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Argentine : Le pouvoir de Milei est fragilisé
 
		Le gouvernement de Milei connait sa plus grande crise politique depuis son arrivée au pouvoir à la suite des élections de décembre 2023. Sa cuisante défaite aux élections régionales de Buenos Aires le 7 septembre dernier a fracturé le bloc gouvernemental et surtout la majorité (relative) dont il disposait à la chambre des députés et même au Sénat. Ce qui s'est répercuté sur un approfondissement des signaux économiques qui lui sont défavorables. Toutefois ces éléments n'ont pas encore provoqué une mobilisation massive dans la rue susceptible de menacer son pouvoir et il n'est pas écrit que Milei ne puisse pas redresser la situation en sa faveur tant sur le plan économique que sur le plan politique et notamment lors des élections législatives générales (hors Buenos Aires) du 23 octobre prochain.
1 octobre 2025 | tiré d'Inprecor.fr
https://inprecor.fr/argentine-le-pouvoir-de-milei-est-fragilise
La défaite du 7 septembre à Buenos Aires
C'est son ampleur qui a constitué la surprise. La coalition du parti de Milei (Libertad Avanzada) avec celui de Macri (PRO) a perdu par plus de 13% d'écart. Milei perd 2 millions de voix par rapport à leur score de 2023. Le péronisme et le reste de l'opposition ne progressent pas, c'est surtout en s'abstenant que ses électeurs se sont détachés de Milei. Il semble en outre que ce soit la portion populaire et jeune de l'électorat de Milei qui se soit le plus abstenue. Plus qu'une victoire du péronisme, c'est une défaite de Milei, la première depuis son élection et qui a eu immédiatement des conséquences sur le plan législatif. Cela dit, la figure du gouverneur péroniste Kicillof, qui cultive une image de « péroniste progressiste » qui a provoqué ces élections anticipées sort grandie.
La « crise législative »
Milei et son parti sont loin d'avoir la majorité au parlement. Depuis deux ans, il n'a contenu l'opposition parlementaire qu'en alliance avec la droite libérale de Macri et en fédérant au coup par coup les centristes et les gouverneurs d'obédiences diverses à la recherche de faveurs gouvernementales. Même ainsi le gouvernement Milei n'est pas assuré d'une majorité absolue au parlement. Avant les élections à plusieurs reprises il avait dû mettre son veto à des lois d'origine parlementaire, répondant à des mobilisations populaires et qui allaient à l'encontre de son programme ultra libéral. Pour que la chambre des député·es passe outre un veto présidentiel, il faut que les deux tiers de l'assemblée le rejettent. Jusqu'ici Milei avait presque toujours réussi à l'empêcher.
Mais depuis le début de l'année, l'image de Miléi s'est dégradée. Les résultats économiques, surtout concernant la hausse du dollar et la baisse du crédit financier international de l'Argentine, divers scandales touchant notamment sa sœur et principale conseillère y ont largement contribué. Dans la rue cette opposition croissante s'est exprimée à plusieurs reprises, notamment dès le 1er février où en réponse au discours ultra réactionnaire de Milei au forum de Davos, la journée « d'orgueil antifasciste et anti raciste » a rassemblé des centaines de milliers de manifestant·es.
Tout cela s'est traduit par des fractures au sein du bloc majoritaire, de nombreux député·es ou gouverneurs de la droite et du centre commençant à prendre leurs distances vis-à-vis de Milei et de son parti. La cuisante défaite de Milei aux élections de septembre à Buenos Aires les a approfondies. La semaine dernière la chambre des député·es a repoussé deux vetos présidentiels contre deux lois qu'elle avait votées, l'une sur la santé, l'autre sur l'éducation. Des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées devant le parlement pour fêter ce nouvel échec de Milei.
Et maintenant ?
Malgré de nombreuses mobilisations sectorielles ou sociétales, pour l'instant il n'y a pas de mobilisation massive pour le renversement du gouvernement. La crise législative, qui se traduit par des défections ou des prises de distances n'a pas rompu le bloc majoritaire qui reste uni sur les objectifs fondamentaux de Milei : imposer l'austérité et briser les résistances populaires. La défaite électorale de septembre à Buenos Aires n'implique pas nécessairement une défaite aux élections dans tout le reste de l'Argentine en octobre. Le crédit de Milei dans l'opinion reste important. Milei maintient son cap et son discours, il vient d'annoncer qu'il n'appliquerait pas les lois votées par le parlement, malgré le rejet de son véto.
Deux choses seront déterminantes dans les semaines à venir. La situation économique, le redémarrage ou non de l'inflation et la stabilisation du crédit financier de l'Argentine d'une part, l'unification des mobilisations populaires sur une base politique d'autre part.
Le 24 septembre 2025, avec correspondant·es
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Chine, le travail comme champ de bataille
 
		Usines, administrations publiques, chantiers : un système de travail qui consume les corps et les vies, créant ainsi de la précarité. Des ouvrières aux fonctionnaires, le mécontentement grandit. Les actions de protestation augmentent de 73 %.
Tiré d'Europe solidaire sans frontière.
Une série d'analyses et de reportages réalisés au cours du dernier mois permet de dresser, à partir de cas précis, un tableau général de la situation difficile des travailleurs chinois et de la tendance en Chine à protester davantage et de manière nouvelle. Des usines de chaussures du Fujian aux chaînes de montage des iPhone, de l'administration publique aux services de livraison, on voit émerger un système de travail en profonde mutation, marqué par une précarité croissante, une exploitation systématique et des formes inédites de résistance.
L'armée des précaires
L'économie chinoise a généré une armée de travailleurs précaires d'une ampleur sans précédent. Deux cents millions de personnes, soit environ 40 % de la main-d'œuvre urbaine du pays et environ un quart de la main-d'œuvre totale, vivent aujourd'hui dans des conditions d'emploi flexibles, écrit The Economist. Cette masse de travailleurs précaires représente l'épine dorsale invisible de l'économie chinoise, mais elle reste largement exclue des protections et des droits que le système garantit officiellement aux salarié.e.s fixes. Leur situation est désormais devenue un phénomène structurel.
Les histoires individuelles révèlent une profonde modification d'une génération à l'autre : des millions de jeunes Chinois.e.s ont rejeté le modèle de travail des générations précédentes, celui des usines-villes où l'on restait pendant des années en acceptant la monotonie et la discipline en échange de la stabilité. Une partie importante de ces travailleurs a consciemment embrassé la précarité, préférant la liberté de partir quand ils le souhaitent à la sécurité d'un contrat à durée indéterminée. Beaucoup utilisent les plateformes numériques pour passer d'un emploi à l'autre, alternant constamment entre différentes applications afin de maximiser leurs gains à court terme. Cette maîtrise de l'économie des plateformes permet à de nombreux travailleurs flexibles de gagner plus que les employés réguliers, du moins à l'heure actuelle, créant ainsi l'illusion d'un contrôle personnel qui masque la réalité structurelle de leur vulnérabilité.
La composition démographique de cette armée de précaires présente des caractéristiques particulières. Dans les usines, l'âge moyen est de 26 ans. 80 % sont des hommes, 75 à 80 % sont célibataires et sans enfants. Dans des villes comme Kunshan, de plus en plus de jeunes travailleurs dorment dans les parcs et sous les ponts routiers. Jusqu'à récemment, on pouvait en voir des dizaines dormir dans l'un des plus grands parcs de la ville après le travail, souvent avec leurs bagages, avant que la police ne les expulse. De grandes foules se rassemblent sur les marchés dits « du travail », où des agences intermédiaires embauchent des personnes pour des emplois temporaires dans le bâtiment ou dans les usines.
 
Cette tendance s'inscrit dans le contexte plus large des difficultés économiques du pays. En août, la croissance des ventes au détail a atteint son niveau le plus bas. Les prix et les ventes immobilières continuent de baisser, ce qui déprime encore davantage le climat général, le chômage urbain est en hausse et le déclin démographique a contraint les dirigeants du pays à instaurer un système d'allocations pour encourager les naissances. Dans ce contexte, les travailleurs flexibles représentent à la fois une ressource et un problème : ils offrent aux entreprises la flexibilité nécessaire pour s'adapter aux fluctuations du marché mais leur situation précaire en fait des consommateurs médiocres et des parents incertains. La contradiction apparaît clairement lorsque l'on considère que le gouvernement chinois vise à stabiliser la consommation intérieure et à encourager la formation de familles, mais qu'il alimente en même temps un système de travail qui entrave ces deux objectifs. Sans contrat formel, ces travailleurs ne cotisent pas pour leur retraite, n'ont pas accès aux services urbains en raison du système hukou et n'ont souvent pas les moyens d'acheter une maison. Leur liberté de mouvement, qui peut sembler libératrice au premier abord, s'avère être un piège qui les condamne à rester éternellement en marge de la société urbaine chinoise.
L'usine comme dispositif de contrôle
Cette masse de travailleurs précaires s'inscrit dans un système de production qui a radicalement transformé les méthodes de contrôle et d'exploitation par rapport au passé. Les usines chinoises modernes fonctionnent comme des dispositifs disciplinaires qui façonnent le corps et l'esprit des travailleurs à travers des rythmes de production qui dépassent les limites de la résistance humaine. Le cas de l'usine de chaussures du Fujian étudié par le chercheur Zhu Zhanyuan met à nu ces mécanismes.
La chaîne de montage de l'usine produit jusqu'à 3 000 paires de chaussures par jour, à une vitesse de 300 tours par minute. Chaque personne doit produire plusieurs paires par minute, ce qui est présenté comme « une véritable guerre ». Xie Silan, une ouvrière de 53 ans originaire du Jiangxi, travaille à l'endroit le plus délicat de la chaîne, la pose des semelles. Elle ne se trompe jamais : elle parvient à sentir au toucher si la semelle est correctement positionnée. Ses mains sont abîmées, ses ongles poussent près des doigts et se recourbent vers l'intérieur. Le manque de sommeil chronique fait d'elle la personne qui cède le plus souvent à la fatigue pendant le travail. Le système de surveillance est omniprésent et sophistiqué, et l'usine dispose de caméras de surveillance avec un grand écran accroché dans le bureau. Le propriétaire exerce un contrôle strict : lorsqu'il aperçoit des travailleurs qui rient ou plaisantent, son message d'avertissement est si fort que tout le monde baisse instinctivement la tête, intimidé. Dans les usines Foxconn de Zhengzhou, selon l'enquête de China Labor Watch, les travailleurs doivent se soumettre à des contrôles encore plus intrusifs, y compris des radiographies qui excluent de fait les femmes enceintes ; les minorités ethniques, notamment les Ouïghours, les Tibétains et les Hui, font l'objet d'une discrimination systématique.
Les rythmes de travail sont délibérément planifiés de manière à tester les limites de la résistance humaine. La vitesse de la chaîne de montage dépasse les capacités d'une personne, à tel point que si quelqu'un parvient à suivre le rythme, il est considéré comme un héros. Les travailleurs essaient de s'adapter progressivement à ces rythmes impossibles, s'efforçant de ne pas créer de problèmes à leur niveau par crainte de ralentir l'ensemble de la chaîne. Le contrôle est si strict que lorsqu'un ouvrier a secrètement tenté de ralentir son indicateur réglable, la direction a réagi violemment. La longueur des chaînes ajoute à la difficulté, avec le risque constant que les chaussures se chevauchent au cours du parcours.
Les conditions de travail ont un impact direct sur la santé physique des travailleurs. Outre les problèmes gastriques causés par des repas irréguliers, des années passées penchées sur le tapis roulant ont également déformé le cou et le dos de nombreuses femmes, qui se sont retrouvées avec une bosse. Selon le rapport de China Labor Watch, dans la production de composants pour iPhone, de nombreux travailleurs doivent effectuer 60 heures par semaine, voire jusqu'à 75 heures pour certains. Les salarié.e.s en contrat à durée déterminée reçoivent un salaire de base de 2 100 yuans par mois (environ 300 euros), soit le salaire minimum dans la province du Henan, et doivent accumuler les heures supplémentaires pour survivre.
Le contrôle ne se limite pas à la dimension physique du travail, il envahit également le temps libre. Après plus de dix heures de travail quotidien, 80 % des travailleuses les plus âgées de l'usine continuent à travailler à temps partiel à lacer des chaussures. Elles sont assises sur de petits tabourets, des paquets de lacets entre leurs jambes. Une compétition silencieuse s'installe : certaines cachent le matériel de peur que leurs collègues plus rapides ne parviennent à le récupérer, d'autres viennent se servir directement lorsqu'elles n'en ont plus. Les erreurs dans la distribution des lacets ou dans les commandes alimentent automatiquement cette rivalité. La rémunération pour le laçage des chaussures est similaire d'une usine à l'autre : généralement 0,25 yuan (0,03 euro) par paire, avec une différence maximale d'un ou deux centimes. Pendant les quelques jours de pause mensuelle, Xie Silan continue à faire ce travail à temps partiel, heureuse de pouvoir lacer des chaussures pendant trois quarts de travail et de gagner plus que ce qu'elle aurait touché avec son salaire normal.
 
Les corps sacrifiés : morts au travail et santé bafouée
Les conditions de travail extrêmes décrites jusqu'à présent trouvent leur épilogue le plus dramatique dans les décès qui constellent régulièrement le paysage du travail chinois. Le 27 juillet 2025, quatorze personnes travaillant à la journée ont perdu la vie lorsque leur minibus a quitté la route en raison de fortes pluies près de la ville de Guqianbao, dans la province du Shanxi. Les dix corps récupérés par l'équipe de secours ont révélé que les victimes étaient des habitants du village local, principalement des femmes d'âge moyen et âgées qui travaillaient à temps partiel, parties sous la pluie pour gagner seulement quelques centaines de yuans afin de compléter le revenu familial. Un an auparavant, dans le comté de Ye, dans la province du Henan, c'était un camion frigorifique, chargé illégalement de passagers, qui avait causé la mort de huit travailleuses qui avaient fait des heures supplémentaires jusque tard dans la nuit.
La plupart des travailleuses âgées d'aujourd'hui sont nées dans les années 60 et 70. Certaines n'ont jamais travaillé en dehors de leur ville natale, tandis que d'autres n'ont travaillé loin de chez elles que pendant leurs premières années d'activité. Après leur accouchement, elles ont dû rester dans les zones rurales pendant de longues périodes afin de s'occuper des personnes âgées et des enfants, ce qui les a empêchées de partir travailler loin. Le système de santé représente un luxe inaccessible pour ces femmes. Une étude menée dans les régions du centre et de l'ouest a révélé que les travailleuses âgées reprennent souvent prématurément le travail agricole après l'accouchement, ce qui entraîne des problèmes de santé chroniques. Le fait qu'elles exercent pendant longtemps des emplois physiquement pénibles augmente encore les risques pour leur santé. Avec l'âge, leurs dépenses médicales dépassent celles des femmes urbaines, tandis que leur accès aux soins reste limité. Elles négligent souvent les troubles mineurs et, lorsqu'elles consultent un médecin, leur état est déjà grave.
Cette vulnérabilité se reflète également de manière dramatique chez les jeunes générations. Une tragédie emblématique, décrite par Sohu, est celle de Xiaoxiang, un étudiant de 20 ans qui a effectué un stage dans une entreprise de logistique dans le cadre d'un partenariat avec son université pendant les vacances d'été de sa deuxième année. Responsable de l'équipe de nuit chargée de la manutention des colis et du déchargement des marchandises, Xiaoxiang a travaillé sans interruption du 25 août au 13 septembre, sans aucun jour de repos. Son planning prévoyait 26 jours de travail en août avec 5 jours de congé, et 26 jours en septembre avec 4 jours de congé. Selon sa famille, Xiaoxiang s'est plaint à son établissement de sa trop grande fatigue, mais il a été menacé de sanctions. Le 13 septembre, il a été transporté à l'hôpital au retour du travail. Malgré les efforts déployés pour le sauver, il est décédé, le certificat de décès indiquant « mort cardiaque subite ». Ce cas illustre comment même des jeunes en pleine forme peuvent être épuisés par un système qui traite les corps humains comme des composants remplaçables d'une machine de production.
Une machine bureaucratique malade
Le marché du désespoir se retrouve dans une situation parallèle inquiétante au sein même de l'appareil étatique chinois, où se dessine un tableau de dégradation psychologique systématique décrit en détail par le journal taïwanais Initium Media. Le « Rapport sur le développement de la santé mentale nationale chinoise (2017-2018) » a révélé que parmi les fonctionnaires, le pourcentage de personnes présentant des niveaux moyens à élevés d'anxiété, de dépression et de stress a atteint respectivement 35 %, 33 % et 52 %. Zou Jia, fonctionnaire dans un organisme gouvernemental à Pékin, a fait l'expérience de cette dégradation à ses dépens. Un mois avant d'obtenir son contrat définitif, lorsqu'une collègue lui a demandé si elle était heureuse, elle a répondu par un « pas du tout » catégorique. Au cours de l'année précédente, elle n'avait jamais eu un week-end complet de congé et, en semaine, elle travaillait souvent jusqu'à minuit. La veille du Nouvel An, elle avait été réprimandée par son supérieur pour un document de 400 mots qui avait été remanié quinze fois. En pensant que c'était pour elle le résultat de plus de dix ans d'études, elle avait eu des haut-le-cœur.
Le processus de domestication des nouveaux fonctionnaires suit des schémas précis. Zou Jia subit ce qu'on appelle un « test d'obéissance », le premier niveau de ce qui est appelé la transformation systémique. Tout comme un prisonnier qui vient d'entrer en prison doit se faire raser les cheveux et apprendre à crier « Je demande l'autorisation » avant chaque action, le nouveau fonctionnaire est soumis à une série d'épreuves destinées à étouffer tout esprit d'autonomie. Il est délibérément affecté à des tâches pour lesquelles il n'a pas les compétences requises, chargé de missions qui créent des conflits avec ses collègues, critiqué et félicité tour à tour afin de brouiller ses critères de jugement, jusqu'à ce qu'il apprenne à tout évaluer selon les normes de son supérieur. Xu Ming, qui travaille dans un bureau financier du district de Pékin depuis deux ans avant Zou Jia, a échoué au deuxième niveau de ce test. Diplômée en sciences, elle raisonnait en fonction de la logique et des informations disponibles, et avait du mal à se soumettre à l'autorité. Ses collègues ont commencé à lui confier tous les documents à rédiger. Au plus fort de son activité, elle devait produire plus de quatre-vingts documents par jour, allant des demandes d'ordinateurs aux rapports d'audit financier municipal. Lorsqu'elle s'est adressée à son supérieur, elle a été accusée de ne pas être solidaire avec ses collègues et de ne penser qu'à son travail sans tenir compte des intérêts de la structure.
La bureaucratie a déclenché des mécanismes d'autodestruction à tous les niveaux. En mars 2018, la loi sur la supervision a transformé la commission disciplinaire du Parti communiste, qui était un organe purement administratif, en une institution dotée également de pouvoirs exécutifs. Pour consolider sa position, cette structure doit continuellement enquêter sur des affaires importantes, ce qui crée un climat de peur qui pousse chaque fonctionnaire à dénoncer ses collègues pour s'attirer des mérites, détourner l'attention de ses propres erreurs ou éliminer ses rivaux. La paranoïa a atteint des niveaux grotesques. Un fonctionnaire local en déplacement, trouvant tous les véhicules de service occupés, accepte de se faire conduire par un subordonné dans sa propre voiture. Son supérieur propose de rembourser l'essence, mais un collègue le dénonce à la commission disciplinaire en l'accusant d'appropriation de biens publics. Heureusement, la commission locale ne l'a pas arrêté, se contentant de lui faire rédiger une autocritique, de lui faire rembourser l'essence et de lui faire reconnaître publiquement son erreur devant tout le monde lors d'une réunion spéciale.
Chen Lu, fonctionnaire de niveau intermédiaire, estime que seulement 10 % de l'énergie est consacrée au travail effectif, principalement à la rédaction de documents, 40 % est gaspillée en réflexions sur la valeur et la signification de ce qui est fait et 50 % est absorbée par les luttes intestines. Il en résulte une bureaucratie paralysée. De nombreux fonctionnaires ne sont désormais plus capables que de scander des slogans et de rédiger des déclarations, leur condition physique et surtout mentale les empêchant de mener des recherches concrètes ou de prendre des décisions. Xu Ming raconte que son organisme copie ouvertement les résultats d'autres unités. Une fois, après avoir révisé plus de vingt fois un document trop abscons, son supérieur hiérarchique a fait copier directement le texte à produire à partir de celui d'un district périphérique de Pékin, alors que les caractéristiques des deux entités administratives étaient complètement différentes. Elle-même a fini par comprendre cette logique : puisque personne ne lira vraiment ces documents, pourquoi prendre le risque de faire le travail soi-même ? Le résultat global est une bureaucratie paralysée, capable uniquement de produire des slogans et des documents, désormais dépourvue des compétences nécessaires pour mener des recherches sérieuses ou prendre des décisions.
 
Les stratégies de survie, entre résistance et adaptation
La détérioration des conditions générales a donné lieu à des réponses adaptatives complexes de la part des travailleurs, qui développent des formes de résistance souvent paradoxales et contradictoires. Ces stratégies de survie révèlent autant la créativité humaine face à l'oppression que les limites structurelles dans lesquelles celle-ci s'exerce. Les femmes des usines de chaussures du Fujian, par exemple, ont transformé le surmenage volontaire en une source d'identité et d'estime de soi, rationalisant leur condition par des récits d'affirmation de soi et de contrôle personnel.
Xie Silan décrit son besoin compulsif de lacer ses chaussures après son quart de travail comme une véritable dépendance, même si son corps montre des signes de refus. Par une journée pluvieuse et froide, elle s'est surprise à vouloir rester chez elle, préparer quelque chose de bon et passer du temps au chaud avec son téléphone portable. Mais elle est quand même allée travailler. Les travailleuses comme elle se considèrent comme diligentes mais sans exagération, contrairement à celles qui tombent gravement malades ou meurent subitement à cause du surmenage. Xie Silan reconnaît que tout le monde aurait besoin de repos, mais elle cherche continuellement des excuses pour ne pas s'arrêter. Les femmes se soutiennent mutuellement pour légitimer cette surcharge constante, affirmant que celles qui ne lacent pas leurs chaussures le soir sont simplement dans une situation économique plus favorable, ou se répétant avec résignation qu'elles n'ont pas d'autre choix.
À l'opposé, on trouve une forme de résistance générationnelle incarnée par les jeunes qui rejettent l'éthique traditionnelle du travail. Les « Dieux de Sanhe », du nom d'un centre de recrutement à Shenzhen, sont devenus un phénomène culturel. Ils abandonnent leur travail pendant des jours entiers, occupant leur temps avec leurs téléphones portables et pas grand-chose d'autre. Ils sont décrits comme des maîtres de leur propre temps et paresseux, en contraste flagrant avec les travailleurs des générations précédentes qui sacrifiaient tout pour satisfaire les exigences de leurs employeurs.
Les réseaux informels d'entraide correspondent à une stratégie de survie moins visible. Dans les usines, les travailleurs se transmettent des petites astuces pour accélérer les gestes, comme saisir les boîtes de chaussures avec trois doigts sans défaire les sangles qui maintiennent les lots de dix. Pendant les sessions de laçage du soir, l'atmosphère change. Les travailleuses rient, bavardent, certaines se plongent tellement dans les conversations qu'elles en oublient presque de travailler. Elles s'appellent « sœur » dans le dialecte local, se racontent des anecdotes familiales, évoquent le passé et montrent des vidéos trouvées sur TikTok pour conforter leurs opinions. Cette dimension sociale transforme un travail aliénant en un espace de relation.
La solitude apparaît comme l'une des principales raisons qui poussent les travailleuses à participer à ces séances collectives. Beaucoup vivent seules dans des chambres individuelles, des appartements loués ou des dortoirs. Même le chercheur, après avoir partagé leur expérience, a commencé par se désintéresser des séances de laçage du soir, mais chaque fois qu'il retournait dans son logement vide, il ressentait le poids de l'ennui et finissait par revenir aux séances de laçage. Trois hommes fréquentaient occasionnellement le groupe, eux aussi attirés par l'animation du lieu. Ils travaillaient plus calmement que les femmes : après 20 ou 30 paires de chaussures, ils se levaient pour fumer une cigarette ou boire un verre d'eau, puis retournaient s'asseoir. Les femmes, en revanche, restaient immobiles pendant des heures, n'interrompant que rarement leur travail.
Signes de rupture : des protestations individuelles à la mobilisation sociale
Le point culminant de ces stratégies de survie et des tensions systémiques se manifeste dans l'escalade des protestations qui traverse aujourd'hui la Chine. L'organisation China Dissent Monitor a recensé près de 12 000 manifestations depuis juin 2022, dont plus de 2 500 au cours des six premiers mois de 2025, soit une augmentation de 73 % par rapport à la même période l'année précédente. Les manifestations liées au travail ont augmenté de 67 %, tandis que celles liées spécifiquement au secteur de la construction, menées principalement par des ouvriers et des entrepreneurs non payés ou par des acheteurs de logements jamais achevés, ont doublé. Cette flambée n'est pas un phénomène fortuit mais le produit direct des conditions de travail et sociales qui poussent de plus en plus de travailleurs et de citoyens au-delà du seuil de tolérance.
 
Le désespoir croissant se manifeste par des formes de protestation de plus en plus créatives et extrêmes. Qi Hong, un électricien de 42 ans qui avait commencé à utiliser un VPN pendant la pandémie pour accéder à Internet au-delà du pare-feu chinois, a installé un projecteur dans une chambre d'hôtel à Chongqing afin de projeter des slogans contre le Parti communiste sur un immeuble situé en face, qu'il a actionné à distance après avoir quitté le pays. Son action a été inspirée par Peng Lifa, condamné à neuf ans de prison pour avoir déployé une banderole similaire sur un pont de Pékin en 2022, et par Mei Shilin, qui avait déployé en avril des banderoles sur un pont de Chengdu pour réclamer des réformes politiques. Ces gestes individuels révèlent de nouvelles tendances dans la dissidence chinoise : une augmentation du nombre de manifestations, une créativité croissante et une connexion toujours plus forte entre les individus en Chine et les activistes à l'étranger qui passent par Internet.
85 % des manifestations concernent des questions qui affectent les finances personnelles des individus et visent principalement les entreprises privées et leurs dirigeants. Les protestataires s'adressent souvent d'abord aux autorités locales ou centrales, et il est courant de voir des manifestant.e.s s'incliner devant les fonctionnaires pour implorer leur aide. La plupart des protestataires ne recourent à la dissidence publique qu'après avoir tenté sans succès des méthodes institutionnelles de pétition et d'appel. Les manifestations qui ne sont pas politiques au départ peuvent le devenir si elles sont confrontées à une répression sévère, et près d'un tiers de toutes les manifestations documentées ciblent les gouvernements locaux, même si beaucoup ne commencent pas de cette façon
.Cette intensification des protestations révèle une contradiction profonde dans le modèle de développement chinois. La masse des travailleurs précaires qui constituent désormais l'épine dorsale de l'économie est non seulement exclue des protections sociales, mais vit dans des conditions qui alimentent l'instabilité et le mécontentement. Les marchés du travail informels, les logements précaires et le manque de perspectives créent des poches de marginalisation urbaine que le Parti communiste peine à contrôler avec les outils traditionnels de pacification sociale. La promesse de stabilité et d'ordre sur laquelle repose la légitimité du régime entre en tension croissante avec un système économique qui produit une précarité de masse.
La mobilisation des travailleurs précaires se heurte toutefois à des obstacles propres à leur condition. Les 200 millions de travailleurs « flexibles » de Chine ont du mal à faire valoir leurs droits. Sans relation de travail stable, les plus jeunes ne développeront jamais les compétences professionnelles nécessaires pour progresser. Ayant quitté leurs villages d'origine, ils risquent de ne pas pouvoir s'enraciner dans les villes où ils passent continuellement d'un emploi à l'autre. Sans documents attestant d'un emploi fixe, le système d'enregistrement familial hukou leur refuse l'accès aux services publics urbains.
Pourtant, paradoxalement, c'est précisément cette situation d'extrême précarité qui alimente un mécontentement généralisé et des formes de conflit de plus en plus aiguës. Si, d'une part, la fragmentation et la mobilité continue entravent l'organisation collective traditionnelle, d'autre part, la concentration de masses de jeunes travailleurs sans perspectives et sans liens stabilisés avec le territoire crée un substrat d'instabilité croissante. Sans même la promesse d'une stabilité future qui accompagnait autrefois la discipline au travail, ces jeunes ont de moins en moins de raisons d'accepter passivement les conditions qu'ils subissent.
La montée du mécontentement s'explique par la vulnérabilité particulière de la nouvelle génération de travailleurs et travailleuses. Cette génération est davantage connectée que les précédentes, équipée de smartphones et consacre des heures chaque jour à naviguer sur les réseaux sociaux. Les jeunes travailleurs flexibles semblent moins déférents envers le Parti communiste que leurs prédécesseurs. Il n'est pas difficile d'imaginer une masse croissante de travailleurs sans domicile, mécontents et en proie à un profond sentiment de désenchantement, fissurant de plus en plus la façade d'ordre des villes chinoises. Les manifestations, autrefois considérées comme des gestes extrêmes et isolés, sont désormais considérées par beaucoup comme des moyens légitimes et nécessaires pour résister à la restriction des droits.
Andrea Ferrario
Sources utilisées : WeChat, Initium Media, Economist, China Labor Watch, Financial Times, South China Morning Post, Sohu, Le Monde, Xinhua, NetEase
• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepL.
Source - Andrea Ferrario, 29 septembre 2025
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Les Kurdes au cœur des tensions en Syrie
 
		En Syrie, les négociations continuent entre les nouvelles autorités syriennes et des responsables des Forces démocratiques syriennes (FDS) de l'autre. Les sujets sont nombreux : armée, contrôle des frontières, retour des déplacés, institutions, éducation, énergie, rôle des femmes. Mais l'écart entre les deux camps reste profond.
Tiré d'Orient XXI.
Le 10 mars 2025, le président syrien Ahmed Al-Charaa et Mazloum Abdi, dirigeant militaire des Forces démocratiques syriennes, avaient signé un accord prévoyant des avancées concrètes sur le statut et la place des Kurdes. Six mois plus tard, sa mise en œuvre se fait toujours attendre. La Turquie et Israël tentent activement de bloquer ce processus : Ankara pousse pour un État syrien centralisé, Tel-Aviv préfère un morcellement du pays. Les États-Unis, eux, donnent l'impression de changer de cap au gré des événements. Les Kurdes et leurs alliés plaident pour une autonomie dans une Syrie unifiée, un équilibre complexe.
Le 12 juillet 2025, Tom Barrack, ambassadeur des États-Unis en Turquie et envoyé spécial pour la Syrie et le Liban, a reproché aux FDS leur lenteur à s'intégrer à l'armée. Il a rappelé que la Syrie est « un seul pays, une seule nation avec une seule armée ». Les dirigeants kurdes ont immédiatement répondu : « Un retour à la situation antérieure à 2011 n'est pas négociable, c'est exclu. » Pas question d'un retour à la centralisation d'avant-guerre. Les FDS acceptent de rejoindre l'armée, mais comme force autonome en coordination avec Damas.
Volte-face étatsunienne
Changement de ton un mois plus tard : lors d'une réunion à Amman, le 12 août, Barrack plaide pour une Syrie décentralisée et affirme que les Unités de protection du peuple (YPG) ne sont pas liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais alliés des États-Unis. Pour Patrice Franceschi, auteur de Avec les Kurdes (Gallimard, 2020), la raison est limpide : « Les États-Unis ne comprennent pas grand-chose de la situation en Syrie, c'est comme en Afghanistan. Leur politique varie comme une girouette. Le massacre des Druzes les a fait changer d'avis. »
« Quant à la Turquie, poursuit-il, elle veut liquider toute autonomie kurde en Syrie et transformer la nouvelle Syrie en un État centralisé à la turque. Si cela échoue, elle va reprendre son intervention militaire, peut-être à travers l'Armée nationale syrienne qu'elle équipe et entraîne. » Selon lui, les Kurdes le savent très bien et ils se préparent. « Depuis la chute de Bachar Al-Assad, Ankara est à la manœuvre. C'est le projet turc qui se met en place actuellement. Ahmed Al-Charaa ne peut rien faire sans l'accord de la Turquie. Il a tout au plus 20 000 combattants. »
Le journaliste Sylvain Mercadier renchérit :
- Les États-Unis ont changé de ton suite aux violences entre les Druzes d'un côté et les forces tribales soutenues par des milices du gouvernement de Damas de l'autre. Ces dernières sont responsables des massacres à Soueïda. Cela a certainement influencé la politique étatsunienne et démontre que Tom Barrack et Washington naviguent à vue dans leurs efforts de sortie de crise. C'est l'amateurisme et le court-termisme classique de la politique extérieure de Trump.
Les retombées du massacre des Druzes
Un rapport d'Amnesty International Syrie (1) confirme la responsabilité des forces gouvernementales et de leurs alliés dans l'exécution de dizaines de Druzes les 15 et 16 juillet 2025 :
- Le 15 juillet, les forces gouvernementales avaient annoncé être entrées dans la ville de Soueïda. (…) L'escalade de la violence n'a pris fin qu'avec le retrait des forces gouvernementales tard dans la nuit du 16 juillet, laissant derrière elles plusieurs dizaines de corps assassinés. Sur certaines vidéos authentifiées, on peut voir des hommes armés en uniforme, sans insigne, circuler à bord de camions portant clairement le logo du ministère de l'intérieur.
Les Druzes, communauté issue d'une branche du chiisme, sont en première ligne depuis ces massacres. Leur chef spirituel syrien, Hikmat Al-Hijri, a réclamé une séparation administrative d'avec Damas. Mais Walid Joumblatt, leader du Parti socialiste progressiste et de la communauté druze au Liban, nous a déclaré s'y opposer farouchement :
- Je suis contre la séparation des Druzes de l'État syrien, car cela signifierait la dislocation du pays. Le projet initial israélien, sioniste, c'est de disloquer toute la région, en partant de la Syrie. (…) Les Druzes vivent ensemble avec les Bédouins dans la même région depuis des siècles, on ne peut pas les séparer.
En mai 2025, Joumblatt s'était rendu à Damas pour dialoguer avec Al-Charaa et des responsables druzes :
- Il faut œuvrer à une réconciliation entre les Druzes et le gouvernement de Damas, ce qui a été le cas tout au long de l'histoire. (…) Je ne suis pas pour tout centraliser à Damas, mais pour que les habitants de Soueïda, Druzes et Bédouins, restent dans une Syrie unifiée avec une nouvelle formule de gouvernement, non centralisé comme avant, mais avec une gestion conjointe de la police, de l'armée et aussi de l'économie.
Quelle autonomie ?
La participation de milices pro-régime aux massacres des Alaouites en janvier 2025 puis des Druzes en juillet 2025 a creusé la méfiance. Et les propos récents d'Al-Charaa n'ont rien arrangé. Le 12 septembre 2025, il déclarait que « les FDS ne représentent pas tous les Kurdes, que la région qu'elles contrôlent est à majorité arabe ». La réplique d'Aldar Khalil, un dirigeant des FDS, lancée sur une place de Qamishili le 17 septembre, a été cinglante :
- Qui représentes-tu ? Qui t'a amené à Damas ? La côte syrienne, le nord-est de la Syrie et Soueïda ne t'acceptent pas, et les Alaouites, les Druzes, les Yézidis, les Arméniens et les sunnites ne t'acceptent pas non plus. Aucune élection n'a eu lieu, qui représentes-tu ?
Al-Charaa ne semble prêt qu'à concéder une autonomie communautaire limitée dans certaines zones kurdes comme Kobané ou Qamishli, assortie de quelques postes symboliques. Les Kurdes, eux, rejettent une logique ethnique ou confessionnelle à la libanaise et défendent une décentralisation régionale inspirée de l'Espagne, de la Suisse ou de la Belgique.
Shahrazad Al-Hussein Al-Jasem de Deir ez-Zor, membre de Zenobia, une association de femmes arabes basée à Raqqa, explique qu'elle ne fait pas partie des Arabes qui veulent se séparer des Kurdes.
- Nous ne voulons pas le retour de Damas dans notre région, parce que le gouvernement de Damas est un gouvernement d'une seule couleur, ce n'est pas un gouvernement inclusif. Les gens de Deir ez-Zor soutiennent les FDS. Nous voulons rester avec eux. Nous voulons une gouvernance décentralisée.
Georgette Barsoum, représentante de l'Union des femmes syriaques, confirme :
- Après la bataille contre l'Organisation de l'État islamique nous avons créé nos propres organisations et nous avons obtenu des acquis, pas seulement pour les femmes, mais au niveau du fonctionnement démocratique de la société. Nous avons de fortes craintes que ce gouvernement autoproclamé de Damas veuille casser nos acquis. Ils ne veulent pas de notre projet d'autogouvernement. (2).
L'appel d'Abdullah Öcalan
Malgré tout, les discussions se poursuivent sur des sujets précis. À Damas, Îlham Ahmed, la ministre des affaires étrangères de l'Administration autonome dans le nord et l'est de la Syrie (AANES), a rencontré le chef de la diplomatie syrienne, Assaad al-Chaibani. Ils ont abordé le contrôle des frontières, en envisageant une gestion conjointe ainsi que la réouverture de l'aéroport de Qamishli. Les diplômes des universités de Kobané, Qamishli et Raqqa sont aussi désormais reconnus par Damas, et la langue kurde est de facto acceptée.
Le retour des déplacés reste en suspens : environ 350 000 personnes, chassées lors des offensives turques à Afrin en 2018 puis à Tal Abyad et Ras al-Aïn en 2019, survivent toujours dans des camps. L'accord du 10 mars 2025 prévoit leur retour, mais les milices pro-turques refusent de quitter ces zones. « Le retour des déplacés d'Afrin est lié à un accord global sur l'armée. La Turquie veut d'abord un désarmement des FDS avant de donner l'ordre à ses proxys de quitter la zone (…) », explique Hozan Ahmed, secrétaire du bureau Rojava Europe. Le dossier énergétique, lui, paraît plus simple : les Kurdes contrôlent les champs pétroliers et gaziers du nord-est et de Deir ez-Zor, mais affirment que ces ressources appartiennent à tous les Syriens.
Depuis sa prison, Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, observe avec impatience l'évolution sur le terrain. Le 27 février 2025, il avait annoncé la dissolution du parti, hors Rojava, mais attend toujours un geste d'Ankara. En septembre 2025, il a mis en garde :
- Si on désarme les FDS maintenant, les Kurdes subiront le même sort que les Druzes et les Alaouites. Si Damas ou Ankara exigent le désarmement des FDS, on arrête tout le processus de paix en Turquie. (…) Ankara et Damas ont intérêt à accepter l'offre de paix des Kurdes, car notre but est le vivre ensemble, c'est la coexistence. Si cette offre échoue, ce seront les États-Unis et Israël qui vont modeler la région. Et leur but est la division entre les peuples.
Notes
1- « Une nouvelle enquête révèle que les forces gouvernementales et affiliées ont exécuté de manière extrajudiciaire des dizaines de Druzes à Soueïda », Amnesty International, 2 septembre 2025.
2- Ces propos ont été recueillis lors de la fête de L'Humanité, le 13 septembre 2025.
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Après l’« accord du siècle », l’« accord du millénaire »
 
		Le nouveau plan de Trump est encore moins réaliste que celui qu'il a dévoilé il y a cinq ans.
Gilbert Achcar
Professeur émérite, SOAS, Université de Londres
Abonné·e de Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/gilbert-achcar/blog/011025/apres-l-accord-du-siecle-l-accord-du-millenaire
Il y a plus de cinq ans, le 28 janvier 2020, Donald Trump, alors président pour un premier mandat, dévoilait son plan de paix pour la Palestine lors d'une cérémonie à la Maison Blanche à laquelle assistait le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. Le plan avait été rédigé par le gendre de Trump, Jared Kushner. Au cours de sa campagne électorale, Trump s'était engagé à négocier ce qu'il avait alors appelé « l'accord du siècle » entre les Arabes et l'État d'Israël – une appellation à laquelle Netanyahu fit écho dans son éloge flatteur du président américain lors de l'événement.
Lundi dernier, l'autopromotion caractéristique de Trump et son narcissisme croissant ont refait surface lorsqu'il a décrit l'annonce du plan – co-écrit par Kushner et l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair – comme « potentiellement l'un des grands jours de la civilisation », affirmant qu'il pourrait résoudre « des choses qui se passent depuis des centaines d'années et des milliers d'années ».
La vérité est que ce nouvel « Accord du millénaire », comme son prédécesseur, l'« Accord du siècle », ne résoudra finalement rien (voir « Palestine : reconnaître le peuple avant l'État », Contretemps, 24 septembre 2025). En stipulant : « Alors que le réaménagement de Gaza progresse et que le programme de réforme de l'Autorité palestinienne est fidèlement mis en œuvre, les conditions pourraient enfin être réunies pour une voie crédible vers l'autodétermination palestinienne et un État » (point 19), le plan reconnaît implicitement que, dans sa forme actuelle, il n'est pas fondé sur le droit du peuple palestinien à l'autodétermination. Au lieu de cela, il traite ce droit comme une simple possibilité (« pourraient »). D'ailleurs, Netanyahou n'a pas perdu de temps pour confirmer dans un entretien donné après l'annonce qu'il ne reconnaissait pas ce droit et qu'Israël « y résistera par la force ».
Cette base défectueuse rend le nouveau plan de Trump encore moins réaliste que celui qu'il a dévoilé il y a cinq ans. Alors que l'« Accord du siècle » initial proposait la création d'un État de Palestine comprenant des parties de la Cisjordanie et l'ensemble de la bande de Gaza, le nouveau plan appelle à l'imposition d'un mandat international sur l'enclave. Cette proposition fait écho aux mandats coloniaux établis après la Première Guerre mondiale et s'inspire de l'administration internationale mise en place au Kosovo en 1999. C'est précisément ce précédent qui explique l'implication de l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair dans le projet d'administration de Gaza sous la direction de Trump. Blair a joué un rôle central dans la guerre du Kosovo et les décisions ultérieures concernant sa gouvernance.
Alors que le plan prévoit un retrait progressif de l'armée israélienne de Gaza, qui serait remplacée par une « force internationale de stabilisation » (un nom emprunté à la mission en Bosnie-Herzégovine), il précise que l'armée israélienne « remettra progressivement le territoire de Gaza qu'elle occupe à la FSI selon un accord qu'elles concluront avec l'autorité de transition, jusqu'à ce qu'elle soit complètement retirée de Gaza, à l'exception d'une présence dans le périmètre de sécurité qui restera jusqu'à ce que Gaza soit correctement protégée de toute menace terroriste résurgente » (point 16).
En d'autres termes, même si le plan était mis en œuvre exactement comme prévu, l'armée israélienne conserverait le contrôle d'un « périmètre de sécurité » d'environ un kilomètre de profondeur à Gaza le long de la frontière avec l'État sioniste – soit une longueur d'environ 60 kilomètres. La construction de ce périmètre a commencé au début de l'invasion israélienne, clairement en prévision du maintien de son contrôle après tout retrait plus large du reste de Gaza.
En fin de compte, même si le Hamas accepte le plan Trump sous la pression des gouvernements arabes et musulmans qui l'ont approuvé (le mouvement n'avait pas encore annoncé sa position au moment de la rédaction de ces lignes) et que l'« Accord du millénaire » commence à être mis en œuvre, la voie à suivre restera escarpée et périlleuse – et aboutira probablement à une impasse complète. Le plan parviendrait à un fait accompli permanent, au cours duquel le contrôle israélien sur de grandes parties de la bande de Gaza serait renforcé. Israël invoquerait probablement la « menace terroriste » renouvelée – même les formes de résistance les plus élémentaires, qui ne manqueront pas de persister – comme prétexte pour maintenir son occupation d'une grande partie de Gaza, à l'image de son occupation de longue date de la Cisjordanie. Cette occupation-ci est officiellement considérée comme « temporaire » en vertu du droit international depuis 58 ans.
* Dernier ouvrage paru :Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l'histoire mondiale.
Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe,Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 30 septembre. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
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Le plan américain pour Gaza. un projet colonial
 
		Paris. Mardi, 30 septembre 2025. Réflexion griffonnée en pleine nuit, après un cauchemar qui n'est malheureusement qu'une réalité. Gaza, dans sa totalité, n'est qu'un amas de décombres, de ruines, de charniers.
Deux millions de personnes errantes en attendant la bombe fatale. La survie est déjà impossible dans une région réduite en poussière. Les américains se proposent purement et simplement d'annexer le territoire. Ils poursuivent l'implacable logique du génocide, l'exil ou la mort. Retour au capitalisme sauvage et au colonialisme barbare. La direction du pseudo-conseil de la paix est confiée l'ancestrale tutelle britannique, génitrice du sionisme, représenté par un obséquieux serviteur de l'impérialisme étatsunien, Tony Blair, fer de lance de la guerre d'Irak, coresponsable de centaines de milliers de morts. Les pays arabes limitrophes feraient la police au profit des milliardaires yankees et leurs acolytes.
L'affairisme prospère dans la dévastation. Dans tous les cas, Gaza resterait sous occupation sioniste, ou occidentale, ou internationale, totalement soustraite à la gouvernance palestinienne. Le trumpisme concède une sous-traitance pétainiste aux arabes, inertes pendant l'extermination des palestiniens, dans une instance pompeusement baptisée Force internationale de stabilisation, autrement dit de répression de toute velléité de résistance.
L'Organisation des Nations Unies est reléguée au rang de structure désuète, obsolète, inutile, uniquement autorisée à distribuer une aide humanitaire interdite de distribution à l'arrivée. Les reconnaissances formelles du statut étatique se vident de toute opérationnalité. Le plan américain est finalement une fausse proposition, une diversion, un piège pour laisser aux sionistes les mains libres. S'ignore la Cisjordanie où les terres palestiniennes sont systématiquement confisquées, où les exécutions sommaires sont de sports quotidiens. Les intentions annexionnistes sont passées sous silence. Les colonisations sont admises comme des faits accomplis. La question des réfugiés est escamotée. La terre palestinienne s'est réduite en peau de chagrin, en fragments reliés par des ponts et des tunnels, ghettoïsées derrière le mur de la honte. La carte est sans rognée, ponctionnée, tronquée selon les volontés sionistes.
Le colonialisme procède par grignotage continuel. L'anéantissement se cautionne d'impunité absolue. Dans tous les scénarios programmés, les palestiniens sont perdants. Le simulacre est pourtant validé par la quasi-totalité des pays arabes et musulmans trop heureux de ne pas s'impliquer dans une confrontation directe avec les sionistes. Les palestiniens sont, depuis la première Nakba, abandonnés à leur sort. Leur cause est définitivement enterrée par les accords d'Abraham. Tout le reste est mise en scène, sinistre comédie, lamentable parodie.
Mustapha Saha. 
Sociologue.
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Les cinq grands obstacles à la mise en œuvre du plan de paix de Trump pour Gaza
 
		Un texte en 20 points pour mettre fin à la guerre de Gaza : c'est ce que Donald Trump a présenté ce 29 septembre 2025, aux côtés du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou. Le projet est ambitieux mais reste flou sur de nombreux points importants. Analyse.
Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
30 septembre 2025
Par Ian Parmeter
Sur le papier, le plan en 20 points proclamé par Donald Trump le 29 septembre lors d'une conférence de presse conjointe avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à la Maison Blanche est à la hauteur des annonces tonitruantes que le président des États-Unis avait faites avant de le rendre public. Il s'agit indéniablement d'une tentative audacieuse visant à régler la plupart des causes du conflit, de façon à instaurer une paix durable à Gaza.
Ce projet pourrait-il être couronné de succès ? Ce qui est sûr, c'est que les deux camps sont fatigués de la guerre. Or, tout au long de l'histoire, bon nombre de guerres ont pris fin lorsque les deux parties belligérantes étaient simplement trop épuisées pour poursuivre les hostilités. Les deux tiers des Israéliens veulent que la guerre cesse, et bien que, dans le contexte actuel, il soit difficile de sonder l'opinion des Palestiniens, il est clair qu'eux aussi veulent que les ravages et les souffrances à Gaza cessent au plus vite. La proposition du 29 septembre survient donc à un moment propice à ce que la paix puisse s'imposer.
Il reste que le texte se caractérise également par de nombreuses lacunes. Et lorsque l'on y ajoute la très longue histoire de violence du Proche-Orient, on ne peut qu'opter pour la plus grande prudence au moment d'évaluer ses chances de réussite.
Nous avons identifié cinq principales raisons de se montrer circonspect à propos du « Plan Trump ».
 1. Un manque de confiance réciproque
Aujourd'hui, le degré de confiance entre Israéliens et le Hamas est au plus bas. Or plusieurs aspects du plan sont tellement vagues qu'il est très vraisemblable que, s'il était adopté, les deux parties s'accuseraient mutuellement de ne pas avoir tenu leurs engagements.
Le dernier cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, conclu en janvier 2025, n'a duré que deux mois : Nétanyahou s'en était retiré en mars, accusant le Hamas de ne pas avoir libéré davantage d'otages avant le lancement des négociations qui étaient prévues sur la phase suivante du processus de paix.
 2. Un plan asymétrique
L'accord est plus favorable à Israël qu'au Hamas. Fondamentalement, le texte exige que le Hamas libère tous les otages israéliens qu'il détient encore et dépose toutes ses armes, ce qui le laisserait totalement sans défense.
Le Hamas, qui n'a aucune confiance envers Israël en général et envers Nétanyahou en particulier, pourrait craindre que, une fois qu'il se sera désarmé, le dirigeant israélien l'attaque de nouveau avec force.
En outre, le Hamas n'a pas été associé à la rédaction des termes de l'accord. Il est désormais confronté à un ultimatum : accepter ce document ou s'exposer à ce qu'Israël « finisse le travail ».
Compte tenu de l'asymétrie du plan, le Hamas pourrait décider que les risques liés à son acceptation l'emportent sur les avantages potentiels, même si le texte prend soin de préciser que les combattants du Hamas qui auront déposé les armes bénéficieront d'une amnistie.
Le plan demande aussi à Israël de faire certains compromis ; mais il est douteux que ceux-ci soient réellement acceptés. Ainsi, l'accord envisage un avenir dans lequel l'Autorité palestinienne (AP) pourrait « reprendre le contrôle de Gaza de manière sûre et efficace ». Nétanyahou a déjà déclaré par le passé qu'un tel développement était à ses yeux inconcevable.
De même, il serait très difficile pour Nétanyahou d'accepter « une voie crédible vers l'autodétermination et la création d'un État palestinien », comme le prévoit le plan. Il a, à de multiples reprises, fermement rejeté toute création d'un État palestinien, y compris, le 27 septembre dernier, dans lediscours bravachequ'il a tenu devant l'Assemblée générale des Nations unies.
 3. Des aspects essentiels ne sont pas détaillés
La stratégie de mise en œuvre du plan est présentée d'une façon extrêmement vague. À ce stade, nous ne savons rien de la « force internationale de stabilisation », qui remplacerait l'armée israélienne après le retrait de celle-ci de Gaza.
Quels pays y participeraient ? Il s'agirait évidemment d'une mission très dangereuse pour les effectifs qui viendraient à être déployés sur le terrain. Nétanyahou a déjà évoqué la possibilité qu'une force arabe prenne le relais de Tsahal à Gaza, mais aucun État arabe ne s'est encore porté volontaire pour cela.
Le plan ne prévoit pas non plus de calendrier pour les réformes de l'Autorité palestinienne ni de détails sur ce que ces réformes impliqueraient. Il faudra probablement organiser de nouvelles élections pour désigner un dirigeant crédible à la place de l'actuel président Mahmoud Abbas. Mais on ignore encore comment cela se ferait, et si la population de Gaza pourrait prendre part à ce scrutin.
De plus, les détails concernant l'autorité civile qui superviserait la reconstruction de Gaza sont très flous. Tout ce que nous savons, c'est que Trump se nommerait lui-même président du « Conseil de paix » et que l'ancien premier ministre britannique Tony Blair sera également impliqué d'une manière ou d'une autre. Pour être efficace, ce comité devrait bénéficier de la confiance absolue aussi bien du gouvernement Nétanyahou que du Hamas. Mais, comme nous l'avons souligné, la confiance est une denrée rare au Proche-Orient…
 4. Aucune mention de la Cisjordanie
La Cisjordanie est clairement un dossier essentiel pour tout règlement de paix. Des affrontements opposent quasi quotidiennement les colons israéliens et les résidents palestiniens, et rien n'indique que la situation ne va pas encore s'aggraver.
Le mois dernier, le gouvernement israélien a donné son accord définitif à un projet controversé visant à construire une nouvelle colonie qui diviserait de fait la Cisjordanie en deux, rendant impossible la création d'un futur État palestinien disposant d'une continuité territoriale.
La Cisjordanie doit être au cœur de tout accord global entre Israël et la Palestine.
 5. Les membres les plus à droite du gouvernement Nétanyahou restent un obstacle à toute solution
Ce pourrait être le facteur décisif qui provoquera l'échec du plan Trump. Les leaders de l'extrême droite présents au sein du gouvernement Nétanyahou, Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, ont déclaré qu'ils n'accepteraient rien de moins que la destruction et l'élimination complètes du Hamas.
Or, bien que le plan prévoie que le Hamas soit désarmé et mis sur la touche politiquement, son idéologie resterait intacte, tout comme un nombre élevé de ses combattants.
 Au final, ce plan peut-il réussir ?
Si le Hamas accepte le plan de Trump, nous pourrions bientôt avoir les réponses à plusieurs de ces questions.
Mais les États-Unis devront déployer des efforts considérables pour maintenir la pression sur Israël afin qu'il respecte les termes de l'accord. De même, les principaux médiateurs auprès des Palestiniens, le Qatar et l'Égypte, devront également maintenir la pression sur le Hamas pour que lui non plus ne viole pas les dispositions contenues dans le texte.
Nétanyahou part probablement du principe que si le Hamas ne se conforme pas à telle ou telle disposition, lui-même pourra en profiter pour sortir de l'accord. C'est d'ailleurs ce qu'il a fait en mars dernier lorsqu'il s'est retiré du cessez-le-feu signé deux mois plus tôt et a repris les opérations militaires israéliennes à Gaza.
Dans le discours énergique qu'il a prononcé la semaine dernière devant une salle partiellement vide de l'Assemblée générale des Nations unies, Nétanyahou n'a pas laissé entendre qu'il envisageait de renoncer à l'une des lignes rouges qu'il avait précédemment fixées pour mettre fin à la guerre. Au contraire, même : il a condamné les États qui reconnaissent l'État palestinien, déclarant à leur intention :
« Israël ne vous permettra pas de nous imposer un État terroriste. »
Il semble clair que Nétanyahou n'aurait jamais accepté le plan de Trump si ce dernier n'avait pas fait pression sur lui. Dans le même temps, Trump a déclaré lors de sa conférence de presse conjointe avec Nétanyahou que si le Hamas refusait l'accord ou s'il l'acceptait mais ne respectait pas ses conditions, alors il offrirait son soutien total à Israël pour en finir avec le Hamas une bonne fois pour toutes.
Cette promesse pourrait suffire à Nétanyahou pour convaincre Smotrich et Ben-Gvir de soutenir le projet… du moins pour l'instant.
Ian Parmeter, Research Scholar, Middle East Studies, Australian National University
< !—> The Conversationhttp://theconversation.com/republishing-guidelines —>
P.-S.
• The Conversation. Publié : 30 septembre 2025, 13:10 CEST.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.
•Ian Parmeter, Australian National University
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Voici les récits des militants de la Flotilla arrêtés et torturés par Israel
 
		Le 5 octobre, José Nivoi, docker génois et militant du CALP, participant à la flottille Global Sumud, capturé dans les eaux internationales par la marine israélienne alors qu'il se dirigeait vers Gaza, est rentré chez lui. Dans son long témoignage, publié sur les chaines du CALP, Nivoi a dénoncé les violences et les mauvais traitements subis lors de sa détention en Israël.
Tiré du blogue de l'auteur.
Le soir du 5 octobre, José Nivoi, docker génois et militant du CALP (Collettivo Autonomo Portuali), participant à la flottille Global Sumud, capturé dans les eaux internationales par la marine israélienne alors qu'il se dirigeait vers Gaza, est rentré chez lui. Des dizaines de personnes, membres de sa famille, amis et sympathisants, l'ont accueilli à la station Principe, en signe de solidarité.
Dans son long témoignage, publié sur les chaines du CALP, Nivoi a dénoncé les violences et les mauvais traitements subis lors de sa détention en Israël. « Dès que nous avons posé le pied sur le port d'Ashdod - raconte-t-il - ils nous ont tous mis à genoux, plus de deux cents d'entre nous, et nous ont obligés à regarder vers le bas. Si vous leviez les yeux, ils vous fermaient le visage. Nous sommes restés comme ça pendant des heures. Puis ils nous ont emmenés dans un entrepôt, loin des caméras, où une véritable chaîne de fouilles et d'interrogatoires a commencé. À quelques mètres de moi se trouvait Greta Thunberg : ils l'ont insultée, ils lui ont mis un drapeau israélien sur le visage. Elle était humiliée, mais elle ne cessait de sourire. Je n'oublierai jamais cette scène. »
Le docker décrit un processus systématique de profilage et d'humiliation. C'était comme une chaîne de montage. On entrait avec son passeport et son sac à dos, on était fouillé, déshabillé, photographié, on prenait ses empreintes digitales et un scanner de la rétine. On a confisqué mes livres, dont Pensées à Anna. Lorsqu'ils ont compris que c'était un texte politique, ils l'ont jeté à la poubelle sous mes yeux.
Puis, ils n'arrêtaient pas de me demander qui j'étais, ce que je faisais, d'où je venais. C'était un bombardement constant. À un moment, Nivoi raconte avoir été victime d'une tentative de la contraindre à signer des documents en hébreu. Ils m'ont mis un papier en hébreu devant moi et ont insisté pour que je le signe. J'ai dit que je ne signerais rien que je ne comprenne pas. Ils m'ont menotté avec des serre-joints très serrés, m'ont bandé les yeux avec un tissu aux couleurs du drapeau israélien et m'ont emmené.
Ils m'ont fait m'agenouiller, tête baissée. L'un d'eux, en anglais, m'a dit que j'étais un terroriste, que c'était de ma faute si les Palestiniens étaient attaqués. Puis ils nous ont enfermés dans une camionnette, entassés les uns contre les autres, d'abord sous une chaleur étouffante, puis dans la climatisation glaciale. Ils nous ont emmenés dans une prison de haute sécurité. Ils nous ont fait déshabiller et nous ont donné une combinaison grise, une chemise blanche et des pantoufles.
Nous étions dans des cellules de six, mais ils nous ont aussi mis dans des cellules de vingt. Nous dormions par terre. L'eau était jaune, mais nous devions la boire. La nuit, ils entraient avec des fusils et des chiens, nous réveillant toutes les deux heures et nous braquant les armes au visage. Il y avait un homme de soixante-dix ans souffrant de problèmes cardiaques, à qui on a retiré son traitement. Un autre souffrait d'asthme et n'avait pas d'inhalateur. C'était une torture psychologique constante.
Malgré tout, une solidarité spontanée s'est créée entre les détenus. J'étais dans une cellule avec des garçons écossais et brésiliens. Quand quelqu'un était malade, nous réagissions ensemble. Une fois, nous avons commencé à crier et à jeter de la nourriture sur les gardes pour demander de l'aide. Ils sont arrivés en force, avec des boucliers et des mitraillettes, nous forçant à nous allonger par terre, leurs fusils pointés sur nous. Mais nous n'avons pas cédé. Nous leur avons dit : "Si vous devez tirer, tirez." C'étaient eux qui avaient peur, pas nous.
Nivoi a également vivement critiqué l'attitude du consulat italien, l'accusant de ne pas apporter un réel soutien à ses compatriotes. « Le travail du consulat était médiocre. Tout le monde n'a pas pu signer les papiers de rapatriement, comme si Israël avait décidé qui devait rester en prison. Au début, le consul ressemblait à un agent du Mossad. Il était sous pression, puis presque effrayé. Les informations qu'il nous apportait semblaient plus intimidantes que réconfortantes. Nous n'avons appris la solidarité qui existait en Italie que grâce au consul brésilien, et non grâce à nous. »
Nous sommes de retour, mais nous devons maintenir une grande solidarité en Italie. Nous devons réclamer la libération de tous les membres de la flottille mondiale Sumud et la fin du génocide perpétré par Israël contre le peuple palestinien. Ce que nous avons vécu n'est qu'une infime partie de ce que les prisonniers palestiniens endurent chaque jour. Greta Thunberg a déclaré aux autorités suédoises avoir subi des traitements cruels en détention israélienne après son arrestation et son expulsion d'une flottille transportant de l'aide à Gaza, selon une correspondance consultée par le Guardian.
Un responsable qui a rendu visite à la militante en prison a déclaré qu'elle avait affirmé avoir été détenue dans une cellule infestée d'insectes, avec une quantité insuffisante de nourriture et d'eau. « L'ambassade a pu rencontrer Greta », peut-on lire dans le courriel. Il a signalé une déshydratation. Il n'a pas reçu suffisamment d'eau et de nourriture. Il a également déclaré avoir développé des éruptions cutanées qu'il soupçonne d'être causées par des punaises de lit. Il a parlé de son très dur traitement.
L'accusation a été confirmée par au moins deux autres membres de la flottille, arrêtés par les forces israéliennes et libérés samedi. « Ils ont traîné la petite Greta par les cheveux sous nos yeux, l'ont battue et l'ont forcée à embrasser le drapeau israélien. Ils lui ont fait tout ce qu'ils pouvaient imaginer, comme un avertissement », a déclaré à l'agence de presse Anadolu la militante turque ErsinÇelik, participante de la flottille Sumud.
Lorenzo D'Agostino, journaliste et autre participant à la flottille, a déclaré après son retour à Istanbul que Thunberg avait été « enveloppée dans le drapeau israélien et exhibée comme un trophée ». Thunberg faisait partie des 437 militants, parlementaires et avocats qui ont participé à la flottille Global Sumud, une coalition de plus de 40 navires transportant de l'aide humanitaire visant à briser le blocus maritime illégal de Gaza par Israël.
Entre jeudi et vendredi, les forces israéliennes ont intercepté tous les navires et arrêté tous les membres d'équipage à bord. La plupart étaient détenus à Ketziot, également connue sous le nom d'Ansar III, une prison de haute sécurité située dans le désert du Néguev, principalement utilisée pour incarcérer les prisonniers de sécurité palestiniens, accusés de terrorisme par Israël. Par le passé, les militants détenus par Israël n'étaient pas poursuivis pénalement, leur présence étant plutôt traitée comme une question d'immigration.
Selon les avocats de l'ONG Adalah, les droits des membres de l'équipage ont été « systématiquement violés », les militants étant privés d'eau, de toilettes, de médicaments et d'un accès immédiat à leurs représentants légaux, « en violation flagrante de leurs droits fondamentaux à une procédure régulière, à un procès équitable et à une représentation juridique ».
L'équipe juridique italienne représentant la flottille a confirmé que les détenus ont été laissés « pendant des heures sans nourriture ni eau, jusque tard dans la nuit », à l'exception d'« un paquet de chips donné à Greta et montré aux caméras ». Les avocats ont également signalé des cas de violences verbales et physiques.
Lors d'une visite à Ashdod jeudi soir, le ministre israélien de la Sécurité nationale d'extrême droite, Itamar Ben-Gvir, a été filmé en train de qualifier les militants de « terroristes ». « Ce sont les terroristes de la flottille », a-t-il déclaré en hébreu, désignant des dizaines de personnes assises par terre. Son porte-parole a confirmé que la vidéo avait été filmée jeudi soir dans le port d'Ashdod. On y entendait des militants crier « Libérez la Palestine ». Ben-Gvir avait auparavant appelé à l'emprisonnement des militants plutôt qu'à leur expulsion.
C'est la deuxième fois que GretaThunberg est arrêtée avec d'autres membres de la flottille, après une tentative similaire plus tôt cette année qui avait abouti à l'arrestation et à l'expulsion des militants. Baptiste André, un médecin français présent à bord de l'un des navires de la flottille en juin, a déclaré aux journalistes à son retour en France avoir vu des agents des frontières israéliens narguer et priver délibérément de sommeil des passagers, en particulier Thunberg. Le responsable suédois a déclaré dans le courriel que Thunberg avait été invitée par les autorités israéliennes à signer un document. « Elle a exprimé son incertitude quant à la signification du document et a refusé de signer quoi que ce soit qu'elle ne comprenait pas », peut-on lire dans le courriel.
La Suède qualifie de « graves » les mauvais traitements présumés infligés par Israël à Greta Thunberg. La ministre suédoise des Affaires étrangères, Maria Malmer Stenergard, a déclaré dimanche que les allégations de mauvais traitements contre la militante suédoise pour le climat Greta Thunberg, toujours détenue en Israël, étaient « très graves ».
« Avant même son arrestation, nous avions fait part à Israël de l'importance du respect de la sécurité et des droits consulaires des citoyens suédois », a déclaré Mme Malmer Stenergard dans une déclaration à l'agence de presse suédoise TT. J'ai pris note des signalements de violences. Si ces informations sont exactes, la situation est très grave. La ministre a réitéré que la Suède avait « souligné que les besoins en nourriture et en eau devaient être satisfaits et que tous les détenus devaient avoir la possibilité de rencontrer un avocat s'ils le souhaitaient ». Thunberg a déclaré aux responsables suédois qu'elle était détenue dans une cellule infestée d'insectes et qu'elle n'avait pas reçu suffisamment de nourriture et d'eau.
La militante turque Ersin Çelik a déclaré à AA que les forces israéliennes avaient « torturé Greta sauvagement sous nos yeux », « l'obligeant à ramper et à embrasser le drapeau israélien ». Le journaliste italien Lorenzo D'Agostino a affirmé que Greta avait été « enveloppée dans le drapeau israélien et exhibée comme un trophée ».
D'Agostino (journaliste del manifesto et un des arrêtés sur un bateau de la Flotilla) raconte :
« Ils ont dérouté le bateau vers le port d'Ashdod. Nous sommes restés à quai pendant deux heures. Avant de nous laisser débarquer, un soldat a voulu parler à notre capitaine : « Mon ami, mon ami, écoute-moi, tu vas aimer ça : quand les nains projettent de longues ombres, c'est que le soleil est bas. » Ce fut la dernière chose qu'il nous dit. Alors que nous étions en train de descendre, j'ai entendu quelqu'un des autres bateaux de la mission crier : « La police sera pire. » J'ai atterri et, sans même m'en rendre compte, un officier m'a attrapé le bras et l'a tordu dans le dos, pour me faire le plus mal possible. Puis ils nous ont fait asseoir par terre, sur une dalle de béton. C'est là qu'ils ont rassemblé tout le monde. Juste avant moi, Greta Thunberg avait débarqué. Une jeune fille de vingt-deux ans, une femme courageuse. Ils l'ont enveloppée dans le drapeau israélien, comme un trophée de guerre. Ils l'ont fait asseoir dans un coin, un policier lui expliquant que c'était « un endroit spécial pour une fille spéciale ».
D'autres policiers l'ont encerclée et ont pris des selfies avec Greta, forcée à l'intérieur du drapeau. Puis ils ont attaqué une autre fille, Hanan. Ils l'ont forcée à s'asseoir devant le drapeau israélien pour qu'elle puisse le regarder. Ils ont donné des coups de pied, nous ont ordonné de baisser la tête et de regarder par terre ; quiconque levait les yeux était contraint de s'agenouiller. Un militant plus âgé s'est uriné dessus. Tout objet évoquant la Palestine était arraché, emporté, jeté à terre et piétiné. Ils ont arraché les bracelets de tout le monde. Une fille a été traînée par terre parce que son bracelet ne se cassait pas. Ce n'était même pas le drapeau palestinien, c'était le drapeau somalien. Je suis restée sur le béton deux heures, d'autres beaucoup plus longtemps, cinq ou six heures. Ils ont demandé les passeports des Italiens et nous ont fait passer le contrôle d'immigration.
Là, ils ont ouvert mon sac à dos : tout ce qui me rappelait la Palestine avait été pris et jeté à la poubelle. Ils ont aussi trouvé un exemplaire du Coran dans mon sac et ont pété les plombs, comme un court-circuit : ils se sont convaincus que j'étais musulman, et pendant deux heures, tous les policiers qui passaient devant moi se sont moqués de moi. Dans ma trousse de maquillage, ils ont trouvé des lingettes humides roses et m'ont dit : « Tu es une fille », en riant et en se tapant dans le dos.
Après le contrôle aux frontières, ils nous ont fait déshabiller, ne gardant que nos sous-vêtements. Nous avons subi deux interrogatoires, dont un seul en présence d'un avocat. Ils nous ont demandé si nous souhaitions être expulsés, et enfin, l'annonce : nous allons en prison. C'est alors qu'Itamar Ben Gvir, le ministre israélien de la Sécurité nationale, est arrivé. Il nous attendait à Ashdod pour s'assurer que nous soyons traités comme des terroristes, car il pensait que nous l'étions. Il nous a crié dessus, nous traitant de terroristes. Il était juste devant moi. Les agents israéliens ont voulu se montrer brutaux devant lui : ils nous ont bandé les yeux et nous ont serré les poignets avec des liens en plastique. Ils nous ont fait monter dans un véhicule blindé, vêtus seulement d'un t-shirt léger : la climatisation était à fond, il faisait vraiment froid.
Dans notre véhicule blindé, il y avait un jeune Écossais qui a réussi à se libérer des liens et, avec l'aide d'un Italien, Marco, les a desserrés pour tout le monde. Quand nous avons vu nos camarades sortir des autres véhicules blindés, leurs mains étaient violettes. Certains avaient les liens sur eux depuis l'interception : ils ont fait tout le trajet jusqu'à la prison les mains liées, de deux heures du matin à quatre heures de l'après-midi. La première nuit, ils ne nous ont pas laissés dormir : ils sont venus nous réveiller et nous ont tous fait lever, ou ils ont utilisé les haut-parleurs.
La deuxième nuit, ils nous ont fait changer de cellule. Ils ne nous ont jamais donné d'eau minérale, il n'y avait que de l'eau du robinet, qui était très chaude. Nous avons protesté, frappé aux portes en fer, crié « Palestine libre » et chanté « Bella Ciao ». Dans la deuxième cellule se trouvait avec moi le vice-ministre turc des Affaires étrangères de l'époque d'Ahmet Davutoglu. Son bras était cassé et enflé. Il l'avait bandé lui-même, car on ne lui avait donné ni pansements ni analgésiques. Personne n'avait reçu de médicaments, pas même un homme épileptique. Nous avons protesté et demandé un médecin.
Le deuxième jour, l'assistance consulaire est arrivée : le consul italien nous a demandé si nous avions été maltraités et nous a dit que si nous signions l'arrêté d'expulsion, ils nous renverraient en Italie le lendemain. Beaucoup se sont laissés convaincre de signer, mais je ne sais pas ce qui est arrivé à ceux qui ont refusé. Il reste encore quinze Italiens dans la cellule. J'ai signé : c'était un document par lequel j'acceptais de renoncer au procès et d'être expulsé dans les soixante-douze heures. Mais aucun aveu de culpabilité. Ils ont procédé à de nouveaux interrogatoires.
Un juge, sans avocat, nous a interrogés. Nous avons demandé un avocat, et ils ont répondu que ce n'était pas nécessaire, que c'était juste une conversation. Nous sommes restés silencieux, cependant. J'ai simplement dit que j'étais journaliste, dans l'exercice de ma profession, et que je ne parlerais de rien d'autre sans avocat ni assistance consulaire. Ils m'ont demandé pourquoi je voulais aller à Gaza si j'ignorais qu'il y avait un blocus sur Gaza. Ils ont posé à d'autres des questions plus « politiques », notamment sur les Frères musulmans. La nuit suivante, les gardes se sont montrés plus violents. Le consul italien venait de partir, venu recueillir d'autres « signatures » pour l'expulsion, lorsque les forces spéciales sont arrivées. Ils ont ouvert les cellules, pointé des fusils laser sur nous et fait l'appel.
Dans certaines cellules, ils ont lâché des chiens. Dans une cellule, ils ont trouvé un écriteau « Palestine » : les prisonniers l'avaient laissé avec des morceaux de poivre et de l'eau du robinet. Pour l'effacer, les policiers ont jeté des seaux d'eau de Javel, et cette nuit-là, les prisonniers ont dormi sur des matelas trempés. Cette nuit-là, en représailles, ils ont redistribué les cellules. Nous étions dix, mais maintenant nous étions quinze, il n'y avait plus de place pour tout le monde. Nous avons retourné les matelas pour pouvoir tous y poser la tête. J'avais le sentiment d'être dans un endroit véritablement barbare, et j'espérais sincèrement que cette barbarie cesserait bientôt. Hier matin, très tôt, ils nous ont réveillés et nous ont embarqués dans le même véhicule blindé que celui dans lequel nous étions allés. Nous pensions qu'ils nous emmenaient à l'aéroport, mais nous continuions à observer les écriteaux à travers les fentes du véhicule, craignant qu'ils ne nous transfèrent dans un autre centre de détention.
Le voyage a duré trois heures ; il faisait une chaleur accablante, on respirait à peine. Nous avons demandé de l'eau, et on nous a dit que nous étions presque arrivés à destination. À l'aéroport, à Eilat. On nous a mis dans un avion pour Istanbul. Là, on nous a accueillis avec enthousiasme, avec une propagande à la Erdogan : un député de son parti nous a accueillis avec des vêtements neufs, des chaussures pour tout le monde et des keffiehs. Tard dans la soirée, nous avons embarqué dans le dernier avion, à destination de Rome. Puisque le gouvernement néofasciste italien qui soutien Israël a refusé de prendre en charge les frais du vol du rapatriement des Italiens, le gouvernement turc a offert ce vol à tous les Italiens. »
Rappelons que après l'arrestation des bateaux de la flotilla on a eu partout en Italie des manifestations spontanées massives. Le 3 octobre on a eu une grève générale de 24h avec plus de 2 millions de manifestants dans les rues de plus de cent villes grandes, moyennes et petites, et encore le 4 octobre une manifestation nationale à Rome avec plus d'un million de manifestants (voici les images).
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Peut-on mieux taxer les plus riches de la planète ?
 
		La taxe Zucman, qui fait actuellement beaucoup de bruit de par le monde et plus particulièrement en France, pourrait-elle être une réponse aux demandes de l'UNESCO qui veut une meilleure répartition de la richesse sur la planète ?
Cette année, le magazine Forbes recense plus de 3 000 personnes au classement mondial des milliardaires. Ceux-ci possèdent au total 16 000 milliards de dollars. Quand il a publié son premier recensement en 1987, il n'y avait que 140 noms.
En Afrique, quatre milliardaires détiendraient 57,4 milliards de dollars, soit plus que la richesse combinée de la moitié de la population du continent, environ 750 millions de personnes.
Selon les chiffres d'Oxfam, la fortune des milliardaires a augmenté de 6 500 milliards de dollars en 10 ans. Le 1 % le plus riche de la population mondiale a vu sa richesse explosée de 33 900 milliards de dollars « de quoi éradiquer la pauvreté mondiale annuelle 22 fois », affirme l'organisme qui plaide depuis plusieurs années pour une meilleure répartition des richesses.
Pour Gabriel Zucman, professeur d'économie à l'université de Californie à Berkeley et à la Paris School of Economics, la priorité serait donc de taxer les super riches, « Non seulement ce sont les personnes les plus riches du monde, mais ce sont aussi celles qui paient le moins d'impôts. »
Pour une taxe sur les grandes fortunes
Dans la lignée des travaux de Thomas Piketty, la taxe Zucman s'est imposée dans le débat public pendant le G20 en novembre 2024. Elle propose aux États de la planète de récupérer de 200 à 250 milliards de dollars par an par un impôt minimum de 2 % sur la fortune d'environ 3 000 milliardaires. Lors du sommet du G20, le Brésil, l'Allemagne, l'Espagne et l'Afrique du Sud ont signé une motion en sa faveur pour augmenter les ressources publiques et réduire les inégalités.
Bien qu'elle n'ait pas été adoptée par le G20, le communiqué final mentionnait : « Nous allons essayer de coopérer pour nous assurer que les individus les plus riches soient imposés de façon effective. » Que ce soit au Royaume-Uni, en Allemagne, en Norvège ou au Brésil, l'impôt sur les grandes fortunes fait actuellement l'objet de mobilisation.
La taxe Zucman fait aussi beaucoup de vagues en France dans une version ou le patrimoine qui dépasse 100 millions d'euros est ciblé. Celle-ci a été adoptée par l'Assemblée nationale française, mais rejetée par le Sénat.
Le prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz, ex-conseiller de Bill Clinton et l'économiste américaine Jayati Ghosh sont pour la taxe Zucman.
Des économistes influents tels Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard se disent aussi favorables à cette taxe, faute de mieux.
Ceux contre
Considérant l'état actuel des forces politiques sur la planète, il y a peu de chance que Donald Trump décide de taxer les milliardaires.
L'organisation patronale française, Medef, dans un document de 14 pages qui a été distribué à des chefs d'entreprise et au lobby patronal en région, donnait des arguments pour gagner la bataille contre « la taxe Zucman ». Il demandait aux Medef territoriaux de contacter les parlementaires socialistes pour « les sensibiliser sur les risques importants que de telles mesures feraient courir aux entreprises de leur territoire ». Le document proposait que ces organismes territoriaux trouvent des témoignages de chefs d'entreprise dont l'activité serait grandement menacée par cette taxe et d'autres législations similaires. Ceux-ci devaient lister les innovations qui seraient bloquées par une politique fiscale trop défavorable.
Le milliardaire Bernard Arnault, la personne la plus riche de France, a dénoncé la taxe Zucman, qualifiant son auteur de « pseudo-universitaire d'extrême gauche ». PDG de LVMH, il affirme que cette loi est alignée sur une idéologie qui « vise la destruction de l'économie libérale » mettant même en doute la compétence universitaire de Zucman.
Le premier ministre français, Sébastien Lecornu, pour sa part, ne veut pas appuyer la taxe Zucman considérant qu'elle est dangereuse pour l'économie et l'emploi. Il propose plutôt une taxe sur les holdings qui ne toucherait pas aux biens professionnels.
Répondre positivement à l'UNESCO ?
Norma Cohen, une ancienne journaliste du Financial Times, actuellement chercheuse à la Queen Mary University of London, affirme que l'impôt sur le patrimoine a longtemps constitué la principale source de revenus de plusieurs pays. Elle date du milieu et de la fin du XXe siècle au Royaume-Uni. « Jusqu'à la Première Guerre mondiale, presque personne ne payait d'impôt sur le revenu dans le pays », affirme-t-elle.
Gabriel Zucman fait valoir que sa taxe veut instaurer un plancher et non surtaxer qui que ce soit. Des législations pourraient être mises en place pour éviter que les grandes fortunes aillent s'installer dans des paradis fiscaux.
Ce ne serait pas une première pour plusieurs pays. Afin d'éviter que les riches ne placent leur fortune à l'étranger, certains pays ont déjà adopté une taxe à la sortie. L'Allemagne, le Japon, l'Australie, la France et le Canada font partie des 14 pays de l'OCDE à taxer la différence entre le coût d'acquisition et la valeur réelle d'un bien de ceux qui quittent fiscalement le pays. Les États-Unis, eux, taxent plutôt les individus qui renoncent à leur citoyenneté américaine.
Cette menace, bien que réelle, pourrait être exagérée. Le directeur du groupe de réflexion britannique CenTax et professeur à l'université de Warwick, Arun Advani, affirme qu'« Il y a moins d'exilés fiscaux qu'on ne le pense, mais il y en a. »
L'économiste Thomas Piketty a commenté pour sa part à ce sujet que la taxe Zucman est un « minimum syndical » et qu'il faudrait un siècle pour simplement revenir au niveau de 2010 en l'appliquant.
Michel Gourd
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APPEL URGENT À L’ACTION – pour protéger la Flotille humanitaire Liberté pour Gaza
20 000 personnes pour Gaza à Montréal, des centaines de milliers partout sur la planète
Extractivisme – une politique d’expansion plutôt que de transition
Le souffle et la faille, Petite géographie des courants qui traversent l’école
L’ironie du recyclage : une illusion verte ?

Comptes rendus de lecture du mardi 30 septembre 2025
 
		 
La civilisation judéo-chrétienne
Sophie Bessis
L'historienne Sophie Bessis nous démontre, dans cet essai d'une lecture quelque peu ardue, le caractère fallacieux du concept de « civilisation judéo-chrétienne », concept d'exclusion de l'islam et de l'Orient que l'on entend répéter trop souvent de nos jours, surtout de la part de la droite et de l'extrême droite. Cette imposture – pour utiliser le terme qu'elle emploie - occulte en fait quelque 2000 ans de persécutions antisémites de la part du christianisme (et de rapports plus harmonieux entre l'islam et le judaïsme). Il n'inclut bien sûr que les pays d'Europe de l'Ouest, les États-Unis et les membres de l'anglosphère, ceux qui dans une époque pourtant pas si lointaine et dans la même veine se proclamaient les représentants de « la civilisation ».
Extrait :
Cette extraordinaire trouvaille sémantique et idéologique, une des plus opératoires de notre temps, peut être placée dans la catégorie des “vérités alternatives“ dont on fait grand cas aujourd'hui.
 
Trop et jamais assez
Mary L. Trump
Traduit de l'anglais
C'est le remarquable ouvrage « Le cas Trump » d'Alain Roy qui m'a amené à lire ce livre. L'auteure, psychologue clinicienne, est la nièce de Donald Trump. Elle nous révèle dans ce précieux témoignage le passé d'une famille totalement dysfonctionnelle, dont le patriarche Fred Trump, riche promoteur immobilier de New York, est un véritable tyran, incapable d'humanité et de compassion ; comment ce père sociopathe détruira son fils aîné et fera de son second fils, Donald, un être narcissique, menteur, fraudeur, incompétent en affaire, inculte, incapable d'empathie et d'humanité et d'une cruauté abjecte. Un bouquin éclairant !
Extrait :
Donald ne comprend rien à l'histoire, aux principes constitutionnels, à la géopolitique, à la diplomatie (ni à rien d'autre, pour tout dire) ; il n'a jamais été encouragé à cultiver ces savoirs, et il évalue toutes les alliances du pays, et tous nos programmes sociaux, uniquement au travers du prisme de l'argent comme son père lui avait appris à le faire. Les coûts et les bénéfices de la gouvernance ont été considérés d'un point de vue purement financier, comme si le Trésor était sa tirelire personnelle. A ses yeux, tout dollar qui sort est une perte, tout dollar économisé un gain.
 
Ubu roi
Alfred Jarry
Cette pièce, la plus connue d'Alfred Jarry, a été publiée en 1895 et jouée pour la première fois l'année suivante. C'est un théâtre de l'absurde qui met à l'avant-scène un personnage grotesque et despotique, vil et cruel. Le père Ubu, puisque c'est de lui qu'il s'agit, assassine le roi Venceslas de Pologne et prend le pouvoir ; il fait ensuite tuer les nobles pour s'emparer de leurs biens et ceux qui l'ont aidé à faire son coup d'État. Ça ressemble par moment à du Rabelais. Difficile aussi de ne pas trouver de similitudes avec ce qui se passe depuis janvier aux États-Unis avec Donald Trump…
Extrait :
Prenez garde, père Ubu. Depuis cinq jours que vous êtes roi, vous avez commis plus de meurtres qu'il n'en faudrait pour damner tous les saints du paradis. Le sang du roi et des nobles crie vengeance et ses cris seront entendus.
 
Crimes, mystères et passions oubliés
Raymond Ouimet
J'aime bien les bouquins sur notre histoire de Raymond Ouimet. Avant de pouvoir mettre la main sur son dernier (sorti ce mois-ci), « La vengeance des bien-aimés », je me suis attardé à « Crimes, mystères et passions oubliés », publié en 2010, qui nous rappelle aussi des crimes et événements ayant eu lieu chez nous de la toute fin du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle. Il comprend cinq récits, tous très intéressants, dont le plus instructif a été pour moi celui sur l'étrange mort d'Amédée Papineau, le fils de Louis-Joseph Papineau.
Extrait :
Lacroix s'approche du corps de sa femme, ramasse son chapeau qui était bombé par terre, puis revient dans la maison de la veuve Commandant. La mort d'Emma n'a pas suffi à étendre sa rage. Il trouve, caché derrière une porte, le vieux Hippolyte Thomas, dont les membres s'entrechoquent tellement il a peur, qu'il soupçonne être l'amant de sa femme. D'une seule balle, il lui troue la peau. Le vieillard sort de la maison en titubant et s'affaisse au beau milieu de la rue.
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Lancement double le 14 octobre !
 
		La parution du numéro 104 (et son dossier sur l'Acadie) et du numéro 105 (et son dossier sur l'internationalisme) seront soulignés à la librairie N'était-ce pas l'été (6702 St-Laurent, Montréal).
Mardi 14 octobre à 18h30. Entrée libre, bienvenue à toutes et à tous !

Syndiquer Amazon : la nouvelle frontière ?
 
		Le 1er avril 2022, la terre a tremblé chez Amazon. Pour la première fois de son histoire, le géant de la vente en ligne voyait un groupe de ses travailleureuses opter pour la syndicalisation à son entrepôt new-yorkais JFK8. Loin d'être un cas isolé, d'autres initiatives d'organisation collective ont émergé à travers le monde, notamment au Québec. Comment se passe cette campagne et à quelles difficultés fait-elle face ?
En mars 2022, la Confédération des syndicats nationaux (CSN), contactée par un groupe de travailleureuses de l'entrepôt YUL2, à Lachine, décide de partir à l'assaut de la forteresse Amazon. Au sommet de la liste de récriminations : les salaires, bien trop bas par rapport au reste de l'industrie, mais aussi trop, beaucoup trop d'accidents de travail. « Chez Amazon, tu ne te demandes pas si, mais quand tu vas te blesser », confie un conseiller CSN impliqué dans la campagne de syndicalisation.
En cause, tout d'abord, le rythme et les conditions de travail imposés par Amazon à ses salarié·es. « Les entrepôts, on connaît ça à la CSN », indique David Bergeron-Cyr, vice-président de la centrale et lui-même issu de ce secteur, « mais chez Amazon, c'est complètement différent des entrepôts alimentaires ou pharmaceutiques, par exemple ». La diversité des produits manipulés entraîne des difficultés particulières, mais c'est surtout la cadence imposée, souvent intenable, qui conduit à des accidents. Les quotas de paquets à traiter par jour sont extrêmement élevés et surveillés par des systèmes informatiques. À Amazon, on n'automatise pas nécessairement le travail comme tel, mais on automatise le contrôle.
Et quand les accidents arrivent, ils sont trop rarement déclarés à la Commission des normes, de l'équité et de la santé et sécurité du travail (CNESST). Face à un employeur clairement négligeant et souhaitant camoufler la réalité des conditions de travail qu'il impose, on trouve de nombreux travailleureuses fragilisé·es et souvent démuni·es. C'est ici qu'entre en jeu une autre caractéristique essentielle de la main-d'œuvre d'Amazon : dans leur vaste majorité, les salarié·es de la multinationale sont des personnes migrantes. Immigrant·es reçu·es, temporaires, réfugié·es ou même en attente d'une décision sur leur statut, elles forment le bassin de prédilection au sein duquel Amazon puise ses « ressources humaines ». Avec peu ou pas de connaissances du système légal québécois, elles hésitent à déclarer les accidents de travail ou à exprimer des plaintes, de peur que cela ait une incidence sur leur statut migratoire.
Obstacles à la syndicalisation
Le syndicalisme lui-même est une autre réalité avec laquelle elles doivent se familiariser. Un lien de confiance doit être bâti avec des personnes issues de pays où les pratiques syndicales divergent considérablement de celles du Québec. En effet, les corruptions et les connivences avec l'État et les employeurs sont monnaie courante dans plusieurs pays d'origine des travailleureuses d'Amazon. Même quand elles sont partantes pour participer à une initiative de syndicalisation, certaines personnes salariées composent avec une culture syndicale qui diverge parfois des pratiques nord-américaines, par exemple lorsqu'il s'agit de faire preuve de discrétion ou de garder la campagne confidentielle afin d'éviter les pressions indues de l'employeur. Et des pressions, on soupçonne fortement Amazon d'en faire, notamment par le biais d'affichages décourageant la syndicalisation dans ses milieux de travail.
Mais l'un des principaux obstacles à la syndicalisation, ce sont, à nouveau, les accidents de travail. Comme ils sont rarement déclarés à la CNESST, ils conduisent bien souvent les travailleureuses blessé·es à démissionner ou à se faire congédier, faute d'avoir atteint les quotas de production exigés. Alors que la CSN est bien consciente qu'il s'agit d'une campagne de longue haleine, qui nécessitera un investissement sur le long terme, le fort roulement de personnel rend les efforts de syndicalisation particulièrement ardus.
La centrale n'est toutefois pas seule dans cette bataille et elle peut compter sur un allié de longue date : le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI). Actif depuis le début des années 2000, le CTI est devenu un acteur majeur des luttes pour l'amélioration des conditions des travailleureuses migrant·es. Il connait particulièrement bien le milieu des entrepôts puisqu'Amazon n'est pas le seul joueur de ce secteur s'appuyant massivement sur une main-d'œuvre migrante. Si l'objectif du CTI n'est pas directement de conduire à la syndicalisation, il cherche à la fois à aider les salarié·es à faire valoir leurs droits (par exemple en les aidant à déclarer d'éventuels accidents du travail), mais aussi à leur redonner du pouvoir en leur faisant réaliser leur force collective. Les échanges sont nombreux avec la CSN, et les deux organisations communiquent souvent de façon conjointe afin de dénoncer les pratiques d'Amazon.
Travail essentiel, travailleureuses jetables
S'il est une personne dont le nom est attaché au CTI, c'est bien Mostafa Henaway. Québécois d'origine égyptienne, il est un militant de longue date de la cause des travailleureuses migrant·es. Et le terrain, il le connait : il a œuvré dans de nombreux entrepôts, dont ceux d'Amazon. En plus d'essayer d'y améliorer les conditions de travail, il documente soigneusement ses expériences et ses analyses. Une partie d'entre elles ont été récemment consignées dans l'ouvrage Essential Work, Disposable Workers (« Travail essentiel, travailleureuses jetables ») [1]. Ce livre est riche de nombreux témoignages de travailleureuses migrant·es en première ligne des luttes pour la justice sociale, et propose également une fine contextualisation de ces industries et de leurs logiques d'accumulation.
Mostafa Henaway ne qualifie pas Amazon de géant du commerce électronique, mais plutôt de géant de la logistique. Ce n'est pas tant sa plateforme de vente en ligne qui distingue cette entreprise que sa capacité de livrer une quantité toujours croissante de produits, à une vitesse toujours plus élevée. Et les salarié·es, migrant·es surexploité·es et sacrifiables à merci, occupent un rôle central dans ce modèle d'affaires lucratif grâce auquel Jeff Bezos et ses acolytes dégagent leurs vastes marges de profits. Pour Mostafa Henaway, ce n'est donc pas tant la technologie qui a permis l'émergence d'entreprises comme Amazon, mais plutôt le travail migrant. Sans le travail migrant et son lot d'insécurités, de peurs et d'obstacles à l'organisation collective, impossible de voir naitre ces géants de la logistique que nous connaissons aujourd'hui.
En effet, cette réalité est loin d'être l'apanage d'Amazon. Mostafa Henaway documente notamment ses expériences dans les entrepôts de Dollarama, entreprise québécoise devenue elle aussi en quelques années un acteur incontournable du secteur de la logistique, alimentant ses nombreux magasins par le biais d'entrepôts centralisés aux conditions de travail tout aussi déplorables. À l'instar d'autres entreprises du même type, Dollarama utilise aussi un autre outil afin de fragiliser ses travailleureuses : le recours aux agences de travail temporaire. Réalité relativement nouvelle au Québec, ces agences visent particulièrement les travailleureuses migrant·es et sont régulièrement accusées de les tenir dans l'ignorance de leurs droits tout en déresponsabilisant les entreprises au sein desquelles ils et elles travaillent. Si Amazon ne les utilise pas au Québec (ses structures internes lui permettant déjà de flexibiliser considérablement le travail), elle est connue pour y avoir recours dans d'autres pays. On voit ainsi émerger une nouvelle figure, celle du « temporaire permanent » (« perma-temp »), qui voit se succéder les contrats à durée déterminée, tout en restant parfois dans la même entreprise, mais sans aucun horizon de sécurisation professionnelle ou d'avancement, restant constamment à la merci des agences et de leurs clients. Un·e travailleureuse « jetable », en somme.
Au-delà de ces constats assez sombres, Mostafa Henaway voit toutefois des raisons d'espérer. Et elles viennent justement du caractère essentiel de ces travailleureuses dans le modèle d'affaire d'Amazon et de ses semblables. C'est en prenant conscience de leur position centrale dans cette machine à profits que les travailleureuses peuvent saisir le potentiel de leur action collective. Et c'est donc par un patient travail d'éducation et d'organisation que des pistes de solution peuvent émerger. Une réflexion qui n'est pas sans rappeler celle du regretté Aziz Choudry, professeur à l'université McGill et allié de longue date du CTI, ou encore les travaux de la chercheuse Katy Fox-Hodess sur les débardeurs, qui montrent comment les travailleureuses ont su exploiter le plein potentiel de leur « pouvoir structurel » dû à la position centrale de leur travail dans le capitalisme globalisé [2].
Amazon est là pour rester, mais la lutte pour la reconnaissance et la dignité des travailleureuses du secteur grandissant de la logistique ne fait que commencer.
[1] Mostafa Henaway, Essential Work, Disposable Workers. Migration, Capitalism, Class, Halifax et Winnipeg, Fernwood, 2023.
[2] Voir notamment Katy Fox-Hodess et Camilo Santibáñez Rebolledo, « The Social Foundations of Structural Power : Strategic Position, Worker Unity and External Alliances in the Making of the Chilean Dockworker Movement », Global Labour Journal, vol. 11, no 3, 2020, pp. 222-238.
Photo : Joe Piette (CC BY-NC 2.0)

Pour des « négociations permanentes »
 
		Les négociations dans le secteur public suscitent chez moi à la fois cynisme désabusé et enthousiasme militant. Bref billet d'humeur.
Cynisme désabusé, d'une part, parce que les négociations du secteur public sont strictement encadrées, largement au profit du gouvernement. Nous parlons ainsi du droit de grève et du calendrier des discussions pour désigner cette curieuse chorégraphie. Succession des rondes, répétition des mêmes étapes : les uns et les autres entrent en scène et jouent leur rôle. Les échanges stagnent. On s'en indigne. On invoque d'un côté la capacité de payer du contribuable et de l'autre, on dénonce les nombreux et réels problèmes des réseaux. Les syndicats fourbissent leurs armes, obtiennent des mandats de grève, pendant que le gouvernement adopte la posture paternaliste de celui qui prétend défendre la population contre ses propres travailleuses et travailleurs. Puis, soudainement, obéissant à des règles obscures, le rythme s'emballe avant que des ententes de principe ne soient annoncées, lesquelles reçoivent ensuite un assentiment variable, selon les humeurs des membres des syndicats et le contexte politique. Dans tous les cas, les victoires spectaculaires ne sont pas légion.
Enthousiasme militant, d'autre part, parce que l'échéance des conventions collectives entraîne une mobilisation d'une ampleur inhabituelle. La préparation des dépôts syndicaux, prélude à l'élaboration des revendications, s'accompagne d'un exercice exhaustif de recension des problèmes vécus dans les différents réseaux. Le contexte se prête aussi au renforcement ou à la création d'alliances plus ou moins vastes. Tout cela est propice, en théorie, à la formation d'une conscience politique plus aiguë. Les travailleuses et les travailleurs sont ainsi amené·es à réaliser l'ampleur des problèmes auxquels ils et elles sont confronté·es, ce qu'iels partagent et, inversement, ce qui les oppose au gouvernement et à divers autres acteurs sociaux. Cela contribue à créer un sentiment de pouvoir collectif considérable.
Cynisme ou enthousiasme, on reste avec l'impression que le caractère périodique des négociations nous condamne à une certaine insatisfaction. Or, il y a un élément de discours particulièrement inspirant qui revient à chaque ronde. C'est celui qui consiste à mettre de l'avant, non pas uniquement les préoccupations directes des travailleuses et des travailleurs – le salaire, les conditions de travail –, mais la défense et la valorisation des services publics. Cela permet d'ancrer les revendications syndicales dans un discours fondé sur des valeurs fortes – justice sociale, solidarité, intérêt public –, tout en faisant valoir que la satisfaction individuelle des travailleuses et des travailleurs entraîne des bénéfices pour l'ensemble de la population.
Cependant, marteler ce discours pendant quelques mois, à des intervalles de trois à cinq ans, est clairement insuffisant. Il y a une profonde asymétrie entre les parties en présence. Le gouvernement dispose de moyens sans commune mesure avec ceux des organisations syndicales et des groupes de la société civile. Pendant plusieurs années, dans un système politique favorisant malheureusement les comportements autoritaires d'un gouvernement majoritaire, il impose ses choix et son discours. De surcroît, l'alternance politique n'est garante de rien, dans la mesure où la plupart des partis peinent à se distinguer sur le plan idéologique.
On le sait, une négociation qui se conclut n'est pas la fin de l'histoire. Elle pose plutôt les assises de la suivante. Le cynisme de ce texte ne doit pas faire perdre de vue que c'est dans la durée que progresse le sort des travailleuses et des travailleurs. Mais j'en conclus surtout qu'il ne faut pas rendre les armes à la signature des conventions collectives. Le travail le plus important se déroule entre chaque ronde. Il exige de former des alliances avec toutes les personnes et tous les groupes qui partagent les valeurs évoquées dans ce texte, de résister aux tentatives du gouvernement de nous diviser, de repolitiser la vie quotidienne, de militer sans relâche. Je reconnais moi-même l'ampleur de la tâche. Ces exigences, nous devons nous imposer le défi d'y répondre.
Sébastien Adam est professeur de psychologie et vice-président à la négociation du syndicat des professeures et professeurs du Collège de Rosemont.
Illustration : William Murphy CC BY-SA 2.0

Internet et la raison d’État
 
		Longtemps loué pour son potentiel émancipateur, l'Internet semble être devenu un inquiétant instrument de contrôle aux mains des pouvoirs étatiques et économiques. À l'occasion de la sortie de l'édition québécoise de son livre, intitulé Contre-histoire d'Internet. Du XVe siècle à nos jours (Éditions de la rue Dorion), le sociologue Félix Tréguer revient sur les raisons de cet échec et sur les perspectives actuelles de luttes et de subversions. Propos recueillis par Philippe de Grosbois.
À bâbord ! : Pourquoi parler de « contre-histoire d'Internet » ?
Félix Tréguer : Le choix du terme de contre-histoire est repris de Michel Foucault, qui l'emploie pour désigner une démarche historique à rebours de l'histoire dominante. L'histoire d'Internet – en tout cas, telle que je l'ai d'abord reçue –, c'était cette histoire d'un moyen de communication révolutionnaire, favorisant la démocratie, etc. Une analyse plus critique et plus lucide de l'informatique a pourtant existé, mais tout ça a été quelque peu enterré derrière les utopies numériques des années 1990, nourries à la fois au sein de milieux libertariens de droite et libertaires de gauche, mais aussi par la pensée politique dominante.
ÀB ! : Et pourquoi faire remonter les origines d'Internet au 15e siècle ?
F.T. : C'est une manière de justifier dès le titre l'intérêt d'une histoire de longue durée pour penser la situation historique dans laquelle nous sommes. D'abord, parce que ces utopies communicationnelles ne sont pas propres à Internet. Les stratégies de contrôle et les résistances qui se sont affrontées dans le passé autour de la régulation des moyens de communication passés font également écho à ce qu'on observe s'agissant d'Internet.
Mon livre est une manière de prendre le contre-pied de certaines de ces analyses à partir du travail de Foucault sur le pouvoir, pour montrer en quoi l'espace médiatique est aujourd'hui en train d'entrer dans la logique des sociétés « sécuritaires » ou « de contrôle » (comme les appelait Gilles Deleuze). Cette régulation sociale d'inspiration cybernétique est en rupture avec les principes hérités du libéralisme politique que sont les droits humains, l'un des legs des luttes démocratiques passées intégrés aux régimes bourgeois libéraux. Internet a marqué l'entrée dans ce régime de contrôle basé sur l'informatique, un régime qui aboutit au court-circuitage de dispositifs de l'État de droit dans sa tentative de rétablir des moyens efficaces de surveillance et de contrôle de la liberté d'expression dans l'espace public médiatique.
ÀB ! : Dans votre livre, on n'est pas seulement dans une histoire des communications politiques, mais dans l'histoire d'une certaine raison d'État. Pouvez-vous présenter cette notion et son lien avec les communications ?
F.T. : La raison d'État, c'est cette rationalité froide au fondement du pouvoir moderne, une raison par laquelle on conduit des sociétés de masse, on les rend productives et dociles. Réinterpréter la sphère étatique à travers ce prisme-là, en ce qui concerne les médias, nous permet d'aller à rebours d'une histoire des médias comme un progrès presque continu des libertés et la construction d'une démocratie délibérative chère à Habermas.
Elle permet d'analyser les conquêtes démocratiques dans le domaine des médias comme des concessions de l'État, une manière de lâcher du lest face aux revendications issues notamment des milieux socialistes. À ce stade, à la fin du 19e siècle en France, l'économie des médias s'est de nouveau largement centralisée (en raison des innovations techniques, de la structuration de grands groupes capitalistes adossés aux puissances de la finance, de l'arrivée de la publicité). On peut d'autant plus facilement accorder des libertés en droit qu'en pratique, celles-ci ne renverseront pas l'équilibre politique.
ÀB ! : Qu'y a-t-il dans Internet qui conduit à cette « déstabilisation historique » des mécanismes de contrôle des médias par l'État ?
F.T. : Cela résulte à la fois du projet subversif d'une avant-garde hacker et de ses héritier·ères, de la quantité d'usager·ères qui ne sont pas formé·es au journalisme, ou encore du caractère massif et transfrontière des flux de communication. Cela dit, le livre cherche à relativiser cette déstabilisation. Il y en a eu dans le passé, au moment de la naissance de l'imprimerie, avec la radio et les « sans-filistes » des années 1920 et 1930, etc.
S'agissant de l'histoire de l'informatique, il y a des contradictions aux fondements de cette technologie. Elle est d'abord ancrée dans une rationalité et une histoire qui est celle des grandes bureaucraties, et donc elle est infusée par une rationalité gouvernementale et gestionnaire. Mais elle fait aussi l'objet d'appropriations subversives.
Je pense notamment aux cypherpunks des années 1980 qui ont fait naître la cryptographie citoyenne. Parmi ces innovations, il y a le chiffrement des courriels avec PGP, les serveurs anonymisant qui donneront plus tard le réseau Tor et le projet de WikiLeaks, qui utilise la cryptographie pour faire fuiter des documents en protégeant les lanceurs d'alerte de la répression [1]. Ce petit groupe de cyberactivistes, plutôt anglophone, réunit des cyberlibertariens de droite, voire carrément réactionnaires, mais aussi des libertaires plus à gauche comme Phil Zimmerman qui était aussi engagé dans des luttes antinucléaires.
Tout ça donne lieu à une généalogie ambivalente. Le livre cherche à faire cohabiter ces lignes historiographiques souvent traitées de manière disjointe.
Une autre branche de l'histoire du militantisme numérique est celle de la gauche des mouvements sociaux, plus libertaire et altermondialiste notamment. Dans la deuxième moitié des années 1990 et jusqu'au début des années 2000, l'altermondialisme innove énormément dans les usages militants d'Internet, en transposant certains modes d'action médiatique traditionnels à ces nouvelles technologies.
ÀB ! : Vous commencez le livre d'emblée en disant que « nous avons collectivement échoué ». Quelle est la nature de cet échec et qui sont les responsables ?
F. T. : Je suis engagé depuis plus de dix ans dans La Quadrature du Net, une association française de défense des libertés sur Internet. On travaille à des plaidoyers législatifs, des analyses politiques pour influencer les lois et décrypter certains des enjeux politiques de l'informatique. On essaie – ou plutôt on essayait – de défendre Internet comme un outil d'émancipation et d'accès à la connaissance, on défendait cette utopie héritée des expérimentations militantes que j'ai mentionnées.
Quand je parle d'échec, clairement, la période qu'on traverse est pour le moins adverse. Mais certaines fautes nous sont imputables : une foi parfois aveugle en la technologie, un manque de connaissances historiques qui nourrit des impensés politiques, une certaine naïveté aussi sans doute, et cela en dépit de la créativité et de toutes les choses positives que j'aurais à dire sur ce mouvement de l'activisme numérique.
Nous voyons aujourd'hui se nouer de puissantes alliances entre l'État et les Big Tech pour armer les politiques de surveillance et de censure, à travers des dispositifs automatisés et privatisés, et ce, en lieu et place du tribunal et du juge qui est normalement compétent pour déterminer les limites de la liberté d'expression. On est à l'aube d'un changement de paradigme. La défense des droits humains reste utile et nécessaire pour contester ces nouveaux modes de régulation, mais on est globalement dans un contexte historique où la portée symbolique et l'effectivité pratique de l'imaginaire des droits humains sont passablement reniées. Il s'agit d'en prendre acte pour renouveler nos discours et nos pratiques militantes.
ÀB ! : Dans les médias, on présente plutôt les Big Tech comme les grands gagnants du tout numérique, pendant que l'État essaie tant bien que mal de mettre de l'ordre…
F.T. : Il faut battre en brèche ce récit dominant d'un affrontement entre les grandes plateformes d'un côté, et des États qui vont réguler une économie d'Internet qui leur aurait échappé. Ce à quoi le travail de régulation en Europe aboutit, c'est plutôt l'institutionnalisation des formes d'alliances et d'incorporation de ces grands acteurs du numérique dans les politiques des États, et notamment en matière de censure. On l'a vu en France à l'occasion des révoltes des quartiers populaires qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, un jeune de 17 ans abattu par la police en juin dernier. Dans une initiative extrêmement forte et assumée, le gouvernement a demandé aux réseaux sociaux comme Instagram, Snapchat, Twitter et compagnie de supprimer les vidéos – sans passer par un juge, sans aucune considération pour la liberté d'expression. Les plateformes se sont prêtées de bon gré au jeu.
Ici encore, la notion de raison d'État permet de mettre à distance cette division un peu facile entre public et privé, entre État et entreprises. On voit plutôt la circulation de ces élites, avec certains responsables des affaires publiques de ces grands groupes qui ont été hauts fonctionnaires ou membres de cabinets ministériels. Cela renforce la thèse avancée dans l'ouvrage d'une fusion en cours entre l'État et Big Tech.
ÀB ! : Le livre se termine en affirmant qu'il faut « arrêter la machine ». Qu'est-ce que ça signifie ?
F. T. : Arrêter la machine, c'est d'abord se défaire de deux utopies : une première voulant que nous soyons dans des régimes libéraux et démocratiques, où l'État est une entité qui veille à notre bonheur, et une deuxième qui est cette fascination vis-à-vis de la technologie. Ces impensés dont était en partie héritière une organisation comme La Quadrature du Net, il faut s'en défaire.
Dans le monde d'aujourd'hui, il n'est pas raisonnable de continuer à faire proliférer des machines informatiques (parmi d'autres types de machines), ne serait-ce que pour des raisons écologiques. Ce qui a stimulé ces utopies fondatrices et ce qui a fait que des mouvements politiques dont on se sent proches se sont approprié ces technologies, c'est que celles-ci ont permis de contourner les médias dominants dans l'espace public médiatique, à travers la prolifération d'alternatives. Et pour faire cela, on n'a pas besoin des puces de nouvelle génération, ou des derniers terminaux branchés à notre oreille. L'informatique qu'on avait dans les années 1990 faisait grosso modo le travail. Mettre un ordinateur derrière chaque frigo, derrière chaque objet, dans toutes les voitures, bref cette prolifération de l'informatique est en soi un problème.
Arrêter la machine, c'est aussi se réapproprier la question des techniques médiatiques et de leurs usages. L'histoire peut être une source d'inspiration, car dans les inventions tactiques issues de l'altermondialisme, dans les idées fondatrices de l'époque du premier Web, il y avait plein de belles idées. Il y a eu l'expérience d'Indymedia, adossée à des stratégies médiatiques qui produisaient des choses intéressantes. L'histoire des médias antérieurs à Internet nous rappelle aussi qu'on n'a pas fondamentalement besoin d'ordinateurs pour faire des médias décentralisés, alternatifs et militants. On arrivait à construire une vraie efficacité politique sans ces technologies hypersophistiquées.
Arrêter la machine, c'est enfin assumer une posture de refus face à l'informatisation du monde. Du côté de La Quadrature, on est passé d'un travail autour de la régulation politique d'Internet à un intérêt pour les technologies numériques et à leurs impacts politiques en général. Nos évolutions stratégiques nous ont par exemple conduits à faire campagne en 2019 contre les nouvelles technologies policières. Ici, on n'est plus sur la régulation du Web, mais sur la prolifération de l'informatique et ce qu'elle génère en matière de contrôle social. Lorsqu'on parle de police prédictive ou de vidéosurveillance automatisée à l'aide de l'IA, La Quadrature est dans une posture de refus, une posture qu'on pourrait qualifier d'abolitionniste vis-à-vis ces technologies. Après, au sein du collectif, on peut avoir des avis différents sur à quel point il faut renoncer à la technologie et à ses dangers. Mais je crois qu'on est toutes et tous d'accord pour dire qu'il faut se défaire de ce discours obsédé par l'innovation technologique, très bien résumé par Emmanuel Macron lorsqu'il parlait de la France comme une start-up nation en devenir. Dans notre monde, les technologies numériques sont l'une des principales bouées du capitalisme industriel et elles participent directement d'un modèle de développement écocide, patriarcal et néocolonial. Il nous faut dézinguer cet imaginaire chaque fois que la possibilité nous en est donnée.
[1] Voir aussi Anne-Sophie Letellier, « Les Crypto Wars », À bâbord !, no 85, automne 2020. Disponible en ligne.
Félix Tréguer, Contre-histoire d'Internet. Du XVe siècle jusqu'à nos jours, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2023, 504 p.
Suivez le travail de La Quadrature du Net à https://www.laquadrature.net/
Illustration : Elisabeth Doyon

Couverture médiatique à l’international au Québec : le parent pauvre de l’information
 
		Année après année, sauf exception, les palmarès de l'actualité placent rarement plus d'un événement international parmi les dix ou quinze plus marquants, ce qui pose d'emblée la question de savoir si les médias et le public s'intéressent à ce qui se passe au-delà de nos frontières.
Outre les quelques correspondant·es de Radio-Canada dans quelques grandes capitales, le Québec compte à peine une poignée de correspondant·es ou collaborateur·rices à l'étranger. Cette situation gêne lorsqu'on se compare à la France, aux États-Unis ou au Royaume-Uni, dont les réseaux d'information ratissent le monde. De Jérusalem à Dakar, de Delhi à Bangkok, de Johannesburg à Rio, les médias des grandes puissances occidentales balisent le monde de correspondant·es, de pigistes, d'envoyé·es spéciaux·ales qui font remonter chaque jour des informations, des reportages, des entrevues, des analyses dans leurs pays respectifs. Hors de l'Occident, la Chine a développé son agence étatique Xinhua et son réseau radio et télé CGTN, tous déclinés en dizaines de langues. Le Japon entretient un réseau de correspondant·es par l'entremise de ses agences de presse et de sa chaîne NHK, tandis qu'Al Jazeera n'a cessé d'ouvrir des bureaux à l'étranger, sa couverture dépassant désormais largement les frontières initiales du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord.
Même les médias de pays de taille comparable à celle du Québec, comme la Suisse ou les pays scandinaves, ont une empreinte internationale notoire. Plusieurs déploient un réseau de correspondant·es et d'envoyé·es spéciaux·ales qu'on ne manque pas de remarquer sur le terrain partout dans le monde. Tout ça au point où un lecteur d'ici passionné par l'international aura tendance à s'abreuver à ces différentes sources d'information étrangères plutôt que d'attendre qu'un média d'ici l'alimente.
Une concurrence déloyale
À ce titre, il existe une sorte de concurrence déloyale, ou plus exactement des fondamentaux démographiques, historiques et géographiques qui peuvent expliquer les raisons d'une faible empreinte internationale dans nos médias. D'abord, le Québec a une faible population – 8,6 millions d'habitant·es – et donc un marché médiatique plus restreint, ce qui rend plus difficile pour les médias d'ici de rentabiliser ou d'amortir les coûts d'un reporter à l'étranger. Malgré tout, les médias d'ici dépêchent des envoyé·es spéciaux·ales à l'occasion. Ensuite, le Québec n'est ni une grande puissance ni un ancien empire ayant eu des colonies en dehors de son territoire national, ce qui induit forcément un autre rapport au monde. Ce rapport peut être très positif pour les reporters d'ici, dégagé·es d'un certain poids ou malaise historique, mais il fait aussi en sorte que l'on s'intéresse moins à certaines régions du monde. Enfin, le Québec ressemble parfois à une grande île postée en première couronne d'un empire américain qui la protège. Nous sommes loin du reste du monde, mais au pas de la première puissance mondiale qui est aussi notre premier partenaire économique et militaire. Cette situation géographique, ou plus exactement géostratégique n'est pas sans conséquence pour le monde de l'information : les États-Unis prennent une très grande place dans notre consommation de l'information internationale. Certain·es diraient même trop grande lorsque le récit américain vient à monopoliser notre intérêt sur le monde hors de nos frontières.
L'ailleurs pour notre propre épanouissement
Si le Québec n'est pas une grande puissance, il demeure traversé de part en part par la mondialisation. Par ses échanges économiques, ses touristes à l'étranger, ses travailleur·euses humanitaires, ses diplomates, mais surtout par sa politique migratoire, le Québec s'inscrit de plain-pied dans la mondialisation. Et cela comporte au moins deux conséquences : ce n'est pas de moins d'information internationale dont nous avons besoin, mais de plus, et nous avons besoin d'une information internationale assumant nos regards sur le monde. Plus d'information internationale et plus d'information racontée par nous et pour nous, en s'inscrivant dans nos débats de société.
Cela ne veut pas dire de chercher coûte que coûte les Québécois·es à l'étranger qui nous raconteront leur monde, mais plutôt d'assumer que se posent chez nous des questions qui méritent un éclairage extérieur. Et cet éclairage permettra peut-être de faciliter le vivre ensemble, de prendre de meilleures décisions politiques, de mieux gérer nos ressources. Par exemple, des milliers de travailleurs saisonniers moissonnent les champs du Québec. Mais quelle est la vie de ces travailleurs et travailleuses essentiel·les une fois rentré·es dans leurs pays ? Quelle situation fuient les Nigérian·es qui traversent le chemin Roxham ? Alors que le gouvernement réenvisage un troisième lien entre Québec et Lévis, il faut voir comment d'autres villes du monde de taille similaire ont géré les questions de mobilité. Les pêcheurs de crabe de Gaspésie craignent une migration des crustacés en raison du réchauffement des eaux, mais qu'en est-il pour les pêcheurs de l'Alaska ? Y a-t-il des leçons à tirer, des façons d'anticiper ce qui s'en vient ? Les exemples de la sorte sont légion et témoignent de l'importance du reportage international pour notre épanouissement collectif.
Quelles solutions ?
Les solutions sont nombreuses pour revaloriser le reportage international québécois. Fondé il y a cinq ans, le FQJI bénéficie du soutien des entreprises, des organismes publics et des syndicats qui, par leurs dons, financent ensemble les dépenses de reportage à l'étranger de journalistes œuvrant pour des médias d'ici. En cinq ans, le Fonds a octroyé plus de 300 000 $ en bourses diverses ayant permis à plus de 60 journalistes de se rendre dans une cinquantaine de pays pour livrer au public québécois au moins 150 reportages originaux. Ces articles et ces reportages radio, télé ou Web ont été diffusés dans près d'une vingtaine de médias, ce qui permet de toucher un vaste public malgré la fragmentation des auditoires.
Le FQJI est une structure unique au monde. À notre connaissance, aucune autre organisation n'a réussi à rallier les secteurs privé et public ainsi que des syndicats pour le front commun et concret de l'information internationale. Cinq ans après sa naissance, ce fonds aussi unique qu'utile doit être consolidé, renforcé, étendu, et ce, pour notre bien collectif.
Hélas, chaque année, des dizaines de projets de reportage pertinents, bien ficelés, ne peuvent être financés, faute de fonds. Les médias d'ici ne peuvent assumer à eux seuls la facture qui vient avec la couverture de l'actualité internationale. Au cours des dernières années, les médias ont vu les géants du Web, les GAFAMs, s'emparer d'une part majeure de leurs revenus publicitaires, au point de menacer leur survie et celle de tout l'écosystème médiatique. Lorsque les médias peinent à payer le salaire de leurs journalistes, comment leur demander d'assumer le coût de reportages à l'étranger ?
Photo : Mike Mertz (CC BY-NC 2.0)

La grève des fros, Abitibi 1934
 
		En 1993, le musicien engagé Richard Desjardins rappelle à notre mémoire collective la grève des fros qui s'est déroulée en juin 1934 à la mine Noranda en Abitibi. Depuis, les militant·es connaissent sa chanson emblématique, mais beaucoup moins l'histoire derrière. Un retour sur cette grève pionnière, courageuse et radicale s'impose afin de comprendre son importance pour le mouvement ouvrier. Par-delà sa féroce répression, l'action des fros demeure exemplaire.
À partir de la fin du 19e siècle, les régions du Témiscamingue puis de l'Abitibi sont progressivement développées. On tente d'y instaurer des communautés agricoles tout en exploitant les ressources naturelles, dont le bois et le minerai. En raison de la difficulté à cultiver des terres à cette latitude, de nombreux colons [1] finissent par travailler dans les chantiers forestiers et dans les mines. Les compagnies profitent de la complaisance des gouvernements et de la disponibilité de cette main-d'œuvre pour exploiter les ressources et la population, engrangeant d'énormes profits au passage. Malgré tout, le développement des mines d'or et de cuivre le long de la faille de Cadillac nécessite toujours plus de bras et les compagnies font venir des mineurs d'Europe de l'Est par milliers au tournant des années 1930.
Dans ce contexte, la Noranda Mines Limited, une société appartenant à des investisseurs new-yorkais, fonde en 1926 la ville éponyme dédiée à l'extraction et à la transformation du cuivre. La ville est sous le contrôle total de l'entreprise grâce à un statut dérogatoire octroyé par le gouvernement. La mine et la fonderie Horne entrent en activité l'année suivante, entraînant une arrivée massive de travailleurs canadiens, finlandais, yougoslaves, polonais, russes et ukrainiens. Au début des années 1930, les villes de Noranda et de Rouyn comptent plus de 5 500 habitant·es, dont 1 300 sont employé·es dans la mine. L'existence y est difficile, mais avec la Grande Dépression et le chômage qui perdurent, la compagnie se permet d'imposer ses conditions… du moins, jusqu'à l'arrivée du syndicat au début de l'année 1933.
La Mine Workers' Union et la grève de 1934
À l'époque, les conditions sont particulièrement éprouvantes pour les mineurs qui travaillent six ou sept jours par semaine, 10 à 12 heures par jour, pour un salaire de 60 cents de l'heure. Les mineurs de fond sont exposés à la poussière de silice et au bruit, sans ventilation adéquate ni équipement de protection. Ils sortent détrempés du trou, « et rentrer en habits mouillés, ce n'était pas drôle, surtout l'hiver quand il fallait traverser à pied le lac gelé, balayé par le vent, parce qu'il n'y avait pas de service d'autobus dans ce temps-là » [2]. Quant aux travailleurs immigrants, d'Europe du Nord et de l'Est – les fros, une contraction du mot « foreigners » (« étrangers ») – ils sont à risque de se faire expulser du pays s'ils ne respectent pas les consignes de leurs patrons. C'est pourtant au sein de ces communautés migrantes, dont sont issus 50 % des mineurs de Noranda, que se développent une conscience politique et une première activité syndicale. Plusieurs de ces travailleurs possèdent une expérience militante et savent que, malgré les menaces, c'est par l'action collective qu'ils ont une chance d'améliorer leur sort.
Un certain nombre de mineurs adhèrent à la Mine Workers' Union of Canada (MWUC) à partir de 1933. Ce syndicat, principalement implanté en Ontario, est affilié à la Workers' Unity League, une organisation communiste connue pour sa combativité. Le syndicat recrute principalement auprès des travailleurs étrangers, qui soit connaissent déjà l'organisation pour l'avoir côtoyée dans d'autres villes minières, soit y sont favorables en raison de leurs conditions exécrables. De plus, une partie des fros sont liés au Parti communiste du Canada, bien implanté dans la région de Noranda et qui encourage les initiatives du MWUC. Le syndicat organise les travailleurs en cellules, permettant d'éviter un démantèlement de tout le réseau en cas d'infiltration policière. Le 11 juin 1934, les mineurs présentent leurs demandes au patron de la mine, Harry Roscoe : ils veulent la reconnaissance de leur syndicat, la journée de huit heures de travail, une ventilation adéquate dans les tunnels et une augmentation de 6 cents de l'heure. Face à l'intransigeance de Roscoe, la grève est déclenchée le lendemain.
Plus de 300 mineurs de fond participent au débrayage, très majoritairement des Européens de l'Est, et bloquent l'entrée du puits avec l'aide de centaines de sympatisant·es. La compagnie, qui contrôle les autorités locales, maltraite les grévistes et fait emprisonner ceux qu'elle considère comme les meneurs. Roscoe refuse toute négociation par crainte de créer un précédent et fait appel à des briseurs de grève, en majorité canadiens-français. Les grévistes répondent par le « cloutage » des routes afin de crever les pneus des camions qui acheminent les scabs vers la mine. La stratégie patronale se fonde à la fois sur la répression et la division des travailleurs, avec un usage retors des fractures raciales et de la peur du communisme chez les Canadiens. Enfin, on mise sur la pauvreté généralisée pour monter les ouvriers dans le besoin les uns contre les autres. Ces stratagèmes portent fruit et la grève prend fin le 22 juin 1934. Plusieurs dizaines de mineurs sont condamnés à des peines de prison, d'autres sont expulsés du Canada dans les semaines qui suivent. À la fin de l'été 1934, la moitié des travailleurs étrangers de la mine ont été licenciés en raison de leur activité syndicale, soit plus de 350 personnes.
« Reprendre notre place dans la lutte des classes »
[3]
La répression brutale de la grève des fros a porté un dur coup au mouvement syndical et socialiste des années 1930 et 1940, d'autant qu'elle était couplée à une diabolisation patronale et ecclésiale des idées progressistes. Pourtant, cette grève a permis au moins deux avancées notables. D'abord, les conditions des mineurs ont été peu à peu améliorées durant les années suivantes, sous la menace persistante d'un nouveau débrayage. Ensuite, cette expérience de lutte a fourni un modèle pour l'organisation politique dans les milieux de travail, repris par les communistes et d'autres lors de différents conflits, dont les grèves du textile en 1937 et en 1946, ou lors des grèves de l'amiante en 1949, de Louiseville en 1952 et de Murdochville en 1957. Sans prétendre à un rôle constitutif de la grève des fros, on ne peut nier son importance dans l'élaboration d'une stratégie syndicale offensive, et ce, malgré la « grande noirceur » québécoise.
Plus qu'une mise en garde contre la division qu'entraîne le racisme ou qu'un simple épisode de notre histoire, la grève des fros nous rappelle l'importance du rapport de force lorsque vient le temps de lutter pour nos droits et le rôle que doit jouer la politique dans les conflits de travail. L'amélioration de nos conditions et, à terme, l'instauration d'une société égalitaire dépendent de notre capacité collective à nous imposer face aux capitalistes. La grève de 1934 n'a pas été immédiatement victorieuse. « Ç'a été joliment dur pour ces gens-là parce que c'était une grève illégale et inorganisée, on va dire. Et puis ces gens-là n'ont certainement pas eu le mérite, le crédit qu'ils auraient dû avoir de cette grève-là. » [4] Mais les fros ont laissé en héritage de meilleures conditions pour tous les mineurs, ainsi qu'une ambition et une détermination à changer radicalement le monde. À nous de prendre le relais contre la fonderie Horne [5] et toutes les grandes industries capitalistes qui détruisent nos vies.
[1] Le masculin est employé pour référer à certains corps de métier réservés aux hommes à l'époque, dont les bûcherons et les mineurs.
[2] L., mineur à Noranda, cité par DUMAS, Evelyn. Dans le sommeil de nos os, Montréal, Leméac, 1971, page 27.
[3] Message collectif de 15 grévistes, adressé à leurs camarades, lors de leur libération de la prison de Bordeaux après deux années d'enfermement, en juin 1936.
[4] Entrevue réalisée en 1976 avec Rémi Jodouin, mineur et syndicaliste abitibien.
[5] Pour connaître les malversations de la Noranda Mines Limited (achetée en 2006 par Xstrata, puis en 2013 par Glencore) et de la fonderie Horne, on consultera le récent ouvrage de CÉRÉ, Pierre. Voyage au bout de la mine. Le scandale de la fonderie Horne, Montréal, Écosociété, 2023.
Alexis Lafleur-Paiement est membre du collectif Archives Révolutionnaires (archivesrevolutionnaires.com).
Photo : Grévistes devant la Fonderie Horne, 1934 (Bibliothèque et Archives Nationales du Québec).
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Dix ans plus tard, plusieurs appels à l’action de la CVR ignorés
Ce qui s’est passé au débat municipal privé des élites montréalaises

Convergence technologique anarchiste de Montréal
 
		Plusieurs personnes militantes ont cru dans le passé que le développement de l'informatique, en particulier celui de l'Internet, permettrait de nouvelles formes de communication, de luttes et même la création d'espaces autonomes en accord avec leurs valeurs. Cependant, il est maintenant clair que les capitalistes se sont approprié plusieurs de ces idées pour influencer et imposer leur vision sociale, tout en devenant les monstres géants qui dominent désormais le développement technologique.
En septembre 2024, la Convergence technologique anarchiste de Montréal a réuni en congrès les anarchistes souhaitant examiner les rôles potentiels de la technologie dans nos vies et nos luttes.
À bâbord ! : Quelles sont les motivations qui vous ont poussé à organiser cette rencontre ?
Convergence technologique anarchiste de Montréal (CTAM) : Deux membres du comité organisateur se sont initialement rencontré·es lors de la première édition de Splintercon, à Montréal, à la fin de 2023. Cet événement était organisé par eQualitie, un OBNL montréalais dédié à la création de services Internet décentralisés dans un but d'équité et d'égalité sur le réseau. Même si l'événement était intéressant et qu'on y traitait de certaines dynamiques liées à l'impérialisme occidental, plusieurs des solutions semblaient portées par des entreprises privées et non des communautés. De plus, il n'y avait pas vraiment d'espace pour discuter d'options en dehors du capitalisme : les personnes participant à l'événement étaient en majorité des chercheuses et chercheurs que l'on peut diviser en deux groupes selon leurs moyens : les personnes associées à des universités ou des OBNL, et celles liées à des entreprises de communication. Dans le premier cas, les projets ne disposent pas des moyens ou de l'infrastructure technique nécessaires pour concrétiser leurs idées autrement qu'à petite échelle. Dans le second cas, les entreprises de télécommunication ont les moyens et l'infrastructure, mais consacrent ces ressources à garder l'Internet libre tant que c'est possible d'en tirer des profits. Il y a donc peu de place pour les projets communautaires et à but non lucratif.
Ces constats ont mené à l'idée de mettre en place un événement similaire, mais organisé par et pour les anarchistes afin de discuter des enjeux que nous trouvons importants et des solutions que nous avons à proposer dans une perspective qui est la nôtre. La Convergence est ouverte à tout le monde qui s'intéresse aux technologies dans une perspective émancipatrice.
ÀB ! : Est-ce que la rencontre a permis d'entrevoir une nouvelle place pour l'informatique comme outil de résistance ? Quels moyens pour éviter l'appropriation capitaliste ?
CTAM : Dans les dernières décennies, le Web et la culture des hackers ont grandement été récupérés par le capitalisme.
Par le passé, il y avait une culture beaucoup plus forte du Web ouvert et décentralisé, ainsi que du développement de logiciels libres pour répondre aux besoins de la communauté sans nécessairement attendre une compensation financière. Il y a des critiques à faire à cette culture du logiciel libre, particulièrement quand on regarde qui a le temps et les ressources pour accorder un grand nombre d'heures à du travail non rémunéré. Cependant, il y a probablement des façons de rémunérer les gens en dehors de startups financées par du capital risque et qui, après quelques années à développer un logiciel libre, le transforme en logiciel propriétaire pour faire plus d'argent et répondre aux attentes des investisseurs.
Beaucoup d'hacktivistes d'autrefois sont aujourd'hui des employé·es d'entreprises militaires ou de sécurité, et ne sont plus impliqué·es dans des activités subversives. De la même manière, un grand pan du mouvement des hackers était constitué de gens qui démontaient des logiciels ou qui les pirataient pour mieux comprendre le fonctionnement d'une technologie ou libérer le savoir. Il reste encore quelques communautés de ce genre, mais elles sont beaucoup moins nombreuses qu'avant.
Nous n'avons pas de plan quinquennal ou de programme, mais nous croyons que des événements comme la Convergence peuvent permettre la rencontre des gens, la tenue de discussions et l'émergence de projets afin que cette culture des hackers reprenne de la vigueur, qu'elle puisse à nouveau être subversive et intervenir sur les différentes tensions qui traversent la société.
ÀB ! : Quelle lecture l'anarchisme permet-il de faire de l'évolution de l'informatique ? Pourquoi est-il important d'avoir un événement où échanger au sujet de l'informatique avec une perspective spécifiquement anarchiste ?
CTAM : Beaucoup d'anarchistes, dans leur volonté de combattre les systèmes d'oppressions et de construire des alternatives au capitalisme, en sont venu·es à développer une réflexion critique face aux technologies. Avec la montée du capitalisme algorithmique et de surveillance ainsi que l'exploitation des données personnelles qui est de plus en plus omniprésente, nous croyons qu'une telle critique est importante à développer.
Beaucoup d'idées que les anarchistes mettent en pratique dans leurs communautés (prise de décision collective, gestion de conflits, respect des réalités de chacun·es, etc.) peuvent être utiles pour réfléchir les développements technologiques ou l'hébergement de services dans une perspective émancipatrice et communautaire. Le développement logiciel n'est pas qu'un problème technique, c'est aussi un problème humain. Bien souvent, particulièrement quand on développe un produit afin de faire du profit, on peut remarquer une tendance à évacuer les impacts sociaux et politiques afin de valoriser uniquement la prouesse technologique.
Si nous développions des logiciels dans l'objectif de répondre aux besoins de nos communautés, il serait possible de discuter du « coût social » d'une nouvelle fonctionnalité. Par exemple, si, pour développer une nouvelle fonctionnalité en apparence « cool », il est nécessaire de récolter certaines données sur les personnes utilisant le logiciel, il faut aussi penser que cela pourrait permettre certaines formes de discriminations.
De plus, nous ne vivons pas en dehors de la société et nous utilisons l'Internet et les technologies dans nos vies personnelles ainsi que dans nos luttes ; il est donc important d'avoir des moments pour discuter des façons d'utiliser les technologies sécuritairement et de se protéger des technologies utilisées par l'État pour réprimer les mouvements sociaux.
ÀB ! : Est-ce que vous considérez que les mouvements de gauche dans un sens large, comme les mouvements syndicalistes et communautaires, s'intéressent assez aux questions technologiques ? Est-ce qu'on devrait imiter l'idée de la CTAM dans d'autres milieux ?
CTAM : Les technologies sont souvent des outils du quotidien et moins au cœur du travail d'un organisme ou d'un syndicat. Même si cela peut expliquer le manque d'intérêt pour les technologies, nous croyons que maintenir des infrastructures indépendantes est primordial, particulièrement dans le contexte de la montée de l'autoritarisme.
Il serait probablement intéressant que des acteurs et actrices du milieu de l'informatique libre organisent un événement comme la Convergence afin de discuter des alternatives aux grandes multinationales, mais aussi de voir s'il n'y aurait pas moyen de mutualiser des ressources afin de rendre les technologies libres plus accessibles aux organismes communautaires et aux syndicats.
ÀB ! : Quel est l'avenir de la Convergence technologique anarchiste de Montréal ? Est-ce que cet événement sera récurent ?
CTAM : Il y aura une édition 2025 de la Convergence, dont les dates seront bientôt annoncées. Toutes les informations seront disponibles sur notre site Web. Nous avons aussi organisé un événement sur les réseaux maillés en mai dernier au hackerspace foulab, dans le cadre du festival anarchiste Constellation. Par contre, étant donné le contexte sociopolitique incertain et le fait que nous sommes toutes et tous déjà impliqué·es dans d'autres projets, nous ne nous avancerons pas sur la récurrence de l'événement à long terme.
Illustration : Ramon Vitesse
CHRONIQUE OBJECTIONS DE CONSCIENCE : DÉFENDRE LE TERRITOIRE PAR LA FORCE S’IL LE FAUT
Quand le phoque devient le miroir de nos déséquilibres

Constater le temps qu’il fait. Réplique à François Cardinal
 
		On dit parfois que lorsqu'une personne affirme qu'il fait soleil et qu'une autre soutient qu'il pleut, le travail d'un·e journaliste n'est pas de dire qu'il y a controverse, mais plutôt d'aller dehors pour constater le temps qu'il fait. De même, lorsqu'on dit d'une personne qu'elle était « la plus ouverte au débat public » et que d'autres rétorquent qu'elle était son « fossoyeur », le travail du journaliste est de mener des recherches et d'exercer son jugement critique.
Dans son plus récent Carnet de l'éditeur adjoint, François Cardinal reproche un manque d'équilibre aux personnes qui critiquent une certaine complaisance dans la couverture médiatique québécoise de la vie et de la mort de Charlie Kirk. À ses yeux, ces critiques refusent de « reconnaître chez Kirk une part de charisme » ou « une aptitude à rallier des jeunes marginalisés dans le débat politique ».
Or, ce portrait m'apparaît caricatural. Il ne s'agit pas de nier le charisme de Kirk ou ses habiletés d'organisateur. Seulement, si on ne fait pas mention d'autres versants de sa personne et de son travail, on passe à côté de faits essentiels pour saisir la nature de l'événement et ce faisant, on ne rend pas service au public.
Par exemple, si on attribue uniquement le succès de Turning Point USA (l'organisation fondée par Kirk) au talent ou au style argumentatif de l'activiste, on néglige le fait que ce groupe a reçu près de 400 millions de dollars américains en financement de la part de milliardaires, entre 2012 et 2023.
Parions qu'avec autant d'argent, des étudiant·es voulant débattre du définancement des forces policières ou du génocide à Gaza susciteraient aussi des débats d'envergure sur les campus états-uniens ! En omettant de mentionner cette information, on présente un portrait tronqué, voire trompeur, du phénomène Kirk, en l'attribuant seulement aux qualités d'une personne plutôt qu'à de puissantes forces économiques et politiques.
Le problème est encore plus criant lorsqu'on prête à Kirk, comme François Cardinal le fait, « une volonté de défendre la liberté d'expression ». On a ici aussi un portrait insatisfaisant (et très fréquent dans les médias québécois) des positions politiques de l'activiste. En effet, il serait plus juste de dire que celui-ci défendait la liberté d'expression de points de vue avec lesquels il était en accord. Ces six mots font toute la différence. Dans le cas de points de vue opposés au sien, Kirk avait un tout autre avis.
Selon Kirk, les personnes qui portent des vêtements autres que ceux convenant au sexe assigné à leur naissance sont « une abomination à Dieu ». Il a aussi suggéré que Joe Biden devrait recevoir la peine de mort. Kirk a également initié une « Professor Watchlist », regroupant des centaines de noms de professeurs, avec des étiquettes telles que « Supporteur du terrorisme », « LGBTQ », « Antifa » et « Socialisme ». Ce type de liste, typique des régimes autoritaires ou fascistes, est une porte ouverte aux fans de Kirk pour qu'ils intimident et menacent ces enseignants et donc limitent leur liberté académique et d'expression.
Voilà pourquoi associer Kirk à une simple défense de la liberté d'expression est non seulement incomplet mais fallacieux. Ce qui est dénoncé par plusieurs, ce n'est pas qu'on ait relevé le talent de Kirk, mais plutôt l'euphémisation et l'omission de ses propos à l'endroit de ses opposants politiques ou de personnes marginalisées. À ma connaissance, la première journaliste de La Presse à traiter de la substance du propos de Kirk en ayant recours à des exemples concrets est Rima Elkouri, après 5 jours d'intense couverture médiatique.
Pourtant, ces faits (j'insiste : ce sont des faits objectifs) sont essentiels à la compréhension du personnage. Les adeptes de régimes autoritaires sont toujours ravis de défendre la liberté d'expression de points de vue qu'ils approuvent. Trump lui-même s'est insurgé contre la « censure woke » à plusieurs reprises ces dernières années, y a-t-il encore des gens qui en déduisent qu'il est un adepte de la liberté d'expression ?
Au-delà de cet épisode lui-même, il m'apparaît essentiel de réfléchir à la manière dont l'appel au « dialogue » a été récupéré et dévoyé par des factions politiques qui souhaitent d'abord et avant tout libérer la parole intolérante de l'opprobre et réprimer par la violence les discours de leurs opposants.
Ce texte a d'abord été envoyé à La Presse, mais l'invitation au dialogue public a été refusée par la rédaction.
Image : Pixabay

L’enseignement supérieur en Outaouais : un retard historique à combler

Le 5 mars 1954, par un acte politique inédit, le gouvernement de Maurice Duplessis transformait le Séminaire Saint-Charles-Borromée de Sherbrooke en une université, créant ainsi l’Université de Sherbrooke plus ou moins telle qu’elle est connue aujourd’hui.
À l’époque, l’idée était de fonder une université qui permettrait de faire contrepoids à l’Université Bishop, qui avait été fondée plus d’un siècle auparavant, en 1843, et qui était rattachée à l’Église d’Angleterre. Duplessis et le député de Sherbrooke, John Samuel Bourque, estimaient important de contribuer à la consolidation d’une élite catholique francophone dans cette région fortement anglophone. C’est aussi pourquoi, dès le départ, l’Université de Sherbrooke a été formellement rattachée à l’Église notamment par son chancelier, l’archevêque catholique de la municipalité. Le fait que dès sa fondation, cette université ait pu compter sur une faculté des arts, une faculté de droit, une faculté des sciences, et ait pu donner des cours non seulement dans le domaine du droit, mais aussi du commerce et des sciences est en ce sens particulièrement significatif.
Les travaux réalisés au cours des dernières années en histoire de l’éducation ont en effet montré que la création des institutions scolaires n’est jamais purement gratuite et libre de considération politique ou idéologique. Dans des contextes coloniaux, par exemple, les premières écoles avaient généralement pour principale fonction d’enseigner les rudiments de la santé physique, de l’hygiène et d’une certaine forme d’adhésion aux institutions et aux autorités. Dans ces contextes, les premières universités, lorsqu’elles existaient, servaient essentiellement à former les enseignants, les petits cadres et les ingénieurs utiles à la gestion de la colonie. La création des facultés de droit, de sciences ou de philosophie, par exemple, n’est généralement arrivée que beaucoup plus tardivement[1].
En Outaouais, le contexte est radicalement différent, mais ne change pas le fait que la création des établissements d’enseignement supérieur et leur développement sont intimement liés à des considérations tout autant politiques qu’économiques.
Histoire de l’enseignement supérieur en Outaouais
En 1896, le pasteur et historien John L. Gourlay notait que le fondateur de la ville de Hull, Philemon Wright, ne semblait pas avoir été particulièrement préoccupé par l’établissement d’institutions scolaires ou communautaires. Il écrivait alors : « Sauf pour loger les ouvriers et les aides, il [Wright] n’était pas disposé à se donner la peine de construire une ville[2] ».
Pourtant, même si avant 1900, Hull ne comptait ni hôpital, ni orphelinat, ni hospice, ni séminaire, ni scolasticat[3], l’Outaouais a bel et bien pu profiter d’un certain essor dans ces domaines. En effet, comme ailleurs au Québec, la région a pu compter sur un établissement d’enseignement supérieur dès le milieu du XIXe siècle, le Collège Bytown. Ce collège, qui deviendra l’Université d’Ottawa, a été créé plus ou moins à la même période que l’Université Bishop, l’Université Laval et l’Université de Montréal. Cela dit, comme pour tout ce qui relevait plus ou moins des communautés religieuses en Outaouais – la santé, l’éducation et même les médias –, c’est surtout du côté de la ville de Bytown que les principales institutions s’installèrent. Les premiers hôpitaux du côté québécois ne seront ainsi créés que dans les années 1900 à Maniwaki et à Buckingham. Hull, pourtant le troisième centre urbain de la province, dut attendre 1911 pour avoir son hôpital.
À l’époque, le fait que plusieurs établissements d’importance s’installaient sur la rive sud de la rivière des Outaouais ne soulevait pas nécessairement de grandes préoccupations. Non seulement la rive nord était sensiblement moins populeuse, mais l’Acte d’Union de 1840 avait en fait fusionné les juridictions du Bas-Canada et du Haut-Canada. Bytown, renommée Ottawa en 1855, et Hull se trouvaient ainsi toutes deux dans la Province of Canada. La distinction entre les deux rives était donc moins marquée qu’elle l’avait déjà été et qu’elle ne le sera plus tard. Dans le domaine de l’éducation, de façon générale « [l]a population outaouaise fréquentait le séminaire d’Ottawa, le scolasticat des oblats, le collège séraphique des capucins à Ottawa, le collège universitaire des dominicains à Ottawa, etc.[4] »
Le réseau des établissements postprimaires du côté québécois reste ainsi très fragile jusqu’à la fin des années 1960. Pendant toute la première moitié du XXe siècle, l’Outaouais ne comptait qu’un seul collège classique près de la frontière, le Collège Saint-Alexandre, ainsi qu’une seule école normale, le Collège Saint-Joseph. À partir de 1940, quelques établissements voient le jour, notamment pour offrir une formation classique aux jeunes filles qui n’y avaient pas accès; ce sera le cas du Collège Marguerite-d’Youville et de l’externat classique Marie-Médiatrice[5].
C’est donc sur ces fondations relativement chétives que doivent s’installer le Cégep de Hull en 1967 et l’Université du Québec à Hull (UQAH) en 1981.
Des mobilisations sans grandes retombées
Le retard de l’Outaouais dans le domaine de l’enseignement supérieur ne semble pas avoir été bien évalué lors de la création des cégeps et de l’Université du Québec. Il n’est par ailleurs pas impossible de penser que, au moins pendant un temps, les élites hulloises, qui continuaient à profiter des établissements ontariens, y compris pour l’apprentissage du droit, du commerce ou des sciences, pouvaient croire que les établissements québécois n’avaient pas réellement pour fonction de les remplacer, mais d’offrir une formation plutôt de type professionnel. Ainsi, alors qu’il aurait sans doute été nécessaire de reconnaitre la réalité outaouaise et de financer la création de nouveaux programmes dès la fondation des établissements d’enseignement supérieur de la région, rien n’indique que des investissements particuliers aient été réalisés en ce sens.
Pis encore, la fondation de l’UQAH concorde en fait avec une période de récession et de rigueur budgétaire, prenant notamment la forme de compressions dans le financement des universités. Suivent donc « deux décennies au cours desquelles les universités subissent une succession de coupures budgétaires, alors que l’UQAH n’a pas encore reçu sa part d’appui spécifique pour la création de programmes et la construction des installations afférentes[6] ». De fragile, la situation de l’enseignement supérieur en Outaouais devient alors préoccupante. Dès 1986, l’Office de planification et de développement du Québec (OPDQ) sonne l’alarme. Les auteurs du bilan économique de l’OPDQ écrivent alors :
Les deux institutions d’enseignement postsecondaires (Université et Collège) sont affectées par la conjoncture de décroissance des investissements dans leur domaine. Cette situation cause un nouveau retard dans l’implantation de programmes essentiels au développement de la région[7].
Quinze ans plus tard, la situation est telle que les établissements d’enseignement supérieur de l’Outaouais estiment nécessaire de mettre en place un processus de consultation et de concertation avec les acteurs régionaux pour élaborer une vision stratégique du développement de l’enseignement supérieur. Ces consultations ont mené à la tenue du Forum sur l’enseignement supérieur en Outaouais, réunissant l’Université du Québec en Outaouais (UQO, ex-UQAH), le Cégep de l’Outaouais et le Cégep Heritage College.
Parmi les constats alarmants qui se sont dégagés de ce forum, mentionnons : une offre de formation incomplète pour les collèges et l’université de l’Outaouais, un investissement en recherche nettement inférieur à la moyenne provinciale et un taux de fréquentation postsecondaire parmi les plus bas au Québec[8].
Bien que la principale préoccupation des intervenantes et intervenants locaux était et demeure assurément l’adéquation formation-emploi et la vitalité du marché du travail, une réflexion plus large sur l’importance culturelle et scientifique d’avoir accès à des établissements d’enseignement supérieur se formalise. Des revendications se font ainsi de plus en plus entendre en faveur de la création de programmes universitaires en droit et en médecine et pour une offre de programmes scientifiques, notamment en reconnaissant le nouvel Institut québécois d’aménagement de la forêt de feuillus (IQAFF) devenu l’Institut des sciences de la forêt tempérée (ISFORT). L’ISFORT a finalement été rattaché à l’UQO en 2012[9].
Sur le plan de la recherche toujours, depuis le début des années 2000, le Cégep de l’Outaouais avait tenté à plusieurs reprises d’obtenir un centre collégial de transfert des technologies (CCTT). Jusqu’en 2018, l’Outaouais était la seule région du Québec qui n’avait toujours pas un tel centre. Les CCTT sont des centres de recherche appliquée, de soutien technique, de formation et de diffusion des connaissances financés par l’État. Ils sont reconnus pour jouer un rôle clé dans le développement et la mise en œuvre de projets d’innovation tant technologique que sociale. Il est généralement admis que l’implication des enseignantes et enseignants ainsi que des étudiantes et étudiants collégiaux dans les activités des CCTT enrichit l’enseignement et suscite l’intérêt des jeunes pour les carrières scientifiques. Au fil des ans et des demandes, un nombre impressionnant de raisons différentes a été fourni par le ministère de l’Éducation ou de l’Enseignement supérieur pour refuser l’octroi d’un CCTT en Outaouais : absence d’expertise régionale particulière, absence d’un créneau d’excellence en emploi ou, plus ironique, le peu de programmes scientifiques présents au sein de l’établissement.
Entre 2003, date du forum régional, et 2010, plusieurs initiatives ont donc été concrétisées afin de contribuer à réduire les iniquités observées par les intervenantes et intervenants en enseignement supérieur en Outaouais. Toutefois, les établissements ont souvent été confrontés à des barrières administratives et à un manque d’engagement politique qui est venu exacerber le retard existant. Ainsi, en 2010, le retard en matière de programmes, d’infrastructures et de financement s’était encore aggravé. C’est à cette époque que la Table Éducation Outaouais (TÉO), instance régionale de concertation en persévérance scolaire et réussite éducative (IRC), regroupant des personnes représentant les milieux scolaires, l’enseignement supérieur, les différents ministères et des élu·e·s municipaux, a jugé nécessaire d’amorcer un mouvement de mobilisation autour de la question de l’enseignement supérieur. Cette mobilisation s’incarna par la création de l’Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais (ACESO) dont le premier mandat était de dresser un portrait le plus fidèle possible de la réalité de l’enseignement supérieur en Outaouais[10].
Le travail réalisé par l’équipe de l’ACESO en 2011 était d’une grande qualité et servira d’assise pour les travaux de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) en 2018[11] et de l’Observatoire du développement de l’Outaouais (ODO) en 2021[12] et 2022[13]. À titre d’exemple, le travail de l’ACESO permettait, pour la première fois, de quantifier le nombre d’étudiantes et d’étudiants de l’Outaouais qui choisissent d’étudier du côté ontarien ainsi que les effets que cette situation a sur le financement des établissements d’enseignement supérieur du Québec. Le portrait réalisé par l’ACESO déboucha sur la publication de sa Déclaration de l’Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais[14] dans laquelle on retrouvait à la fois une analyse à jour de la situation de l’enseignement supérieur en Outaouais et les demandes des intervenantes et intervenants du milieu.
Portrait de l’enseignement supérieur en Outaouais en 2025
Depuis 2011, plusieurs choses ont changé et contribuent assurément à la vitalité de l’enseignement supérieur en Outaouais. À ce titre, soulignons que, depuis 2023, l’UQO peut offrir un programme de droit – quelque 70 ans après la création de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. De même, notons que l’engagement obtenu de la part du gouvernement Legault pour la création d’un campus unifié de l’UQO à Gatineau demeure ferme[15]. Du côté du cégep, non seulement un CCTT lui a été octroyé, mais il a eu l’autorisation d’offrir six nouveaux programmes d’études techniques au cours des dernières années – techniques juridiques, techniques de diététique, technologie de l’architecture, technologie de radiodiagnostic, gestion et intervention en loisir, technique de travail social. Enfin, en 2019, « l’Assemblée nationale du Québec a adopté à l’unanimité une motion reconnaissant le statut particulier de l’Outaouais en raison de sa situation frontalière avec Ottawa[16] ».
Pourtant, comme le craignaient déjà à l’époque les médias régionaux, cette motion demeure un acte strictement symbolique qui n’aura eu que de faibles retombées. En 2025, malgré ces développements, la situation de l’enseignement supérieur reste, à bien des égards, une aberration lorsqu’elle est comparée à celle d’autres régions du Québec. Les travaux récents de l’ODO et de l’IRIS permettent d’illustrer cette situation.
En 2022, l’ODO estimait que dans le domaine de l’enseignement supérieur, la Mauricie et le Saguenay-Lac-Saint-Jean peuvent être retenus comme des régions comparables. Ces régions présentent une population similaire et des installations semblables, notamment le fait qu’elles comptent une université du réseau de l’Université du Québec[17]. Par ailleurs, quand cela s’avère possible, il est aussi intéressant de comparer la réalité outaouaise avec celle de l’Estrie qui, malgré qu’elle présente une population relativement équivalente, a pu profiter de la création d’une université francophone beaucoup plus tôt.
La population étudiante
Sur le plan de l’effectif étudiant, des différences majeures existent entre l’Outaouais et les autres régions du Québec. Au collégial, en 2020-2021, alors que l’Outaouais comptait 15,36 étudiants par 1 000 habitants (pour un total de 6 164 étudiants) inscrits au diplôme d’études collégiales (DEC), la Mauricie en comptait 19,32 et le Saguenay-Lac-Saint-Jean en comptait 24,35[18]. L’année 2020-2021 est assez représentative des retombées positives de quelques-unes des initiatives prises au cours des précédentes années. Or, malgré ces efforts, on peut noter qu’il existe encore un important manque à gagner en termes de population étudiante allant de 3,96 à 8,99 étudiants par 1 000 habitants. L’ODO estime ainsi que, considérant la moyenne des régions comparables, l’Outaouais devrait compter quelque 2 600 étudiantes et étudiants supplémentaires au DEC.
Si l’on admet que les étudiantes et étudiants de l’Outaouais, malgré certains enjeux sur le plan de la réussite sur lesquels nous reviendrons, ne sont pas radicalement différents de ceux des autres régions, on peut s’interroger sérieusement sur ce qui advient de ces jeunes et de leurs aspirations d’études.
À l’échelle universitaire, la situation semble encore plus préoccupante. Toujours en 2020-2021, alors que l’Outaouais comptait 4 737 étudiantes et étudiants universitaires, soit 11,80 étudiants par 1 000 habitants, ce même ratio était de 18,45 au Saguenay-Lac-Saint-Jean et de 46,51 en Mauricie[19]. Notons au passage que ce ratio était de 60,2 en Estrie en 2016-2017[20]. L’ODO estime ainsi que quelque 7 700 étudiantes et étudiants universitaires manquent à l’appel en Outaouais. Ce constat apparait dramatique. Où sont ces étudiantes et étudiants ? Soulignons enfin que l’Université d’Ottawa, à elle seule, comptait 44 693 étudiants, dont 13 408 étudiantes et étudiants francophones en 2020[21].
Ce manque d’étudiantes et d’étudiants collégiaux et plus encore d’étudiantes et d’étudiants universitaires parait pour le moins inquiétant lorsqu’on tente d’explorer plus en détail l’accès aux études universitaires à l’échelle de l’Outaouais. En effet, il existe d’importantes variations d’accès à l’enseignement supérieur entre les milieux plus urbains et les milieux plutôt ruraux en Outaouais. En exploitant les données du recensement de 2016 liées au grade universitaire des personnes, l’ODO estime que 24,4 % de la population avait un grade universitaire à Gatineau en 2016 alors qu’à l’extérieur de ce centre urbain les pourcentages variaient de 7,6 % à 15,7 %[22]. Notons enfin que ce même ratio était de l’ordre de 37,7 % à Ottawa à la même période. Pour l’ODO, « [c]es écarts importants s’expliquent, entre autres, par le fait que les principaux secteurs d’activité en milieu rural ne nécessitent pas d’études universitaires[23] ».
Il convient aussi de rappeler que, malgré l’installation récente d’un campus du Cégep Heritage College à Campbell’s Bay principalement dédié à l’éducation à l’enfance et à la gestion et à la production animale, il n’existe aucun accès réel à l’enseignement supérieur à l’extérieur du centre urbain de Gatineau. En fait, « [t]outes les municipalités des MRC de Papineau, de Pontiac et de la Vallée-de-la-Gatineau sont situées à plus de 40 km d’un cégep[24] » ou d’une université.
Il est difficile de déterminer avec certitude si cet enjeu contribue au faible effectif étudiant en Outaouais. Rappelons néanmoins que si l’Outaouais compte deux cégeps et un établissement collégial privé, tous installés à Gatineau dans un rayon d’environ 12 km, d’autres régions comparables du Québec présentent une répartition géographique sans doute plus équitable de leurs établissements collégiaux. À ce titre, la Mauricie a un cégep à Trois-Rivières et un autre à Shawinigan en plus d’un établissement privé à Trois-Rivières ; le Saguenay-Lac-Saint-Jean a un cégep à Chicoutimi, un à Jonquière, un à Alma et un autre à Saint-Félicien alors que l’Estrie compte un cégep à Granby et un autre à Sherbrooke, en plus du cégep Champlain à Lennoxville et du Séminaire de Sherbrooke.
Les programmes
La situation n’est pas radicalement différente sur le plan des programmes de formation offerts à la population outaouaise. Au cours des dernières années, l’ACESO en 2011, l’IRIS en 2018, et l’ODO en 2021 et 2022 ont fait un travail remarquable d’illustration du déficit de programmes d’études de l’Outaouais. Ils ont utilisé plusieurs indicateurs allant du nombre de programmes par étudiant au nombre d’habitants par programme. Par souci de concision, nous nous limiterons ici au nombre de programmes par 100 000 habitants, ce qui a aussi l’avantage d’être les données les plus récentes.
D’abord, au collégial, on compte 10,47 programmes de DEC par 100 000 habitants (pour un total de 42) en Outaouais. Ce même indicateur est plutôt de 16,42 en Mauricie et de 37,64 au Saguenay-Lac-Saint-Jean[25]. En ce qui a trait aux attestations d’études collégiales (AEC), les données datent du début des années 2010, mais on parlait alors de 80 programmes offerts en Outaouais pour 150 au Saguenay-Lac-Saint-Jean et 210 en Mauricie[26].
En somme, pour l’année 2020-2021, le fossé à combler en Outaouais pour atteindre la moyenne des régions comparables quant au nombre de programmes de DEC serait, selon l’ODO, de 16,65 programmes par 100 000 habitants, soit quelque 67 programmes supplémentaires[27]. Les quelques ajouts récents ne permettent pas de se rapprocher du compte.
À l’échelle universitaire, en additionnant les programmes de baccalauréat, de maitrise et de doctorat, l’Outaouais compte 14,95 programmes par 100 000 habitants (pour un total de 60) alors que le Saguenay-Lac-Saint-Jean en compte 26,53 et la Mauricie 34,66[28]. Ainsi, toutes proportions gardées, le manque de programmes universitaires serait de l’ordre de 15,61 programmes par 100 000 habitants pour un total de quelque 63 programmes d’études supplémentaires[29].
En somme, au collégial comme à l’université, il faudrait essentiellement doubler le nombre de programmes offerts en Outaouais pour que l’offre soit enfin comparable à celle existant ailleurs au Québec.
Il est donc évident que l’Outaouais souffre d’un déficit important de programmes d’études postsecondaires. Il est difficile d’admettre que cette situation n’a pas en retour des conséquences sur la population étudiante en enseignement supérieur. À ce sujet, l’ODO estime que plus « de 6 500 étudiant·e·s résidant en Outaouais poursuivent annuellement leurs études supérieures à Ottawa, soit 4 000 de plus que le nombre estimé en 2011[30] », et ce, malgré le temps de déplacement nécessaire et des frais de scolarité autrement plus élevés du côté ontarien. On peut croire que cette situation est due au moins en partie à la réputation des établissements ontariens, mais il parait difficile d’exclure l’offre de programme comme une variable importante dans la décision des étudiantes et étudiants de la région.
Conclusion
Malgré des données évidentes et une certaine mobilisation depuis plus de 30 ans, la situation de l’Outaouais dans le domaine de l’enseignement supérieur demeure pour le moins préoccupante. Bien entendu, on pourrait toujours se dire que l’enjeu n’est pas si grand alors qu’en fait, il existe une offre de formation collégiale et universitaire tout à fait adéquate dans la région considérant les établissements ontariens. Or, ce serait oublier d’abord que cela implique nécessairement de déléguer une fonction sociale importante à une autre juridiction, et donc de renoncer à un certain droit de regard et à certains pouvoirs dans le domaine de l’offre de formation ou des programmes d’études à offrir. Ce serait aussi oublier que l’accès aux études supérieures en Ontario est beaucoup plus dispendieux et que près de 25 % des formations qui y sont offertes ne sont pas reconnues par l’État québécois ou les ordres professionnels du Québec[31]. Enfin, cela occulterait que, malgré qu’il soit difficile de savoir exactement combien d’étudiantes et d’étudiants québécois étudient du côté ontarien, les revenus liés aux frais d’inscriptions de même que ceux reliés à une importante partie des dépenses assumées par ceux-ci pendant leurs études et leurs stages restent aussi du côté ontarien.
Il convient cependant de reconnaitre que la situation actuelle de l’enseignement supérieur en Outaouais est aussi corollaire de l’état de la réussite et de la diplomation qui demeure préoccupant en Outaouais. Comme cela s’observe en ce qui concerne la proportion de personnes détenant un diplôme universitaire, il existe des écarts importants sur le plan de la réussite scolaire et éducative entre les secteurs urbains de la ville de Gatineau et les régions plutôt rurales. Pourtant la question de la pauvreté dans ces milieux est souvent niée, et ce, même si la TÉO[32] reconnait que les « conditions économiques » des familles est un déterminant important de la réussite.
Cela dit, on peut constater deux points tout particulièrement marquants dans la situation actuelle de l’enseignement supérieur en Outaouais, outre le fait que cette situation demeure dramatique près de 40 ans après les premières doléances formelles adressées à Québec. D’abord, malgré le travail impressionnant réalisé par les intervenantes et intervenants des milieux de l’éducation, à travers la création de l’ACESO notamment, il ne semble pas avoir été possible de mobiliser plus largement la population autour de cet enjeu. La Déclaration de l’ACESO en 2011 était signée par des intervenantes et intervenants des milieux scolaires, mais aussi des élu·e·s, des dirigeantes et dirigeants d’entreprises, des athlètes, des groupes citoyens et des municipalités. Pourtant, le mouvement s’est essoufflé ou n’a pas été entretenu après la mise à jour de la Déclaration en 2017 ou l’octroi du statut particulier de la région en éducation en 2019[33]. Est-ce à dire qu’à l’époque, plusieurs pensaient la chose gagnée ou est-ce simplement que la mobilisation s’est essoufflée d’elle-même pendant la COVID-19 ? Pourtant, on sait que la pression des citoyens et citoyennes a déjà réussi à porter fruit dans le domaine en Outaouais. Après une fermeture de trois ans, c’est en effet grâce à « l’insistance des réclamations de la population hulloise [que] le Collège [Marguerite-d’Youville] reprend vie en 1952 dans une toute nouvelle construction située boulevard Taché, en bordure de la rivière des Outaouais[34] ». Dans tous les cas, la situation actuelle témoigne d’une mobilisation qui n’était sans doute pas aussi profondément ancrée qu’elle aurait dû l’être et invite à la réflexion. Ne serait-il pas d’intérêt de rappeler la fonction non seulement économique des établissements d’enseignement supérieur, mais aussi leur fonction culturelle et scientifique ? Plus encore, les efforts réalisés par les établissements de l’Outaouais pour se rapprocher des milieux citoyens pourraient sûrement être accrus et déployés afin de réaffirmer la fonction démocratique des cégeps et des universités, fonction que la montée des discours autoritaires ou les crises socioécologiques rendent tous les jours plus urgente.
Le deuxième point marquant réside dans la portée et l’importance de la volonté politique sur le développement de l’enseignement supérieur des régions. La fondation de l’Université de Sherbrooke en 1954 selon une logique purement politique l’illustre on ne peut mieux. En Outaouais, historiquement, cette volonté aura été, au départ, peu présente alors que la petite bourgeoisie n’avait d’yeux que pour les institutions d’Ottawa et, depuis les années 1980, elle aura été souvent défaillante. Encore récemment, alors que la région est la seule au Québec qui n’a toujours pas de résidence pour ses étudiantes et étudiants de cégep, c’est sans l’engagement de l’État québécois que le Cégep de l’Outaouais tente d’aller de l’avant avec la réalisation d’un premier projet en ce sens[35]. De même, il est loin d’être clair que l’État permettra à l’éventuel campus unifié de l’UQO de profiter d’un gymnase pour la pratique de sports nécessitant de grandes surfaces ou pour réaliser des travaux de recherche, et ce, alors qu’elle est la seule Université du Québec, à part la TÉLUQ, à ne pas pouvoir profiter de telles installations[36].
Par Charles-Antoine Bachand, professeur en fondements de l’éducation à l’Université du Québec en Outaouais
- Damiano Matasci, Miguel Bandeira Jerónimo et Hugo Gonçalves Dores (dir.), Repenser la « mission civilisatrice ». L’éducation dans le monde colonial et postcolonial au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020. ↑
- « Except to house workmen and helpers, he [Wright] was not disposed to trouble himself about building a city ». Cité dans Raymond Ouimet, La dépendance de l’Outaouais à l’égard de l’Ontario, 2019, p. 1. Disponible sur le site Équité Outaouais : https://equiteoutaouais.com/#!/pages/documentation. ↑
- Ibid. ↑
- Ibid., p. 4. ↑
- Andrée Dufour, « Le Collège Marguerite-d’Youville de Hull, 1945-1964. Un collège classique féminin en milieu ouvrier », Histoire sociale/Social History, vol. 47, n° 93, 2014 ; Gérald Pelletier et Jean Harvey, « Le paysage institutionnel », dans Chad Gaffield (dir.), Histoire de l’Outaouais, Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1994 ; Odette Vincent-Domey, « Vers une présence institutionnelle… », dans Chad Gaffield (dir.), Histoire de l’Outaouais, Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1994. ↑
- Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais (ACESO), Déclaration de l’Alliance pour la cause de l’enseignement supérieur en Outaouais, Gatineau, Table Éducation Outaouais, 20 juin 2011, p. 5. ↑
- Office de planification et de développement du Québec, Bilan socioéconomique de l’Outaouais, 1986, p. 24. Cité dans ACESO, 2011, p. 6. ↑
- ACESO, 2011, op. cit., p. 6. ↑
- UQO, La création de l’Institut des sciences de la forêt feuillue tempérée (ISFORT) : le premier jalon de l’arrivée des sciences naturelles à l’UQO, février 2012. ↑
- ACESO, 2011, op. cit. ↑
- Bertrand Shepper, Effets du retard de financement public sur les systèmes de santé et d’éducation postsecondaire en Outaouais, Montréal, IRIS, 2018. ↑
- Amélie Bergeron, Lynda Gagnon et Alexandre Dubé-Belzile, « Accès à l’éducation : un déséquilibre entre les deux rives au détriment de l’Outaouais », dans Chantal Doucet (dir.), Situation transfrontalière de l’Outaouais et de l’Est ontarien : impacts et opportunités, Gatineau, Observatoire du développement de l’Outaouais, 2021 ↑
- Alexandre Bégin et Iacob Gagné-Montcalm, L’Outaouais en mode rattrapage. Suivi des progrès pour combler le retard historique de la région en santé, éducation et culture, Gatineau, Observatoire du développement de l’Outaouais, 2022. ↑
- ACESO, 2011, op. cit. ↑
- Daniel LeBlanc, « UQO : le campus unifié toujours sur les rails », Le Droit, 16 avril 2024.↑
- Bergeron, Gagnon et Dubé-Belzile, 2021, op. cit., p. 13. ↑
- Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit. ↑
- Ibid. ↑
- Ibid. ↑
- Shepper, 2018, op. cit. ↑
- Bergeron, Gagnon et Dubé-Belzile, 2021, op. cit. ↑
- Cette situation prévaut pour toutes les MRC de la région, sauf pour la MRC des Collines-de-l’Outaouais, particulièrement favorisée, qui présente un ratio exceptionnel de 23,1 % de la population détenant un grade universitaire. ↑
- Ibid., p. 5. ↑
- Table Éducation Outaouais et ÉCOBES – recherche et transfert, Portrait de la réussite éducative en Outaouais, février 2021, p. 1. ↑
- Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit. ↑
- ACESO, 2011, op. cit. ↑
- Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit. ↑
- Ibid. ↑
- Ibid. ↑
- Bergeron, Gagnon et Dubé-Belzile, 2021, op. cit., p. 7. ↑
- ACESO, 2011, op. cit. ↑
- Table Éducation Outaouais et ÉCOBES, 2021, op. cit. ↑
- Daniel LeBlanc, « Statut particulier de l’Outaouais : satisfaction dans le monde de l’éducation et de la culture », Le Droit, 31 octobre 2019. ↑
- Dufour, 2014, op. cit., p. 66. ↑
- Daniel LeBlanc, « Projet majeur de 450 chambres pour le Cégep de l’Outaouais », Le Droit, 3 février 2025. ↑
- Bégin et Gagné-Montcalm, 2022, op. cit. ↑
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