environnement peut conduire à de vastes nouvelles industries conçues pour le restaurer » (James O'Connor, « Capitalism, Nature, Socialism : A Theoretical Introduction », Capitalism Nature Socialism, vol. 1, 1988).
[7] Comme le montre Claude Serfati, « la détérioration de la conjoncture économique depuis 2008 est un puissant vecteur de développement de la militarisation de la planète » (Claude Serfati, Un monde en guerres, Paris, Textuel, 2024, p. 248).
[8] Je reprends le terme de Gilbert Achcar, Gaza, un génocide annoncé. Un tournant dans l'histoire mondiale, Paris, La Dispute, 2025.
[9] Mike David, « Who will build the Ark ? », New Left Review, n° 61, janvier-février 2010, p. 38, je traduis.
[10] Cette hypothèse ne doit pas être confondue avec celle du « capitalisme du désastre » de Naomi Klein (La stratégie du choc. La montrée du capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud, 2008), caractérisée par les opérations politiques d'instrumentalisation des crises, ni avec celle du « capitalisme de l'apocalypse » de Quinn Slobodian (Le capitalisme de l'apocalypse. Le rêve d'un monde ou le rêve d'un monde sans démocratie, Paris, Seuil, 2025), caractérisée par les opérations de dérégulation économique et leur idéologie. La différence réside notamment dans le peu d'importance accordée par ces argumentations aux catastrophes écologiques, et dans le fait qu'elles portent principalement sur la période précédente du capitalisme, le néolibéralisme, né dans les années 1970 et dont on fait ici l'hypothèse qu'elle s'achève dans les années 2020.
[11] Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, L'évènement Anthropocène. La Terre, l'Histoire et Nous, Paris, Seuil, 2016, p. 145.
[12] Je développe cette thèse dans le chapitre « Guerre et impérialisme » d'un ouvrage Écologie politique du travail vivant. Catastrophes, écomarxisme et révolution, à paraître aux Editions sociales.
[13] Scientists for Global Responsibility and the Conflict and Environment Observatory, « Estimating the Military's Global Greenhouse Gas Emissions », en ligne, 2022, p. 2.
[14] Oliver Belcher, Patrick Bigger, Ben Neimard, Cara Kennelly, « Hidden carbon costs of the ‘everywhere war' : Logistics, geopolitical ecology and the carbon boot-print of the US military », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 45, 2020.
[15] Charles Closmann (dir.) War and the Environment, Austin, University of Texas Press, 2009.
[16] Neta Crawford nomme « cycle profond » cette interaction entre dépendance des armées aux énergies fossiles et stratégies militaires centrées sur la sécurisation des sources d'hydrocarbure dans le cas de l'armée états-unienne dans The Pentagon, Climate Change, and War : Charting the Rise and Fall of U.S. Military Emissions, Cambridge, MIT Press, 2022.
[17] Voir notamment Timothy Mitchell, Carbon Democracy : Political Power in the Age of Oil, Londres, Verso, 2011 ; Andreas Malm, Fossil Capital. The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Londres, Verso, 2016 ; Adam Hanieh, Crude Capitalism. Oil, Corporate Power and the Making of the World Market, Londres, Verso, 2024.
[18] Rachel Carson, Printemps silencieux [1962], Marseille, Wildproject, 2009, p. 49.
[19] Voir notamment Adrien Estève, Guerre et écologie. L'environnement et le climat dans les politiques de défense, Paris, PUF, 2022.
[20] The White House, « A National Security Strategy of Engagement and Enlargement », en ligne, juillet 1994, p. 15, je traduis.
[21] Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, op. cit., p. 16.
[22] Voir ibid., p. 19-85.
[23] Ian Angus, Face à l'Anthropocène. Le capitalisme fossile et la crise du système terrestre, Montréal, Ecosociété, 2018, p. 216-220.
[24] « Nous devrions planifier l'adaptation à au moins 4 degrés de réchaufffement » (Martin Parry, Jason Lowe, Hanson Clair, , « Overshoot, Adapt and Recover », Nature, n° 458, 2009, cité dans l'important livre de Wim Carton et Andreas Malm, Overshoot. How the World Surrendered to Climate Breakdown, Londres, Verso, 2024.
[25] « The World Is Going to Miss the Totemic 1.5°C Climate Target », éditorial de The Economist, 5 novembre 2022, cité ibid., p. 97.
[26] Christian Parenti, « The Catastrophic Convergence : Militarism, Neoliberalism and Climate Change », in Buxton Nick et Hayes Ben (éd.), The Secure and the Disposessed, Londres, Pluto Press, 2016, p. 33, je traduis.
[27] Voir Stand Speak Rise Up, We Are Not Weapons of War et Women's Information Consultative Center, White Paper. Conflict-Related Sexual Violence in Ukraine : Where Are We Now ?, novembre 2024.
[28] Humanitarian Research Lab at Yale School of Public Health, « Russia's systematic program of coerced adoption and fostering of Ukraine's children », 3 décembre 2024.
[29] Voir notamment Darya Tsymbalyuk, Ecocide in Ukraine. The Environmental Cost of Russia's War, Cambridge, Polity Press, 2025.
[30] Voir Karine Clément, Denys Gorbach, Hanna Perekhoda, Catherine Samary et Tony Wood, L'invasion de l'Ukraine. Histoire, conflits et résistances populaires, Paris, La Dispute, 2022.
[31] Simon Pirani, « The causes of the war in Ukraine », Labour Hub, 17 octobre 2022.
[32] Voir Gustafson Thane, Wheel of Fortune. The Battle for Oil and Power in Russia, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2017.
[33] Thane Gustafson, Klimat. Russia in the Age of Climate Change, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2021, p. 3-4, je traduis.
[34] Ibid., voir le chapitre 8 « A Tale of Two Arctics »..
[35] Ibid., p. 221-224.
[36] Amnesty International, « ‘You feel like you are subhuman'. Israel's genocide against Palestinians in Gaza », 5 décembre 2024, p. 283, je traduis.
[37] « Gaza : UN expert denounces genocidal violence against women and girls », UN Human Rights, 17 juillet 2025.
[38] Sara Ihmoud, « Countering Reproductive Genocide in Gaza : Palestinian Women's Testimonies », Native American and Indigenous Studies, vol. 12, 2025.
[39] Paul Kohlbry, « Agrarian Annihilation : Israel's war on Gaza is war upon both land and people », Agrarian Conversations. Journal of Peasant Studies, 2021.
[40] Voir notamment United Nations Environment Program, « Environmental Impact of the Conflict in Gaza : Preliminary Assessment of Environmental Impacts », 18 juin 2024, je traduis.
[41]Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile (2025), trad. Étienne Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2025, p. 97.
[42] Ibid., p. 79.
[43] Adam Hanieh, « (Re)contextualiser la Palestine : Israël, les pays du Golfe et la puissance US au Moyen-Orient », Contretemps. Revue de critique communiste, 8 juillet 2024.
[44] « Donald Trump, Benjamin Netanyahu full joint press conference (Feb. 4, 2025) », WFAA, 5 février 2025, je traduis.
[45] Ce plan, rendu public le 3 mai 2024, et qui comprend le projet de réseau ferroviaire précédemment mentionné, est accompagné « d'images générées par intelligence artificielle représentant des gratte-ciel ultramodernes, des plateformes pétrolières en mer, des champs d'énergie solaire, ainsi que divers éléments illustrant une vision technocratique standardisée du progrès urbain » (Wagner Kate, « The awful plan to turn Gaza into the next Dubai », The Nation, 9 juillet 2024, je traduis).
[46]

Le PQ entre deux crises
Les sondages des derniers mois indiquent que le Parti québécois se dirige probablement vers un retour au gouvernement. Ses victoires aux élections partielles vont dans le même sens. Au lendemain de l'élection générale de 2022, on pouvait penser que le PQ était sur son lit de mort, avec seulement trois députés et le pire résultat de son histoire. Que s'est-il passé depuis trois ans et qui expliquerait un tel revirement de situation ? Que penser de la promesse du PQ de tenir un référendum sur la souveraineté durant un premier mandat ? Sommes-nous vraiment à la veille de réaliser l'indépendance ou serions-nous plutôt au milieu d'une pause dans le déclin à long terme du PQ ?
15 septembre 2025
D'abord, examinons de plus près ces sondages. Le site QC125 de projection électorale prévoit un gouvernement péquiste majoritaire mais avec seulement 30% des voix. C'est la division du paysage politique en cinq blocs, combinée avec le mode de scrutin, qui font en sorte qu'un parti peut former un gouvernement majoritaire avec trois votes sur 10. Ce résultat est symétrique à celui de la CAQ qui pourrait se retrouver avec aucun député malgré des appuis à 17%.
En fait, le revirement de situation, depuis l'automne 2023 marqué par les grèves dans le secteur public, est un déclin de la CAQ allant de pair avec la montée du PQ. On ne devrait pas sous-estimer cette mobilisation dans notre évaluation de la présente période. C'était la plus grande mobilisation syndicale au Québec depuis les années 1970 et le gouvernement Legault a tout fait pour miner sa propre crédibilité en présentant des offres ridicules au début, puis en cédant progressivement face à la mobilisation. Ce faisant, il s'est aliéné tant les travailleuses et les travailleurs du secteur public (avec leurs familles et leurs ami.e.s) que la classe patronale. L'augmentation de salaires de 30% pour les député.e.s est venue juste au bon moment pour achever le processus.
Plus récemment, la baisse des appuis pour la CAQ semble profiter aussi aux libéraux. Bref, la coalition hétéroclite qui avait mené la CAQ au pouvoir il y a sept ans semble se désagréger, ramenant la CAQ dans une zone d'appuis semblable à ceux de l'Action démocratique du Québec (ADQ), tandis que la polarisation PQ-PLQ semble revenir au premier plan.
Pendant ce temps, à Québec solidaire, après les succès relatifs de 2018 et 2022, on se présentait comme l'opposition de fait face au gouvernement de la CAQ. Une polarisation CAQ/QS pouvait être envisagée comme la voie de l'avenir. Certains pouvaient même espérer présenter le parti comme une alternative gouvernementale plausible. Mais les récents sondages placent QS en 4e ou 5e position, disputant l'avant-dernière place au Parti conservateur. Que s'est-il produit ?
Comme c'est souvent le cas en politique québécoise, c'est la dynamique combinant les questions nationale et sociale qui conditionne le système des partis et leur évolution. Autrement dit, l'enjeu de la place du Québec dans l'État canadien est toujours présent, de même que les mobilisations sociales et le rapport de force entre les classes.
Les contradictions profondes du péquisme
Le PQ a toujours été aux prises avec une contradiction impossible à résoudre. Il affirme être le véhicule de la lutte pour l'indépendance du Québec, un changement majeur qu'on pourrait qualifier de révolution politique. Mais il hésite profondément à remettre en cause les institutions ou à se confronter à la résistance acharnée de l'État canadien et des forces sociales qui voient leur intérêt dans le maintien de son unité. Les leaders péquistes, au-delà de leurs différences de tactique ou de style, ont en commun un rejet d'une stratégie consistant à mobiliser la majorité de la population en défense de ses intérêts bien compris. Il n'est pas question de faire de la lutte pour l'indépendance une lutte de classe. Bref, le PQ prétend apporter un grand changement, mais sans que rien ne change ; il se veut toujours rassurant. La campagne référendaire de 1995 était emblématique à cet égard, en mettant l'accent sur la continuité entre la situation actuelle et celle résultant d'une éventuelle victoire du OUI.
C'est cette contradiction qui est à la source des fluctuations constantes dans la posture du PQ sur la question du référendum. Parfois, on reporte l'échéance aux calendes grecques. Parfois, on promet de tenir un référendum dès que possible. Parfois on dit qu'on en tiendra un si on pense pouvoir gagner. Présentement, c'est l'engagement à un référendum durant un premier mandat qui est au programme, comme en 1976 et en 1994. Mais ce positionnement a été plus l'exception que la règle dans l'ensemble de la vie du parti.
Un paysage politique dense et mouvant
On peut s'attendre à ce que la CAQ et le PLQ fassent du rejet du référendum un message central de leur campagne en 2026. La CAQ se présentera comme l'option nationaliste raisonnable et le PLQ comme les fédéralistes authentiques. Pour QS, une vision différente de l'indépendance, tant sur le plan du pourquoi que du comment, sera essentielle. Nous y reviendrons. Le Parti conservateur ne semble pas avoir grand chose à dire sur le sujet, ce qui explique en bonne partie sa difficulté à dépasser le vote de protestation marginal et à faire élire des député.e.s
D'un point de vue social, le PQ se présente comme un peu plus progressiste que la CAQ et le PLQ, mais avec peu d'engagements significatifs. On comptera sur le rejet des politiques d'austérité de la CAQ et des Libéraux par la majorité de la population et sur l'histoire des politiques progressistes mises en place (au siècle précédent…) par des gouvernements péquistes pour protéger son flanc gauche. Québec solidaire, qui vient d'adopter un plan de mobilisation sur le thème “un Québec solidaire de ses travailleuses et ses travailleurs”, va devoir travailler fort pour se distinguer en occupant le plus possible d'espace à gauche. Les Libéraux sont déjà bien identifiés comme le parti du monde des affaires. La CAQ, dont la députation est composée pour l'essentiel de patrons, après avoir gouverné comme des Libéraux pendant deux mandats, n'arrivera pas à se distinguer sur ce plan, ce qui laisse de la place sur sa droite pour la montée des conservateurs.
Le piège du pouvoir
Alors que la division du paysage politique et le mode de scrutin permettent d'envisager une victoire électorale du PQ avec 30% des votes, tandis que les appuis à la souveraineté restent stables autour de 35% depuis des années, on peut parier sur le fait que le futur probable premier ministre va devoir se rendre à l'évidence qu'il n'est pas sur le point de réussir là où René Lévesque et Jacques Parizeau ont échoué. L'échéance référendaire sera repoussée et la base péquiste sera accablée par un mélange de résignation et de démoralisation.
En fait, il faut obtenir deux fois plus de votes pour gagner un référendum que pour gagner une élection, étant donné l'augmentation marquée du taux de participation lors des référendums. Même si on ajoutait les 10% présentement annoncés pour Québec solidaire aux 30% du PQ, on est loin du compte. On doit ajouter à cela qu'environ la moitié des intentions de vote pour QS et le tiers des votes pour le PQ viennent de personnes qui ont l'intention de voter Non à la souveraineté.
Deux scénarios nous semblent improbables dans ce contexte. Le leader péquiste pourrait difficilement mettre de côté sa promesse de référendum avant ou pendant la campagne électorale. C'est cette promesse qui tient ensemble l'édifice fragile de son parti. Aller de l'avant avec un référendum quand tout indique qu'il serait perdant est aussi improbable. Personne ne veut assumer la responsabilité pour une troisième défaite, qui serait encore plus démoralisante que la décision de reporter l'échéance à un avenir indéfini.
L'élection d'un gouvernement péquiste sera donc le point culminant d'une parenthèse dans le développement de la crise profonde de ce vieux parti. Tôt ou tard, la réalité finira par le rattraper.
Pour la gauche : patience et honnêteté
Comment Québec solidaire devrait-il se positionner dans ce contexte ? D'abord, la complaisance avec le leadership du PQ et les illusions que celui-ci entretient par intérêt partisan est à écarter. On peut bien dire, hypothétiquement, que s'il y a un référendum, nous serons dans le camp du OUI. Mais en mettant l'accent sur le fait qu'il n'y en aura pas ! Il faut être brutalement honnête et affirmer clairement que le PQ s'apprête, au mieux, à trahir sa promesse, et au pire, à nous entraîner dans une défaite encore pire que celles de 1980 et 1995.
Il faut rappeler que c'est le PQ lui-même qui est responsable de cette situation, étant donné qu'il incarne toujours, pour la majorité de la population, le projet d'indépendance. C'est lui qui a échoué à renouveler la stratégie et les arguments souverainistes depuis 30 ans. C'est lui qui a convaincu bien des gens de tourner le dos au projet national, d'abord avec ses politiques de droite sur les questions sociales et économiques (le libre-échange, le déficit zéro, le virage ambulatoire…). Ensuite, et surtout, à cause de ses politiques discriminatoires (la Charte des valeurs) et xénophobes (blâmer l'immigration) depuis 2007.
Tous ces messages seront difficiles à entendre pour une base péquiste qui tente présentement de se convaincre elle-même que nous sommes à la veille du grand soir. Mais on se souviendra de la franchise des solidaires, seule base possible pour une éventuelle relation de confiance.
Ensuite, on doit mettre de l'avant, fièrement et avec conviction, notre vision stratégique. Pour que l'indépendance se réalise, il faut d'abord rallier la majorité de la population autour d'un projet de transformation politique, économique et sociale enthousiasmant. On veut mettre un pays au monde pour changer le monde. Ce projet, il appartiendra également à toutes les personnes qui vivent au Québec, peu importe leurs origines, leurs croyances et leurs habitudes vestimentaires. Il ira de pair avec l'autodétermination des 11 nations avec lesquelles nous partageons le territoire de la province de Québec.
Ce projet s'incarnera dans une constitution rédigé par une assemblée élue pour cette tâche, suite à une vaste consultation populaire. Le référendum viendra conclure cette démarche démocratique. pas donner un chèque en blanc au gouvernement pour négocier une nouvelle entente au sommet.
Pour que ce projet se réalise, il faut que Québec solidaire devienne le principal parti indépendantiste et reprenne le flambeau que le PQ va laisser tomber prochainement. Malheureusement, Québec solidaire aussi va devoir passer par une période difficile, suite aux prochaines élections, avant de jouer ce nouveau rôle historique. Avec une baisse probable de son vote populaire en 2026, toute la période allant de la prochaine élection générale à celle de 2030 sera ardue. On doit s'y préparer en gardant en tête notre vision à long terme, nos valeurs et notre engagement collectif.
Benoit Renaud
15 septembre 2025

Remaniement du gouvernement Legault : à droite toute !
Secoué par des scandales qui sentent la corruption et l'incompétence, le gouvernement Legault renoue avec son passé adéquiste et rejoint le PQ et le Parti conservateur dans une rhétorique de droite dure que ne renierait pas tout trumpiste qui se respecte.
Les mouvement sociaux, les centrales syndicales en premier, n'y constatent qu'une suite logique du passé récent alors qu'on pourrait aussi voir un saut qualitatif dans l'offensive d'un gouvernement qui refuse de mourir sans combat. Le gouvernement Legault est en crise et un simple jeu de chaises musicales ne suffira pas à remettre le parti sur les rails de la popularité. Pourtant, le programme annoncé par le premier ministre ressemble en tout point à un cri de guerre contre tout ce qui ressemble à une politique populaire. C'est le train illibéral qui fonce à toute vitesse et, telle une bête blessée, montre les dents et souhaite ouvrir toute grande la porte du capitalisme décomplexé. Tout obstacle doit être éliminé.
Basta les normes environnementales qui ralentissent les projets. Basta les dépenses sociales que refusent de payer les grandes corporations. Attaques contre les droits syndicaux. Le gouvernement Legault souhaite construire l'autoroute qu'emprunteront les entreprises sans les obstacles que constituent les cadres règlementaires, les obligations fiscales, les comptes à rendre… Que ça finisse en catastrophe comme la filière batterie ou le virage numérique à la SAAQ, la CAQ fonce tête baissée. Ce gouvernement a une tâche à accomplir : ouvrir le chemin à une nouvelle reprise de l'économie capitaliste dans le contexte de la guerre commerciale avec les Etats-Unis et les multiples crises qui grèvent le système. Et cette reprise passe par une plus grande ouverture à l'extractivisme et à l'exploitation des ressources. C'est le sens des projets de loi sur la forêt, la croissance de la production d'énergie et les intentions de relance de la filière des hydrocarbures.
En réaction aux annonces du gouvernement Legault, les centrales syndicales maintiennent le cap collaborationniste malgré le ton résolument guerrier du premier ministre. Les réactions ne sont pas à la hauteur du défi que leur lance François Legault. Aux confrontations souhaitées par ce gouvernement en perdition, les syndicats lancent plutôt des appels au dialogue et à la concertation qui ne feront pas plier le gouvernement.
Pour la CSN, c'est « bonnet blanc, blanc bonnet ». La centrale y voit un gouvernement « de gens d'affaires déconnectés des besoins de la population » et conclut que seules des élections générales « permettront à la population d'élire un gouvernement qui saura se mettre en action pour répondre aux besoins réels du Québec. » Bref, nous devrons prendre notre mal en patience d'ici octobre 2026 sans perspectives de riposte de la rue.
La FTQ voit dans les attaques de la CAQ contre les organisations syndicales une façon de faire diversion face aux échecs de son gouvernement tout en déchirant le modèle québécois au passage. Elle déplore que le gouvernement « brise le dialogue social, sème la discorde dans la société québécoise pour finalement annoncer le chaos »
À la CSQ, on souligne que « peu importe le porteur de dossier, si les orientations politiques et stratégiques du gouvernement demeurent les mêmes, ce sont encore des mois difficiles qui nous attendent. » La centrale souhaite « sincèrement qu'il ne cherche pas à affronter les syndicats pour tenter de remonter dans les sondages. Jouer la carte populiste et museler le contre-pouvoir et la critique pour mousser sa popularité en vue des élections, ce serait une grave erreur. »
La FIQ « exhorte le ministre de la Santé Christian Dubé à revoir certaines de ses priorités. » Elle déplore l'état de chaos dans lequel se retrouve le réseau de la santé malgré les belles promesses du ministre Dubé avec son agence Santé Québec. La centrale souhaite que la dernière année du ministre serve « à répondre aux besoins et préoccupations des patient-e-s et des professionnelles en soins. » L'APTS, quant à elle, tend la main au gouvernement et se dit prête à collaborer avec le nouveau personnel du gouvernement Legault.
Les syndicats du milieu de l'éducation affiliés à la CSN se disent soulagés par le départ de Bernard Drainville mais ils affirment qu'il est« difficile de croire que Mme Lebel incarnera le changement, elle qui contrôlait les finances lors des compressions et des gels d'embauche dans les écoles. » La FSE-CSQ souhaite rebâtir des ponts avec la nouvelle ministre Sonia Lebel dont la nomination est vue d'un bon œil.
D'autres regroupements syndicaux ont fait état de leur réaction au remaniement sans remettre en question l'approche « on rebâtit des ponts et on renoue le dialogue et tous regrettent le ton belliqueux du gouvernement ». La Fédération des intervenantes en petite enfance du Québec (FIPEQ-CSQ), le Syndicat des professionels et professionnelles du gouvernement du Québec (SPGQ), la Fédération autonome de l'enseignement (FAE) ou encore la Fédération québécoise des professeurs et professeures d'université (FQPPU) vont tous dans ce sens.
En bref, il semble que les directions syndicales sous-évaluent la volonté du gouvernement Legault d'en découdre avec les organisations qui peuvent représenter un contre-pouvoir et des sources de résistance à l'offensive pro-patronale que mijote la CAQ pour freiner sa descente dans les sondages. À contrario, un mouvement inter-centrales devrait être mis sur pied en concertation avec les organisations féministes, écologistes et étudiantes pour poser véritablement un défi à la CAQ tout comme au PQ, qui aspire au pouvoir, et au Parti conservateur qui fait dans le même discours. Un tel mouvement serait tout aussi utile afin de mettre à mal les « grands projets » de Mark Carney, du même acabit. Québec solidaire qui souhaite prendre partie pour les travailleurs et travailleuses devrait saisir la balle au bond et faire de la protection du droit de grève et des acquis syndicaux une campagne massive en direction des organisations populaires.
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