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Au Liban, Israël a violé le cessez-le-feu près de 7000 fois
A l'approche des un an de la signature du cessez-le-feu entre le Liban et Israël, force est de constater que ce dernier ne respecte pas les termes de l'accord. Comme à Gaza, le régime génocidaire continue de bombarder quasi quotidiennement le Liban.
Tiré d'Agence médias Palestine.
C'était le 27 novembre 2024. Après plusieurs mois de guerre ouverte entre Israël et le Hezbollah, un accord de cessez-le-feu est finalement trouvé. Depuis, l'Etat israélien n'a eu de cesse de violer cet accord, continuant de bombarder le sud du Liban régulièrement. Une situation que l'on peut désormais comparer avec celle de la bande de Gaza, où le régime israélien continue de mener des frappes aériennes en toute impunité, un mois et demi après le début du cessez-le-feu.
Plus de 6800 violations du cessez-le-feu
Les bombardements israéliens avaient débuté seulement quelques jours après le 7 octobre 2023. Ils ont d'abord visé le Sud-Liban, avant de s'étendre à tout le territoire national. Israël avait fini par accélérer sa campagne mortelle de bombardements en l'accompagnant d'une incursion terrestre dans le sud du pays dès la fin du mois de septembre 2024. L'accord de cessez-le-feu signé en novembre 2024 avait mis un terme à plusieurs mois de guerre qui ont coûté la vie à plus de 4000 libanais.
Depuis, la Force intermédiaire des Nations Unies au Liban (FINUL) opère sur le territoire pour surveiller les opérations de désarmement du Hezbollah et contrôler le respect de l'accord. Pourtant, Israël viole quotidiennement ce dernier, sans aucune conséquence si ce n'est quelques remontrances de façade par les institutions internationales. D'après la FINUL, le cessez-le-feu a été violé 6800 fois entre le 27 novembre 2024 et le 22 octobre 2025, “en grande majorité du fait d'Israël”.
En août 2025, le Conseil de sécurité a pris la décision de prolonger le mandat de la FINUL jusqu'en décembre 2026. Une de ses missions est d'assurer la conformité d'Israël notamment concernant la ligne bleue, tracée en 2000 par l'ONU au moment du retrait de l'armée israélienne du Sud-Liban sous occupation pendant dix huit ans. Israël tient encore au moins cinq positions militaires totalement illégales entre le nord de cette ligne et le sud du fleuve Litani. Les incursions israéliennes dans le Sud-Liban ont régulièrement lieu à partir de cette zone en violation totale du cessez-le-feu entré en vigueur le 27 novembre dernier.
La décision de prolongation du mandat de la FINUL est liée à la persistance de bombardements israéliens et d'incursions de l'armée dans le territoire libanais, comme exprimé par le Conseil de sécurité dans sa résolution 2790 adoptée en août dernier qui note “avec une vive préoccupation les violations persistantes dont cet accord fait l'objet, notamment les frappes aériennes et les attaques de drones menées sur le territoire libanais”, et “demande au gouvernement israélien de retirer les Forces présentes au nord de la ligne bleue notamment au niveau des cinq positions qu'il tient en territoire libanais, ainsi que dans les zones tampons établies au nord de la Ligne bleue”.
Le renforcement des attaques israéliennes au Sud-Liban
Ces dernières semaines, l'armée israélienne a multiplié les attaques sur des localités du Sud-Liban. A chaque salve de bombardements, le régime israélien prend pour prétexte la menace du Hezbollah. Depuis la signature de l'accord cessez-le-feu, plus de 250 Libanais-es sont morts sous les tirs israéliens.
A Bint Jbeil, dans le sud du pays, une habitante témoigne à Mediapart : “Quand nous entendons les drones, nous ne sortons pas de chez nous, de peur d'être visés et tués. Et c'est plusieurs fois par semaine. Aujourd'hui, ils tournent depuis ce matin.” C'était à la fin du mois de septembre. Le même jour, une attaque israélienne emportait un père et ses trois enfants.
D'après le quotidien libanais L'Orient-Le Jour, quatorze personnes sont mortes en cinq jours, assassinées par Israël, à la fin du mois d'octobre. Ce weekend, deux frères ont été tués par une frappe aérienne sur leur voiture, au sud des villes d'Ain Ata et Shebaa. Le même jour, une autre attaque a fait sept blessés dans le bombardement d'une voiture à proximité d'un hôpital.
En Palestine, l'Etat génocidaire invoque le Hamas pour justifier ses massacres. Au Liban, c'est le Hezbollah qui remplit ce rôle d'épouvantail pour justifier les bombardements et l'occupation israélienne dans le sud du pays. Comme en Palestine, les violations évidentes du droit international ne peuvent pas rester lettre morte dans la communication officielle occidentale. Alors au Liban comme en Palestine, l'Europe condamne. La France aussi condamne. Elle prévient, elle avertit. Mais les sanctions, elles, n'arrivent jamais.
Ce samedi 9 novembre, le porte-parole des Affaires étrangères de l'Union européenne a déclaré : “L'UE appelle Israël à mettre fin à toutes les actions qui violent la résolution 1701 et l'accord de cessez-le-feu conclu il y a un an, en novembre 2024.” Cette injonction perd en crédibilité si l'on rappelle les quelque 6800 violations du cessez-le-feu enregistrées en un an.
Dans le même temps, les responsables politiques israéliens multiplient les annonces va-t-en guerre, à l'image du ministre de la Défense Israël Katz : “Les mesures coercitives maximales se poursuivront et s'intensifieront même, nous ne tolérerons aucune menace envers les habitants du nord.”
En attendant, les habitants du Sud-Liban vivent dans la terreur des bombardements israéliens, comme le raconte Mediapart à Kfar Chouba ,où “les paysans et les enfants qui venaient puiser de l'eau dans la retenue entre ce poste avancé de la Finul et les militaires israélien·nes ne se montrent plus. Trop peur d'être visés par des drones.”
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Purges et paralysie : la crise silencieuse de l’armée chinoise
Les purges sans précédent au sein de l'armée chinoise révèlent une crise profonde. Entre corruption systémique et paralysie décisionnelle, l'APL fait face au défi le plus grave depuis l'ère Mao.
Tiré d'Europe solidaire sans frontière.
Le mois dernier, lors du quatrième plénum du Comité central du Parti communiste chinois, les caméras de la télévision d'État ont cadré avec insistance quatre rangées de sièges vides dans la Grande Salle du Peuple. Il ne s'agissait pas d'un simple incident technique. Sur les 205 membres titulaires du Comité central, seuls 168 ont participé aux travaux, soit un taux d'absentéisme de 18 %, le plus élevé depuis la Révolution culturelle. Parmi les membres suppléants, 24 sur 147 ne se sont pas présentés.
L'image de ces sièges vides a fait passer un message politique clair : les dirigeants militaires chinois sont confrontés à une crise d'une ampleur historique, qui dépasse les cas individuels de corruption pour prendre les contours d'un phénomène de fond.
Les chiffres témoignent d'une purge qui a peu de précédents dans l'ère post-maoïste. En 2024, la Commission centrale d'inspection disciplinaire a ouvert près de 900 000 enquêtes, un record absolu, tandis que les sanctions administratives ont touché 889 000 fonctionnaires, soit une augmentation de 45 % par rapport à l'année précédente. La tempête a également touché les dirigeants de l'APL (Armée populaire de libération), la Commission militaire centrale, organe suprême de commandement des forces armées présidé par Xi Jinping, passant de sept à quatre membres, la configuration la plus restreinte depuis la fondation de la République populaire en 1949. La contraction n'est pas seulement numérique et la nouvelle composition révèle un déséquilibre structurel sans précédent, puisque la marine, l'armée de l'air et les forces créées après les réformes de 2016 ne sont plus représentées au sein de la Commission. Seuls l'armée de terre et les unités de missiles balistiques également compétentes en matière nucléaire, restent représentées. Il convient de noter que l'armée a, entre autres, pour mission de « gérer » les éventuelles manifestations internes impliquant plus de cinq mille personnes.
Les liens qui existent entre les officiers purgés permettent de voir que derrière la rhétorique officielle de la lutte contre la corruption se cache un réseau de relations qui traversait les centres névralgiques du commandement militaire. Sur les neuf généraux expulsés du Parti et des forces armées le 17 octobre dernier, six avaient servi dans la 31e armée de groupe, rebaptisée 73e, une unité d'élite stationnée à Xiamen, dans la province du Fujian. Cette même province où Xi Jinping a travaillé comme fonctionnaire local dans les années 80 et 90, construisant ce que les analystes et les observateurs ont appelé la « clique du Fujian », un réseau de loyautés personnelles sur lequel le leader chinois a fondé une partie de son pouvoir. Sept des neuf généraux destitués avaient également des liens avec le Commandement du théâtre oriental, responsable des opérations vers Taïwan. Il ne s'agit donc pas d'épisodes isolés, mais d'un complot qui reliait les dirigeants politiques de l'armée aux commandements opérationnels les plus sensibles pour la stratégie de Pékin dans le détroit.
La nomination à la vice-présidence de la Commission militaire centrale de Zhang Shengmin, 67 ans, ancien secrétaire de la Commission d'inspection disciplinaire de la CMC elle-même, confirme que la campagne destinée à semer la peur est loin d'être terminée. Zhang est issu des Forces de missiles, où il a travaillé de 2004 à 2015, et supervise depuis 2017 la lutte contre la corruption au sein de l'APL. Sa promotion est particulièrement significative car il conserve sa double fonction : en plus de devenir vice-président, il continue à diriger la Commission disciplinaire militaire. Cette concentration de fonctions en une seule personne indique que Xi a l'intention d'intensifier, et non de relâcher, le contrôle sur les cadres militaires. Le message implicite est que les enquêtes se poursuivront et que personne, quelle que soit sa position dans la hiérarchie, ne peut se considérer en sécurité.
Entre corruption et factions : la nature profonde de la crise
Le langage officiel utilisé par Pékin pour justifier les purges a subi des changements significatifs au fil du temps, révélant des aspects qui vont au-delà du discours anti-corruption. Au départ, les accusations se limitaient à des formules génériques telles que « crimes liés au service » ou « violations de la discipline du Parti ». Avec le temps, cependant, des expressions archaïques et politiquement chargées ont fait leur apparition. En particulier, contre le général Wei Fenghe, ministre de la Défense de 2018 à 2023 et ancien commandant des Forces de missiles, l'expression « perte de loyauté et d'intégrité morale » a été utilisée, un terme qui remonte à la Chine ancienne, où il désignait la dégradation morale de l'élite. Dans l'histoire chinoise postérieure, cette expression a pris des connotations encore plus lourdes, signalant la trahison du souverain. Pendant la guerre civile, Mao Zedong l'a utilisée pour condamner les hauts fonctionnaires communistes qui avaient trahi le Parti en passant au Kuomintang de Chiang Kai-shek. L'utilisation de cette formule contre Wei, ainsi que l'éditorial du quotidien de l'APL qui accusait les responsables démis de leurs fonctions d'avoir « gravement porté atteinte au principe selon lequel le président de la CMC [c'est-à-dire Xi Jinping lui-même] a la responsabilité ultime », indiquent que les accusations dépassent la corruption financière pour toucher à des questions de loyauté politique et de subordination au commandement suprême.
Le véritable nœud de la crise semble résider dans la gestion du personnel militaire et dans les réseaux clientélistes qui se sont consolidés précisément grâce au système de promotions. He Weidong, vice-président de la Commission militaire centrale chargé des ressources humaines, Miao Hua et He Hongjun, respectivement directeur et directeur adjoint du département du travail politique de la CMC, occupaient tous des postes clés dans les dispositifs d'évaluation et d'affectation des officiers. Outre les aspects idéologiques et d'endoctrinement, le département du travail politique contrôle également les nominations à tous les niveaux. Sa fonction est de garantir que chaque avancement de carrière reflète non seulement les compétences techniques, mais surtout la fiabilité politique. Lorsque ces gardiens du système sont eux-mêmes accusés de « relations interpersonnelles inappropriées », cela signifie que le mécanisme même de sélection des cadres s'est corrompu, et que, d'un filtre méritocratique, il est devenu un outil permettant de consolider des réseaux de clientélisme qui contournaient les critères officiels.
La contradiction la plus flagrante réside dans le fait que tous ces officiers avaient été soigneusement sélectionnés par Xi Jinping lui-même, dans de nombreux cas avec des promotions accélérées qui contournaient les étapes habituelles. En 2022, He Weidong avait été promu de commandant du Théâtre oriental à vice-président de la Commission militaire centrale, sautant ainsi l'étape traditionnelle de membre ordinaire du Comité central. Il avait fait l'objet de deux promotions de grade en seulement deux ans, en 2017 et en 2019. He Hongjun avait été élevé au rang de général en juillet 2024, moins d'un an avant sa destitution. Wang Houbin, nommé commandant des Forces de missiles en avril 2023 après la purge de son prédécesseur Li Yuchao, a lui aussi été démis de ses fonctions après seulement quinze mois. Ces officiers représentaient une nouvelle génération de fidèles : ils étaient protégés par Xi, soigneusement sélectionnés et rapidement promus précisément parce qu'ils étaient considérés comme fiables, et non parce qu'ils étaient les héritiers des dirigeants précédents.
Les réformes militaires lancées par Xi en 2015, qui ont remplacé sept régions militaires par cinq théâtres opérationnels et supprimé les quatre puissants départements généraux pour créer quinze départements relevant directement de la CMC, devaient briser les anciens réseaux de clientélisme régional et empêcher tout général de construire des bases indépendantes grâce à une centralisation absolue qui aurait dû rendre chaque officier directement dépendant du président. Cependant, la nécessité de nommer rapidement de nouveaux cadres fidèles aux nouveaux postes créés a donné naissance à de nouveaux réseaux clientélistes, cette fois centrés sur les protégés de Xi, qui se sont révélés tout aussi imperméables au contrôle central que ceux qu'ils étaient censés remplacer.
L'effet domino : paralysie décisionnelle et crise opérationnelle
Le blocage des promotions est le signe le plus évident de la paralysie qui touche l'APL. En 2024, il n'y a eu que deux nominations au grade de général et aucune en 2025, ce qui contraste fortement avec les mandats précédents. Toutes les voies d'avancement sont bloquées et de nombreux postes restent vacants. Parmi ceux-ci, le commandement du Théâtre oriental, en charge des opérations à Taïwan, est toujours vacant, tout comme les postes de commandement de la marine, de l'armée de terre et des forces de missiles. Les candidats, officiellement « en cours d'évaluation », font en réalité l'objet d'une enquête ou d'une procédure de destitution, signe que Xi n'a pas de collaborateurs fiables à promouvoir. En conséquence, le climat d'incertitude mine la cohésion interne et bloque toute la chaîne de commandement. Après les purges au sommet, plus personne n'ose prendre d'initiatives et il est plus prudent d'attendre les ordres que de risquer de paraître ambitieux ou non aligné. Dans un contexte militaire, cette attitude se traduit par une immobilité opérationnelle et une perte d'efficacité, indépendamment de la qualité de l'arsenal ou des doctrines. La centralisation croissante aggrave la situation. Cette année, le quotidien de l'APL a annoncé que toute modification des priorités tactiques devait être approuvée par les échelons supérieurs, ce qui élimine la liberté d'action des commandants sur le terrain. Une mesure qui contredit la rhétorique même de la modernisation militaire, fondée sur l'autonomie et l'adaptation rapide des « forces de nouvelle qualité ».
La crise interne est clairement apparue lors du défilé militaire du 3 septembre, à l'occasion du 80e anniversaire de la victoire sur le Japon. Cet événement, conçu pour montrer la puissance de l'APL, s'est déroulé dans des conditions inhabituelles. Zhang Youxia, numéro deux des forces armées chinoises après Xi, était le seul officier en uniforme et occupait une position de second plan derrière le Comité permanent du bureau politique. Le défilé n'était pas présidé par un commandant en chef, mais par un général de brigade de l'armée de l'air, un grade inhabituel pour une fonction aussi importante. De plus, aucune unité n'a été présentée sous le nom de son commandant, contrairement aux défilés de 2015 et 2019. Cela indique que de nombreux officiers faisaient déjà l'objet d'une enquête ou que le commandement central craignait de mettre en avant des personnalités susceptibles d'être victimes des prochaines vagues de purges.
La contradiction la plus flagrante concerne les opérations à l'égard de Taïwan, que Xi a maintes fois désignées comme une priorité absolue, fixant 2027, année du centenaire de la fondation de l'APL, comme date butoir à laquelle l'armée doit être prête et capable de mener des opérations militaires contre le pays, si Pékin le jugeait nécessaire. Tous les commandants importants pour d'éventuelles actions dans le détroit ont été démis de leurs fonctions : Lin Xiangyang, commandant du théâtre oriental, a été exclu du Parti ; He Weidong, vice-président de la Commission militaire centrale et ancien commandant du même secteur, a été démis de ses fonctions ; Wang Xiubin, directeur du Centre de commandement des opérations conjointes, a été remplacé. Malgré ce démantèlement, l'activité militaire autour de Taïwan est restée intense et a même augmenté en partie. Les incursions aériennes quotidiennes dans la zone d'identification taïwanaise se sont poursuivies tout au long de l'année 2025, et les survols de drones à longue portée sont passés de 3 en 2024 à 8 en 2025. Cette situation peut être interprétée de deux manières : soit Xi ne prévoit pas d'action imminente, soit les opérations se poursuivent par inertie bureaucratique, tandis que l'incertitude règne au sommet quant au commandement effectif.
L'austérité dans le budget militaire
Pour la première fois dans l'histoire récente de la PLA, le discours sur l'austérité a officiellement fait son entrée dans le discours militaire chinois. Récemment, le général Qiu Yang, directeur adjoint du Bureau général de la Commission militaire centrale, a publié un essai dans un recueil officiel relatif au plan quinquennal 2026-2030 dans lequel il invite l'APL à « adopter un mode de fonctionnement sobre », à réduire les coûts et le gaspillage et à miser sur l'efficacité et l'innovation à faible coût. Cet appel marque un changement de ton par rapport aux années d'expansion illimitée, dicté par la détérioration de la situation économique. Avec un budget officiel de défense de 1 810 milliards de yuans (plus de 250 milliards de dollars, le budget réel étant certainement supérieur) et une croissance annuelle de 7,2 %, l'augmentation des dépenses militaires dépasse celle de l'économie réelle, qui ralentit à 4,5 % selon les chiffres officiels, voire moins. Les tensions commerciales avec Washington et la crise immobilière accentuent les contraintes budgétaires, poussant également l'appareil militaire à contenir ses dépenses. La crise économique s'accompagne de purges qui ont touché les forces de missiles et l'industrie de la défense, où la fraude et la corruption ont compromis des infrastructures stratégiques telles que les silos de missiles balistiques. Pékin réagit une fois de plus en centralisant le contrôle et en renforçant les audits conjoints entre l'armée et les autorités locales.
Le dilemme stratégique qui émerge de cette conjonction entre pressions économiques et crise institutionnelle est profond. D'une part, Xi a besoin d'une PLA puissante et moderne pour soutenir ses ambitions géopolitiques, et en particulier pour maintenir la pression sur Taïwan, affirmer son contrôle sur la mer de Chine méridionale et projeter sa puissance dans la région indo-pacifique. Le discours sur le « grand renouveau de la nation chinoise » que Xi a placé au centre de sa politique dépend en partie de sa capacité à convaincre que la Chine est redevenue une grande puissance militaire après le « siècle d'humiliation » subi de la part des puissances occidentales et du Japon. D'autre part, la combinaison de la corruption endémique qui a miné l'efficacité de certains programmes d'armement et des pressions fiscales résultant du ralentissement économique limite concrètement les options disponibles. La lutte contre la corruption devrait, en théorie, libérer des ressources actuellement gaspillées, ce qui permettrait de rendre les dépenses militaires plus efficaces. Dans la pratique, cependant, la paralysie qu'elle engendre sape précisément l'efficacité opérationnelle que la purge est censée rétablir. Il en résulte un cercle vicieux où la tentative de résoudre le problème aggrave ses conséquences.
Le problème de la succession et les scénarios futurs
La crise dans le domaine militaire met en évidence un problème encore plus fondamental qui concerne la nature même du pouvoir de Xi Jinping et sa pérennité. Si le dirigeant chinois élimine des officiers qu'il a lui-même soigneusement sélectionnés, y compris des membres de sa « clique du Fujian » sur laquelle il avait construit une partie de son règne, qui peut encore bénéficier de sa confiance ? La question dépasse le domaine militaire et touche l'ensemble de l'architecture du pouvoir en Chine. À chaque purge, le cercle des « intimes » se rétrécit, mais ce rétrécissement ne génère pas automatiquement plus de sécurité. Les rescapés savent qu'ils sont sous surveillance constante, ils savent que la loyauté dont ils ont fait preuve hier ne garantit pas leur position aujourd'hui, et que toute erreur, toute relation suspecte, toute interprétation indépendante des directives peut devenir un prétexte à leur destitution. Cette dynamique crée un cercle vicieux dans lequel, à mesure que Xi concentre le pouvoir entre ses mains, il est contraint de dépendre d'un groupe de collaborateurs de plus en plus restreint qui, soumis à des pressions croissantes, finissent par devenir moins fiables, car un climat de peur ne produit pas une loyauté véritable, mais seulement une obéissance opportuniste.
Les postes vacants dans la structure de commandement pourraient rester inoccupés pendant longtemps. Si le système de gestion du personnel est vraiment compromis, comme l'indiquent les purges, les pourvoir rapidement avec des officiers qui n'ont pas encore été évalués reviendrait à répéter les mêmes erreurs. Cela explique pourquoi Dong Jun, ministre de la Défense depuis près de deux ans, n'a pas encore été admis à la Commission militaire centrale, un siège qui revient traditionnellement de droit à ceux qui occupent cette fonction, signe d'une confiance encore suspendue. Si et quand Xi décidera de compléter les nominations, il est probable qu'il choisira des personnalités politiquement dociles plutôt que compétentes ou influentes. Ce critère de sélection, fondé sur la loyauté personnelle plutôt que sur la capacité stratégique, risque d'affaiblir encore davantage la qualité des dirigeants de l'APL et de transformer le haut commandement en un appareil de bureaucrates craintifs.
La question de la succession politique dans son ensemble semble encore plus complexe et non résolue. Xi est âgé de 72 ans et, contrairement à tous les dirigeants chinois depuis Deng Xiaoping, il n'a désigné aucun successeur. La tradition passée des transitions planifiées, aussi imparfaite soit-elle, garantissait une certaine prévisibilité et stabilité dans le transfert du pouvoir. Xi a rompu avec cette tradition. Avec un quatrième mandat probable qui débutera en 2027, voire des perspectives de maintien au pouvoir encore plus longues, son successeur pourrait être un fonctionnaire né dans les années 1970, actuellement dans une administration provinciale ou une agence du gouvernement central, qui ne dispose pas encore d'une visibilité nationale. Mais Xi se méfie profondément des fonctionnaires avec lesquels il n'a pas de relations personnelles solides, et en vieillissant, il a de moins en moins de liens avec la génération qui pourrait lui succéder. Il a travaillé avec des officiers et des fonctionnaires nés dans les années 1950 et 1960, avec lesquels il a partagé des expériences formatrices, mais la génération suivante lui est plus étrangère, et cette distance alimente sa méfiance.
Les hauts rangs du Parti, et de l'APL en particulier, pourraient connaître une période de fluctuation croissante dans les années à venir, Xi testant et écartant les candidats potentiels aux postes de direction. En coulisses, les fonctionnaires et les officiers de son entourage pourraient se livrer à une concurrence plus intense pour gagner en influence et/ou survivre politiquement, générant ce que les observateurs appellent des « luttes de pouvoir de bas niveau ». Ces luttes ne prendraient pas la forme de défis ouverts ou de confrontations idéologiques publiques, comme c'était le cas à l'époque maoïste. Elles se manifesteraient plutôt par des manœuvres bureaucratiques et des tentatives de discréditer des rivaux par le biais de signalements à la Commission d'inspection disciplinaire, ou par la manipulation des informations qui parviennent à Xi. Dans un système où tout dépend de la confiance du dirigeant suprême, et où cette confiance peut être révoquée à tout moment sans explication, l'incitation à faire du tort à des collègues potentiellement concurrents devient très forte. Ce type de concurrence souterraine corrode davantage la cohésion institutionnelle et rend encore plus difficile le fonctionnement coordonné et efficace qu'exige une armée moderne.
Les scénarios possibles pour l'avenir de la PLA s'articulent autour d'un éventail diversifié d'hypothèses, dont aucune n'est sans risque. Le premier scénario, le plus optimiste du point de vue de Pékin, verrait les purges éliminer efficacement la corruption et les réseaux clientélistes et, après une phase de transition douloureuse, émerger une armée plus professionnelle et plus efficace. Dans ce scénario, les sacrifices actuels seraient le prix à payer pour construire une PLA véritablement capable de « combattre et gagner des guerres », selon le slogan constamment répété par Xi. Mais des doutes subsistent quant à la faisabilité d'un tel scénario. Éliminer les individus corrompus ne résout pas les problèmes systémiques. Sans réformes structurelles pour introduire la transparence et des mécanismes de contrôle mutuel entre les institutions, le problème de la corruption réapparaîtra inévitablement. Dans un système où le pouvoir est concentré et opaque, et où les promotions dépendent d'évaluations subjectives de la « fiabilité politique » plutôt que de mesures objectives de compétence, les opportunités et les incitations à des comportements corrompus restent intactes.
Le deuxième scénario, le plus défavorable au régime, est celui d'une paralysie prolongée, dans laquelle la peur et les contrôles étouffants alimenteraient une culture de prudence extrême qui traverserait toute la structure militaire. À tous les niveaux, les officiers éviteraient de prendre des responsabilités, préférant se cacher derrière la bureaucratie plutôt que de prendre des décisions autonomes. Dans ce climat, l'APL perdrait sa capacité d'initiative tactique et d'adaptation rapide, indispensables dans la guerre moderne, tandis que les postes clés resteraient vacants ou seraient confiés à des personnalités médiocres, politiquement fiables mais dépourvues des qualités nécessaires pour exercer un véritable commandement. L'analogie historique la plus pertinente est celle des purges staliniennes de l'Armée rouge entre 1937 et 1938, lorsque trois maréchaux sur cinq, treize commandants d'armée sur quinze et environ 35 000 officiers au total ont été éliminés. Les conséquences en ont été désastreuses. Lors de la guerre d'hiver contre la Finlande en 1939-1940, l'Armée rouge, malgré sa supériorité numérique écrasante, a subi des pertes catastrophiques contre une armée finlandaise beaucoup plus petite, en raison de l'incompétence des nouveaux commandants promus pour leur loyauté politique plutôt que pour leurs capacités militaires.
Le troisième scénario possible concerne l'instabilité qui pourrait émerger au moment de la succession de Xi. Lorsque son pouvoir prendra fin, pour des raisons d'âge, de santé ou de pressions politiques accumulées, l'absence d'un successeur désigné et de mécanismes de transition ordonnée pourrait déclencher des luttes entre factions similaires à celles qui ont suivi la mort de Mao. Dans un contexte militaire déjà perturbé par les purges, avec des réseaux de commandement fragmentés et des loyautés incertaines, une crise de succession pourrait créer des situations dangereuses dans lesquelles différents généraux ou factions militaires pourraient tenter d'influencer l'issue de la lutte politique, rompant ainsi le tabou de la non-ingérence de l'armée dans la politique qui a prévalu, à quelques exceptions près pendant la Révolution culturelle, depuis la fondation de la République populaire.
La contradiction centrale semble insoluble à court terme. Xi a besoin d'une PLA forte pour soutenir les ambitions géopolitiques chinoises, mais le système de contrôle individualisé qu'il a mis en place génère précisément la faiblesse institutionnelle qu'il redoute. Chaque purge démontre son pouvoir absolu mais révèle également la fragilité des fondements sur lesquels ce pouvoir repose. Pour Taïwan, pour les États-Unis et leurs alliés asiatiques tels que le Japon et la Corée du Sud, pour l'Inde qui partage avec la Chine une frontière contestée et une histoire de conflits militaires, la question cruciale n'est pas tant de savoir si l'APL est forte ou faible aujourd'hui, mais à quel point elle sera imprévisible demain.
Une organisation paralysée par la peur peut être inefficace sur le plan opérationnel et incapable de coordonner des opérations complexes qui nécessitent une initiative à plusieurs niveaux. Mais elle peut aussi être dangereuse à bien des égards. Une armée qui n'est pas sûre de sa cohésion interne pourrait tenter de compenser cette insécurité par l'agressivité, trouvant dans la mobilisation contre des ennemis extérieurs un ciment pour la cohésion qui fait défaut en interne. Un dirigeant qui a bâti sa légitimité sur la promesse de restaurer la grandeur nationale et qui voit vaciller les moyens de réaliser cette promesse pourrait être tenté par des aventures militaires risquées afin de démontrer sa détermination et de détourner l'attention des problèmes internes.
Le véritable test n'est pas et ne sera pas les parades militaires, aussi spectaculaires soient-elles, mais une éventuelle crise réelle, dans laquelle des décisions rapides et coordonnées, la confiance entre les niveaux de commandement, l'initiative tactique et la flexibilité stratégique feront la différence entre le succès et l'échec. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il sera possible de vérifier si les purges ont réellement rendu l'APL plus efficace ou si, au contraire, elles ont compromis sa capacité de combat. En espérant, bien sûr, que ce moment n'arrivera jamais.
Andrea Ferrario
Source - Andrea Ferrario, 10 novembre 2025
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Que cache le nouveau plan israélien visant à diviser Gaza en deux ?
Alors que Trump vante la « paix », Israël met en place un nouveau régime caractérisé par des frontières fortifiées, un pouvoir par procuration et un désespoir orchestré, avec pour objectif final l'expulsion.
Tiré de Association France Palestine Solidarité
6 novembre 2025
+972 Magazine par Muhammad Shehada
Photo : L'ampleur des destructions à Kan Younis suite au retrait de l'armée israélienne après la signature de l'accord de trêve, 11 octobre 2025 © Doaa Albaz / Activestills
Depuis l'entrée en vigueur du cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, l'administration Trump salue le début d'un nouveau chapitre à Gaza. « Après tant d'années de guerre incessante et de danger permanent, aujourd'hui, le ciel est calme, les armes sont silencieuses, les sirènes se sont tues et le soleil se lève sur une Terre Sainte enfin en paix », a déclaré le président lors de son discours à la Knesset au début du mois. Mais les faits sur le terrain révèlent une réalité bien plus sombre et mettent en lumière le nouveau plan d'Israël visant à soumettre définitivement l'enclave.
Avec la « ligne jaune », Israël a divisé la bande de Gaza en deux : Gaza Ouest, qui couvre 42 % de l'enclave, où le Hamas reste au pouvoir et où plus de 2 millions de personnes sont entassées ; et Gaza Est, qui couvre 58 % du territoire, qui a été entièrement dépeuplée de civils et est contrôlée par l'armée israélienne et quatre gangs mandataires.
Dans le plan Trump, cette ligne était censée être un repère temporaire, la première étape du retrait progressif d'Israël de la bande de Gaza, une force internationale de stabilisation prenant le contrôle sur le terrain. Au lieu de cela, les forces israéliennes s'installent, renforçant la division par des travaux de terrassement, des fortifications et des barrières qui suggèrent une évolution vers la permanence.
L'ouest de Gaza commence à ressembler au sud du Liban, que l'armée israélienne continue de bombarder régulièrement depuis la signature d'un cessez-le-feu avec le Hezbollah en novembre dernier. Depuis le début de la trêve à Gaza, les frappes aériennes, les attaques de drones et les tirs de mitrailleuses israéliens continuent de s'abattre quotidiennement sur la population, généralement sous le prétexte non fondé de « déjouer une attaque imminente », de riposter à des agressions présumées contre des soldats israéliens ou de cibler des individus qui s'approchent de la ligne jaune. À ce jour, ces attaques ont tué plus de 200 Palestiniens, dont des dizaines d'enfants.
Israël continue de restreindre l'aide à l'ouest de Gaza, avec une moyenne d'environ 95 camions entrant par jour au cours des 20 premiers jours du cessez-le-feu, ce qui est bien en deçà des 600 camions par jour stipulés dans l'accord entre Israël et le Hamas. La plupart des habitants ont perdu leur maison, mais Israël continue d'empêcher l'entrée de tentes, de caravanes, de logements préfabriqués et d'autres produits de première nécessité, alors que l'hiver approche.
L'est de Gaza, autrefois le grenier de l'enclave, est aujourd'hui un désert désolé. Des collègues et des amis qui vivent à proximité décrivent le bruit constant des explosions et des démolitions : les soldats israéliens et les entrepreneurs privés des colons continuent de raser systématiquement tous les bâtiments restants, à l'exception des petits camps destinés aux gangs vivant sous la protection de l'armée israélienne et comblés d'armes, d'argent, de véhicules et d'autres luxes.
Israël n'a pas l'intention de quitter l'est de Gaza de sitôt. L'armée a renforcé la ligne jaune avec des blocs de béton, engloutissant ainsi de vastes portions de l'ouest de Gaza, et le ministre de la Défense, Israel Katz, s'est ouvertement vanté d'avoir autorisé à tirer sur toute personne s'approchant de la barrière, même si ce n'est que pour tenter de rejoindre son domicile. Des rapports suggèrent également qu'Israël prévoit d'étendre la ligne jaune plus loin dans l'ouest de Gaza, mais l'administration Trump semble retarder cette initiative pour l'instant.
Et lors d'une conférence de presse la semaine dernière, l'envoyé de Trump, Jared Kushner, a annoncé que la reconstruction n'aurait lieu que dans les zones actuellement entièrement contrôlées par l'armée israélienne, tandis que le reste de Gaza restera en ruines et en cendres jusqu'à ce que le Hamas désarme complètement et mette fin à son règne.
Ces divisions de plus en plus marquées entre l'est et l'ouest de Gaza laissent présager ce que le ministre israélien des Affaires stratégiques, Ron Dermer, a appelé « la solution à deux États... au sein même de Gaza ». Israël autoriserait une reconstruction symbolique dans les zones de Rafah contrôlées par ses milices, tandis que le reste de l'est de Gaza deviendrait probablement une zone tampon rasée et un dépotoir pour Israël. Dans ce scénario, l'ouest de Gaza resterait dans un état perpétuel de guerre, de ruines et de privations.
Il ne s'agit pas d'une reconstruction d'après-guerre, mais plutôt d'un désespoir orchestré, imposé par des murs, la menace constante de la violence militaire et des réseaux de collaborateurs. Gaza est en train d'être refaite, non pas pour le bien de sa population, mais pour consolider le contrôle permanent d'Israël et faire avancer son objectif de longue date : chasser les Palestiniens de la bande de Gaza.
Le Hamas réaffirme son contrôle
De son côté, le Hamas tente de rétablir son contrôle dans l'ouest de Gaza afin de renverser l'effondrement social provoqué par Israël au cours de deux années de génocide. Dès l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, le Hamas a lancé une campagne de répression sécuritaire visant à poursuivre les criminels et à désarmer les clans et les milices soutenus par Israël.
La campagne a atteint son apogée avec l'exécution publique de huit collaborateurs présumés, ainsi que de violents affrontements avec le clan Daghmoush — une démonstration de force calculée visant à intimider les groupes rivaux. La stratégie semblait efficace : plusieurs familles ont rapidement remis leurs armes au Hamas sans opposer de résistance.
Avec cette campagne, le Hamas vise également à faire comprendre, tant au niveau national qu'international, qu'il n'a pas été vaincu malgré ses pertes substantielles pendant la guerre, et qu'il ne peut être écarté des débats sur l'avenir de Gaza. Dans le même temps, le groupe tente de rétablir un semblant d'ordre civil et de se venger des membres de gangs et des criminels qui ont profité du chaos de la guerre pour piller et s'en prendre aux civils. Cela s'inscrit également dans le cadre d'un effort visant à retrouver sa légitimité après avoir perdu une grande partie de son soutien populaire à la suite de la destruction massive de Gaza.
Pendant ce temps, le Premier ministre Benjamin Netanyahu s'efforce désespérément de persuader Trump de permettre à Israël de reprendre le génocide, en exploitant des incidents isolés à Rafah pour justifier une nouvelle action militaire. Dans un cas, deux soldats israéliens auraient été tués après avoir roulé sur des munitions non explosées ; dans un autre, des soldats ont été attaqués par ce qui semblait être une petite cellule du Hamas qui n'était pas au courant du cessez-le-feu et n'avait aucun lien avec la chaîne de commandement du groupe.
Netanyahu a également instrumentalisé la répression sécuritaire du Hamas, la présentant comme une série de meurtres contre des civils, et a accusé le groupe de refuser de restituer les corps des otages ou de désarmer, tout cela dans le but de persuader Washington de donner son feu vert à une nouvelle offensive à Gaza sous prétexte de faire pression sur le Hamas.
Le président américain, encore euphorique après la vague inhabituelle de couverture médiatique positive entourant le cessez-le-feu à Gaza, a jusqu'à présent réussi à contenir Israël, mais on ne sait pas combien de temps cela durera. Le président du Comité des chefs d'état-major est le prochain sur la liste à s'occuper de Netanyahu, après les visites de Trump, du vice-président J.D. Vance et du secrétaire d'État Marco Rubio.
Pour l'instant, le président est déterminé à préserver le cessez-le-feu, même si ce n'est que de manière symbolique, afin d'éviter de donner l'impression d'avoir échoué ou d'avoir été berné par Netanyahu. Mais le Premier ministre israélien parie qu'avec le temps, Trump sera distrait par le prochain événement majeur, se désintéressera de Gaza et lui laissera à nouveau les mains libres.
« La nouvelle Rafah »
Mais s'il ne peut pas revenir à une offensive à grande échelle, le plan de secours d'Israël consiste à persuader la Maison Blanche de limiter la reconstruction à la partie orientale de Gaza contrôlée par Israël, en commençant par Rafah, commodément située le long de la frontière avec l'Égypte, où plus de 150 000 Gazaouis ont déjà fui (la reconstruction dans le nord, dans des zones telles que Beit Lahiya, est notablement absente de ces plans). Selon les médias israéliens, la ville reconstruite – qui comprendrait « des écoles, des cliniques, des bâtiments publics et des infrastructures civiles » – serait entourée d'une vaste zone tampon, constituant en fait une « zone de mort ».
À terme, Israël pourrait autoriser, voire encourager, les Palestiniens à s'installer dans les zones reconstruites de Rafah, qui constitueraient une « zone de sécurité » à Gaza où les civils pourraient fuir le Hamas – une idée que les voix pro-israéliennes dans les médias américains tentent de vendre. Comme le Hamas ne peut être totalement éliminé de Gaza, comme l'a récemment admis Amit Segal, chroniqueur politique israélien et allié de Netanyahu, le seul « avenir » pour les Palestiniens de l'enclave se trouvera dans l'est démilitarisé sous contrôle israélien.
« Une nouvelle Rafah... ce serait la Gaza modérée », a déclaré Segal à Ezra Klein du New York Times. « Et l'autre Gaza serait ce qui se trouve dans les ruines de la ville de Gaza et les camps de réfugiés du centre de Gaza. »
Actuellement, les seuls habitants palestiniens de Rafah sont les membres de la milice de Yasser Abu Shabab, un groupe lié à Daech, armé, financé et protégé par Israël. Il semble très improbable que de nombreux Palestiniens acceptent de vivre sous le joug d'un seigneur de guerre, trafiquant de drogue condamné et collaborateur qui a systématiquement pillé les réserves alimentaires et imposé la famine à Gaza à la demande d'Israël. De plus, toute personne qui traverse la frontière vers la partie est de Gaza contrôlée par Israël risque d'être considérée comme un collaborateur, comme cela est arrivé à Moumen Al-Natour, un éminent militant anti-Hamas qui a fui la récente répression du Hamas pour se réfugier sur le territoire d'Abu Shabab et qui a ensuite été renié par sa famille.
Même si certains Gazaouis désespérés acceptent de déménager à Rafah, Israël ne les laissera pas simplement passer en masse de la partie ouest à la partie est de Gaza, sous prétexte d'empêcher l'infiltration du Hamas parmi la foule. Le plan des « bulles de sécurité » – présenté pour la première fois par le ministre de la Défense de l'époque, Yoav Gallant, en juin 2024 – qui prévoyait la création de 24 camps fermés vers lesquels la population de Gaza serait progressivement transférée, fournit un modèle : L'armée israélienne inspecterait et contrôlerait probablement chaque personne autorisée à passer à l'est de Gaza, ce qui entraînerait inévitablement un processus bureaucratique long et intrusif, basé sur l'intelligence artificielle, qui exposerait les demandeurs au chantage des agences de sécurité israéliennes, qui pourraient exiger leur collaboration en échange de leur entrée.
Israël a clairement indiqué que toute personne qui franchirait cette « zone stérile » à Rafah ne serait pas autorisée à retourner de l'autre côté de Gaza, transformant ainsi Rafah en un « camp de concentration », comme l'a déclaré l'ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert. De nombreux Palestiniens éviteraient donc d'entrer dans la partie orientale de Gaza, craignant que si Israël reprend le génocide avec la même intensité, ils pourraient être poussés vers l'Égypte. En effet, alors même qu'elle élabore des plans pour permettre la reconstruction à Rafah, l'armée israélienne continue de démolir et de faire sauter les maisons et les bâtiments qui restent dans cette zone.
En fin de compte, le « nouvelle Rafah » d'Israël servirait de village Potemkine, une façade extérieure destinée à faire croire au monde que la situation est meilleure qu'elle ne l'est en réalité, n'offrant qu'un abri rudimentaire et une sécurité légèrement supérieure aux Palestiniens qui s'y réfugient. Et sans reconstruction complète ni horizon politique, ce plan semble ressembler à ce que le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, avait promis en mai : « Les citoyens de Gaza seront concentrés dans le sud. Ils seront totalement désespérés, comprenant qu'il n'y a aucun espoir et rien à attendre à Gaza, et chercheront à se réinstaller pour commencer une nouvelle vie ailleurs. »
Le désarmement comme piège
Que la reconstruction se poursuive ou non dans l'est de Gaza, Israël continuera de présenter cette zone comme « exempte de terrorisme » et « déradicalisée », tout en continuant de bombarder l'autre partie sous prétexte de désarmer et de renverser le Hamas.
Le groupe islamiste a déjà accepté de remettre Gaza à un comité technocratique administratif et d'autoriser le déploiement dans l'enclave d'une nouvelle force de sécurité palestinienne formée par l'Égypte et la Jordanie, ainsi que d'une mission de protection internationale. Netanyahu a toutefois catégoriquement rejeté l'entrée de 5 500 policiers palestiniens à Gaza, refusé d'autoriser les forces de stabilisation turques ou qataries à entrer dans la bande de Gaza et fait obstruction à la création du comité administratif.
De même, le désarmement est un domaine ambigu qui donne à Israël un prétexte quasi illimité pour empêcher la reconstruction dans l'ouest de Gaza et maintenir son contrôle militaire. Le Hamas a indiqué qu'il accepterait de démanteler ses armes offensives (telles que les roquettes) et a déjà accepté de renoncer au reste de son armement défensif léger (y compris les armes à feu et les missiles antichars) dans le cadre d'un accord de paix, plutôt que comme condition préalable.
Le Hamas est également ouvert à un processus similaire à celui de l'Irlande du Nord, dans le cadre duquel il enfermerait ses armes défensives dans des entrepôts et s'engagerait à cesser complètement les hostilités pendant une ou deux décennies, ou jusqu'à la fin de l'occupation illégale d'Israël. Dans ce cas, les armes légères restantes serviraient en quelque sorte d'assurance qu'Israël ne reniera pas ses promesses de se retirer de Gaza et de mettre fin au génocide.
Les gouvernements britannique et égyptien, ainsi que l'Arabie saoudite et d'autres puissances régionales, font actuellement pression pour que soit adopté le modèle de désarmement de l'Irlande du Nord, signe qu'ils reconnaissent le caractère sensible et complexe de la question du désarmement.
L'insistance d'Israël sur un désarmement complet et immédiat est un piège délibérément irréalisable qui exige la capitulation totale des Palestiniens. Même si les dirigeants du Hamas à Doha étaient contraints d'accepter cette capitulation, bon nombre de leurs propres membres et d'autres groupes militants à Gaza ne manqueraient pas de désobéir. Cela ressemblerait à l'accord de désarmement colombien, où de nombreux militants des FARC ont fait défection et ont créé de nouvelles milices ou rejoint des gangs.
Traduction : AFPS
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Un cessez-le-feu illusoire : les crimes d’Israël continuent
L'AFPS, rejointe par plus de 70 organisations, a lancé un appel pour une grande manifestation nationale à Paris le 29 novembre : une première en France depuis deux ans. La mobilisation collective s'impose plus que jamais.
Tiré du blogue de l'auteur.
L'entrée en vigueur d'un prétendu cessez-le-feu sous l'égide de Donald Trump le 10 octobre 2025 et la libération de tous les Israéliens vivants retenus à Gaza laissent les habitants de l'enclave sous les coups bien réels de nouvelles attaques meurtrières. Quotidiennement, l'armée israélienne — qui occupe toujours près de 60 % de la bande de Gaza — mène des « opérations de sécurisation », commet des assassinats prétendument ciblés, détruit des bâtiments, assassine des innocents, effectue des incursions au-delà de la zone de retrait et multiplie tirs et bombardements au moindre prétexte.
Contrairement à ses engagements, Israël interdit toujours l'accès de la bande de Gaza aux journalistes. Il prépare des visites strictement encadrées, uniquement dans la zone qu'il occupe, destinées à tenter de se dédouaner des crimes commis depuis plus de deux ans.
Israël utilise les difficultés de retrouver les dépouilles des Israéliens sous les décombres pour violer le cessez-le-feu alors que personne ne semble se préoccuper des plus de 10 000 dépouilles de Palestiniens sous les gravats depuis deux ans pour certains d'entre eux.
Depuis ce « cessez-le-feu », plus de 226 Palestiniens ont été tués, dont plus d'une centaine la nuit du 28 octobre, parmi lesquels 46 enfants. Malgré les appels des ONG et de l'ONU, l'aide humanitaire vitale n'entre toujours pas, ou trop peu à Gaza. Des extrémistes israéliens continuent de bloquer et de saccager sans être inquiétés des camions d'aide au poste-frontière de Kerem Shalom.
La stratégie israélienne reste la même : trouver un prétexte, accuser les Palestiniens, en tuer le plus possible, puis cesser les bombardements et proclamer le respect du cessez-le-feu avec le soutien de Donald Trump, lequel menace les Palestiniens d'une intervention directe « au nom de la paix ». C'est une nouvelle forme de « Pax Americana », aux intérêts stratégiques et financiers manifestes.
Derrière les déclarations sur la paix et la nécessité pour les Palestiniens de reconstruire leur avenir - une fois « débarrassés du Hamas » - se cachent à peine des ambitions coloniales de contrôle occidental de l'économie palestinienne en accord avec Israël et certains États arabes : contrôle de l'aide humanitaire, programmes de reconstruction et réaménagement territorial. La parfaite symbiose entre le projet sioniste et les intérêts financiers de requins de la finance comme Tony Blair ou Jared Kushner. Les Palestiniens y seraient réduits à une main-d'œuvre à bon marché.
Le projet des uns, le mépris des autres, face à un peuple qui résiste à l'occupation, à la colonisation et à l'apartheid expliquent que ni Israël ni ses alliés occidentaux n'ont l'intention de faire cesser le génocide à Gaza, ou le nettoyage ethnique en Cisjordanie et à Jérusalem-Est.
En Cisjordanie, la violence des colons, avec la complicité de l'armée et les encouragements des ministres d'extrême droite Ben Gvir et Smotrich, franchit de nouvelles limites : pogroms, fusillades, destructions de biens, passages à tabac. La récolte des olives 2025 est particulièrement ciblée : des milliers d'arbres saccagés, les récoltes volées, des fermes et villages attaqués. Trente deux militants internationaux, menacés par les colons, ont été arrêtés par l'armée, détenus, puis expulsés.
Ces violences, qui visent à affaiblir l'économie palestinienne et à réaffirmer le projet d'annexion de la Cisjordanie, sont une réponse à la reconnaissance récente de la Palestine par plusieurs États et à la résolution du 18 septembre 2024 de l'Assemblée générale de l'ONU exigeant d'Israël qu'il mette fin à son occupation et à sa colonisation illégales du Territoire Palestinien.
Cette situation dramatique exige que le mouvement de solidarité reste lucide et mobilisé. Sans aucune illusion sur ce prétendu cessez-le-feu, ne baissons pas les bras. Les crimes israéliens se poursuivent à Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem Est et en Israël même : notre mobilisation unitaire reste indispensable. L'AFPS, rejointe par plus de 70 organisations, a lancé un appel pour une grande manifestation nationale à Paris le 29 novembre : une première en France depuis deux ans. La mobilisation collective s'impose plus que jamais.
Bureau National de L'AFPS,
3 novembre 2025
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La revue Mobilisation et la lutte en milieu de travail : entrevue avec Guillaume Tremblay-Boily
Le tournant des années 1960-1970 est une période tumultueuse au Québec, qui voit naître de nombreux groupes ouvriers et révolutionnaires. Dans ce contexte, la revue Mobilisation (1971-1975) joue un double rôle de réflexion et d’organisation, faisant notamment la promotion de l’implantation en milieu de travail pour y organiser la lutte des classes. Cette expérience, aujourd’hui méconnue, propose une manière originale de rattacher les luttes politiques à l’expérience concrète des travailleuses et des travailleurs. C’est pour la faire connaître que M Éditeur a récemment publié une anthologie des textes de Mobilisation portant sur cette pratique. Ces documents ont été sélectionnés et présentés par Guillaume Tremblay-Boily, auteur d’une thèse de doctorat sur l’implantation marxiste-léniniste au Québec dans les années 1970. Le collectif Archives Révolutionnaires l’a rencontré pour discuter de l’histoire de Mobilisation et de son intérêt dans le contexte des luttes contemporaines.
Entrevue réalisée par Alexis Lafleur-Paiement

Pour commencer, pourrais-tu me parler du contexte socio-politique des années 1960, puis de la Crise d’Octobre 1970 qui a ébranlé toute la gauche au Québec ?
À l’époque, on est dans un contexte de grande ébullition sociale, de grande mobilisation politique, militante, intellectuelle. La Révolution tranquille engendre un ensemble de réformes et de changements politiques. Il y a une montée en force du mouvement ouvrier et du mouvement syndical. À partir du milieu des années 1960, on voit une augmentation massive du nombre de conflits de travail. Il y a des grèves qui sont dures, les gens osent faire des grèves sauvages et débrayer pour de longues périodes. C’est un moment d’avancées pour le mouvement syndical. En parallèle, il y a une génération qui arrive à l’âge adulte et qui demande des transformations encore plus radicales, comme en témoignent les revues Parti Pris ou Révolution québécois.
Il y a aussi un foisonnement d’initiatives populaires, notamment à Montréal. Des comités de citoyens sont formés pour revendiquer toutes sortes de choses, comme la création d’un parc ou d’une école, le financement de coopératives d’habitation, etc. Ça marche assez bien, ils obtiennent souvent des gains, mais certains se demandent s’il ne faudrait pas être plus ambitieux, d’où l’idée de se transformer en Comités d’action politique (CAP). Éventuellement, l’idée émerge d’affronter le maire Jean Drapeau aux élections de 1970, lors des premières élections municipales au suffrage universel. C’est déjà quelque chose, parce qu’avant, les élections municipales étaient réservées aux propriétaires ! Donc, les Comités d’action politique, qui sont appuyés par la Confédération des syndicaux nationaux (CSN), s’unissent pour former le Front d’action politique, le FRAP. Le nouveau parti se présente aux élections, mais ça survient en même temps que la Crise d’Octobre, alors que le Front de libération du Québec (FLQ) a kidnappé deux hommes politiques et que l’armée canadienne occupe le Québec. Disons que le contexte est difficile pour la gauche… Jean Drapeau associe le FRAP au terrorisme du FLQ, ce qui lui nuit passablement. Pourtant, sans même présenter de candidat à la mairie, le FRAP obtient environ 18 % des voix. Mais les militants jugent que leur campagne n’a pas bien mar
Un grand débat éclate au sein du FRAP entre, d’une part, les gens qui croient qu’il faut poursuivre des campagnes de communication grand public, versus une autre tendance qui dit qu’il faut s’implanter dans les quartiers et dans les milieux de travail pour se lier à la classe ouvrière de manière organique. Ce sont des militantes et des militants de cette deuxième tendance qui vont former la revue Mobilisation. Ils sont donc issus des Comités d’action politique, ils ont des liens un peu avec le mouvement syndical pour cette raison, mais ils veulent aussi développer une relation plus directe avec les travailleurs, dans les quartiers et dans les usines.



Comment la revue Mobilisation émerge dans la foulée d’Octobre 1970 et quels sont ses objectifs ?
Les gens, à la fin des années 1960, les militants de gauche en général, ont une certaine sympathie pour le FLQ. Les militants sont très indépendantistes et ils appuient aussi un projet social. Lors de l’élection provinciale de 1970, le Parti québécois, qui affirme avoir un « préjugé favorable envers les travailleurs », obtient 23 % des voix. Par contre, il n’a que 7 députés sur 108 sièges… Cette distorsion amène beaucoup de militants et de militantes à conclure que le Parti québécois n’est pas une voie à suivre. Ils ne croient pas que le PQ peut prendre le pouvoir. Puis la Crise d’Octobre décime le mouvement de gauche, surtout à Montréal. Il y a plus de 500 arrestations et quelque chose comme 3000 perquisitions. Surtout, il n’y a pas de grande réaction populaire contre la répression. En résumé, on a une sympathie radicale, un blocage politique et une incapacité à résister à la répression lorsqu’elle se produit. Ça confirme l’analyse que beaucoup de militants faisaient déjà : que la gauche manque de structures pour s’organiser et pour réaliser un changement.
Plusieurs avaient l’impression d’être spontanéistes, de voguer de manif en manif sans construire quelque chose de solide et donc, d’être perçus par la population comme des activistes. Le sentiment s’installe qu’on manque de sérieux et de discipline. La Crise d’Octobre confirme qu’il faut être plus structuré et se doter d’organisations avec un programme, des membres, une stratégie, des objectifs à atteindre. Pour mettre en œuvre ce changement-là, les militants vont se tourner vers le marxisme qui apparaît comme une réponse au caractère dissipé des mouvements sociaux. En même temps, les gens vont de plus en plus débattre de la formation éventuelle d’un parti révolutionnaire, d’un parti communiste. Les militants vont s’implanter dans la classe ouvrière pour contribuer au développement de leurs organisations.
Les débuts de la revue Mobilisation sont caractéristiques de ce tournant. En fait, la revue a paru dans une première mouture en 1969-1970, comme organe du Front de libération populaire (FLP), une organisation activiste plus ou moins connectée au FLQ. À l’époque, le ton est complètement différent. On est encore dans une période où l’idée, c’est de multiplier les manifs, multiplier les occasions de contestation. Les gens du FLP participent à l’Opération McGill français, ainsi qu’aux émeutes de la Murray Hill, une compagnie anglophone qui détient le monopole du transport entre l’aéroport de Dorval et le centre-ville de Montréal. Lors des émeutes, il y a des gardiens de sécurité qui tirent sur les manifestants. Pierre Beaudet, un des fondateurs de Mobilisation, se retrouve à l’hôpital. Les militants commencent donc à se dire que ça suffit de juste aller de manif en manif, qu’il faut se doter de quelque chose de plus structuré. La Crise d’Octobre confirme ça. Quand la revue Mobilisation va renaître en 1971, elle a une autre idéologie, une autre apparence.
L’autre gros élément, c’est l’acquisition par Pierre Beaudet, André Vincent et d’autres camarades de la Librairie progressiste en 1972. Ils en font une sorte de pôle militant. Au sous-sol, il y a des presses et ils impriment le Petit livre rouge de Mao pour lequel ils ont obtenu les droits. La librairie devient aussi un lieu où tous les profs de cégep qui veulent mettre Marx ou d’autres penseurs communistes dans leur plan de cours viennent pour se fournir. Ça permet d’avoir des revenus, mais aussi de rencontrer des gens, d’avoir des discussions politiques. La Librairie progressiste vend toutes sortes de livres de gauche, avec une approche assez hétérodoxe. C’est dans ce contexte-là que la revue Mobilisation prend son essor. Dans le numéro 1, ils disent que l’objectif, c’est d’avoir une revue par et pour les militants, ils veulent que ce soit une revue de réflexion militante. Concrètement, ça va être un espace pour faire des bilans de pratique et débattre des meilleures approches de lutte.

À ce moment-là, c’est quoi au juste Mobilisation ? Pourquoi l’équipe de la revue met-elle de l’avant la tactique de l’implantation ?
Il y a une petite équipe, peut-être une dizaine de personnes. Chacune des personnes qui s’impliquent dans la revue est aussi associée à une autre organisation. On a Pierre Beaudet et André Vincent qui sont rattachés à la Librairie progressiste et qui impriment la revue. Il y a d’autres personnes qui viennent du CAP Saint-Jacques et du CAP Maisonneuve, qui sont encore actives au début des années 1970. Il y a des gens issus de l’Agence de presse libre du Québec (APLQ). Il y a aussi une collaboration avec les syndicats, surtout la CSN où on trouve plusieurs militants assez radicaux. Mobilisation se voit un peu comme l’organe de cette nébuleuse, alors que son équipe anime aussi des cercles de lectures marxistes et encourage les débats. Il y a des liens fraternels avec les premiers groupes marxistes-léninistes qui émergent, comme la Cellule militante ouvrière (CMO) ou l’Équipe du journal, qui va devenir EN LUTTE ! Les différents groupes de ce milieu partagent deux caractéristiques : l’adhésion au marxisme et la volonté de se lier davantage à la classe ouvrière.
L’idée de l’implantation, c’est donc de dire : comment on va mettre en contact les militants marxistes et la classe ouvrière ? Eh bien, d’abord en encourageant les gens à se trouver des jobs dans des milieux ouvriers. Et il ne faut pas juste avoir en tête les industries lourdes. Au départ, il y a deux secteurs d’interventions principaux pour les militants : les usines et les hôpitaux. L’idée d’aller dans les hôpitaux, c’est entre autres à cause du Front commun de 1972, durant lequel les infirmières et les préposées aux bénéficiaires, notamment, ont été vraiment combatives. Dans certains cas, il y a des militantes du Front commun, des syndiquées de la base qui ont dit : « Ben oui, venez travailler dans notre hôpital. Il y a de l’action, il y a des choses intéressantes qu’on peut faire. Il y a des gens mobilisés, qui sont prêts à se battre. » La jonction se faisait bien entre des travailleuses radicales et des militants marxistes. C’est comme ça que l’implantation a commencé. Et ça marchait simplement : des gens qui arrivent dans les usines ou dans les hôpitaux, qui commencent à travailler, ils apprennent tranquillement à connaître leurs collègues, à voir comment ça se passe dans l’endroit, à voir c’est quoi les rapports de pouvoir, qu’est-ce qu’on peut faire, c’est quoi le niveau de politisation des gens. Puis, au fil de leur acclimatation, ils finissent par se focaliser sur une lutte, un enjeu qui semble porteur.
Une des premières luttes à laquelle le groupe de Mobilisation participe, c’est l’usine de Rémi Carrier. Il n’y a pas d’implantés à proprement dit, mais les militants ont des liens forts avec les grévistes. La lutte, c’est pour syndiquer l’usine : un projet bien simple et bien concret, mais qui permet aussi de jaser de politique et même de révolution. Même chose à Saint-Michel où des militants s’implantent dans une petite usine de boîtes de métal pour essayer de la syndiquer. L’idée de Mobilisation, qui la distingue des autres groupes, c’est de dire qu’on ne peut pas juste arriver comme ça avec un discours socialiste tout fait, puis s’imaginer que les gens vont se rallier au socialisme. Ce qu’il faut, c’est mettre de l’avant des revendications concrètes puis les gagner. Obtenir des gains, c’est une manière de montrer la puissance collective, de montrer qu’on est capable de se battre, qu’on est capable d’être solidaire.
Justement, quelle est la pratique de Mobilisation, peux-tu donner des exemples ?
Souvent, le premier enjeu dans une shop, c’est que les travailleurs sont divisés. Le patronat instaure et profite de ces divisions-là. Donc, faire des luttes sur des choses concrètes, même parfois des choses toutes petites, c’est une manière de montrer qu’on peut être solidaires, qu’on peut travailler en commun. À travers ça, c’est déjà une préfiguration de nos capacités collectives et, pourquoi pas, du socialisme. À travers la lutte commune, on voit que c’est possible de travailler ensemble. L’idée d’une société où les gens travailleraient en commun, plutôt que d’être en compétition constante, apparaît déjà plus réaliste quand on a vécu la solidarité. D’autre part, la lutte est une occasion de politisation. C’est une occasion de jaser et de comprendre. Pourquoi le boss ne veut pas augmenter nos salaires ? Pourquoi le boss nous fait travailler à des cadences folles ? C’est à cause de la dynamique du capitalisme. C’est une occasion d’expliquer le capitalisme, comment ça fonctionne, puis comment on peut faire pour y résister. Les gens de Mobilisation parient sur le contact avec les travailleurs, contrairement aux militants qui restent aux portes de l’usine pour vendre leur journal. Cette méthode, ça ne marche pas tellement. Il n’y a pas énormément de monde qui va spontanément avoir le goût de lire un journal communiste.
Au contraire, si tu commences en parlant des besoins concrets des gens, tu peux tranquillement les amener à s’intéresser au socialisme et au communisme. Je reviens à l’exemple de l’usine de Saint-Michel, c’est intéressant. C’était un milieu non syndiqué, avec une quarantaine de travailleurs qui avaient une dizaine d’origines différentes, qui ne parlaient pas la même langue nécessairement. Il y en a beaucoup qui sont peu scolarisés, voire analphabètes. Dans ce contexte, c’est assez difficile de mettre de l’avant des idées plus abstraites comme le socialisme ou le communisme. Mais les militants s’implantent, tissent des liens avec leurs collègues. Ils réussissent à syndiquer la place et à mener une grève qui amène des améliorations significatives des conditions de travail. Tout ça en deux ans seulement. C’est un début prometteur, mais pour la suite, ça se complique. Il y a énormément de roulement. C’est souvent le cas dans les petites shops. Donc les militants ont l’impression que, finalement, ils n’ont pas réussi à construire une structure permanente, forte, qui peut persister dans le temps puis hausser régulièrement le niveau de politisation.
Ça amène les militants à délaisser les petites usines non syndiquées, pour aller plutôt vers des milieux plus gros qui sont déjà syndiqués. Dans ces milieux-là, ils vont pousser plus loin la combativité. Souvent, ils vont œuvrer à démocratiser le syndicat pour augmenter la participation et les revendications. Une pratique que les militantes et les militants adoptent souvent, c’est de créer un « journal d’usine » pour qu’il y ait une meilleure communication entre les travailleurs. On peut ainsi parler des problèmes de tous, discuter des luttes ou des enjeux actuels, et disséminer un contenu plus politique. Les enjeux de santé et de sécurité sont souvent pris en charge par les militants, car les protections sont très faibles ou même souvent inexistantes.


Nous avons abordé le contexte d’émergence de la revue et la pratique concrète de ses militants. Dans l’anthologie, tu parles aussi d’une « formule Mobilisation » qui lui permet d’élaborer une stratégie particulière. Peux-tu m’en dire plus ?
La « formule Mobilisation » consiste à prioriser la pratique puis à faire des bilans des tentatives concrètes pour en tirer des leçons. Par exemple, dans le cas de Rémi Carrier, les militants étaient en soutien à des travailleurs déjà en grève. Les militants étaient donc à « l’extérieur », ce qui s’est avéré plus ou moins fructueux. Les fois d’après, comme à Saint-Michel, ils se sont implantés pour lutter de l’intérieur. À partir de là, ils ont constaté qu’effectivement, être à l’intérieur, c’est plus efficace qu’être en soutien de l’extérieur. Cela dit, ils ont constaté qu’ils étaient complètement absorbés par la lutte syndicale et que c’était difficile de créer quelque chose de pérenne dans une petite place. La première leçon de la « formule Mobilisation », c’est se dire qu’il faut être à l’intérieur des milieux de travail, et que ceux-ci doivent être assez grands et déjà syndiqués, pour pouvoir radicaliser le syndicat et le rendre plus combatif. Comment on fait ça ? En formant des comités de travailleurs.
Les comités de travailleurs, c’est une manière de regrouper les gens combatifs dans un milieu de travail pour pousser plus loin la lutte dans ce milieu-là. L’idée, c’est que le comité n’est pas explicitement socialiste. Les gens s’y rallient parce qu’ils veulent pousser plus loin la lutte et la réflexion dans leur milieu de travail. Puis, le comité de travailleurs peut être en partenariat avec le syndicat ou critique du syndicat, selon les circonstances et les intérêts de la lutte. L’important, c’est que le comité de travailleurs demeure une instance où on peut jaser de politique, augmenter le niveau de conscience et de combativité, et d’avoir une base concrète à partir de laquelle s’organiser : une instance à soi. Concrètement, si notre syndicat est combatif et déjà mobilisé, le comité de travailleurs devient une sorte de force d’appoint, mais aussi une locomotive pour pousser plus loin, pour inciter le syndicat à être plus audacieux, plus ambitieux dans ses revendications. Si notre syndicat est corrompu, réactionnaire ou juste apathique, à ce moment-là, on peut être très critique du syndicat. Le comité de travailleurs, c’est la base des militants, qui s’adaptent alors au contexte, mais toujours dans le but de hausser le niveau de politisation et l’intensité de la lutte des travailleurs, de la lutte des classes.
Ça implique un travail d’observation, un travail de discussion avec les gens pour savoir ce qu’ils pensent, où ils se situent politiquement, c’est quoi les enjeux qu’ils vivent au quotidien, sur quoi on peut s’appuyer pour les mobiliser. J’ai parlé de Mao tantôt, et les gens de Mobilisation suivent un principe en particulier de Mao qu’on appelle « la ligne de masse ». Selon cette idée, il faut toujours partir de la situation concrète des gens, en s’assurant de ne pas être déconnecté à cause d’un discours trop radical, mais sans être à la remorque des moins combatifs non plus. Donc, peu importe d’où tu pars, ton objectif, c’est d’assumer la situation, puis d’emmener les gens vers l’avant, une étape à la fois. Il faut être un pas en avant des masses, et non pas dix pas en avant, ni un pas en arrière. Cette stratégie est complétée par le principe de partir des idées des masses, de les synthétiser, de les reformuler, puis d’en faire des propositions politiques claires, puis de les retourner aux masses. Le niveau de conscience vient alors de monter et tu peux lutter à un niveau plus élevé. C’est ça le vrai leadership, c’est comme ça que tu restes connecté aux gens, mais que tu es aussi une force pour les amener progressivement plus loin dans le combat.
Par exemple, si tout le monde est fâché par tel produit toxique qui cause des maux de tête, puis qui engendre des maladies respiratoires dans l’usine. On voit que tout le monde est affecté par ça, puis que ça choque, ça dérange, mais il n’y a personne qui a organisé de lutte là-dessus. Bien, l’approche de Mobilisation, ça va être de s’emparer de cet enjeu-là et de mener une lutte là-dessus. Puisque justement ça part d’un besoin réel, ça mobilise, ça motive les gens. Et pendant la lutte, tu peux mettre en évidence que le patron et les employés n’ont pas les mêmes intérêts, vu que le patron est prêt à empoisonner ses employés pour faire du profit. Tu ouvres la porte à une prise de conscience des ouvriers, et tu ouvres la porte à une lutte plus politique.
Un des exemples qui est abordé dans la revue, dans l’anthologie, c’est la lutte contre la silicose à la Canadian Steel Foundries, qui est une énorme usine dans l’Est de Montréal, une des plus grosses fonderies au Canada. C’est aujourd’hui l’endroit où il y a le projet de Ray-Mont Logistiques, donc encore un lieu de lutte, mais sous une autre forme. Les implantés qui sont sur place ont fait passer des tests pour la silicose à tous les employés. Ils se sont rendu compte qu’au moins le quart des ouvriers et ouvrières de la CSF étaient affectés par la silicose. Ç’a servi de base pour organiser une grève sur cette question-là, une grève sauvage pour le droit à la santé. Le combat a été un succès tactique, ils ont obtenu des gains en santé et sécurité au travail, et aussi un gain politique, avec un niveau de conscience plus élevé et une combativité plus grande.
La « formule Mobilisation » comprend aussi deux éléments indissociables, l’enquête et le bilan. Qu’est-ce qu’on entend par là et pourquoi est-ce important ?
La pratique des enquêtes est au cœur de la pratique de Mobilisation en tant que revue militante. Le travail d’enquête c’est, quand on s’installe dans un milieu, de vraiment prendre le temps de comprendre ce milieu. Sur le plan des relations humaines, il faut voir qui est ami avec qui, et au contraire qui a des tensions avec qui, comment les gens sont divisés ou pas dans leur milieu. Au niveau des relations économiques, l’enquête porte sur plusieurs niveaux. Par exemple, c’est quoi les départements les plus stratégiques ? Quel département va être un goulot d’étranglement si on le bloque ? Puis au niveau des relations économiques, comment l’entreprise en question s’inscrit dans le capitalisme plus largement ? Qu’est-ce qui va se passer si la production s’arrête ? Est-ce qu’ils vont pouvoir délocaliser ou fermer l’usine ? Est-ce qu’ils vont fermer tel département ? Tout ça, c’est important pour savoir comment on peut agir dans un milieu. Il y a toujours ce souci de bien comprendre le milieu, puis de discuter avec les gens pour mieux les connaître, pour créer des liens, mais aussi pour vraiment bien saisir la situation. C’est une enquête qualitative autant que quantitative. L’enquête a lieu surtout avant et pendant l’intervention.
L’autre aspect de leur travail, c’est celui du bilan qui vient après coup, à la fin d’une campagne. La revue Mobilisation publie souvent des dossiers sur leurs interventions, qui comprennent leurs éléments d’enquête, leurs réflexions pendant l’opération, puis un bilan des bons et des mauvais coups. C’est une sorte de synthèse de l’ensemble des phases d’une lutte. Au début, on va décrire le milieu de travail, ensuite on va montrer comment on est intervenu dans ce milieu, puis finalement discuter des résultats obtenus, qu’est-ce qui a marché, qu’est-ce qui n’a pas marché. Le bilan de pratique est vraiment intéressant pour faire la différence entre les erreurs tactiques et les limites plus structurelles de l’action. Les erreurs tactiques, ça peut être d’avoir fait des tracts trop jargonneux, d’avoir distribué des textes trop difficiles à lire, ou ça peut être de ne pas avoir formé dès le départ un comité d’orientation pour mener une grève. C’est une erreur classique, le manque de planification, d’avoir juste vécu la grève au quotidien sans vraiment réfléchir aux étapes suivantes et aux ressources nécessaires.
Les réflexions plus structurelles, ça va être ce que je disais tantôt sur le fait que les petits milieux de travail ont trop de roulement, donc on décide de s’orienter vers des milieux de travail plus grands. Ou le fait qu’on s’est trop collé sur la lutte syndicale, puis qu’on s’est même trop collé sur l’exécutif syndical, donc qu’on a été absorbé par leurs préoccupations et par leur vision politique réformiste. Les lieux d’intervention, le suivisme syndical, ce sont deux enjeux stratégiques pour les révolutionnaires. Au milieu des années 1970, les organisations marxistes-léninistes vont souligner ce problème-là, qu’ils nomment l’économisme, c’est-à-dire de trop se concentrer sur les luttes salariales et de ne plus se projeter dans un horizon révolutionnaire. Ça va contribuer à la dissolution de Mobilisation dont les membres se sont affirmés de plus en plus comme marxistes-léninistes.

À ce sujet, peux-tu me parler du débat sur l’économisme, et des tensions entre les luttes en milieu de travail et la lutte révolutionnaire ? Comment cela affecte les membres de Mobilisation ?
En fait, les gens de Mobilisation sont très réceptifs à la critique de l’économisme qui est faite par l’organisation EN LUTTE ! et son dirigeant Charles Gagnon. Les gens de Mobilisation vont progressivement accepter la critique de l’économisme, à savoir qu’il ne faut pas centrer la lutte sur les enjeux salariaux et économiques. Par contre, ils vont continuer de défendre l’implantation comme moyen de se lier à la classe ouvrière. La difficulté, c’est de trouver l’équilibre entre le fait de s’implanter, de partir des situations concrètes des gens, et de mener réellement la lutte à un niveau plus élevé, la lutte pour le socialisme. Les deux voies contraires sont incarnées par deux organisations de l’époque. D’un côté, EN LUTTE ! se concentre vraiment sur la diffusion idéologique, avec parfois des difficultés à connecter avec la classe ouvrière. D’un autre côté, le Regroupement des comités de travailleurs (RCT) est très implanté dans les milieux de travail, mais il a tendance à se contenter de luttes sectorielles, et même à faire du suivisme syndical. En 1975-1976, une nouvelle organisation va proposer une voie originale qui rattache l’idéologie communiste avec la pratique en milieu de travail. C’est la Ligue communiste marxiste-léniniste du Canada, qui va devenir plus tard le Parti communiste ouvrier (PCO).
La Ligue va mettre de l’avant l’idée qu’on fait des luttes sur des revendications concrètes, mais on a une cellule communiste dans l’usine qui s’assure que le combat se mène toujours dans une direction révolutionnaire. C’est aussi la conclusion que va faire Mobilisation et la majorité de ses membres va rejoindre la Ligue. En pratique, ils continuent avec la même logique d’implantation, mais en insistant plus sur la nécessité de diffuser la pensée marxiste-léniniste, d’avoir toujours la pensée marxiste-léniniste comme cadre d’action. Pour les membres de Mobilisation, il n’y a pas un gros changement organisationnel qui se fait. Ils arrêtent de publier leur revue, font un bilan critique de leur action (surtout les éléments économistes et parfois suivistes), puis ils entrent collectivement dans la Ligue. Leur expérience est la bienvenue et leur nouvelle organisation profite de leurs connaissances. L’implantation va rester un élément majeur de la pratique de la Ligue jusqu’à sa dissolution en 1983.
L’ancrage plus politique se fait, comme je disais, autour de la cellule communiste d’entreprise. On a un noyau d’implantés qui sont communistes et qui gèrent une cellule dans leur entreprise ou leur hôpital. Eux, ils sont membres de la Ligue, ils ont des rencontres politiques à l’extérieur et ils cherchent à ramener leurs idées dans leur milieu de travail. Et autour d’eux, ils constituent un cercle militant, des gens qui ne sont pas nécessairement communistes, mais qui sont prêts à mener des luttes. La cellule communiste planifie et dirige le travail, avec leur cadrage idéologique, mais toujours en se basant sur des enquêtes, en partant des situations concrètes et en étant sensible aux enjeux de tel ou tel milieu. Ils font des bilans et ils essayent de s’améliorer. Roger Rashi, qui dirigeait la Ligue communiste, m’a dit qu’il considérait que son organisation a réussi à faire la synthèse dialectique entre l’approche d’EN LUTTE ! et celle de Mobilisation, entre l’idéologie et la connexion avec la classe ouvrière. Je pense qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans. Mais d’un autre côté, avec la Ligue, il y a aussi une diminution de l’ancrage local. Les militants se mettent à distribuer La Forge au lieu d’un journal d’usine ou d’hôpital, donc le discours n’est pas toujours aussi bien adapté au contexte.
Un dernier élément peut-être sur la fin de Mobilisation, c’est que la Ligue n’est pas si grosse en 1976, quand elle absorbe Mobilisation. Elle a peut-être 200 membres, et tout le monde qui viennent de l’entourage de Mobilisation, c’est rendu 100 ou 150 personnes. Et surtout, le monde de Mobilisation, ce sont des implantés, des militantes et des militants chevronnés, qui ont de l’expérience et du leadership dans leur milieu de travail. Cette influence de Mobilisation sur la Ligue communiste, elle compte beaucoup. L’absorption de Mobilisation explique aussi, en partie, le fait que la Ligue devient la principale organisation marxiste-léniniste à ce moment-là.

J’aborderais finalement l’anthologie que tu viens de publier chez M Éditeur (automne 2025). J’aimerais t’entendre sur sa composition. Comment toi et l’équipe éditoriale avez choisi les textes ? Qu’est-ce qu’ils apportent dans le contexte actuel ?
On a choisi essentiellement les textes qui abordent l’implantation, notamment les bilans qu’ils ont faits de différentes luttes, en laissant de côté les textes plus théoriques ou ceux sur les enjeux internationaux. Des fois, c’était par exemple une republication d’un texte de Lénine ou d’autres penseurs marxistes. Puis, il y avait des textes sur la situation dans différents pays, sur la Chine ou sur l’Angola, ou sur les grèves aux États-Unis. Souvent, c’était des traductions de textes qui avaient été publiés dans d’autres revues comme la Monthly Review ou des textes qui venaient de la France, donc toutes sortes de choses. Ces textes sont intéressants, mais on estimait qu’ils étaient moins informatifs pour nous, souvent trop généraux ou éloignés des enjeux québécois.
On a mis de l’avant les textes concrets qui peuvent être utiles pour des militants aujourd’hui. On voulait quelque chose qui serve les personnes qui se posent des questions sur leur tactique et leur stratégie. Pour moi, le problème qui se posait à l’époque et qui justifiait de s’implanter, il se pose encore aujourd’hui. Ce problème, c’est le fait que les gens de gauche n’ont pas assez de liens concrets avec les ouvrières et les ouvriers. Que la gauche est parfois dans l’entre-soi et qu’elle a de la misère à rejoindre les travailleurs. Construire des liens entre militants et travailleurs, c’est hautement pertinent si on veut gagner, si on veut que nos idées et nos mouvements progressent. Il faut qu’on puisse rejoindre des gens en dehors de nos cercles pour obtenir un socle, pour instaurer un rapport de force contre les grandes industries ou l’État-employeur.
Un problème auquel on fait face aujourd’hui, c’est que les mouvements sociaux, parfois assez forts, demeurent populaires seulement dans certains secteurs de la population. On a de la misère à figurer des luttes qui recevraient l’appui d’une majorité de travailleurs, comme dans les années 1970 lorsque des grévistes affrontaient le gouvernement Bourassa ou United Aircraft. Aujourd’hui, beaucoup de gens se tournent vers la droite et l’extrême droite. Si on veut contrer ça, il faut créer des liens avec les gens, et donc apprendre à les connaître et gagner leur confiance. Ça se fait entre autres dans les milieux de travail et dans la lutte, c’est là que la solidarité et la politisation se produisent. Si on s’organise avec eux et avec elles autour de luttes concrètes qui les concernent et qui améliorent réellement leurs conditions, ces gens-là vont se rallier à des idées de gauche. C’est mon pari et celui de l’éditeur. On espère proposer une voie pour rapprocher la gauche et les travailleurs, et donc, une stratégie pour arrêter l’hémorragie de droite. Pour reprendre l’offensive collectivement contre nos vrais ennemis, le patronat et ses pantins. Si des gens peuvent reprendre la stratégie de l’implantation et porter des pratiques de gauche dans les milieux de travail, on sera mieux outillé collectivement pour lutter contre la droite et pour construire un avenir égalitaire.
Brésil : Massacre à Rio

« Entreprise libérée » : Expérimentations et apprentissages
Fondée en 2004 en Beauce, l'entreprise RG dessin est une entreprise privée de dessin industriel de 12 employé·es qui s'inspire du concept d'entreprise libérée. Une gouvernance qui emprunte des éléments d'autogestion tout en conservant certains traits propres aux entreprises privées. Comment se déploie cette philosophie dans l'entreprise ?
Entrevue avec Vincent Roy, président co-fondateur de l'entreprise privée RG dessin. Propos recueillis par Isabelle Bouchard et Samuel Raymond.
À bâbord ! : En quoi consiste le concept « d'entreprise libérée » ?
Vincent Roy : La première caractéristique d'une entreprise libérée est celle de la transparence généralisée de la gouvernance. Cela veut dire que nous rendons disponibles le plus d'informations et de données possible. Que ce soient ce que l'on facture aux clients, le coût des opérations, les salaires des salarié·es, les impacts des décisions, tout cela est connu.
Chaque trois mois, nous rendons disponibles nos dépenses et nos revenus. Les employé·es peuvent consulter ces données sur notre logiciel de gestion en tout temps. Nous refusons que le pouvoir des chiffres soit concentré dans les mains d'un petit groupe. Certain·es employé·es développent ainsi une connaissance intime de l'entreprise en ce qui concerne les chiffres.
Au-delà de ça, nous pratiquons « la délégation radicale des décisions » dans la mesure où nous avons une confiance absolue que nos salarié·es sont en mesure de prendre des décisions pour le bien commun. Par exemple, les employé·es gèrent mon salaire et les leurs. Nous ajustons les salaires une fois par année en tâchant de les maintenir concurrentiels. Ils et elles sont invité·es à prendre des décisions pour l'entreprise, mais aussi pour le bien de notre communauté : on a donné un montant x pour une salle de spectacle, on a rendu notre terrain plus vert, etc.
La perte la plus importante pour moi, ce n'est pas qu'un·e employé·e vole du temps ou du matériel à l'entreprise, mais plutôt qu'un·e employé·e ait uniquement travaillé sans avoir mis à contribution sa propre créativité. Laisser de l'espace à la créativité, c'est de l'engagement !
Cela va de pair avec l'acceptation de la prise de risque. J'accepte que certaines initiatives ne fonctionnent pas. Sans cela, les gens ne prendront pas de décisions, ne développeront pas leur autonomie et l'entreprise ne se libérera pas. Cela n'est pas simple, car les employé·es ont le réflexe de me demander la permission ou sont dans l'attente de mes conseils. À force de leur répondre : « Toi, qu'en penses-tu ? Que ferais-tu ? », alors ils et elles finissent par s'habituer et par prendre les décisions. Il va de soi que si j'étais informé d'une prise de décision qui pourrait mettre en péril la viabilité à court terme de l'entreprise, j'utiliserais mon droit de veto, mais cela n'est jamais arrivé en vingt ans.
ÀB ! : Comment se prennent les décisions du quotidien chez RG dessin ?
V. R. : Dès que j'ai vendu un projet, il devient la responsabilité d'une personne ou d'une équipe qui décide de la suite, sauf, pour le moment, ce qui concerne la facturation. C'est l'équipe qui détermine si un crédit est donné au ou à la client·e si le rendu n'est pas parfait. Une fois par semaine, nous tenons une rencontre pour faire le point sur les projets en cours.
Pour les projets d'amélioration intra et extra entreprise, nous procédions auparavant par comité. Cela avait ses limites, notamment à cause de la routine qui s'installait. Maintenant, nous procédons par porteur·euses de projets. Dans ce cas, on s'en remet à l'initiative individuelle. Si une personne veut faire quelque chose, elle le fait. Sinon, il faut accepter qu'il n'y ait pas nécessairement quelqu'un·e d'autre pour le faire. Dans cet esprit, nous avons un employé qui est devenu le maître en informatique même si ce n'est pas pour cela que nous l'avions initialement engagé. Les personnes se découvrent des talents cachés ou bien ont l'opportunité de mettre de l'avant des compétences personnelles. Cela améliore l'écosystème de notre milieu de travail.
Une fois par année, nous recevons une personne-ressource externe qui vient animer notre groupe pour que l'on se dote de projets d'amélioration. L'an passé, nous en comptions 57 et nous sommes sur le point de tous les réaliser. Par exemple, nous avons aménagé un patio extérieur et développé notre clientèle en faisant du démarchage aux États-Unis.
ÀB ! : Comment les conflits sont-ils gérés ?
V. R. : Déjà, l'enjeu des horaires est important dans notre milieu. Nous avons choisi de ne pas en avoir. Cela amenuise la possibilité de conflits et les gens s'ajustent en fonction des heures d'arrivée de chacun. Il faut aussi savoir que nous avons beaucoup investi en formation, en communication non violente par exemple, pour faciliter les bonnes relations. En ce sens, nous avons aménagé la cafétéria pour créer une ambiance qui favorise les échanges. Cela dit, il y a parfois des conflits, mais nous ne vivons pas dans un climat conflictuel, bien au contraire.
ÀB ! : Pour terminer, comment vous formez-vous ?
V. R. : Depuis quelques années, je suis encadré par une spécialiste en culture d'entreprise libérée que je consulte régulièrement. À la blague, je dis qu'elle m'a appris à devenir un dictateur. En effet, je dois obliger les gens à décider pour et par eux-mêmes !
En ce sens, il faut se tenir loin de la microgestion et il faut faire confiance à notre monde ! Ce qui est génial, c'est que cette philosophie de gestion se répand en Beauce.

Changer de cadre pour détruire la grande pauvreté
Restreindre notre compréhension de la pauvreté au seul manque de ressources limite notre capacité à y répondre durablement. C'est seulement en rendant visibles les dimensions cachées de la pauvreté avec les personnes qui la vivent et à partir de leur expérience que l'on peut espérer y mettre fin.
« Éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde », tel est le premier des Objectifs de développement durable (ODD) que l'Organisation des Nations Unies s'est donnés d'ici 2030. Malgré des développements technologiques et économiques sans précédent, une grande partie de l'humanité souffre encore des violences de la pauvreté. Malgré l'action d'une multitude d'organisations, la multiplication de programmes locaux, nationaux, internationaux, la pauvreté continue d'être l'un des principaux problèmes sociaux persistants et non résolus de notre espèce.
Des actions limitées par une compréhension limitée
Notre échec collectif à mettre fin à la pauvreté est sans doute lié aux définitions incomplètes ou erronées de la pauvreté et à leurs effets sur les actions mises en œuvre pour y répondre.
Ainsi, la définir comme l'incapacité à obtenir le minimum nécessaire à l'existence physique de base, la pauvreté dite absolue, a mené à l'établissement de seuils, indicateurs ou mesures de pauvreté en dessous desquels une personne est considérée en situation de pauvreté. En fonction de ces indicateurs, différents programmes caritatifs ou mesures d'urgence gouvernementales ont été mis en place pour répondre ici à l'insécurité alimentaire, là au démantèlement de camps de misère, ailleurs à la protection des enfants en les retirant de leurs familles pour les protéger de la pauvreté.
Sous l'impulsion des luttes des mouvements populaires, la limitation aux seules conditions physiques d'existence de cette conception de la pauvreté a été complétée par les dimensions sociales, économiques et juridiques de pauvreté relative à une société. Des formes de pauvreté qui ne seraient pas le fruit d'une punition divine, du hasard ou de la fatalité, mais bien d'une organisation sociale et économique accordant en excès aux un·es ce qu'elle refuse en nécessaire aux autres. Ainsi, la pauvreté devient une situation multidimensionnelle et le résultat direct de violations de droits humains. C'est ainsi que différentes institutions nationales [1] ou internationales [2] ont adopté des cadres de définition de la pauvreté inspirés de ceux du prêtre et activiste Joseph Wresinski, où elle est décrite comme étant :
« l'absence d'une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d'assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins grave et définitive. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu'elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible. »
Cette approche par les droits humains et la reconnaissance de la nature multidimensionnelle de la pauvreté permet de mettre en garde contre des « solutions » magiques qui peuvent se retourner contre les personnes concernées. En effet, de nombreux projets continuent d'être pensés sans les personnes en situation de pauvreté, comme des programmes contre l'insécurité alimentaire, des plans d'aménagement urbain, de santé mentale, d'alphabétisation. En les excluant des discussions et en ignorant leur expertise, les décisions sont prises sans intégrer plusieurs dimensions de la pauvreté, notamment émotionnelles, symboliques ou relationnelles. Des dimensions pourtant essentielles dans le succès ou l'échec de ces initiatives et que seules des personnes qui vivent la pauvreté peuvent identifier.Penser la pauvreté avec les personnes qui la viventLe Mouvement international ATD Quart Monde mène avec d'autres acteurs ce combat pour que la manière d'interroger, de comprendre, de décider et d'agir sur la pauvreté soit pensée avec les personnes qui la vivent. Au début des années 2000, des militant·es d'ATD Quart Monde ayant une expérience de pauvreté, des éducateurs et éducatrices populaires ainsi que des chercheur·es et universitaires ont mis en place une démarche de « Croisement des savoirs » ayant pour objectif d'identifier les connaissances dont nos sociétés ont besoin pour mettre un terme définitif à la misère. Cette première expérience a entraîné la multiplication de démarches similaires pour mieux comprendre la pauvreté, la définir et agir pour l'endiguer.
Entre 2017 et 2019, ATD Quart Monde, en partenariat avec une équipe de recherche de l'Université d'Oxford et soutenue par la Banque Mondiale, a lancé une démarche au niveau international qui visait à identifier les dimensions cachées de la pauvreté [3]. Des personnes vivant la pauvreté ont été impliquées à chaque étape de la recherche, depuis la conception du projet, la collecte et l'analyse des données jusqu'à la rédaction du rapport final.
Rendre visibles les dimensions cachées de la pauvreté
Ce travail de recherche a ajouté aux éléments traditionnellement associés à la pauvreté – manque de travail décent, revenu insuffisant et précaire, privations matérielles et sociales – les dimensions sociales et institutionnelles souvent invisibilisées, mais constantes dans l'expérience de la pauvreté. Cette recherche a par exemple révélé les dimensions liées à l'incapacité des institutions, par leurs actions ou leur inaction, à répondre de manière appropriée et respectueuse aux besoins et à la situation des personnes concernées, ce qui les conduit à les ignorer, à les humilier et à leur nuire. Elle a aussi identifié la dimension des contributions non reconnues : les connaissances et les compétences des personnes vivant dans la pauvreté sont rarement vues, reconnues ou valorisées et même ces personnes sont souvent présumées, à tort, incompétentes.
Les co-chercheur·es ayant un vécu de pauvreté ont joué un rôle essentiel dans l'identification de trois dimensions centrales dans l'expérience de la pauvreté : la dépossession du pouvoir d'agir, soit le manque de contrôle sur sa vie et la dépendance vis-à-vis des autres, la souffrance dans le corps, l'esprit et le cœur, le sentiment d'impuissance à y faire quoi que ce soit, et finalement le combat continu pour survivre aux nombreuses formes de souffrances causées par la pauvreté.
Ce travail a aussi permis de contribuer à l'identification d'éléments qui amplifient la violence de la pauvreté vécue par les personnes, comme ceux liés aux croyances culturelles, aux identités et oppressions multiples, ou encore aux éléments liés à la durée de la pauvreté et aux inégalités régionales.
Tenir compte de tous les aspects
C'est en prenant en compte l'ensemble de ces dimensions de la pauvreté qu'il est possible d'expliquer l'échec de programmes visant à y mettre fin. Ainsi, on peut comprendre comment les programmes d'employabilité contribuent, sans le savoir, à des effets de maltraitance institutionnelle ou encore comment ceux d'aide alimentaire participent, sans le vouloir, à la dépossession du pouvoir d'agir des personnes.
Ce travail nous permet de comprendre que c'est par la prise en compte de toutes les dimensions de la pauvreté que l'on pourra dépasser les mesures d'urgence ou les solutions temporaires et espérer définitivement y mettre fin. Surtout, ce travail nous rappelle la nécessité de construire des cadres avec les personnes qui la combattent au quotidien pour se libérer, libérer leurs familles et, finalement, libérer définitivement nos sociétés des violences de la pauvreté.
[1] Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale adopté par le Conseil économique et social français en 1987.
[2] Par exemple dans les travaux de la Commission et du Conseil des Droits de l'Homme sur les droits de l'homme et l'extrême pauvreté de l'ONU.
[3] ATD Quart Monde, « Les dimensions cachées de la pauvreté ». En ligne : www.atd-quartmonde.fr/wp-content/uploads/2019/05/DimensionsCacheesDeLaPauvrete_fr.pdf
Léo Berenger Benteux est allié et Daniel Marineau est volontaire du Mouvement international ATD Quart Monde.
Illustration : Anne Archet

Petite chronologie de l’autogestion au Québec
1945
L'imprimerie coopérative Harpell – Sainte-Anne-de-Bellevue
Considérée par plusieurs comme l'ancêtre du mouvement autogestionnaire au Québec, c'est en 1945 que l'imprimerie devient une coopérative de travail pendant près de 50 ans. À son plus fort, elle réunit près de 300 membres travailleurs·euses.
1947
Le village de Guyenne ou « la petite Russie » – Abitibi
En 1946 est mis en place une formule de colonisation du territoire qui mènera à la création d'un village où les décisions se prennent collectivement par les hommes, « les Pionniers de Guyenne ». En 1969, les femmes, après plusieurs années de luttes, sont admises aux assemblées politiques.
1968
La Clinique communautaire Pointe-Saint-Charles – Montréal
Des étudiant·es en médecine et en sociologie du quartier se mobilisent pour créer une clinique médicale populaire avec une approche basée sur les déterminants sociaux de la
1975
Le Centre de santé des femmes de Montréal – Montréal
Le CSF vise une prise en charge par les femmes de leur santé physique et mentale. Un organisme central dans les luttes pour la légalisation de l'avortement et un des premiers lieux au Québec où il est pratiqué.
1970 à 1980
Le projet du JAL – Témiscouata
Le projet du JAL nait au cours du mouvement des Opérations Dignité et réunit quatre villages : St-Juste-du-Lac, Auclair, Lejeune et Lots-Renversés. Portés par les principes d'action « animation-formation-développement », ces villages inventeront un modèle original de développement territorial, communautaire et autogéré.
1974 à 1982
L'usine Tricofil – Saint-Jérôme
Dans les années qui précèdent l'ouverture de Tricofil, l'usine Regent Mills Knitting (1916-1974) était déjà animée par l'un des syndicats les plus combatifs de l'époque. En 1972, l'occupation de l'usine par des centaines de travailleur·euses marque un point tournant dans ce qui deviendra Tricofil. Cette expérience autogestionnaire est considérée par certains comme la plus grande expérience autogestionnaire au Québec.
1975 à 2006
Éditions coopératives Albert Saint-Martin – Montréal
Maison d'édition autogérée offrant des ouvrages critiques sur la société québécoise. Elles portent le nom de l'un des pionniers du socialisme au Québec.
1985
L'usine de pneu Uniroyal/Servaas - ville d'Anjou
De 1972 à 1985, les luttes des travailleurs de l'usines ont graduellement pavé la voie vers l'autogestion. Suite à la fermeture de l'usine en 1985, les travailleurs ont formé une coopérative de travail (Société coopérative ouvrière de production de caoutchouc, SCOPCAT).
2018
Le Bâtiment 7 – Montréal
De 2003 à 2016, des groupes citoyens se mobilisent pour s'approprier un bâtiment appartenant anciennement au CN. Ce projet se concrétise en 2018 et se veut un espace communautaire autogéré par les différentes organisations qui l'occupent. La structure est ouverte à la communauté à travers plusieurs instances démocratiques.
2003 à 2020
Le café Coop Touski – Montréal
Cette institution phare du quartier Centre-Sud de Montréal a tissé les jalons d'une grande histoire de bouffe, de micro-culture, de grands rêves, mais surtout d'autogestion. On comptera plus d'une centaine de personnes salariées.

La trahison des jésuites

Une mort annoncée
Le 9 janvier 2025, un communiqué officiel, signé par le président par intérim du conseil d’administration (CA) du Centre justice et foi (CJF) et vice-provincial des jésuites, annonçait la fermeture définitive du CJF, créé en 1983, et de la revue Relations, fondée en 1941. Cette annonce était l’aboutissement tragique de la mise à pied brutale et insensée de toute l’équipe, le 21 mars 2024, décidée par le CA avec l’aval des autorités jésuites. Cette mise à pied avait été annoncée aux concerné·e·s trois jours plus tôt sans autre préavis : toutes et tous, salarié·e·s, chercheuses et chercheurs associés, devaient quitter leur bureau à cette date, et l’accès à leur courriel leur devenait interdit. Durant ces trois jours, le personnel, abasourdi, s’est évertué à convaincre les responsables du CA de revenir sur leur décision qui risquait d’être fatale pour l’avenir du Centre et de la revue, leur offrant même de travailler encore un mois, avec un salaire réduit de moitié, afin de permettre au moins de boucler convenablement les activités en cours et d’achever le dernier numéro de Relations sur le point de paraitre. Une acceptation aurait changé toute la dynamique. Mais rien n’y fit. Plus encore, ils ont même eu l’odieux d’écrire dans leur communiqué que cette mise à pied s’était passée « sans heurt pour les employés ». Ce fut plutôt un véritable traumatisme dont certaines et certains ont eu du mal à émerger.
Précisons que ce ne sont pas des jésuites pris individuellement dont je parle, car plusieurs nous ont manifesté leur profonde solidarité. Je pense en particulier à Jean-Marc Biron, ex-supérieur des jésuites de la « province jésuite du Canada français » maintenant dissoute, et à d’autres que je ne peux nommer pour ne pas les exposer à des représailles de la part de leurs confrères en autorité. Je parle des Jésuites du Canada compris comme institution.
La méthode employée, digne du capitalisme sauvage, a été une véritable trahison des valeurs et principes les plus profonds sur lesquels était fondée la mission du Centre et de la revue. Les jésuites se portaient pourtant jusque-là garants de cette mission. En agissant de la sorte, ce sont ces deux institutions, dans ce qu’elles ont de plus précieux et fondamental, qui étaient atteintes. Le lien de confiance unissant ces institutions aux jésuites était trahi et rompu. J’ai essayé de traduire cette blessure dans un poème, lu le dimanche 2 mars 2025, lors d’une rencontre réunissant un grand nombre de collaborateurs et collaboratrices du Centre et de la revue pour souligner l’exceptionnel travail accompli par l’équipe aujourd’hui dispersée. En voici le début :
Il est des temps grisâtres qui écrasent le souffle comme un pied dans la gorge,
des temps d’humiliation où des êtres que l’on pensait amis ou compagnons de route
soudain apparaissent comme des maîtres qui aiment à faire sentir le poids de leur pouvoir.
Leurs mains, qui hier serraient les nôtres avec affection et reconnaissance,
en signe d’amitiés indéfectibles, pensait-on,
se saisissent d’une cravache et nous fouettent le visage,
attendant que nous pliions l’échine.
Nos yeux grands ouverts regardent, hagards, la dureté des leurs,
sans comprendre;
un monde s’écroule – était-il tout ce temps factice ?
tant leurs visages sont devenus difformes, leurs langues fourchues
et leurs paroles odieuses.
C’était comme si le sol était retiré violemment sous nos pieds
nous laissant suspendus dans le vide,
tombant, tombant sans rien à quoi se raccrocher,
– seul un cri sourd, peut-être, gonflant des ailes inespérées, ralentissant la chute,
un cri à l’intérieur duquel gît comme un corps sur le bord du chemin
une évidence déchirante :
nous étions tout ce temps d’hier, sous le couvert d’hommages, des condamnés en sursis
et promis au mépris.
Le simple fait que la revue Relations, l’une des plus anciennes du Québec, au rayonnement considérable, avec un nombre d’abonné·e·s parmi les plus élevés de la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP), soutenue par un système complexe de collaborations et d’artisans, ait été considérée comme un simple bulletin qu’on peut interrompre à sa guise, avait tout l’air d’un rejet camouflé ou d’un sabotage. Car le CA et les autorités jésuites n’ont jamais voulu prendre en considération les avis, pourtant unanimes, des proches collaboratrices, collaborateurs et artisans de la revue selon lesquels une telle interruption pouvait compromettre gravement son avenir. Il semble bien que cet avenir comme celui du Centre ne pesait pas lourd dans la décision du CA et des autorités jésuites. À la lettre publique des directions et rédactions précédentes de Relations ainsi que des membres actuels et anciens du comité de rédaction parue dans Le Devoir[1], et à la Déclaration d’appui au CJF et à la revue, signée par plus de 1300 personnes[2] – des milieux religieux, universitaire, artistique, communautaire, médiatique, littéraire, syndical et autres –, les jésuites ont opposé un silence total.
L’envers de l’odieux
De toute évidence, quelque chose d’autre se dissimulait derrière la raison avancée pour expliquer la fermeture, soit la crise financière, au sujet de laquelle les membres non jésuites du CA furent en grande partie instrumentalisés. Leurs démissions successives après le diktat du 22 mars en font foi. Le chat est sorti du sac, au printemps 2024, lors d’une rencontre avec des membres des communautés religieuses donatrices des œuvres jésuites, ébranlés par l’arrêt des activités, qui désiraient en connaitre les raisons. Gilles Mongeau, vice-provincial jésuite et président par intérim du CA, et Isabelle Lemelin, directrice du CJF depuis à peine un an, animaient la rencontre. Gilles Mongeau avança cette raison : l’équipe n’était pas en phase avec les priorités de la province jésuite ! Cela était pourtant faux. Tous les bilans annuels, le dernier ayant été publié trois mois avant les événements, soulignaient l’apport précieux du Centre à ces grandes orientations, tout en louant sa contribution au rayonnement de la province. Cet argument fallacieux révélait cependant ce que cachait la méthode bulldozer adoptée : ce n’était pas des raisons financières – un fonds de réserve considérable et un appui financier étant facilement accessibles –, mais bien une volonté d’en finir avec le Centre et la revue tels qu’ils étaient. Il faut savoir qu’ils étaient rattachés depuis 2018 à une nouvelle province jésuite, pancanadienne, unissant les provinces jésuites francophone et anglophone du Canada, dans laquelle les jésuites francophones étaient maintenant très minoritaires. Or, cette province recomposée ne se reconnaissait pas dans les deux institutions québécoises qu’étaient le Centre justice et foi et Relations, trop séculières et trop à gauche au goût des nouvelles autorités. Il apparait maintenant évident que les autorités ont voulu les mettre à leur main et à leur image, tournant ainsi le dos à une longue lignée de jésuites québécois pour qui la justice est une dimension inhérente de la foi : non pas mettre la foi en premier, comme condition de la justice, mais plutôt servir la justice, comme expression de la foi, en solidarité avec tous ceux et celles qui la servent sans partager cette foi. La voix d’un grand nombre d’entre eux a été portée dans la revue et le Centre. Je pense, entre autres, à Jean-d’Auteuil Richard et Jacques Cousineau, fondateurs de la revue, à Julien Harvey, fondateur du CJF, à Karl Lévêque et à Guy Paiement. S’alliant aux voix croyantes, non croyantes, ou autrement croyantes, selon le mot de Michel de Certeau, émanant de tout lieu – populaire, syndical, universitaire, culturel, artistique, citoyen – de la société civile québécoise, elles partageaient un même souci du bien commun, une même attention à tous ceux et celles qui sont exclus, marginalisés et invisibilisés par la société. C’était là la singularité exceptionnelle de ces deux institutions québécoises qu’étaient Relations et le Centre justice et foi, si nécessaires tant à la société qu’à l’Église québécoises. Cela ne veut pas dire que toutes les autorités jésuites précédentes, francophones, partageaient nécessairement leurs points de vue ou leurs orientations. Mais toutes y reconnaissaient un legs précieux, à préserver à tout prix, en témoignage de la contribution des jésuites au débat public autour des grands enjeux de société. Elles étaient aussi conscientes que le CJF et Relations représentaient un lieu pertinent, de plus en plus rare au Québec, où s’exprimaient une foi et une Église engagées dans le combat pour la justice sociale et solidaires des laissé·es -pour-compte.
La nouvelle province jésuite n’avait aucune attache envers cet héritage, aucun désir de préserver le CJF et la revue, indifférente à leur enracinement dans la société québécoise. Cléricale, elle les voulait plutôt au service de la foi – de « la découverte de la foi », comme le communiqué de fermeture du CJF l’énonce, montrant par là une totale mécompréhension à son égard – et en parfaite syntonie avec la hiérarchie ecclésiastique. Libérale et institutionnelle plutôt que laïque, critique et de gauche, elle les voyait comme une patate chaude dont elle ne savait quoi faire. Les autorités jésuites ont donc choisi, à leur plus grande honte, d’y mettre un terme, et de manière sournoise, se désolidarisant ainsi du legs de leurs confrères francophones et de l’ancrage d’une Église au service du monde. On peut également penser que le provincial jésuite, Erik Oland, dont le mandat se terminait en juillet 2024, a trouvé cette occasion propice pour faire le sale boulot.
Un autre facteur a peut-être précipité le processus de démantèlement : la prise de position du CJF, publiée en novembre 2023, en faveur de la population gazaouie, dans le conflit opposant le gouvernement israélien au Hamas, après le massacre perpétré par celui-ci en Israël le 7 octobre 2023. Le Centre a été l’un des tout premiers organismes québécois à dénoncer la visée génocidaire derrière les attaques qui avaient lieu à Gaza. Or, cette déclaration a suscité un malaise au sein de l’administration jésuite, qui n’avait émis qu’une position frileuse à cet égard, à mille lieues, par exemple, des positions courageuses des Jésuites d’Afrique du Sud, qui ont manifesté sans réserve leur solidarité avec la population gazaouie.
Interlude
Suite du texte-poème lu le 2 mars 2025 :
La tentation est grande de maudire, de mépriser à notre tour comme si ce que ces hommes nous ont montré d’eux-mêmes n’était pas de même nature que ce contre quoi nous donnions notre voix, livrions bataille, engagions notre vie, en misant sur la dignité, la bonté, la justice. La figure humaine, hideuse et vile, attachée à des miettes de privilèges et de pouvoir, avec ses airs de bonhomie et de générosité, était tout proche de nous, à notre insu. Elle nous a été dévoilée. Elle prête, certes, à vomir, en plus de nous priver d’un lieu où précisément nous osions dire le méprisable qui nous voisine, de sorte qu’en signalant les œuvres dans notre monde, nous ouvrions, au nom d’une image humaine et divine qui nous porte, des espaces et des chemins d’humanité. Gardons notre regard fixé sur eux. Non, sur le méprisable. Car notre combat est toujours aussi contre nous-mêmes. Ce qui nous est donné à voir, c’est cette part obscure, tapie en tout être, capable de s’avilir pour des faveurs infimes.
Il est des temps grisâtres, oui, mais aussi de mémoire qui redonnent le souffle vital et soutiennent les pas vers demain. Mémoires des œuvres, des paroles, des écrits dressés contre la fatalité et la laideur du monde; œuvres, paroles, écrits qui sont la trace indélébile de la dignité humaine, et semences d’avenir.
Nous sommes dispersés aujourd’hui. Mais témoins malgré tout d’un bonheur commun que nul ne peut ravir, celui d’avoir été une équipe fière et debout dans la tourmente.
Entreprise de démolition
Le rôle qu’a joué la nouvelle directrice du Centre dans l’entreprise de démolition n’est pas clair. Comment comprendre qu’elle n’ait jamais cherché à impliquer l’équipe du CJF dans la recherche de solutions conjointes en vue de sortir de l’impasse, alors que cette équipe possédait toute l’expérience, l’expertise et la capacité organisationnelle pour relever ce défi ? Si elle s’en est bien gardée, était-ce pour se débarrasser précisément de cette expertise encombrante, et pour entreprendre une refonte radicale en accord avec les autorités jésuites ? C’est d’ailleurs à elle qu’on a confié d’esquisser, durant la période de mise à pied, ce qui pourrait « renaitre » éventuellement des cendres du CJF et de Relations. Car c’est bien à des cendres qu’on allait aboutir. En effet, le président du CA, le jésuite Peter Bisson, qui avait orchestré la mise à pied, envoyait, peu de temps après, une lettre à celles et ceux dont l’abonnement à Relations arrivait à échéance, les incitant à ne pas se réabonner ! La nouvelle refonte, disait-il ingénument, mais scandaleusement, pourrait ne pas leur plaire ! En réalité, ce qui était en vue, ce n’était pas tant une refonte qu’une totale rupture. De fait, en novembre dernier, les quelques membres restants du CA ont invité les ex-employé·e·s – qui avaient signé quelques jours auparavant une entente de compensation financière pour fin d’emploi assortie d’une sévère clause de confidentialité les réduisant au silence –, les chercheuses et chercheurs associés du CJF ainsi que de proches collaboratrices et collaborateurs pour leur présenter le plan de relance concocté en vase clos. Or, du Centre avait été expurgée sa raison d’être : l’analyse sociale. Dorénavant, il n’allait s’intéresser qu’à la spiritualité qui nourrit l’engagement. La revue, quant à elle, devenait une sorte de bulletin du nouveau centre, sans comité de rédaction ni équipe éditoriale, publié uniquement en version numérique. Deux versions papier annuelles s’y ajouteraient, réduites à quelques pages, dans lesquelles seraient dupliqués des extraits choisis. À l’issue de ce simulacre de projet de « relance », il ne nous restait qu’à leur demander expressément de ne pas apposer les noms de Centre justice et foi et de Relations à ces nouvelles entités à la mission dénaturée. Ce projet mort au feuilleton, la seule option pour eux était de fermer le Centre et Relations.
Cet inconcevable gâchis appauvrit et fragilise la société québécoise en la privant d’espaces essentiels d’analyse et de réflexion qui permettaient un regard unique en son genre sur les grands enjeux de la société, sous des points de vue diversifiés et complémentaires – sociologiques, philosophiques, anthropologiques, théologiques, artistiques, littéraires, poétiques, militants. L’absence de tels lieux de réflexion se fait d’ailleurs amèrement sentir alors qu’un vent fasciste, au remugle nauséeux, souffle des États-Unis et d’Europe, et que l’Église est tentée par un repli identitaire et le confort douillet d’une spiritualité désincarnée.
De ce gâchis, les autorités actuelles en portent aussi l’odieux. Même si elles cherchent à prendre leurs distances en se contentant de ramasser les pots cassés et en continuant à répéter la ligne de communication officielle de laquelle elles n’ont jamais dérogé. La faute est jetée sur des problèmes financiers et organisationnels, alors qu’ils ne furent en aucun cas déterminants. Cette abjection subsistera aussi longtemps que les autorités ne reconnaitront pas le mal qui a été fait non seulement à l’équipe, mais aussi à tous ceux et celles qui trouvaient dans la revue et au Centre justice et foi un lieu où puiser force, souffle, dynamisme, nourriture et espérance dans leur combat pour la justice et la défense du bien commun. Les autorités jésuites ne peuvent balayer sous le tapis de l’histoire un tel mépris, une telle honte. Il leur faudra un jour en assumer courageusement et humblement la responsabilité en reconnaissant leurs torts, comme pour « l’affaire silicose », dossier de Relations publié en 1948, qui avait mis à jour cette grave maladie industrielle, causant la mort d’une quarantaine de travailleurs de la mine de silice à Saint-Rémi-d’Amherst dans les Laurentides[3]. Incriminé, l’un des propriétaires de la mine, grand donateur de l’Église catholique, menaça de retirer ses dons prévus. Il a obtenu que les autorités jésuites de l’époque remercient le directeur-fondateur de la revue, et que le nouveau nommé publie une rétractation, ce qui plongea la revue dans une dizaine d’années de conservatisme social et qui dénatura sa mission.
La voix du Centre justice et foi et de Relations est éteinte, après avoir été muselée. Elle l’a été par des jésuites sourds à l’histoire tragique du monde et aux combats menés aux côtés des dépossédé·e·s et des exclu·e·s, plus soucieux de leurs milieux douillets et « spirituels », à l’image d’un Dieu désincarné, trônant au-dessus de la mêlée.
Le silence des cendres est gros de voix urgentes en attente de naitre[4].
Par Jean-Claude Ravet. L’auteur a été rédacteur en chef de Relations (2005-2019) et chercheur associé du Centre justice et foi (2020-2024). Il a fait paraitre aux éditions Nota Bene de Montréal Le désert et l’oasis. Essais de résistance en 2016 et La nuit et l’aube. Résistances spirituelles à la destruction du monde en 2024.
- Gilles Bibeau et Jean-Claude Ravet, « Réparer les pots cassés et sauver “Relations”», Le Devoir, 30 mars 2024. ↑
- Comité de soutien aux employé-es mis à pied du Centre justice et foi, « Près de 1300 signataires de la Déclaration d’appui au personnel mis à pied de la revue Relations et du Centre justice et foi », Presse-toi à gauche!, 21 mai 2024.↑
- Suzanne Clavette, « L’Affaire silicose, un dossier explosif », Relations, n° 747, mars 2011.↑
- Sur le site <https://soutenonslesemployesducjf.org/lettre-ouverte-des-employ-es-mis-es-a-pied-du-cjf/>, on trouve les lettres d’appui, les articles et les déclarations publiques émises en solidarité avec le CJF et Relations. ↑
Élections législatives en Argentine : le chantage économique américain a sauvé Milei.
Zohran Mamdani : un socialiste chez les démocrates

Grève à la STM : les professeur·es de l’UQAM solidaires. Qu’en est-il des centrales syndicales et des partis d’opposition ?
Les médias grand public ne cessent de s'acharner contre les grévistes de la Société de transport de Montréal (STM) et de marteler, tous les jours, que la grève affecte durement les « personnes vulnérables », notamment celles qui ont des rendez-vous médicaux, qu'elle menace l'économie québécoise, etc.
Ils reprennent ainsi sans aucune nuance ou presque, méthodiquement, mot pour mot, la propagande du Gouvernement Legault qui réussit ainsi tranquillement à supprimer le droit de grève dans l'un des derniers secteurs (avec celui de l'éducation, qui sera probablement la prochaine cible) où la grève légale peut effectivement encore "déranger" l'ordre établi.
Il est logiquement plus rare que ces mêmes médias mentionnent les revendications des grévistes qui luttent pour la survie du service public vital des transports en commun. Il est encore plus rare qu'ils questionnent la responsabilité de la direction de la STM et ses pratiques antisyndicales – elle refuse de négocier depuis plus d'un an en attendant tranquillement une loi spéciale ou son équivalent. Il est enfin exceptionnel qu'ils relaient les prises de positions en faveur des grévistes.
Alors pour information, le Conseil syndical du Syndicat des professeur·es de l'UQAM (SPUQ) a adopté, à l'unanimité, une résolution dans laquelle il :
« Affirme sa solidarité avec le Syndicat du transport de Montréal dans ses revendications (...) Rappelle que l'amélioration des conditions de travail des personnes employées de la STM et le développement responsable du réseau des transports publics bénéficie à l'ensemble de la population montréalaise ».
On pourrait espérer que les centrales syndicales (CSN, FTQ, CSQ, FAE etc.) se réveillent et fassent de même ; qu'elles se regroupent enfin et rédigent, à leur tour, un communiqué de presse intersyndical de solidarité avec les grévistes, pour la sauvegarde du service public des transports collectifs et en défense du droit fondamental de grève. Ce serait même là un minimum, de la part d'une bureaucratie syndicale qui ne cesse de nous demander de passer « À l'offensive » et de « Faire front » tout en restant bien silencieuse pendant toute la campagne électorale des municipales de 2025. Ce serait enfin un bon moyen de préparer le rassemblement intersyndical du 29 novembre 2025 et, surtout, ses suites.
On peut également rêver que les partis d'opposition, au premier rang desquels ceux qui se disent de gauche, prennent position et appellent à la mobilisation.
Et au cas où ils craignent de perdre des membres ou des voix, on leur rappelle que Zohran Mamdani, avec le soutien des syndicats et de la gauche (qui ne sont pas restés silencieux quant à eux), vient de remporter la mairie de New York en revendiquant la gratuité des bus et l'amélioration des conditions de travail des employ·ées…
Martin Gallié
Délégué du SPUQ au Conseil Central du Montréal Métropolitain (CCMM-CSN)
Lien vers la Résolution du SPUQ : https://spuq.org/wp-content/uploads/bsk-pdf-manager/documents/x_documents/2025/09/comex_reso_votee_cs1_greveSTM_20250919.pdf
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L’antiféminisme comme conservatisme

Dans une époque où l’on voit la résurgence du mâle alpha et la montée en popularité des « épouses traditionnelles » (trad wives), il est important de se questionner sur la signification politique et sociale de la montée de l’antiféminisme pour mieux le combattre.
Il importe, d’entrée de jeu, de préciser le sens de certains termes qui sont partie prenante de la nébuleuse antiféministe. Le premier terme est misogynie, qui désigne la haine ou le mépris des femmes. Elle se retrouve dans les comportements individuels mais elle s’appuie sur un substrat social et elle a pour effet de cantonner les femmes à des positions subalternes dans la société. Elle peut parfois devenir systémique, comme en Afghanistan où l’on essaie d’effacer toute visibilité des femmes. Le sexisme est le deuxième terme. Il est un système social, à l’instar du capitalisme ou du racisme, et repose sur un triple processus de catégorisation-altérisation (distinction entre hommes et femmes), d’essentialisation (attribution de caractéristiques spécifiques que l’on rattache souvent à des traits physiques) et de hiérarchisation (supériorité du masculin sur le féminin). Il y a aussi une variante du sexisme qui est l’hétérosexisme qui soutient qu’il n’y a que deux sexes, que ceux-ci sont complémentaires dans le processus de procréation et que, par conséquent, l’hétérosexualité est la seule forme de sexualité acceptable. Enfin, il y a le masculinisme qui avance que, désormais, les femmes constituent le groupe sexué dominant, lequel exerce une forme de matriarcat qui placerait les hommes en posture subalterne.
L’antiféminisme s’appuie évidemment sur le sexisme comme système social et sur la misogynie comme dévalorisation des personnes de sexe féminin, mais il s’en distingue en ce qu’il constitue une opposition spécifique au féminisme comme mouvement social qui veut transformer les rapports sociaux de sexe, et aux féministes qui portent ce mouvement. Le masculinisme peut être considéré comme une forme radicale d’antiféminisme. Cette nébuleuse a des contours flous mais ses manifestations sont tangibles.
Dans le Québec contemporain, le coup de semonce de l’antiféminisme a certainement été l’attentat de l’École polytechnique, le 6 décembre 1989, où un jeune homme sépare les étudiants des étudiantes dans une salle de cours, tue 14 femmes et en blesse plusieurs, sous prétexte qu’elles seraient des féministes puisqu’elles étudiaient dans un domaine traditionnellement défini comme masculin.
Sur le coup, on a essayé de minimiser la dimension antiféministe de l’attentat. On a parlé de « tueur fou » pour décrire l’assassin. On a demandé aux féministes d’avoir la pudeur de se taire et de ne pas dénoncer cet acte comme antiféministe. Les commentateurs s’en sont donné à cœur joie dans la description des « exagérations » du féminisme qui pouvaient expliquer de tels gestes. Pourtant, le tueur avait été on ne peut plus clair dans la lettre décrivant ses motivations.
Durant les années qui ont suivi, on s’en est pris aux moyens, les armes à feu, plutôt que de dénoncer l’antiféminisme – je suis tout à fait en faveur des revendications de PolySeSouvient[1] en ce qui concerne l’interdiction de la plupart des armes. Il a fallu attendre 30 ans pour que la plaque commémorative de la Ville de Montréal sur la Place du 6-décembre-1989 parle d’attentat antiféministe.
Il est possible d’analyser l’antiféminisme comme une réaction, un backlash : ainsi, à chaque avancée du féminisme, il y aurait un ressac antiféministe. Cependant, comme le souligne Faludi[2], c’est, à maints égards, un backlash préventif : il s’agit d’empêcher coûte que coûte les femmes de parvenir à la liberté et à l’égalité, c.-à-d. de mettre fin au sexisme comme système d’oppression et d’exploitation sociale. Je préfère pour ma part le situer dans la foulée du conservatisme.
Quelques traits du conservatisme comme idéologie politique
Le conservatisme est l’une des trois grandes idéologies politiques qui ont façonné la modernité occidentale, avec le libéralisme et le socialisme. Comme les deux autres idéologies, il s’est transformé au fil du temps et comporte plusieurs courants, mais il est possible d’en repérer certains traits.
Il y a d’abord la valorisation de l’autorité, ce qui réfère à une conception hiérarchique de l’organisation sociale. Dans tous les domaines de l’existence, il y a des élites et celles-ci doivent jouer un rôle prééminent dans la société. Dieu est au-dessus des humains, le père de famille au-dessus des autres membres de la famille, le patron au-dessus des ouvriers, les notables au-dessus des citoyennes et citoyens. L’autorité constitue un facteur qui garantit l’ordre social entendu comme le respect des hiérarchies naturelles, et les divers domaines de la société ne doivent pas interférer les uns sur les autres.
Deuxièmement, puisqu’il y a de l’autorité, la liberté n’est pas infinie. Elle ne peut se développer qu’encadrée par les institutions. La liberté individuelle, contrairement à ce qu’énonce la pensée libérale, est limitée par les convenances morales et non pas par la liberté des autres. D’ailleurs, la liberté revêt plus une dimension collective (autonomie des régions, des ordres professionnels, des entreprises) qu’individuelle et les courants conservateurs ont tendance à en parler au pluriel.
En troisième lieu, on retrouve la critique de l’individualisme libéral, lequel est susceptible de « dissoudre la longue chaîne des relations sociales, laissant chacun à son statut de maillon individuel » pour paraphraser Tocqueville. Les individus sont toujours insérés dans le social : ils naissent dans une famille, dans un lieu précis, à une époque précise, dans un milieu social. Tous ces liens contribuent à la construction des individus. Ceux-ci et celles-ci ne peuvent être pensés en faisant abstraction de ces liens sociaux constitutifs.
Quatrièmement, il y a la tradition et celle-ci est invoquée de trois façons. D’abord, c’est pour souligner les dangers qu’il y a à faire des changements brusques : ceux-ci sont dérangeants et stressants, et leurs conséquences sont multiples et imprévisibles. L’expérience moderne des révolutions sur le modèle « du passé faisons table rase » s’est révélée désastreuse, celles-ci débouchant sur la terreur et le goulag. On invoque aussi la tradition en raison d’un certain scepticisme quant aux possibilités de l’humanité de changer le monde en mieux, d’où une insistance sur la prudence et sur les limites de la raison humaine. Finalement, la tradition nous ancre dans une histoire particulière : l’humanité n’existe guère dans son abstraction mais uniquement dans ses singularités nationales faites d’une continuité historique.
Un cinquième trait du conservatisme renvoie à la valorisation du rôle pacificateur, sur le plan social, de la religion, dans une espèce de trilogie « religion, autorité, tradition ». La religion fixe des bornes à l’ambition humaine en instaurant une autorité (Dieu) qui lui est extérieure et à laquelle il importe de se soumettre. La religion insère également l’individu dans une communauté liée par la foi, ce qui limite l’individualisme excessif et permet de corriger les comportements déviants.
Finalement, on retrouve la propriété et sa double fonction d’ancrage et de moralisation. Elle nous inscrit quelque part sur la terre, nous incite à la prudence et assure notre indépendance économique. Elle constitue, comme dans le libéralisme, une manifestation de notre sens moral. La propriété est également à la base du nationalisme ou de la défense du territoire ou d’un particularisme national.
Au XXe siècle, ce conservatisme a souvent traduit le nationalisme dans un sens chauvin, impérialiste et raciste. En France et en Allemagne, le conservatisme de l’entre-deux-guerres sera également marqué par un fort antisémitisme. Pour les conservateurs, les Juifs incarneraient l’ensemble des traits négatifs de la société moderne : individualisme, déracinement, argent. Toutefois, à l’époque de la guerre froide, ce sont moins les Juifs que les communistes qui en viennent à représenter la quintessence des malheurs de la modernité. Cela est très présent aux États-Unis, mais aussi dans les pays d’Europe occidentale.
Le conservatisme qui se développe dans les années 1980 – les années Reagan et Thatcher – aussi appelé néoconservatisme, opère une synthèse entre trois courants conservateurs : le conservatisme classique, le néoconservatisme et la droite religieuse[3]. Le conservatisme traditionnel, au cours des années 1950 et 1960, investit le Parti républicain étatsunien en opposition au New Deal et aux lois antidiscriminatoires adoptées dans la foulée du mouvement des droits civiques. Ce courant est très actif sur le plan des valeurs morales : en faveur de la peine de mort, de la prière dans les écoles, contre la permissivité sexuelle. Ces conservateurs sont également mus par un anti-intellectualisme populiste et une valorisation du « gros bon sens ».
Quant à lui, le néoconservatisme est identifié à une radicalisation idéologique du conservatisme. Plutôt que de se lamenter sur le bon vieux temps, il est nécessaire d’adopter une attitude proactive et de faire la promotion de ses idées, soit le travail, la famille, la patrie. Sans rejeter totalement les acquis du New Deal, les néoconservateurs s’inquiètent des programmes d’aide sociale qui inciteraient à la paresse ainsi que de l’avènement de la société des loisirs et de ce que cela implique comme renonciation à l’effort. Ils sont également méfiants des mouvements étudiants des années 1960 et de leurs liens avec la contreculture (sex, drugs and rock’n’roll). Ils critiquent la domination des intellectuel·le·s de gauche dans les universités de même que des nouvelles disciplines comme les études féministes (women’s studies) ou les théories critiques de la race (critical race theories).
La troisième composante, la droite religieuse, arrive mal à faire la jonction avec le conservatisme traditionnel, mais elle le fait plus facilement avec le néoconservatisme. Ces conservateurs se rejoignent dans la croisade contre les effets moralement corrupteurs de l’aide sociale (welfare), dans la défense de la famille traditionnelle – mise à mal par l’émancipation des femmes et les mouvances LGBTQ+ – et des communautés comme lieu de contrôle social.
Si ce néoconservatisme est surtout associé aux pays anglo-saxons, il n’en reste pas moins qu’une variante s’est développée au Québec depuis les années 1990 autour de ce que l’on pourrait qualifier de nationalisme identitaire. La composante religieuse en est moins importante, mais il importe d’assurer la continuité historique du groupe canadien-français, non pas en voulant faire pays mais en préservant la nation vis-à-vis d’éléments qui en minent la cohésion.
L’antiféminisme conservateur
L’antiféminisme conservateur peut s’analyser à partir de trois cadres complémentaires : le cadre conservateur traditionnel, celui de l’incertitude identitaire des hommes hétérosexuels qui perdraient leurs privilèges, et finalement celui d’une politique du ressentiment.
L’argument conservateur traditionnel peut se résumer de la façon suivante. Il y avait certes nécessité de changer certains aspects de la situation des femmes, mais les mouvements féministes sont allés trop loin. Ils ont inversé l’ancien ordre sexué pour placer désormais les hommes en position dominée, ce qui a créé un mouvement non nécessaire puisque l’évolution naturelle de la société québécoise nous aurait conduits à une plus grande égalité entre les femmes et les hommes. Cela a aussi rendu difficile d’avoir des rapports harmonieux entre les sexes en fomentant une « guerre des sexes »[4]. À partir du milieu des années 1990, un tel discours a pris les apparences du postféminisme. Les discriminations que dénonçaient les féministes dans les années 1970 et 1980 auraient disparu et les mesures d’action positive en faveur des femmes sont devenues de la discrimination à l’encontre des hommes. Dans cette optique, le mouvement féministe n’a plus lieu d’être et fait figure de « dinosaure » politique, n’ayant pas pris la mesure des changements sociaux déjà effectifs. On retrouve ce postféminisme aujourd’hui dans le discours de « l’égalité entre les femmes et les hommes comme valeur fondamentale de la société québécoise », ce qui dispense de travailler à la réaliser.
Le discours sur l’incertitude identitaire, qui n’est pas sans présenter certaines analogies avec celui d’un Henri Bourassa dénonçant la virilisation des femmes comme effet pervers du féminisme, insiste sur la crise de la masculinité comme conséquence inévitable du féminisme[5]. Cette perspective revêt également une forte composante lesbophobe et transphobe. Ce discours sur la crise de la masculinité est largement utilisé par les mouvements masculinistes – dont le seul référent de la masculinité reste le mâle alpha – qui invoquent le décrochage scolaire des garçons, la prévalence du suicide chez les jeunes hommes ou le refus des tribunaux d’accorder la garde des enfants au père en cas de divorce comme autant d’illustrations de cette crise de la masculinité.
Enfin, le prisme du ressentiment[6], également très présent dans le mouvement masculiniste, fait du féminisme le principal responsable des problèmes que vivent certains hommes, en remettant en cause les hiérarchies sexuelles antérieures. Les hommes seraient ainsi devenus les victimes d’une organisation sociale où leur nature – agressive – est constamment brimée, que ce soit à l’école qui valorise les comportements féminins, dans les couples où la violence sexuelle est susceptible de sanctions pénales ou d’opprobre social, ou encore dans les relations sexuelles qui devraient désormais être consensuelles.
La défense de la famille traditionnelle
L’argument le plus prégnant de l’antiféminisme conservateur est la défense de la famille traditionnelle, où l’homme est le pourvoyeur, la femme reste à la maison pour s’occuper des enfants qu’elle élève dans le respect des différences de sexe. Cette défense de la famille traditionnelle se fait sentir autant dans le discours de l’Église catholique ou dans celui des évangélistes – et de l’ensemble des religions monothéistes dans les conférences de l’ONU sur la population – que dans le discours d’opposition politique au féminisme que l’on retrouve dans certains groupes de femmes de droite.
La défense de la famille hétérosexuelle traditionnelle s’accompagne d’une critique du féminisme qui serait à la source d’une « guerre des sexes » assortie d’une humiliation des hommes. Cette critique rend le féminisme responsable de toute une série de maux sociaux : la pauvreté des femmes, les épuisements professionnels, la malbouffe et la délinquance juvénile pour n’en nommer que quelques-uns.
La défense de la famille traditionnelle revêt également d’importantes dimensions homophobes et transphobes. Comme le Vatican, elle s’oppose à l’éducation sexuelle dans les écoles (puisqu’on y placerait sur un pied d’égalité l’hétérosexualité, l’homosexualité et la bisexualité) qui pourrait faire l’apologie de la pédophilie et de la bestialité.
Le discours de l’Église catholique
Il importe de se pencher sur le discours anti-genre développé par l’Église catholique[7]. Depuis le pontificat de Jean-Paul II, durant lequel le futur pape Benoît XVI jouait le rôle de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, c.-à-d. de gardien en chef de l’orthodoxie, l’Église catholique s’est largement préoccupée de la question des femmes et a souvent fait front lors des conférences internationales sur les femmes ou sur la population avec les courants les plus intégristes à l’intérieur des autres religions monothéistes pour s’opposer à certains droits des femmes, principalement la liberté dans le domaine de la procréation. Cette position s’est nuancée mais elle n’a pas disparu depuis l’accession de François à la papauté : si on ne condamne plus nécessairement les individu·e·s, on condamne toujours les comportements.
D’abord, l’Église affirme l’égalité en dignité des femmes. C’est une reprise de ses positions traditionnelles de l’épître de Paul – pas le plus grand féministe qui soit – affirmant que pour l’Église, « il n’y a ni juif, ni gentil, ni homme libre, ni esclave, ni homme, ni femme », mais que tous sont égaux au regard de Dieu, ce qui, à l’époque, n’a pas empêché l’Église de pratiquer l’antisémitisme, de s’accommoder de l’esclavage, d’endosser la structure familiale patriarcale et, aujourd’hui, d’interdire la prêtrise aux femmes et de leur réserver un rôle subalterne dans l’Église. Bref, cette égale dignité est loin des droits égaux.
Ensuite l’Église érige les femmes dans une posture d’altérité. Le sujet humain est masculin, les femmes n’étant que l’autre de l’homme. Prenant appui sur la notion de « valence différentielle des sexes » élaborée par Françoise Héritier pour documenter et dénoncer les inégalités sexuées, l’Église catholique insiste sur le fait que la femme est l’auxiliaire du vrai sujet, l’homme. En même temps, l’Église insiste sur la complémentarité, non seulement dans la procréation, mais sur le plan ontologique, des deux sexes.
Enfin, l’Église catholique insiste sur le fait que le féminisme tend à détourner les femmes de leur véritable rôle social qui est celui d’être mères et épouses. Il exalte le « génie féminin » dans la mesure où il ne se mesure pas au masculin et n’aspire pas à une indifférenciation sexuelle qui serait le produit de « l’égoïsme, de l’individualisme et de l’hédonisme ».
Ce discours intellectuel de l’Église catholique contre ce qu’elle appelle la « théorie du genre » a des implications réelles : opposition à l’avortement et à la contraception mécanique ou chimique; opposition au mariage entre personnes de même sexe, opposition à l’homosexualité et aux droits des personnes homosexuelles ou trans. Il trouve des équivalents et des relais dans d’autres religions, mais aussi dans des mouvements féminins conservateurs[8].
Fondements de l’antiféminisme conservateur
Si l’on cherche les fondements de telles positions, il me semble qu’il faut regarder dans deux directions. La première est celle de l’attachement des antiféministes à la famille patriarcale. La deuxième est l’inscription de cette structure sociale dans un ordre naturel transcendant la volonté humaine, ce qui nous ramène aux traits du conservatisme.
Dans ce domaine, les antiféministes contemporains puisent à l’argumentaire classique de la famille comme organisation naturelle sur laquelle devrait se fonder l’ensemble de l’organisation sociale. En fait, le discours insiste sur trois grands piliers : la famille comme rempart contre l’étatisme, son rôle dans la cohésion sociale et son statut d’institution de base de la société.
La famille comme rempart contre l’étatisme est une vieille formule rhétorique conservatrice qui nous est désormais servie à la sauce néolibérale. L’argument se déploie en deux temps : le premier est que l’on doit cultiver l’indépendance économique des individus, quelles que soient leurs conditions d’existence : ils n’ont pas à dépendre de quelque aide publique ou autre mécanisme redistributif pour subvenir à leurs besoins. Le deuxième est d’ordre aristotélicien : la famille est nécessaire à un individu qui n’est pas entièrement autonome et dont l’existence dépend des autres.
À cet égard, les antiféministes conservateurs s’en prennent à la fois aux résultats de l’action féministe et aux programmes sociaux de soutien aux personnes. Pour eux, le féminisme a largement contribué à autonomiser les femmes et à mettre en place une série de programmes publics qui viennent suppléer partiellement au travail gratuit fourni par les femmes au sein de la famille, au nom de l’Amour. Ce que nous féministes analysons comme des avancées des femmes – comme la facilitation des procédures de séparation et de divorce, les pensions alimentaires pour les jeunes enfants, les garderies, le système de santé public, des systèmes publics pour s’occuper des personnes âgées, la reconnaissance de la contribution des femmes collaboratrices dans l’entreprise familiale, l’équité salariale ou des mesures de conciliation travail-famille – est perçu par les antiféministes comme des mesures visant à rendre obsolète l’institution familiale et à sortir les femmes, et plus particulièrement les mères de jeunes enfants, de leur dépendance par rapport à un pourvoyeur.
C’est là que l’argument aristotélicien entre en ligne de compte. Dans le Livre I des Politiques[9], Aristote soutient qu’il y a deux formes de socialité naturelle, la famille pour la procréation et l’entretien du vivant et la tribu pour les échanges économiques, et une forme créée (artificielle), la polis. Mais ces trois formes de socialité sont basées sur la prémisse de l’incomplétude de chaque être humain, ce qui fonde en retour sa thèse sur la sociabilité naturelle des êtres humains. Le développement de l’État providence, notamment les développements qui sont le produit des revendications féministes, sont donc vus comme constituant l’introduction d’une solidarité artificielle, volontariste et non naturelle dans ce qui devrait rester dans le domaine de la nature. L’individualisme libéral dont serait porteur le féminisme serait donc antifamilial et contre nature.
Pour les antiféministes, il importe donc de considérer la famille à la fois comme un domaine relevant de la nature et comme un rempart contre la mainmise étatique qui aurait une dimension à la fois intrusive et contre nature parce que relevant du volontarisme. En voulant refaire de l’institution familiale patriarcale la base de la solidarité sociale, ce qui est en congruence autant avec la pensée néolibérale de démantèlement des institutions de protection sociale qu’avec le conservatisme moral des fondamentalistes religieux qui veulent protéger leur progéniture de tout ce qui pourrait semer le doute par rapport aux croyances véhiculées dans la cellule familiale, ces antiféministes développent une nostalgie du « bon vieux temps » où les femmes étaient à la maison pour s’occuper des jeunes enfants, des malades ou des personnes âgées et pour cuisiner ces bons petits plats qui nous protègent de ces fléaux modernes que sont la malbouffe et son corollaire l’obésité, tout en passant sous silence l’inégalité dans laquelle une telle institution place inévitablement les femmes dans une société capitaliste qui requiert un accès à l’argent comme médiateur social généralisé.
Cette cellule familiale est évidemment hétérosexuelle et « naturelle », la procréation ne pouvant relever que de la copulation entre un homme et une femme. Ainsi, on voit se reproduire un discours bien connu. Un enfant est le produit de l’union d’un père et d’une mère; seule cette union est susceptible de produire un enfant. Il faut donc favoriser le mariage hétérosexuel et la prolongation du temps consacré par les femmes aux soins aux personnes. C’est d’ailleurs le discours qu’on a entendu en France dans les manifestations contre le « mariage pour tous ».
Cette famille est aussi marquée par une forte hiérarchisation entre les sexes et entre les générations. C’est dans la famille que l’on fait le premier apprentissage du principe d’autorité et des inégalités sociales, et ces inégalités trouvent ensuite leur équivalent dans toutes les autres sphères de la vie sociale. En fait, il y a établissement d’un lien logique entre autorité paternelle, autorité des élites sociales et autorité divine. Il y a donc un rapport causal qui s’instaure entre divorce des femmes, perte de l’autorité sur les enfants et délinquance juvénile.
Plus encore, la famille hétérosexuelle est vue comme la condition de la reproduction de la nation. On retrouve ce lien entre famille et nation, dans un certain discours conservateur québécois, se présentant souvent avec des nostalgies de la devise pétainiste « travail, famille, patrie » qui semble si chère à un Lucien Bouchard et à ses amis lucides[10] et à la mise en scène du premier ministre François Legault en « papa a raison[11] » qui agit pour votre bien pendant la pandémie. On le retrouve également dans le discours nationaliste d’un Mathieu Bock-Côté.
Il ne faut pas s’étonner, dans les circonstances, que les principales cibles des antiféministes soient les unions entre personnes de même sexe, les trans ou l’homoparentalité, réunis dans la lutte contre le wokisme. C’est aussi ce qui pointe derrière le comité de « sages » mis en place par le gouvernement Legault en décembre 2023 pour étudier la question trans. Car en dénaturalisant la famille, les féministes et les personnes LGTBQ+ en dévoilent la dimension de construction sociale.
À entendre les antiféministes, c’est la possibilité même de relations amoureuses harmonieuses entre hommes et femmes qui serait menacée. En outre, l’école, en se faisant le relais des valeurs féminines de la famille matrifocale, contribue à émasculer les jeunes garçons. Plus encore, l’autorité paternelle est minée. Bref, contrairement à ce que soutiennent les féministes, c’est l’anatomie qui dicte l’organisation sociale, alors que nous avons démontré depuis belle lurette que c’est la procréation qui complémentarise les sexes et fabrique le sexe et le genre.
Par Diane Lamoureux, professeure émérite de science politique de l’Université Laval
- PolySeSouvient est un collectif d’étudiantes, d’étudiants et de diplômé·e·s de Polytechnique et de familles de victimes qui réclament une série de mesures de contrôle des armes. ↑
- Susan Faludi, Backlash. The Undeclared War Against American Women, New York, Crown Publishers, 1991. Version française, Backlash. La guerre froide contre les femmes, Paris, Éd. des femmes, 1993. ↑
- Voir Irving Kristol, Neo-conservatism, Lanham (Maryland), Rowman & Littlefield, 1999. ↑
- C’est, entre autres, la thèse défendue par la chroniqueuse Denise Bombardier dans La déroute des sexes, Paris, Seuil, 1993. ↑
- Voir Francis Dupuis-Déri, La crise de la masculinité, Montréal, Remue-ménage, 2018. ↑
- Voir Wendy Brown, States of Injury. Power and Freedom in Late Modernity, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1995. ↑
- Voir Sara Garbagnoli et Massimo Prearo, La croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous, Paris, Textuel, 2017. ↑
- Voir Andrea Dworkin, Right-Wing Women, New Yok, Perigee Books, 1983. Traduction française : Les femmes de droite, Montréal, Remue-ménage, 2012. ↑
- Aristote, La politique, Livre I, entre 335 et 323 av. J.-C.. ↑
- NDLR. En 2005, l’ex-premier ministre Lucien Bouchard et d’autres personnalités ont signé un manifeste Pour un Québec lucide. Selon ce document, le Québec vivait au-dessus de ses moyens et il appelait à l’austérité. ↑
- NDLR. Papa a raison a été une série télévisuelle très suivie des années 1960. ↑
Lancement des JQSI à Montréal : climat, solidarité et mobilisations citoyennes
Mon expérience épuisante avec les caprices bureaucratiques liés à mon congé de maladie
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Brésil : 132 morts lors de l’intervention brutale de la sécurité publique à Rio de Janeiro

Construire la majorité pour un Québec indépendant, égalitaire, féministe et décolonial
Le continent nord-américain vit une période de profonde polarisation politique, de crise écologique et de montée des impérialismes. Aux États-Unis, le retour du trumpisme et la droitisation accélérée de la vie politique alimentent une offensive réactionnaire sur tous les fronts : militarisation, extractivisme, racisme anti-immigrant, misogynie et destruction du tissu social. Le Canada n'y échappe pas : son gouvernement libéral aligne sa politique étrangère sur les intérêts de l'OTAN et des grandes puissances économiques, tout en renforçant son appareil militaire et policier.
Le Québec, dans cet environnement, est tiraillé entre deux tendances : l'adaptation au cadre fédéral et la recherche d'une souveraineté populaire et écologique.
I. Le piège fédéraliste : de la négation du droit à l'autodétermination à l'illusion du bon gouvernement
À la suite de la défaite du référendum de 1995, le gouvernement fédéral s'est doté d'une série d'instruments légaux et institutionnels pour protéger l'intégrité de l'État canadien et nier la volonté d'autodétermination du Québec — notamment la Loi sur la clarté, qui confère au Parlement fédéral le pouvoir de juger de la validité de la question référendaire et du seuil de soutien requis pour ouvrir des négociations advenant une éventuelle victoire du OUI.
Depuis des décennies, les gouvernements fédéralistes québécois — libéraux ou caquistes — répètent la même promesse : gérer « efficacement » la province dans le cadre canadien et défendre les « intérêts du Québec », sans jamais remettre en cause la dépendance structurelle envers Ottawa et le capital financier.
La CAQ incarne cette illusion du « bon gouvernement ». Elle prétend défendre l'autonomie du Québec, mais refuse d'affronter les rapports de domination réels : le pouvoir du capital pétrolier et minier, le contrôle fédéral sur l'immigration et la fiscalité, la soumission aux accords commerciaux et à l'OTAN. Son projet de constitution provinciale vise à figer un nationalisme sans portée sociale, réduisant la nation à une identité culturelle plutôt qu'à une communauté politique capable d'agir.
Le Parti libéral du Québec va plus loin encore : il défend un fédéralisme intégral et s'oppose à toute forme de souveraineté populaire. Ses discours, fondés sur la peur, prétendent répondre aux enjeux immédiats — économie, coût de la vie, santé — tout en minimisant la question nationale. C'est une tactique éprouvée, utilisée lors des deux référendums.
En somme, le bloc fédéraliste ne promet qu'une gestion technocratique de la dépendance et un approfondissement de l'ordre néolibéral, tout en niant les effets de cette subordination sur le peuple québécois.
II. Le retour du Parti québécois : nationalisme conservateur et ambiguïtés stratégiques
La remontée spectaculaire du Parti québécois, après des années de déclin, s'explique par l'épuisement de la CAQ et la nostalgie d'un projet d'émancipation nationale. En promettant un référendum d'ici 2030, Paul St-Pierre Plamondon parvient à canaliser un désir réel de rupture. Il cherche à rassembler un large éventail de forces sociales et politiques autour de l'aspiration à un pays, sans définir le contenu économique ou social d'un Québec indépendant, anticipant des campagnes parallèles pour différents segments du mouvement souverainiste.
Le PQ ne remet pas en cause les fondements économiques et institutionnels du Québec néolibéral. Il évite toute confrontation avec les grandes puissances économiques et ne propose aucune stratégie de transformation sociale. Pire encore, il tend à redéfinir la souveraineté sur des bases identitaires : en associant crise de la langue, immigration et survie nationale, il glisse vers un discours conservateur aux accents xénophobes.
Sous couvert d'unité nationale, il appelle à « rassembler toutes les tendances » — de la gauche à la droite — autour d'un référendum abstrait, sans contenu social ni démocratique clair. Mais une indépendance qui ne remet pas en cause les rapports de pouvoir existants n'est pas une libération. Il suffit d'examiner ses positions sur les droits économiques et sociaux de la majorité populaire, ainsi que son silence sur les politiques trumpistes, pour constater que son refus de définir le contenu de l'indépendance relève de la manipulation la plus éhontée.
III. Le danger d'une convergence avec le PQ
Certaines voix, au sein du mouvement souverainiste, appellent à « renforcer le camp du Oui » en appuyant le PQ comme « moteur du processus indépendantiste ». Mais cette stratégie de convergence, déjà expérimentée et toujours décevante, conduit invariablement à l'effacement des forces de gauche dans un projet national centré sur l'État plutôt que sur le peuple.
Converger derrière le PQ, c'est se soumettre à une logique électoraliste qui subordonne la souveraineté populaire à la conquête du pouvoir parlementaire. C'est renoncer à l'indépendance comme processus de transformation sociale et démocratique. C'est, enfin, risquer de cautionner un nationalisme identitaire qui divise et affaiblit le camp populaire au lieu de le rassembler.
On ne peut parler d'alliance électorale sans examiner les orientations politiques réelles des partis indépendantistes. Or leurs visions de l'indépendance s'opposent profondément : d'un côté, une indépendance d'État, technocratique et conservatrice ; de l'autre, une indépendance populaire, écologique et féministe, fondée sur la participation de toutes et tous à la construction d'une société juste et égalitaire. À cet égard, les choix du PQ en matière d'environnement, de ressources naturelles, de droits sociaux et d'équité témoignent d'une orientation incompatible avec une véritable rupture avec le néolibéralisme.
La Charte des valeurs défendue par le PQ, puis reprise par le Bloc québécois, a contribué à légitimer les préjugés envers les personnes issues des minorités ethnoculturelles. [1]En opposant les travailleuses et travailleurs entre eux, elle a détourné le débat des véritables rapports de pouvoir et de domination. Cette logique identitaire, qui prétend défendre la laïcité tout en stigmatisant des communautés, contredit les principes de justice, de solidarité et d'égalité qui doivent fonder un projet indépendantiste émancipateur.
Lorsque Paul St-Pierre Plamondon associe la crise du logement à une « immigration incontrôlée » et prétend que des « seuils astronomiques » d'immigration nuisent à la natalité ou explique les difficultés d'accès aus soins de santé, il recycle les discours réactionnaires qui font des personnes migrantes les boucs émissaires des échecs du capitalisme québécois. [2]
Pour la gauche, le véritable défi n'est pas de se rallier au PQ, mais de construire une alternative indépendante, capable d'incarner l'indépendance comme un processus de libération collective.
La majorité indépendantiste dont nous avons besoin ne naîtra pas d'un pacte entre partis, mais d'une alliance vivante entre les classes populaires, les mouvements sociaux, les syndicats, les groupes écologistes, féministes, antiracistes et les nations autochtones. C'est dans cette alliance, enracinée dans les luttes concrètes et les solidarités de terrain, que pourra s'inventer une indépendance du peuple québécois — une indépendance qui rompe avec le capitalisme, le colonialisme et toutes les formes de domination.
IV. Faire l'indépendance, c'est remettre en question l'intégrité de l'État canadien
L'impérialisme canadien n'acceptera jamais la séparation du Québec sans y opposer une résistance farouche. Cette hostilité ne tient pas seulement à des figures politiques comme Jean Chrétien, Pierre Elliott Trudeau ou Mark Carney : elle découle directement des fondements mêmes de l'État canadien. C'est l'ensemble de ses institutions, de son intégrité territoriale et de son rôle dans le système impérialiste nord-américain qui seraient remis en cause par l'indépendance du Québec.
Cette rupture ne pourra advenir que sous la pression d'un vaste mouvement populaire, capable de se déployer à l'échelle de tout l'État canadien, particulièrement dans un contexte marqué par la montée de l'extrême droite au sud de notre frontière. Le mouvement ouvrier et populaire du reste du Canada n'a aucun intérêt objectif à défendre l'impérialisme canadien ni son État, qui mène aujourd'hui une offensive contre ses acquis sociaux et contre les droits des Premières Nations.
Il est donc impératif, pour le peuple québécois comme pour la classe ouvrière du reste du Canada, de construire des alliances durables et des solidarités actives avec les forces progressistes et les nations autochtones. C'est par cette unité des luttes que pourra émerger une alternative commune à l'ordre impérialiste et colonial : un projet de libération fondé sur la souveraineté des peuples, la justice sociale, la décolonisation et la transition écologique.
V. Pour une souveraineté populaire, démocratique et écologique
Québec solidaire a la responsabilité historique de redonner un sens émancipateur au mot « indépendance ». Celle-ci ne peut se limiter à la création d'un nouvel État : elle doit signifier la reconquête collective du pouvoir sur nos vies, nos ressources et nos institutions.
Cela implique une indépendance :
• fondée sur la nationalisation démocratique des secteurs stratégiques (énergie, mines, forêts, numérique) et sur la planification écologique de la production ;
• qui garantit le droit à la santé, à l'éducation, au logement et à la sécurité du revenu pour toutes et tous ;
• qui promeut un Québec féministe, reconnaissant le travail des femmes, luttant contre la violence patriarcale et inscrivant l'égalité réelle dans la Constitution ;
• construite dans le respect des nations autochtones, de leurs droits territoriaux et de leur autodétermination ;
• qui rompe avec l'extractivisme et réoriente l'économie vers une transition juste et la préservation du vivant.
Ce projet ne peut être imposé d'en haut. Il doit naître d'un processus démocratique large : une Assemblée constituante élue au suffrage universel, où le peuple déciderait lui-même de la forme et du contenu d'un Québec indépendant. C'est ainsi que l'indépendance deviendra le cadre d'un renouveau démocratique, et non la couverture d'une nouvelle domination.
VI. Construire la majorité pour un Québec indépendant, égalitaire, féministe et décolonial
La tâche de notre génération n'est pas de répéter les débats du passé, mais de construire la majorité politique et sociale qui rendra l'indépendance incontournable. Cette majorité ne se formera pas seulement dans les urnes, mais dans les luttes : contre la privatisation du système de santé, pour le logement social, pour la justice climatique, contre le racisme systémique et pour la souveraineté alimentaire et énergétique.
Chaque lutte qui remet en cause la logique du profit prépare les conditions d'un pays libre.
Notre camp du Oui doit être clairement défini :
Oui à la souveraineté populaire, non à la centralisation technocratique mise de l'avant par les fédéralistes.
Oui à l'égalité et à la solidarité et à un Québec inclusif, non au nationalisme conservateur et fermé.
Oui à la démocratie sociale, féministe, écologique et antiraciste, non à la continuité du Québec néolibéral.
Renforcer le camp du Oui, — mais à condition de redéfinir ce Oui sur nos bases, celles d'un projet d'émancipation et de transformation sociale. Autrement, nous risquons de devenir les compagnons critiques d'un référendum mené au nom du peuple, mais sans aucun élargissement de la démocratie citoyenne.
L'avenir du Québec ne se jouera pas derrière le PQ ni dans les couloirs de l'Assemblée nationale. Il se construira dans les quartiers, les milieux de travail, les universités et les régions, là où s'inventent déjà les solidarités concrètes. C'est de là que surgira la majorité indépendantiste capable d'imposer un Québec indépendant, libre, juste et solidaire.
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Occupations », douze jours de colère à Columbia
En moins de deux semaines, les étudiant·es de l'université new-yorkaise ont amorcé un mouvement de mobilisation étudiante qui s'est propagé dans plus de 300 universités des États-Unis. Le film documentaire réalisé par Michael T. Workman et Kei Pritsker, actuellement en salle, retrace l'émergence et l'évolution de ces journées de mobilisation pour la Palestine qui ont polarisé la première puissance mondiale.
24 octobre 2025 | tiré d'Orient XXI | Photo : Un grand rassemblement de manifestants avec des drapeaux, dans un parc.
Image tirée du documentaire Occupations de Michael T. Workman et Kei Pritsker.
Watermelon pictures
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/etats-unis-gaza-occupations-douze-jours-de-colere-a-columbia,8611
Le 17 avril 2024, six mois après le début du génocide commis par Israël à Gaza, les étudiant·es de l'université de Columbia, dans la ville de New York aux États-Unis, mettent en place un campement dans l'enceinte de l'établissement. Leurs revendications sont très simples, et se résument en un slogan de deux mots : « Divulge, divest » (Révéler, désinvestir). Iels demandent à leur université de rendre publics ses investissements, et de cesser de financer des entreprises tirant profit du génocide à Gaza, comme le géant de l'armement Lockheed Martin, dont l'un des ancien·nes dirigeant·es, Jeh Johnson, siège au conseil d'administration de Columbia1.
Comme toute l'Ivy League, ce groupe rassemblant les universités les plus prestigieuses des États-Unis, Columbia est un établissement privé qui tire de très importants profits de son activité, notamment des frais de scolarité faramineux exigés des étudiant·es. En 2025, ces seuls frais peuvent s'élever pour un·e étudiant·e en licence à plus de 70 000 dollars (plus de 60 000 euros). L'université estime sur son site internet qu'il faut aux étudiant·es non boursier·es — au moins la moitié de celles et ceux en licence — un budget de plus de 93 000 dollars (plus de 80 000 euros) pour couvrir leur inscription, leurs fournitures scolaires, ainsi que leur logement et leur couvert. Ainsi s'explique l'impressionnant montant des investissements de Columbia qui s'élève en 2025 à 14 milliards de dollars (12 milliards d'euros). Quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux sont indirects, c'est-à-dire qu'ils se font à travers des sociétés dépendantes de l'université new-yorkaise.
Peu réceptive aux demandes étudiantes et relayant la rhétorique qui assimile toute critique d'Israël à de l'antisémitisme, l'université de Columbia propose aux étudiant·es de rendre publics seulement ses investissements directs, et de formuler une recommandation contre les investissements dans des entreprises associées à la violation des droits humains. Ces mesures, au mieux symboliques, sont reçues par les représentant·es du mouvement comme la preuve de la déconnexion totale de leur établissement envers la réalité. L'université refuse de poursuivre les négociations, et appelle la police new-yorkaise pour briser brutalement l'occupation du campus au bout de son 12e jour.
Entre solidarité et répression
Si la négociation avec leur établissement est un échec, le documentaire Occupations montre la portée exceptionnelle de la mobilisation des étudiant·es de l'université de Columbia. Dans un pays où l'éducation est majoritairement privatisée, l'occupation d'un établissement, situé au cœur de la capitale économique et financière du pays et représentant l'élite, détonne et effraie visiblement aussi bien l'administration de l'université que la majorité législative conservatrice.
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Occupations Bande-annonce officielle - YouTube
Les médias et les nombreux·euses opposant·es de ce mouvement se scandalisent des slogans et des drapeaux palestiniens. Les accusations d'antisémitisme envers le mouvement étudiant de Columbia sont portées jusqu'au Congrès, sans qu'aucune preuve ne soit avancée. En revanche, au sein de la mobilisation, les étudiant·es juif·ves antisionistes rappellent que la libération de la Palestine va de pair avec la lutte contre toutes les formes de racisme et de discrimination. La mobilisation et la forte répression dont elle fait l'objet renvoient à celle de 1968 contre la guerre du Vietnam, et celle de 1985 contre l'apartheid en Afrique du Sud. Là aussi ces mobilisations de l'élite au sein des écoles de l'Ivy League avaient capté l'attention de tout le pays, et secoué l'opinion publique étasunienne. Le soulèvement de Columbia en 2024, dépeint dans les médias comme violent et indiscipliné, apparaît à l'écran comme une occupation soigneuse et fraternelle du campus. La violence se situe alors plutôt du côté de groupes arborant des drapeaux israéliens, qui brandissent des matraques et agressent physiquement les étudiant·es.
Si le mouvement a des détracteur·ices mis·es en avant sur des chaînes de télévision étasuniennes très influentes comme CNN ou Fox News, Occupations nous montre aussi la solidarité qui se constitue d'abord autour de l'occupation du campus de Columbia, puis autour de celles de centaines d'universités à travers le pays. L'une des scènes du documentaire montre un étudiant brandissant son téléphone pour montrer aux étudiant·es de Yale, à l'autre bout de son appel vidéo, la mobilisation sur le campus. Les étudiant·es constituent progressivement une véritable communauté politique à travers le pays. Les habitant·es et les collectifs locaux leur apportent aussi leur soutien, envoyant des messages de solidarité et acheminant des vivres vers les campus fermés au public.
À Columbia et ailleurs, cette solidarité exprimée par les communautés locales est à la hauteur de la répression policière qui cible les étudiant·es, le plus souvent à l'initiative des administrations des universités. Minouche Shafik, présidente de l'université de Columbia en 2024, est devenue le visage d'une élite étasunienne hypocrite aux méthodes brutales, qui ne se rend jamais auprès des étudiant·es pour écouter leurs demandes, refuse de mentionner le sort des Palestinien·nes massacré·es par Israël, et autorise la police à pénétrer sur le campus pour en déloger les occupant·es avec brutalité.
Plusieurs étudiant·es ont subi de lourdes représailles pour leur engagement. Une trentaine d'étudiant·es se sont vu refuser leur diplôme ou ont vu celui-ci retiré. D'autres ont subi des intimidations légales, comme Mahmoud Khalil, étudiant palestinien et porte-parole de la mobilisation. Il a été détenu et menacé de déportation pendant plus de trois mois, jusqu'à sa libération en mars 2025 quand sa détention, provoquée par son engagement politique, a été jugée anticonstitutionnelle.
Une production engagée
Dans la nuit du 29 au 30 avril 2024, la police s'introduit violemment, à grand renfort d'équipements blindés, dans le hall Hamilton de l'université alors occupé par les étudiant·es à la suite d'un ultimatum lancé par l'administration qui exige le démantèlement du campement. Plus d'une centaine d'entre elleux sont arrêté·es. Le bâtiment avait été rebaptisé « Hind's Hall » par les manifestant·es en hommage à Hind Rajab, cette enfant de 6 ans ayant survécu dans une voiture à l'assassinat de toute sa famille qui fuyait les massacres à Gaza, pour que l'armée israélienne tue les secouristes venu·es la sauver, et finisse par la tuer elle aussi.
Les images de l'occupation du hall de Hind font le tour du monde. Cet événement inspire même une chanson éponyme du rappeur étasunien Macklemore, qui, à travers ce titre, rend hommage aux occupant·es du campus de Columbia et exprime son soutien aux Palestinien·nes victimes du génocide israélien.
MACKLEMORE - HIND'S HALL (AUDIO ONLY) - YouTube
L'artiste poursuit aujourd'hui son engagement en étant l'un des producteur·ices exécutif·ves du documentaire Occupations. Il figure après celui de la société de production Watermelon Pictures, dont le nom et le logo reprennent le symbole de la pastèque, utilisé pour évoquer la Palestine tout en contournant la censure sur les réseaux sociaux.
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Soutien à l’Ukraine résistante N°43 – 17 octobre 2025
Tandis que la situation économique de la Fédération de Russie semble se détériorer et que ses habitant.es font face à des pénuries d'essence à la suite des frappes ukrainiennes sur les raffineries, l'armée russe poursuit sans répit ses attaques criminelles contre les populations et les villes d'Ukraine.
17 octobre 2025 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/10/20/ne-pas-rater-le-rendez-vous-de-lhistoire/#more-99053
Depuis l'été 2025, les attaques contre les villes minières et les infrastructures ukrainiennes se sont intensifiées : en septembre, les frappes contre les infrastructures ferroviaires ont été multipliées par deux, avec des conséquences sur l'économie ukrainienne, sur les moyens d'acheminement du matériel militaire, ainsi que sur les populations civiles. Les attaques délibérées contre les journalistes, contre les hôpitaux, contre les employé·es des missions humanitaires (début septembre, deux techniciens d'une mission humanitaire de déminage ont été tués), ne sont que des exemples de la dégradation des conditions de vie et de travail des habitant·es des territoires ukrainiens face à la terreur poutinienne.
Pourtant, et quoi qu'en disent certains dirigeants d'organisations de la gauche française et européenne, partout en Ukraine, les luttes continuent : les étudiant·es, les soignantes, les enseignant·es se battent contre la privatisation de l'enseignement et de la santé, pour améliorer leurs conditions de travail et d'études, pour leurs salaires, pour gagner des droits démocratiques et sociaux.
Les organisations syndicales poursuivent leur soutien actif aux travailleurs engagés sur le front. Les habitant·es des villes et villages ukrainiens s'organisent et se mobilisent pour protéger l'environnement face aux entreprises polluantes. Les soldat·es dénoncent les maltraitances dans l'armée et les fautes dans la direction des opérations militaires.
Les populations d'Ukraine vivent et résistent.
Et elles ont besoin de tout notre soutien
Et ce, d'autant plus que les régimes autoritaires se durcissent et que l'extrême droite avance en Europe et au-delà. C'est le cas aux États-Unis, mais aussi en Géorgie, comme l'a montré la répression violente des manifestations massives contre le gouvernement lors des élections municipales, boycottées par l'opposition et ayant eu lieu en l'absence d'observateurs internationaux comme locaux.
La victoire aux élections législatives en République tchèque du parti ANO du milliardaire Andrej Babiš, membre du groupe Patriotes pour l'Europe au Parlement européen, vient renforcer l'axe de l'extrême droite européenne et la propagande anti-immigration, dont les populations déplacées d'Ukraine sont parmi les premières victimes.
La responsabilité politique d'une partie bien trop conséquente de gauche politique d'Europe occidentale et méditerranéenne, trop souvent silencieuse ou à peine capable d'en appeler à des solutions diplomatiques qui pourtant nient l'évidence de la politique impériale russe, est immense.
L'incapacité à prendre une position nette de soutien à la résistance ukrainienne, en première ligne contre un pouvoir néofasciste agressif et autoritaire, creuse une fracture dans la gauche européenne et risque de nous enfoncer dans une dynamique dangereuse d'isolement et de sectarisation, qui ne peut que provoquer un affaiblissement ultérieur face à la montée globale de l'extrême droite.
Il est de plus en plus urgent de reconnaître le caractère néofasciste du régime poutinien, le caractère impérialiste des guerres qu'il mène, le caractère colonial de l'occupation du territoire ukrainien et de l'ingérence politique et militaire dans les pays de l'ex-URSS que le pouvoir russe considère comme ses propriétés.
C'est urgent parce qu'il faut le combattre en tant que tel et qu'il faut donc comprendre que la guerre que mènent les Ukrainien·nes est une guerre de résistance populaire antifasciste, même lorsqu'elle ne semble pas porter le drapeau de l'antifascisme tel que l'Europe l'a connu par le passé.
Pour que la gauche européenne ne rate pas, encore une fois, le rendez-vous avec l'Histoire : solidarité avec la résistance ukrainienne !
Gin Vola
Militante anticapitaliste, Gin Vola est membre du Comité français du RESU.
Télécharger le n°43 de 112 pages : Soutien à l'Ukraine résistante, n°43
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-43.pdf

Malaise en démocratie
Contribution d'Aurélie Leroy (CETRI) pour la publication « Démocraties en voie de disparition » (septembre 2025, Les Cahiers de l'éducation permanente, Agir par la culture).
Comment ne pas être saisi·e de vertige face à la pléthore des défis planétaires ? Dérèglement climatique, accroissement des inégalités, risques pandémiques, guerres et militarisation, fuite en avant technologique… Autant de facteurs de tension qui nourrissent les crises et bouleversent les équilibres mondiaux.
Les désordres causés par la mondialisation néolibérale, s'ils témoignent des excès d'un productivisme prédateur et d'un consumérisme effréné, révèlent aussi l'incapacité ou la frilosité des partis politiques traditionnels à s'attaquer aux racines des grands enjeux contemporains. Faute de solutions ambitieuses et concrètes, ceux-ci se retranchent derrière des réponses de surface et des palliatifs à court terme, creusant le lit de la défiance démocratique et de la montée des extrêmes.
En ce début du 21e siècle, l'élan démocratique né de la chute du mur de Berlin se tarit. Sur la scène internationale, en Europe et ailleurs, les démocraties sont mises sous pression et de nouvelles formes d'autoritarisme gagnent du terrain. Des leaders populistes, nationalistes et autoritaires s'érigent en représentant·es autoproclamé·es du peuple. Leur succès repose sur plusieurs leviers essentiels : d'abord, une rhétorique clivante, anti-élite et identitaire, qui marginalise les oppositions et détourne des vrais enjeux ; ensuite, la sacralisation d'un·e chef fort·e et charismatique, garant·e d'un ordre moral et de « valeurs fondamentales » ; enfin, un profond ressentiment populaire nourri par les impasses des crises à répétition, les promesses déçues des démocraties libérales, et le discrédit d'une gauche politique vue comme impuissante, voire complice.
Il y a dix ans encore, la démocratie semblait incarner un horizon incontournable malgré les ratés et les déroutes. Un certain sens de l'Histoire. Aujourd'hui, cet idéal vacille. Selon The Economist Intelligence Unit, seule une poignée de la population mondiale vit encore en démocratie (5,17% pour 2024). Aucun continent n'est épargné. Face à cela, des régimes autoritaires se posent désormais en « alternatives », vantant leur efficacité et leur stabilité, et dénonçant les contradictions, l'hypocrisie et le double discours des libéralismes occidentaux.
La démocratie est fragilisée de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur. L'idéal reste invoqué, mais il ne mobilise plus. Tout le monde semble y aspirer, mais personne n'y croit plus. Fatigue, désenchantement et désillusion distendent le lien entre les citoyen·nes et les institutions. Le modèle démocratique, vidé de sa force mobilisatrice, ne fait plus rêver, ou si peu. Deux critiques principales lui sont adressées : sa perte de légitimité et son manque d'efficacité.
« La démocratie est en crise »
Derrière cette formule désormais convenue, notons que c'est avant tout sa dimension représentative qui accuse le coup plus que le principe démocratique lui-même. Dominant dans les systèmes politiques européens, le modèle représentatif s'est imposé aux lendemains des révolutions anglaise (1688), américaine (1776) et française (1789). Il reposait non sur la participation directe des citoyen·nes, mais sur la délégation du pouvoir à des représentant·es élu·es. Dès l'origine, ce mode de fonctionnement s'est écarté de l'idéal démocratique grec où le pouvoir était décrit comme exercé directement par le peuple et pour le peuple.
En ce début de 21e siècle, le fossé entre les populations et leurs représentant·es s'est creusé, attisant un sentiment de défiance et de frustration. Ce malaise s'explique d'abord par des causes structurelles inhérentes aux mécanismes mêmes de la représentation. En déléguant leur pouvoir, les citoyen·nes se sont écarté·es des lieux de décision et ont été réduit·es à un rôle minimal : celui de choisir, à intervalles réguliers, des représentant·es sans garantie qu'ils ou elles traduisent leurs engagements électoraux en actes sans avoir aucun moyen réel de les y contraindre. Dans ce cadre, la souveraineté populaire ne s'exprime ni directement ni de façon unifiée ; elle se fragmente et se dilue dans des compromis politiques visant à concilier des intérêts concurrents.
À cette distance institutionnelle s'ajoutent d'autres facteurs aggravants. L'exacerbation des logiques individualistes et la montée de radicalités idéologiques ont renforcé des attentes de reconnaissance immédiate et exclusive, rendant plus difficile la construction de compromis communs. Plus encore, le désenchantement démocratique s'est intensifié à mesure que les inégalités se sont creusées. L'offensive néolibérale, la concentration du pouvoir et des richesses, la persistance de larges poches de pauvreté ont entamé la croyance dans la capacité redistributive de l'État-providence et dans les promesses émancipatrices de la démocratie représentative. L'absence de perspectives concrètes en matière de justice sociale, d'égalité et de rééquilibrage des ressources a érodé sa légitimité historique et détourné d'elle une part croissante des classes populaires et moyennes.
Efficacité versus démocratie ?
À mesure que les crises s'enchaînent et s'entrelacent, la tentation de gouverner vite et fort s'immisce dans le débat public. Elle est portée par une opinion publique désabusée, traversée par des affects négatifs (inquiétudes, peur, angoisse, colère), convaincue qu'« en démocratie, rien n'avance ». L'efficacité, qui renvoie à l'action immédiate, à la réalisation d'objectifs clairs et à la centralisation des pouvoirs est de plus en plus perçue comme l'antithèse d'un système démocratique qui repose sur une temporalité plus lente fondée sur le dialogue, la confrontation d'idées et la délibération collective. L'une exclurait l'autre, comme si efficacité et démocratie étaient intrinsèquement incompatibles.
Dans un contexte saturé par l'urgence et les périls existentiels (allant jusqu'à l'habitabilité de la planète), la pression à « choisir son camp » se fait forte. À maux exceptionnels, remèdes exceptionnels : place à la thérapie de choc. En Belgique, selon la dernière enquête de 2025 de la Fondation Ceci n'est pas une crise, sept Belges sur dix sont demandeur·euses d'un·e leader politique fort·e, sans contre-pouvoirs afin de répondre à l'impression de perte de contrôle et à l'abandon ressenti face aux désordres du monde.
Devant à un tel constat, il serait vain de nier que la démocratie traverse une crise de légitimité et d'efficacité. Si celle-ci a permis des avancées majeures en matière de justice sociale, de reconnaissance ou de gouvernance, elle peine toutefois aujourd'hui à répondre à des défis globaux et complexes qui ont en commun d'être intimement liés à l'expansion du capitalisme mondialisé. Prenons trois exemples pour s'en rendre compte.
Les inégalités
Durant les trente années qui ont séparé la chute du mur de Berlin et la crise du covid-19, les inégalités entre pays ont globalement reculé grâce à l'essor des géants asiatiques. En revanche, les écarts se sont creusés au sein des nations. Comme l'a montré l'économiste Branko Milanović [1], ce sont surtout les très riches et les classes moyennes des économies émergentes d'Asie qui ont tiré profit de l'accroissement mondial des richesses. À l'inverse, une part importante des classes moyennes occidentales a vu ses revenus stagner ou reculer, distancées par les élites économiques de leur propre pays. Quant aux segments de la population les plus pauvres des pays riches, autrefois relativement bien placés dans la hiérarchie mondiale des revenus, ils ont vu leur position dégringoler. Un déclassement qui a engendré un profond malaise démocratique, cristallisé par une question amère : à quoi bon la démocratie si elle laisse prospérer de telles inégalités ?
Le dérèglement climatique
Deuxième exemple, celui du dérèglement climatique. Face à des effets de plus en plus dévastateurs, est-ce que la démocratie est à la hauteur des enjeux écologiques ? Ses processus délibératifs longs, ses cycles électoraux courts et son ancrage dans le cadre de la gouvernance des États-nations ont pu apparaître comme des freins à une action radicale et ambitieuse. Dans ce contexte, la tentation d'une écologie étatique, verticaliste et centralisée, portée par un exécutif durci susceptible d'imposer des décisions impopulaires au nom de l'intérêt général a été évoquée [2] au cours des dernières décennies, même si cette perspective est restée jusqu'ici assez minoritaire parmi les partis et mouvements écologistes inscrits dans une culture démocratique.
En revanche, le spectre de la « dictature verte » a été, ces dernières années, abondamment agité par des populistes de droite et d'extrême-droite qui assimilent toute norme environnementale ou intervention publique à une forme d'« écologie punitive ». Derrière ce slogan aux contours flous se dessine une rhétorique d'une redoutable efficacité. La contrainte est ici présentée comme une forme de punition et suggère un rapport de force injuste : celui du fort imposant sa volonté au faible. L'action écologique n'est alors plus perçue comme un projet collectif débattu dans l'espace démocratique, mais comme une injonction verticale moralisatrice, voire liberticide.
Ce cadrage stratégique opère tel un puissant repoussoir. Il évacue le débat démocratique sur la juste répartition des devoirs et des responsabilités envers les populations les plus vulnérables. Les tenant·es de ce narratif réactionnaire se forgent de surcroît une image de héraut du « peuple » contre des élites vues comme déconnectées des réalités ordinaires. En véritables entrepreneur·euses de ressentiments, ces leaders populistes ont ainsi réussi à imposer un agenda, ouvertement ou tacitement, anti-écologique. La remise en cause de la transition est devenue un levier majeur de leur stratégie politique.
À cette dynamique s'ajoute une autre forme de contournement du débat démocratique : la foi croissante dans des solutions techno-entrepreneuriales promues dans de nombreux cercles institutionnels – ceux des États jusqu'aux organisations internationales. Selon cette logique, l'innovation technologique et l'amélioration des modèles de production permettraient de résoudre les crises sociales aussi bien qu'écologiques. Le dérèglement climatique serait ainsi réduit à un simple défi d'ingénierie appelant des solutions techniques souvent centralisées, descendantes et peu débattues dans l'espace public.
L'attrait de cette approche, appelée aussi écomoderniste, repose largement sur le mythe du découplage qu'elle véhicule, à savoir l'idée qu'il serait possible de dissocier croissance économique et impacts environnementaux. Une promesse aussi séduisante qu'illusoire qui fait abstraction des contradictions du modèle productiviste néolibéral et qui permet de prolonger le statu quo sous des apparences de modernité responsable. Mais ce récit techno-optimiste constitue une fausse solution : il dépolitise les enjeux, court-circuite la délibération citoyenne, marginalise la recherche de vraies alternatives et repousse indéfiniment la transformation indispensable de nos modes de vie.
La question migratoire
Troisième exemple enfin, et non des moindres : la question des migrations. Ce phénomène complexe et multiforme résulte, on le sait, d'un large éventail de facteurs. Aux décisions individuelles « micros » s'entremêlent des dynamiques sociohistoriques d'ampleur « macro », liées à l'expansion du capitalisme contemporain, aux transformations de l'organisation et de la localisation de la production ainsi qu'au fonctionnement du marché du travail à l'échelle globale. L'un des grands paradoxes de la phase récente de la mondialisation est d'avoir consacré la libre circulation des capitaux, des biens et services, alors qu'elle restreignait celle des personnes.
Au niveau européen, les politiques ont, depuis plus de trente ans, été marquées par une vision toujours plus stigmatisante des migrations. Le récit politique s'est noirci et le vocabulaire utilisé pour qualifier ces dynamiques s'est chargé de connotations négatives. Les États membres et l'Union européenne ont ainsi justifié et légitimé la fermeture progressive des frontières, en invoquant des arguments relevant des champs démocratiques et juridiques : défense de la souveraineté nationale (contrôle de l'accès au territoire, à la citoyenneté, etc.), sécurité et ordre public ou encore préservation des valeurs européennes.
La fabrication du droit des États et du droit migratoire obéit à une logique qui a ceci d'absurde qu'elle est en grande partie influencée par les conjonctures politiques et par la manière dont les autorités perçoivent l'opinion publique. Ce processus s'est développé sans s'appuyer sur une analyse rigoureuse des données factuelles sur les flux migratoires. Il en résulte un décalage, aussi flagrant qu'irrationnel, entre les réalités objectives (sur les volumes, les profils, les circuits, etc.) et les discours politiques souvent imprégnés d'idées reçues, de simplifications idéologiques et d'affects. Cette situation souligne une réalité essentielle : ce que l'on désigne comme une crise migratoire est avant tout une crise politique qui met à l'épreuve les institutions et les principes sur lesquels reposent les régimes démocratiques.
Les États disposent certes du droit de réguler l'accès à leur territoire et de définir des critères d'appartenance, mais cet exercice ne peut se réduire à une défense étriquée d'une identité nationale perçue comme menacée. Il ne saurait non plus empiéter sur le respect des droits fondamentaux qui sont par définition universels. Ce dilemme entre souveraineté nationale et exigences démocratiques est au cœur des politiques migratoires contemporaines et fait l'objet d'une large instrumentalisation, en particulier de la part des droites populistes.
Plusieurs questions émergent au croisement des enjeux migratoires et démocratiques. La première est celle du sens : que visent réellement ces politiques, sinon à satisfaire des imaginaires de contrôle déconnectés du réel ? La deuxième est celle de l'efficacité (ou de l'absurdité…) : comment prétendre stopper un phénomène aussi ancien, vital et universel que la migration ? François Héran, sociologue, démographe et spécialiste de l'immigration, le rappelle inlassablement : être « pour ou contre » les migrations n'a aucun sens. Elles font partie de notre histoire et de nos sociétés. Enfin, le socle idéologique sur lequel repose les politiques européennes soulève une dernière question, plus fondamentale : que reste-t-il de la démocratie lorsque l'asile se durcit à ce point et que les frontières se referment toujours plus ?
Inverser la tendance
Concernant ces trois grands enjeux contemporains, un constat s'impose : nous sommes à la croisée des chemins. Deux voies se dessinent. La première, déjà largement empruntée, est celle du repli – politique, intellectuel, social, culturel, religieux – qui menace de désagréger plus encore le tissu démocratique. L'autre, plus ouverte mais exigeante, appelle à le réinventer, à l'élargir, à le renforcer dans sa capacité à affronter lucidement les enjeux globaux. Les démocraties d'Europe n'ont pas été conçues pour faire face aux grands défis de notre temps. Elles sont par nature inachevées. Il ne s'agit donc pas de les jeter, mais de les transformer. Cela implique de les adapter, de les « mettre à jour » ; de penser à de nouvelles formes de gouvernance démocratique et de renouer du dialogue dans un espace public de plus en plus clivé à l'image du modèle états-unien.
Dans un contexte instable, marqué par les bouleversements écologiques, géopolitiques ou technologiques, affirmer que « la démocratie est en crise » résonne avec une acuité nouvelle. Pourtant, ce constat n'est pas neuf. Il refait surface à intervalles réguliers depuis des décennies. Ce retour cyclique de la crise invite à s'interroger : la crise serait-elle une composante inhérente au fonctionnement démocratique ? Si l'on revient à l'étymologie du mot « crise » (du grec krisis qui signifie choix, décision, jugement), on comprend alors que la démocratie repose précisément « dans la mise en scène quotidienne du choix adéquat et dans l'exposition publique de la prise de décision légitime » [3]. En ce sens, la démocratie apparaît non pas comme un régime politique dépassé par la crise, mais comme celui qui est le plus à même de la stabiliser.
Le malaise démocratique et l'offensive réactionnaire qui traversent tous les continents s'enracinent dans les désordres produits par la mondialisation néolibérale. Mais ils ont aussi prospéré sur le vide laissé par les forces démocratiques, incapables de proposer un projet fort, porteur d'un horizon désirable. Trop souvent, les gauches ont perdu la boussole, leur souffle et leur capacité à susciter l'adhésion. Comme le disait le philosophe des sciences Bruno Latour, non sans ironie à propos de l'écologie politique, celle-ci a réussi le double exploit de « paniquer les gens et de les faire bailler d'ennui ».
Dans ce contexte, les mouvements et les partis progressistes ne peuvent se contenter d'attendre que l'orage passe. Ils doivent reprendre la main, repolitiser les enjeux, reconquérir le terrain des luttes sociales et celui, tout aussi décisif, des idées. Pour inverser la tendance, un premier levier, identifié par le journaliste politique François Brabant [4], consiste à réhabiliter l'idée d'alternatives. Trop souvent moquées ou ringardisées, elles sont pourtant indispensables. Les bouleversements actuels de nos sociétés ne sont pas inéluctables. Il peut en être autrement. Mais encore faut-il reprendre prise sur le réel, retrouver des points d'appui pour comprendre, débattre et agir sans tomber dans la sidération ou l'évidence imposée.
Cela suppose aussi de ralentir, comme le suggère la philosophe Isabelle Stengers [5]. Les sociétés changent vite, très vite. Vouloir suivre à tout prix ce rythme effréné, c'est risquer d'abandonner une partie de la population sur le bord du chemin et de sacrifier le débat démocratique sur l'autel d'une pseudo efficacité. Ralentir, ce n'est ni capituler ni renoncer. C'est au contraire résister à l'urgence décrétée, c'est créer les conditions d'une action collective et faire émerger les problèmes dans toute leur complexité, au lieu de les escamoter sous des réponses toutes faites dictées par la précipitation, la peur ou l'obsession technologique.
La démocratie vacille quand elle cesse de prendre soin de ce qui la rend vivante. Elle menace son propre avenir. Reste dès lors à poser la question du lien social autrement, à en défendre l'idée et à en reconstruire les conditions en y intégrant notre relation au vivant et au monde que nous habitons.
Aurélie Leroy
https://www.cetri.be/Malaise-en-democratie
Notes
[1] Christoph Lakner et Branko Milanovic, « Global Income Distribution : From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession », World Bank Working Paper, n°6719, décembre 2013 ; Branko Milanovic, What comes after Globalization ? ; Jacobin,
https://www.cetri.be/What-Comes-After-Globalization, 24 mars 2025.
[2] Cette approche est devenue audible après la conférence de Stockholm de l'ONU et les conclusions du rapport Meadows, également connu sous le titre « Les limites à la croissance », publié par le club de Rome (1972). Ce dernier alerte sur les dangers d'une croissance économique et démographique illimitée dans un monde fini.
[3] Pieret J., Bourgaux A-E., de Coorebyter V. (2022), « Notre démocratie est-elle en crise ? », e-legal, Vol.6.
[4] « A quoi sert la démocratie si les inégalités continuent à croître de cette façon ? », Déclic – Le tournant, RTBF, 10 décembre 2023.
[5] Stengers I. et Drumm T. (2017), Une autre science est possible. Manifeste pour un ralentissement des sciences, La découverte Poche.ab
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Des manifestants empêchés de remettre une lettre au consulat des Philippines
Des manifestants empêchés de remettre une lettre au consulat des Philippines

Révolutions ukrainiennes, commentaires et réflexions à partir du livre de Z.M. Kowalewski
Le livre de Zbigniew Marcin Kowalewski, Révolutions ukrainiennes. 1917-1919 & 2014, paru en français en septembre 2025 aux éditions Syllepse/La Brèche (traduction de Stefan Bekier et Jan Malewski), est non seulement indispensable à quiconque veut traiter avec sérieux la question ukrainienne, mais il est une porte d'entrée judicieuse pour la réinterprétation de l'histoire globale du XX° siècle, laquelle reste le cauchemar, la chappe, pesant sur la conscience du XXI° siècle, ce dont l'Ukraine est précisément le test. Cet article est à la fois un compte-rendu de cet ouvrage et un peu plus, car il recoupe largement mes propres réflexions et évolutions depuis des années.
29 octobre 2025 | tiré d'Arguments pour la lutte sociale
https://aplutsoc.org/2025/10/29/revolutions-ukrainiennes-commentaires-et-reflexions-a-partir-du-livre-de-z-m-kowalewski-par-v-presumey/
L'auteur : questions nationales de Varsovie à la Havane.
Les nations opprimées existent, et il existe un impérialisme russe : ces deux constats pourraient être des truismes acquis pour tout un chacun, mais ce n'est absolument pas le cas, surtout dans la gauche, qui a là, dans cette ignorance, ou ce déni, l'expression vive de ses talons d'Achille historiques. La passionnante postface autobiographique de Z. Kowalewski, Un long cheminement avec l'impérialisme russe dans le sac à dos, peut aussi bien jouer le rôle d'introduction. Elle permet de comprendre, selon une vieille expression, « d'où parle » l'auteur. Car cette postface a été écrite en castillan, pour une revue argentine.
Né en 1943 à Lodz, où il a grandi, nous comprenons par ses dires qu'il fut marqué par un héritage – celui de son père, démocrate anticommuniste, qui lui annonce Dien Bien Phu avec passion, celui de son directeur de lycée, ancien du PPS intégré dans le parti-Etat au pouvoir, qui vient en octobre 1956 appeler les élèves réunis en assemblée générale à se battre s'il le faut sur les barricades contre les troupes « soviétiques », c'est-à-dire impérialistes russes, ou celle de cet ami de la famille, ancien responsable du PPS à Cracovie après la guerre, où il fut un agent du PC, mais qui avait dénoncé la brutalité de la collectivisation et, craignant une perquisition, avait caché sa collection du Saturday Evening Post dans laquelle le jeune Kowalewski découvre les articles du laudateur de Mao, Edgard Snow, sur les révolutions chinoise et yougoslave appelées à ébranler la « dictature russe sur le socialisme et le communisme ».
Cette sensibilité à la question nationale – la sienne, celle de la Pologne, mais aussi celles des autres nations opprimées et des révolutions heurtées ou cadenassées par l'impérialisme russe – provient donc chez Z. Kowalewski de la conscience nationale d'un jeune polonais et puise ses racines dans les traditions du PPS, le parti socialiste polonais, détruit par le stalinisme russificateur, mais toujours présentes.
C'est ce jeune homme qui arrive à Cuba début 1968, où il passera ensuite quatre ans comme « spécialiste étranger », dans le cadre d'un parcours universitaire orienté sur l'Amérique latine, et nouera de nombreux contacts dans ce continent, adhérant même au PRT argentin (Parti Révolutionnaire des Travailleurs, guérillériste). A mots sans doute couverts, mais assez consciemment et rencontrant de nombreux cadres et militants partageant ses sentiments, nous avons alors un « communiste national » aspirant à des révolutions socialistes qui cassent le cadre dominant du partage du monde entre impérialismes. Mais le régime cubain accepte finalement ce cadre, même si la manière dont Castro « soutient » l'évènement clef que fut l'intervention des troupes du pacte de Varsovie contre le Printemps de Prague en août 1968, fut mal vue à Moscou. Cette histoire personnelle fait de Zbigniew Kowalewski un personnage exceptionnel, car, avant 1981, il n'a jamais vécu dans un pays « capitaliste » et cherche à agir dans les marges du « monde socialiste », constatant qu'un tabou règne (auquel Castro, et Che Guevara aussi, ont apporté leur caution décisive) pour ne pas parler d'impérialisme s'agissant de l'URSS – une exception était son ami le mexicain Jorge Alberto Sanchez Hirales, décédé prématurément.
Cette connexion intellectuelle et politique entre ce qu'il est convenu d'appeler l' « Europe de l'Est », et l'Amérique dite latine, dans un parcours politique qui ne peut pas ouvertement dénoncer l'impérialisme russe mais qui cherche en fait soit à l'affronter, soit à s'en dégager par l'ouverture de révolutions socialistes émancipant des nations qui tiendront à rester libres, fait toute l'importance de Z. Kowalewski par rapport aux idées reçues et aux représentations militantes dominantes qui coupent le monde en tranches et ne veulent connaître qu'un seul impérialisme, le yankee.
En 1980-1981 Z. Kowalewski est l'un des dirigeants du syndicat-mouvement de masse Solidarnosc à Lodz. Il n'en parle que peu dans cette postface, un livre important, Rendez-nous nos usines, déjà ancien (la Brèche, 1985), ayant rendu compte de cette expérience, mais il précise que ce fut là, et seulement là, dans les assemblées du syndicat, enfin, qu'il a connu la démocratie – et donc la possibilité de parler librement de la menace impérialiste russe qui était, bien entendu, le souci premier de toutes et de tous cette année-là.
Le coup d'Etat militaire du 13 décembre 1981 le surprend en France où il avait été invité à titre syndical. C'est là qu'il rejoint le principal courant trotskyste, la IV° Internationale dite « SU » (Secrétariat Unifié) et sa section française, la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire), manifestement pour deux raisons clefs outre les analyses et la théorie : le soutien conséquent aux travailleurs polonais apporté par ce courant, et la liberté démocratique de discussion en son sein.
Pourtant, sa conviction ancienne et profonde sur l'exploitation des travailleurs dans le bloc soviétique, l'existence d'un impérialisme russe, et le caractère de « prison des peuples » de l'URSS, sont autant de traits qui l'isolent relativement dans ce courant, où bien des préjugés ne commenceront, à ses dires, à sauter qu'après février 2022 (et encore …).
La lenteur des consciences est un énorme problème qu'un tel militant qui était, en quelque sorte, un court-circuit vivant, ayant relié dans son histoire personnelle Lodz en 1956 et la Havane en 1968, ne pouvait que rencontrer, tel un mur.
Ces circonstances, et le goût des études historiques, expliquent la place croissante que tient l'Ukraine dans ses travaux personnels à partir des années 1980, avec comme butte témoin le très important article, en français, paru dans la revue géographique Hérodote, en 1989 :L'Ukraine : réveil d'un peuple, reprise d'une mémoire. Là, nous avons quitté la postface pour l'introduction, et je suis en outre entré dans mes propres souvenirs, cet article ayant été pour moi-même fort important ; je l'ai découvert à sa parution et je rompais cette année-là avec le courant dit « lambertiste » en raison de son opposition de fait aux révolutions démocratiques et nationales en Europe centrale et orientale – ma chute du mur à moi – et je devais d'ailleurs faire la connaissance de son auteur peu après.
Article important sur l'Ukraine bien sûr mais aussi sur les questions démocratiques et nationales en général, et sur leur profondeur historique (il remonte au XVII° siècle), ainsi qu'envers la négligence blasée, et en fait ignare, qui sévit trop souvent sur ces sujets dans l'historiographie universitaire francophone, « trotskyste » inclus. Si le présent livre, Révolutions ukrainiennes, existe aujourd'hui, cet article en est la souche initiale. En 1989-1991 la révolution ukrainienne fut, malgré les Etats-Unis qui n'en voulaient pas, la cause non aperçue de l'éclatement de l'URSS, mais elle reste sous le boisseau.
C'est avec le Maidan, en 2013-2014, qu'elle fit irruption de manière éclatante, immédiatement suivie de la contre-révolution la plus horrible, en Crimée et dans le Donbass. L'urgence de rattraper l'histoire fut alors prouvée par l'incompréhension, voire les hallucinations, de la plus grande partie de « la gauche », surtout « radicale ».
Z. Kowalewski est maintenant un ancien, vivant à nouveau dans sa patrie, mais sa voix, importante, se fit entendre en 2014 et nous aide, depuis février 2022, à comprendre le cadre de ce qui se passe et sa portée. Plus encore, elle nous signale qu'il faut « réécrire à fond et audacieusement » l'histoire du XX° siècle avec la révolution d'Octobre en son centre.
* * *
Cet ouvrage est un recueil d'articles, d'une part sur les relations entre les révolutions russe et ukrainienne autour de 1917, d'autre part sur le Maidan et la réaction russe qui l'a suivi. Attention : il ne faut pas le prendre pour un traité historique complet des deux périodes dont il traite, et encore moins de l'ensemble de l'histoire ukrainienne puisque, par exemple, il « saute » par-dessus la seconde guerre mondiale. C'est plutôt une série de flashs, de zooms, sur des moments et évènements clefs dont certains avaient été totalement mis sous le boisseau, par lesquels il éclaire la totalité de cette histoire, laquelle reste donc à faire, mais en prenant en compte cet apport capital.
Les chapitres 1 à 4 donnent un cadre analytique général et abordent la question des positions de Lénine, naturellement un personnage clef de cette histoire, les chapitres 5 à 10 traitent des principaux faits des années 1917, 1918 et 1919, et la seconde partie, avec les chapitres 11 à 13, du Maidan et de la contre-attaque russe qui s'est ensuivie.
Impérialisme russe et société ukrainienne.
Au chapitre 1, Z. Kowalewski présente l'impérialisme russe comme un fait historique de longue durée, qui apparaît comme de nature, sommairement, militaro-féodale et tributaire dans le passé long de la Russie (Grand-Duché de Moscovie, 1263-1547, Tsarat de Russie, 1547-1721, Empire russe, 1721-1917), puis bureaucratico-militaire en URSS, puis oligarchique-capitaliste et toujours militaire, dans la Russie poutinienne. A la fois la même chose et pas la même : développement extensif et spatial, colonisation intérieure, exploitation absolue des producteurs, en sont les caractéristiques, et, sur le plan idéologique, l'idée impériale sous des formes différentes successives.
Cette analyse de la Russie comme un fait social étatique – un « Etat-classe » – spécifique, qui n'est pas sans rappeler les caractérisations dites « russophobes » de Marx, implique bien sûr une utilisation du terme d'« impérialisme » différente de celle qui le définit strictement, d'après le titre du célèbre essai de Lénine paru en 1916, de « stade suprême du capitalisme ».
Mais Lénine justement, emploie l'expression d' « impérialisme militaro-féodal » pour la Russie (Le socialisme et la guerre, 1915), précise qu'en Russie, « … le monopole de la force militaire, l'immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes (…) suppléent en partie, remplacent en partie, le monopole du capital financier contemporain moderne » (L'impérialisme et la scission du socialisme, octobre 1916), et, dans la brochure classique sur l'impérialisme, il caractérise la Russie comme l'Etat impérialiste le plus arriéré, « où l'impérialisme capitaliste moderne est enveloppé, pour ainsi dire, d'un réseau particulièrement serré de rapports précapitalistes. »
La permanence de moyens étatiques et extra-économiques (au sens de non capitalistes) d'exploitation et d'extorsion « enveloppe » les rapports sociaux en Russie tsariste, en URSS et en Russie poutinienne, bien que ce soit à chaque fois un ou plusieurs stades économiques et sociaux différents. A mon avis, cette constatation, exacte, doit être nuancée du fait que l'impérialisme, au sens capitaliste proprement dit, combinant monopoles et exportation des capitaux et impliquant de toute façon un Etat fort, est également présent dans le stade tsariste finissant, en URSS elle-même (je laisse de côté ici cette question en renvoyant à deux articles (ici et là) discutant le point de vue de Z. Kowalewski puis plus généralement la catégorie trotskyste d'Etats ouvriers), et bien entendu actuellement. Mais quoi qu'il en soit, le fait impérialiste russe est bien réel et tout à fait fondamental.
Ce fait est structurellement relié à une géographie politique dans laquelle la saisie de l'Ukraine est un élément vital, à la fois pour constituer l'empire russe en empire eurasien (à la fois européen et asiatique), lui conférant en outre l'accès aux « mers chaudes », et constitutif de l'identité impériale russe (et non pas nationale, peut-on préciser), dans laquelle la Russie s'autodéfinit comme empire ayant la mission de s'étendre, nationalité dominante absorbant des « peuples frères » (colonisés et niés), dont les deux premiers, définis comme des variétés secondaires de Russes, sont les Petits-Russiens et les Blancs-Russes (Ukrainiens et Bélarusses, mais ils ne sont justement pas appelés ainsi).
Or, l'Ukraine apparaît comme nation moderne dès le XVII° siècle, avec certes déjà des archaïsmes et des contradictions qui produiront l'échec de sa révolution nationale constitutive devant la conquête russe : c'est en effet en 1648 et après, qu'une révolution « cosaque », le terme signifiant alors « libres » – hommes et femmes libres –, dirigée contre la noblesse polonaise, la place sur la scène historique. Cette prise de position historique, chez Z. Kowalewski, est développée dans son article en français de la revue Hérodote en 1989, et reprend un apport de l'historien national Hrouchevsky. Le fait impérial russe est donc structurellement relié, jusqu'à aujourd'hui, à la négation du fait national ukrainien.
C'est dans ce cadre que le capitalisme se développe en Ukraine au XIX° siècle : il a donc un caractère colonial marqué, avec une bourgeoisie, un fonctionnariat et un prolétariat urbains très majoritairement russes avec une forte composante juive, une grande industrie, dans le Donbass, reposant sur des capitaux étrangers, et une majorité démographique paysanne ukrainienne (sauf des colons d'origines diverses, juifs, allemands, russes, tatars, ukrainiens … dans les steppes du Sud, celles où a grandi Trotsky, notons-le au passage).
Les bolcheviks – et l'ensemble des marxistes du début du XX° siècle – confondaient petite production marchande et production capitaliste en gestation, ce qui, avec les préjugés nationaux, contribuera à leur faire prendre l'Ukraine pour une « nation de koulaks », alors que la majorité de la population y forme une « paysannerie prolétarienne » (formule du chercheur Robert Edelman, Proletarian Peasants ; The Revolution of 1905 in Russia's Southwest, Cornell University Press, 1987), composée majoritairement de très petits propriétaires obligés de louer leur force de travail aux propriétaires capitalistes, et de purs ouvriers agricoles dans l'important secteur sucrier kiévien.
Non, Lénine n'était pas vraiment un défenseur des nationalités opprimées.
Le chapitre 3 de Révolutions ukrainiennes reprend un article de Z. Kowalewski diffusé en français en 2024, que nous avions publié et commenté dans Aplutsoc . Sa critique de Lénine est similaire à celle de Hanna Perekhoda.
Pour se réapproprier notre histoire réelle, il faut briser une doxa établie : à propos des questions nationales, Lénine aurait été le meilleur défenseur des nationalités, leur reconnaissant le « droit à la séparation », et il aurait affronté ceux, sectaires et gauchistes, qui ne voulaient pas le leur accorder au motif de faire passer la révolution sociale avant, dont Rosa Luxemburg aurait été le prototype.
Le problème est que Lénine, si le chauvinisme grand-russe lui insupporte bel et bien, envisage en fait une révolution qui maintient le cadre territorial de l'empire des tsars, sauf deux exceptions, la Finlande et la Pologne. Surtout, il est exclu chez lui que le parti prolétarien dans les nationalités opprimées, dont il ne conteste pourtant pas l'oppression, se mêle à leur lutte, et encore moins qu'il essaie de la diriger (y compris en Finlande et en Pologne : en Pologne, s'il critique la SDKPil de Rosa Luxemburg pour son sectarisme sur la question nationale, il rejette toute unité organisationnelle avec le PPS parce que celui-ci entend diriger la lutte nationale, une tache qui appartient à « la bourgeoisie »).
Son fameux « droit à la séparation », c'est-à-dire à l'indépendance, est un mot creux, comme le feront remarquer, dans la révolution en Ukraine, aussi bien le partisan de la séparation Shakrhaï que l'adversaire de ce droit Piatakov. En effet, les intérêts bien compris du prolétariat prescrivent selon Lénine d'en déconseiller l'usage : « tu as le droit, mais je te conseille de ne pas t'en servir ». « Nous sommes généralement contre la séparation » (lettre à Stepan Chaoumian du 23 novembre/6 décembre 1913). Un peu comme un parti qui reconnait le droit de tendance et de fraction dans ses statuts mais les interdit dans la pratique. Ou comme un mari qui reconnait le droit au divorce de sa femme, mais elle n'a pas intérêt d'essayer …
En pratique, le parti bolchevik est, en dehors des régions russes, un parti russe et donc un parti prolétarien de la nationalité colonialement dominante (les bolcheviks lettons, qui s'appelaient d'ailleurs jusqu'en 1917 social-démocrates lettons, sont la seule exception). Lénine défend en théorie l'expression du parti dans toutes les langues, mais en pratique elle n'est que russe : la plupart des militants bolcheviks en Ukraine ignorent l'ukrainien et souvent le considèrent comme un jargon de ploucs, de même que le yiddish est déconsidéré.
Cette pratique une fois le pouvoir conquis, en octobre 1917, va devenir un trait central du national-étatisme bureaucratique par lequel la révolution russe va dégénérer. Un fait très frappant est que Lénine est bel et bien pour l'indépendance des nationalités opprimées dans les colonies européennes ou même en Irlande. Mais pas dans l'empire russe, et cela sans s'en être jamais expliqué !
Il est à noter que cette position, qui implique un attachement viscéral, inconscient ou semi-conscient, au cadre impérial russe (assortie de justifications « matérialistes » en faveur des grands Etats et des grandes échelles plus propices au développement des forces productives, etc.), se retrouvait chez les mencheviks (qui, à leur corps défendant, finiront à la tête de la Géorgie indépendante entre 1918 et 1921), et dans le Bund juif (en relation avec son refus d'une solution territorialiste à l'oppression nationale que subissent les juifs).
Cela dit, Z. Kowalewski repère plusieurs « passages à la limite » de Lénine, où celui-ci dépasse une seconde ses propres limites. Mais ce sont des exceptions, c'est toujours ponctuel. Il signale trois ou quatre « dissidences de Lénine envers lui-même ».
Dans le texte de 1916 polémiquant avec les adversaires du droit à l'autodétermination, Bilan d'une discussion sur le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, il réagit à la position de certains « gauchistes » polonais pour qui il ne fallait pas soutenir l'accession de la Norvège à l'indépendance, envers la Suède, en 1905, et salue le combat des sociaux-démocrates suédois contre toute intervention opposée à cette accession – sans aller, comme le souligne Z. Kowalewski, jusqu'à préconiser une position indépendantiste active du parti ouvrier, ce qui fut pourtant le cas des sociaux-démocrates norvégiens et suédois. Déjà dans une conférence à Cracovie en mars 1914, Lénine envisageait par intermittence, le soutien aux revendications d'indépendance, toujours en relation avec le cas norvégien, et tout en répétant qu'il est pour une grande République démocratique « internationale ».
Le « dérapage » le plus important n'est connu que par plusieurs articles de la presse socialiste allemande, suisse et autrichienne : arrivé de Galicie en Suisse en novembre 1914, Lénine donne une conférence à Zurich où les émigrés politique de Russie de toute tendance affluent, et là, il affirme que l'Ukraine est à la Russie ce que l'Irlande est à l'Angleterre, et qu'elle doit être indépendante dans l'intérêt même du peuple russe. Attention : cet « emballement » est la suite directe de la mise en avant du fameux « défaitisme révolutionnaire » en faveur de la défaite russe dans la guerre, une position tranchée secouant beaucoup d'idées dominantes et de sentiments, Lénine, au tout début de la guerre et après la réalisation de l'union sacrée, cherchant la rupture révolutionnaire avec les patriotes comme avec les pacifistes.
Ajoutons que Lénine, en décembre 1919, a tenu devant la direction du Parti bolchevik un discours sur l'Ukraine sur lequel la prise de note était interdite, et qui est resté mieux caché que le « discours secret » de Khrouchtchev en 1956 puisqu'on ignore son contenu !
Mais au final, ne doit-on pas accorder à Lénine le fait que son « dernier combat », selon l'expression de Moshe Lewin, contre Staline, contre (explicitement) la bureaucratie, a démarré sur la question nationale ? Z. Kowalewski en souligne surtout les limites : énorme divergence tactique avec Staline, certes, mais le but programmatique, l'Etat unitaire de très grande taille et multinational, était en principe le même – et contenait, sans que cela ne gène Staline alors que Lénine en était révulsé, la domination brutale grand-russe traditionnelle.
C'est pourquoi je ne dirai pas, quant à moi, que Lénine n'était pas, au sens de « pas du tout », un défenseur des nationalités opprimées, mais qu'il ne l'était « pas vraiment », nuance, ce qui veut dire qu'en pratique comme, in fine, en théorie, il défendait un appareil d'Etat impérial et dominateur qui allait lui échapper, mais qu'il n'appréciait pas du tout l'oppression nationale, à la différence de Staline, et qu'il a terminé son parcours comme un révolutionnaire, s'opposant à l'appareil d'Etat qu'il avait reconduit et amplifié, et en le sachant …
Notons tout de même que ce dernier combat, absolument tragique, a eu pour effet l'appellation d'URSS, dont la première apparition était sa revendication … par les communistes-indépendantistes ukrainiens fin 1919. Lui était associée la reconnaissance constitutionnelle du droit formel à la séparation des 13 républiques non russes, jamais officiellement abrogé : ces 13 républiques en useront, en 1991, alors que les nationalités comprises dans la prétendue « Fédération de Russie » ne pourront pas en faire autant …
Rétablir la mémoire des marxistes indépendantistes !
Lénine n'a donc pas fait que s'opposer aux « négateurs » de la question nationale, mais aussi aux défenseurs des droits nationaux effectifs, alors qu'il existait une tradition marxiste importante de ce côté-là, aujourd'hui absente « des anthologies », comme l'écrit Z. Kowalewski.
Ce fut la tradition du PPS polonais, avant qu'il n'éclate en plusieurs courants après 1905, avec deux théoriciens de premier plan : Kazimierz Kelles-Kraus – thème des premiers travaux de l'historien Timothy Snyder – et Felix Perl, celle des social-démocrates ukrainiens avec Lev Yurkevitch avant 1917, puis Shakhraï et Mazlakh que nous croiserons ici, celle de James Connoly en Irlande, seul à avoir été « sauvé » dans ces « anthologies ». Sous une forme particulière, Ber Borokhov, sioniste-ouvrier, est aussi un partisan de l'indépendance de nations territorialisées.
La principale anthologie en question est celle sur Les marxistes et la question nationale, parue en 1974 sous l'égide de Georges Haupt, Michael Löwy et Claudie Weil, qui apportait des connaissances lorsqu'elle parut, mais à laquelle on ne peut se tenir. Les auteurs reproduits sont, après Marx et Engels : Kautsky, Luxemburg, Renner, Bauer, Strasser, Pannekoek, Lénine, Staline, Connolly. Il y avait en fait, schématiquement, quatre courants ou quatre types d'approches : l'orthodoxie mi-figue mi-raisin qui va de Kautsky à Lénine, l'internationalisme « gauchiste » (Luxemburg, Pannekoek, d'ailleurs pas identiques), l' austro-marxisme (Bruno Bauer, et son répondant bundiste : Vladimir Medem, absent de l'anthologie), dont l'apport spécifique sur les droits non territoriaux est essentiel, et les marxistes indépendantistes, représentés ici uniquement par Connolly : l'exception Connolly, anglophone et séparé du marxisme d'Europe centrale, est ainsi quasi réduite à un statut folklorique.
On remarquera que la totalité des théoriciens marxistes-indépendantistes signalés ici appartiennent eux-mêmes à des nations opprimées. Leurs conclusions politiques pratiques se ramènent à quatre thèses selon Z. Kowalewski.
Premièrement, dans un Etat comme la Russie, il n'y aura pas qu'une seule révolution « une et indivisible », mais une pluralité de révolutions qui doivent faire éclater l'empire ou échouer.
Deuxièmement, les mouvements nationaux, comme les mouvements prolétariens et comme tous les mouvements d'opprimé.e.s, ont une expérience historique constitutive propre dont il faut partir pour l'analyse.
Troisièmement, la séparation et l'indépendance sont le passage obligé (pas forcément définitif eu égard à l'avenir plus lointain, mais obligé dans l'époque révolutionnaire actuelle).
Quatrièmement, « il est du devoir des mouvements socialistes de se battre pour la direction politique des mouvements nationaux », ce qui revient à dire que le prolétariat doit prendre la tête des luttes d'émancipation nationale.
Lénine, pourtant, à bien des égards, le plus nuancé des bolcheviks qu'il a lui-même formés, était opposé clairement et frontalement à chacun de ces quatre points, apportant ainsi par avance une limitation décisive aux révolutions.
1917.
En 1917, la révolution dite de février renverse le tsarisme en mars – et l'on peut ajouter au récit de Z. Kowalewski l'importance des hommes de troupe ukrainiens dans la révolution à Petrograd, tant en février que contre Kornilov fin aout début septembre.
Le 1° mars la foule déferle à K'yiv, et l'historien national ukrainien Mykhaïlo Hrouchevsky, de retour de résidence surveillée à Moscou, suscite la formation d'une rada. Dans les récits habituels, la « rada » était présentée comme un pouvoir parlementaire « bourgeois », voire un ramassis de « petits-bourgeois » et d'associations culturelles, par opposition aux soviets, mais en fait, rada en ukrainien veut dire conseil, soviet. Cet organisme est formé à K'yiv par des organisations politiques – exactement comme le soviet de Petrograd à ses débuts – et va voir s'agréger à lui, par deux congrès successifs, les délégués des congrès de militaires ukrainiens de toute l'armée, et, par leur intermédiaire, ceux du congrès paysan puis du congrès ouvrier panukrainiens. La coloration politique de ces délégués est majoritairement socialiste-révolutionnaire ukrainienne, le PSRU ayant été fondé en avril 1917 (Hrouchevsky l'a rejoint), mais, par un apparent paradoxe, c'est le parti ouvrier ukrainien, social-démocrate, qui fournit les cadres politiques dirigeants de la rada, dont son principal porte-parole, Volodymyr Vynnytchenko. La base SR ukrainienne, paysanne, est beaucoup plus « de gauche » et combative que les dirigeants tant SR que sociaux-démocrates. Les minorités nationales russe et juive sont représentées directement par leurs propres partis (SR russes, mencheviks, Bund, Poale Tsion – dans les sources historiographiques il n'est pas fait mention de bolcheviks).
Cependant, ces minorités, et l'importante classe ouvrière urbaine russe, ont formé leurs propres soviets, employant le mot russe, la différence entre soviets et radas ne portant donc pas sur le caractère conseilliste ou parlementaire des uns et des autres, ni sur leur représentativité (eu égard à la population dans son ensemble, les radas sont les plus représentatives), mais sur leur appellation nationale renvoyant implicitement à leur composition nationale.
C'est dans les soviets, russophones de fait voire russes, que les bolcheviks sont vraiment présents. Ils sont décentralisés, voire disloqués, selon les divisions administratives tsaristes : gouvernorat du Sud-Ouest (K'yiv, Volhynie, Podolie, Poltava, Tchernivstsi), et de Donetsk-Krivyi Rih, incluant Kherson et Ekaterinoslav (aujourd'hui Dnipro), dit Krivdonbass, plus la Tauride, le front roumain, et la flotte de la mer Noire. Cet éclatement, paradoxal eu égard aux principes organisationnels bolcheviques, s'explique justement par l'ignorance de la question nationale ukrainienne et l'absence totale d'unité organisationnelle des bolcheviks à l'échelle de l'Ukraine, chaque branche régionale étant directement reliée à Petrograd.
L'orientation de la rada, influencée par la social-démocratie ukrainienne, combinait l'affirmation croissante du fait national ukrainien à l'idée que la révolution en était à son stade « démocratique bourgeois » qu'il convenait de ne pas dépasser, idée commune au départ aussi aux sociaux-démocrates russes, mencheviks et bolcheviks. Dès son apparition, la rumeur court qu'elle va proclamer un gouvernement provisoire ukrainien indépendant, mais elle n'en fait rien, bien qu'elle soit souvent perçue comme tel et qu'elle finira par le devenir.
Son « 1° Universal » (un terme cosaque), le 23 juin, sans aller jusqu'à dire « indépendance », proclame la liberté et la libre administration de l'Ukraine, mais, sous la pression du gouvernement provisoire russe, elle opère un premier recul par le second Universal du 16 juillet, suivi de la tentative de coup de force d'un régiment ukrainien pour la contraindre à prendre tout le pouvoir – le parallèle avec l' « insurrection de juillet » à Petrograd demandant aux soviets de faire de même est frappant. La totale « autonomie nationale-territoriale » de l'Ukraine, comme le partage des terres, sont renvoyés à l'Assemblée constituante russe. V. Vynnytchenko fera lui-même, peu après, l'autocritique de cette orientation modérée des sommets de la rada.
Mais ce serait une erreur historique totale de croire que les bolcheviks et les soviets russes en Ukraine furent « plus à gauche ». A K'yiv, où les bolcheviks seront quelques milliers, leurs dirigeants Youri Piatakov et Evgenia Bosh s'opposent d'abord aux Thèses d'avril de Lénine, qui appellent à une révolution renversant la bourgeoisie, puis se divisent sur la manière de les accepter (car la base les soutient), tout en étant d'accord sur le rejet du « droit à l'autodétermination » ukrainien qui pourrait être dépassé et résolu par la révolution allant vers le socialisme. Dans le Krivdonbass, où ils ont leur organisation la plus puissante et font 18% des voix à la constituante, ils sont prêts à reconnaître le droit à la séparation d'une Ukraine … dans laquelle ils ne s'incluent pas, le Krivdonbass devant être rattaché à la « Russie des soviets ». Sur cette situation et les développements qui s'ensuivent dans le Donbass, on se référera très utilement aux travaux de Hanna Perekhoda.
On a en Ukraine deux processus révolutionnaires parallèles, qui ne vont interférer qu'à la fin de l'année 1917 : celui des masses prolétariennes ukrainiennes, à majorité paysanne, et celui des masses prolétariennes russes et russifiées (et un troisième mouvement, ajouterais-je, celui du prolétariat juif pris en étau).
Les révolutions d'octobre russe et ukrainienne.
Lors de la révolution d'octobre à Petrograd, la rada constitue un Comité national de défense de la révolution destiné à combattre les secteurs de l'armée qui passeraient par l'Ukraine pour attaquer Petrograd, tout en condamnant l'insurrection d'octobre qui divise « la démocratie révolutionnaire », ce qui conduit Piatakov, qui avait rallié ce comité, à le quitter dans la journée qui suit.
Il n'y aura pas de velléités de coups de force de la part des bolcheviks en Ukraine avant décembre, mais ce sont des troupes russes fidèles au gouvernement provisoire qui attaquent les soviets, avant la rada, à K'yiv : cette attaque est défaite par les ouvriers russophones de l'Arsenal, que la rada soutient. A Kharkiv, principal centre du Krivdonbass, le soviet d'ouvriers et de soldats dirigé par le bolchevik Artom-Sergueiev partage le pouvoir avec le Comité militaire et la Douma municipale, tous reconnaissant la rada centrale.
En fait, l'équivalent, dans l'immédiat, de la révolution d'Octobre en Russie, qui concentre le pouvoir dans les soviets que dominent bolcheviks et SR de gauche, est, en Ukraine, le passage du pouvoir aux mains de la rada et des rada locales, avec le soutien plus ou moins explicite ou plus ou moins confus, des soviets. En l'absence de Piatakov déplacé à Moscou dans l'administration bancaire centrale, les soviets de K'yiv, sur proposition des bolcheviks, reconnaissent mi-novembre le pouvoir de la rada centrale, tout en lui demandant de convoquer un congrès des soviets appelé à la transformer en « rada centrale des soviets » : c'est une évolution pacifique du pouvoir de la rada qu'envisagent alors les bolcheviks ukrainiens.
Le résumé de Z. Kowalewski permet une mise au clair envers une histoire généralement présentée de manière périphérique, allusive et confuse : le parallélisme des deux révolutions en 1917 conduisait non pas à la seule révolution russe d'Octobre, mais à une révolution ukrainienne à côté d'elle, de même que l'on avait des révolutions finlandaise, géorgienne, lettonne, et sans doute d'autres. Le programme social – terre aux paysans, usines aux ouvriers – et démocratique – égalité des femmes, reconnaissance des droits démocratiques et culturels des russes et juifs dans un futur Etat ukrainien- de la rada, est tout à fait de même portée que les mesures du second congrès des soviets, celui de la révolution d'Octobre, à la différence près toutefois, que la rada appelle à attendre la mise en place d'une constituante ukrainienne, dont la convocation était annoncée pour janvier 1918.
Le 3° « Universal » de la rada, le 20 novembre 1917, proclame la République populaire ukrainienne, mais tout en affirmant qu'elle ne se sépare pas de la République russe. Cette demi-mesure nationale va avec la demi-mesure agraire : le grand partage des terres est annoncé pour après la formation de la constituante ukrainienne, laquelle doit faire suite, si l'on comprend bien – Z. Kowalewski ne précise pas la chose, qui a dû être passablement embrouillée en fait – à celle de la constituante « panrusse » (que les bolcheviks vont dissoudre après en avoir assumé l'élection). Or, le second congrès panrusse des soviets à Petrograd, lors de la révolution d'Octobre, a appelé les paysans à prendre les terres, appel bien sûr entendu en Ukraine. Ces atermoiements y profitent dans une certaine mesure aux bolcheviks, mais surtout aux SR de gauche, qui, eux, apparaissent comme un parti ukrainien, et à la fois paysan et ukrainien.
Début décembre, une ligne putschiste, impulsée par Evgenia Bosh et par le frère ainé de Iouri Piatakov, Leonid Piatakov, voit une partie des bolcheviks de K'yiv tenter d'entrainer des unités militaires et les ouvriers de l'Arsenal contre la rada. Le soviet des soldats, également bolchevik, les désavoue, et la masse des soldats ne suit pas ; la rada n'a pas de mal à renvoyer les soldats non ukrainiens en Russie, et libère rapidement les chefs bolcheviks arrêtés.
Un peu plus tard, le 16 décembre, les bolcheviks principalement kiéviens impulsent la tenue d'un congrès des soviets d'Ukraine, espérant gagner des paysans impatients des atermoiements de la rada ; mais celle-ci retourne une majorité des délégués.
Parallèlement, le pouvoir bolchevik à Petrograd commence à hausser le ton au motif que la rada laisse passer les cosaques qui se regroupent sur le Don pour faire la guerre au nouveau pouvoir. La rada, elle, dit laisser passer ceux des cosaques qui, ayant quitté l'armée, rentrent chez eux dans le Don, et seulement ceux-là. Au congrès des soviets du 16 décembre, le dirigeant bolchevik Vassyl Shakhraï qualifie les menaces de Petrograd de malentendus, avant de quitter la salle.
Selon Z. Kowalewski, on a alors un imbroglio dû au fait que la direction de la rada, « petite-bourgeoise », ne veut pas réaliser, alors qu'elle le pourrait, une séparation totale d'avec la Russie, ce qu'une direction bourgeoise, comme en Finlande à cette date, aurait su faire, et ce qu'une direction prolétarienne aurait pu faire elle aussi, pour ensuite s'allier à égalité avec la République russe. Il remarque que l'idée contradictoire d'une Ukraine « libre » ayant un lien fédéral avec la Russie, désormais acceptée dans les messages du Conseil des commissaires du peuple présidé par Lénine, est en opposition avec ce que celui-ci a écrit sur les questions nationales, où il n'envisageait que la séparation ou bien une République unitaire, tout autant qu'elle est en opposition avec une position nationaliste conséquente. En disant toujours faire partie d'une Russie « fédérale » dans laquelle elle conteste le pouvoir existant, la rada prolonge, d'une manière dangereuse pour les bolcheviks, ses ambigüités envers l'ancien gouvernement provisoire, et donne des motifs aux interventions russo-bolcheviques.
Hrouchevsky et Vynnytchenko restent en effet attachés au programme d'une « Russie fédérale » dans laquelle l'Ukraine s'auto-gouvernerait, et qui était initialement pour eux la voie d'un développement capitaliste et démocratique de l'ancien empire russe. Assumer jusqu'au bout l'indépendance nationale se serait sans doute, par un apparent paradoxe, combiné à une politique sociale plus conséquente, portant atteinte à la propriété foncière et capitaliste, comme en Russie rouge. Ces deux des trois principaux dirigeants nationaux ukrainiens tireront par la suite cette conclusion, à la différence du troisième, Semion Petlioura, qui s'oriente de plus en plus à droite, cherchant la guerre avec les bolcheviks dans le secteur de Kharkiv, mais écarté des affaires militaires par la rada, pour cette raison.
Du côté bolchevik, Z. Kowalewski suggère que Trotsky avait probablement une position propre, mais complexe, envisageant d'accepter l'indépendance d'une Ukraine « bourgeoise », mais n'hésitant finalement pas à porter la guerre en territoire ukrainien pour la lutte contre les blancs et les cosaques russes, tout en surprenant tout le monde – les Allemands, la rada, et peut-être bien Lénine ainsi que Staline – en permettant la présence d'une délégation de la rada aux négociations de Brest-Litovsk.
Lors d'une conférence bolchevique à K'yiv tenue à la suite de l'échec du « congrès des soviets » du 16 décembre, un secteur du parti impose la proclamation d'un parti bolchevik ukrainien, prenant acte – enfin ! – de l'existence d'un pays dénommé Ukraine … mais un parti toujours membre du Parti bolchevique panrusse, ce qui, critique Vassyl Shakhraï, lui coupe toujours le chemin des plus larges masses …
Les 24-25 décembre 1917, les bolcheviks récidivent leur tentative du 16, à Kharkiv, allant cette fois-ci jusqu'au bout dans la mesure où ils contrôlent complétement un congrès soviétique ne représentant sans doute pas de larges secteurs, et faisant proclamer par ce congrès une République populaire ukrainienne (même appellation que celle de la rada de K'yiv) soviétique (en russe) et radiantsy (en ukrainien), présidée par Evgenia Bosh (notons qu'elle enverra elle aussi deux délégués à Brest-Litovsk, incorporés en fait àla délégation russe car la Rada était déjà représentée, dont Vassyl Shakhraï). Les soviets de Kharkiv ne la reconnaissent même pas : avec la majorité des bolcheviks du Krivdonbass, ils veulent créer leur propre république, mais rattachée à la Russie.
Dans une confusion croissante, la possibilité existait encore d'une fusion des soviets et des radas en une République ukrainienne soviétique de la « démocratie révolutionnaire » : le Secrétariat de la rada appelle à la paix, le second congrès paysan panrusse avec l'appui du pouvoir de Petrograd envoie une délégation SR de gauche, Vynnytchenko appuie même un pseudo-complot de SR de gauche ukrainiens censés le renverser pour faire fusionner rada de K'yiv et soviet de Kharkiv, et c'est dans cette atmosphère que le 4° Universal de la rada (et dernier) proclame l'indépendance totale de la République le 24 janvier 1918 …
Le dérapage : la Russie attaque l'Ukraine.
Le dérapage généralisé se produit fin janvier, pendant les négociations de Brest-Litovsk notons-le.
D'une part, une armée rouge attaque l'Ukraine : on ignore qui en a pris la décision !
Pas Lénine ni le centre, mais des sous-chefs militaires autoproclamés, sauf que Lénine et le centre vont les couvrir et les soutenir …
Son chef est un général issu du corps des officiers tsaristes, disant adhérer au parti SR de gauche russe, Mikhail Mouraviov, qui prend Poltava avec une petite troupe de quelques centaines d'homme, laquelle va par la suite s'étoffer d'anciens soldats, de gardes rouges venus de Petrograd et de Moscou, et d'individus divers en errance – une armée « lumpen ». A Poltava il remplace le soviet local, bolcheviks compris, par un soviet « pertinent » (sic), c'est-à-dire installé d'en haut par la force.
D'autre part, à K'yiv, la tension monte entre les ouvriers de l'Arsenal et les milieux ouvriers, dont des bolcheviks et des anarchistes, d'une part, et les unités de Cosaques libres, groupes les plus réactionnaires parmi les partisans de la rada, aboutissant à des affrontements entre les ouvriers et les « cosaques ». Une tentative de rallier ou neutraliser une partie de ceux-ci est sabotée par le chauvinisme anti-ukrainien d'un émissaire bolchevik qui, en bon colon, qualifie l'ukrainien de « langue des chiens ». Cet affrontement, d'abord social, devient national, les partis russes et juifs dans la rada se désolidarisant de celle-ci, dans laquelle, à l'inverse des plans de Vynnytchenko, les SR de droite et les éléments réactionnaires liés à Petlioura prennent l'ascendant. Les combats à K'yiv durent une semaine ; Z. Kowalewski n'aborde pas la question du nombre de victimes : diverses sources parlent de plusieurs centaines, dont le dirigeant bolchevik Olexandr Horvits qui avait milité pour un parti bolchevik ukrainien.
La troupe de Mouraviov prend la route de K'yiv et bat puis massacre un corps expéditionnaire pro-Rada, à Kruty, dont 24 lycéens sommairement exécutés : les martyrs de Kruty deviendront la première image antibolchevique dans la tradition nationaliste ukrainienne ultérieure. Il y a un curieux parallèle entre le martirologue de Kruty, côté nationaliste, et celui des « ouvriers de l'Arsenal », côté soviétique, les uns et les autres parlant souvent des « 300 morts » massacrés, comme l'a étudié l'historien ukrainien contemporain Andriy Zdorov.
Mouraviov appelle ses soldats à tuer et à piller, et ils ne s'en privent pas : grossis à environ 7500 hommes, ils entrent à K'yiv les 4-5 février, massacrent nombre d'officiers et d'anciens soldats, mais aussi un peu toute sorte de gens, y compris des bolcheviks (Skrypnik, futur dirigeant de la RSS d'Ukraine de 1923 à son suicide en 1933, a failli y passer), accusés d'être des petliouristes bourgeois dès qu'ils avaient des documents en langue ukrainienne.
Cette occupation de fait impérialiste, totalement extérieure, s'écroulera d'elle-même à l'annonce de l'avancée des troupes allemandes, qui ramènent la rada (pour peu de temps : ils vont la remplacer par l'hetman Skoropadsky), en une panique générale.
Cette invasion chauvine est une catastrophe pour la révolution prolétarienne, aussi bien la russe, qu'elle corrompt et dont elle affiche les déviations, que l'ukrainienne, qu'elle détruit. Contre-révolutionnaire sur toute la ligne, elle est d'une importance historique : « Légitimée d'abord à un niveau inférieur, par Antonov-Ovseenko, puis au plus haut niveau par Lénine, la guerre russo-ukrainienne du début de l'année 1918 a été la première guerre de conquête menée par la révolution russe contre une autre nation. » Lénine a couvert et défendu Mouraviov, qui jouera un rôle clef dans l'étranglement de la Russie rouge en juillet 1918 au début de la grande guerre civile, et sera alors abattu.
Aucune auto-critique de ce « dérapage » n'a été faite, bien au contraire : la doxa bolchevique fera de toutes les forces qui se trouvaient avec la rada des forces bourgeoises ou nationalistes réactionnaires, et des armées rouges les représentantes de la révolution. Z. Kowalewski rappelle à juste titre tant l'invasion de l'Asie centrale que la tentative de prendre Varsovie en 1920, comme des actes impérialistes commis par la révolution russe, qui ont contribué à l'isoler et à la faire dégénérer.
Il ne fait qu'une allusion à un fait accablant qui confirme ce caractère contre-révolutionnaire : les premiers pogroms antisémites, qui vont sinistrement ponctuer la suite de cette histoire, commis en Ukraine, du moins à grande échelle, l'ont été … par les soldats et gardes « rouges », d'une part en Russie proche, autour de Koursk, Voronej, Gomel, où se sont rassemblées les troupes de Mouraviov, d'autre part en Ukraine dans la région de Tchernihiv (voir Brendan McGeever, L'antisémitisme dans la révolution russe, les Nuits Rouges éd., 2022).
De Brest-Litovsk à la chute de Skoropadsky.
Ce livre étant une série d'articles, nous avons un hiatus couvrant le milieu de l'année 1918. Il saute donc par-dessus la période où le traité de Brest-Litovsk s'applique, avec, en Ukraine, le régime de l'hetman Skoropadsky. C'est la période du premier grand reflux révolutionnaire. Et force est de constater que l'aveuglement russe des bolcheviks y a contribué, en ignorant la réalité révolutionnaire des mouvements nationaux d'Ukraine, mais aussi de Finlande, où la mémoire dominante a retenu que les sociaux-démocrates réformistes n'ont pas fait de révolution, alors qu'en réalité les gardes ouvrières armées avaient pris le pouvoir dans les villes et le Sud et constituaient la force étatique du régime dit de la défense de la démocratie, établi le 29 janvier 1918 et détruit par la guerre civile des blancs aidés des troupes allemandes, le soutien russe ayant pris fin suite au traité de Brest-Litovsk. La question de savoir si la Finlande aurait pu tenir sans ce retrait fut occultée, remplacée par la dénonciation de « la démocratie » dans laquelle se lancent les bolcheviks à partir du printemps 1918.
Tout en se présentant comme ukrainien, institutionnalisant l'emploi administratif et éducatif de l'ukrainien pour la première fois, le régime de l'hetman ressemble de plus en plus à un régime « blanc » cherchant à remettre en place la grande propriété capitaliste-féodale, en fait coloniale, et ses relations avec les militeux bourgeois russes, et finalement avec Dénikine lors de l'effondrement des empires centraux, vont croissant. Il suscite rapidement de grandes guérillas paysannes contre lui, qui se généralisent à l'automne. Les anciens dirigeants de la rada forment alors un Directoire – Vynnytchenko comme chef politique, mais Petlioura comme chef militaire, ainsi qu'un représentant paysan, un cheminot et un « socialiste indépendant » – qui reçoit le soutien formel de la plupart de ces mouvements paysans, et c'est aussi dans ce contexte que se forme le parti borotbiste, issu des SR de gauche ukrainiens, ainsi que le noyau de la prochaine armée insurrectionnelle dite makhnoviste, anarchiste-communiste, au Sud-Est. Les bolcheviks depuis la Russie n'ont « rien fait pour prendre la tête du mouvement dans un contexte d'auto-organisation croissante des masses insurgées », au nom du respect du traité de Brest-Litovsk et par dédain envers ces mouvements « nationaux » et « paysans ».
Par ailleurs, dans un article de 1989 (L'indépendance de l'Ukraine : préhistoire d'un mot-d'ordre de Trotsky, in Quatrième Internationale, mai-juillet 1989), Z. Kowalewski a mis à jour la tenue d'une conférence des bolcheviks d'Ukraine, fin avril 1918 à Taganrog-Tahanrih, dans laquelle la position insurrectionnelle était celle de Piatakov et ses camarades, hostiles à Brest-Litovsk mais négateurs de la question nationale. Le compte-rendu passionnant de cette conférence existe en français, traduit d'un article russe des « communistes de gauche » russes (La revue Kommunist, Smolny, Toulouse, 2011, pp. 237-246).
Un courant communiste franchement indépendantiste prend forme, autour de deux dirigeants bolcheviks bientôt exclus car ils voulaient un parti ukrainien non dirigé de Moscou, Shakhraï et Mazlakh (un ukrainien et un juif), dont un important texte adressé à Lénine (réédité en anglais par l'université du Michigan en 1970, On the Current Situation in the Ukraine), sera la principale référence théorique et historique pour les communistes indépendantistes, qu'ils soient bolcheviks ou issus de la social-démocratie ukrainienne (celui-ci sera le courant des nezanelnyky dit aussi « oukapiste »). Shakhraï et Mazlakh sont parvenus à la conclusion que Lénine veut préserver le cadre étatique « un et indivisible » et donc forcément russe, et auraient voulu éviter la répétition des « erreurs » de 1918. Shakhraï sera tué par les blancs en 1919 et Mazlakh le sera par la police politique stalinienne dans les années 1930.
Révolution ukrainienne : le retour.
La révolution ukrainienne, et le livre de Z. Kowalewski, reprennent à l'automne 1918 avec l'effondrement des empires centraux et du hetmanat. Les soulèvements paysans portent le Directoire au pouvoir à K'yiv, mais en le débordant complétement : le programme agraire de 1917 est mis en œuvre directement par les masses, et les forces armées qui prennent K'yiv, en novembre 1918, se réclament mais ne sont pas sous le contrôle du Directoire : la Division du Dniepr, sous le mot-d'ordre Tout le pouvoir aux radas et avec des portraits de Chevtchenko sur fond rouge, est dirigée par Danylo Terpylo dit Zeleny, et se fait très vite menaçante pour le Directoire qui, pour elle, doit se soumettre à l'abolition de la propriété privée et au pouvoir des radas, ou se démettre.
La force armée directe du Directoire, les Fusiliers de la Sitch, constituée en Galicie et dirigée par le futur nationaliste d'extrême droite Ehven Konovalets, appelée à réprimer la Division du Dniepr, y renonce, et estime qu'une dictature est nécessaire : elle la propose à Vynnytchenko, qui passe, à juste titre, pour pro-bolchevik, et qui refuse, et elle sera finalement assumée par Petlioura, mais lorsque la seconde République populaire ukrainienne s'effondrera (Vynnytchenko, précisons-le, passera alors en Hongrie rouge, puis à Moscou, puis, après un passage par K'yiv où il tente d'intégrer les institutions de la RSS, part à Vienne début 1921, puis en France).
La révolution ukrainienne semblait en bonne voie. Son développement naturel aurait pu effectivement recevoir une aide russe, à condition que celle-ci ne soit pas une ingérence.
La Russie rouge mais coloniale récidive.
Tout au contraire, l'avancée de l'armée rouge, d'abord conduite par Piatakov et rassemblant bien des « bandes » paysannes, a permis d'installer un pouvoir bolchevik à K'yiv pour lequel fut choisi, à Moscou, une très grande et remarquable personnalité pour le diriger : Christian Rakovsky, figure de l'Internationale socialiste et dirigeant socialiste roumain et balkanique, rallié aux bolcheviks après Octobre, et vieil ami de Trotsky. Or Rakovsky, a priori humaniste cultivé et éclairé, a en fait dans un premier temps incarné le pire négationnisme de l'existence même des Ukrainiens, une politique militaro-bureaucratique brutale, qui conduisit à la perte rapide de « l'Ukraine soviétique ». Il avait littéralement perdu ses esprits, remarque Z. Kowalewski, qu'il devait reprendre par la suite. Du coup, notons que le blé dont Moscou et Petrograd avaient tant besoin, ne fut pas obtenu, car il ne pouvait l'être par de telles méthodes.
L'Etat bolchevik se révèle là être viscéralement de type « knouto-moscovite ». La tentative de saisie de l'Ukraine de 1919 est plus systématique, moins désordonnée, que celle de 1918, mais elle ne vaut pas mieux et s'étend sur tout le pays, et son caractère socialement oppressif, en raison de l'oppression nationale, et de son corollaire social, le mépris de la paysannerie vite traitée de « koulak », en a sapé les bases presque aussi vite que celles du Directoire l'avaient été : la langue ukrainienne est interdite et les grands domaines nobles sont préservés du partage en tant que « communes », de sorte que le prélèvement violent des « excédents » s'abat sur les ouvriers agricoles, les paysans sans terre et les paysans les plus pauvres, plus encore que sur les -rares- « koulaks » véritables.
Z. Kowalewski, se référant notamment aux lettres d'un groupe d'opposants bolcheviks adressées à Lénine en novembre 1919, le « groupe Popov », signale deux phénomènes notables dans la brève mais rapide prolifération étatique de l' « Ukraine soviétique » sans soviets ni radas : l'ancienne bourgeoisie et l'ancien fonctionnariat russes se sont ralliés à ce pouvoir, et les juifs y sont très nombreux car, déracinés des fonctions sociales commerciales d'intermédiation que le communisme de guerre interdit, ils s'engagent dans son appareil. A cela s'ajoute la nuée de sauterelles des russes qui viennent « diriger » le pays, le tout perçu comme parasitaire, intrusif et brutal.
La tragédie qui se joue dans l'effondrement de la seconde « Ukraine soviétique », entre mai et juillet 1919, voit une double dégénérescence : celle de la Russie rouge colonialiste, qui finit par incendier des villages et administrer le knout aux paysans, mais aussi celle de la révolution ukrainienne plongée dans une impasse dans laquelle elle se disperse en bandes paysannes s'adonnant à des pogroms antisémites. La conjonction « russo-juive » et urbaine à laquelle le prolétariat rural se sent confronté, aurait réveillé le monstre d'un antijudaïsme ancien séculaire, provenant de la gestion des domaines nobles polonais, puis russes, par des intendants juifs. La guerre paysanne et nationale menace de détruire les villes mais ne le peut pas, aussi se rabat-elle sur la bourgade juive, le shtetl, comme bouc émissaire.
Z. Kowalewski a suivi d'assez près les principaux développements sociaux et politiques qui prennent forme autour de l'évènement central que fut la « mutinerie », en fait l'insurrection, de Zeleny, qui avait été repérée dans le livre, en langue française, Ukapisme – Une gauche perdue, Ibidem-Verlag éd., 2020, recueil de texte établi par Christopher Ford et préfacé par moi-même. Nous y affirmions que plus d'un an avant Cronstadt, et au-dessus de Cronstadt, ce fut la plus grave crise sociale et militaire de l'Etat dit soviétique en formation.
Zeleny était à la tête de la Division du Dniepr, la force paysanne qui avait été la pointe du renversement de Skoropadsky puis de Petlioura, et qui va également provoquer l'effondrement de Rakovsky. Il rompt avec l'armée rouge et le nouveau régime, auquel il ne s'est jamais intégré, dans la nuit du 20 au 21 mars, en se proclamant « bolchevik, mais pas communiste » : les bolcheviks sont ceux qui ont appelé au grand partage et à l'autogouvernement, les « communistes » sont les flics qui viennent prendre les récoltes. Il contacte un commandant de brigade de l'armée rouge âgé de 20 ans, Anton Chary dit Bohounsky, autoproclamé « ataman des troupes rouges de la rive gauche du gouvernement de Poltava », un bolchevik, mais en fait un des rares bolcheviks à avoir engagé la lutte armée contre Skoropadsky, en 1918. Ils s'associent avec un écrivain, de l'aile gauche de la social-démocratie ukrainienne, origine des communistes indépendantistes dits oukapistes, Olexandr Hroudnytsky, et au cousin de Bohounsky, commandant du 1° régiment de Zolotonocha, Ivan Lopatkine, soupçonné, manifestement à juste titre, d'antisémitisme par le commandement d'Antonov-Ovseïnko, qui ne l'estime, ceci dit, « pas pire » que les autres chefs locaux incorporés dans l'armée rouge.
Bohounsky, pendant tout un temps, joue double jeu, se présentant aux chefs de l'armée rouge comme un médiateur utile envers les éléments indisciplinés à ramener dans le droit chemin, tout en produisant, avec Hroudnytsky, des proclamations aux paysans dont voici un passage significatif :
« Nous, bolcheviks ukrainiens, qui avons sauvé la cause de la révolution sociale en Ukraine et donc dans le monde entier, déclarons la lutte active contre tous ceux qui spéculent sur le communisme et contre tous les chauvins – qu'ils soient russes ou juifs. Nous avons chassé notre Petlioura, mais nous voyons que d'autres Petlioura – russes et juifs – nous dominent. »
Suivent 6 revendications centrales : l'indépendance de l'Ukraine, le pouvoir aux conseils, le départ des occupants, la suppression des « communes », des relations fraternelles avec la Russie soviétique, la liberté religieuse.
Le principal talon d'Achille, dirons-nous, du « conseil insurrectionnel des commissaires du peuple » que vont former Zeleny, Bohounsky, Hroudnytsky et quelques autres, est l'amalgame entre une minorité en danger, les juifs, et la nation dominante et oppressive, les russes.
L'aile gauche de la social-démocratie ukrainienne, qui devient le courant communiste indépendantiste, a tenté de chevaucher cette insurrection. Il est clair qu'elle n'a pas plus contrôlé ses troupes que les bolcheviks et les petliouristes avant eux. Z. Kowalewski semble penser que la tendance générale d'un mouvement qui se trouvait dans une impasse tragique l'orientait vers la droite, avec les pogroms qui menacent à l'horizon, mais aussi en se rapprochant, justement, de Petlioura. Le dirigeant communiste-indépendantiste Yurko Mazurenko a bien tenté de chapeauter le Conseil insurrectionnel des commissaires du peuple, en formant un Comité révolutionnaire pan-ukrainien qui a eu peu de réalité, avec lequel il aurait voulu, de façon sans doute illusoire, orienter le mouvement vers la lutte armée à la fois contre l'occupant russo-bolchevik et contre la République populaire devenue la dictature de Petlioura basée sur les confins ouest. Mais celle-ci, en fait, prend des contacts avec les chefs du mouvement paysan ukrainien, entrainant même des tentatives de contact de la part de Mazurenko, rebuffées par Petlioura qui fait séquestrer ses envoyés pour bolchevisme. Rakovski, dans ces démêlés, a
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