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L’antisémitisme, arme de diffamation

21 mai 2024, par Against the Current — , , ,
Tandis que l'horreur de la guerre génocidaire israélo-américaine contre Gaza se poursuit sans relâche ni solution en vue, il n'y a eu qu'un seul développement vraiment (…)

Tandis que l'horreur de la guerre génocidaire israélo-américaine contre Gaza se poursuit sans relâche ni solution en vue, il n'y a eu qu'un seul développement vraiment encourageant : le déferlement de l'activisme propalestinien dans de nombreuses communautés américaines, plus particulièrement le magnifique mouvement sur les campus universitaires organisés en campements exigeant un cessez-le-feu permanent immédiat et le désinvestissement des entreprises liées à la machinerie israélienne de massacre et d'épuration ethnique du peuple palestinien.

Tiré de Inprecor 720 - mai 2024
15 mai 2024

Par Against The Current

En raison de l'autorité morale et du pouvoir de ce mouvement face à un massacre monstrueux financé par l'argent des contribuables américains, il n'est pas surprenant qu'il ait été attaqué de toutes parts, y compris par des représailles de l'administration des campus et des actions violentes de la police contre des étudiants et des enseignants sympathisants.

Une arme de l'extrême droite

Nous souhaitons nous concentrer ici sur une diffamation spécifique à l'encontre du mouvement : le fait qu'il serait « antisémite » ou qu'il prônerait le « génocide du peuple juif ». Ce mensonge est sans cesse relayé par une grande partie des médias, par le théâtre des auditions du Congrès et maintenant par la législation imposant des services de « surveillance de l'antisémitisme » dans les universités, et bien sûr par les groupes de pression « pro-israéliens » dirigés par l'AIPAC (America Israel Political Affairs Committee) et l'Anti-Defamation League (ligue anti-diffamation).

Une grande partie de l'hystérie au Congrès et dans les médias est propulsée par des éléments du mouvement d'extrême droite MAGA (Make America Great Again) qui, bien sûr, se sont peu exprimés sur les marcheurs suprémacistes blancs porteurs de torches « les Juifs ne nous remplaceront pas » à Charlottesville, en Virginie, en 2017. Cela fait en fait partie d'une campagne républicaine plus large visant à discréditer et finalement à écraser toute expression progressiste dans l'enseignement universitaire, en particulier les arts libres.

L'accusation d'« antisémitisme » contre la solidarité avec la Palestine est un ajout opportuniste aux cibles existantes comme les programmes d'inclusion de la diversité et de l'égalité, la théorie critique de la race, les études de genre, tout ce qui est « woke » et d'autres menaces perçues contre ce que l'aile droite considère comme la civilisation occidentale. Ce n'est pas une coïncidence, c'est aussi un prétexte pour ouvrir d'énormes brèches dans les protections de la liberté d'expression et pour purger les institutions académiques.

Ce qu'est l'antisémitisme, et ce qu'il n'est pas

Il s'agit notamment d'une campagne visant à criminaliser littéralement les slogans « Free, Free, Palestine » et « From the river to the sea, Palestine will be free » (De la rivière à la mer, la Palestine sera libre). (Mais personne ne propose d'interdire la déclaration du Likoud, le parti au pouvoir en Israël, et du Premier ministre Netanyahou, « du fleuve à la mer, souveraineté totale d'Israël »…). Quelle que soit la signification de ces phrases pour des personnes différentes dans des lieux différents, il n'y a aucune excuse pour les interdire en les qualifiant d'incitation à la haine ou de « génocide du peuple juif ».

Dans ce climat, il est nécessaire de défendre le militantisme de solidarité avec la Palestine et d'affirmer clairement ce qu'est l'antisémitisme – et ce qu'il n'est pas. L'antisémitisme est une idéologie de haine et de mépris à l'égard des Juifs, en tant que peuple et en tant qu'individus. S'il plonge ses racines dans le sectarisme religieux depuis des siècles, l'antisémitisme a pris la forme d'une théorie raciale pseudo-scientifique au cours des quelque 150 dernières années, en commençant par l'Europe. Comme toutes les formes de racisme, il est irrationnel et, dans le cas spécifique de l'antisémitisme, il attribue aux juifs divers stratagèmes pour contrôler la finance, la politique, les médias, etc.

Dans ses formes les plus extrêmes, l'idéologie et le mythe antisémites ont bien sûr alimenté la machine d'extermination nazie qui a presque anéanti la vie juive dans une grande partie de l'Europe. Dans ses formes les plus extrêmes, l'idéologie et le mythe antisémites ont alimenté la machine d'extermination nazie qui a presque anéanti la vie juive dans une grande partie de l'Europe.

La liberté de critiquer Israël

L'antisémitisme en tant qu'ensemble de stéréotypes raciaux antijuifs ne doit pas être confondu avec l'analyse critique de l'État israélien. Les « crimes d'apartheid et de persécution » d'Israël (comme les appellent Amnesty International et Human Rights Watch) contre le peuple palestinien ne sont pas plus à l'abri d'un examen minutieux que ceux des États-Unis au Vietnam et en Irak, de la Russie en Ukraine ou de la Chine contre le peuple ouïghour, la campagne Hindutva du gouvernement indien contre les musulmans, etc. La prétention idéologique d'Israël à agir en tant qu'"État-nation du peuple juif" cherche faussement - et dangereusement - à rendre tous les juifs responsables de ses actes criminels.

Dans ces conditions, et alors que les atrocités génocidaires diffusées en direct à Gaza augmentent de jour en jour, il peut être surprenant et encourageant de constater que si peu d'incidents antisémites se sont réellement produits. La plupart de ces incidents se sont produits en dehors du campus, comme le rassemblement des Proud Boys près de Columbia ou le discours de haine prononcé à l'extérieur du campus. (Un organisateur de manifestations sur le campus qui avait envisagé de "tuer des sionistes" a été immédiatement répudié).

D'où vient la violence

Dans le cas notoire de l'université Northeastern de Boston, l'administration a appelé la police sur le campus après que des chants « Kill the Jews » ont été signalés – des images vidéo ont montré qu'ils provenaient d'un contre-manifestant apparent portant un drapeau israélien.

Il y a eu beaucoup plus d'agressions physiques et de menaces contre des étudiants palestiniens, arabes et musulmans que contre des étudiants juifs. Bien entendu, toutes ces agressions sont vicieuses et absolument inacceptables sur un campus ou ailleurs. Les attaques contre les étudiants juifs sont à la fois moralement répugnantes et préjudiciables au mouvement de solidarité avec la Palestine.

Il est toutefois important de souligner un point soulevé par Nadia Abu el-Haj, professeur à Columbia et à Barnard, qui a elle-même été la cible de campagnes de diffamation sionistes au cours de sa carrière universitaire. Tout le monde sur le campus, dit-elle, a le droit absolu d'être en sécurité. Cela ne donne à personne le droit de mettre fin à un discours ou à une manifestation simplement parce qu'il ou elle ne se sent pas en sécurité.

En fait, une partie de l'objectif de l'attaque de la droite - rejointe de manière déplorable par une grande partie de l'establishment centre-libéral - contre la lutte propalestinienne sur le campus est de faire en sorte que les juifs se sentent en danger. L'instrumentalisation de l'insécurité juive de cette manière, comme outil contre la lutte contre le génocide, peut être considérée comme une manipulation de l'antisémitisme.

L'antisémitisme réel est-il en augmentation aux États-Unis aujourd'hui ? Probablement (bien que malheureusement les statistiques autrefois utiles compilées par l'ADL ne soient plus du tout fiables depuis qu'elle agit comme un avant-poste de propagande et de renseignement de l'État israélien). Il doit être résolument combattu, au même titre que toutes les autres expressions du racisme. Elle ne doit pas être confondue avec la dénonciation de ce qu'il faut bien comprendre, encore une fois, comme le génocide conjoint israélo-américain en Palestine.

Le 9 mai 2024, publié par Against the Current.

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La destruction de la Palestine, c’est la destruction de la Terre

Les six derniers mois de génocide à Gaza ont marqué le début d'une nouvelle phase dans une longue histoire de colonisation et d'extraction qui remonte au dix-neuvième siècle. (…)

Les six derniers mois de génocide à Gaza ont marqué le début d'une nouvelle phase dans une longue histoire de colonisation et d'extraction qui remonte au dix-neuvième siècle. Pour comprendre véritablement la crise actuelle, Andreas Malm affirme qu'il faut analyser sur la longue durée* l'assujettissement de la Palestine à l'empire fossile.
Andreas Malm - 8 avril 2024

Tiré de Verso Books
Traduction Johan Wallegren

Cet essai est une version légèrement modifiée d'une conférence donnée à l'Université américaine de Beyrouth, au Center for Arts and Humanities and Critical Humanities for the Liberal Arts, le 4 avril. L'image ci-dessus, White Phosphorous #2, est utilisée avec l'autorisation de l'artiste Rafat Asad. Rafat est un artiste palestinien basé à Ramallah.

Cela fait donc maintenant six mois que ce génocide perdure. Une demi-année s'est écoulée depuis que la résistance a lancé le Déluge d'al-Aqsa et que l'occupation a répondu en déclarant et en exécutant un génocide. Cela fait une demi-année – six mois – 184 jours que les bombes annihilent une famille après l'autre, un immeuble après l'autre, un quartier résidentiel après l'autre, sans relâche, méthodiquement : une demi-année d'ossements gris d'enfants protrudant des décombres, de rangées de petits sacs mortuaires blancs alignés sur le sol, d'une fille mutilée pendue à une fenêtre comme à un crochet ; une demi-année de parents faisant leurs adieux à leurs enfants avec un calme de façade glaçant, comme si leur esprit les avait laissés vides et absents, ou dans des spasmes incontrôlables de chagrin, comme s'ils ne savaient pas comment mettre à nouveau un pied devant l'autre et faire un pas sur cette Terre ; une demi-année d'une douzaine de massacres par jour, d'exécutions sommaires, de tirs de snipers, de passages de bulldozers sur les cadavres et tout le reste, et ça ne s'arrête pas, ça continue, ça continue, ça ne s'arrête pas, ça continue, ça continue à un rythme effréné, ça ne s'arrête pas, ça ne s'arrête tout simplement pas. On peut devenir fou de désespoir en regardant cela de loin. Si l'on a un tel ressenti, il faut essayer d'imaginer ce que ressentent les habitants de Gaza encore en vie.

L'État d'Israël est en train de commettre le pire crime connu de l'humanité, et ce génocide en particulier présente des caractéristiques uniques qui le distinguent des génocides de mémoire récente. Tout d'abord, dès le départ, ce génocide a été « un effort transnational », coordonné et organisé par les pays capitalistes avancés de l'Occident, en collaboration avec l'État d'Israël. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Allemagne, la France et la plupart des autres membres de l'UE se sont immédiatement mobilisés pour apporter leur concours à l'effusion de sang, en envoyant des armes à l'occupation comme autant de plats à un banquet, en survolant Gaza pour partager des renseignements avec le quartier général et les pilotes, en déployant un réseau défensif tout autour de cet État et, comme si cela ne suffisait pas, en retirant les dernières miettes de subsistance des mains des Palestiniens. Maintenant que ceux-ci meurent de faim et ne peuvent compter que sur l'assistance minimale de l'UNRWA pour les maintenir en vie, les États-Unis et le Royaume-Uni coupent même les vivres en supprimant cette aide de dernier recours. On pourrait croire qu'ils veulent que les Palestiniens meurent.

Voilà un portrait de ce qui s'est passé au cours du premier semestre de ce génocide. Jusqu'à présent, le tableau en est un de coopération monochrome. Aucun autre génocide répertorié depuis l'Holocauste n'a donné lieu à des scènes comparables. Du Bangladesh au Guatemala, du Soudan au Myanmar, des génocides ont pu être perpétrés avec divers degrés de complicité de la part du noyau capitaliste, mais il s'agit ici de quelque chose de qualitativement différent. Une comparaison utile pourrait être faite avec le génocide dont ont été victimes les musulmans bosniaques, un événement auquel j'ai été sensibilisé dans ma propre jeunesse politique. Par un embargo sur les armes, l'Occident a refusé à ce peuple le droit de se défendre ; en se retirant de Srebrenica, les forces néerlandaises ont sciemment livré cette ville à Ratko Mladić ; au cours des quatre années de guerre, la soi-disant communauté internationale a assisté à la décimation des musulmans bosniaques. Mais il s'agissait avant tout d'actes d'omission. L'Occident n'a pas armé la Republika Srpska avec les meilleures bombes de ses arsenaux. Bill Clinton n'a pas pris un vol pour venir faire l'accolade à Slobodan Milošević. Le massacre ne s'est pas perpétré sur l'air de ce refrain lancinant : « les nationalistes serbes ont le droit de se défendre ». Ce à quoi nous assistons aujourd'hui pourrait être le premier génocide capitaliste de l'ère moderne.

Je dois reconnaître avoir fait preuve d'une certaine naïveté : je ne m'attendais pas à un appétit aussi vorace pour le sang palestinien. Bien sûr, je n'ai pas été surpris par le comportement de l'occupation. La deuxième chose que nous nous sommes dite le matin du 7 octobre était : ils vont détruire Gaza. Ils vont tuer tout le monde. La première chose que nous nous sommes dite dans ces premières heures n'était pas tant des mots que des cris de jubilation. Ceux d'entre nous qui avons vécu de l'intérieur la question palestinienne et l'avons subie dans nos vies ne pouvions réagir autrement aux scènes de la résistance prenant d'assaut le checkpoint d'Erez, ce labyrinthe de tours en béton, d'enclos et de systèmes de surveillance, cette installation à un seul but hérissée de mitrailleuses, de scanners et de caméras – certainement le monument le plus monstrueux dédié à la domination d'un autre peuple dans lequel j'aie jamais pénétré – tout à coup celui-ci se retrouvait entre les mains de combattants palestiniens qui avaient maîtrisé les soldats de l'occupation et arraché leur drapeau. Comment ne pas crier de stupeur et de joie ? Il en va de même des scènes où les Palestiniens franchissent la clôture et le mur et affluent sur les terres dont ils ont été chassés ; il en va de même des reportages sur la résistance qui s'empare du poste de police de Sderot, la colonie ethniquement propre qu'ils ont construite sur le village de Najd, occupé depuis 1948.

Ce sont les premières réactions que j'ai partagées avec mes proches. Mais dans un deuxième temps, il y a eu une immense trépidation. Nous savions tous comment l'État d'Israël a coutume de se comporter et ce qu'il fallait en attendre. Ce que je n'avais pas prévu, personnellement, c'est l'ampleur que prendrait la participation de l'Occident aux massacres. Il est clair que j'aurais dû m'en douter. Mais, mettons de côté la naïveté, les événements du dernier semestre ont soulevé une fois de plus la question de la nature de cette alliance. Qu'est-ce qui lie si étroitement l'État d'Israël et le reste de l'Occident ? Qu'est-ce qui explique la volonté de pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni de participer à ce génocide et pourquoi l'empire américain partage-t-il l'objectif d'Israël de détruire la Palestine ? L'une des explications, toujours aussi populaire pour certains pans de la gauche, est le pouvoir du lobby sioniste. J'y reviendrai.
*
L'un des éléments de la définition du génocide est la « destruction physique totale ou partielle » du groupe de personnes ciblé – et à Gaza, une catégorie centrale est précisément celle de la destruction physique. Dès les deux premiers mois, Gaza a été soumise à une destructiontotale et complète. Avant même la fin du mois de décembre, le Wall Street Journal a rendu compte du fait que la destruction de Gaza égalait ou dépassait celle de Dresde et d'autres villes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale. L'une des voix les plus courageuses en dehors de la Palestine est celle de Francesca Albanese, rapporteur spécial des Nations unies sur les territoires qui ont été occupés en 1967. Elle commence son récent rapport par l'observation suivante : « Après cinq mois d'opérations militaires, Israël a détruit Gaza », avant de détailler la manière dont tous les fondements de la vie à Gaza ont été « complètement saccagés »[1]. L'image emblématique est celle d'une maison réduite en miettes et de survivants fouillant frénétiquement les décombres. S'ils ont de la chance, un garçon ou une fille couverts de poussière peuvent être extraits de la masse de débris. On estime aujourd'hui qu'il reste quelque 12 000 cadavres à extraire des maisons pulvérisées de Gaza.

Bien que cela n'ait jamais atteint l'ampleur que nous connaissons aujourd'hui, ce n'est pas exactement la première fois que les Palestiniens font l'expérience de ce genre de choses. Le scénario est inscrit dans le Plan Dalet de 1948, par lequel les forces sionistes ont été formées à l'art de « détruire les villages (en y mettant le feu, en les faisant exploser et en plantant des mines dans les décombres) »[2]. Pendant la Nakba, il était courant pour ces forces d'envahir un village pendant la nuit et de dynamiter systématiquement, l'une après l'autre, les maisons où se trouvaient encore des familles[3]. L'expérience palestinienne a ceci de particulier qu'il n'y a aucune fin en vue. L'acte initial consistant à détruire les maisons sur la tête de leurs habitants est répété encore et encore : à Al-Majdal en 1950, un lieu d'où les habitants ont été déportés à Gaza ; puis à Gaza en 2024 ; et entre les deux, un nombre innombrable de fois. Pour ne citer qu'un cas, prenons ce qui s'est passé à Beyrouth en 1982, comme le décrit Liyana Badr dans A Balcony over the Fakihani (Un balcon sur le Fakihani), avec des mots qui pourraient évoquer une litanie de précédents :
« J'ai vu des tas de béton, des pierres, des vêtements déchirés éparpillés, des éclats de verre, des petits bouts de coton, des fragments de métal, des immeubles détruits ou penchant follement. (...) Une poussière blanche étouffait le quartier, et à travers le gris de la fumée se profilaient les carcasses éventrées des immeubles et les débris des maisons rasées. (...) Tout y était sens dessus-dessous. Les voitures étaient à l'envers, des papiers tourbillonnaient dans le ciel. Le feu. Et la fumée. La fin du monde[4].

C'est une fin du monde qui ne finit jamais : de nouveaux décombressont constamment déversés sur les Palestiniens. La destruction est l'expérience constitutive de la vie palestinienne parce que l'essence du projet sioniste est la destruction de la Palestine.
Cette fois-ci, contrairement à 1948 ou 1950, la destruction de la Palestine a pour toile de fond un processus de destruction différent, mais connexe : celui du système climatique de cette planète. L'effondrement du climat est le processus de destruction physique des écosystèmes, de l'Arctique à l'Australie. Dans notre livre The Long Heat : Climate Politics When It's Too Late (La chaleur durable : les politiques du climat quand il est trop tard), à paraître chez Verso en 2025, mon collègue Wim Carton et moi-même parlons en détail de la rapidité avec laquelle ce processus se déroule actuellement. Pour ne prendre qu'un exemple, l'Amazonie est prise dans une spirale de dépérissement qui pourrait la transformer en une savane dépourvue d'arbres. La forêt amazonienne existe depuis 65 millions d'années. Aujourd'hui, en l'espace de quelques décennies seulement, le réchauffement climatique – associé à la déforestation, la forme originelle de la destruction écologique – pousse l'Amazonie vers le point de basculement au-delà duquel elle cessera d'exister. En effet, à l'heure où j'écris ces lignes, de nombreuses recherches récentes suggèrent que l'Amazonie est sur le point d'atteindre le point de non-retour[5]. Si l'Amazonie devait perdre sa couverture forestière – une idée vertigineuse, mais tout à fait envisageable dans un avenir proche – il s'agirait d'une Nakba d'un autre genre. Les victimes immédiates seraient, bien sûr, les populations indigènes, afrodescendantes et autres de l'Amazonie, quelque 40 millions de personnes au total, qui, dans le scénario le plus probable, verraient partir en fumée leur forêt dévastée par les incendies, et vivraient ainsi la fin d'un monde.

Parfois, ce processus revêt une ressemblance morphologique remarquable avec les événements de Gaza, avec une proximité même géographique. Dans la nuit du 11 septembre de l'année dernière, moins d'un mois avant le début du génocide, la tempête Daniel a frappé la Libye. Dans la ville orientale de Derna, sur les rives de la Méditerranée, à environ 1 000 km de Gaza, les gens ont été tués dans leur sommeil. Soudain, une force venue du ciel a détruit leurs maisons. Par la suite, des rapports ont décrit comment des meubles épars et des parties de corps ont émergé des bâtiments pulvérisés. Des cadavres jonchent encore les rues et l'eau potable se fait rare. La tempête a tué des familles entières ». Selon un habitant de la ville, il s'agit d'une « catastrophe comme nous n'en avons jamais vue ». Les habitants cherchent les corps de leurs proches en creusant avec leurs mains et de simples outils agricoles ». Des secouristes palestiniens se sont précipités sur les lieux ; selon l'un d'entre eux, « la dévastation dépasse tout ce que l'on peut imaginer. (...) Vous marchez dans la ville et vous ne voyez que de la boue, de la vase et des maisons démolies. L'odeur des cadavres est omniprésente. (...) Des familles entières ont été rayées des registres d'état civil. (...) On voit la mort partout ».
Au cours de sa visite de 24 heures, la tempête Daniel a déversé une quantité d'eau environ 70 fois supérieure à la moyenne du mois de septembre. Derna est située à l'embouchure d'une rivière, qui coule dans un oued vers la mer, normalement à l'intérieur de berges étroites, si tant est qu'elle coule. C'était un pays désertique. L'eau, les sédiments et les débris ont formé un bulldozer rugissant qui a dévasté la ville en la traversant au milieu de la nuit du 11 septembre – une force d'une telle vitesse et d'une telle violence qu'elle a emporté les structures et les rues vers la Méditerranée et transformé l'ancien centre-ville en une tourbière brunâtre et boueuse. En utilisant les méthodes raffinées d'analyse des causes des phénomènes météorologiques d'aujourd'hui, les chercheurs pourraient rapidement conclure que les inondations ont été rendues cinquante fois plus probables par le réchauffement climatique observé jusqu'à présent – selon une équation mathématique de causalité du désastre. Seul le réchauffement de la planète a pu provoquer cet événement. Au cours des mois d'été précédents, les eaux au large de l'Afrique du Nord avaient été plus chaudes de pas moins de cinq degrés et demi par rapport à la moyenne des deux décennies précédentes. Or, l'eau chaude contient de l'énergie thermique qui peut être aspirée dans une tempête comme du carburant dans un missile. Quelque 11 300 personnes ont été tuées en une seule nuit par la tempête Daniel en Libye – l'événement le plus intense de massacre de masse dû au changement climatique subi jusqu'à présent au cours de la décennie, voire du siècle.

Ces scènes préfiguraient de manière frappante celles qui allaient commencer à se dérouler à Gaza 26 jours plus tard, mais il existait également des liens directs entre ces deux endroits. Les équipes de secours de Gaza étant depuis longtemps habituées à faire face à ce type de destruction, elles se sont rapidement rendues à Derna pour offrir leur aide. Au moins une douzaine de Palestiniens qui avaient fui Gaza pour se réfugier à Derna ont été tués dans les inondations. Un Palestinien, Fayez Abu Amra, a déclaré à Reuters : « Deux catastrophes se sont superposées, celle du déplacement forcé et celle de la tempête en Libye » – le mot arabe pour catastrophe étant ici, bien sûr, Nakba. Selon Fayez Abu Amra, la première Nakba a été celle de 1948, qui a chassé sa famille et 800 000 autres Palestiniens de leur patrie ; sa famille s'est retrouvée dans la région de Deir al-Balah, puis des membres de celle-ci ont déménagé pour fuir les guerres d'agression israéliennes, dans la ville de Derna ; puis est survenue une deuxième Nakba. Fayez Abu Amra a perdu plusieurs membres de sa famille dans la tempête. Lui-même a survécu, car il avait choisi de rester à Deir al-Balah, où des tentes avaient été érigées pour les victimes et la foule des endeuillés. Puis vint, quelques semaines plus tard, le génocide. Dieu seul sait si Fayez Abu Amra est encore en vie.

Tout en reconnaissant les similitudes et l'enchevêtrement de ces processus de destruction, certaines différences significatives sautent aux yeux. Les forces qui ont bombardé Derna étaient d'une autre nature que celles qui ont bombardé Gaza. Dans le premier cas, le semeur anonyme de la mort depuis le ciel n'était pas une force aérienne, mais la saturation cumulative de l'atmosphère en dioxyde de carbone. Personne n'avait l'intention de détruire Derna, par contraste avec l'intention expresse de l'État d'Israël de détruire Gaza : aucun porte-parole del'armée n'a annoncéqu'il fallait se concentrer sur les « dommages maximums », aucun député du Likoud n'a hurlé « Abattez les bâtiments ! Bombardez sans distinction ! » Lorsque des compagnies procèdent à l'extraction de combustibles destinés à être brûlés, elles n'ont pas l'intention de tuer qui que ce soit en particulier. Elles savent cependant avec certitude que ces produits tueront des gens – que ce soit en Libye, au Congo, au Bangladesh ou au Pérou – cela leur est égal.

Il ne s'agit pas d'un génocide. Dans notre livre, Overshoot : How the World Surrendered to Climate Breakdown, qui sera publié par Verso en octobre de cette année, Wim et moi jouons avec le terme de paupéricide pour décrire ce qui se passe ici : l'expansion implacable de l'infrastructure des combustibles fossiles au-delà de toutes limites d'une planète vivable. L'objectif initial de l'acte en soi n'est pas de tuer qui que ce soit. L'objectif de l'extraction du charbon, du pétrole ou du gaz est de gagner de l'argent. Cependant, une fois qu'il est pleinement établi que cette forme d'argent est en réalité mortelle pour une multitude de nos semblables, l'absence d'intention commence à crouler. Corollaire des connaissances fondamentales de la science du climat, ce savoir est désormais quasi-universellement partagé : les combustibles fossiles tuent les êtres humains, au hasard, aveuglément, sans discernement, avec une forte représentativité des pauvres du Sud ; et font de plus en plus de victimes à mesure que la sale besogne se poursuit sans frein. Lorsque l'atmosphère est sursaturée en CO2, la létalité de toute quantité supplémentaire de CO2 est élevée et tend irrémédiablement à la hausse. Les pertes massives sont alors un résultat idéologiquement et mentalement compilé et accepté de facto de l'accumulation du capital. « Si vous faites quelque chose qui a des répercussions destructrices pour quelqu'un d'autre et que vous savez qu'il en est ainsi, c'est sciemment que vous le faites », a déclaré le procureur Steve Schleicher dans son réquisitoire final contre Derek Chauvin, condamné plus tard pour le meurtre de George Floyd ; mutatis mutandis, il en va de même ici. En effet, la violence de la production de combustibles fossiles devient plus meurtrière et plus délibérée à chaque année qui passe. Comparons cela au bombardement du camp de Jabaliya le 25 octobre, qui a tué au moins 126 civils, dont 69 enfants. L'objectif déclaré de cet acte était de tuer un seul commandant du Hamas. L'occupation avait-elle l'intention de tuer également les 126 civils ou était-elle simplement indifférente à ce type de dommages collatéraux massifs ? Intentionnalité et indifférence se confondent ici. Il en va de même pour la question du climat, toujours qualitativement différente de ce qui se passe en Palestine, mais la différence est peut-être en train de s'estomper.

Existe-t-il des points spécifiques d'articulation entre la destruction de la Palestine et la destruction de la Terre ? J'entends par là des moments où un processus rejaillit sur l'autre, dans une causalité réciproque, une dialectique de la détermination. Ma réponse est que oui, en effet, de telles intersections se sont succédé les unes aux autres dans une séquence temporelle assez serrée depuis près de deux siècles. Parce que je suis un passionné d'histoire, je vais remonter au moment où cela a commencé : 1840. Les événements de cette année-là sont pour moi une obsession permanente. Je les ai évoqués ici et là, mais je n'en ai pas encore fait un récit cohérent. Je me suis mis à approfondir la question il y a onze ans, vers la fin de mon doctorat, lorsque j'ai écrit Fossil Capital et ai réalisé que le sujet nécessitait une analyse à part entière, une suite à venir intitulée Fossil Empire. Ces dernières semaines, j'ai fait encore un retour dans le temps vers ce moment historique, en vue de développer une étude sur la longue durée* de l'empire fossile en Palestine.
*
L'an 1840 est une année charnière dans l'histoire, tant pour le Moyen-Orient que pour le système climatique. C'est à cette date que l'Empire britannique a pour la première fois déployé des bâtiments à vapeur dans une guerre importante. L'énergie-vapeur est la technologie par laquelle la dépendance aux combustibles fossiles est apparue : les machines à vapeur fonctionnaient au charbon, et c'est leur diffusion dans les secteurs industriels britanniques qui a fait de ce pays la première économie fossile. Mais la machine à vapeur n'aurait jamais laissé d'empreinte sur le climat si elle était restée à l'intérieur des îles britanniques. Ce n'est qu'en l'exportant dans le reste du monde et en entraînant l'humanité dans la spirale de la combustion à grande échelle des combustibles fossiles que la Grande-Bretagne a changé le destin de cette planète : la mondialisation de la vapeur était une mise à feu nécessaire. La clé de cette mise à feu, à son tour, était le déploiement des navires à vapeur dans la guerre. C'est par la projection de la violence que la Grande-Bretagne a intégré d'autres pays dans l'étrange type d'économie qu'elle avait créé – en transformant le capital fossile, pourrions-nous dire, en empire fossile.

À cette époque, la Grande-Bretagne était le plus grand empire que le monde aie jamais connu, bâti sur la suprématie navale, fondée jusqu'alors sur la force motrice traditionnelle du vent. Mais dans les années 1820, la Royal Navy a commencé à envisager la propulsion à vapeur, c'est-à-dire brûler du charbon pour avancer, au lieu de naviguer avec le vent (le vent étant une source « renouvelable », comme nous l'appellerions aujourd'hui, inépuisable, bon marché, voire gratuite, mais avec des limites bien connues). Les capitaines ne pouvaient pas tenir pour acquis que le vent soufflerait comme ils le souhaitaient. Les navires pouvaient manquer de propulsion par manque de vent dans une offensive ou se voir éloignés de leurs cibles par des rafales ou une houle dans la mauvaise direction, ou encore être ralentis dans leur progression. Les coups de vent peuvent donner à l'ennemi l'occasion de s'éclipser, de se regrouper et de riposter. Dans une campagne maritime, lorsque la mobilisation de l'énergie est la plus urgente, le vent est une force peu fiable. La vapeur obéit à toute une autre logique, tirant sa force d'une source d'énergie sans rapport aucun avec les conditions météorologiques, les vents, les courants, les vagues, les marées : le charbon, qui provient du sous-sol, est un héritage de la photosynthèse vieux de centaines de millions d'années, et une fois remonté à la surface, il peut être brûlé à l'endroit et au moment voulus par son propriétaire. La force de frappe d'un navire à vapeur peut être mobilisée à volonté. Une flotte de bâtiments mus par la combustion de charbon peut être organisée selon les souhaits des capitaines – canons pointés, troupes débarquées, ennemis pourchassés, quel que soit l'état du vent. L'amiral Charles Napier, le plus ardent défenseur de la vapeur au sein de la Royal Navy, a particulièrement insisté sur ces libertés, qu'il a résumées de manière lapidaire : « les navires à vapeur font que le vent est toujours favorable » ; ou encore, « la vapeur a conquis si complètement les éléments qu'il me semble que nous sommes maintenant en possession de tout ce qui était nécessaire pour rendre la guerre maritime parfaite »[6]. La conquête des éléments était, en définitive, fonction du profil spatio-temporel des combustibles fossiles : en raison de leur détachement de l'espace et du temps à la surface de la Terre, ils promettaient de libérer l'empire des éléments que devaient harnacher les navires pour naviguer depuis des temps immémoriaux.

La première fois que Napier a pu concrétiser ce potentiel de perfection, c'était en 1840, ici même, sur les rives du Liban et de la Palestine. Cette année-là, la Grande-Bretagne est entrée en guerre contre Méhémet Ali. Ali était le pacha d'Égypte, officiellement au service de l'Empire ottoman, mais en fait souverain de son propre royaume, qui était désormais en état de guerre avec le sultan. Les forces d'Ali avaient quitté l'Égypte pour conquérir le Hedjaz et le Levant et former un proto-empire arabe, en conflit avec la Sublime Porte (NDT : siège du gouvernement du sultan de l'Empire ottoman) et Londres. L'ascension d'Ali menaçait de faire tomber l'Empire ottoman, dont la stabilité et l'intégrité étaient considérées par la Grande-Bretagne, à cette époque, comme un atout stratégique face à la Russie. Si l'Empire ottoman venait à se désintégrer, la Russie pourrait s'étendre au sud et à l'est vers la colonie de la Couronne indienne, et la Grande-Bretagne voulait donc soutenir cet empire. C'est la rivalité inter-impérialiste, pourrions-nous dire, qui a incité la Grande-Bretagne à intervenir contre Ali. Mais la dynamique du développement capitaliste à l'intérieur même de la Grande-Bretagne a par ailleurs joué un rôle non moins important. L'industrie du coton en était le fer de lance, mais dans les années 1830, elle avait pris une telle avance sur tous les autres secteurs qu'elle souffrait d'une crise de surproduction : des montagnes trop importantes de fils et de tissus de coton sortaient des usines. Les sources de demande étaient insuffisantes pour les absorber toutes. La Grande-Bretagne cherchait donc désespérément des marchés d'exportation. Heureusement, en 1838, l'Empire ottoman accepta un accord de libre-échange fabuleusement avantageux, connu sous le nom de traité de Balta Liman. Cet accord ouvrait les territoires contrôlés par le sultan à des exportations britanniques pratiquement illimitées. Le problème, cependant, est que de plus en plus de ces territoires passaient sous le contrôle de Méhémet Ali, qui poursuivait une politique économique opposée : la substitution des importations. Il a construit ses propres usines de coton en Égypte. À la fin des années 1830, elles étaient devenues la plus grande industrie de ce type en dehors de l'Europe et des États-Unis. Ali n'a pas voulu du libre-échange britannique : il a mis en place des tarifs douaniers, des monopoles et d'autres barrières protectrices autour de son industrie du coton et l'a promue si efficacement qu'elle a pu faire des incursions sur des marchés jusqu'alors dominés par la Grande-Bretagne, jusqu'en Inde même.

La Grande-Bretagne détestait cela. Et personne ne haïssait cela avec plus de ferveur que Lord Palmerston, ministre des affaires étrangères et principal architecte de l'Empire britannique au milieu du 19e siècle : « La meilleure chose que Méhémet puisse faire, c'est de détruire toutes ses manufactures et de jeter ses machines dans le Nil »[7], a-t-il éructé. Lui et le reste du gouvernement britannique considéraient comme un casus belli le refus d'Ali d'accepter le traité de Balta Liman. Il fallait que le libre-échange soit imposé à Ali et s'applique à toutes les terres arabes sous sa férule. Dans le cas contraire, l'industrie cotonnière britannique resterait étouffée, sans les débouchés dont elle avait besoin pour continuer à se développer, et risquerait d'être encore plus étouffée par cet arriviste égyptien. Lord Palmerston n'a pas cherché à dissimuler ses principes de politique étrangère. Il était du devoir du gouvernement d'ouvrir de nouvelles voies pour le commerce du pays ; son « grand objectif dans tous les coins du monde » était d'ouvrir des terres au commerce, ce qui l'a incité à entrer en collision frontale avec Ali[8]. Il était obsédé par la « question orientale ». « Pour ma part, je déteste Méhémet Ali, que je considère comme un barbare arrogant », a écrit Palmerston en 1839 : « J'estime que la civilisation égyptienne dont il se fait le héraut est une lubie des plus éculées » (the arrantest humbug, en anglais)[9]. Londres devient de plus en plus belliqueuse de mois en mois. Le consul général d'Alexandrie avertit alors le pacha : « Sachez que l'Angleterre a le pouvoir de vous pulvériser »[10].Lord Ponsonby, l'ambassadeur à Istanbul, avait un message pour la maison-mère : « Nous devons frapper tout de suite vite et bien, et tout l'échafaudage chancelant de ce qu'on appelle ridiculement la nationalité arabe se désagrègera »[11]. Tandis que ces mots résonnaient dans les couloirs de Whitehall (NDT : siège traditionnel du gouvernement du Royaume-Uni), Lord Palmerston ordonna à la Royal Navy de rassembler ses meilleurs navires à vapeur. À la fin de l'été 1840, une escadre à la fine pointe du progrès placée sous le commandement de Sir Charles Napier se dirigea vers la ville de Beyrouth.
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Le navire préféré de Napier s'appelait le Gorgon. Propulsé par un moteur à vapeur de 350 chevaux, pouvant transporter 380 tonnes de charbon, 1 600 soldats et six canons, c'était le « premier véritable navire à vapeur de combat », marquant le début d'« une nouvelle ère »[12]. Napier prit le Gorgon et écuma la zone autour de Beyrouth, remontant et descendant la côte à sa guise aux fins de reconnaissance, au mépris des conditions météorologiques – mais il adressa une demande pressante à ses collègues officiers : « Vous devez à tout prix m'envoyer des navires remplis de charbon ici, car les navires à vapeur sans charbon sont inutiles »[13]. Le 9 septembre, le bombardement de Beyrouth commença. Le Gorgon et trois autres navires à vapeur prirent la tête des opérations, appuyés par 15 voiliers. Avec leurs cheminées crachant de la fumée, les navires à vapeur se distinguèrent par leur capacité à écumer la baie de Beyrouth et à harceler les défenseurs égyptiens, dirigés par Ibrahim Pacha, le fils d'Ali. D'autres cibles semblaient avoir été touchées. Après une journée de bombardements particulièrement violents, le 11 septembre, le général local envoya une lettre d'accusation à la flotte britannique :

Pour avoir tué cinq de mes soldats, vous avez acculé des familles à la ruine et à la désolation ; vous avez tué des femmes, un tendre enfant et sa mère, un vieillard, deux malheureux paysans, et sans doute beaucoup d'autres gens dont les noms ne me sont pas encore parvenus (...). Votre feu, dis-je, est devenu plus vigoureux et plus destructeur pour les malheureux paysans que pour mes soldats. Vous paraissez décidés à vous rendre maîtres de la ville[14].

Certaines sources de l'intérieur de Beyrouth ont affirmé qu'environ 1 000 personnes furent tuées lors du bombardement, jonchant les rues de la ville de leurs cadavres. L'équipage d'un croiseur américain a rapporté que « tous les édifices, privés comme publics, étaient en ruines, la flotte anglaise tirait sur les quelques bâtiments restants et était déterminée à ne pas laisser une pierre sur l'autre, et la ville présentait un tableau de dévastation et de destruction »[15].

Après ce fait de guerre, les navires à vapeur poursuivirent les troupes d'Ibrahim Pacha le long de la côte. De Lattaquié au nord à Haïfa au sud, en passant par Trablus et Sur, les positions des défenseurs tombèrent comme des dominos, ces derniers se repliant sous un feu nourri et imprévisible. La vapeur nous a donné une grande supériorité, et nous allons maintenir le mouvement », exulta Napier : Ibrahim part de loin s'il veut avoir le dessus sur la flotte à vapeur »[16]. Lord Palmerston, satisfait, suivait les nouvelles de la ligne de front, expédiées à Londres avec la diligence de la vapeur, et écrivit en retour : « Plus on accumule de forces en Syrie, mieux c'est ».[17]. Il ordonna ensuite de prendre d'assaut la ville palestinienne d'Akka. Tout le monde savait que c'était là qu'allait se dérouler la bataille décisive. Akka avait, c'est resté dans les annales, résisté pendant une demi-année à Napoléon en 1799, puis en fit autant pendant une demi-année en 1831, lorsqu'Ibrahim Pacha avait assiégé la ville. Depuis lors, les Égyptiens ont réparé les murs de l'ancienne capitale des croisés, armé ses remparts de canons lourds et l'ont garnie de milliers de soldats, renforçant ainsi la position d'Akka en tant que forteresse de loin la plus solide de la côte levantine. Centre de dépôt majeur, elle était remplie à ras bord d'armes et de munitions, dont la plupart étaient stockées dans un entrepôt central. Cette ville était par ailleurs un bourg prospère dont la population civile se tenait loin des affaires militaires.
Le 1er novembre 1840, le Gorgon et les trois autres navires à vapeur firent leur approche sur Akka. Ils étaient seuls, les voiliers ayant été retardés par des vents faibles. Napier somma les Égyptiens de se rendre. Devant leur refus, les bombardements commencèrent. Un rapport décrit la suite des événements :

La supériorité apportée par les navires à vapeur en temps de guerre fut ainsi démontrée : en entrant dans la baie, la division à vapeur des Alliés commença immédiatement à lancer des obus et autres projectiles sur la ville, ce qui a dû être un coup dur pour la garnison, car, bien qu'elle ait riposté par un feu très vif, les navires à vapeur changeant constamment de position, ce feu était inoffensif[18].

Dans la soirée du 2 novembre, le reste de la flotte, propulsée par le vent, fit son apparition. Un plan de bataille approprié fut élaboré. La mobilité inhérente au nouveau mode de propulsion fut exploitée au maximum de son potentiel, les navires à vapeur constituant l'échine du dispositif d'assaut :

Dans l'après-midi du 3 novembre, les bâtiments à vapeur reprirent le pilonnage d'Akka et les autres navires joignirent leurs forces à ce que Napier a décrit comme « une puissance de feu formidable »[19]. Les défenseurs ripostèrent avec leurs propres tirs. Au bout de deux heures et demie, une détonation assourdissante secoua le champ de bataille. De l'intérieur d'Akka, « une masse de feu et de fumée s'éleva soudain dans le ciel, comme un volcan en éruption, immédiatement après quoi une pluie de matériaux de toutes sortes emportés par la force de la déflagration se mirent à dégringoler partout. La fumée resta suspendue quelques instants comme un immense dôme noir, obscurcissant tout », peut-on lire dans l'un des nombreux récits de l'événement, et plus loin :

« L'effroyable fracas fut entendu bien au-dessus du tumulte de l'assaut et fut immédiatement suivi d'une pause des plus terribles. Les tirs des deux côtés furent soudainement suspendus et, pendant quelques minutes, rien ne vint rompre l'effrayant silence, si ce n'est les échos des montagnes qui répétaient le son comme le grondement d'un tonnerre lointain, et l'écroulement occasionnel de quelque bâtiment chancelant »[20].

Le bombardement et la prise de St Jean d'Acre. John Frederick Warre, 1841.

La grande réserve de poudre d'Akka avait été touchée par un obus. Le Gorgon fut acclamé comme la vedette de l'opération. Un capitaine britannique affirma avec assurance que « l'entrepôt de poudre avait explosé à cause d'un obus bien dirigé parti de la frégate à vapeur Gorgon »[21]. On ne peut exclure qu'il se soit agi d'un tir accidentel, mais les Britanniques avaient une bonne idée de la position de l'entrepôt. Transmettant des renseignements récoltés de fraîche date, Lord Minto, le plus haut commandant de la Royal Navy, avait informé le commandement sur la terre ferme qu'il y avait « beaucoup de poudre entreposée de manière très peu sûre à Acre » et pointa ce lieu d'entreposage comme une cible appropriée dans une lettre signée le 7 octobre[22].

Quel que soit le degré exact d'intentionnalité, les résultats de la frappe du premier véritable navire à vapeur de combat ne font aucun doute. La ville palestinienne d'Akka fut transformée en un amas de décombres. Deux régiments entiers, selon un rapport à Lord Palmerston, « ont été anéantis et toute créature vivante dans un périmètre de 60 000 mètres carrés a cessé d'exister ; les pertes en vies humaines ont été évaluées à entre 1 200 et 2 000 personnes »[23]. À la tombée de la nuit, le 3 novembre, les quelques soldats arabes survivants ont évacué leurs dernières positions à Akka. Lorsque les troupes britanniques entrèrent dans la ville le lendemain, elles furent confrontées à une dévastation totale. Voici une description :

Des cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants, noircis par l'explosion de l'entrepôt et mutilés de la manière la plus horrible par les coups de canon, gisaient un peu partout, à demi enterrés parmi les ruines des maisons et des fortifications : les femmes cherchaient les corps de leurs maris, les enfants ceux de leurs pères[24].

Dans une lettre adressée à sa femme, Charles Napier lui-même exprima son malaise, manifestant peut-être un accès de culpabilité. Je suis allé sur le rivage d'Acre pour voir les dégâts que nous avons causés, et j'ai été témoin d'un spectacle qui ne pourra jamais être effacé de ma mémoire, et qui me fait même presque frémir à l'heure actuelle lorsque j'y pense ». Il voit des centaines de morts et de mourants gisant au milieu des ruines ; « la plage sur un demi-mille de chaque côté était jonchée de corps ; au bout de quelques jours, les cadavres « infectaient l'air d'un effluve véritablement horrible »[25]. Même dans son compte rendu officiel de la guerre en Syrie, Napier admet que « rien ne pouvait être plus choquant que de voir les misérables, malades et blessés, dans toutes les parties de cette ville de dévotion, qui a été presque entièrement pulvérisée »[26]. Les Britanniques semblent décontenancés par l'ampleur de la destruction qu'ils ont causée. Dans une lettre adressée à Lord Minto, un autre amiral écrit : « Je ne saurais décrire à votre Seigneurie la destruction totale des ouvrages et de la ville par le feu de nos navires »[27]. Un aspirant de l'un des plus petits bâtiments à vapeur parle de mains, de bras et d'orteils émergeant des décombres[28].

Cet événement, dont on se souvient à peine aujourd'hui, a suscité une énorme fascination dans la Grande-Bretagne du début de l'ère victorienne. La forteresse qui a résisté pendant un semestre à Napoléon s'est effondrée en moins de trois jours sous le feu des navires à vapeur – ou, selon la version la plus répandue, en moins de trois heures de bombardements concentrés sur le 3 novembre. Ce fut une manifestation sublime, impressionnante et miraculeuse de la puissance de l'Angleterre en général et de la vapeur en particulier, illustrée dans une série de tableaux – en voici un autre, où un navire à vapeur – peut-être le Gorgon – se dirige droit sur Akka, sa colonne de fumée rejoignant celle de la formidable éruption de l'entrepôt derrière les murs et les minarets : le charbon en feu, la ville en feu.

Le bombardement de St Jean d'Acre. H. Winkles, 1840.

Dans cette lithographie, censée décrire la scène du point de vue des défenseurs arabes, la fumée d'un navire à vapeur s'élève également au centre, tandis qu'à gauche, toute la ville est soufflée, projetée vers le ciel :

Le bombardement de Saint-Jean d'Acre. Les frères Schranz, 1841.

L'explosion est au centre de l'action, mais l'offensive était plus large. Les navires à vapeur ont utilisé leur capacité à manœuvrer librement dans les eaux proches des murs d'Akka, positionnés à aussi peu que 40 mètres de distance lorsqu'ils tiraient leurs projectiles, puis repartaient lorsque nécessaire. Le bombardement gagnait en précision et devenait d'autant plus dévastateur, et il se poursuivit pendant près de trois jours avant l'explosion. Les Britanniques ont-ils utilisé cette puissance écrasante pour cibler les forces d'Ibrahim Pacha avec un maximum de précision ? Dans la reconstitution récente la plus détaillée de l'attaque, quatre chercheurs israéliens écrivent : Le bombardement visait plutôt la ville elle-même. (...) En fait, l'objectif du bombardement était de contraindre la garnison à se rendre, non pas à cause des pertes dans ses rangs, mais en raison du massacre et des vicissitudes infligées aux non-combattants »[29]. Ce genre de réflexion stratégique peut avoir quelque chose de familier. Un autre amiral a décrit le modus operandi : « Chaque coup de feu qui franchissait les murs fracassait le haut des maisons, projetant des murs et des pierres sur la tête des gens en contrebas (...) ; il n'y avait de refuge nulle part »[30]

Quelles que soient les réticences que les hommes débarqués ont pu ou non éprouver, à Whitehall, la joie étant sans limite. Lord Palmerston félicita la Royal Navy d'avoir capturé Akka et d'avoir assuré « l'application des traités commerciaux »[31]. La voie du libre-échange au Moyen-Orient a été ouverte. C'est la grande réussite des navires à vapeur, loués à gauche et à droite pour leur efficacité : « ils changeaient continuellement de position pendant les offensives et lançaient des obus et autres projectiles à chaque fois qu'ils voyaient des objectifs où un maximum de dégâts pouvaient être infligés », observe-t-on dans un rapport, en notant aussi qu'« il est plutôt remarquable qu'aucun des quatre navires à vapeur n'ait eu un seul homme tué ou blessé »[32]. Les hommes ont certes traversé les manœuvres sans la moindre égratignure, mais une autre ressource s'est presque épuisée : le carburant. Après la bataille, aucun des quatre navires à vapeur n'avait plus d'une journée de carburant à bord. Pratiquement tout le charbon stocké a été brûlé lors de la pulvérisation d'Akka.

La chute de la ville détermina en un seul coup de massue l'issue de la guerre. Les forces d'Ibrahim Pacha s'effondrèrent et battirent en retraite de façon désordonnée à travers les plaines côtières de Palestine. Les navires à vapeur continuèrent de les harceler, accostant à Jaffa et louvoyant au large de Gaza. Sur terre, des troupes d'infanterie pénétrèrent dans Gaza en janvier 1841, pour procéder à la « destruction des réserves de l'ennemi » – ce fut la première fois que des forces dirigées par les Britanniques occupèrent ce coin de la Palestine, même si ce ne fut que pour un bref moment[33]. Les Royal Engineers (ingénieurs royaux) produisirent rapidement une carte de Gaza, plus précisément de la ville de Gaza ; voici ce à quoi elle ressemblait en 1841 : vous pouvez voir Shuja'iyya à droite. Il ne reste plus grand-chose de ce tissu urbain aujourd'hui.

Royal Engineers : carte de Gaza, 1841 (publiée en 1843).

Alors que les Britanniques tenaient Gaza, cartographiaient les lieux et détruisaient les réserves de nourriture – probablement dans le seul but de priver l'armée égyptienne de ses provisions – des colonnes éparses de soldats démoralisés, assoiffés et affamés traversaient le désert pour regagner l'Égypte, représentant moins d'un quart de l'armée qu'Ibrahim avait commandée au début de la guerre. Avant leur arrivée, Napier se dirigea vers le port d'Alexandrie, où il menaça de soumettre cette ville au même traitement qu'Akka, à moins que Méhémet Ali n'accepte toutes les exigences britanniques. Ali demanda de conserver au moins la province de Palestine, mais Napier lui a lancé une nouvelle mise en garde, l'avertissant qu'il « réduirait Alexandrie en cendres »[34]. La Palestine n'était donc plus à l'ordre du jour. De la même manière, Napier fit pression pour une mise en œuvre immédiate du traité de Balta Liman en Égypte. Ali céda également sur ce point.

C'est ainsi que la Grande-Bretagne détruisit le proto-empire arabe grâce à la vapeur. De Beyrouth à Alexandrie, ce furent les navires à vapeur de la Royal Navy qui formèrent l'avant-garde de la victoire, plus adroits que leurs partenaires éoliens dans toutes les manœuvres pour lesquelles la mobilité spatiale était un atout. Dans un article sur les « Iron War Steamers » (les bâtiments à vapeur d'airain), le Manchester Guardian cite une lettre anonyme d'un sujet britannique à Alexandrie :

Tant de choses ont été faites récemment au Levant grâce à la vapeur que tout le monde est maintenant conscient de ses capacités en tant qu'élément de guerre comme de paix et est prêt à se demander quel sera le prochain résultat qu'elle permettra d'obtenir. Ibrahim Pacha ne put expliquer la perte de la côte syrienne en une semaine qu'en avouant que « les navires à vapeur ont transporté l'ennemi ici, là et partout, si soudainement qu'il aurait fallu des ailes pour les suivre ! Autant penser qu'on se battait avec un génie ![35]

Cette puissance provenait de combustibles fossiles : la vapeur permettait aux amiraux et aux capitaines de brancher leurs navires sur un courant du passé, une source d'énergie extérieure à l'espace et au temps de la bataille, dont les navires pouvaient donc diriger la puissance comme s'ils avaient leurs propres ailes. La supériorité militaire de la Grande-Bretagne a été radicalement renforcée par sa capacité à mobiliser la matière comme une force pour écraser l'ennemi. Ou, comme le remarque l'Observer à propos de la Palestine : « La vapeur, même aujourd'hui, concrétise quasiment l'idée de l'omnipotence militaire et de l'omniprésence militaire ; elle est partout, et on ne peut lui résister »[36]. La Grande-Bretagne se trouvait prête à projeter la puissance des combustibles fossiles à travers le monde, après avoir fait la preuve de son efficacité en Palestine.
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Le pays dont le destin a été le plus immédiatement scellé par ces événements est l'Égypte. L'industrie cotonnière de Méhémet Ali s'effondra pratiquement du jour au lendemain. Lorsque le libre-échange a été étendu à son royaume en perte de vitesse, les usines du Nil n'ont pu résister aux exportations britanniques, et la raison en est assez simple : L'Égypte ne disposait pas de moteurs modernes. Elle ne disposait pas de la force hydraulique, car le Nil est un fleuve aux méandres lents et à la pente presque imperceptible, dépourvu de rapides et de chutes. Elle ne disposait pas non plus de la force motrice de la vapeur. Au lieu de cela, la production égyptienne reposait essentiellement sur l'énergie animale – des bœufs ou des mules, voire des muscles humains actionnant des machines. Mais ces sources d'énergie étaient bien insuffisantes par rapport aux machines à vapeur. Elles étaient faibles, inégales, désordonnées. Pourquoi alors Méhémet Ali n'a-t-il pas adopté la vapeur ? Il n'y avait rien qu'il ne désirait plus. Très au fait des tendances de l'industrie capitaliste, il développa, à partir des années 1820, une préoccupation pour la vapeur et le charbon confinant à la fixation. Il savait qu'il ne pourrait tenir tête à l'Angleterre qu'en la copiant, dans les fonderies et les usines comme sur les mers, dans la compétition économique comme dans la guerre. Les Anglais ont fait beaucoup de grandes découvertes, mais la meilleure de leurs découvertes est celle de la navigation à vapeur », dira-t-il à l'émissaire de Lord Palmerston[37].

Mais la vapeur nécessite un substrat. Ali n'en possédait aucune réserve. Il était parfaitement conscient de ce problème, à tel point qu'il envoya des expéditions en Haute-Égypte, au Soudan et au-delà pour tenter de localiser des filons de charbon. Mon doctorant Amr Ahmed a récemment soutenu sa thèse intitulée Egypt Ignited : How Steam Power Arrived on the Nile and Integrated Egypt into Industrial Capitalism (1820s-76) [L'Égypte allumée : comment la puissance de la vapeur arriva sur le Nil et fit accéder l'Égypte au capitalisme industriel (des années 1920 à 1976)]. Il y montre que la quête de charbon a été le moteur de l'expansion impériale de Méhémet Ali. L'une des raisons qui l'ont poussé à conquérir la Syrie était la découverte de charbon dans le Mont-Liban. En effet, le charbon pouvait être extrait des collines sous les Druzes et les Maronites : en 1837, les Égyptiens ont réussi à extraire un volume équivalent à 2,5 % de la production britannique totale. Apparemment, ce charbon libanais était de qualité inférieure, cher, et manifestement insuffisant pour permettre le passage à la vapeur dans les usines du Caire, avant que celles-ci ne soient abattues par les Britanniques. L'industrie charbonnière naissante du Mont-Liban a également causé des problèmes à Ali. La population était forcée de travailler dans les mines et abhorrait ce travail, au point de se soulever contre les forces d'Ibrahim Pacha en 1840, soulèvement que les Britanniques ont exploité à leurs propres fins politiques. La révolte contre les rêves de charbon d'Ali a contribué à sa chute. Son projet était de créer un empire fossile sur les terres des Arabes. Comme tous les bâtisseurs d'empire, il fut un tyran impitoyable (en 1834, les habitants de Naplouse se révoltèrent contre lui). En fin de compte, le projet a échoué, en grande partie parce qu'Ali n'a pas réussi à établir de véritables réserves de charbon comme fondement de l'empire. On ne peut que spéculer sur ce qui se serait passé si les réserves de charbon turques, dont nous savons aujourd'hui qu'elles sont très importantes, étaient tombées entre ses mains. Peu après la guerre de 1840, Méhémet Ali, en perte de vitesse, s'exclama à l'attention d'un visiteur britannique : « Du charbon ! Du charbon ! Du charbon ! C'est la seule chose dont j'aie besoin »[38].

Dans les années 1830, l'Égypte se trouvait à la frontière entre le centre et la périphérie. Elle s'est lancée dans une industrialisation précoce, devenant pour un temps la première « économie émergente », comme on l'appellerait aujourd'hui, en dehors de l'Europe et des États-Unis. Mais à cette époque, l'accès à la force motrice de la vapeur et au charbon qui l'alimentait a été déterminante pour le sort de cette nation : sans programme opérant, et avec un coup de pied brutal venu d'en haut, l'Égypte a dégringolé les marches de l'escalier. Les usines de coton sur le Nil ne tardèrent pas à tomber en ruines. L'Égypte est devenue un marché important pour les exportations britanniques et une source encore plus importante d'approvisionnement en coton brut : un pays relégué en périphérie. Après 1840, ce pays a connu la désindustrialisation la plus extrême du 19e siècle. Vers 1900, entre 93 et 100 % de ses exportations venaient d'une seule culture – un degré de spécialisation inhabituel. En raison de la position de l'Égypte dans le monde arabe, ce sous-développement a également placé la région dans son ensemble sous la subordination des pays capitalistes avancés de l'Occident : solidifié par les événements de 1840 uniquement, ce rapport de force a eu des résultats très durables. Dans Egypt Ignited (voir ci-dessus), Amr poursuit cette histoire avec une précision étonnante et démontre comment l'Égypte a été englobée dans l'économie fossile qui tournait autour de la Grande-Bretagne – son économie a fini par être imprégnée de charbon et de vapeur, mais il s'agissait de charbon et de vapeur importés de Grande-Bretagne, utilisés pour la production et le transport de matières premières. J'espère que son livre sera bientôt publié afin que vous puissiez lire l'intégralité de son récit.
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Le deuxième pays dont

États-Unis : vers une grève inédite dans un Apple Store

Une décision historique. Pour la première fois, les salariés d'un magasin Apple ont voté en faveur d'une grève contre le géant californien, ennemi revendiqué des syndicats. (…)

Une décision historique. Pour la première fois, les salariés d'un magasin Apple ont voté en faveur d'une grève contre le géant californien, ennemi revendiqué des syndicats.

Tiré de http://www.humanite.fr/social-et-ec...>" class="spip_out" rel="external">l'Humanité

Par Pierric Marissal, L'Humanité, France. Mis à jour le 12 mai 2024 à 17h10

Quatre-vingt-dix-huit pour cent des employés d'un magasin nord-américain Apple ont voté, samedi, en faveur de la grève, une première pour l'entreprise aux États-Unis. Cette boutique, basée à Towson dans le Maryland, avait déjà réalisé une première historique en juin 2022 en votant pour s'affilier à un syndicat.

« Ce vote montre les frustrations des salariés concernant les problèmes non résolus sur le lieu de travail. La date d'un éventuel arrêt de travail sera déterminée par IAM Core » (*1*), a déclaré cette organisation syndicale qui représente principalement des techniciens.

Voilà un an que les négociations pour un nouveau contrat professionnel échouent. Les questions qui fâchent portent sur « l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée, les horaires imprévisibles qui perturbent la vie personnelle et les salaires qui ne reflètent pas le coût de la vie dans la région », d'après IAM. Aux États-Unis, l'agence en charge du droit au travail a reçu de nombreuses plaintes contre Apple, accusé de tenter de décourager son personnel de se syndiquer.

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Pour la défense du droit à l’IVG dans l’UE

Quelques mois après la victoire historique que représente la constitutionnalisation de l'IVG en France, la bataille pour garantir le droit et l'accès à l'avortement s'étend à (…)

Quelques mois après la victoire historique que représente la constitutionnalisation de l'IVG en France, la bataille pour garantir le droit et l'accès à l'avortement s'étend à toute l'Europe. Car partout où monte l'extrême-droite, les droits reproductifs et sexuels sont en danger.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/05/18/pour-la-defense-du-droit-a-livg-dans-lue-%e2%9c%8a/

Le 5 mars dernier, certaines des plus grandes organisations féministes européennes ont lancé un mouvement avec l'objectif affiché de demander à l'Union européenne d'organiser un accès libre et gratuit à l'avortement partout en Europe.

Cette Initiative citoyenne européenne (ICE) permettra un accès à l'IVG à toutes les personnes en Europe. Car si la majorité des pays européens l'ont certes dépénalisée, beaucoup l'ont restreint afin d'en rendre l'accès impossible.

Voici un état des lieux du droit et de l'accès à l'IVG en Europe :

* En Autriche, le coût est intégralement porté par la personne voulant avorter. Il se situe entre 300 et 1 000 euros et est soumis à une TVA de 20% ;

* À Malte, autorisée seulement si la vie de la personne qui porte l'enfant est en danger et que le fœtus n'est pas viable ;

* En Italie, autorisée dans un délai de 90 jours mais l'accès y est très compliqué, la clause de conscience est utilisée par 50 à 97% du corps médical selon les régions et depuis peu, les associations anti-avortement peuvent entrer dans les centres IVG ;

* En Pologne, interdite sauf en cas de viol, d'inceste ou si la vie de la personne enceinte est en danger. Ce dont elle doit justifier ;

* En Hongrie, autorisée dans un délai de 10 semaines mais les personnes qui veulent avorter doivent en supporter la totalité du coût, écouter le cœur du fœtus et subir un entretien psychologique ;

* En Espagne, autorisée sans condition dans un délai de 14 semaines mais la majorité des médecins de l'hôpital public sont objecteurs de conscience. Il faut se rendre en clinique privée pour avorter et payer d'importants frais médicaux.

✊ C'est pour toutes ces raisons que cette ICE est nécessaire et qu'il est primordial de la signer et de la partager autour de vous afin d'atteindre un million de signatures. Pour contraindre la Commission européenne à présenter une proposition de soutien financier aux États membres qui seraient en mesure de réaliser des IVG pour toute personne en Europe.

Nous comptons sur vous pour relayer cet appel au plus grand nombre, toutes les personnes résidant dans l'Union européenne peuvent participer.

✍️ Pour signer,rendez-vous ici.

Merci pour votre aide ?
#NousToutes et « Ma voix, mon choix ».

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Stratégie prostitution : une volonté politique affirmée mais quels moyens ?

21 mai 2024, par Mouvementdunid.org — , ,
Après 8 ans de mise en œuvre de la loi de lutte contre le système prostitutionnel du 13 avril 2016, la Ministre Aurore Bergé a présenté jeudi 2 mai une stratégie (…)

Après 8 ans de mise en œuvre de la loi de lutte contre le système prostitutionnel du 13 avril 2016, la Ministre Aurore Bergé a présenté jeudi 2 mai une stratégie interministérielle visant à améliorer son application : une phase 2 de la loi que les associations qui accompagnent les personnes en situation de prostitution réclamaient depuis plus de 3 ans . Elle a associé quatre survivantes qui ont témoigné de leurs parcours et ont exprimé leurs attentes quant à cette stratégie .

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/05/14/strategie-prostitution-une-volonte-politique-affirmee-mais-quels-moyens/

Les dispositifs prévus par la loi font leurs preuves : les démantèlements de réseaux proxénètes augmentent, les personnes qui ont bénéficié d'un parcours de sortie de la prostitution (PSP) s'insèrent durablement, les demandes de prévention en direction des jeunes sont plus nombreuses, la prostitution des mineur·es est devenu un véritable sujet de préoccupation des professionnel·les et des institutions, la pénalisation des « clients » prostitueurs fonctionne.

Mais nos associations de terrain constatent aussi que ces dispositifs sont insuffisamment mobilisés : moins de 1500 personnes ont bénéficié d'un PSP, les personnes étrangères ont de grandes difficultés à accéder au séjour, la pénalisation des clients est mise en œuvre de façon anecdotique, dans un contexte où tous les acteurs constatent une augmentation du phénomène prostitutionnel notamment chez les mineur·es et jeunes majeur·es.

Nous saluons la volonté de Mme Aurore Bergé de mettre le projecteur sur cette question, d'avoir une parole publique qui rappelle que la prostitution est une violence sexiste et sexuelle et un obstacle à l'égalité, et d'engager le gouvernement à mieux mettre en œuvre la loi sur tous ses volets et sur tous les territoires. C'est primordial. Nous saluons le travail de l'OCRTEH qui améliore la considération apportée aux victimes dans les procédures judiciaires pour proxénétisme ou traite aux fins d'exploitation sexuelle, ainsi que l'intégration de l'ancien plan dédié à la lutte contre la prostitution des mineur·es dans cette stratégie. Et nous sommes satisfaites de voir le rétablissement de l'accès pour les personnes en situation de prostitution à l'hébergement d'urgence pour les femmes victimes de violences.

Toutefois les associations constatent depuis plusieurs années la faiblesse de l'engagement des ministères de l'Intérieur et de la Justice – Ministres représentés mais absents à l'annonce de cette stratégie. En préfectures, le ministère de l'Intérieur considère les personnes prostituées étrangères trop souvent comme des immigrées irrégulières, et non comme des victimes de violences sexuelles à qui l'Etat doit protection et assistance. Et ceux qui abusent d'elles ne sont que trop peu inquiétés. Seule la volonté de ces ministères à agir pourra diminuer le nombre de victimes de la prostitution de manière significative. Nous veillerons à ce que les mesures prévues dans cette stratégie soient effectives.

Nous regrettons l'absence de moyens supplémentaires pour augmenter le nombre de Parcours de sortie de prostitution. L'allocation financière prévue pour les personnes qui en bénéficient n'est pas revalorisée et reste à 342€ par mois, C'est indigne ! L'autorisation de séjour déjà précaire n'est pas améliorée, la mise en sécurité des femmes et des filles, notamment étrangères mais aussi des mineur·es et jeunes majeur·es, est insuffisante…

Lorsqu'elle a été adoptée, la loi de 2016 visait à un changement d'échelle significatif, à savoir permettre la diminution sensible du nombre de personnes en situation de prostitution, en leur proposant des alternatives crédibles. Et lutter contre les réseaux et les proxénètes en tarissant leur source de revenus qui ne provient que de ce que dépensent les clients prostitueurs. La volonté politique affichée dans cette stratégie devra se concrétiser dans des résultats chiffrés. Les marges de progrès sont énormes.

https://mouvementdunid.org/blog/actus-mdn/communiques-presse/strategie-prostitution-une-volonte-politique-affirmee-mais-quels-moyens/

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Ces hackers israéliens qui ont piraté les élections en Afrique

21 mai 2024, par Cécile Andrzejweski — , ,
Dans le projet « Story Killers » qui poursuit le travail de la journaliste indienne Gauri Lankesh sur la désinformation, le consortium Forbidden Stories révèle l'existence (…)

Dans le projet « Story Killers » qui poursuit le travail de la journaliste indienne Gauri Lankesh sur la désinformation, le consortium Forbidden Stories révèle l'existence d'une entreprise israélienne ultra-secrète impliquée dans la manipulation d'élections à grande échelle et le piratage de responsables politiques africains. Une plongée inédite au cœur d'un monde où s'entremêlent armée de trolls, cyber espionnage et jeux d'influence.

Tiré de MondAfrique.

Story Killers, une enquête mondiale sur les mercenaires de la désinformation, que Mondafrique a le fierté de publier.

« Les choses n'ont pas forcément besoin d'être vraies, du moment qu'elles sont crues. » Voilà une citation qui pourrait être attribuée à bien des philosophes, mais qui sort de la bouche d'un certain Alexander Nix. Si son nom vous paraît inconnu, celui de la société qu'il dirigeait le sera certainement un peu moins : Cambridge Analytica.

En 2018 éclate le scandale éponyme dévoilant comment l'entreprise britannique a recueilli puis analysé et utilisé les données personnelles de près de 87 millions d'utilisateurs de Facebook, à leur insu, à des fins de ciblage politique. La société, qui a vendu ses services dans une soixantaine d'États, du régime iranien à l'entreprise pétrolière nationale en Malaisie, est accusée d'avoir manipulé ou tenté de manipuler de nombreuses élections, contribuant à la victoire de Donald Trump en 2016 aux États-Unis et au vote en faveur du Brexit en Angleterre. À l'époque, l'affaire fait la une des journaux et le nom de Cambridge Analytica devient synonyme de désinformation partout dans le monde.

Pourtant, de ce scandale planétaire, tout n'a pas encore été révélé. Certains de ses acteurs, redoutés dans le milieu, sont parvenus à rester dans l'ombre. Notamment de mystérieux sous-traitants israéliens, experts en hacking et décrits par l'une des lanceuses d'alerte à l'origine du scandale comme « une équipe chargée des recherches sur les opposants ». Dans les témoignages anonymes publiés dans la presse britannique en 2018, d'anciens salariés décrivent des « hackers israéliens » débarquant dans les locaux de l'entreprise avec des clés USB chargés de mails privés d'hommes politiques piratés. « Les gens ont paniqué, ils ne voulaient rien avoir à faire avec ça », se souvient un ex-employé dans les colonnes du Guardian.

De ces mystérieux pirates, le scandale Cambridge Analytica a révélé l'existence et les méthodes. Mais de leur identité, rien n'a jamais été divulgué. Derrière ces « hackers israéliens », les employés de Cambridge Analytica désignent-ils d'ailleurs les mêmes personnes ou la même structure ? Aucun des articles consacrés à l'affaire, à l'époque des révélations, n'est parvenu à percer l'anonymat de ces sous-traitants de l'ombre très discrets, ni même mentionné une société en particulier. Lorsqu'il fait référence, dans un mail interne, à des « Israeli back ops », le patron de Cambridge Analytica n'a d'ailleurs ni nom de famille, ni nom de société. Il utilise seulement ce qui semble être un pseudo pour désigner le boss de cette structure ultra-secrète : « Jorge ».

Pendant plus de six mois, les journalistes d'investigation du consortium Forbidden Stories ont enquêté et suivi la piste de « Jorge ». Sur ce marché parallèle de la désinformation, des entreprises, officielles ou beaucoup plus souterraines, sont passées maîtresses dans l'art de manipuler la réalité et d'infuser des récits créés de toutes pièces.

En poursuivant le travail de Gauri Lankesh, journaliste indienne qui enquêtait sur la désinformation et « les usines à mensonges », assassinée en 2017, le projet « Story Killers » dévoile une industrie usant de toutes les armes à sa disposition pour manipuler les médias et l'opinion publique, aux dépens de l'information et de la démocratie.

Quatre ans après le scandale Cambridge Analytica, à l'été 2022, les journalistes du consortium Forbidden Stories ont retrouvé « Jorge ». Le « consultant » israélien aux méthodes douteuses utilise toujours le même pseudo et continue de vendre ses services d'influence et de manipulation au plus offrant. Ses outils se sont adaptés aux évolutions technologiques. L'intelligence artificielle écrit désormais des posts viraux à la demande. Et le piratage à distance de comptes Telegram a enrichi le catalogue du mystérieux entrepreneur.

Un potentiel client, intermédiaire d'un dirigeant africain, désireux de décaler, voire de faire annuler, des élections lui a justement demandé une démonstration. La mission est estimée à 6 millions d'euros par le consultant, toujours aussi mystérieux qu'à l'époque de Cambridge Analytica. Jamais, pendant plus de trois heures de discussion via Zoom, il ne montrera son visage ni ne dévoilera le nom de son entreprise. En revanche, « Jorge » en vante parfaitement les mérites.

Ce qu'il ignore, c'est que l'homme face à lui n'est pas du tout intermédiaire et travaille encore moins en Afrique. Il s'agit en fait d'un journaliste de Radio France, bientôt rejoint par des confrères de The Marker et Haaretz, des reporters membres du projet Story Killers, se faisant passer pour des clients.

« 33 campagnes présidentielles, dont 27 couronnées de succès »

Plusieurs rendez-vous ont eu lieu avec « Jorge », trois en ligne puis un dernier dans ses bureaux. L'occasion de discuter longuement avec l'ancien sous-traitant de Cambridge Analytica et d'assister à ses démonstrations en live. « Nous fournissons un service, principalement du renseignement et de l'influence. Ce sont nos compétences de base », explique-t-il en guise de préambule. En dehors de ces « capacités technologiques », « Jorge » peut aussi « construire un récit », qu'il s'agira ensuite de propager.

Le vendeur d'influence se vante d'avoir travaillé sur « 33 campagnes présidentielles, dont 27 ont été couronnées de succès » – une estimation difficilement vérifiable. Plus prudent que son bagout de vendeur ne le laisse paraître, il ne donne aucune indication précise permettant d'identifier ses clients, préférant se limiter à des anecdotes dignes de film d'espionnage et lister l'impressionnant éventail de ses services : catalogue de bots, propagation de fausses informations, hacking d'adversaires….

Visiblement très en confiance, l'homme va, malgré lui, livrer des informations sur quelques-unes de ses opérations secrètes. La première va d'ailleurs provoquer une tempête médiatique en France. Souvenez-vous, il y a deux semaines, au début du mois de février 2023, la presse se fait écho d'une enquête interne au sein de la chaîne BFM TV, dont une figure historique, Rachid M'Barki, est soupçonnée d'avoir passé à l'antenne des contenus non validés, dont l'origine semble alors très floue. Pour comprendre le point de départ de ce scandale, il faut revenir aux échanges entre « Jorge » et les journalistes infiltrés.

À la fin d'une rencontre avec ses faux clients, le volubile vendeur de désinformation se gargarise de pouvoir diffuser ses histoires à la télévision française. Pour prouver ce qu'il avance, il montre l'extrait d'un reportage diffusé sur BFM TV, en décembre 2022 : « L'Union européenne annonce un nouveau train de sanction contre la Russie. (…) Des sanctions à répétition qui font craindre le pire aux constructeurs de yachts à Monaco. Le gel des avoirs des oligarques met leur secteur en grande difficulté… ». Le texte de cette brève diffusée à minuit passée sur la chaîne d'info en continu est lu par Rachid M'Barki. Un angle incongru, même à cette heure tardive, dans le tumulte de l'actualité. Et pour cause, d'après « Jorge », le sujet est une commande passée pour le compte de l'un de ses clients.

Afin de vérifier l'authenticité de cette vidéo et d'autres, nous l'avons soumise à la direction de BFM TV courant janvier, qui a rapidement suspendu le journaliste et lancé un audit interne. « Dans la façon dont ces brèves sont allées à l'antenne et notamment ont été illustrées, le journaliste mis en cause se serait arrangé pour les demander en dernière minute, une fois que le rédacteur en chef était pris sur une autre tranche et après qu'il ait validé l'ensemble de son journal, précise Marc-Olivier Fogiel, le directeur général de la chaîne. J'ai un soupçon déontologique de me demander pourquoi ces brèves sont diffusées alors qu'elles n'ont pas de cohérence éditoriale avec le reste de la chaîne. » Face à lui, Rachid M'Barki fait valoir « son libre arbitre éditorial » et explique avoir suivi les consignes d'un intermédiaire, un certain Jean-Pierre Duthion. Consultant média et lobbyiste, Jean-Pierre Duthion n'est pas un inconnu dans le milieu des agences dites d'influence. L'une d'entre elles le qualifie notamment dans des notes internes auxquelles nous avons eu accès de « mercenaire » de la désinformation, « principalement motivé par le profit ». Contacté, il nous confirme avoir effectivement « travaillé sur la rétention de yachts russes à Monaco qui ont entraîné des pertes d'emplois au niveau local ». Il refuse de dévoiler le nom du commanditaire, arguant que ce genre de deal passe par une série d'intermédiaires, « ne sachant pas eux-mêmes qui est le client final ».

Il assure ne pas avoir payé Rachid M'Barki qui a certifié lui aussi, auprès de sa direction, ne pas avoir touché un euro pour passer ces brèves à l'antenne. D'après une source bien introduite dans le milieu, de telles prestations pourraient pourtant rapporter autour de 3000€ à l'unité au journaliste complice. Par voie de presse, Rachid M'Barki, qui a refusé de répondre à nos questions, reconnait ne « pas avoir forcément suivi le cursus habituel de la rédaction ». Et se défend : « Peut-être que je me suis fait avoir, je n'avais pas l'impression que c'était le cas ou que je participais à une opération de je ne sais quoi sinon je ne l'aurais pas fait. »

La technologie pour propager des récits

L'exemple de BFM TV, censé illustrer sa puissance de frappe jusqu'aux chaînes d'info françaises, n'est pas le seul argument de vente que « Jorge » met en avant pendant ses entretiens avec les journalistes du consortium.

En plus de journalistes à sa solde, l'ancien sous-traitant de Cambridge Analytica dispose également, pour diffuser les histoires favorables à ses clients, d'une armée d'avatars enregistrés et pilotés sur une plateforme en ligne, des faux comptes que Forbidden Stories et ses partenaires ont pu vérifier. Cet outil, introuvable sur le web, porte un nom : AIMS pour « Advanced Impact Media Solutions » ; en français, « Solutions médiatiques à impact avancé ». En 2017, « Jorge » proposait déjà à Cambridge Analytica un « Système semi-automatique de création d'avatars et de déploiement de réseaux », accompagné d'une vidéo de démo montrant à quel point il lui était facile de créer des avatars en quelques secondes, avec des prénoms déterminés selon leur pays, sur une plateforme permettant de naviguer d'un compte à l'autre sans difficulté. En 2022, il dispose d'un catalogue de plus de 30.000 profils automatisés de personnes virtuelles possédant de comptes bien réels sur Facebook, Twitter, Instagram, Amazon, Bitcoin… Ces faux individus sont utilisés par Jorge pour poster en rafale des commentaires sur les réseaux sociaux, faire monter une polémique et même – selon lui – commander des sextoys sur Amazon, à l'instar de l'avatar nommée Shannon Aiken. Derrière le profil d'une jolie blonde, une arme redoutable qui aurait servi à envoyer un sulfureux colis au domicile d'un adversaire politique, laissant sa femme s'imaginer un adultère. « Après ça, on a fait fuiter l'histoire et le fait qu'il ne pouvait plus rentrer chez lui. La campagne s'est retournée. », prétend « Jorge ».

Afin de prouver l'efficacité de son armée numérique, Jorge accepte de faire une démonstration et de propager un hashtag suggéré par les journalistes infiltrés, #RIP_Emmanuel, du nom d'un émeu (grand oiseau qui ressemble à une autruche, ndlr) devenu star d'internet à l'été 2022. Le but : faire circuler une rumeur sur la mort de l'animal pour tester l'efficacité de ces avatars AIMS – sa propriétaire a été prévenue depuis. Les journalistes membres du projet « Story Killers » ont ensuite suivi ce hashtag et sa diffusion pour retrouver les comptes de « Jorge ». Un travail de fourmi qui a permis de remonter la piste d'une vingtaine de campagnes de désinformation, sur quasiment tous les continents, même s'il reste parfois difficile d'en identifier les clients. Florilège.

Au Royaume-Uni, à l'automne 2021, les avatars AIMS s'en prennent vertement à l'agence de sécurité sanitaire britannique. Son tort ? Avoir ouvert une enquête sur un laboratoire accusé d'avoir fourni environ 43 000 faux résultats négatifs de test Covid à ses patients. Le groupe propriétaire de ce laboratoire a réfuté tout lien avec « Jorge », arguant n'avoir jamais eu vent de son existence.. En 2020, ces mêmes avatars participent à une violente campagne de dénigrement contre l'homme d'affaires de hong-kongais George Chang, propriétaire de 90 % du port de Panama. La même année, l'armée de bots « AIMS » vole au secours d'un ancien haut fonctionnaire mexicain, sous le coup d'un mandat d'arrêt international, Tomás Zerón. Ex-directeur de l'agence chargée des enquêtes criminelles au Mexique, de 2013 à 2016, Zerón est accusé d'enlèvement, de torture et de falsification de preuves dans l'enquête sur la disparition de 43 étudiants en 2014. Impliqué dans l'acquisition du logiciel espion Pegasus par les autorités mexicaines, il est aujourd'hui en fuite en Israël, qui refuse de l'extrader. Mais pour les bots créés par Jorge, ces accusations ne constituent qu'une campagne orchestrée à l'encontre d'un « innocent » par le « président corrompu » du Mexique, Andrés Manuel López Obrador. M. Zerón « n'est responsable d'aucune campagne en son nom et ne sait pas qui se cache derrière chaque commentaire sur les réseaux sociaux », explique son avocate Liora Turlevsky.

L'outil AIMS ne se contente pas de fournir des avatars. Dans sa dernière version présentée aux journalistes infiltrés, il propose aussi de créer du contenu automatisé. À partir de mots clés donnés, l'intelligence artificielle peut désormais accoucher en quelques secondes de posts massifs, mettre en ligne des articles, des commentaires ou des tweets, dans la langue de son choix, avec un ton « positif », « négatif » ou « neutre ». Par exemple, après avoir rapidement entré les mots « Tchad », « président », « frère » et « Déby », « Jorge » demande à l'intelligence artificielle, en présence des reporters infiltrés, de produire dix tweets négatifs sur le pouvoir tchadien. Douze secondes plus tard, les messages apparaissent : « Trop c'est trop, nous devons mettre fin à l'incompétence et au népotisme du président du Tchad, frère Deby », « Le peuple tchadien a suffisamment souffert sous le règne du président Frère Deby »… Un associé de l'entrepreneur se félicite : « Un opérateur peut gérer 300 profils, donc en deux heures, tout le pays parlera du récit [qu'on] veut ». Rapide, redoutable et terriblement efficace.

Hacker des ministres

Ce n'est pourtant pas là l'arme la plus terrifiante de « Jorge ». En temps réel, et pour les besoins de sa démonstration, il va prendre le contrôle de messageries privées de hauts responsables africains. « On est à l'intérieur », répète Jorge. Sous les yeux des journalistes sous couverture, deux adresses Gmail, drive et carnet d'adresses compris, ainsi qu'une ribambelle de comptes Telegram sont scrutés, fouillés, dépouillés. Un piratage sophistiqué, dont les véritables utilisateurs n'ont absolument aucune idée. Ils continuent d'ailleurs à utiliser leurs messageries en toute confiance, comme en attestent les appels passés et les messages reçus entre les différentes présentations faites aux journalistes infiltrés.

Pour convaincre ses (faux) clients de l'efficacité de l'opération de cyber espionnage, « Jorge » va alors lui-même envoyer des messages aux proches des victimes de son hack, depuis leurs messageries Telegram piratées. En clair, infiltré dans la messagerie d'une victime, il peut se faire passer pour elle auprès de ses contacts et leur écrire ce qui lui plait. Certainement trop confiant, Jorge commet alors une énorme erreur. Tandis qu'il supprime les messages envoyés lors de la démonstration sur le compte de sa victime et de ses contacts, il en oublie un.

Un destinataire, au moins, a donc gardé la trace de son opération. Nous l'avons retrouvé, ainsi que le message envoyé par « Jorge ». Et cette erreur nous a permis de confirmer qu'à l'été 2022, alors que l'élection présidentielle kenyane se prépare, le pirate israélien navigue sans difficulté entre les comptes de proches de William Ruto, le futur président. Deux de ses victimes – Denis Itumbi et Davis ChirChir, alors respectivement responsable de la stratégie numérique et chef de cabinet de Ruto – ont été accusées, à la suite des élections, d'avoir embauché des hackers pour manipuler les résultats de la présidentielle. Si l'accusation a été rejetée par la Cour Suprême, qui évoquera même des « preuves falsifiées », elle prend une toute autre dimension à l'aune des démonstrations de Jorge. Le hacker israélien se cache-t-il derrière cette tentative de manipulation de l'élection présidentielle kenyane ? À quoi son savoir-faire a-t-il pu servir ?

Jorge et sa galaxie

Mais surtout, qui est « Jorge » ? Quelle est la véritable identité de ce fameux consultant, capable de manipuler l'information diffusée sur des chaînes d'information françaises, de créer de faux individus en un claquement de doigt, de hacker l'entourage d'un président ou d'infiltrer les messageries privées de ses victimes ? L'homme, ultra secret, a construit un mystère autour de son personnage. Durant les différents rendez-vous avec les journalistes du consortium, il ne laisse rien fuiter, aucun nom, aucun document et ne se montre jamais dans les visios en ligne. Il faudra se rendre dans ses bureaux, à Modi'in siège de la high-tech israélienne, pour découvrir son visage. Même auprès de ses partenaires les plus éminents, Jorge est parvenu à dissimuler jusqu'au plus petit détail le concernant. Ainsi, Alexander Nix le directeur de Cambridge Analytica, qui ne le connaît que sous son surnom s'enquiert dès mai 2015, dans un mail interne à l'entreprise britannique auquel nous avons eu accès : « Quel est le nom de Jorge ? Et quel est le nom de sa boîte ? ». La réponse arrive le lendemain, dans un courriel de Brittany Kaiser, ancienne directrice du développement de la société et lanceuse d'alerte du scandale : « Tal Hanan, c'est le PDG de Demoman International ».

Il aura fallu des mois d'enquête au consortium pour retracer son parcours pour dessiner les contours de sa galaxie.

Dès les premiers jours de notre investigation, nos journalistes infiltrés ont eux-mêmes dû passer plusieurs entretiens avec des intermédiaires, avant de parvenir à le rencontrer. Un attelage d'anciens des renseignements, de communicants et d'experts en sécurité qui confirme l'étendue de ses activités et la nature de son business.

Il y a d'abord Mashi Meidan, qui dirigeait dans les années 2010 une société de sécurité israélienne au Panama. Un homme dont il reste difficile de retracer le parcours avec exactitude, mais qui serait, selon plusieurs sources, un ancien du Shabak, le service de renseignement intérieur israélien, aussi connu sous le nom de Shin Bet. Selon ses avocats, il aurait « travaillé pour le gouvernement israélien jusqu'en 2006, date à laquelle il a pris sa retraite », mais il « n'est pas, et n'a jamais été, associé à une société ou une entité nommée « Team Jorge » et n'est certainement pas un « partenaire commercial » dans une telle entreprise ». Il est pourtant présent aux côtés de Tal Hanan dans les locaux de son entreprise et lors de la plupart des rendez-vous avec lui, alors que son comparse présente l'étendue de ses services.

Tout aussi mystérieux que lui, Shuki Friedman serait lui aussi un ancien officier du service de renseignement intérieur israélien. Responsable du renseignement à Ramallah, en Palestine, pendant des années, la légende voudrait qu'il ait recruté le « Prince Vert », fils d'un leader du Hamas, espion pour le Shin Bet durant dix ans. Contacté M. Friedman n'a pas donné suite à notre message. Autour de Tal Hanan pendant deux réunions, Yaakov Tzedek, à la tête du Tzedek Media Group, et se présentant comme « un expert du numérique et de la publicité depuis plus d'une décennie ». Il n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien. Et Ishay Shechter, directeur de la stratégie chez Goren Amir, un important cabinet de lobbying israélien. Celui-ci, présent lors d'une des rencontres ayant conduit les journalistes du consortium à Tal Hanan, mais jamais lors d'un rendez-vous avec lui, affirme ne « jamais eu de relation d'affaires avec Jorge ou Tal Hanan » et ne pas être « au courant de leurs activités illégales ou inappropriées ».

Enfin, Zohar Hanan, le frère de Tal, PDG d'une entreprise de sécurité privée, spécialiste du détecteur de mensonges, rencontré lors de la visite des bureaux, qui a affirmé au consortium « avoir travaillé toute [sa] vie en respectant la loi ».

Selon la biographie disponible sur le site de son entreprise, Demoman , Tal Hanan a, lui, servi dans les forces spéciales israéliennes au sein d'une unité d'élite dédiée à la neutralisation d'engins explosifs. Sa carrière, tout comme son business, a ensuite cheminé de l'élimination d'explosifs au renseignement, au sens large. Et si « Jorge » est resté invisible pendant des années, Tal Hanan lui, intéresse au moins un service de renseignement européen depuis 2008, d'après une source policière. Pas pour des actions de désinformation, mais pour ses offres de services de sécurité douteux après des conférences sur le contre-terrorisme, le renseignement et le contre-espionnage. Selon la même source, il évoluerait à l'étroite « frontière séparant la sécurité privée des mercenaires ». Contacté par le consortium, Tal Hanan a simplement « nié tout acte répréhensible ».

En dehors des partenaires présents lors des rendez-vous avec les journalistes infiltrés, celui-ci s'est aussi doté d'un réseau à l'international au fil des années. D'après une enquête de Bloomberg, en 2006, alors en mission pour une banque panaméenne, il alerte un certain Martin Rodil, du FMI (Fonds monétaire international), de mouvements d'argent de PDVSA, la compagnie pétrolière de l'État vénézuélien, vers l'Iran, en violation des sanctions américaines. D'après la même enquête, Hanan propose alors à Rodil d'arrondir ses fins de mois en traquant l'argent pour lui. Un an plus tard, les deux comparses décident de partager leurs informations avec le gouvernement israélien et passent deux jours à répondre aux questions des services secrets. Ils fonderont ensuite la société Global Ressources Solutions, offrant renseignement, sécurité et intelligence financière, l'un y occupant le poste de président, l'autre celui de directeur. Martin Rodil se trouve aujourd'hui sous le coup d'une enquête en Espagne pour avoir extorqué d'anciens officiels vénézuéliens. Il n'a pas souhaité répondre à nos questions.

Autre ancien associé de choix mentionné par Tal Hanan au détour d'une conversation avec les journalistes : l'ancien secrétaire d'Etat adjoint du président américain George W. Bush, Roger Noriega qui a lui aussi travaillé avec Martin Rodil, dont il a même pris la défense dans la presse.

Contacté, cet ex-diplomate américain, en partie responsable de la ligne politique américaine très dure vis-à-vis du régime de Chavez, admet connaître Tal Hanan, mais ne pas avoir eu de « réelle conversation avec lui depuis six ou sept ans. Nous avions des clients communs liés au Vénézuela, mais je n'ai jamais fait d'affaires sérieuses avec lui. »

Un business connecté

Voilà pour les anciens collègues que nous avons pu retrouver. Pour ses services de manipulation, Tal Hanan a aussi recours aux outils les plus pointus du marché. Lors de ses démonstrations live, il présente par exemple des solutions offertes par TA9, une filiale de l'entreprise Rayzone– dont il a pris soin de gommer une partie du logo dans sa présentation. Contactée par Forbidden Stories, TA9 affirme n'avoir jamais eu relation d'affaires avec Tal Hanan ou ses associés et explique que des captures d'écran de ses produits sont aisément accessibles sur son site Internet ou lors de présentations en ligne.

Le groupe israélien Rayzone commercialise notamment des outils permettant la collecte de données personnelles et la localisation via Internet ou les réseaux téléphoniques. Pour cela, il s'appuierait notamment sur le réseau SS7, servant à orienter les appels et SMS des utilisateurs de téléphones leurs clients et à localiser leur appareil. Ce réseau, censé être réservé aux opérateurs de téléphonie, souffre de vulnérabilités permettant à des hackers d'accéder aux informations des propriétaires de téléphones portables. À plusieurs reprises, lors des rendez-vous avec ses faux clients, Tal Hanan évoque la possible exploitation de ces failles. Interrogée sur son offre de services, la société Rayzone ne mentionne qu'un produit, règlementé par le ministère israélien, « délivrant uniquement la localisation sans aucune capacité d'interception active ».

En s'appuyant sur les diapositives issues des brochures de TA9, la filiale de Rayzone en question, Tal Hanan cite également la « reconnaissance faciale », « l'interception du réseau mobile » ou « tout ce qu'on peut trouver dans n'importe quelle base de données » comme autant d'outils à sa disposition pour une surveillance des plus sophistiquées de ces cibles.

Petit détail, et non des moindres, selon le quotidien israélien Calcalist, David Avital, actionnaire d'une filiale de Rayzone hébergerait actuellement Tomás Zerón, l'ancien haut fonctionnaire mexicain, sous le coup d'un mandat d'arrêt international pour torture et disparition forcée, dont les avatars AIMS défendaient l'innocence. Une information récusée par son avocate Liora Turlevsky : « M. Zerón est en effet en Israël. Cependant, il n'a jamais vécu dans un appartement appartenant à David Avital. »

Hanan, Rodil, Noriega, Rayzone… Une galaxie dont les relations résument bien la porosité entre États et entreprises privées, renseignement, influence et cybersurveillance. Reste néanmoins une inconnue : comment Tal Hanan est-il rémunéré pour ses services ?

Les sommes en jeu sont conséquentes. Après des mois d'enquête, les journalistes du consortium ont mis la main sur une brochure envoyée à Cambridge Analytica en 2015. Un document d'un peu plus de trois pages, plutôt vague, intitulé « élections, renseignement et opérations spéciales » qui mentionne une expérience sur le terrain depuis 1999. Or, 1999 est aussi la date de création de l'entreprise Demoman, dont Tal Hanan est le PDG. Dans cette brochure, Hanan propose différentes options qui « se nourrissent et se renforcent mutuellement », alliant « intelligence stratégique », « perception publique », « guerre de l'information », « sécurité des communications » et « package spécial Jour J ». Il y vante son équipe constituée d'anciens des services de renseignement et des forces spéciales israéliennes, américaines, espagnoles, britanniques ou russes. L'équipe compte aussi des « experts des médias » connaissant « les meilleurs moyens de raconter une histoire, un message ou un scandale, et de créer les effets désirés ». Surtout, Tal Hanan y réclame 160 000 dollars pour une « phase initiale de recherche et de préparation » de huit semaines, plus 40 000 dollars de frais de déplacement. Un tarif beaucoup moins élevé que celui qu'il proposera à nos reporters en 2022 – six millions d'euros pour une campagne.

Ce n'est pourtant pas via Demoman, dont il est effectivement le PDG, que Tal Hanan peut commercialiser ses services de hacking. Et pour cause, l'entreprise est enregistrée auprès du Ministère de la Défense israélien . Or, au regard de la loi israélienne, de telles prestations sont parfaitement illégales. En effet, si une licence peut y être accordée à une entreprise pour vendre des logiciels espions à des États, en conformité avec leur propre législation, aucune n'autorise les services de piratage pour une campagne politique ou à des fins commerciales.

Lors des rendez-vous sous couverture, Tal Hanan avance néanmoins faire travailler une centaine d'employés, autour du globe. Si le nombre de salariés est impossible à confirmer, le site de Demoman annonce disposer de bureaux et des représentants en Israël, aux États-Unis, en Suisse, en Espagne, en Croatie, aux Philippines ou en Colombie. Des adresses sont également mentionnées au Mexique et en Ukraine, mais, selon les dires de Tal Hanan elles ont été fermées, à cause d'un ralentissement des affaires pour la première, de la guerre pour la seconde. Au cours du même rendez-vous, les frères Hanan avancent également utiliser leurs bots AIMS pour parier sur le marché des cryto-monnaies, et donc engranger des gains supplémentaires. Les affaires sont les affaires, dans cet obscur business, où les sous-traitants d'hier commercialisent désormais directement leur savoir-faire et où les nouvelles technologies servent décidément à tout.

Soudan : Nettoyage ethnique au Darfour occidental

21 mai 2024, par Human Rights Watch — , ,
Les attaques menées par les Forces de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF) et des milices alliées à El Geneina, capitale de l'État du Darfour occidental au Soudan, entre (…)

Les attaques menées par les Forces de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF) et des milices alliées à El Geneina, capitale de l'État du Darfour occidental au Soudan, entre avril et novembre 2023, ont fait au moins plusieurs milliers de morts et provoqué le déplacement de centaines de milliers de personnes, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre généralisés ont été commis dans le cadre d'une campagne de nettoyage ethnique contre l'ethnie Massalit et d'autres populations non arabes à El Geneina et dans ses environs.

Tiré du site de Human rights watch.

Les attaques menées par les Forces de soutien rapide et des milices alliées à El Geneina, capitale de l'État du Darfour occidental au Soudan, ont fait au moins plusieurs milliers de morts et provoqué le déplacement de centaines de milliers de personnes.

Les Nations Unies et l'Union africaine devraient imposer d'urgence un embargo sur les ventes d'armes au Soudan, sanctionner les responsables de crimes graves et déployer une mission pour protéger les civils.

Les graves violations commises qui ont ciblé les Massalits et d'autres communautés non arabes dans le but manifeste, au minimum, de les expulser définitivement de la région constituent un nettoyage ethnique.

Le rapport de 218 pages, intitulé « “The Massalit Will Not Come Home” : Ethnic Cleansing and Crimes Against Humanity in El Geneina, West Darfur, Sudan » (« “Les Massalits ne rentreront pas chez eux” : Nettoyage ethnique et crimes contre l'humanité à El Geneina, dans le Darfour occidental, au Soudan » - résumé et recommandations en français), documente comment les Forces de soutien rapide, une force militaire indépendante en conflit armé avec l'armée soudanaise et leurs alliés – des milices principalement arabes et le groupe armé Troisième Front-Tamazouj – ont ciblé les quartiers majoritairement massalits d'El Geneina lors de vagues d'attaques incessantes entre avril et juin 2023. Les abus se sont de nouveau intensifiés au début du mois de novembre. Les assaillants ont commis d'autres abus graves tels que des actes de torture, des viols et des pillages. Plus d'un demi-million de réfugiés du Darfour occidental ont fui vers le Tchad depuis avril 2023. À la fin du mois d'octobre 2023, 75 % de ces réfugiés étaient originaires d'El Geneina.

« Alors que le Conseil de sécurité de l'ONU et les gouvernements se réveillent devant la catastrophe qui se profile à El-Facher, les atrocités à grande échelle perpétrées à El Geneina devraient être considérées comme un rappel des atrocités qui pourraient survenir en l'absence d'action concertée », a indiqué Tirana Hassan, directrice exécutive de Human Rights Watch. « Les gouvernements, l'Union africaine et les Nations Unies devraient agir maintenant pour protéger les civils. »

Le ciblage des Massalits et d'autres communautés non arabes en commettant des violations graves à leur encontre dans le but manifeste, au minimum, de les expulser définitivement de la région constitue un nettoyage ethnique. Le contexte particulier dans lequel les massacres généralisés ont eu lieu soulève également la question d'une possible intention des RSF et de leurs alliés de détruire en totalité ou en partie les Massalits, au moins dans le Darfour occidental, ce qui indiquerait qu'un génocide y a été et/ou y est commis.

Entre juin 2023 et avril 2024, Human Rights Watch s'est entretenu avec plus de 220 personnes au Tchad, en Ouganda, au Kenya et au Soudan du Sud, ainsi que d'autres entretiens à distance. Les chercheurs ont également examiné et analysé plus de 120 photos et vidéos des événements, des images satellites ainsi que des documents transmis par des organisations humanitaires pour corroborer les récits d'abus graves.

Les violences à El Geneina ont commencé neuf jours après le début des combats à Khartoum, la capitale du Soudan, entre les Forces armées soudanaises (Sudanese Armed Forces, SAF), l'armée soudanaise, et les RSF. Dans la matinée du 24 avril, les RSF ont affronté un convoi militaire soudanais qui traversait El Geneina. Puis les RSF et des groupes alliés ont attaqué des quartiers à majorité massalit, se battant contre des groupes armés principalement massalit qui défendaient leurs communautés. Au cours des semaines suivantes, et même après que les groupes armés massalits ont perdu le contrôle de leurs quartiers, les RSF et les milices alliées ont systématiquement pris pour cible des civils non armés.

Les violences ont atteint leur apogée avec un massacre à grande échelle qui s'est déroulé le 15 juin, lorsque les RSF et leurs alliés ont ouvert le feu sur un convoi, long de plusieurs kilomètres, de civils qui tentaient désespérément de fuir, escortés par des combattants massalits. Les RSF et les milices ont poursuivi, rassemblé et abattu des hommes, des femmes et des enfants qui couraient dans les rues ou tentaient de traverser à la nage le flot rapide de la rivière Kajja. Beaucoup se sont noyés. Les personnes âgées et les blessés n'ont pas été épargnés.

Un garçon de 17 ans a décrit le meurtre de 12 enfants et 5 adultes de plusieurs familles : « Deux membres des RSF… ont arraché les enfants à leurs parents et, comme les parents se sont mis à crier, deux autres membres des RSF ont tiré sur les parents et les ont tués. Puis ils ont empilé les enfants et leur ont tiré dessus. Ils ont jeté leurs corps dans la rivière et leurs affaires après eux. »

Ce jour-là et les jours suivants, les attaques se sont poursuivies contre des dizaines de milliers de civils qui tentaient d'entrer au Tchad, laissant la campagne jonchée de cadavres. Les vidéos publiées à l'époque montrent des foules de civils courant pour sauver leur vie sur la route reliant El Geneina au Tchad.

Human Rights Watch a également documenté le meurtre d'habitants arabes et le pillage de quartiers arabes par les forces massalit, ainsi que l'utilisation par les Forces armées soudanaises d'armes explosives dans des zones peuplées, causant des préjudices inutiles aux civils et aux biens civils.

Les RSF et des milices alliées ont de nouveau intensifié leurs attaques en novembre, visant les Massalits qui avaient trouvé refuge à Ardamata, une banlieue d'El Geneina, rassemblant des hommes et des garçons massalits et, d'après l'ONU, tuant au moins 1 000 personnes.

Au cours de ces exactions, des femmes et des filles ont été violées et ont subi d'autres formes de violences sexuelles, et des détenus ont été torturés et soumis à d'autres mauvais traitements. Les assaillants ont méthodiquement détruit des infrastructures civiles essentielles, ciblant des quartiers et des sites, y compris des écoles, dans des communautés déplacées principalement massalits. Ils se sont livrés à des pillages à grande échelle, et ont brûlé, bombardé et rasé des quartiers, après les avoir vidés de leurs habitants.

Ces actes ont été commis dans le cadre d'attaques généralisées et systématiques visant les Massalits et d'autres populations civiles non arabes des quartiers à majorité massalit et, en tant que tels, constituent également les crimes contre l'humanité de meurtres, de tortures, de persécutions et de transferts forcés de la population civile, a déclaré Human Rights Watch.

La possibilité qu'un génocide ait été et/ou soit en train d'être commis au Darfour exige une action urgente de la part de tous les gouvernements et institutions internationales pour protéger les civils. Ceux-ci devraient mener des enquêtes pour déterminer si les faits démontrent une intention spécifique de la part des dirigeants des RSF et de leurs alliés de détruire en totalité ou en partie les Massalits et d'autres communautés ethniques non arabes au Darfour occidental, c'est-à-dire une intention de commettre un génocide. Si tel est le cas, des mesures devraient être prises pour stopper sa perpétration et s'assurer que les responsables de sa planification et de son exécution sont traduits en justice.

La communauté internationale devrait soutenir les enquêtes de la Cour pénale internationale (CPI), tandis que les États parties à la Cour devraient veiller à ce qu'elle dispose des ressources financières nécessaires dans son budget ordinaire pour s'acquitter de son mandat au Darfour et dans toutes ses affaires.

Human Rights Watch a identifié le commandant des RSF, Mohammed « Hemedti » Hamdan Dagalo, son frère Abdel Raheem Hamdan Dagalo, et le commandant des RSF au Darfour occidental, Joma'a Barakallah, comme ayant la responsabilité du commandement des forces qui ont perpétré ces crimes. Human Rights Watch a également désigné des alliés des RSF, dont un commandant du groupe armé Tamazouj et deux chefs tribaux arabes, comme portant la responsabilité des combattants qui ont commis des crimes graves.

Les Nations Unies, en coordination avec l'Union africaine, devraient déployer de toute urgence une nouvelle mission pour protéger les civils en danger au Soudan. Le Conseil de sécurité devrait imposer des sanctions ciblées aux personnes responsables de crimes graves au Darfour occidental, ainsi qu'aux individus et aux entreprises qui ont enfreint et enfreignent actuellement l'embargo. Le Conseil devrait élargir l'embargo actuel sur les transferts d'armes au Darfour, pour couvrir l'ensemble du Soudan.

« L'inaction mondiale face à des atrocités d'une telle ampleur est inexcusable », a conclu Tirana Hassan. « Les autres gouvernements devraient veiller à ce que les responsables soient amenés à rendre des comptes, notamment par des sanctions ciblées et en renforçant la coopération avec la CPI. »

Tunisie. Haro sur les migrants subsahariens et leurs soutiens

21 mai 2024, par Lilia Blaise — , ,
Avalanche d'arrestations, à commencer par celle de Saadia Mosbah, figure emblématique de la lutte antiraciste, suivie entre autres de celle de l'avocate Sonia Dahmani en raison (…)

Avalanche d'arrestations, à commencer par celle de Saadia Mosbah, figure emblématique de la lutte antiraciste, suivie entre autres de celle de l'avocate Sonia Dahmani en raison d'un commentaire sur un plateau de télévision. Le monde associatif et les intervenants médiatiques critiques du discours présidentiel sont dans le viseur des autorités. Le tout dans une atmosphère de retour à la chasse aux migrants.

Tiré d'Afrique XXI.

Dans une vidéo postée lundi 6 mai sur la page d'un réseau social officiel de la présidence de la République, le président Kaïs Saïed annonce lors d'une réunion du Conseil national de sécurité que les autorités tunisiennes ont repoussé vers « la frontière Est », c'est-à-dire du côté de la Libye, près de 400 migrants subsahariens qui avaient tenté d'entrer en Tunisie par le pays voisin. Ces chiffres lui font réitérer que la Tunisie ne sera pas une terre d'accueil ni de transit pour les migrants en « situation irrégulière ». Une annonce qui advient plus d'un an après un communiqué de la présidence dénonçant la « horde de migrants subsahariens » visant à « modifier la composition démographique et l'identité du pays » et qui avait ouvert les vannes d'une campagne de racisme sans précédent.

Ce discours est prononcé après plusieurs jours de campagnes sécuritaires pour contrôler et arrêter les migrants en situation irrégulière. En cause, de multiples facteurs. Il y a eu la visite le 17 avril de la présidente du conseil italien Giorgia Meloni, la quatrième en moins d'un an pour parler, entre autres, des arrivées de migrants irréguliers à Lampedusa, la Tunisie étant depuis 2018 l'une des principales zones de départs des bateaux.

Sur le plan local, le mécontentement de nombreux habitants s'est amplifié dans la région de Sfax, près des oliveraies après la dégradation de biens agricoles et certaines tensions avec les migrants qui vivent depuis des mois sur place, dans une situation sanitaire et sociale plus que précaire. Durant la campagne sécuritaire de 2023, les migrants subsahariens – y compris en situation régulière — ont été chassés de leurs logements et beaucoup, dont le travail informel a longtemps été toléré par l'État, ont perdu leur emploi, ce qui a rendu leur condition encore plus fragile. Chassés des grandes villes, ils se sont retrouvés dans les zones rurales, comme dans la région de Sfax, où ils ont utilisé des bâches et autres matériels agricoles pour camper et se protéger des intempéries, provoquant ainsi la colère des habitants des oliveraies sur place. La majorité de ces derniers soutiennent d'ailleurs les opérations de police, et une manifestation de plusieurs centaines de personnes a eu lieu à Sfax samedi 4 mai pour réclamer le « départ » des migrants.

Une aide criminalisée

Mais cette fois, un autre élément s'est introduit dans le débat autour de la gestion des arrivées dans le pays. Les associations venant en aide aux migrants sont désormais dans le viseur des autorités. La militante tunisienne noire Saadia Mosbah, critique vis-à-vis de la politique migratoire du gouvernement et présidente de l'association de lutte contre les discriminations raciales Mnemty, a été arrêtée le jour du discours présidentiel, ainsi qu'un autre membre de l'association, sur fond de suspicions de « blanchiment d'argent ». Cette figure importante de la lutte antiraciste en Tunisie a contribué à l'élaboration de la loi pénalisant le racisme dans le pays votée en 2018. Elle a également fait partie des mobilisations contre la politique répressive à l'égard des migrants après le communiqué polémique de la présidence en février 2023.

En juillet, lors d'une manifestation pour dénoncer les déportations de migrants subsahariens dans le désert libyen, elle déclare : « Si la leçon d'humanité est de mettre les migrants aux portes du désert avec plus de 50 degrés à l'ombre, on se demande où on va. » Elle critiquait alors les propos tenus par Kaïs Saïed le 10 juin lors d'une visite dans la ville de Sfax où se trouvaient des migrants à la rue, expulsés de leur logement. Il avait en effet déclaré : « Nous sommes capables de donner des leçons d'humanité à ceux qui n'en ont pas », soulignant que la solution à la migration devait être « humaine et collective » et respecter la souveraineté de l'État. Durant l'été 2023, plusieurs milliers de migrants se sont retrouvés déplacés dans le désert libyen et à la frontière algérienne, laissés à l'abandon pendant plusieurs jours, souvent sans eau ni nourriture. Plusieurs dizaines sont morts selon les chiffres des ONG (1). La photo d'une mère et de sa fille, Fati Dasso et Marie, mortes de déshydratation dans le désert, avait particulièrement choqué. Des expulsions que l'État tunisien n'a jamais officiellement reconnus, remettant même en question la véracité de certains clichés.

Moins d'un an plus tard, en plus de la reprise des évacuations forcées de migrants subsahariens, les membres des associations qui leur viennent en aide sont considérés comme des « traîtres » et des « mercenaires » selon les mots du président, qui a accusé dans son discours – sans les nommer – les organisations qui reçoivent d'importants financements étrangers et « ne devraient pas se substituer à l'État tunisien ». Avant son arrestation, Saadia Mosbah a été la cible de campagnes de haine sur les réseaux sociaux. Elle et son collègue ont été questionnés sur la base de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et au blanchiment d'argent. La garde à vue de Saadia Mosbah a été prolongée de cinq jours le samedi 11 mai. Son collègue a quant à lui été libéré.

Des hommes cagoulés pour une arrestation musclée

Le président du Conseil tunisien pour les réfugiés et son vice-président sont également arrêtés le 3 mai après la publication d'un appel d'offres destiné à des hôtels pouvant héberger des personnes en situation irrégulière. Ils ont été placés sous mandat de dépôt et accusés d'associations de malfaiteurs dans le but d'aider des personnes à accéder au territoire tunisien.

L'ex-directrice de la branche tunisienne de l'ONG française Terre d'asile, Cherifa Riahi, est également placée en garde à vue, bien qu'elle ait quitté ses fonctions depuis 2022. D'autres associations venant en aide aux migrants ou travaillant sur la question migratoire ont reçu des visites des autorités et ont été questionnées. Depuis plusieurs mois, une grande majorité travaille d'ailleurs sans exposition médiatique afin d'éviter les campagnes de diffamation sur les réseaux sociaux, mais aussi parce que l'aide aux migrants est désormais criminalisée.

Un homme a été arrêté le 7 mai à Thala, au centre-ouest du pays, pour avoir hébergé des migrants en échange d'une compensation financière. Idem à Monastir où la garde nationale a arrêté deux Tunisiens pour les mêmes raisons. Les campagnes sécuritaires se poursuivent, 24 migrants en situation irrégulière ont été arrêtés à Monastir, et 60 à Sousse. Ils font l'objet d'un mandat de dépôt pour « entrée illégale » sur le territoire tunisien et « avoir fait partie d'un rassemblement de nature à troubler l'ordre public ».

Dans ce contexte déjà tendu, durant le week-end du 10 au 12 mai, la répression est montée d'un cran sur le plan politique. L'avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, sous le coup d'un mandat d'amener pour des propos sarcastiques tenus sur la situation en Tunisie, s'est réfugiée à la Maison de l'avocat à Tunis vendredi soir. Le lendemain, elle y a fait l'objet d'une arrestation musclée par des hommes cagoulés. L'opération a été filmée en direct sur la chaîne France 24, dont le journaliste a ensuite été pris à partie par la police, toujours en direct, et sa caméra cassée. Quelques heures après cette intervention, les journalistes de la radio IFM, Borhen Bsaiess et Mourad Zeghidi, ont été également arrêtés et sont actuellement toujours en garde à vue. Ils ont été questionnés sur le contenu de leurs analyses politiques effectuées sur les plateaux de la radio.

Alors que les avocats sont montés au créneau lundi pour dénoncer l'arrestation de leur collègue, appelant à une grève générale de leur secteur, l'étau se resserre sur la profession qui avait déjà protesté et décrété une journée de grève le 2 mai pour dénoncer les pressions grandissantes sur leur profession et le sort de certains de leurs confrères qui se trouvent en prison. Dans la nuit du lundi au mardi, une nouvelle descente a été effectuée à la Maison de l'avocat par les forces de l'ordre qui y ont arrêté maître Mehdi Zagrouba pour « outrage à un fonctionnaire ».

Interrogations au Parlement

Ces coups de filets à l'encontre de la société civile qui aide les migrants, mais aussi contre les robes noires et les journalistes, témoignent de la volonté des autorités de contenir un débat de plus en plus sensible, celui de la gestion de la migration, facteur de tensions au sein d'une population en grande majorité encore acquise à Kaïs Saïed.

Le mardi 7 mai, pendant une séance plénière au parlement – élu avec 11 % des suffrages et dénoncé comme illégitime par l'opposition –, certains députés ont par exemple questionné l'efficacité de la gestion sécuritaire de la migration, même si beaucoup soutiennent le président et optent pour la même rhétorique sur la migration irrégulière. « Nous avons vu des files d'attentes devant les guichets de Western Union où les migrants reçoivent des fonds de l'étranger, a déclaré la députée Besma Hammami, nous voyons bien qu'ils sont financés et diligentés par l'extérieur (…). Il y a un plan pour qu'ils s'installent en Tunisie durablement. » Un autre député, Fadhel Ben Torkia, réclame plus de transparence de la part des autorités sur le nombre de migrants en Tunisie :

  • Pourquoi le gouvernement ne nous répond pas ou ne nous rencontre pas pour parler de ce problème ? (…) on entend parler de 20 000 migrants, voire 60 000, sans jamais avoir de chiffres exacts.

Certains députés ont aussi demandé la publication du contenu de l'accord bilatéral signé en avril, à l'occasion de la visite de Giorgia Meloni (2), entre la Tunisie et l'Italie pour lutter contre la migration, de même que la publication des résultats du sommet tripartite entre la Tunisie, la Libye et l'Algérie tenu le 25 avril à Tunis, pendant lequel les chefs d'État ont assuré vouloir coordonner leurs efforts en vue de lutter contre la migration irrégulière.

Ce questionnement sur le déni de communication des autorités par un Parlement dont les pouvoirs demeurent très restreints selon la Constitution montre que la question migratoire suscite également des critiques au sein d'une classe politique habituellement alignée sur la ligne de Kaïs Saïed. L'ancienne députée Leila Hadded, membre du parti nationaliste arabe et du mouvement Echâab, a déclaré à la radio privée IFM le 9 mai (3) qu'il fallait s'interroger sur un possible « échec sécuritaire » à contrôler la vague migratoire en Tunisie. « Où sont nos forces de sécurité, notre armée ? Il n'y a aucune réponse qui éclaire les Tunisiens (…). Il faut expliquer pourquoi nous en sommes arrivés là », interpelle-t-elle.

Importation de la théorie du grand remplacement

Pour l'historien spécialisé dans la migration et maître de conférences à l'université de Tunis Riadh Ben Khalifa, ces débats montrent bien les problèmes de perception et de représentation de la question migratoire en Tunisie.

  • Étant donné qu'il n'y a pas de politique migratoire en Tunisie mais plutôt une gestion sécuritaire qui fonctionne au coup par coup, les représentations sont faussées. Par exemple, la question de « l'invasion » des migrants qui est souvent agitée et les différents chiffres sur le nombre de migrants subsahariens faussent la perception. On voit beaucoup de migrants concentrés dans un lieu et notamment dans les zones urbaines, d'où le sentiment d'un très grand nombre.

Sans compter les débats sur les réseaux sociaux qui ne cessent de véhiculer les théories complotistes autour de la migration, des « théories elles-mêmes importées d'Europe, proches de celles du “grand remplacement” », précise Riadh Ben Khalifa (4).

Alors que les campagnes sécuritaires actuelles donnent cours à l'incurie raciste, les vraies questions peinent à être posées selon Riadh Ben Khalifa, notamment sur le rôle des associations dans la gestion migratoire et les amalgames : « Il faut faire la différence entre celles qui travaillent et qui sont reconnues et celles qui font le jeu des autorités européennes en poussant la Tunisie à devenir une sorte de hotspot pour la migration. » L'enseignant-chercheur ajoute que la Tunisie n'ayant pas de loi relative à la demande d'asile et au statut de réfugié, le gouvernement a confié à des représentations onusiennes le rôle de se charger de cette question. Or, « certaines de ces organisations ont vu leur budget se réduire avec la guerre en Ukraine et assurent de moins en moins leur rôle ».

« Ici c'est l'Algérie, va-t'en »

Alors que vendredi 3 mai au soir, les camps de fortune de migrants installés devant le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) étaient démantelés par les autorités, « le silence de ces organismes était assez assourdissant », se désole Romdhane Ben Amor du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Notamment sur le sort des réfugiés soudanais présents parmi les migrants, et éligibles à une demande d'asile. Selon les chiffres du HCR, ils sont de plus en plus nombreux depuis 2023 à arriver en Tunisie en raison de la guerre civile au Soudan. « Aucune solution durable n'a été trouvée pour les Soudanais et, pour nous, il y a une responsabilité partagée entre l'État mais aussi les représentations onusiennes qui ne réagissent pas », constate Romdhane Ben Amor.

L'OIM a communiqué le 9 mai sur les retours volontaires de migrants en situation irrégulière qu'elle facilite avec les autorités tunisiennes, notamment celui de 161 Gambiens ayant accepté une prise en charge d'aide au retour volontaire. La communication était identique l'année passée après les expulsions de leur logement de migrants subsahariens. En 2023, l'OIM a aidé 2 557 migrants à rentrer volontairement depuis la Tunisie vers leur pays d'origine, une augmentation de 45 % par rapport à 2022.

Devant le siège de l'organisme ce 9 mai, alors que des maçons sont en train de repeindre la façade d'une maison en face de l'OIM, dont le mur tagué a servi pendant des mois de support pour les tentes des migrants, plusieurs Subsahariens attendent un rendez-vous. Rachid, la vingtaine, est originaire de Centrafrique. Il dit avoir été arrêté par les autorités après le démantèlement du campement dans la nuit du 3 au 4 mai : « On nous a mis dans des bus et on nous a jetés 3 heures plus tard sur un terrain. On nous a dit “voilà, ici c'est l'Algérie, va-t'en”. »

Certains ont franchi la frontière tandis que lui et un petit groupe se sont cachés le temps que les autorités partent. Ils ont ensuite repris à pied le chemin de Tunis en suivant les lumières des villages et les rails de train, tout cela « pendant la nuit, car en journée, on essaye de dormir et d'éviter de se faire repérer », raconte-t-il. Son cheminement de trois jours vers la capitale explique en partie les vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux, des images de migrants éparpillés dans le nord-ouest du pays et passant à travers champs. Un périple que Rachid ne veut pas réitérer. Après un parcours migratoire très difficile, les derniers évènements l'ont convaincu de quitter le pays définitivement :

  • Moi je suis revenu à Tunis parce que je veux faire un retour volontaire et, d'ailleurs, cela fait plusieurs mois que je l'ai demandé. Mais en attendant, je n'ai nulle part où dormir, et cela fait des mois que ça dure. Je n'ai pas eu de soucis avec la population tunisienne, toutefois j'ai compris que ça ne sert à rien de rester ici. Je n'arrive pas à me stabiliser dans un travail malgré tous les petits boulots que j'ai faits. J'ai même passé un mois en prison. C'est devenu trop difficile.

Lilia Blaise, Correspondante à Tunis.

Notes

1- « Au moins vingt-cinq corps découverts : le sort terrible des migrants abandonnés dans le désert tunisien », France Inter, 8 août 2023.

2- Les autorités tunisiennes n'ont publié aucun communiqué officiel à la suite de cette visite.

3- « Leila Hadded sur la migration : jusqu'à quand va durer cette hémorragie ! », Business News, Tunis, 9 mai 2024.

4- En février 2023, l'ex candidat à la présidentiel française adepte de la théorie du « grand remplacement » Éric Zemmour n'a pas manqué de saluer sur Twitter le communiqué de la présidence sur les migrants subsahariens.

Transformer l’État pour ne pas être transformé par lui

21 mai 2024, par Stathis Kouvelakis — ,
L'institut La Boétie a organisé le 6 avril dernier une journée d'études sur l'État, afin de revenir sur les analyses historiques et contemporaines de l'État, ses liens avec la (…)

L'institut La Boétie a organisé le 6 avril dernier une journée d'études sur l'État, afin de revenir sur les analyses historiques et contemporaines de l'État, ses liens avec la souveraineté populaire, les tensions entre les luttes pour le pouvoir et les capacités à transformer l'État, etc. Nous publions ici l'intervention faite par Stathis Kouvélakis, membre de la rédaction de Contretemps. L'ensemble des interventions de cette journée d'études sont visionnables ici.

14 mai 2024 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/capitalisme-etat-classes-pouvoir-kouvelakis/

Une fois n'est pas coutume, je vais commencer par un propos de François Mitterrand. C'est un propos rapporté mais qu'on peut néanmoins considérer comme authentique, car la personne qui l'a transmis n'est autre que Danielle Mitterrand, son épouse, et qu'il est toujours disponible en ligne sur le site de sa fondation. Peu après le tournant néolibéral de son premier septennat, Danielle Mitterrand lui demande : « Pourquoi maintenant que tu en as le pouvoir ne fais-tu pas ce que tu avais proposé ? ». Et le premier président socialiste de l'histoire de France lui répond « qu'il n'avait pas le pouvoir d'affronter la Banque mondiale, le capitalisme, le néolibéralisme. Qu'il avait gagné un gouvernement mais non pas le pouvoir ».

« Il avait gagné le gouvernement, mais pas le pouvoir », telle est la phrase clé. Elle explique le virage néolibéral de 1982-1983 dont la gauche française, et sans doute aussi la gauche européenne, ne se sont jamais remises. Elle nous oblige donc à poser cette question : qu'y a-t-il entre le gouvernement, autrement dit entre gagner les élections et gagner le pouvoir ? Eh bien, il y a précisément ce qui nous occupe aujourd'hui, à savoir l'Etat comme condensation de ce pouvoir en tant qu'il est un pouvoir de classe. Le pouvoir de la classe qui contrôle les moyens de production et d'échange, disons en gros celle qui concentre le pouvoir économique, la classe capitaliste.

De ce fait, tous les gouvernements élus sur la base d'un programme de rupture avec l'ordre capitaliste ont rapidement fait le constat qu'être majoritaire au parlement et/ou conquérir la tête de l'exécutif est tout autre chose qu'être au pouvoir. Pour gagner le pouvoir il faut affronter le pouvoir du capital et le vaincre. Mais pour ce faire, il est indispensable de s'en prendre à son expression concentrée, et spécifique, l'État.

Qu'est-ce que l'État capitaliste ?

Que veut dire ce terme de spécifique ? Il signifie tout d'abord, que, contrairement à l'idée que tout Etat moderne se fait de lui-même, l'Etat n'est pas l'universel incarné. Il n'est pas un arbitre impartial qui se place au-dessus des conflits entre groupes sociaux pour promouvoir un mythique « intérêt général ». Pas besoin d'être particulièrement imbu de marxisme, il suffit je pense de regarder autour de soi, pour constater que, dans la société capitaliste, l'Etat est au bout du compte au service des intérêts de la classe dominante, c.a.d. de la classe capitaliste. Il est en ce sens un Etat de classe. L'Etat est le verrou qui garantit en dernière instance la permanence de l'ordre social établi, c'est pourquoi aucune tentative de renverser celui-ci ne peut faire l'économie de l'affrontement avec le pouvoir d'Etat.

Voilà donc, très sommairement, en quoi l'Etat est l'expression condensée du pouvoir de classe. Mais il n'est pas simplement cela, au sens où, je viens de le dire, il est une condensation spécifique de ce pouvoir. C'est ici qu'intervient sans doute l'apport de la théorie marxiste, depuis les fondateurs jusqu'à Nicos Poulantzas, le dernier en date des grands penseurs de l'Etat à se situer dans cette tradition.

Pour dire les choses très schématiquement, la spécificité de l'Etat contemporain découle du fait que sous le capitalisme, le rapport d'exploitation ne s'effectue pas sous la contrainte extra-économique comme sous l'Ancien régime féodal. Désormais, comme l'a écrit Marx dans le Capital c'est « la contrainte muette des relations économiques [qui] scelle la domination du capitaliste sur le travailleur ». Il y a donc, sous le capitalisme, une séparation de l'économique et du politico-étatique, séparation toute relative bien sûr car l'Etat intervient activement dans la reproduction de cette contrainte muette et qu'il est en retour lui-même profondément façonné par les rapports qu'il contribue à reproduire.

Il reste, que, contrairement à la noblesse, qui détenait le pouvoir économique, judiciaire, militaire et même politique, à travers l'Etat monarchique que l'on peut considérer comme un Etat patrimonial – c'est-à-dire comme la propriété du monarque, premier parmi les seigneurs féodaux –, la classe capitaliste n'exerce pas le pouvoir politique de façon directe mais par l'intermédiaire d'une entité distincte, l'Etat. Une entité conçue comme pouvoir public et dont le fonctionnement est régi par la loi, dégagée des liens personnels sur lesquels reposaient les féodalités et les Etats d'Ancien régime. L'Etat moderne possède ainsi une autonomie relative par rapport à la classe dominante et ne peut fonctionner que sur la base de cette autonomie.

L'autonomie en question signifie deux choses : d'une part que la classe dominante ne réalise son unité que sur le terrain de l'Etat. Elle ne devient classe dominante qu'en se constituant comme telle, c.a.d en dépassant sa division en fractions distinctes, aux intérêts partiellement divergents, que sur le terrain de l'Etat et au moyen d'un personnel politique spécialisé, en charge de sa direction et de la médiation avec la société civile. La bourgeoisie n'existe pas sur le plan politique indépendamment de cet Etat et celui-ci n'est donc ni son appendice ni un instrument qu'elle peut manipuler à volonté.

Il n'est pas non plus une entité qui lui préexiste, et que celle-ci ne ferait que « capter » après coup, ou « coloniser » de l'extérieur. L'Etat se présente comme le terrain même à travers lequel s'établit, non sans contradictions et oscillations, l'unité de cette classe dominante, sous l'hégémonie de l'une de ses fractions – disons, pour parler de la situation actuelle, la finance capitaliste. Nicos Poulantzas avait l'habitude de dire que le véritable « parti de la classe dominante » c'était l'Etat – car c'est dans et par l'Etat que se réalise son hégémonie – et non tel ou tel parti qui en occupe le sommet, et qui n'est qu'une médiation nécessaire mais temporaire et remplaçable.

La spécificité de l'Etat s'exprime toutefois également à un autre niveau, tout aussi décisif, sinon davantage. Car c'est l'Etat qui organise l'hégémonie de la classe dominante à l'égard des classes dominées, qui condense les conditions du consentement des dominés, sur la base d'un rapport de forces établi dans et par la lutte des classes. C'est donc dans l'Etat que s'inscrivent les formes du compromis social, toujours instable et temporaire, mais néanmoins producteur d'effets réels, effets qui encadrent le conflit de classe sans pour autant en annuler le caractère antagonique.

C'est en ce sens que l'Etat est un « champ stratégique », toujours selon les formulations de Poulantzas, car c'est en lui que se condense le rapport de forces entre les classes, au double sens de l'unification de la classe dominante et de son rapport avec les classes dominées. Il n'est donc pas une entité monolithique mais un terrain traversé de contradictions tout en gardant une forme d'unité et de cohésion matérialisée dans la charpente des appareils qui le constituent.

L'État comme champ stratégique

Cela entraîne une conséquence majeure : dans les conditions d'un régime parlementaire standard, les classes dominées sont « dans l'Etat », par toutes sortes de canaux. Elles sont en particulier présentes, à travers les médiations de leurs organisations, dans l'espace des institutions représentatives. Chacun de ses espaces, à commencer par ceux issus du suffrage dit universel, a été gagné de haute lutte, et c'est ce processus qui a donné un début de contenu démocratique à un régime libéral qui ne l'était nullement à ses débuts.

Cela ne change pas le fonctionnement d'ensemble de l'Etat, en tant qu'il reproduit les rapports sociaux existants et cristallise l'unité d'un pouvoir de classe. Dire que l'Etat n'est pas monolithique ne veut pas dire que les classes antagoniques en occuperaient l'espace de façon commensurable et se partageraient « démocratiquement » le pouvoir. Mais cela transforme substantiellement les conditions dans lesquelles se déroule la lutte de classes sur le plan politique.

Ce qui devient désormais possible, comme l'ont bien vu Marx et Engels dès les débuts de l'extension du suffrage dans les pays européens, c'est l'accès au pouvoir gouvernemental – qui n'est pas le pouvoir tout court – des partis ouvriers. Soit, pour reprendre les formulations de Marx dans le programme du Parti Ouvrier Français corédigé avec Guesde, « la transformation du suffrage universel d'instrument de duperie qu'il a été jusqu'ici en instrument d'émancipation ».

C'est précisément contre cette menace potentielle que l'Etat capitaliste s'est préventivement barricadé lorsqu'il a intégré dans son tissu institutionnel les conquis démocratiques des luttes populaires. Certes, dès l'origine et dans sa structure même, l'Etat se présente comme un ensemble à la fois centralisé et hiérarchisé d'appareils qui reproduisent à travers leur spécialisation les caractéristiques fondamentales de la division capitaliste du travail, et tout particulièrement la monopolisation des fonctions de direction par les sommets de ses appareils. L'évolution historique consiste en ce que les instances de prise de décision réelle se sont déplacés vers des lieux qui sont au maximum à l'abri de la pression populaire.

C'est ce processus qui explique le renforcement continu du pouvoir exécutif au détriment des assemblées représentatives, et, davantage encore, le poids de plus en plus décisif des échelons supérieurs de l'administration. Cette double évolution concerne l'ensemble des régimes de démocratie libérale mais elle prend une forme particulièrement exacerbée en France, avec le présidentialisme de la Ve République et le poids des grands corps de l'Etat, celui des Inspecteurs des Finances de Bercy en tête.

Se constitue ainsi un noyau dur de l'Etat, à la fois (relativement) autonome et étroitement relié au pouvoir économique par toutes sortes de canaux, notamment à travers le « pantouflage » (la circulation des hauts fonctionnaires entre secteurs public et privé), les lieux de formation et de socialisation entre élites et, de plus en plus, par l'appel à des cabinets de consultants – un noyau qui agit en tant qu'ultime garant de la continuité du pouvoir de classe, par-delà les vicissitudes des alternances politiques et même par-delà les changements de régime.

Font bien entendu également partie de ce noyau dur de l'Etat les appareils de répression – le triptyque police, armée, justice – puisque, selon la célèbre définition de Max Weber, l'Etat moderne possède le monopole de l'exercice de la violence légitime. L'action de ses appareils est ordinaire et permanente, pour assurer la reproduction de l'ordre social, mais elle peut aussi devenir extra-ordinaire, c'est-à-dire assumer un rôle directement politique, lorsque les institutions représentatives sont en crise.

De l'Espagne de 1936 au Chili de l'Unité populaire, on sait que la bourgeoisie n'hésite jamais à violer sa propre légalité quand elle sent que l'ordre social est menacé. L'actuelle Ve République offre un autre exemple de crise de régime qui se dénoue sous la pression d'un pronunciamento militaire, ce qui lui a valu, pour citer une fois de plus Mitterrand, d'être qualifié de « coup d'Etat permanent ». Rappelons également qu'en mai 68, De Gaulle a fait un tour par Baden-Baden, pour rencontrer son ami Massu et s'assurer du soutien de l'armée, avant de lancer sa contre-offensive politique.

Une confrontation inévitable avec l'État

De tout ce qui précède découle une première conclusion fondamentale : toute tentative d'impulser un processus de transformation sociale ne peut que se heurter à la résistance acharnée qui vient du cœur de l'Etat, de son noyau dur, à savoir de la haute administration et les appareils répressifs, en interaction bien sûr avec les centres du pouvoir économique.

Cette résistance est double : c'est, d'une part, la résistance structurelle d'appareils qui, par leur formidable inertie bureaucratique, sont hostiles au bouleversement de l'ordre social et, plus que tout, à l'irruption des masses populaires sur le devant de la scène. C'est aussi, d'autre part, la résistance organisée du noyau dur de l'Etat qui ressent comme profondément illégitime l'accès au gouvernement de forces porteuses de rupture avec le fonctionnement institutionnel établi.

A cela, il faut ajouter les pressions internationales, car tant le pouvoir politique qu'économique sont reliés à un système international devenu d'autant plus contraignant que l'Etat national français a cédé une bonne part de ses capacités d'action à la fois aux marchés mondialisés qu'à des organismes partiellement supranationaux comme l'Union européenne. Celle-ci contrôle l'outil monétaire (via la BCE « indépendante ») et instaure la primauté du droit européen sur le droit national (via la Cour de justice de la Haye), soit deux attributs clé de la souveraineté.

Il est donc parfaitement illusoire de penser que l'Etat peut être utilisé tel quel pour mener un processus de transformation sociale. Il est tout aussi illusoire de penser que la question se réduit à celle de l'organisation institutionnelle, et qu'elle peut se résoudre par un simple changement constitutionnel. Ce changement, c'est-à-dire la rupture avec la Ve République, est bien entendu une condition indispensable, mais elle n'est nullement suffisante, car ce qui est au cause c'est l'Etat dans sa structuration matérielle, dans le fonctionnement de ses appareils, fonctionnement dont les effets (en particulier le poids de la haute fonction publique) excèdent largement l'architecture prévue par la Constitution.

Outre la nécessité de faire face aux aspects potentiellement violents de la résistance venant des appareils de répression, c'est le rapport de l'Etat avec les classes dominées qui demande à être radicalement bouleversé. Ce rapport traverse l'Etat de l'intérieur, car les masses y sont présentes, mais il le déborde aussi largement. Il le déborde d'autant plus que la mobilisation populaire et la montée de la conflictualité sont les marques distinctives de toute véritable entreprise de transformation sociale.

C'est ici que réside le défi stratégique majeur des forces qui entendent mener à bien une telle entreprise : articuler le travail dans les institutions étatiques – pour les démocratiser en profondeur – et la mise en mouvement des forces populaires, sans laquelle aucun basculement du rapport de forces n'est possible. Le tout dans un contexte de fortes contraintes et de pressions tant sur le plan interne qu'au niveau international.

Tirer les leçons des expériences passées

On sait que jusqu'à présent ce défi n'a pas été relevé avec succès, d'où l'échec des tentatives de rupture avec le capitalisme dans les pays de démocratie libérale. Tirer les leçons des expériences passées est donc d'autant plus nécessaire si on veut travailler à une perspective de victoire. En guise de conclusion, je reviens ainsi à mon point de départ, c'est-à-dire au tournant néolibéral de la gauche française en 1982-83.

Dans deux importantes conférences consacrées au bilan du 10 mai 1981, Jean-Luc Mélenchon a pointé deux facteurs majeurs de l'échec : d'abord, une conception trop institutionnelle de la pratique politique de la gauche au gouvernement. Celle-ci s'est concrètement traduite par le refus de susciter la mobilisation populaire, ou de s'appuyer sur des mouvements sociaux existants. Mélenchon cite le cas de l'absence de réaction aux fameuses décisions du Conseil constitutionnel de janvier 1982 qui retoquaient la loi de nationalisation du gouvernement Mauroy pour cause d'insuffisante indemnisation des propriétaires et faisaient ainsi de l'inviolabilité du droit de propriété un droit constitutionnel fondamental.

Il souligne également l'impact dévastateur de la dénonciation par le gouvernement Mauroy des grèves des ouvriers immigrés de l'automobile, assimilées à un « complot chiite » – le racisme islamophobe, on le voit, remonte à loin, y compris au sein de la gauche. Il convient d'ajouter à cela la façon dont le PS et Mitterrand ont coupé l'herbe sous les pieds du mouvement antiraciste autonome qui émergeait avec la marche de 1983, en lançant SOS Racisme.

Pour résumer, on peut dire que cette pratique politique étroitement institutionnelle révèle que les organisations populaires sont loin d'être indemnes de logiques d'étatisation, avant même d'accéder aux fonctions gouvernementales, a fortiori lorsqu'elles y accèdent à la faveur de victoires électorales. De ce fait découle aussi une part essentielle des contradictions et des luttes qui les traversent de l'intérieur.

Le deuxième facteur mentionné par Mélenchon est la pression extérieure, la « contrainte extérieure » comme on disait à l'époque, qui s'est traduite par la fuite des capitaux, la dévaluation du franc et le poids déjà acquis de la CEE (Communauté Economique Européenne), première forme de l'actuelle UE, plus précisément par le biais du Système Monétaire Européen, ébauche de monnaie unique. Je n'ai pas le temps de développer, mais il est nécessaire de rappeler que ce type de carcan, dans lequel la construction européenne occupe une place centrale, était déjà bien présent à l'époque et qu'il a pesé lourd dans le tournant néolibéral.

Le rôle joué par Jacques Delors à la fois au niveau interne et au niveau européen fut tout à fait décisif à cet égard. Disons simplement que l'on sait désormais que la rupture anticapitaliste ne peut pas faire l'économie de l'affrontement avec cette Union européenne, qu'il convient de s'y préparer, et que cela nécessite, du moins de façon transitoire, le maintien et même le renforcement du caractère national, ou plus exactement national-populaire, du cadre étatique.

Pour une gauche de rupture, la question se pose donc en ces termes : si on ne transforme pas l'Etat, on sera inexorablement transformé par lui. La trajectoire des gauches de gouvernement, de la France des années 1980 à la Grèce du premier gouvernement Syriza, nous montre ce qu'il en coûte de renoncer à cette tâche. A nous de montrer qu'on peut s'y prendre autrement.

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Paris, le 6 avril 2024.

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L’intelligence artificielle et les algorithmes : au cœur d’une reconfiguration des relations internationales capitalistes

21 mai 2024, par Giuliana Facciolli, Jonathan Martineau — , ,
Dans cet article, nous explorons certaines reconfigurations de l'économie politique des relations internationales dans la foulée de l'avènement de nouveaux modes d'exploitation (…)

Dans cet article, nous explorons certaines reconfigurations de l'économie politique des relations internationales dans la foulée de l'avènement de nouveaux modes d'exploitation et d'expropriation et de nouvelles relations de dépendance à l'ère des technologies algorithmiques et de l'intelligence artificielle (IA).

21 avril 2024

Nous identifions d'abord certaines limites de l'hypothèse influente du « techno-féodalisme » pour expliquer les changements politicoéconomiques contemporains, et nous adoptons plutôt le cadre du « capitalisme algorithmique » qui nous apparait plus apte à rendre compte des développements actuels. Deuxièmement, nous examinons les nouveaux rapports capital-travail engendrés par la montée des plateformes et par la prolifération du « travail digital », en nous concentrant surtout sur des espaces du Sud global. Nous nous penchons ensuite sur une nouvelle modalité de transfert de valeur du Sud global vers le Nord sous la forme de l'extraction de données rendue possible par le déploiement d'infrastructures de technologies numériques dans des pays du Sud. Finalement, nous discutons brièvement de la rivalité sino-américaine et nous faisons appel au concept de « périphérisation » afin d'explorer quelques tensions, déplacements et continuités dans l'économie politique internationale, de la période du capitalisme néolibéral à celle du capitalisme algorithmique.

L'économie politique de l'IA et des algorithmes : une logique féodale ou capitaliste ?

Comment conceptualiser le contexte historique du déploiement accéléré des technologies d'IA ? L'économiste Cédric Durand a formulé une théorisation des transformations contemporaines de l'économie politique du numérique qui a réveillé l'économie politique hétérodoxe de son sommeil dogmatique et qui exerce une grande influence au sein de la gauche[2]. Sa conceptualisation « technoféodale » de l'économie politique contemporaine constitue une contribution d'une grande valeur, mais elle souffre également de limites importantes. Le concept de technoféodalisme met l'accent sur les intangibles[3] et sur les déplacements qu'ils occasionnent dans l'organisation de la production, de la distribution et de la consommation. Selon cette hypothèse, le durcissement des droits de propriété intellectuelle, la centralisation des données et le contrôle oligopolistique de l'infrastructure sociotechnique au cœur du déploiement des technologies algorithmiques et du pouvoir économique des grandes plateformes participent tous à la formation d'une vaste économie de rentes structurée autour de relations de dépendance de type « féodal ».

Les configurations économiques technoféodales sont largement répandues, selon Durand. D'une part, elles s'expriment dans les relations de travail : « Alors que la question de la subordination se trouve au cœur de la relation salariale classique, c'est le rapport de dépendance économique qui est prééminent dans le contexte de l'économie des plateformes[4] ». Durand détecte une dynamique de dépendance non capitaliste dans un contexte où la gestion par les plateformes d'une myriade de travailleuses et travailleurs dispersés subvertit les formes contractuelles d'exploitation du travail salarié. D'autre part, des dynamiques « féodales » se déploient également dans les relations entre différents capitaux : « L'essor du numérique bouleverse les rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance, ce qui dérègle la mécanique d'ensemble et tend à faire prévaloir la prédation sur la production[5] ». Malgré la diversité des innovations, notamment autour de l'IA, lesquelles se multiplient à un rythme accéléré, il peut sembler tentant d'aller plutôt vers la notion de féodalisme étant donné la tendance lourde à la stagnation de la productivité et de la croissance économique.

La terminologie féodale identifie certes des changements importants dans les relations fondamentales du capitalisme, mais elle crée à notre avis un cadre conceptuel anachronique qui souffre de limites importantes, surtout lorsqu'il s'agit d'analyser le moment contemporain du déploiement de technologies algorithmiques et de l'IA dans une perspective globale. Premièrement, le terme génère une conception du changement sociohistorique eurocentriste en situant les développements contemporains dans un cadre conceptuel qui reproduit l'expérience historique européenne. Deuxièmement, et de façon reliée, le cadre conceptuel « néoféodal » ignore ainsi comment le capitalisme s'est développé à l'échelle mondiale à partir d'une articulation interne de formes hétérogènes de travail et de marché, d'exploitation et d'extraction, en particulier en rendant l'existence de formes marginales et subordonnées en périphérie indispensable pour le maintien de formes capitalistes plus typiques au centre. Troisièmement, le modèle mène à une conception réductionniste de la transition en niant son contenu concret. Dans l'analyse d'un processus en cours, il est problématique de recourir à des débats sur la transition du féodalisme au capitalisme alors que ceux-ci portent sur des modes de production pleinement constitués sur le plan historique. Cela risque de mener à un raisonnement tautologique, où des caractéristiques soi-disant « non capitalistes » de la nouvelle économie sont étiquetées a priori comme « féodales », pour ensuite en faire dériver un modèle « technoféodal ». Pour ces raisons, la référence au féodalisme européen est davantage une allusion, une métaphore, certes très évocatrice, mais sans véritable pouvoir explicatif[6] : il s'agit davantage par cette notion de signaler des changements économiques contemporains sous le sceau d'un sentiment général de « régression ».

Il faut à notre avis inscrire la récente vague de changements sociotechniques dans un cadre qui permet de saisir les reconfigurations globales et les combinaisons émergentes entre anciennes et nouvelles formes d'accumulation. Plutôt qu'un « retour vers le futur » féodal, nous soutenons que les transformations contemporaines représentent un nouveau stade du développement capitaliste, le capitalisme algorithmique[7], au sein duquel une logique d'exploitation/extraction capitaliste déploie des mécanismes rentiers et de nouvelles formes de dépendance[8]. Comme nous l'ont rappelé entre autres Nancy Fraser, David Harvey et David McNally, l'extraction et « l'accumulation par dépossession » sont des processus continus de l'accumulation du capital, et non pas un moment « d'accumulation initiale » révolu, ou encore des restes historiques de modes de production précapitalistes.

Le capital algorithmique se caractérise par le développement et l'adoption rapide des technologies algorithmiques portés par un impératif d'extraction de données qui (re)produit des relations d'exploitation/extraction dans les espaces-temps du travail, du loisir et de la reproduction sociale, brouillant ces distinctions du point de vue de l'économie politique du capitalisme[9]. En effet, l'exploitation du temps de travail dans la production de valeur d'échange, la forme « classique » de l'accumulation capitaliste, s'accompagne désormais d'une nouvelle forme d'extraction, celle des données, qui se produit pendant et au-delà du temps de travail. On observe ainsi de nouvelles formes de production de valeur qui s'étendent au-delà du temps de travail au fil de différentes opérations d'extraction, de traitement et de transformation de données qui génèrent diverses formes d'actifs et de marchandises pour les capitalistes algorithmiques.

Depuis le milieu des années 2000, les algorithmes se sont encastrés dans divers aspects de l'accumulation du capital, que ce soit sur le plan de la production, de la distribution ou de la consommation. Ils médiatisent les relations sociales, orientent les flux de la (re) production socioéconomique et du travail, et disséminent leur logique prédictive dans la société. Il est désormais ardu de trouver des secteurs économiques, des marchés, voire des sphères de la société, qui ne soient pas transformés ou influencés par les données massives et les algorithmes. Depuis la crise du néolibéralisme financiarisé de 2007-2008, le capital algorithmique reconfigure, réoriente et transcende divers processus et dynamiques du capitalisme néolibéral, alors que les compagnies technologiques des GAFAM[10] entre autres sont devenues les plus grandes compagnies au monde et des fers de lance de l'accumulation capitaliste. Bien entendu, les transitions historiques s'opèrent sur le long terme, et la crise de 2007-2008 est selon nous le symbole d'un processus prolongé de chevauchements et de changements plutôt qu'une rupture nette ou subite. Néanmoins, une transition s'opère effectivement depuis les 15 à 20 dernières années et reconfigure le système capitaliste et son économie politique internationale. De ce point de vue, les nouvelles articulations des rapports entre le Nord et le Sud global se déploient non pas dans le contexte d'un moment « néoféodal » mondialisé, mais dans celui de l'avènement du capital algorithmique. Les nouvelles relations dans la division internationale du travail et les nouveaux mécanismes de transfert de valeur du Sud vers le Nord (et maintenant aussi vers la Chine) se saisissent plus aisément de ce point de vue.

Rapports capital-travail et division internationale du travail

La montée historique du capital algorithmique s'accompagne de reconfigurations importantes du travail aux ramifications internationales. Au premier chef, de nouvelles formes de travail digital combinent, au sein d'assemblages divers, des processus d'exploitation du travail et d'extraction de données sous quatre formes principales. Le « travail à la demande » est le résultat d'une médiation algorithmique, souvent par des plateformes, de l'économie des petits boulots (gig work) ; le « microtravail » fragmente et externalise des tâches numériques auprès de bassins de travailleuses et travailleurs du clic ; le « travail social en réseau » est le lot d'utilisatrices et d'utilisateurs de plateformes, notamment les médias sociaux, lesquels produisent du contenu et traitent des données ; finalement, le « travail venture » forme une nouvelle élite du travail autour de femmes et d'hommes programmeurs, ingénieurs et autres scientifiques de données et experts en IA employés par les firmes technologiques[11]. Chacune de ces formes de travail digital déploie une logique d'exploitation/extraction, alors que la valeur et les données migrent du travail vers le capital algorithmique.

Ces reconfigurations de la relation capital-travail ont en retour réajusté des pratiques de sous-traitance et de délocalisation du travail par les compagnies technologiques du Nord vers les travailleuses et travailleurs du Sud. L'exemple bien connu de la plateforme américaine Uber, qui a conquis tant d'espaces urbains et semi-urbains dans le Sud global, est évocateur de cette tendance large. De plus, la sous-traitance du microtravail par les firmes technologiques auprès de travailleuses et travailleurs du digital du Sud global crée de nouvelles relations d'exploitation/extraction directes et indirectes. Des cas bien documentés comme celui de la sous-traitance par la firme OpenAI de travail d'étiquetage et de « nettoyage » des données utilisées pour entrainer son large modèle de langage ChatGPT auprès de microtravailleuses et microtravailleurs kenyans est évocateur. Ces derniers devaient « nettoyer » les données d'entrainement de ChatGPT afin d'en retirer les contenus violents ou inacceptables pour le modèle tels que des agressions sexuelles, l'abus d'enfants, le racisme ou encore la violence qui pullulent sur Internet[12]. Plusieurs de ces travailleuses et travailleurs ont souffert par la suite du syndrome de choc post-traumatique. Cela n'est que la pointe de l'iceberg d'un vaste réseau de nouveaux marchés de travail digital qui reconfigurent la division internationale du travail à l'ère numérique.

Hormis le microtravail effectué sur la gigaplateforme Amazon Mechanical Turk, surtout concentré aux États-Unis, la plupart du microtravail est effectué dans le Sud global. Le travail digital configure ainsi ses propres chaines de valeur selon une dynamique qui reproduit les pratiques de délocalisation suivant l'axe Nord-Sud de la division internationale du travail. En 2024, la majorité des requérants de microtravail se trouve dans les pays du G7, et la majorité des exécutants de ces tâches dans le Sud global. Souvent, ces travailleuses et travailleurs ne sont pas reconnus comme employés des plateformes, ne jouissent d'aucune sécurité d'emploi, d'affiliation syndicale ou de salaire fixe. Ces personnes héritent également de tâches aliénantes et sous-payées d'entrainement d'algorithmes, de traitement de données et de supervision d'intelligences artificielles qui passent pour pleinement automatisées.

La constitution d'un marché international du travail digital mobilise différents mécanismes institutionnels de l'industrie du développement international. Par exemple, la montée d'organisations d'« impact-sourcing[13] » participe d'une redéfinition du développement international autour de la notion de « fournir des emplois au lieu de l'aide[14] ». La logique de l'impact-sourcing n'est pas nouvelle, elle reproduit des processus de délocalisation et la quête de travail bon marché typique de la mondialisation néolibérale, comme la délocalisation des emplois de services à la clientèle en Asie, notamment en Inde. L'impact-sourcing se concentre toutefois sur la délocalisation du travail digital. Au départ, ces organisations d'externalisation étaient sans but lucratif pour la plupart et, appuyées par la Banque mondiale, elles distribuaient des téléphones portables et des tâches de microtravail dans des camps de réfugié·es, des bidonvilles et dans des pays du Sud global frappés durement par des crises économiques, au Venezuela par exemple. Plusieurs de ces organisations sont devenues par la suite des compagnies à but lucratif qui jouent désormais un rôle majeur dans la constitution et l'organisation d'un marché du travail digital dans des communautés où les occasions d'emploi formel sont rares. La firme Sama par exemple, celle-là même engagée par OpenAI pour sous-traiter l'entrainement des données de ChatGPT, est active en Afrique, en Asie et en Amérique latine, où elle constitue des bassins d'emploi de travail digital à bon marché, notamment en Haïti et au Pakistan.

Nous voyons ainsi que le capital algorithmique introduit des modes d'articulation d'activités formelles et informelles, de boulots d'appoint et de tâches diverses sur plusieurs territoires. Le contrôle centralisé algorithmique de toutes ces activités garantit qu'elles produisent des données qui (re)produisent des formes de surveillance, de pouvoir social et de subordination du travail. Le travail qui supporte le développement de l'IA et des technologies algorithmiques ne provient donc pas uniquement de la Silicon Valley. C'est plutôt un travail collectif mondial qui produit l'IA à l'heure actuelle, mais la concentration de richesse et de pouvoir qui en découle se retrouve aux États-Unis et en Chine.

Extraction des données et transfert de valeur

La montée du travail digital dans le Sud global est également symptomatique de l'impératif d'extraction du capital algorithmique. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) et la plupart des accords mondiaux de libre-échange qui structurent le commerce international régulent le mouvement des biens et services, mais aussi des données. Les géants du numérique comme Meta, Google, Amazon et Microsoft dominent à l'échelle mondiale et sont actifs dans le déploiement d'une infrastructure numérique dans les pays du Sud global en échange d'un accès exclusif aux données ainsi générées. Les ramifications internationales de cette « datafication » du Sud global[15] nous invitent à réviser le contenu de concepts tels que le colonialisme ou encore l'impérialisme. L'hégémonie américaine de la deuxième moitié du XXe siècle s'est bâtie sur des rapports économiques inégalitaires et des transferts de valeur du Sud global vers le Nord global, surtout vers les États-Unis et leurs alliés, sous diverses formes : la division internationale du travail, l'échange inégal, la coercition et l'appropriation par le marché, ou encore le mécanisme de la dette. L'ère du capitalisme algorithmique reproduit ces relations d'exploitation/extraction, mais déploie également un nouvel aspect : les transferts de valeur qui s'opèrent du Sud vers le Nord prennent désormais également la forme d'un transfert de données vers les centres que sont les États-Unis et la Chine[16], un transfert de données qui s'accompagne d'un pouvoir algorithmique de surveillance[17], de dépendance et potentiellement de gouvernementalité algorithmique[18] qui posent de nouveaux défis à la souveraineté nationale des pays du Sud. C'est ce que nous appelons le néocolonialisme algorithmique.

La « datafication » du Sud global a également des conséquences importantes dans la sphère du développement international, où l'on assiste à un transfert de pouvoir vers des acteurs du secteur privé. Les compagnies algorithmiques ont maintenant supplanté les autres joueurs traditionnels du complexe institutionnel du développement international (ONG, organisations internationales, gouvernements, banques de développement, organisations humanitaires, etc.) en ce qui concerne les informations sur les populations du Sud global. Les donateurs et autres bailleurs de fonds du développement international se tournent désormais vers des compagnies technologiques pour un accès aux données collectées par leurs applications, lesquelles sont plus nombreuses et détaillées que celles colligées par les méthodes « traditionnelles » (recensements, enquêtes, recherches scientifiques, etc.). Il en résulte que ces compagnies privées héritent d'un plus grand pouvoir de définir les enjeux de développement, de fixer des priorités et d'influencer la gouvernance des projets de développement.

De nouvelles dynamiques de pouvoir émergent ainsi entre acteurs publics et acteurs privés, ce qui soulève également des enjeux épistémologiques et éthiques. D'une part, les données extraites par les compagnies algorithmiques reflètent davantage la situation des populations « connectées » que celle des populations moins intégrées à l'économie de marché, au monde numérique et à la consommation de masse. D'autre part, la propriété des données donne aux capitalistes algorithmiques le pouvoir de voir tout en niant aux utilisatrices et utilisateurs le pouvoir de ne pas être vus. Mark Zuckerberg, par exemple, fait appel à une rhétorique philanthropique afin de promouvoir son projet de développement international « internet.org », visant à connecter gratuitement à l'Internet à l'échelle mondiale les populations défavorisées. L'intérêt de Meta dans un tel projet consiste bien sûr à s'approprier ainsi toutes les données générées par ces nouvelles connexions à grande échelle, surtout dans un contexte où la plupart des pays du Sud global visés par une telle initiative n'ont pas de législation solide concernant la propriété des données ou encore la protection de la vie privée. C'est cette logique extractive, combinée à un « solutionnisme technologique[19] » sans complexe, qui pousse IBM à vouloir utiliser l'IA afin de solutionner les problèmes en agriculture, en santé, en éducation et des systèmes sanitaires au Kenya, ou encore le géant chinois Huawei à développer environ 70 % du réseau 4G en Afrique, en plus de conclure des contrats notamment avec les gouvernements camerounais et kenyan afin d'équiper les centres de serveurs et de fournir des technologies de surveillance[20]. Les compagnies algorithmiques du Nord et de la Chine accumulent ainsi du pouvoir, de la richesse et de l'influence dans les pays du Sud global par ces formes de néocolonialisme algorithmique.

L'économie politique internationale du capitalisme algorithmique et la périphérisation
Le néocolonialisme algorithmique et les relations sino-américaines

L'avènement du capitalisme algorithmique se produit dans une conjoncture internationale de possible transition hégémonique. La croissance soutenue et parfois spectaculaire de la Chine dans les 40 dernières années se traduit désormais par une mise au défi du pouvoir unipolaire américain en place depuis la fin de la Guerre froide. La Chine est encore bien loin de l'hégémonie mondiale, mais sa montée en puissance ébranle déjà les dynamiques de pouvoir en Asie. Alors que le champ gravitationnel de l'accumulation mondiale s'est déplacé de la zone nord-atlantique vers l'Asie du Sud et du Sud-Est dans les dernières décennies[21], la Chine a développé son propre modèle de capitalisme algorithmique autoritaire et se pose désormais en rival mondial des États-Unis sur le plan de l'accumulation algorithmique et des technologies d'IA[22]. Les tensions manifestes dans cet espace de compétition internationale s'accompagnent d'un déclin soutenu du pouvoir économique des pays de l'Union européenne, pour qui le développement du capitalisme algorithmique se fait dans une relation de dépendance envers les États-Unis.

Tout comme le capital algorithmique américain déploie ses rapports capital-travail et ses modes d'exploitation/extraction dans de nouvelles configurations internationales, le capital algorithmique chinois déploie également une infrastructure technologique au fil de ses investissements internationaux, construisant des réseaux de transfert de valeur et de données en Asie, en Afrique, en Amérique latine et au Moyen-Orient, des réseaux orientés vers la Chine. Les flux mondiaux de données prennent ainsi deux directions majeures, les États-Unis et la Chine, avec l'exception notable de la Russie, le seul pays du monde autre que les États-Unis et la Chine à conserver une certaine forme de souveraineté numérique. Alors que le capital algorithmique déploie son unique configuration de mécanismes d'exploitation/extraction, des espaces du capitalisme mondial qui étaient jadis centraux dans l'accumulation du capital sont maintenant en voie de devenir périphériques.
La périphérisation

L'infrastructure sociotechnique algorithmique contemporaine imprègne de plus en plus chaque pore des chaines de valeur mondiales et approfondit les segmentations entre nations et régions au sein des espaces d'accumulation du capital. Le processus actuel de périphérisation de certains espaces du capitalisme mondial doit toutefois être remis dans un contexte historique plus long : la dépendance mondiale envers les GAFAM (et leurs contreparties chinoises) s'enracine dans des formes du droit international et des processus politiques hérités de la période néolibérale. La thèse technoféodale peut également être critiquée de ce point de vue : en décrivant un monde où les pouvoirs privés surpassent ceux des États, elle reproduit la même confusion qui caractérisait les arguments du « retrait de l'État » lors des rondes de privatisations intensives au plus fort de la période néolibérale. En fait, cette asymétrie de pouvoir est elle-même promulguée par les États sous la forme du droit, et elle résulte des positions inégales qu'occupent les différents pays en relation avec les compagnies technologiques transnationales. En ce sens, des formes de gouvernance néolibérale perdurent dans des types d'administration qui favorisent les compagnies privées et maintiennent en place l'orthodoxie budgétaire. Les politiques d'innovation demeurent ainsi largement orientées vers le secteur privé, et le système de droit de propriété intellectuelle international hérité de la période néolibérale sous-tend l'hégémonie des GAFAM aujourd'hui. En adoptant une perspective historique à plus long terme, nous voyons que la subordination d'États et de leur territoire à des compagnies transnationales n'est pas nouvelle dans le capitalisme ; en fait, il s'agit d'une condition structurelle qui distingue les pays périphériques des pays du centre.

Les « nouvelles relations de dépendance » à l'ère contemporaine se comprennent plus aisément lorsqu'on tient compte de l'histoire des monopoles intellectuels au-delà de la Californie. La vaste offensive de privatisation des actifs intangibles a débuté dans les années 1990 et s'est appuyée sur les tribunaux et les sanctions commerciales afin d'obliger les pays du Sud à se conformer au régime strict de droit de propriété intellectuelle. L'Accord de l'OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC ; TRIPS en anglais) est né d'une collaboration avec des entreprises du savoir du Nord de façon à établir des unités de production partout dans le monde tout en limitant l'accès aux intangibles par l'entremise des brevets. La disponibilité de cette infrastructure pour les pays du Sud était conditionnelle à l'adoption d'une forme renouvelée de domination. De plus, bien que les États-Unis et la Communauté européenne occupaient à l'époque une position dominante dans les secteurs informatique, pharmaceutique, chimique et du divertissement, et détenaient les marques déposées les plus importantes au monde, les États-Unis, en tant que premier exportateur mondial de propriété intellectuelle, jouissaient de davantage de marge de manœuvre pour consolider leur position et celle des compagnies qui possédaient d'importants portfolios de propriété intellectuelle.

Quelques décennies plus tard, le sol a certes bougé. Le développement du néocolonialisme algorithmique modifie l'ancienne division entre les gagnants du Nord et les perdants du Sud. Le durcissement du droit de propriété intellectuelle affecte même le Nord global, surtout les pays européens ou encore le Canada, et ce, en raison d'effets à long terme de politiques de flexibilisation et d'austérité qui ont jeté les bases de la montée du capital algorithmique. Cela illustre bien la complexité des transitions historiques, qui sont autant des moments de rupture que de chevauchement d'un vieux monde qui prépare le terrain pour le nouveau. L'Europe est désormais durablement larguée dans la course aux technologies algorithmiques et à l'IA, notamment en raison de systèmes d'innovation nationaux qui demeurent largement articulés autour du leadership du secteur privé, ce qui empêche les gouvernements d'intervenir dans les jeux de la concurrence capitaliste internationale. Alors que la Chine et la Russie ont été en mesure de développer de robustes écosystèmes numériques nationaux, on constate l'absence de capital européen au sommet du secteur technologique algorithmique, et les pays européens doivent pour la plupart se fier à l'infrastructure numérique de compagnies américaines.

Alors que l'avantage industriel historique européen s'est effrité sans être remplacé par de nouvelles capacités, cela nous rappelle que la compétition dans l'ordre international est bidirectionnelle : certains pays gagnent du terrain, d'autres en perdent. Comme le rappelle Enrique Dussel[23], les relations de dépendance entre des capitaux nationaux avec des degrés d'intrants technologiques différents sont un produit de la concurrence internationale. La « dépendance » européenne découle ainsi d'une logique de compétition internationale qui a altéré la relation des pays de l'Union européenne avec les intangibles. L'expérience européenne n'est pas celle d'une transition vers un autre mode de production « technoféodal », mais celle d'un passage de l'autre côté de l'ordre capitaliste mondial, celui de la périphérie. Loin d'un « retour vers le futur » néoféodal, ce processus de périphérisation qui affecte l'Europe, mais également d'autres espaces du capitalisme mondial, est symptomatique d'une reconfiguration des relations d'exploitation/extraction dans le nouveau stade du capitalisme algorithmique.

Par Giuliana Facciolli, Étudiante à la maîtrise à l'Université York et Jonathan Martineau, professeur adjoint au Liberal Arts College de l'Université Concordia.

NOTES

1.L'autrice et l'auteur remercient Écosociété de sa permission de reproduire certains passages du livre de Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, Le capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l'ère de l'intelligence artificielle, Montréal, Écosociété, 2023.

2. Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l'économie numérique, Paris, Zones, 2020. D'autres contributions importantes à la conceptualisation des changements contemporains en lien avec le concept de féodalisme viennent entre autres de : Jodi Dean, « Communism or neo-feudalism ? », New Political Science, vol. 42, no 1, 2020 ; Yanis Varoufakis, « Techno-feudalism is taking over », Project Syndicate, 28 juin 2021 ; David Graeber parle de son côté de « féodalisme managérial » dans les relations de travail contemporaines. Voir David Graeber, Bullshit Jobs, New York, Simon & Schuster, 2018 ; en français : Bullshit Jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.

3. Les actifs intangibles sont des moyens de production qu'on ne peut « toucher », par exemple un code informatique, un design, une base de données. Durand, Techno-féodalisme, op. cit., p. 119.

4. Durand, p. 97.

5. Durand, p. 171.

6. Pour une critique différente mais convergente, voir Martineau et Durand Folco, 2023, op. cit., p. 174-179.

7. Martineau et Durand Folco, 2023, op. cit.

8. L'idée des relations capitalistes comme assemblages de modes d'exploitation et d'extraction (ou expropriation) et de l'accumulation du capital comme à la fois un processus d'exploitation et de « dépossession » est inspirée de contributions de Nancy Fraser, David Harvey et David McNally : Nancy Fraser, « Expropriation and exploitation in racialized capitalism : a reply to Michael Dawson », Critical Historical Studies, vol. 3, no 1, 2016 ; David McNally, Another World is Possible. Globalization and Anti-capitalism, Winnipeg, Arbeiter Ring Publishing, 2006 ; David Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.

9. Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, « Paradoxe de l'accélération des rythmes de vie et capitalisme contemporain : les catégories sociales de temps à l'ère des technologies algorithmiques », Politique et Sociétés, vol. 42, no 3, 2023.

10. NDLR. Acronyme désignant les géants du Web que sont Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft.

11. Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019 ; Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, « Les quatre moments du travail algorithmique : vers une synthèse théorique », Anthropologie et Sociétés, vol. 47, no 1, 2023 ; Gina Neff, Labor Venture. Work and the Burden of Risk in Innovative Industries, Cambridge, MIT Press, 2012.

12. Billy Perrigo, « Exclusive : OpenAI used kenyan workers on less than $2 per hour to make ChatGPT less toxic », Time, 18 janvier 2023.

13. Parfois traduit en français par « externalisation socialement responsable ».

14 Phil Jones, Work Without the Worker. Labour in the Age of Platform Capitalism, Londres,Verso, 2021.

15. Linnet Taylor et Dennis Broeders, « In the name of development : power, profit and the datafication of the global South », Geoforum, vol. 64, 2015, p. 229‑237.

16. Ce phénomène a certains précédents, notamment la compagnie IBM qui s'appropriait dès les années 1970 les données transitant par ses systèmes informatiques installés dans certains pays du Sud global. Il se déploie toutefois aujourd'hui à une échelle beaucoup plus grande.

17. Shoshana Zuboff, L'âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2022.

18. Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d'émancipation. Le disparate comme condition d'individuation par la relation ? », Réseaux, vol. 1, n° 177, 2013, p. 163‑96.

19. Evgeny Morozov, To Save Everything, Click Here. The Folly of Technological Solutionism, New York, PublicAffairs, 2014.

20. Mohammed Yusuf, « China's reach into Africa's digital sector worries experts », Voice of America, 22 octobre 2021.

21. David McNally, Panne globale. Crise, austérité et résistance, Montréal, Écosociété, 2013.

22. Kai-Fu Lee, AI Superpowers : China, Silicon Valley, and the New World Order, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2018.

23. Enrique Dussel, Towards an Unknown Marx. A Commentary on the Manuscripts of 1861-63, Abingdon, Taylor & Francis, 2001. ↑

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Argentine-dossier. La grève nationale du 9 mai appelée par la CGT et les deux CTA a été massive

A sept heures du matin, un cycliste roulait à contresens sur la voie dédiée aux bus sur l'avenue 9 de Julio. Il n'y avait pas de danger car il n'y avait pas âme qui vive. Les (…)

A sept heures du matin, un cycliste roulait à contresens sur la voie dédiée aux bus sur l'avenue 9 de Julio. Il n'y avait pas de danger car il n'y avait pas âme qui vive. Les gares de Retiro et de Constitución sont fermées et quelques personnes marchent à la recherche d'un moyen de transport. Cela fait sept heures qu'a commencé la grève nationale décrétée par la CGT et les deux CTA (Central de Trabajadores de la Argentina Autónoma et Central de Trabajadores de la Argentina de los Trabajadores – CTA-A et CTA-T).

10 mai 2024 | tiré du site alencontre.org

Or les confédérations syndicales ont déjà confirmé ce qu'elles avaient prédit : « C'est la grève énorme [un parazo]. » Au siège de la CGT, des communiqués arrivaient des différents bureaux régionaux, faisant état de l'ampleur de la mobilisation dans les différentes provinces. La moyenne se situe entre 80 et 90% de soutien.

Le gouvernement de Javier Milei a tenté en vain de faire valoir les arguments éculés selon lesquels les syndicats empêchaient les personnes qui n'adhéraient pas à la grève de se rendre sur leur lieu de travail, les millions que le pays perdait, les actes de violence ou l'utilisation de clous « migueletes » [clous multipointes], comme l'a dit la ministre de la Sécurité Patricia Bullrich. Mais rien de ce qu'ils ont affirmé n'a suffi à diminuer la force de la grève. « La grève leur a fait mal », a déclaré le membre du triumvirat syndical et dirigeant de la fédération des camionneurs Pablo Moyano. Il a averti que si Milei maintient son plan d'ajustement, la centrale syndicale des travailleurs maintiendra le plan de lutte. Héctor Daer, l'autre triumvir [dirigeant de la fédération des travailleurs de la santé FATSA], a demandé au gouvernement de « prendre note » du message envoyé par les travailleurs et travailleuses organisés et de « réexaminer sa politique d'ajustement qui nous mène à l'extrême ». C'est la deuxième grève nationale en cinq mois [après celle du 24 janvier] du gouvernement libertarien qui applique un ajustement féroce qui vide les poches et affaiblit la structure de l'Etat. Tout indique que ce ne sera pas la dernière action directe.

La grève a eu un impact sur la Casa Rosada [résidence de la présidence]. Le premier signe a été donné par Patricia Bullrich lorsqu'elle a déclaré quelques jours auparavant que le protocole anti-piqueteros [piquet de lutte bloquant les rues] allait être appliqué à une grève qui n'incluait pas un tel type d'action. Ce jeudi matin, elle a organisé une conférence de presse chaotique dans la gare vide de la Constitución. Elle s'est contentée de bafouiller qu'il s'agissait d'une « grève de la faiblesse ». Le président Javier Milei, quant à lui, a profité de son jour de congé pour chercher les significations du mot « grève » dans un dictionnaire et les commenter sur le réseau social X.

***

Au petit matin, les rues et avenues de Buenos Aires ressemblaient à une carte postale de l'époque de la pandémie où très peu de gens sortaient dans les rues. Le silence était un dénominateur commun dans les artères de plusieurs villes du pays. Les dirigeants cégétistes ont pu le constater dans les rues de Buenos Aires, mais ils ont également reçu des photos des bureaux régionaux de la CGT montrant l'impact de la grève dans les provinces. Dans les usines automobiles, pas un écrou n'a été serré. Tout était calme.

Dans la ville de Cordoba, capitale d'une province où le président a remporté le scrutin présidentiel, la grève a été suivie. Une station de radio devant le siège de la CGT locale a exhorté les gens à respecter la grève et a averti que « le pays n'est pas à vendre ». Un rassemblement a s'est déroulé dans l'une des principales rues de la capitale, où l'on pouvait voir des banques et des bureaux publics fermés avec des affiches appelant à la grève, qui avait déjà débuté.

A Tucumán, la grève a également eu un fort impact. Même le gouverneur Osvaldo Jaldo, péroniste mais de plus en plus identifié aux libertariens, a déclaré que, bien que la grève soit d'ordre légal et constitutionnel, « je ne suis pas du tout d'accord ». Il a ajouté qu'« aujourd'hui, ils s'arrêtent de travailler pour continuer à dormir, et ce n'est pas en dormant que nous allons faire avancer l'Argentine. »

Le Secrétariat de la CGT, dirigé par le métallurgiste Abel Furlan [nouveau secrétaire de l'UOM-Unión Obrera Metalúrgica] et qui coordonne le travail avec les sections régionales de la fédération, a reçu des messages indiquant que dans des provinces comme Santiago del Estero, Santa Fe, Entre Ríos, Catamarca et de nombreuses autres dans le sud, comme Río Negro, la grève a été massive. « C'est une démonstration que le mouvement ouvrier uni ne sera jamais vaincu », a-t-il répété.

A CABA (Ciudad Autónoma de Buenos Aires), des bus du groupe DOTA [société anonyme de transports en commun] ont circulé. Pas tous. Le groupe, qui contrôle un bon nombre de lignes entre la banlieue et la ville de Buenos Aires, a fait pression sur ses chauffeurs pour qu'ils prennent le service. Ils ont fait valoir que le DNU 70/2023 [Bases para la reconstruccion de la economia] leur permettait d'opérer comme s'il s'agissait d'un service essentiel. Toutefois, la Justice du travail les a avertis, par le biais d'une décision, que le volet concernant le travail du préjudiciable DNU est suspendu suite à plusieurs directives accordées aux syndicats qui ont comparu devant le Tribunal du travail. En tout état de cause, les bus qui ont circulé étaient soit vides, soit avec très peu de passagers. Un autre signe du succès de la grève.

Les centrales syndicales

« La grève a été massive dans toutes les provinces », a déclaré le dirigeant de la CTA de Trabajadores, Hugo Yasky, qui, avec le secrétaire à la communication de l'organisation, Enrique Rositto, a déclaré dans un communiqué que « cette journée de lutte, menée par le mouvement syndical argentin, condamne les politiques d'ajustement du gouvernement de Milei. Nous exigeons la fin de l'asphyxie des ressources de nos provinces et la restitution des fonds réclamés par l'Université. Nous exigeons également la restitution de la Prime à l'Enseignement, la réintégration des personnes licenciées dans le secteur public et la non-privatisation d'Aerolíneas Argentinas et d'autres entreprises publiques. »

Hugo « Cachorro » Godoy, chef de la CTA Autónoma, a, quant à lui, appelé à « approfondir le plan de lutte ». Il a déclaré que le gouvernement devait être vaincu et que cet objectif pouvait être atteint en l'empêchant de gouverner par décret. « Nous devons l'obliger à respecter la démocratie et la Constitution et l'empêcher de continuer à la réformer par décret. Cela exige de la constance et de la continuité dans la tâche de construction de l'unité des secteurs populaires. »

Vers 16 heures, les membres de la direction de la CGT, avec les triumvirs Daer, Moyano et Carlos Acuña [Sindicato de Trabajadores de Estaciones de Servicios], ont donné une longue conférence de presse dans la salle Felipe Vallese. A son tour, Daer a remercié les travailleurs et travailleuses de tout le pays pour leur soutien indéfectible. Il a souligné la force de la grève et a conseillé deux choses au gouvernement : prendre note de l'ampleur de la grève et « reconfigurer sa politique d'ajustement, qui nous conduit à des extrêmes ». Il n'a pas expliqué le sens des extrêmes, mais on peut considérer qu'il fait référence à un approfondissement des actions de lutte que la CGT a menées et soutenues. Les raisons pour cela ne manquent pas.

Le triumvirat a justifié la mobilisation suite à l'ajustement structurel mis en œuvre par le gouvernement qui « a frappé les retraités et les plus vulnérables, parce que les plans sociaux ont été coupés. Non seulement les cantines ont vu leur approvisionnement réduit, mais leurs travailleurs se sont vu retirer [fin février 2024] l'appui du programme Potenciar Trabajo [mesures devant assurer une aide sociale et un retour à l'emploi]. Le gouvernement a suspendu 1100 travaux d'infrastructure urbaine qui étaient réalisés par des coopératives, ce qui a laissé tous ces gens dans la rue. »

« Si la grève avait été un échec comme l'a dit le ministre de l'Intérieur [Guillermo Francos], ils n'auraient pas eu besoin de réagir », a déclaré Moyano, qui a affirmé qu'il y aura « une conflictualité plus grande » si le gouvernement ne change pas de politique. Andrés Rodríguez, chef du syndicat d'Etat UPCN (Unión del Personal Civil de la Nación), a également pris la parole et a averti que « s'il n'y a pas de changement, nous continuerons à engager des mesures de lutte ».

Ainsi, Moyano, Rodríguez, Godoy, Yasky et Daer, à des moments et en des lieux différents, ont averti que les mesures de lutte ne s'arrêteraient pas. Ils se sont tous accordés sur la défense des travailleurs, sur le rejet des privatisations et contre le démantèlement de l'Etat. Une énumération de faits que favorise le projet de Ley Bases y Fiscal que le Sénat est en train de débattre. C'est sur cette base que prend de la vigueur la possibilité d'une nouvelle mobilisation le jour où la Chambre haute débattra de ces projets de loi, qui transformeront l'Argentine en un véritable cauchemar. (Article publié par Pagina 12 – d'orientation péroniste – le 10 mai 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

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Après le 9 mai, il faut préparer, à la base, une grève d'ampleur pour bloquer la Ley Bases, lors de son vote au Sénat

Par La Izqzuierda Diario

La direction de la CGT a confirmé que sa stratégie était de mener une grève ponctuelle contre le plan de guerre du gouvernement lancé contre la classe ouvrière. Mais la grève a eu une très grande ampleur et il faut donc continuer. Il est nécessaire d'imposer par le bas une grève active avec une mobilisation massive lors du vote de la Ley Bases par le Sénat. Cela fait partie de la préparation d'une grève générale, l'outil dont nous avons besoin pour liquider l'ensemble du plan d'austérité de Milei, du FMI et des grands patrons.

  • Lors de la conférence de presse qu'ils ont tenue, ce jeudi après-midi 9 mai, les dirigeants de la CGT ont confirmé qu'ils essaieraient d'utiliser la grande grève nationale comme moyen de pression sur le gouvernement. Malgré l'ampleur et la force de la grève, Héctor Daer, Pablo Moyano et d'autres dirigeants de la confédération syndicale ont affirmé que leur objectif était d'obtenir des changements dans la politique économique du gouvernement.

D'emblée, Héctor Daer a souligné que la grève était une mesure « contre la politique » du gouvernement. Tout en dénonçant certains des aspects les plus anti-ouvriers de la Ley Bases – actuellement en discussion au Sénat – il a insisté sur la nécessité pour le gouvernement de « prendre acte » du mécontentement social croissant.

Dans le même ordre d'idées, Pablo Moyano et d'autres leaders qui ont pris la parole ont fait référence aux négociations qui se déroulent au Sénat sur la Ley Bases. Daer est même allé jusqu'à parler de la nécessité de « sensibiliser » à propos des effets de la Ley. Fait-il allusion à la « conscientisation » des sénateurs radicaux [membres de l'UCR-Union civique radicale] et pro-Macri ? Ou alors des sénateurs libertariens ? Ou encore des sénateurs péronistes qui soutiennent les mesures d'austérité de Milei ?

Daer a insisté en soulignant que le succès de la grève « n'est pas une fin en soi. C'est un signal d'alarme pour les autorités, qui doivent trouver un moyen de corriger les dégâts sociaux qu'elles sont en train de provoquer avec les mesures qu'elles prennent. » A son tour, Moyano a affirmé que « le peuple a jugé le gouvernement par le biais de la grève à l'échelle nationale. Son mécontentement est de plus en plus grand. La journée d'aujourd'hui a été un signe clair de ras-le-bol. Beaucoup de ceux qui ont fait grève ont pourtant voté pour ces gens. Le gouvernement doit en prendre acte. S'il confirme son cap politique, la CGT confirmera l'orientation de son plan de lutte. »

Or, le gouvernement a confirmé le cours de l'ajustement et la CGT y répond par un appel à la négociation. Les directions syndicales réagissent par une mesure isolée, sans continuité, à ce qui est un véritable plan de guerre contre les travailleurs et travailleuses. Un plan qui dure depuis des mois. Les dirigeants syndicaux répètent la stratégie du 24 janvier : une mesure forte dans le seul but d'essayer d'amener Milei et les grands patrons à la table des négociations. Mais « négocier » signifie accepter une partie du plan de guerre de Milei contre la classe ouvrière. Cela signifie continuer à renoncer à des acquis et à des droits.

Ce 9 mai, la grève a été beaucoup plus forte, touchant des branches et des secteurs plus larges. Elle a également bénéficié de la sympathie de certains secteurs des commerçants et des classes moyennes. En même temps, elle s'est déroulée dans un contexte de crise sociale plus grave, où le mécontentement à l'égard du gouvernement s'accroît. [Au cours de la période décembre 2023 à mars 2024, la perte salariale étant donné l'inflation s'élève à 16,9% pour ce qui est des 10 millions de travailleurs stables, formels, des secteurs public et privé, ce qui s'ajoute au recul de l'année 2023.]

La politique des directions syndicales est déjà inefficace. Ainsi, le mardi 7 mai, le gouvernement s'est employé à attaquer les travailleurs et travailleuses qui feraient grève. Il a organisé une campagne dans les médias, diabolisant ceux qui rejoindraient le mouvement de grève. Cela n'a pas empêché la grève d'être très suivie, comme l'ont montré les images provenant de tout le pays.

La réalité a montré qu'il existe une force énorme pour faire échouer la politique d'ajustement. Après la grande manifestation universitaire du 23 avril [voir l'article publié sur ce site le 24 avril], cette grande grève 9 mai s'est déroulée. L'opposition et le rejet des politiques du gouvernement Milei ne cessent de croître. Ce que nous devons faire, c'est la renforcer, et non la limiter comme le font les dirigeants syndicaux péronistes.

Nous devons commencer à nous préparer dès maintenant à la lutte à l'occasion du débat et du vote sur la Ley Bases au Sénat. Ce jour-là, nous devons réaliser une nouvelle grève générale, une grève active avec une mobilisation massive. Nous devons être des centaines de milliers à entourer le Congrès pour faire capoter cette loi désastreuse. Aucune négociation n'est possible. Aucun changement progressif ne peut y être apporté. C'est une loi contre les travailleurs. C'est pourquoi elle doit être invalidée.

Mais cela doit être imposé aux directions syndicales. La colère et la volonté de se battre qui se sont manifestées ce jeudi 9 mai doivent être transformées en organisation et en lutte. Il s'agit de promouvoir des assemblées sur tous les lieux de travail et dans tous les quartiers, pour préparer la lutte contre la loi lors de son débat au Sénat. En même temps, il est également nécessaire de promouvoir la discussion sur chaque lieu de travail. Aujourd'hui, une pétition circule déjà pour appeler à la grève et à la mobilisation ce jour-là. En organisant la colère depuis le bas, démocratiquement, il est possible d'imposer à la CGT et aux deux CTA une lutte sérieuse contre les mesures d'austérité.

Nous devons préparer la grève générale. Une grève générale qui peut paralyser tout le pays jusqu'à ce qu'elle liquide tout le plan de Milei, des grands patrons et du FMI. Cette force s'est manifestée ce jeudi. Elle peut gagner. (Article paru sur le site La Izqzuierda Diario – organe du PTS en el Frente de Izquierdia – le 10 mai 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

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Argentine. Du sionisme au judaïsme, les errements du président Milei

21 mai 2024, par Jérémy Rubenstein — , ,
Le nouveau président Javier Milei est un allié à Buenos Aires de partis de tradition antisémite, tout en affichant un soutien bruyant à Israël, comme l'essentiel de l'extrême (…)

Le nouveau président Javier Milei est un allié à Buenos Aires de partis de tradition antisémite, tout en affichant un soutien bruyant à Israël, comme l'essentiel de l'extrême droite au niveau mondial. Il envisage également de se convertir à la religion juive, en épousant la cause d'une de ses branches les plus pro-colonies. On ne se refait pas...

16 mai 2024 | tiré d'Orient XXI | Photo : Jérusalem, 6 février 2024. Le président argentin Javier Milei (à droite) pleure avec le rabbin Shimon Axel Wahnish lors d'une visite au mur des Lamentations - Ronaldo Schemidt/AFP
https://orientxxi.info/magazine/argentine-du-sionisme-au-judaisme-les-errements-pro-israeliens-du-president,7323

Parmi les nombreuses excentricités de Javier Milei mises en scène et très fortement médiatisées, son rapport assez curieux avec le judaïsme n'est pas la moindre. Ainsi, lors de son premier voyage officiel comme président début février 2024, il s'est rendu en Israël où, outre l'annonce du déplacement de l'ambassade d'Argentine à Jérusalem, il s'est longuement fait photographier et filmer, le visage inondé de larmes, devant le mur des Lamentations.

Le sionisme de Javier Milei et son alignement sans le moindre recul ni critique sur les positions de Benyamin Nétanyahou ne peut guère surprendre. Globalement, Milei est proche de toutes les extrêmes droites du monde occidental. Cette posture idéologique vaut tant pour sa politique intérieure qu'internationale. Elle participe d'une stratégie pour la droite globale qui a été élaborée par l'un des plus influents conseillers de Javier Milei, Agustín Laje. Celui-ci vise, malgré les nombreuses contradictions entre les extrêmes droites argentines (étatiques contre libertariennes, entre autres), à coordonner les forces de droite. Le jeune auteur à succès dans l'ensemble du monde hispanophone d'extrême droite est aussi un « anti-woke » fanatique. Il résume ainsi son propos :

Une Nouvelle Droite pourrait se former dans l'articulation de libertaires non progressistes, de conservateurs non immobilistes, de patriotes non étatistes et de traditionalistes non intégristes. Le résultat serait une force résolue dans l'incorrection politique qui pourrait se traduire dans une opposition radicale à la caste politique nationale et internationale

[1]

L'effet de manche du transfert de l'ambassade

Dès lors, rien de plus cohérent pour le très idéologique Milei que de chercher des alliances avec les dirigeants de toutes les formes d'extrême droite à travers le monde seulement « occidental ». Milei a par ailleurs un prisme anticommuniste directement hérité de la guerre froide et totalement étanche aux 35 années qui nous séparent de la chute du Mur de Berlin. Sa ferveur est telle que son administration a fragilisé les relations diplomatiques avec la Chine malgré des accords commerciaux essentiels pour l'Argentine avec la grande puissance asiatique. Ainsi, et quitte à froisser l'administration Biden, il a tenu à embrasser le candidat Donald Trump lors d'une assemblée du conservatisme nord-américain où il s'est rendu le 24 février 2024, dans l'État du Maryland. [2]

Dans ces conditions, rien de plus naturel pour Milei que de s'aligner sur Nétanyahou, voire sur les alliés les plus ultras de la coalition du premier ministre israélien. Notons au passage que l'annonce d'un transfert de l'ambassade argentine de Tel-Aviv à Jérusalem n'est qu'un effet de manche. La présidence argentine n'a pas le pouvoir d'organiser ce déplacement qui ne peut se faire que si les députés argentins y sont majoritairement favorables. Or, le parti de Milei est fortement minoritaire à l'Assemblée.

Le sionisme de Milei s'inscrit dans une idéologie d'extrême droite et il ne fait aucun doute qu'il est disposé à applaudir aux déclarations les plus extrêmes de dirigeants israéliens. Pour lui, même dans le contexte d'un massacre sans précédent à Gaza, la question palestinienne n'existe pas… puisqu'elle n'apparaît pas dans l'Ancien Testament.

Un juif en devenir

Venons-en à l'autre aspect — bien plus bizarre — du dirigeant argentin : la volonté de ce catholique de se convertir à la religion juive. Bien avant son élection, le candidat se revendiquait de courants jusqu'à récemment très marginaux en Argentine, comme l'ultralibéralisme, le libertarianisme ou l'« anarcho-capitalisme ». Néanmoins, ses alliances ne laissaient aucun doute sur son orientation très droitière. En particulier, il s'est rapidement lié à Victoria Villaruel (aujourd'hui sa vice-présidente), issue d'une famille militaire très ancrée dans l'extrême droite traditionnelle.

Or en Argentine, celle-ci se caractérise par un nationalisme identifiant l'identité nationale à un catholicisme traditionaliste, et donc excluant toutes les autres religions. En clair, il ne peut y avoir de vrais Argentins que catholiques pour ce nationalisme qui a toujours été fortement antisémite. D'ailleurs, au-delà de l'extrême droite, la nation argentine s'est longtemps définie par son catholicisme, si bien que jusqu'à la réforme constitutionnelle de 1994, son président devait être catholique.

Dans ces conditions, la volonté affichée de Milei de se convertir au judaïsme peut apparaître comme une manière de couper court à toute dénonciation d'antisémitisme. Plus encore, cette conversion permet de fusionner diverses tendances de l'extrême droite, comme le soulignent Martín Vicente et Matías Grinchpun dans une enquête croisée sur le syncrétisme religieux et politique de la Libertad Avanza, le parti présidentiel. [3]

Ainsi, outre Victoria Villaruel, le nouveau gouvernement argentin compte au moins un ancien néonazi en la personne de Rodolfo Barra, procureur général, qui est l'équivalent du ministre de la justice en France.

En réalité, Milei semble davantage intéressé par différents mysticismes dans un mélange plutôt new age que spécifiquement juif. Il a ainsi notamment fait un appel à une médium capable de communiquer par télépathie avec des animaux, y compris morts, ce qui permettrait à l'actuel dirigeant argentin de poursuivre un dialogue avec son chien décédé en 2017. [4]

C'est d'ailleurs depuis cette même période mystique que l'homme s'est rapproché de la religion juive.

Un peu comme l'économiste Milei, le « juif en devenir » Milei affirme son identité à travers d'obscurs (du moins pour les profanes) auteurs et citations censés expliquer ses positions. Quand il est question d'économie, dans ses très nombreuses interviews, Milei cite presque immanquablement un livre ou un article inconnu du grand public afin de soutenir l'une de ses positions, souvent considérées comme dangereuses et problématiques par la plupart des économistes. De même, il déstabilise souvent le public peu averti par des citations du Livre des Macchabées, soit pour expliquer une mesure, soit pour affirmer une religiosité judaïque dont il serait un bon connaisseur. Malgré les évidences qui le désignent comme un cancre, Milei tient toujours à se présenter comme un bon élève qui aurait bien révisé ses classiques avant l'examen. En économie comme en religion.

Un hommage aux Loubavitch

Il a ainsi affiché sa proximité idéologique avec la plus virulente branche du hassidisme contemporain [5] : la communauté fondée par la dynastie Habad-Loubavitch. Ainsi, en novembre 2023, récemment élu (et pas encore investi), Milei s'est rendu à New York où il est allé se recueillir sur la tombe du dernier de la lignée des Loubavitch, Menachem Mandel Schneerson.

La secte loubavitch est, parmi les orthodoxes, probablement la plus favorable au colonialisme israélien. Considérant la Torah comme un cadastre, il s'agit de trouver les frontières d'un royaume étendu dont les contours seraient définis par les livres sacrés qui feraient office d'actes de propriété. La boucle est bouclée pour Milei, à la fois sioniste forcené et futur converti à un judaïsme fanatique. Le colonialisme messianique de la secte ne peut guère rebuter le président ultralibéral argentin pour qui la propriété privée est le droit le plus sacré, mais qui n'a jamais considéré la spoliation des peuples originaires du continent américain comme un crime.

Jérémy Rubenstein est journaliste et historien de la contre-insurrection et de la violence politique. Auteur de Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de « guerre révolutionnaire », La Découverte, 2022.

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[1] Agustín Laje, La batalla cultural. Reflexiones críticas para una Nueva Derecha, HarperCollins México, 2022, p.484.

[2] Il s'agit de l'assemblée du Conservative Polical Action Conference (CPAC).

[3] « Milei, espiritualmente judeo », Anfibia, 16 février 2024.

[4] ÆJuan Luis González, El loco. La vida desconocida de Javier Milei y su irrupción en la política argentina, Planeta, 2023.

[5] Le hassidisme désigne au sens large le mysticisme juif, pas forcément orthodoxe.

Chili. « L’entrée compliquée de Gabriel Boric dans la seconde moitié de son mandat »

21 mai 2024, par Consuelo Ferrer (Santiago de Chile) — , ,
La crise sécuritaire qui secoue l'opinion publique a eu un effet sur la modification de l'agenda politique que Gabriel Boric avait annoncé lors de sa campagne électorale [en (…)

La crise sécuritaire qui secoue l'opinion publique a eu un effet sur la modification de l'agenda politique que Gabriel Boric avait annoncé lors de sa campagne électorale [en décembre 2021 ; entrée en fonction en mars 2022].

Tiré de A l'Encontre
13 mai 2024

Par Consuelo Ferrer (Santiago de Chile)

Au Chili, depuis un certain temps, tous les chiens noirs sont, dans une certaine mesure, les mêmes : quiltro – chien de rue, sans race – téméraire et avec un foulard rouge noué autour du cou. Il s'agit d'une image emblématique qui a été déclinée en peintures murales, en affiches, en panneaux de protestation, et qui est même devenue une statue de trois mètres en guise d'hommage.

Le chien « matapacos » s'est fait connaître pour avoir aboyé contre la police – d'où son nom, les carabiniers étant communément appelés « pacos » – lors des manifestations étudiantes de 2011 dans les rues de Santiago, mais il est mort avant que sa figure ne soit adoptée par le mouvement social qui a conduit au soulèvement de 2019.

Les journaux télévisés n'ont pas osé prononcer son nom, mais lors des marches, ils l'ont revendiqué comme un héros populaire qui incarnait l'esprit de la mobilisation. Son visage, langue pendante et yeux souriants, est une carte postale de l'année 2019 au Chili, année à la fois mouvementée, surprenante et jadis pleine d'espoir. Près de cinq ans se sont écoulés depuis ce mois d'octobre, avec deux processus constituants ratés et une pandémie entre les deux.

***

Sebastián Piñera, le président en fonction lors des mobilisations, est mort dans un accident d'avion en février de cette année. En 2021 et en pleine campagne présidentielle, le candidat, Gabriel Boric, avait déclaré lors d'un débat télévisé : « M. Piñera, vous êtes prévenu, vous serez poursuivi pour les graves violations des droits de l'homme commises sous votre mandat. »

En septembre 2023, l'actuel président Gabriel Boric avait déjà précisé qu'il ne pensait pas que son prédécesseur avait « spécifiquement ordonné une sorte de violation des droits de l'homme ». Lors des funérailles de Sebastián Piñera, Boric a déclaré : « Il a défendu des idées différentes de celles de notre courant et avait également une interprétation différente de la mienne de l'explosion sociale de 2019. Il a parfois agi d'une manière avec laquelle je n'étais pas d'accord, mais toujours, je le répète, toujours, en utilisant les mécanismes de la démocratie et de la Constitution. »

C'est pourquoi tout le monde n'a pas été surpris par la déclaration du président Boric lors d'un entretien accordé le jeudi 2 mai à l'Association des organismes de radiodiffusion chiliens, alors qu'il était interrogé sur un nouvel épisode de la crise sécuritaire du pays : l'assassinat de trois policiers dans le sud du pays, à la fin du mois d'avril. « Je n'ai jamais réussi à comprendre le sens de l'image caricaturale de ce chien, le chien « matapacos », comme on l'appelait. Vous ne trouverez jamais une déclaration de ma part qui le célèbre ou s'en targue. » Mais certains documents ont été retrouvés : par exemple, une vieille photo de son ordinateur avec un autocollant représentant le chien. On ne peut pas dire que ce soit à cause de cela, mais lundi 6 mai, le sondage Plaza Pública publié par l'institut de sondage Cadem, l'un des plus respectés du pays, a montré une baisse de six points de l'approbation du président, qui a atteint son niveau le plus bas : 24%.

« Je pense que le président a moins de soutien que lorsqu'il a été élu [avec 25,83% des suffrages au 1er tour, et un taux d'abstention de plus de 52%]. Il est probable que les personnes qui ont voté pour lui et qui se situent à gauche ne soient pas d'accord avec la manière dont le gouvernement a été dirigé. Je ne vois pas, pour le moment, de soutien additionnel », affirme Mireya Dávila, de la Facultad de Gobierno de la Universidad de Chile. Par contre, Marco Moreno, professeur à l'Universidad de Chile, souligne que Gabriel Boric bénéficie d'une base de soutien solide qui ne s'est pas érodée. « Il s'agit d'une approbation solide et cohérente, mais elle ne suffit pas pour gouverner : il doit dépasser ce cercle de soutien qui est limité à ses seuls partisans. »

« Un appui plus durable est conditionné par des questions plus structurelles, telles que la réforme du système de retraite [système par capitalisation privé, avec apport exclusif des salarié·e·s] proposées par son gouvernement. Il s'agit précisément d'actions sujettes à des controverses et qui suscitent des débats, mais qui, en même temps, tendent à consolider un noyau stable de soutien parmi ceux qui considèrent ces initiatives comme nécessaires au changement structurel au Chili », explique Susana Riquelme, universitaire du Departamento de Administración Pública y Ciencia Política de la Universidad de Concepción.

***

Le gouvernement de Gabriel Boric a également remporté des victoires significatives et inédites : l'approbation de la loi visant à réduire la semaine de travail de 45 à 40 heures et un salaire minimum à 532 dollars, deux mesures qui seront introduites progressivement. Il a également adopté la loi rendant obligatoire le versement d'une pension alimentaire aux parents et une autre mesure, connue sous le nom de « ticket modérateur zéro », qui permet aux citoyens affiliés à la Caisse nationale de santé d'accéder aux soins médicaux de manière totalement gratuite.

Il a également réussi à faire approuver la « royaltie minière », qui redirige enfin une partie des bénéfices obtenus par les entreprises minières vers les communes touchées par leurs activités, ainsi que vers d'autres localités présentant une plus grande vulnérabilité sociale.

Le gouvernement de Boric a également créé 500'000 nouveaux emplois et réduit les taux d'inflation et de pauvreté. Mais, en même temps, persiste la question de son narratif.

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Susana Riquelme souligne également que le déclin actuel coïncide avec « des situations et des décisions défavorables qui ont accaparé l'opinion publique et les différents débats politiques, des questions à fort impact médiatique et des tragédies qui ont augmenté le niveau de stupeur de l'opinion publique », comme l'assassinat des trois policiers.

Quant à ses commentaires sur la « figure du chien », l'analyste affirme qu'elle « a suscité des critiques et une prise de distance au sein d'une partie de sa base de soutien, car il existe une réticence à l'égard de ce qu'ils perçoivent comme des changements dans sa position ou l'abandon des symboles populaires qui font partie des mobilisations sociales ».

Il ne s'agit pas seulement du chien, mais de ce que sa figure incarnait : l'opposition à une police répressive et remise en question. Or, Gabriel Boric lui-même avait promis de la « refonder ». Depuis son arrivée à La Moneda, aucun projet concret n'a été formellement présenté, ni de refondation, ni de réforme.

Cette absence de réponse aux requêtes de sa base de soutien issue des mouvements sociaux coexiste avec une situation sécuritaire délicate qui maintient la population dans la peur. La même enquête de l'institut Cadem montre que les deux institutions les plus appréciées par les citoyens/citoyennes sont les Carabiniers (79%) et les Forces armées (68%). En novembre dernier, l'Encuesta Nacional Urbana de Seguridad Chilena a montré que la sensation d'insécurité dans le pays atteignait 90%, soit le taux le plus élevé de la décennie. La question fait l'objet de conversations, de programmes d'information, de colonnes d'opinion dans la presse, de discussions sur le lieu de travail et lors de réunions familiales.

***

On s'attendait également à ce que le directeur général des carabiniers, Ricardo Yáñez, nommé au milieu de l'épidémie, soit sanctionné ce mardi 7 mai pour la responsabilité qui lui a été imputée de violations des droits de l'homme au cours de cette période. Cela aurait été une étape importante qui aurait pu marquer le début de la seconde période du gouvernement, qui a achevé la deuxième année de son mandat de quatre ans en mars, mais l'audience a été reportée au mois d'octobre.

Il était également question qu'il démissionne une semaine après la Journée des carabiniers, qui a lieu tous les 27 avril, mais c'est le jour où le pays s'est réveillé avec la nouvelle du triple meurtre. « Nous sommes tous nécessaires, et certainement aussi le général Yáñez », a affirmé le président Gabriel Boric lors d'une conférence de presse qu'il a donnée en compagnie de l'autorité policière.

Gabriel Boric, expliquent les experts, se trouve à la croisée des chemins : soit il tient ses promesses de campagne et prend des mesures concernant la police, soit il soutient davantage les institutions chargées de gérer la sécurité qui menace le bien-être des citoyens. D'une certaine manière, ces deux options sont contradictoires.

La moitié de son mandat et l'imminence de son deuxième rendez-vous public – qui aura lieu au Congrès national le jeudi 1er juin et qui a d'ailleurs signifié une remontée dans les sondages l'année dernière – pourraient être un moment clé pour cette décision. (Article publié dans La Diaria, le 8 mai 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

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Brésil : Une tragédie historique et l’urgence de nouvelles perspectives

21 mai 2024, par Israel Dutra, Roberto Robaina — , ,
La catastrophe environnementale qui frappe le Rio Grande do Sul exige une solidarité immédiate et des mesures structurelles pour éviter qu'elle ne se reproduise. Le Rio Grande (…)

La catastrophe environnementale qui frappe le Rio Grande do Sul exige une solidarité immédiate et des mesures structurelles pour éviter qu'elle ne se reproduise. Le Rio Grande do Sul vit la pire catastrophe environnementale de son histoire. Des dizaines de morts, des centaines de milliers de personnes luttant pour leurs conditions de vie, des déplacé⸱es, les quartiers les plus pauvres et les plus vulnérables sous les eaux.

9 mai 2024 | tiré du site de la Gauche anticapitaliste

Il faut renforcer la solidarité immédiate et la combiner avec la nécessaire mobilisation de la société autour « nouvelle normalité » résultant du réchauffement climatique et de la dévastation de l'environnement. Une lutte contre le négationnisme climatique et contre les réformes néolibérales, qui réduisent les investissements sociaux destinés à défendre les populations les plus vulnérables.

Le modèle de développement basé sur la production de gaz à effet de serre est protégé et stimulé par l'agro-industrie, avec l'élevage extensif, la monoculture du soja et d'autres formes d'extractivisme prédateur. La destruction des biomes, des rivières et des forêts entraîne une dégradation de l'environnement. Il s'agit d'un problème concret, dont la facture est toujours payée par les plus pauvres.

Les tragédies du mois de mai ne sont qu'un nouveau chapitre. Le Rio Grande do Sul a connu ces derniers mois une série de catastrophes faisant des centaines de morts, comme celle de la vallée de Taquari en 2023 ou celle qui a frappé Porto Alegre pendant une semaine au début de l'année.

La ligne de l'extrême droite est évidemment négationniste sur le plan idéologique, mais elle a des implications politiques très concrètes. La politique de dérégulation de la législation environnementale et le lobby de l'agro-business rural ne font qu'aggraver les catastrophes environnementales, présentes ou à venir. La droite de São Paulo, par exemple, continue de s'appuyer sur le négationnisme pour privatiser un bien aussi précieux que l'eau, avec les négociations pour la vente de la SABESP [entreprise spécialisée dans le transport des eaux et le traitement des eaux usées, NDLR] au sein du conseil municipal de São Paulo. Et cette même bourgeoisie est incapable d'affronter les catastrophes lorsqu'elles se présentent.

Il faut agir maintenant pour sauver des vies et éviter que le peuple ne paie la facture

Des mesures urgentes s'imposent, un effort déterminé de solidarité active, avec plus de dons et la collecte de fournitures de première nécessité, de nourriture et de médicaments aux sièges des syndicats, des organisations de la société civile, des associations et des mouvements sociaux.

En outre, des actions sont nécessaires, qui vont de garantir immédiatement des conditions de base pour les personnes touchées – comme la suspension des factures d'électricité et d'eau pour les sans-abris, un plan d'installation et de logement d'urgence, des fonds pour la reconstruction de la logistique et des infrastructures, à un plan efficace de prévention des catastrophes. Dans le cadre du plan d'urgence, le pouvoir public a réquisitionné des embarcations, comme les motos aquatiques, les barques et les bateaux pour participer à l'effort de mobilisation

Lula, Lira, Pacheco et les ministres ont rencontré Eduardo Leite dans le Rio Grande do Sul pour discuter des mesures budgétaires urgentes. Ce ne sont pas les pauvres qui doivent payer la facture de la tragédie, mais les riches, en mettant fin à l'ajustement fiscal et au plafond de dépenses prévus dans le cadre budgétaire. L'imposition des grandes fortunes pourrait être d'un grand secours.

Au delà de la solidarité – et nous demandons à tou⸱te⸱s nos lecteur⸱ices de participer à la campagne ci-dessous –, nous devons réfléchir à deux tâches supplémentaires. Nous avons besoin d'un nouveau modèle qui corresponde, malheureusement, à « la nouvelle normalité », avec une synthèse des propositions dans les domaines politique, social et économique. Comme le proposent déjà nos parlementaires [du PSOL, le Parti Socialisme et Liberté, NDLR], nous demandons des mesures qui exigent la suspension du paiement de la dette de l'État afin que ces ressources puissent être affectées à un plan de reconstruction, basé sur la petite propriété, l'agriculture familiale, une vaste réforme urbaine et la puissance publique comme garante des conditions de vie de la majorité.

La seconde est de renforcer – contre les négationnistes et les néolibéraux – la conscience que la réponse à la crise environnementale est une urgence et ne peut être répondue qu'en unissant la classe travailleuse et la jeunesse pour gagner une majorité sociale au service d'un autre projet, radical, pour changer les couches les plus profondes du capitalisme néolibéral actuel, indéniable responsable de la catastrophe en cours.

Soutenez la campagne de solidarité avec les victimes des inondations dans le Rio Grande do Sul
Clé Pix : emancipamulher@gmail.com (au nom de Carla Zanella)
Point de collecte : Av. Senador Salgado Filho, 353, de 9h à 17h, à la permanence de la députée Luciana Genro et du conseiller Roberto Robaina (PSOL)

Israel Dutra est sociologue, secrétaire aux mouvements sociaux du Parti Socialisme et Liberté (PSOL), membre de la direction nationale du parti et du Mouvement de la Gauche socialiste (MES/PSOL).
Roberto Robaina est leader du Mouvement de la gauche socialiste (MES), conseiller municipal et président du PSOL à Porto Alegre.

Article publié par la revue Movimento et traduit par Inprecor.
Photo : Survol des zones affectées par les inondations dans la ville de Canoas (Palácio do Planalto, Ricardo Stuckert / PR, licence creative commons)

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États-unis : Quelle perspective pour le mouvement étudiant de solidarité avec la Palestine ?

Le mouvement étudiant de solidarité avec la Palestine a été une véritable source d'inspiration. Pendant trois semaines, les étudiantEs des universités américaines ont organisé (…)

Le mouvement étudiant de solidarité avec la Palestine a été une véritable source d'inspiration. Pendant trois semaines, les étudiantEs des universités américaines ont organisé des manifestations pacifiques de soutien à la Palestine, établi des campements et occupé des bâtiments dans le cadre du plus grand mouvement de ce type depuis des décennies.

Hebdo L'Anticapitaliste - 708 (16/05/2024)

Par Dan La Botz

Crédit Photo
Columbia Students for Justice in Palestine

Ce mouvement a eu une portée nationale : dans 45 des 50 États américains, il a impliqué 140 campus et a donné lieu à plus de 2 000 arrestations. Ce vaste mouvement non violent, diversifié et décentralisé a été motivé par l'horreur des jeunes face à la guerre génocidaire menée par Israël contre les PalestinienNEs de Gaza. Il s'agit clairement d'un mouvement humanitaire exprimant la solidarité avec les PalestinienNEs, appelant à la fin de la guerre, à l'arrêt de la fourniture d'armes à Israël par les États-Unis et exigeant que les universités cessent d'investir dans l'industrie israélienne de l'armement.

Altruisme des étudiants

De nombreux administrateurs d'université, politiciens et médias — sous la pression du lobby sioniste — ont menti sur les étudiantEs et leurs activités, les qualifiant de pro-Hamas et d'antisémites, voire de terroristes, afin de justifier les violentes interventions de la police qui ont blessé et, dans certains cas, entraîné l'hospitalisation d'étudiantEs et de professeurEs. Depuis les massacres perpétrés par la Garde nationale à Kent State (4 morts) et les meurtres commis par la police à Jackson State (2 morts), tous deux en 1970, nous n'avons pas assisté à une telle violence à l'encontre des étudiantEs protestataires.

Quel altruisme ! Certains étudiants ont mis en péril leur formation universitaire, leur diplôme, leur visa d'étudiant s'ils sont immigrés, et ont risqué leur santé et leur sécurité face aux attaques violentes des sionistes, des organisations de droite et de la police. Les manifestations étudiantes, parfois menées par Students for Justice in Palestine (JSP) et Jewish Voice for Peace (JVP), étaient passionnément opposées à la guerre d'Israël, mais n'étaient pas antisémites.

Chaque campement d'étudiantEs a été différent. Certains ont été gérés et organisés de manière descendante par de petits groupes de dirigeants autoproclamés, tandis que d'autres ont été ouverts et démocratiques, avec de grands comités ou des campements entiers qui prenaient les décisions. La construction et l'entretien des campements, l'achat des tentes, l'approvisionnement en nourriture, l'organisation des groupes d'étude et l'établissement des règles du camp ont absorbé beaucoup de temps, mais ont également créé un sentiment de communauté.

Une conférence pour la Palestine à Detroit le 24-26 mai

Pour la plupart des étudiantEs, c'était la première fois qu'ils participaient à un mouvement social et politique de ce type. Sur certains campus, les étudiantEs se sont engagés dans des actions ultra-gauche qui ont provoqué l'intervention de la police, bien que la police ait également attaqué les groupes les plus pacifiques. Dans d'autres endroits, les étudiantEs ont entamé des négociations avec les administrateurs de l'université. Certains de ces administrateurs ont fait des promesses, plus symboliques que significatives, pour apaiser les étudiantEs et mettre fin aux manifestations.

Les Jeunesses socialistes démocratiques d'Amérique (YDSA) et quelques autres militants socialistes ont été actifs aux côtés du JSP et du JVP, mais la gauche n'a pas joué un rôle dominant. La plupart des mouvements n'ont pas eu le temps de discuter en profondeur des questions politiques centrales. Les groupes n'ont pas pris position sur la nature du sionisme, sur la politique de la résistance palestinienne et du Hamas, et sur la question de la relation du mouvement avec la politique américaine et les prochaines élections. Le mouvement n'a pas non plus élaboré de plans clairs pour l'été et encore moins pour le long terme.

Le Palestine Youth Movement, qui a des liens avec le Parti du socialisme et de la libération (une organisation campiste), a appelé à une conférence du peuple pour la Palestine à Detroit du 24 au 26 mai 2024. Reste à savoir s'il s'agira d'une conférence démocratique capable de représenter la diversité sociale, culturelle et politique du mouvement. Ce mouvement étudiant, comme d'autres dans le passé, aura un impact énorme sur la vie de ceux qui y ont participé, sur les organisations impliquées et sur l'avenir de la gauche ­américaine.

Traduction Henri Wilno

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États-Unis : une série de démissions pour protester contre la guerre à Gaza secoue l’administration Biden

Lily Greenberg Call est la première responsable politique américaine de confession juive à quitter ses fonctions pour dénoncer le soutien de Washington à la guerre israélienne (…)

Lily Greenberg Call est la première responsable politique américaine de confession juive à quitter ses fonctions pour dénoncer le soutien de Washington à la guerre israélienne à Gaza, et la dernière en date d'une longue série de démissionnaires protestataires.

Tiré de France Palestine Solidarité.

Lily Greenberg Call a annoncé mercredi sa démission de l'administration Biden en raison du soutien des États-Unis à la guerre israélienne à Gaza, devenant ainsi la première responsable politique américaine de confession juive à démissionner pour protester contre la guerre.

Lily Greenberg Call, qui était assistante spéciale du chef de cabinet du ministère de l'Intérieur, a envoyé mercredi après-midi une lettre de démission à la secrétaire à l'Intérieur Debra Haaland.

Dans sa lettre, partagée avec Middle East Eye, Greenberg Call a déclaré : « Je ne peux plus, en toute bonne conscience, continuer à représenter cette administration face au soutien désastreux et continu du président Biden au génocide israélien à Gaza. »

« Ce que j'ai appris de ma tradition juive, c'est que chaque vie est précieuse. Que nous sommes obligés de défendre ceux qui sont confrontés à la violence et à l'oppression, et de remettre en question l'autorité face à l'injustice », a-t-elle écrit.

Lily Greenberg Call avait par le passé travaillé sur la campagne présidentielle de la vice-présidente Kamala Harris avant de participer à celle de Joe Biden en 2020.

Elle a ensuite décroché un poste de responsable politique au ministère de l'Intérieur, ce qui l'avait enthousiasmée.

« J'ai été ravie de rejoindre le ministère de l'Intérieur parce que j'ai été inspirée par les principes dont vous avez fait preuve en matière de défense de causes progressistes, outre votre rôle de femme autochtone [Debra Haaland] à la tête d'un ministère qui a historiquement porté préjudice aux communautés autochtones, et par le potentiel que cela offre en matière de réparation, réconciliation et guérison », détaille-t-elle dans sa lettre.

Cependant, la guerre à Gaza et le soutien de Washington ont modifié ses perspectives de carrière.

Le 7 octobre, des combattants palestiniens dirigés par le Hamas ont mené une attaque dans le sud d'Israël durant laquelle quelque 1 200 personnes ont été tuées et plus de 200 prises en otage.

Israël a riposté en déclarant la guerre à l'enclave palestinienne assiégée, lançant d'abord une campagne de bombardements aériens aveugles, suivie d'une invasion terrestre de Gaza.

Les forces israéliennes ont tué à ce jour plus de 35 272 Palestiniens, dont une majorité de femmes et d'enfants, selon le ministère palestinien de la Santé. L'armée israélienne a également dévasté les infrastructures civiles, notamment les hôpitaux, et pris pour cible le personnel médical, les journalistes et les travailleurs humanitaires.

Lily Greenberg Call a déclaré que des membres de sa propre communauté avaient perdu des êtres chers lors de l'attaque du 7 octobre mais que « la réponse à cela n'est pas de punir collectivement des millions de Palestiniens innocents par le déplacement, la famine et le nettoyage ethnique ».

« Tout système qui exige l'assujettissement d'un groupe à un autre est non seulement injuste, mais aussi dangereux. La sécurité des juifs ne peut pas – et ne se fera pas – au détriment de la liberté palestinienne. »

Plus de sept mois après le début de la guerre, alors que l'administration Biden aurait envoyé un milliard de dollars supplémentaires d'armes à Israël, sans compter l'offensive militaire en cours à Rafah, dans le sud de Gaza, Lily Greenberg Call a estimé que le moment était venu de démissionner.

« C'est une décision personnelle très difficile pour moi, mais j'y ai pensé à de nombreuses occasions au cours des huit derniers mois, et je pense que tout ce qui s'est passé ces dernières semaines en particulier m'a donné le sentiment que le moment était venu », a-t-elle déclaré à Middle East Eye lors d'un appel téléphonique.

« Nakba et Shoah »

La démission de Greenberg Call mercredi a coïncidé avec le 76e anniversaire de la Nakba (« catastrophe » en arabe), la journée qui commémore le nettoyage ethnique de centaines de milliers de Palestiniens aux mains des paramilitaires sionistes en 1948, qui a ouvert la voie à la création de l'État d'Israël.

« Nakba et Shoah, le mot hébreu désignant l'Holocauste, signifient la même chose : catastrophe. Je rejette l'hypothèse selon laquelle le salut d'un peuple doit résulter de la destruction d'un autre », a-t-elle énoncé dans sa lettre.

« Je me suis engagée à créer un monde dans lequel cela n'arrivera pas – et cela ne peut pas être le cas au sein de l'administration Biden. »

Cette démission est le point culminant d'un voyage de plusieurs années pour Greenberg Call, qui, de 2017 à 2019, a présidé Bears for Israel, groupe affilié au lobby pro-israélien AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) au sein de l'université de Californie à Berkeley.

Dans un article publié dans Teen Vogue en 2022, elle détaille comment, dans sa jeunesse, on lui a appris que « le soutien inconditionnel à Israël était considéré comme faisant partie intégrante du fait d'être juif ».

Elle a ensuite rompu ses liens avec l'AIPAC après avoir pris connaissance des conditions de vie des Palestiniens sous occupation israélienne – des conditions que les principales organisations de défense des droits humains tant israéliennes qu'internationales ont qualifiées d'apartheid.

« J'ai appris qu'il ne peut y avoir de sécurité pour les uns au détriment des autres et que notre communauté juive doit rejeter l'idée selon laquelle notre liberté est synonyme de maintien du pouvoir sur les autres », écrivait-elle en 2022.

Démissions en série

Lily Greenberg Call est la deuxième personne à démissionner du gouvernement américain rien que cette semaine, après que le major Harrison Mann a présenté lundi sa démission de l'agence de renseignement du ministère de la Défense, invoquant lui aussi le soutien de Washington à la guerre à Gaza.

Mann a également cité son ascendance juive européenne dans sa démission, se disant « hanté » par « l'environnement moral impitoyable lorsqu'il s'est agi de porter la responsabilité du nettoyage ethnique ».

En mars, c'est Annelle Sheline, responsable des affaires étrangères au département d'État, qui a démissionné de son poste, indiquant avoir essayé de faire part de ses inquiétudes quant au soutien américain à Israël par le biais de câbles dissidents et de prises de parole lors de réunions du personnel, mais que cela ne servait à rien « tant que les États-Unis continuent d'envoyer un flux constant d'armes à Israël ».

La démission d'Annelle Sheline a été la plus médiatisée au sein du département d'État depuis que Josh Paul, ancien directeur chargé des transferts d'armes des États-Unis, a démissionné en octobre, au début de la guerre à Gaza, affirmant que Washington procédait à des acheminements accélérés d'armes vers Israël sans contrôle approprié et sans se soucier de la manière dont elles seraient utilisées.

Et le 26 avril, la porte-parole en langue arabe du département d'État, Hala Rharrit, a annoncé sa démission en raison de la politique de guerre de Washington à Gaza, mettant ainsi fin à dix-huit années de service au sein du gouvernement.

En dehors du département d'État et de l'armée américaine, une autre personne nommée par Biden a démissionné plus tôt cette année : Tariq Habash, haut responsable politique au ministère de l'Éducation.

Habash, Palestino-Américain, a déclaré en janvier dans sa lettre de démission, partagée avec MEE, qu'il déplorait « la déshumanisation et l'effacement de [s]on identité par [s]es pairs, par les médias et par [s]on propre gouvernement ».

Tous les démissionnaires ont été consternés par le fait que Washington n'ait pas encore employé de véritables moyens de pression pour freiner Israël dans sa conduite de la guerre. Des experts juridiques ont déclaré qu'Israël avait commis de nombreuses violations des droits de l'homme et que cela pourrait déclencher certaines lois américaines visant à interrompre les ventes d'armes à ce pays.

Cependant, Washington n'a pas déclaré qu'Israël violait le droit international tout au long de sa guerre à Gaza et n'a pris aucune mesure majeure pour arrêter le transfert d'armes américaines à l'armée israélienne.

« Les États-Unis n'ont utilisé pratiquement aucun moyen de pression au cours des huit derniers mois pour demander des comptes à Israël ; bien au contraire, nous avons permis et légitimé les actions d'Israël en opposant notre veto aux résolutions de l'ONU conçues pour tenir Israël pour responsable », a déploré Lily Greenberg Call dans sa lettre.

« Le président Biden a le sang de personnes innocentes sur les mains. »

Traduit de l'anglais (original).

Photo : Le président Joe Biden s'adresse au personnel du ministère de la Défense au Pentagone, Washington, D.C., le 10 février 2021. (DoD par Lisa Ferdinando)

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Solidarité avec Gaza : les fantômes de 1968 hantent les campus états-uniens

Les universités états-uniennes sont le théâtre d'un mouvement exceptionnel de solidarité avec les Palestinien·nes de Gaza, soumis à une guerre de nature génocidaire menée par (…)

Les universités états-uniennes sont le théâtre d'un mouvement exceptionnel de solidarité avec les Palestinien·nes de Gaza, soumis à une guerre de nature génocidaire menée par l'État d'Israël. Ce mouvement a inspiré des mobilisations du même type dans de très nombreux pays, notamment occidentaux. Comment expliquer la répression violente qui s'est abattue sur le mouvement états-unien au cours des dernières semaines (et qui a des répliques ailleurs, de la France à la Grèce en passant par l'Italie ou les Pays-Bas) ?

Historien latino-américaniste, Forrest Hylton lie cette offensive autoritaire à la transformation néolibérale des universités et à l'instauration d'un régime de « sécurité nationale » post-11 septembre, tout en soulignant rôle de l'élite du Parti démocrate, en premier lieu Joe Biden. Il signale en outre la signification historique de la répression, à travers une mise en perspective qui la relie à l'expérience des mobilisations anti-guerre et des luttes anti-impérialistes dans les années 1968, marquées par la solidarité avec le Vietnam.

15 mai 2024 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/palestine-gaza-universites-etats-unis/

***

« Ils diront que nous troublons la paix. Il n'y a pas de paix. Ce qui les dérange, c'est que nous perturbons la guerre ».
Howard Zinn, Boston Common, 1971.

L'escalade répressive

Le 17 avril, à l'aube, des étudiants de l'université de Columbia ont monté un campement sur la pelouse devant la bibliothèque Butler, exigeant que leur institution se désengage des entreprises complices de la guerre génocidaire d'Israël. L'après-midi suivant, l'administration a commencé à suspendre des étudiant.es et fait appel à la police de New York, qui a détruit le campement. Un autre a rapidement été mis en place. Le corps enseignant a été informé qu'en raison de l'état d'urgence dans lequel se trouvait l'université, les règles habituelles avaient été remplacées par des actions ad hoc, notamment la diffusion de tracts menaçant les manifestants d'arrestation ou d'expulsion. Face à la répression, le 30 avril, un petit groupe de manifestants – peut-être quelques dizaines – a occupé Hamilton Hall, comme les étudiants l'avaient fait le même jour en 1968. Ils l'ont rebaptisé Hind's Hall, du nom de Hind Rajab, une fille palestinienne de six ans tuée par que des militaires israéliens à la fin du mois de janvier, et déployé depuis la fenêtre du deuxième étage une banderole portant l'inscription « Éducation pour la libération »

Lorsque l'autocensure dans les universités américaines ne suffit plus – ce qui est rare, comme Edward Said l'a noté il y a trois décennies – la censure ouverte prend le relais. Pourtant, peu de gens étaient préparés à la rapidité et à la brutalité de la réponse policière, administrative et politique. Avec l'apparition de campements dans tout le pays, une série d'opérations de police s'est déroulée du 30 avril au 3 mai, sur des campus tels que ceux d'UT-Austin, UT-Dallas, université Emory à Atlanta, université de Caroline du Sud, université de Californie à Los Angeles (UCLA) et à San Diego (UCSD), Emerson College, université Northeastern, Dartmouth College, université de Washington, université de l'Arizona, université de l'Illinois, université de Wisconsin-Madison, université de Virginia, Virginia Tech, université d'Etat de Portland, université de l'Etat de New York (SUNY) à Stony Brook, Cal Poly Humboldt, université d'Ohio, université d'Indiana – dans les deux derniers cas, des tireurs d'élite ont été déployés sur les toits.

Plus de 2 400 arrestations ont eu lieu. Steve Tamari, professeur d'histoire à l'université de Washington, a été battu jusqu'à ce qu'il perde connaissance et a été hospitalisé pour avoir filmé la police pendant son intervention brutale. Lors de la même manifestation, Jill Stein, la candidate du Parti vert à l'élection présidentielle, âgée de soixante-quatorze ans, a été malmenée, arrêtée et accusée d'avoir agressé un policier. À Dartmouth, Annelise Orleck, historienne du travail âgée de 65 ans et titulaire de la chaire d'études juives, a été jetée à terre par la police anti-émeute, qui l'a étouffée avant de la menotter et de l'emmener en prison. L'université lui a ensuite interdit l'accès au campus où elle travaille depuis trente ans.

Les forces de l'ordre fédérales s'étaient manifestement coordonnées avec la police de la ville, de l'État, du comté, des autoroutes et du campus ; le gouverneur du New Hampshire l'a d'ailleurs confirmé. À l'UCLA, un groupe de manifestants pro-israéliens a attaqué le camp de solidarité avec Gaza tandis que la police de Los Angeles restait les bras croisés, un schéma qui s'est depuis reproduit dans tout le pays. Le lendemain, des centaines de policiers anti-émeutes ont tiré des balles en caoutchouc, des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes sur les étudiants, démantelant les tentes et arrêtant plus de 200 personnes, dont une vingtaine d'enseignants, sous des chefs d'accusation inconnus.

Les étudiants de City College de New York (CCNY), l'université publique la plus importante de la ville, ont d'abord réussi à chasser la police de leur campus situé dans les quartiers chics. Mais elle est revenue en force, imposant une occupation de type militaire qui a entraîné la destruction des campements et l'arrestation des manifestants. À NYU (New York University), la police a pris d'assaut le site de Gould Plaza et a arrêté plus de 130 personnes, dont certains enseignants qui tentaient d'entrer dans leurs bureaux, pour violation de domicile. Le campement s'est reconstitué quelques jours plus tard, mais aux premières heures du 3 mai, la police l'a démonté et a arrêté une douzaine de manifestants. La même séquences'est déroulée à la New School for Social Research.

Avec des dizaines de véhicules quasi-militaires déployés et des pâtés de maisons entiers bouclés, la police anti-émeute a occupé les campus de New York, brutalisant tou.tes celles et ceux qu'elle considérait comme se trouvant sur son chemin. Columbia restera bouclée par la police jusqu'au 17 mai. La cérémonie de remise des diplômes a été annulée et certaines des personnes arrêtées devront répondre de chefs d'accusation lourds. La police de New York affirme qu'environ 30 % des personnes arrêtées à Columbia ne sont pas des étudiants, tandis qu'à CCNY, ce chiffre s'élèverait à 60 % – et inclurait certains « djihadistes » présumés dont l'identité n'a pas encore été dévoilée. L'université de Stanford a envoyé au FBI laphoto d'un suspect « terroriste » . Les étudiant.es et le personnel ont fait l'objet d'une surveillance constante et d'un harcèlement administratif incessant, Columbia faisant appel à des agents fédéraux et à des enquêteurs privés. Leschangements de politique et les mesures disciplinaires ont généralement été annoncés a posteriori, par courrier électronique ou par des tracts, sans aucune transparence ou possibilité de recours. À NUY, un universitaire en début de carrière a été suspendu pour avoir décroché une affiche pro-israélienne.

Les dirigeants des deux partis ont contribué à faire monter l'hystérie, les Démocrates jouant un rôle de premier plan. Le président Biden a déclaré que les manifestations étaient antisémites et accusé les étudiants de provoquer le « chaos ». Au Sénat, Chuck Schumer [chef de file des sénateurs Démocrates] a qualifié les étudiants de « terroristes ». La Chambre des représentants a voté un texte stipulant que les mots d'ordre en faveur de la libération de la Palestine constituaient un discours de haine antisémite et étaient donc illégaux. Des élus de New York à la Chambre ont présenté la loi bipartisane Columbia Act, qui s'engage à créer une commission fédérale au sein du ministère de l'éducation afin de superviser le travail des « observateurs de l'antisémitisme », indépendants mais dont la nomination est validée par les autorités.

Le maire de New York, Eric Adams, a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il s'est insurgé contre les « agitateurs extérieurs ». Il a souligné l'importance de les identifier par l'intermédiaire du service de renseignement et de lutte contre le terrorisme, en coordination avec l'administration de Columbia. Rebecca Weiner, professeur adjoint à la Faculté des Politiques Internationales et de Columbia, est actuellement commissaire adjointe de ce service. Ce service dispose d'un bureau à Tel-Aviv, où sont étudiées les techniques de contrôle des foules et les technologies de surveillance mises au point par les services israéliens de sécurité. Eric Adams a déclaré que Weiner avait « surveillé la situation » sur le campus de Columbia et qu'elle méritait d'être félicité pour l'opération que la police y a menée.

Les effets du remodelage néolibéral des universités

Qu'est-ce qui explique l'ampleur de cette réponse répressive ? Le semestre universitaire se termine entre fin avril et mi-mai. Pourquoi ne pas attendre la fin des campements, en négociant et en offrant des concessions symboliques pour gagner du temps ? Cela reflète en partie les changements que les universités, comme beaucoup d'autres institutions, ont subi au cours des décennies de remodelage néolibéral. Au milieu des années 1970, les Républicains ont ciblé les universitéspubliques comme un foyer crucial d'idées anti-autoritaires et ont exigé une refonte complète de l'institution. Le processus de privatisation qui s'en est suivi, et qui a rendu les frais de scolarité prohibitifs pour la plupart des futurs étudiant.es, a été catastrophique pour les principes et les pratiques démocratiques. Avec des dotations massives et non taxées s'élevant à des dizaines de milliards, les universités se sont lentement transformées en lieux clos de partenariats publics-privés, s'adressant à des « clients » et devant rendre des comptes à des donateurs et à des politiciens, et non à des étudiant.es ou à des enseignant.es.

À Columbia, dont la dotation s'élève à 13,6 milliards de dollars, les étudiant.es doivent payer 90 000 dollars par an, ce qui représente une augmentation spectaculaire depuis les années 1980. Les postes et les salaires des administratifs ont augmenté par rapport à ceux des enseignant.es, et le nombre d'employés non titulaires n'a cessé de croître. Au niveau national, les trois quarts des enseignant.es ne sont pas titularisé.es et ne bénéficient donc pas de la protection de l'emploi (tenure). La minorité privilégiée d'enseignant.es titulaires n'a rien fait pour lutter contre cette tendance, pas plus qu'elle n'a participé aux efforts de syndicalisation des précaires, puisque le système actuel leur permet de prendre des congés de recherche et des congés sabbatiques. Aujourd'hui, la tenure (protection de l'emploi pour les titulaires) – attaquée par les Républicains, les conseils d'administration et les présidents des universités – semble avoir peu de chances de survivre. Ces dernières années, on a assisté à une recrudescence du militantisme syndical parmi les étudiant.es en troisième cycle [qui doivent également s'acquitter de tâches d'enseignement] et les enseignant.es auxiliaires (adjunct faculty). Dans certains cas, leurs mobilisations sont parvenues à obtenir des droits à la négociation collective, mais elles sont encore loin d'avoir réussi à démocratiser à nouveau l'université.

Un autre facteur crucial est l'influence de ce que l'on appelle les « shot callers » : une classe de milliardaires donateurs, opérant souvent par l'intermédiaire de politiciens ou de membres des conseils d'administration des universités, qui ont le pouvoir d'imposer des changements institutionnels ou de faire licencier des personnes en menaçant de ne pas accorder de financement. À mesure que les universités se sont rapprochées des entreprises, dont les devoirs premiers sont envers leurs actionnaires, les administrateurs sont devenus de plus en plus dociles envers les donateurs et leurs représentants. Les président.es peuvent être contraints de démissionner même si elles ou ils sont fortement soutenu.es par les étudiant.es et lecorps enseignant, comme c'était le cas à Harvard. Inversement, elles ou ils peuvent se permettre d'ignorer une opposition interne importante lorsqu'elles ou ils bénéficient de soutiens extérieurs, comme à Columbia. L'un des principaux soutiens de cette université est le donateur démocrate Robert Kraft, propriétaire des New England Patriots [équipe de « football américain »], qui a réagi aux manifestations en annulant un don et en publiant des annonces en pleine page dans lesprincipaux journaux pour dénoncer la « haine antisémite » et demander une plus grande « protection » sur les campus.

Les universités sous le régime de la « sécurité nationale » et de l'austérité

C'est l'après-11 septembre qui a plongé l'université néolibérale dans l'étreinte de l' « État de sécurité nationale ». Dans la période précédant la seconde invasion de l'Irak, les campus ont été le théâtre d'une nouvelle vague de mobilisation étudiante et enseignante, avec notamment la formation de groupes tels que les Historiens contre la guerre (qui restent actifs aujourd'hui). La campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) a été fondée en 2005 et a pris son essor àla fin du second mandat de Bush, s'attirant l'ire des administrations universitaires.

Dans le même temps, les universitaires radicaux ont fait l'objet d'un examen approfondi et, souvent, d'une surveillance directe. Alan Dershowitz, après avoir étédénoncé comme plagiaire par Norman Finkelstein, a utilisé ses relations pour obtenir le rejet de la titularisation deFinkelstein à l'université DePaul (basée à Chicago). Finkelstein n'a jamais retrouvé de poste universitaire. Aijaz Ahmad,éminent critique de l'empire américain, a été renvoyé de l'université York de Toronto pour ses écrits sur la Palestine.

Le cas le plus emblématique est peut-être celui de Sami Al-Arian, professeur d'informatique à l'université de Floride du Sud, qui a travaillé à la Maison Blanche sous Clinton et a fait l'objet d'une surveillance fédérale en raison de ses activités de défense des droits humains. En 2003, il a été faussement accusé de fournir un « soutien matériel » aux « terroristes » du Djihad islamique, licencié de son poste, maintenu en isolement pendant trois ans et poursuivi devant les tribunaux. Les procureurs fédéraux ont échoué à le faire condamner ne serait-ce que pour un seul chef d'accusation à son encontre. Les seules preuves qu'ils ont présentées sont les déclarations publiques et les écrits d'Al-Arian sur la libération de la Palestine. En 2014, le gouvernement a abandonné toutes les poursuites et Al-Arian a été expulsé vers la Turquie l'année suivante.

Après le krach financier de 2008, l'austérité est devenue l'ordre du jour pour tout le monde, à l'exception des banquiers, des grandes entreprises de la tech' et des investisseurs. Les universités publiques ont été amputées d'une grande part de leur financement. La recherche et l'activisme anti-impérialiste ont généralement reculé, alors même qu'Obama multipliait les frappes de drones en Afghanistan et au Pakistan, tout en ouvrant de nouveaux fronts en Libye, en Syrie, au Yémen et en Somalie.

Sa présidence a joué un rôle crucial dans la consolidation des relations entre le secteur de l'enseignementsupérieur et l'establishment démocrate. En 2012, les principaux donateurs de sa campagne étaient les professeurs, le personnel, les étudiants, les anciens élèves et les administrateurs des universités de Californie à Berkeley, Harvard etStanford n'étant pas loin derrière.

L''irruption de Black Lives Matter en 2014-2015 n'a guère modifié cette tendance et pourrait même l'avoir accélérée. Dans la mesure où il s'agissait d'un mouvement, et pas simplement d'un exercice de com' ou d'une récupération, il n'a jamais représenté une menace pour l'aile clintonienne du parti, et encore moins pour la classe des donateurs. Il a simplement contribué à transformer le credo de la « diversité », de l'« équité » et de l'« inclusion » enun système plus rigide et plus efficace utilisé par les départements de ressources humaines pour discipliner le personnel.

Les universités sont devenues des usines où l'idéologie du Parti démocrate est produite en masse et diffusée dans les médias, la culture, le divertissement, la technologie et les sphères scientifiques. En soulignant cet état de fait, et en présentant de manière fallacieuse les établissements d'enseignement supérieur comme ne soutenant pas suffisamment Israël, les Républicains espèrent renforcer leur image de marque « antiélitiste » et cibler un lieu de pouvoir stratégiquepour les Démocrates.

Lorsque certain.es président.es d'université ont été traîné.es devant les élus républicains du Sénat et de la Chambre des représentants pour répondre à une série de questions cyniques sur les « discours de haine » sur les campus, ils et elles avaient depuis longtemps scié la branche sur laquelle ils et elles étaient assis.es. Ayant passé des décennies à faire taire les critiques à l'égard d'Israël, ils et elles ne pouvaient pas invoquer les droits du premier amendement [de la Constitution étatsunienne qui garantit notamment le free speech, i.e. la liberté d'expression] ou l'autonomie universitaire.

Au lieu de cela, ils et elles ont simplement essayé de se conformer à l'injonction répressive des Républicains. Bien entendu, comme l'a noté Trotsky, jouer les gentils avec des fascistes en puissance ne fonctionne que rarement. Quelle que soit la mesureque les président.es d'université pouvaient prendre, elle n'aurait pas suffi à satisfaire les élus d'extrême droite. Ces derniers n'ont rien à perdre à poursuivre leur offensive, qui leur permet de diviser la base démocrate et la classe desdonateurs sionistes à laquelle les dirigeants démocrates rendent des comptes, et d'augmenter ainsi la probabilité d'une victoire républicaine en novembre.

Du Vietnam à la Palestine, le rôle du « facteur humain »

En 1968, un Parti démocrate divisé a permis à Nixon d'accéder à la présidence, à une époque où la plupart des citoyen.nes étatsunien.nes s'opposaient à la guerre du Viêt Nam et, paradoxalement, s'opposaient également aux manifestants pacifistes. Aujourd'hui, une majorité d'électeurs et d'électrices de Biden souhaite l'arrêt du génocide à Gaza et la plupart des citoyen.nes des Etats-Unis soutiennent les manifestations étudiantes. C'est une mauvaise nouvelle pour le président sortant. Parmi ses électeurs de 2020, 10 % prévoient désormais de soutenir Trump. Si les « indépendants », qui représentent 43 % de l'électorat, ou les « progressistes », qui en constituent environ 35 % et votent généralement pour les Démocrates, décident de rester chez eux ou de soutenir un autre candidat, le président sera mis en difficulté.

Entre le nombre croissant de délégués anti-Biden non-affiliés, le risque de débordements de grande ampleur au cours de l'été et les manifestant.es qui prévoient de converger vers Chicago à l'occasion de la Convention nationale démocrate, on risque d'assister à une répétition de certains aspects de celle de 1968[1], même si, cette fois, c'est comme si un Lyndon Johnson très affaibli avait décidé de se présenter à la réélection. Les derniers sondages indiquent que si Biden gagne, ce sera parce que l'avortement mobilise suffisamment les femmes blanches des banlieues de classes moyennes. La stratégiedémocrate qui a échoué en 2016 – « pour chaque démocrate col bleu [de classe ouvrière] que nous perdons dans l'ouest de la Pennsylvanie, nous récupérons deux républicains modérés dans la banlieue de Philadelphie, et nous pouvons répéter cela dans l'Ohio, l'Illinois et le Wisconsin » – semble être la seule que les dirigeants soient capables de poursuivre.

L'occupation du Hamilton Hall en 1968 – pour protester contre la complicité de l'université de Columbia dans la guerre, sa rapacité immobilière dans le quartier adjacent de Harlem et son approche autoritaire à l'égard des étudiant.es mobilisé.es – a été filmée, de même que l'évacuation policière brutale du bâtiment, suivie par plus de 700 arrestations. Au fur et à mesure que les images circulaient, les manifestations se sont étendues aux lycées et à d'autres campus du pays. Au cours des deux années suivantes, le cours de l'histoire s'est inversé. Le général vietnamien Võ Nyugên Giáp, architecte de l'offensive du Têt, a fait remarquer que les États-Unis n'auraient jamais pu gagner au Viêt Nam, malgré leur supérioritémilitaire. Pourquoi ? Parce que le « facteur humain » s'est avéré décisif. Le nombre de Vietnamien.nes tué.es par les États-Unis importait peu. Il y en avait toujours assez pour se battre et mourir pour défendre leur pays. L'objectif du FNL etde Hanoi était de briser la volonté du gouvernement étatsunien de poursuivre la guerre. Finalement, avec l'aide des étudiant.es étatsuniens et des mouvements anti-guerre mondiaux, ils y sont parvenus.

Depuis lors, ce que l'on appelle le « facteur humain » a joué un rôle crucial dans d'autres luttes anti-impérialistes. L'intuition du général Giáp s'est vérifiée au Brésil, en Bolivie, au Chili, en Angola, au Nicaragua, au Salvador, auGuatemala, au Liban, en Afrique du Sud, en Colombie, en Afghanistan, en Irak, en Somalie, au Rojava, en Cisjordanie et maintenant à Gaza. Nulle part, les bombes, l'artillerie, la torture, la technologie de surveillance ou le contre-espionnage, qu'ils soient utilisés par l'armée étatsunienne ou par ses mandataires, n'ont permis à l'hégémon de remporter une victoire définitive. Les mouvements de résistance, parfois populaires et démocratiques, ont perduré.

De la même façon, les raids d'une police militarisée, qui ramènent les techniques des opérations de contre-insurrection sur le territoire national, ne peuvent pas non plus vaincre les fantômes de 68. Grâce à la capacité d'organisation étudiante, avec l'appui d'une minorité critique d'enseignant.es, d'intellectuel.les, de scientifiques, de technicien.nes, d'avocat.es, de militant.es des droits humains et d'acteurs culturels, des personnes se mobilisent par milliers à travers les États-Unis pour défendre le premier amendement [la liberté d'expression] et s'opposer au génocide israélien à l'encontre de la population de Gaza. Elles et ils sont en train de faire l'histoire, et ils et elles le savent. Une variante de plus en plus autoritaire du néolibéralisme ne les arrêtera pas. Après une éclipse de quarante ans, se pourrait-il que nous assistions à la renaissance de ce qu'Edward Said appelait la critique démocratique, ou de ce que Mike Davis appelait le projet socialiste révolutionnaire, en tant qu'antidote au nationalisme ethnoreligieux, à l'empire et à la thanatocratie ?

*

Forrest Hylton est un historien de l'Amérique latine et des Caraïbes et professeur invité d'histoire à l'école supérieure de l'université fédérale da Bahia (UFBA, Brésil).

Cet article a été publié le 8 mai 2014 dans Sidecar, le blog de la New Left Review. Traduction Contretemps.

Note

[1] La Convention nationale démocrate qui s'est tenue en août 1968 s'est déroulée dans l'atmosphère insurrectionnelle qui a suivi l'assassinat de Martin Luther King, en avril, et celui de Robert Kennedy, en juin. Elle a été marquée par des manifestations massives d'opposants à la guerre du Vietnam, violemment réprimées par la police. Le président démocrate sortant Lyndon Johnson – architecte principal de l'escalade de l'intervention au Vietnam – ayant (contre toute attente) déclaré forfait, et les candidats opposés à la poursuite de la guerre éliminés (Kennedy assassiné, Eugene McCarthy battu lors du vote), le pro-guerre Hubert Humphrey, vice-président sous Johnson, a été choisi comme candidat démocrate pour l'élection présidentielle de 1968. Une élection que Richard Nixon a remporté avec une ligne politique encore plus agressivement pro-guerre combinée à une image « populiste » (NdT).

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Tarifs douaniers records : Joe Biden intensifie l’offensive contre la Chine avant les élections

21 mai 2024, par Cathu Isnard — , ,
Joe Biden parie sur la carte de la « guerre commerciale » contre la Chine pour charmer l'électorat populaire. Mais sa décision s'inscrit dans une tendance stratégique bien plus (…)

Joe Biden parie sur la carte de la « guerre commerciale » contre la Chine pour charmer l'électorat populaire. Mais sa décision s'inscrit dans une tendance stratégique bien plus profonde dans l'establishment américain.

15 mai 2024 | tiré de Révolution permanente
https://www.revolutionpermanente.fr/Tarifs-douaniers-records-Joe-Biden-intensifie-l-offensive-contre-la-Chine-avant-les-elections

Le Président des Etats-Unis a annoncé mardi une hausse record des tarifs douaniers appliqués aux importations chinoises dans certaines filières industrielles. La mesure, qui s'appliquera à 18 milliards de dollars d'importations annuelles, vise avant tout à courtiser l'électorat de Donald Trump à l'heure où « Genocide Joe » voit sa popularité chuter auprès des habituels électeurs démocrates.

Dernier épisode d'une guerre commerciale à laquelle Joe Biden avait promis de mettre fin lors de sa campagne présidentielle de 2020, la hausse des tarifs douaniers annoncée ce mardi concerne notamment les secteurs des minéraux critiques, des produits médicaux, des semi-conducteurs et surtout des véhicules électriques. Ces derniers voient leurs droits de douane passer de 27,5% à 102,5%, soit une multiplication par 4 record. Les droits de douane sur l'acier et l'aluminium seront eux triplés, passant à 25%, tandis que le taux d'imposition sur les semi-conducteurs double pour atteindre 50%. D'autres biens sont concernés, comme les panneaux solaires ou les batteries avancées. Joe Biden vise donc principalement des industries jugées stratégiques voire de pointe, bien qu'il justifie cette hausse par une concurrence de la Chine jugée « déloyale ».

Ces mesures sont extrêmement ciblées : elles ne concernent que 18 milliards de dollars annuels d'importations, un montant faible au regard de l'immense déficit commercial américain en 2022 (948,1 milliards de dollars). Ainsi, seuls 5,9 % de l'ensemble des exportations chinoises vers les Etats-Unis seront touchés d'après Reuters, pour seulement 1% des exportations totales chinoises. Plus que les montants, ce sont davantage les retombées de l'annonce qui intéresse Joe Biden, à six mois de la prochaine élection présidentielle.

Le technocrate Biden face à la brute Trump ?

Lors de sa campagne présidentielle de 2020, Joe Biden avait ouvertement critiqué la guerre commerciale initiée par Donald Trump contre la Chine, qui avait abouti à une hausse des tarifs douaniers sur plus de 300 milliards de dollars de marchandises chinoises importées aux Etats-Unis. Pourtant, c'est bel et bien Joe Biden qui est l'auteur de la dernière escalade en date de cette guerre commerciale. Mieux, il a profité de l'annonce pour reconfirmer le maintien des droits de douane mis en place par son prédécesseur. La raison de ce revirement est d'abord à chercher dans la situation politique intérieure du pays, qui s'apprête à revivre l'affrontement Trump-Biden aux élections présidentielles 2024. Alors que les primaires républicaines ne sont pas officiellement terminées, le combat à distance entre les deux candidats a déjà commencé.

Alors que les derniers sondages étatsuniens montrent l'érosion du soutien au président sortant parmi l'électorat traditionnellement démocrate en raison de son soutien au génocide en cours à Gaza, l'électorat ouvrier traditionnel blanc de la Rust Belt devient l'objet de toutes les convoitises. Rien d'étonnant dès lors à voir Joe Biden revenir sur ses positions libérales et anti-protectionnisme pour courtiser un électorat d'ordinaire plus enclin à voter républicain. Pour courtiser cet électorat, Lael Brainard, directeur du Conseil économique national de la Maison Blanche a ainsi déclaré mardi que « les pratiques déloyales de la Chine ont nui aux communautés du Michigan, de la Pennsylvanie et d'autres régions du pays ».

Courant avril, le président avait déjà profité d'une visite en Pennsylvanie pour annoncer sa future hausse des taux d'imposition sur les métaux lourds chinois. Un discours effectué devant des métallurgistes et syndicalistes dans un Etat jugé crucial, puisque d'après le dernier sondage du New York Times il a du mal à y « surmonter l'anxiété des électeurs au sujet de l'économie ».

Biden est pourtant obligé de se distinguer de D. Trump, pour ne pas donner l'impression d'adopter sa ligne politique. Le cabinet du président met ainsi en avant le ciblage de leur mesure, là où Donald Trump s'attaquait indistinctement à l'ensemble des importations chinoises. Face à ces mesures, le candidat républicain n'a bien sûr pas manqué de réagir. Et puisqu'un consensus transpartisan semble se construire sur la question protectionniste aux Etats-Unis, l'ancien président a donné dans la surenchère : en cas d'élection, il envisage de taxer l'ensemble des importations à hauteur de 10% quelle que soit leur origine, et même jusqu'à 60% pour les importations chinoises. Des mesures impraticables en réalité, alors que le déficit commercial américain atteignait quasiment 1000 milliards de dollars en 2022. En meeting dans le New Jersey le 11 mai, un autre Etat de la Rust Belt, le candidat républicain est allé jusqu'à parler d'une taxe de « 200% » sur les véhicules de marque chinoise fabriqués au Mexique pour dénoncer la mollesse de son concurrent. Une escalade qui permet au président actuel d'entretenir sa distinction entre son protectionnisme raisonnable et ciblé et celui ridicule et déluré de son rival. Le débat ne porte donc plus sur s'il faut taxer les importations, mais sur comment et à quel point ?

Pour donner un vernis progressiste à sa politique protectionniste, le cabinet de Joe Biden va jusqu'à insister sur le caractère environnemental de leur ciblage, la hausse des tarifs douaniers sur les véhicules électriques devant par exemple servir à lutter contre le changement climatique. En réalité, le gouvernement étatsunien cherche surtout à protéger ses propres investissements dans des industries jugées stratégiques et de pointe, à l'heure où les tensions internationales s'aiguisent.
La protection de l'hégémonie américaine, la priorité

Les mesures de protectionnisme mises en place par Biden ne visent pas uniquement les vieilles industries lourdes américaines, mais aussi les secteurs stratégiques et des technologies de pointe. Empêcher les exportations chinoises aux Etats-Unis, qui est de loin le premier consommateur en technologie, permet de protéger les monopoles étatsuniens dans les secteurs stratégiques pour maintenir la supériorité technique et militaire nord-américaine.

Cela n'a pas échappé à Mike Carr, directeur exécutif de la Solar Energy Manufacturers for America Coalition, qui se réjouit dans les colonnes du New York Times : « Alors que l'Amérique travaille à développer la fabrication dans des chaînes d'approvisionnement clés des énergies propres pour réduire la dépendance du pays vis-à-vis des chaînes d'approvisionnement chinoises, nous devons utiliser tous les outils à notre disposition pour renforcer l'industrie américaine de la fabrication de panneaux solaires ». A titre d'exemple, les semi-conducteurs (ou puces électroniques), en pénurie durant la pandémie de Covid et la rupture des chaînes mondiales d'approvisionnement, font ainsi l'objet d'une attention particulière de la part du gouvernement américain et de l'ensemble des gouvernements impérialistes puisqu'ils jouent un rôle crucial dans une variété d'applications industrielles, stratégiques et d'armement : automobile, systèmes de surveillance, centre de données, etc. Les enjeux ne sont donc pas purement économiques pour Joe Biden, mais bel et bien stratégiques puisqu'il s'agit de protéger l'hégémonie américaine face à une émergence de plus en plus importante du concurrent chinois.

Plus en général, même si cette politique se dirige contre la Chine, le protectionnisme gagne du terrain parmi les classes dominantes mondiales, ce qui fait craindre une rupture de l'ordre mondial dominé par la globalisation, comme plusieurs journaux internationaux commencent à le pointer. La guerre commerciale, la guerre douanière, la guerre des subventions ce sont des expressions des tensions montantes entre les capitalistes, qui à dans d'autres régions du monde commencent à s'exprimer en termes de guerres dans le sens strict du terme. La compétition électorale entre deux alternatives impérialistes et réactionnaires aux Etats-Unis ne pouvait pas échapper à cette tendance internationale du système capitaliste. Laisser entre les mains des capitalistes des questions si importantes mènera inévitablement le monde à la catastrophe.

Malgré ses faibles montants, cette nouvelle escalade dans la guerre commerciale chino-étatsunienne est aussi le symptôme de la course au ré-armement mondiale dans laquelle l'accès aux ressources rares et stratégiques et plus précieuse que jamais. Ces mesures sont protectionnismes sont l'une des nombreuses expressions du soutien des libéraux et des démocrates à l'impérialisme et au capital américains. Face à cela, il est plus que jamais nécessaire de construire une organisation politique de combat sur le sol américain, qui puisse constituer une force de combat composée de travailleurs et d'étudiants comme y appelle notre organisation sœur aux Etats-Unis, Leftvoice.

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« Le ministère de l’Agriculture a très clairement choisi son camp : celui de l’élite agricole »

21 mai 2024, par Nicolas Legendre — , ,
Fils de paysans bretons, Nicolas Legendre est journaliste et auteur de Silence dans les champs, prix Albert Londres 2023 aux éditions Arthaud. Son livre est le fruit de sept (…)

Fils de paysans bretons, Nicolas Legendre est journaliste et auteur de Silence dans les champs, prix Albert Londres 2023 aux éditions Arthaud. Son livre est le fruit de sept ans de travail durant lesquels l'auteur a recueilli près de trois cents témoignages aux quatre coins de la Bretagne.

Photo et article tirés de NPA 29
16 mai 2024

©Crédit Photographie : Nicolas Legendre, par Fred Beveziers

Votre livre commence de manière poignante avec plusieurs témoignages de paysans au bord du suicide. D'après plusieurs études, on retrouve une surmortalité dans le monde agricole dans bien d'autres pays. Pourriez-vous revenir sur les raisons principales de ces suicides ?

La surmortalité par suicide au sein de la profession agricole n'est effectivement pas une spécificité française. L'aspect transnational de cette problématique est fondamental, car il bat en brèche un certain nombre de discours diffusés par les partisans du modèle agricole dominant, qui consistent à dire, en substance : si l'agriculture française a des problèmes, c'est parce qu'elle est trop encadrée, trop normée, pas assez « compétitive » vis-à-vis de celle de nos « concurrents » que sont l'Allemagne, la Pologne, le Brésil ou les Etats-Unis. Sous-entendu : dopons davantage notre agriculture et tout ira mieux ; et les paysans (ceux qui restent) vivront correctement.

Or, on constate que dans un certain nombre de ces pays « concurrents », parfois présentés comme des exemples à suivre en matière d'« efficacité » et de « compétitivité »… le mal-être agricole constitue un problème tout aussi majeur que chez nous. De même que la surmortalité par suicide.

Je pourrais évoquer l'Australie ou l'Inde, mais prenons le cas des USA. Là-bas, selon une étude publiée en 2017, la population agricole était la plus concernée par le suicide. Entre 1992 et 2010, selon cette même étude, le taux de mortalité par suicide aux USA était 3,5 fois plus important dans le monde agricole que dans le reste de la population.

Concernant les causes : parmi les pays où des études ont été menées, les phénomènes récurrents sont la transformation brutale du monde rural, la faiblesse des revenus, les turbulences liées aux politiques de libre-échange, le poids de l'endettement, le regard porté par la « société » et l'utilisation de certains pesticides de synthèse qui « favoriserait l'apparition de symptômes dépressifs, de troubles de reproduction et de problèmes génotoxiques » (je reprends les termes d'un rapport sénatorial français).

Des milliers d'agriculteurs croulent sous les dettes, et n'ont tout simplement pas le choix : soit ils continuent à être le plus productif possible, soit ils tombent en faillite. Un modèle encouragé par les banques, l'Etat, les coopératives… Comment agir sur ce problème de façon systémique ?

Ce système est, d'une part, le fruit d'un processus de long terme engagé avec l'avènement de la société industrielle à partir du XIXe siècle (on pourrait remonter plus loin, mais cela nécessiterait trop de digressions !). C'est la quintessence d'une conception très individualiste et « compétitive » de l'agriculture (et de la société dans son ensemble), largement inspirée par des agronomes et économistes anglo-saxons. Il est également né d'un alignement de planètes exceptionnel apparu durant la seconde moitié du XXe siècle, après la Seconde Guerre mondiale. On rêve alors en grand. On dessine des horizons. Les Trente Glorieuses, la modernisation des campagnes, le consumérisme, l'exode rural et l'évolution des mœurs changent tout, ou presque. Dans un élan commun, l'Etat, les institutions européennes, les collectivités locales, la formation agricole, la recherche agronomique, la FNSEA, des chefs d'entreprise, des paysans, des banques (une en particulier, le Crédit agricole), mais aussi, dans une certaine mesure, l'Eglise (via la Jeunesse agricole catholique) vont tirer dans le même sens : celui du big-bang agro-industriel.

Soixante ans plus tard, ce système est dans une impasse humaine, économique, sociale et environnementale. L'ampleur des problèmes et des défis à relever (eu égard notamment aux enjeux climatiques, alimentaires, de justice sociale et de biodiversité) implique non pas des transitions, mais des transformations. Or je ne vois pas comment transformer ce système sans recourir, à nouveau, à un alignement de planètes… Il serait injuste et probablement inefficace de faire peser le poids du changement sur les épaules des seuls paysans. Ou sur celles des seuls citoyens-consommateurs. Cela reviendrait à changer certains joueurs, mais pas les règles du jeu, et encore moins le jeu…

Quelle blague ! Qu'est-ce qui, aujourd'hui, définit la nature du jeu et ses règles ? Ce sont les traités et accords internationaux, ainsi que les orientations politiques et économiques nationales – globalement alignées sur le modèle dominant, à savoir le productivisme agro-industriel, l'hyperconcurrence mondialisée faussée et administrée (à grand renfort de subventions et de normes), la mécanisation et la robotisation pensées comme des fins en soi, l'agrandissement des fermes, l'endettement, la financiarisation, la spécialisation des exploitations et la standardisation des productions et des habitudes alimentaires.

Ces règles et ce jeu sont hyperfavorables aux acteurs privés les plus puissants, qui contribuent largement à la définition des règles en question… et qui déploient une énergie prodigieuse pour que rien ne change. Problème : le contexte, en ce début de siècle, nous impose de changer ! D'où le nécessaire alignement de planètes, qui pourrait, par exemple, impliquer des Etats, des institutions supranationales, certains grands acteurs privés, mais aussi (et cela est plutôt nouveau par rapport à l'après-guerre), la société civile, via des mouvements citoyens et des ONG. Bien entendu, à l'heure actuelle, le compte n'y est pas. Absolument pas. Et je suis bien incapable de dire s'il y sera demain, ou dans trente ans. Ce que je sais, en revanche, c'est que l'Histoire nous surprend, parfois.

Vous dites que des ténors du parti socialiste avaient déjà alerté sur tous les problèmes rencontrés actuellement avec l'agriculture intensive en Bretagne dès 1981…. A-t-on perdu 40 ans ?

Oui. Et ces ténors l'ont écrit noir sur blanc, dans une publication du parti. Impasses économiques, sociales, environnementales…. Tout ou presque était sur la table. Nous avons effectivement, d'une certaine façon, perdu 40 ans. On a même, via certaines orientations nationales ou européennes, accentué les problèmes… tout en tâchant de faire évoluer le modèle, notamment pour atténuer ses impacts environnementaux. En résumé : on a créé une usine à gaz de règlements, de normes, d'exceptions, de compromissions, de duplicité aussi.

Bien entendu, il aurait été extrêmement difficile de changer la donne dans les années 1980. Etait-ce même possible ? Je ne sais pas. Les personnalités politiques qui ont caressé cette idée se sont cassé les dents. D'autres ont passé leur chemin. Il faut dire que certains acteurs, notamment des lobbies agro-industriels, ont tout fait pour rendre le changement impossible, ou pour donner l'impression qu'il était impossible.

Pour une personne qui découvre le sujet, pourriez-vous expliquer ce qu'est la FNSEA, son rôle et son pouvoir en France ?

La FNSEA est issue des vieilles structures agrariennes et corporatistes qui « encadraient » le monde rural avant la Seconde Guerre mondiale (et qui ont largement soutenu Pétain, soit dit en passant). Elle s'est imposée durant les Trente Glorieuses comme l'interlocuteur unique de l'Etat en matière d'agriculture. Aucun autre syndicat agricole n'est reconnu par l'Etat, en France, avant les années 1980. Elle a contribué au façonnement d'un système unique en Europe, et plutôt baroque : la cogestion.

La cogestion désigne le fait que le gouvernement définit les orientations agricoles de la Nation en collaboration étroite avec le syndicat majoritaire. Cela a probablement permis une certaine « efficacité » (quoique). Mais cela pose un problème majeur : que se passe-t-il si ledit syndicat est dominé par une « élite » économique qui s'évertue à défendre en priorité ses intérêts tout en prétendant défendre ceux de la « base » et en instrumentalisant les colères de cette dernière ? Suivez mon regard.

Voilà donc ce qui se passe : la politique agricole d'un pays entier (en l‘occurrence la première puissance agricole d'Europe) est très largement orientée non pas en fonction de l'intérêt général, mais en fonction d'intérêts particuliers. Ceux de l'élite agricole, en l'occurrence. Notons qu'une partie de cette élite, via certaines coopératives, mais aussi via des lobbies ou groupes d'intérêts européens, est étroitement liée, par ailleurs, aux mastodontes de l'agrobusiness : semenciers, fabricants de pesticides et d'engrais de synthèse…

Au fil des ans, la FNSEA a consolidé son pouvoir et son hégémonie. On peut dire (et les résultats des votes aux élections professionnelles tendent à le montrer), que sa puissance s'effrite depuis quelques années, mais elle demeure néanmoins colossale. C'est lié aux postes et mandats en tous genres occupés par certains de ses membres dans des coopératives, des banques, des institutions locales… C'est lié enfin au fait qu'elle constitue un extraordinaire « outil » du quotidien pour beaucoup de paysans, ainsi qu'un important réseau de solidarité. Du fait de ses moyens et de son influence, elle est en mesure d'accompagner ses adhérents dans une multitude de démarches administratives, financières, foncières… C'est tout sauf anodin.

Le Centre National des Jeunes Agriculteurs CNJA, devenu les Jeunes Agriculteurs (JA), semble avoir évolué pour aujourd'hui suivre les décisions de la FNSEA. Même question que pour la FNSEA : quel est le pouvoir des JA ?

Les Jeunes agriculteurs sont, de nos jours, l'antichambre de la FNSEA. A quelques nuances près (notamment en ce qui concerne la question de l'accès au foncier), ses positions sont identiques à celles des dirigeants de la FNSEA. Ils siègent d'ailleurs conjointement dans les chambres d'agriculture.

Omerta, pressions, mafia… des mots très forts sont employés dans votre livre. Considérez-vous que l'agro industrie en Bretagne soit un système mafieux ?

Non. Bien que beaucoup de mes interlocuteurs n'hésitent pas, eux, à utiliser le mot « mafia » ! Mais je considère que ce terme est imprécis et inexact. Et je renvoie toujours, à ce sujet, au travail du sociologue Ali Romdhani, qui parle d'« ordre social breton ». Cela désigne une alliance parfaitement informelle de personnes et d'entités qui n'ont pas toujours les mêmes intérêts (et qui peuvent aussi se livrer à des luttes de pouvoir), mais qui ont toutes globalement intérêt à ce que le modèle agricole et alimentaire dominant perdure. Elles vont, pour ce faire, utiliser divers leviers : influence, lobbying, participation aux instances décisionnelles, chantage à l'emploi… Voilà pour l'aspect « légal ».

Mon enquête tend à montrer que d'aucuns utilisent aussi, dans certaines circonstances, des méthodes beaucoup moins licites : pressions, menaces, intimidations, entraves pour l'accès aux financements ou aux terres, voire sabotage. Pour reprendre les mots d'Ali Romdhani, la force de cette organisation informelle s'exerce par « l'impunité, l'exclusion, le déni, la pression sociale et la censure ». L'enjeu n'est « pas nécessairement de faire taire les voix discordantes, mais de produire l'autocensure chez la majorité ». Il me semble que ce « dispositif » destiné à produire l'autocensure fonctionne diablement bien ! Ou, du moins, qu'il a diablement bien fonctionné. Car les choses changent – un peu.

Dans les médias, le gouvernement et la FNSEA prônent la “souveraineté alimentaire”, mais il n'est jamais rappelé qu'elle défend un modèle d'agriculture en profonde opposition avec ce concept…

La façon dont certains acteurs, dont la FNSEA, ont instrumentalisé depuis quelques années la notion de souveraineté alimentaire constitue, pour moi, un coup de maître. Je ne saurais dire s'il s'agit d'une manipulation complètement volontaire, mais peu importe : c'est du grand art, de la haute voltige communicationnelle !

Le concept de souveraineté alimentaire a été théorisé dans les années 1990 par l'ONG altermondialiste Via Campesina. D'un point de vue idéologique, Via Campesina se situe bien entendu à l'opposé de la FNSEA. La souveraineté alimentaire désigne la possibilité et le droit, pour un peuple, de choisir les modalités de sa production agricole et de les mettre en œuvre de façon durable et souveraine, sans intenter à la souveraineté alimentaire du peuple d'à-côté. Cela implique une justice sociale forte et un certain équilibre dans les échanges commerciaux. La souveraineté alimentaire ne signifie donc pas la même chose que la sécurité alimentaire, ni que l'autosuffisance alimentaire, encore moins que la « puissance agricole ». Ce sont des concepts très différents, bien que liés.

Or, en 2020, à la faveur du Covid, la FNSEA, les Jeunes agriculteurs, la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricoles, la Coopération agricole, la Fédération nationale du Crédit agricole, l'assureur Groupama, la Mutualité sociale agricole et l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (en clair, les principaux acteurs de la cogestion agricole à la française) ont publié une tribune dans L'Opinion pour appeler à « reconquérir notre capacité productive » et à « rebâtir une souveraineté alimentaire ».

Cela faisait suite à des prises de position de parlementaires de droite qui déploraient un « déclin » de la capacité productive de la « ferme France ». En cause : une érosion de la production dans certaines filières, ainsi que l'augmentation des importations. La FNSEA et ses « alliés », de façon très opportuniste, ont sauté sur l'occasion pour réclamer un sursaut. Une sorte de réarmement, pour utiliser un terme à la mode. La FNSEA n'a fait que réactualiser une de ses vieilles rengaines : il faut « libérer les énergies », donc assouplir les règles qui encadrent l'agriculture, pour « retrouver de la compétitivité ». Sans quoi nous perdrions notre « souveraineté alimentaire ». Le spectre de la dépendance et/ou de la famine n'est jamais loin…

Mais voilà : FNSEA et consorts ont (sciemment ou pas) oublié de dire plusieurs choses importantes. D'abord, s'il y a bien une érosion de la production dans certaines filières, celle-ci est relative, et la France demeure l'une des plus importantes puissances agricoles au monde, avec des filières très compétitives sur certains marchés. S'il y a effectivement une augmentation de certaines importations, nous exportons également beaucoup : du vin, des céréales, des animaux vivants… On ne peut pas à la fois vanter les mérites du libre marché et, en même temps, déplorer que ceux-là même qui achètent certaines de nos denrées… parviennent à nous en vendre.

Pourquoi, enfin, y a-t-il une érosion de la production dans certaines filières, en France ? Du fait entre autres d'une stagnation des rendements depuis la fin des années 1990 – mais il faut dire que les rendements avaient été multipliés par deux depuis les années 1960, à grand renfort de chimie de synthèse ! Or, les arbres ne montent pas au ciel… et certains de nos sols sont désormais épuisés, fatigués, du fait, précisément, des modes de culture qui ont permis ces augmentations de rendement.

Dans le même temps, nos nouveaux concurrents, comme le Brésil, se sont mis à faire, à retardement, ce nous avons fait ici. Leurs rendements augmentent de façon spectaculaire. Ce qui n'est pas sans conséquence et ne durera peut-être pas éternellement, mais c'est un autre sujet. Ces pays deviennent donc « compétitifs », eux aussi ! Et pas qu'un peu. Il n'y a qu'à voir la surface agricole du Brésil… On pourrait évoquer également la diminution du nombre d'agriculteurs. Mais qui a voulu et organisé ce « plan social » ? La FNSEA, notamment. On pourrait évoquer le poids indéniable des normes et l'importance des cotisations sociales, bien moindre chez certains « concurrents ». Faut-il pour autant, afin de prendre à part à une « compétition » mondiale délétère, sacrifier nos acquis sociaux et environnementaux ? Chacun jugera.

Enfin, je n'ai pas beaucoup entendu les nouveaux chantres de la « souveraineté alimentaire » s'interroger sur la « souveraineté » réelle du modèle agricole qu'ils prônent. Car les clés de voûte du modèle en question sont les engrais et pesticides de synthèse, les machines, ainsi que l'alimentation animale importée. Or, sans énergies fossiles (notamment le gaz russe…), pas d'engrais azotés de synthèse. Sans pétrole (saoudien ou autre), pas de pesticides de synthèse. Sans soja brésilien, pas d'élevage hors-sol dans la configuration actuelle. Sans équipementiers américains ou allemands (John Deere, Case IH, Claas, Fendt…), pas de machines toujours plus grosses et perfectionnées, susceptibles de remplacer l'humain dans des fermes toujours plus grandes. C'est ça, la souveraineté ? Bien sûr que non. C'est le capitalisme mondialisé, ni plus ni moins.

Malgré cela, beaucoup de gens, parmi lesquels des journalistes et des décideurs, sont tombés dans le panneau. Ils ont gobé la mouche et répété à l'envi qu'il nous fallait « reconquérir notre souveraineté alimentaire »… sans même savoir ce que ce concept signifie. Notons que le ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation a été rebaptisé, en 2022, ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire…
ll est précisé dans votre livre que l'Etat aurait fait preuve de « légèretés » vis-à-vis des acteurs de l'agro industrie depuis les années 1960. Comment espérer que cela change après 60 ans de statu quo ?

Force est de constater que, depuis environ la moitié du premier quinquennat d'Emmanuel Macron, la cogestion est repartie de plus belle. Et que le ministère de l'agriculture, aujourd'hui, a très clairement choisi son camp (sans le dire) : celui de l'élite agricole, celui des winners libéraux-compétitifs, celui de la guerre économique mondiale, celui de la sainte trinité marché-croissance-technologie. Je ne saurais dire s'il s'agit d'une stratégie réfléchie ou d'une sorte de court-termisme « pragmatique » dans un contexte chaotique. Ou bien un peu des deux.

Comment cela pourrait-il évoluer ? A ce stade, il me semble que seules des évolutions géopolitiques majeures, à l'échelle mondiale, et/ou des chocs environnementaux plus violents encore que ceux que nous vivons actuellement et/ou une mobilisation citoyenne d'une ampleur jamais vue, à l'échelle européenne, pourraient changer la donne.

Vous évoquez Demeter (une cellule nationale pour lutter contre l'agribashing et les intrusions dans les exploitations agricoles, selon le gouvernement), qui aurait permis d'intimider des militants environnementalistes… Pour dire les choses autrement : l'Etat ne recule devant rien pour protéger l'agro industrie ?

Disons qu'à ma connaissance, rarement un gouvernement n'avait aussi ostensiblement mobilisé les moyens à sa disposition pour décourager, surveiller, pointer du doigt, voire criminaliser, des citoyens opposés au modèle agricole dominant. Il faut dire que l'heure est grave pour l'agro-industrie : avec les dérèglements climatiques, l'effondrement du vivant, les scandales sanitaires et la multiplication des enquêtes de journalistes et d'ONG sur ses « méthodes », jamais elle n'avait été autant fragilisée.

Ceci dit, il est important de préciser que cette « ambiance générale » a des conséquences très fâcheuses, sur le terrain, pour des paysans qui font simplement leur boulot comme ils ont le droit de le faire. Certains se font insulter par un voisin alors qu'ils épandent des pesticides ou du lisier… Mais quoi, il faudrait laisser le lisier dans la fosse et attendre que ça déborde ? La création de la cellule Demeter s'inscrit aussi dans ce contexte.

Cela témoigne d'une chose importante, selon moi : la séparation des mondes urbains et ruraux, l'industrialisation de l'agriculture et des paysages ruraux, les pollutions récurrentes liées aux pratiques agricoles, ont nourri des crispations majeures. Certains, dans la campagne, sont à bout de nerfs. Qu'ils soient paysans ou non-paysans. D'un côté, on a le gars qui a grandi au village, qui connaît chaque chemin, chaque vieil arbre, et qui vit comme un déchirement, au plus profond de ses tripes, la disparition des insectes et l'arrachage des haies. De l'autre, on a le paysan qui fait tout « au mieux », dans les cadres établis, qui travaille dur et se fait traiter de pollueur à la télé. C'est extrêmement toxique. Ce système produit ça, aussi : de la frustration, de la colère, de la rancœur, de la haine.

Après un mois de janvier et février plutôt agités, les mobilisations des agriculteurs ne semblent plus d'actualité. Comment analysez-vous ce qu'il s'est passé ?

Rien de nouveau sous le soleil… ou presque. Ce type de mobilisation, partie de la base et partiellement récupérée par l'« élite » agricole, surgit à intervalles irréguliers depuis les années 1960. Je note quelques particularités cependant. D'abord le caractère européen de la chose. Etonnamment, ceux-là mêmes que l'on présente parfois comme des « concurrents » à « rattraper »… ont également exprimé leur colère dans la rue ! Je pense aux Allemands ou aux Polonais. Bon sang, pourquoi seraient-ils en colère alors qu'ils sont hyper compétitifs ? A cause des écolos, des bobos, des urbains, des journalistes, des fonctionnaires qui les harcèlent ? Ou à cause du fait que le « jeu » et les « règles » actuellement en vigueur, hérités notamment de la dérégulation accrue actée par la réforme de la politique agricole commune de 1992 et par les accords de Marrakech deux ans plus tard, les ont placés dans une situation économique intenable ? Ou encore à cause du fait que l'agrandissement perpétuel des fermes, allant de pair avec un endettement toujours plus lourd, les oblige à évoluer en permanence au bord du gouffre de la faillite et de l'usure physique et mentale ?

Autre particularité : la montée en puissance de la Coordination rurale, syndicat minoritaire classé à droite, assez peu porté sur l'écologie mais très engagé sur les questions de souveraineté et de protection des producteurs. Cela témoigne de mouvements tectoniques plus globaux. Ça fait écho à la montée du Rassemblement national et, surtout, à l'avènement récent, aux Pays-Bas, du Mouvement agriculteur-citoyen, un parti d'obédience agrarienne, populiste, conservateur et eurosceptique, qui a grandement bénéficié de la colère d'une partie des agriculteurs suite au projet du gouvernement de réduire les cheptels afin de limiter les émissions de CO2 et les excédents d'azote. L'empressement du gouvernement français à éteindre le feu, cet hiver, doit aussi être lu à l'aune de ces paramètres, selon moi.

Il est frappant de voir à quel point, notamment sur les réseaux sociaux, les agriculteurs ou certains agriculteurs détestent les « écolos ». Voyez-vous des pistes de ‘réconciliation' possible ?

La fâcherie est effectivement profonde. Chez certains, c'est viscéral. Mais comment aimer ceux qui, à vos yeux, veulent la fin de ce que vous faites, donc, puisqu'il est question d'agriculture, de ce que vous êtes ? Comment aimer ceux que certains de vos pairs désignent comme étant les responsables de vos maux ? A court terme, la réconciliation me semble impossible. Trop d'inimitiés, trop d'incompréhensions, trop de manipulations, trop de détestations…

A vrai dire, je ne vois qu'un « scénario » de réconciliation possible – et il paraît parfaitement utopique à ce stade : une montée en puissance, au sein de la FNSEA, d'un courant « alternatif » en faveur d'une transformation agroécologique profonde, défendu par des hommes et femmes « de la maison » mais en rupture avec la politique de l'« élite », porteurs d'une approche technique renouvelée et validée par les instituts de recherche, qui parviendraient à prendre le pouvoir à la faveur d'un contexte favorable, et qui diffuserait de nouvelles représentations ainsi que de nouveaux récits, en phase avec l'arrivée aux manettes d'une nouvelle génération – les boomers finiront bien par lâcher le guidon. C'est inimaginable en 2024. Cela le sera peut-être moins en 2034 ou en 2044, quand le niveau de la mer aura monté…

Dernière question plus personnelle : comment on se sent après avoir travaillé un tel sujet pendant 7 ans ?

Rincé !

16/05/2024

https://bonpote.com

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« Un pied dans les institutions, 100 pieds dans la rue »

21 mai 2024, par Hélène Marra, Michel Urban — ,
« Nous avons utilisé notre espace de pouvoir comme un moyen de renforcer notre activité politique sans nous enfermer dans l'institution de l'Union européenne ». Revue (…)

« Nous avons utilisé notre espace de pouvoir comme un moyen de renforcer notre activité politique sans nous enfermer dans l'institution de l'Union européenne ».

Revue L'Anticapitaliste n° 155 (avril 2024)

Par Miguel Urbán et Hélène Marra

Dans le cadre des élections européennes, marquées par la montée du militarisme et la progression inquiétante de l'extrême droite, nous avons souhaité interviewer Miguel Urbán, député européen et militant de Anticapitalistas dans l'État espagnol.

Pourrais-tu te présenter, nous parler de ta trajectoire politique ?

Je suis Miguel Urbán, député européen depuis 2015 et militant de Anticapitalistas. Je suis impliqué dans l'activisme politique depuis 2013. Je me suis engagé dans différents mouvements : étudiant, anticolonial, pour le droit au logement, les mouvements d'occupation ou anti-guerre. J'ai été l'un des fondateurs de Podemos. J'écris en outre régulièrement dans divers médias, des médias espagnols tels que El País et Público, aux médias internationaux comme La Jornada au Mexique. Je fais également partie du comité d'expert·es de la revue Viento Sur.

La question des médias semble être très importante dans ton activité militante ?

Oui, elle en fait partie. J'ai toujours essayé de combiner l'activisme avec la réflexion politique, j'ai écrit, co-écrit ou coordonné une douzaine de livres publiés en Espagne et à l'étranger. Je viens de publier Trumpismos neoliberales y autoritarios. Una radiografía de la extrema derecha internacional (Trumpismes néolibéraux et autoritaires. Une radiographie de l'extrême droite internationale) avec Fondo de Cultura Económica, la maison d'édition mexicaine. J'ai donc toujours essayé de combiner mes activités politiques avec la construction du débat public non seulement à travers les tribunes et les articles d'opinion mais aussi par le biais d'interviews dans les médias. Ceux-ci sont des outils fondamentaux dans le travail politique que nous avons réalisé au fil des ans, en utilisant l'institution comme une sorte de porte-voix et aussi comme un moyen d'entrer dans certains espaces où il serait autrement très difficile d'avoir accès.

Il y a un mois, j'ai passé plusieurs jours à la frontière de Rafah : il m'a fallu presque deux mois de négociations avec l'ambassade égyptienne pour pouvoir y accéder. Lorsqu'ils ont encerclé et attaqué pendant 98 jours la ville de Diyarbakir au Kurdistan, j'ai pu entrer, alors que même la presse n'entrait pas, parce que j'étais un élu du Parlement européen.

Lorsque Berta Cáceres, la dirigeante féministe, indigène, écologiste et anticapitaliste, a été assassinée, Gustavo, le principal témoin, un camarade mexicain qui était avec elle et qui a réussi à se sauver parce qu'il était présumé mort par les assassins, ne pouvait pas quitter le Honduras en raison de l'implication du gouvernement hondurien de l'époque dans l'assassinat de Berta Cáceres. Je me suis rendu dans le pays et, avec un comité, tout en étant le seul député, nous avons réussi à mettre Gustavo à l'abri et à le faire sortir du pays.

Nous avons beaucoup suivi la question de la lutte contre la répression, tant au Nord que dans le Sud global, en utilisant la figure de l'eurodéputé pour assister aux procès, exercer une pression politique sur les questions de criminalisation ou sur les menaces pesant sur les défenseurs et défenseuses des droits humains.

Lorsque les militaires étaient dans les rues du Chili pendant le soulèvement de 2019, j'ai été le seul élu non chilien à me rendre dans le pays. J'ai pu accompagner les barrages militaires la nuit ; nous avons tenu une conférence de presse qui a eu beaucoup d'impact dans le pays, exerçant une forte pression internationale sur le cas de la répression au Chili.

J'étais sur des bateaux de recherche et de sauvetage en Méditerranée lorsque Salvini fermait les ports, empêchant les personnes secourues d'entrer. J'ai passé plus de quinze jours en Méditerranée sans pouvoir entrer dans le port, malgré mon statut de député, mais à la fin nous avons réussi à débarquer et à être accueillis en Espagne.

Nous avons pu visiter toutes les frontières, tant en Europe que dans le Sud : nous sommes alléEs au Soudan, au Niger, au Mali, au Sénégal, en Égypte, en Tunisie, en Libye, tous des pays que nous n'aurions pas pu visiter si nous n'avions pas été membres du Parlement ; j'ai accompagné la première caravane de migrant·es qui a quitté le Honduras jusqu'à Tijuana, au Mexique. J'ai pu participer au comité international de soutien à l'audit de la dette grecque pendant le premier gouvernement Syriza. Nous avons pu suivre la situation dans tous les camps des personnes exilées qui existaient à l'époque, à Idomeni, Lesbos, Moria, et dans d'autres îles grecques. Nous avons obtenu, pour la première fois en vingt-cinq ans, la reconnaissance, de la part du Parlement européen, de l'urgence humanitaire au Maroc, en critiquant et en dénonçant la situation de détention dans le cas d'Omar Rádi, un camarade lié à la Quatrième Internationale.

Vous avez donc utilisé l'institution d'une façon non conventionnelle ?

Oui, nous avons fait le choix de ne pas nous enfermer dans l'institution en prétendant être le meilleur parlementaire possible, mais nous avons utilisé l'institution parlementaire de la meilleure façon possible pour faire des choses qu'ils ne veulent pas que nous fassions, comme par exemple dénoncer les accords de libre-échange, essayer de construire des réseaux avec les pays du Sud précisément pour rejeter ces accords, tout cela avec de l'argent de l'Union européenne ! Avec plus ou moins de succès, nous avons essayé d'être une sorte de « cheval de Troie » au sein des institutions, en dénonçant également l'institution elle-même, le militarisme qui est maintenant si important. Nous avons essayé d'avoir une activité internationaliste en exploitant cet espace pour soutenir les luttes dans le Sud global. Et nous avons payé pour cela : j'ai été détenu par le Mossad alors que je suis député, on m'a refusé l'entrée dans plusieurs pays comme le Maroc.

Eduardo Bolsonaro, le fils de Bolsonaro et principal dirigeant du bolsonarisme, a publié une vidéo de vingt-et-une minutes me menaçant précisément en raison de tout le travail accompli contre l'extrême droite au Brésil. Ils sont entrés chez moi pour me menacer ainsi que mes enfants et ma compagne ; j'ai subi plusieurs tentatives d'attentats aux portes du Parlement européen et à l'extérieur de celles-ci.

Bien sûr, tout cela ne sert pas à obtenir des améliorations dans les directives de l'Union européenne et d'ailleurs, le Parlement européen n'est même pas un Parlement : dans le meilleur des cas, nous colégiférons, mais nous n'avons pas d'initiative législative propre sans la Commission. Je pense que c'est une faille démocratique très forte dans ce système anti-démocratique qu'est l'Union européenne, mais je pense aussi que la corrélation des forces nous empêche d'avoir des propositions anticapitalistes qui peuvent être présentées au Parlement. Nous avons donc beaucoup utilisé les institutions elles-mêmes et l'espace que nous avons eu et, surtout, nous avons créé notre propre espace.

Tu veux dire que tout le travail interne, des commissions, des groupes parlementaires n'est pas si important que ça, qu'on ne peut pas en somme changer l'Europe de l'intérieur ?

Loin de là. Afin de construire un vrai projet européen, socialiste, écoféministe, nous devons nous débarrasser de l'Union européenne, et non pas espérer pouvoir la réformer. Depuis Maastricht, l'Union européenne est devenue l'outil de constitutionnalisation du néolibéralisme qui est présenté comme la seule politique possible. Lorsque le gouvernement Syriza a cédé en signant le mémorandum après le référendum, Weber, le porte-parole du Parti populaire européen au Parlement, a terminé son discours en disant que «  l'exemple de la Grèce montre qu'il n'est pas possible d'avoir un gouvernement de gauche dans l'Union européenne, et que cela serve de leçon à Podemos et à l'Espagne ». Je suis d'accord avec lui.

Je pense que nous devons continuer de mener une politique de gauche dans une logique internationaliste de désobéissance aux traités de l'Union européenne et de construction d'un projet européen alternatif, en opposition avec la logique de repli identitaire proposée par l'extrême droite.

Comment rompre avec les institutions européennes ?

Les institutions sont construites contre nous et contre nos intérêts. Ceci dit, je pense que la logique, et nous l'avons toujours dit en tant qu'anticapitalistes, est de mettre un pied dans les institutions et 100 pieds dans la rue. L'enjeu pour nous est d'utiliser notre pied dans les institutions pour favoriser les processus de lutte et d'auto-organisation. Par exemple, il y a un programme au Parlement européen qui prévoit cent dix voyages par an pour amener les citoyens et les citoyennes au Parlement européen afin de les rapprocher de l'institution. Il y a donc cent dix voyages par an, ils paient tous les billets, la nourriture, le séjour, et ensuite ils leur montrent le Parlement européen pendant deux heures, puis un ou une parlementaire fait généralement un petit discours.

Nous avons utilisé tous ces voyages pour y amener des conflits, des grèves, des syndicats, des personnes réprimées, pour pouvoir utiliser le Parlement comme haut-parleur des luttes et leur offrir une couverture médiatique. Le fait d'introduire dans un endroit où on ne les trouve pas habituellement des travailleurs et des travailleuses en grève attire les médias, cela donne une légitimité à ces combats. Nous avons même amené des camarades issu·es des syndicats libertaires, anarchistes, qui ne croient pas aux institutions mais qui ont participé parce qu'ils et elles ont vu que c'était utile, et que nous n'essayions pas d'obtenir un avantage politique. Nous avons fait venir Extinction Rebellion, tou·tes les camarades qui sont criminalisé·es en Europe car ils pratiquent la désobéissance civile climatique.

Quand nous avons amené des collectifs en lutte, nous avons essayé de les coordonner avec d'autres pays, avec d'autres syndicats ou avec d'autres collectifs européens, d'utiliser le Parlement européen comme un moyen de coordonner les luttes. Nous avons par exemple travaillé avec des syndicats turcs par l'intermédiaire d'une société appelée Dielinke ; nous avons ensuite travaillé sur des questions de solidarité avec des entreprises espagnoles qui violaient les droits des travailleurs/ses en Turquie, organisé des rassemblements, et même une grève de soutien en Espagne, en reliant les syndicats espagnols aux syndicats turcs et kurdes.

Cela ne signifie pas que nous n'avons pas fait de travail parlementaire. Nous avons voulu montrer que nous pouvions faire du travail parlementaire contrairement à ce qu'ils disent, mais que ce n'était pas le seul travail qui pouvait être fait, bien au contraire. En ce sens, nous avons même été dérangeants dans notre façon de nous habiller, en violant le code vestimentaire des institutions. Je me souviens de la première intervention au Parlement européen, lorsque Syriza a gagné, quand j'ai qualifié Mario Draghi, à l'époque président de la Banque centrale européenne, de terroriste financier et je lui ai demandé comment il pouvait dormir la nuit avec ce qu'il faisait. La seule chose que le Financial Times avait reporté c'était que Mario Draghi avait été interpellé par un homme en T-shirt !

Autre exemple : la première activité que j'ai faite quand j'ai pris mes fonctions de député européen a été d'aller avec les camarades de la coordination européenne bloquer la Banque centrale européenne, de participer aux actions Occupy Frankfurt, c'était la première activité formelle que j'ai faite en tant que député européen nouvellement élu à l'époque et, à partir de là, c'est ce qui a marqué l'activité que nous avons eue.

Tu as évoqué à plusieurs reprises l'expérience de Podemos et de Syriza, quel est le bilan que tu en tires aujourd'hui ?

J'ai été l'un des fondateurs de Podemos à l'époque. Je pense que, fin 2015, quand Syriza a gagné, un slogan a été créé en Grèce « Syriza, Podemos, nous allons gagner » : c'est ce qui a été dit à l'époque, parce que les Grecs étaient conscient·es de la nécessité de ne pas être le seul gouvernement qui critiquait l'austérité. Dans ce contexte, je pense que la peur que Podemos puisse prendre le pouvoir et faire une alliance avec Syriza dans un cadre anti-austérité, bien que pas anticapitaliste, a joué un rôle très important dans l'entreprise visant à discipliner la Grèce. Je pense que l'on a essayé de discipliner la Grèce pour discipliner le reste, pour donner un exemple de ce qui pourrait arriver à quiconque essaierait de faire une politique différente de celle que la Troïka exigeait à l'époque. Je pense que la défaite de Syriza en 2015 n'a pas été analysée correctement, précisément parce que c'était une défaite pour toute la gauche européenne. Cela a changé le cycle politique dans lequel nous vivions. À cette époque, on enregistrait une montée des processus de lutte non seulement en Grèce et en Espagne, mais aussi au Portugal où le Bloco et le PCP (Parti communiste portugais) avaient obtenu 23 % des voix aux élections. Il y avait eu de très grandes mobilisations dans toute l'Europe comme celle du collectif portugais « Que se Lixe la Troika » (Fuck la Troïka) ; en Italie, il y avait aussi eu un processus très intéressant : les Cinq Étoiles représentaient également un certain agacement du peuple face aux politiques antidémocratiques et austères des gouvernements technocratiques italiens. En France, il y a eu le lancement de La France insoumise et le mouvement Nuit Debout. Tous ces mouvements ont été disciplinés à travers la défaite grecque. La gauche n'a pas su lire correctement ce qui était en jeu dans la bataille grecque. Si celle-ci a été vécue comme une bataille très solitaire de la part des camarades grecs, leur défaite n'était pas solitaire, leur défaite était globale. Cela a changé le cycle politique d'une façon à ce que la colère, la contestation, le vote de protestation changent de bord au bénéfice de l'extrême droite. Avec une issue différente pour la situation de la Grèce, nous n'aurions peut-être pas eu le Brexit au Royaume-Uni. La défaite de Syriza a ainsi préfiguré la défaite de Podemos en provoquant des divisions internes lors de la campagne. Lorsque la majorité de la gauche a rompu avec Syriza, Iglesias est allé faire campagne pour Tsipras tandis que je suis allé faire campagne avec Unidad Popular (Unité Populaire) : deux membres de l'exécutif de Podemos menaient donc, à ce moment-là, deux campagnes différentes. La défaite de l'Unité Populaire a été aussi une défaite pour les thèses les plus à gauche. À ce moment-là, la situation était très difficile et nous avons essayé de relancer le Plan B, qui était une initiative pour essayer de tirer les leçons politiques de la défaite en Grèce et favoriser une plus grande coordination européenne, à travers différentes initiatives : la première à Madrid, qui a assez bien fonctionné ; nous avions aussi mené des actions en France, en Suède, au Danemark, au Portugal, et ainsi de suite, mais nous n'avons pas réussi à stabiliser un cadre de coordination différent du réformisme classique du parti de gauche européen. La lecture de la population espagnole, mais aussi de plusieurs dirigeant·es de Podemos, était que l'hypothèse Syriza de gagner le pouvoir et d'essayer de rompre avec l'austérité n'était pas possible. Cela a encouragé la tentative de parvenir à un accord avec le Parti socialiste pour cogouverner et pour être plus « respectable » aux yeux de l'establishment, et cela afin qu'ils nous frappent moins et soient en mesure de réaliser une réforme ou une quelconque amélioration. Et cela a été le cadre qui a déterminé la rupture de Anticapitalistas avec Podemos, parce que l'hypothèse stratégique sur laquelle Podemos avait été fondé, c'est-à-dire la non-subordination au social-libéralisme et donc au Parti socialiste, a été éliminée.

C'est ce qui s'est passé dans d'autres pays européens, en France avec la France insoumise, qui essaie maintenant de se recentrer, et en Italie avec le processus d'institutionnalisation du Mouvement Cinq Étoiles.

Oui mais, dans le contexte espagnol, le Parti socialiste est le gardien de la monarchie et du régime politique de 1978, né du pacte avec les élites franquistes, qui a une connotation encore plus régressive dans notre pays que dans d'autres social-libéralismes comme en France et ailleurs. Ce n'est pas uniquement une question idéologique : nous subordonner à eux nous élimine également électoralement, pas seulement socialement et politiquement. En d'autres termes, nous pensons que les deux grands risques encourus par Podemos étaient de se modérer et de se normaliser, de ressembler à un parti comme les autres qui gouverne en minorité avec le Parti socialiste.

Finalement, je pense qu'une partie de la défaite de Podemos et de sa capitulation ultérieure doit aussi être lue dans une logique européenne de changement de cycle face à la défaite du moment anti-austérité, illustrée par l'expérience de Syriza en Grèce.

Comment voyez-vous les élections européennes ? Il est indéniable qu'il y a une très forte poussée réactionnaire, accompagnée d'une militarisation et de nouveaux conflits comme en Ukraine ou comme la guerre génocidaire en Palestine. Comment voyez-vous les choses ?

La situation est très mauvaise pour l'humanité, elle est très mauvaise surtout pour les classes populaires et elle est très régressive pour tout projet anticapitaliste ou simplement antilibéral. Depuis 2015, nous avons assisté à un glissement brutal vers la droite de tout l'arc politique européen. Nous vivons un moment de désordre global, nous faisons face à une véritable crise du régime capitaliste par la jonction de la crise néolibérale et de sa mutation autoritaire avec la crise écologique et la logique de pénurie que cela entraîne. Le déclin de l'empire nord-américain et l'émergence d'une sorte de nouvelle période de conflits inter-impérialistes au niveau mondial, pour des ressources de plus en plus rares, génère en outre une logique néo-extractiviste et néocoloniale. En effet, 80 % des matières premières dont nous avons besoin pour une prétendue transition écologique vers un « capitalisme vert » en Europe, se trouvent en dehors de notre continent. En ce sens, l'Europe, confrontée à la concurrence et à la nécessité de nouveaux affrontements inter-impérialistes, a entrepris une logique de réarmement. Comme le dit M. Borrell, le haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, l'Europe doit pouvoir parler le langage du pouvoir, non pas le soft power des droits humains mais le langage des armes, le langage de la guerre. Pour soutenir la fièvre et la pression mercantiliste et commerciale de l'Union européenne, il faut des armées en Afrique, pour pouvoir les déplacer dans les territoires en litige avec d'autres puissances anciennes ou nouvelles. Ce processus de réarmement ne vise donc pas tant à disputer l'échiquier ukrainien à la Russie qu'à disputer l'échiquier mondial, à disputer l'Afrique plus que l'Ukraine, car l'Afrique possède bien plus de matières premières nécessaires à l'Europe que l'Ukraine. Le problème est donc que l'Ukraine sert de prétexte aux élites européennes pour renforcer leurs propres intérêts en tant qu'élites dans ce cadre de conflits inter-impérialistes.

C'est aussi dans ce contexte qu'il faut interpréter ce qui se passe en Palestine. Cette crise du régime capitaliste signifie également une crise du régime du modèle de gouvernance libéral né après la Seconde Guerre mondiale ; tout ce qui concerne le cadre international des droits humains, le cadre juridique international est en train de voler en éclats. Il n'y a plus d'entité, tout est une fiction : ce que nous avons vu à l'ambassade mexicaine en Équateur où le gouvernement équatorien a permis de violer la souveraineté et le traité de Vienne, est justement un exemple de cette rupture du droit international.

La signature du pacte migratoire européen met fin au droit d'asile et s'inscrit dans cette même crise de régime où ce qui est remis en question est précisément le modèle de démocratie libérale, de séparation des pouvoirs. Nous assistons en parallèle à l'émergence d'un autoritarisme de plus en plus fort à l'échelle mondiale, avec une remise en question du droit de manifester et le recours à des outils de plus en plus répressifs.

La seule chose qui reste de la démocratie libérale est de voter tous les quatre ans ; pour le reste, ce qui existe est une véritable dictature du marché, c'est l'élément vers lequel nous nous dirigeons de manière de plus en plus claire parce que c'est l'élément le plus facile pour concurrencer, dans ce modèle impérialiste intermédiaire marqué par la pénurie et l'urgence écologique. Dans ce contexte, l'extrême droite deviendra très probablement la première force dans neuf pays de l'Union européenne, plusieurs d'entre eux étant des pays centraux comme la France, qui est déjà la première force aux européennes depuis 2014, et l'Italie encore, où la première force, aux élections de 2019, c'était Salvini avec 34 % et maintenant ce sera Meloni. L'escalade que Netanyahou provoque en Palestine et dans la région, l'Iran, l'Ukraine, ce qui se passe en Amérique latine, tout cela fait partie d'un ensemble, de cette crise de régime et d'augmentation des conflits impérialistes intermédiaires. En plus, en cette année 2024, il y a des élections dans la moitié du monde. Les élections nord-américaines vont notamment être très importantes car la victoire de Trump pourrait entraîner une accélération de tous ces processus.

Nous ne pouvons pas écarter que la chaîne de conflits impérialistes à niveau régional puisse finalement dériver en un conflit ouvert mondial, et cela serait une troisième guerre mondiale avec des armes nucléaires, ce qui déboucherait sur un scénario dévastateur.

Quelle serait alors notre tâche principale ?

Je pense qu'actuellement la tâche principale n'est pas tant de penser aux élections, mais plutôt de réfléchir à la façon dont nous pouvons reconstruire un internationalisme antimilitariste qui rompe avec tous les impérialismes, qui soit indépendant des intérêts impériaux et éloigné de nos empires ou de nos concurrents, qui puisse avoir une indépendance de classe et qui propose que l'un des éléments les plus importants à l'heure actuelle soit une politique antimilitariste écosocialiste ; de réfléchir aussi à l'articulation entre la crise climatique et l'augmentation de la guerre et des conflits armés. Il n'y a rien qui accélère plus un monde en flammes que la remilitarisation et la guerre ; il n'y a rien qui accélère plus le scénario de l'effondrement climatique que d'investir les ressources rares en matières premières essentielles pour une soi-disant transition, dans les armes. Par conséquent, je pense qu'il est nécessaire d'avoir une lecture adéquate du contexte historique si important auquel nous sommes confronté·es pour comprendre qu'aujourd'hui la principale contradiction qui se pose est celle du capital ou de la vie, et c'est ce que nous sommes en train de jouer ; ce n'est même plus capital contre travail : l'opposition est maintenant entre le capital et la vie. La crise du coronavirus a été un essai de ce à quoi nous pourrions faire face, un essai que nous avons perdu : nous avons été soumis·es à une véritable doctrine du choc, nous n'avons même pas pu remettre en question la propriété privée de certaines multinationales pharmaceutiques face à un bien commun pour la vie des gens. Cela devrait nous faire réfléchir : soit nous nous confrontons au temple de la propriété privée et commençons à parler de l'accès aux ressources communes, des contrôles stratégiques des secteurs de l'économie et d'un monde en paix, soit ce que nous ferons sera de jeter plus d'essence sur le feu, et d'accélérer ce train lancé sans freins vers le suicide climatique et écologique de la vie même que le capitalisme est devenu.

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Russie. La solidarité plus forte que la répression : le cas de Boris Kagarlitsky

21 mai 2024, par Suzi Weissman — , ,
Boris Kagarlitsky a été désigné comme le premier lauréat du prix « Prisonnier de conscience » de la Fondation Daniel Singer [Daniel Singer 1926-2000, intellectuel polonais (…)

Boris Kagarlitsky a été désigné comme le premier lauréat du prix « Prisonnier de conscience » de la Fondation Daniel Singer [Daniel Singer 1926-2000, intellectuel polonais d'origine juive, journaliste-écrivain, d'orientation socialiste, ayant publié dans de très nombreuses revues].

11 mai 2024 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/europe/russie/russie-la-solidarite-plus-forte-que-la-repression-le-cas-de-boris-kagarlitsky.html

Boris Kagarlitsky est maintenant dans son lieu de détention « permanent » après avoir été déplacé deux fois pendant la période dite de quarantaine [voir sur ce site les articles publiés les 2 et 8 avril]. L'assassinat d'Alexeï Navalny par l'Etat russe souligne la nécessité d'une campagne mondiale pour la libération de tous les opposants au régime de Poutine, emprisonnés.

Le 13 février 2024, Kagarlitsky a fait l'objet d'un procès « en appel » inattendu, au cours duquel les procureurs ont demandé l'annulation des résultats du procès de deux jours qui s'est tenu en décembre 2023. Alors Kagarlitsky avait été libéré avec une amende après avoir passé 4,5 mois en détention provisoire dans la République des Komis, à 1000 kilomètres au nord de Moscou.

Il risquait une peine de 5,5 à 7 ans d'emprisonnement pour « apologie du terrorisme », mais il a été libéré moyennant une amende de 609 000 roubles, soit environ 6500 dollars. De prime abord, l'accusation était absurde. En fait, elle s'inscrivait dans le cadre d'une attaque généralisée contre le mouvement de la gauche russe dans son ensemble et contre l'organe de presse Rabkor de Kagarlitsky en particulier. Elle constituait une mise en garde aux opposants à la guerre et au régime : rompre le silence à propos de la guerre aurait de graves conséquences.

En effet, au moment de l'arrestation de Boris, quelque 21 000 personnes avaient déjà subi des représailles pour s'être opposées à la guerre du Kremlin contre l'Ukraine, dont plus de 2000 avaient été emprisonnées, selon Amnesty International.

Dans le cas de Kagarlitsky, l'accusation de justification du terrorisme portait sur des remarques ironiques qu'il avait faites dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux et intitulée « Explosive Greetings from Mostik the Cat » (Salutations explosives de Mostik le chat). Les autorités n'ont pas compris la plaisanterie de Boris et ont soutenu que Kagarlitsky justifiait l'explosion du pont de Crimée.

Dans la vidéo, Boris Kagarlitsky note que la veille de l'attentat [attaque contre le pont de Crimée le 8 octobre 2022], des vœux de félicitations de Mostik le chat au président Poutine ont circulé sur les réseaux sociaux russes. Le chat étant la mascotte du pont saboté, Kagarlitsky a plaisanté sur le fait que Mostik avait agi en provocateur avec ses félicitations [1]. Boris a fait remarquer plus tard qu'il s'agissait probablement d'une mauvaise blague, mais que ce n'était pas un motif suffisant pour l'arrêter.

En réponse à la détention de Kagarlitsky à Syktyvkar, loin de Moscou pour empêcher les rassemblements en sa faveur, un vaste mouvement « Free Boris » a vu le jour à l'échelle internationale et, plus important encore, dans de nombreuses villes russes. Des manifestations spontanées ont eu lieu, des protestations en ligne, des graffitis « Free Boris » ont été peints sur les murs, et des actions internationales coordonnées ont été organisées à l'occasion de l'anniversaire de Kagarlitsky en août 2023.

Des milliers de signatures ont été recueillies auprès d'intellectuels, d'activistes et d'hommes politiques de premier plan. Le président brésilien Lula a critiqué la détention de Kagarlitsky, tout comme les dirigeants d'autres pays des « BRICS » que Poutine considère comme des alliés. La libération de Boris le 13 décembre 2023 a démontré que la pression et la solidarité internationales fonctionnent.

Le procès en appel, dont Boris s'attendait à ce qu'il confirme le verdict de décembre, s'est terminé par l'annulation du verdict de décembre et une condamnation à une peine de cinq ans dans une colonie pénitentiaire à régime général. Boris a été arrêté dans la salle d'audience.

Le prétexte

L'accusation a fait valoir que Boris Kagarlitsky était en procédure de faillite et ne pouvait pas payer l'amende imposée en décembre, de sorte qu'il devait purger la peine initiale.

Ces deux arguments sont faux : Rabkor a organisé un crowdfunding le lendemain de la libération de Kagarlitsky, et 700 000 roubles ont été collectés en une heure. […] Les frais de justice et les amendes subséquentes ont ajouté 710 000 roubles au montant que Kagarlitsky devait payer. Une fois de plus, le crowdfunding de Rabkor a permis de réunir la somme requise, soit 1 410 000 roubles (15 270 dollars).

Dans un geste presque comique, la banque a essayé de refuser l'argent lorsque Boris a payé l'amende. Il devait payer en personne, mais son nom figurait sur la liste des « extrémistes et terroristes » interdits de transactions financières. Finalement, il a pu payer l'amende, ce qui a mis à mal les arguments des procureurs.

Comme l'a déclaré Ilya Budraitskis, « il est inutile de discuter d'arguments juridiques, il n'y a aucune légalité dans le cas de Kagarlitsky, dans le cas de Navalny ou dans celui des nombreuses autres personnes détenues en raison de leurs opinions. Il n'y a pas de légalité, seulement des décisions politiques venant d'en haut et prises par des tribunaux qui n'ont aucune indépendance. »

Le résultat du procès en appel était inattendu, sévère et significatif. Trois jours plus tard, le 16 février 2024, Alexeï Navalny est décédé dans une colonie pénitentiaire du cercle arctique où il était détenu. Ces événements se sont produits dans le contexte du deuxième anniversaire de l'invasion de l'Ukraine, juste avant l'élection présidentielle pour le cinquième mandat de Poutine, alors que le Kremlin cherche à présenter les Russes comme unis derrière lui.

Kagarlitsky, pour sa part, a été autorisé à faire une déclaration après la décision du tribunal. Il a fait preuve de l'optimisme et de la détermination qui le caractérisent. Il a remercié Rabkor, a demandé plus de solidarité, mais ne s'est pas découragé. Il a déclaré : « Je suis comme toujours en pleine possession de mes moyens. Je continue à rassembler des données et des matériaux pour de nouveaux livres, y compris des descriptions de la vie en prison – maintenant dans des institutions moscovites [voir articles mentionnés]. Quoi qu'il en soit, à bientôt ! Je suis sûr que tout finira par s'arranger. Nous nous reverrons sur la chaîne Telegram et en personne. Nous devons juste vivre un peu plus longtemps et survivre à cette période sombre pour notre pays. »

Le média de Kagarlitsky, Rabkor, a lancé un appel au soutien :

« Boris est venu à l'audience avec son sac déjà fait. Hélas, ce n'est pas en vain. Il a été arrêté dans la salle d'audience. Boris Kagarlitsky n'est ni un extrémiste ni un terroriste, bien qu'il figure sur la liste des terroristes et des extrémistes établie par Rosfinmonitoring [agence de renseignement visant des questions dites financières et le terrorisem]. Boris Kagarlitsky n'a jamais justifié le terrorisme, y compris dans la vidéo et le message postés sur sa chaîne Telegram, qui, à la demande du Ministère public, ont constitué la trame de l'affaire pénale. Si vous voulez aider, vous pouvez utiliser Patreon… Toute aide est la bienvenue. »

La fille de Kagarlitsky, qui participait à un rassemblement impromptu en faveur d'Alexei Navalny, a fait cette déclaration au sujet de son assassinat par Poutine :

« Pour nous tous, c'est un signe particulier, surtout pour ceux qui ont des parents, des amis, des associés, entre les mains du régime de Poutine, nous ne sommes pas tous en sécurité. Maintenant que Boris est derrière les barreaux, il est particulièrement important de comprendre à quel point sa situation est dangereuse, et de faire preuve d'encore plus de solidarité avec Boris, avec son cas et avec des autres prisonniers politiques. Toutes mes condoléances à la famille d'Alexeï. Il m'est très difficile d'imaginer ce qu'ils vivent en ce moment, et c'est très difficile pour nous tous. »

Une déclaration publiée par le Mouvement socialiste russe se lit en partie comme suit : « L'affaire Boris Kagarlitsky est une parodie de justice. C'est aussi une gifle aux milliers de personnes qui ont exprimé leur solidarité avec lui : ils ont écrit des lettres, fait des émissions, collé des affiches. Dès que cela sera possible, notre rédaction publiera de nouvelles façons de soutenir Boris Yulievich. #Liberté pour Boris Kagarlitsky ! #Liberté pour tous les prisonniers politiques ! »

Le nombre de prisonniers politiques augmente à mesure que la Fédération de Russie réprime la dissidence. Vladimir Kara-Murza purge une peine de 25 ans pour trahison. A ce propos, OVD-Info informe sur le nombre de procédures et de détentions en date du 16 novembre 2023. Parmi ceux qui sont derrière les barreaux figurent des membres d'organisations de gauche, des socialistes, des communistes, des anarchistes et des démocrates de gauche non affiliés. Boris Kagarlitsky a rédigé une lettre en faveur d'une campagne de solidarité pour tous ceux qui s'expriment en faveur des droits sociaux et démocratiques et contre le militarisme et l'autoritarisme. Ils doivent être libérés immédiatement et sans condition. (Article publié dans la revue Against the Current, mai-juin 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

Suzi Weissman est l'auteure d'une biographie politique de Victor Serge, traduite en français sous le titre Dissident dans la révolution, Ed. Syllepse, 2006.


[1] Les médias sociaux ukrainiens présentent de nombreux félins qui aident les soldats en termes émotionnels. Le thème est aussi utilisé sur les réseaux sociaux à propos des soldats russes. (Réd.)

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Le cas d'Oleg Orlov

Oleg Orlov, après le verdict, emmené par les policiers, 27 février 2024.

Par Dianne Feeley

Comme Boris Kargarlitsky, Oleg Orlov a été condamné en 2023. En octobre dernier, Olov, cofondateur du groupe de défense des droits de l'homme Memorial, aujourd'hui interdit [ont été visés Memorial International et ses « antennes régionales »], a été reconnu coupable d'avoir violé la loi russe contre le « discrédit des forces armées ».

Orlov avait écrit un essai anti-guerre intitulé « Ils voulaient le fascisme, et c'est ce qu'ils ont obtenu ». Cet essai a d'abord été publié en français par Mediapart en novembre 2022. Il l'a ensuite publié en Russie sur sa page Facebook. Il dénonce l'invasion de l'Ukraine par Poutine, qu'il qualifie de « meurtre de masse ». Il écrit :

« La guerre sanglante déclenchée par le régime de Poutine en Ukraine n'est pas seulement le meurtre de masse des habitants et la destruction des infrastructures, de l'économie et de la culture de ce merveilleux pays. Il ne s'agit pas seulement de la destruction des fondements du droit international. C'est aussi un coup dur pour l'avenir de la Russie. Le pays, qui s'est éloigné il y a trente ans du totalitarisme communiste, est retombé dans le totalitarisme, mais désormais fasciste. »

La condamnation d'Orlov s'est traduite par une amende de 150 000 roubles (environ 1630 dollars). Il a clamé son innocence et a refusé d'exprimer des regrets au sujet de son essai. Deux semaines plus tard, les procureurs de l'Etat ont requis un nouveau procès, affirmant que le motif de « haine politique et idéologique » sur lequel reposait l'article n'avait pas été pris en compte. Il a été déclaré « agent étranger » à la fin du mois de janvier 2024.

Depuis 1988, Orlov est actif dans la défense des prisonniers politiques et en tant qu'observateur dans les zones de conflit. Au milieu de l'année 1995, il a fait partie d'une délégation qui a résolu une prise d'otages à Boudionnovsk. Avec d'autres, il est devenu un otage volontaire afin de garantir un échange de prisonniers avec les séparatistes tchétchènes [alors dirigés par Chamil Bassaïev]. Grâce à ce compromis, la Russie accepte d'arrêter les actions militaires en Tchétchénie et d'entamer des négociations. Toutefois, ce tournant de la première guerre de Tchétchénie s'est soldé par une impasse, les pourparlers de paix ayant été rompus. Poutine a ensuite déclenché une deuxième guerre de Tchétchénie.

Memorial a été fondé à la chute de l'Union soviétique pour étudier les violations des droits de l'homme commises à l'époque de Staline. Sa mission a été élargie par la suite non seulement à l'étude de l'ensemble de la période soviétique, mais aussi à la protection des droits de l'homme dans la Russie d'aujourd'hui. Le centre a fait l'objet d'un contrôle plus approfondi après l'adoption de la loi russe sur les « agents étrangers » en 2012. Deux ans plus tard, son centre a été déclaré en tant qu'ONG « agent étranger » par le ministère de la Justice. En décembre 2021, le tribunal de la ville de Moscou a ordonné la fermeture du centre et la liquidation de ses biens. Les procureurs de l'Etat l'avaient accusé de soutenir le terrorisme et l'extrémisme.

Entre 2004 et 2022, le Memorial Human Rights Centre a reçu de nombreuses récompenses en matière de droits de l'homme. Avec des organisations de Biélorussie et d'Ukraine, Memorial a reçu le prix Nobel de la paix en 2022.

Le deuxième procès
Tout au long du nouveau procès de février 2024, Oleg Orlov a passé son temps assis dans la salle d'audience à lire Le Procès de Franz Kafka. Il a refusé de répondre aux questions tout au long des quatre jours. Son avocate, Katerina Tertukhina, a contesté le principe d'un nouveau procès, notant que les procureurs refusaient de préciser en quoi l'essai – cité ci-dessus – discréditait l'armée russe.

Deux membres du mouvement pro-Kremlin « Vétérans de la Russie », Vadim Mironenko et Sergey Bokhonko, qui ont porté les premières accusations contre Orlov, ont témoigné lors du second procès. Mironenko a déclaré qu'il avait suivi les travaux de Memorial et qu'il les avait trouvés « criminels et destructeurs ». Lorsque Orlov a refusé de l'interroger, Mironenko a répondu en accusant Orlov de se vanter de ses talents de négociateur lors de la crise de Boudionnovsk. Et il affirma qu'Orlov avait travaillé « pour épargner » des terroristes qui ont ensuite perpétré des attentats.

Mais le témoin clé de l'accusation, Maria Zueva, qui était censée procéder à l'examen linguistique actualisé de l'essai, s'est avérée être une stagiaire sans expérience préalable.

Le réquisitoire du procureur a maintenu qu'Orlov avait fait plus que partager ses opinions personnelles. L'avocate de la défense n'a fait qu'une bouchée de cet argument, soulignant que l'accusation portait sur la « formulation d'une opinion fausse » concernant l'armée russe. [En fait, la question de la liberté d'expression était posée.] L'avocate a affirmé : « Mais quelle est la menace que représente la formulation d'une fausse opinion ? Et comment une opinion même peut-elle être fausse ? Elle existe simplement ou elle n'existe pas. »

Oleg Orlov a fait une déclaration finale, alors qu'il pensait initialement y renoncer. Il a expliqué que la mort récente d'Alexeï Navalny l'avait incité à faire une déclaration finale : « Mais ensuite, j'ai pensé que tout cela n'était que les maillons d'une chaîne : la mort, ou plus précisément le meurtre d'Alexeï, les persécutions judiciaires d'autres critiques du régime (y compris les miennes), l'étouffement de la liberté dans ce pays et l'invasion de l'Ukraine par les troupes russes. C'est pour cela que j'ai décidé de parler, après tout. »

Orlov a fait remarquer que depuis la publication de son article sur Facebook, les événements n'ont fait que confirmer les questions qu'il avait soulevées dans son essai : « Il est maintenant parfaitement clair que je n'ai pas du tout exagéré. »

La juge Elena Astakhova a ensuite condamné Orlov à deux ans et demi de prison pour avoir « discrédité » l'armée russe. Il a été immédiatement emmené par des policiers masqués, tandis que les supporters présents dans le couloir criaient « Nous t'aimons ! ». (Article publié dans la revue Against the Current, mai-juin 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)

Dianne Feeley est membre de la rédaction d'Against the Current. Elle a été très active dans le mouvement syndical, en particulier dans le secteur de l'automobile, entre autres dans la section Local 22 d'UAW à Detroit.

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Maïdan en Géorgie

21 mai 2024, par Argument pour la lutte sociale — , ,
La similitude entre la présente crise géorgienne et la crise ukrainienne démarrée fin 2013 est frappante. Fin 2013, la présidence ukrainienne qui, jusque-là, manœuvrait à la (…)

La similitude entre la présente crise géorgienne et la crise ukrainienne démarrée fin 2013 est frappante. Fin 2013, la présidence ukrainienne qui, jusque-là, manœuvrait à la fois avec Moscou et avec l'Union Européenne, avait tranché du côté de Moscou, déclenchant un soulèvement national et démocratique par refus de la soumission à l'empire colonisateur dont l'Ukraine cherchait à se défaire.

15 mai 2024 | tiré de
https://aplutsoc.org/2024/05/15/maidan-en-georgie/

De même, le gouvernement géorgien, issue d'un parti dit « pro-européen » (le « Rêve géorgien »), a basculé vers Moscou, par corruption et par soumission. Le point de rupture consiste dans une loi sur les « agents de l'étranger » qui est un décalque de la loi russe.

Au jour où sont écrites ces lignes, elle vient d'être adoptée, mais la foule tente de prendre d'assaut le parlement. La foule, ce sont jusqu'à 500 000 manifestants dans ce petit pays de 3,7 millions d'habitants, ce qui indique le caractère massif, total, d'une mobilisation dirigée aussi contre les oligarques, contre la corruption, contre la dictature. Inutile de dire, mais si, c'est utile alors disons-le, que drapeaux ukrainien et hymne ukrainien, telle la Marseillaise dans l'Europe de 1848, sont parmi les symboles des manifestants.

Une différence importante avec l'Ukraine, outre la taille du pays, est que les zones contrôlées par la Russie depuis 2008 ne sont ni « russophones », ni géorgienne, mais habitées par deux nationalités du Caucase, les Ossètes et les Abkhazes, que l'impérialisme russe a instrumentalisées contre la Géorgie, aidé de fait par les ultra-nationalistes géorgiens qui ne veulent pas comprendre qu'il s'agit de peuples distincts. Seule la démocratie peut permettre de régler les questions nationales.

Dans l'immédiat, cela passe par la lutte contre une répression qui s'intensifie, sous la formes d'hommes armées et cagoulés, appelés souvent « titouchki » comme en Ukraine sur le Maïdan, qui évoquent aussi les Bassidjis et autres nervis des régimes iranien et arabes. Les manifestants ne sont pas disposés à reculer, ce qui veut dire que le moment des combats de rue va arriver, avec la question des armes pour renverser le pouvoir en place.

Le 15/05/2024.

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Luc Trouche : « L’École chinoise ou les contradictions d’un système très centralisé »

21 mai 2024, par Lilia Ben Hamouda, Luc Trouche — , ,
Depuis 12 ans, Luc Trouche est engagé dans une collaboration de recherche avec la Chine, dans le fil d'une coopération ENS de Lyon - East China Normal University à Shanghai. (…)

Depuis 12 ans, Luc Trouche est engagé dans une collaboration de recherche avec la Chine, dans le fil d'une coopération ENS de Lyon - East China Normal University à Shanghai.
La Chine, qui a décidé d'un nouveau curriculum en 2022, publiera de nouveaux manuels scolaires liés à ce curriculum. Le professeur émérite en didactique des mathématiques à l'ENS de Lyon, de retour d'un séjour scientifique de deux mois à la Beijing Normal University (Pékin) revient sur ce nouveau curriculum et la façon dont la conception des manuels est étroitement encadrée par le ministère de l'Éducation dans ce pays. Il évoque aussi la relation élève-enseignant – alors qu'un débat sur l'autorité traverse l'École en France, et la place du numérique dans cette société connue pour son hyper surveillance vidéo. Il répond aux questions du Café pédagogique.

Tiré de Café pédagogique
www.cafepedagogique.net/2024/05/14/luc-trouche-lecole-chinoise-ou-les-contradictions-dun-systeme-tres-centralise/ <http://www.cafepedagogique.net/2024...>

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda, Le Café pédagogique, Paris, 14 mai 2024

*Quelles sont, selon vous, les questions majeures qui se posent au système d'enseignement chinois ?*

Je retiens deux éléments, qui sont revenus le plus souvent dans mes interactions avec des responsables du système : d'abord une question démographique – la chute de la natalité touche aujourd'hui les écoles primaires : par exemple plus de quarante d'entre elles devront fermer à la rentrée prochaine à Shanghai. Ensuite, une question de santé mentale des élèves.

*La santé mentale, et pour quelles raisons ?*

Il faut être prudent dans nos réponses : les raisons de la santé mentale des jeunes sont à chercher dans l'état général d'une société. De plus, il faut préciser qu'on ne dispose pas des résultats des évaluations nationales, qui sont considérés comme des données sensibles du système et, en général, inaccessibles aux chercheurs étrangers. Une hypothèse raisonnable est de considérer la démarche d'enseignement du « teach to test », et la culture générale de compétition qui en résulte, comme des conditions générant un stress général susceptible de toucher la santé mentale des élèves.

*Quel bilan peut-on faire de cette démarche de « concentrer l'enseignement pour préparer les évaluations » ?*

Elle a bien sûr une efficacité certaine pour tout ce qui est apprentissage de techniques. L'organisation des cours est parfaitement régulée, depuis la présentation d'un problème à traiter ( par exemple la résolution d'une équation ) jusqu'à la technique adéquate, son application dans une variété de contexte et sa mémorisation. Mais toute démarche exploratoire, toute spéculation sont souvent écartées comme perte de temps. C'est certainement une faiblesse de la formation mathématique actuelle des élèves chinois, et c'est la raison pour laquelle la réforme en cours préconise « le mode d'apprentissage par la démarche d'investigation qui, en s'appuyant sur les programmes, consiste à comprendre les situations, construire des modèles, trouver des solutions, faire des applications et susciter la réflexion et la généralisation » (article de Binyan Xu paru en 2023 <https://journals.openedition.org/ri...> ).

*Quelle est l'incidence de cet enseignement sur les relations enseignants-élèves ?*

Le respect des élèves, en Chine, pour les enseignants, ferait sans doute rêver beaucoup d'enseignants français. Je ne pense pas qu'il soit lié uniquement à la culture de l'évaluation, ni au contrôle social généralisé en Chine. Plus profondément, on peut le relier à la culture confucéenne qui imprègne la culture chinoise, et est caractérisée par le respect de l'élève pour le maître. J'ai assisté à la présentation d'un projet universitaire d'étude des interactions dans la classe de mathématiques. Le chercheur, pour analyser les vidéos de classe, distinguait 3 types d'interaction : prof-élève, prof-élève-prof – qui conclut l'interaction, et prof-élève-prof – qui relance l'interaction. Je l'interroge sur l'absence d'interaction dans le sens élève-prof, ou élève-élève. Selon mon interlocuteur, de telles interactions, dans les classes chinoises, n'existent que très peu. Le professeur a toujours l'initiative, et toute interaction est médiée par lui. Cette conception est parfaitement cohérente avec un enseignement centré sur l'apprentissage de techniques. Elle ne favorise, ni la réflexion, ni l'esprit critique – et donc devrait évoluer dans le cadre du nouveau curriculum.

La philosophie confucéenne a cependant un avantage si on l'étend aux relations à autrui. Ma première étudiante chinoise me répétait souvent ce précepte confucéen : « Quand tu marches avec deux personnes, pense toujours que tu marches peut-être avec deux maîtres », autrement dit, on a toujours à apprendre d'autrui. J'en ai vu souvent une illustration dans des séances de résolution de problèmes où, quand une démarche était proposée par un élève, l'attention de toute la classe, avant de proposer une démarche alternative, était tournée vers la compréhension de la première démarche proposée.

*On dit que la technologie est partout dans la société chinoise et nulle part dans les classes, c'est vrai, et, si oui, avec quelles conséquences ?*

Oui, c'est vrai ! Que la technologie soit partout présente dans la société – et dans l'école hors la classe, c'est un fait qui apparaît immédiatement, sous au moins deux formes :la vidéosurveillance – reconnaissance faciale à l'entrée des établissements scolaires et des bâtiments d'enseignement, caméras vidéo dans les classes, les couloirs, et les salles de réunion, et la plateforme WeChat, présente sur tous les smartphones, sorte de mélange de Whatsapp et Amazon. Les étudiants utilisent intensivement WeChat pour interagir avec leurs pairs, pour faire leurs commandes et payer en ligne… mais pas dans la classe. Que la technologie ne soit présente en classe que sous des formes très frustres apparaît aussi à tout observateur. Il y a certes dans les salles de classe des écrans, mais ils servent essentiellement à projeter les diaporamas du professeur. Dans le cours de mathématiques, l'utilisation de logiciels existe – ma dernière doctorante en a fait le sujet de sa thèse, mais reste marginale. L'article déjà cité le reconnaît : « En Chine, cette intégration des technologies intelligentes dans les classes de mathématiques en est à ses balbutiements. Elle soulève d'importants défis pour l'enseignement des mathématiques à l'école et appelle une évolution des pratiques et de la recherche ».

Il faut souligner aussi l'utilisation d'Internet très contrôlée, qui bride les démarches de recherche. Google est interdit – Bing, de Microsoft, est, quant à lui, accessible, au profit d'un moteur développé par la Chine, Baidu. Baidu, au dire de tous les utilisateurs que j'ai rencontrés, est très peu efficace, envahi par la publicité. Une plaisanterie circule : « Si tu consultes Baidu pour un problème de santé, il te diagnostiquera un cancer à un stade ultime d'évolution, et t'orientera vers une clinique privée pour une chirurgie immédiate qui te coûtera très cher ». Je l'ai testé avec mes étudiants, en posant la question à Bing et à Baidu : « Comment peut-on prouver le théorème de Pythagore ? ». Bing a proposé une variété de démonstrations, et Baidu a donné une seule démonstration, et une variété de notices historiques autour de Pythagore.

Un dernier exemple caractéristique de la non-utilisation de la technologie, ce sont les manuels scolaires, dont la version en ligne se résume à des fichiers PDF téléchargeables.

*Justement, les manuels scolaires. À l'heure où chez nous il est question de labélisation, qu'en est il en Chine ?*

On ne saura qu'en septembre la réalité des manuels scolaires produits dans le cadre du nouveau curriculum. Les manuels sont en effet proposés par des équipes – localisées dans une région donnée – composées de mathématiciens, de formateurs et de chercheurs dans le domaine de l'enseignement des mathématiques. Une commission ministérielle suit les différentes étapes de leur conception, dans une certaine opacité – ce que fait une équipe est ignorée par l'autre. Il peut exister des nuances entre les différentes versions d'un manuel donné. On peut craindre une certaine fermeture : pour trois disciplines sensibles – le chinois, l'histoire et l'instruction civique – il n'y aura qu'un manuel au niveau national. Et, en 2022, le ministère de l'éducation avait conduit « une évaluation complète de tous les manuels utilisés dans les écoles primaires et secondaires du pays, notamment en ce qui concerne leur contenu et leurs illustrations. L'évaluation [ visait ] à s'assurer qu'ils adhèrent à la bonne orientation politique et aux bonnes valeurs, qu'ils promeuvent la culture traditionnelle chinoise et qu'ils sont conformes aux goûts esthétiques du public, et tout problème constaté sera corrigé immédiatement », selon le communiqué. Labellisation et obligation de conformité politique vont ici de pair.

On peut se demander comment des enseignants peuvent « faire leurs cours » dans le cadre de consignes si strictes. Il faut garder en tête deux caractéristiques du système chinois d'enseignement des mathématiques.

La première, l'enseignement par la variation – des énoncés, des solutions. Le professeur doit savoir adapter les exercices à ses objectifs pédagogiques – il y a, en général, moins d'exercices dans les manuels scolaires chinois que dans les manuels français pour cette raison, sujet de la thèse de ma deuxième doctorante.

Et surtout, deuxièmement, le travail collectif des enseignants est très développé – sujet de la thèse de ma première doctorante : du temps leur est reconnu pour cela, des locaux aussi. Ils disposent d'une vaste salle, avec un bureau pour chacun d'entre eux. Des « groupes de préparation des leçons » se réunissent chaque semaine. Chaque établissement scolaire dispose ainsi d'un capital de ressources produit de l'expérience commune. La matière de l'enseignement est ainsi une combinaison des ressources locales et des ressources nationales – en particulier le manuel scolaire. C'est ce qui donne à ce système une capacité forte de faire face à des évènements imprévus (voir l'exemple de la pandémie, Trouche 2020 <https://www.cafepedagogique.net/202...> ).

Toutes ces questions que nous avons abordées sont largement discutées dans les équipes de recherche en éducation que j'ai pu rencontrer à Pékin, Shanghai ou encore Guangzhou (Canton).

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L’ombre de la Cour pénale internationale plane sur les dirigeants israéliens

Mise à jour. Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a émis lundi 20 mai des demandes de mandat d'arrêt international contre le premier ministre israélien Benyamin (…)

Mise à jour. Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a émis lundi 20 mai des demandes de mandat d'arrêt international contre le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et son ministre de la défense Yoav Gallant pour responsabilité pénale de crimes de guerre et crimes contre l'humanité. L'émission de mandats d'arrêts contre les dirigeants israéliens par la CPI aurait des conséquences importantes, tant symboliques que pratiques. Mais la nouvelle relative à ces mandats, émanant de sources israéliennes, pourrait aussi bien participer d'une stratégie visant à remobiliser les alliés d'un État ayant perdu, au moins partiellement, la « bataille de l'opinion », voire d'une stratégie visant à intimider la juridiction pénale internationale

Tiré d'Orient XXI.

Interdit d'entrée en France alors qu'il devait participer à un colloque organisé le 4 mai par la sénatrice Raymonde Poncet Monge, le docteur Ghassan Abu Sittah a affirmé que les autorités allemandes, à l'origine de cette interdiction (1), cherchaient à l'empêcher de témoigner devant la Cour pénale internationale (CPI). Sa rétention à l'aéroport Charles de Gaulle intervenait alors que nous parvenait la nouvelle du décès, possiblement sous la torture, d'un autre médecin palestinien, Adnan Albursh, arrêté à Gaza par les forces israéliennes puis détenu en Israël. Par ailleurs, après le retrait des forces israéliennes de l'hôpital Al-Shifa et de l'hôpital Nasser, plusieurs charniers ont été découverts, témoignant apparemment d'exécutions sommaires en masse de patients et de soignants par les forces israéliennes. Cette découverte a suscité de vives réactions et, peut-être, accéléré une enquête de la CPI. Ces exécutions sommaires, ne sont toutefois qu'un aspect de la guerre au soin conduite par Israël à Gaza. Et, au-delà des mandats qui viseraient le premier ministre Benjamin Nétanyahou, le ministre de la défense Yoav Galant et le chef d'état-major Herzi Halevi, les enquêteurs de la cour semblent bien travailler sur la situation des hôpitaux de Gaza.

Guerre au soin et génocide

Dans le dernier rapport de la rapporteuse spéciale de l'ONU Francesca Albanese, il est rappelé que les hôpitaux et autres lieux de soins font l'objet d'une protection spéciale dans le droit des conflits armés. Attaquer un hôpital constitue un crime de guerre, et ceci dans tout type de conflit. A fortiori, le saccage et la destruction de ces infrastructures essentielles relève aussi de ce type de prohibition. L'assassinat ou les mauvais traitements infligés à des soignants ou à des personnes blessées, qu'elles soient civiles ou militaires, est également un crime de guerre.

Mais l'attaque contre les hôpitaux ou les personnes s'y trouvant peut aussi relever du crime contre l'humanité. La jurisprudence internationale fournit un précédent à cet égard : celui de l'affaire dite de l'hôpital de Vukovar, dans laquelle les forces serbes avaient, à l'issue du siège de la ville en novembre 1991, arrêté à l'hôpital puis exécuté en dehors de celui-ci près de deux cents combattants croates. Dans cette affaire jugée par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie en 2009, la qualification de crime contre l'humanité avait été discutée dès lors que l'exécution de ces combattants s'inscrivait dans une attaque plus large contre la population civile (2). À Gaza, l'attaque contre les hôpitaux peut être considérée comme systématique et doit être mise en lien avec le siège interdisant la délivrance de médicaments et de matériels essentiels. Il a par exemple été souvent rapporté que les médecins devaient pratiquer des amputations sans anesthésie, y compris sur des enfants.

S'agissant de Gaza, la qualification de génocide peut également être sérieusement envisagée au regard, notamment, de la systématicité des attaques, de leur sens, et de leur inscription dans une offensive plus large contre la population civile. Pendant ces longs mois, les morts civiles liées aux bombardements de zones d'habitations se sont accompagnées d'atteintes corporelles très lourdes. Le choix, inédit, de cibler particulièrement les hôpitaux, par-delà le fait qu'ils représentent des lieux organisés de la vie civile palestinienne et des lieux de refuge depuis le début de l'offensive israélienne, témoigne d'une volonté d'interdire le soin. Cette interdiction face à des blessures lourdes, condamne les blessés à la mort ou à un handicap permanent. Il pourrait donc s'agir de soumettre une partie du peuple palestinien à « des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » ou de lui infliger des « atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale » (article II de la Convention sur le génocide) dans l'intention de la détruire.

L'impact de mandats d'arrêts visant les dirigeants israéliens

Cette guerre au soin semble donc être sous enquête devant la CPI. Celle-ci pourrait sans difficulté conduire à l'arrestation des dirigeants israéliens ayant ordonné les attaques contre les hôpitaux, les soignants, les patients, les familles réfugiées dans leur enceinte. C'est l'hypothèse la plus probable étant donné le niveau d'organisation de l'armée israélienne, qui se trouve sous le contrôle du pouvoir politique. L'arrestation de soignants, dont le docteur Adnan Albursh, et leur détention en Israël en est aussi un signe clair. Ce ne sont pas des éléments indisciplinés ou des bataillons agissant spontanément qui conduisent cette guerre au soin : il s'agit d'une politique délibérée. La responsabilité pénale des dirigeants pourrait encore être engagée sur la base de leur position de commandement, ce commandement pouvant être militaire ou civil. Le défaut de prévention ou de punition des crimes est alors suffisant pour retenir leur responsabilité.

Au regard de la réticence de la CPI à enquêter sur le comportement d'Israël depuis 2009, l'annonce de mandats visant d'importants responsables israéliens a été accueillie avec scepticisme par les observateurs (3). Elle a été clairement mise en scène par le premier ministre Nétanyahou, puis accompagnée de menaces contre la CPI et l'Autorité palestinienne de la part d'Israël. Les États-Unis ont suivi ce mouvement. Ils ont d'abord affirmé l'incompétence de la cour, un discours juridiquement bien peu convaincant dès lors qu'ils acceptent cette compétence s'agissant de la Russie, un État qui n'est pas plus partie au Statut de Rome instituant la CPI que l'État d'Israël. Puis, certains élus états-uniens ont menacé de faire adopter des sanctions contre la CPI. Les précédentes, adoptées sous l'administration de Donald Trump, réagissaient à l'enquête sur le comportement de l'armée américaine en Afghanistan mais aussi au regard porté par la cour sur la Palestine. Ces sanctions avaient été levées sous la présidence de Joe Biden, tandis que Washington commençait à apporter son concours à l'enquête sur la Russie, sans devenir partie au Statut de Rome.

Cette intense agitation autour de potentiels mandats a donné lieu, le 3 mai 2024, à une déclaration du bureau du procureur dénonçant les menaces et intimidations pesant sur la cour et son personnel. Plusieurs rapporteurs spéciaux du conseil des droits de l'Homme de l'ONU ont également exprimé leur « consternation » face aux déclarations des responsables israéliens et états-uniens (4). Il demeure néanmoins difficile de savoir si nous sommes en présence d'une rumeur construite ou si la cour est véritablement en train d'enquêter sur les dirigeants israéliens. La cour peut, il est vrai, maintenir secret des mandats d'arrêts ; en 2023, elle avait toutefois décidé de rendre publics ceux qui visaient de hauts responsables russes, « dans l'intérêt de la justice », afin de « prévenir de nouveaux crimes » (5). Mais, par ailleurs, le Statut de Rome permet à l'État dont les agents sont visés par une enquête d'entrer en relation avec le bureau du procureur. En effet, le principe dit de « complémentarité » reconnu par le Statut de Rome permet à tout État, même non partie au Statut, d'éviter la juridiction de la cour dès lors que cet État entend enquêter et connaître lui-même des crimes identifiés. Si l'on considère l'existence de ces probables échanges entre Israël et le procureur de la cour, ainsi que la passivité antérieure de la cour concernant les agissements d'Israël, on peut penser que l'émission de mandats contre les dirigeants israéliens demeure très incertaine.

Dès lors que la cour émettrait ces mandats, ils auraient un impact juridique et symbolique important. D'une part, tous les États parties au Statut de Rome, parmi lesquels de nombreux États européens soutenant Israël, seraient tenus d'arrêter les personnes visées présentes sur leur territoire. S'agissant du cas particulier du premier ministre israélien, qui jouit en droit international d'une inviolabilité rendant complexe son arrestation, les États parties au Statut de la cour pourraient se trouver en conflit d'obligations, l'obligation d'arrêter selon le mandat entrant en conflit avec la règle internationale d'inviolabilité. Le risque d'arrestation existerait néanmoins. D'autre part, l'identification des responsables israéliens comme suspects de crimes internationaux aurait un effet politique majeur.

Propagande israélienne et censure occidentale

Mais la rumeur relative aux mandats pourrait également s'inscrire dans la propagande israélienne , qui vise les juridictions internationales (6). L'importante ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier 2024, exigeant d'Israël l'adoption de mesures conservatoires au vu du risque de génocide à Gaza, a ainsi été décrite comme émanant d'un « tribunal antisémite » par le ministre israélien Itamar Ben Gvir (7). L'ordonnance a aussi été immédiatement invisibilisée par les accusations spectaculaires portées par Israël contre l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Une fois ces fausses informations démenties –- et alors que l'accusation se retournait puisque l'UNRWA révélait que ses personnels avaient été détenus et soumis à la torture par Israël - la portée de l'ordonnance de la CIJ a resurgi.

C'est à ce moment qu'un élément inédit a été avancé en faveur d'Israël : une interview de l'ancienne présidente de la Cour internationale de justice, Joan Donoghue, affirmant que la juridiction n'aurait pas reconnu une affaire plausible de génocide (a « plausible case of genocide »). Rappelons ici que, dans son ordonnance du 26 janvier 2024, la cour affirme que le droit des Palestiniens d'être protégés contre les actes de génocide est plausible (§§ 36, 54), et qu'il existe une urgence, c'est à dire un « risque réel et imminent » de préjudice irréparable causé aux droits revendiqués (§ 61, 74). Il s'agit bien d'un risque de génocide, même si la cour n'emploie pas la formule « affaire plausible de génocide ». Les médias se sont précipités sur les propos ambigus de Joan Donoghue pour minimiser le sens de l'ordonnance et réfuter l'emploi du terme génocide.

Cet incident renvoie au désaveu public, en 2011, de l'important rapport de la mission d'enquête sur Gaza par son propre président, le juriste Richard Goldstone (8). Les positions publiques de Joan Donoghue, tout comme celles de Richard Goldstone, suggèrent l'existence de fortes pressions exercées par Israël et ses alliés.

Plus largement, des formes d'intimidation et de censure relatives à l'analyse juridique sont perceptibles dans les pays occidentaux. Ainsi, en France, employer le mot de génocide serait un « cri de ralliement pour stigmatiser les juifs » (9) ce qui renvoie à l'infraction « d'incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination ». Analyser la notion de terrorisme, de légitime défense, présenter le droit international des conflits armés qui traite de la condition des mouvements de libération nationale, s'interroger sur le statut des combattants palestiniens, est aussi susceptible de relever des tribunaux sous la qualification « d'apologie du terrorisme » si l'on en croit la circulaire du ministre français de la Justice du 10 octobre 2023. Dès le 9 octobre 2023, la ministre de l'Enseignement supérieur, donnant une lecture politique des événements, se référait d'ailleurs à ces infractions en invitant les présidents d'Université à réagir à toute « action ou propos » relevant de « l'apologie du terrorisme, de l'incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination », par le moyen de procédures disciplinaires ou de signalements au procureur de la République.

La compréhension de la situation à Gaza s'est tout de même imposée, mais accompagnée d'une répression des étudiants protestant contre la politique de leurs États ou de leurs universités, aux États-Unis comme en Europe. C'est pourquoi la rapporteuse spéciale du Conseil de droits de l'homme de l'ONU, Irène Khan, a récemment estimé que la situation à Gaza donnait lieu à une crise globale de la liberté d'expression. Signalant un biais médiatique contre les manifestants pro-palestiniens, elle rappelait aussi qu'au regard du droit international relatif à la liberté d'expression, la critique des politiques conduites par Israël est parfaitement légitime (10)

Rafaëlle Maison, Agrégée des facultés de droit ; professeur des universités.

Notes

1- Une juridiction allemande a infirmé, le 14 mai, la décision des autorités.

2- Hervé Ascensio et Rafaëlle Maison, avec la collaboration de Chloé Bertrand, « L'activité des juridictions pénales internationales (2008-2009) », Annuaire français de droit international, 2009, pp. 377-379.

3- Voir par exemple l'analyse de Richard Falk, « War on Gaza : The ICC must seize this moment to hold Israel accountable », Middle East Eye, 6 mai 2024.

4- « Israël/Gaza : les menaces contre la CPI favorisent une culture de l'impunité, fustigent des experts de l'ONU », ONU info, 10 mai 2024.

5- Communiqué de presse du 17 mars 2023

6- Pour une analyse de la communication israélienne sur la longue durée, voir John Quigley, The international Diplomacy of Israel's Founders, Deception at the United Nations in the Quest for Palestine, Cambridge University Press, 2016. Sur la position israélienne aux États-Unis, voir John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, La Découverte, 2009.

7- Sam Sokol, « Un ‘déshonneur' pour la CIJ : réactions israéliennes suite au verdict de La Haye », The Times of Israël, 26 janvier 2024.

8- Sur cet épisode, lire Norman G. Finkelstein, Gaza, An Inquest into its Martyrdom, University of California Press, 2018, pp. 117-132.

9- Déclaration du président du CRIF, 6 mai 2024.

10- « Criticizing Israel is perfectly legitimate under international law », et « there is a bias against pro-palestinian support ».

Sur ce point, voir aussi la résolution du Conseil des droits de l'homme du 5 avril 2024 selon laquelle « il faut se garder de faire l'amalgame entre critique de la violation par Israël du droit international et antisémitisme » (point 24)

76 ans après la Nakba, construisons un mouvement international pour la Palestine !

21 mai 2024, par Bureau exécutif de la IVe Internationale — , , ,
L'attaque contre Rafah constitue un nouveau saut dans le processus génocidaire mis en œuvre par Israël. 1,5 million de Palestinien·nes, hommes, femmes, enfants, personnes (…)

L'attaque contre Rafah constitue un nouveau saut dans le processus génocidaire mis en œuvre par Israël. 1,5 million de Palestinien·nes, hommes, femmes, enfants, personnes âgées, ont été déplacé·es depuis octobre dernier, des dizaines de milliers sont mort·es, la famine et les maladies tuent chaque jour. Le gouvernement d'extrême droite au pouvoir en Israël se fixe clairement comme objectif d'éradiquer la population palestinienne de Gazah. C'est un projet qui s'inscrit dans la perspective plus globale du Grand Israël voulu par l'extrême droite israélienne, à l'idéologie fasciste et suprémaciste, fondée sur le sionisme, qui nie tout droit à la terre et à la souveraineté du peuple palestinien, qui nie son existence même en tant que peuple.

Tiré de Quatrième internationale
15 mai 2024

Par le Bureau exécutif de la Quatrième internationale

Une solidarité historique se développe par rapport à cette horreur. Les occupations d'universités sont devenues l'expression la plus visible de ce mouvement qui, dès le départ, a mobilisé massivement les jeunes, notamment les jeunes racisé·es des quartiers populaires, et même une partie des communautés juives refusant d'être assimilées aux politiques racistes et criminelles de l'extrême droite israélienne. Partie d'un mouvement de solidarité humaine, humanitaire, contre le génocide, les destructions, les images de carnages, la solidarité est devenue un mouvement politique dont l'envergure peut maintenant être comparée aux mouvements contre la guerre du Vietnam et contre la guerre en Irak. Ce mouvement se radicalise, dans le sens où il dévoile la complicité, voire le soutien actif, des grandes puissances impérialistes, avec le génocide, où il dénonce les mécanismes d'oppression à l'œuvre dans le capitalisme. Israël est, au Moyen-Orient, le bras armé des États-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne et bien d'autres au Moyen-Orient, Netanyahou est la pointe avancée des politiques autoritaires, racistes et belliqueuses avancées notamment par l'extrême droite dans divers pays du monde.

Une répression féroce s'abat sur le mouvement de solidarité : dans certains pays il s'agit d'une interdiction pure et simple des actions de solidarité, dans d'autres d'arrestations et de violences policières, de mises en examens ou d'interdiction de tenir des conférences ou même des concerts ! Il s'agit de faire taire la solidarité, dans un nouveau maccarthysme, où les classes dominantes et les États meurtriers accusent le mouvement de solidarité, un mouvement profondément humaniste et antiraciste, d'apologie du terrorisme ou d'antisémitisme.

La IVe Internationale met toutes ses forces dans la construction du mouvement de solidarité avec la Palestine, avec la résistance du peuple palestinien, contre le génocide en cours. Cette mobilisation est un mouvement des classes populaires du monde entier, contre le racisme, contre l'impérialisme, pour la justice. Nous voulons contraindre les grandes puissances à arrêter de soutenir politiquement, financièrement et militairement Israël. Le mouvement actuel a mis en grande difficulté Biden et Macron, deux des fers de lance de la complicité. Demain, il montrera la complicité des gouvernements des pays arabes avec Israël : des mobilisations commencent à y voir le jour, malgré la répression des manifestations et des réunions, les régimes arabes craignant, et ils ont raison, que la solidarité avec la Palestine ne relance les révolutions arabes.

Le mouvement que nous voulons construire doit développer un rapport de forces, avec des manifestations de masse, des grèves dans la jeunesse, l'action massive de boycott, de désinvestissement et sanctions contre Israël et les entreprises qui collaborent avec.

Il y a 76 ans, la Nakba, l'expulsion des Palestinien·nes de leur terre, a conduit à la création d'Israël comme un État colonial de peuplement. Elle a constitué le début d'une offensive colonialiste, raciste, impérialiste qui se poursuit et se renforce aujourd'hui, sous l'impulsion de pouvoirs d'extrême droite et des politiques des classes dominantes. La IVe Internationale se bat contre l'impérialisme, d'où qu'il vienne, pour les droits des Palestinien·nes, la fin de l'occupation, le droit au retour des réfugié·es, pour mettre fin au colonialisme israélien et pour un État démocratique et laïc où toutes et tous les citoyen·nes jouissent des mêmes droits.

Que la mobilisation continue pour la victoire de notre résistance anti-impérialiste !

Bureau exécutif

Le 15 mai 2024

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226e jour de la guerre contre Ghaza : Nouveaux massacres à Jabaliya et Nousseirat

Le directeur de l'hôpital Kamal Adwan, au nord de la bande de Ghaza, a indiqué à l'agence Wafa que son établissement a reçu 60 morts depuis samedi, des femmes et des enfants (…)

Le directeur de l'hôpital Kamal Adwan, au nord de la bande de Ghaza, a indiqué à l'agence Wafa que son établissement a reçu 60 morts depuis samedi, des femmes et des enfants dans leur écrasante majorité, qui ont péri dans le bombardement d'une zone d'habitation surpeuplée à Jabaliya.

Tiré d'El Watan.

Un raid aérien mené par l'aviation israélienne, et qui ciblait le camp de Nousseirat, au centre de la bande de Ghaza, a fait au moins 31 morts, selon la Défense civile palestinienne citée par l'agence Wafa. « Les équipes de la Défense civile ont recensé 31 morts et 20 blessés dans une maison appartenant à la famille Hassan, visée par les forces d'occupation israélienne dans le camp de Nousseirat », a affirmé la Défense civile de Ghaza hier, ajoutant que « les recherches de disparus se poursuivent ». La frappe meurtrière a eu lieu au milieu de la nuit de samedi à dimanche.

Les équipes de la Défense civile ont également signalé que « l'occupant a détruit plus de 300 habitations à Jabaliya » ces derniers jours, précisant que les équipes de secouristes « ont récupéré les dépouilles de centaines de martyrs de Jabaliya ». La même source prévient que « des centaines de personnes, dont certaines sont vivantes, sont toujours ensevelies sous les décombres et il est difficile de les atteindre ».

La Défense civile a fait état en outre de violents tirs d'artillerie dans le périmètre de l'hôpital Al Awda, dans la région de Tal Al Zaatar, à Jabaliya. Le directeur de l'hôpital Kamal Adwan, cité par Wafa, a indiqué de son côté que son établissement « a reçu 60 martyrs depuis samedi, des femmes et des enfants dans leur écrasante majorité, qui ont péri dans le bombardement d'une zone d'habitation surpeuplée à Jabaliya ». Il a ajouté que « de nombreuses victimes ont succombé à leurs blessures faute des fournitures médicales nécessaires », soulignant que « les équipes médicales sont fortement diminuées et prodiguent des soins malgré les attaques continues de l'occupant ».

« 70 morts en 24 heures »

D'après l'agence d'information palestinienne, des avions de combat israéliens ont poursuivi leurs attaques hier dans le périmètre de l'hôpital Kamal Adwan, tandis que des unités d'artillerie « pilonnaient le quartier Cheikh Zayed, Tellate Qalibou ainsi que la ville de Beit Lahia ». Des raids ont également ciblé plusieurs secteurs de la ville de Ghaza. Selon Wafa, trois civils ont été tués et d'autres ont été blessés suite à une attaque qui a visé une école abritant des déplacés à Haï Daraj, à l'est de la ville de Ghaza. Les victimes ont été évacuées à l'hôpital baptiste de Ghaza.

Wafa fait état également d'une autre personne qui a été tuée à Deir El Balah dans un bombardement aérien. D'autres attaques ont été signalées également dans le camp d'Al Bureij, au centre de la bande de Ghaza. L'agence Wafa rapporte aussi que « des hélicoptères de combat ont ouvert le feu à l'est de la ville de Rafah simultanément à un raid au centre de la même ville ».

L'agence palestinienne mentionne également des « tirs de la marine de guerre israélienne en direction de la zone côtière de Rafah ». Toujours dans le sud de la bande de Ghaza, deux Palestiniens ont été fauchés par le bombardement d'une zone d'habitation dans la localité de Khouzaa, à l'est de la ville de Khan Younès, tandis que l'artillerie a pilonné des maisons à l'est de la ville de Rafah. Selon le ministère de la Santé dans la bande de Ghaza, au moins 70 Palestiniens ont péri en 24 heures, entre samedi et dimanche, suite à des raids perpétrés par les forces sionistes.

Le bilan global général des victimes a ainsi grimpé à 35 456 morts et 79 476 blessés depuis octobre. D'après l'ONU, quelque 800 000 Palestiniens ont été forcés de fuir Rafah depuis le 6 mai, s'établissant autour de Khan Younès notamment. En raison du blocage du point de passage de Rafah, la situation humanitaire est extrêmement préoccupante dans la bande de Ghaza, d'autant que les négociations sont complètement rompues.

« L'acheminement de l'aide humanitaire est quasiment à l'arrêt depuis que l'armée israélienne a pris et fermé le 7 mai le passage de Rafah à la frontière égyptienne, entrée cruciale pour ces aides dont le carburant indispensable aux hôpitaux et à la logistique humanitaire. Les livraisons sont aussi largement entravées aux passages côté israélien de Kerem Shalom et d'Erez », note l'AFP. Vendredi, l'armée américaine a annoncé que la jetée temporaire construite à l'initiative des Etats-Unis à Ghaza est désormais opérationnelle.

De son côté, Chypre a fait savoir avant-hier qu'elle va assurer un flux continu d'aide humanitaire depuis le port de Larnaca vers Ghaza. C'est ce qu'a déclaré samedi Theodoros Gotsis, porte-parole du ministère chypriote des Affaires étrangères, rapporte l'APS.

« Les plans du projet Amalthea prévoient la livraison de 2000 tonnes d'aide humanitaire par semaine », a précisé M. Gotsis. « Amalthea » est le nom d'un corridor maritime humanitaire ouvert par Chypre en mars dernier pour acheminer de l'aide vers Ghaza. Un « Fonds Amalthea » a été créé pour financer le projet d'aide, a indiqué Theodoros Gotsis, en ajoutant que le projet Amalthea est ouvert à tous les pays qui souhaiteraient y contribuer.

L'ONU avertit contre des conséquences « apocalyptiques »

Le blocage de l'aide humanitaire dans la bande de Ghaza pourrait avoir des conséquences « apocalyptiques », a prévenu hier le chef des Affaires humanitaires de l'ONU, Martin Griffiths, en mettant en garde contre le risque de famine dans le territoire palestinien assiégé et dévasté par plus de sept mois d'agression sioniste. « Si le carburant vient à manquer, si l'aide ne parvient pas aux personnes qui en ont besoin, la famine, dont nous parlons depuis si longtemps et qui menace, ne sera plus une menace.

Elle sera présente », a-t-il déclaré à l'AFP, en marge d'une réunion avec des responsables qataris à Doha. « Notre préoccupation, en tant que citoyens de la communauté internationale, est que les conséquences seront très, très dures. Dures, difficiles et apocalyptiques », a ajouté le secrétaire général adjoint aux Affaires humanitaires de l'ONU.

Attaque d’un convoi humanitaire pour Gaza : l’autrice de la vidéo témoigne

Au moins sept camions d'aide humanitaire destinés à la bande de Gaza ont été vandalisés par des colons israéliens lundi 13 mai, à la frontière entre Israël et la Cisjordanie. (…)

Au moins sept camions d'aide humanitaire destinés à la bande de Gaza ont été vandalisés par des colons israéliens lundi 13 mai, à la frontière entre Israël et la Cisjordanie. Quatre personnes ont été arrêtées. La police israélienne a ouvert une enquête.

Tiré de Courrier international.

Des dizaines de colons israéliens ont pris d'assaut sept camions d'aide humanitaire à destination de la bande de Gaza, ce lundi 13 mai. L'incident a eu lieu près du point de passage de Tarqumia, dans le sud-ouest de la Cisjordanie. Une vidéo filmée sur place, et diffusée sur le compte YouTube du Guardian, montre les assaillants vider et jeter au sol toutes les denrées alimentaires présentes dans le camion.

“Nous avons des otages à Gaza, aucune aide humanitaire ne devrait être acheminée avant que nos proches ne soient rentrés chez eux sains et saufs”, a justifié l'un d'entre eux auprès du Times of Israel.

Si la police israélienne ne semble pas être intervenue pour mettre fin au pillage, elle a annoncé l'ouverture d'une enquête, laquelle a déjà mené à l'arrestation de quatre personnes, dont un mineur, rapporte la BBC. Selon plusieurs médias israéliens, les militants pourraient être des membres de Tsav 9, un collectif qui a déjà bloqué à plusieurs reprises des convois d'aide humanitaire à destination de Gaza.

“Ce que vous faites est mal”

Qualifiées d'“épouvantables” au Royaume-Uni, ou encore d'“inacceptables” aux États-Unis, ces attaques ont été unanimement condamnées par la communauté internationale. En Israël, pourtant, elles semblent profondément diviser l'opinion, comme l'explique l'avocate israélienne Sapir Sluzker Amran au micro d'Al-Jazeera.

Présente sur place, c'est elle qui a filmé le pillage et diffusé la vidéo sur les réseaux sociaux. Elle est depuis victime de nombreuses menaces de mort. “Ces gens ne représentent pas notre judaïsme. […] De nombreux Israéliens veulent la paix et œuvrent à la paix, pour nous, pour nos enfants et pour tous ceux qui vivent sur cette terre”, explique-t-elle au média qatari avant de conclure : “Nous avons le devoir moral de combattre, avec notre peuple, avec notre sang, et de leur dire ‘Ce que vous faites est mal'. Nous ne pouvons pas laisser ce carnage se poursuivre !”

Courrier international

Le peuple kanak a droit à l’auto-détermination !

Couvre-feu entre 18 heures et 6 heures dans l'agglomération de Nouméa, interdiction de manifestations, dizaines d'arrestations, envoi en urgence d'escadrons de gendarmes, CRS, (…)

Couvre-feu entre 18 heures et 6 heures dans l'agglomération de Nouméa, interdiction de manifestations, dizaines d'arrestations, envoi en urgence d'escadrons de gendarmes, CRS, GIGN et RAID supplémentaires : Macron joue avec le feu en tentant de revenir par la force sur le droit du peuple kanak à l'autodétermination, que lui avaient assuré les accords signés en 1998 à Nouméa par le gouvernement français.

Hebdo L'Anticapitaliste - 708 (16/05/2024)

Crédit Photo
Photothèque rouge / Milo

Ce qui se passe sur tout le territoire de Kanaky, c'est le soulèvement d'un peuple. Depuis le 13 mai, les salariéEs du port, de l'aéroport et de l'hôtellerie sont en grève et des barrages sont organisés sur les routes par les jeunes pour contrôler la circulation. En faisant tirer par la police sur les jeunes, Macron, Darmanin et leur politique répressive ont provoqué l'embrasement dont les images tournent en boucle dans les médias.

Une revendication unifie cette mobilisation : non au dégel de la loi électorale, non à la recolonisation que le gouvernement a mis en place en décembre 2021, en organisant unilatéralement, en pleine crise du covid le troisième référendum prévu par les accords de 1998. C'est bien la volonté du gouvernement d'arrêter le processus de décolonisation, ouvert en 1988 par les accords de Matignon, qui a ouvert la crise actuelle !

Depuis deux ans, l'USTKE, le FLNKS et la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) construisent des mobilisations sur tout le territoire de la Kanaky pour faire entendre la voix des coloniséEs. La réponse du gouvernement a été la répression (avec même des interpellations pour port du drapeau kanak) et la volonté de faire voter la loi Darmanin qui met définitivement un terme au processus issu des accords de Matignon en 1988, en mettant concrètement fin à la possibilité de l'autodétermination du peuple kanak avec l'ouverture du corps électoral.

Le NPA l'Anticapitaliste soutient les revendications portées par le FLNKS, la CCAT et la population kanak mobilisée : retrait de la loi Darmanin, retrait des forces de répression, respect du droit à l'autodétermination du peuple kanak, ouverture de discussions pour un processus de décolonisation. En Kanaky comme dans tous les territoires colonisés : pas de justice, pas de paix !

Kanaky : NON au dégel du corps électoral ! NON à la recolonisation !

21 mai 2024, par Collectif Solidarité Kanaky — , ,
Ce lundi 13 mai, veille du vote à l'assemblée nationale, les manifestations des indépendantistes contre le dégel du corps électorat se sont multipliées ; – routes (…)

Ce lundi 13 mai, veille du vote à l'assemblée nationale, les manifestations des indépendantistes contre le dégel du corps électorat se sont multipliées ; – routes bloquées ou barrages filtrants, grève très suivie au port et aéroport de Nouméa, fermeture de nombreuses administrations, feux allumés à différentes endroits, début de mutinerie dans la prison de Nouméa, heurts entre jeunes kanak et forces de l'ordre dans les quartiers populaires, nombreux blessés et arrestations en masse.

Tiré de Entre les lignes et les mots

C'est dans ce contexte insurrectionnel qu'aura lieu le vote à l'assemblée national ce 14 mai portant sur le dégel du corps électoral.

Pour tenter d'arrêter ce processus dangereux pour l'avenir du peuple kanak, les élus du congrès de Nouvelle Calédonie se sont réunis ce lundi 13 mai et sont parvenu à adopter, à la majorité, une résolution demandant le retrait de ce projet de loi sur le corps électoral. Les élus rappellent à l'Etat qu'ils sont majoritairement contre ce projet de loi.

30 ans après l'Accord de Nouméa, ainsi que du transfert des compétences et leur rééquilibrage, les inégalités restent très importantes, le non respect de la priorité à l'emploi local : dans beaucoup de secteurs, ce sont les métropolitains récemment arrivés en Nouvelle Calédonie, du fait de conditions attractives (niveau de salaire et indexation, avantages en terme de logement ou de soutien à l'installation), qui occupent des postes au détriment des travailleurs Kanak à compétences égales. Ainsi se perpétue une longue tradition de privilèges offerts aux Français partant travailler en Outre-mer.

Des conditions qui permettent de renforcer la colonie de peuplement qu'a toujours représenté pour l'État français ce territoire du Pacifique. Cela en violation totale du droit international. En effet, la Kanaky/Nouvelle-Calédonie reste un territoire non autonome au regard du droit international, à ce titre inscrit sur la liste des pays à décoloniser selon la résolution 15-14 des Nations Unies.

L'Accord de Nouméa est un accord de décolonisation. Il prévoyait 3 consultations référendaires d'autodétermination. Le deuxième référendum avait montré, en 2020, une poussée des voix indépendantistes à seulement 9000 voix près, le « Oui » à la pleine souveraineté de la Nouvelle Calédonie était majoritaire. Les conditions du troisième et dernier référendum, fin 2021, sont aujourd'hui toujours contestées par l'ensemble des courants indépendantistes, lesquels avaient demandé suite à l'épidémie du Covid et au confinement qui empêchait toute campagne, le report de la consultation et le respect tant de la promesse d'Edouard Philippe de le tenir en 2022 que de la période de deuil kanak. Ce 3ème référendum n'est pas reconnu par les indépendantistes qui n'ont pas participé au vote. Une plainte est prévue à ce sujet auprès de la Cour Internationale de Justice.

Aujourd'hui, le gouvernement français a décidé de passer en force. Il présente unilatéralement deux projets de lois sur l'avenir institutionnel de la Kanaky/Nouvelle-Calédonie qui mettent en jeu l'avenir du peuple Kanak, et la stabilité du pays. Ils visent une sortie dans des conditions très contestées et non consensuelles de l'Accord de Nouméa, avec pour conséquence une aggravation considérable des clivages.

Le premier projet de loi concernant le report des élections provinciales a été adopté en mars dernier, le second vise à modifier la constitution est central dans l'Accord de Nouméa, aucune modification ne devrait être faite par une décision unilatérale de l'État, sans un accord global entre les forces politiques locales.

Ces projets de lois renouent avec les pratiques éprouvées de mise en minorité du peuple Kanak dans son propre pays, au profit d'une droite locale qui voudrait par une modification des sièges au Congrès de Nouvelle-Calédonie y trouver une majorité en sa faveur. L'État s'engage dans une modification brutale de toute l'organisation de la vie démocratique de la Nouvelle-Calédonie. C'est une façon de favoriser la recolonisation du territoire et l'invisibilisation du peuple Kanak !

En réponse, en Kanaky/Nouvelle-Calédonie les mobilisations s'amplifient contre ces deux projets de lois. Plus de 80 000 personnes dans la rue le 13 avril dernier sur tout le territoire. Des mobilisations historiques qui sont impulsées par la CCAT (Cellule de Coordination des Actions de Terrain,) qui regroupe l'ensemble des courants indépendantistes. Les objectifs sont clairs : la demande du retrait du projet de loi sur le dégel du corps électoral, la non reconnaissance du 3ème référendum, et la poursuite de la trajectoire de décolonisation.

Ce passage en force de l'État français rappelle de tristes souvenirs et favorise une dynamique de tensions extrêmement dangereuse. La mobilisation du 1er mai a été massive et cette année marquée politiquement par ce contexte politique. Aujourd'hui la moindre étincelle peut embraser la pays.

La semaine du 4 mai 2024 jusqu'au 13 mai 2024, a été une semaine de mobilisations et d'actions continues de la CCAT. Débutée le 4 mai 2024 – pour l'anniversaire de la mort de Jean-Marie Tjibaou le 4 mai 1989, et l'anniversaire du massacre des 19 de la grotte d'Ouvéa le 5 mai 1988 – jusqu'à la présentation du texte à l'Assemblée Nationale ce 13 mai 2024. Des rassemblements devant toutes les gendarmeries du pays le 5 mai 2024, des marches dans différentes villes tous les jours. De nombreuses mines sont déjà bloquées comme à Houailou, à Thio.

La mobilisation entre dans sa 3ème phase.

Ce 13 mai 2024 les deux fédérations USTKE, T.H.T (Transports aériens et terrestres, Hôtellerie) et Ports & Docks entrent en grève, suivie à 99%. Au port, sortie uniquement de marchandises de 1ère nécessité (denrées périssables et médicaments), toutes les sociétés du port ont décidé de fermer a 15H. Ralentissement de l'économie aujourd'hui. La chefferie de Wetr à Lifou a décidé la fermeture de l'aéroport de l'île.

A l'aéroport à Tontouta, les vols des avions ont pris énormément de retard du fait que les salariés ont quitté leurs postes donc perturbant le fonctionnement des services sur l'aéroport. Les mobilisations de la CCAT sur les accès routiers ont perturbé aussi le Pays. Le Pays, se mobilise partout, avec des barrages filtrants.

Un début de mutinerie à commencé à la prison du camps Est, trois gardiens ont été pris en otage, intervention du RAID. Des jeunes ont affronté la police, les gendarmes mobiles, car ceux la même ont tiré aux flash-ball sur les jeunes provocant leur colère.

Le pays vit une tension extrême dans l'attente du vote à l'assemblée nationale.

Par ailleurs, la répression est forte. Plusieurs personnes poursuivies depuis la manifestation du 21 février dernier sont passées en procès le 19 avril au Tribunal de Nouméa, subissant de très lourdes condamnations, deux manifestants sont enfermés au camps Est, cinq autres manifestants sont libres mais avec bracelets électroniques. Depuis, il y a eu de nombreuses arrestations, certaines personnes ont été libérées mais avec des poursuites, d'autres sont en détention provisoire, ou gardés à vue.

Ce sont des prisonniers politiques !

Lundi 13 mai 2024, 18 personnes devaient passer en comparution immédiate le procès a été reporté, pour certains au simple motif de port du drapeau de Kanaky ! Du jamais vu … !

Le collectif Solidarité Kanaky, créé e 2007, regroupe différentes organisations associatives, syndicales et politiques avec l'objectif d'organiser en France la solidarité avec le peuple Kanak dans sa trajectoire de décolonisation. Aux côtés des différents courants indépendantistes, nous réaffirmons notre solidarité aux luttes syndicales et politiques des indépendantistes Kanak indépendantistes et non kanak, contre la situation coloniale, raciste, capitaliste et répressive de l'État français en Kanaky.

Nous en appelons aux parlementaires qui à l'Assemblée nationale vont avoir la responsabilité de se prononcer sur la loi portant dégel du corps électoral de Nouvelle-Calédonie.

La Kanaky/Nouvelle Calédonie n'est pas un territoire français, mais au regard du droit international un « territoire non autonome ». Le projet de loi constitutionnelle proposé unilatéralement en vue du dégel du corps électoral , en violation du droit international, conduit les parlementaires à assumer la responsabilité de décider, à plus de 22000 kms de lui, de l'avenir de tout un peuple. Voire d'un possible embrasement en Kanaky/Nouvelle-Calédonie.

Ce projet de loi doit être retiré. Exigeons la libération et l'abandon des poursuites pour les inculpés des mobilisations en cours. Engageons des actions de solidarité ici en France contre les deux projets de loi et en solidarité au mouvement actuel en Kanaky.

Solidarité avec la CCAT et le peuple Kanak mobilisé !

Nous appelons à la participation AU RASSEMBLEMENT CE MARDI 14 MAI 2024 de 14H à 18H Place Salvador Allende (plus proche autorisé de l'Assemblée Nationale) CONTRE LE VOTE SUR LE DEGEL DU CORPS ELECTORAL ET POUR LE RETRAIT IMMEDIAT DU PROJET DE LOI.

Le Collectif Solidarité Kanaky :

MJKF (Mouvement des Jeunes Kanak en France), USTKE (Union Syndicale des Travailleurs Kanak et des Exploités (en France), Union syndicale Solidaires, CNT (Confédération Nationale du Travail), STC (Sindicatu di i Travagliadori Corsi), Association Survie, FASTI (Fédération des Associations de Solidarité avec Tou-te-s les Immigré-e-s), FUIQP (Front Uni des Immigrations et des Quartiers populaires), Ni guerre ni État de Guerre, UP (Union Pacifiste), Ensemble !, NPA (Nouveau Parti Anticapitialiste), PCOF (Parti Communiste des Ouvriers de France), PEPS (Pour une Ecologie Populaire et Sociale), PIR (Parti des Indigènes de la République), UCL (Union Communiste Libertaire).

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Une entreprise qui empoisonne une communauté des Premières nations tente de fuir les retombées

https://etoiledunord.media/wp-content/uploads/2024/05/image-1024x768.jpeg20 mai 2024, par Southern Ontario Committee
Le 17 avril, plusieurs membres de la communauté des Premières nations d'Aamjiwnaang ont été simultanément hospitalisés d'urgence pour des symptômes de nausées et de maux de (…)

Le 17 avril, plusieurs membres de la communauté des Premières nations d'Aamjiwnaang ont été simultanément hospitalisés d'urgence pour des symptômes de nausées et de maux de tête. Le diagnostic : une exposition au benzène provenant de l'usine de plastique industrielle voisine, ce qui a poussé le (…)
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