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La Banque Mondiale dévoilée

27 janvier 2022, par CAP-NCS
Éric Toussaint propose un nouveau livre [1], une histoire critique de la Banque Mondiale. C’est une véritable somme et une analyse critique, forcément critique. Elle s’inscrit (…)

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Éric Toussaint propose un nouveau livre [1], une histoire critique de la Banque Mondiale. C’est une véritable somme et une analyse critique, forcément critique. Elle s’inscrit dans une activité continue et ininterrompue, scientifique et militante. Éric Toussaint est le fondateur et un des principaux animateurs du CADTM, créé en 1990 comme Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde et renommé ensuite, en 2016, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes. Il est aussi connu pour ses recherches et ses expertises qui ont été diffusées dans plus d’une vingtaine de livres, notamment Le Système dette : histoire des dettes souveraines et de leur répudiation [2], et plusieurs centaines d’articles ainsi que, dans de nombreux pays, dans l’action des comités pour l’annulation de la dette et dans les comités d’audit de la dette.

Dans une préface percutante, Gilbert Achcar souligne que les deux institutions, Banque Mondiale (BM) et Fond Monétaire International (FMI), ont surtout sévi dans les pays du Sud ce qui explique en partie la mise en tutelle et les retards de ces pays par rapport aux pays du Nord. Elles ont mis en œuvre les mesures clés de la mutation néolibérale en imposant ses grands axiomes : la privatisation des entreprises publiques ; la réduction du secteur public qui occupe une place beaucoup plus importante dans les économies du Nord ; la précarisation du travail avec encore moins de droits que pour les travailleurs du Nord ; la réduction des déficits budgétaires, et donc des dépenses sociales et des investissements publics ; le choix pour des investissements privés libérés de toute régulation publique. Le néolibéralisme pèse plus lourdement sur les pays du Sud, d’autant qu’il ne se soucie même plus de prétendre à la démocratie libérale et soutient systématiquement les dictatures. Le levier du néolibéralisme a été constitué par la dette. C’est ce qui a permis à Éric Toussaint, fondateur du CADTM, de devenir un des meilleurs connaisseurs, expert et critique de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, et un excellent pédagogue.

Le livre d’Éric Toussaint est un modèle d’expertise citoyenne. Il présente L’histoire de la BM, et du FMI à partir de la BM, des origines à 2021. Il s’appuie sur sept études de pays : Philippines (1946 à 1986) ; Turquie (1980 à 1990) ; Indonésie (1947 à 2005) ; Corée du Sud (1945 à 1978) ; Mexique (1970 à 2005) ; Équateur (1990 à 2019) ; Rwanda (1980 à 1990). Il examine au fil des chapitres la situation dans plus d’une trentaine de pays du Sud. Le livre examine les politiques de la BM sur quelques-unes des questions majeures de la situation actuelle : la crise écologique et le changement climatique ; les réactions populaires à partir du printemps arabe (2011) ; le genre et une approche féministe de la critique de la BM portée par Camille Bruneau ; les droits humains. Le livre pose en conclusion la question de l’impunité et de la justiciabilité de la BM et propose la suppression de la BM et du FMI et leur remplacement par des institutions internationales démocratiques.

Près de quatre-vingt ans d’histoire de la Banque Mondiale

L’action de la BM s’apparente à un coup d’état permanent. Elle a apporté un appui financier, technique et économique à un nombre impressionnant de dictatures, à l’apartheid et aux dépenses coloniales des puissances coloniales. Elle a aussi pesé sur l’évolution des pays qui se sont démocratisés en exigeant le remboursement des dettes passées par les dictatures et elle a imposé le néolibéralisme par l’ajustement structurel. A partir de 1989, la BM impose le « consensus de Washington » qui définit les thèses de l’école de Chicago qui a formalisé le néolibéralisme. L’agenda proclamé de ce consensus est la réduction de la pauvreté par la croissance, le libre-jeu du marché, le libre- échange, la limitation des actions économiques des pouvoirs publics.

L’action de la BM s’apparente à un coup d’état permanent. Elle a apporté un appui financier, technique et économique à un nombre impressionnant de dictatures

L’agenda caché est d’imposer le néolibéralisme par la crise de la dette et le contrôle des sociétés. Il s’agit, au nom de la libéralisation, d’imposer l’action coercitive des institutions publiques multilatérales, le groupe BM, FMI, OMC. Les pays sont piégés par la toile d’araignée tissée par le groupe de la BM et formée par ses filiales. La BM impose et finance la privatisation ; la SFI, Société Financière Internationale, investit dans les sociétés privatisées ; l’AMGI, Agence multilatérale de garantie des investissements, garantit les investissements ; le CIRDI Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, contrôle le jugement en cas de litige.

A travers l’histoire de la BM, le livre présente une histoire de l’économie mondiale après la première guerre mondiale, la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale

A travers l’histoire de la BM, le livre présente une histoire de l’économie mondiale après la première guerre mondiale, la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale. En 1931, l’Allemagne arrête le remboursement de la dette de guerre ; les européens arrêtent de rembourser la dette aux États-Unis qui réduisent leurs exportations de capitaux ; le capitalisme se grippe. Keynes souligne qu’un pays créancier doit aider les pays débiteurs à payer leurs exportations et que les dons peuvent être préférables aux prêts. Roosevelt en tire la leçon entre 1941 et 1944 ; on voit poindre la logique du plan Marshall de 1948. Les États Unis, pour protéger et favoriser leurs exportateurs, créent l’Export import Bank of Washington en 1934 et la Banque Interaméricaine en 1940. Pour que les pays remboursent, on en fait des actionnaires et les droits de vote sont calculés sur les apports ; c’est le modèle qui servira pour le FMI et la BM.

Harry White, ministre de Roosevelt est un keynésien qui prévoit deux institutions publiques fortes avec un Fonds chargé d’assurer la stabilité des taux de change en instaurant un contrôle sur les mouvements de capitaux et des subventions à l’exportation et une Banque pour fournir des capitaux et stabiliser les prix des matières premières avec ses capitaux et sa monnaie l’unitas. Les milieux financiers refusent la règlementation de la circulation des capitaux privés et leur concurrence par des capitaux publics. Le plan est revu à la baisse : pas de monnaie internationale (le bancor de Keynes ou l’unitas de White) ; la banque doit emprunter auprès des privés ; pas de stabilisation des cours des matières. La première conférence de Bretton Woods se tiendra du 1er au 22 juillet 1944 ; 44 pays y participeront. Il n’y a pas d’accord avec l’URSS qui dénonce les institutions créées comme des filiales de Wall Street.

De 1946 à 1962, la BM va aider la reconstruction de l’Europe et va aider les métropoles coloniales dans l’exploitation de leurs colonies. Elle va soutenir les pays du Nord et leurs entreprises et intervenir dans la guerre froide en contrant les Nations Unies et ses agences. Au départ, il s’agit de tirer la leçon des années 1930 en promouvant les Nations Unies et Bretton Woods.

De 1946 à 1962, la BM a aidé les métropoles coloniales dans l’exploitation de leurs colonies.

A partir de 1947, Wall Street, à laquelle la BM doit emprunter, commence à la contrôler les institutions financières internationales. La politique des prêts de la BM impose des coûts élevés pour les emprunteurs, avec des taux d’intérêt proches du marché augmentés d’une commission et des périodes de remboursement assez courtes. La BM sélectionne des projets rentables et impose des réformes économiques draconiennes. Elle oriente les investissements vers les exportations et l’argent prêté repart dans les pays du nord qui bénéficient de 96% des dépenses ; il n’y a pas eu un seul prêt pour une école avant 1962.

Le Plan Marshall de 1948 et les accords de Londres de 1953 sur la dette allemande réduisent le rôle de la BM. La dette allemande est aménagée et très fortement réduite ; elle est réglée en 1960 et les grandes entreprises allemandes sont sauvegardées. La stratégie est de construire le bloc occidental contre l’URSS et d’éviter la contagion révolutionnaire et les exemples de la Chine après 1949 et de Cuba après 1959. C’est ce qui conduit la BM à parler du sous-développement et à déclarer s’intéresser à la pauvreté, aux inégalités, à la santé, à la scolarisation.

Pour éviter une contagion révolutionnaire la BM s’est intéressée à la pauvreté, aux inégalités, à la santé, à la scolarisation

De 1960 à 1980, la BM est toujours sous l’influence et le contrôle des États-Unis qui détiennent un droit de veto de fait. L’influence des milieux d’affaires est croissante et sert de référence. La BM crée des filiales indépendantes des gouvernements. Elle s’oppose aux politiques de substitution des importations et à la satisfaction des marchés intérieurs. Elle s’oppose aux gouvernements progressistes et soutient les dictatures comme on peut le voir avec Pinochet au Chili, les colonels brésiliens, Somoza au Nicaragua, Mobutu au Zaire, Ceausescu en Roumanie, au Vietnam du Sud, à Marcos aux Philippines, à Suharto en Indonésie, au coup d’état militaire en Turquie en 1980, … Trois chapitres détaillent les politiques de la BM aux Philippines, en Turquie et en Indonésie.

De 1960 à 1973 la BM augmente les prêts parallèlement aux investissements privés. A partir du premier choc pétrolier en 1973, la BM prête en concurrence avec le privé. Après le deuxième choc pétrolier en 1979, c’est l’heure de la riposte : la hausse des taux d’intérêt et la baisse des cours des matières premières conduit au piège de l’endettement. Le transfert net sur la dette s’inverse : entre 1983 et 1991, les pays en développement remboursent plus qu’ils n’empruntent. La dette s’envole ; elle atteint 2600 milliards en 2004 dont 23% de dette multilatérale aux Institutions financières internationales, 20% de dette publique bilatérale aux États et 57% au privé. A partir de 1980 l’ajustement structurel est imposé par le FMI et la BM. La crise de la dette mexicaine illustre cette évolution.

Depuis 1980 l’ajustement structurel est imposé par le FMI et la BM

L’envolée des taux d’intérêt américains et la chute des revenus pétroliers conduit à un surendettement colossal. L’ajustement structurel se traduit par une récession, des pertes d’emplois massives, la chute pouvoir d’achat, la privatisation des entreprises, la concentration des richesses. C’est la fin des politiques progressistes mexicaines menées de la révolution de 1910 aux années 1940.

La BM devient l’huissier des créanciers, pour les banques privées, américaines et aussi européennes et japonaises. Elle va forcer à convertir les dettes privées en dettes publiques. FMI et BM fixent les règles : les créanciers agissent collectivement, les pays endettés séparément avec défense de former un front commun. Ils doivent payer obligatoirement les intérêts, il n’y a pas d’annulation ou de réduction, que des rééchelonnements et l’intégration des intérêts dans le calcul du transfert net. Ils doivent s’engager à réaliser les politiques d’austérité.

FMI et BM fixent les règles : les créanciers agissent collectivement, les pays endettés séparément avec défense de former un front commun

Le discours se durcit par rapport aux dirigeants des pays en développement. Ils doivent appliquer les plans d’austérité des programmes d’ajustement structurel. Il s’agit de disculper les institutions financières internationales et les pays du nord et de rendre responsables les dirigeants nationaux des pays du Sud. En fait, la complicité entre les banquiers du nord et les classes dirigeantes du sud se renforce. Elle passe par les fuites de capitaux, la corruption, le placement dans les paradis fiscaux auprès des mêmes banques.

Cheryl Payer [3], dès 1975, analyse les Programmes d’ajustement structurel : abolition du contrôle des changes et sur les importations ; dévaluation de la monnaie ; contrôle de l’inflation par la hausse des taux d’intérêts et des réserves de change ; contrôle du déficit public par la baisse des dépenses ; augmentation des taxes et tarifs des services publics ; abolition des subventions ; accueil des investissements étrangers.

Les résistances aux Programmes d’ajustement structurel sont très importantes. En Amérique Latine, le Consensus de Cathagène regroupe onze pays débiteurs de 1984 à 1987. En Afrique, Thomas Sankara met en avant l’annulation de la dette en 1987. En 1989-1991, la BM et le FMI triomphent avec la chute de l’URSS. Au contre-G7, qui se déroule à Paris en juillet 1989, le mot d’ordre est « dette, colonies, apartheid, ça suffat comme ci ! » ; le CADTM s’en saisira et le prolongera. Un allègement des dettes est proposé par le plan Brady en  990.

Les résistances aux Programmes d’ajustement structurel sont très importantes

Pourtant il apparaît clairement, en  995, que la crise de la dette n’est pas résolue. En 1996, la BM lance une nouvelle initiative de réduction, le PPTE, Programme pour les Pays Très Endettés. Le Ghana de Jerry Rawlings refuse de s’y associer. Les critiques contre la BM et contre les orientations néolibérales, prennent plus d’importance avec Jubilé 2000 et les manifestations à Washington et à Madrid, à l’occasion du cinquantenaire de Bretton Woods, autour du mot d’ordre « 50 ans ça suffit !». La BM doit aussi faire face à une crise interne avec le départ de son économiste en chef, Joseph Stiglitz, qui critique ses orientations. Elle est aussi interpellée par un rapport de la commission Meltzer au Sénat des États-Unis qui revendique toujours le contrôle de la BM et de ses orientations mais qui donne l’occasion à des critiques aux États-Unis de s’exprimer. La BM affiche alors un objectif d’action pour la réduction de la pauvreté. Ce qui n’empêche pas la BM d’être compromise dans le génocide au Rwanda en 1994 et d’intervenir dans les offensives contre l’Irak. Pour autant les orientations des Programmes d’ajustement structurel et du consensus de Washington restent toujours les références de la BM et du FMI comme on a pu le voir au Sri Lanka, à Haïti, en Équateur, en Tunisie et en Égypte. Le chapitre sur l’Equateur montre les avancées et les limites des résistances d’un État aux politiques du FMI et de la BM à partir de 2006 et jusqu’à un tournant en 2011 qui accepte les oukases de la BM. Éric Toussaint a participé activement aux travaux de la Commission d’audit intégral du crédit (CAIC) à Quito 2007-2008.

Face à ces critiques, dans les années 2000, le débat au sein de la BM est analysé par son économiste en chef Anna Krueger qui pointe la différence avec les années 1970. Elle évoque le choix entre poursuivre ses activités en priorité « pour » les pays pauvres ou se concentrer sur les « soft issues », les droits des femmes, l’environnement et les ongs. Elle réaffirme la poursuite de l’agenda néolibéral qui se décline avec le maintien des institutions multilatérales, le contrôle par les États-Unis, l’annulation des dettes pour les PPTE, l’attribution de dons plutôt que des prêts, la prise en charge des services par le secteur privé, la lutte contre la corruption.

La Banque Mondiale et les grandes questions stratégiques

L’histoire critique de la BM permet à Éric Toussaint, tout au long du livre de passer en revue quelques grandes questions stratégiques : le débat sur les théories du développement ; le climat et la crise écologique ; la pandémie ; les printemps arabes ; la prise en compte du genre ; les droits humains ; les rapports aux Nations Unies ; un système multilatéral alternatif.

Le livre présente une analyse des théories de la Banque Mondiale. Elles sont caractérisées de mensonges théoriques sur le développement. C’est en fait une vision conservatrice et ethnocentrique qui se réfère à une idéologie du développement.

Le livre présente une analyse des théories de la Banque Mondiale

Le projet est de s’appuyer sur l’endettement extérieur, d’attirer des investissements étrangers et d’importer des biens de consommation. Le livre passe en revue et critique différentes théories. Le modèle de Samuelson magnifie le libre-échange. Le modèle de Rostow sur les cinq étapes du développement codifie le modèle des pays occidentaux. L’insuffisance supposée de l’épargne justifie le financement extérieur. Le modèle à double déficit, épargne et devises, se traduit par la priorité aux exportations et par la dette extérieure en devises. L’effet de ruissellement affirme que les retombées positives de la croissance pour les riches finiront par bénéficier aux pauvres. Les inégalités sont supposées découler de la croissance comme le formaliserait la courbe de Kuznets. Le chapitre sur la Corée du Sud démasque le miracle revendiqué par la BM pour justifier ses orientations. Il montre que la Corée du Sud a mis en œuvre une politique opposée à celle que met en avant la BM avec une action de l’État massive, la substitution d’importations, une industrialisation initiale appuyée sur la réforme agraire, une industrie lourde. Un modèle étatiste contraire au modèle présenté comme la référence.

L’action pour le climat et la crise écologique n’apparaissent dans les déclarations de la BM que très tardivement. Le modèle de la BM est destructeur des droits humains et de l’environnement. Les projets soutenus par la BM se traduisent par la déforestation, les mégaprojets énergétiques, la destruction des protections naturelles des côtes par les mangroves, les industries extractives, l’agrobusiness, les privatisations et l’accaparement des terres, les monocultures d’exportation, le soutien des entreprises semencières.

La politique de la BM détruit les droits humains et l’environnement

Lawrence Summers, son économiste en chef, déclarera en 1991 que les pays en développement sont en réalité sous-pollués. Ce qui n’a pas empêché la Conférence de Rio pour l’environnement de confier à la BM la gestion du Fonds Mondial de protection de l’environnement. Et Anne Krueger affirmera en 2003 que la croissance se traduit forcément par une dégradation de l’environnement, l’amélioration ne pouvant intervenir que dans un deuxième temps. Le tournant est amorcé en 2006, sans aucune autocritique, à partir du rapport Stern. La prise de conscience aux États-Unis après l’ouragan Katrina, à la Nouvelle Orléans, facilite le tournant de la BM et son intérêt pour l’environnement. Elle va soutenir la Commission globale pour l’économie et le climat qui défend le capitalisme vert. Malgré la commission des barrages et la commission des industries extractives, la BM continue à mettre en œuvre son modèle productiviste. Ce qui ne l’empêche pas de s’auto-féliciter pour son action pour l’environnement ; bien que l’on voie mal de quelle action il s’agit ! Éric Toussaint propose que les dettes qui ont servi à des projets nocifs pour l’environnement, alors que la BM savaient qu’ils l’étaient, soient considérées comme des dettes odieuses et soient annulées.

Des années 2010 à la pandémie, la période est caractérisée par la quête ratée d’une nouvelle image. En 2014, le FMI dit avoir appris de la crise financière de 2008. Mais, chassez le naturel, il revient au galop ! En fait, la contraction des dépenses publiques concerne 119 pays ; ce sont toujours des programmes d’ajustement structurel qui sont mis en œuvre. En 2021 on assiste à nouvelle étape austéritaire, combinant austérité et autoritarisme ; des mesures d’austérité sont attendues dans 159 pays pour 2022. Les dépenses liées à la pandémie se traduisent par des déficits budgétaires et une dette croissante. Le programme Doing business qui devait renouveler les programmes d’ajustement structurel tout en prolongeant les orientations néolibérales est abandonné en 2021. Les politiques de santé avaient été mises à mal par l’ajustement structurel. Il n’y a eu aucune annulation des dettes pendant la pandémie. Entre mars 2020 et 2021, la BM a reçu plus de remboursements des pays en développement qu’elle n’a octroyé de dons ou de prêts.

L’incompréhension du FMI et de la BM par rapport aux printemps arabes est révélatrice. La BM n’a pas vu venir les printemps arabes et en réponse, a confirmé ses orientations. Elle n’a pas compris les révoltes contre les dictateurs, Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte, qui étaient ses favoris.

La BM n’a pas compris les révoltes contre les dictateurs, Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte, qui étaient ses favoris 

Elle affirme que la situation des couches populaires s’était améliorée et que la pauvreté et les inégalités étaient en baisse avant 2011. Elle explique les soulèvements par le mécontentement des couches moyennes alors que le Moyen Orient est une des régions les plus inégalitaires dans le monde. La BM considère que l’augmentation des inégalités est nécessaire pour le développement. On trouve même dans certains textes de la BM cette idée incroyable : « ce n’est pas l’inégalité qui est grave, c’est l’aversion pour l’inégalité ». La BM n’a pas changé d’orientation dans la région arabe. Elle préconise toujours de privatiser les entreprises publiques, de laisser jouer le marché, de rendre les jeunes plus compétitifs et les femmes plus performantes. Le CADTM avance une approche alternative qui s’appuierait sur la prise de conscience populaire, l’auto-organisation, des politiques sociales ambitieuses, plus de justice, une libération par rapport à l’oppression.

La BM prétend prendre en compte le genre. Dans un chapitre brillant, Camille Bruneau démonte cette prétention et présente une lecture éco-féministe de la dette et de la BM. Elle souligne que les enjeux de genre sont imbriqués avec des systèmes d’oppression et des rapports sociaux inégalitaires et que les actions de la BM sont contraires à toutes les perspectives d’émancipation.

Les enjeux de genre sont imbriqués avec des systèmes d’oppression et des rapports sociaux inégalitaires

Les femmes sont impactées en tant que femmes dans un système patriarcal et par l’accroissement général des inégalités ; elles subissent les impacts genrés des programmes d’ajustement structurel et des politiques de la BM. Elle souligne le travail sous payé et gratuit d’une majorité de femmes qui seraient « naturellement » vouée au travail de care (soins, soutien, services). Les femmes sont les premières concernées avec un statut marginal sur le marché du travail, les licenciements et la précarisation, la subordination du travail domestique. La dette accentue la division sexuelle et raciale du travail el les violences sexistes. Jusqu’en 1982, les femmes sont considérées comme des paysannes arriérées et des mères de trop d’enfants. A partir de 1990, on commence à mettre en avant la réduction des inégalités entre hommes et femmes. En 1995, la Conférence de Pékin met en avant les droits des femmes.

Les femmes subissent les impacts genrés des programmes d’ajustement structurel et des politiques de la BM

Pour la BM, la réduction des inégalités passe par la participation à l’économie. En 2001, la BM avance la première gender mainstreaming strategy. En 2006, on met en avant les inégalités et les discriminations de genre avec des propositions : investir dans la protection sociale, santé, éducation des filles, eau et toujours, la propriété privée et la productivité. En 2007, le gender action plan avance que l’égalité des sexes est un atout économique. En 2015, la BM parle de croissance inclusive. C’est une action de communication plus qu’une conscience féministe ; la priorité est toujours à la dette contre les dépenses sociales. Pour le FMI, les femmes sont « un des actifs les plus sous-utilisés de l’économie » ; la réponse, c’est la mise au travail salarié des femmes. Il y a eu, avec l’évolution générale, des améliorations : le recul de l’âge de la maternité, l’accès à l’école, l’égalité formelle, la formation. Mais elles ont été remises en cause par les programmes d’ajustement structurel, les politiques agricoles qui accroissent les inégalités, les projets extractivistes qui détruisent les territoires, la destruction des services publics compensés par le travail gratuit des femmes. L’accès au microcrédit a été organisé comme le droit et le devoir des femmes à s’endetter en négligeant le travail de care et le travail gratuit. La vision de l’égalité, quand elle est affichée, vise à permettre aux femmes de rivaliser sur les marchés du travail, financiers, fonciers, des produits. Elle ne concerne pas l’accès aux structures du pouvoir ou leur remise en cause et elle impacte négativement les inégalités de genre. La dette économique s’accompagne d’une dette écologique et d’une dette reproductive.

La BM et le FMI devraient respecter les droits humains. En tant qu’institutions spécialisées des Nations Unies, elles sont tenues de le faire. Et pourtant, les institutions financières internationales refusent d’être soumises aux traités internationaux et aux droits qu’ils reconnaissent. La BM prétend qu’elle doit se limiter aux considérations économiques et n’a pas à prendre en compte les droits humains. Elle avait pourtant étendu ses compétences à la corruption, au blanchiment, au terrorisme, à la gouvernance. La BM et le FMI ne reconnaissent pas les droits collectifs des populations et des individus, Elles avancent une vision néolibérale et n’ont pas de respect des droits sociaux, économiques culturels, civils et politiques. Le seul droit qu’elles reconnaissent vraiment et font passer avant tout, c’est le droit individuel à la propriété privée.

Le seul droit que BM et FMI reconnaissent vraiment et font passer avant tout, c’est le droit individuel à la propriété privée

Les programmes d’ajustement structurel ne respectent pas les droits humains. La Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies, au niveau des sous commissions Droits économiques sociaux et culturels et Droits civils et politiques ont conclu à une violation des droits humains par les programmes d’ajustement structurel. Pour la BM, il faut empêcher les États d’intervenir dans l’économie par rapport au privé.

Le livre montre dans un de ses premiers chapitres les rapports difficiles entre la BM et le FMI, d’une part, et le système des Nations Unies. Les pays en développement avaient proposé la création du Fonds Spécial de Nations Unies pour le développement économique, le Sunfed. La BM avait réagi en créant l’AID (Agence internationale pour le développement) pour proposer des prêts aux pays pauvres. Le désaccord porte toujours sur la règle des institutions internationales : un pays, une voix. L’ONU a réussi à convaincre l’OIT (Organisation Internationale du Travail), l’UNESCO, la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) d’adopter cette règle mais pas la BM et le FMI. Par ailleurs, quand on rappelle à la BM et au FMI que toute organisation internationale, sujet de droit, doit respecter le droit international et les droits humains, elles prétendent que seuls les États, leurs actionnaires par ailleurs, seraient responsables des politiques menées, même si elles leurs sont imposées par les institutions financières internationales. Pourtant, ces politiques ont des répercussions directes sur la vie et les droits fondamentaux des peuples. La Charte des Nations Unies est un traité international qui codifie les relations internationales ; la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est une obligation. La Déclaration sur le droit au développement, adoptée en 1986 par l’Assemblée Générale des Nations Unies est tout simplement ignorée. Éric Toussaint pose alors la question de l’impunité de la BM et du FMI. Il examine pourquoi porter plainte et qui peut le faire.

Le livre se termine par une ouverture : un plaidoyer pour abolir et remplacer la BM et le FMI. Ce plaidoyer commence par 32 thèses à charge pour résumer un réquisitoire d’accusation fondée. Il propose de définir une nouvelle architecture démocratique internationale et indique quelques pistes pour y parvenir. L’OMC, Organisation Mondiale du Commerce, devrait être redéfinie pour garantir la réalisation des traités internationaux fondamentaux, à commencer par la DUDH, Déclaration Universelle des Droits Humains, et les traités environnementaux. L’Organe de Règlement des Différends de l’OMC serait supprimé. La nouvelle Banque Mondiale serait largement régionalisée ; elle accorderait des prêts à bas taux d’intérêt et des dons compatibles avec les droits sociaux et environnementaux et les droits humains en privilégiant l’intérêt des peuples et pas celui des créanciers.

Le livre se termine par une ouverture : un plaidoyer pour abolir et remplacer la BM et le FMI

Le nouveau FMI assurerait la stabilité des monnaies ; il mènerait la lutte contre la spéculation, interdirait les paradis fiscaux et la fraude fiscale, contrôlerait les mouvements de capitaux. Il pourrait aussi mettre en œuvre la collecte des taxes internationales. Des fonds monétaires régionaux pourraient être créés. La définition des trois institutions financières internationales seraient réaffirmées en tant qu’institutions spécialisées des Nations Unies.

Les Nations Unies devraient aussi être réformées en donnant plus d’importance à l’Assemblée Générale et en supprimant le droit de veto et le statut de membre permanent au Conseil de sécurité. Un dispositif international de droit, un pouvoir judiciaire international, devrait compléter la Cour Internationale de La Haye et la Cour Pénale Internationale. Le droit international ne serait pas subordonné au droit des affaires. Pour assurer une transformation sociale équitable et solidaire, il faudra rejeter le modèle de développement lié au modèle de croissance productiviste. Pour cela, il faudra briser la spirale infernale de l’endettement et abolir les dettes odieuses, en se référant à la doctrine juridique de la dette odieuse définie par Alexander Sack depuis 1927. Le financement économique et social peut être assuré par des emprunts légitimes et des impôts socialement justes, sans répondre à l’endettement par la charité. Les autorités nationales démocratiques doivent pouvoir suspendre le paiement des dettes publiques et annuler les dettes illégitimes, en s’appuyant sur un audit citoyen. Pour achever la décolonisation, il faudra définir un système international de redistribution des revenus et des richesses et inventer des mécanismes de décisions sur la destination et l’utilisation des fonds. Il s’agira aussi de constituer des regroupements régionaux avec une banque régionale commune et un fonds régional monétaire commun.

Quelques prolongements

A partir du résumé du livre nous avons une histoire critique de la BM et aussi une analyse, à partir de la logique dominante représentée par la BM, de quelques-unes des grandes questions qui se posent aujourd’hui dans l’ordre international. Dans ce livre, Éric Toussaint emploie un style direct ; il s’appuie sur une expertise et une approche scientifique et ensuite tranche et propose une action vigoureuse et radicale. Il ne se réfugie pas dans des interrogations telles que « il faudrait étudier la question de la dette », il analyse la dette et puis affirme, « il faut annuler les dettes odieuses ». Je suis assez fortement d’accord avec les analyses et les conclusions d’Éric Toussaint ; je voudrais maintenant proposer quelques réflexions en complément pour nourrir le débat sur l’ordre international en mettant l’accent sur quelques questions. Il s’agit de prolongements par rapport au livre ; en me libérant de la centralité de la BM, je mettrai plus l’accent sur les débats par rapport à l’internationalisme. Je n’aborderai que quatre questions : la périodisation des quatre-vingt dernières années ; les mouvements porteurs de radicalité ; le keynésianisme dans le débat théorique et les alliances ; les alternatives du point de vue des institutions internationales.

Cette approche met l’accent sur l’importance du mouvement de décolonisation et sur ses succès

Le débat sur la périodisation permet de mettre en lumière les contradictions de l’ordre mondial. Le livre est consacré à l’histoire, critique, de la BM ; il part donc de l’évolution de la BM et du FMI et de leurs politiques. Dès le départ, il avertit de l’importance de la lutte des classes dans chaque pays et dans le monde, sans oublier la domination patriarcale. Je voudrais, en complément, resituer cette histoire de la BM dans le mouvement de la décolonisation en accordant plus d’importance à ce mouvement et à son prolongement, l’altermondialisme. Cette approche met l’accent sur l’importance du mouvement de décolonisation et sur ses succès. En fait la BM et le FMI, en tant que mandataires des pays occidentaux, n’ont pas toujours été les meneurs du jeu. Bien sûr ils ont été offensifs et n’ont pas manqué de contraindre et d’agresser les pays du Sud ; mais ils ont aussi été en partie mis sur la défensive par rapport aux avancées de la décolonisation. Sur la longue période, et malgré les difficultés et les agressions, le mouvement principal est celui de la décolonisation et de l’importance des luttes et des avancées des peuples contre la domination.

La BM et le FMI, en tant que mandataires des pays occidentaux, n’ont pas toujours été les meneurs du jeu

Sur la longue période, les luttes des peuples remettent en cause l’impérialisme et mettent en avant la revendication de libération nationale et d’indépendance. L’histoire des luttes anticoloniales est ancienne ; elle commence avec la résistance aux conquêtes coloniales.

Sur la longue période, et malgré les difficultés et les agressions, le mouvement principal est celui de la décolonisation 

Le droit à l’autodétermination des peuples est affirmé à l’issue de la première guerre mondiale. Un mouvement politique international de la décolonisation se construit. Le Congrès des Peuples d’Orient, à Bakou en 1920, propose l’alliance stratégique entre les mouvements de libération nationale et les mouvements ouvriers. Le Congrès des Peuples Opprimés, à Bruxelles en 1927, met en avant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’indépendance nationale. L’impérialisme est identifié comme le stade suprême du capitalisme. Cette alliance va ouvrir une longue période de luttes de libération, de 1920 à 1945, qui va progressivement mettre les puissances coloniales sur la défensive.

De 1944 à 1980, ce sont les pays décolonisés qui sont à l’offensive. Après la Conférence de Bretton Woods, en 1944, commence une période avec la reconstruction de l’Europe d’un côté, les soulèvements anticoloniaux, les massacres coloniaux et les premières indépendances en Afrique et en Asie de l’autre. En 1955, a lieu, à Bandung (en Indonésie) la rencontre des 29 premiers États indépendants d’Afrique et d’Asie. On y discutera de la poursuite de la décolonisation, des risques de troisième guerre mondiale et du non-alignement, des politiques de développement des nouveaux États, des débats aux Nations Unies [4]. Après Bandung, la décolonisation s’étend avec le Ghana en 1957, la Guinée en 1958, l’Algérie en 1962, les colonies portugaises en 1975, la défaite américaine au Vietnam en  975. De 1945 à 1980, la BM et le FMI sont contestés et parfois sur la défensive par les avancées des pays décolonisés, de la révolution cubaine et de l’élargissement de Bandung à la Tricontinentale et de la première phase mouvement des non-alignés en 1961. Ce mouvement continuera avec la fin de l’apartheid en 1990. La contradiction la plus forte se situe entre 1973 et 1979. En 1973, le Mouvement des Non Alignés, réuni à Alger adopte le Nouvel Ordre Économique Mondial qui sera voté aux Nations Unies en 1974. Il propose le contrôle des matières premières, le financement du développement, l’industrialisation, le contrôle des technologies, le contrôle des multinationales. Fin 1973, à la suite de la guerre entre Israël et les pays arabes, les pays du Golfe réduisent leur production. Le prix du pétrole est multiplié par quatre. En 1979, la révolution islamique en Iran se traduit par un nouveau doublement des prix. La création en 1975 du G5 qui deviendra le G7, organise la riposte : endetter les pays du Sud, imposer des plans d’ajustement structurel, mettre en place le néolibéralisme, contrôler le Sud et accentuer la crise du bloc soviétique. La réponse par les non-alignés est rendue difficile par la division entre pays pétroliers et pays non-pétroliers.

De 1980 à 1989, c’est une période d’offensive de la BM et du FMI, sous contrôle des États-Unis. Le néolibéralisme devient la doctrine dominante. Il a été expérimenté au Chili par les Chicago boys de Milton Friedman qui ont imposé la subordination totale au marché qui définit l’ajustement structurel. Il a aussi été préparé par le directoire des pays impérialistes, le G5 qui deviendra G7, qui lance la contre-offensive de l’endettement à partir de la mise en œuvre du recyclage des pétrodollars. Le mot d’ordre est : endettez-les ! Le Mouvement des non-alignés refuse, dans un premier temps, de suivre les orientations du consensus de Washington et des institutions de Bretton Woods (le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et l’Organisation Mondiale du Commerce l’OMC). Les Non Alignés sont confrontés après la chute du mur de Berlin, en 1989 à la définition même du Non Alignement. Les pays occidentaux désignent un nouvel ennemi au nom du choc des civilisations : l’Islam. Les guerres d’Afghanistan, les deux guerres d’Irak, la destruction de la Libye, les interventions israéliennes, le jeu trouble des monarchies du Golfe, vont donner du souffle au djihadisme et renforcer les discriminations contre les musulmans en Europe et aux États-Unis.

Le mouvement altermondialiste s’affirme comme le mouvement anti-systémique du néolibéralisme [5]. Dès 1980, il met en avant le refus de la dette et des plans d’ajustement structurel. Les comités contre la dette sont très actifs dans les pays du Sud, par exemple aux Philippines, au Cameroun et en Amérique Latine. En 1988, à Berlin, le Tribunal Permanent des Peuples, tribunal d’opinion qui succède au Tribunal Russell, condamne le FMI et la BM [6]. En 1989, c’est le triomphe de Bretton Woods et des États-Unis ; la chute du mur de Berlin. L’impérialisme est confronté à une nouvelle question, la redéfinition du système international qui va consolider sa victoire. Il tente de marginaliser les Nations Unies en accusant les pays du Sud de contrôler l’Assemblée Générale, il privilégie Bretton Woods autour de la BM et du FMI et complète ces institutions avec L’OMC, l’Organisation Mondiale du Commerce. De 1989 à 1999, le mouvement altermondialiste cible Bretton Woods, l’OMC et le G7. Ce sont les grandes manifestations à Berlin, Washington et Madrid autour du mot d’ordre : le droit international ne doit pas être subordonné au droit aux affaires. En 1999, l’échec de la Conférence de Seattle qui devait affirmer le rôle central de l’OMC montre les difficultés de Bretton Woods à imposer son hégémonie. C’est à Seattle que s’affirment les nouveaux mouvements qui vont constituer la base de l’altermondialisme (mouvement syndical mondial, mouvement paysan, mouvement des femmes, mouvement écologiste, mouvement de solidarité internationale).

A partir de 2000, le mouvement altermondialiste organise les Forums sociaux mondiaux en opposition, et en alternative, au Forum économique mondial de Davos. En 2008, la crise financière, constitue une nouvelle rupture dans l’évolution du néolibéralisme. Elle est suivie à partir de 2011 par des insurrections dans plusieurs dizaines de pays, ouvre une nouvelle période ; ce sont les printemps arabes, mais aussi les indignés et les « occupy ». Le néolibéralisme entame une mutation austéritaire, combinant austéritarisme et sécuritarisme. Les mouvements réactionnaires, identitaires et d’extrême droite, se renforcent en réponse aux nouvelles formes de contestation des mouvements sociaux salariés et paysans, d’émancipation féministe, écologistes, antiracistes, des peuples autochtones, des migrants. La crise de la pandémie et du climat ouvre une nouvelle crise de civilisation. Le mouvement altermondialiste est confronté à un nécessaire renouvellement. Mais, le système dominant, celui de Bretton Woods et des États-Unis est aussi interpellé dans sa prétention à définir un développement qui vise en fait le contrôle des peuples.

Croiser la stratégie de domination, toujours à l’œuvre, avec l’histoire des réponses des peuples

J’ai insisté sur cette lecture de la période parce que, en complément de l’analyse du livre qui donne une lecture très juste de l‘histoire de la BM dans sa volonté de définir l’avenir, il nous faudra croiser la stratégie de domination, toujours à l’œuvre, avec l’histoire des réponses des peuples.

La deuxième réflexion que je proposerai, en prolongement du livre, concerne les mouvements sociaux et citoyens porteurs des résistances et des nouvelles radicalités. Le mouvement altermondialiste ne se limite pas aux forums sociaux mondiaux. Il est le mouvement anti-systémique du néolibéralisme comme modèle dominant de la mondialisation capitaliste. Le livre comprend une analyse de ces mouvements par rapport à l’action de la BM et du FMI. Il faudra prolonger ces analyses en partant de l’histoire de ces mouvements et de leurs propositions. Le mouvement ouvrier, et plus largement le mouvement des salariés et de leurs syndicats, est confronté aux nouvelles formes du travail, en liaison avec l’évolution scientifique et technique. Compte tenu de son rôle fondamental, son évolution et ses mutations seront centrales ; la stratégie par rapport au travail est un élément déterminant. Le mouvement paysan a engagé une évolution considérable avec La Via Campesina. L’agriculture paysanne se révèle plus moderniste que l’agro-industrie, plus adaptée aux impératifs écologiques et porteuses de propositions stratégiques avec la souveraineté alimentaire et l’agriculture biologique. Le mouvement écologiste est porteur d’une rupture fondamentale et radicale sur la conception du développement et de la transformation des sociétés et de la planète. Le mouvement des femmes introduit un bouleversement dans les manières de penser le sexe et le genre, il est porteur d’une rupture civilisationnelle. Le mouvement des peuples autochtones et le mouvement contre le racisme prolongent le mouvement de la décolonisation. Il en est de même avec les mouvements de migrants et de solidarité avec les migrants. Tous ces mouvements doivent définir leur stratégie par rapport aux ruptures dans l’évolution et au changement de période. C’est dans cette approche que se définira un nouveau projet commun porteur d’émancipation. Cette approche permettra de prolonger et de renouveler la définition du droit au développement, présenté dans le livre et qui avait été adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1986.

Les mouvements sociaux doivent définir leur stratégie par rapport aux ruptures dans l’évolution et au changement de période

La troisième réflexion, en prolongement du livre, concerne la question de la théorie et des alliances. Je l’aborderai à travers la question du keynésianisme. Le livre analyse, à plusieurs reprises, le keynésianisme et ses contradictions dans la définition même de Bretton Woods et dans son rejet radical par le néolibéralisme [7]. Nous sommes confrontés à une situation difficile ; il s’agit de tirer les leçons de l’échec du soviétisme comme voie de construction du socialisme et de l’échec de la sociale démocratie comme projet de transformation sociale.

Tirer les leçons de l’échec du soviétisme comme voie de construction du socialisme et de l’échec de la sociale démocratie comme projet de transformation sociale

Les compromissions du keynésianisme avec le capitalisme et les États impérialistes permettent de le comprendre. Pourtant, le keynésianisme a été contradictoire, ses références à l’action publique, à l’emploi, à la monnaie, au commerce international ne sont pas inintéressantes. Certains des disciples de Keynes, comme Joan Robinson par exemple, se sont inscrits dans des démarches marxistes. Sur le plan politique aussi, Olaf Palme en Suède par exemple a démontré l’intérêt de certaines positions internationales.

Les compromissions du keynésianisme avec le capitalisme et les États impérialistes

Aujourd’hui, la question des alliances met en évidence l’intérêt des approches keynésiennes de Joseph Stiglitz ou Paul Krugman dans leurs critiques de la BM et du FMI. L’approche de Alexandria Ocasio Cortes (AOC), de Democratic Socialist of Americas et de Bernie Sanders, pour un « internationalist green new deal » montre des renouvellements possibles de la pensée keynésienne. Il s’agit d’ouvrir le débat sur les alternatives possibles au capitalisme et au néolibéralisme en approfondissant l’approche critique du keynésianisme et du soviétisme.

La quatrième réflexion, en prolongement du livre, concerne les alternatives du point de vue des institutions internationales. Les quelques pages en conclusion du livre proposent des pistes tout à fait intéressantes. La démarche est de resituer les institutions financières internationales dans le cadre des Nations Unies tout en mettant en avant la nécessaire réforme du système des Nations Unies. C’est un chantier essentiel. C’est celui du droit international et celui de l’évolution géopolitique et de la possible multipolarité. Une des pistes pour cette réforme est de s’appuyer sur les Conférences internationales qui avaient été organisées par les Nations Unies pour résister à la marginalisation recherchée par Bretton Woods et les États-Unis. Notamment la Conférence de Rio en 1992 sur environnement et développement, prolongées par les COP Climat ; la Conférence de Copenhague sur les droits sociaux, la Conférence de Pékin sur les droits des femmes, la Conférence d’Istanbul sur le logement, la ville et les collectivités locales. Se pose alors la question de la décolonisation inachevée. La première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des États, est presque achevée.

Se pose la question de la décolonisation inachevée

On a pu en mesurer l’importance, les contradictions et les limites, d’autant que le néolibéralisme peut être caractérisé comme une forme de recolonisation. La deuxième phase de la décolonisation, celle de la libération des nations et des peuples commence. Elle interroge la nature des États et de la démocratie. Nous sommes à l’articulation des deux phases de la décolonisation, celle de l’indépendance des États qui n’est pas encore achevée et celle, qui s’ouvre, de la définition des nouveaux possibles.

 

Ma recension est un peu longue parce que c’est un livre important à lire et à diffuser. Le résumé de la présentation de l’histoire de la Banque Mondiale voudrait démontrer que ce livre remarquable est une référence pour la compréhension de l’histoire économique mondiale et pour la mise en évidence des logiques des pouvoirs dominants du mode actuel et de certaines des grandes questions stratégiques qui caractérisent la période à venir. Les prolongements s’inscrivent dans l’ouverture du débat qui concerne les logiques à l’œuvre, les résistances et les alternatives nécessaires dans les luttes pour une émancipation internationaliste des peuples.

 

Gustave Massiah


[1] Éric Toussaint, Banque Mondiale, une histoire critique, Éditions Syllepse, Paris, 2021

[2] Éric Toussaint, Le Système Dette : Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Éditions Les liens qui libèrent, Paris, 2017

[3] Cheryl Payer, The Debt Trap : The International Monetary Fund and the Third World, Editions Monthly Review Press Classic Titles, New York, 1975

[4] Gustave Massiah, Bandung, un moment historique de la décolonisation, décembre 2021https://www.cadtm.org/Bandung-un-moment-historique-de-la-decolonisation

[5] Immanuel Wallerstein, Dilemmas for the Global Left, Preface to Gustave Massiah, in collaboration with Elise Massiah, Strategy for the alternative to globalization, Black Rose Books, Montreal, 2011

[6] Robert Triffin, économiste reconnu, avait assuré une défense critique du FMI, défense parce qu’il considérait que des institutions internationales sont nécessaires, mais critique par rapport aux politiques imposées par le FMI et la BM. L’acte d’accusation avait été rédigé par Gustave Massiah ; Cheryl Payer avait participé à la session, et était intervenu sur le FMI et l’Inde https://www.ritimo.fr/opac_css/index.php?lvl=notice_display&id=3881

[7] Dans la préparation de Bretton Woods, Pierre Mendès France avait proposé une monnaie – matières premières (exposé du débat avec Pierre Mendès France dans le Bulletin de liaison du cedetim n°1 – 1967)

 

Des soins ! Pas la guerre !

26 janvier 2022, par CAP-NCS
« Nous sommes en guerre » disait Emmanuel Macron en s’adressant à la nation française le 16 mars 2020. Le lendemain, Boris Johnson annonçait aux Britanniques : « Nous devons (…)

« Nous sommes en guerre » disait Emmanuel Macron en s’adressant à la nation française le 16 mars 2020. Le lendemain, Boris Johnson annonçait aux Britanniques : « Nous devons agir comme un gouvernement en temps de guerre ». Cette même journée, de ce côté-ci de l’Atlantique, Donald Trump déclarait qu’il se considérait comme un « président en temps de guerre » combattant un « ennemi invisible » qu’il nomma ostensiblement le « virus chinois ». Le 26 mars, après un battage médiatique présentant le Québec comme la province la plus touchée par la COVID-19 au Canada, c’était au tour de François Legault d’évoquer la guerre.

Pour sa part, le Premier Ministre du Québec précisa que dans cette guerre au virus, il considérait l’ensemble du peuple québécois comme son armée : « On a actuellement une espèce d’armée de 8,5 millions de personnes pour combattre le virus. Ça risque d’être la plus grande bataille de notre vie. On va en parler longtemps. Nos petits-enfants, dans 20 ans, dans 50 ans, vont se rappeler comment le peuple québécois a réussi, ensemble, à gagner la bataille ». Mais la palme d’or de la proclamation de guerre la plus originale va sans contredit au Premier Ministre du Canada, Justin Trudeau qui, dans un discours digne d’une peinture de Magritte, a déclaré solennellement : « Ceci n’est pas une guerre », pour ensuite s’empresser d’ajouter que « le combat n’en est pas moins destructeur et dangereux » avec une « ligne de front qui se trouve partout ».

Cette surenchère dans la rhétorique guerrière semble avoir inquiété le collectif Échec à la guerre et dès le mois d’avril 2020, on pouvait lire sur leur site un texte de la professeure de sociologie Susan Sered expliquant qu’il était dangereux en termes de justice et de droits de la personne d’utiliser la métaphore « faire la guerre au Coronavirus ». Sered soulignait qu’aux États-Unis, sous Reagan puis sous Clinton, la guerre contre la pauvreté s’était transformée en guerre contre les pauvres tandis que la guerre contre la drogue était devenue une guerre contre les personnes en consommant, ciblant tout particulièrement les communautés noires. Mais cette mise en garde a eu peu d’impact. Le ton était donné. Partout en Occident, la guerre au coronavirus était déclenchée et elle continue de faire rage en ce moment encore.

Pourtant, des milliers de voix provenant du milieu scientifique se sont élevées afin d’alerter les décideurs face aux dommages collatéraux liés à une stratégie se bornant à tout miser sur les nouveaux vaccins à ARN messagers proposés par Big Pharma. Mais ces personnes ont été jugées et condamnées comme des complotistes ou des antivax nuisant à l’effort de guerre. Pour plusieurs experts ayant une perspective dissidente ou pour toutes celles et ceux qui tentent d’attirer l’attention sur des angles morts, la censure et l’ostracisme sont les sentences appliquées promptement par Big Tech et les grands médias. Tout comme lors des aventures guerrières du passé, il semble que c’est la vérité qui est la première victime de la guerre contre le coronavirus.

Mais contrairement aux guerres passées, la vérité occultée dans le cas de la guerre au Coronavirus est d’une simplicité déconcertante : Quand on est aux prises avec un virus, on ne part pas en guerre. On se soigne. Et quand il s’agit de soigner, les soignants ne devraient pas céder leurs places aux politiciens, aux militaires, aux technocrates ou aux experts en modélisations épidémiologiques. Si chaque individu est traité comme une menace virologique ambulante et non comme un être humain qui a le droit d’être soigné dans sa globalité ainsi que dans le respect de son consentement libre et éclairé, si les pays sont perçus comme des bouillons de culture de variants et non comme des entités souveraines, la guerre au coronavirus est en réalité une guerre contre les peuples.

Aujourd’hui au Québec, toute personne qui veut la paix pour elle-même et pour son prochain doit donc déserter ou refuser de se laisser enrôler dans l’armée de François Legault. Face à la guerre mondiale au Coronavirus, aucune autorité ne peut nous retirer le droit d’être des objecteurs et objectrices de conscience. En prenant comme modèle les pacifistes des années soixante qui disaient « Faites l’amour, pas la guerre! », déclarons haut et fort ce que nous exigeons pour le mieux-être de l’humanité : Des soins! Pas la guerre !

Jennie-Laure Sully

« Si loin de Dieu, si près des États-Unis » : réponse aux rabais Buy-American Auto de Biden

26 janvier 2022, par CAP-NCS
Le « Build Back Better Act » récemment adopté par les États-Unis comprend une section qui cause une grande angoisse aux cosignataires américains de l’accord commercial entre (…)

Le « Build Back Better Act » récemment adopté par les États-Unis comprend une section qui cause une grande angoisse aux cosignataires américains de l’accord commercial entre les États-Unis, le Mexique et le Canada (USMCA).* Justifiée comme répondant à la crise environnementale ainsi qu’à l’emploi, la législation américaine prévoit des rabais sur les véhicules électriques vendus aux États-Unis – mais seulement si les véhicules sont également produits aux États-Unis.

Bien que cette décision soit indissociable du nationalisme américain auquel Trump a à la fois répondu et nourri, la position de Biden ne peut être réduite à un écho de «Make America Great» de Trump. Contrairement à Trump, le plan de Biden reconnaît et répond à la fois à l’environnement et à la nécessité de soutenir la syndicalisation. Quoi qu’il en soit, les progressistes canadiens eux-mêmes ont souvent fait valoir qu’il est éminemment sensé de lier les remises versées par le gouvernement à la protection et à la création d’emplois au pays.

Pourtant, compte tenu de la dépendance écrasante des industries automobiles canadienne et mexicaine vis-à-vis du marché américain, elles pourraient être dévastées par ce dernier stratagème Buy-American. Pour Chrystia Freeland, ministre des Finances et vice-première ministre du Canada, cette étape « risque de devenir l’ enjeu bilatéral dominant entre les deux pays ».

Rabais pour les véhicules électriques

Essentiellement, les remises fonctionnent comme suit. À compter de l’adoption complète du projet de loi, une subvention de 7 500 $ sera accordée aux acheteurs de véhicules électriques, peu importe où ils sont fabriqués. Mais à partir de 2027, la subvention de 7 500 $ ne s’appliquera qu’aux véhicules fabriqués aux États-Unis. Une subvention supplémentaire de 4 500 $ sera ajoutée si – dans une affirmation remarquablement concrète du soutien de Biden au travail organisé – les véhicules sont fabriqués dans des usines syndiquées. Cela porterait la subvention potentielle à 12 000 $. (Il n’est pas clair si la mesure de « syndicalisation » s’applique uniquement aux usines d’assemblage ou aux pièces qui entrent dans l’assemblage.)

Les tensions soulevées par Freeland tournent autour de la question de savoir si l’action américaine contrevient à l’accord commercial que le Canada et le Mexique ont soutenu en grande partie précisément pour empêcher les États-Unis d’agir unilatéralement. Mais beaucoup plus doit être déballé ici. Les remises sur les véhicules sont-elles le meilleur moyen d’accélérer l’abandon des combustibles fossiles ? L’électrification des véhicules est-elle aussi essentielle pour résoudre la crise environnementale que le battage médiatique le suggère ? La préservation de l’accord commercial actuel est-elle la réponse au dilemme auquel le Canada est confronté face à la politique américaine? Que peut faire le Canada si les États-Unis ne renversent pas ou ne modifient pas leur position ? Et la démarche pro-syndicale provocatrice prise par Biden est-elle sans ambiguïté positive ?

Il est possible qu’étant donné les intérêts des constructeurs automobiles américains à protéger leurs investissements canadiens récents et prévus et leurs options dans le choix des fournisseurs, les États-Unis pourraient cette fois accepter le Canada et le Mexique. Mais les tensions sont un autre rappel de notre déséquilibre de pouvoir avec les États-Unis et de notre vulnérabilité, accord commercial ou non, aux intérêts et priorités américains alors que les circonstances aux États-Unis changent économiquement ou politiquement.

Cette vulnérabilité doit-elle être acceptée pour des raisons « pratiques » ou devrions-nous, comme l’a suggéré le chroniqueur du Toronto Star Thomas Walkom , traiter cette dernière affirmation de la puissance de l’unilatéralisme américain non seulement comme une menace, mais comme une ouverture ? Pourquoi ne pas s’appuyer dessus pour commencer à atténuer notre dépendance excessive vis-à-vis des États-Unis ? Pourquoi ne pas contrer en déclarant un programme parallèle « Achetez au Canada » ?

Rabais

Il est utile de commencer la discussion menant à la question de Walkom par un examen du programme de rabais américain. Les remises gouvernementales sur les véhicules électriques ne sont pas elles-mêmes nouvelles en Amérique du Nord. En 2016, les libéraux provinciaux ont introduit un remboursement encore plus élevé de 14 000 $ en Ontario, la plus grande province du Canada et le centre de la production automobile. Cependant, à la mi-2018, lorsque les libéraux ontariens ont été remplacés par les conservateurs, cela a été annulé . Les libéraux fédéraux ont répliqué avec de nouveaux rabais en 2019 de 2 500 $ pour les hybrides, 5 000 $ pour les véhicules entièrement électriques – bien moins que le plan provincial initial. Le Québec, à 8 000 $, a actuellement le remboursement provincial le plus élevé; avec le remboursement fédéral, cela s’élève jusqu’à 13 000 $.

Quelques jours après l’adoption du plan de rabais américain et dans les premiers jours d’une prochaine élection en Ontario, les libéraux provinciaux ont emboîté le pas en proposant des rabais sur l’achat de véhicules électriques qui correspondaient à ceux du Québec. Le NPD et les Verts ont déclaré que leurs propres programmes étaient en préparation. (Les conservateurs étaient impénitents; Ford a plutôt choisi de construire plus d’autoroutes et de paver de vastes étendues d’une ceinture de verdure actuelle.)

Mais ce qui est particulièrement significatif dans ces réactions des politiciens provinciaux et fédéraux canadiens, c’est qu’aucun d’entre eux n’est allé jusqu’à présent dans la direction de Biden. Dans aucun d’entre eux, il n’y a de lien entre les remises et la question de l’investissement et de l’emploi intérieurs, encore moins la présence d’un syndicat.

Dans tous ces cas américains et canadiens, les remboursements obligatoires sont payés par le gouvernement, c’est-à-dire le contribuable, et non par les constructeurs automobiles. Il en est ainsi malgré la responsabilité première de l’industrie pour son rôle préjudiciable dans la résolution de la crise environnementale. Même maintenant, alors que GM se présente fièrement comme soucieux de l’environnement, il fait de son mieux pour vendre des camions gourmands en carburant et très rentables avant que la conversion aux véhicules électriques ne puisse plus être évitée.

Les remises se concentrent sur les incitations du marché pour le consommateur et chouchoutent les géants de l’automobile. Pourquoi ne pas plutôt, ou même en plus, s’attaquer au côté de l’offre et fixer directement des « objectifs » – fixer une date après laquelle les moteurs à combustion interne à base de combustibles fossiles seront interdits ? L’exemple pertinent ici est que le 1er janvier 1942, le War Production Board des États-Unis a émis une ordonnance présidentielle d’urgence pour interdire la production automobile dans un délai d’un mois afin que les installations et les matériaux automobiles puissent être convertis à la priorité écrasante de l’époque : la production militaire.

L’interdiction, malgré quelques grognements de la part des entreprises, a été remarquablement fluide et réussie : Staline lui-même (alors un allié des États-Unis) a noté que sans le virage américain vers la production militaire « nous aurions perdu la guerre ». Une initiative de transformation similaire ne devrait pas être, du moins techniquement , plus difficile, et probablement plus facile, aujourd’hui, compte tenu des avancées technologiques et institutionnelles depuis lors.

Si la crise environnementale est quelque part aussi grave que les scientifiques nous le disent frénétiquement, et que les inondations et les incendies ont forcé les sceptiques et les politiciens à le reconnaître de plus en plus, alors pourquoi la volonté politique ne peut-elle pas être organisée et mobilisée pour prendre les mesures décisives prises la dernière fois que la menace était proche de la menace mondiale à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui ? Pourquoi la réponse à cette urgence est-elle encore si discrète ?

Électrification

Pourtant, en discutant des remises sur les véhicules électriques, une question préalable ne peut être évitée. Dans quelle mesure l’électrification des véhicules automobiles privés est-elle la réponse pour échapper à notre trajectoire autodestructrice actuelle ? L’attention du public aux véhicules électriques est un indicateur bienvenu d’une prise de conscience croissante que « quelque chose doit être fait ». Et l’abandon du moteur à combustion interne est un pas en avant positif. Mais la contribution des véhicules électriques comme solution définitive à la crise environnementale est exagérée et reflète souvent un désir complaisant de continuer à vivre comme avant – ce qui n’est plus possible.

Les limites des véhicules électriques en termes d’autonomie et d’accès aux bornes de recharge sont susceptibles d’être dépassées. Plus inquiétant est que les batteries utilisées dans les véhicules électriques posent elles-mêmes de graves problèmes environnementaux dans l’extraction, la fabrication et le recyclage des matériaux (en particulier le lithium et le cobalt). Et si tout ce que nous faisons est de remplacer un type de voiture par un autre, sans interrompre l’expansion de notre culture automobile, alors les pressions environnementales seront encore aggravées par l’énergie utilisée dans la fabrication de ces véhicules supplémentaires.

Le problème n’est pas que les véhicules à moteur vont disparaître de nos routes, mais plutôt qu’un changement radical dans l’équilibre des transports au détriment des particuliers est devenu essentiel. La gratuité des transports en commun doit devenir aussi évidente que la gratuité des trottoirs. Nos routes devraient être de plus en plus occupées à la fois par des véhicules électriques fournissant d’autres services publics nécessaires (fourgons postaux, véhicules utilitaires, camionnettes de livraison, ambulances, minibus) et une utilisation plus durable des voitures électriques grâce au covoiturage (comme avec les stations de vélo) et aux taxis électriques de type uber pour compléter le transport en commun.

Surtout, parler de véhicules électriques ne doit pas nous détourner des enjeux sociaux plus larges posés par l’ampleur massive de la menace environnementale. Prenons seulement deux exemples : la relation entre les contraintes environnementales et les inégalités, et entre la planification environnementale et le contrôle privé sur l’investissement.

L’étendue des inégalités dans les sociétés capitalistes est elle-même un fléau. Mais les contraintes environnementales ajoutent une dimension supplémentaire. Dans le passé, les inégalités étaient atténuées par la croissance ; la croissance a tenu la promesse que tout le monde obtiendrait plus, même de manière inégale. Mais si la carte de visite du futur nécessite des limites à la croissance matérielle, la consommation excessive et le luxe des riches deviennent plus clairement exposés comme se faisant au détriment du plus grand nombre.

Les inégalités se confondent alors avec la crise environnementale, et les inégalités autrefois tolérées sont de plus en plus perçues comme intolérables. Une plus grande égalité devient une condition de toute acceptation générale des restrictions à la consommation individuelle.

De même, lorsque l’objectif de consommation individuelle prédominait, on pouvait affirmer (dans certaines limites, bien sûr) que les sociétés privées en concurrence pour les profits privés répondaient effectivement à ces désirs. Mais si le bien-être et la survie futurs nécessitent aujourd’hui un glissement significatif des biens de consommation individuels vers un poids plus important de l’égalité et des biens et services collectifs (santé, éducation, soins aux personnes âgées, transport gratuit, événements musicaux et culturels, etc.), et si, également, la prise en compte de l’ampleur de la crise environnementale nécessite une planification dans l’intérêt social, alors les droits de propriété privée des entreprises deviennent un obstacle majeur à la restructuration de la société d’une manière respectueuse de l’environnement.

Ce qui est donc contesté par les exemples ci-dessus n’est pas seulement une politique mais le capitalisme lui-même .

Acheter Canada ?

Alors que les libéraux fédéraux, renforcés par le soutien essentiel d’Unifor, doublent la mise sur l’accord commercial, il est essentiel de se faire appel à l’histoire. Au cours des années 1980 et 1990, les syndicats – et en particulier le Syndicat canadien de l’automobile – se sont battus contre de tels accords commerciaux. Ce qu’ils ont compris, mais qui semble maintenant perdu, c’est que les accords commerciaux ne visaient pas à protéger les emplois des travailleurs, mais plutôt les droits de propriété des entreprises. La « liberté » que défendaient principalement les accords de libre-échange était la liberté des entreprises d’agir dans l’intérêt de maximiser leurs profits sans tenir compte des impacts sociaux.

Ces accords ont verrouillé les droits des entreprises – les ont constitutionnalisés – afin qu’aucun futur gouvernement ne puisse les renverser. Dans le cas particulier de tels accords avec les États-Unis, les critiques ont compris l’évidence : les accords ne seraient pas, compte tenu du déséquilibre de pouvoir en faveur des États-Unis, aussi contraignants, d’autant plus que les circonstances économiques et politiques évoluaient. D’où le malaise persistant au Canada face aux accords commerciaux avec les Américains .

Les limites de l’USMCA étaient claires dès le début, alors même que les libéraux et le président d’Unifor, Jerry Dias, ont salué l’accord comme offrant aux travailleurs un nouveau niveau de sécurité . L’accord a été signé le 1er octobre 2018 ; environ six semaines plus tard, GM a annoncé brusquement que GM Oshawa, ainsi que plusieurs usines américaines, fermeraient. GM était convaincu que cela était autorisé par l’accord commercial, rappelant la promesse de GM en 2016 de maintenir Oshawa en activité au moins jusqu’en 2020 en échange de concessions et sa réclamation ultérieure – que le syndicat n’a pas légalement contestée – que la convention collective n’a pas bloqué ce mouvement. (À la mi-2019, GM est revenu sur sa décision, mais cela n’avait rien à voir avec l’ALE – c’était le résultat de l’évolution des conditions du marché et des capacités relatives dans diverses usines nord-américaines.)

Il se peut que doubler l’USMCA conduira à certains aménagements de la US Build Better Act. D’une part, l’administration Biden ne ciblait probablement pas tant le Canada et le Mexique qu’elle était absorbée par le chaos de la politique américaine et ignorait les répercussions de la loi sur ses «partenaires». De plus, les grands constructeurs automobiles américains, qui avaient récemment annoncé des investissements importants au Canada, voudront eux-mêmes protéger ces investissements et préféreront ne pas réorganiser radicalement leurs chaînes d’approvisionnement, ce qui impliquerait d’importer davantage de composants des États-Unis pour passer le seuil de valeur (probablement 50 %) pour être considéré comme « fabriqué aux États-Unis ».

Pourtant, cela ne mettrait pas fin à la vulnérabilité de l’industrie automobile canadienne ni n’empêcherait les pressions sur le Canada si nous voulions prendre des directions qui ne plaisent pas aux États-Unis. C’est ce qui rend l’appel si prémonitoire de Walkom à penser au-delà de la mendicité pour la miséricorde, et à la place, entamer une discussion sur la lutte contre la politique Buy-American avec notre propre programme canadien.

Il y a cependant un hic à une politique d’achat au Canada axée sur l’industrie automobile. Bien qu’il puisse desservir une ou peut-être deux usines d’assemblage, la réalité est que l’industrie canadienne n’est pas assez importante pour compenser la perte du marché américain de l’automobile. L’alternative est donc beaucoup plus complexe. Il serait nécessaire d’aller au-delà de l’automobile pour convertir/diversifier les machines et les compétences existantes dans le secteur à d’autres usages sociaux.

C’est là qu’intervient la prise au sérieux de l’environnement. Si la crise environnementale signifie tout transformer dans notre façon de travailler, de voyager et de vivre – tout – et que cela nécessitera toutes sortes de biens matériels, alors pourquoi n’allons-nous pas résolument planifier pour ça maintenant ? Ce n’est pas d’accords commerciaux axés sur les affaires dont nous avons besoin, mais plutôt de l’utilisation planifiée de nos compétences et de nos capacités de production pour répondre aux besoins les plus pressants auxquels nous sommes confrontés.

Comme vous ne pouvez pas planifier ce que vous ne contrôlez pas, cela signifierait un défi fondamental pour les entreprises, y compris, comme Green Jobs Oshawa l’ a soutenu de manière convaincante, en détachant des installations productives pour répondre aux besoins sociaux, et non aux profits (comme cela aurait dû se produire pendant la pandémie). L’augmentation de ce montant et l’extension de la propriété publique impliqueraient, bien sûr, des risques et des incertitudes importants. Pourtant, si la crise environnementale est vraiment une crise existentielle nécessitant des étapes inimaginables auparavant, continuer à trébucher avec le statu quo est le plus grand danger de tous.

Pro-Syndical

Enfin, qu’en est-il de l’aspect intrigant et radical des ristournes liées à la syndicalisation? En tant que geste envers les syndicats, il s’agit d’un pas impressionnant vers la légitimation de la centralité des syndicats. Offrir des rabais plus élevés pour les véhicules fabriqués par des syndicats fait valoir essentiellement que les syndicats sont un bien social qui devrait être soutenu. Le message est que la transition vers une économie verte doit également être une transition juste et, entre autres choses, cela exige la contre-voix démocratique des travailleurs par le biais de leurs syndicats.

Aucun autre président américain, premier ministre canadien ou autre chef d’État n’est jamais allé aussi loin. Au Canada, les libéraux fédéraux, qui consacrent une grande partie de leurs efforts à brandir leurs prétendues références progressistes, notamment par rapport aux États-Unis, ont signé un accord avec Amazon pour être effectivement le fournisseur de choix de l’État canadien pendant la pandémie. Contrairement à Biden, il ne leur est jamais venu à l’esprit (ou a été rejeté si c’était le cas) de prouver leur courage en conditionnant cela à l’introduction de normes de santé et de sécurité exemplaires et en ouvrant la porte à une campagne de syndicalisation sans restriction.

Il convient de noter que cette partie du projet de loi Biden ne verra peut-être toujours pas le jour (elle n’a pas encore été adoptée par le Sénat américain). Les républicains se battront contre cela, non seulement en principe, mais pour protéger les usines automobiles non syndiquées, en grande partie asiatiques et européennes, dans leurs circonscriptions. Ils seront également conscients que la présence de syndicats dans les communautés du sud des États-Unis tend à devenir une base de soutien pour le Parti démocrate. En outre, de nombreux démocrates, déjà mécontents d’une grande partie de la loi globale, seront également prêts à abandonner la clause de syndicalisation dans le cadre de nouveaux compromis dans le projet de loi.

Mais même en laissant cela de côté, nous devons également creuser plus profondément ici. La faiblesse du mouvement ouvrier américain s’étend bien au-delà de la faible densité syndicale. Après tout, ils avaient autrefois une densité syndicale plus élevée, mais cela ne les a pas empêchés de subir leurs profondes défaites. De plus, les syndicats canadiens ont deux à trois fois la densité des syndicats américains, mais les Canadiens auraient du mal à soutenir que le mouvement syndical canadien est aujourd’hui une force sociale plus dynamique et plus importante que leurs homologues américains.

Les problèmes du mouvement ouvrier américain résident dans son incapacité, au cours des dernières décennies, à se transformer à la lumière de nouvelles circonstances et de nouvelles attaques agressives contre ses institutions et ses membres. Leurs problèmes résident autant dans leur incapacité à organiser les groupes déjà organisés que dans leur intégration des usines non syndiquées.

Résoudre cela du haut vers le bas, même s’il s’agit d’un signal de soutien crucial, ne corrigera pas ce dilemme. Cela peut même retarder la réalisation des transformations nécessaires et laisser la porte plus ouverte à leur inversion, une histoire avec des précédents dans d’autres mesures favorables aux travailleurs. Et si le pouvoir potentiel que la syndicalisation apporte est compensé par un accent accru sur la compétitivité internationale – comme le fait décidément le projet de loi Biden tout au long – alors l’espace pour les gains syndicaux dans la négociation et la recherche de gains sociaux élargis sera réduit même si les institutions syndicales grandissent en taille .

Il ne s’agit pas de dénigrer le soutien de Biden aux travailleurs, mais plutôt de suggérer que le principal problème n’est pas “d’accorder” aux travailleurs un syndicat, mais de supprimer les obstacles très considérables qui empêchent les travailleurs de prendre des décisions démocratiques qui leur appartiennent sans aucune implication des entreprises . .

Mieux vaut prolonger les étapes positives du projet de loi Pro Act et faire valoir que puisque les entreprises ont accès aux travailleurs en vertu de leur rôle sur le lieu de travail, même sans réunions captives, les syndicats devraient eux aussi avoir accès à la main-d’œuvre : accès aux travailleurs qui seront impliqués dans la décision sur la syndicalisation (tout comme les partis politiques ont régulièrement accès aux listes électorales) et l’accès à un espace dans l’usine pour les réunions collectives afin d’expliquer les syndicats aux travailleurs et de répondre à leurs questions. Et si la voie syndicale est la bonne, alors pourquoi limiter cela à l’automobile? Pourquoi ne pas donner aux travailleurs partout la liberté de facto de choisir comment ils sont représentés ?

Sommaire et conclusion

L’électrification de l’industrie automobile est beaucoup dans l’air aujourd’hui. Il y a un peu plus de cent ans (1920), Lénine décrivait le communisme comme « le pouvoir soviétique plus l’électrification de tout le pays ». Ce qui est si intéressant dans cette formulation, c’est qu’elle lie à la fois le social et le technique dans l’avancée révolutionnaire. Pour nous aussi, « l’électrification » est de plus en plus présentée comme la porte d’entrée vers un nouvel avenir. Mais sans révolution à l’horizon, l’électrification tend à être réduite à une solution technique pour préserver les modes de vie et les relations de classe que, alors que la science et la nature crient désespérément, notre planète ne peut plus se permettre.

Le passage aux véhicules électriques a un rôle progressif à jouer, mais a tendance à être survendu comme la « solution » à la crise de l’environnement. En tant que tel, il nous détourne du vrai défi de ce qui doit être fait. La crise de l’environnement est inséparable du monde des inégalités obscènes, des vies d’insécurité permanente et de la mince démocratie qui laisse notre présent et notre avenir entre les mains d’entreprises privées en concurrence pour les profits. Prendre soin de l’environnement est inséparable de faire face au capitalisme.

Éviter de telles questions au nom d’être « pratique » est, à ce stade du monde, la chose la moins pratique que nous puissions faire. Fermer les yeux sur la réalité garantit plus de la même chose, et plus de la même chose signifie un désastre inévitable. Il n’y a qu’une seule alternative : penser plus grand et plus radicalement et oser risquer au nom d’un autre avenir. •

Sam Gindin a été directeur de recherche des Travailleurs canadiens de l’automobile de 1974 à 2000. Il est co-auteur (avec Leo Panitch) de The Making of Global Capitalism (Verso), et co-auteur avec Leo Panitch et Steve Maher de The Socialist Challenge Today , l’édition américaine augmentée et mise à jour (Haymarket).

Traduction André Frappier


Notes de fin

  • * La citation dans le titre est attribuée à Porfirio Diaz, président mexicain 1884-1911, « Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si proche des États-Unis.

 

Haïti : une initiative d’Ottawa pour le maintien du régime d’apartheid

25 janvier 2022, par CAP-NCS
À l’instar d’un administrateur de colonie, le gouvernement du Canada a décidé, avec l’appui de Washington et de Paris de prolonger unilatéralement le mandat du premier ministre (…)

À l’instar d’un administrateur de colonie, le gouvernement du Canada a décidé, avec l’appui de Washington et de Paris de prolonger unilatéralement le mandat du premier ministre de facto Ariel Henri. Présidée par la ministre des affaires étrangères, Mme Jolly, la réunion des ministres des affaires étrangères des pays du Core Group du 21 janvier 2022 sur Haïti a donné la preuve une fois de plus que le peuple haïtien n’a pas d’emprise sur ses gouvernants. Ils sont choisis pour exécuter une mission qui n’a rien avoir avec les aspirations de la population.

Fait d’autant plus troublant que cet appui se fait aussi dans un contexte où M. Ariel Henri est soupçonné dans le dossier de l’assassinat crapuleux de Jovenel Moise. Il refuse toujours de répondre aux questions de la justice. Malgré tout, les prétendues grandes démocraties occidentales, dont Washington, Paris et Canada, ont non seulement imposé Ariel Henri à la tête du pays mais elles continuent également à le soutenir.

L’emprise de ces pays sur Haïti est tellement importante qu’aucune décision ne peut être prise sans explicitement demander leur aval. Bien entendu, cette domination est conforme aux intérêts des dirigeants et de l’oligarchie haïtienne qui n’attendent que des miettes dans la mise à sac des ressources du pays. En soutenant un président ou premier ministre de la trempe d’Ariel Henri, le statu quo est garanti : la politique d’Henri (dans la mesure où on peut parler de politique) est de se soumettre inconditionnellement à tous les diktats des grandes ambassades.

L’objectif des pays du Core group est de reproduire le régime du PHTK, un ramassis de malfrats qui se font appeler ouvertement « bandits légaux». Essentiellement, c’est là l’objectif : renouveler cet État mafieux afin que le pays soit sans défense contre toutes formes d’incursions, politiques, financières et économiques, des puissances impériales.

Depuis 2011, le pouvoir Phtékiste se reproduit avec les mêmes mécanismes de légitimation : les grandes ambassades occidentales décident des résultats des joutes électorales, désignent un président et imposent une structure gouvernementale. Ces ambassades font passer pour légitime des pratiques autocratiques des dirigeants qui démantèlent les principales institutions et les mécanismes de contre pouvoir du pays. On se souvient de leur appui aveugle à Jovenel Moise qui s’est approprié des prérogatives du pouvoir législatif et judiciaire. Tout cela montre clairement que dans la situation actuelle du pays, la question de l’État de droit même formel n’est qu’un verbiage pour mieux dissimuler les véritables intentions de maintien d’un ordre social ancien.

Sous le patronage du Core Group, la succession de réunions internationales sur Haïti depuis le séisme de 2010 s’inscrit dans cette même perspective de mettre hors de la sphère du pouvoir le peuple haïtien. Aucun soutien même minimal n’a été donné à la lutte des mouvements sociaux haïtien pour la reddition de comptes sur la gestion des fonds Petro Caribe, de CIRH et crimes financiers des Duvalier. Un silence assourdissant accompagne aujourd’hui encore de flagrants détournements de fonds du trésor public : des hauts fonctionnaires et sbires du régime PHTK achètent des maisons luxueuses à coût de millions de dollars au Canada et aux États-Unis, pendant que le peuple gît dans la misère abjecte. Continue ainsi le processus de blanchiment de ces fonds dans l’économie des grandes villes occidentales dont Paris, Montréal, Washington, etc.

Par ailleurs, suite à l’introduction du cholera par la MINUSTAH, aucune initiative internationale n’a été prise par les grandes ambassades occidentales en appui aux familles des 10 000 morts causés par la maladie et aux 800 000 personnes infectées. Il n’y a pas non plus de solidarité de ces prétendus amis d’Haïti pour les demandes de justice de plusieurs centaines de personnes violées par les soldats de la mission de la paix de l’ONU en Haïti. Les réunions internationales sont à sens unique. Elles ne visent qu’à encourager un ordre social d’apartheid dans lequel les classes populaires sont mises hors de la sphère de la prise des décisions politiques, économiques et sociales du pays.

Face à ce constat, nous dénonçons et rejetons l’initiative hypocrite du Core Group et du Canda en particulier pour soi-disant trouver une solution à la crise haïtienne. Pour nous, il ne fait aucun doute que l’objectif de cette initiative est de paver la voie pour une plus grande exploitation du pays. Nous nous solidarisons aux classes populaires et l’ensemble des groupes opprimés à reprendre la mobilisation contre le régime des bandits légaux (PHTK), la bourgeoisie haïtienne et leurs alliés internationaux. La solution à la crise haïtienne ne viendra pas des anciennes puissances coloniales qui ne parviennent pas à se défaire de leurs reflexes de colons. Elle ne viendra pas non plus des initiatives qui sont à la merci des grandes ambassades occidentales. Elle viendra de la lutte continue des classes ouvrières et des autres groupes opprimés contre le statu quo.

C’est pour cette lutte que nous devrons construire notre solidarité !

Pour authentification,

Par le Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’occupation d’Haïti (REHMONCO)

Renel Exentus

Frank Joseph

Montréal, le 24 janvier 2022

 

Les écoféminismes : une politique de classe pour les 99%

L’écoféminisme : une politique de classe pour les 99%

25 janvier 2022, par CAP-NCS
Manifestation pour la COP26 à Amsterdam. Bas van Est   Combien de fois avez-vous entendu parler de l’écoféminisme ? Peut-être que je serais incapable de mettre un chiffre (…)

Les écoféminismes : une politique de classe pour les 99%

Manifestation pour la COP26 à Amsterdam. Bas van Est

 

Combien de fois avez-vous entendu parler de l’écoféminisme ? Peut-être que je serais incapable de mettre un chiffre qui se rapproche d’une réalité commune, peut-être que je me suis perdue plus d’une fois en essayant d’expliquer ce que signifie parler de l’écoféminisme en général et ce que signifie en parler à partir de coordonnées anticapitalistes.

Les écoféminismes sont un espace de rencontre, où convergent courants de pensée, analyses théoriques, propositions politiques et divers mouvements sociaux. La somme de ces approches façonne un corps politique-théorique-pratique pluriel aux voix et sujets multiples qui propose de nouvelles formes d’organisation et apporte des lectures critiques sur la réalité qui nous traverse. Et s’il y a une chose que nous avons toutes apprise en lisant les écoféminismes, c’est que, ce corps divers et pluriel, ses regards sont nés de la contestation d’un système brutal, capitaliste, génocidaire, colonial et hétéropatriarcal 1/, qui est produit et reproduit sur la base de la domination, de l’exploitation et de la dépossession. Face aux multiples manières de répondre à ce défi, certaines d’entre nous pensent le faire à partir du marxisme, de la posture de féministes écosocialistes révolutionnaires, de la volonté d’articuler un écoféminisme matérialiste, décolonial et internationaliste qui permette d’articuler une politique de classe pour les 99%.

Ces lignes qui suivent recueillent des idées, des débats et des réflexions partagés dans les sphères académiques, politiques et militantes, le résultat de vouloir élargir la discussion, de vouloir la socialiser, conscients qu’ils partent d’une pensée située et territorialisée dans le Nord Global, qui change et évolue.

1. L’écoféminisme matérialiste contre le capitalocène

“Les écoféministes expliquent les liens historiques, matériels et idéologiques entre l’assujettissement des femmes et la domination de la nature.” Par cette phrase, Christelle Terreblanche commence à définir l’écoféminisme dans Pluriverse : A Post-Development Dictionary (2019) 2/ et génère un cadre de discussion clé : pourquoi parle-t-on de liens historiques, matériels et idéologiques ?

L’élaboration d’une proposition écoféministe matérialiste ne se fait pas dans un espace vide. Notre espace de débat est médiatisé par la constitution d’un courant dominant vert dans l’imaginaire collectif qui, loin d’être un élément révolutionnaire et transformateur, a signifié de nouvelles formes d’énonciation et d’accumulation du capital.

L’hypothèse du « vert » ne s’est pas traduite par des propositions pour un véritable verdissement de l’économie, la reconnaissance des limites biophysiques ou la valorisation de ces œuvres de durabilité de la vie. Elle a laissé place à des processus de marchandisation du vert et à la génération de nouveaux espaces d’accumulation, de nouvelles bulles spéculatives sur la nature, la biodiversité et le climat. L’extraction des bénéfices des catastrophes naturelles et sanitaires, de la réduction des réserves d’eau et de l’extinction des espèces, par l’émission de dettes et la consolidation de nouveaux marchés transnationaux illustre parfaitement ce processus. 3/

Dans le même temps, elle a favorisé une dépolitisation de la question environnementale à travers l’hégémonisation du récit anthropocène et la construction d’un capitalisme vert. D’une part, la consolidation du discours de l’Anthropocène dans le sens commun 4/ s’est cristallisée dans la conception d’un nous abstrait et totalisant responsable de la crise socio-écologique, cachant tous ceux qui ne sont pas privilégiés, déshumanisés et invisibles qui ont activement opposé à la destruction de la nature. Ainsi, un discours culpabilisant est généré devant un sujet global, anhistorique et de nature destructrice – l’humanité .– qui pollue tous les territoires de la même manière, qui privatise, cannibalise, exploite, détruit et inévitablement effondre le système foncier. Et d’autre part, la construction d’un capitalisme vert certifie l’entrée de la question environnementale comme marchandise et sa résolution est proposée en termes de laisser-faire du capital. La reconnaissance par le capital du problème du changement climatique n’implique pas une internalisation de ses externalités, encore moins qu’il devienne durable : cela signifie que les sociétés transnationales et les organisations financières voient la nécessité d’investir dans l’adaptation et/ou l’atténuation du changement climatique comme de nouveaux espaces d’accumulation. Dès lors, l’action se limite à tout ce qui ne remet pas en cause la racine du modèle  sans planification ni priorisation des besoins, ni questionnement des impacts sur les organismes, les communautés et les écosystèmes.

Ainsi, les écoféminismes matérialistes se construisent à partir de l’altérité. Ils sont construits en rendant visible que la crise socio-écologique, que les crises qui nous entourent, ont une racine historique, qu’elles sont le résultat de décisions politiques et de relations matérielles – et symboliques – inégales, et que celles-ci se sont produites dans un système hiérarchisé de sens. Un système qui polarise les différences entre les sujets et les pose comme des séparations naturelles et irréconciliables qui correspondent directement et naturalisent les oppressions de genre, de classe, de race et de nature, respectivement. 5/ Dès lors, les logiques de domination, d’exploitation et de dépossession des corps et de la nature répondent à un idéal performatif : un sujet autonome en possession de la raison – en termes de science, de technologie et de droit – et des moyens de production, avec les outils desquels il a le droit pour extraire le travail et la valeur de ce qu’il définit comme altérité.

Les écoféminismes matérialistes s’articulent face à une histoire sociale, politique, économique et culturelle inégale et violente. Les écoféminismes matérialistes sont une politique émancipatrice, une proposition pour les 99%, pour ceux qui soutiennent le monde.

2. Corps et sujets : qui promeut la transition ?

Si la définition du sujet révolutionnaire et de la classe a été et est une de ces discussions sans fin au sein de la praxis-théorie marxiste ; dans les féminismes, on observe un processus similaire dans la définition du sujet émancipateur et la compréhension de l’expérience incarnée, du corps. Ces débats se reproduisent et se complexifient, tentant de répondre à la question de savoir quels sujets vont favoriser la transition –ou les transitions–. Mais, en quels termes se déroule le débat ?

Les points de vue écoféministes sur la notion de travail sont au cœur du débat. À partir d’une analyse historique de la division sexuelle, raciale et transnationale du travail, Plumwood in Feminism and the Mastery of Nature(1993) ont mis en évidence l’association du travail comme celui conçu exclusivement comme productif, avec des valeurs de sociabilité et de promotion de la culture du sujet autonome et autosuffisant, celui qui se déroulait hors du domicile, dans les usines et les bureaux. Ces tâches invisibles de fourniture de bien-être, de reproduction sociale et de durabilité de la vie sont comprises comme moins que le travail, les naturalisant, les rendant précaires, les transformant en quelque chose de plus facilement appropriable. Ainsi, il a proposé de travailler à partir du postulat de la propriété et de la perception de devenir une marchandise dans le oui d’un circuit économique mondialisé.

Cette lecture conduit la théoricienne écoféministe Ariel Salleh à défendre la nécessité de situer le travail invisible de la reproduction comme un front de bataille au sein d’une politique économique écoféministe. A travers le concept de classe méta-industrielle 6/ elle cherche à reconnaître une classe sans nom, à ceux qui réalisent un travail qui a une médiation directe avec les cycles humains et naturels et qui, dans leur développement, assurent le maintien des conditions nécessaires pour maintenir la vie. C’est une classe ouvrière, de corps colonisés et subalternisés ; qui se construit à partir de l’altérité de ne pas être industriel, d’effectuer des tâches de soins et de subsistance, et de la constante contradiction structurelle d’être une ressourceindispensable sans condition reconnue de sujet politique. 7/ Ainsi, au sein de la classe méta-industrielle, on retrouve des corps féminisés, LGBTIQ+ ; organismes communautaires, ruraux, paysans, autochtones et racisés; sujets qui, par leur action, refroidissent la terre.

Stefania Barca dans Forces of Reproduction (2020) 8/ soulève quels sont les sujets clés qui montrent les contradictions du système, qui habitent ses marges et le rejettent à travers leurs pratiques quotidiennes et leurs formes d’existence. Ces sujets, qu’il appelle les forces de reproduction , sont des corps racisés, féminisés, queer ., salariés et non salariés, qui accomplissent des tâches humaines et non humaines qui, avec leur agence matérielle, maintiennent le monde en vie. Ce sont des sujets invisibles pour le système et oubliés de l’histoire, des sujets en construction du fait de la confluence des luttes (trans)féministes, indigènes, paysannes, syndicales, de défense des biens communs, de justice environnementale et de lutte contre la dette, et de toutes ces luttes pour la dignité de « vivre des vies dignes d’être vécues ».

Dans la reconnaissance de ces classes et des divers corps qui les composent, un espace de travail commun est donné : le travail de soin, de reproduction et de durabilité de la vie est compris comme travail, comme travail qui produit une valeur métabolique nécessaire et qui est climat de travail .

3. Entre reconnaissance et redistribution écoféministe : la question du sujet

Bref, si on aborde la question du sujet depuis l’écoféminisme on se retrouve dans un débat ouvert. Un débat qui se déroule à partir de positions théorico-académiques, d’expériences de lutte locales mais aussi mondiales, et des nouveaux espaces où se développe le conflit capital-vie. Ainsi, la discussion est donnée et devant les réflexions soulevées par des auteurs comme Salleh et Barca, on peut problématiser la construction du sujet : est-il juste d’assimiler la nécessité de rendre visibles les œuvres de reproduction et les corps qui les développent à la constitution du sujet ?révolutionnaire ?

Ce serait une erreur de considérer comme anecdotique la nécessité de reconnaître tout le travail de reproduction sociale et de durabilité de la vie qui s’opère dans notre métabolisme socio-écologique, ainsi que la volonté de rendre visible les corps qui les réalisent. Ainsi, il est nécessaire de faire connaître les organismes qui rendent possible la production agro-alimentaire, la pêche et la récolte, les travaux domestiques et de soins, les travaux de soins agroforestiers et forestiers, les tâches de nettoyage et d’assainissement des biens communs – naturels et urbains -, et qui portent les tâches fondamentales de fourniture de bien-être communautaire telles que l’éducation, les soins de santé, la collecte des déchets, etc. ; comprendre qu’il s’agit de formes essentielles de travail reproductif pour le développement de la vie humaine dans un contexte interdépendant et éco-dépendant. Et oui, comme le recueille Barca dans son approche, ce sont des tâches humaines et non humaines, d’où la nécessité de reconnaître et de rendre visibles les processus fondamentaux que des milliers d’espèces effectuent pour le maintien et la durabilité de nos écosystèmes. La question de la reconnaissance n’est pas mineure, c’est une large reconnaissance intra-espèce mais aussi inter-espèces ; mais la reconnaissance dérivée de l’accomplissement de ces tâches ne constitue pas le sujet révolutionnaire.

Nous concevons que le sujet se construit dans la lutte des classes, il se construit à travers l’auto-organisation pour l’émancipation ; Elle n’est pas donnée seulement par le développement d’un rôle historique et stratégique au sein de la structure, mais par la dispute politique collective qui se produit à partir de ce lieu. Ainsi, le rôle de la reconnaissance dans la conception du sujet est important mais il n’est pas déterminant et, au risque de commettre un androcentrisme, il peut dépasser les réalités qui interviennent dans la lutte des classes.

Un autre axe de problématisation que nous pouvons trouver est la caractérisation du sujet. Les propositions de classe formulées par Salleh et Barca découlent d’une révision historique des formes d’organisation et des relations de pouvoir, reconnaissant, rendant visible et valorisant tout ce qui devient altérité. Ainsi, tant la classe méta-industrielle que les forces de reproduction se configurent autour de l’altérité, s’appuyant sur des sujets aux caractéristiques spécifiques et conférant à ces caractéristiques un potentiel révolutionnaire et transformateur en soi .. Mais, si l’on observe que la composition du sujet révolutionnaire aujourd’hui est formée par une diversité de corps racisés, féminisés, paysans, indigènes, salariés et non salariés, entre autres caractéristiques, ceux-ci ne sont pas en eux-mêmes constitutifs du sujet.

Nous ne partons pas de vues essentialistes ou mécanistes : si le sujet se construit dans la lutte, c’est en elle que nous observons et observerons les caractéristiques du sujet révolutionnaire ; étant conscient que nous pouvons constater que tous les corps n’y répondent pas. Par conséquent, la caractérisation du sujet n’est pas stable et ne répond pas intrinsèquement à ce qui est considéré comme une altérité : il est en mouvement, en constante évolution dans les espaces de la lutte des classes.

En proposant l’écoféminisme comme une politique de classe pour les 99%, au lieu de définir un nouveau sujet, nous soulignons comment, à partir des coordonnées écoféministes matérialistes, nous avons la capacité d’étendre le sujet de classe au-delà des secteurs des travailleuses. Cela acquiert une importance particulière à une époque comme celle d’aujourd’hui où, comme le décrit Tithi Bhattacharya (2019), la production de la vie génère de plus en plus de conflits face aux impératifs de production du capital. C’est pour cette raison que les organismes qui accomplissent les tâches de reproduction sociale et de durabilité de la vie sont placés dans une position stratégique de lutte révolutionnaire. C’est à ce point que les lectures écoféministes matérialistes élargissent le regard sur le sujet ; et c’est à partir de là,

Joana Bregolat  fait partie de la zone d’écosocialisme d’Anticapitalistas.


Notes

1/ Martí, J. (2020, septembre). Entretien avec Maristella Svampa et Marta Pascual. Pluriel. Viento Sur , 171. https://vientosur.info/los-ecofeminismos-se-enfrentan-a-una-forma-de-do-que-violent-los-bodies-las-personas-y-la-tierra/

2/ Terrerblanche, C. (2019). « Écoféminisme ». Dans : Kothari, A., Salleh, A., Escobar, A. Demaria, F., et Acosta, A. (eds.). Plurivers. Un dictionnaire post-développement . New Delhi: Tulika Books, 163-166.

3/ Bregolat, J. (2021). Où est la justice mondiale dans les accords verts ? Propositions de pactes verts mondiaux et internationalistes. Barcelone : Observatori del Deute en la Globalització. https://odg.cat/en/publication/where-is-global-justice-in-the-green-pacts/

4/ Goodman, J. et Salleh, A. (2013). L’« économie verte » : hégémonie et contre-hégémonie de classe. Mondialisations, 10(3), 411-424.

5/ Plumwood, V. (1993). Féminisme et maîtrise de la nature . Londres : Routledge.

6/ Salleh, A. (2017 [1997]). L’écoféminisme comme politique : la nature, Marx et le postmoderne. Londres : ZedBooks.

7/   Salleh, A. (2000). La classe méta-industrielle et pourquoi nous en avons besoin, Democracy & Nature, 6(1), 27-36.

8/ Barça, S. (2020). Force de reproduction. Notes pour un anthropocène contre-hégémonique (Éléments en humanités environnementales). Cambridge : Cambridge University Press.

 

 

 

 

2022_01_21_FNCC_CSN

Culture et communications : lutte à la précarité et assainissement des milieux de travail, au cœur de priorités syndicales

24 janvier 2022, par CAP-NCS
Le 25e Congrès de la Fédération de la culture et des communications (FNCC–CSN) s’est terminé vendredi le 21 janvier, au terme de quatre journées de débats et d’ateliers portant (…)

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Le 25e Congrès de la Fédération de la culture et des communications (FNCC–CSN) s’est terminé vendredi le 21 janvier, au terme de quatre journées de débats et d’ateliers portant sur les principaux enjeux en matière de relations de travail, de financement et d’encadrement législatif du secteur des médias, de l’information et de la culture.

Les travaux effectués par les congressistes ont permis de mettre au jour de nombreux facteurs contribuant à la précarisation des conditions de travail du secteur de l’information et de la culture : des encadrements législatifs déficients, notamment à l’endroit des travailleurs autonomes et du statut de l’artiste, la déstabilisation des productions culturelles et médiatiques par les géants du Web et les transformations entraînées par le recours intensif au télétravail. La cyberintimidation dans le milieu journalistique et les cultures de gestion contribuant aux environnements de travail malsains ont également retenu l’attention des représentantes et représentants syndicaux.

Ceux-ci ont par ailleurs salué les nombreux combats menés par les syndicats de la fédération au cours des trois dernières années. L’instauration d’un crédit d’impôt sur la masse salariale des salles de nouvelles devra être maintenue et renforcée. Le sauvetage du Soleil, du Droit, de la Tribune, du Nouvelliste, de la Voix de l’Est et du Quotidien du Saguenay par la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i), mise sur pied par les syndicats de la fédération, aura contribué à freiner l’érosion de l’information dans les régions du Québec.

« Au cours des dernières années, ce sont les travailleuses et les travailleurs que nous représentons qui ont été les premiers à identifier les menaces à notre environnement journalistique, médiatique et culturel, a rappelé la présidente de la fédération, Annick Charette. Ce sont ces personnes qui ont su faire preuve de courage, d’imagination et d’une très grande solidarité pour stabiliser la situation. Notre action doit se poursuivre afin de protéger nos droits en matière de travail et d’assainir nos milieux de travail, trop souvent soumis à des dynamiques malsaines en matière d’organisation du travail. »

Nouveau comité exécutif
Les congressistes ont reporté à la présidence de la fédération Annick Charette, qui en assumait l’intérim depuis l’été dernier. Annick Charette provient du Syndicat général des employé-es de Télé-Québec. Elle sera épaulée de Stéphane-Billy Gousse, issu du Syndicat des employé-es de bureau du Soleil et élu au poste de secrétariat général et trésorerie. Aux postes de vice-présidence ont été élus Karine Tremblay, du Syndicat des employé-es de La Tribune, ainsi que Pierre Tousignant et Josianne Létourneau, tous deux du Syndicat des travailleuses et travailleurs de Radio-Canada.

Plus d’une centaine de participantes et de participants ont pris part, en format virtuel depuis mardi, au 25e Congrès de la Fédération nationale des communications et de la culture, affiliée à la CSN.

 

Le vaccin cubain pourrait permettre de sauver des millions de vies

24 janvier 2022, par CAP-NCS
Une grande partie de la couverture médiatique à propos de Cuba la semaine dernière s’est concentrée sur les manifestations anti-gouvernementales qui n’ont pas eu lieu. On a (…)

Une grande partie de la couverture médiatique à propos de Cuba la semaine dernière s’est concentrée sur les manifestations anti-gouvernementales qui n’ont pas eu lieu. On a accordé beaucoup moins d’attention à un événement qui pourrait avoir un énorme impact mondial : la campagne de vaccination de l’île.

Après douze mois difficiles, au cours desquels une réouverture trop hâtive a entraîné une recrudescence de la pandémie, un pic des décès et une fermeture paralysante du pays, le succès du programme de vaccination a permis de renverser le cours de la pandémie dans le pays. Cuba est désormais l’un des rares pays à faible revenu à avoir non seulement vacciné la majorité de sa population, mais aussi le seul à l’avoir fait avec un vaccin qu’elle a développé elle-même.

Cette saga laisse entrevoir une issue possible pour les pays en développement, qui continuent de lutter contre la pandémie dans un contexte d’apartheid vaccinal imposé par les économies capitalistes. Elle prouve également, de manière plus générale, le potentiel d’une science médicale qui ne répond pas au profit privé.

Le pari le plus sûr

Selon l’université Johns Hopkins, à l’heure où nous écrivons ces lignes, Cuba a entièrement vacciné 78 % de sa population, ce qui la place au neuvième rang mondial, devant des pays riches comme le Danemark, la Chine et l’Australie (les États-Unis, avec un peu moins de 60 % de leur population vaccinée, se classent au cinquante-sixième rang). Le retournement de situation depuis le début de la campagne de vaccination, en mai, a permis de redresser la situation du pays face au double choc de la pandémie et de l’intensification du blocus étatsunien.

Après un pic de près de dix mille infections et de près de cent décès par jour, ces deux chiffres sont désormais en chute libre. À la fin du mois dernier, 100 % des Cubain.e.s avaient reçu au moins une dose de vaccin. Le 15 novembre, le pays a rouvert ses frontières au tourisme, qui représente environ 10% de ses revenus économiques et les écoles ont récemment rouvert leurs portes. Cuba fait donc figure d’exception parmi les pays à faible revenu, qui n’ont vacciné que 2,8 % de leur population. Cette situation est due en grande partie à la thésaurisation des vaccins par les pays développés et au maintien zélé des monopoles de brevets, qui empêchent les pays plus pauvres de développer des versions génériques des vaccins qui ont été produits grâce à des fonds publics.

La décision de Cuba de mettre au point ses propres vaccins, dont deux, Abdala, qui tire son nom d’un poème écrit par un héros de l’indépendance et Soberana 2, qui signifie « souverain » en espagnol, ont été officiellement approuvés en juillet et août, a été déterminante à cet égard. Selon Vicente Vérez Bencomo, directeur de renommée internationale de l’Institut Finlay, spécialisé dans la recherche sur les vaccins, le pays a fait un « pari sûr » en décidant de ne pas accélérer le processus de développement du vaccin. De cette manière, Cuba a non seulement réussi à éviter de dépendre d’alliés plus importants comme la Russie et la Chine, mais a également garanti la possibilité d’ajouter un nouveau produit à ses exportations dans une époque d’énorme adversité économique.

Ces efforts sont déjà en cours. Le Vietnam, dont seulement 39 % de la population est entièrement vaccinée, a signé un accord avec Cuba pour l’achat de 5 millions de doses et son allié communiste a récemment expédié le premier lot de 1 million de doses, dont 150 000 sous forme de dons. Le Venezuela (avec 32 % de la population entièrement vaccinée) a également accepté d’acheter un lot du vaccin à trois doses pour l’équivalent de 12 millions de dollars et a récemment commencé à l’administrer, tandis que l’Iran (51 %) et le Nigeria (1,6 %) ont accepté de s’associer au pays pour développer leurs propres vaccins. La Syrie (4,2 %) a récemment discuté avec des responsables cubains de la possibilité de faire de même.

Les deux vaccins font partie d’une série de cinq vaccins contre le COVID que Cuba développe actuellement. Il s’agit notamment d’un vaccin nasal unique, qui fait actuellement l’objet d’essais cliniques de phase II et qui, selon l’un des scientifiques dirigeant la recherche, s’il s’avère sûr et efficace, serait très utile, la cavité nasale étant la principale voie d’entrée du virus dans l’organisme. Dans le même paquet se trouve un vaccin de rappel spécialement conçu pour les personnes déjà vaccinées avec d’autres vaccins et qui a récemment été testé sur des touristes italien.nes., Cuba a annoncé en septembre avoir entamé les démarches pour d’obtenir l’approbation de l’Organisation Mondiale de la Santé pour ses vaccins qui ouvrirait la voie à leur adoption généralisée.

Un vaccin différent

Selon Helen Yaffe, maître de conférences en histoire économique et sociale à l’université de Glasgow, outre leur pays d’origine, plusieurs caractéristiques des vaccins cubains les rendent uniques. Tout d’abord, il y a la décision de Cuba d’opter pour un vaccin protéique plus traditionnel plutôt que pour la technologie plus expérimentale de l’ARNm utilisée pour les vaccins COVID qui nous est maintenant familière et qui était en cours de développement depuis des décennies avant que le début de la pandémie ne permette sa percée.

De ce fait, le vaccin cubain peut être conservé au réfrigérateur ou même à température ambiante, contrairement aux températures subpolaires requises pour stocker le vaccin Pfizer ou aux températures négatives qu’exige le vaccin Moderna. « Dans les pays du Sud, où une grande partie de la population n’a pas accès à l’électricité, la réfrigération constitue un obstacle technologique supplémentaire » explique Helen Yaffe.

De plus, la technologie de l’ARNm, n’ayant jamais été utilisée sur des enfants auparavant, cela a entraîné un décalage considérable entre la vaccination des adultes et celle des enfants dans le monde développé (les vaccins pour les enfants de moins de cinq ans sont encore en cours de développement). En revanche, Cuba a cherché dès le départ à créer un vaccin que les enfants pourraient prendre. Depuis le mois de novembre, plus de 80 % de la population de l’île âgée de deux à dix-huit ans est complètement vaccinée.

Alors qu’environ deux tiers des enfants sont déscolarisés en Amérique latine et dans les Caraïbes depuis septembre, Cuba a rouvert ses salles de classe. Gloria La Riva, militante et journaliste indépendante qui a visité Cuba tout au long de l’année et qui se trouve à La Havane depuis la mi-octobre, a décrit la scène qui s’est déroulée à la Ciudad Escolar 26 de Julio alors que les parents et les grands-parents étaient venus assister à la réouverture de l’école :

« C’est un événement très important pour les familles », dit-elle. « Tout le monde ressent une énorme fierté ».

Le pouvoir de la médecine à but non lucratif  

Il y a un autre facteur important qui rend le vaccin cubain spécial. « Le vaccin cubain est entièrement produit par le secteur public de la biotechnologie », explique Helen Yaffe.

Alors qu’aux États-Unis et dans d’autres pays développés, les médicaments qui sauvent des vies sont le fruit d’investissements publics, cela ne signifie pas que des entreprises privées n’en tirent pas profit et n’en contrôlent pas la distribution. Mais le secteur cubain de la biotechnologie est entièrement détenu et financé par des fonds publics. Cela signifie que Cuba a réussi la démarchandisation d’une ressource humaine vitale : la direction politique exactement opposée à celle que nous avons connue au cours de ces quatre dernières décennies de néolibéralisme.

Cuba a investi des milliards de dollars dans la création d’une industrie nationale de la biotechnologie, surtout depuis les années 1980, lorsqu’elle a dû renforcer ce secteur en raison d’une épidémie de dengue et de nouvelles sanctions économiques imposées par Ronald Reagan.  Malgré un blocus écrasant des États-Unis, responsables d’un tiers de la production pharmaceutique mondiale, le secteur biotechnologique cubain a réussi à prospérer : il produit près de 70 % des quelque huit cents médicaments consommés par les Cubain.e.s et huit des onze vaccins du programme national d’immunisation du pays ; il exporte des centaines de millions de vaccins par an dont les revenus sont ensuite réinvestis dans le secteur.

« Tous les vaccins issus de l’innovation scientifique sont très chers et sont économiquement inaccessibles au pays », a récemment déclaré M. Vérez Bencomo à propos de la décision de Cuba de développer ses propres vaccins.

Ce secteur jouit d’une renommée internationale. Cuba a remporté dix médailles d’or de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) des Nations Unies pour avoir, entre autres, mis au point le premier vaccin au monde contre la méningite B en 1989. En 2015, Cuba est devenu le premier pays à éliminer la transmission du VIH et de la syphilis de la mère à l’enfant, grâce à ses médicaments rétroviraux et à son robuste système de santé publique.

En ce sens, Cuba a pu faire l’impensable : développer son propre vaccin et surpasser la plupart des pays développés dans la lutte contre la pandémie et ce, malgré sa taille, ses faibles revenus et la politique d’asphyxie économique menée par un gouvernement hostile situé au large de ses côtes. Les campagnes de solidarité internationale ont également été cruciales. Lorsque le blocus américain a entraîné une pénurie de seringues sur l’île, mettant en péril sa campagne de vaccination, des groupes de solidarité des États-Unis ont envoyé 6 millions de seringues à Cuba, le gouvernement mexicain en a envoyé 800 000 de plus et plus de 100 000 supplémentaires ont été envoyées par la Chine.

 Une source d’espoir

Pourtant, les perspectives sont incertaines. L’utilisation des vaccins au Venezuela a suscité des objections de la part des syndicats de pédiatres et des autorités médicales et scientifiques du pays qui utilisent le même argument que d’autres critiques : les résultats des tests n’ont pas été soumis à un processus d’examen par les pairs ni publiés dans des revues scientifiques internationales. L’Organisation Panaméricaine de la Santé a demandé à Cuba de publier ses résultats.

Pour sa part, M. Vérez Bencomo blâme l’hostilité de la communauté internationale à l’égard de Cuba. Dans un entretien accordé en septembre, il a accusé les grandes revues de discrimination à l’égard des scientifiques cubain.e.s : ces revues scientifiques ont l’habitude de rejeter les soumissions des Cubain.e.s tout en publiant par la suite des recherches similaires menées dans d’autres pays et agissent comme « une barrière qui tend à marginaliser les résultats scientifiques provenant des pays pauvres ».

Ce sont là de graves accusations de la part d’un scientifique respecté dans le monde entier. Lauréat du Prix National de Chimie de Cuba et de la médaille d’or de l’OMPI en 2005, M. Vérez Bencomo a dirigé une équipe avec René Roy, le scientifique canadien qui a mis au point le premier vaccin semi-synthétique au monde, réduisant ainsi les coûts de l’immunisation contre l’Haemophilus influenzae de type B. Après avoir participé à la mise au point d’un vaccin peu coûteux contre la méningite, il s’est vu interdire en 2005 de se rendre en Californie pour y recevoir un prix, le Département d’État de George W. Bush jugeant sa visite « préjudiciable aux intérêts des États-Unis ». En 2015, il a été fait chevalier de la Légion d’honneur par Marisol Touraine, la ministre française des affaires sociales et de la santé de l’époque, qui l’a félicité pour son travail et l’a qualifié « d’ami de la France. » » (Vérez Bencomo n’a pas répondu à une demande d’interview).

Bien que la reprise de Cuba après la pandémie suggère que la confiance de Vérez Bencomo et celle du gouvernement cubain dans les vaccins est rationnelle, il faudra sans doute attendre un certain temps avant qu’ils ne reçoivent l’aval de la communauté scientifique internationale. Si cela se produit, nous disposerons d’un argument supplémentaire pour remettre en question le modèle actuel de développement des vaccins qui, selon le décalogue de Big Pharma, considère que seule la concurrence pour le profit est capable de produire le type d’innovation permettant de sauver des vies dont le monde a désespérément besoin.

Plus important encore, il pourrait s’agir d’un moyen pour les pays en développement de sortir enfin du trou noir de la pandémie dont ils ne semblent pas près de sortir, plusieurs mois après le déploiement des vaccins dans les pays riches. Les gouvernements occidentaux continuent de s’opposer aux appels lancés par les pays du Sud pour qu’ils renoncent aux brevets sur les vaccins et leur permettent de fabriquer ou d’acheter des versions génériques moins chères. Ce faisant, non seulement ils nuisent à la majorité de la population mondiale, mais, ironiquement, ils nous mettent tous et toutes en danger, si de nouvelles souches résistantes aux vaccins mutent dans les boîtes de Pétri de la taille d’un pays que cette politique déséquilibrée a créées. En ce sens, nous devrions tous et toutes espérer que les vaccins cubains se révèlent aussi efficaces que le prétendent les scientifiques qui les ont mis au point.

Branko Marcetic est un rédacteur de Jacobin et l’auteur de Yesterday’s Man : The Case Against Joe Biden. Il vit à Chicago.

Brésil. Des militant·e·s du PT lancent un manifeste contre l’alliance entre Lula et Alckmin

21 janvier 2022, par CAP-NCS
Mardi 11 janvier, la presse et les réseaux sociaux ont fait écho à une initiative des militant·e·s du PT, une pétition en ligne contre la possible alliance entre Lula et (…)

Mardi 11 janvier, la presse et les réseaux sociaux ont fait écho à une initiative des militant·e·s du PT, une pétition en ligne contre la possible alliance entre Lula et Geraldo Alckmin, l’ancien Tucano [allusion à son statut d’ancien gouverneur de l’Etat de São Paulo] qui se rapproche de Solidariedade [parti créé en 2013, social-libéral], tout en parlant au PSB-Parti socialiste brésilien et au PSD-Parti social-démocratique. Cette pétition a le soutien de poids lourds du PT, comme les ex-présidents légendaires du parti: Rui Falcão [député fédéral du Minas Gerais] et José Genoino [député fédéral de São Paulo]. [Voir à propos du ticket Lula-Alckmin l’article publié sur ce site le 3 décembre 2021 https://alencontre.org/ameriques/amelat/bresil/bresil-face-a-un-possible-ticket-presidentiel-lula-alckmin-limportance-dune-candidature-unie-de-la-gauche.html.]

Après des rumeurs sur la scène politique et les conversations entre Lula et Alckmin, le débat sur une éventuelle alliance Lula-Alckmin a provoqué d’importantes discussions dans les rangs militants de la gauche. Dans le manifeste [voir ci-dessous] qui accompagne la pétition, les promoteurs affirment qu’un éventuel gouvernement de gauche ferait face à «l’opposition du bolsonarisme, du lavajatisme [allusion à la candidature de l’ancien juge Sergio Moro qui utilisa la campagne anti-corruption, dite Lava Jato, entre autres contre Lula] et du néolibéralisme», des forces politiques qui «ont applaudi et bénéficié de la condamnation, de l’emprisonnement et de l’interdiction de Lula en 2018». Le manifeste dénonce le rôle de l’ancien gouverneur de São Paulo dans tout ce processus qui a culminé avec l’élection de Bolsonaro, comme l’expression ultime du coup d’Etat initié en 2016 [destitution de Dilma Rousseff].

«Geraldo Alckmin a participé et soutenu publiquement l’ensemble de ce coup d’Etat et de cette opération néolibérale», poursuivent les pétitionnaires, rappelant même une partie de la biographie d’Alckmin et de ses quatre mandats de gouverneur de São Paulo [il a été vice-gouverneur en 1994 et 1998 de Mario Covas, puis gouverneur de mars 2001 à mars 2006 et de janvier 2011 à avril 2018], marqués par une «longue trajectoire de lutte contre les positions nationales, démocratiques et développementistes». Son administration a été marquée par des attaques «contre les travailleurs en général, contre les fonctionnaires, contre ceux et celles des secteurs de la santé et l’éducation, contre la sécurité publique, contre les hommes et les femmes noirs, contre les jeunes et les étudiants, contre les habitants de la périphérie, contre les conditions environnementales».

La pétition semble être dirigée vers la base militante du PT. Dans ce sens elle tend à limiter ce débat sur la politique des alliances dans un cadre limité au cercle du PT et non comme un débat qui impliquerait la gauche dans son ensemble ainsi que les mouvements sociaux, dans le but de construire une alternative politique pour le pays.

Le texte, sous forme de pétition, n’aborde pas non plus des questions fondamentales, comme celle du programme, c’est-à-dire quelles propositions pour le pays devrait avancer la candidature de Lula afin de répondre aux besoins du peuple brésilien et combattre les inégalités socio-économiques, en réalisant, comme le souligne le texte lui-même, des «transformations profondes au Brésil».

Le manifeste ouvre toutefois une discussion importante qui devrait inclure l’ensemble des militant·e· de gauche et des mouvements sociaux dans le pays, comme les mouvements féministes, antiracistes, LGBTQIA+, de la jeunesse et des travailleurs, afin que nous puissions construire un projet d’indépendance de classe, sans bourgeois et sans putschistes, et un front de gauche qui fasse appel aux masses et renforce la lutte pour le pouvoir dans une perspective qui serve la majorité populaire et fasse progresser des mesures anticapitalistes. (Texte publié le 11 janvier 2022 sur le site Esquerda Online, qui représente la tendance Resistencia du PSOL; traduction rédaction A l’Encontre)

Rédaction Esquerda Online

Les chemins de traverse du projet de « contribution santé » du gouvernement de la CAQ

20 janvier 2022, par CAP-NCS
D’entrée de jeu, fixons une balise! Je tente d’expliciter la signification de l’imposition de la « contribution santé » (euphémisme pour signifier une forme d’amende ou de taxe (…)

D’entrée de jeu, fixons une balise! Je tente d’expliciter la signification de l’imposition de la « contribution santé » (euphémisme pour signifier une forme d’amende ou de taxe spéciale) qu’envisage d’implanter le gouvernement de François Legault comme mesure répressive contre les personnes non vaccinées. Sa position soulève plusieurs questions sur le plan de l’éthique et des droits. J’ouvre donc la porte au questionnement et au débat, mais il n’est nullement question de présenter une forme de plaidoyer en faveur des personnes non vaccinées.

Point de départ de François Legault : la crise dans le système hospitalier proviendrait du fait que les 10 % des personnes non vaccinées formeraient un contingent de 50 % des cas de COVID-19 dans les hôpitaux. Au nom de l’État, le premier propose donc une mesure répressive à l’égard de ces gens.

Évidemment, il importe de rappeler que ne pas se faire vacciner est un droit, mais il ne faut pas perdre de vue que le privilège qu’accorde un droit implique aussi des responsabilités. Loin de moi l’idée que les personnes non vaccinées ont tous les droits, mais elles n’ont pas à assumer leurs responsabilités dans leur vie dans la société; au contraire, chaque citoyen et chaque citoyenne a le devoir de contribuer au bien-être sanitaire de la société. Le philosophe et éthicien Edgar Morin le rappelle clairement : « La conscience de responsabilité est le propre d’un individu-sujet doté d’autonomie (dépendante comme toute autonomie). La responsabilité a toutefois besoin d’être irriguée par le sentiment de solidarité, c’est-à-dire d’appartenance à une communauté. Il nous faut assumer à la fois notre responsabilité pour notre propre vie (ne pas laisser forces ou mécanismes anonymes prendre en charge notre destin) et notre responsabilité à l’égard d’autrui[1] ». Ce principe établi, regardons d’un peu plus près les dimensions éthiques de la position de l’État par rapport aux personnes non vaccinées alors que le premier ministre semble vouloir imiter le président Emmanuel Macron, lequel clame vouloir « emmerder » les personnes non vaccinées.

Pour juguler la pandémie, le gouvernement du Québec a développé l’art de faire avaler des mesures répressives à la population, notamment le couvre-feu et la « contribution santé » sous deux motifs : d’une part pour les punir de ne pas se conformer aux exigences des mesures sanitaires et, d’autre part, pour les faire contribuer aux frais des services de santé. Cette position correspond tout à fait aux pratiques populistes auxquelles le premier ministre Legault nous a habitués, lorsqu’il évoque à répétition l’appui de la majorité comme justification de mesures répressives au lieu de discuter d’actions fondées sur l’analyse des dynamiques réelles vécues sur le terrain.

D’une manière étonnante, devant cette position axée sur la pénalisation, la majorité de la population semble approuver sans sourciller; la soumission, l’indolence voire l’indifférence correspondent à des attitudes d’acceptation tacite. Le ras-le-bol des effets psychosociaux de la pandémie et les discours alarmistes redondants sur la menace induite par les personnes non vaccinées sur l’état de santé général ont fini par créer les conditions favorables à l’acceptation d’à peu près n’importe quoi. Par ailleurs, personne n’a vraiment démontré l’efficacité de mesures répressives pour contrer les effets négatifs de l’invasion du virus omicron. Nous voilà devant un nœud gordien, car les mesures coercitives semblent considérées normales, ce qui soulève des questions quant à la pertinence et à la portée de telles tactiques d’intervention. Dans un article récent paru dans le journal Le Devoir, Jean-François Nadeau a bien cerné l’enjeu de cette décision en soulignant le fait que s’attaquer à une catégorie particulière de citoyens permet de faire oublier les problèmes structurels qui gangrènent le système de santé : « L’idée de frapper la vie des non-vaccinés a vite fait son chemin, comme si de rien n’était. Une « contribution santé », une amende salée imputée aux non-vaccinés, un passeport pour autoriser la simple circulation intérieure : les dirigeants de l’État québécois semblent bouillir d’une rage vaine, qui s’alimente de leur propre impuissance. Et nous, qui les regardons devenir ainsi vindicatifs, ne pouvons nous empêcher de penser qu’ils se cherchent ainsi un objet pour se venger de leur inefficacité[2] ».

Stigmatiser « l’ennemi » comme justificatif d’une politique répressive.

Devant la levée de boucliers, François Legault cherche-t-il une voie d’évitement à la confrontation en se tournant vers une stratégie machiavélique, faire payer les récalcitrant.e.s au vaccin ? En utilisant cette attaque frontale, il stipule que les personnes non vaccinées forment un bloc monolithique. Il s’agit là d’une manière connue mise de l’avant pour stigmatiser un groupe de personnes; pensons aux Italiens et aux Japonais enfermés dans des camps de travail et/ou dépossédés de leurs biens durant la guerre 1939-1945 parce qu’on les a définis comme des ennemis associés aux gouvernements fascistes de l’Italie et du Japon de l’époque. Heureusement, le Québec n’en est pas là, mais il n’en demeure pas moins que la rhétorique moralisatrice et culpabilisante qui associe les personnes non vaccinées à des nuisances aux mesures sanitaires et au bon fonctionnement du système hospitalier s’avère un précédent dangereux. Il s’agit d’une argumentation ad hominem, car les individus visés ne jouissent même pas de la sacro-sainte présomption d’innocence propre à notre système de justice. Ils.elles sont tous.toutes coupables par association.

Voyant l’impasse dans laquelle il se retrouve après s’être peinturé dans le coin, le premier ministre se drape maintenant d’une cape démocratique en proposant, contrairement à ses réactions habituelles de repli sur ses positions, de faire appel aux partis d’opposition pour se décharger de la responsabilité de l’adoption d’une loi spéciale. Il leur demande de discuter de sa proposition spécifiquement applicable aux personnes non vaccinées. Si les partis l’approuvent, il pourra clamer qu’ils doivent porter l’odieux de l’adoption d’une telle loi et, s’ils refusent, il se présentera devant sa majorité en répétant, une fois de plus, qu’il voulait bien satisfaire leur soif de vengeance à l’égard des personnes non vaccinées, mais l’opposition a refusé. Le piège tendu lui donnerait un résultat gagnant-gagnant. Sur le plan des communications, ce n’est rien d’autre qu’une approche démagogique.

Cette stratégie gouvernementale s’inscrit dans la considération de l’attitude de plus en plus répandue qu’est l’acceptation des idées de la droite véhiculée un peu partout; en scrutant un peu cette tendance, on la voit au Québec avec la place magistrale qu’occupent les stations de radio populistes et démagogique de la ville de Québec, la création récente du Parti conservateur du Québec et, aux États-Unis, avec l’omniprésence médiatique de Donald Trump et ses groupes de soutien fanatisés de même qu’en Europe avec la présence de plus en plus marquée des partis et groupes d’extrême droite. À cet égard, le journal Le Monde a relaté récemment une manifestation organisée par un groupe d’extrême droite affublé d’un nom symbolique, Les patriotes. La manifestation sous le signe de symbole nazi a défilé dans Paris le 15 janvier en toute impunité même si quelques manifestants ont menacé de mort quelques journalistes présents[3].

Ces éléments de contexte induisent une question à caractère éthique à savoir la responsabilité citoyenne.

À quoi les citoyens et les citoyennes donnent-ils leur accord ?

L’allégeance populaire aux mesures imposées correspond souvent au désir de sécurité et de maintien d’un ordre social plutôt vague. Même si le gouvernement du Québec donne l’impression de faire cavalier seul et d’innover au sein du Canada avec sa manière de gérer la crise sanitaire, l’utilisation de la répression repose sur des pratiques vieilles comme le monde; quand un chef d’État se présente comme un César fort et rassurant, capable de résoudre les problèmes et de mettre les récalcitrants au pas, beaucoup de gens le perçoivent comme une figure paternelle de la nation et le vénèrent. Quand se crée un fort taux d’approbation et de confiance, il devient plus facile de jeter un « ennemi » en pâture au peuple et d’annoncer qu’il urge de le combattre voire de l’éliminer de la scène publique; l’histoire en fournit de nombreux exemples (les étrangers, les communistes, les syndicalistes, les juifs, etc.). Dans une telle situation, un chef paraît bien en justifiant les mesures répressives, surtout quand le virus continue ses ravages et exaspère beaucoup de gens. On peut alors jouer à l’inquisiteur et ouvrir la porte aux censeurs de tout acabit; les rues en regorgent. L’opinion publique en arrive donc à condamner facilement les gens qui dérangent leur quiétude et qui s’opposent aux règles imposées et respectées par la majorité. On ne vit plus au temps de la peste, quand brûler une sorcière inventée sur un bûcher servait d’exutoire au peuple regroupé pour assister à ce triste spectacle au grand plaisir de la foule, mais punir sans distinction et prématurément peut donner l’impression de mettre le doigt sur le mal fondamental. Mutatis mutandis, d’une certaine façon, sommes-nous en train de reproduire la culture du bannissement et des procès populaires vindicatifs et expéditifs auxquels les réseaux sociaux nous ont habitués ?

Dans la crise actuelle, le premier ministre Legault fait souvent référence à la cohésion et à l’adhésion sociales massives des Québécois.es aux mesures sanitaires, alors il se sert de cette assertion pour justifier ses positions. À cet égard, il manipule souvent des sophismes élémentaires; ainsi, ses mesures répressives à l’égard des personnes non vaccinées permettraient de sauver le système de santé. Mais il n’y a pas là un rapport de cause à effet. Il ne suffit pas de dire que 50 % des personnes non vaccinées forment les nouvelles cohortes de patients dans les hôpitaux pour justifier des mesures répressives.

Une autre question demeure : a-t-on vraiment analysé en profondeur d’autres stratégies d’intervention ? Le premier ministre Legault a lancé une idée en l’air sans en évaluer la portée. Le « gros bon sens » et la spontanéité dont il se montre fier s’arriment mal avec une analyse rigoureuse. Par ailleurs, il aime contrôler son message et ses messagers. Il tolère mal la critique et la méthode forte le sert bien sur le plan de sa popularité en vue d’une prochaine élection. On aime bien sa figure paternaliste et on le laisse aller avec ses mesures discutables plus démagogiques que scientifiques alors que les véritables problèmes des services de santé découlent de décisions politiques antérieures et actuelles qui portent sur l’échafaudage d’un système de santé hospitalo-centré pharaonique.

La gestion de la crise ne correspond pas du tout à un concours de popularité. Comme le souligne Émilie Nicolas, la débandade du système de santé est en marche depuis des dizaines d’années: « Il y avait, en 1976, environ 7 lits d’hôpital par mille habitants au Canada. En 2019, nous en étions à 2,5. Le déclin de la capacité hospitalière du système de santé publique s’est fait lentement, au fil des coupes budgétaires et des réformes douteuses. Les problèmes sont structurels et ne dépendent pas seulement des mauvais comportements d’un groupe d’individus donnés. Si bien que pour bien des gens, il est désormais normal que les urgences débordent et que les ressources humaines ne suffisent pas[4].

Le problème s’inscrit dans la cadre des visées de privatisation promues par les gouvernements successifs soumis aux dogmes du néolibéralisme depuis quelques décennies. Rongé par des logiques de rentabilité, coincé entre le manque de courage des gouvernants et le peu d’appétence de certains praticiens pour la notion d’intérêt général, notre fameux modèle de services publics se rétrécit comme une peau de chagrin et est de moins en moins égalitaire.

La considération des droits s’impose.

Dans le contexte de ce débat sur la répression à l’égard des personnes non vaccinées, je salue les interventions de la Ligue des droits et libertés qui rappelle « que le gouvernement a le devoir de s’assurer que les droits et libertés de l’ensemble de la population sont respectés et pris en compte lors de décisions. Et dans le contexte COVID, les droits des personnes vulnérables et marginalisées doivent recevoir une attention particulière afin d’éviter les discriminations et les exclusions lors de l’adoption de nouvelles politiques ou directives[5] ».

De son côté, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) a déjà rappelé au gouvernement du Québec, le 10 décembre dernier, que « Le droit à la santé est mis de l’avant dans l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels auquel le Québec est signataire depuis 1976. […] Le droit à la santé est un droit fondamental et il est clair que depuis 21 mois, c’est la priorité autant à l’échelle globale qu’au niveau du Québec. Dans le contexte du vieillissement de la population et les répercussions de la pandémie sur la santé, il ne fait pas de doute que la reconnaissance explicite de ce droit représenterait une avancée importante sur le plan de la protection des libertés et des droits fondamentaux de toutes les personnes qui se trouvent au Québec[6] ».

L’atteinte aux droits de la personne fait aussi rage en France. Dans le journal L’Humanité du 19 janvier 2022, Aurélien Soucheyre mentionne que « si tous ces parlementaires sont favorables à la vaccination contre le Covid, qu’ils encouragent, ils s’inquiètent de la mise en place sans cesse accentuée d’un régime d’exception restreignant les libertés publiques et individuelles, et interrogent la « nécessité »et la « proportionnalité » des mesures attentatoires imposées aux non-vaccinés[7] ». Et la Ligue des droits de l’homme abonde dans le même sens : La Ligue des droits de l’homme (LDH) s’inquiète elle aussi d’une loi « dont l’effet immédiat sera de priver toute personne n’ayant pas un schéma vaccinal complet d’activités sociales quotidiennes », entravant les « droits les plus fondamentaux » que les institutions publiques « ont pourtant la responsabilité première d’assurer à chacune et chacun ».

Le Québec a grandement besoin de balises différentes de celles proposées par le gouvernement. Quand l’État impose des sanctions généralisées à une catégorie de la population dans l’indifférence, l’insouciance généralisée et l’acceptation massive, il faut nous demander si elles portent atteinte aux droits de la personne.

Dans la dynamique actuelle, l’atteinte aux droits des personnes visées ne fait l’objet d’aucun débat et ne semble pas préoccuper le gouvernement. C’est là que se pose le questionnement sur la responsabilité éthique de l’État. Yves Boisvert rappelle que « c’est parce que l’État n’est efficace que dans une perspective universaliste que la dynamique de la confrontation des particularismes exige la mise en place d’un nouveau mécanisme de régulation[8] ». Et il ajoute que « le postmodernisme laisse plutôt présager l’idée que nous sommes dans une ère d’équilégitimité des différences qui devrait permettre de coexister pacifiquement. Cette cohabitation pacifique des différences devrait se solidifier au fur et à mesure que la culture du compromis se développera[9] ». Cette approche implique qu’il faille aborder les enjeux de société sous l’angle de l’adhésion volontaire afin d’assurer la cohésion sociale et la justice sociale en tenant compte des diverses dimensions d’une situation. En d’autres termes, les décisions unilatérales et autocratiques du gouvernement mettent en péril le « contrat social » de la communauté globale. Une perspective éthique demande de l’ouverture au dialogue quand il s’agit de trouver des solutions et une entente par un consensus social minimal. La démarche fait appel à un sens responsabilités qui va au-delà de positions à forte connotation idéologique fermée au débat. Yvan Perrier rappelle qu’une mesure qui prend forme de loi et qui implique des sanctions peut découler d’une décision unilatérale de l’État, mais peut, évidemment, reposer sur « le résultat d’une négociation entre acteurs sociaux d’une même entreprise[10] ».

En résumé, pénaliser les personnes non vaccinées peut paraître LA solution de prime abord, mais il faut poursuivre la réflexion pour faire ressortir toutes les facettes. Je ne clame pas ma vérité, mais mon doute. Je souhaite que l’Assemblée nationale et des experts poursuivent le débat.

Et pour conclure, cette situation me ramène à Louis Aragon qui dans son poème Ils condamnent leur liberté[11] dans lequel il rappelle que les humains peuvent fort bien se soumettre sans raison à des mesures qui condamnent leur liberté. Cette attitude est une façon de dérouler le tapis rouge à des mesures toujours plus répressives.

Ils condamnent leur liberté

Avec le sourire de la trahison

Toujours ils vont s’agenouiller

Au temple de la raison

Que peuvent-ils espérer

À se soumettre de cette façon

Les hommes comme prisonniers

De leurs pensées sans horizon.

 

André Jacob, artiste pour la paix

Professeur retraité de l’UQAM

Mascouche, le 19 janvier 2022

 


  1. Morin, Edgar (2004). La méthode. 6. Éthique, Paris, Seuil, p.109 – 110.
  2. Nadeau, Jean-François, « Les égoïstes », dans Le Devoir, 17 janvier 2022. https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/660978/les-egoistes
  3. https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2022/01/16/soupcons-de-saluts-nazis-en-plein-paris-gerald-darmanin-effectue-un-signalement-a-la-justice_6109728_1653578.html
  4. Nicolas, Émille. « Démantèlement public 101 », dans Le Devoir, 13 janvier 2022.https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/659982/demantelement-public-101
  5. Pierre, Alexandra et Catherine Descôteaux. « Les drois et libertés, à mettre en œuvre collectivement », dans Le Devoir, 15 janvier 2022.https://www.ledevoir.com/opinion/idees/660762/contribution-sante-les-droits-et-libertes-a-mettre-en-oeuvre-collectivement
  6. CDPDJ. « La Commission réitère au gouvernement du Québec sa recommandation d’inscrire le droit à la santé dans la Charte des droits et libertés à l’occasion de la Journée internationale des droits de la personne ».https://www.cdpdj.qc.ca/fr/actualites/JIDH-2021
  7. Soucheyre, Aurélien, « Libertés publiques. Un passe vaccinal qui fait mal à l’État de droit », dans L’Humanité, 19 janvier 2022. https://www.google.com/url?q=https://68y8k.r.ag.d.sendibm3.com/mk/cl/f/ybLl1SXUgKtez9Trfkrz4I4LbieQaaGuKPQl2By4JQSnfY_m2HOf4RTHDuwqv2jeA5KtGG-lr8b1zyX_xlDKpZ33BU0Eb1j3yWqCdLgeP17b21utZ5A-4Gl4Jkq5e9yVyhnpRueAYkI7Iq3PE74Dp_joP5MwW-UwQ2Au4tLwYAj9rDdCE8yu_3LakeO_rAdmQk_3oP0lAAtyT2B2uabOkSn6PX1PcdWxfQYSokIdfE8DhN7DSZrh6WfiYIfOBlUa8oVPEbLVLBYSEntOFPJrJ1szxTwCCuRYAC1PlSqoOs6lN9yb4GdOdJr4WVIaZgRmsjXHxNrv2_bim6gUivtO4893fnGPpVQem2jlIAeaNp-GELHLtzkN-fEDG-RCGGcf8nGKfWgF4SZEhES73NzVplm0XllnJRof9S1k&source=gmail&ust=1642693889837000&usg=AOvVaw1FobhtpfQZtBFwScU7aGst
  8. Boisvert, Yves (1997), « L’éthique comme suppléance politique : une approche moderniste », dans Giroux, Guy (dir.), La pratique sociale de l’éthique, Montréal, Bellarmin, p. 61.
  9. Ibid. p. 62
  10. Perrier, Yvan (1997), « Régulation et code d’éthique dans le réseau de la santé et des services sociaux », dans Giroux, Guy (dir.), La pratique sociale de l’éthique, Montréal, Bellarmin, p. 224.
  11. https://www.eternels-eclairs.fr/poesie-poemes-engages.php

 

Identité de genre et droits de l’enfant

15 décembre 2021, par Revue Droits et libertés
Identité de genre et droits de l'enfant Charles-Antoine Thibeault, doctorant en service social, Université de Montréal, musicothérapeute pour Jeunes Identités Créatives Annie (…)

Identité de genre et droits de l'enfant

Charles-Antoine Thibeault, doctorant en service social, Université de Montréal, musicothérapeute pour Jeunes Identités Créatives Annie Pullen Sansfaçon, professeure, École de travail social, Université de Montréal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les enfants transgenres et leurs familles Les médias populaires des dernières années couvrent de plus en plus les sujets relatifs à la transitude1. Pensons notamment au fameux Transgender tipping point que Time Magazine avait qualifié de révolutionnaire pour la communauté trans et non-binaire en 2014. L’année 2014 ne marque pourtant ni le premier ni le dernier changement de paradigme sur le sujet. Depuis les années 1960, où l’étude de la transitude se limitait alors aux discours de psychiatres s’intéressant à une sur-féminité de jeunes garçons, menant ensuite à la création de diagnostics, de pathologie et de thérapies dites de conversion, jusqu’aux nouvelles compréhensions et revendications actuelles d’un discours non-pathologisant de la diversité de genre2, il est indéniable que des changements majeurs dans la perception de la définition même du genre se sont opérés. Afin de discuter des relations entre l’identité de genre et les droits de l’enfant, il est nécessaire de e présenter quelques-uns de ces changements observables tant dans les politiques sociales, les discours populaires, les cliniques médicales, les écoles, ainsi que les autres milieux de vie où l’enfant évolue. [caption id="attachment_12515" align="alignright" width="378"] Crédit : J'ai le droit d'exprimer mon identité, Nicolas Marion[/caption] Les premières tentatives d’explication de l’origine de l’incongruence de genre, soit cette disparité entre genre assigné à la naissance et genre vécu, chez l’enfant laissent place à plusieurs hypothèses qui sont aujourd’hui critiquées, mais qui blâmaient notamment un mode familial dit dysfonctionnel ou, plus classiquement, une relation d’attachement trop proximale entre l’enfant et sa mère. Bien que certains chercheurs continuent à défendre ces positions, d’autres publications plus récentes présentent une compréhension alternative prenant acte de la voix des jeunes trans et non- binaires, revendiquant notamment une conception du genre fluide, expansive, non pathologique. Cette nouvelle conception rejette de facto une notion du genre binaire et rigide dont la diversité équivaut à une non-conformité, une déviance. Afin de bien saisir le lien entre cette nouvelle compréhension du genre et les droits de l’enfant, il faut aussi bien comprendre l’impact des expériences d’invalidation du genre sur la santé et le bien-être des jeunes trans et non-binaires.

Les impacts de la non-reconnaissance

Alors que les exemples de ces impacts sont trop nombreux pour en faire une liste exhaustive, nous référerons plutôt à un texte publié en 20173 qui nous invite à réfléchir à l’impact de la non-reconnaissance, de l’invisibilité, de la négation de la personne, dans le développement identitaire des jeunes trans et non-binaires dans plusieurs sphères de leur vie. S’appuyant sur l’éthique de la reconnaissance d’Axel Honneth, selon laquelle l’individu a besoin de reconnaissance affective, légale et sociale afin de développer un rapport à soi positif, il est possible de comprendre que l’identité positive se développe en relation à l’autre, à la société.
Dans les sociétés où les jeunes trans et non-binaires ne sont pas reconnus, il devient difficile de développer un sentiment de confiance en soi, d’estime de soi, de respect de soi pour ces jeunes.
Et c’est dans ce contexte que le bien-être physique et mental de l’enfant se trouve affecté4. Ainsi, les recherches démontrent que les jeunes trans et non-binaires sont plus à risque notamment de se suicider ou de souffrir de dépression et d’anxiété, malgré que ces difficultés ne soient pas directement liées à la transitude, mais bien à leurs conditions de vie comme les contextes de non-reconnaissance sociale, légale ou affective. Cette distinction entre souffrance interne et cause externe porte à croire qu’un accueil plus ouvert et reconnaissant de la diversité des jeunes pourrait contribuer à diminuer cette souffrance.

L’importance de la décision Moore

Des exemples concrets de reconnaissance, mais aussi de non-reconnaissance légale ont récemment été observés au Québec. Prenons par exemple la décision rendue en janvier 2021 par l’honorable juge Moore à la suite de longues démarches juridiques initiées par la communauté trans et non-binaire sommant le gouvernement d’octroyer le droit d’effectuer la modification de la désignation de son sexe sur son acte de naissance aux jeunes trans et non-binaire5. Cette décision donne un an au gouvernement pour modifier certaines dispositions du Code civil jugées discriminatoires.
Cet événement souligne l’importance d’exercer une agentivité relative sur la définition de sa personne auprès de l’état, mais dénote aussi l’importance de la congruence de cette définition légale de la personne avec l’identité vécue et donc de la reconnaissance légale de la personne.
Cette capacité agentive sur sa propre définition légale est explicitement nommée dans ce jugement comme vecteur essentiel du droit à la dignité et à l’égalité. Au sujet de cet impact de la reconnaissance sur le rapport à soi, Judith Butler ajoute à cette notion qu’il est bien d’être reconnu, mais encore faut-il être reconnaissable6. Elle sous-tend ainsi qu’une communauté de personnes n’étant pas reconnue légalement à titre de personne à part entière ne peut prétendre même à la possibilité de recevoir ces expériences de reconnaissance affective, légale et sociale si importantes dans le développement identitaire. C’est aussi cette possibilité de détenir des documents officiels congruents avec son identité de genre qui permettra aux enfants trans et non-binaires de jouir de ce droit à la sécurité et à la dignité pour participer à la société.  

Le projet de loi 2

En contrepartie, le récent dépôt du projet de loi 2 par le ministre de la Justice Simon Jolin-Barette en octobre 2021 constitue un important recul pour les jeunes trans avec la proposition de réintroduire l’obligation de chirurgie afin d’obtenir une reconnaissance légale à travers le changement de la mention de sexe sur l’acte de naissance7. Ainsi, si ce projet est adopté ainsi, il constituera non seulement une atteinte à la dignité des jeunes trans et non-binaires, mais également un exemple concret de non-reconnaissance légale de la transitude et des diverses manières d’exister en tant que personne de la diversité des genres.

Des luttes à mener

Encore en 2021, il est difficile d’avancer que les jeunes trans et non-binaires bénéficient de la même reconnaissance que leurs pairs cisgenres. La difficulté à changer la désignation de son sexe et son prénom officiel, les refus de services médicaux, le besoin d’accumuler des lettres d’approbation d’expert de la santé mentale que Karine Espineira qualifie éloquemment de boucliers thérapeutiques8 sont tous des exemples d’expérience de non-reconnaissance.
Les expériences d’invalidation du genre vécues au sein des services de la protection de la jeunesse, par exemple par le refus d’utilisation des prénoms et pronoms de l’enfant et la réalité genrée de ces services9 sont d’autres exemples.
Ainsi, malgré les avancées importantes des dernières années, il reste plusieurs dimensions de la reconnaissance, et spécifiquement du droit à la dignité des enfants qui demeurent bafouillés. Par ailleurs, ces sphères de reconnaissance résonnent beaucoup avec la Convention relative aux droits de l’enfant adoptée par les Nations Unies en 1989. La reconnaissance sociale étant par exemple soutenue par le droit à la sécurité pour participer pleinement à la société et la reconnaissance légale l’étant via le droit à la dignité. Il est essentiel de traduire la protection de ces droits pour les jeunes trans et non-binaires en moyens concrets, moyens que Pullen Sansfaçon et Bellot (2017) associent spécifiquement à la création de milieux sécuritaires, acceptants et reconnaissants pour les jeunes trans et non-binaires.
  1. Le terme transitude est d'abord introduit par Baril en 2014 afin de désigner les parcours de transition médicales, sociales et juridiques vers un genre Il est utilisé à titre de nom commun, en complémentarité à l'adjectif « trans », et reflète la multiplicité des parcours d'affirmation auxquels les personnes trans ont recours partiellement ou en totalité.
  2. Voir notamment J. Pyne (2014). « Gender independant kids: A paradigm in approaches to gender non-conforming children », The Canadian Journal of Human Sexuality, (23)1, pp. 1-8
  3. A. Pullen-Sansfaçon, C. Bellot, (2017). L'éthique de la reconnaissance comme posture d'intervention pour travailler avec les jeunes trans, Nouvelles Pratiques Sociales, (28)2, pp. 38-53
  4. Honneth, (2008). La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, p. 113-159
  5. Center for Gender Advocacy v. Attorney General of Quebec, 2021 QCCS 191.
  6. Géguen et Malochet, Critiques du paradigme de la lutte pour la reconnaissance, dans Les Théories de la Reconnaissance, La Découverte, Paris, 2014, p. 93-122
  7. Voir par exemple Pullen Sansfaçon et coll. (2021) Il faut faciliter, et non compliquer le changement de la mention de sexe pour les personnes trans. En ligne : https://journalmetro.com/societe/2719128/il-faut-faciliter-et-non-compliquer-le-changement-de-la-mention-de-sexe-pour-les-personnes-trans/
  8. Voir V. Kirichenko, A. Pullen-Sanfaçon, (2018). "Je ne m'identifie pas comme fille, je suis une fille": être jeune, trans et placé.e par la Direction de la Protection de la Jeunesse, Intervention, 148, 29-40
  9. Voir Espineira, (2011). Le bouclier thérapeutique: discours et limites d'un appareil de légitimation, Le sujet dans la cité, (2)1, pp. 189-201

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Appel de textes : Revue Caminando, vol. 36, 2022

14 décembre 2021, par CDHAL
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ENvironnement JEUnesse devant les tribunaux pour la justice climatique

14 décembre 2021, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Catherine Gauthier, directrice générale, ENvironnement JEUnesse Le 26 novembre 2018, ENvironnement JEUnesse déposait la toute première action collective contre le gouvernement canadien pour avoir failli à protéger les droits humains des enfants et des jeunes de 35 ans et moins du Québec. Les jeunes détiennent des droits comme toute personne, et elles et ils exigent des actions à la hauteur de la crise climatique. Cette démarche est au cœur de l’importante bataille à mener sur plusieurs fronts : audiences et consultations publiques, campagnes de sensibilisation ou activités de mobilisation de masse pour exiger des actions climatiques immédiates.
 
Note de la rédaction La Cour d’appel du Québec a rejeté le 13 décembre 2021 l’appel d’ENvironnement JEUnesse visant à renverser la décision de la Cour supérieure ayant refusé d’autoriser son action collective contre le gouvernement du Canada. Considérant l’importance de la question, ENvironnement JEUnesse entend soumettre une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada afin de défendre les droits des jeunes à la vie, à la sécurité, à l’égalité et à vivre dans un environnement sain, des droits fondamentaux protégés par les Chartes.
Une action collective se divise en trois grandes étapes, à savoir la demande d’autorisation, le procès sur le fond du litige et, finalement, le jugement final et la distribution des indemnités, s’il y a lieu.

Le choix de l’action collective

Au fil des ans, les actions collectives en environnement ont permis des avancées significatives, notamment dans l’affaire Ciment du Saint-Laurent Inc. c. Barrette, de la Coalition pour la protection de l'environnement du parc linéaire Petit Train du Nord c. la MRC des Laurentides et des clubs de motoneiges, le cas de la poussière rouge à Québec, les émissions de l’usine de peinture Anacolor ou la pollution du lac Heney. Dans ces cas, l’impact visé de l’action collective allait bien au-delà des compensations monétaires. Bien souvent, en matière environnementale, la motivation des citoyen-ne-s n’est pas pécuniaire, mais vise plutôt à retrouver un milieu de vie sain et agréable. En outre, l’action collective est une procédure à portée sociale et elle favorise l’accès à la justice. Comme le cabinet Trudel Johnston Lespérance (TJL) – qui représente ENvironnement JEUnesse pro bono dans l’affaire citée en titre – l’illustre, « Qu’arrive-t-il lorsque des centaines de David isolés unissent leurs forces contre un Goliath souvent pourvu d’importantes ressources ? Le rapport de force s’en trouve rééquilibré et toute la collectivité en bénéficie ». Très peu de personnes ou de groupes ont les moyens de s’adresser aux tribunaux. L’action collective permet de rassembler et de mobiliser les citoyen-ne-s autour d’un problème commun et de la recherche de solutions qui dépassent les individus. Dans l’affaire portée par ENvironnement JEUnesse, les personnes représentées sont les Québécois-e-s ayant 35 ans ou moins au moment du dépôt de la demande d’action collective. Il s’agit de 3,4 millions d’enfants et de jeunes, ce qui en fait la plus grande action collective au monde !
On sait également que l’action collective a le pouvoir de transformer toute la société : « en réaction à une action collective ou pour en prévenir une, les entreprises et les gouvernements changent leurs pratiques. » (TJL, 2021)

Pourquoi les plus jeunes générations ?

Devant les tribunaux, ENvironnement JEUnesse doit d’abord franchir la première étape de l’action collective, soit d’obtenir l’autorisation de la Cour. Cette dernière doit déterminer si la demande d’action collective répond à quatre critères, dont un concernant la composition du groupe. Sur cette question épineuse, ENvironnement JEUnesse devait tracer une ligne claire : qui fait partie de l’action collective et qui n’en fait pas partie ? Même si les impacts de la crise climatique et sociale touchent toute la société, une action collective ne peut pas représenter tout le monde. D’autre part, peu importe la ligne tracée, le choix allait revêtir une certaine part de subjectivité. En l’espèce, l’organisme a choisi de tracer cette ligne à 35 ans en s’inspirant de la Politique québécoise de la jeunesse 2030 . Dans sa politique, le gouvernement du Québec précise que son action « pourra se prolonger jusque vers l’âge de 35 ans ». Par ailleurs, ENvironnement JEUnesse a choisi de représenter les jeunes de moins de 18 ans, étant donné que le Canada est signataire de la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE), qui reconnaît un ensemble de droits pour les jeunes de moins de 18 ans. En conséquence, l’action collective défend les droits des Québécois-e-s ayant 35 ans ou moins, soit la jeunesse au sens large. Si les enjeux en cause affectent l’ensemble des générations, les plus jeunes générations portent un fardeau bien plus grand que les générations qui les ont précédées.
En effet, selon le rapport Nés au cœur de la crise climatique publié par Save the Children International en 2021, « un enfant né en 2020 connaîtra en moyenne deux fois plus d’incendies de forêt, 2,8 fois plus de mauvaises récoltes, 2,6 fois plus de sécheresses, 2,8 fois plus de crues de rivières et 6,8 fois plus de canicules au cours de sa vie, qu’une personne née en 1960 ».
On peut ainsi démontrer à quel point les enfants et les jeunes font face à des risques disproportionnellement plus grands que leurs parents, leurs grands-parents, leurs arrière-grands-parents… Il est important de reconnaître aussi que les enfants victimes d’inégalités sociales sont encore plus vulnérables face aux impacts de la crise climatique.

Une question de droits humains

Le Canada a accepté le consensus scientifique à l’effet qu’une baisse d’émissions de GES d’au moins 25 % par rapport à l’année de référence 1990 est nécessaire pour éviter une catastrophe. Or, au moment du dépôt de la poursuite d’ENvironnement JEUnesse, le Canada s’était engagé à réduire ses émissions de 17 % par rapport au niveau de 2005, soit une hausse par rapport à 1990. Puis, en 2021, le Canada a annoncé qu’il voulait réduire ses émissions de GES de 40 % à 45 % d'ici 2030. Malgré ces engagements, les émissions du Canada n’ont cessé d’augmenter dangereusement. Selon le Rapport d’inventaire national des émissions au Canada publié en 2021, les émissions de GES sont passées de 602 mégatonnes d’équivalent en dioxyde de carbone (Mt d’éq. CO2) en 1990 à 730 Mt d’éq. CO2 en 2019. Ainsi, les émissions du Canada ont augmenté de plus de 21 % depuis 1990. En d’autres mots, le Canada a systématiquement et grossièrement raté toutes les cibles de réduction des GES qu’il s’est lui-même fixées depuis une trentaine d’années. Ce comportement du gouvernement du Canada porte atteinte à plusieurs droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés (Charte canadienne) ainsi que par la Charte des droits et libertés de la personne (Charte québécoise). Plus particulièrement, trois droits sont identifiés : Premièrement, les vagues de chaleur dévastatrices, la propagation de maladies infectieuses, les feux de forêt, les événements météorologiques extrêmes, les inondations ou les sécheresses sont autant de manifestations tangibles des dangers du réchauffement de la planète, sans compter les impacts sociaux et économiques. Ces conséquences sont une menace directe et bien réelle au droit à la vie et à la sécurité de sa personne protégés par l’article 7 de la Charte canadienne et par l’article 1 de la Charte québécoise. Deuxièmement, la requête s’appuie sur le droit à l’égalité présenté à l’article 15 de la Charte canadienne et à l’article 10 de la Charte québécoise. En adoptant des cibles dangereuses pour le climat et en agissant de manière à ce que ces cibles insuffisantes ne soient jamais atteintes, le gouvernement du Canada agit de manière discriminatoire envers les membres du groupe. Non seulement le Canada adopte un comportement qui favorise à court terme les intérêts économiques de personnes issues des générations précédentes, mais les plus jeunes générations subiront plus longtemps et plus violemment les conséquences climatiques de l’inaction gouvernementale. Troisièmement, le Canada viole le droit de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité figurant à l’article 46.1 de la Charte québécoise. Bien que ce droit spécifie une protection « dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi », le gouvernement du Canada agit en contrevenant à ses obligatoires découlant de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement.

Où en sont les démarches ?

Après le dépôt de la demande d’autorisation d’exercer une action collective le 28 novembre 2018, ENvironnement JEUnesse a présenté sa demande d’exercer une action collective à la Cour supérieure du Québec le 6 juin 2019. Le 11 juillet 2019, la Cour supérieure du Québec a rendu son jugement dans lequel elle refuse d’accorder à ENvironnement JEUnesse l’autorisation d’exercer une action collective au nom de tous les jeunes Québécois-e-s de 35 ans et moins contre le gouvernement du Canada. Selon le juge Morrison, « [c]ompte tenu de la nature de l’action collective que [ENvironnement JEUnesse] veut exercer et de la nature des prétendues atteintes aux droits fondamentaux des membres putatifs, le choix de l’âge de 35 ans par [ENvironnement JEUnesse] comme âge maximal des membres laisse le Tribunal perplexe. (…) Mais, pourquoi choisir 35 ans? Pourquoi pas 20, 30 ou 40 ans? Pourquoi pas 60 ans? » Néanmoins, les questions importantes ont été tranchées en faveur d’ENvironnement JEUnesse : le juge reconnaît que l’impact des changements climatiques sur les droits humains est une question justiciable et que les actions du gouvernement dans ce domaine sont assujetties aux Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés. Par ailleurs, il est évident que les plus jeunes générations sont parmi les plus affectées par les changements climatiques. Le 16 août 2019, ENvironnement JEUnesse a porté le jugement en appel; une nouvelle audience a eu lieu devant les juges de la Cour d’appel du Québec le 23 février 2021. Au moment d’écrire ces lignes, la décision n’avait pas encore été rendue.

Quel est l’objectif?

ENvironnement JEUnesse demande à la Cour d’ordonner au gouvernement canadien d’adopter une cible de réduction des émissions de GES qui respecte les droits fondamentaux des membres de l’action collective, de mettre en œuvre un plan d’action crédible et de le condamner au versement d’une somme équivalant à 100 $ par membre. Au total, le fonds représenterait 340 millions de dollars investis dans la mise en œuvre de mesures qui permettraient de répondre à la crise climatique. Si ces demandes paraissent ambitieuses, elles s’inspirent largement de plusieurs démarches similaires qui ont connu des succès à travers le monde. Aux Pays-Bas, le gouvernement s’est vu forcé de se doter d’un plan concret pour atteindre sa cible climatique. Ce gouvernement est légalement tenu de réduire ses émissions de GES d’au moins 25 % d’ici 2020 par rapport aux niveaux de 1990. Des poursuites climatiques ont lieu notamment en France, aux États-Unis, en Belgique, en Norvège, en Irlande, en Suisse, en Nouvelle-Zélande et en Colombie. Le 11 octobre 2021, le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a reconnu le lien de causalité entre l’inaction des États contre le réchauffement climatique et le préjudice réalisé à l’encontre des droits de l’enfant, plus spécifiquement de ses droits à la vie, à la santé et à la culture. Pour Ann Skelton, membre du Comité, « la nature collective des causes du changement climatique ne peut pas absoudre un État de ses responsabilités individuelles. » Enfin, les enfants et les jeunes, en particulier celles et ceux subissant des inégalités, sont les personnes ayant le moins contribué à la crise climatique, et qui ont le plus à perdre face à l’inaction et à la complaisance de nos gouvernements. Si l’on n’agit pas de manière urgente pour atténuer les changements climatiques et s’y adapter, c’est l’ensemble des droits de l’enfant qui sont menacés. Les jeunes ne sont pas que beaux ou inspirants ; elles et ils détiennent des droits comme personne, et exigent des réponses et des mesures conséquentes qui vont aussi loin que l’exige la crise climatique.

Pour aller plus loin

ENvironnement JEUnesse. 2021. ENvironnement JEUnesse vs Canada. En ligne : https://enjeu.qc.ca/justice/ ENvironnement JEUnesse. 2020. « Groupe de travail jeunesse – Rapport présenté dans le cadre des travaux d’élaboration du Plan d’électrification et de changements climatiques (PECC) du gouvernement du Québec ». En ligne : https://enjeu.qc.ca/reaction-jeunesse-pev/

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Photographie d'une murale contre le racisme à Québec.

Un automne sous le signe de la diversité

10 décembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022 Maxim Fortin, coordonnateur, Ligue des droits et libertés-section de Québec Mélina Chasles, (…)

Photographie d'une murale contre le racisme à Québec.

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Maxim Fortin, coordonnateur, Ligue des droits et libertés-section de Québec Mélina Chasles, stagiaire, Ligue des droits et libertés-section de Québec Après quelques mois au ralenti en raison de la pandémie et du confinement, la section de Québec de la Ligue des droits et libertés (LDL-QC) met en branle plusieurs projets et activités à l’automne 2021. Encore cette année, la LDL-QC est un acteur dans le dossier du racisme systémique et du profilage policier, tout en continuant son travail d’éducation aux droits et libertés et d’autonomisation féministe. Comme nouveauté, la LDL-QC développe un projet dans le champ de la diversité sexuelle et de la pluralité de genre dans le cadre d’une collaboration avec le GRIS-Québec.

Antiracisme

Sollicitée pour participer à un projet de murale et de fresque affirmant que « la vie des Noir-e-s compte » dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, la LDL-QC a soutenu la mobilisation des organisations de la communauté afro-québécoise de Québec et contribué à la réalisation de deux œuvres artistiques. Vandalisée à trois reprises, la murale est rapidement devenue un symbole autour duquel la communauté a pu se rassembler à deux reprises afin d’exprimer sa solidarité et de réclamer la reconnaissance et la fin du profilage racial à Québec. La LDL-QC travaille d’ailleurs en collaboration avec des chercheurs et chercheuses de l’Observatoire des profilages dans le but d’étudier et de documenter la pratique du profilage racial à Québec. Des témoignages sont recueillis auprès des personnes racisées et interpellées sur la route ou dans la rue par le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ). Les personnes intéressées à témoigner peuvent contacter la LDL-QC. Par ailleurs, le Collectif de lutte et d’action contre le racisme (CLAR), premier organisme entièrement consacré à la défense des personnes racisées dans la région de Québec, vient d’être créé, ce qui représente une grande source de fierté pour la LDL-QC. Le Regroupement d’éducation populaire en action communautaire des régions de Québec et Chaudière-Appalaches (RÉPAC 03-12) et la LDL-QC, parrains de ce projet, sont à la recherche de personnes à s’y impliquer ainsi qu’à le soutenir politiquement et financièrement.

Diversité sexuelle et pluralité de genre

Aussi, depuis le printemps, la LDL-QC collabore étroitement avec le GRIS-Québec et d’autres acteurs de la communauté afin de réaliser un projet portant sur les droits et discriminations associés à la diversité sexuelle et à la pluralité des genres. Ce projet comporte trois volets, soit la rédaction d’un lexique accessible au grand public, la réalisation de trois capsules informatives et l’enregistrement d’un balado. Ces trois outils visent à éduquer non seulement sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres en soi, mais également à les apprivoiser sous l’angle des différentes formes de discriminations pouvant en découler et sur les voies d’action possibles pour y remédier. Avec le récent dépôt du projet de loi 2 – qui proposait une distinction entre les mentions de sexe et de genre qui, par le fait même, requiert une intervention chirurgicale afin d’accéder à un changement de la mention du sexe – une discussion sur les enjeux entourant les discriminations et les droits des personnes issues de la diversité sexuelle et de la pluralité de genre est d’autant plus nécessaire. La diffusion du lexique, des capsules et du balado s’est déroulée sur une période de cinq jours consécutifs du 15 au 19 novembre dernier. À chaque jour, un élément a été publié et diffusé sur les différents médias de la LDL-QC et ceux du GRIS-Québec. Ces documents sont toujours accessibles via le site Web et les réseaux sociaux de la LDL-QC. Finalement, les ateliers d’éducation aux droits sont maintenant de retour grâce au renouvellement de l’équipe d’animation. Comme à chaque année, les écoles et les groupes communautaires, par exemple, peuvent participer aux ateliers. Grandement mis à mal par la pandémie, ce volet représente une partie importante de sa mission. L’équipe LDL-QC est ravie de pouvoir s’acquitter de nouveau de l’éducation aux droits.
Fondée en 1994, la section de Québec se spécialise dans l’éducation aux droits auprès des jeunes en plus d’œuvrer dans les campagnes de sensibilisation contre la discrimination et l’exclusion sociale. Courriel : info@liguedesdroitsqc.org Site Web: liguedesdroitsqc.org  

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Le Canada contre les enfants des Premières Nations

10 décembre 2021, par Revue Droits et libertés

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Anne Levesque, professeure adjointe, programme de Common Law français, Université d’Ottawa Le 29 septembre 2021, la Cour fédérale du Canada rendait une décision dans laquelle elle refusait d'annuler une ordonnance du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) rendue en 2019, imposant au Canada d'indemniser certains des enfants des Premières Nations et leurs parents ou grands-parents pourvoyeurs de soins contre lesquel-le-s il avait discriminé de façon délibérée et inconsidérée (ordonnance d'indemnisation). Cette décision de la Cour fédérale est la dernière d'une série de plus de 25 victoires judiciaires d'enfants des Premières Nations dans le litige de près de 15 ans les opposant au gouvernement du Canada en exercice pour discrimination raciale et violation de leurs droits. Tard dans l'après-midi du vendredi 29 octobre 2021, le gouvernement du Canada dépose un appel de la décision de la Cour fédérale. Selon l’avis d’appel, le Procureur général est d’avis que l’ordonnance du Tribunal est incompatible avec la nature de la plainte, la preuve, la jurisprudence et la Loi canadienne sur les droits de la personne. Quelques heures plus tard, il annonce son intention de mettre le litige en pause afin de travailler avec les parties pour parvenir à un règlement à l’amiable. Cet article donne un aperçu de l’ordonnance d'indemnisation de 2019 du point de vue des droits des enfants. Il explique ensuite ce qui est en jeu si le gouvernement du Canada décide de poursuivre son appel devant la Cour d'appel fédérale et de poursuivre son litige contre les enfants des Premières Nations.

Pourquoi l'ordonnance d'indemnisation est-elle si importante?

L'ordonnance d'indemnisation de 2019 est basée sur les conclusions initiales du TCDP en 2016 , selon lesquelles le Canada fait preuve de discrimination à l'égard des enfants des Premières Nations et de leur famille en raison de leur race et de leur origine ethnique, contrairement à l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP). En particulier, le TCDP constate que le financement et la prestation de services de protection de l’enfance par le Canada créent des incitatifs à la prise en charge des enfants par l'État et perpétuent les désavantages historiquement subis par les Premières Nations au Canada.
En vertu de la LCDP, une fois que le TCDP conclut à l'existence d'une atteinte à la loi, il dispose de vastes pouvoirs de réparation pour rendre des ordonnances visant à mettre fin à la conduite, empêcher toute discrimination similaire et indemniser les victimes.
C'est dans ce contexte que le TCDP a rendu son ordonnance d'indemnisation en septembre 2019. Conformément aux objectifs de la LCDP visant à éradiquer la discrimination dans la société canadienne et à indemniser les victimes, le TCDP ordonne au Canada de verser 20 000 $ à certains des enfants de Premières Nations qui ont été inutilement retirés de leur famille et de leur foyer, ainsi qu’à leurs parents ou grands-parents pourvoyeurs de soins, de même qu’aux enfants à qui des services ont été refusés en vertu du principe de Jordan en compensation de la peine et des souffrances qu'elles et ils ont subies. L'ordonnance d'indemnisation contraint aussi le Canada à verser à ces victimes un montant supplémentaire de 20 000 $ étant donné que sa discrimination était délibérée et inconsidérée. Le Canada a demandé le contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale. La Cour fédérale a rejeté la demande du Canada, concluant que l’ordonnance du TCDP était raisonnable.

Deux bonnes raisons pour indemniser

L'ordonnance d'indemnisation est importante du point de vue des droits de l'enfant pour deux raisons principales. Premièrement, le TCDP décrit la discrimination de l'État envers les enfants, et les enfants des Premières Nations en particulier, comme le pire des cas de discrimination en vertu de la LCDP. Bien que cette conclusion puisse sembler évidente pour les défenseur-euse-s des droits des enfants, elle est majeure dans le contexte des lois sur les droits de la personne au Canada. Peu de plaintes pour discrimination ont été déposées au nom d'enfants au Canada. En fait, certaines lois sur les droits de la personne au Canada excluent expressément les distinctions fondées sur l'âge contre les enfants et les jeunes de la définition de ce qui constitue une discrimination illégale.
Dans ce contexte statutaire, il est important de souligner la reconnaissance des enfants en tant que détentrices et détenteurs de droits et la discrimination à l'encontre des enfants et des jeunes comme étant particulièrement répréhensible.
Les raisons impérieuses du TCDP expliquant pourquoi la discrimination de l'État envers les enfants et les jeunes des Premières Nations constitue le pire des cas de discrimination en vertu de la LCDP seront un encouragement pour celles et ceux qui veulent contester les lois sur les droits de la personne qui ne protègent pas les enfants et les jeunes contre la discrimination. Deuxièmement, le TCDP a statué que les victimes de discrimination au Canada, tant les enfants que leurs parents, ne sont pas tenus de témoigner de la douleur et des souffrances subies pour être admissibles à une indemnisation. Le TCDP a noté à juste titre que la LCDP n'exige pas des victimes ce témoignage. Il a ainsi jugé que « le risque de victimiser à nouveau les enfants l’emporte sur les difficultés que comporte l’établissement d’un processus visant à indemniser l’ensemble des victimes et survivants et sur le besoin que la preuve comporte le témoignage d’enfants sur les sentiments qu’a provoqués chez eux la séparation d’avec leur famille et leur communauté ».
Il est intéressant de noter que le TCDP a souligné que la preuve directe de la victime n'était même pas nécessaire étant donné que la douleur et la souffrance qu'elle a subies avaient été bien établies par d'autres sources de preuve devant lui.
Par exemple, Mary Wilson, l'une des trois commissaires de la Commission de vérité et réconciliation, a fourni des preuves incontestées que les « enfants retirés de leurs parents pour être placés en famille d'accueil ont vécu des expériences similaires à celles [des enfants] qui sont allés dans les pensionnats ». De plus, de nombreux responsables canadiens ont fait des déclarations publiques soulignant que les enfants des Premières Nations et leur famille avaient subi des préjudices en raison de la discrimination raciale au Canada. La conclusion du TCDP selon laquelle les enfants des Premières Nations ne sont pas tenus de témoigner afin d'obtenir une indemnisation pour le préjudice qu'ils subissent en raison de la discrimination est un pas en avant marquant pour les droits des enfants au Canada. Il est conforme aux orientations fournies par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme qui appelle les États à développer des procédures judiciaires adaptées aux enfants. Bien que les règles de procédure de la LCDP et du TCDP ne disent rien sur la question, l'ordonnance d'indemnisation montre que les membres du panel peuvent et devraient en fait s'assurer que les procédures impliquant des enfants se déroulent en tenant compte des enfants. Il est souhaitable que l'ordonnance d'indemnisation serve de feuille de route aux autres tribunaux des droits de la personne au Canada lorsqu'ils statueront sur des plaintes de discrimination impliquant des enfants.

Les gains menacés par l’appel

Comme nous l'avons vu, en considérant la discrimination contre les enfants des Premières Nations comme le pire des cas en vertu de la LCDP et grâce à sa procédure adaptée aux enfants, l'ordonnance d'indemnisation représente un grand pas en avant pour les droits des enfants au Canada. L'appel du Canada de la décision de la Cour fédérale confirmant l'ordonnance d'indemnisation menace ces gains. L’ordonnance d'indemnisation de 2019 crée également une incitation pour le Canada à cesser sa conduite discriminatoire. Des documents gouvernementaux internes obtenus au cours du litige ont révélé que le Canada savait que son financement et sa prestation inéquitables de services d'aide sociale aux Premières Nations nuisaient aux enfants et aux familles.
Malgré cela, il a fait le choix en toute connaissance de cause de poursuivre son comportement préjudiciable, car il considérait que le coût financier de mettre fin à ce comportement était trop élevé.
Même après qu'il ait été jugé qu'il enfreignait la LCDP, des documents internes démontrent que le Canada a délibérément choisi de ne pas tenir compte des décisions juridiquement contraignantes du TCDP lui ordonnant de cesser son comportement discriminatoire envers les enfants des Premières Nations, parce qu'il considérait que se conformer coûtait trop cher. Les recours en matière de droits humains visent à s'attaquer au cœur des causes des violations. Face à un intimé qui s'est montré indifférent à ses obligations morales et légales, l'ordonnance d'indemnisation du TCDP fait en sorte que la discrimination envers les enfants des Premières Nations implique des conséquences monétaires notables. Cela vise à supprimer l'incitatif budgétaire à court terme pour le gouvernement, qui s'est montré focalisé sur des considérations financières pour discriminer les enfants des Premières Nations. À cet égard, l'ordonnance d'indemnisation a pour effet de dissuader les gouvernements de se livrer à d'autres formes de discrimination contraires aux lois sur les droits de la personne au Canada. Les droits humains de tous les Canadien-ne-s qui sont membres de groupes en quête d'équité sont menacés si le Canada donne suite à l'appel.

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Les enfants : des citoyens d’aujourd’hui porteurs de droits vivants

10 décembre 2021, par Revue Droits et libertés
DOSSIER | Les enfants : des citoyens d'aujourd'hui porteurs de droits vivants   Avec ce dossier consacré aux droits relatifs à l'enfance, la LDL vise en premier lieu à (…)

DOSSIER Les enfants : des citoyens d'aujourd'hui porteurs de droits vivants

 

Avec ce dossier consacré aux droits relatifs à l'enfance, la LDL vise en premier lieu à souligner que les enfants sont détenteurs de droits comme toute personne. La revue vise à exposer des violations de droits humains auxquelles ils et elles sont confronté-e-s pour ensuite présenter certaines stratégies assurant la prise en compte et le respect de leurs droits.

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Les articles de la revue sont illustrés avec des dessins réalisés par 21 enfants, de 6 à 16 ans, dont la sélection s’est effectuée au terme d’un concours organisé par la LDL à l’automne 2021.

Pour entamer cette réflexion, le numéro met en lumière la Convention relative aux droits de l'enfance (Convention), ratifiée par le Canada en 1991 et les recommandations du Comité, examine le rapport de la Commission Laurent, etc.

En deuxième partie, des enjeux qui empêchent la pleine réalisation des droits des enfant sont présentés.

Finalement, des pistes porteuses pour l'exercice des droits des enfants comme la participation citoyenne, l'intérêt supérieur de l'enfant, la non-discrimination et le droit à la vie sont présentées en conclusion de ce dossier.

 

Éditorial

Pluralité, démocratie et droits humains
Philippe Néméh-Nombré et Alexandra Pierre

Un monde sous surveillance

Reconnaissance faciale : La fin de l’anonymat?
Anne Pineau

Ailleurs dans le monde

Congo : L’exploitation des travailleurs derrière les véhicules électriques
Geneviève Thériault

Le monde de Québec

Un automne sous le signe de la diversité
Maxim Fortin

Un monde de lecture

Pour cesser de reléguer le travail des femmes au second rang
Catherine Guindon

Dossier | Les enfants : des citoyens d'aujourd'hui porteurs de droits vivants

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Présentation du dossier

Les enfants : des citoyens d’aujourd’hui porteurs de droits vivants
Lucie Lamarche

Institutions, lois et historique

30 ans de mise en oeuvre, mais où est l'égalité?
Mona Paré

L'enfant : plus qu'un adulte de demain, un citoyen d'aujourd'hui
Équipe du Bureau international des droits des enfants

Évaluer les répercussions sur les droits de l'enfant
Christian Whalen et Clara Bateller

Le Canada contre les enfants des Premières Nations
Anne Levesque

Discriminations et exclusions

Au-delà des besoins, quelle prise en compte des droits des enfants ?
Bianca Nugent

ENvironnement JEUnesse devant les tribunaux pour la justice climatique
Catherine Gauthier

Le respect et la protection des droits des enfants, vraiment?
Regroupement Espace

Le surpartage parental
Marie-Pier Jolicoeur
Andréa Lahaie

Pour leur bien? Displicine et droits dans les unités d'enfermement pour jeunes contrevenants
Nicolas Sallée

Stratégies d'égalité

Les filles ont-elles droit aux parcs?
Nathalie Boucher
Sarah-Maude Cossette

#meetooscolaire : plaidoyer pour une loi-cadre dans les écoles
La voix des jeunes

Mino Obigiwasin : pour l'intégrité et l'identité des enfants Anicinape
Entrevue avec Peggie Jerome, Mino Obigiwasin par Rodrigue Turgeon et Alexandre Carrier

L'importance d'une approche fondée sur les droits de l'enfant dans l'éducation aux droits humains
Équipe d'Equitas

Quelle démocratie pour les élèves à l'école?
Francis Dupuis-Déri

Identité de genre et droits de l'enfant
Annie Pullen Sansfaçon et Charles-Antoine Thibeault

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Pour cesser de reléguer le travail des femmes au second rang

10 décembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022 Catherine Guindon, enseignante, Cégep de Saint-Laurent Chronique Un monde de lecture Pour (…)

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Catherine Guindon, enseignante, Cégep de Saint-Laurent

Chronique Un monde de lecture Pour cesser de reléguer le travail des femmes au second rang

Les écarts de salaire entre les hommes et les femmes peuvent-ils être justifiés en fonction des particularités de leur physiologie ? Les femmes doivent-elles se comporter comme les hommes pour mériter un salaire égal ? Par exemple, doivent-elles soulever les mêmes charges que leurs confrères masculins ? La division du travail selon le sexe ou l’identité de genre est-elle dans l’intérêt des femmes ? Ne renforce-t-elle pas les stéréotypes et la discrimination à leur égard ? Comment obtenir leur égalité avec les hommes tout en protégeant leur santé au travail ? Il s’agit là de quelques-unes des nombreuses questions liées au travail des femmes qu’aborde Karen Messing dans son ouvrage Le deuxième corps[1]. Professeure émérite du Département des sciences biologiques de l’UQAM, Karen Messing a travaillé au fil de sa carrière auprès de nombreux comités syndicaux afin de mieux comprendre la réalité des femmes au travail et de promouvoir de meilleures conditions pour elles, notamment en ce qui a trait aux travaux manuels. Formée en biologie et, plus tardivement, en ergonomie, Messing a cofondé le CINBIOSE, un groupe de chercheuses ergonomes qui étudie les enjeux liés au sexe et au genre dans le monde du travail, et qui combat la discrimination à l’égard des femmes.
La thèse percutante de Karen Messing pourrait être résumée ainsi : il faut cesser de traiter le corps des femmes sur le marché du travail comme le « deuxième corps ».
En effet, l’environnement, les équipements, la formation des travailleuses sont trop souvent mésadaptés à celles-ci. De plus, dans les secteurs traditionnels, les femmes occupent fréquemment un travail moins bien rémunéré que celui des hommes puisque considéré comme plus « léger ». En outre, le travail des femmes comporte parfois des risques cachés ou sous-estimés, et leurs problèmes de santé liés au travail sont dès lors moins bien reconnus car moins spectaculaires que ceux des hommes. On constate que les femmes ont la particularité de développer plus de troubles musculosquelettiques que les hommes : cela est lié au fait que leurs occupations – pensons au métier de couturière – exigent généralement plus de mouvements répétitifs et rapides que chez leurs collègues accomplissant des travaux dits « lourds ». Les troubles des femmes sont donc moins visibles que ceux des hommes qui se blessent lorsqu’ils soulèvent des charges élevées. De facto, les tâches qu’elles accomplissent sont souvent peu appréciées à leur juste valeur. Autre facteur reléguant le corps des femmes au second rang : la recherche en ergonomie dans le secteur des métiers traditionnels s’accomplit souvent sans tenir compte du genre et du sexe, prenant comme étalon « l’homme moyen » afin de fixer des normes de santé et sécurité au travail. Pourtant, les exemples de situations où l’on gagnerait à mieux adapter le milieu de travail aux femmes sont nombreux. On ne soulève pas une échelle de façon sécuritaire selon que l’on est une femme de petite taille ou un homme plus grand. Les femmes ne réagissent pas de la même façon à la toxicité des substances chimiques que les hommes. Messing croit donc qu’il serait souvent bénéfique de prendre en considération le sexe dans les études en ergonomie. Cela permettrait de mieux adapter les normes de sécurité et les outils de travail à la physiologie des femmes.
Karen Messing ne croit toutefois pas que le sexe ou l’identité de genre doivent déterminer automatiquement la répartition des tâches et des emplois.
Ainsi, attribuer les quarts de nuit au travail aux hommes plutôt qu’aux femmes sous prétexte qu’elles doivent s’occuper des enfants le soir, à la maison, ne peut qu’accentuer les stéréotypes. Aussi, après tout, les variations physiologiques d’un individu à un autre sont très grandes. Ces variations peuvent être tributaires d’autres facteurs comme l’origine ethnique, par exemple. Les solutions apportées par l’autrice au problème du « deuxième corps » sont nombreuses. Par exemple, il importe de tenir compte du sexe, du genre et de l’identité de genre non binaire dans la recherche scientifique lorsque cela est source d’oppression ou de discrimination au travail. De plus, il faut ajuster les normes de santé à la diversité de corps au travail afin de viser le bien-être de tous et toutes. Messing propose aussi de privilégier des équipes de travail dans lesquelles les employés et employées sont complémentaires afin de tirer profit de la variété des corps sans renforcer les stéréotypes. Et enfin, il s’agit avant tout de renforcer les liens de solidarité entre les travailleurs et les travailleuses afin de mettre fin à la discrimination entre eux et elles.
[1] Karen Messing, traduction de Geneviève Boulanger, Le deuxième corps : femmes au travail, de la honte à la solidarité, Les Éditions Écosociété, 2021. Retour à la table des matières

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La reconnaissance faciale : La fin de l’anonymat ?

9 décembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022 Chronique Un monde de surveillance La reconnaissance faciale : La fin de l’anonymat ? Anne (…)

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Chronique Un monde de surveillance La reconnaissance faciale : La fin de l’anonymat ?

Anne Pineau, membre du comité sur la surveillance des populations, Ligue des droits et libertés

Les commissaires à la vie privée du pays mènent une consultation sur la reconnaissance faciale

En 2010, Éric Schmidt, alors PDG de Google, affirmait : « Dans un monde où les menaces sont asynchrones, il est trop dangereux qu'on ne puisse pas vous identifier d'une manière ou d'une autre[1] ». Sa déclaration concernait l’anonymat sur Internet. Mais elle résume bien l’argumentaire des supporteurs de la reconnaissance faciale (RF) : la sécurité de nos sociétés commanderait qu’on sacrifie un anonymat pernicieux et dépassé… Cet anonymat périlleux s’avère toutefois une composante essentielle de la vie privée, elle-même au cœur « de la liberté dans un État moderne[2] ». Dans nos activités publiques, comme le souligne le juge La Forest de la Cour suprême « … nous ne nous attendons pas à être identifiés personnellement et soumis à une surveillance intensive, mais nous cherchons plutôt à passer inaperçus[3] ». Dans une autre affaire, la Cour suprême rapporte : « Le droit à la vie privée (…) permet à une personne de fonctionner au quotidien dans la société tout en bénéficiant d’un certain degré d’anonymat indispensable à son épanouissement personnel ainsi qu’à l’épanouissement d’une société ouverte et démocratique[4] ». La RF remet en cause ce droit à l’anonymat. Le déploiement de cette technologie[5] par les corps policiers fait donc naitre les plus grandes craintes. Et la menace n’a rien de théorique. Les forces de l’ordre de 11 pays européens utilisent déjà cette technologie[6]. De son côté, la Sûreté du Québec (SQ) a conclu en juin dernier un contrat de 4.4 M de dollars avec la société Idemia pour une « Solution d’empreintes digitales et de reconnaissance faciale en mode infonuagique ». Le cas Clearview AI a par ailleurs révélé l’emploi de la RF par 34 corps policiers au pays, dont la Gendarmerie Royale Canadienne (GRC). Heureusement, l’enquête conjointe des commissaires à la vie privée fédéral et provinciaux (les commissaires) a permis de parer au pire.

Reconnaissance faciale et services de police : le cas Clearview

Le 2 février 2021, les commissaires ordonnaient à Clearview de cesser d’offrir son dispositif de reconnaissance faciale aux clients au Canada[7] parce qu’il contrevenait aux lois de protection des renseignements personnels[8]. Le 10 juin 2021, le Commissaire fédéral à la protection de la vie privée (CPVP) complétait le travail en déclarant illégale l’utilisation du logiciel Clearview par la GRC.

« Cette conclusion est fondée sur le fait que la collecte de renseignements personnels sur les Canadiens par Clearview contrevenait aux lois canadiennes en matière de protection des renseignements personnels. Il s’ensuit donc que la GRC a contrevenu à la Loi lorsqu’elle a par la suite recueilli ces renseignements personnels illégalement obtenus par Clearview[9] » .

Consultation des Commissaires sur la RF et les services policiers

Dans la foulée du rapport Clearview-GRC, les commissaires ont lancé une consultation sur l’utilisation de la technologie de RF par l’ensemble des services de police (SP) au pays[10]. Le document d’orientation (DO) « vise à clarifier les responsabilités et obligations légales, telles qu’elles existent actuellement, afin de veiller à ce que toute utilisation de la RF par les services de police ne contrevienne pas à la loi, de limiter les risques d’atteinte à la vie privée et de respecter le droit à la vie privée ». Le cadre suggéré par les commissaires repose « sur l’application de principes acceptés mondialement en matière de protection de la vie privée, dont un grand nombre sont repris dans les lois sur la protection des renseignements personnels ». La LDL a soumis un mémoire sur ce document d’orientation : en voici les grandes lignes.

Mémoire de la LDL

1)   Le cadre proposé par les Commissaires Le cadre proposé par les commissaires pose plusieurs difficultés, dont celle de l’assise légale du recours à la RF. Le DO invite les SP à obtenir un avis légal avant de recourir à la RF. Or, aucune loi n’autorise spécifiquement l’utilisation de la RF au pays, du moins sans consentement. Et comme le signale le DO, les « tribunaux canadiens n’ont pas eu l’occasion d’établir si l’utilisation de la RF par les policiers est autorisée par la common law. »
L’obtention préalable d’un mandat judiciaire ne présente pas non plus de garantie suffisante selon nous vu l’absence de balises légales précisant les conditions d’utilisation de la RF par les SP.
Enfin, le cadre suggéré soustrait au débat public les questions de nécessité et de proportionnalité dans l’usage de la RF. Il renvoie l’évaluation de ces éléments aux SP, aux Commissaires à la vie privée et aux juges. Il s’agit pourtant d’enjeux qui intéressent et concernent l’ensemble de la société. Pour la LDL, il n’appartient ni aux SP, ni aux Commissaires à la vie privée, ni aux juges de poser les jalons d’une utilisation acceptable de la RF. 2)   Manque d’encadrement légal Le DO expose les obligations légales des SP, telles qu’elles existent actuellement. Or, le déficit d’encadrement légal de la RF est patent. Les lois de protection des RP ne sont pas à même de régir convenablement cette technologie[11], comme l’indique la Commission d’accès à l’information (CAI)[12] :

« La Loi sur l’accès et la Loi sur le privé n’ont pas été conçues pour encadrer des pratiques aussi intrusives que la biométrie, dont la reconnaissance faciale, ni pour protéger les citoyens de nouveaux modèles d’affaires de géants du Web, fondés sur la marchandisation des renseignements personnels. »

Malheureusement, le projet de loi 64, Loi modernisant des dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels, adopté en septembre 2021 par l’Assemblée nationale, s’avère inadéquat pour répondre aux défis posés par ce nouveau contexte[13]. Une réforme législative s’impose donc afin d’établir des règles spécifiques. 3)   Nécessité d’un débat public Cela nécessite la tenue d’un débat public éclairé et transparent. Pour mener à bien cette discussion, le secret entourant l’utilisation de la RF par les SP doit être levé et un portrait détaillé et exhaustif de la situation doit être dressé. La population est en droit de connaître l’usage actuel ou projeté de la RF par les SP. 4)   Usages à proscrire Pour la LDL, trois usages de la RF devraient faire l’objet d’une interdiction immédiate. Ces usages, dont on peut douter de la légalité, devraient être clairement interdits par la loi. A)   La surveillance de masse des lieux et endroits publics La LDL demande de proscrire l’identification biométrique à distance dans un espace public, soit en temps réel ou en différé à partir d’images tirées de vidéos. Ce faisant la LDL joint sa voix à celles de nombreuses organisations qui réclament le bannissement d’une telle pratique[14]. Ainsi, le 6 octobre dernier, le Parlement européen adoptait une résolution visant :

« l’interdiction de tout traitement des données biométriques, y compris des images faciales, à des fins répressives conduisant à une surveillance de masse dans les espaces accessibles au public[15] ».

B)   La surveillance de masse en ligne (plateformes numériques, réseaux sociaux, etc.) La même interdiction permanente devrait viser la surveillance en ligne par les SP. Dans Clearview, les commissaires canadiens ont statué qu’une photo postée sur Internet ne constituait pas un renseignement public. Ceci étant, nous estimons que les SP ne peuvent recueillir d’images sur Internet pour les soumettre à la RF. Cela fait d’ailleurs partie de la résolution du Parlement européen qui « appelle de ses vœux l’interdiction de l’utilisation des bases de données privées de reconnaissance faciale dans le domaine répressif ». C)   L’utilisation de banques d’images constituées par des organismes publics ou ministères Les SP ne devraient pas utiliser les banques d’images constituées par les organismes publics ou ministères pour leurs fins propres (permis de conduire, cartes d’assurance-maladie, etc.). Les renseignements personnels recueillis par les organismes publics ou ministères doivent l’être à une fin précise. Ils ne peuvent être utilisés ou communiqués qu’à cette fin (ou à une fin compatible). Le détournement de banques gouvernementales à des fins de RF par les SP doit être strictement prohibé. D)   L’imposition d’un moratoire sur toute autre utilisation de la RF par les SP jusqu’à l’établissement d’un cadre législatif assurant le respect des droits humains Faute d’un encadrement légal, assurant le respect des droits humains, posant des limites sévères, garantissant notamment la transparence, la reddition de compte et le contrôle judiciaire de cette technologie, il y a lieu d’imposer un moratoire à son utilisation ; et cela même concernant les banques d’identités judiciaires (mug-shot).
Les banques d’identité judiciaire ne sont pas anodines. Elles incluent les photos de personnes condamnées mais aussi de personnes acquittées ou qui ont simplement fait l’objet d’enquête.
Un autre élément à considérer : les biais discriminatoires de telles banques. Dans la mesure où les populations autochtones, racisées et marginalisées sont surreprésentées dans le système judiciaire et carcéral, elles risquent aussi d’être l’objet d’une surveillance par RF disproportionnée. Cette demande de la LDL rejoint celle du Parlement européen, qui dans sa résolution du 6 octobre 2021, « demande toutefois un moratoire sur le déploiement des systèmes de reconnaissance faciale à des fins répressives destinés à l’identification, à moins qu’ils ne soient utilisés qu’aux fins de l’identification des victimes de la criminalité, jusqu’à ce que les normes techniques puissent être considérées comme pleinement respectueuses des droits fondamentaux, que les résultats obtenus ne soient ni biaisés, ni discriminatoires, que le cadre juridique offre des garanties strictes contre les utilisations abusives ainsi qu’un contrôle et une surveillance démocratiques rigoureux, et que la nécessité et la proportionnalité du déploiement de ces technologies soient prouvées de manière empirique; relève que lorsque les critères susmentionnés ne sont pas remplis, les systèmes ne devraient pas être utilisés ou déployés ». (Nous soulignons.)

Conclusion

La RF menace la vie privée, la démocratie, et partant, de nombreux autres droits pour lesquels l’anonymat est essentiel. Les libertés d’expression et de réunion pacifique s’accommodent mal d’une surveillance policière. Le même effet paralysant peut s’étendre au droit de manifester ou de s’assembler. La RF peut de même stigmatiser certains groupes et communautés en les soumettant à une surveillance disproportionnée sur la base de données historiques biaisées. La liberté de circulation et le droit à la liberté sont aussi concernés. De faux matchs peuvent entraîner de graves conséquences : interpellation policière abusive, arrestation illégale, détention arbitraire.
L’argument sécuritaire tient largement du mirage. Ni l’efficacité, ni surtout la nécessité de cette technologie n’ont été démontrées.
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les mesures de contrôle des populations s’intensifient (caméras vidéo, surveillance des médias sociaux, drones, etc.) sans que notre Monde s’en trouve plus sécuritaire. Au contraire, des personnes innocentes ont été victimes de ces systèmes. Malgré leur inefficacité, ces systèmes d’espionnage s’incrustent. L’utilisation de la RF par les SP conduit à une banalisation de la surveillance et comme le note les commissaires dans le DO « une fois enclenchée, il peut être difficile de limiter cette capacité de surveillance accrue ». Pour la LDL un moratoire sur toute utilisation de la RF par les SP s’impose jusqu’à l’adoption d’une législation à la mesure des enjeux, fondée sur un débat public informé et transparent.  
  [1] En ligne : https://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/08/05/le-pdg-de-google-predit-la-fin-de-l-anonymat-sur-internet_1396083_651865.html [2] R. c. Dyment, [1988] 2 RCS 417, par. 17. [3] R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527, p. 558. [4] R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 48. [5] Permettant d’identifier un visage humain à partir d’une image numérique ou d’une vidéo. [6] https://www.euractiv.fr/section/economie/news/les-technologies-de-reconnaissance-faciale-sont-deja-utilisees-dans-11-pays-de-lunion-europeenne-selon-un-rapport/ [7] Voir notre article précédent. En ligne : https://liguedesdroits.ca/dangereux-visages-reconnaissance-faciale/ [8] Le logiciel Clearview utilisait une base de données de plus de trois milliards d’images de visages glanées sur Internet, sans le consentement des personnes fichées. [9] Rapport de conclusions : Enquête sur le recours par la GRC à la technologie de reconnaissance faciale de Clearview AI pour la collecte de renseignements personnels. En ligne : https://www.priv.gc.ca/fr/mesures-et-decisions-prises-par-le-commissariat/ar_index/202021/sr_grc/#toc1 [10] Document d’orientation préliminaire sur la protection de la vie privée à l’intention des services de police relativement au recours à la reconnaissance faciale. En ligne : https://www.priv.gc.ca/fr/a-propos-du-commissariat/ce-que-nous-faisons/consultations/gd_frt_202106/ [11] Pour le Québec, voir aussi la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. LRQ, c. C-1.1. Articles 44 et 45. Ces dispositions sur les données biométriques (préavis sur la constitution d’une banque de données et consentement) n’assurent pas non plus l’encadrement nécessaire. [12] Mémoire de la CAI sur le projet de loi 64. Voir p.3. En ligne : https://www.cai.gouv.qc.ca/documents/CAI_M_projet_loi_64_modernisation_PRP.pdf [13] http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-64-42-1.html/ [14] Notamment : Amnistie Internationale, European Data Protection Supervisor et la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme. [15] Résolution du Parlement européen sur l’intelligence artificielle en droit pénal et son utilisation par les autorités policières et judiciaires dans les affaires pénales. Paragraphe 31. https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-2021-0232_FR.html/   Retour à la table des matières

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République démocratique du Congo – L’exploitation des travailleurs derrière les véhicules électriques

9 décembre 2021, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Geneviève Thériault, avocate, membre du CA de la Ligue des droits et libertés

Chronique Ailleurs dans le monde République démocratique du Congo L’exploitation des travailleurs derrière les véhicules électriques

Une transition vers une énergie plus « verte » — oui, mais à quel prix ? Voici la question que nous devrions tous nous poser. Vouloir éliminer les voitures à combustion en faveur des nouveaux véhicules électriques (« VE ») est honorable cependant, nous devons nous assurer que cette transition ne se fasse pas au détriment de certaines populations. Les véhicules électriques, le cobalt et le Congo Le cobalt est un métal bleu argenté qui est venu définir notre monde technologique moderne. Un élément clé de nos téléphones portables, ordinateurs portables et tablettes, c’est le minéral utilisé dans les batteries lithium-ion rechargeables créé pour alimenter les dispositifs portables. Il est considéré comme un matériau essentiel dans de nombreux secteurs allant de l’industrie chimique à l’aéronautique, et peut être trouvé dans les dispositifs médicaux de tous les jours, les drones et montres intelligentes. Dans un énorme changement propulsé par l’attention croissante portée à la crise climatique, la demande de cobalt ne devrait qu’augmenter au cours des 30 prochaines années[1]. Plus de 70 % du cobalt mondial est présentement extrait en République démocratique du Congo (« Congo »)[2]. L’accélération de la production de VE est cruciale pour la transition vers une économie à faible émission de carbone. Toutefois, elle semble liée à de graves violations des droits des travailleuses et des travailleurs congolais. Le secteur minier est essentiel à l’économie congolaise, représentant approximativement 30 % du produit intérieur brut (PIB) du pays en 2019[3] et 95 % des exportations totales (constitué presque entièrement de cuivre et de cobalt) en 2020[4]. En 2019, le secteur extractif représentait un quart de l’emploi total du Congo[5]. Malgré ses richesses minérales extraordinaires, le Congo reste l’un des pays les plus pauvres du monde, avec 73 % de la population, soit 60 millions de personnes, vivant sous le taux de pauvreté, soit 1,90 $ par jour[6]. Environ 20 % de la production du cobalt provient de l’économie informelle — de l’exploitation artisanale — tandis qu’environ 80 % provient de compagnies industrielles minières[7]. Plusieurs de ces entreprises ont été la cible de poursuites judiciaires internationales et de critiques de la société civile sur leur impact négatif sur l’environnement, les communautés et les droits des travailleuses et des travailleurs dans le monde[8]. Ces entreprises s’efforcent de démontrer publiquement leurs engagements envers les droits de l’homme, y compris, parmi les plus importants, les Principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises et droits de l’homme (UNGP), les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales et le Guide de diligence raisonnable pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque (Guide de l’OCDE pour des chaînes d’approvisionnement responsables). Violation des droits des travailleuses et des travailleurs Une grande partie des recherches menées à ce jour sur les violations des droits humains dans le secteur du cobalt au Congo se sont concentrées sur l’exploitation minière artisanale[9]. Les problèmes de la protection du droit des travailleuses et des travailleurs et les problèmes de main-d’œuvre dans le secteur industriel — représentant les 80 % de l’exploitation du cobalt — sont donc restés largement ignorés. Ce déséquilibre a été aggravé par des efforts concertés des sociétés minières internationales afin de créer une perception selon laquelle l’exploitation minière industrielle du cobalt est « propre » et exempte des pratiques hautement abusives qui caractérisent l’exploitation artisanale. Or, il appert que plusieurs multinationales minières présentes au Congo utilisent des techniques afin d’éroder le droit des travailleuses et des travailleurs congolais[10]. Une d’entre elles est le fait d’engager une grande partie de leur main d’œuvre via des sous-traitants. Ces employé-e-s « indirects » peuvent finir par travailler à une mine pendant plusieurs années, voir décennies, sans toutefois avoir accès aux mêmes bénéfices et droits que les employé-e-s engagés directement par la mine. Alors que le recours à des sous-traitants ou à des agences de placement est normal et nécessaire pour des tâches de courte durée ou pour le recrutement de spécialistes, il existe des preuves suggérant que les sociétés minières utilisent des sous-traitants afin de fournir du personnel pour leurs activités de base de long terme. Les organisations de la société civile ont décrit le recours croissant à la sous-traitance par les multinationales minières comme « très problématique au regard des droits fondamentaux des travailleuses et des travailleurs »[11]. « Ce phénomène provoque une précarisation inquiétante de la main-d’œuvre car il laisse les travailleuses et les travailleurs sans niveau de vie suffisant, rémunération égale pour un travail de valeur égale, égalité des chances dans les postes, la sécurité d’un contrat à durée indéterminée, la retraite et l’assurance maladie et, en pratique, le droit de former ou d’adhérer à un syndicat.[12] » Cette pratique a comme conséquence directe de mettre ces employé-e-s sous grande précarité d’emploi. Ils sont presque toujours employé-e-s sous contrats à durée déterminée, mais renouvelés chaque année, ou même transférés de compagnies sous-traitantes à une autre. Elles et ils n’ont donc pas accès à l’augmentation obligatoire des salaires et peuvent être congédiés à tout instant — même après 10 ans d’emploi à la même mine — sans compensation. De plus, cette précarité rend difficile leur adhésion à un syndicat et diminue encore plus leur pouvoir de négociation face à leur employeur. De plus, les employé-e- s de sous-traitants sont payés à un taux grandement plus bas que les employé-e-s « direct-e-s » de la mine. Leur salaire se situe majoritairement en dessous du salaire de subsistance. Plutôt que d'augmenter les salaires – et le niveau de vie général des congolais-e- - l'utilisation par les entreprises de sous-traitants contribue à réduire des salaires déjà très bas les laissant dans un cycle générationnel de pauvreté. Le recours systématique à des sous-traitants par les sociétés minières a également poussé ces travailleuses et ces travailleurs à travailler de manière significative au-delà de la limite légale congolaise de 45 heures par semaine, généralement sans rémunération des heures supplémentaires[13]. Ultimement, en sus de réduire les coûts pour les multinationales et de transférer la charge aux travailleuses et aux travailleurs, cette pratique permet de protéger ces entreprises contre des poursuites judiciaires futures et de limiter leur responsabilité légale et réputationnelle. Ils peuvent dévier les critiques vers ces compagnies sous-traitantes et « se laver les mains » de tous problèmes ou violations des droits des travailleurs. Toutefois, cette rhétorique n’est valable que si les deux parties sont à pouvoir égal. Or, dans le contexte congolais, les compagnies sous-traitantes — majoritairement locales et petites — n’ont que peu de pouvoir de négociation envers les multinationales qui dictent souvent les termes de leur accord. À défaut de lois internationales contraignantes, il revient donc aux consommatrices et aux consommateurs d’exiger que leurs achats — ici, des véhicules électriques — profitent aux pays, et à leurs travailleuses et travailleurs, où nous extrayons les ressources naturelles primaires et essentielles à ces biens.
  [1] Kirsten Lori Hund et Daniele La Porta, « Changing mining practices and greening value chains for a low carbon-world », World Bank Group, 2019. En ligne : https://www.worldbank.org/en/news/feature/2019/10/07/changingmining-practices-and-greening-value-chains-for-a-low-carbon-world [2] US Geological Survey, « Mineral Commodity Summaries 2020 », 2020. [3] Jean Pierre Okenda, « Democratic Republic of the Congo : Updated Assessment of the Impact of the Coronavirus Pandemic on the Extractive Sector and Resource Governance », Natural Resource Governance Institute, 2020. En ligne : https://resourcegovernance.org/analysis-tools/publications/drc-updated-assessmentimpact-coronavirus [4] International Monetary Fund (IMF), « Democratic Republic of the Congo: Technical Assistance Report – Governance and Anti-Corruption Assessment » Country Report No 2021/095, 25 mai 2021. En ligne : https://www.imf.org/en/Publications/CR/Issues/2021/05/25/Democratic-Republic-of-the-Congo-Technical-Assistance-ReportGovernance-and-Anti-Corruption-50191 [5] Comité exécutif ITIE-RDC, « Rapport Assoupli ITIE-RDC 2018, 2019 et 1er semestre 2020 », 16 mars 2021. [6] World Bank, « The World Bank in DRC: Overview », 2 avril 2021. En ligne : https://www.worldbank.org/en/country/drc/overview [7]Amnesty International et AfreWatch, « This Is What We Die For - Human Rights Abuses in the Democratic Republic of the Congo Power the Global Trade in Cobalt », 2016. En ligne : https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/05/AFR6231832016ENGLISH.pdf [8] Voir par exemple: RAID, « DR Congo: Mine Workers at Risk During Covid-19 », 11 juin 2020. En ligne : https://www.raid-uk.org/blog/dr-congo-mine-workers-risk-during-covid-19;  Kate Hodal, « Mining giant Glencore faces human rights complaint over toxic spill in Chad », The Guardian, 28 janvier 2021. En ligne : https://www.theguardian.com/global-development/2021/jan/28/mining-giant-glencore-faces-human-rights-complaint-over-toxic-spill-in-chad; RAID, « Rights group says Glencore’s sustainability report lack credibility », 2 juin 2020. En ligne : https://www.raid-uk.org/blog/rights-groups-say-glencore-sustainability-report-lackscredibility; IndustriALL, « IndustriALL raises Glencore human rights violations with UN Human Rights Council », 28 juin 2018. En ligne : http://www.industriall-union.org/industriall-raises-glencore-humanrights-violations-with-un-human-rights-council [9] Amnesty International et AfreWatch, « This Is What We Die For - Human Rights Abuses in the Democratic Republic of the Congo Power the Global Trade in Cobalt », 2016. En ligne : https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/05/AFR6231832016ENGLISH.pdf [10] RAID, « The Road to Ruin? Electric vehicles and workers’ rights abuses at Congo’s industrial cobalt mines », novembre 2021. En ligne : https://www.raid-uk.org/blog/cobalt-workers-exploitation [11] Traduction libre de : UN Human Rights Council, « Written statement submitted by Centre Europe - tiers monde, a nongovernmental organization in general consultative status », 38th Session, Item 3, 14 juin 2018. En ligne : https://www.cetim.ch/wp-content/uploads/Written_statement_CETIM_Glencore_ENG.pdf [12] Id. [13] RAID, « The Road to Ruin? Electric vehicles and workers’ rights abuses at Congo’s industrial cobalt mines », novembre 2021. En ligne : https://www.raid-uk.org/blog/cobalt-workers-exploitation   Retour à la table des matières

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Pluralité, démocratie et droits humains

9 décembre 2021, par Revue Droits et libertés

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Alexandra Pierre, présidente de la Ligue des droits et libertés Philippe Néméh-Nombré, vice-président de la Ligue des droits et libertés

Pluralité, démocratie et droits humains

Comme toute collectivité, la société québécoise est traversée d’une multiplicité de courants politiques, de tendances idéologiques et de perspectives sur la manière de mener les affaires publiques. Ces visions distinctes, faut-il le rappeler, sont elles-mêmes informées par une pluralité tout aussi grande d’expériences, déterminées notamment par la position que l’on occupe dans les rapports de pouvoir (de sexe et de genre, de race, de classe, de capacité, de religion, d’origines géographiques, etc.). Et dans l’espace public, les différentes perspectives occupent une place souvent correspondante à celle occupée par la personne ou le groupe qui les formule. C’est à partir de ces lignes ou, peut-être plus justement, à partir de ces tensions, pour ne pas dire fractures, que se négocient, en continue, la façon de formuler les enjeux auxquels nous faisons face ainsi que les réponses à y donner. Or, l'expression d'opinions, même divergentes, ainsi que la délibération qu’elle implique sont des droits humains déconsidérés et mal compris, alors même qu'elles sont des conditions nécessaires à une société réellement démocratique. L’expression de la pluralité En affirmant l’égalité et la liberté des individus, la Déclaration universelle des droits de l’Homme (sic), les différents pactes internationaux, tout comme les chartes canadienne et québécoise, reconnaissent de facto la pluralité des opinions ainsi que celle des personnes et groupes les formulant. Autrement dit, les droits humains contribuent, au moins en principe, à l’expression libre d’idées puisqu’ils reconnaissent que des personnes et groupes occupent des positions différentes dans la société, tout en partageant les mêmes droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Cela inclut d’avoir accès à l’expression et à la possibilité de participer au dialogue public. Ainsi, les droits humains représentent un socle, un cadre où les délibérations sont facilitées, voire possibles. De même, en retour, le débat est essentiel à la défense et au respect des droits humains. Pourtant, depuis un moment déjà, des attaques répétées sont déclenchées contre l’expression de la pluralité des voix et, incidemment, contre ce qui tend à la garantir et ce qu’elle permet de défendre. Au Québec, le gouvernement caquiste s’évertue, sans gêne, à bloquer, court-circuiter ou invalider des idées sous prétexte d’une préséance de la majorité et de ses volontés. Il évoque régulièrement d’hypothétiques valeurs dites « communes », dangereusement entendues comme « consensuelles », pour tenter de clore des discussions et il assimile tout débat d’idées ou de contestation à la négation du droit d’exister de la nation québécoise. Ainsi, de manière tout à fait assumée et avec une inquiétante aisance, une certaine construction du « nous » est utilisée pour faire taire. Débattre pour les droits humains Face à ces manœuvres, il faut continuer à marteler que garantir l’expression de la pluralité exige le respect et la défense des droits humains. C’est à travers la délibération que se forme un monde commun et, en dehors des discours haineux que la loi interdit déjà, le principe suggère que toutes opinions puissent être exposées, débattues et contestées. Tenter de résoudre cette tension normale entre pluralités et horizon collectif, c’est bien cela « faire société ». Dans cette perspective, la manière de penser le collectif a nécessairement un impact sur les droits humains tout comme la prise en compte des droits humains a un impact sur la manière de concevoir le collectif. Ces derniers sont ainsi une condition nécessaire à l'exercice démocratique. Il y a danger à croire que l’expression réelle ou fantasmée de l’opinion de la majorité, ou de ceux et celles qui prétendre la représenter, légitimerait l’absence de débats collectifs ou le fait de les expédier. Entraver l’expression du divers et du contradictoire parce qu’« ici c’est comme ça qu’on vit », parce que prendre le temps de débattre est une perte d’efficacité dans une vision technocratique de l’État ou parce que les pouvoirs exceptionnels deviennent la règle, constitue une négation des droits humains – qui prônent la participation libre et égale à sa société – ainsi qu’une limitation de la capacité à défendre les droits humains précisément par la participation au débat. Pour toutes ces raisons, la Ligue des droits et libertés réitère l’importance de penser conjointement droits humains et délibération, de favoriser et défendre la participation dans les prises de décision tout comme l’importance, aujourd’hui, de mettre fin à l’état d’urgence au Québec. Retour à la table des matières

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Présentation du dossier – Les enfants : des citoyen-ne-s d’aujourd’hui porteurs de droits vivants

9 décembre 2021, par Revue Droits et libertés

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Lucie Lamarche, professeure, département des sciences juridiques, UQÀM Membre du conseil d’administration de la Ligue des droits et libertés

Les enfants : des citoyen-ne-s d’aujourd’hui porteurs de droits vivants

Personne ne s’objecte à l’idée que les enfants sont des personnes au sens où les droits humains sont souvent introduits par la formule « toute personne a droit à … ». Et pourtant, un bref examen de conscience nous amène à conclure que les enfants ne sont souvent, dans notre imaginaire personnel et politique, que des fractions de personnes. En effet, leur personnalité juridique est souvent réduite à la portion congrue de leur besoin de protection et de sécurité. Cette idée de la pleine citoyenneté des enfants est pourtant à la clé de la proposition révolutionnaire contenue dans la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE). Ce catalogue exhaustif de droits qui comporte 54 articles confère notamment aux enfants le droit à l’exercice immédiat – bien qu’adapté - des libertés fondamentales. Ce catalogue ne se limite pas à la protection contre les vulnérabilités qui leur sont propres. Les enfants sont donc des citoyen-ne-s d’aujourd’hui dont les adultes et les institutions ont la responsabilité maintenant. Ils ne sont pas que des citoyen-ne-s de demain. La proposition est cependant plus facile à énoncer qu’à respecter. Et le défi est de taille alors que pleuvent les exemples québécois de dérapage et de faillite de la prise en compte des besoins des enfants : la protection de la jeunesse; l’absence de prise en compte des enfants à besoins particuliers dans le contexte pandémique de la fermeture des écoles; l’acharnement du gouvernement fédéral à ne pas respecter l’ordonnance des tribunaux appelant une indemnisation des enfants autochtones privés de leur enfance en raison notamment du sous-financement des services sociaux les concernant. Ces thèmes sont développés dans le présent numéro de la Revue (voir l’article de Anne Lévesque; celui de la Coalition d’enfants à besoins particuliers; et celui du Collectif Jeunesse La voix des jeunes compte). À vrai dire, la difficulté d’appréhender et de mettre en œuvre tous les droits des enfants ainsi que celle de vivre avec les conséquences de l’énonciation universelle de leurs droits s’explique en partie par le poids de l’histoire et du droit. Dès les premières grandes enquêtes sociales sur la condition ouvrière au XIXe siècle, l’enfant est apparu, à juste titre, comme un être à protéger. Par exemple, l’Organisation internationale du travail (OIT) a adopté en 1919 la Convention no 6 interdisant dans l’industrie le travail de nuit des enfants. Déjà, le Factory Act de 1833 en Grande-Bretagne avait interdit le travail des enfants de moins de neuf ans et leur travail de nuit. Dans le droit fil de ce premier jalon, l’OIT a aussi adopté en 1999 la Convention no 182 sur les pires formes de travail des enfants en exigeant l’interdiction immédiate de la vente, de la traite, de la prostitution, de la participation à la pornographie et des travaux qui sont susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité ou à la moralité de l’enfant. L’UNICEF, une organisation internationale née des tristes conséquences de la Seconde Guerre mondiale, a aussi orienté ses premières interventions dans l’optique de la protection des enfants vulnérables. D’ailleurs, la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUH) est fort économe à l’égard des enfants, ne prévoyant à l’article 25 que le seul droit pour la maternité et l’enfance à une aide et à une assistance spéciales. Le saut qualitatif de la DUH (1948) à la CDE (1989) est remarquable et ne s’est pas fait sans heurts. L’État s’apprêtait à s’immiscer dans la famille de l’enfant et plus encore, devait lui reconnaître une voix autonome. Cela était-il bien réaliste ? Encore aujourd’hui, on doute parfois que l’enfant soit une personne titulaire de tous les droits humains. Et pour reprendre les propos d’un auteur (Nicolas Sallée), on le fractionne « pour son bien ». Le droit québécois, pour sa part, souffle le chaud et le froid quant à la proposition principale de la CDE, et ce, malgré des progrès contemporains. Le Code civil du Québec, droit de référence, consacre trois articles (Chapitre II du Livre premier) aux droits de l’enfant. En premier lieu, l’enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner (art 32). De plus, les décisions concernant l’enfant doivent être prises dans son intérêt et dans le respect de ses droits (art 33). En conséquence, le tribunal doit donner la possibilité à l’enfant d’être entendu dès lors qu’une demande met en jeu son intérêt (art 34). Notons toutefois combien restreints sont les droits conférés à l’enfant par le Code civil, dans lequel il est visiblement perçu comme un être vulnérable. La Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) est plus prolixe. Le Chapitre II de la Loi, intitulé Principes généraux et Droits des enfants, énonce que dans l’éventualité où on en vient à la conclusion que son intérêt est compromis, l’enfant doit participer activement au choix des mesures lorsque les circonstances sont appropriées. De même, les intervenant-e-s doivent traiter l’enfant dans le respect de ses droits et s’assurer que des informations adaptées lui soient transmises, dans son intérêt et dans le respect de ses droits (art 2.2 à 5). Comme l’ont révélé les conclusions de la Commission Laurent[1], le régime québécois de la protection de la jeunesse trahit les enfants et leur famille. Toutefois, il trahit aussi l’esprit de la CDE en faisant peu de cas de l’ensemble de ses droits et en limitant l’objet du droit pertinent aux interventions en matière de compromission. Or, on le sait, celles-ci sont largement déterminées par les expert-e-s, qui peuvent étouffer l’opinion de l’enfant et ignorer les particularités de son environnement. C’est pourquoi on apprécie les récentes ententes convenues entre certaines Premières Nations et les CIUSSS afin de confier enfin aux Premiers Peuples la gestion des services à l’enfance (voir l’entrevue de Rodrigue Turgeon avec Peggie Jérôme). Dans ce contexte, l’enfant, qui fait corps avec sa communauté, sera considéré et entendu selon et en fonction des valeurs de celle-ci. La Loi sur l’instruction publique (LIP), pour sa part, réserve la première section du Chapitre I aux droits de l’élève. Mais ici, ces droits se limitent à celui de bénéficier de services éducatifs gratuits sous condition de ressources. On peut s’étonner du silence de cette loi en ce qui concerne l’exercice d’une certaine citoyenneté des enfants dans un milieu tel que l’école. Certes, les adolescent-e-s ont leur place au Conseil d’établissement. Mais cela n’emporte pas en soi une reconnaissance des libertés fondamentales de tous les enfants dans l’école. En d’autres mots, la LIP n’est pas construite en fonction de la reconnaissance de tous les droits des enfants et des adolescent-e-s. Ainsi, les libertés fondamentales de l’enfant sont ramenées au programme pédagogique destiné à former les citoyen-ne-s du futur. Nicolas Salée nous propose pour sa part un article sur le quotidien des unités de garde fermées où sont incarcérés des jeunes en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents. Il nous démontre comment, malgré un langage édulcoré, les mesures d’isolement et de retrait sont encore aujourd’hui imposées au nom du bien de l’adolescent-e par une équipe clinique peu inspirée par les droits de l’enfant ou encore, ne disposant pas des moyens pour ce faire. Complétons ce bref inventaire législatif avec la Charte des droits et libertés de la personne. L’article 39 de la Charte reprend à son compte les protections offertes par l’article 32 du Code civil. On s’étonnera toutefois de retrouver cet article sous le chapeau du Chapitre IV réservé aux droits économiques et sociaux. L’affaire est d’autant plus étonnante que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a pour mission, selon l’article 57, de veiller au respect des principes énoncés dans la Charte et des droits reconnus à l’enfant par celle-ci et par la LPJ. Ces limitations illustrent la difficulté de s’attaquer, sans base juridique solide, à l’ensemble des discriminations vécues par les enfants dans l’exercice de tous leurs droits. Bref, le droit québécois est à son tour victime d’une compréhension fragmentée et parcellaire de l’enfant et de ses droits. On résiste donc à l’image de la citoyenne ou du citoyen d’aujourd’hui exerçant ses libertés fondamentales tout autant que porteur de son droit à la protection et à la promotion de son intérêt supérieur. C’est pourquoi on dit à juste titre de ce droit et des pratiques qui en découlent qu’elles sont aussi paternalistes que colonialistes. En dépit de ces constats, l’esprit et la lettre de la CDE s’immiscent avantageusement dans les pratiques citoyennes et ce, malgré la frilosité du droit domestique. EQUITAS développe des approches éducatives fondées sur les droits des enfants. Le Bureau international des droits des enfants défend le droit des enfants d’être effectivement entendus dans toutes les sphères de leur vie. REsPIRE revendique un usage adapté et légitime de l’espace urbain par les adolescentes. Environnement Jeunesse mobilise les tribunaux en matière de changements climatiques. Et on remet carrément en cause le paternalisme institutionnel à la clé du développement de la citoyenneté en milieu scolaire (voir l’article de Dupuis-Déri). Ces initiatives traduisent concrètement l’ambition de la CDE en mettant en tension l’exercice autonome par les enfants de leurs libertés fondamentales et leur besoin de protection. Elles constituent donc de nécessaires activités perturbatrices. Elles bousculent les a priori « des adultes » qui sont à la clé des encadrements législatifs et institutionnels destinés à la jeunesse. Elles ne peuvent toutefois porter à elles seules le devenir des droits de l’enfant. À cet égard, il convient de s’intéresser à notre voisin, le Nouveau-Brunswick, qui a créé l’institution du Défenseur des enfants et des jeunes (voir l’article que signe le bureau du Défenseur). Sous la rubrique du mandat apparaissant au site web du Défenseur[2], le premier élément se lit comme suit : Nous écoutons les enfants et les jeunes de notre région parler de leurs besoins et de leurs préoccupations. Et un peu plus loin : Nous suivons de près continuellement les lois et les politiques afin de nous assurer que, non seulement elles sont justes pour vous, mais aussi qu’elles sont appliquées comme il se doit. Le Défenseur est aussi responsable de la procédure de l’ERDE (Évaluation des Répercussions sur les Droits de l’Enfant) à laquelle est soumis l’ensemble des initiatives de l’action gouvernementale. Cette institution originale et indépendante fait éclater la fracture entre le besoin de protéger les enfants et celui de respecter leurs libertés fondamentales. Rappelons que tant les droits-protection que ceux faisant écho aux libertés fondamentales (s’exprimer, s’associer, croire, ne pas croire, etc.) sont garantis par la CDE. Tous les droits des enfants sont interdépendants. Le Défenseur des enfants et des jeunes du Nouveau-Brunswick inscrit l’enfant dans la société en encourageant d’une part, l’information et la prise de parole, et d’autre part, une prise en compte systématique des droits de l’enfant dans toutes les politiques publiques. Rien à ce jour ne laisse croire que le Québec se dirige vers une pleine prise en compte de tous les droits de l’enfant. Les urgences en matière de protection de la jeunesse expliquent peut-être cet aveuglement. Mais d’autres facteurs sont aussi à considérer. Peut-être a-t-on tendance à considérer l’enfant comme la propriété de sa famille. Le débat sur les punitions corporelles le laisse croire, mais aussi, cette idée ancrée dans le droit que la famille est l’élément naturel d’appartenance de l’enfant et donc, qu’elle aurait le dernier mot sur son présent. Comment la famille peut-elle partager cette aspiration avec l’enfant lui-même, titulaire de droits humains ? C’est la question subversive posée par l’affirmation de tous les droits de l’enfant dans la CDE. L’enfant est un titulaire de droits humains de type particulier. Ceci n’en fait pas pour autant un demi-titulaire de droits ou un être privé de citoyenneté. Au moment où ces lignes sont écrites, on prend acte du dépôt devant l’Assemblée nationale du Québec du projet de loi no 15 qui modifie notamment la LPJ. Ce projet de loi affiche des signes encourageants non seulement en donnant préséance en tout cas à l’intérêt de l’enfant dans la prise de décision mais aussi, en renforçant les dispositions destinées à la prise en compte de ses opinions dans un tel contexte. Un fait demeure. Ce projet de loi s’inscrit dans la logique de protection des enfants et des adolescent-e-s. Il ne tend donc pas à résoudre la tension inhérente entre les besoins de l’enfant et ses droits fondamentaux, indépendamment d’un besoin de protection. Il sera intéressant de suivre les travaux de la Commission parlementaire sur le projet de loi 15. Nous espérons que le présent numéro de la Revue Droits et libertés vous aide à y voir plus clair et plus grand. Et comme toujours, bonne lecture !  
  [1] Rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, Instaurer une société bienveillante pour nos enfants et nos jeunes, avril 2021. En ligne : https://www.csdepj.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Rapport_final_3_mai_2021/2021_CSDEPJ_Rapport_version_finale_numerique.pdf [2] https://www.dejnb.ca/notre-mandat-ce-que-nous-faisons   Retour à la table des matières

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Environnement urbain, situations de handicap et droits de la personne

21 octobre 2021, par Revue Droits et libertés

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Élections municipales 2021

Environnement urbain, situations de handicap et droits de la personne

  Jérôme Saunier, militant pour les droits des personnes en situation de handicap La sous-représentation politique des personnes ayant des incapacités nuit au respect de leurs droits par les villes, dont le cadre bâti reste difficilement accessible. Le 7 novembre, aux élections municipales générales, il leur faudra accéder à des postes électifs pour accélérer le changement. Judy Heumann, la grande militante américaine pour les droits des personnes handicapées, dit que la seule façon de changer les choses, c’est d’être impossible à ignorer1. L’envers de la médaille, c’est que notre invisibilité sociale, médiatique et politique chronique nous rend faciles à oublier. Comme les autres groupes minoritaires, nous sommes largement sous-représenté-e-s dans les sphères du pouvoir. Peu de recherches ont été menées à ce sujet, mais on sait que les candidat-e-s handicapé-e-s aux élections provinciales tenues de 2003 à 2015, toutes provinces confondues, ne comptaient que pour 1,2 % des candidat-e-s en lice, et que la moitié ont été élu‑e‑s2. Nous représentons environ le quart de la population3!

Concrétiser nos droits

C’est dans les villes que les atteintes à nos droits à l’égalité et à la dignité sont peut‑être les plus flagrantes. Dans un environnement physique, sensoriel et communicationnel truffé d’obstacles handicapants, comment vivre de façon autonome, travailler, étudier, se divertir et participer à la vie de la communauté comme les autres citoyen-ne-s ? En dépit de la Charte des droits et libertés de la personne, le capacitisme ambiant entrave les progrès et entraîne des reculs4. Notre participation sociale et la reconnaissance de nos droits sont sérieusement compromises5.
Les villes ont indéniablement un rôle à jouer dans la mise en œuvre des droits de la personne parce qu’elles disposent souvent des compétences pertinentes6.
Or, si un droit aussi fondamental que le droit au logement reçoit un petit peu plus d’attention ces jours‑ci, la situation laisse à désirer pour ce qui est du respect de notre dignité, de notre liberté de choix et de notre droit à l’égalité. L’Office des personnes handicapées du Québec indiquait en 2009 que « l’égalité de principe doit se traduire en égalité de fait », car « posséder des droits que l’on ne peut concrètement exercer, c’est comme ne pas en avoir7 ». Il faut encore le rappeler douze ans plus tard. Les villes prennent des mesures d’accessibilité universelle plus ou moins timides, essentiellement dans le domaine public. Elles doivent avant tout cesser de violer nos droits et se demander comment les concrétiser. L’accessibilité est un moyen d’y parvenir, mais donner préséance aux droits permettrait d’éviter de considérer le handicap dans ce cadre étroit ou de tomber dans le piège de questions accessoires telles que le financement et les normes de construction désuètes, entre autres manifestations tangibles et persistantes de la discrimination systémique. Non seulement les villes doivent-elles s’engager à respecter les droits de la personne8, mais cet engagement doit se traduire dans la réalité.

Le handicap est politique

Pour en finir avec la ségrégation et l’exclusion, garantir notre autonomie et dépasser la condition dominée que nous partageons, quelles que soient nos incapacités, pour cesser d’être de simples objets de politiques publiques et devenir des citoyen‑ne‑s à part entière, nous devons pouvoir parler pour nous‑mêmes. Nous devons prendre et exercer le pouvoir pour participer aux décisions qui nous touchent. Personne ne prétend que les personnes en situation de handicap soient les seules à pouvoir recentrer l’action publique sur le respect des droits parce que nous subissons une ou plusieurs formes d’oppression. Nous avons beaucoup d’allié-e-s formidables. Force est cependant de constater que la majorité des élu-e-s et des haut-e-s responsables non handicapé‑e‑s — et titulaires d’autres privilèges — ne sont pas suffisamment informé‑e‑s ou motivé‑e‑s pour faire le nécessaire. Ces personnes ne partagent pas notre compréhension intime des enjeux ni le même sentiment d’urgence. La sensibilisation trouve vite ses limites. Malgré toute la bonne volonté du monde, il est facile de perpétuer la ségrégation : un équipement public aussi important que le nouveau Biodôme, inauguré en 2020, n’est que partiellement accessible. Aux commandes, nous pourrons influer sur les autres élu‑e‑s, faire tomber les préjugés, mettre notre expérience et notre sensibilité au service de l’administration et surveiller la mise en œuvre d’une réglementation renforcée — bref, transformer le système de l’intérieur afin de changer la façon dont les villes nous (mal)traitent — sans pour autant négliger les autres dossiers qui sollicitent l’attention des responsables politiques9. Comme le dit à juste titre Carla Qualtrough, ancienne championne paralympique et actuelle ministre de l’Inclusion des personnes handicapées au sein du gouvernement fédéral, « [n]ous pouvons passer du principe «rien de ce qui nous concerne ne doit se faire sans nous» au principe, plus simple, «rien ne doit se faire sans nous», car tout nous concerne10 ». Tout comme les enjeux du handicap concernent les personnes non handicapées : à l’instar du racisme systémique, le capacitisme est une responsabilité collective.
Il faut briser le plafond de verre de la représentation politique pour normaliser la notion de politicien-ne en situation de handicap, ne serait-ce que parce que le « principe de diversité […] garantit la meilleure prise de décision possible pour la collectivité11 » — une évidence qui, vu la composition des conseils municipaux, tarde à se frayer un chemin dans l’esprit de la majorité.
Les partis doivent recruter des candidat‑e‑s handicapé‑e‑s pour les présenter dans des districts gagnables. Ce serait le signe d’une volonté de rendre les villes plus égalitaires, car il ne fait aucun doute que notre représentation effective dans les processus décisionnels aura des conséquences décisives sur leur avenir, en les rendant plus accueillantes, non seulement pour les personnes en situation de handicap, mais aussi pour les familles, et en les préparant à affronter le vieillissement démographique.

Pour une loi québécoise sur l’accessibilité

En 2022, les partis politiques provinciaux devront aussi faire de l’accessibilité universelle et du capacitisme des thèmes de campagne. Ils devront rechercher des candidat-e-s ayant des incapacités, car nous aurons besoin de ministres vivant nos réalités pour que soit enfin votée une loi sur l’accessibilité universelle applicable dans nos champs de compétence. La Loi canadienne sur l’accessibilité aurait-elle vu le jour sans la ministre Qualtrough? Soyons impossibles à ignorer sur la scène politique pour que tous nos droits soient enfin respectés.
  1. Judy Heumann et Kristen Joiner, Being Heumann: An Unrepentant Memoir of a Disability Rights Activist, Boston, Beacon Press, 2020.
  2. Mario Lévesque, Searching for Persons with Disabilities in Canadian Provincial Office, Canadian Journal of Disability Studies, vol. 5, no 1, 2016.
  3. Office des personnes handicapées du Québec, Prévalence de l’incapacité. Population québécoise de 15 ans et plus, 2021; Statistique Canada, Un profil de la démographie, de l’emploi et du revenu des Canadiens ayant une incapacité âgés de 15 ans et plus, 2017; Institut de la statistique du Québec, Enquête québécoise sur les limitations d’activités, les maladies chroniques et le vieillissement 2010-2011, 2013.
  4. Jérôme Saunier, La discrimination fondée sur le handicap se porte bien au Québec, site Web de la Ligue des droits et libertés, « Carnets », 2020.
  5. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Rapport de suivi de l’exercice de sensibilisation sur l’accessibilité des commerces au Québec, 2015.
  6. Nevena Dragivenic et Bruce Porter, Human rights cities: The power and potential of local government to advance economic and social rights, Maytree, 2020.
  7. Office des personnes handicapées du Québec, À part entière : pour un véritable exercice du droit à l’égalité, 2009.
  8. Voir la Charte montréalaise des droits et responsabilités. https://portail-m4s.s3.montreal.ca/pdf/charte_montrealaise_en_francais_.pdf Ce texte a été modifié en avril 2021 par l’ajout du capacitisme aux formes de discrimination que la Ville s’engage à combattre.
  9. Brynne Langford et Mario Lévesque, Nature symbolique et nature concrète de la présence de politiciens en situation de handicap : étude de cas de la C.-B., Revue parlementaire canadienne, vol. 40, no 2, 2017.
  10. Débats de la Chambre des communes, 2018.
  11. David Robichaud et Patrick Turmel, Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins, Montréal, Atelier 10, collection « Documents », 2020.

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Le handicap comme trait imposé par la société

28 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021 Karine-Myrgianie Jean-François, directrice des opérations et des projets chez Réseau d’action (…)

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Karine-Myrgianie Jean-François,
directrice des opérations et des projets chez Réseau d’action des femmes handicapées du Canada/DisAbled Women’s Network of Canada (DAWN)

Propos recueillis par Catherine Descoteaux,
coordonnatrice de la Ligue des droits et libertés

La notion de handicap est souvent associée dans l’imaginaire collectif à un aspect physique comme la mobilité réduite ou une différence de vision ou d’audition. Il s’évalue pourtant comme un vaste spectre partant de la différence physique visible, par exemple le déplacement en fauteuil roulant, au trouble invisible comme l’autisme, la santé mentale, les douleurs chroniques et les sensibilités environnementales.

Dans le champ d’études sur le handicap, deux angles d’approche pour définir le handicap dominent : l’angle social et l’angle médical. Pour DAWN, le handicap doit être approché selon le premier angle : il ne correspond pas en soi à une caractéristique inhérente à la personne qui le possède, mais plutôt à la façon dont la société handicape cette personne en ne lui permettant pas d’y participer de manière pleine et entière. Cette approche implique de valoriser l’autodiagnostic, afin de reconnaitre que l’obtention d’un diagnostic médical peut être longue ou plus ardue pour certains groupes sociaux que d’autres. Par exemple, une femme pourrait être diagnostiquée comme ayant un trouble de personnalité limite, alors qu’un homme présentant les mêmes symptômes se ferait diagnostiquer comme étant sur le spectre
de l’autisme. L’obtention d’un diagnostic médical ouvrant la porte aux programmes de soutien, le fait que certains groupes sociaux aient de la difficulté à obtenir un diagnostic s’ajoute à la montagne d’embûches auxquelles font face les personnes en situation de handicap.

Le capacitisme : un système d’oppression qui ne vient généralement pas seul

Se trouver en situation de handicap, c’est se heurter à des murs pour faire valoir ses droits. Outre le capacitisme, qui correspond à la discrimination systémique ou personnelle basée sur le handicap, les personnes en situation de handicap font souvent face à d’autres systèmes d’oppression comme le racisme, le colonialisme, l’homophobie, le classisme, le sexisme ou la transphobie.

On ne peut pas parler de capacitisme sans parler de l’importance qu’y jouent les classes sociales. Effectivement, les personnes en situation de handicap se retrouvent souvent en précarité financière. Par exemple, la plupart des femmes en situation d’itinérance dans la région de Toronto présentent un handicap, souvent un traumatisme crânien lié à la violence conjugale ou à d’autres violences familiales. Or, ces mêmes femmes sont souvent expulsées des maisons d’hébergement en raison de leur difficulté à s’adapter aux règles du milieu de vie, alors qu’elles ont simplement une difficulté à manoeuvrer avec ce traumatisme.

Les femmes, et en particulier les jeunes filles, sont particulièrement visées par le capacitisme. Le handicap est lié à un isolement, peu importe l’âge de la personne. Cet isolement est cependant encore plus marqué lorsque la personne est mineure, car elle est alors plus dépendante de ses parents. Ces derniers, généralement bien intentionnés, exercent un important contrôle sur sa vie. Ainsi, les jeunes filles sont particulièrement à risque de subir de la discrimination liée à leur handicap.

Les jeunes filles en situation de handicap et le consentement aux soins

Le contrôle parental s’exprime de diverses manières, mais particulièrement en ce qui a trait au consentement aux soins. Alors que le droit permet aux personnes mineures de plus de 14 ans de refuser des soins non requis par leur état de santé, le système médical assume de manière générale que les parents savent ce qui est le mieux pour leur enfant. Cela se traduit par exemple par l’altération du développement physique de l’enfant avec des bloqueurs d’hormones pour s’assurer qu’une fois devenue adulte, elle demeure facile à manoeuvrer. Les jeunes filles subissent également des interventions de stérilisation forcée de manière plus fréquente que les jeunes garçons. À la demande des parents, elles sont souvent obligées de porter des timbres contraceptifs qui peuvent entrainer une infertilité permanente, et ce, malgré qu’elles n’en connaissent pas elles-mêmes les conséquences.

Les personnes en situation de handicap peuvent être des personnes non verbales, ce qui fait en sorte que leurs opinions ne sont généralement pas prises en compte lorsque vient le temps de prendre une décision médicale à leur sujet. Pourtant, elles demeurent tout de même capables de communiquer leurs besoins lorsqu’on leur fournit des outils appropriés. Ces jeunes filles gagneraient à ce que le système médical reconnaisse davantage leur capacité à agir en leur propre nom.

Les femmes en situation de handicap et l’agentivité sexuelle

Dans les dernières années, plusieurs études ont démontré que les jeunes filles nées avec un handicap sont aussi plus à risque d’avoir subi des violences sexuelles de la part de proches parents que celles sans handicap. Au sein de ce groupe, les femmes vivant avec une déficience intellectuelle sont elles-mêmes beaucoup plus à risque d’en avoir vécu que les autres femmes en situation de handicap, car elles sont considérées comme des proies faciles.

Leur prise de parole est souvent remise en question sous prétexte qu’elles ne seraient pas en mesure de comprendre ce qu’est une agression sexuelle. Pourtant, la Cour suprême a déterminé qu’elles sont bel et bien capables de nommer les violences sexuelles qu’elles vivent : il n’y a pas lieu de se questionner sur leur compréhension de l’événement tant qu’elles sont capables de le relater de manière crédible.

De plus, les cours d’éducation sexuelle offerts partout au Québec ne sont souvent pas offerts aux jeunes personnes en situation de handicap parce que leurs écoles considèrent qu’il n’est pas important de leur fournir cette éducation. On se retrouve donc dans une situation où le désir sexuel des jeunes filles en situation de handicap est minimisé, voire complètement écarté.

En conclusion

Le capacitisme, ça isole. Il est difficile pour les personnes en situation de handicap de réaliser que ce qu’elles vivent n’arrive pas seulement qu’à elles. Cet isolement rend la mobilisation et la diffusion de la lutte beaucoup plus difficile. Des organismes comme DAWN aident à mettre en lumière ces réalités et ces violences.

 

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Le rapport parallèle canadien portant sur la Convention relative aux droits des personnes handicapées

28 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021 Yan Grenier, chercheur postdoctoral, Centre d’études sur le handicap, Université de New York (…)

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Yan Grenier,
chercheur postdoctoral, Centre d’études sur le handicap, Université de New York

Le Canada doit présenter en 2022 son rapport portant sur la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Le processus d’examen comprend la production d’un rapport parallèle ou alternatif. À des fins de compréhension, un rapport parallèle est un rapport rédigé par des organisations communautaires ou non-gouvernementales qui, dans un premier temps, ont pris connaissance du rapport officiel de l’État, et, dans un second temps, ont procédé à une analyse critique de ce dernier pour présenter une évaluation venant des personnes directement concernées. Ceci a pour buts de mettre en lumière des lacunes relatives à l’application des principes de la Convention au Québec et au Canada, et d’indiquer des solutions éventuelles aux problèmes constatés par la société civile. Dans la démarche de production de ce rapport parallèle, ce sont les organisations de personnes vivant des situations de handicap du Québec, autant les organisations nationales, régionales que locales, qui sont approchées afin de participer à sa préparation et à sa rédaction.

Pourquoi un rapport parallèle?

L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la CDPH et son Protocole facultatif le 13 décembre 2006. La CDPH est une loi internationale qui porte sur les droits humains et garantit des droits et des libertés aux personnes vivant des situations de handicap. Elle a pour objectifs de « promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque. » (art. 1).

La CDPH est entrée en vigueur en mai 2008 et le Canada l’a ratifiée en 2010. Ce dernier doit maintenant rendre des comptes au Comité de la CDPH, un organe composé d’experts indépendants qui surveille l’application de la Convention par les États parties, soit la manière dont le pays met en oeuvre les droits et libertés qui y sont prévus.

Le Canada est donc tenu de présenter régulièrement au Comité des rapports sur la façon dont les droits sont mis en oeuvre. Le rapport initial du Canada devait être présenté au plus tard deux ans après avoir accepté la CDPH soit en 2012, et ensuite à tous les quatre ans. Le Comité examine les rapports du Canada et formule les recommandations générales qu’il estime appropriées ; il les achemine au Canada afin que celui-ci prenne les mesures adéquates.

Le Comité procède actuellement à son deuxième examen de la mise en oeuvre de la CDPH par le Canada. Dans le cadre de cet examen, débuté en 2019, le Comité a publié une version non révisée de sa Liste des problèmes avant la présentation de rapports (LOIPR[1]). Le Canada en est donc à l’étape de la rédaction de son rapport. Les organisations ont également la possibilité d’en rédiger un. Bien qu’il n’y ait pas de mention explicite du droit des organisations civiles de produire un rapport alternatif dans les conventions onusiennes, cette pratique est reconnue comme légitime et offre une forme de consultation et d’évaluation de la mise en oeuvre de la CDPH dans les pays qui l’ont ratifiée.

Les organisations de personnes vivant des situations de handicap et les organisations de la société civile sont donc invitées à participer à ce processus et à influencer les recommandations que l’ONU fait au Canada pour y améliorer le respect des droits des personnes vivant des situations de handicap.

En prévision de l’examen de 2022, les efforts actuellement déployés visent à informer les organisations à travers le Canada et à les inciter à participer à l’examen par l’ONU de la mise en oeuvre de la CDPH afin qu’elles fassent valoir leur expertise et leur point de vue sur les problèmes à résoudre. La coordination du rapport parallèle est assurée par la British Columbia Aboriginal Network on Disability Society, agissant en tant qu’organisation de secrétariat pour ce rapport, et elle est menée par Steve Estey, qui agit comme conseiller principal.

L’utilité des rapports parallèles face aux limitations traditionnelles des États nationaux

Bien entendu, les personnes vivant des situations de handicap ont toujours disposé des mêmes droits que toute autre personne dans la mesure où les droits découlent de leur appartenance à l’humanité. Mais, pour la première fois, leurs droits sont énoncés intégralement dans un instrument international juridiquement contraignant, ce qui peut poser un défi aux structures légalonormatives nationales et servir de levier pour des changements politiques. L’importance d’un rapport alternatif est donc cruciale, car des changements majeurs peuvent en découler dans l’exercice des droits des personnes vivant des situations de handicap.

La CDPH incarne un changement de paradigme, passant d’une réponse au handicap par la protection sociale à une réponse fermement ancrée dans les droits humains.

Cette Convention reconnait que la responsabilité de l’inclusion et de l’accueil des différences de la personne se trouve du côté de la société. Dans cette doctrine inspirée du modèle social (Oliver, 1990; Shakespeare, 2006), ce sont donc les sociétés, et non la personne, que l’on cherche à faire évoluer. Pour parvenir à ce changement structurant, la CDPH propose une véritable feuille de route.

À titre d’exemple de ce changement de paradigme, l’article 12 oblige les pays signataires à reconnaître la capacité juridique et à offrir « des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique, » et ces mesures doivent respecter « les droits, la volonté et les préférences[2] » des personnes concernées. Ce plaidoyer affirme que les régimes de protection nationaux traditionnels, comme la tutelle et la curatelle, doivent être remplacés dans la plupart des pays par des mesures qui respectent les droits, la volonté et les préférences des personnes. Or, lors de la ratification, le Canada a émis une réserve sur ce point et a réitéré devant le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU son intention de maintenir
les mesures substitutives de décision, comme la tutelle ou la curatelle, dans les circonstances qu’il juge appropriées dans le cadre légal.

Par ailleurs, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits des personnes handicapées, Catalina Devandas-Aguilar, a fait des remarques importantes sur l’état des droits au Canada en 2017 (Organisation des Nation Unies, 2017). D’une part, elle voyait d’un bon oeil les mesures prises par certaines provinces canadiennes, par exemple leur abandon du placement en institution et le fait que l’Ontario ait en 2009 fermé sa dernière institution pour les personnes ayant une déficience intellectuelle. D’autre part, elle faisait remarquer qu’au Québec, à l’Île-du-Prince-Édouard, en Alberta, en Colombie-Britannique, au Manitoba, en Nouvelle-Écosse et sur les Territoires, les pratiques n’avaient guère changé. Ce conflit entre les orientations nationales et celles de la Convention montre à quel point le Canada est réticent à changer ses pratiques. Le modèle d’hébergement institutionnel est de plus en plus contesté par les groupes de personnes vivant des situations de handicap comme en témoignent la lutte de Jonathan Marchand et le projet pilote de la coop ASSIST au Québec, qui visent à offrir une alternative à l’institutionnalisation par un soutien à domicile suffisant pour que les personnes ne se retrouvent pas en institution.

Il demeure donc aux comités de la CDPH de plaider en faveur d’une réforme ou d’inciter les décideuses et décideurs à modifier leurs positions. Ces deux exemples montrent dans quelle mesure les pratiques qui paraissent naturelles dans notre environnement légal, politique et institutionnel peuvent être contestées à la lumière du paradigme de la Convention. Dans le cadre du rapport parallèle, les groupes et les organisations ont la possibilité de créer ces leviers politiques et de s’en servir pour favoriser le plein exercice des droits des personnes vivant des situations de handicap au pays.

Au Canada, certains droits de la Convention sont de compétence fédérale, mais beaucoup sont de compétence provinciale ou territoriale. Il en résulte une gamme inégale d’offre de services, de mesures de soutien, de programmes, de politiques, et de lois applicables aux personnes handicapées.

Au Canada, le potentiel d’influence de la CDPH passe par un effort de coordination de l’État fédéral et des provinces et territoires. Il est donc nécessaire de se doter d’un plan complet, harmonisé entre les paliers de gouvernement pour s’assurer que la CDPH soit pleinement mise en oeuvre. Les groupes de la société civile peuvent exercer une pression supplémentaire et assurer la conformité aux principes de la Convention par ce rapport alternatif, en demandant des changements nécessaires
aux processus nationaux et ainsi influencer les développements légaux et normatifs, ainsi que le déploiement de programmes et mesures. Bien entendu, c’est sur une base volontaire que s’engagent les groupes de personnes vivant des situations de handicap dans la tâche de produire un rapport parallèle en relevant les lacunes de l’application de la Convention et en fournissant des données et des propositions liées à leur champ d’expertise. Cet engagement relève à la fois d’une volonté d’assurer la pleine participation sociale et le plein exercice des droits citoyens des personnes vivant des situations de handicap au Canada.

Les activités entourant le rapport parallèle au Québec

Une première rencontre virtuelle a eu lieu pour les organismes du Québec le 7 avril 2021. Nous avons pu y observer la participation  de plus de 50 organisations ; les grandes lignes de la Convention et du processus y ont été présentées par un panel composé de Patrick Fougeyrollas, anthropologue spécialisé dans le champ des études sociales sur le handicap, Arbi Chouik, chercheur en apprentissage automatique au Département des systèmes d’information  organisationnels de l’Université Laval, ayant participé au rapport parallèle de la Tunisie, Melanie Benard, avocate et consultante spécialisée en droit du handicap, Kerri Joffe, avocate chez ARCH Disability Law Centre, ayant participé aux étapes antérieures de l’examen, et Yan Grenier, post doctorant au Centre de recherches sur le handicap de l’Université de New York.

La seconde rencontre est prévue le 12 mai 2021 et il y sera question de l’opérationnalisation du travail à réaliser dans la rédaction du rapport. Le panel sera composé entre autres de Gerard Quinn, rapporteur spécial du Conseil des droits humains et professeur en droit à l’Université de Leeds, et de Keiko Shikako-Thomas, professeur à McGill en pédiatrie, qui a participé au premier rapport alternatif canadien sur la question des enfants vivant des situations de handicap. Au cours de l’année à venir, plusieurs rencontres et comités de travail virtuels sont à prévoir. Les groupes qui représentent les personnes vivant des situations de handicap sont invités à y participer afin d’y faire valoir leur point de vue et de s’approprier le processus comme levier politique pour leurs propres revendications. Par souci d’accessibilité, ces activités sont offertes avec des transcriptions textuelles et orales en français et en anglais, ainsi qu’en LSQ et en ASL.

En raison de la COVID-19, l’ONU a annulé un certain nombre de réunions et la 23e session du Comité des droits des personnes handicapées. Nous ne savons pas encore comment cela affectera le calendrier du deuxième examen du Canada par le Comité. Ce retard nous offre toutefois une fenêtre temporelle plus large et la possibilité de rejoindre un plus grand nombre d’organisations et de travailler en profondeur les sujets qui seront soulevés lors des travaux et ainsi fournir un rapport parallèle solide, favorisant la pleine participation des personnes vivant des situations de handicap et l’exercice de leurs droits.

 


 

[1] List of issues prior to reporting.

[2] Organisation des Nations Unies, 2006.

 

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Une relation à comprendre entre les droits des personnes en situation de handicap et la justice climatique

2 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021 Sébastien Jodoin, professeur adjoint à McGill, titulaire de la Chaire de recherche du Canada (…)

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Sébastien Jodoin,
professeur adjoint à McGill, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les droits de la personne, la santé et l’environnement

Propos recueillis par Elisabeth Dupuis,
responsable des communications à la Ligue des droits et libertés

Le 27 septembre 2019 à Montréal, 500 000 personnes ont marché avec Greta Thunberg. Elles ont utilisé un mode de transport autonome comme le métro, la marche, la voiture ou encore, le vélo pour rejoindre la manifestation. Les personnes à mobilité réduite et en fauteuil roulant par contre, n’ont pas eu la possibilité de joindre leur voix à celle de centaines de milliers de manifestant-e-s. Malgré de multiples demandes adressées à la Société de transport de Montréal, responsable du transport adapté, plusieurs usagères et usagers sont restés confinés à la maison. En fait, cette journée-là, les transports adaptés ont été annulés en raison la manifestation.

Cet exemple illustre un des obstacles, pour des personnes en situation de handicap (PSH), à participer à des actions contre les changements climatiques. Pourtant, ces personnes se sentent tout aussi concernées par l’environnement que les personnes neurotypiques. Et surtout, elles subissent des effets des changements climatiques de façon disproportionnée par rapport à la population en général car elles “sont davantage susceptibles de décéder, d’être blessées et de se retrouver plus lourdement handicapées du fait de leur exclusion générale des politiques, plans et programmes de réduction des risques de catastrophe”.

À l’échelle internationale, des discussions sont menées depuis plusieurs années par des organisations comme la Commission Européenne, le Pacific Disability Forum et les Nations Unies pour que les droits des PSH soient véritablement pris en compte dans la lutte contre les changements climatiques. À l’échelle domestique des pays, au Canada et ailleurs, les PSH doivent être impliquées dans les discussions concernant la lutte contre les changements climatiques et des mesures à mettre en place pour y faire face dans le respect de leurs droits.

L’interdépendance des droits dans les enjeux des personnes en situation de handicap et les changements climatiques

L’interdépendance se présente à travers tous les droits économiques, sociaux et culturels : le droit à la vie, le droit à la santé, le droit à l’alimentation, le droit à l’eau, le droit au logement. Dans tous les cas, il y a un contexte très difficile pour que les droits soient respectés en temps normal. Les PSH sont plus affectées par la malnutrition, le manque d’accès à l’eau et aux soins de santé, aux transports et à d’autres services de base. Leurs droits et leurs perspectives sont souvent négligés dans les plans d’adaptation aux changements climatiques (CC) et de réponse aux catastrophes climatiques comme des véhicules d’évacuation ou des abris accessibles. Alors, lorsqu’un événement climatique sévère se produit ou que des impacts graduels à long terme transforment les infrastructures comme l’accès à l’eau, les personnes déjà vulnérables le deviennent encore plus. S’il n’y a pas de mesures mises en place, cela créé des obstacles supplémentaires à l’exercice de leurs droits. Ces obstacles sont ressentis de manière plus aiguë par les populations des pays du Sud global ainsi que par les segments de la population qui sont affectés par des formes croisées de discrimination systémique, comme les femmes, les peuples autochtones, les minorités visibles, les enfants et les personnes âgées.

Les effets néfastes des CC sur l’exercice des droits humains

Durant des événements climatiques sévères comme un ouragan ou une vague de chaleur, les taux de mortalité des PSH sont au-delà de ceux observés dans la population en général. Un exemple frappant, dans le contexte québécois, est celui de la vague de chaleur observée pendant quatre (4) jours en juillet 2018. Cette vague a tué plus de 60 personnes à Montréal. De ce nombre, 25% souffraient de maladies du type diabète ou maladies cardiovasculaires tandis que 25% étaient atteintes de schizophrénie alors que cette condition touche 1 % de la population canadienne. Plusieurs éléments expliquent ces effets néfastes : les personnes schizophrènes sont susceptibles de vivre dans un état de pauvreté et d’être isolées socialement. La marginalisation des PSH, notamment dans ce cas-ci, va les rendre plus vulnérables durant une vague de chaleur. Il s’agit d’une violation sous-jacente des droits humains qui accentue les vulnérabilités.

Comme facteur de risque, il faut aussi savoir que les médicaments prescrits pour traiter la schizophrénie rendent les personnes plus vulnérables à la chaleur. Les taux de mortalité plus importants chez les PSH lors de catastrophes naturelles et les événements climatiques extrêmes s’expliquent par l’absence de mesures pour assurer leur protection et pour assurer leur résilience. Dans une approche de droits humains, le gouvernement devrait mettre en place des mesures afin que ces personnes puissent être résilientes face à une vague de chaleur. C’est un manquement aux obligations des différentes autorités gouvernementales par rapport à cette population-là.

La contribution des PSH dans l’adoption de solutions innovantes

Le monde n’étant pas conçu pour les PSH, pour y (sur)vivre, elles doivent innover, trouver des solutions. Ce potentiel d’innovation est rarement reconnu. Par exemple, pendant des années, les militant-e-s handicap-é-s ont revendiqué l’accessibilité des transports en commun. En rendant ces infrastructures plus accessibles, non seulement les PSH peuvent elles aussi utiliser ces aménagements, mais ce sera aussi le cas des personnes âgées, des parents utilisant une poussette ou quiconque avec une mobilité réduite. Les systèmes de transport en commun dans les pays industrialisés qui ne sont pas complètement accessibles nuisent à la dignité et aux droits des PSH et réduisent le nombre potentiel de personnes qui peuvent utiliser les transports collectifs et contribuer ainsi aux luttes contre les CC. A contrario, rendre ces infrastructures accessibles, cela ne peut qu’augmenter le nombre de personnes qui vont pouvoir les utiliser.

L’importance d’inclure des PSH dans l’activisme climatique

Les PSH composent 15 % de la population mondiale. Au Canada, elles représentent 22% de la population. Les PSH sont plus affectées par les CC que la population générale et leur contribution est importante comme potentiel d’innovations. Par exemple, avec le télétravail, les personnes ayant un handicap savaient déjà comment travailler à distance avant que la pandémie frappe. Finalement, les États ont des obligations en ce sens en vertu du droit international. Les États sont tenus de consulter les PSH et de s’assurer du respect plein et entier de leurs droits lorsqu’ils développent des politiques qui pourraient les affecter. En ce moment, il y a très peu de pays qui incluent les PSH dans la préparation de politiques climatiques.

Les principes de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) dans nos législations

Des secteurs comme celui de l’emploi prévoient des accommodements raisonnables qui se rapprochent des exigences de la CDPH. Cependant, il y a beaucoup de chemins à parcourir pour la pleine et complète mise en oeuvre de la CPDH. Au Canada, la nouvelle Loi canadienne sur l’accessibilité en vigueur depuis 2019 permet d’aller plus loin. En Ontario, par exemple, toutes les universités doivent avoir des sous-titres dans leur visioconférence ; d’ici quatre ans, les commerces devront être tous accessibles physiquement aux PSH.

Au Canada, un groupe-conseil composé de PSH a été formé pour conseiller le gouvernement fédéral durant la pandémie. Cela devrait aussi être fait pour la lutte contre les CC. Le plan d’adaptation aux CC du Canada inclut la reconnaissance des défis et des besoins des femmes et des peuples autochtones sans toutefois prendre en considération ceux des PSH.

Au Québec, nous n’avons pas vu de très bonnes pratiques en termes d’inclusion des PSH dans la gestion de la pandémie pour les élèves handicapé-e-s, par exemple, ou l’ordre de priorité pour la vaccination sinon très tardivement. Il ne semble pas y avoir d’initiative qui prenne en compte les PSH. Nous en sommes encore à la case départ pour inclure les PSH, considérer leurs droits et commencer à intégrer ces aspects dans le développement de politiques de lutte contre les CC.

Conclusion

L’approche axée sur les droits des PSH reconnaît que la plus grande vulnérabilité de ces personnes aux conséquences des changements climatiques découle en fin de compte des multiples obstacles économiques, sociaux et politiques qui entravent leur pleine participation à la société5. Dans la lutte contre les CC, retenons qu’il faut absolument que les PSH soient au coeur des discussions et prises de décision. Il faut que le respect de leurs droits soient considérés pour ne pas adopter des mesures qui
augmentent ou créent des barrières à leur égard. Elles doivent être reconnues comme des agents pouvant apporter une contribution précieuse aux efforts déployés ici et à travers le monde pour atteindre la neutralité carbone et s’adapter à notre
planète en mutation.

 


Absence de mesures

Des poursuites ont été intentées par des groupes de personnes handicapées parce que les efforts de la ville de New York, pour répondre aux effets de l’ouragan Sandy en 2012, étaient non conformes et étaient en violation des droits des personnes handicapées en vertu du Americans with Disabilities Act. L’absence de mesures spécifiques pour les personnes handicapées s’illustrait par le manque de véhicules d’évacuation ou d’abris accessibles aux personnes handicapées. À la suite de la décision du tribunal, la ville de New York a conclu un accord de règlement global avec la coalition de groupes de défense des droits des personnes handicapées. Cet accord prévoyait la construction de 60 abris accessibles. En plus d’être architecturalement accessibles, les installations doivent fournir des sources d’énergie de secours pour stocker les médicaments d’urgence et utiliser des technologies de communication accessibles, entre autres exigences.


 

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Droits sexuels et reproductifs des femmes en situation de handicap

2 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
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Regards croisés entre le nord de l’Ouganda et le Québec
Droits sexuels et reproductifs des femmes en situation de handicap

Muriel Mac-Seing,
doctorante, École de santé publique, Université de Montréal et membre du Conseil d’administration de l’Institut national pour l’équité, l’égalité et l’inclusion des personnes en situation de handicap (INÉÉI-PSH)

Selma Kouidri,
directrice générale de INÉÉI-PSH

Les droits sexuels et reproductifs comprennent les droits à l’autonomie et à l’autodétermination, c’est-à-dire de prendre des décisions libres et éclairées concernant son corps, sa sexualité, sa santé, ses relations intimes, d’avoir des enfants, et ce, sans discrimination, stigma ni violence[1]. L’article 6 sur les femmes handicapées de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) stipule les obligations pour tous États parties des Nations Unies qui ont ratifié la CDPH de promouvoir et de défendre les droits des femmes et des filles en situation de handicap (FfSH)[2]. Quinze ans après l’adoption en 2006 de la CDPH par la communauté internationale, qu’en est-il de l’exercice de leurs droits sexuels et reproductifs dans certaines régions du monde ? Nous voulions répondre à cette question à travers un regard croisé de la situation de ces dernières dans deux régions de pays de niveaux de revenus opposés où les auteures ont travaillé[3], soit la réalité des femmes en situation de handicap (FSH) au nord de l’Ouganda, pays à faible revenu, et celles vivant dans la province de Québec, sise dans un pays à haut revenu.

L’Ouganda, où environ 18% de sa population vit avec un handicap[4], a ratifié la CDPH en 2008. Souvent cité comme un exemple en Afrique subsaharienne, le pays a adopté plusieurs politiques et législations promouvant les droits des personnes en situation de handicap (PSH). Or, notre récente étude, menée auprès de PSH dans un contexte de post-conflit au nord de l’Ouganda, a révélé l’existence d’intersections complexes entre les obstacles de mise en œuvre des lois et des politiques relatives à la promotion des droits des PSH, et les expériences de discriminations et de barrières d’accès dans leur recours aux services de santé sexuelle et reproductive (SSR)[5]. Les résultats ont aussi démontré que malgré la disponibilité d’outils normatifs, non seulement les ressources financières, techniques et humaines étaient défaillantes pour les appliquer, par exemple, dans la collecte de données sur le handicap, mais que ces fractures étaient conjuguées à une non-priorisation flagrante du handicap par les décideurs et les acteurs des politiques concernés[6].

Par ailleurs, les PSH rencontraient des barrières d’accès en matière d’accessibilité ainsi qu’au niveau structurel, et faisaient face à des attitudes négatives des prestataires de services et de la communauté, entravant leur utilisation des services SSR autant sinon plus que les personnes non handicapées. Par exemple, les structures de santé étaient dépourvues de lits de maternité, de salles de bain et de toilettes accessibles aux PSH. Les messages et les services SSR n’étaient pas adaptés et l’interprétation en langage des signes y était absente. Les FSH étaient davantage à risque de vulnérabilités intersectionnelles basées sur le genre, le handicap, et le fait de vivre avec le VIH, en plus de subir des violences émotionnelles, physiques et sexuelles[7]. Les FSH étaient plus stigmatisées au sein d’une société patriarcale où les rôles genrés traditionnels priment, renforçant les conséquences de structures capacitistes sous-jacentes qui discriminent les FSH[8].

« Plusieurs femmes sont abandonnées par les hommes. Il y a des hommes qui viennent vers moi. Il me dit qu’il m’aime, mais au moment où je tombe enceinte de lui, il fuit et disparaît…. Les gens commencent à colporter plein de choses : « Pourquoi tu aimes cette femme handicapée, penses-tu qu’elle va t’aider ? ». Pour nous qui sommes non voyantes, ils vont dire : « Penses-tu qu’elle est capable de te faire à manger, de faire ta lessive ? Combien même qu’elle soit capable d’avoir un enfant, comment va-t-elle s’y prendre pour s’occuper de ton bébé ? »[9] (Groupe de discussion de PSH, Ouganda).

Au Québec, à des milliers de kilomètres de l’Ouganda, où l’on pourrait croire que les droits humains des PSH sont respectés en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés (1982), de la Loi canadienne sur les droits de la personne (1985) et de la Politique À part entière (2009) promue au Québec, force est de constater que l’exercice des droits sexuels et reproductifs des FfSH n’est guère plus envieux. Les PSH représentent près de 16 % de la population québécoise[10]. En effet, en plus d’être touchées par le chômage, la pauvreté et l’exclusion sociale, les FfSH subissent aussi de la discrimination, de la violence conjugale et des agressions sexuelles[11]. Par ailleurs, l’expérience de la parentalité est un enjeu particulier pour plusieurs FSH. Celles qui désirent avoir un enfant sont confrontées à des préjugés dès le début de la grossesse[12].

« Voyons donc, comment veux-tu avoir un bébé, t’es assez maganée de même! C’est pas responsable! » Et pourtant y a aucun homme handicapé qui s’entend dire la même chose… » (Groupe de discussion « Agissons contre les violences sexistes », INÉÉI-PSH, 2020)

De plus, les FSH ayant vécu la maternité rapportent que souvent la stigmatisation et les préjugés du personnel de santé influencent leur expérience d’accouchement.

« J’ai été obligée d’accepter un accouchement par césarienne, pourtant dans mon pays d’origine, j’ai eu mon premier bébé naturellement. »(Groupe de discussion « Agissons contre les violences sexistes », INÉÉI-PSH, 2020)

Faisant face à la stérilisation forcée depuis des décennies[13], les FfSH continuent de subir un manque de ressources de soutien et d’accompagnement en matière de SSR. L’absence d’accessibilité universelle et d’adaptation des différentes ressources de santé les empêche d’utiliser pleinement des services auxquels elles ont droit[14]. Il est à espérer que le plan d’action 2020-2024 du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec atteigne son objectif de favoriser l’accès, la qualité et la sécurité des services de santé reproductive pour toutes les femmes, y compris celles en situation de handicap[15]. L’une des mesures préconisées est de renforcer l’accès et l’adaptation des soins et des services aux besoins des FSH, par exemple, en facilitant leur accompagnement durant la grossesse et leur accès au dépistage des différents cancers.

Conclusion

La Commission conjointe Guttmacher-Lancet sur les droits SSR pour toutes et tous, lancée en 2018, souligne que les PSH demeurent une population qui fait face à des désavantages spécifiques et est sujette à des stéréotypes dangereux contribuant à ce que celle-ci soit plus à risque d’abus physiques et sexuels[16]. Les rôles genrés et le capacitisme doivent être compris sous un prisme intersectionnel pour mettre en exergue les iniquités sociales et de santé que vivent les FfSH[17]. Autant au nord de l’Ouganda qu’au Québec, les droits des FfSH demeurent bafoués et leurs besoins en matière de SSR restent encore non répondus. Il est plus que temps d’opérationnaliser les intentions en actions concrètes pour qu’aucune femme ne soit laissée-pour compte. Lever les barrières que rencontrent les FfSH pour un accès équitable et égalitaire aux ressources de santé sexuelle et reproductive n’est pas une question de diversité, mais de droits humains et de justice sociale.

Remerciements

Les auteures remercient Farida Osmani, PhD, sociologue, pour la relecture de ce texte.

 


 

[1] C. Frohmader, S. Ortoleva, rédacteurs (2014). The sexual and reproductive rights of women and girls with disabilities. ICPD International Conference on Population and Development Beyond. North Hobath

[2] Convention relative aux droits des personnes handicapées et Protocole facultatif, p. 38.

[3] MMS a mené sa recherche doctorale au nord de l’Ouganda. SK coordonne et réalise des projets auprès de femmes et de filles en situation de handicap au Québec, Canada.

[4]   Uganda Bureau of Statistics (UBOS), ICF International Inc. Uganda Demographic Health Survey. 2016. Kampala, Uganda; Calverton, Maryland: Uganda Bureau of Statistics (UBOS) and ICF International Inc. (2018).

[5] M. Mac-Seing M et al. (2020). The intersectional jeopardy of disability, gender and sexual and reproductive health: Experiences and recommendations of women and men with disabilities in Northern Uganda. Sexual and Reproductive Health Matters.

[6] Office des personnes handicapées du Québec. (2020). Foire aux questions – Statistiques sur les personnes handicapées. Québec : OPHQ. En ligne : https://www.ophq.gouv.qc.ca/loffice/faq/faq-statistiques.html

[7] M. Mac-Seing M et al., The intersectional jeopardy of disability, gender and sexual and reproductive health: Experiences and recommendations of women and men with disabilities in Northern Uganda. Sexual and Reproductive Health Matters.

[8] Ibid.

[9] Traduction libre de l’anglais.

[10] Op. cit. note 6

[11] Gouvernement du Québec (2020). Santé et bien-être des femmes 2020- 2024. Québec : Gouvernement du Québec. En ligne : https://publications. msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2020/20-730-01W.pdf

[12] Conseil du statut de la femme (2012). Des nouvelles d’elles. Les femmes handicapées du Québec. Québec : Gouvernement du Québec. En ligne : https://www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/des-nouvelles-delles-lesfemmes-handicapees-du-quebec.pdf

[13] DisAbled Women’s Network of Canada (2020). Girls without barriers: an intersectional feminist analysis of girls and young women with disabilities in Canada. Montréal : DAWN. En ligne : https://dawncanada.net/media/ uploads/page_data/page-64/girls_without_barriers.pdf

[14] Gouvernement du Québec (2020). Santé et bien-être des femmes 2020-2024. Québec : Gouvernement du Québec. En ligne : https://publications. msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2020/20-730-01W.pdf

[15] Ibid.

[16] AM Starrs et al. (2018). Accelerate progress—sexual and reproductive health and rights for all: report of the Guttmacher–Lancet Commission. The Lancet.

[17]   M. Mac-Seing, C. Zarowsky. (2017). Une méta-synthèse sur le genre, le handicap et la santé reproductive en Afrique subsaharienne. Santé publique.

 

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Plateaux de travail et employabilité inclusive au Québec

2 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021 Samuel Ragot, analyste senior en matière de politiques publiques et chercheur, Institut de (…)

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Samuel Ragot,
analyste senior en matière de politiques publiques et chercheur, Institut de recherche et de développement sur l’intégration et la société

Cela pourrait vous choquer, mais au Québec il existe encore des emplois qui ne sont pas rémunérés, pour lesquels les travailleuses et travailleurs ne reçoivent pas d’avantages sociaux, pour lesquels des relevés d’impôts ne sont généralement pas émis, malgré la valeur du travail accompli. Parfois, ces travailleuses et travailleurs doivent même payer de leur poche pour travailler, la passe de bus ou de métro étant plus chère que la maigre compensation qui leur est versée. Il ne s’agit pas du travail invisible des femmes, mais bien de celui des personnes vivant avec des limitations fonctionnelles qui œuvrent sur des plateaux de travail.

Une étude à paraître de l’Institut de recherche et de développement sur l’inclusion et la société[1] fait le portrait de ces programmes au Canada. Premier constat : ces programmes existent encore et sont financés presque à 100 % par les gouvernements provinciaux et territoriaux. Deuxième constat : le Québec est une des législatures qui mise le plus sur les plateaux de travail.

Un plateau de travail, dites-vous?

Avant de continuer, il est nécessaire de préciser ce qu’est un plateau de travail. De façon générale, en voici quelques caractéristiques :

  • Les personnes y participant présentent généralement une déficience intellectuelle ou un trouble du développement (par exemple, un trouble du spectre de l’autisme) ;
  • Le travail de ces personnes sert à produire des biens et à générer des profits pour l’organisation supervisant le plateau de travail ou pour une tierce partie ;
  • Les personnes occupent un poste et accomplissent des tâches pour lesquels toute autre personne serait normalement payée.

La majorité des participant-e-s aux plateaux de travail ne sont pas payé-e-s et ne reçoivent que des compensations limitées, par exemple, des billets de bus, quand ils en reçoivent. Dans une perspective basée sur la promotion et la défense des droits, et sans que cela soit un avis juridique, il pourrait s’agir ici, à notre avis, d’une violation de l’article 27 (Travail et emploi) de la Convention relative aux droits des personnes handicapées interdisant « la discrimination fondée sur le handicap dans tout ce qui a trait à l’emploi sous toutes ses formes » et générant une obligation pour les États à « protéger le droit des personnes handicapées à bénéficier, sur la base de l’égalité avec les autres, de conditions de travail justes et favorables, y compris […] l’égalité de rémunération à travail égal[2] ». Rappelons que le Canada a ratifié la Convention en 2010. La situation des personnes participant aux plateaux de travail au Québec pourrait également être considérée comme contrevenant à l’article 48 de la Charte des droits et libertés de la personne, qui mentionne notamment que « toute personne âgée ou toute personne handicapée a droit d’être protégée contre toute forme d’exploitation[3] ».

Le rôle du ministère de la Santé et des Services sociaux

Au Québec, la majorité des plateaux de travail est sous la responsabilité du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Regroupés en différents programmes d’employabilité et d’activités de jour, et conséquence de la privatisation des services sociaux et de leur transfert vers le communautaire, ces plateaux de travail sont généralement implantés dans des organismes communautaires ayant des ententes de services avec les Centres intégrés de santé et services sociaux (CISSS/CIUSSS). Il s’agit d’une façon pour ces organismes de financer une partie de leurs services, tout en offrant des activités de jour aux personnes présentant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme. Entendons-nous ici : il ne s’agit pas de jeter la pierre aux organismes communautaires accueillants des plateaux de travail. En effet, le financement insuffisant de ces organismes par l’État, malgré leurs demandes répétées, les oblige à fournir les activités prescrites par le MSSS. Il s’agit plutôt d’un problème de vision politique et de choix de société faits aux dépens des personnes.

Une vision à changer

Tant et aussi longtemps que le gouvernement et la société verront les personnes présentant une déficience intellectuelle (DI) ou un trouble du spectre de l’autisme (TSA) comme étant incapables de travailler et représentant un fardeau sociétal, toute tentative d’inclusion sera vouée à l’échec. Cette vision se reflète malheureusement dans les choix politiques des partis au pouvoir année après année : maintien et développement des plateaux de travail, création de classes spécialisées, piètres services après 21 ans, la ségrégation de ces personnes continue au Québec.

Ainsi, entre 2013-2014 et 2019-2020[4], le MSSS a déboursé 137 110 723 $ pour les postes Atelier de travail – Déficience intellectuelle et TSA, Support des stages individuels – Déficience intellectuelle et TSA et Support des plateaux de travail – Déficience intellectuelle et TSA. À l’opposé, pour la même période, le MSSS a déboursé un maigre 2 309 376 $ pour les programmes d’intégration à l’emploi en DI-TSA. Il s’agit de 1,66 % du total de ces programmes pour la période mentionnée.

Si à l’origine, lors de la désinstitutionalisation commencée en Amérique du Nord dans les années 1950-60, les plateaux de travail ont été pensés comme une façon de donner de l’expérience aux personnes handicapées afin de pouvoir à terme les inclure dans le milieu de l’emploi régulier, force est de constater que cela n’a pas eu lieu[5]. Un sondage a été réalisé pour l’étude à paraître et es chiffres sont clairs : 71 % des participant-e-s aux plateaux de travail y restent plus de deux ans, 40 % y restent plus de 5 ans, et dans près d’un quart des organisations sondées, des personnes participaient aux plateaux de travail depuis plus de 20 ans. Ces durées de participation remettent en question la possibilité que ces programmes contribuent réellement à l’acquisition de compétences professionnelles en vue d’intégrer le marché régulier de l’emploi.

Le constat est donc clair : le gouvernement du Québec finance activement des programmes qui, en plus de violer les droits des personnes handicapées, n’aident pas à leur embauche et à leur inclusion dans les milieux de travail réguliers. Pourtant, d’autres modèles ont fait leurs preuves.

L’embauche inclusive

Une option différente des plateaux de travail est la mise en place et le soutien à des programmes d’employabilité réellement inclusive. Ces programmes, comme l’initiative Prêts, disponibles et capables (PDC)[6], pilotée par la Société québécoise de la déficience intellectuelle et Giant Steps au Québec, visent à soutenir les personnes handicapées dans leur parcours vers l’emploi, mais aussi les employeurs et les milieux de travail dans l’inclusion de ces personnes. Plutôt que de se concentrer sur les limitations des personnes, ces programmes misent sur leurs forces et leurs capacités, sur un meilleur arrimage entre personnes et employeurs, et sur une meilleure adaptation du milieu de travail, par exemple en aménageant certaines tâches et en donnant du soutien aux employeurs et employé-e-s, notamment par la présence, si nécessaire, d’une accompagnatrice ou d’un accompagnateur en emploi sur les lieux de travail.

Les personnes handicapées bénéficiant de programmes d’embauche inclusive sont payées comme tous les autres employé-e-s de l’entreprise et bénéficient des mêmes avantages sociaux que leurs collègues, en plus de travailler avec des travailleuses et travailleurs non handicapés. Certaines études laissent même entendre que ces personnes sont souvent plus assidues au travail, prennent moins de congés et sont parfois plus productives que les autres employé-e-s[7].

Bien que la Stratégie nationale pour l’intégration et le maintien en emploi des personnes handicapées soit un bon document de référence, trop peu de financement et de soutien sont offerts aux organismes souhaitant mettre en place des programmes d’embauche inclusive. Pourtant, la littérature et nos recherches pointent dans la même direction : si l’on veut procéder à une migration des plateaux de travail vers des programmes d’embauche inclusive, l’État doit s’engager financièrement et fournir des balises claires aux organismes concernés. Au Québec, cela ne se fait pas, et le MSSS continue de financer à grands frais les plateaux de travail.

Des obstacles à lever

Enfin, obstacle de taille, l’embauche inclusive est rendue difficile par les règles régissant les programmes d’aide financière de dernier recours (aide sociale et solidarité sociale) dont beaucoup de personnes handicapées sont prestataires. Ces programmes, en limitant les revenus de travail admissibles à 200 $ par mois (après quoi, la prestation est coupée dollar pour dollar), créent des trappes à pauvreté et découragent souvent les personnes handicapées d’essayer de travailler, même à temps partiel. Si le gouvernement du Québec a fait des progrès significatifs sur ce sujet dans les dernières années, il n’en reste pas moins que ces programmes ont grand besoin d’une réforme en profondeur afin de retirer les aides financières aux personnes handicapées du giron des programmes d’aide sociale et de solidarité sociale, ce que l’on appelle généralement le welfare.

Tant les plateaux de travail et l’exploitation des personnes handicapées, que ce que l’on nomme communément la welfarization de cette population doivent cesser et faire place à des programmes d’aide et de soutien inclusifs, misant sur les forces et capacités des personnes handicapées afin de réellement les inclure dans la société et leur permettre de vivre une vie décente. Cela demandera un réel changement dans la vision des personnes handicapées par la société, ainsi qu’une évolution du paradigme d’inclusion sociale promu par l’État, mais ces changements sont plus que nécessaires. Il en va du respect des droits de ces personnes.

 


 

[1] À paraître en mai 2021. En ligne : https://irisinstitute.ca

[2] Organisation des Nations Unies. Convention relative aux droits des personnes handicapées, no A/RES/61/106 (2006).

[3] Gouvernement du Québec. Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, chap. C-12 (1975). En ligne : http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ showdoc/cs/c-12

[4] Données compilées depuis les contours financiers annuels produits par le MSSS. En ligne : https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/ document-001663/

[5] Deux récents rapports publiés ou à paraître soulignent l’échec des mesures d’emploi pour les personnes handicapées. Le premier est le rapport de la Vérificatrice générale. En ligne : https://www.vgq.qc.ca/Fichiers/Publications/ rapport-cdd/167/cdd_tome-novembre2020_ch03_web.pdf) ; le second est le rapport à paraître de l’Office des personnes handicapées du Québec sur l’évaluation de la politique gouvernementale À part entière.

[6] En ligne : https://www.sqdi.ca/fr/prets-disponibles-et-capables/

[7] En ligne : https://www.sqdi.ca/wp-content/uploads/2018/09/brochure_ PDC_qc2018_web.pdf, p.20.

 

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Emploi et santé mentale : L’obligation d’accommodement de l’employeur

2 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
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Me Camille Lanthier-Riopel,
LL.M., avocate

L ’obligation d’accommodement de l’employeur permet aux personnes ayant des incapacités en lien avec la santé mentale d’accéder à l’emploi et de s’y maintenir. Bien qu’elle offre en principe une protection importante à ces personnes au cours de la période d’emploi, sa mise en pratique présente des difficultés et des limites.

Qu’est-ce qu’un accommodement en milieu de travail?

L’accès et le maintien en emploi des personnes ayant une condition de santé mentale, particulièrement un trouble qui n’est pas sévère ou qui est transitoire, par exemple un épisode dépressif, un trouble de l’adaptation ou encore un trouble anxieux, s’exercent via le droit à l’égalité prévu à la Charte des droits et libertés de la personne et ses multiples protections[1]. L’article 10 de la Charte interdit la discrimination des personnes ayant un handicap, une condition de santé mentale pouvant être un handicap au sens de cette loi. Il en résulte une obligation d’accommodement raisonnable de l’employeur qui a connaissance des limitations qu’entraîne la condition de santé mentale d’un-e candidat-e à l’emploi ou d’une personne à son emploi.

Les tribunaux canadiens reconnaissent que « […] les mesures d’accommodement ont pour but de permettre à l’employé capable de travailler de le faire […]. L’obligation d’accommodement a pour objet d’empêcher que des personnes par ailleurs aptes ne soient injustement exclues, alors que les conditions de travail pourraient être adaptées sans créer de contrainte excessive[2]».

Une candidature ne peut donc pas être écartée, à moins qu’en raison des limitations de cette personne, elle ne possède pas les aptitudes ou les qualités requises pour le poste. De même, la personne en emploi ne doit pas être affectée négativement à cause de ses limitations (par ex. être écartée d’une promotion ou perdre son emploi), sauf si elle ne satisfait pas ou plus aux aptitudes ou qualités requises.

L’obligation d’accommodement couvre autant la période d’absence nécessaire pour récupérer et obtenir des soins et traitements que le retour au travail et la modification à long terme des tâches ou des conditions de travail.

Les meilleures pratiques de retour au travail

Les chercheuses et les chercheurs en psychologie organisationnelle insistent sur la nécessité de revoir les pratiques d’un milieu de travail en matière de santé mentale, notamment en ayant une politique en la matière, mais aussi en mettant à profit la vue d’ensemble qu’a la superviseure ou le superviseur immédiat du travail de la personne concernée[3], pouvant ainsi établir le lien entre elle et la direction.

Le retour au travail d’une personne ayant un problème de santé mentale s’effectue fréquemment dans le cours de son rétablissement, ce qui peut nécessiter des modifications de sa prestation de travail. La recherche suggère qu’il est nécessaire que les milieux de travail aient à la fois des pratiques de retour au travail appliquées systématiquement, donc à l’ensemble des employé-e-s, et qu’en plus il y ait une flexibilité suffisante pour répondre aux besoins particuliers de chaque individu. Par exemple, des pratiques qui peuvent être mises en place seraient d’offrir un retour au travail progressif – avec des tâches et un horaire allégé – ou de modifier des conditions de travail (ex. travail à temps partiel ou horaire flexible) ou des tâches à plus long terme (par exemple modifier la charge de travail ou l’environnement de travail)[4].

La judiciarisation de l’obligation d’accommodement

À défaut pour l’employeur de remplir son obligation d’accommodement, la personne ayant un problème de santé mentale doit faire valoir ses droits à l’organisation ou devant le tribunal approprié. Notre revue de la jurisprudence de 2010 à 2018 permet de constater que 85 % des demandes d’accommodement présentées à un tribunal visent des personnes syndiquées[5]. Pourtant, le droit à l’égalité des personnes handicapées existe sans la nécessité d’entreprendre un recours judiciaire et ce, à différents moments de leur vie professionnelle, tant dans le processus d’embauche[6] qu’en cours d’emploi[7] ou en cas de lésion professionnelle[8].

Contrairement à la pratique au Québec d’utiliser des questionnaires médicaux préembauche détaillés, il est nécessaire de rappeler qu’en matière d’embauche une personne n’a pas à dévoiler le diagnostic de sa condition de santé, mais bien à indiquer à l’employeur les mesures qui sont nécessaires pour qu’elle puisse accomplir le travail demandé. Tout questionnaire ou examen médical ne peut d’ailleurs pas être légalement imposé avant que la personne ne reçoive une offre d’emploi[9].

En cours d’emploi, l’obligation d’accommodement peut être soulevée à tout moment lorsqu’une personne fait face à des difficultés dans l’accomplissement de son travail en raison de son handicap. Nos recherches nous ont toutefois permis de constater que les personnes qui font appel à l’obligation d’accommodement devant des tribunaux le font généralement face à une fin d’emploi. Dans de nombreux cas, la fin d’emploi survient en raison d’un absentéisme de longue durée ou d’un absentéisme fréquent. L’obligation d’accommodement devient alors le dernier levier à actionner pour essayer de maintenir le lien d’emploi[10]. Nous avons aussi constaté des limites importantes quant à ce que les décideuses et décideurs accordent en matière de mesures d’accommodement. En effet, peu de modalités d’accommodement ou de mesures précises sont imposées (comme la modification des horaires ou des tâches)[11].

En définitive, il apparaît que le recours à l’obligation d’accommodement par une personne ayant un problème de santé mentale présente des difficultés et qu’elle fait l’objet d’une judiciarisation importante. La mise en place par les organisations de mesures favorisant l’adaptabilité du milieu de travail, des tâches et des conditions de travail est cruciale pour l’insertion et le maintien en emploi des personnes présentant des problèmes de santé mentale.

 


 

[1] Articles 10 et suivants de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c. C-12, en particulier les articles 16 à 20 qui visent le travail des personnes ayant des caractéristiques protégées.

[2] Hydro-Québec c Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ), 2008 CSC 43 au par. 14.

[3] Louise St-Arnaud et Catherine Briand, « The Best Practices for Managing Return to Work Following MentalHealth Problems at Work » dans Occupational Health and Safety : Psychological and Behavioral Aspects of Risk, Gower, 2011, p.343-357.

[4] Ibid.

[5] Camille Lanthier Riopel, L’accommodement en milieu de travail québécois des personnes souffrant d’un problème de santé mentale, Université d’Ottawa, 2020, p 58. En ligne : https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/40100

[6] La personne discriminée dans le cadre d’un processus d’embauche peut déposer une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse (CDPDJ), supra note 1, art 74.

[7] La personne non syndiquée peut s’adresser à la Commission des normes, de l’équité et de la santé et sécurité du travail (CNESST), division des normes du travail. La personne syndiquée doit plutôt s’adresser à son syndicat pour le dépôt d’un grief

[8] La CNESST, division de la santé et sécurité du travail, doit s’assurer que l’exercice d’accommodement soit effectué dans le processus d’évaluation de la possibilité de retour au travail chez l’employeur d’une personne dont les limitations fonctionnelles l’empêchent de reprendre son travail; voir Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c Caron, 2018 CSC 3

[9] Supra note 1, art 18.1., Sophie Fournier, De Charybde en Scylla: le dilemme des candidats face à une question discriminatoire en embauche dans Développements récents en droit du travail, Barreau du Québec, Vol 364, 2013, p.128-170, Yvon Blais, Cowansville.

[10] Pour l’analyse complète voir supra note 5 aux pages 58 et suivantes.

[11] Ibid aux pages 61 à 70.

 

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Le droit à l’emploi des personnes ayant un trouble de santé mentale sévère

2 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Un exercice pas comme les autres
Le droit à l’emploi des personnes ayant un trouble sévère de santé mentale

Jean-Paul Dautel,
doctorant, Université d’Ottawa et Université Lyon 2

La grande difficulté de l’exercice du droit au travail en milieu ouvert par les personnes ayant un trouble sévère de santé mentale est statistiquement et politiquement reconnue. La nouvelle Stratégie gouvernementale québécoise pour la période 2019-2024 semble innover et tenir compte des besoins spécifiques de cette population. Toutefois, les moyens engagés devront être proportionnels au but recherché.

Au Canada, toutes déficiences confondues, les personnes handicapées ont un niveau d’emploi plus faible que les personnes n’ayant aucun trouble[1]. Les taux d’emploi sont encore plus bas pour les personnes ayant un trouble sévère de santé mentale[2].

L’article 27 de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CNUDPH), ratifiée par le Canada en 2010, leur reconnaît pourtant le droit au travail dans un milieu « ouvert […] favorisant l’inclusion et accessible[3]».

Pour atteindre cet objectif, le Québec a choisi de recourir à des mesures actives d’emploi prises sous l’empire de l’article 63 de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale[4] qui donne mission au ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale de « favoriser l’intégration au marché du travail des personnes handicapées par l’élaboration, la coordination, le suivi et l’évaluation d’une stratégie visant l’intégration et le maintien en emploi de ces personnes et par la mise en place d’objectifs de résultats ». Ces mesures s’adressent aux personnes vivant une incapacité « significative et persistante », à savoir celles ayant un « trouble grave de santé mentale »[5]. Le gouvernement du Québec priorise donc son action positive sur les personnes pour lesquels l’accès à l’emploi est rendu le plus difficile.

Toutefois, à l’issue de la première phase de la stratégie 2008- 2013, on constatait une certaine inefficacité des mesures actives d’emploi visant cette population, aboutissant au projet que « la deuxième phase de la Stratégie nationale pourrait s’attarder de façon particulière aux moyens permettant de favoriser l’intégration en emploi des personnes présentant un trouble mental, ainsi que leur maintien en emploi[6]».

L’une des principales difficultés à l’intégration professionnelle, bien que non la seule, est la nécessité de mettre en place un accompagnement adapté aux spécificités des troubles vécus.

L’une des caractéristiques générales des troubles psychiques est leur variabilité. Ils sont évolutifs tant dans la fréquence que dans l’intensité de leurs manifestations, ce qui fait en sorte que leur accompagnement ne peut pas être passager et standardisé. Il demande du temps, de la flexibilité, de l’innovation et une implication interdisciplinaire et intersectorielle, incluant au premier chef l’employé-e concerné. Cette singularité est d’ailleurs revendiquée par les associations représentatives[7].

Or, si nous prenons l’une des mesures phares de la stratégie nationale, le contrat d’intégration au travail (CIT), elle peut être jugée lacunaire tant pour répondre au besoin d’un soutien plus global des problématiques de l’employé-e que pour accompagner l’employeur lui-même[8]. Le CIT permet une compensation salariale pour la réduction de productivité de la personne embauchée et pour son éventuel encadrant-e ainsi que la couverture de certains frais supplémentaires visant, notamment, l’accessibilité du lieu de travail ou l’adaptation du poste de travail. Si cette mesure peut se révéler intéressante, car autorisant une activité allégée et à temps partiel, elle s’adapte davantage aux problématiques techniques du poste de travail ou de son environnement – plus faciles à mesurer et à accommoder – qu’aux problématiques de nature personnelle, subjective ou relationnelle.

La nouvelle stratégie 2019-2024 semble toutefois pallier ce manque en finançant le recours à des agent-e-s d’intervention en emploi[9]. La volonté du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale est d’étendre à toute la province des projets pilotes mis en place localement au bénéfice des « personnes qui rencontrent des obstacles importants pour intégrer ou réintégrer un emploi et s’y maintenir en raison d’un problème de santé mentale, d’une déficience intellectuelle ou d’un trouble du spectre de l’autisme[10]».

Le recours à des agent-e-s d’intervention en emploi consiste à proposer aux employé-e-s et à leur employeur un service d’accompagnement individualisé et soutenu sur les lieux de travail.

Les agent-e-s sont embauché-e-s par l’intermédiaire des organismes spécialisés membres du Regroupement des organismes spécialisés pour l’emploi des personnes handicapées (ROSEPH) et interviennent directement dans l’entreprise pour aider à l’apprentissage des tâches, pour participer à la résolution des problèmes et pour contribuer à la mise en place de mesures d’adaptation. Elles et ils aident également l’entreprise dans l’encadrement et la supervision de l’employé-e. Elles et ils pourront, en outre, intervenir dans d’autres sphères de la vie de la personne accompagnée, comme le logement[11]. Cette mesure, qui est financée à hauteur de deux millions de dollars par an sur quatre ans, doit aboutir à l’embauche de 28 agent‑e-s d’intégration[12] avec l’effet recherché de favoriser l’intégration professionnelle et le maintien en emploi de 800 personnes en situation de handicap partout au Québec[13]. Cette mesure doit être saluée comme favorisant l’atteinte de l’objectif d’intégration professionnelle et de maintien en emploi des personnes ayant un trouble sévère de santé mentale, d’autant plus que les expériences de soutien à l’emploi, dont elle s’inspire, se révèlent concluantes pour ce type de population[14].

Néanmoins, plusieurs interrogations se posent, entre autres, sur la fluidité de la coopération qui sera mise en place entre l’agent-e, l’employé-e, l’employeur et la conseillère ou le conseiller en emploi, la participation du personnel soignant, non évoquée par la Stratégie, la durée du dispositif, sa cohabitation avec d’autres mesures telles que le CIT, sa disponibilité géographique ainsi que l’insuffisance du nombre de places disponibles que peut faire craindre le faible objectif de 800 personnes accompagnées sur quatre ans.

Tous ces éléments ont leur importance pour que le droit au travail en milieu ouvert se concrétise à long terme pour les personnes ayant un trouble sévère de santé mentale. Ils devront, par ailleurs, être précisément évalués, au-delà du seul aspect purement quantitatif de l’accès à ce dispositif.

 


Milieu ouvert

C’est le terme retenu par la Convention des Nations Unies. Il est aussi appelé milieu ordinaire ou standard et regroupe les employeurs du marché du travail classique.

Milieu protégé ou adapté

Ce terme inclut les entreprises adaptées qui emploient, dans une proportion d’au moins 60 % de leur effectif, des personnes handicapées. Ces entreprises proposent des emplois pour les personnes « qui, bien qu’elles puissent être productives, ont des incapacités importantes qui les empêchent d’être compétitives dans un milieu de travail standard ».

En ligne : https://www.emploiquebec.gouv.qc.ca/fileadmin/ fichiers/pdf/Publications/EQ_guide_ent_adaptees.pdf (p. 4)


Accessibilité des lieux de travail

Ce volet permet de compenser à l’employeur une partie des frais encourus pour rendre les lieux de travail accessibles et sécuritaires. Le montant maximum pour une personne handicapée chez un même employeur est de 10 000 $, incluant les coûts d’évaluation, s’il y a lieu.

Adaptation du poste de travail

Ce volet permet de compenser à l’employeur les coûts d’une adaptation du poste de travail requise en fonction des incapacités d’une personne handicapée, incluant l’achat, l’installation, la réparation, la mise à jour et le remplacement des équipements. Le montant maximum alloué pour l’adaptation du poste de travail d’une personne handicapée chez un même employeur est de 10 000 $, incluant les coûts d’évaluation, s’il y a lieu.

En ligne : https://www.ophq.gouv.qc.ca/fileadmin/centre_ documentaire/Guides/Guide_Progammes_2017_Web.pdf (p. 30)


 

[1] Statistique Canada, Un profil de la démographie, de l’emploi et du revenu des Canadiens ayant une incapacité âgés de 15 ans et plus, 2017, par Stuart Morris et al., n° de catalogue 89-654-X, Ottawa, Statistique Canada, 28 novembre 2018

[2] Statistique Canada, Les personnes avec incapacité et l’emploi, par Martin Turcotte, n° de catalogue 75-006-X, Ottawa, Statistique Canada, 3 décembre 2014, p.4.

[3] Convention relative aux droits des personnes handicapées et protocole facultatif, 13 décembre 2006, 2515 RTNU 3, art 27(1).

[4] Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale, LRQ, c E-20.1.

[5] Office des personnes handicapées du Québec, À part — égale : l’intégration sociale des personnes handicapées : un défi pour tous, 1984, p.10.

[6]   Québec, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Bilan 2008-2013, Stratégie nationale pour l’intégration et le maintien en emploi des personnes handicapées, 2013 à la p 13.

[7] Québec, AGIDD-SMQ, Mémoire portant sur le projet de loi 56, Loi modifiant la loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées et d’autres dispositions législatives, Mémoire présenté à la Commission des affaires sociales, septembre 2004, p.5.

[8] Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2020-2021, Rapport du commissaire au développement durable, chapitre 3, Intégration et maintien en emploi des jeunes personnes handicapées, novembre 2020, p.106-107.

[9] Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Stratégie nationale pour l’intégration et le maintien en emploi des personnes handicapées 2019- 2024, pour un Québec riche de tous ses talents, 2019, mesure 26, p.34.

[10] Ibid.

[11] Vérificateur général, supra note 8, p.107

[12] Éric Beaupré, « M. Jean Boulet, ministre du Travail, annonce l’embauche de 28 agents d’intégration pour favoriser l’embauche de personnes éprouvant un handicap sur le marché du travail », vingt55 journal du web (18 mars 2019).

[13] Vérificateur général, supra note 8, p.107.

[14] Eric Latimer et al., “Generalisability of the individual placement and support model of supported employment: results of a Canadian randomised controlled trial” (2006) 189 British Journal of Psychiatry 65.

 

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La citoyenneté sexuelle à l’intersection du handicap cognitif par l’approche des relations d’autonomie

2 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021 Michèle Diotte, PhD Sciences sociales L’histoire récente du handicap cognitif en Occident (…)

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Michèle Diotte,
PhD Sciences sociales

L’histoire récente du handicap cognitif en Occident est marquée par un changement de paradigme, passant de l’internement à l’intégration sociale. Cette transformation, amorcée dans les années 1970, a notamment favorisé la reconnaissance des droits des personnes considérées en situation de handicap. Au-delà de l’adoption de lois et de conventions mettant de l’avant les droits de ces personnes[1], il importe de s’attarder à la façon dont la citoyenneté s’articule concrètement pour les personnes considérées en situation de handicap cognitif. Dans le cadre de ma thèse de doctorat, je me suis intéressée à cette interaction entre citoyenneté et capacité, c’est-à-dire à la façon dont on favorise ou on limite la reconnaissance et l’exercice des droits, ainsi que la participation sociale des personnes, selon leurs capabilités[2]. Mes recherches m’ont permis de développer un modèle théorique qui conceptualise différemment l’autonomie des personnes dites vulnérables. Ce modèle, nommé Approche des relations d’autonomie, propose d’aborder la citoyenneté sexuelle[3] des personnes considérées en situation de handicap cognitif de façon plus inclusive.

La question de la sexualité des personnes considérées en situation de handicap cognitif est généralement appréhendée sous une perspective individuelle (la source de la vulnérabilité est interne à l’individu) ou sous une perspective sociale (leur vulnérabilité découle des barrières sociales). On peut penser aux limites en matière de sexualité au nom des risques d’exploitation sexuelle, des infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) et de grossesses. On peut également penser aux effets, découlant de la ghettoïsation de cette population, sur leur sexualité. Or, entre le souci de protéger de l’abus et la volonté de reconnaître des droits sexuels, on reste souvent coincé. Alors que la prégnance du discours sur la protection peut avoir pour effet de restreindre les droits sexuels des personnes considérées en situation de handicap cognitif, le discours sur les droits sexuels peut, quant à lui, occulter les rapports de pouvoir menant à diverses formes d’abus à l’égard de ces personnes. L’approche des relations d’autonomie ne propose pas de choisir entre l’une ou l’autre de ces perspectives. Elle soutient plutôt qu’il est possible de garantir une citoyenneté sexuelle pour l’ensemble de la population en remettant en question la façon d’entrevoir la vulnérabilité, l’autonomie et la dépendance.

Plus concrètement, l’approche des relations d’autonomie s’articule autour de trois dimensions. D’une part, elle favorise l’être relationnel. D’autre part, elle reconnaît l’importance des relations d’interdépendance dans la vie des personnes. Finalement, elle cherche à développer le pouvoir d’agir des personnes dites vulnérables.

Favoriser l’être relationnel signifie cesser de réduire la personne considérée en situation de handicap cognitif à son âge mental et à ses limites cognitives. La référence à l’âge mental agit plus souvent qu’autrement comme un frein à l’expression de la sexualité. L’analogie avec l’enfance peut avoir pour effet de limiter les possibilités de développer des habiletés à travers l’expérimentation. « Elle a le fonctionnement mental d’un enfant de 5 ans, elle n’est donc pas en mesure de consentir à un rapport sexuel ». Or, penser l’autonomie à travers le spectre du développement cognitif risque d’évacuer l’influence de la dimension relationnelle sur l’autonomie des personnes. Certaines relations favorisent le développement de l’autonomie, alors que d’autres relations peuvent avoir pour effet de limiter la pratique de l’autonomie. Ainsi, il est possible de rendre accessibles des apprentissages (en termes de savoir, de savoir être et de savoir-faire), notamment sur le plan de la sexualité, des relations affectives et amicales, afin de favoriser la citoyenneté des personnes considérées en situation de handicap cognitif. À travers les relations, les personnes expérimentent et développent leurs connaissances et leurs habiletés. La possibilité d’accéder à une variété de relations (pas seulement avec d’autres personnes considérées en situation de handicap cognitif) participe ainsi au développement de l’autonomie de ces personnes.

Paradigmes d’interprétation de la vulnérabilité des personnes considérées en situation de handicap cognitif

Perspectives pour penser le handicap cognitif Sources de la Vulnérabilité Discours et pratiques Notions associées Approches mobilisées Conceptions de l’(in)capacité Exemples de pratiques
Perspective individuelle Conditions internes de l’individu Protection/

Prise en charge

Personne vulnérable

 

Approche

bio-psycho-médicale

Vision dichotomique de la capacité/incapacité Évaluation de la capacité à l’aide de tests psychologiques)
Perspective sociale Barrières sociales Participation sociale/

Gestion des risques

Facteurs de risque et de protection

 

Approche de la Normalisation

Valorisation des
rôles sociaux

Processus de production du handicap

Vision dichotomique entre handicap (social) et incapacité (individuel) Intervention sexoéducative

 

Perspective politico-relationnelle Barrières politiques, juridiques, sociales et relationnelles

(Vulnérabilité problématique)

Politisation des conditions (politiques, juridiques, sociales et relationnelles) qui génèrent et maintiennent la vulnérabilité problématique

 

Interdépendance

 

Approche des relations d’autonomie Pas de distinction entre incapacité et handicap, les deux sont façonnées par les conditions politiques, juridiques, sociales et relationnelles 1) Entrevoir l’être relationnel

2) Reconnaître l’interdépendance

3) Mettre en situation d’empowerment »

Par la transformation des conditions politiques, juridiques, sociales et relationnelles

 

En effet, une réelle reconnaissance de la citoyenneté sexuelle des personnes considérées en situation de handicap cognitif nécessite de conceptualiser différemment l’autonomie. L’autonomie, telle que nous l’appréhendons généralement, est issue d’une perspective libérale. Dans une telle perspective, être autonome signifie que nous sommes en mesure de nous autodéterminer et être indépendant-e-s. Or, pour les personnes considérées en situation de handicap cognitif, l’autosuffisance et l’indépendance ne sont pas toujours envisageables. Pour entrevoir l’autonomie chez ces personnes, il faut donc se départir de l’idée voulant que l’interdépendance réduise l’autonomie et augmente la vulnérabilité. L’approche des relations d’autonomie permet d’aborder l’interdépendance comme une dimension inextricable à la condition humaine, plutôt qu’en termes de barrières. En fait, dans une telle approche, la notion d’autonomie prend son sens à travers les relations. Plus encore, l’autonomie constitue une compétence qui se développe (ou pas) en interaction avec différents facteurs relationnels, sociaux, interpersonnels et intersubjectifs.

Reconnaître l’interdépendance signifie identifier les relations d’interdépendance qui sont significatives dans la vie des personnes. Chaque individu (sans handicap et en situation de handicap) entretient ses propres relations d’interdépendance. Ces relations ne sont ni stables ni fixes. Elles varient au cours de la vie, selon les besoins, les limites et défis auxquels nous faisons face. La reconnaissance de l’interdépendance ne vide pas pour autant les relations de leurs rapports de pouvoir. S’il faut être particulièrement sensible aux jeux de pouvoir, il faut se retenir d’appréhender l’interdépendance et le pouvoir uniquement dans leur forme négative (humilie, discrimine, opprime, abuse, etc.).

Les relations d’interdépendance peuvent générer l’affirmation de soi et le développement du pouvoir d’agir des personnes considérées en situation de handicap cognitif.

À titre d’exemple, une personne considérée en situation de handicap cognitif qui est en relation avec une personne considérée sans handicap et qui assume le rôle de pourvoyeur peut permettre à celle-ci d’exprimer ses besoins, d’avoir un sentiment de « normalité » et de sentir qu’elle n’est pas réduite à son handicap. Ainsi, il importe d’explorer ce que cette relation signifie dans la vie de la personne : qu’est-ce qu’elle apporte de positif et de négatif, selon et pour la personne concernée. En d’autres mots, reconnaître l’interdépendance évite de se confiner à une analyse basée uniquement sur la gestion des risques.

Soulignons que le développement du pouvoir d’agir nécessite d’avoir identifié les facteurs politiques, juridiques, sociaux et institutionnels qui exacerbent la vulnérabilité des personnes considérées en situation de handicap cognitif, en plus de mettre en place des mécanismes qui favorisent l’exercice de la citoyenneté sexuelle. Le pouvoir d’agir de ces personnes passe notamment par un accès général à l’intervention sexoéducative (pas seulement en réponse à des situations jugées problématiques) et par des occasions de rencontre, de socialisation, de rapports d’amitié et d’intimité (avec une mixité de personnes).

En d’autres mots, l’approche des relations d’autonomie favorise la mise en place de stratégies différentes afin de répondre aux besoins et défis en matière de sexualité pour les personnes considérées en situation de handicap cognitif. L’approche aborde la sexualité en fonction des barrières à ébranler ou à déconstruire afin de favoriser l’exercice de cette citoyenneté sexuelle pour l’ensemble des personnes. Plus concrètement, l’application d’une telle approche suggère de remettre en question la séparation qui existe entre capacité et incapacité, elle appelle à une reconnaissance des personnes considérées en situation de handicap cognitif comme des êtres sexuels, ainsi qu’un accès à une variété d’interventions sexoéducatives inclusives, non normatives, qui encouragent et soutiennent l’expérimentation. Ces interventions doivent être accessibles à toutes et à tous, et doivent être portées par différents acteurs sociaux (cellule familiale, milieux communautaires, institutionnels et de l’éducation).

 


 

[1] Pour une présentation exhaustive de ces lois et conventions, consultez l’ouvrage La funambule, le fil et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap de Patrick Fougeyrollas, publié aux Presses de l’Université Laval, 2010.

[2] Amartya Sen et Martha Nussbaum ont développé des théories au sujet des capabilités

[3] J’entends, par citoyenneté sexuelle, l’accès à l’expression sexuelle dans un contexte où notre propre intégrité est respectée, tout comme celle des autres

 


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Compréhension historique du handicap et participation sociale des personnes ayant des capacités différentes

1er septembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021 Patrick Fougeyrollas, Ph.D. professeur associé au Département d’anthropologie de l’Université (…)

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Patrick Fougeyrollas,
Ph.D. professeur associé au Département d’anthropologie de l’Université Laval, chercheur au Centre interdisciplinaire de recherche en réadaptation et intégration sociale (CIRRIS) et au Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH)

Mise en perspective anthropologique

Comprendre le handicap repose sur le sens qui est donné à ce qui s’écarte de la norme anatomique, physiologique, fonctionnelle, comportementale ou esthétique dans un contexte socioculturel et physique donné. C’est ainsi que des corps et esprits différents de la norme ont pu être éliminés, négligés, ségrégués ou soumis à des traitements spécifiques proportionnels au degré de menace que cette caractéristique personnelle fait peser de manière réelle ou imaginaire sur la survie, la cohésion, le bon fonctionnement ou la capacité de prise en charge dans leurs collectivités. Mais c’est aussi sur la reconnaissance des besoins d’attention, de protection, d’assistance et de moyens matériels, techniques et humains que s’expriment les mesures de protection, de compensation, de coopération de la solidarité sociale et de l’égalisation des chances.

La notion de handicap est donc relative, en transformation, source variable de dénis de droits comme de caractéristiques ouvrant à des modalités spécifiques de rétablissement de l’équité pour l’exercice effectif du droit à l’égalité. Elle nécessite toujours d’expliciter le point de vue à partir duquel on parle. Que ce soit pour mieux poser un jugement ou mieux intervenir, il faut mieux comprendre les divers modèles de compréhension du handicap et leurs conséquences[1].

Évolution récente des compréhensions du handicap au Québec

Avant 1970, les infirmes, les invalides, les déficients mentaux et les malades mentaux[2] dont les déficiences sont congénitales, acquises en bas âge, ou se développant tout au long de la vie, sont socialement invisibles, institutionnalisés ou cachés dans les familles. Leurs anormalités en font de quasi sous-humains, objets de charité chrétienne, de prise en charge institutionnelle par le clergé et de mesures d’assistance. Celles-ci vont de l’éducation à la mise au travail ségrégués jusqu’à l’absence de toute stimulation, incluant des privations et violences matérielles, physiques, psychologiques et sexuelles à des degrés divers. C’est le modèle de la charité, de la protection et de la stigmatisation.

Le handicap est alors défini comme un résultat situationnel susceptible d’être modifié soit par le développement des capacités fonctionnelles et comportementales soit par la suppression des obstacles à la participation sociale en leur substituant des facilitateurs.

Deux populations sont toutefois traitées différemment et vont amener l’émergence de mesures de réadaptation et de compensation témoignant d’une reconnaissance de responsabilité sociale et de l’État : les anciens combattants invalides et les accidentés du travail.

À cette époque domine le modèle médical ou individuel du handicap centré sur les diagnostics. Le handicap est alors défini comme un défaut, une déficience, une anormalité de la personne.

En 1971, la Commission Castonguay-Nepveu[3] fait littéralement la « découverte des handicapés » et définit la responsabilité de l’État-providence émergeant avec la création des ministères des Affaires sociales et de l’Éducation. Il s’ensuit une planification de prise en charge par types de clientèles auparavant fréquemment regroupées sans distinction dans les institutions d’incurables. Dans les hôpitaux psychiatriques, on distingue les déficients mentaux des malades mentaux. Des services sont mis en place par clientèles et on amorce le processus de désinstitutionalisation. Les secteurs s’organisent par groupe d’âge distinguant les jeunes des adultes et des personnes âgées. Les réseaux se structurent selon les types de déficiences motrice, visuelle, auditive, intellectuelle, psychique, ou liées à des maladies chroniques.

Les traitements, les efforts d’adaptation, de réadaptation et d’éducation spécialisée visent principalement à corriger ces défauts, à réduire ou compenser les limitations fonctionnelles, à normaliser mais dans des filières protégées et spéciales. Les acquis des développements cliniques et technologiques visant la récupération de la capacité de travail des vétérans invalides et des accidentés de travail sont peu à peu ouverts aux autres causes de handicap. Les progrès médicaux et de l’hygiène publique font que les mortalités infantiles ou traumatiques baissent radicalement entrainant un accroissement très important de personnes vivant avec des déficiences et incapacités chroniques. Les désavantages sociaux, particulièrement la pauvreté massive des handicapé‑e-s est attribuée dans le modèle médical à un destin ancré chez l’individu caractérisé par ses incapacités et ses inaptitudes sociales[4].

De la protection à l’exercice des droits

Au milieu des années 1970, un projet de loi sur la protection des personnes handicapées[5] globalement orienté vers la remise au travail soulève un tollé de la part des dizaines d’associations de parents ou de jeunes adultes ayant bénéficié de services de réadaptation et réclamant des services de soutien dans la collectivité et la réduction des obstacles à leur intégration sociale. Ces associations sont organisées par type de diagnostic et offrent des assistances à leurs membres. Elles fonctionnent en silo selon le modèle médical.

La Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées[6] (1978) et le livre blanc sous-jacent sont profondément influencés par les mouvements de normalisation scandinave et de vie autonome en Amérique du Nord et en Europe. Ceci amène au Québec et à l’international, un nouveau modèle de compréhension du handicap connu sous le nom de modèle social[7]. En contraste et en opposition au modèle médical, le handicap ou les désavantages sociaux, oppressions et exclusions vécus par les personnes ayant des incapacités sont attribués aux déficiences de l’environnement physique et social, aux obstacles d’accessibilité architecturale ou des infrastructures, à la non disponibilité de services d’assistance, de soutien à domicile, de sécurité du revenu et d’accès aux aides techniques ou animales permettant de compenser les incapacités et de réaliser les rôles sociaux valorisés par la personne et la population sans incapacité.

Le modèle social du handicap est porteur d’un plaidoyer politique d’émancipation des modes paternalistes de prise en charge. Il est source de ralliement et de cohésion du mouvement associatif communautaire de défense des droits[8].

Le mouvement associatif communautaire de défense des droits devient un interlocuteur obligé pour toute élaboration de politique ou programme ayant potentiellement un impact sur la population québécoise ayant des incapacités significatives et persistantes. Au plan international, il adopte le slogan fédérateur : « Rien à notre propos sans nous[9] ». Ce mouvement s’appuie sur les principes de l’autodétermination, du libre choix, du contrôle de sa vie, de la participation aux prises de décision individuelles et collectives. De plus, les différences corporelles, fonctionnelles ou comportementales perdent, du point de vue des personnes qui en sont porteuses, la dimension de tragédie à laquelle la majorité de la population associe encore le handicap.

À l’instar des mouvements sociaux des femmes et des personnes LGBTQ ou racisées, le mouvement définit les différences corporelles, fonctionnelles, comportementales et esthétiques comme sources de fierté identitaire et de manifestation créative de la diversité humaine[10].

En tant que modèle sociopolitique, le modèle social du handicap a eu tendance à exclure les actrices et les acteurs des mondes médicaux et paramédicaux, de la réadaptation et de l’éducation spécialisée. Historiquement, on y trouve pourtant d’important‑e-s allié-e-s du projet collectif de soutien à la participation sociale des personnes ayant des incapacités ainsi que des expert-e-s en accompagnement et assistance personnalisé, en ingénierie technologique, en accessibilité universelle et des milieux de recherche multidisciplinaires innovateurs dans le champ du handicap.

Toutefois, la mobilisation engendrée par le projet de loi les amène à des alliances sans précédent dont la trame centrale est la reconnaissance des droits de la personne.

Ceci a amené l’émergence d’une perspective plus équilibrée mettant l’accent sur l’interaction entre les facteurs personnels et les facteurs environnementaux dans le processus de production du handicap[11].

Ce modèle du Processus de production du handicap a été adopté en 2010 dans la Politique gouvernementale À part entière, vers un véritable exercice du droit à l’égalité[12]. Ce modèle ne considère pas le processus de handicap comme séparé du modèle universel de développement vécu par tous les êtres humains, mais comme une modalité de différentiation des singularités humaines, un enrichissement de la diversité identitaire. De plus, ce modèle interpelle toutes les actrices et tous les acteurs sociaux comme potentielles parties-prenantes de la construction d’obstacles ou de facilitateurs à l’exercice effectif des droits de la personne. Ceci devient un enjeu sociétal synonyme de participation sociale optimale aux habitudes de vie valorisées dans chaque collectivité. Par cette perspective ouverte, il s’inscrit comme modèle ancré dans les droits humains. C’est ce modèle interactif et situationnel du handicap qui a été adopté dans la définition du handicap de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH)[13]. Par la reconnaissance que les personnes ne peuvent plus être définies par leurs déficiences, leurs incapacités mais plutôt par leurs aptitudes et potentiels nécessitant pour qu’ils s’expriment, dans ce qu’Armatha Sen nomme les capabilités[14], c’est-à-dire les possibilités de réalisation des activités et rôles sociaux.

Depuis 30 ans, le mouvement communautaire de défense des droits milite pour ces derniers et la recherche démontre la nécessité de séparer la sécurité du revenu de la compensation des coûts supplémentaires liés aux déficiences, aux incapacités et aux situations de handicap.

Il s’agit de tendre vers des contextes inclusifs des diversités humaines, d’accessibilité universelle, de non-discrimination et de disponibilité de moyens spécifiques à l’exercice effectif du droit à l’égalité. Cette perspective ne reconnait pas de droits spécifiques mais bien la légitimité de modalités de soutien, d’assistance humaine, technologique, financière ou d’aménagement environnemental assurant l’équité quelles que soient les différences de capacités des citoyens.

Un changement de paradigme encore à mettre en oeuvre…

J’aimerais souligner des changements de perspectives attendues qui pour la plupart sont déjà formulées dans les énoncés de politiques québécoises et normalement garanties par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne[15].

En effet, les discriminations fondées sur la cause du handicap continuent à perpétuer des silos sélectifs dans l’accès au revenu et la qualité des compensations pour des personnes ayant les mêmes diagnostics et profils d’incapacités. Les lobbies pour le statu quo bloquent ce dossier piloté par l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) depuis plus de 30 ans. Deux solutions sont pourtant claires et proposées depuis des lustres: l’implantation d’un revenu universel de citoyenneté et en parallèle celle d’un Fonds d’assurance publique universelle des coûts supplémentaires liés au handicap et aux moyens visant à le compenser sans égard à la cause.

Il existe un urgent besoin de campagnes intensives de sensibilisation au phénomène du capacitisme individuel et collectif.

Le capacitisme[16] comme le sexisme, le racisme ou l’homophobie agit comme un angle mort dans la perception et la compréhension des personnes dites capables, performantes et en bonne santé. Il valorise comme allant de soi les corps parfaits et performants et juge inférieure et non désirée toute déficience, incapacité ou maladie chronique. Le capacitisme est la source de l’assimilation du handicap à une tragédie personnelle et à une existence sans valeur.

Les moyens adéquats doivent être octroyés aux plans individuel, collectif ou associatif pour la défense de droits et le maintien de la vigilance de longue durée sur les impacts des législations, politiques et programmes concernant les citoyennes et les citoyens vivant des situations de handicap.

Vers des mesures coercitives?

Le Québec pratique depuis le début des années 1980 une approche incitative sur les plans législatifs et de ses politiques pour la mise en oeuvre d’une société inclusive et l’atteinte du droit à l’égalité. Des efforts sérieux doivent envisager des mesures coercitives. On peut prendre l’exemple de l’ONU qui a constaté le manque d’efficacité des déclarations incitatives dans le champ des droits humains et a opté pour l’élaboration de traités et conventions à caractère contraignant pour les États parties[17]. Il est important d’appliquer les principes fondamentaux énoncés dans la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées (2005) et particulièrement la gestion participative des populations ayant des incapacités concernées dans tout projet à visée inclusive aux plans national, régional ou municipal.

Trop souvent, la représentation des personnes tend à ignorer celles ayant des incapacités les plus sévères. Ceci doit être corrigé en fournissant l’accompagnement, l’assistance humaine et technologique et les aménagements nécessaires à leur pleine participation et représentation au sein du mouvement associatif et de la participation citoyenne.

Des modalités de sensibilisation et de formation continue sont nécessaires pour renforcer le changement de culture sociétale visant l’élimination des obstacles systémiques à l’exercice du droit à l’égalité.

Une prise de conscience urgente est nécessaire dans la gestion publique des réseaux de services en santé, services sociaux, éducation et justice pour contrer les politiques néolibérales d’austérité et l’adoption de modes de gestion de performance industrielle[18] déshumanisant les services, le caring ou accompagnement et entrainant une désaffection des engagements professionnels particulièrement dommageable pour les personnes vulnérabilisées.

Conformément à la CDPH, le recours à l’hébergement institutionnel doit être un dernier recours après avoir donné un véritable accès aux ressources humaines, technologiques, financières et les aménagements permettant l’assistance personnelle à domicile des personnes ayant des incapacités même sévères de tous âges pour la réalisation des habitudes de vie de leur choix nécessaires à leur pleine participation sociale et à l’exercice effectif de leur droit à l’égalité.

Finalement, il est essentiel d’assurer les conditions de choix et alternatives permettant l’auto-détermination dans les débats sociaux contemporains sur le droit à l’intégrité physique et psychique, le droit à la vie et l’aide médicale à mourir.

Conclusion

La compréhension contemporaine du handicap a permis la reconnaissance pleine et entière des droits humains des personnes ayant des capacités différentes, à les considérer comme un enrichissement de la diversité humaine et à reconnaitre les responsabilités de tou-te-s les actrices et acteurs sociaux publics et privés pour réaliser le changement de culture et de paradigme nécessaire pour progresser vers des sociétés vraiment inclusives.

Le recours croissant au judiciaire, au Tribunal québécois des droits de la personne et autres mécanismes de recours, les possibilités ouvertes par la ratification du protocole facultatif[19] de la CDPH sont des signes d’une prise de parole de personnes autrefois invisibles, sans voix et considérées comme des eternel‑le-s mineur-e-s. Ceci témoigne d’une meilleure sensibilisation aux droits et aux demandes de réparation et de correction de situations de déni de droits ou de discrimination systémique.

Mais c’est aussi un signal d’alarme demandant une attention et une vigilance accrues accompagnées d’actions efficaces pour maintenir les acquis et poursuivre la mise en oeuvre effective du droit à l’égalité ainsi qu’une évaluation rigoureuse et périodique des résultats obtenus au Québec, au Canada et à l’international.

 


 

[1] Patrick Fougeyrollas, La funambule, le fi et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap, Les Presses de l’Université Laval, (2010), p.315.

[2] Les terminologies variables selon les époques historiques sont utilisées à dessein dans cet article.

[3] Gouvernement du Québec, Le développement. Rapport de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social, CEBS, Claude Castonguay et Gérard Nepveu, Québec, Éditeur officiel, (1971).

[4] Patrick Fougeyrollas, Le processus de production culturelle du handicap. Contextes sociohistoriques du développement des connaissances dans le champ des différences corporelles et fonctionnelles, Lac-Saint-Charles, CQCIDIH-SCCIDIH, (1995), p. 305.

[5] Loi sur la protection des personnes handicapées, Projet de loi 55, (1975).

[6] Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées, RLRQ, E-20.1, (1978).

[7] Michael Oliver, “The Politics of Disablement”, Londres, Mac-Millan Press LTD, (1990).

[8] Patrick Fougeyrollas, Normand Boucher et Yan Grenier, Mémoire, action collective et émancipation dans le champ du handicap par Francine Saillant et Ève Lamoureux, InterReconnaissance La mémoire des droits dans le milieu communautaire au Québec, Québec, PUL 143-171, (2018).

[9] Nothing About Us Without Us.

[10] Tom Shakespeare et al. “Defending the Social Model”, Disability and Society, vol 12, N 2, p. 293-300, (1997).

[11] Patrick Fougeyrollas et al. Classification québécoise Processus de production du handicap, Québec, RIPPH, (1998).

[12] Office des personnes handicapées, À part entière, vers un véritable exercice du droit à l’égalité, Gouvernement du Québec, (2009).

[13] ONU, Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), New-York, ONU, (2006).

[14] Amartha Sen, Repenser l’inégalité, Seuil, (2000).

[15] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c. C-12.

[16] Yan Grenier et Patrick Fougeyrollas, Capacitisme, Dictionnaire anthropologique virtuel ANTHROPEN (2020).

[17] Gérald Quinn et Teresa Degener, « Human Rights and Disability », United Nations (2002).

[18] Méthodes industrielles appliquées à la gestion des services aux usagers, telles la méthode Toyota ou Lean.

[19] Le Protocole facultatif de la CDPH récemment ratifié par le Canada et le Québec (2018) permet à une personne handicapée de porter plainte au Comité des Droits de l’Homme de Genève lorsqu’elle a épuisé ses recours au Québec et au Canada.

 

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