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Sahel : la vague de chaleur meurtrière provoquée par un changement climatique « d’origine humaine »

23 avril 2024, par El-Watan — ,
Une étude publiée jeudi 18 avril par les scientifiques du réseau World Weather Attribution (WWA) établit un lien entre la vague de chaleur meurtrière qui a frappé le Sahel (…)

Une étude publiée jeudi 18 avril par les scientifiques du réseau World Weather Attribution (WWA) établit un lien entre la vague de chaleur meurtrière qui a frappé le Sahel début avril et le changement climatique d'origine humaine.

Tiré de El watan-dz
18 avril 2024

Rédaction web/AFP
1205

Du 1er au 5 avril, le Mali et le Burkina Faso ont été affectés par une vague de chaleur exceptionnelle en termes de durée et d'intensité, avec des températures dépassant les 45°C, entraînant de nombreux décès dans ces régions.

Selon les observations et les modèles de températures analysés, les scientifiques concluent que de telles vagues de chaleur auraient été impossibles sans un réchauffement global d'origine humaine, estimé à 1,2 °C. En effet, un épisode de cette ampleur dans la région ne survient normalement qu'une fois tous les 200 ans.

Les chercheurs soulignent que si les humains n'avaient pas provoqué le réchauffement planétaire en brûlant des énergies fossiles, la vague de chaleur d'avril aurait été moins intense de 1,4 °C dans la région. Ils avertissent que de telles tendances se poursuivront avec le réchauffement futur, et estiment qu'une augmentation supplémentaire d'un degré dans un monde déjà plus chaud de 0,8°C rendrait ces vagues de chaleur 10 fois plus fréquentes qu'actuellement.

La durée et la gravité de cette vague de chaleur ont entraîné une augmentation des décès et des hospitalisations, même si les populations locales sont habituées à des températures élevées. Bien qu'il soit difficile de quantifier précisément le nombre de victimes en raison du manque de données disponibles, il est probable qu'il y ait eu des centaines, voire des milliers de décès liés à la chaleur.

Les personnes âgées et les jeunes enfants sont particulièrement vulnérables aux vagues de chaleur, qui ont également affecté le fonctionnement des services de santé en raison des coupures de courant et des conditions climatiques extrêmes. Cette situation a mis en lumière l'impact dévastateur du changement climatique sur la santé et la sécurité des populations du Sahel.

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G7 : Accords en vue

23 avril 2024, par Bruno Marquis — ,
Les chefs d'État du G7 – États-Unis, Allemagne, Japon, France, Royaume-Uni, Italie et Canada – se réuniront dans la région des Pouilles, en Italie, du 13 au 15 juin. (…)

Les chefs d'État du G7 – États-Unis, Allemagne, Japon, France, Royaume-Uni, Italie et Canada – se réuniront dans la région des Pouilles, en Italie, du 13 au 15 juin.

Journaux et analystes patentés nous donneront l'impression d'ici là que l'on risque encore une fois de ne pas trop s'entendre sur certaines questions, en matière de lutte contre les changements climatiques ou au sujet de conflits en cours, lors de ce grand sommet du capital.

Vous pouvez toutefois être rassurés sur l'essentiel. Parce que tous ils s'entendront encore une fois comme larrons en foire, soyez-en sûrs, sur tout ce qui compte vraiment :

– laisser la destinée du monde entre les mains des riches, des banques et des multinationales ;

– spolier pour leur compte les pays pauvres de leurs ressources avec tout l'arsenal nécessaire de mesures économiques, politiques et militaires pour les assujettir complètement, anéantir leur marche vers la démocratie et la justice et réduire leurs populations à la pauvreté et à l'obéissance ;

maintenir la démocratie à l'état embryonnaire dans les pays riches et en détruire le plus possible l'émergence dans les pays plus pauvres, d'une part par le contrôle privé et public de l'information et des sources de divertissement, d'autre part par la force et l'intimidation ;

et empêcher coûte que coûte le partage des pouvoirs propre à ce que serait une vraie démocratie – la démocratie directe - et le partage équitable des ressources et responsabilités qui en découleraient.

Que faire ? Eh bien commencer par le commencement ! La prochaine fois, plutôt que de parler de tout et de rien à nos proches et amis, de potins ou de sports, parlons-leur de notre monde, de ce qui nous concerne, de justice sociale, d'égalité, de véritable démocratie. Parlons-leur et parlons-nous de ce qui compte vraiment pour nous et recommençons à semer le désir de changement…

Si puissants qu'ils puissent être, la faible minorité des possédants ne sera pas éternellement en mesure de maintenir le couvercle sur les espoirs en ébullition de la vaste majorité.

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Un nouveau rapport accuse l’UNESCO de complicité dans des expulsions et des violations de droits humains à l’encontre de peuples autochtones

23 avril 2024, par Survival — ,
À l'occasion de la Journée du patrimoine mondial (le 18 avril), un nouveau rapport de Survival International accuse l'UNESCO de complicité dans des affaires d'expulsions (…)

À l'occasion de la Journée du patrimoine mondial (le 18 avril), un nouveau rapport de Survival International accuse l'UNESCO de complicité dans des affaires d'expulsions illégales et de violations de droits humains à l'encontre de peuples autochtones. Ce document mentionne que de nombreux sites classés au patrimoine mondial de l'UNESCO sont le théâtre de graves abus, commis de manière récurrente au nom de la conservation.

Tiré de https://www.survivalinternational.fr/actu/13928
18 Avril 2024

Photo :Dans le parc national de Kahuzi-Biega, site classé au patrimoine mondial de l'UNESCO, des gardes et des soldats brûlent les maisons des Batwa afin de chasser ce peuple autochtone du parc, sa terre ancestrale. © KBNP

Des enquêtes de terrain réalisées par des chercheurs et chercheuses de Survival dans des communautés autochtones en Afrique et Asie ont permis de mettre au jour des cas répétés de torture, de viols et de meurtres à l'intérieur et autour de sites classés au patrimoine mondial de l'UNESCO.

Le rapport mentionne six sites classés au patrimoine mondial occupant des terres volées à des peuples autochtones, incluant les trois exemples suivants.

Zone de conservation de Ngorongoro, Tanzanie

Dans cette célèbre destination touristique, on assiste aujourd'hui à des opérations de “sécurité” destinées à intimider les communautés autochtones et à la suspension des services de base, le gouvernement tanzanien mettant en œuvre son projet d'expulser des milliers de Massaï des terres sur lesquelles ils vivent depuis des générations. L'UNESCO a explicitement soutenu ces expulsions. Un leader massaï ayant témoigné auprès de Survival a déclaré : “Le soutien de l'UNESCO sert à nous expulser. Nous vivons dans la maladie et l'incertitude.”

Parc national de Kahuzi-Biega, République démocratique du Congo

Ce parc national a été ajouté à la liste des sites classés au patrimoine mondial de l'UNESCO en 1980. En 2019, les autorités du parc, avec le soutien de l'armée congolaise, ont lancé une campagne visant à expulser de la forêt tous les Batwa qui étaient revenus sur leurs terres ancestrales l'année précédente. Elles ont mené des attaques extrêmement violentes contre des villages batwa et perpétré de nombreuses atrocités amplement documentées. L'UNESCO a encouragé une approche basée sur la force et la militarisation, et a pressé le gouvernement congolais d'“augmenter l'étendue et la fréquence des patrouilles” et d'“évacuer les occupants illégaux”. Les Batwa ont énormément souffert de ces attaques, mais ont déclaré : “Nous vivons dans la forêt. Lorsqu'ils nous voient, ils nous violent. Ceux d'entre nous qui mourront mourront, mais nous resterons dans la forêt.”

Parc national d'Odzala-Kokoua, République du Congo

Ce parc a été ajouté à la liste des sites classés au patrimoine mondial de l'UNESCO en 2023, en dépit des violations des droits humains, largement documentées, qui y ont été commises, incluant notamment des cas de viols et de torture. Un homme baka ayant été expulsé de la forêt a déclaré à Survival : “Nous avons besoin de la forêt. Nos enfants ne connaissent plus les animaux ni les plantes médicinales traditionnelles. Aujourd'hui, les Baka vivent sur le bitume.”

Deux hommes baka issus d'une communauté expulsée pour laisser place au parc national d'Odzala-Kokoua.
Le parc a été ajouté à la liste des sites classés au patrimoine mondial de l'UNESCO en 2023. © Fiore Longo/Survival

Survival demande à l'UNESCO de :

cesser de soutenir les violations des droits humains des peuples autochtones commises au nom de la conservation ;

supprimer de sa liste des sites classés au patrimoine mondial tout territoire sur lequel sont perpétrés des atrocités et des abus à l'encontre de peuples autochtones et autres communautés locales ;

promouvoir un modèle de conservation basé sur la pleine reconnaissance des droits des peuples autochtones.
Survival lance une journée d'activisme en ligne pour marquer la publication du rapport ; nous invitons le public à
partager une nouvelle vidéo et à utiliser le hashtag #DecolonizeUNESCO. La vidéo sera disponible sur la page Instagramde Survival.

La directrice de Survival au Royaume-Uni, Caroline Pearce, a déclaré aujourd'hui : “L'UNESCO a joué un rôle clé dans la légitimation d'un grand nombre d'Aires protégées parmi les plus célèbres en Afrique et en Asie, et a largement ignoré les atrocités, pourtant bien attestées, commises sous sa supervision. Ce que l'organisation appelle “sites classés au patrimoine naturel” sont très souvent les terres ancestrales de peuples autochtones leur ayant été volées. Ces peuples y sont aujourd'hui interdits d'accès et subissent des campagnes d'intimidation et de terreur. La complicité de l'UNESCO va au-delà du silence : elle soutient activement des gouvernements et des actions qui violent les droits des peuples autochtones. Elle doit retirer le statut de site classé au patrimoine mondial à tout territoire où de telles exactions se produisent.”

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Le directeur de l’Aut’Journal souhaite la capitulation de l’Ukraine

23 avril 2024, par Marc Bonhomme — , ,
La conjoncture de la guerre contre l'Ukraine, devenue favorable à l'invasive Russie suite au déficit d'armements de l'Ukraine qui réjouit campistes pro-russe et faux (…)

La conjoncture de la guerre contre l'Ukraine, devenue favorable à l'invasive Russie suite au déficit d'armements de l'Ukraine qui réjouit campistes pro-russe et faux pacifistes, est l'occasion du énième retour de la fable de l'entente de paix ratée à la Conférence d'Istanbul à la fin mars 2022 quand il était devenu manifeste que le blitz russe pour conquérir l'Ukraine avait été mis en échec mais que la Russie n'avait pas pour autant reculé jusqu'aux points de départ de son invasion, soit la frontière entre les deux pays, y compris la Biélorussie, mais aussi celle délimitant la zone est (partie du Donbas) subrepticement conquise en 2014 sur la base de manipulations de troubles internes, conquête reconnue en plein jour la veille de l'invasion du 24 février 2022, et de la Crimée annexée suite à un référendum bidon sous contrôle de l'armée russe.

21 avril 2024

Voilà qu'au Québec, le directeur de l'Aut'Journal, sous prétexte d'un article sur le sujet dans la prestigieuse revue Foreign Affairs publié par un think tank imbriqué dans la politique étrangère des ÉU, y est allé d'un plaidoyer défendant hardiment cette fable.

L'OTAN belliqueux de l'un n'a rien à voir avec l'OTAN protecteur des autres

Le nœud de la fable consiste en la visite surprise du Premier ministre britannique Johnson à Kiev le 30 mars 2022. Celui-ci aurait dit au président Zelensky de ne pas signer la proposition d'accord négocié à Istanbul et de continuer la guerre qui tournait à leur avantage. Zelensky aurait immédiatement obtempéré aux ordres de cet émissaire de l'OTAN. On constate immédiatement le contexte de la fable. L'Ukraine est un pion aux ordres des ÉU et de l'OTAN dans une guerre où la Russie cherche à briser la pression de l'OTAN, qui a intégré l'Europe centrale et orientale depuis déjà près ou plus de 20 ans pour les pays les plus importants. Pour ce faire, elle envahit l'Ukraine qui ne la menace nullement pas plus que l'OTAN, dont l'Ukraine n'est pas membre. Le peuple ukrainien était alors très divisé sur le sujet. Les membres de l'OTAN, surtout ceux européens, ne voulaient pas de cette adhésion et encore aujourd'hui puisque justement ils seraient dans l'obligation de défendre l'Ukraine en cas d'invasion.

En fait, avant l'invasion russe de 2022, l'OTAN était en crise — en « mort cérébrale » selon le président français — suite au fiasco afghan. Le président russe Poutine, qui n'a pas digéré le démantèlement de l'URSS en 1989-90 et dont le rentier capitaliste de connivence (crony capitalism) était en mal de fuite de capitaux, voulait profiter de l'occasion pour les propres fins de l'impérialisme russe. L'invasion se présentait comme une promenade militaire d'autant plus que jusque-là l'écrasement de la Tchétchénie, l'annexion d'une partie de la Géorgie, l'interventionnisme pro-Assad en Syrie et, last but not least, l'invasion-annexion de la Crimée puis celle par étapes du Donbas en 2014 n'avaient causé aucune levée de boucliers de la part des ÉU et de l'OTAN sauf des tapes sur les doigts. Au diable l'engagement de la Russie de respecter les frontières de l'Ukraine compensant la remise à la Russie de son stock d'armes nucléaires, ce qu'elle doit amèrement regretté. L'OTAN est maintenant ressuscitée des morts après avoir gagné l'adhésion de la Suède et de la Finlande.

Le joker ukrainien jette par terre le château de cartes du macabre jeu impérialiste

Le joker dans ce jeu de cartes c'est le peuple ukrainien et son gouvernement néolibéral comme nos gouvernements le sont et élu dans le cadre d'un système parlementaire multipartis tout croche comme les nôtres mais qui n'a rien à voir avec la démocratie illébérale russe se transformant à vue d'œil en dictature de plus en plus répressive. Quant à l'extrême-droite, elle est autrement plus forte en Russie, et liée au gouvernement Poutine en plus d'être en symbiose avec l'extrême-droite européenne, qu'en Ukraine dont l'extrême-droite est électoralement légère en comparaison par exemple avec les extrêmes-droites française et allemande. La résistance héroïque du peuple ukrainien a pris par surprise tout le camp impérialiste, de la Russie aux ÉU en passant par la Chine et l'Union européenne, et même le gouvernement ukrainien lui-même. Cette invasion russe qui se voulait rapidement un fait accompli tout en redistribuant plus marginalement que drastiquement les sphères d'influence géostratégiques chères à tous les impérialismes du monde s'est illico transformé en guerre de libération nationale.

Ce que constatant, un Poutine désemparé a cherché à gagner du temps par la négociation d'un accord de paix afin de regrouper et bonifier son appareil militaire pour d'abord consolider quelques gains, comme l'hécatombe de Marioupol et le massacre de Boutcha, puis reprendre l'offensive. C'est dans cette conjoncture qu'il faut situer les négociations d'Istanbul. Pour ce qui est des détails de l'affaire, une chatte aurait de la difficulté à retrouver ses petits. L'article suivant d'un media alternatif de gauche britannique s'y essaie brillamment. Je me permets d'en tirer la citation suivante : « La réalité sur le terrain a montré que les troupes russes ne se seraient pas retirées des territoires nouvellement occupés dans le sud et l'est de l'Ukraine, et qu'elles se préparaient à y rester durablement. » L'article du directeur de l'Aut'Journal cite pour sa cause le principal négociateur ukrainien :

Le principal négociateur ukrainien, Davyd Arakhamia, a déclaré dans une interview de novembre 2023 à une émission de télévision ukrainienne que la Russie avait « espéré jusqu'au dernier moment qu'elle [pourrait] nous contraindre à signer un tel accord, que nous [adopterions] la neutralité. C'était la chose la plus importante pour eux. Ils étaient prêts à finir la guerre si, comme la Finlande [pendant la guerre froide], nous adoptions la neutralité et nous nous engagions à ne pas rejoindre l'OTAN. »

Fort bien mais il aurait fallu ajouter la suite citée par le site web de l'opposition russe, Meduza :

« C'était essentiellement le point principal. Tout le reste n'était que cosmétique et embellissement politique sur la 'dénazification', la population russophone, bla bla bla », a déclaré M. Arakhamia. Lorsqu'on lui demande pourquoi l'Ukraine n'a pas accepté les conditions de la Russie, Arakhamia se montre résolu :

« Tout d'abord, pour accepter ce point, nous devrions modifier la constitution [ukrainienne]. Notre chemin vers l'OTAN est inscrit dans la Constitution. Deuxièmement, nous ne faisions pas et ne faisons toujours pas confiance aux Russes pour tenir leur parole. Cela n'aurait été possible que si nous avions eu des garanties de sécurité. Nous ne pouvions pas signer quelque chose, nous en aller, tout le monde pousserait un soupir de soulagement, puis [la Russie] nous envahirait, mieux préparée cette fois-ci - car la première fois qu'elle nous a envahis, elle n'était pas préparée à ce que nous résistions autant. Nous ne pourrions donc travailler [avec eux] que si nous étions sûrs à 100 % que cela ne se reproduirait pas. Et nous n'avons pas cette confiance. »

Depuis l'invasion russe larvée de 2014, l'OTAN était devenue la seule police d'assurance possible à laquelle l'Ukraine pouvait avoir recours. Que l'OTAN ne voulait pas de l'Ukraine démontre la contradiction de politique extérieure entre l'impérialisme occidental et l'Ukraine. Après l'invasion, cependant, il y eut momentanément une coïncidence entre leurs politiques ce qui explique l'apparent acquiescement du président Zelensky aux « ordres » de l'émissaire de l'OTAN. Il se peut que face à un rapport de forces fort défavorable, le gouvernement ukrainien capitule, avec ou sans l'assentiment populaire, sous forme d'un accord de paix.

Mais cet accord ne sera en réalité qu'un cessez-le-feu temporaire entre impérialisme conquérant et résistance nationale. Aujourd'hui, ce cessez-le-feu, l'Ukraine ne le souhaite pas (encore) car il consacrerait le charcutage du pays et l'acceptation d'un nettoyage ethnique en douce dans les parties conquises, pas plus que la Russie qui sent le vent tourner sans compter que le régime Poutine, comme le premier ministre sioniste Netanyahou, a besoin d'une guerre permanente pour se maintenir. Quant à l'impérialisme occidental, à l'encontre du gouvernement ukrainien, il souhaite dorénavant un arrêt de la guerre.

L'intérêt des ÉU pour l'Ukraine n'est pas ce que révèle la propagande médiatique

Il n'est pas innocent que cette fable soit remise au goût du jour par une revue prestigieuse de l'establishment des ÉU. Ce n'est plus un secret pour personne que la politique étrangère des ÉU veut se focaliser sur la zone indopacifique, zone mondiale de l'accumulation capitaliste, au centre de laquelle trône la Chine qui ambitionne de contrôler ses mers avoisinantes aux dépens des alliés étatsuniens et de conquérir Taïwan. Les ÉU trouvent bien embêtant — ils n'ont plus la capacité d'antan de mener deux grandes guerres en même temps —, en plus de craindre un embrasement du Moyen-Orient à cause de son fascisant allié sioniste qui perd les pédales jusqu'à une guerre génocidaire laquelle en plus lui fait perdre la face, de devoir soutenir une Ukraine dont la défaite lui ferait perdre la faveur de tous ces pays nouvellement ralliés à l'OTAN. Même si le blocage du soutien à l'Ukraine par les Républicains au Congrès, tout juste levé, poussait la coche trop loin, il révélait une réelle réticence de l'Administration étatsunienne qui dorénavant pousse pour un arrêt des combats sous forme d'une entente négociée obligeant certes l'Ukraine a céder de facto des territoires mais enlisant en même temps une Russie affaiblie par les sanctions dans un face-à-face armé, si ce n'est une guérilla, neutralisant, pour les pays limitrophes de l'OTAN ou y aspirant, le danger d'être envahi par la Russie.

Ce qui reste cependant énigmatique consiste en la prise de position du directeur de l'Aut'Journal reconnu pour son soutien inébranlable à l'indépendance du Québec qui, d'un point de vue de gauche étant le sien, doit se comprendre comme le soutien à la lutte de libération nationale du peuple québécois. Comment peut-il ne pas reconnaître une telle lutte de la part du peuple ukrainien et de son gouvernement, lutte se faisant dans des conditions autrement plus dramatiques et qui ont même certains aspects génocidaires, en tout cas de manifestes crimes de guerre ?

Marc Bonhomme, 21 avril 2024
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca

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La Palestine, l’Ukraine et la crise des empires

23 avril 2024, par Simon Pirani — , , ,
Le week-end de Pâques, lors de la dernière marche géante à Londres contre la complicité du Royaume-Uni dans la guerre d'Israël contre Gaza, un groupe d'entre nous portait une (…)

Le week-end de Pâques, lors de la dernière marche géante à Londres contre la complicité du Royaume-Uni dans la guerre d'Israël contre Gaza, un groupe d'entre nous portait une banderole sur laquelle on pouvait lire : « De l'Ukraine à la Palestine, l'occupation est un crime ». Nous avons reçu les applaudissements des gens autour de nous qui ont scandé notre slogan. Mais au-delà du slogan, que pouvons-nous faire, dans le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux au Royaume-Uni, face à ces conflits qui transforment le monde dans lequel nous vivons et alimentent les craintes de guerres plus larges et plus sanglantes ?

20 avril 2024 | tiré de Viento sur
https://vientosur.info/palestina-ucrania-y-la-crisis-de-los-imperios/

Dans ce qui suit, je propose quelques éléments de réponse, basés sur l'idée que nous assistons au déclin de deux empires, l'américain et le russe. Bien sûr, ni l'un ni l'autre n'est un empire au sens strict du terme. Par empire américain, j'entends la domination économique des États-Unis dans le capitalisme mondial, ainsi que le système militaire et politique qui le soutient, dans lequel Israël est un élément clé. La Russie, d'autre part, est une puissance économiquement subordonnée de second ordre qui cherche à réaffirmer sa domination dans l'espace géographique eurasien.

Je me concentrerai sur la guerre de la Russie en Ukraine et sur son évolution dans le contexte de la guerre à Gaza. Les sections de l'article font référence à (1) des choses que je trouve qui ont changé au cours des six derniers mois, (2) comment la Russie a changé depuis 2022, (3) les perspectives pour l'Ukraine, (4) le rôle des puissances occidentales dans la guerre de la Russie, (5) la démocratie et l'autoritarisme, (6) les dangers d'une prolongation de la guerre et certaines conclusions[2].

1. Ce qui a changé

Le premier est la violence exceptionnelle et choquante de la guerre d'Israël. Plus de 33 000 Palestiniens, pour la plupart des femmes et des enfants, ont été tués en six mois. La population civile est soumise à des punitions collectives, la famine est utilisée comme arme de guerre. De nombreux crimes de guerre sont enregistrés et signalés chaque jour. La soldatesque israélienne se vante de ses crimes sur les réseaux sociaux ; Des groupes de civils se vantent du blocus de l'aide humanitaire. Les politiciens israéliens déclarent ouvertement des buts de guerre qui s'apparentent à un génocide et à un nettoyage ethnique. Ici, au Royaume-Uni, la réponse d'une nouvelle génération de manifestants, qui ne se contentent pas de descendre dans la rue, mais mènent des actions directes contre les usines d'armement, est un signe d'espoir.

Deuxièmement, il y a le soutien à l'assaut génocidaire des États-Unis, du Royaume-Uni, de l'Allemagne et d'autres gouvernements occidentaux. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, ainsi que les extrémistes fous qui font partie de son gouvernement de coalition, donnent le ton ; Les puissances occidentales suivent. La chasse aux sorcières frénétique contre ceux qui s'opposent à la guerre d'Israël est sans précédent. Cependant, à chaque nouvelle image scandaleuse et à chaque nouvelle manifestation exigeant un cessez-le-feu, un nouveau fil est tiré du tissu de la grande fiction, qui dit qu'Israël défend le peuple juif et que remettre en question ses actions est antisémite. D'énormes fissures s'ouvrent dans les fondements idéologiques du projet sioniste.

Troisièmement, la façon dont des centaines de millions de personnes dans le monde ont compris, et ont été exaspérées, par l'hypocrisie des politiciens occidentaux qui condamnent le nettoyage ethnique de la Russie mais permettent que le nettoyage ait lieu à Gaza.

Quatrièmement, la façon dont l'absence d'un État ou d'une armée étatique laisse les victimes civiles de l'incursion israélienne si terriblement sans défense. Encore une fois, il s'agit d'un contraste. L'invasion de l'Ukraine par la Russie a été entravée non seulement par la puissante force morale de la résistance populaire, mais aussi par la force des armes. Beaucoup de ces derniers ont été fournis aux forces armées ukrainiennes par les États-Unis, le Royaume-Uni et d'autres États, qui facilitent maintenant la terreur israélienne à Gaza.

Enfin, face à ces deux guerres, la paralysie politique de sections du mouvement ouvrier occidental est extrêmement choquante. Ceux qui professent le campisme et l'anti-impérialisme unilatéral dénoncent les États-Unis et Israël, mais ne regardent pas l'empire russe à travers le même prisme. Le glissement de l'État russe vers le fascisme, le caractère impérialiste de sa guerre et l'horreur qu'il a imposée aux parties occupées de l'Ukraine sont dans un angle mort. Trois décennies après l'effondrement de l'Union soviétique, le mouvement et son internationalisme sont minés par ce campisme, ce monstrueux petit-fils du stalinisme.

2. La guerre dela Russie

La socialiste ukrainienne Hanna Perekhoda a récemment écrit sur le caractère impérialiste de la guerre menée par la Russie, et le socialiste russe Ilya Budraitskis a fourni un argument puissant en faveur du tournant du Kremlin vers le fascisme pendant la guerre[3]. Je commenterai ici deux aspects qui, à mon avis, soutiennent et développent ses arguments : sur la façon dont la guerre est menée et sur la façon dont la politique économique s'adapte pour la servir.

La guerre de la Russie est avant tout une guerre contre la population civile ukrainienne. L'attaque massive de missiles et de drones des 21 et 22 mars, qui a visé Kharkiv (la deuxième ville d'Ukraine), Zaporijjia et Kryvoï Rog, l'a rappelé. La plus grande centrale hydroélectrique d'Ukraine sur le fleuve Dniepr a été réduite à l'état de décombres et DTEK, la principale compagnie d'électricité, a déclaré qu'elle avait perdu 50 % de sa capacité de production. « La Russie cause la mort de civils, y compris des travailleurs sur les lieux de travail, et détruit activement l'économie ukrainienne et l'industrie de l'énergie », a déclaré la Confédération des syndicats libres d'Ukraine.

Deux rapports des Nations unies et d'organisations non gouvernementales, qui quantifient les destructions causées au cours des deux années qui ont suivi l'invasion russe du 24 février 2022, montrent que l'attaque russe se concentre sur des cibles civiles. Une mise à jour du rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme confirme que plus de 10 000 civils ont été tués et 20 000 autres blessés ; « Les chiffres réels sont probablement un peu plus élevés. » La grande majorité de ces personnes ont été victimes d'« armes explosives aux effets très variés », un peu plus d'une personne sur sept vivant dans des zones occupées (c'est-à-dire très probablement des bombardements ukrainiens), le reste dans des zones sous contrôle gouvernemental (très probablement par des bombardements russes). Les preuves démontrant la commission de crimes de guerre reviennent au même : de nombreux rapports des Nations Unies montrent que la grande majorité, mais pas la totalité, ont été commises par les forces russes.

Au fil du temps, l'enquête en a révélé davantage sur le siège de Marioupol par la Russie, un événement clé de l'invasion de 2022. Un rapport de 230 pages de Human Rights Watch et de Truth Hounds conclut qu'au moins 8 000 personnes y sont mortes de causes liées à la guerre. Les corps ont été enterrés dans des fosses communes, et le nombre réel ne sera peut-être jamais connu. L'attaque a endommagé l'ensemble des 19 hôpitaux de Marioupol et 86 de ses 89 écoles et facultés. Les conclusions de la commission internationale indépendante des Nations Unies complètent ces données.

Un trait distinctif de la guerre de la Russie est sa volonté de sacrifier ses propres troupes pour quelques kilomètres de terrain, ce qui rappelle la Première Guerre mondiale. C'est ainsi que la Russie s'est emparée de la ville stratégique d'Avdivka à Donetsk le mois dernier, comme elle l'avait fait à Bakhmout en 2023. Depuis février 2022, la Russie a probablement dénombré 75 000 soldats tués, en plus d'un nombre inconnu de militaires des républiques de Donetsk et de Louhansk, tandis que l'Ukraine pourrait avoir eu 42 000 victimes. On estime que plus de 300 000 Russes et 100 000 Ukrainiens sont blessés[4].

Une autre caractéristique cruciale de la guerre de la Russie est l'administration des territoires qu'elle a occupés, ce qui fait entrer dans le XXIe siècle le nettoyage ethnique, la tyrannie locale et le vandalisme culturel qui ont inauguré l'empire britannique au XIXe siècle. Un exemple frappant de la folie suprémaciste russe est celui de Sergueï Mironov, un leader parlementaire, qui a adopté l'année dernière une fille volée dans un orphelinat dans le territoire occupé.

Les zones occupées ont été militarisées et les droits civils ont été réprimés. Les ONG surveillent la stratégie des autorités d'expulsion forcée de la population civile ukrainienne et d'encouragement à l'immigration de colons russes[5]. La résistance, lancée en 2022, s'étend à nouveau, d'abord et avant tout à travers des réseaux clandestins de militantes. Il y a de l'espoir.

La stratégie économique de la Russie a changé pendant la guerre. L'adoption du keynésianisme militaire pourrait être un facteur clé de l'extension de la guerre à l'intérieur de l'Ukraine et au-delà de ses frontières. Le budget a été gonflé par la forte augmentation des recettes provenant de la vente de pétrole, et ces fonds ont été canalisés vers l'industrie militaire et les secteurs connexes. L'État réorganise également la propriété des entreprises, transfère des actifs à des secteurs de l'élite liés aux nouveaux services de sécurité et oblige les oligarques exilés à rapatrier leurs actifs en Russie ou à les vendre.

En réponse à l'invasion de 2022, les puissances occidentales ont imposé une série de sanctions sans précédent à la Russie : 13 000 mesures sont actuellement en place, soit plus que ce qui a été décrété contre l'Iran, Cuba et la Corée du Nord réunis. Ces sanctions n'ont pas éliminé les revenus pétroliers qui sous-tendent le budget russe : au paragraphe 4, je me demande si cette possibilité a jamais été évoquée. Les réserves de change de la Russie ont été gelées et l'activité de ses banques a été limitée. Le Kremlin a réagi en interdisant les sorties d'argent, en augmentant les taux d'intérêt et en établissant des contrôles de capitaux. Les exportations de pétrole ont été dirigées vers des destinations asiatiques.

Les dépenses militaires ont augmenté de façon vertigineuse : si en 2019-2021 elles étaient de 3 à 3 600 milliards de roubles (44 à 48 milliards de dollars, soit 15 % du budget fédéral ou 3 à 4 % du PIB), en 2022 elles ont déjà bondi à 8 400 milliards de roubles (124,5 milliards de dollars), et en 2023 à environ 13 300 milliards de roubles (160 milliards de dollars, représentant 40 % du budget fédéral, soit 8 à 9 % du PIB), selon les calculs de l'économiste Boris Grozovski[6]. Les paiements aux familles des soldats ont grimpé en flèche et les industries liées à l'armée, telles que la microélectronique et l'équipement électrique, se sont rapidement développées. Des fonds sont destinés à la reconstruction des villes ukrainiennes détruites par les bombardements russes et désormais occupées par l'armée russe[7].

L'année 2023 a été marquée par un effort concerté pour réorganiser la propriété des entreprises : le bureau du procureur général a demandé aux tribunaux de nationaliser plus de 180 entreprises privées. La majeure partie d'entre eux appartiennent à des secteurs nécessaires à la production de matériel de guerre, comme l'usine électrométallurgique de Tcheliabinsk, principal fabricant russe de ferroalliages, qui a été nationalisée le mois dernier, et à ceux appartenant à des hommes d'affaires jugés injustes. Une nouvelle offensive a commencé cette année : le mois dernier, le gouvernement a commencé à répertorier les « organisations économiquement importantes » qui forceront les empires commerciaux basés à l'étranger à rapatrier leur argent en Russie et à payer leurs dividendes dans ce pays ; Cela protégera ces entreprises des sanctions et les soumettra en même temps à un contrôle étatique plus strict[8].

L'économiste Alexandra Prokopenko pense qu'il n'y a rien de moins qu'un remaniement de l'élite russe en cours : le deuxième promu par Vladimir Poutine, après l'asservissement des oligarques de l'ère Eltsine en 2003-2007. Les vagues de nationalisations font « partie de la tentative de Poutine de redistribuer les biens des personnes jugées insuffisamment loyales au Kremlin et de créer une nouvelle classe de propriétaires d'actifs qui doivent leur fortune au président et à son cercle rapproché ». Ces nouveaux propriétaires seront « les vrais vainqueurs de la guerre en Ukraine et une base solide pour la stabilité du régime »[9].

Le keynésianisme militaire implique une baisse de la productivité et de la compétitivité, une réduction des dépenses consacrées aux activités non militaires et une augmentation du risque d'escalade militaire, note Prokopenko. « Cela incite le Kremlin à prolonger la guerre aussi longtemps que possible, ou à transformer une guerre chaude en une guerre froide. » L'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm met en garde contre le fait que la « nouvelle dépendance » aux dépenses militaires crée une dépendance encore plus grande à l'égard des revenus de l'énergie[10].

Le Kremlin a entraîné la Russie dans la guerre en 2014, subordonnant la gestion économique et les intérêts commerciaux des capitalistes russes aux impératifs géopolitiques (en bref, l'aspiration à atteindre le statut de grande puissance), à l'expansionnisme impérialiste et à l'idéologie nationaliste. En 2022, ce sacrifice des intérêts économiques aux impératifs militaires et politiques est allé bien plus loin. Aujourd'hui, le Kremlin s'engage encore plus loin dans cette voie désastreuse. La démagogie fasciste devient plus véhémente, les vis de la répression interne sont serrées et l'économie n'est pas seulement subordonnée au nationalisme et au militarisme, mais remodelée pour les nourrir. Ce processus génère peut-être le plus grand danger d'une guerre future en Europe.

3. Les perspectives de l'Ukraine

La guerre en Ukraine est menée par une coalition de l'État ukrainien avec la population et les puissances occidentales qui lui fournissent des armes. Cette alliance a été mise à rude épreuve par le résultat décevant de la tentative de contre-offensive ukrainienne de l'été dernier et par la prévision d'une nouvelle offensive russe cet été. L'armée ukrainienne manque d'hommes et d'équipements : un groupe de journalistes a calculé qu'à Avdivka, par exemple, le rapport avec l'armée russe était de cinq pour un (artillerie), sept pour un (drones) et jusqu'à 15 pour un (soldats).

Il est important de replacer les choses dans leur contexte. Le Kremlin espérait soumettre complètement l'Ukraine en une semaine, et deux ans plus tard, il a subi de lourdes pertes pour capturer les ruines d'une petite ville qu'il bombardait auparavant massivement. Mais nous devons faire face au monde que le Kremlin a contribué à créer entre-temps.

Le manque de troupes aggrave les tensions entre l'État et la population. Le 2 avril, le président Vladimir Zelensky a promulgué des lois abaissant l'âge du service militaire obligatoire de 27 à 25 ans, créant un registre en ligne des conscrits et supprimant le statut d'inapte partiel aux examens médicaux. Ces changements interviennent alors qu'une nouvelle loi de mobilisation qui adopte une approche plus large et pourrait permettre à quelque 500 000 hommes d'être appelés est bloquée au Parlement. Plus de 4 000 amendements ont été déposés par les députés. Zelensky et son équipe tentent de prendre leurs distances avec ces mesures, qui sont impopulaires : ils n'ont pas confirmé le chiffre de 500 000 hommes (l'Ukraine compte actuellement environ 330 000 soldats déployés, sur un total de 1,2 million de personnes qui composent les forces armées).

Il ne faut pas confondre la vive polémique publique autour de la mobilisation avec une opposition à la guerre, dont il n'y a guère de signes. La question est de savoir comment s'en débarrasser. Les soldats mobilisés ont en moyenne entre 40 et 50 ans, et certains sont au front depuis deux ans sans interruption. Un sondage récent révèle que 48% des hommes ne sont pas prêts à se battre, 34% le sont et 18% dis-le est difficile à dire ; Une autre enquête montre qu'une majorité de la population ukrainienne (54 %) comprend les motivations de ceux qui se soustraient à la conscription, et une troisième enquête indique qu'il y a beaucoup plus de personnes qui pensent que le niveau de conscription est plus ou moins adéquat ou insuffisant que celles qui pensent qu'il est excessif[11].

En plus de la pénurie potentielle de soldats, les forces armées ukrainiennes souffrent d'une grave pénurie d'armes. Ce fait reflète les divergences entre les pays occidentaux qui les fournissent en ce qui concerne la situation de guerre (voir la section suivante). Ce déficit n'est que partiellement compensé par l'utilisation intelligente d'un approvisionnement limité en armes, par exemple en infligeant de graves dommages à la flotte russe de la mer Noire et en attaquant des raffineries de pétrole et des aérodromes en Russie.

Dans ce contexte, la presse occidentale cite régulièrement des sources anonymes et affirme, par exemple, que les États-Unis demandent à l'Ukraine si elle est disposée à négocier ou que la Russie a fait des propositions informelles aux États-Unis. Le mois dernier, la Turquie a proposé d'accueillir des négociations. De mon point de vue, les obstacles à une négociation de paix sont considérables. Le Kremlin a inscrit le territoire ukrainien qu'il revendique dans la constitution russe. Il s'est engagé à aller de l'avant, non seulement en raison de sa rhétorique impérialiste niant le statut de nation de l'Ukraine, mais aussi en vertu de ses objectifs géopolitiques et de l'adoption du keynésianisme militaire.

Je n'essaierai pas de brosser un tableau de ce qui se passe dans la tête du peuple ukrainien en ce moment, mais d'après mes conversations et la lecture des médias, je dirais que pour beaucoup de gens, l'aspiration désespérée à la paix est compensée par la conviction que (1) la perspective que la Russie conserve le contrôle des 18% du territoire ukrainien qu'elle occupe actuellement, Cette idée qui est discutée dans les couloirs du pouvoir occidental est inacceptable, et (2) d'abord et avant tout, tout accord de paix qui permet à la Russie de reconstruire ses forces armées lourdement endommagées et de retrouver un nouvel élan est un danger mortel. C'est ce qui ressort de l'un des nombreux commentaires publiés dans les médias ukrainiens au sujet de la conscription :

L'un des arguments les plus courants concernant les hommes qui se soustraient à la conscription est le suivant : si vous vous cachez des officiers de recrutement militaires de votre propre pays et que l'Ukraine est vaincue, personne ne vous sauvera des officiers et des commandants militaires russes, qui vous enverront prendre d'assaut Cracovie et Varsovie. Il vaut donc mieux se soumettre à son propre Léviathan qu'à celui de l'ennemi.

Ma conclusion est que tant que le Kremlin n'aura pas décidé de faire une pause, voire d'arrêter, son agression, aucune négociation de paix n'est en vue. Espérons qu'un cessez-le-feu sera possible et qu'il gèlera au moins le conflit.

Dans le mouvement ouvrier des pays occidentaux, il reste crucial de répondre à l'affirmation cinglante selon laquelle seules les puissances occidentales s'opposent à un accord de paix, une affirmation généralement faite par les campeurs (anti-impérialistes unilatéraux), qui considèrent que la seule puissance impérialiste est les États-Unis et que la Russie et/ou la Chine représentent une alternative potentiellement progressiste (voir l'article Pas de chemin vers la paix dans ce monde imaginaire).

4. Les puissances occidentales et l'Ukraine

Des désaccords émergent entre les puissances occidentales sur la manière de traiter avec la Russie, pour des raisons géopolitiques et stratégiques, liées à la crise de l'empire américain. Il ne s'agit pas de principes démocratiques, mais de la façon de contrôler, plutôt que de détruire, un empire de second ordre qui joue un rôle subordonné dans l'économie mondiale.

Le régime de Poutine n'a jamais été aux antipodes de l'empire américain. Jusqu'en 2014, les puissances occidentales l'ont choyé avec enthousiasme, alors qu'il intégrait le capital russe dans le système mondial. À partir de 2014, la relation s'est refroidie de plus en plus. C'est l'invasion massive de l'Ukraine en 2022 qui a provoqué une rupture définitive. Même par la suite, le régime de sanctions a été limité. Plus précisément, l'empire américain a aboli les mesures qui entravaient l'approvisionnement en pétrole du marché mondial. Le contexte suivant aide à comprendre l'attitude actuelle des puissances occidentales à l'égard de la Russie.

Au début des années 2000, l'empire américain a soutenu la violente campagne militaire de Poutine contre la Tchétchénie, ainsi que les multiples crimes de guerre qui ont été commis, dans le cadre de sa stratégie de centralisation et de renforcement de l'appareil d'État affaibli. Lorsque l'économie russe s'est redressée grâce à la hausse des prix du pétrole (2001-2008), les puissances occidentales ont traité Poutine comme un gendarme du capital, et il a eu carte blanche dans l'espace post-soviétique.

À partir de 2007, lorsque Poutine prononce son discours à Munich contre le « monde unipolaire » dirigé par les États-Unis, il tente d'inverser le déclin de la Russie en tant que puissance impériale, bien que ses efforts soient entravés par les crises économiques successives (krach de 2008-2009, effondrement du prix du pétrole en 2015 et pandémie de 2020-2021). À travers tout cela, les puissances occidentales ont regardé impassiblement l'invasion de la Géorgie par la Russie (2008) et l'est de l'Ukraine (2014), ainsi que lorsque Poutine a aidé Bachar al-Assad à noyer dans le sang la révolte syrienne (2015-2016). L'empire américain n'a protesté que contre l'annexion de la Crimée, qui violait de nombreux accords internationaux, et contre la destruction de l'avion de ligne civil malaisien survolant l'est de l'Ukraine (2014).

En 2021, alors que le Kremlin se préparait à envahir l'Ukraine, les puissances occidentales ont cherché à faire reculer certaines sanctions. En juillet de la même année, les États-Unis et l'Allemagne ont convenu de lever les obstacles au projet de gazoduc de la mer du Nord et n'ont pas abandonné cette tentative jusqu'à ce que la Russie reconnaisse les républiques bâtardes de Donetsk et de Louhansk le 21 février 2022, trois jours avant l'invasion massive de l'Ukraine[12].

À la suite de l'invasion, les puissances occidentales ont rompu les liens de la Russie avec le système financier international et ont accepté de voir les exportations de gaz russe vers l'Europe considérablement réduites, probablement pour toujours. Mais ils ont bloqué toutes les mesures susceptibles de faire grimper le prix du pétrole.

Les sanctions sur les exportations de pétrole sont les plus importantes, car le pétrole est de loin le principal produit d'exportation et celui qui génère le plus de revenus du budget de l'État russe. En décembre 2022, les pays européens avaient proposé une interdiction simple des services financiers, y compris l'assurance maritime, pour les navires transportant du pétrole russe. La domination de l'Europe sur le marché de l'assurance signifiait qu'une telle décision serait viable, mais les propositions « ont effrayé le Trésor américain », comme Global Witness l'avait rapporté à l'époque. « Le gouvernement américain a conçu le plafonnement des prix avec l'intention explicite de maintenir l'écoulement du pétrole russe, tout en réduisant les revenus du Kremlin, et a fait pression sur les pays européens pour qu'ils renoncent à leur interdiction totale. »

Lorsque le plafonnement des prix a été adopté, il était trop élevé pour être efficace – 60 $ le baril de brut – et les États-Unis sont également intervenus pour s'assurer que les pénalités en cas de non-conformité étaient légères et que les produits pétroliers raffinés à partir du pétrole russe ne soient pas sanctionnés.

Ainsi, le pétrole russe est désormais exporté vers l'Inde, la Chine et d'autres destinations principalement asiatiques, où il est raffiné et réexporté vers des destinations occidentales. Le Royaume-Uni, dont les politiciens sont les plus virulents dans leur soutien à l'Ukraine, a importé ces produits pour un total d'environ 660 millions d'euros au cours de la première année suivant l'imposition du plafonnement des prix du pétrole. À ce contournement des sanctions s'ajoute un non-respect systématique des sanctions par une flotte grise de navires dépourvus d'assurance adéquate et appartenant à des structures opaques.

Sans se laisser décourager, l'armée ukrainienne a attaqué le mois dernier des raffineries de pétrole russes avec des drones. La réponse : une réprimande de Washington. Selon le Financial Times, les États-Unis s'inquiètent de la hausse des prix de l'essence en cette année électorale et craignent que la Russie « s'en prenne aux infrastructures énergétiques sur lesquelles l'Occident compte », telles que les oléoducs qui transportent le pétrole d'Asie centrale à travers la Russie. Je suis heureux de dire qu'à l'heure où j'écris ces lignes, il semble que l'Ukraine n'y ait pas prêté beaucoup d'attention.

Quant au chœur des entreprises occidentales qui ont annoncé en 2022 qu'elles quitteraient la Russie, une base de données de la Kyiv School of Economics montre que sur les 3 756 entreprises étrangères qui y opéraient avant l'invasion massive, seules 372 ont complètement quitté le pays. Bien que les principaux producteurs de pétrole aient cessé leurs activités en Russie, la plus grande société de services pétroliers au monde, SLB (anciennement Schlumberger), ne l'a pas fait. Il n'est pas surprenant que d'autres gouvernements aient fait pression sur l'Ukraine pour qu'elle retire sa liste noire des « sponsors de la guerre », ce qui a conduit à la suppression de la version accessible au public.

5. Démocratie et autoritarisme

Le régime de Poutine est un monstre de Frankenstein qui s'est retourné contre l'empire américain qui l'a autrefois nourri. Le gouvernement de Netanyahou est un autre type de monstre, fortement dépendant de son maître américain, qui le protège alors qu'il se déchaîne dans Gaza. Dans la mesure où les puissances occidentales ont un récit idéologique pour justifier leur opposition à Poutine et leur soutien à Netanyahou, elles disent défendre la démocratie face à une alliance de puissances autoritaires qui comprend la Russie, la Chine, l'Iran et la Corée du Nord, comme l'a déclaré cette semaine Jens Stoltenberg, le chef de l'OTAN. Le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux ne doivent pas accepter cette fausse dichotomie.

Les dangers de croire à ce faux récit affectent la question politique très pratique de la fourniture d'armes à l'Ukraine. Les puissances occidentales rationnent délibérément ces armes, conformément à leurs vues sur la manière de traiter avec le Kremlin, mais elles sont divisées sur l'ampleur de ce rationnement. Il est parfois suggéré dans les cercles du mouvement ouvrier que ces arguments reflètent une scission entre les démocrates et les nouveaux autoritaires dans la politique occidentale. Je ne suis pas d'accord. Tout d'abord, à l'heure actuelle, ce sont les démocrates, notamment les autoritaires, qui imposent les restrictions les plus dommageables à la résistance ukrainienne à la Russie. Pour comprendre cela, je suggère que nous le regardions dans le contexte de la crise de l'empire américain.

Commençons par Donald Trump. Il est tenu pour acquis que le Kremlin continuera d'intensifier son action militaire en Ukraine au moins jusqu'en novembre, dans l'espoir que Trump remportera l'élection présidentielle américaine et affaiblira le soutien occidental à l'Ukraine. Je n'ai aucune raison de douter que le Kremlin gardera ses options ouvertes à cet égard, mais (étant tout sauf un expert de la politique américaine) je crois que Trump n'est qu'une pièce du puzzle de la politique occidentale.

Prenons, par exemple, la décision sur l'aide à l'Ukraine qui a été adoptée par le Sénat américain et qui est maintenant bloquée à la Chambre des représentants parce que Trump fait pression sur le président de la Chambre, Mike Johnson. Le retard dans le programme d'aide nuit militairement à l'Ukraine. Martin Wolf, du Financial Times, a averti que Trump « pourrait bientôt donner la victoire à son ami, Vladimir Poutine, sur l'Ukraine ».

Wolf examine les machinations internes au sein du Parti républicain et conclut que la force de Trump réside dans la loyauté de la base du parti. Il craint que l'Ukraine ne soit « abandonnée » : cela « soulèverait partout des doutes sur la fiabilité des États-Unis » ; Les alliés des États-Unis douteraient de ses assurances ; la prolifération nucléaire pourrait se produire ; le vide pourrait être comblé par des alliances moins dépendantes des États-Unis.

Contrairement à Wolf, les chroniqueurs de The Economist soulignent les divisions internes au sein du Parti républicain. Si Trump remportait l'élection, disent-ils, sa politique étrangère serait chaotique, mais elle serait influencée par des factions républicaines fondamentalement opposées : le secteur isolationniste, fort soutenu dans les rangs républicains (« Make America Great Again ») ; ceux qui pensent que l'attention devrait se déplacer de l'Europe vers le Pacifique et vers la prétendue menace chinoise pour l'empire américain ; et la faction reaganienne, qui croit en la préservation de l'hégémonie américaine.

Dans l'ensemble, je pense qu'une victoire de Trump en novembre pourrait entraîner de nouvelles restrictions sur la fourniture d'armes à l'Ukraine. Mais ne perdons pas de vue le fait que celles-ci s'appuieraient sur les restrictions déjà imposées sous l'administration Biden, tant sur la fourniture d'armes que sur les sanctions. Le contexte est le déclin à long terme de l'empire américain. La prise de contrôle du Parti républicain par Trump n'en est rien d'autre qu'une manifestation ; le dysfonctionnement de la gouvernance américaine en est un autre ; le retrait chaotique d'Afghanistan en 2021, un troisième.

L'affaiblissement des institutions internationales mises en place par l'empire américain après la Seconde Guerre mondiale, et en particulier des Nations Unies, est symptomatique. La profondeur du malaise se voit dans l'échec désastreux de la communauté internationale à lutter contre le changement climatique, ou dans la série de guerres tout aussi destructrices qui sont cachées au regard de l'Occident (Soudan, Erythrée, etc.).

L'illustration la plus frappante de la crise de cet empire est sa relation avec Netanyahou, qui a conduit Israël et le sionisme sur la voie la plus extrême possible, tandis que les démocrates américains (et non les républicains) refusent de l'arrêter. L'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), créé en 1949 pour gérer la crise des réfugiés palestiniens provoquée par la création de l'État d'Israël, en est victime.

Nous sommes confrontés à une crise profonde de l'hégémonie occidentale qui ne peut pas être comprise uniquement comme une action maléfique de nouveaux autoritaires (Trump et compagnie) contre les démocrates.

En Europe, alors que les dirigeants de droite des petits pays de l'Est comme la Hongrie et la Slovaquie espèrent conclure un accord avec le Kremlin, en Pologne, le parti d'extrême droite Droit et Justice et la Plateforme civique de centre-droit de Donald Tusk plaident pour un fort soutien militaire à l'Ukraine. La réponse la plus efficace aux demandes d'aide à l'Ukraine parmi les pays européens les plus riches a été celle du gouvernement conservateur du Royaume-Uni, le plus à droite d'entre eux. Même la coalition d'extrême droite de Giorgia Meloni en Italie (mais pas son adjoint, Matteo Salvini) soutient fermement la fourniture d'armes.

En Allemagne, c'est un dirigeant des sociaux-démocrates, Rolf Mutzenich, qui a déclenché une tempête de feu au parlement lorsqu'il a fait valoir non seulement que les missiles Taurus ne devraient pas être envoyés en Ukraine, mais que l'Allemagne devrait essayer de « geler la guerre et d'y mettre fin plus tard », probablement en faisant des concessions à Poutine.

La conclusion politique de tout cela n'est pas que les droitiers soient des alliés plus fiables que les démocrates américains, les sociaux-démocrates allemands ou les dirigeants travaillistes britanniques. Nous sommes confrontés à une crise profonde de la politique des gouvernements occidentaux, dont la démocratie et la social-démocratie font partie. Les démocrates et les sociaux-démocrates facilitent le génocide à Gaza en vertu de leur engagement de longue date envers Israël, à la fois idéologique et stratégique, tout comme la gauche et la droite de la politique bourgeoise ont facilité l'attaque meurtrière contre l'Irak en 2003, pour un ensemble similaire de raisons. Aujourd'hui, ces démocrates voient l'Ukraine à travers le prisme de leur politique russe. Soutenir le Kremlin est un principe pour eux ; Les droits démocratiques et sociaux du peuple ukrainien, non.

Bien sûr, il y a différentes façons de comprendre la démocratie par rapport à l'autoritarisme. Par exemple, juste après l'invasion massive de l'Ukraine par la Russie, l'écrivain Volodymyr Yermolenko a utilisé ces termes pour expliquer la résistance féroce et inattendue du peuple ukrainien :

L'autoritarisme interne en Ukraine est difficile à trouver et a toujours été importé. Kiev et Moscou diffèrent considérablement en termes de culture politique et de droits civils. Les Ukrainiens veulent vivre dans une démocratie où les droits et les libertés sont garantis, et ils perçoivent la Russie comme un endroit où ces valeurs sont négligées et où le pouvoir des tyrans est respecté.

Je ne partage pas la vision optimiste de Yermolenko sur l'histoire ukrainienne. Et je considère que l'autoritarisme progressiste dans l'Ukraine déchirée par la guerre (la concentration du pouvoir, les restrictions imposées au parlement et aux syndicats) est dangereux. Mais je pense que Yermolenko a essentiellement raison en ce qui concerne l'impact de l'invasion de 2022 sur la conscience nationale ukrainienne :

Autant le Kremlin tente de diviser le peuple ukrainien par de faux récits historiques, autant la distorsion des faits et l'invasion et l'appropriation de territoires, ainsi que tous ses comportements agressifs, unissent la nation ukrainienne et renforcent l'identité ukrainienne.

Voici quelques indications d'une vision de la démocratie façonnée par le peuple, développée et défendue par l'action collective. Pour l'élite politique occidentale, en revanche, la démocratie est inscrite dans l'État. Par exemple, Michael Ignatieff, un politicien canadien devenu universitaire, dans un discours prononcé juste après l'invasion initiale de l'Ukraine par la Russie en 2014, a déclaré que la démocratie dépend en grande partie de l'État américain et qu'elle est déterminée par lui :

Vous ne pouvez pas changer les nouveaux autoritaires [dirigeants de la Russie et de la Chine], mais vous pouvez les arrêter et vous pouvez attendre qu'ils s'en aillent. Pour ce faire, les États-Unis doivent faire ce qu'ils peuvent pour maintenir les deux régimes autoritaires séparés, pour établir des relations avec chacun d'eux qui leur offrent des alternatives à une intégration plus poussée l'un avec l'autre.

Les États-Unis, a déclaré M. Ignatieff, « demeurent la démocratie dont l'état de santé détermine la crédibilité du modèle capitaliste libéral lui-même dans le monde en général ». Ce modèle gît brisé et brisé parmi les cadavres non enterrés des enfants de Gaza.

C'est un principe fondamental du socialisme que la démocratie et les droits démocratiques sont enracinés dans les luttes pour le changement social, et non aux États-Unis ou dans tout autre État capitaliste. C'est essentiellement le point de vue de plus de 400 militants, écrivains et chercheurs ukrainiens qui ont signé la lettre de solidarité avec le peuple palestinien en novembre :

Le peuple palestinien a le droit à l'autodétermination et à la résistance contre l'occupation israélienne, tout comme les Ukrainiens ont le droit de résister à l'invasion russe. Notre solidarité découle d'un sentiment de colère face à l'injustice et d'une profonde douleur face aux effets dévastateurs de l'occupation, du bombardement des infrastructures civiles et du blocus humanitaire dont nous avons souffert dans notre pays.

C'est un point de vue minoritaire, un petit début. Je pense que c'est par là qu'il faut commencer.

6. Le danger d'une extension de la guerre

L'Europe se trouve dans une « période d'avant-guerre », a déclaré le 31 mars le Premier ministre polonais nouvellement élu, Donald Tusk. La destruction par la Russie de l'infrastructure énergétique ukrainienne indique que « littéralement n'importe quelle évolution est possible ». En tant que socialistes, nous pouvons vilipender Tusk et les institutions politiques néolibérales dans lesquelles il opère, mais cet instantané de l'époque est-il correct ? Je pense. Je ne comprends pas assez cette menace pour en parler en détail, mais je pense qu'elle doit être reconnue.

L'empire américain est en crise, et Netanyahou, le chien de cet empire, aime étendre sa guerre à travers le Moyen-Orient. Plus tôt ce mois-ci, il a réagi à l'aggravation de la crise politique en Israël en ordonnant le bombardement de l'ambassade iranienne en Syrie. La crainte ressentie par des millions de personnes en Europe de l'Est, et exprimée par Tusk, est que Poutine, le monstre Frankenstein de l'empire américain, tente également d'étendre sa guerre au-delà de l'Ukraine (The Insider - un magazine d'opposition russe - a publié un sondage d'opinion à ce sujet).

C'est un principe socialiste, tel que je le comprends, que la guerre, de par sa nature même, tend à confondre, à bloquer et à affaiblir notre espoir de changer le monde par l'action collective, de renforcer la société face à l'État et de trouver des moyens de faire reculer, de renverser et de vaincre le capitalisme. Mais cela ne signifie pas que nous nous opposons à toutes les guerres en toutes circonstances : les guerres des peuples opprimés contre les oppresseurs et les guerres de résistance à la tyrannie et à la dictature peuvent être justifiées, et dans des cas comme ceux de l'Ukraine et de la Palestine, elles le sont.

Si nous entrons effectivement dans une période d'avant-guerre, nous devrons développer une analyse des types de guerre auxquels nous pourrions être confrontés. Verrons-nous des guerres analogues à l'attaque de l'Italie contre l'Érythrée (1935) ? Celle de l'empire japonais contre la Chine (à partir de 1937) ? L'invasion soviétique de la Finlande (1939) ? S'opposerions-nous à la fourniture d'armes à la partie attaquée dans tous ces cas d'agression ? Encore une fois, je ne vais pas entrer dans les détails de cette question ici, même si je reconnais que nous devons y réfléchir. Espérons que nous pourrons éviter les spéculations sur la façon dont cette période d'avant-guerre pourrait évoluer et traiter plutôt des guerres réelles qui se déroulent actuellement.

Conclusions

En mai 2022, un groupe local de la coalition Stop the War a organisé une discussion entre Lindsey German, une éminente porte-parole de Stop the War, et moi-même. Elle a annulé l'événement à la dernière minute et je lui ai écrit une lettre ouverte qui disait :

En mai [2021], vous avez écrit que Stop the War « se tient aux côtés du peuple de Palestine, qui a le droit de résister à l'occupation ». Je suis d'accord. Mais pourquoi ne pas en dire autant de l'Ukraine ? Et si le peuple ukrainien, ou palestinien, a le droit de résister, qu'est-ce que cela implique ? Cela signifie-t-il seulement faire face aux chars les mains vides, comme ils ont dû le faire en Ukraine ? Cela signifie-t-il que les chars doivent être confrontés à des pierres, souvent les seules armes dont disposent les jeunes Palestiniens ? Qu'en est-il des armes appropriées ? Pensez-vous que le peuple palestinien y a droit ? Et l'Ukrainien ?

J'ai dit alors que je ne pensais pas qu'il était facile de répondre à ces questions, et je n'y crois toujours pas. Mais je n'ai pas changé d'avis : le mouvement syndical ne devrait pas s'opposer à la livraison d'armes à l'Ukraine par les gouvernements occidentaux, comme le fait Stop the War, car la guerre en Ukraine reste essentiellement une guerre de résistance à l'agression impériale.

Les arguments selon lesquels l'Ukraine mène une guerre par procuration au sein de l'OTAN sont basés sur une mythologie inspirée par le Kremlin. Ces arguments ne correspondent pas à la position réelle des puissances occidentales (paragraphe 4 ci-dessus) ou de la Russie (paragraphe 2 ci-dessus). Nous devons nous attaquer à la guerre qui est en train d'être menée, et non à celle qui existe dans la tête des propagandistes de gauche.

Dans cette véritable guerre, je souhaite ardemment la défaite de l'invasion russe et le retrait de toutes les forces russes, comme base d'une issue juste. Mais pour les raisons énoncées ci-dessus, je ne pense pas que ce soit l'issue la plus probable à court terme. L'année prochaine, je pense qu'il est plus probable que (1) les forces russes ne feront pas d'autres avancées et ne conserveront que des parties limitées de l'est et du sud de l'Ukraine, ou (2) que les forces russes feront de nouvelles avancées.

Par conséquent, le dilemme le plus probable auquel la majorité du peuple ukrainien est confrontée, à court terme, pourrait être entre vivre dans une démocratie bourgeoise très imparfaite, de plus en plus dépendante économiquement et politiquement de l'Union européenne (comme c'est maintenant le cas pour la majorité), ou vivre sous les administrations d'occupation fantoches d'un régime fasciste russe. ou presque fasciste.

Les socialistes ne peuvent pas être neutres à ce sujet. Nous sommes pour la défaite du pouvoir impérial et pour tous les coups que la résistance ukrainienne peut lui porter. En d'autres termes, nous reconnaissons le droit du peuple ukrainien à se battre pour vivre sous Zelensky, au lieu d'être gouverné par des voyous sans foi ni loi. C'est certainement lié à notre aspiration à long terme, à renforcer le mouvement de la classe ouvrière et de la société civile, à construire son pouvoir en opposition au pouvoir du capital et de ses élites politiques.

En ce qui concerne les futurs pourparlers de paix, l'avenir nous le dira. À mon avis, ils sont loin d'être le cas. Appeler à des pourparlers de paix, sans reconnaître la façon dont le Kremlin utilise ce discours, est naïf. Nous pouvons faire pression sur les gouvernements occidentaux pour qu'ils adoptent des politiques qui aident les gens à survivre à la guerre et à se construire une vie meilleure après celle-ci, notamment en ne les privant pas des armes dont ils ont besoin pour se défendre, en annulant la dette ukrainienne, en endiguant la vague de néolibéralisme que les institutions britanniques, américaines et européennes s'apprêtent à imposer à l'Ukraine d'après-guerre, et en soutenant les futurs arrangements de sécurité les plus solides possibles face à l'expansionnisme russe.

Nous devons également reconnaître les limites de notre capacité à influencer les gouvernements et exploiter la richesse des initiatives de solidarité directe en faveur de la classe ouvrière et de la société civile ukrainiennes par les mouvements syndicaux britanniques et européens au cours des deux dernières années. Un autre élément vital dans ce processus est de construire des relations entre le mouvement dans les pays occidentaux, en Europe de l'Est et dans l'ensemble des pays du Sud, où la guerre à Gaza a produit une vague de répulsion contre l'impérialisme, et la volonté de le vaincre, dans une nouvelle génération.

08/04/2024

L'homme et la nature

Traduction : Viento sur

Notes

[1] Un grand merci à T., D. et à tous ceux qui ont commenté le projet.

[2] Notez que je ne fais que suggérer quelques indications sur ce que le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux pourraient faire, car ce sont les agents de changement qui comptent. Je n'écris pas sur ce que les gouvernements pourraient ou devraient faire ; Je ne vois pas la politique de cette façon.

[3] J'ai exprimé mon opinion sur ces deux sujets en avril 2022, dans cet article.

[4] L'État russe dissimule des informations sur les victimes. Les informations les plus fiables sur les pertes russes proviennent du projet conjoint de Mediazona et Meduza. Des publications occidentales telles que The Economist et Newsweek considèrent ses calculs comme crédibles. Du côté ukrainien, le chiffre de 42 000 provient également de Meduza/Mediazona. À l'occasion du deuxième anniversaire de l'invasion russe, le président Zelensky a déclaré que 32 000 soldats ukrainiens avaient été tués.

[5] L'Institute for the Study of War, basé aux États-Unis, a également récemment publié un rapport sur les territoires occupés. Malgré son parti pris politique évident, les faits sont exacts.

[6] B. Grosovski, « Le budget de guerre sans précédent de la Russie expliqué », The Wilson Centre : the Russia File, 07/09/2023. Grosovsky inclut dans ses calculs des sections budgétaires classées comme militaires et d'autres classées comme secrètes. Des chiffres plus bas sont indiqués dans V. Ishchenko, I. Matveev et O. Shuravliev, « Russian Military Keynesianism : Who Profits from the War in Ukraine ? », South Wind, 04/04/2024.

[7] Ishchenko et al., « Le keynésianisme militaire russe » ; « Novye rossiiski regiony okazalis' dotatsionnymi pochti no 90% », Forbes.ru, 5/06/2023

[8] « La guerre en Ukraine facilite le rêve de « désaveu » du Kremlin », The Bell, 8/03/2024 ; Novaïa Gazeta Evropa, « Iz'iato dlia SVOikh », 5/03/2024 ; « La réorganisation de Poutine : la déprivatisation en tant que « projet national » pour reformater les élites », Objet : Russie, 7/03/2024.

[9] A. Prokopenko, « Les oligarques sont perdants alors que Poutine courtise une nouvelle classe de propriétaires d'actifs loyaux », Financial Times, 04/10/2023.

[10] A. Prokopenko et A. Kolyandr, « Keynes in jackboots : can defense spending sustain Russian economic growth », The Bell, 23/06/2023 ; « La surprenante résilience de l'économie russe », Financial Times, 02/02/2024.

[11] Voir « L'Ukraine a besoin de 500 000 recrues. Peut-il les élever ?", Financial Times, 13/03/2024 ; Commentaire de l'OSW, Au seuil d'une troisième année de guerre. la crise de mobilisation en Ukraine, février 2024 ; et « L'esquive de la conscription empoisonne l'Ukraine », Politico, 25/03/2024. Sondages examinés dans l'article du Financial Times et ici.

[12] J'ai écrit sur la question du gazoduc de la mer du Nord ici et ici

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Nous avons besoin d’une renaissance de l’analyse marxiste des classes sociales

23 avril 2024, par David W. Livingstone — ,
Sans données d'enquête solides, les discussions sur les classes et la conscience de classe ne sont souvent que des suppositions. Les études marxistes empiriques de la structure (…)

Sans données d'enquête solides, les discussions sur les classes et la conscience de classe ne sont souvent que des suppositions. Les études marxistes empiriques de la structure et de la conscience de classe sont inestimables pour une élaborer une robuste orientation politique socialiste : nous avons besoin de davantage d'enquêtes.

Tiré du site de la revue Contretemps
15 avril 2024

Par David W. Livingstone

La contribution la plus importante de Karl Marx à l'analyse moderne des classes sociales a été de documenter la manière dont les propriétaires capitalistes extraient continuellement du travail non rémunéré des travailleurs.ses salarié.es dans le cadre du processus de production, ce qui constitue la principale source de leurs profits.

Après sa mort, de nombreux analystes ont négligé l'importance qu'il accordait à cette « antre secrète » de la production dans le processus de travail capitaliste, se concentrant plutôt sur la distribution inéquitable des marchandises. Plus tard, des intellectuels marxistes et d'autres ont analysé avec perspicacité d'autres effets généraux dévastateurs du développement capitaliste. Mais l'accent mis sur le processus du travail a été ressuscité dans le sillage des manifestations d'étudiant.es et des travailleurs.ses des années 1960, notamment par l'ouvrage de Harry Braverman (1920-1976) intitulé Travail et capitalisme monopoliste, publié en 1974. Une série d'études ont suivi pour identifier la structure de classe des sociétés capitalistes avancées sur la base des relations de travail rémunéré entre les propriétaires et les employés embauchés.

L'intérêt initial de Marx pour l'identification des conditions dans lesquelles les travailleurs.ses salarié.es développeraient une conscience de classe s'opposant au capitalisme a connu un parcours similaire : de nombreuses affirmations sur la nécessité d'une conscience de classe, mais peu d'enquêtes empiriques sur son existence – jusqu'à ce que les protestations des années 1960 déclenchent une série d'études, telles que Consciousness and Action Among the Western Working Class, (Conscience et action parmi la classe ouvrière occidentale ) de Michael Mann (1942 -). Ces études spécifiques sur la structure et la conscience de classe ont eu lieu alors que les organisations syndicales atteignaient des niveaux d'adhésion historiques et que la part de la main-d'œuvre menaçait les marges bénéficiaires normales dans de nombreuses économies capitalistes. Ces développements ont conduit la contre-attaque néolibérale du capital.

Cette offensive capitaliste s'est déroulée à des moments différents et avec des degrés de coordination variables dans les pays capitalistes avancés. Cependant, dès les années 1990, ses effets sont devenus évidents, se manifestant par des réductions importantes de l'impôt sur les sociétés, la déréglementation des entreprises, des réductions dans le financement de l'éducation, de la santé et de la protection sociale, la privatisation des services publics, et des efforts soutenus pour affaiblir et démanteler les syndicats. Cette attaque a eu pour conséquence une diminution de l'intérêt et du financement de la recherche sur les études marxistes des rapports de classe, coïncidant avec l'attention croissante portée à la diversité raciale et sexuelle de la main-d'œuvre. Depuis le début des années 1980, lorsque Erik Olin Wright (1947 – 2019) a coordonné des enquêtes nationales dans plusieurs pays capitalistes avancés, il n'y a pratiquement plus eu d'études marxistes empiriques majeures sur la structure des classes et la conscience de classe dans le Nord global.

Point de bascule

Nous vivons probablement l'époque la plus dangereuse pour l'espèce humaine depuis ses origines. Les nombreux incendies de forêt qui ont détruit de vastes étendues de terre dans de nombreux pays durant l'été 2023 sont un signe parmi d'autres que nous ne sommes plus qu'à quelques années d'une dégradation irréversible de l'environnement. Les preuves scientifiques sont désormais irréfutables : ces conditions exigent une action humaine immédiate. La guerre en Ukraine et la guerre d'Israël contre Gaza nous rappellent que nous pourrions à nouveau être confrontés à la perspective d'un hiver nucléaire.

Nous assistons à des pics historiques d'inégalité des richesses et à des baisses historiques de la confiance du public dans la capacité des gouvernements élus à remédier aux inégalités. La COP28 – la conférence des Nations unies sur le changement climatique de 2023 – s'est achevée sans qu'aucun mécanisme réel n'ait été mis en place pour garantir une action environnementale, tandis que les entreprises de combustibles fossiles déclarent des bénéfices et des plans de production records avec une opposition publique minimale de la part des élu.es. Ces dernières années ont été marquées par les plus grandes manifestations sociales de l'histoire sur les questions d'environnement et de justice sociale. Aujourd'hui plus que jamais, l'identification des forces de classe et la mobilisation des travailleurs.ses sont essentielles dans la lutte pour un avenir durable.

Les années 1980 ont vu fleurir d'importantes études sur la manière dont les rapports de classe imprègnent les tâches ménagères et le travail communautaire non rémunéré, et interagissent avec les rapports entre les hommes et les femmes et les relations raciales. Mais les recherches récentes axées sur la structure des classes professionnelles et la conscience de classe ont été très rares. Il existe toutefois une exception significative. Wallace Clement et John Myles, de l'université de Carleton, ont mené l'enquête sur la structure des classes au Canada en 1982, contribuant ainsi à la série internationale d'enquêtes sur les classes et la conscience de classe menée par Erik O. Wright.

À partir de 1998, j'ai pu mener une série d'enquêtes similaires grâce aux réseaux de recherche générale que je dirigeais. Ces enquêtes ont eu lieu en 1998, 2004, 2010 et 2016. Elles permettent de mieux comprendre les relations de travail en faisant la distinction entre les employeurs, les cadres et les travailleurs non-cadres, ainsi que d'examiner les niveaux et les formes de conscience de classe. Les résultats sont documentés dans mon récent ouvrage, Tipping Point for Advanced Capitalism : Class, Class Consciousness and Activism in the Knowledge Economy (Point de bascule pour le capitalisme avancé : classe, conscience de classe et activisme dans l'économie de la connaissance). Certaines des conclusions les plus importantes sont mises en évidence dans cet article.

Structure et conscience de classe

La figure suivante résume la répartition des classes au Canada en 2016. Les sociétés capitalistes et les grands employeurs sont restés très peu nombreux. Une tendance notable depuis le début des années 1980 est le déclin des travailleurs industriels. Toutefois, le nombre d'employés professionnels non-cadres a considérablement augmenté, de même que le nombre de cadres moyens, qui contrôlent le travail de connaissance de plus en plus important des employés non-cadres. Les cadres ont connu une détérioration de leurs conditions de travail et un sous-emploi, tout en devenant la partie la plus organisée de la main-d'œuvre. Ces tendances basées sur le processus de travail sont confirmées au niveau international par les données sur les classes d'emploi de la base de données sur l'économie politique comparée.

La conscience de classe émerge à trois niveaux critiques : l'identité de classe, la conscience oppositionnelle et les visions de l'avenir basées sur la classe. Ces niveaux correspondent à des questions-clés : Vous identifiez-vous à une classe spécifique ? Avez-vous des intérêts de classe opposés à ceux d'une autre classe ? Avez-vous une vision de la société future qui s'aligne sur les intérêts de votre classe ?

Actuellement, les personnes engagées à gauche croient souvent que nombre de travailleurs s'identifient de manière erronée à la classe moyenne, qu'ils possèdent une conscience oppositionnelle confuse qui a été affaiblie par l'idéologie bourgeoise dominante et qu'ils sont incapables de concevoir une véritable alternative au capitalisme. Cela est loin d'être vrai. L'analyse comparative des enquêtes d'Érik Olin Wright des années 1980 et des enquêtes canadiennes plus récentes a révélé ce qui suit :

Si de nombreuses personnes s'identifient avec précision comme appartenant à la « classe moyenne » – par opposition à ceux qui sont manifestement riches ou démunis – cette auto-identification n'empêche pas un nombre important de personnes (les métallurgistes, par exemple) de développer une conscience de classe progressiste et oppositionnelle.

Les personnes ayant une conscience progressiste d'opposition pro-travail (soutenant le droit de grève et s'opposant à la maximisation du profit) sont nettement plus nombreuses que celles ayant une conscience de classe pro-capital (s'opposant au droit de grève et soutenant la maximisation du profit), et le nombre de partisans pro-travail semble augmenter.

Un nombre important et croissant de personnes expriment leur soutien aux visions d'une future démocratie économique caractérisée par des motifs non lucratifs et l'autogestion des travailleurs.

Les personnes ayant une conscience ouvrière révolutionnaire, qui combine une conscience oppositionnelle pro-ouvrière et un soutien à la démocratie économique, constituent un groupe restreint mais croissant. Ce groupe est beaucoup plus important que les travailleurs dont les points de vue défendent clairement les conditions capitalistes existantes.

Les non-cadres organisés, tels que les infirmières ou les enseignants, comptent parmi les militants les plus progressistes des réseaux actuels du mouvement syndical et social, résistant activement aux empiètements sur les droits économiques, sociaux et environnementaux.

Un militantisme de classe

Dans les pays capitalistes avancés, de nombreux travailleurs non-cadres expriment un mélange pragmatique d'espoirs et de craintes. Mais peu de travailleurs défendent un capitalisme obsédé par le profit qui donne la priorité à l'autorité managériale, alors que beaucoup préfèrent nettement une transformation vers une économie durable, sans but lucratif et gérée par les travailleurs. Parmi ceux qui ont une conscience de classe progressiste, il y a un soutien presque unanime à l'action contre le réchauffement climatique et à la réduction de la pauvreté.

C'est parmi les travailleurs non-cadres appartenant à des minorités visibles que le soutien est le plus fort. Le nombre croissant de travailleurs ayant une conscience révolutionnaire bien développée était encore faible en 2016 (moins de 10 %). Mais l'histoire a démontré que de petits groupes organisés peuvent provoquer des changements transformateurs lorsqu'ils répondent à de véritables préoccupations démocratiques.

Ces récentes enquêtes canadiennes sur les classes sociales suggèrent que les travailleurs non-cadres possèdent une conscience de classe progressiste latente bien plus importante que ne le supposent souvent les intellectuels de gauche. La conscience de l'exploitation sur les lieux de travail, ainsi que les sentiments plus larges de discrimination raciale et sexuelle, animent de fortes protestations sociales, bien qu'encore occasionnelles. Les travailleurs conscients de leur appartenance de classe sont les principaux militants de la plupart des mouvements sociaux progressistes.

Regarder vers l'avenir

À la suite de l'augmentation des votes et des manifestations en faveur des partis de droite au cours des dernières années, de nombreux experts ont spéculé sur la possibilité que de petits groupes non représentatifs accèdent au pouvoir politique de manière non démocratique. Les enquêtes canadiennes confirment que la majorité de ces petits groupes de capitalistes, des grands employeurs et des cadres supérieurs sont clairement enclins à soutenir les orientations politiques et les partis de droite. Cependant, le poids de cette enquête, ainsi que quelques autres enquêtes récentes – sensibles aux classes objectives définies par les rapports de travail rémunéré dans les pays capitalistes avancés – indiquent que les employés sont, dans l'ensemble, fortement favorables à des politiques sociales progressistes et à des partis politiques orientés à gauche.

Les travailleurs syndiqués de l'industrie et des services ont généralement maintenu une position politique progressiste. Toutefois, dans les pays où les mouvements syndicaux sont plus faibles, même certains travailleurs non-cadres bien établis – distincts des travailleurs des minorités visibles confrontés à la discrimination et à l'exploitation – se sont trouvés de plus en plus attirés par les mouvements anti-immigration et anti-diversité en raison de la précarité matérielle croissante.

Les idéologues réactionnaires et les partis de la droite radicale ont souvent utilisé les insécurités matérielles et psychiques chroniques pour faire appel à une plus grande gloire nationaliste et attiser les peurs racistes et les actions coercitives, en particulier parmi les classes relativement aisées et les groupes ethniques inquiets de perdre leurs privilèges. C'est aussi vrai pour l'insurrection du 6 janvier aux États-Unis que pour la montée du nazisme dans l'Allemagne de Weimar. Des preuves empiriques limitées provenant d'une rare enquête d'opinion dans l'Allemagne de Weimar suggèrent qu'une majorité d'employés et de travailleurs qualifiés ont continué à soutenir les opinions politiques de gauche et à rejeter les sentiments autoritaires. Mais seule une petite minorité de partisans des partis de gauche s'est montrée suffisamment attachée aux droits démocratiques pour résister au nazisme.

La différence la plus significative aujourd'hui est que dans la plupart des pays capitalistes avancés, la majorité des travailleurs non-cadres, en particulier ceux qui ont une forte conscience de classe, protègent davantage les droits démocratiques fondamentaux qu'ils ont durement acquis. Ils sont mieux préparés à les défendre lorsqu'ils sont sérieusement remis en question – comme le seront les travailleurs.ses aux États-Unis si Donald Trump gagne en novembre et que les plans du Projet 2025 deviennent opérationnels.

Les limites des enquêtes sur des échantillons de population pour prédire le comportement réel sont bien connues. Mais les enquêtes fondées sur les classes sociales, comme celles menées au Canada, permettent de suivre avec une grande précision l'évolution de la structure des classes et les liens avec les sentiments des classes sociales sur les questions politiques. Depuis la dernière enquête en 2016, des événements importants se sont produits, notamment la pandémie, l'aggravation des inégalités économiques et des revendications raciales, la multiplication des événements liés au réchauffement climatique et les guerres qui touchent plus directement les pays capitalistes avancés.

Une enquête partielle réalisée en 2020 au Canada, avant la pandémie, a révélé un soutien croissant à la transformation vers une démocratie économique durable. Il est urgent de réaliser des enquêtes complètes sur les classes et la conscience de classe dans tous les pays capitalistes avancés. Ces enquêtes sont cruciales pour aider les forces progressistes à mobiliser les sentiments anticapitalistes qui semblent être plus répandus et plus intenses qu'en 2016. Les questions de l'enquête du réseau Wright des années 1980 et des enquêtes canadiennes ultérieures sont désormais accessibles au public.

L'accès quasi-universel aux médias sociaux, la disponibilité de nombreux chercheurs qualifiés, ainsi que l'essor des mouvements sociaux axés sur des questions précises, qui ont besoin d'une telle intelligence de terrain, rendent les enquêtes représentatives des classes actuelles et de leur conscience politique plus pratiques que jamais. Les chercheurs pourraient facilement entreprendre une nouvelle enquête suédoise pour la comparer aux enquêtes Wright menées au début des années 1980, qui ont montré un fort soutien des travailleurs au plan Meidner, qui représentait une menace significative pour la propriété capitaliste de l'économie. De même, une enquête étatsunienne pourrait apporter des informations précieuses en comparant les résultats actuels avec ceux de l'enquête de 1980, d'autant plus que le mouvement syndical semble plus actif aujourd'hui qu'à l'époque. De telles enquêtes pourraient contribuer de manière significative aux efforts de mobilisation stratégique.

Les enquêtes fondées sur le processus de travail sont aujourd'hui beaucoup plus faciles et rapides à réaliser que lorsque Marx a tenté d'en réaliser une auprès des travailleurs français en 1880.

Les récentes enquêtes expérimentales menées aux États-Unis par la revue Jacobin sont prometteuses, car elles mettent en évidence des liens significatifs entre les politiques économiques progressistes, les candidats aux élections et certaines des divisions et identités de classe de Wright. Les chercheurs devraient poursuivre ces études et les relier plus étroitement aux structures de classe marxistes et à la conscience de classe. Ne pas saisir ces opportunités actuelles pour que les analyses marxistes de classe soutiennent l'action politique progressiste, alors que nous approchons du point de bascule entre le néant capitaliste et une alternative durable, serait une profonde erreur.

*

Publié initialement sur https://jacobin.com/2024/03/marxist-class-analysis-class-consciousness

Traduction : Contretemps

D. W. Livingstone est professeur émérite à l'Université de Toronto et auteur de Tipping Point for Advanced Capitalism : Class, Class Consciousness and Activism in the Knowledge Economy. (Point de bascule du capitalisme avancé, classe, conscience de classe et militantisme dans l'économie de la connaissance)

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Soudan : une année de guerre insensée et de violence extrême contre la population

23 avril 2024, par Sudfa — , ,
La guerre au Soudan a éclaté le 15 avril de l'année dernière et continue jusqu'à aujourd'hui de ravager le pays. A l'occasion de ce triste « anniversaire », nous revenons sur (…)

La guerre au Soudan a éclaté le 15 avril de l'année dernière et continue jusqu'à aujourd'hui de ravager le pays. A l'occasion de ce triste « anniversaire », nous revenons sur l'année écoulée. Malgré les chocs et les horreurs auxquels la population est confrontée au quotidien, les Soudanais·e·s continuent de se mobiliser pour réclamer la fin des combats et le retour à une transition démocratique.

Tiré du blogue de l'auteur.

Retour en avril 2023 : une situation fragile

Suite au coup d'Etat du général Al-Burhan mené en octobre 2021 contre la composante civile du régime de transition, qui devait permettre l'instauration d'une démocratie réclamée par les Soudanais-e-s durant la révolution, la population soudanaise n'a pas cessé de manifester son refus du coup d'Etat, à travers des manifestations, grèves et occupations. En avril 2023, sous pression et de plus en plus isolé, le général Al-Burhan (chef de l'armée soudanaise) avait réouvert les discussions autour d'une transition civile.

L'objectif était de trouver un accord pour sortir de l'impasse. Mais ces discussions – qui portaient notamment sur la réforme de l'institution militaire et le calendrier de cette réforme – ont ravivé les tensions entre Al-Burhan et son allié Mohamed Hamadan Dagalo (appelé « Hemedti), à la tête de la milice des « Forces de Soutien Rapide » (RSF). Les révolutionnaires civils demandent la dissolution de toutes les milices et la constitution d'une seule armée unifiée, qui se tienne à l'écart du pouvoir politique. Mais les RSF, devenues aussi puissantes que l'armée elle-même - n'avaient pas d'intérêt à être dissoutes et regroupées dans l'armée.

La tension s'est brutalement accentuée entre Al-Burhan et Hemedti. En parallèle d'une visite stratégique aux Emirats Arabes Unis, qui le soutiennent, Hemedti commençait à déployer ses soldats à divers endroits stratégiques, notamment à Marawi, où se trouve l'aéroport militaire de l'armée soudanaise.

Le 15 avril, le jour où tout a basculé

Ce jour aurait dû être une célébration de l'Aïd. Mais ce matin-là, les habitant-e-s de Khartoum ont été réveillé-e-s par des tirs et des explosions. La guerre venait d'éclater entre l'armée soudanaise et les RSF. Qui a tiré la première balle ? On ne le sait toujours pas. Pour la première fois dans l'histoire du Soudan, la guerre a éclaté dans la capitale, à proximité du palais présidentiel. La sidération était totale. Pensant que les affrontements dureraient à peine quelques heures, nombreux sont ceux à avoir quitté leurs maisons en imaginant y revenir le soir même. Mais ils ne sont jamais revenus.

La sidération s'est poursuivie dans les jours suivants. L'attention de la communauté internationale (Etats Unis, pays européens et pays du Golfe) a principalement porté sur l'évacuation de leurs ressortissants. Le départ des étranger-e-s issu·e·s de ces pays a été vécu par la population soudanaise comme un abandon de la communauté internationale. Les Soudanais-e-s et les étranger-e-s d'autres nationalités qui n'avaient pas été évacué-e-s (notamment africaines) sont resté-e-s livré-e-s à eux-mêmes, au milieu des combats.

Entre massacres à répétitions et tentatives de négociations : synthèse d'une année de guerre

Pendant plus de trois semaines, la capitale et plusieurs villes du Darfour (Nyala, Al Fasher) et du Kordofan (Al Obeid) ont été soumises à des combats ininterrompus entre les bombardements de l'armée et les tirs des RSF. Les habitant-e-s ont rapidement témoigné sur les réseaux sociaux de cambriolages, de vols, et de viols de la part des soldats des RSF, mais aussi des militaires. Les Soudanais·e·s ont continué à quitter massivement leurs maisons, pour aller depuis la capitale vers la province (Wad Madani, Gezira, Port Soudan) mais aussi vers l'Egypte et Ethiopie, le Tchad et le Sud du Soudan.

En mai 2023, des négociations ont eu lieu à Djeddah avec la médiation des Etats-Unis et de l'Arabie Saoudite. L'objectif était de rassembler les deux généraux autour de la table. Mais l'initiative était vouée à l'échec : les RSF débutaient – au même moment – un massacre (qualifié de génocide) à Al-Geneina, ville frontière avec le Tchad, située au Ouest Darfour[1].

Le massacre d'Al-Geneina prolonge ainsi l'histoire des génocides au Darfour qui ont eu lieu au début des années 2000, avec le soutien de l'armée et du gouvernement d'Omar El-Béshir. Musab, militant soudanais en exil, pointe ainsi du doigt la double responsabilité des RSF et de l'armée dans ces massacres : « Les militaires sont complices de tout ça, même durant le génocide au Darfour en 2003, ils étaient témoins du massacre. Les milices permettent à l'armée soudanaise de rejeter sur elles sa responsabilité. Les militaires sont censés être le premier groupe qui évite d'entrer dans une guerre, mais au Soudan c'est le contraire. »

En décembre 2023, la ville de Wad Madani est tombée aux mains des RSF, après que l'armée ait une nouvelle fois abandonné la population locale. Les destructions, bombardements, vols, pillages, se sont poursuivis dans tout le pays, s'étendant progressivement du Darfour et de la capitale vers le centre et l'Est.

En janvier 2024, le collectif « Taqqadum » - composé de plusieurs partis politiques – a signé un accord avec les RSF à Addis-Abeba, dans lequel les RSF s'engagent à garantir une transition civile et démocratique s'ils gagnent la guerre. Cet accord – qui a notamment été signé par Abdallah Hamdock (l'ancien premier ministre de la période de transition) – a été largement contesté et décrié par les Soudanais-e-s, qui considèrent qu'aucune compromission n'est possible avec les RSF.

Si cet accord survenu à un moment où les RSF prenaient l'avantage sur l'armée, il s'inscrit également dans une « normalisation diplomatique » des relations avec les RSF. De janvier à mars 2024, Hemedti a ainsi effectué une série de visites officielles dans les pays voisins, où il a été reçu comme un allié diplomatique. Mais plus récemment, l'armée soudanaise a remporté – grâce à des drones iraniens - plusieurs combats majeurs sur les RSF. A ce jour, l'issue de la guerre reste donc toujours très incertaine.

Une guerre difficile à comprendre

Les raisons profondes de cette guerre sont obscures et font l'objet de débats au sein des Soudanais·e·s, comme le constate Khansa, militante soudanaise en exil : « Il n'y a pas une seule analyse profonde sur la situation actuelle au Soudan, et c'est ça qui nous rend confus. Il y a des gens qui soutiennent la guerre, qui veulent que les militaires écrasent les RSF quoi qu'il arrive, mais il y a aussi des gens qui qui considèrent les RSF comme un allié politique, ou encore d'autres qui ont des intérêts directs dans la guerre. Et il y a des gens qui disent : « Non à la guerre ! », qui pensent que c'est la pire chose qui peut arriver. Avec tous ces discours, on n'arrive pas à trouver une bonne orientation, ni de bons outils de travail pour être plus efficaces. Parce qu'il y a un manque d'analyse et on n'a pas de boussole. »

Certains estiment que c'est une guerre de pouvoir entre deux hommes, pour leurs simples intérêts personnels. Pour Khaled - militant soudanais en exil – la guerre peut être analysée d'un point de vue féministe, comme une « compétition de virilité entre deux généraux qui prennent en otage la population soudanaise ». D'autres estiment qu'il s'agit d'une « guerre entre différents groupes sociaux et culturels de la société », avec une dimension raciale qui conduit à des génocides. D'autres considèrent qu'il s'agit d'une guerre « impérialiste », car chacun des deux groupes qui s'affrontent est soutenu par différentes puissances étrangères qui convoient le Soudan pour ses ressources naturelles et pour sa localisation stratégique. Khansa considère ainsi que : « la guerre est une étape très violente qui se traduit par le fait qu'il y a des organisations armées qui essayent de monopoliser les richesses et le pouvoir du pays par les armes, par n'importe quel moyen. »

Mais pour beaucoup, il s'agit avant tout d'une guerre « contre-révolutionnaire ». En mettant le pays à feu et à sang, elle a fait s'effondrer les espoirs de la révolution civile et démocratique. Et a poussé sur les routes de l'exil de nombreux·ses militant·e·s engagé·e·s dans la révolution. En déstabilisant complètement le pays, cette guerre permet aux cadres de l'ancien régime de rester en place sans être jugés pour les crimes qu'ils ont commis durant des décennies (durant la dictature militaire puis du coup d'Etat).

Se mobiliser et résister

Malgré l'immense douleur et la colère, les Soudanais-e-s n'ont pas dit leur dernier mot et la flamme de la résistance est toujours présente. La mobilisation demeure active dans le pays (voir notre précédent article). Du côté de la société civile, les initiatives se sont multipliées pour réclamer la fin de la guerre. En novembre 2023, les comités de résistance (organisations autogérées par quartier de la société civile, et fer de lance du mouvement de contestation depuis 2018) ont publié une déclaration avec des pistes concrètes de propositions pour mettre fin à la guerre[3], réformer les forces armées soudanaises, mettre en place un gouvernement civil et obtenir justice pour toutes les victimes de guerre. De nombreuses initiatives locales mettent en œuvre une solidarité dans les différents quartiers, malgré une situation humanitaire catastrophique.

La résistance se poursuite également dans la diaspora soudanaise à travers le monde, même si la guerre affecte aussi fortement les Soudanais-e-s à l'étranger (voir notre précédent article). Rashida - militante soudanaise en exil - note une différence entre la période post-révolutionnaire et la situation aujourd'hui : « Les gens sortaient en masse après le coup d'Etat, parce qu'il y avait de l'espoir. Mais maintenant, nous ne sommes pas nombreux aux manifestations. C'est la guerre, et il n'y a plus d'espoir, nous sommes perdus. Les manifestations sont tristes, car il n'y a personne qui n'a pas été touché directement par cette guerre. » Pour autant elle continue à se mobiliser, en considérant que « c'est le minimum que je peux faire » pour soutenir son pays depuis la France, et « qu'il ne faut rien lâcher ».

A Paris, hier, des militants ont manifesté place de la République contre la guerre, et d'autres ont fait entendre leur voix en perturbant la « Conférence sur la crise humanitaire au Soudan » organisée par les puissances internationales, accusée par de nombreux militants soudanais de poursuivre la normalisation des relations internationales avec les RSF et d'aller à l'encontre de la volonté de la population soudanaise. Des manifestations ont eu lieu hier dans différentes villes du monde, à Paris, Londres, Boston, New York, Oslo, Whasington, Phoeniw, Cardiff, dans le cadre de la « Global March for Sudan » qui vise à demander la fin immédiate de la guerre.

Auteur : Equipe de Sudfa Media

Notes

[1] Aujourd'hui, des journalistes soudanais·e·s et organismes d'investigation tentent de comprendre ce qui s'est passé à Al-Geneina au cours de ces derniers mois, et d'estimer le nombre de morts : certaines études évoquent entre 10 et 15 000 mort·e·s rien que dans cette ville, ce qui est autant que le nombre total de mort·e·s dans tout le pays évoqué par l'ONU.

[2] Donnant lieu à des génocides (comme celui des Massalit dans la ville d'El-Geneina), et poursuivant la logique des guerres génocidaires qui ont eu lieu dans le passé au Darfour, Kordofan et au Soudan du Sud

[3] La déclaration des comités de résistance sera traduite prochainement sur Sudfa.

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Soudan. De la révolution de 2018-19 à la guerre civile actuelle : leurs origines, leurs développements et la place des « acteurs régionaux »

23 avril 2024, par Khalid Mustafa Medani — , ,
Le15 avril 2023, l'alliance entre le général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane des Forces armées soudanaises (SAF) et Mohammed Hamdan Daglo (« Hemetti »), le chef des Forces (…)

Le15 avril 2023, l'alliance entre le général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane des Forces armées soudanaises (SAF) et Mohammed Hamdan Daglo (« Hemetti »), le chef des Forces de soutien rapide (RSF), s'effondre, catapultant le pays dans une guerre sans précédent.

Tiré d'À l'encontre.

La guerre a d'abord commencé autour de la capitale Khartoum, mais elle s'est rapidement étendue à d'autres régions du Soudan, notamment au Darfour, à Port-Soudan et, en décembre 2023, à l'Etat de Gezira, jusque-là paisible, cœur agricole du pays situé au confluent du Nil bleu et du Nil blanc.

La nature des combats – qui s'étendent à la fois aux zones rurales et urbaines – et leur ampleur ont provoqué une grave crise humanitaire. Pas moins de 9 millions de Soudanais ont fui, dont plus d'un million en franchissant les frontières du pays. Human Rights Watch [novembre 2023] a fait état de nettoyage ethnique à Khartoum et au Darfour, ainsi que de la prise pour cible de milliers de civils et la persécution de villages. La crise a été aggravée par l'insécurité alimentaire, qui touche environ 60% de la population, car les combats perturbent la production agricole dans une grande partie du pays. Le PAM (Programme alimentaire mondial) a récemment, le 6 mars 2024, averti que le pays était confronté à « la plus grande crise alimentaire dans le monde »[1].

Sur le terrain, l'acheminement de l'aide humanitaire a été entravé par des blocages bureaucratiques, notamment le refus d'accorder des permis de voyage aux organisations humanitaires, et par leur impossibilité en raison des combats en cours à entrer dans les zones dans le besoin. L'aide acheminée risque d'être confisquée ou redirigée par l'armée et les forces de sécurité, dans le cadre de l'effort de guerre et pour pénaliser les civils qui s'y opposent. Les deux parties belligérantes ont pris pour cible les installations médicales. Quelque 70 % des hôpitaux et des installations médicales ne fonctionnent pas. Les gens meurent de la propagation de maladies soignables et de blessures traitables.

La situation actuelle diffère fortement de la période antérieure, des années 2018-2019, lorsque le monde a observé avec admiration le Soudan dans lequel un soulèvement populaire renversait le régime islamiste-militant du président Omar el-Béchir. La révolution promettait d'ouvrir une nouvelle ère de démocratie, bien que fragile, après trois décennies de régime autoritaire. Au lieu de cela, le conflit prolongé qui sévit aujourd'hui au Soudan menace les fondements mêmes de l'Etat soudanais et, partant, la stabilité du Sahel et de la Corne de l'Afrique.

La crise économique et les racines de la protestation populaire

Dans une large mesure, la guerre au Soudan est le résultat direct de la force et de l'ampleur, au-delà des clivages sociaux, régionaux et ethniques, de ce que les Soudanais appellent la « Glorieuse Révolution » de 2018.

La sécession du Sud-Soudan, le 9 juillet 2011, a été l'un des principaux facteurs à l'origine des manifestations populaires qui ont fini par renverser le régime autoritaire d'Omar el-Béchir. Après plus d'une décennie de croissance économique relative, la sécession du Sud-Soudan a privé l'Etat d'une grande partie de ses revenus pétroliers (les deux tiers des ressources pétrolières du Soudan se trouvent dans le Sud), ce qui a entraîné une aggravation de la crise économique. Entre 2000 et 2009, le pétrole représentait 86% des recettes d'exportation du Soudan[2]. La sécession du Sud-Soudan a donc entraîné la perte de 75% des recettes pétrolières de Khartoum[3].

L'absence de revenus pétroliers a érodé les réseaux clientélaires de l'ancien régime, renforçant les rivalités entre les dirigeants du Parti du Congrès national (NCP) d'El-Béchir. Elle a également exacerbé les griefs sociaux et économiques d'un large éventail de la société soudanaise, tant dans les zones urbaines que rurales, jetant ainsi les bases du soulèvement populaire de décembre 2018.

Les manifestations ont débuté dans la ville ouvrière d'Atbara, dans l'Etat du Nil, à environ 320 km au nord de Khartoum, sous l'impulsion d'élèves de l'enseignement secondaire, très vite rejoints par des milliers d'habitant·e·s de la ville. L'étincelle initiale a été la multiplication par trois du prix du pain. Mais dans les zones périphériques où le soulèvement a commencé, les griefs économiques avaient précédé la perte des revenus pétroliers de l'Etat. Pendant la période du boom pétrolier, bien que l'économie formelle du Soudan se soit développée, les bénéfices ont été inégalement répartis. L'attribution des services, des emplois et des projets d'infrastructure est restée concentrée dans l'Etat de Khartoum et elle a été conçue pour apaiser les populations urbaines. Comme l'indique une étude, au cours des deux décennies précédant la révolution, environ cinq projets majeurs dans le triangle central du Nord ont représenté 60% des dépenses de développement[4].

En 2009 (dix ans avant le soulèvement), l'incidence de la pauvreté au sein de la population rurale était de 58%, contre 26% au sein de la population urbaine. En outre, les chiffres de cette période montrent que les niveaux de pauvreté étaient bien plus élevés au Darfour et dans l'est qu'à Khartoum et dans les Etats du centre[5]. L'inégalité entre les régions et entre le centre et la périphérie du pays explique, en partie, pourquoi les protestations initiales qui ont conduit au soulèvement populaire de 2018 ont éclaté, pour la première fois dans l'histoire du Soudan, dans la périphérie du pays plutôt que dans la capitale.

En l'espace de quelques jours, cependant, les manifestations antigouvernementales se sont étendues à un large éventail de villes et de villages dans toute la région du nord et dans la capitale, Khartoum. Les manifestant·e·s ont scandé des slogans, comme celui bien connu des soulèvements arabes : al-sha'ab yurid isqat al-Nizam, « le peuple veut la chute du régime ».

Nouveaux réseaux de mobilisation populaire

A l'instar des villes de la périphérie, les manifestations à Khartoum ont également commencé par protester contre une crise économique profonde liée à la hausse des prix du pain et du carburant et à une grave crise de trésorerie. Mais leurs revendications se sont rapidement transformées en appels à l'éviction d'El-Béchir.

Dans la période précédant la révolution, les leaders de la jeunesse soudanaise se sont associés aux syndicats de médecins, de pharmaciens, d'avocats et d'enseignants du secondaire. L'Association professionnelle soudanaise (SPA) – un réseau de syndicats parallèles (ou non officiels) composé notamment de médecins, d'ingénieurs et d'avocats – a pris la tête de l'organisation et de la préparation des manifestations. Fin décembre 2018, ils ont appelé à une marche sur le parlement à Khartoum, demandant au gouvernement d'augmenter les salaires du secteur public et de légaliser les associations professionnelles informelles et les syndicats. Après que les forces de sécurité ont eu recours à la violence contre des manifestations pacifiques, leurs revendications se sont transformées en un appel à la destitution du pouvoir du Parti du Congrès national (PCN), à la transformation structurelle de la gouvernance au Soudan et à une transition vers la démocratie.

Leurs revendications ont fait écho à celles des précédentes manifestations populaires, notamment en 2011, 2012 et 2013. Mais les manifestations de 2018-19 étaient sans précédent en termes de durée et d'étendue géographique. Elles ont également suivi un processus remarquablement nouveau, innovant et durable. Les manifestant·e·s ont tiré les leçons des erreurs commises lors des manifestations précédentes, qui étaient très centralisées, essentiellement réservées aux Soudanais de la « classe moyenne » et dépourvues de stratégies pour faire face aux forces de sécurité étatiques, omniprésentes.

Dirigées par la SPA et organisées au niveau de la rue par des comités de résistance de quartier (NRC) dirigés par des jeunes, les manifestations ont été coordonnées, programmées et essentiellement conçues pour mettre l'accent sur la permanence plutôt que sur le nombre. Les manifestations étaient également réparties dans les quartiers de la classe moyenne, de la classe ouvrière et des quartiers pauvres. Il y avait une coordination avec les manifestant·e·s dans les régions éloignées de Khartoum, y compris les Etats de la mer Rouge, à l'est, et le Darfour, à l'extrême ouest du pays.

Au-delà de l'échelle régionale, les manifestations se sont également distinguées par des niveaux inédits de solidarité entre les classes sociales et les ethnies. Les jeunes militants et les membres d'associations professionnelles ont non seulement contesté le discours politique de l'Etat islamiste, mais ils ont également joué un rôle important dans l'élaboration d'alliances entre classes dans le cadre de ces manifestations. Les slogans qu'ils ont utilisés étaient conçus pour résonner et mobiliser le soutien au-delà des clivages ethniques, raciaux et régionaux.

Au cours des six mois de manifestations, des grèves, des arrêts de travail et des sit-in ont été organisés, non seulement sur les campus universitaires et dans les écoles secondaires, mais aussi parmi les travailleurs du secteur privé et du secteur public. Parmi les exemples les plus importants, on peut citer les grèves des travailleurs de Port-Soudan sur la mer Rouge, qui exigeaient l'annulation de la vente du port méridional à une société étrangère, ainsi que plusieurs arrêts de travail et protestations menés par les employés de certaines des banques les plus importantes du pays, de fournisseurs de télécommunications et d'autres entreprises privées.

Si l'accent est mis, à juste titre, sur le rôle central des manifestant·e·s, des comités de résistance et de la SPA, les partis d'opposition soudanais ont également joué un rôle : non seulement en organisant les manifestations, mais aussi en apportant un soutien idéologique aux revendications des manifestants. Les partis politiques ont pris l'initiative de rédiger la Déclaration de liberté et de changement en janvier 2019, au plus fort de la mobilisation. Avec la SPA, les principales coalitions de partis politiques soudanais, notamment les Forces du consensus national et l'Appel du Soudan(Nida al-Sudan), ont favorisé la formation d'un vaste réseau d'opposition, qui s'est réuni sous la bannière des Forces de la liberté et du changement (FFC). Les FFC étaient principalement chargées d'assurer la coordination entre les différentes classes sociales, y compris celles travaillant dans le secteur informel.

En effet, et c'est le plus important, les FFC ont mobilisé non seulement des associations et des groupes de jeunes de la classe moyenne, mais aussi des comités de résistance de quartier organisés de manière informelle, dont certains représentaient les quartiers urbains les plus pauvres. Ces comités de résistance de quartier trouvent leur origine dans la désobéissance civile de 2013 contre El-Béchir. Ils ont fourni des forces de base aux manifestations. Ces comités ont pris l'initiative de réorienter les manifestants pour s'éloigner des forces de sécurité. Ils ont joué un rôle central dans le maintien des manifestations malgré la grande violence déployée par les forces de sécurité et les milices pour réprimer le soulèvement.

La force relative et la légitimité initiale des principaux partis d'opposition, ainsi que leur coordination avec les manifestants de la rue et les syndicats informels, ont joué le rôle le plus crucial dans le maintien des manifestations qui ont chassé El-Béchir. Après la révolution, les comités de résistance joueront un rôle politique plus direct, en s'efforçant de dégager un consensus populaire autour d'un projet de transition légitime et populaire vers une démocratie civile, conformément aux objectifs de la révolution.

La violence contre-révolutionnaire

Après la chute d'Omar el-Béchir en avril 2019, le Soudan est toutefois resté un régime autoritaire hybride par excellence.

Dans un premier temps, Omar el-Béchir a été remplacé par une junte militaire sous la forme du Conseil militaire de transition (TMC). Le TMC était dirigé par le général Bourhane de l'armée soudanaise (SAF), et son adjoint était Daglo, le commandant des RSF (Forces de soutien rapide). En réponse à la prise de pouvoir par les militaires, les sit-in et les manifestations se sont poursuivis, exigeant une transition vers un régime civil à part entière. Le 3 juin 2019, les forces de sécurité du TMC, y compris les milices des RSF, ont violemment dispersé l'un de ces sit-in, tuant des centaines de personnes et en blessant des milliers d'autres dans ce qui est devenu le « massacre du sit-in » de Khartoum.

Les dirigeants civils, représentés par le FFC (Forces de la liberté et du changement), sont finalement parvenus à un accord avec les militaires en juillet. En août 2019, les parties ont signé un apparent accord de partage du pouvoir sous la forme d'une charte constitutionnelle. Les FFC a proposé Abdallah Hamdok comme premier ministre du gouvernement de transition [août 2019-octobre 2021]. Cette charte constitutionnelle a été modifiée par l'Accord de paix de Juba d'octobre 2020, signé entre le gouvernement de transition et plusieurs groupes d'opposition [5 groupes rebelles issus des régions du Darfour, du Khordofan du Sud et du Nil Bleu qui ont accepté de déposer les armes en échange d'une meilleure inclusion de leurs populations, historiquement marginalisées, dans le partage des richesses et la gestion du pays].

Le gouvernement de transition n'a cependant jamais établi une séparation claire des pouvoirs : par le biais de la charte constitutionnelle, les militaires ont conservé le droit de rejeter tous les points proposés par les dirigeants civils de la coalition. En outre, ils ont bénéficié de l'immunité contre les enquêtes sur les crimes passés (y compris le massacre du sit-in du 3 juin 2019) et ont exercé un droit de veto sur les nominations ministérielles civiles, telles que celles du président de la Cour suprême et du procureur général. Le gouvernement de transition a donc fonctionné avec un déséquilibre marqué entre l'autorité des militaires et celle des civils.

Pour leur part, les comités de résistance de quartier du Soudan et le mouvement général de protestation ont continué (et continuent encore aujourd'hui) à faire pression en faveur de cinq priorités importantes. La première est une transition vers un régime civil à part entière qui repose sur le rejet d'un autre partenariat avec les dirigeants militaires (illustré par le slogan des « trois non » : pas de négociations, pas de partenariat et pas de légitimité pour les militaires). Deuxièmement, ils demandent la reformulation de l'accord de Juba afin qu'il intègre davantage les personnes directement touchées par la guerre sur le terrain. Troisièmement, ils exigent des discussions sur la réforme constitutionnelle afin de préparer une conférence constitutionnelle qui tienne pleinement compte des inégalités structurelles et ethniques du passé et qui, en fin de compte, superviserait des élections libres et équitables. Quatrièmement, ils veulent que les acteurs de l'Etat impliqués dans les violences contre les civils, y compris dans le massacre du sit-in, rendent des comptes. Enfin, ils souhaitent la mise en place rapide d'un conseil législatif après la cessation des hostilités.

Parmi ce réseau d'organisations de la société civile, on trouve des groupes qui avaient apporté leur soutien au gouvernement civil, notamment l'Association des professionnels soudanais (SPA) et les deux principales organisations de jeunes (Girifna et Sudan Change Now). En fin de compte, l'incapacité d'Abdallah Hamdok et de la branche civile du gouvernement de transition à intégrer les principales demandes et la participation des comités de résistance a sapé les progrès concrets en ce qui concerne les demandes populaires en matière de justice et de rendre des comptes. Cela a limité la base sociale et le soutien aux dirigeants civils. Le retard pris dans la mise en place d'une assemblée législative chargée de préparer les élections a encore affaibli la popularité et la légitimité d'Abdallah Hamdok et des partis politiques en général. Les dirigeants militaires, dans le cadre de ce qui était alors un partenariat solide entre Bourhane et Daglo, ont habilement exploité ces divisions, ouvrant la voie au coup d'Etat d'octobre.

Le 25 octobre 2021, le général Bourhane des Forces armées soudanaises (SAF) et le commandant des Forces républicaines de sécurité (RSF), Daglo, ont conjointement fomenté un coup d'Etat contre Hamdok [ce dernier a été retenu chez lui par les putschistes, puis sous la pression des manifestations il est placé par les militaires à un pseudo-poste de premier ministre]. Des protestations persistantes et généralisées ont immédiatement suivi, appelant à un retour à un régime civil. Ces manifestations, menées par les comités de résistance populaire, ont contraint les SAF et les RSF à accepter des négociations avec l'opposition civile. Ces négociations ont ouvert la voie à l'accord-cadre, aujourd'hui annulé, qui a suscité une rivalité féroce entre Bourhane et Daglo. Plus précisément, les SAF et les RSF étaient en désaccord profond sur la question de l'intégration de ces dernières dans l'armée nationale régulière. En outre, les deux forces ont rejeté les tentatives de démantèlement de leurs vastes fortunes économiques – un objectif clé de la révolution.

Le désaccord entre les deux généraux sur la réforme du secteur de la sécurité et leur ambition réciproque de conserver le contrôle de vastes pans de la richesse du pays sont deux des facteurs les plus importants qui ont conduit le Soudan à la guerre.

Les origines des RSF

Si la rivalité entre les officiers de l'armée soudanaise soutenus par les islamistes et les milices des RSF menace aujourd'hui de détruire l'Etat, c'est leur longue histoire de partenariat qui est à l'origine de la guerre actuelle.

L'émergence des RSF remonte à la guerre du Darfour, au début des années 2000. En réponse à une insurrection qui a débuté au Darfour en 2003, le régime de Béchir a mené une guerre anti-insurrectionnelle de type « terre brûlée » qui a entraîné la mort de plus de 200 000 civils. Cette guerre a été principalement menée par les milices Janjawids, créées, financées et contrôlées par le régime de Khartoum. L'actuel commandant des RSF, Daglo (Hemetti), a lui-même servi en tant que commandant des Janjawids pendant ces années. (Bourhane était lui aussi stationné au Darfour afin que les Forces armées soudanaises puissent coordonner les efforts anti-insurrectionnels pour le compte de Khartoum).

En 2013, à la suite de la restructuration de l'armée par le régime islamiste, les Janjawids ont été transformés en RSF sous la direction de Daglo. Préoccupé par la menace posée par les insurgés au Darfour et par les cycles répétés de manifestations en faveur de la démocratie à Khartoum, El-Béchir a institutionnalisé les RSF en tant que bras anti-insurrectionnel de l'armée soudanaise. Outre le déploiement de la milice contre l'insurrection et les manifestations populaires, un troisième objectif était d'affaiblir l'armée nationale permanente afin d'empêcher toute tentative de la part d'officiers de rang moyen d'évincer le parti d'El-Béchir (le régime du Parti du Congrès national-NCP) par le biais d'un coup d'Etat militaire. El-Béchir a donné à Daglo son surnom, Hemetti, « mon protecteur ». En 2017, El-Béchir a légalisé les RSF par décret exécutif, établissant formellement la milice comme une force de sécurité indépendante, par la suite, plus justement catégorisée comme une milice para-militaire d'Etat.

Après la révolution de 2019, Bourhane a autorisé et encouragé l'expansion des RSF dans les zones résidentielles de l'agglomération de Khartoum, préparant ainsi le terrain pour que la capitale devienne l'épicentre de la violence au début de la guerre.

C'est une ironie fatale de l'histoire soudanaise que les RSF – la milice ostensiblement loyale de l'ancien régime islamiste du NCP – prennent les armes contre son ancien bienfaiteur en avril 2023. Les raisons principales de cette décision étaient doubles : l'insistance sur l'autonomie de commandement et de contrôle et la réalisation de l'ambition croissante de Hemetti de dominer l'économie et la politique du pays.

Une guerre pour l'économie « illicite »

Le pouvoir de l'armée soudanaise, en particulier dans ses rangs supérieurs, trouve son origine dans la fondation de l'Etat profond actuel du Soudan et dans le lien entre l'économie nationale et les intérêts militaires et sécuritaires.

Après le coup d'Etat de 1989 qui a porté au pouvoir le régime militaire de Béchir, soutenu par les islamistes, le gouvernement a mis en place une stratégie économique de tamkeen (autonomisation). Cette politique a permis d'établir une hégémonie politique et économique en faveur des élites islamistes du pays, organisées autour du Front national islamique (NIF) et, plus tard, du Parti du Congrès national (NCP). Dans le cadre d'une politique de réformes ostensiblement néolibérales et favorables au marché, les entreprises publiques ont été vendues aux alliés du régime. Les hommes d'affaires ont été contraints d'accorder des parts de leurs sociétés aux loyalistes du NCP, et des réductions d'impôts, voire des exonérations totales, ont été accordées aux entreprises favorables au régime[6].

En plus d'acheter la loyauté au régime, l'Etat a purgé ses rivaux du gouvernement et de la société civile. Dès son arrivée au pouvoir, le régime islamiste a limogé des milliers de militaires et de fonctionnaires[7].

Dans un schéma qui rappelle la guerre actuelle, les dirigeants islamistes ont commencé à accumuler et à distribuer de manière sélective des produits de base tels que le blé, la farine et le pétrole. Le pétrole, en particulier, a joué un rôle central dans la pérennité islamiste-autoritaire du régime jusqu'à la sécession du Sud en 2011. Le régime de Béchir, fort d'un boom des revenus pétroliers qui alimentaient directement les coffres de l'Etat, a utilisé ces revenus pour renforcer et étendre ses réseaux clientélaires dans tout le pays, en dirigeant les fonds vers les loyalistes et leurs régions d'origine. Mais si les politiques économiques du tamkeen ont permis aux islamistes de monopoliser les secteurs économiques formels et informels du Soudan, elles ont également élargi le rôle de l'armée soudanaise dans l'économie[8]. La création de la Military Industrial Corporation (MIC) au début des années 1990 a permis aux SAF de contrôler une douzaine d'entreprises qui produisaient du matériel militaire. Leurs activités économiques se sont ensuite étendues au-delà de la MIC pour inclure une série d'industries civiles.

C'est dans ce contexte que l'économie est devenue une scène décisive de la compétition politique après le soulèvement de 2018-19. Au cours de la transition qui a suivi la révolution, deux factions d'élite ont émergé au centre : les restes de la coalition islamiste du FNI, liés aux membres du NCP – qui avaient été principalement responsables de la construction de l'Etat profond dans les années 1990 – et le Conseil militaire de transition (TMC) composé de dirigeants des milices SAF et RSF.

Alors que dans le passé les islamistes représentaient un groupe relativement cohérent, des fissures sont apparues au cours de la transition entre les dirigeants militaires à la tête du TMC et un groupe idéologique islamiste résurgent, exerçant un contrôle important sur les services de sécurité de l'Etat, y compris les tristement célèbres et militants kattayib al-zil, ou « brigades de l'ombre »[9]. En réponse, le TMC a pris le contrôle de nombreuses grandes entreprises appartenant à des islamistes et a réduit le pouvoir des services de renseignement du Soudan. Il s'est même employé à démanteler plusieurs milices en confisquant leurs biens et en fermant leurs comptes bancaires. A la suite du coup d'Etat du 25 octobre 2021, Bourhane s'est retrouvé de plus en plus isolé, sans pouvoir ni légitimité dans la société civile. Il a rapidement rétabli les relations avec les islamistes, en réintégrant leurs dirigeants dans la bureaucratie et l'appareil de sécurité de l'Etat. Tous deux combattent aujourd'hui les milices RSF.

Les chefs militaires, soutenus par les islamistes purs et durs, s'efforcent de conserver et de faire fructifier les vastes richesses financières et les avantages politiques dont ils jouissaient grâce à leur monopole sur l'Etat profond. Les objectifs de Bourhane dans la guerre actuelle sont donc motivés par les entreprises et les investissements des SAF, ainsi que par la longue histoire de manipulation de l'économie informelle par les SAF et les islamistes, qui leur a permis d'exercer leur emprise sur l'Etat. Le fait qu'ensemble ils soient déterminés à atteindre cet objectif par tous les moyens militaires nécessaires et quel qu'en soit le coût humain explique en partie la logique de la violence à grande échelle dans la guerre civile en cours et, en particulier, le ciblage de la population civile – dont une grande partie a lutté pour démanteler l'héritage de l'Etat profond. En effet, l'un des objectifs centraux de la révolution était dès le départ : tafkeek al-nizam wa izalat al-tamkeen (démanteler le régime et supprimer ses politiques d'« autonomisation »)[10].

Du pétrole à l'or

Les politiques d'autonomisation (tamkeen) et le boom pétrolier ont alimenté la montée en puissance d'un Etat profond dominé par les islamistes. Dans la guerre actuelle, cependant, c'est l'extraction de l'or pour l'exportation qui alimente les milices parallèles d'Hemetti et génère la violence politique.

Suite à la perte des revenus pétroliers avec la sécession du Sud-Soudan en 2011, El-Béchir s'est tourné vers l'or pour soutenir ses réseaux clientélaires affaiblis. Entre 2012 et 2017, la production d'or a connu une augmentation astronomique de 141%[11]. En 2018, un an avant la révolution, le pays était le douzième producteur mondial.

Mais contrairement au pétrole, les bénéfices de ce nouveau boom de l'or ont été distribués de manière beaucoup plus décentralisée. La plupart des exportations d'or sortent illégalement du pays, principalement vers les marchés des Emirats arabes unis. La majeure partie de la valeur de l'or échappe ainsi à l'économie formelle malmenée, ce qui compromet la capacité de l'Etat à générer des revenus et à allouer des ressources à sa population civile. Une étude récente a révélé que l'écart entre les exportations d'or déclarées par le Soudan et les importations enregistrées par ses partenaires commerciaux s'élevait à 4,1 milliards de dollars[12], ce qui laisse supposer que 47,7% des revenus de l'or soudanais se retrouvent dans des mains privées.

Alors que l'armée et l'appareil de sécurité dominé par les islamistes se battent pour contrôler les entreprises impliquées dans le pétrole, la gomme arabique, le sésame, les armes, le carburant, le blé, les télécommunications et les banques, Hemetti monopolise l'or (et dans une moindre mesure le bétail et l'immobilier), afin d'étendre son effort de guerre. La violence qui sous-tend la guerre est directement liée à sa richesse personnelle, qu'il a amassée en grande partie grâce à sa participation au commerce illicite de l'or.

En 2015, un rapport publié par le Conseil de sécurité de l'ONU a révélé que les forces de Hemetti généraient 54 millions de dollars par an grâce au contrôle de la mine d'or de Jebel Amer[13], ce qui lui a permis de recruter des jeunes, pauvres et sans emploi, de tout le Sahel au sein du RSF, venant notamment de Libye, du Tchad, du Mali et du Niger, et qui sont les principaux auteurs des violences au Darfour, à Khartoum et dans le centre du Soudan. Sa force paramilitaire est actuellement estimée à 40 000 hommes. Par rapport à leurs homologues des SAF, ses hommes de troupe bénéficient d'un accès privilégié aux ressources financières et à la formation de la part d'acteurs extérieurs.

L'émergence de l'or en tant que matière première la plus rentable du Soudan contribue à expliquer la nature décentralisée de la guerre et les niveaux élevés de violence infligés par les milices du RSF, en particulier dans les régions riches en or du Darfour et du Kordofan.

Alimenter une guerre par procuration

Bien que la dynamique principale de la guerre au Soudan soit interne, des puissances régionales et d'autres plus éloignées jouent un rôle influent. Les pays du Golfe, en particulier l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, sont au premier rang de ces puissances.

Ici aussi, l'émergence de l'or comme la matière première la plus rentable du Soudan est significative. Contrairement au pétrole, l'or est une ressource pillable, ce qui incite les acteurs extérieurs, comme les Emirats arabes unis, à intervenir aux côtés des RFS, quelles que soient les conséquences en termes de violence à l'encontre des civils. Les Emirats arabes unis soutiendraient Hemetti et ses RSF par des livraisons d'armes transitant par le Tchad et la Libye.

Au-delà du commerce illicite de l'or, Hemetti a également bénéficié des intérêts régionaux des pays du Golfe et de leurs préoccupations concernant la mer Rouge. L'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis s'inquiètent depuis longtemps de l'encerclement iranien par le détroit d'Ormuz et Bab el-Mandeb. Ces inquiétudes ont été renforcées par le soutien iranien au mouvement Houthi au Yémen, qui a conduit à l'intervention militaire d'une coalition dirigée par l'Arabie saoudite en 2015. Hemetti a reçu des millions de dollars de l'Arabie saoudite et des Emirats arabes unis pour envoyer ses milices combattre dans la guerre.

Alors que la majorité des soldats des RSF sont rentrés du Yémen, la récente escalade de la violence en mer Rouge, due aux attaques des Houthis contre des navires commerciaux en réponse à la guerre d'Israël contre Gaza, a alimenté les inquiétudes de l'Arabie saoudite, en particulier. Riyad, avec les Etats-Unis, a pris l'initiative de tenter de négocier un accord de cessez-le-feu entre les deux parties belligérantes, dans le but stratégique de conserver une alliance solide avec le régime qui émergera à Khartoum après la guerre.

L'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont tous deux établi avec succès des bases militaires dans la Corne de l'Afrique : l'Arabie saoudite à Djibouti et les Emirats arabes unis en Erythrée. Les Emirats arabes unis cherchent également à établir des installations similaires dans le nord de la Somalie. Mais la concurrence pour l'influence dans la région de la mer Rouge ne se limite pas à ces Etats. Le Qatar, la Turquie et la Russie ont tous renforcé leur engagement dans la région et se sont lancés dans l'établissement de bases militaires au large de la côte soudanaise de la mer Rouge.

S'il est en partie stratégique, l'intérêt des Etats du Golfe pour le Soudan découle également d'objectifs économiques à plus long terme. Ils considèrent les investissements en Afrique comme un moyen de diversifier leurs économies et sont désireux de développer le commerce sur ce continent riche en ressources, dont le Soudan est la porte d'entrée. Les Emirats arabes unis ont poursuivi avec détermination un projet de développement portuaire au large de la côte soudanaise de la mer Rouge. En 2022, Khartoum aurait officiellement attribué aux Emirats arabes unis un contrat d'exploitation d'une partie de Port-Soudan, dans lequel les Emirats arabes unis investiraient 6 milliards de dollars.

Les terres agricoles du Soudan sont également essentielles pour aider les Etats du Golfe à répondre à la demande croissante d'importations alimentaires. Dans le cœur agricole du Soudan – dans l'Etat de Gezira, par exemple – les investissements des pays du Golfe (estimés à 8 milliards de dollars) ont été facilités par des politiques néolibérales qui ont plongé les petits agriculteurs dans l'endettement et décimé le secteur de l'agriculture familiale. Une grande partie des terres louées par les investisseurs du Golfe a été transformée en projets agro-industriels à grande échelle qui ont coupé les routes de transhumance des troupeaux et absorbé des parcelles autrefois utilisées pour l'agriculture de subsistance pluviale. La paupérisation des agriculteurs et des travailleurs ruraux soudanais a d'ailleurs contribué au succès du recrutement des milices des RSF, dont les combattants sont issus de populations rurales désormais dépossédées.

L'Egypte, pour sa part, soutient le général Bourhane et les Forces armées soudanaises. Le Caire s'inquiète non seulement de la revitalisation de l'influence islamiste sur son flanc sud. Elle se préoccupe aussi de la gestion du bassin du Nil. En 2020, l'Ethiopie a commencé à remplir le Grand Ethiopian Renaissance Dam, un barrage hydroélectrique de 4,8 milliards de dollars sur le Nil Bleu, que Le Caire considère comme une menace existentielle pour ses propres ressources en eau. Hemetti entretient des liens étroits avec l'Ethiopie ainsi qu'avec les Emirats arabes unis qui, bien qu'ils soient un bienfaiteur majeur de l'Egypte, sont également un rival régional en termes d'influence. L'Egypte considère donc un Soudan dominé par les RSF comme une menace pour ses intérêts nationaux.

L'une des conséquences de ces rivalités est l'existence d'une série d'efforts de « paix » qui sont contradictoires entre eux. A l'heure où nous écrivons ces lignes, quatre forums différents sont simultanément à l'œuvre pour obtenir un cessez-le-feu et un accord de paix entre les factions belligérantes : les pourparlers de Riyad (menés par les Etats-Unis et l'Arabie saoudite) ; l'initiative IGAD-Union africaine menée par Djibouti ; les pourparlers du Caire visant à forger une alliance entre l'opposition civile et l'allié égyptien, les Forces armées soudanaises ; et une initiative plus récente placée sous la conduite des Emirats arabes unis mais tenue sous les auspices du gouvernement de Bahreïn.

Ces initiatives reflètent les intérêts des Etats qui les ont initiées et leurs relations avec les parties belligérantes respectives, plutôt que des efforts visant à aider le peuple soudanais et la société civile à trouver un cadre réaliste pour aboutir à un cessez-le-feu.

La promesse durable de la révolution

Contrairement à d'autres guerres civiles dans l'histoire du Soudan, les parties belligérantes au Soudan ne bénéficient actuellement d'aucun soutien ni d'aucune légitimité au sein de la société civile. Les deux parties mènent une guerre contre le peuple soudanais précisément parce que, dans le sillage de la révolution démocratique à grande échelle de 2018, la société civile soudanaise a massivement rejeté un avenir dominé par des dirigeants militaires autocratiques.

En effet, la révolution de 2018-19 a clairement montré, et la guerre dévastatrice actuelle l'a confirmé, que les perspectives de paix et de démocratie reposent sur la pérennité de la société civile du Soudan, composée d'associations professionnelles, de syndicats et d'organisations de jeunes et de femmes. La guerre n'a fait qu'affirmer l'importance de ces réseaux. Aujourd'hui encore, les comités de résistance dirigés par des jeunes, malgré leurs différences, s'accordent à dire que la priorité est de mettre fin à la guerre et de rétablir la paix en s'attaquant aux causes profondes des conflits au Soudan, comme l'a voulu la révolution.

Au cours d'une guerre dévastatrice et face à des déplacements massifs, un mouvement populaire influent dirigé par des jeunes a fait preuve d'une grande capacité à collaborer au-delà des clivages ethniques, de genre et sociaux pour atteindre des objectifs démocratiques. En l'absence d'une aide internationale adéquate, par exemple, des équipes d'intervention d'urgence dirigées par des jeunes ont mobilisé l'aide mutuelle dans tout le pays.

Alors que les élites politiques perdent de leur légitimité dans la société civile soudanaise, les leaders de la jeunesse continuent de bénéficier d'un soutien important de la part d'une large couche de Soudanais. Les dirigeants du mouvement de jeunesse, les organisations de femmes, les universitaires indépendants, les artistes et les millions de Soudanais de la diaspora sont presque unanimes pour relever le défi actuel de la guerre en travaillant au renforcement de la société civile de manière à rétablir la confiance, à résoudre le conflit et à construire une paix durable. (Article publié par le Middle East Research and Information Project (Merip), printemps 2024, n° 310 ; traduction rédaction A l'Encontre)

* Khalid Mustafa Medani est professeur agrégé de sciences politiques à l'Université McGill, Montréal.

Notes

[1] “Sudan crisis sends shockwaves around the region as displacement, hunger, and malnutrition soar,” WFP, February 19, 2024.

[2] The National Population Council, Ministry of Social Welfare and Security, “Sudan Millennium Development Goals Progress Report, 2010,” July 23, 2012, p. 67.

[3] IMF Country Report No. 13/318 : “Sudan : Interim Poverty Reduction Strategy Paper,” (October 2013), p. 6.

[4] “Sudan : Public Expenditure Review, Synthesis Report,” World Bank, Report no. 41840-SD. Washington DC. December 2007.

[5] World Bank : “The Sudan Interim Poverty Reduction Strategy Paper Status Report,” (October 2016), p. 1.

[6] Ahmed Gallab, The First Islamic Republic : Development and Disintegration of Islamism in Sudan (Surrey : Ashgate, 2008).

[7] Anne L. Bartlett, “Dismantling the ‘Deep State' in Sudan,” Australisian Review of African Studies, 41/1, (2020), pp. 51-57.

[8] Harry Verhoeven, “The rise and fall of Sudan's Al-Ingaz Revolution : The Transition from Militarised Islamism to Economic Salvation and the Comprehensive Peace Agreement,” Civil Wars 15/2 (2013), pp. 118-140.

[9] “Burhan lets the Islamists back in,” Africa Confidential 62/10 (May 12, 2022).

[10] “Al-Burhan forms committee to dissociate al-Bashir's regime in Sudan,” Middle East Monitor, December 11, 2019.

[11] “Analyzing Trade, Oil and Gold : Recommendations to Support Trade Integrity in Sudan,” Global Financial Integrity, May 2020, p. 3.

[12] “Analyzing Trade, Oil and Gold : Recommendations to Support Trade Integrity in Sudan,” Global Financial Integrity, May 2020, p. 3.

[13] “U.N. Panel of Experts Reveals Gold Smuggling and Cluster Bombs in Darfur,” Relief Web, April 12, 2016.

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Sahel. “US Army get out” : le départ des soldats américains du Niger réclamé et enclenché

23 avril 2024, par Courrier international — , , ,
Alors que Washington a accepté la demande de retrait de ses militaires déployés au Niger formulée par Niamey, des centaines de manifestants se sont rassemblés le 21 avril à (…)

Alors que Washington a accepté la demande de retrait de ses militaires déployés au Niger formulée par Niamey, des centaines de manifestants se sont rassemblés le 21 avril à Agadez, dans le centre du pays, dénonçant le manque de résultats de la coopération militaire nigéro-américaine.

Tiré de Courrier international. Légende de la photo. Manifestation contre la présence américaine à Agadez, au Niger, le 21 avril 2024. Photo Stringer/Reuters.

“Here is Agadez, not Washington. US Army get out” [“Ici c'est Agadez, pas Washington. Dehors l'armée américaine”], affichait une banderole en tête de cortège, le dimanche 21 avril à Agadez. Des centaines de personnes ont manifesté dans cette ville saharienne du centre du Niger pour réclamer le départ des forces américaines.

Le vendredi 19 avril, l'administration Biden a entériné le retrait des forces américaines du Niger, après que Niamey avait dénoncé, le 16 mars, l'accord de coopération militaire avec les États-Unis.

À quelques kilomètres de l'arène de lutte traditionnelle d'Agadez, où les manifestants ont tenu un meeting, se trouve la base 201, une base de drones construite par le Pentagone peu après l'arrivée des premiers commandos américains au Niger en 2012. Il s'agit de la deuxième base militaire américaine, par la taille, sur le continent, après celle de Djibouti.

Dans une déclaration relayée par le site Actu Niger, les manifestants ont dénoncé l'opacité de la base aérienne 201 : “personne ne sait ce qui s'y passe”. Tout autant dénoncés : le manque de résultats engrangés dans la lutte antiterroriste “malgré les moyens technologiques de dernière génération”, ou encore la crainte que cette base ne soit ciblée par les ennemis que Washington s'est créés “du fait de son comportement de provocateur et de gendarme de la planète”.

“Sagesse” et “bon sens”

Le quotidien burkinabè Le Pays salue le compromis trouvé par les deux parties “même si, officiellement, il n'existe pas encore un calendrier très précis du retrait des soldats américains du Niger”.

À l'inverse de la France, qui a dans un premier temps refusé de prendre au sérieux la demande de retrait de ses militaires basés au Niger – au motif qu'elle émanait d'un pouvoir considéré comme illégitime – le divorce entre Niamey et Washington pourrait, selon le quotidien burkinabè, se dérouler “dans le respect des uns et des autres, c'est-à-dire sans animosité”.

Washington opte donc pour “la sagesse et le bon sens [qui] commandent de plier bagage”, même si l'arrivée au Niger de matériel russe et d'instructeurs militaires d'Africa Corps (groupe paramilitaire russe héritier de Wagner) l'aura aussi motivé à quitter le Niger, selon le titre ouagalais.

“Où iront les 1 100 soldats américains ?” s'interroge de son côté Aujourd'hui au Faso. Au Tchad ou aux États-Unis ? Le 18 avril, la chaîne américaine CNN évoquait un courrier de responsables tchadiens adressé, hors des canaux diplomatiques officiels, à l'attaché de défense de l'ambassade des États-Unis au Tchad et réclamant l'annulation d'un accord militaire entre les deux parties. Un moyen pour N'Djamena d'obtenir des concessions de Washington ?

“Le Tchad n'a pas demandé aux forces américaines de partir. […] Nous sommes convenus que la période suivant l'élection présidentielle au Tchad [prévue le 6 mai] est un moment approprié pour réexaminer notre coopération en matière de sécurité”, a réagi un porte-parole du département d'État, cité par Alwihda.

Selon l'armée de l'air tchadienne, explique le site d'information, le courrier évoquait un départ des éléments américains de la base Adji Kosseï, au nord-ouest de N'Djamena, sans que cela ne “[remette] en cause la coopération militaire entre le Tchad et les États-Unis”. Moins de 100 soldats américains sont actuellement présents au Tchad.

Courrier international

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Grèce : la deuxième mort de Syriza ou, de la tragédie à la farce

23 avril 2024, par Stathis Kouvelakis — , ,
Syriza traverse actuellement ce qui pourrait bien être sa crise finale après l'élection à sa tête d'un ancien trader : Stefanos Kasselakis. Celui-ci a pris la succession (…)

Syriza traverse actuellement ce qui pourrait bien être sa crise finale après l'élection à sa tête d'un ancien trader : Stefanos Kasselakis. Celui-ci a pris la succession d'Alexis Tsipras après la déroute électorale récente du parti, en bénéficiant d'un large soutien des médias dominants et d'un système de « primaire interne » qui permet à toute personne s'inscrivant en ligne et payant la somme de deux euros de participer à l'élection du chef du parti.

Stathis Kouvélakis analyse dans cet article ce qui apparaît d'ores et déjà comme la « deuxième mort » de Syriza, la première renvoyant à la capitulation en rase campagne de l'été 2015 face à la Troïka (Banque centrale européenne, Fonds monétaire international et Commission européenne). Celle-ci conduisit Tsipras à mener une politique d'une extrême brutalité pour les classes populaires et, ainsi, à transformer Syriza de parti de la gauche radicale en parti de l'austérité néolibérale.

8 avril 2024 | tiré de la gauche écosocialiste | d'abord publié sur le site de Contretemps
https://www.contretemps.eu/grece-deuxieme-mort-syriza-tsipras-kasselakis/

On connait sans doute les phrases par lesquelles commence leDix-huit Brumaire de Louis Bonaparte de Marx : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages de l'histoire surgissent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».

Ce « quelque part » fait référence à un passage des Leçons sur la philosophie de l'histoire qui établit un parallèle, d'une part, entre le passage de Rome de la république à l'empire et celui de la France de la monarchie à la république, et, de l'autre, entre le destin de César, celui de Napoléon et celui de la dynastie des Bourbons. Selon Hegel, le meurtre de César est censé ramener la république, en mettant fin au pouvoir personnel, mais il aboutit à sa fin irrévocable et à l'instauration du régime impérial, d'un césarisme sans César que le meurtre de celui-ci a rendu possible. Napoléon et les Bourbons sont chassés deux fois du pouvoir, et ce n'est qu'au terme de cette réitération que l'irréversibilité de la fin du pouvoir qu'ils ont incarné est véritablement actée.

Hegel en tire une sorte de loi de l'histoire selon laquelle « la répétition réalise et confirme ce qui au début paraissait seulement contingent et possible »[1]. Un événement n'est définitivement enregistré que lorsque, par sa répétition, sa nécessité, c'est-à-dire son caractère irréversible, est reconnue. Cette répétition n'est en fait jamais une répétition à l'identique, elle s'effectue toujours sous une forme déplacée.

Toutefois, l'idée d'un passage de la tragédie à la farce est, pace Marx, déjà bien présente chez Hegel, qui caractérise la « Restauration » des Bourbons de « farce qui a duré 15 ans »[2]. La normalité propre à l'ère bourgeoise tend à refouler les moments troubles qui ont scandé son émergence. Pour autant, si toute idée de retour en arrière s'avère illusoire, cette illusion fait elle-même partie du processus qui, par le jeu de la répétition, enregistre la césure de l'événement.

Le désastre que vit la Grèce, et en particulier la gauche grecque, depuis le terrible été 2015 apparaît comme un cas d'école de cette « ruse de la raison historique ».

Entre les deux morts, la séquence 2015-2023

La dernière en date des tragédies d'un pays qui en a connu bien d'autres est donc survenue en ce terrible été 2015, lorsqu'Alexis Tsipras capitule en rase campagne face à la Troïka (Union européenne, Banque centrale européenne, Fond Monétaire International), et accepte un plan néolibéral de choc (connu en tant que « 3e Mémorandum ») bien pire que celui que l'électorat grec venait de rejeter quelques jours auparavant, lors du référendum du 5 juillet. Mais l'ampleur de la catastrophe était telle qu'elle fit l'objet d'un déni, habilement cultivé par Tsipras et ceux qui l'ont suivi au sein de son parti, avec l'appui enthousiaste des classes dominantes grecque et européennes.

Syriza a pu ainsi remporter le scrutin anticipé de septembre 2015 en laissant croire que l'acceptation du 3e Mémorandum n'était qu'un recul tactique et en promettant de mettre en œuvre un « programme parallèle », censé neutraliser ses retombées négatives. Les quatre ans qui ont suivi ont toutefois été marqués par l'application à la lettre des recettes néolibérales draconiennes gravées dans le marbre de cet accord, sans la moindre mesure compensatoire, transformant la Grèce en pays modèle du néolibéralisme au sein de l'UE.
L'électorat sanctionne lourdement Syrizaau scrutin européen de mai 2019, en le plaçant (à 23,7% contre 35,6% en septembre 2015), dix points derrière une droite revigorée, assurée de revenir au pouvoir. Sentant le vent du boulet, Tsipras bouscule de quelques mois le calendrier électoral et appelle à un scrutin législatif anticipé pour juillet. La manœuvre porte ses fruits, ou du moins quelques-uns.

Certes, Syriza sort perdant, à près de neuf points derrière Nouvelle Démocratie. Mais il progresse de près de huit points par rapport aux européennes, atteignant un score inespéré de 31,5%. La perspective d'un retour de la droite au pouvoir a suscité un ultime réflexe de vote-barrage. Ce réflexe s'était nourri de la réaction suscitée par les manifestations nationalistes du printemps précédent contre l'accord signé avec la République de Macédoine du Nord, qui avaient vu se constituer un front commun entre l'extrême droite et les secteurs les plus radicaux de Nouvelle Démocratie.

Ce score a créé l'illusion, propagée conjointement par Syriza et le système politico-médiatique, selon laquelle on assisterait au retour à un système bipartisan comme celui que le pays avait connu des années 1970 à la crise de 2010. A la seule différence que c'était désormais le parti d'Alexis Tsipras qui était censé occuper la place qui fut naguère celle du Pasok, celle d'une force d'alternance gouvernementale face à la droite.

Cette illusion renvoyait de fait à une autre, plus profonde : celle qui refusait d'admettre le caractère irréversible de ce qui s'était passé l'été 2015, et qui s'était prolongé lors des quatre années qui avaient suivi, à savoir la mutation de Syriza d'un parti de la gauche radicale en véhicule d'une forme particulièrement dévastatrice de néolibéralisme, assortie d'une mise sous tutelle du pays pendant plusieurs décennies[3].

Mai-juin 2023 : le naufrage électoral

L'effondrement électoral de Syriza au scrutin de mai 2023, confirmé et aggravé dans celui qui a suivi (de 31,5% en 2019 à 20% en mai puis à 17,8% en juin), a mis fin à cette illusion. Au cours des quatre années précédentes, Syriza s'était contenté de mener une opposition superficielle, ne contestant aucune orientation de fond de la droite.

Au parlement, ses députés ont voté 45% des lois proposées par le gouvernement de Mitsotakis, y compris les plus emblématiques comme celle autorisant la vente à un prix symbolique du terrain de l'ancien aéroport d'Elliniko à l'oligarque Yanis Latsis, associé à des capitaux qataris, ou les pharaoniques contrats d'armement, d'un montant de près de 15 milliards à ce jour, qui ont conduit au doublement du budget de la défense entre 2020 et 2022. Syriza s'est chargé lui-même de rappeler quotidiennement que la capitulation de 2015 et son mandat gouvernemental ne constituaient en rien une « parenthèse » forcée mais bien une rupture qui n'admettait aucun retour en arrière.

Par ailleurs, Tsipras a engagé une mutation de la structure organisationnelle de Syriza en ouvrant largement le parti à des personnalités « centristes », en général issues du Pasok, qui avaient approuvé tous les Mémorandums signés avec la Troïka lors de la période 2010-2015. Le nom du parti a été modifié en 2020 en « Syriza-Alliance progressiste », avec l'ambition d'en faire une force capable de couvrir l'espace du « centre-gauche » et d'apparaître comme une force d'alternance stable. Et, surtout, Tsipras a instauré en 2022 un système de « primaire interne », ouverte à toute personne s'inscrivant en ligne et payant la somme de deux euros.

Seul candidat, Tsipras est élu président du parti par une « base » fictive de 170 mille personnes – jusqu'à l'été 2015 Syriza comptabilisait 35 000 membres, mais il s'agissait alors de vrais membres affiliés à une section locale ou d'entreprise. A la tête d'un parti vidé de toute substance militante et transformé en machine électorale au service du leader, Tsipras pensait aborder avec une relative sérénité les scrutins de 2023. L'objectif était sinon de gagner une majorité, du moins être en mesure de constituer une coalition gouvernementale « progressiste » avec le Pasok et accoucher ainsi d'un pôle de centre-gauche sur le modèle du PD italien.

Dans ce contexte, la double déroute de mai et juin 2023, la seconde amplifiant la première, a provoqué un séisme interne. Dans une ambiance lugubre, Tsipras démissionne quelques jours après la gifle électorale de juin. Il laisse un parti démoralisé et, surtout, dépourvu d'identité et de repères autres que le culte du leader et l'obsession de revenir au pouvoir.

De nouvelles « primaires » sont convoquées pour septembre, et une proche de Tsipras, Efi Achtsioglou, se présente comme la successeure désignée, bénéficiant de l'appui de l'appareil. Elle fait partie du groupe de quadras qui ont accédé à la notoriété en occupant d'importants portefeuilles ministériels entre 2015 et 2019. Elle-même, en tant que ministre du travail, a lié son nom à deux lois qui restreignent drastiquement le droit de grève (désormais soumis à un vote préalable des membres du syndicat, sur le modèle des lois Thatcher) et suppriment les négociations tripartites (syndicats-patronat-Etat) sur le SMIG, désormais fixé par décret.

Tout paraissait joué, jusqu'à ce qu'un outsider absolu, Stefanos Kasselakis se déclare candidat à la fin août et remporte aisément le scrutin (qui s'est déroulé en deux tours, selon les règles fixées en 2022). Que s'est-il passé ?

Qui est Stefanos Kasselakis ?

Dans les conditions actuelles d'affaiblissement au niveau mondial des partis politiques, le succès d'un outsider comme Kasselakis pourrait paraître trivial. Il l'est toutefois moins si on prend en compte ce qui fait la singularité du personnage et de son ascension éclair sur la scène politique. L'originalité du cas consiste en ce que l'outsider en question ne fonde pas une nouvelle formation, par-delà les clivages établis du champ politique, mais, défiant toute prévision, parvient à s'imposer à la tête d'un parti héritier d'un courant historique de la gauche et qui, malgré son affaiblissement, reste la principale force d'opposition au parlement grec.

A première vue, le succès de Kasselakis se présente comme une simple combinaison des techniques de com qui font l'essence de la « post-politique » actuelle. Jeune, riche, sportif, ouvertement gay (mais sans promouvoir d'agenda LGBT+ particulier), Kasselakis paraît incarner lui-même l'« image » de nouveauté, celle du « rêve grec » qu'il promet à ses partisans. La campagne-éclair qui l'amène à la présidence de Syriza est entièrement basée sur des petites vidéos (six, soit un total 43 minutes), de rares interviews (il arrête rapidement un exercice qui le met en difficulté), et, avant tout, sur le recours intensif aux réseaux sociaux.

Le candidat-surprise est aussitôt adoubé par les médias audiovisuels, qui lui assurent une visibilité extraordinaire, entièrement basée sur l'étalage complaisant de son style de vie (son chien, son mari, sa salle de fitness, ses sorties etc.). Son discours est à l'image de sa campagne : il se présente comme un visage neuf, « l'homme capable de battre Mitsotakis », dégagé de tout « boulet idéologique » à l'opposé des « hommes (et femmes) d'appareil » qu'il affronte dans le cadre des primaires de Syriza.

Lors des interviews, son ignorance des sujets les plus élémentaires de la politique grecque est flagrante. Malgré son succès supposé dans le monde des affaires, il semble ignorer le montant du taux d'imposition des sociétés en Grèce et, nonobstant les saillies « patriotiques » dont il parsème ses discours, il n'a qu'une vague idée des problèmes qu'affronte le pays dans ses rapports avec la Turquie. Ses propositions sont aussi floues que sommaires, mais toutes s'insèrent dans la grammaire néolibérale : moins d'impôts, suppression du service militaire obligatoire et promotion d'une armée de métier, « égalité des chances » et « rêve grec pour tous ».

Peu après son élection à la présidence du parti, il prononce devant l'assemblée générale annuelle du patronat grec un discours remarqué, qui dissipe le nuage de fumée qui a entouré sa campagne. Il y défend une vision qui « ne diabolise pas le capital et le voit comme un outil pour la prospérité, pour la réduction des inégalités à travers une croissance forte ». Selon cette version de la « théorie du ruissellement », le « mot travail doit être un appel à la ‘collaboration', pour un nouveau contrat social par lequel les travailleurs participent activement à la croissance de l'entreprise ».

La clé du succès de Kasselakis se trouve sans doute dans cette adéquation entre un discours à peu près vide de contenu, au sens où il se contente de surfer sur les clichés (au sens imagé) du néolibéralisme, et son incarnation dans un visage juvénile, dépourvu de toute épaisseur, donc entièrement modelable (et modelé) par les techniques de la com. Il apparaît comme la transposition dans le champ de la politique de la figure de l'« ambianceur », pour reprendre une catégorie de Nicolas Vieillescazes : quelqu'un qui diffuse une certaine vision, en l'occurrence néolibérale, mais de façon vague, quasiment subreptice, qui évite toute affirmation et propos « clivant » et se fond ainsi dans l' « ambiance » régnante, puissamment aidé en cela par son (apparente) absence de passé. Davantage qu'une véritable singularité, Kasselakis apparaît comme un produit d'algorithmes, simple figuration de la logique anonyme du système politique et de l'ordre social dont il est l'expression.

Si Kasselakis a pu s'en tenir pendant sa courte campagne pour la présidence de Syriza (à peine plus de deux semaines) à un discours infra-politique, c'est qu'il est lui-même un inconnu à peu près complet non seulement sur la scène politique mais aussi dans la vie publique du pays. Sa désignation par Alexis Tsipras sur les listes de Syriza (dans une position non-éligible) aux scrutins de mai et juin 2023 au titre de personnalité de la diaspora[4] est passée à peu près inaperçue.

Ayant quitté la Grèce à l'âge de 14 ans, il est résident permanent aux Etats-Unis jusqu'au début de l'année dernière. C'est dans ce pays que s'est déroulée la totalité de sa carrière professionnelle, qui l'a vu passer du statut de trader de la Goldman Sachs à celui d'armateur, une trajectoire qui lui donne l'aura du self-made man dont il ne cesse de se prévaloir. Pourtant, un voile d'opacité entoure la nature exacte de ses activités entrepreneuriales.

De récents reportages de la presse grecque pointent une structure labyrinthique de sociétés au statut juridique complexe, dont les principales sont basées au Delaware, un Etat de la côte Est des Etats-Unis connu pour son statut de paradis fiscal et pour la règle de confidentialité qu'il applique quant à la propriété des sociétés qui y sont enregistrées. Tout cela au mépris de la législation grecque qui interdit aux élu.es et aux dirigeant.es de partis représentés au parlement d'être propriétaires de sociétés dont le siège se trouve hors du pays.

Même le passage par la Goldman Sachs est controversé : Kasselakis aurait été licencié pour « performance insuffisante », alors que lui-même assure l'avoir quittée de son propre gré pour reprendre des études supérieures. De même, il apparaît que, loin d'être le self-made man qu'il prétend, son entrée dans le monde des affaires s'est effectuée grâce à l'appui de la société de son père et à celui du puissant armateur Marcos Nomikos.

Que sa trajectoire ait été celle d'un capitaine ou, plus vraisemblablement, celle d'un chevalier d'industrie, Kasselakis n'est pas un inconnu au sein de la communauté gréco-étatsunienne. Il a tenu pendant des années une chronique consacrée à l'économie dans son organe emblématique, The National Herald, un quotidien ultra-conservateur (et soutien notoire de la dictature des colonels qui a sévi de 1967 à 1974) mais qui entretient de puissants liens « bipartisans » avec l'establishment politique et économique étatsunien. Kasselakis y publie ses chroniques parfois sous son nom, parfois sous le pseudo d'Aristotelis Oikonomou, en hommage à l'armateur mythique Aristotelis Onassis.

La presse grecque a abondamment fait état de ses publications passées, qui ne laissent aucun doute sur son positionnement idéologique et politique – même si l'effet de ces révélations a été habilement neutralisé par le tapage communicationnel qui a entouré sa campagne. Tout au long de la crise des années 2010-2015, Kasselakis a vigoureusement défendu la thérapie de choc de la Troïka, jugeant que les salaires grecs sont trop élevés (y compris le salaire minimum), et que les licenciements de fonctionnaires et les coupes dans les services publics imposés par la thérapie de choc étaient « insuffisants ».

Il proposait comme modèle la politique économique de Reagan et la création d'universités privées. Il considérait Syriza, et en particulier Alexis Tsipras, comme un « danger » pour le pays comparable à celui que Trump représentait pour les Etats-Unis (lui-même était pourtant enregistré comme électeur républicain à New York de 2013 à 2019). Il avait affiché, en 2015, son soutien à l'actuel premier ministre Konstantinos Mitsotakis lors des primaires de la droite et salué, en 2019, la victoire de Nouvelle Démocratie (dirigée par Mitsotakis), lorsqu'elle succède au pouvoir à Syriza.

Dans un entretien accordé en juillet 2023 à l'édition en langue anglaise du quotidien athénien Kathimerini, alors qu'il s'était déjà présenté comme candidat sur les listes de Syriza, il se targue de « son excellente relation avec Mitsotakis, qui date de 2012, quand il était simplement député ». Dans le même entretien, il déclare avoir accepté la proposition de Tsipras de figurer sur les listes de son parti car il « pense qu'avec lui (Tsipras) nous pourrions créer l'équivalent grec du Parti Démocrate [étatsunien], qui pourrait mettre en œuvre un ensemble de changements politiques allant de projets de loi bipartisans sur l'économie et la réforme de la justice à des protections progressistes sur les droits de l'homme, le logement, la pauvreté, etc. ».

L'aboutissement d'un long délitement

L'élection d'une telle personnalité à la tête d'un parti comme Syriza, qui compte 20 ans d'existence et plonge ses racines dans l'histoire mouvementée de la gauche communiste grecque, a bien quelque chose de vertigineux. De la tragédie on est effectivement passé à la farce, mais le spectacle a continué à attirer des spectateurs. Il s'est en effet trouvé 70 mille personnes pour soutenir Kasselakis lors du second tour des primaires (56% du total) contre 56 mille à sa rivale, Efi Achtsioglou. Comment expliquer cette adhésion ?

Il faut tout d'abord mentionner la déstructuration idéologique profonde induite par le cynisme impudent d'une formation de la « gauche radicale » qui renie ses engagements fondamentaux, bafoue le résultat d'un référendum qu'elle a elle-même organisé, et s'accroche au pouvoir pour poursuivre la politique néolibérale d'une grande brutalité engagée par ses prédécesseurs. La perte de repères qui s'ensuit nourrit le nihilisme et les mues les plus improbables, y compris au sein de ce qui restait de l'électorat de Syriza.

Vient ensuite l'impact de la procédure de la primaire qui substitue au principe d'un parti constitué de militants souverains celui d'un agrégat anonyme et atomisé, constitué de membres fantômes à deux euros, aisément manipulable par les médias et le buzz des réseaux sociaux. Sans la figure de Tsipras, qui maintenait l'apparence d'une continuité, le parti centré autour de son leader est apparu pour ce qu'il était devenu : une coquille vide.

Avec ce mélange d'inconscience et de sincérité qui caractérise les outsiders, Kasselakis a déclaré que « si Syriza fonctionnait correctement, s'il avait une base sociale, une réserve de cadres et de jeunes, il y aurait évidemment quelqu'un d'autre qui aurait pris la place que j'occupe aujourd'hui. Le fait que j'aie été élu n'est pas un signe de bon fonctionnement. Je l'admets. Si j'ai été élu, c'est parce que les gens voulaient quelque chose de différent ».

Toutefois, la victoire d'un candidat aussi improbable n'a été possible que du fait du discrédit de ses concurrents. Usés par un exercice du pouvoir impopulaire, ayant appliqué sans broncher des politiques néolibérales aux antipodes complets des engagements de Syriza, ils et elles en ont payé le prix lorsque le désastre électoral est survenu. Incarnant la continuité et une forme de légitimité « partidaire », Efi Achtsioglou en particulier pensait que les primaires seraient une promenade et menait une campagne routinière et « centriste ».

C'est précisément ce qui l'a conduit à la défaite : brocardée en tant que représentante d'une ligne et d'une équipe qui avait échoué, elle n'avait pas grand-chose à opposer à la « guerre-éclair » communicationnelle d'un Kasselakis, avec son profil d'« homme neuf », vierge de tout lien avec le Syriza de gouvernement, adossé au système médiatique mais bénéficiant également de la bienveillance implicite de Tsipras. Sa défense de « l'identité de gauche » du parti ne pouvait qu'apparaître que comme le reliquat démonétisé d'une époque révolue.

La force de Kasselakis a été précisément d'affirmer la rupture avec une identité devenue sans objet. Une fois de plus, l'injonction que le « révisionniste » Eduard Bernstein lançait à la socialdémocratie allemande à la fin du 19e siècle – « qu'elle ose paraître ce qu'elle est » – a fait la preuve de son efficacité. Profitant du désarroi créé par la déroute électorale, le candidat surprise a su mobiliser les procédures mises en place par Tsipras pour construire une base de supporters à partir des technologies qu'appellent ces mêmes procédures : le buzz des réseaux sociaux et le tapage médiatique.

Son succès illustre ce que Gramsci appelait un processus déjà bien avancé de « transformisme » et dont la racine n'est pas à chercher ailleurs que dans la capitulation de l'été 2015. C'est aussi la raison pour laquelle son OPA sur Syriza a bénéficié, dans un premier temps (mais qui était le plus crucial), de la bienveillance de Tsipras et du soutien de ses plus proches collaborateurs au sein du cercle dirigeant.

Syriza sous le leadership de Kasselakis

Si l'on appliquait à Kasselakis les critères dont il se réclame lui-même, le bilan de ses six premiers mois à la présidence du parti est pour le moins décevant, si ce n'est catastrophique. Les élections régionales et municipales d'octobre dernier ont été une humiliation pour le parti, qui a perdu le peu de bases municipales qui lui restaient.

Presque partout il a été dépassé par le Pasok, qui a remporté un succès spectaculaire et inattendu en délogeant (au second tour) la droite de la municipalité d'Athènes, l'ex-maire n'étant autre que le neveu du premier ministre Mitsotakis. Pire, Syriza est talonné au niveau national par le Parti communiste, qui connaît un redressement sensible et contrôle actuellement cinq municipalités importantes, dont celle de Patras, 3e ville du pays (conquise en 2014). Suite à ce premier test électoral, Syriza est relégué en 3e position (autour du 12%) dans la quasi-totalité des sondages, à deux points en moyenne derrière le Pasok.

Ce qui a fait la une des médias au cours des mois qui ont suivi, ce ne sont plus tant les opérations de com' de son président (malgré la publicité accordée à l'anniversaire de son chien Farly…) mais les déboires internes du parti et les révélations sur ses activités professionnelles aux Etats-Unis. Son élection a été suivie de vagues de départ de Syriza (pendant plusieurs semaines, la presse publiait quasi-quotidiennement des lettres collectives de départ signées par des dizaines, parfois des centaines de membres), des exclusions de députés, et rapidement, par le départ des principaux courants « historiques » : « Parapluie », qui se voulait l'aile gauche du parti (son candidat, Euclide Tsakalotos, ancien ministre de l'économie et des finances, avait recueilli 8,3% des voix lors du 1er tour des primaires), et le groupe dit « 6+6 », qui regroupe les quadras de l'ancienne direction autour de Tsipras, dont la candidate, Efi Achtsioglou, a affronté Kasselakis lors du second tour des primaires (elle avait obtenu 36% lors du premier).

Ces deux courants ont d'abord créé un groupe parlementaire, avec 11 députés sur les 47 élus sous l'étiquette Syriza en juin 2023, puis un parti nommé « Nouvelle Gauche ». Celui-ci a tenu sa première conférence nationale début mars et élu à sa tête Alexis Charitsis (47 ans), qui a détenu divers portefeuilles dans les gouvernements Tsipras.

Bien que se voulant garante de l'« identité de gauche », qu'elle accuse Kasselakis d'avoir abandonnée, Nouvelle Gauche se veut également la meilleure défenseure du bilan gouvernemental de Syriza, auquel ses principaux dirigeants restent associés. L'argument est que la cause de la crise du parti remonte à 2019. Seraient en cause l'incapacité à mener une opposition crédible et la politique d'« ouverture vers le centre » impulsée par Tsipras, ainsi que la transformation de l'organisation en machine au service du leader. La capitulation de 2015 et les quatre années de politiques néolibérales drastiques qui ont suivies font l'objet d'un non-dit, si ce n'est d'un déni. La proposition politique de Nouvelle Gauche revient en fin de compte à entretenir l'illusion d'un possible « tsiprisme sans Tsipras », dans la continuité du « Syriza de gouvernement » des années 2015-2019.

Par contraste, le Syriza de l'ère Kasselakis joue une carte de distanciation partielle avec le bilan du Syriza au pouvoir. Flirtant avec une rhétorique populiste, il dénonce certains aspects de la politique de la période 2015-2019 qui ont particulièrement affecté les couches moyennes (surtaxation des professions libérales et des indépendants) ou les retraités. Naviguant au gré des sondages et des trouvailles des communicants, le « progressisme » du « nouveau » Syriza offre une combinaison de platitudes néolibérales agrémentées d'une pincée de populisme.

Parmi les principaux appuis de l'actuel président issus de l'ancien Syriza, on trouve Pavlos Polakis, ancien ministre de la santé. Personnage histrionesque maniant constamment l'insulte sur les réseaux sociaux , il y relaie l'argumentation des antivax ainsi que des propos nationalistes et xénophobes, frisant parfois le racisme. De son côté, Kasselakis ne manque jamais une occasion de mettre en avant son « patriotisme » et d'affirmer son soutien aux montants astronomiques des dépenses militaires engagées par le gouvernement actuel (que Syriza a par ailleurs toujours soutenues au parlement).

Le 4e congrès de Syriza, qui s'est tenu fin février, a été marqué par l'intervention de dernière minute de Tsipras au moyen d'une lettre rendue publique la veille de son ouverture. Quelques jours auparavant, Kasselakis avait adressé aux « membres » un « questionnaire en ligne » qui remettait en cause l'ensemble des « fondamentaux » de Syriza : nom et emblème du parti, positionnement dans l'axe droite-gauche, nécessité de « changements radicaux » dans sa structure.

Ce questionnaire a suscité la réaction de la quasi-totalité des anciens « barons » du parti et forcé Tsipras à intervenir. Dans une ultime tentative d'affirmer son influence au sein du parti, Tsipras dénonce à la fois ceux qui l'ont quitté pour créer Nouvelle Gauche et le leadership de Kasselakis, à qui il reproche d'avoir été élu sans avoir ouvert ses cartes. Il lui demande en conséquence de procéder à des nouvelles élections pour la présidence du parti, faisant ainsi monter d'un cran le niveau, déjà très élevé, de tension interne.

Le congrès lui-même a donné une image de chaos indescriptible, la plupart des participant.es n'étant pas des délégué.es élu.es (les sections se trouvant dans l'incapacité de tenir des réunions) mais une masse de supporters du nouveau leader, huant systématiquement les opposant.es dans une ambiance digne des jeux de cirque romain. Malgré l'annonce d'une candidature opposée à Kasselakis (celle d'Olga Gerovassili, un profil comparable à celui d'Achtsioglou en plus âgé), le congrès a repoussé in fine la proposition de tenue de nouvelles élections dans une caricature de délibération. Les médias ont abondamment parlé de farce, et comparé le congrès aux spectacles satiriques kitsch de la scène populaire du Pirée Delphinario.

Pourtant, que ce soit en termes d'image personnelle ou de stratégie, Kasselakis sort incontestablement renforcé de l'épreuve : débarrassé de toute opposition interne, il a rompu le lien symbolique avec Tsipras et mis un terme à toute velléité de son ancien leader d'interférer dans les affaires du parti. Il a désormais carte blanche pour mener au bout sa transformation de Syriza en parti libéral à l'américaine. Ses premières décisions ont consisté à mettre en place un schéma d'organisation d'inspiration explicitement entrepreneuriale : le parti est géré par son président, entouré de son staff et de plusieurs « think tank » thématiques.

Le projet de changement de nom n'est que reporté, sans doute pour le lendemain du scrutin de juin prochain. Reste à savoir si cette opération est en mesure d'améliorer la performance électorale, qui s'annonce calamiteuse, aux élections européennes. Les derniers sondages indiquent certes un léger redressement, et redonne à Syriza la deuxième place, légèrement devant le Pasok, mais à plus de vingt points derrière Nouvelle Démocratie et toujours sensiblement en-deçà du score de juin 2013.

Même si lui-même s'en défend, et réclame à être jugé en fonction du résultat lors du prochain scrutin législatif (prévu pour 2027), le leadership de Kasselakis apparaît fragile. Mais on peut d'ores et déjà affirmer que sa mission historique est accomplie : la deuxième mort de Syriza est maintenant un fait accompli. Le passage de la tragédie à la farce laisse derrière lui une gauche exsangue et une société déboussolée, à la merci de démagogues sans scrupules, qui ne cachent même plus leurs liens avec les puissances d'argent.

Stathis Kouvelakis. Publié sur le site de Contretemps.

Notes

[1] G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Paris, Vrin, 1979, p. 242.

[2] Ibid., p. 343.

[3] Les engagements en matière d'excédents budgétaires, de remboursement de la dette et de mise sous hypothèque du patrimoine public de la Grèce contractés en 2018 par le gouvernement Tsipras, lors de l'accord de « sortie » du 3e Mémorandum, courent jusqu'en 2060. Par ailleurs, le Trésor public de la Grèce, tout comme l'Institut de statistiques, sont devenus des autorités « indépendantes », placées sous le contrôle indirect de l'Union européenne.

[4] Les partis grecs sont tenus d'inclure un quota de candidat.e.s de la diaspora depuis que le vote a été accordé, sous des conditions très restrictives, aux résident.e.s à l'étranger.

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L’affaire Ilaria Salis bouleverse l’Italie

23 avril 2024, par Claude Vaillancourt — , ,
Ilaria Salis, une professeure dans une école primaire à Monza, en Italie, se rend en Hongrie avec un petit groupe de militant.es antifascistes. avec l'aimable permission de (…)

Ilaria Salis, une professeure dans une école primaire à Monza, en Italie, se rend en Hongrie avec un petit groupe de militant.es antifascistes.

avec l'aimable permission de l'auteur
Par Claude Vaillancourt -10 avril 2024
https://alter.quebec/23749-2/

Salis libérée de ses chaînes - illustration tirée de la vidéo réalisée par le média public italien Rai
Claude Vaillancourt

Ces personnes veulent se confronter à des néonazis qui célèbrent la Fête de l'honneur, commémorant le soi-disant héroïsme d'un bataillon nazi contre l'Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien qu'illégale, cette fête est tolérée sans peine par le gouvernement d'extrême droite de Victor Orbán.

La suite des événements est confuse. Ilaria Salis est arrêtée dans un taxi et accusée d'avoir violenté deux néonazis. Rien ne permet de le confirmer, sinon des vidéos confuses avec des gens masqués. Ses deux « victimes » ont subi des blessures légères, elles ont été rapidement rétablies et n'ont pas porté plainte. Pourtant, la jeune enseignante subit un sort terrible. Elle passe plusieurs mois en prison sans pouvoir contacter sa famille ou un avocat. Son enfermement est particulièrement pénible : elle vit dans des conditions hygiéniques déplorables, avec des rats et des punaises de lit, dans le froid, mal nourrie.

Lorsqu'elle est enfin convoquée au tribunal, plusieurs mois plus tard, elle apparaît les pieds et les mains enchainées. Ces images, diffusées par les médias italiens, sont un choc. Jamais plus, en Europe, on traite les accusé.es de cette façon, à moins de personnes considérées comme extrêmement dangereuses, des cas rarissimes. Un vent d'indignation se répand en Italie : comment peut-on traiter ainsi une citoyenne, d'autant plus que l'accusation semble particulièrement floue ?

Le peu d'empressement du gouvernement italien

Des pressions très fortes se font sentir pour une intervention ferme du gouvernement italien. L'affaire relève de la diplomatie et il devient important d'aller au-devant d'une femme traitée indignement. Le père d'Ilaria Salis, invité à de nombreuses tribunes médiatiques, défend avec ardeur sa fille et obtient un soutien significatif.

Mais la situation se complique par le fait que Georgia Meloni, première ministre à la tête du parti d'extrême droite Fratelli d'Italia, est une alliée et une amie de Victor Orbán dont elle a loué les qualités à plusieurs occasions. Celle-ci se trouve prise entre deux feux : d'une part, il faut porter secours à une citoyenne en difficulté ; d'autre part, il lui est malaisé de réprimander une personne de sa famille politique. Son gouvernement choisit d'en faire le moins possible, soulevant la colère des personnes révoltées par l'ensemble de la situation.

Devant les pressions qu'il doit malgré tout subir, le gouvernement hongrois affirme qu'il faut laisser la justice suivre son cours. Un point de vue mal reçu en Italie. D'abord parce que cette justice est très dure, en particulier dans le cas de Salis. Aussi parce que la Hongrie a été pointée du doigt à plusieurs reprises par l'Union européenne justement pour son manque d'indépendance judiciaire. Selon plusieurs, dont l'auteur Roberto Saviano, l'affaire est bel et bien politique.

La solution à la crise paraissait envisageable : les avocats de Salis visaient une assignation à résidence, ce qui lui aurait permis d'être transférée en Italie. Mais pendant sa dernière présence au tribunal, fin mars, la justice hongroise en a plutôt rajouté : voilà encore la prisonnière enchainée et subissant une dure rebuffade. C'est en Hongrie qu'elle devra poursuivre sa peine, bien qu'elle continue à clamer son innocence.

L'extrême droite décomplexée

Les leçons à retenir de l'acharnement contre Ilaria Salis sont claires : les antifascistes ne sont pas les bienvenus en Hongrie et ils seront durement réprimandés s'il le faut. La Hongrie de Victor Orbán n'a pas de leçon à recevoir de personne, elle continuera à appliquer ses politiques d'extrême droite décomplexée ; et gare à celles et ceux qui se mettront sur son chemin.

Certains y voient aussi une stratégie pour la Hongrie de combattre l'isolement dont elle est victime dans l'Union européenne à cause de ses politiques antidémocratiques (comme le prétend aussi Saviano). En échange d'un meilleur traitement pour Salis, Orbán négocierait un appui de l'Italie pour obtenir des fonds européens qui lui sont coupés actuellement.

En attendant, le gouvernement hongrois résiste à toutes les pressions et Ilaria Salis croupit en prison, victime d'enjeux qui la dépassent largement. Son procès principal aura lieu le 24 mai ; elle risque onze ans de prison.

Les opposants à Salis — il y en a de très vocaux, dont des trolls particulièrement actifs — prétendent qu'elle n'est pas la seule à subir les prisons hongroises et qu'il est normal qu'elle paye pour les risques qu'elle a pris. Mais l'acharnement contre elle, en dépit de la très grande médiatisation de son cas, donne une fois de plus la mesure de ce qu'une extrême droite bien en selle peut mettre de l'avant : un mépris profond des droits, un acharnement cruel contre ses adversaires, un refus ferme du dialogue.

La version plus présentable de cette extrême droite européenne, celle du gouvernement de Georgia Meloni, montre cependant, par son peu d'empressement à intervenir, qu'elle cautionne indirectement les agissements des plus radicaux de ce mouvement.

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Yanis Varoufakis : Le discours que je n’ai pas pu prononcer

23 avril 2024, par Yanis Varoufakis — , , ,
Nous reprenons le discours de Yanis Varoufakis publié dans l'Aut'journal. Yanis Varoufakis n'a pu prononcer ce discours parce que la police allemande a fait irruption dans la (…)

Nous reprenons le discours de Yanis Varoufakis publié dans l'Aut'journal. Yanis Varoufakis n'a pu prononcer ce discours parce que la police allemande a fait irruption dans la salle du congrès à Berlin pour mettre fin au congrès sur la Palestine (dans le style des années 1930). Cette répression est une indication du type de société que l'Allemagne est en train de devenir lorsque sa police interdit les propos rapportés ci-dessous.

Nous publions également la déclaration de l'Internationale Sozialistische Organisation dénonçant la répression contre le congrès sur la Palestine à Berlin.

17 avril 2024 | tiré de l'Aut'journal
https://lautjournal.info/20240417/yanis-varoufakis-le-discours-que-je-nai-pas-pu-prononcer

Le discours que je n'ai pas pu prononcer

Mes amis,

Félicitations et remerciements sincères pour votre présence, malgré les menaces, malgré le dispositif policier renforcé devant cette salle, malgré la panoplie de la presse allemande, malgré l'État allemand, malgré le système politique allemand qui vous diabolise pour votre présence.

« Pourquoi un Congrès sur la Palestine, M. Varoufakis ? », m'a demandé récemment un journaliste allemand. Parce que, comme l'a dit Hanan Asrawi : « Nous ne pouvons pas nous appuyer sur les personnes réduites au silence pour nous faire part de leurs souffrances ».

Aujourd'hui, la réponse d'Asrawi est confortée de manière déprimante : nous ne pouvons pas compter sur les personnes réduites au silence, qui sont également massacrées et affamées, pour nous parler des massacres et des privations de nourriture.

Mais il y a aussi une autre raison : parce qu'un peuple fier et respectueux, le peuple allemand, est entraîné sur la voie périlleuse d'une société sans cœur en étant lui-même associé à un nouveau génocide.

Je ne suis ni Juif ni Palestinien. Mais je suis incroyablement fier d'être ici parmi des Juifs et des Palestiniens – de mêler ma voix pour la paix et les droits humains universels aux voix juives pour la paix et pour les droits humains universels – aux voix palestiniennes pour la paix et pour les droits humains universels. Le fait d'être ensemble, ici, aujourd'hui, est la preuve que la coexistence est non seulement possible, mais qu'elle est déjà présente !

« Pourquoi pas un congrès juif, M. Varoufakis ? », m'a demandé le même journaliste allemand, s'imaginant être intelligent. J'ai bien accueilli sa question.

Car si un seul Juif est menacé, où que ce soit, simplement parce qu'il est juif, je porterai l'étoile de David à ma boutonnière et j'offrirai ma solidarité – quoi qu'il en coûte.

Alors, soyons clairs : si les Juifs étaient attaqués, n'importe où dans le monde, je serais le premier à demander un congrès juif pour exprimer notre solidarité.

De même, lorsque des Palestiniens sont massacrés parce qu'ils sont Palestiniens – en vertu d'un dogme selon lequel les morts sont forcément des membres du Hamas – je porterai mon keffieh et j'offrirai ma solidarité, quoi qu'il en coûte.

Les droits humains universels sont universels ou ils ne signifient rien.

C'est dans cet esprit que j'ai répondu à la question du journaliste allemand par quelques unes de mes propres questions :

  • Est-ce que 2 millions de Juifs israéliens, qui ont été chassés de leurs maisons et enfermés dans une prison à ciel ouvert il y a 80 ans, sont toujours détenus dans cette prison à ciel ouvert, sans accès au monde extérieur, avec un minimum de nourriture et d'eau, sans aucune chance d'avoir une vie normale, ni de voyager, et bombardés périodiquement depuis 80 ans ? Non.
  • Est-ce que les Juifs israéliens sont intentionnellement privés de nourriture par une armée d'occupation, leurs enfants à même le sol, hurlant de faim ? Non.
  • Est-ce qu'il y a des milliers d'enfants juifs blessés, sans parents survivants, qui rampent dans les décombres de ce qui était leurs maisons ? Non.
  • Est-ce que les Juifs israéliens sont aujourd'hui bombardés par les avions et les bombes les plus sophistiqués du monde ? Non.
  • Est-ce que les Juifs israéliens subissent un écocide complet du peu de terre qu'ils peuvent encore appeler leur terre, qu'il ne reste plus un seul arbre sous lequel chercher de l'ombre ou dont ils peuvent goûter les fruits ? Non.
  • Est-ce que des enfants Juifs israéliens sont tués aujourd'hui par des tireurs d'élite sur ordre d'un État membre de l'ONU ? Non.
  • Est-ce que les Juifs israéliens sont aujourd'hui chassés de leurs maisons par des bandes armées ? Non.
  • Est-ce qu'Israël se bat aujourd'hui pour son existence ? Non.

Si la réponse à l'une de ces questions était oui, je participerais aujourd'hui à un congrès de solidarité avec les Juifs.

Mes amis,

Aujourd'hui, nous aurions aimé avoir un débat décent, démocratique et mutuellement respectueux sur la manière de ramener la paix et les droits humains universels pour tous, Juifs et Palestiniens, Bédouins et Chrétiens, du Jourdain à la Méditerranée, avec des personnes qui pensent différemment de nous.

Malheureusement, l'ensemble du système politique allemand a décidé de ne pas le permettre. Dans une déclaration commune, non seulement la CDU-CSU ou le FDP, mais aussi le SPD, les Verts et, fait remarquable, deux dirigeants de Die Linke, ont uni leurs forces pour faire en sorte qu'un tel débat civilisé, dans lequel nous pouvons être en désaccord, n'ait jamais lieu en Allemagne.

Je leur dis : vous voulez nous faire taire. Nous interdire. Nous diaboliser. Nous accuser. Vous ne nous laissez donc pas d'autre choix que de répondre à vos accusations par nos accusations. C'est vous qui avez choisi cela. Pas nous.

Vous nous accusez de haine antisémite

  • Nous vous accusons d'être les meilleurs amis des antisémites en mettant sur le même plan le droit d'Israël à commettre des crimes de guerre et le droit des Juifs israéliens à se défendre.

Vous nous accusez de soutenir le terrorisme

  • Nous vous accusons de mettre sur le même plan la résistance légitime à un État d'apartheid et les atrocités commises contre des civils, que j'ai toujours condamnées et que je condamnerai toujours, quels qu'en soient les auteurs – Palestiniens, colons Juifs, membres de ma propre famille, qui que ce soit.
  • Nous vous accusons de ne pas reconnaître le devoir de la population de Gaza d'abattre le mur de la prison à ciel ouvert dans laquelle elle est enfermée depuis 80 ans, et de mettre sur le même plan cet acte d'abattre le mur de la honte – qui n'est pas plus défendable que ne l'était le mur de Berlin – et des actes terroristes.

Vous nous accusez de banaliser la terreur du 7 octobre

  • Nous vous accusons de banaliser les 80 années de nettoyage ethnique des Palestiniens par Israël et la construction d'un système d'apartheid inflexible en Israël et Palestine.
  • Nous vous accusons de banaliser le soutien à long terme de Netanyahou au Hamas comme moyen de détruire la solution à deux États que vous prétendez favoriser.
  • Nous vous accusons de banaliser le terrorisme sans précédent déclenché par l'armée israélienne sur la population de Gaza, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est.

Vous accusez les organisateurs du congrès d'aujourd'hui de, je cite, « ne pas être intéressés par la discussion sur les possibilités de coexistence pacifique au Proche-Orient dans le contexte de la guerre à Gaza ». Êtes-vous sérieux ? Avez-vous perdu la tête ?

  • Nous vous accusons de soutenir un État allemand qui est, après les États-Unis, le plus grand fournisseur d'armes que le gouvernement Netanyahou utilise pour massacrer les Palestiniens dans le cadre d'un grand plan visant à rendre impossible la solution à deux États et la coexistence pacifique entre Juifs et Palestiniens.
  • Nous vous reprochons de ne jamais répondre à la question pertinente à laquelle tout Allemand doit répondre : combien de sang palestinien doit couler avant que votre culpabilité, justifiée, à l'égard de l'Holocauste ne soit effacée ?

Soyons donc clairs : nous sommes ici, à Berlin, avec notre Congrès sur la Palestine parce que, contrairement au système politique et aux médias allemands, nous condamnons les génocides et les crimes de guerre, quels qu'en soient les auteurs. Parce que nous nous opposons à l'apartheid sur la terre d'Israël-Palestine, quel que soit celui qui a le dessus – tout comme nous nous sommes opposés à l'apartheid dans le Sud américain ou en Afrique du Sud. Parce que nous défendons les droits humains universels, la liberté et l'égalité entre les Juifs, les Palestiniens, les Bédouins et les Chrétiens sur cette terre historique qu'est la Palestine.

Et pour que nous soyons encore plus clairs sur les questions, légitimes comme pernicieuses, auxquelles nous devons toujours être prêts à répondre :

Est-ce que je condamne les atrocités du Hamas ?

Je condamne toute atrocité, quel qu'en soit l'auteur ou la victime. Ce que je ne condamne pas, c'est la résistance armée à un système d'apartheid conçu dans le cadre d'un programme de nettoyage ethnique lent mais inexorable. En d'autres termes, je condamne toute attaque contre des civils et, en même temps, je rends hommage à tous ceux qui risquent leur vie pour ABATTRE LE MUR.

Israël n'est-il pas engagé dans une guerre pour son existence même ?

Non, ce n'est pas le cas. Israël est un État doté de l'arme nucléaire, avec l'armée peut-être la plus avancée technologiquement au monde avec toute la panoplie de la machine militaire américaine à ses côtés. Il n'y a pas de comparaison avec le Hamas, un groupe qui peut causer de graves dommages aux Israéliens, mais qui n'a absolument pas la capacité de vaincre l'armée israélienne, ni même d'empêcher Israël de continuer à mettre en œuvre le lent génocide des Palestiniens dans le cadre du système d'apartheid mis en place avec le soutien de longue date des États-Unis et de l'Union européenne.

Les Israéliens ne sont-ils pas en droit de craindre que le Hamas veuille les exterminer ?

Bien sûr ! Les Juifs ont subi un Holocauste qui a été précédé de pogroms et d'un antisémitisme profondément ancré en Europe et en Amérique depuis des siècles. Il est tout à fait naturel que les Israéliens vivent dans la crainte d'un nouveau pogrom si l'armée israélienne se replie. Cependant, en imposant l'apartheid à ses voisins, en les traitant comme des sous-hommes, l'État israélien attise les feux de l'antisémitisme, renforce les Palestiniens et les Israéliens qui veulent s'anéantir les uns les autres et, en fin de compte, contribue à la terrible insécurité qui consume les Juifs en Israël et dans la diaspora. L'apartheid contre les Palestiniens est la pire forme d'autodéfense des Israéliens.

Qu'en est-il de l'antisémitisme ?

Il s'agit toujours clairement d'un danger. Il doit être éradiqué, en particulier dans les rangs de la gauche mondiale et des Palestiniens qui luttent pour les droits civiques des Palestiniens, partout dans le monde.

Pourquoi les Palestiniens ne poursuivent-ils pas leurs objectifs par des moyens pacifiques ?

Ils l'ont fait. L'OLP a reconnu Israël et a renoncé à la lutte armée. Et qu'ont-ils obtenu en échange ? Une humiliation absolue et un nettoyage ethnique systématique. C'est ce qui a nourri le Hamas et l'a élevé aux yeux de nombreux Palestiniens comme la seule alternative à un lent génocide sous l'apartheid israélien.

Que faut-il faire maintenant ? Qu'est-ce qui pourrait apporter la paix en Israël-Palestine ?

  • Un cessez-le-feu immédiat.
  • La libération de tous les otages : ceux du Hamas et les milliers d'autres détenus par Israël.
  • Un processus de paix, sous l'égide des Nations unies, soutenu par un engagement de la communauté internationale à mettre fin à l'apartheid et à garantir des libertés égales pour tous.
  • Quant à ce qui doit remplacer l'apartheid, il appartient aux Israéliens et aux Palestiniens de choisir entre la solution des deux États et celle d'un État fédéral laïque unique.

Mes amis,

Nous sommes ici parce que la vengeance est une forme lâche du deuil.

Nous sommes ici pour promouvoir non pas la vengeance, mais la paix et la coexistence en Israël et Palestine.

Nous sommes ici pour dire aux démocrates allemands, y compris à nos anciens camarades de Die Linke, qu'ils se sont couverts de honte depuis assez longtemps – que « deux fautes ne font pas une juste » – que permettre à Israël de commettre des crimes de guerre n'améliorera pas l'héritage des crimes commis par l'Allemagne contre le peuple juif.

Au-delà du congrès d'aujourd'hui, nous avons le devoir, en Allemagne, de changer de discours. Nous avons le devoir de persuader la grande majorité des Allemands honnêtes que les droits humains universels sont ce qui compte. Que « plus jamais ça » signifie « plus jamais ça ». Pour tous, Juifs, Palestiniens, Ukrainiens, Russes, Yéménites, Soudanais, Rwandais – pour tous, partout.

Dans ce contexte, j'ai le plaisir d'annoncer que MERA25, le parti politique allemand de DiEM25, participera à l'élection du Parlement européen en juin prochain, en sollicitant le vote des humanistes allemands qui ont besoin d'un député européen représentant l'Allemagne et dénonçant la complicité de l'UE dans le génocide – une complicité qui est le plus grand cadeau de l'Europe aux antisémites d'Europe et d'ailleurs.

Je vous salue tous et vous propose de ne jamais oublier qu'aucun d'entre nous n'est libre si l'un d'entre nous est enchaîné.


Répression contre le congrès sur la Palestine à Berlin

19 avril 2024 par Internationale Sozialistische Organisation
https://inprecor.fr/node/3995

Le vendredi 12 avril, plusieurs centaines de policiers ont violemment interrompu et dispersé le Congrès sur la Palestine qui se tenait à Berlin, qui avait été planifié de longue date et avait fait l'objet auparavant de négociations détaillées avec les soi-disant forces de l'ordre. Des motifs absurdes et contraires à toutes les normes de l'État de droit ont été invoqués pour interrompre le déroulement de la conférence, toute discussion avec les organisateurs et leurs avocats a été refusée, il n'a été tenu aucun compte des propositions de modifications.

Cet événement représente pour l'instant le point culminant d'une campagne menée depuis des mois par le gouvernement allemand pour empêcher toute solidarité avec le peuple palestinien et toute critique du soutien militaire et politique du gouvernement fédéral à Israël. Des salles de réunion sont refusées ou retirées, des intervenants sont mis à l'écart ou empêchés d'entrer sur le territoire.

Les derniers exemples les plus scandaleux en sont l'annulation de l'invitation de la professeure de philosophie Nancy Fraser qui devait donner une conférence à l'université de Cologne et la toute récente interdiction de participer à toute activité politique qui frappe l'ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis.

Il s'agit de pratiques qui correspondent à l'anticipation d'une situation de guerre : c'est la contribution de l'Allemagne à la guerre de Gaza.

• Nous sommes solidaires du mouvement de solidarité avec la Palestine.

• Libre exercice des activités politiques pour le mouvement de solidarité avec la Palestine !

• Annulation de toutes les mesures de restriction et indemnisation des organisateurs !

• Arrêt de la guerre à Gaza !

• Arrêt de tout soutien politique et militaire à Israël de la part du gouvernement fédéral !

Déclaration de la coordination de l'Internationale Sozialistische Organisation (ISO)

Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde. Source ISO. 15.04.2024.

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Les hurlements du vent : enquête sur l’extractivisme éolien au Mexique

23 avril 2024, par N. Derossi, N. Tiburcio — , ,
À l'image des ruées vers l'or qui ont provoqué des désastres politiques, sanitaires et environnementaux, la ruée contemporaine vers le vent conduit aux mêmes impasses. Au (…)

À l'image des ruées vers l'or qui ont provoqué des désastres politiques, sanitaires et environnementaux, la ruée contemporaine vers le vent conduit aux mêmes impasses. Au sud-est du Mexique, l'Isthme de Tehuantepec fait l'objet d'un investissement industriel et capitaliste hors-norme. L'extractivisme vert s'y traduit par un néocolonialisme économique qui nourrit la violence et les cartels.

17 avril 2024 | tiré du site de la revue Terrestres

Certains paysages racontent des histoires hostiles : les sédiments hétéroclites d'un passé et un présent de pillages, de crimes, et de conflits divers. L'Isthme de Tehuantepec héberge certains de ces paysages. Cette bande de terre étroite située entre l'Atlantique et le Pacifique forme un passage entre l'Amérique Centrale et l'Amérique du Nord. Depuis des siècles, ce frêle couloir suscite des convoitises afin d'en faire une une zone stratégique où impulser le commerce transocéanique. Situé dans le sud du Mexique, l'Isthme est devenu célèbre grâce à son potentiel d'expérimentation et d'expansion des mégaprojets d'énergie renouvelable à l'échelle mondiale, notamment pour le développement des fermes éoliennes.

Cette image a été reálisée sur la base de la carte “Megaproyectos en el Istmo de Tehuantepec” de GeoComunes, disponible ici.

Au moins depuis le milieu des années 1990, des projets pilotes y avaient été installés pour tester la faisabilité des parcs énergétiques, permettant peu après la prolifération des centrales éoliennes. Aujourd'hui, plus de 30 parcs ont transformé le paysage local. Dans les textes scientifiques d'ingénierie environnementale, l'Isthme n'est plus que 44.000 mégawatts de capacité énergétique potentielle : sa densité culturelle et sa diversité naturelle sont traduites et réduites à un chiffre de puissance productive. Les analyses de risques des investisseurs parlent à leur tour d'une “zone économique spéciale” et de “retours de capitaux”. Ce qu'ils oublient trop souvent est que dans ce paysage de conditions météorologiques optimales, de promesses pour l'avenir du climat et la stabilité économique, il y a des êtres, humains ou pas, qui y habitent depuis longtemps. Dans ces paysages, il y a aussi des vies en résistance.

L'Isthme n'est plus que 44.000 mégawatts d'énergie potentielle : sa densité culturelle et sa diversité naturelle sont réduites à un chiffre de puissance productive.

Plusieurs reportages journalistiques et études approfondies existent sur les énergies renouvelables, le colonialisme vert, les communautés autochtones de Oaxaca ou même les impacts environnementaux récents dans la région de l'Isthme1. Rappelons que derrière chaque éolienne, il y a une mine à ciel ouvert qui bouleverse un lieu et ses conditions de vie2. Dans l'Isthme, une poignée d'entreprises minières et cimentières3 ainsi que quelques chaînes de commercialisation et de production agro-industrielle4, toutes appartenant à l'oligarchie économique du Mexique et du reste du Globe, branchent leurs profits au vent de l'Isthme, accaparant un tiers de l'énergie produite.

Plus de la moitié de la capacité énergétique des parcs est contrôlée par cinq compagnies, dont quatre européennes5 – la plupart mettant en avant leur image verte, alors même qu'elles ouvrent des puits de fracking et construisent des oléoducs ailleurs. L'extractivisme éolien doit enfin être abordé dans le contexte plus large du Couloir Trans-océanique, un complexe de développement industriel censé “moderniser” la région à travers la construction de ports d'importation et d'exportation, de chemins de fer, de puits d'exploitation d'hydrocarbures, de raffineries, de mines et d'usines6. Les investissements colossaux visent à transformer l'Isthme de Tehuantepec en une étroite bande du Progrès, une de ces lignes de connexion globale qui font transiter le capital d'un côté à l'autre, un espace ne reliant plus deux mers mais les divers pôles de développement par des flux économiques dictés par la même logique prédatrice du Globe.

Les investissements colossaux visent à transformer l'Isthme en une étroite bande du Progrès, une de ces lignes de connexion globale qui font transiter le capital d'un côté à l'autre.

Les camarades de StopEDF Mexique ont co-organisé récemment une tournée en Europe pour ouvrir des espaces de parole dédiés à des participant.es direct.es des luttes les plus emblématiques de l'Isthme contre l'expansion des éoliennes et du Couloir Trans-océanique. Nous avons voulu faire un geste inverse mais complémentaire : aller là-bas, rencontrer les lieux, les personnes et entendre leurs histoires. En janvier 2023, nous avons réalisé une brève enquête pour rassembler des témoignages fragmentés de la situation actuelle et pour repérer les singularités et les récurrences à San Mateo del Mar, San Francisco Pueblo Viejo et Juchitán de Zaragoza. Cet article est donc une collecte de rumeurs, un écho parmi d'autres qui rassemble les sons que nous avons trouvés au cours de notre marche. Nous avons vu une mosaïque complexe de violences juxtaposées qui pourtant sont affrontées jour après jour avec le digne espoir d'arriver à tisser, ensemble, quelque chose de commun. Ce sont certaines de ces histoires que nous souhaitons partager ici.

FAIRE SUBSISTER DES MONDES FRAGILES

La route qui mène à San Mateo del Mar est étrangement peuplée et animée, transitée de tous les côtés par des mototaxis, des calèches tirées par des chevaux, des motos avec trois personnes à bord, des vaches rachitiques, des femmes seaux à la main et paniers sur la tête. La rectitude infinie du chemin interpelle et invite à consulter une carte : comment est-ce qu'on peut avancer si longtemps dans la même direction, au milieu de l'océan ? San Mateo del Mar se trouve sur une mince langue de terre d'une trentaine de kilomètres de long qui sépare l'océan Pacifique de l'Amérique du Nord de la lagune supérieure du Golfe de Tehuantepec. De l'autre côté de la lagune, vers l'Est, une autre péninsule s'étend dans la direction inverse, formant une courbe inusitée, interrompue à peine par un estuaire d'un peu plus de 2 km de large.

C'est dans le périmètre de ce Golfe que des projets de fermes éoliennes ont commencé à voir le jour de manière dispersée il y a désormais plus de vingt ans. Dans certains cas comme celui de La Ventosa, les pales et les poteaux blancs immaculés de 80 mètres de haut s'étalant sur des terrains vides, clôturés et surveillés par caméras, sont une réalité bien installée. En revanche, dans des lieux comme San Mateo del Mar ou San Francisco, des villages situés dans la péninsule opposée, les fermes éoliennes sont visibles seulement dans la ligne lointaine de l'horizon. Cette trêve apparente était précairement maintenue, traversée par les bémols et les antagonismes entre la survie de la cohésion communautaire, les forces de désagrégation sociale et diverses expressions de résistance – des vecteurs multidirectionnels qui demeurent ancrés dans les traits du paysage.

Regardant vers le soleil levant, les habitant.e.s de San Mateo appellent la mer à gauche « la mer morte », et celle de droite « la mer vivante ». Sur la première, les gens sèment des bâtons blancs en bois, parfois éloignés de la côte de plusieurs dizaines de mètres, pour ancrer leurs cayucos, des canoës colorés d'une capacité de deux ou trois personnes, taillés dans un tronc, propulsés par la force de la rame et celle du vent. Avec des pièces de nylon cousues à la main à partir de bâches ou de sacs en plastique, les pêcheurs improvisent les voiles, hissées chaque aube pour la recherche de poissons. De l'autre côté, celui de la mer vivante, les rafales soufflent avec plus de vigueur et quand les conditions sont favorables, on peut voir les filets de pêche être tirés et placés depuis la rive avec l'aide d'un papalote, un cerf-volant. À San Mateo del Mar, on utilise le vent pour pêcher, les mangroves pour chercher des crevettes, le sable et les pierres pour chasser des crabes. On mange du poisson et des fruits de mer matin, midi et soir. Plusieurs fois par an, des pétales de fleurs sont laissés à la merci de la marée, pour rendre hommage à cet océan qui permet encore leur subsistance. La communauté vit du vent et de la mer, de ces deux mers. Ces eaux sacrées, nous dit-on, sont l'assise de leur travail et leurs rituels.

Cinq villages occupent la péninsule. San Mateo est le quatrième, l'avant-dernier au bout de la péninsule. Comme beaucoup d'autres communautés du Mexique qui maintiennent leur héritage autochtone, il est petit : environ 75 kilomètres carrés de ville pour moins de quinze mille habitant.e.s, dont la plupart d'origine ikoots. Au centre, une placette accueille les assemblées du village, le siège des discussions publiques et de la prise de décisions. C'est là qu'advient le changement des autoridades – les personnes mandatées pour l'organisation du village -, un événement toujours accompagné de la cérémonie du passage du bâton de commandement, un exercice rituel où les gens prient à portes closes pendant une nuit entière pour reconnaître la rotation des responsabilités communautaires. Le lendemain, elles se rassemblent devant la mairie ou aux alentours, écoutant de près et de loin les mots en ombeayiüts, la langue locale. Là-bas, les habitant.e.s choisissent leur gouvernement à main levée avec un système tournant de cargos, de services à la communauté, qui depuis l'arrivée de l'État-nation et de la démocratie libérale, se juxtapose aux partis politiques de l'administration municipale. Cependant, selon la logique représentative de l'État, la participation politique est réduite à une visite occasionnelle aux urnes. Au sein de cette communauté, en revanche, la légitimité du président en charge ne dépend pas de son registre électoral, mais plutôt de l'accord collectif et du rituel de passage.

L'assemblée et les mécanismes de prise de décisions associés sont des pratiques collectives fondamentales pour faire exister la communauté. Néanmoins, le commun ne se tisse pas seulement avec l'exercice de la parole et la gestion du pouvoir : il déborde les étroites limites du dialogue, du consensus et de la (dés)identification politique7. Le commun est acté au jour le jour, dans le travail quotidien, les cérémonies et les fêtes de villages. Témoins d'un de ces moments, nous nous retrouvons à six heures du matin à la « Maison du peuple ». Les rayons timides du soleil commencent à peine à dissiper l'abîme de la nuit. Pourtant, les hommes et les femmes du village sont déjà rassemblés depuis quelques heures pour contribuer à l'organisation de la « Fête de la Candelaria », l'une des festivités les plus importantes du pays, un mélange inouï d'héritage préhispanique, de liturgie chrétienne et de traditions autochtones. Une soixantaine de femmes vêtues de robes tissées avec la technique artisanale du telar de cintura sont assises sur des chaises en plastique dans la cour du bâtiment. Leurs regards sont fiers, leurs cheveux soignés, laissant à découvert les rides que le soleil et le temps ont creusé sur leur bronzage. Le concert polychromatique de l'aube façonne les feuilles et la silhouette des troncs et des visages, ajoutant de la solennité au pliage de leurs habits. Plusieurs hommes, tous vêtus de pantalons malgré la chaleur, sont également assis, tandis que cinq autres sont debout et servent aux personnes qui sortent d'une petite salle un breuvage marron, transporté à deux mains dans des jícaras8. Une écume dense dépasse la circonférence des tasses : c'est l'atole de espuma, une boisson préhispanique à base de maïs qui a été préparée pendant la nuit par celles et ceux qui avaient assumé ce rôle pour collaborer à l'événement. À l'intérieur de la pièce, la pénombre règne. Des hommes et des femmes discutent devant une table, reçoivent les offres monétaires et notent minutieusement les montants sur un livre ouvert. À côté, contre un mur, se dresse un autel avec quelques bougies allumées, des fleurs, une croix chrétienne et le grand masque d'un serpent. C'est la rencontre de plusieurs mondes – l'expérience du fil tiré par les mains qui, ensemble, nouent leurs vies avec leurs paysages, leurs passés, leurs mondes et leurs destins.

Le commun ne se tisse pas seulement avec l'exercice de la parole et la gestion du pouvoir : il est acté au jour le jour, dans le travail quotidien, les cérémonies et les fêtes.

Tout le monde participe d'une manière ou d'une autre à garder en vie ces moments qui perpétuent la vie communautaire. Il s'agit de pratiques collectives que certain.e.s appellent depuis un moment la comunalidad – des pratiques qui rendent possible à la fois la subsistance des personnes, des lieux et des liens entre les un.e.s et les autres9. La comunalidad émerge en ce sens de la rencontre d'histoires parfois récentes, parfois ancestrales. Elle a des racines qui creusent les profondeurs de la terre, bien ancrées dans des anciennes coutumes et des souvenirs lointains, mais elle pousse aussi à partir de ses réactualisations constantes. Des rencontres passées qui donnent lieu à des rencontres futures et façonnent d'autres pratiques, d'autres présents. Ivan Illich avait bien remarqué que contrairement à l'homogénéisation de certain projets d'urbanisation et d'aménagement, l'habiter n'est pas un parking de corps transposables n'importe où dans un espace standardisé, mais plutôt une série de pratiques plurales, vernaculaires, attachées à leurs milieux d'existence10. Les langues, les usages, les mémoires, les reliefs topographiques et les êtres multiples qui peuplent ces paysages composent ensemble des trames communes, toujours singulières, jamais interchangeables. Le commun nomme ainsi moins un principe politique qu'un mode d'habiter qui ouvre et entretient des mondes pluriels.

On a appris à San Mateo que ces mondes sont aussi riches que fragiles. Ces derniers temps se lèvent des menaces persistantes de mort, des menaces directes et explicites pour certaines des habitant.e.s ; et silencieuses et sous-jacentes pour les agencements communs. Chaque année, il y a moins de personnes consacrées à la prière ou capables d'assumer la charge de diriger l'organisation de la fête. Les jeunes, avec des possibilités toujours plus restreintes de continuer à vivre comme auparavant, partent au nord, vers les villes ou aux Etats-Unis. Celles et ceux qui restent ou retournent se retrouvent souvent mêlé.e.s à la dépendance des drogues fortes, comme le cristal, qui envahit la région. Les terres sont à leur tour toujours plus inaccessibles, avec des contrats privés qui érodent la gestion agraire communautaire. Pareil avec la pêche : les conflits prolifèrent du fait de la démarcation des zones de droits de pêche exclusifs et excluants. Même les assemblées sont fragmentées par l'intrusion des partis politiques. Ernesto de Martino parlait de la dissolution de ces attachements comme de ‘la perte ou la fin du monde' : la destruction des liens qui nous tiennent ensemble 11. Dans l'Isthme de Tehuantepec, nous avons pu observer comment la perte de ces mondes est étroitement liée à l'expansion de cet autre monde, dont les fermes éoliennes font partie.

LES VECTEURS DÉGÉNÉRATIFS DE L'HABITER COLONIAL : PARTIS POLITIQUES, CARTELS ET ENTREPRISES D'AMÉNAGEMENT

« Vous allez prendre vos hamacs et les attacher aux poteaux des moulins. Leurs pales vont tourner, et vous deviendrez riches sans lever le petit doigt ! » – disaient les ingénieurs et les représentants des projets pour convaincre les paysan.ne.s de vendre leurs terres au projet. Les habitant.e.s se souviennent des ambassadeurs des compagnies transnationales et des délégués des bureaux gouvernementaux venus parler du développement des fermes éoliennes. Ils se sont présentés à l'école, à la mairie et dans les quartiers, avec des promesses d'un futur d'abondance, proposant de grosses sommes d'argent pour louer 50 ans avec une clause de renouvellement automatique les terres communales de San Mateo, de San Francisco ou celles autour de Juchitan. Le projet : installer des centaines d'éoliennes dans les alentours des localités ainsi que sur la Barra de Santa Teresa, une maigre frange de terre qui traverse la lagune, considérée comme un territoire sacré par les communautés adjacentes. Les promoteurs se promenaient de village en village, accompagnés de leurs gardes armés, pour inviter les paysan.ne.s à des réunions où l'alcool coulait à flots – sous l'influence de l'alcool, la fumée des illusions ou simplement de la nécessité économique, certain.e.s ont signé des contrats de vente ou de location avec les développeurs. À San Mateo on a offert environ 25 000 pesos par mois pour l'école. Une grosse somme, ou du moins ce qu'il paraît avant quelques calculs : “il y a environ 300 enfants, ça ferait quoi… 80 pesos par enfant ? Alors imaginez que chaque enfant vient d'une famille assez large, disons 6 minimum : les 25.000 pesos se réduisent à un peu plus de 10 pesos par personne… 10 pesos par mois… 10 pesos par mois pour perdre nos terres à jamais !” – disaient les habitant.e.s, fiers d'avoir réussi à repousser le projet.

« Vous allez prendre vos hamacs et les attacher aux poteaux des moulins. Leurs pales vont tourner, et vous deviendrez riches sans lever le petit doigt ! »

Au niveau des autorités et des institutions publiques, le capital engagé, les bénéfices escomptés ont fait de toute position de pouvoir un poste potentiellement corruptible : des votes ont été achetés pour prendre le contrôle sur l'administration, changer les réglementations d'usage du sol, ou pour contourner la supervision agraire ou environnementale. Des consultations délibérément mal informées, sans traduction dans les langues autochtones, reposant sur des outils numériques presque inexistants dans les communautés et sans quorum représentatif furent utilisées pour justifier les installations, en dépit même des inquiétudes soulevées dans la rue et les tribunaux.

Cette intrusion est advenue à travers la collusion de l'industrie énergétique avec un écosystème d'acteurs que nous pourrions regrouper en trois grands groupes : les partis politiques et leurs postes dans l'administration, les cartels du crime organisé et leurs branches locales, et les compagnies de construction appartenant aux oligarchies régionales et nationales. Ces acteurs ont opéré chacun à leur manière comme des vecteurs dégénératifs, dirigeant l'injection de capital vers la désagrégation des communautés, fragmentant les pratiques qui faisaient tenir leurs mondes. Grâce à l'organisation collective, dans certains cas comme ceux de San Mateo del Mar ou de San Francisco, les parcs éoliens n'ont pas encore vu le jour, mais la présence de ces vecteurs était devenue perceptible dans le quotidien des habitant.e.s.

D'abord, dans les pratiques d'organisation politique. Les assemblées ressentent désormais des divisions importantes : les conflits entre les groupes cherchant le pouvoir sont toujours plus fréquents et violents, et parfois des candidats externes aux communautés prennent des postes dans l'administration à travers des processus frauduleux, soutenus par tel ou tel parti politique, toujours favorables aux projets d'aménagement. En 2020, par exemple, San Mateo a vécu un de ces épisodes. Les habitant.e.s se souviennent en chuchotant du “Massacre” : au cours d'une assemblée communautaire, 15 personnes furent assassinées à coups de machette, bâtons, pierres et armes à feu par un groupe d'hommes cagoulés. L'événement remontait à 2017, quand une personne n'ayant pas accompli ses cargos força sa candidature au gouvernement de la municipalité en achetant des votes et sans être reconnue par l'assemblée. Une fois au pouvoir, des contrats permettant la privatisation et l'aménagement des terres ont été signés, déclenchant l'intensification des confrontations entre des groupes antagonistes au sein de la communauté. Dans d'autres lieux, comme San Francisco, les partis au pouvoir ont retiré des programmes d'assistance sociale aux familles d'un village, pour les diriger vers leurs partisans dans un autre village, creusant ainsi le conflit entre les deux communautés. On nous le dit à plusieurs reprises : dans une logique de représentation où le politique n'est qu'un marché de votes et un vacarme d'opinions, “les partis sont là pour ça : pour partir 12, pour diviser”.

UNE GUERRE CONTRE DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE S'ORGANISER

La création et la prolifération de groupes d'intimidation se propageant dans la région pour favoriser tel ou tel parti politique s'accompagne d'un renforcement des mafias locales qui parfois sont directement liées aux parcs éoliens – par exemple, dans la composition des corps de sécurité qui surveillent en continu les infrastructures ou en ce qui concerne les “groupes de choc 13” qui sont mobilisés pour réprimer et intimider celles et ceux qui se manifestent contre le projet. Certaines entreprises deviennent donc des alliées des sicarios 14de la zone : il y a quelques années, par exemple, des compagnies ont engagé un groupe de tueurs à gage. Aujourd'hui, ce même groupe a consolidé sa présence et opère désormais comme la branche locale de l'un des cartels du crime organisé les plus redoutés du pays : le Cartel Jalisco Nueva Generación. La collusion avec le pouvoir politique et le capital issu des projets de développement a donc permis d'augmenter le pouvoir et la marge de manœuvre des mafias locales, amenant plus de drogues, plus d'armes, achetant plus de politiciens et de policiers.

Enfin, avec l'argent qui arrive par millions, la main sur les autorités corruptibles et sur les armes, les cartels et les développeurs ont impulsé ensemble la spéculation immobilière et industrielle dans la région. Ceci, à travers une modification du régime agraire, l'obtention de permis de construction et des titres des terrains concernés. Les nouveaux plans d'aménagement prévoient la construction d'un couloir industriel dont les éoliennes ne sont que l'avant-poste. C'est ainsi que les groupuscules du crime organisé, agissant avec les investisseurs venus d'ailleurs sont devenus eux-mêmes des sociétés entrepreneuriales, finançant la création de nouvelles sociétés de pêcheurs et d'éleveurs, créant des comités de « travailleurs organisés » en faveur des parcs ou contrôlant l'expansion de franchises très rentables partout dans la ville. À San Francisco, une nouvelle société de pêche essaie d'accaparer l'usage des eaux, alors qu'une entreprise entend imposer la construction des autoroutes non réglementaires, contre la volonté de l'assemblée locale. À San Mateo, les groupes derrière la violence et les abus d'autorité étaient liés à des entreprises d'aménagement mangeuses des terres. À Juchitan, on retrouve les noms des familles des cartels aux postes de pouvoir dans l'administration, ainsi qu'à la tête de franchises très lucratives. Les politiciens, les narcotrafiquants et les entrepreneurs se mêlent jusqu'à devenir indiscernables.

“C'est une guerre contre nos manières de vivre et de nous organiser” – résuma l'enseignant zapotèque15 d'un lycée en expliquant la situation actuelle. Il y a deux décennies, le mouvement zapatiste avait déjà décrit l'expansion du Monde-Un de la marchandise comme une guerre contre la diversité irréductible des modes de vie qui peuplent la planète : leur anéantissement par uniformisation à la citoyenneté globale du consommateur universel ; leur déchirement par la fragmentation en des identités fixées et scindée 16. Cette guerre porte aujourd'hui les drapeaux de la transition énergétique. Depuis leurs bureaux en Europe ou aux États-Unis, les banquiers distribuent tranquillement des crédits pour l'innovation techno-scientifique et la gestion d'une planète propre et bien organisée. Les plus avant-gardistes commencent à déplacer leurs investissements vers des compagnies zéro charbon, projetant fièrement dans les salles de leurs gratte-ciels les vidéos de ces projets de technologie de pointe qui permettent de rêver d'un autre monde, un monde exactement comme celui d'aujourd'hui, c'est à dire, un monde sans attachements, où l'on est libre de vendre nos milieux d'existence et où il n'y a pas d'autre appartenance que celle achetée avec de l'argent ou gagnée par la violence, mais cette fois-ci aussi branché à la machine zéro charbon des parcs éoliens et des fermes solaires.

Le mouvement zapatiste a déjà décrit l'expansion du Monde-Un de la marchandise comme une guerre contre la diversité irréductible des modes de vie qui peuplent la planète. Cette guerre porte aujourd'hui les drapeaux de la transition énergétique.

En étudiant les plantations des Caraïbes, Malcom Ferdinand parlait de l'habiter colonial comme un mode d'habiter basé sur l'anéantissement des mondes-autres, leurs milieux de vie et d'organisation. L'Isthme de Tehuantepec montre la réactualisation et l'extension de ce mode d'habiter : une voie à sens unique, une transition, effectivement, mais une transition vers un seul mode d'habiter basée sur la prolétarisation et la spoliation. Et pourtant, comme face à toutes les guerres, il y a des expériences d'organisation et de résistance capables de semer des alternatives parmi les décombres. Comme ce fut rappelé à plusieurs reprises, après 500 ans de colonisation, les communautés sont encore là, en train d'exister, de subsister et de résister.

RÉSISTER : LES NOUVEAUX ASSEMBLAGES DU COMMUN

Certains processus de lutte dans l'Isthme de Tehuantepec sont désormais connus à l'international. Les assemblées populaires et des peuples autochtones font partie des multiples plateformes d'organisation intercommunautaire permettant la coordination de contre-pouvoirs populaires, de brigades d'information, de ressources juridiques contre les entreprises et le gouvernement pour défendre la vie et le territoire. Dans certains cas, ce furent des processus fructueux, ralentissant ou même forçant l'abandon de certains méga-projets. Dans d'autres, ce fut un déchaînement de violence. Et pourtant, malgré les conditions extrêmes, les expériences de résistance et de réactualisation du commun se répandent : projets d'écoles, collectifs culturels et éducatifs de femmes, de radios, réhabilitations des écosystèmes…. Dans un des villages, un groupe de femmes conçoit des campagnes informatives sur les risques des méga projets extractivistes, soutient des actions de reforestation des mangroves, et réalise des peintures murales sur les questions de genre, de droits reproductifs et de changement climatique. Elles orchestrent aussi la construction d'un foyer d'organisation communautaire avec des ateliers de sciage et de menuiserie qui ont pour but de former les jeunes, récupérer les métiers artisanaux et ouvrir une alternative de vie qui permette de garantir leur subsistance sans émigrer, sans nourrir les rangs du travail exploité, et sans gonfler les cadres armés des cartels.

Malgré les conditions extrêmes, les expériences de résistance et de réactualisation du commun se répandent : projets d'écoles, collectifs culturels et éducatifs de femmes, de radios, réhabilitations des écosystèmes….

De l'autre côté de cette même région, une radio communautaire participe à sa façon à l'articulation du commun avec un format de diffusion où les habitant.e.s sont en même temps ses auditeur.rice.s et ses participant.e.s. Depuis le toit de l'école, une antenne rudimentaire attachée à des fils tendus en métal émet à quelques dizaines de kilomètres à la ronde de la musique, des discussions en direct sur les impacts de tel ou tel projet, des radio-romances et des campagnes d'information sur les sujets d'actualité concernant la vie locale. Il ne s'agit pas de la consommation d'un contenu venu d'ailleurs ou de l'usage d'un service impersonnel, mais de la participation collective à un outil convivial visant à promouvoir leurs langues et leurs traditions.

Plus loin, l'assemblée communautaire a fondé une société de transport local, achetant des voitures pour faire l'aller-retour vers les villes les plus proches. Les habitant.e.s ont également créé une coopérative de tortillas pour à la fois partager le travail de production et réduire la dépendance des biens de consommation externes. Plus récemment a débuté l'installation d'une station de purification d'eau. Et, malgré le fait que depuis quelques années l'électricité a été coupée par un village voisin à cause des conflits pour la terre liés directement à l'expansion industrielle, on essaye de trouver des alternatives avec l'installation de petits panneaux solaires – des initiatives dont la taille contraste avec l'ampleur industrielle des fermes éoliennes.

Enfin, dans une des villes de l'Isthme, au sein d'un quartier populaire marqué par la précarité et la violence, une maison communautaire est en train d'être construite. Des murs gris, en ciment brut, des câbles exposés, des chambres sans portes et des sols non carrelés coexistent avec des jeunes plantes, des colonnes stables, des cadres de portes en bois arqués et des volets de fenêtres solennels. Sous le plafond, des planches de bois précieux reposent alignées de manière impeccable sur des poutres monumentales. Et dans les murs, les corniches et les modillons laissent voir une espèce de soin et d'extravagance inespérée. C'est une maison érigée avec les décombres du tremblement de terre de 2017. Après la catastrophe, le collectif a parcouru les rues pour collecter les fragments d'histoires de la ville effondrée, afin d'aménager un espace dédié précisément à la reprise des liens collectifs.

Ce sont ainsi des couches de souvenirs, les vestiges de bâtiments autrefois somptueux qui ont été repris par morceaux, déplacés et re-signifiés pour construire une autre maison pour héberger un autre avenir. À l'intérieur de ce chantier en cours, se dressait un autel rudimentaire avec une croix et deux larges portraits, l'un avec le visage d'Emiliano Zapata, l'autre avec celui du Che Guevara. C'était un autel dédié à la Santa Cruz de la Barricada. On nous a dit que cette festivité, invoquant les ancêtres et les esprits des montagnes et des rivières, déclenche la récupération, la transmission et la réinvention des traditions – une manière de retrouver le sol qui fait grandir le commun. Là-bas, la tradition n'existe pas sans résistance, et la communauté n'existe pas sans travail communautaire. L'essence ne précède jamais ses modes de subsistance.

Une maison communautaire est en train d'être érigée avec les décombres du tremblement de terre. Ce sont des couches de souvenirs, les vestiges de bâtiments autrefois somptueux qui ont été repris par morceaux, déplacés et re-signifiés pour construire une autre maison pour héberger un autre avenir.

Comme Zapata et le Che avec la Santa Cruz de la Barricada, le commun et les traditions se réactualisent toujours. Elles ne restent jamais simplement en arrière, elles ne visent pas uniquement l'avant, elles se transforment face à des menaces constantes et grâce à des rencontres avec les autres. C'est ainsi qu'on trouve le véritable pari d'autres mondes possibles. Face à l'aménagement, le réagencement : le commun qui se réinvente par un habiter singulier, non interchangeable. Dans l'Isthme de Tehuantepec, des assemblées, des blocages de rue, des campagnes de diffusion, des ateliers pour enfants, des radios communautaires, des rites et des fêtes populaires sont organisés pour affirmer que malgré l'avancée de l'ignominie – là-bas, ni le vent, ni la vie n'ont un prix.

Crédits photos : N. Tiburcio et N. Derossi.
Si vous voulez en connaître plus ou soutenir ces initiatives, n'hésitez pas à écrire sur : el-hormiguero@riseup.net
mundial/[↩]

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Etats-Unis : Où va vraiment l’argent de votre impôt sur le revenu pour l’exercice 2025

23 avril 2024, par War resisters league — , ,
Chaque année, la Ligue des résistants à la guerre analyse les dépenses des fonds fédéraux telles qu'elles sont présentées dans des tableaux détaillés dans les « Perspectives (…)

Chaque année, la Ligue des résistants à la guerre analyse les dépenses des fonds fédéraux telles qu'elles sont présentées dans des tableaux détaillés dans les « Perspectives analytiques » du budget du gouvernement des États-Unis.

Tiré de War resisters league
https://www.warresisters.org/store/where-your-income-tax-money-really-goes-fy2025?utm_source=scw-announce&utm_medium=email&utm_campaign=WARTAX

Notre analyse est basée sur les fonds fédéraux, qui n'incluent pas les fonds fiduciaires - tels que la sécurité sociale - qui sont collectés séparément de l'impôt sur le revenu à des fins spécifiques. L'impôt fédéral sur le revenu que vous payez (ou ne payez pas) d'ici le 15 avril 2024 est affecté à la partie du budget consacrée aux fonds fédéraux.

Sans compter les nouveaux financements, les États-Unis fournissent à Israël plus de 3 milliards de dollars chaque année, la quasi-totalité de la somme étant utilisée pour soutenir l'armée israélienne. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont consacré plus d'aide étrangère à Israël que tout autre pays.

C'est tout à fait faux : la politique étrangère des États-Unis

Peu de gens pourraient passer à côté du cynisme du président Biden annonçant fièrement des largages symboliques de nourriture à Gaza en mars 2024, tout en fournissant à Israël des milliers de bombes fabriquées aux États-Unis à larguer sur une bande de terre de la taille de Las Vegas. Déjà 31 000 Palestiniens ont été tués et des maisons, des hôpitaux, des commerces, des écoles, des hôpitaux, des entreprises, des écoles, des routes et des terres agricoles à Gaza ont été laissés en ruines ou rasés au bulldozer.

La politique étrangère des États-Unis est conçue pour tuer

Environ les deux tiers des conflits actuels dans le monde impliquent un ou plusieurs adversaires armés par un ou plusieurs adversaires armés par les États-Unis.

78 ans et 220 milliards de dollars d'aide militaire à Israël ont soutenu l'occupation des Palestiniens dans l'occupation des Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza par l'armée la plus puissante de la région.
L'aide militaire à Israël de 3,8 milliards de dollars par an se poursuivra jusqu'en 2029 dans le cadre d'un accord négocié par Obama. En outre, Biden a utilisé des failles dans les directives de vente d'armes pour envoyer à Israël plus de 100 cargaisons de bombes et d'équipements militaires.

L'aide militaire américaine de 46 milliards de dollars à l'Ukraine a ralenti l'invasion russe, mais a conduit à un bourbier, coûtant la vie à plus de 10 500 civils et détruisant des villages et des villes.

Trump a utilisé des failles au cours de sa présidence pour envoyer des milliards de dollars d'armes à l'Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis afin de poursuivre la guerre au Yémen avec plus de 19 000 morts civils

Les dons politiques de l'industrie de l'armement ont totalisé 19 millions de dollars au cours des deux premières années de Biden. Lockheed Martin, Boeing, Raytheon et Genera Dynamics ont pris 58 % de l'entreprise.

CESSEZ-LE-FEU MAINTENANT ! NÉGOCIER ! DÉSARMEZ LE PENTAGONE !

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Alerte à l’action : La guerre des mots du NYT : évitez la « Palestine », le « génocide », le « nettoyage ethnique »

23 avril 2024, par Jim Naureckas — , ,
Les rédacteurs en chef du New York Times ont publié une note de service à l'intention de leurs employés qui mettait en garde contre l'utilisation d'un « langage incendiaire et (…)

Les rédacteurs en chef du New York Times ont publié une note de service à l'intention de leurs employés qui mettait en garde contre l'utilisation d'un « langage incendiaire et d'accusations incendiaires de toutes parts » – mais les instructions offertes par la note, qui a été divulguée à The Intercept (15/04/24), semblaient destinées à atténuer les critiques des actions d'Israël à Gaza et à renforcer le récit israélien du conflit.

18 AVRIL 2024
Tiré de Fair

JIM NAURECKAS

Photo :Bâtiment du New York Times à New York (Photo Creative Commons : Wally Gobetz)

Parmi les termes que le mémo demande aux journalistes du Times d'éviter : « Palestine » (« sauf dans de très rares cas »), « territoires occupés » (par exemple, « Gaza, Cisjordanie, etc. ») et « camps de réfugiés » (« désignez-les comme des quartiers ou des zones »).

Ce sont tous des termes classiques : « Palestine » est le nom d'un État reconnu parles Nations Unies et de 140 de ses 193 membres. Les « territoires occupés » sont la façon dont Gaza et la Cisjordanie sont désignées par l'ONU ainsi que par les États-Unis. « Camps de réfugiés » sont le nom qu'ils donnent à l'agence de l'ONU qui administre les huit camps de Gaza.

La note de service décourage l'utilisation des termes « génocide » (« Nous devrions... placer la barre très haut pour permettre à d'autres de l'utiliser comme une accusation ») et « nettoyage ethnique » (« un autre terme chargé d'histoire »).

Le génocide est défini par la Convention sur le génocide comme certains « actes commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tant que tel ». Ces actes comprennent le fait de « tuer des membres du groupe » et « d'infliger délibérément au groupe des conditions de vie calculées pour entraîner sa destruction physique en tout ou en partie ». La Cour internationale de justice a statué en janvier qu'il était « plausible » qu'Israël viole la Convention sur le génocide (NPR, 26/01/24). Un juge fédéral américain a également statué que « le traitement actuel des Palestiniens dans la bande de Gaza par l'armée israélienne peut constituer de manière plausible un génocide en violation du droit international » (Guardian, 2/1/24).

Mondoweiss : Israël annonce sa fin de partie à Gaza : le nettoyage ethnique est considéré comme de l'« humanitarisme »
« Notre problème n'est pas de permettre la sortie, mais le manque de pays prêts à accueillir des Palestiniens », a déclaré Netanyahu à un allié du Likoud (Mondoweiss, 28/12/23) « Et nous y travaillons. » Au New York Times, vous n'êtes pas censé appeler cela un « nettoyage ethnique ».

Le « nettoyage ethnique » n'a pas de définition légale, mais il est certain que la campagne militaire israélienne qui a déplacé 85 % de la population de Gaza, alors que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu promet qu'il « travaille » sur « l'émigration volontaire » de cette population (Mondoweiss, 28/12/23), est admissible selon n'importe quelle norme raisonnable.

Contrairement à son point de vue sur le « génocide » et le « nettoyage ethnique », le mémo soutient qu'« il est exact d'utiliser les termes « terrorisme » et « terroriste » pour décrire les attentats du 7 octobre » ; Cependant, les mots « combattants » ou « militants » sont déconseillés aux participants à ces attaques. C'est l'opposé de l'approche adoptée par des médias comme AP (X, anciennement Twitter, 1/7/21) etla BBC (10/11/23) ; John Simpson, rédacteur en chef des affaires mondiales de ce dernier, qualifie le « terrorisme » de « mot lourd de sens, que les gens utilisent à propos d'une organisation qu'ils désapprouvent moralement ».

Également sur la liste des termes approuvés par le Times : « l'attaque la plus meurtrière contre Israël depuis des décennies ». Apparemment, les journalistes n'ont pas de superlatifs à utiliser pour décrire l'agression israélienne contre Gaza, comme « l'une des plus meurtrières et des plus destructrices de l'histoire » (AP, 21/12/23), ou la « détérioration la plus rapide vers une famine généralisée » (Oxfam, 18/03/24), ou « la plus grande cohorte d'amputés pédiatriques de l'histoire » (New Yorker, 21/03/24).

« Notre objectif est de fournir des informations claires et précises, et le langage enflammé peut souvent obscurcir plutôt que clarifier le fait », indique le mémo, rédigé par la rédactrice en chef des normes du Times, Susan Wessling, et le rédacteur en chef international, Philip Pan, ainsi que leurs adjoints. « Des mots comme 'massacre', 'massacre' et 'carnage' véhiculent souvent plus d'émotion que d'information. Réfléchissez bien avant de les utiliser dans notre propre voix. La note de service pose la question suivante : « Pouvons-nous expliquer pourquoi nous appliquons ces mots à une situation particulière et pas à une autre ? »

Comme FAIR l'a noté dans une nouvelle étude(17/04/24), le Times applique un « langage enflammé » d'une manière résolument déséquilibrée. Lorsque les articles du Times utilisaient le mot « brutal » pour décrire une partie au conflit de Gaza, 73 % du temps, il était utilisé pour caractériser les Palestiniens. Une analyse par The Intercept (1/9/24) de la couverture de la crise de Gaza dans le Times (ainsi que dans le Washington Post et le Wall Street Journal) a révélé que

Des termes hautement émotionnels pour désigner le meurtre de civils, tels que « massacre », « massacre » et « horrible », ont été réservés presque exclusivement aux Israéliens qui ont été tués par des Palestiniens, plutôt que l'inverse.

Le terme « horrible » a été utilisé neuf fois plus souvent par les journalistes et les rédacteurs en chef pour décrire le meurtre d'Israéliens que de Palestiniens ; Le terme « massacre » décrit le nombre de morts israéliens 60 fois plus élevé que le nombre de morts palestiniens, et le terme « massacre » plus de 60 fois.

ACTION :
S'il vous plaît, demandez au New York Times de réviser ses directives sur la couverture de la crise de Gaza afin qu'il n'interdise plus les descriptions standard et ne mette plus hors de portée les caractérisations les plus précises des actions israéliennes.

CONTACT :
Lettres : Centre des lecteurs letters@nytimes.com

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Le candidat Biden, entre progressisme sur l’avortement et impérialisme réactionnaire

23 avril 2024, par Dan La Botz — , ,
L'élection présidentielle américaine pourrait dépendre de deux questions et des mouvements sociaux. Les attaques incessantes des Républicains contre le droit des femmes à (…)

L'élection présidentielle américaine pourrait dépendre de deux questions et des mouvements sociaux. Les attaques incessantes des Républicains contre le droit des femmes à l'avortement, dont la dernière en date a eu lieu en Arizona, devraient inciter davantage d'électeurEs à soutenir le candidat sortant lors de la prochaine élection présidentielle, mais cela suffira-t-il compte tenu de sa position sur Israël ?

Hebdo L'Anticapitaliste - 704 (18/04/2024)

Par Dan La Botz

Crédit Photo
Wikimedia commons / Fibonacci Blue from Minnesota, USA

La Cour suprême de l'Arizona, composée de sept membres nommés par les républicains, a statué le 9 avril que la loi de 1864 interdisant tous les avortements, à l'exception de ceux pratiqués pour sauver la vie de la mère, était à nouveau une loi de l'État. Cette loi a été adoptée avant que l'Arizona ne devienne un État et que les femmes n'y obtiennent le droit de vote, ce qui s'est produit en 1912. La loi de 1864, qui ne contient aucune disposition relative à l'avortement en cas de viol ou d'inceste, était restée en suspens jusqu'à ce que la décision Roe vs. Wade de la Cour suprême des États-Unis, qui prévoyait une protection fédérale de l'avortement, soit annulée en juin 2022.

L'Arizona est un État charnière crucial. Biden n'y a gagné qu'avec environ 10 000 voix d'avance sur Trump, soit une marge de 0,3 %. C'était la première fois qu'un candidat démocrate à l'élection présidentielle remportait l'Arizona depuis Bill Clinton en 1996, et la deuxième fois seulement depuis la victoire de Harry Truman en 1948. C'est pourquoi la décision de la Cour suprême de l'Arizona a horrifié les politiciens républicains et, malgré ses implications réactionnaires, enthousiasmé les démocrates, car les deux partis reconnaissent qu'elle aidera Biden et les démocrates lors de la prochaine élection présidentielle. Comme le disent Biden et sa colistière Kamala Harris dans leurs ­publicités télévisées, « c'est Trump qui a fait ça ».

Régressions et attaques répétées sur l'avortement

La décision de l'Arizona fait suite à un arrêt rendu au début du mois par la Cour suprême de Floride, qui a confirmé l'interdiction des avortements après six semaines de grossesse, une loi qui avait été adoptée par l'assemblée législative à majorité républicaine et signée par le gouverneur républicain Ron DeSantis. Étant donné que la plupart des femmes ne savent même pas qu'elles sont enceintes à six semaines, il s'agit en fait d'une interdiction totale des avortements. En Géorgie, la Cour suprême de cet État a pratiquement interdit la fécondation in vitro, ce qui a rendu plus difficile la tâche des femmes qui souhaitent recourir à la FIV. Tout cela montre clairement que les républicains représentent un danger pour les droits des femmes.

L'attaque des politiciens républicains contre les droits reproductifs des femmes, menée par la base chrétienne évangélique blanche du parti, a entraîné une forte réaction politique de la part des démocrates, des électeurEs indépendants et même de certains républicains. Au cours des trois dernières années, dans sept États politiquement différents — le Kansas, le Vermont, le Montana, le Michigan, le Kentucky, la Californie et l'Ohio —, les électeurEs ont, soit voté en faveur de l'inscription du droit à l'avortement dans la législation de l'État, soit rejeté les tentatives visant à le pénaliser. Lors des élections de 2023, les démocrates ont remporté des élections législatives ou des élections au poste de gouverneur où ils apparaissaient comme des défenseurs du droit des femmes à l'avortement. La plupart des analystes estiment que l'attaque contre l'avortement incitera davantage de femmes, de jeunes et d'électeurs des banlieues à se rendre aux urnes pour voter en faveur de Biden et des démocrates en novembre.

Les électeurEs de Biden lui retirent leur soutien à propos de la Palestine

Dans le même temps, cependant, le soutien continu de Biden à Israël dans sa guerre génocidaire contre les PalestinienEs — au moins 33 000 morts, dont 13 800 enfants — pourrait lui coûter l'État du Michigan, un autre État crucial pour l'élection présidentielle. Trump a été victorieux dans le Michigan en 2016. En 2020, Biden a remporté le Michigan avec 154 000 voix d'avance. Mais l'État compte quelque 300 000 électeurEs musulmans ou arabes. Il semble désormais probable que Biden a perdu le soutien de dizaines de milliers d'électeurEs arabes et musulmans du Michigan, ainsi que d'autres électeurEs arabes, jeunes et noirs qui pourraient soit ne pas participer à l'élection, soit voter pour un parti tiers. La contradiction entre la posture progressiste des démocrates en matière d'avortement et leur politique étrangère réactionnaire et ­impérialiste pourrait conduire à la défaite de Biden.

Traduction d'Henri Wilno

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Etats-Unis. Face au duopole Biden-Trump, pourquoi n’y a-t-il pas d’alternative en 2024 ?

23 avril 2024, par Lance Selfa — , ,
Ce n'est pas un secret que la plupart des électeurs et électrices des Etats-Unis sont insatisfaits du choix du grand bloc bipartite Biden-Trump pour l'élection présidentielle (…)

Ce n'est pas un secret que la plupart des électeurs et électrices des Etats-Unis sont insatisfaits du choix du grand bloc bipartite Biden-Trump pour l'élection présidentielle de novembre 2024. Et ce n'est pas un secret que les Américains souhaitent que le système politique leur offre plus de choix que le seul duopole démocrate-républicain. A l'automne dernier, un sondage Gallup a révélé que 63% des adultes états-uniens estimaient qu'un troisième parti était nécessaire parce que les grands partis ne parvenaient pas à représenter le peuple des Etats-Unis. Bien qu'il s'agisse du plus haut niveau de soutien à un troisième parti que Gallup ait perçu en 20 ans, le soutien à un troisième parti est resté à peu près à ce niveau depuis 2013.

Tiré de A l'Encontre
15 avril 2024

Par Lance Selfa

Jill Stein et Cornel West lors d'un entretien avec « New Politics ».

Avant 2013, les données de Gallup montraient une baisse du soutien à un troisième parti et une augmentation de l'opinion selon laquelle les principaux partis « font un travail adéquat » pour représenter le peuple des Etats-Unis lors des années d'élection présidentielle. Mais les choses ont changé depuis 2012, même si le comportement de l'électorat états-unien –qui se range derrière les deux grands partis lors de chaque année électorale – continue de refléter l'ancienne tendance.

Ce n'est qu'en 2016, lorsque l'électorat a dû choisir entre Hillary Clinton et Donald Trump, que les votes pour des partis autres que les Démocrates et les Républicains ont augmenté. Environ 5% des électeurs qui ont participé à l'élection présidentielle cette année-là ont choisi un troisième parti, comme les libertariens [Gary Johnson, Libertarian Party] ou les Verts [Jill Stein du Green Party], plutôt que Clinton ou Trump.

Les libéraux [gauche des démocrates] continuent de reprocher à Jill Stein, du Parti vert, d'avoir enlevé à Hillary Clinton des victoires dans des Etats clés en 2016, même si Clinton était une candidate déplorable qui a mené une campagne minable. Il est un peu fort de la part des responsables démocrates d'accuser Jill Stein [qui a obtenu 1,256 million de voix, soit 0,98% des suffrages] d'avoir permis à Trump de gagner dans l'Etat « charnière » du Wisconsin, alors que Hillary Clinton n'a pas fait campagne dans cet Etat pendant l'élection. On pourrait également affirmer que le libertarien Gary Johnson a retiré suffisamment de voix à Trump [4,489 millions de voix, soit 3,27% des suffrages] pour permettre à Hillary Clinton de remporter de justesse des Etats comme le Colorado, le New Hampshire, le Maine et le Nouveau-Mexique.

Tous ces calculs découlent de l'absurdité du choix d'un président basé sur les votes Etat par Etat d'un « collège électoral » [constitué au total par 538 grands électeurs ; l'élection présidentielle se fait donc au suffrage indirect] qui surreprésente les Etats conservateurs peu peuplés. Hillary Clinton a remporté près de 3 millions de voix de plus que Trump au niveau national en 2016. Pourtant, elle a perdu l'élection parce qu'environ 78 000 votes dans trois Etats ont donné la victoire à Donald Trump.

Les démocrates sont déterminés à ne pas répéter l'expérience de 2016 en 2024. Mais au lieu de s'efforcer de donner à l'électorat une raison de voter, ils font régner la peur au sujet de Trump et organisent une campagne de plusieurs millions de dollars pour disqualifier les candidatures de partis alernatifs (third party). Les démocrates ont rassemblé une « armée d'avocats » qui chercheront à dresser des obstacles juridiques sur la route des candidats alternatifs qui défient Biden.

« L'offensive juridique, menée par Dana Remus, qui a été jusqu'en 2022 la conseillère juridique du président Biden à la Maison Blanche, et Robert Lenhard, avocat indépendant du parti, sera assistée par une équipe de communication chargée de contrer les candidats dont les démocrates craignent qu'ils ne jouent les trouble-fêtes face à Joe Biden. Il s'agit d'une sorte de « Whac-a-Mole » [Jeu de la taupe : taper à l'aide d'un marteau sur les taupes en plastique qui sortent de manière aléatoire des trous de la console de jeu] juridique, d'un plan de contre-insurrection Etat par Etat avant une élection qui pourrait dépendre de quelques milliers de voix dans des Etats clés », a rapporté le New York Times le 20 mars.

Cette campagne a remporté sa première grande victoire au début du mois d'avril, lorsque le comité d'action politique No Labels [créé en décembre 2010 avec comme slogan « Not Left. Not Right. Forward »] a annoncé qu'il ne mènerait pas de campagne présidentielle en 2024. Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Mais No Labels – l'émanation de lobbyistes de Washington qui s'imaginent que les électeurs américains aspirent à une alternative « modérée » aux partis du business « extrêmes » – n'a pas pu trouver un politicien traditionnel entrant dans le moule du défunt [en mars 2024] – et non regretté – sénateur Joseph Lieberman qui aurait accepté de figurer sur un ticket présidentiel.

Les démocrates s'intéressent désormais à la candidature indépendante de l'avocat écologiste et anti-vax Robert Kennedy Jr (RFK Jr.). Malgré l'appartenance de Robert Kennedy au célèbre clan Kennedy du Parti démocrate et ses antécédents en matière de protection de l'environnement, il est surtout connu aujourd'hui comme l'un des principaux pourvoyeurs de fausses informations sur les vaccins, dont le profil a été renforcé au plus fort de la pandémie de Covid-19. Les démocrates craignent qu'il puisse jouer sur son nom et collecter suffisamment d'argent [avec l'appui de son épouse milliardaire] pour poser un défi à Biden au niveau de l'Etat fédéral.

Certains sondages effectués l'année dernière suggèrent que Robert Kennedy pourrait obtenir un résultat à deux chiffres, voire même atteindre les niveaux que le milliardaire cinglé Ross Perot a atteints en 1992. [Perot a obtenu environ 19% des voix au niveau national lors de l'élection contre le président sortant George H.W. Bush et le challenger Bill Clinton]. Néanmoins, il est peu probable que RFK Jr. obtienne un soutien supérieur à 2 ou 3% au total. En outre, sa campagne ne figure que sur les bulletins de vote de six Etats à l'heure où nous écrivons ces lignes. Il s'est déjà présenté aux primaires démocrates, mais a abandonné après avoir échoué.

Néanmoins, les démocrates ne prennent aucun risque. Ils ont fait appel à presque tous les membres de la famille de Kennedy pour qu'ils le désavouent et mènent actuellement une campagne médiatique de dénigrement le visant. Le lobby libéral MoveOn.org, aligné sur les démocrates, a même embauché un membre de son personnel dont la description du poste comprend « l'aide à l'inoculation [vous voyez le jeu de mots ? – LS] des groupes progressistes et autres groupes non-MAGA » contre l'appel de RFK Jr. Candidat néophyte, RFK Jr. a fourni aux analystes des opposants au Parti démocrate un trésor de déclarations et d'apparitions dans les médias qui vont des étranges théories de la conspiration aux diatribes antisémites et racistes. Et quiconque pense que RFK Jr. est une alternative à Biden sur Israël et la Palestine se trompe.

Pour les socialistes engagés dans une alternative de gauche aux deux partis du monde des affaires, No Labels, RFK Jr. et les Libertariens n'offrent rien.

Mais deux autres campagnes vraisembables – la campagne du Parti vert de la Dresse Jill Stein et la campagne indépendante du professeur activiste Dr Cornel West [connu du monde des African-American studies] – offrent des moyens de protester contre le statu quo bipartisan. La question est de savoir dans quelle mesure ces campagnes nationales seront viables. Pour saisir le contenu des campagnes des Verts et de Cornel West, ainsi que leur relation, la contribution de l'écosocialiste et candidat au Parti vert en 2020 Howie Hawkins vaut la peine d'être lue (New Politics, hiver 2024, n° 76).

Comme le souligne Howie Hawkins, les Verts ont obtenu un peu moins d'un demi-million de voix lors des élections présidentielles de 2012 et de 2020. Mais leur total a grimpé à environ 1,4 million lors de la compétition Clinton-Trump de 2016 et, comme indiqué ci-dessus, ils ont obtenu des totaux significatifs dans des Etats clés comme le Wisconsin et le Michigan. Les Verts sont actuellement inscrits sur les listes électorales dans 20 Etats, tandis que Cornel West n'a pas encore réussi à se qualifier [chaque Etat détermine un certain nombre d'exigences et de délais pour le dépôt d'une liste qui permette que ce candidat figure sur le bulletin de vote de l'Etat, ce qui doit être acquis avant les primaires ou les caucus – réd.].

Un ticket commun Stein-West est une possibilité, note Howie Hawkins. Un ticket Stein-West soutenant la fin de la guerre à Gaza et la solidarité avec les Palestiniens, les soins de santé pour tous, les droits reproductifs et une « transition socialement juste » pour sortir d'une économie militarisée et basée sur les combustibles fossiles offrirait une alternative de gauche à des millions de personnes qui en ont assez du statu quo Biden/Trump.

Mais si un tel ticket représente une menace pour Biden, la puissance de feu des Démocrates actuellement dirigée contre RFK Jr. sera redirigée contre les verts et West. Une campagne soutenue par les verts devra également faire face à d'énormes pressions de la part de la « gauche large » pour qu'elle se retire face à la menace Trump – ou pour qu'elle se concentre uniquement sur des Etats comme la Californie ou l'Utah, où la victoire ou la défaite des Démocrates ne se jouera pas sur un nombre limité de votes.

Au fur et à mesure que le mois de novembre se rapproche, le soutien aux « third party » diminuera. Mais pour que les démocrates parviennent à étouffer toute alternative à un statu quo dirigé par Biden, il faut une indépendance politique vis-à-vis des partis capitalistes et la construction de mouvements sur les lieux de travail et dans les collectivités pour remettre en cause ce statu quo dans la pratique. (Article publié le 13 avril 2024 par International Socialism ; traduction rédaction A l'Encontre)

Lance Selfa est l'auteur de The Democrats : A Critical History (Haymarket, 2012) et éditeur de U.S. Politics in an Age of Uncertainty : Essays on a New Reality (Haymarket, 2017).

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Joe Biden condamne les manifestations pro-palestiniennes dans les universités

23 avril 2024, par Courrier international — , , ,
De l'université Columbia (New York) à Yale (New Haven), en passant par l'université de Californie du Sud (Los Angeles), les campus américains connaissent un regain de tensions (…)

De l'université Columbia (New York) à Yale (New Haven), en passant par l'université de Californie du Sud (Los Angeles), les campus américains connaissent un regain de tensions autour de la guerre entre Israël et le Hamas. De quoi pousser la Maison-Blanche à sortir de sa réserve, à la veille de la pâque juive.

Tiré de Courrier international. Légende de la photo : Manifestation pro-palestinienne à proximité du campus de l'université de Columbia, à New York le 21 avril. Photo Bing Guan/NYT.

"Ces derniers jours, nous avons été témoins de harcèlement et d'appels à la violence contre des Juifs. Cet antisémitisme flagrant est répréhensible et dangereux, et il n'a absolument pas sa place sur les campus universitaires, ni nulle part dans notre pays."
Joe Biden

Alors que les manifestations propalestiniennes se multiplient sur les campus américains et que les tensions se cristallisent autour de la guerre à Gaza, le président américain, Joe Biden, a publié un communiqué, le 21 avril, à la veille de la pâque juive pour rappeler que l'antisémitisme n'avait “pas sa place” sur les campus, rapporte The Washington Post. Depuis le début du conflit, de nombreuses voix – en particulier chez les républicains – dénoncent une montée de l'antisémitisme dans les universités.

“Le président et la Maison-Blanche partagent souvent leurs vœux lors des fêtes religieuses, mais le dernier communiqué en date est notable en raison de sa portée politique, affirme le quotidien. Il remarquait que la fête de Pessah [la pâque juive] survenait à un moment difficile pour les Juifs, qui se remettent à peine de l'attaque du 7 octobre, quand les militants du Hamas ont tué environ 1 200 personnes dans le sud d'Israël et fait plus de 250 otages.”

Si le communiqué du président Biden ne cite pas nommément l'université Columbia, à New York, il intervient néanmoins “trois jours après qu'une centaine d'étudiants propalestiniens de l'université ont été arrêtés sur le campus par la police new-yorkaise”, rappelle le journal. Les étudiants protestataires dénonçaient la guerre menée par Israël à Gaza et réclamaient que l'université Columbia, qui a notamment un programme d'échanges avec Tel Aviv, boycotte toute activité en lien avec Israël.

La semaine dernière, “la présidente de Columbia, Minouche Shafik, avait également été appelée pour témoigner devant le Congrès sur l'antisémitisme au sein de son campus”, souligne le quotidien. Ce week-end, les étudiants de la prestigieuse université new-yorkaise “ont continué de se mobiliser et repris l'occupation du campus via un campement de fortune”, tandis qu'une opération similaire a eu lieu à l'université Yale.

Courrier international

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Pas de technologie pour l’apartheid : des employés de Google arrêtés pour avoir protesté contre le contrat de 1,2 milliard de dollars de l’entreprise avec Israël

23 avril 2024, par Democracy now ! — , ,
Democracy now ! s'entretient avec deux des employé-e-s de Google qui ont été arrêtés alors qu'ils organisaient des sit-in mardi dans les bureaux de l'entreprise à New York et à (…)

Democracy now ! s'entretient avec deux des employé-e-s de Google qui ont été arrêtés alors qu'ils organisaient des sit-in mardi dans les bureaux de l'entreprise à New York et à Sunnyvale, en Californie, pour protester contre le travail du géant de la technologie avec le gouvernement israélien. Organisés par le groupe No Tech for Apartheid, les manifestant-e-s exigent que Google se retire du projet Nimbus, un contrat de 1,2 milliard de dollars pour fournir des services de cloud computing à l'armée israélienne. « Les dirigeants de Google ont essentiellement choisi d'arrêter les travailleurs pour s'être prononcés contre l'utilisation de notre technologie pour alimenter le premier génocide alimenté par l'IA », a déclaré Mohammad Khatami, ingénieur logiciel chez Google, qui a été arrêté à New York. Le travailleur-organisateur de Google, Ray Westrick, qui a été arrêté alors qu'il occupait le bureau du PDG Thomas Kurian, a déclaré que « de plus en plus de gens sont prêts à s'organiser et à risquer leur emploi afin de prendre position contre la complicité de génocide ». Nous nous sommes également entretenus avec Gabriel Schubiner, organisateur de No Tech for Apartheid et ancien employé de Google, qui appelle l'industrie de la technologie à se désinvestir des services de Google et d'Amazon. « Les travailleurs de la technologie ont en fait beaucoup de pouvoir pour changer ce paradigme et pour retirer la technologie de cette profonde complicité avec l'occupation israélienne », a déclaré Schubiner.

17 avril 2024 | tiré de democracy now !
https://www.democracynow.org/2024/4/17/no_tech_for_apartheid_google_israel

AMY GOODMAN : C'est Democracy Now !, democracynow.org, The War and Peace Report. Je m'appelle Amy Goodman à New York et je suis Juan González à Chicago.
Nous vous souhaitons à tous la bienvenue à Democracy Now ! Mohammad, commençons par toi. Vous étiez, il y a quelques heures à peine, en prison...

MOHAMMAD KHATAMI : C'est juste.

AMY GOODMAN : ... dans le commissariat de police local. Expliquez pourquoi vous étiez prêt à vous faire arrêter.

MOHAMMAD KHATAMI : oui. Eh bien, plutôt que, vous savez, de considérer les demandes que nous soulevons depuis des années maintenant et d'écouter les travailleurs et de considérer les choses que nous avons soulevées, Thomas Kurian et les dirigeants de Google ont essentiellement choisi d'arrêter les travailleurs pour s'être prononcés contre l'utilisation de notre technologie pour alimenter le premier génocide alimenté par l'IA. Donc, nous étions prêts à nous faire arrêter pour cela, parce qu'à ce stade, nous ne voulons plus nous laisser mentir par nos supérieurs. Nous ne voulons plus être méprisés par nos supérieurs. Et nous voulions apporter cela aux bureaux et nous assurer qu'ils le comprenaient, oui.

JUAN GONZÁLEZ : Comment ressentez-vous le soutien que vous avez parmi les autres employés de Google, le degré d'insatisfaction à l'égard des politiques de Google ?

MOHAMMAD KHATAMI : oui. Je veux dire, Google a fait un très bon travail pour créer une culture de la peur et des représailles contre les travailleurs en général. Mais ce que nous avons remarqué était beau. Tant de gens sont venus à notre sit-in et ont manifesté leur soutien et ont senti qu'ils étaient inspirés par le travail que nous faisions, et qu'ils se sentaient inspirés à s'exprimer, ce qui est exactement ce que nous recherchions. Nous voulons que les travailleurs sentent qu'ils ont le pouvoir de choisir l'orientation de notre technologie et les personnes auxquelles nous contribuons. Donc je me suis senti vraiment heureux de voir ça, oui.

AMY GOODMAN : Ray Westrick, vous êtes sur la côte ouest. Vous avez été arrêté en Californie. Parlez-nous de ce projet Nimbus et des raisons pour lesquelles vous étiez prêt à vous faire arrêter, et quelle a été la réponse – étiez-vous dans les bureaux du PDG de Google Cloud ?

RAY WESTRICK : Oui, nous nous sommes assis dans le bureau de Thomas Kurian, le PDG de Google Cloud, pour protester contre le projet Nimbus, qui est un contrat de 1,2 milliard de dollars avec le gouvernement israélien et l'armée entre Google et Amazon. Nous avons également exigé la protection de nos collègues, en particulier de nos collègues palestiniens, arabes et musulmans, qui ont constamment fait l'objet de représailles, de harcèlement et de doxxing pour avoir parlé du projet Nimbus et, vous savez, de l'humanité des Palestiniens. Nous étions donc là en solidarité avec eux. Nous étions là pour protester contre le contrat, qui est en train d'être vendu directement – fournissant de la technologie directement à l'armée israélienne alors qu'elle inflige un génocide aux Palestiniens de Gaza. Et oui, c'est pour cela que nous avons choisi de nous asseoir dans le bureau de Thomas Kurian.

JUAN GONZÁLEZ : Et, Ray, pourriez-vous — y a-t-il eu une réponse de la part du PDG ou de son bureau ? Et craignez-vous de perdre votre emploi ? Pourquoi et quand avez-vous décidé de prendre cette mesure ?

RAY WESTRICK : oui. Nous n'avons reçu aucune réponse de la part du PDG. Et je pense qu'il est vraiment révélateur qu'ils préfèrent nous laisser rester assis là pendant plus de 10 heures et nous arrêter pour nous être assis pacifiquement dans son bureau plutôt que de voir les dirigeants s'engager dans nos revendications de quelque manière que ce soit. Nous n'avons donc reçu aucune réponse de la part du PDG et nous avons été expulsés de force par la police.

Et moi, travailler chez Google a été, vous savez, un honneur. J'aime vraiment mon équipe. J'adore le travail que je fais. Mais je ne peux pas, en toute conscience, ne rien faire tant que Google fait partie de ce contrat, alors que Google vend de la technologie à l'armée israélienne, ou à n'importe quelle armée. Et donc, c'était un risque que j'étais prêt à prendre, et je pense que c'est un risque que beaucoup de mes collègues sont prêts à prendre, parce que beaucoup de gens sont vraiment agités à ce sujet et ont toujours exprimé clairement leurs demandes et ont fait face à des représailles pour cela. J'ai donc choisi de m'asseoir, en connaissant les risques, par souci de l'utilisation de notre technologie, par souci de l'impact de notre technologie et par souci de mes collègues.

AMY GOODMAN : Pour notre auditoire radio, je voulais faire savoir aux gens que Ray porte un T-shirt sur lequel on peut lire « Googler contre le génocide », avec le mot « génocide » dans le célèbre multicolore de « Google », pour lequel il est si connu. Je voulais inviter Gabriel Schubiner dans cette conversation, un ancien ingénieur logiciel chez Google Research, un organisateur de la campagne No Tech for Apartheid, et vous demander – vous savez, nous vous avons eu il y a plus d'un an – c'était avant la dernière attaque d'Israël contre Gaza – de parler exactement de cela. Et vous étiez avec une organisation juive de travailleurs de Google à ce moment-là en train de vous exprimer. Parlez de toute l'histoire du projet Nimbus.

GABRIEL SCHUBINER : oui.

AMY GOODMAN : Et la résistance contre cela.

GABRIEL SCHUBINER : oui. Merci beaucoup.

Ainsi, le projet Nimbus a été signé en mai 2021 alors que des bombes étaient larguées sur Gaza, tandis que des Palestiniens étaient expulsés de Sheikh Jarrah et battus à la mosquée Al-Aqsa. C'était vraiment un moment – quand nous avons découvert le projet Nimbus, personnellement, pour moi, ce fut un tournant, où je ne me sentais plus capable de continuer à faire mon travail sans m'engager et m'organiser. Il y avait un groupe de personnes qui ressentaient la même chose, alors nous avons lancé une pétition. Nous avons été connectés, nous nous sommes mis en contact avec des travailleurs d'Amazon, avec des organisations communautaires, Jewish Voice for Peace et MPower Change, et nous avons lancé une campagne à partir de cela.

Je veux être clair : par exemple, la campagne est vraiment motivée par les préoccupations et les besoins des travailleurs concernant l'utilisation éthique de notre main-d'œuvre, ainsi que par les préoccupations directes sur le lieu de travail, comme les préoccupations en matière de santé et de sécurité liées au travail dans une entreprise qui facilite le génocide. Nous savions depuis longtemps que ce projet visait directement les militaires. Il a été rapporté dans la presse que Google donnait des formations directement à l'IOF. Nous savons que Google a donné des formations directement au Mossad. Nous savons que l'OIF —

AMY GOODMAN : Lorsque vous dites « OID », expliquez-le.

GABRIEL SCHUBINER : Je suis désolé, le... oui.

AMY GOODMAN : Parce que les gens ont l'habitude d'entendre « Tsahal », les Forces de défense israéliennes.

GABRIEL SCHUBINER : Oui, c'est vrai. Oui, ce sont les forces d'occupation israéliennes, juste pour indiquer, donc nous ne répétons pas leur message selon lequel leur répression vraiment agressive des Palestiniens est un acte de défense. Nous savons qu'il s'agit d'un acte d'occupation, alors nous disons « OID ».

Et donc, nous savions depuis longtemps que ce projet visait directement l'armée israélienne. Mais ce n'est que récemment, à travers ce dernier contrat que Google a signé directement avec l'IOF, que nous avons reconnu que Google doublait vraiment la mise, que ce contrat est directement destiné à faciliter l'utilisation militaire. Et nous savons que Google a été choisi par rapport à d'autres entreprises en raison de la technologie d'IA avancée qu'ils sont en mesure d'offrir. Donc, étant donné que nous avons appris comment les FOI utilisent l'IA dans cette guerre, nous voyons vraiment cela comme une campagne vraiment critique pour la libération de la Palestine.

Pour revenir à ce que vous avez dit au sujet de la résistance contre le projet, nous travaillons contre ce projet en tant que travailleurs depuis qu'il a été signé il y a trois ans. Nous nous sommes occupés de l'organisation. Nous avons fait, vous savez, de la construction de bases et de l'organisation du travail. Nous avons eu des protestations à l'extérieur et à l'intérieur. Nous avons signé des pétitions. Nous avons sensibilisé nos dirigeants par le biais de forums internes, de forums de discussion, par tous les moyens disponibles, parce que, je pense – vous savez, comprendre, comme, ce contrat est vraiment – comme, c'est vraiment un problème incroyable pour notre travail, comme, tout le travail des travailleurs chez Google. Tant de travailleurs contribuent directement à ce projet, parce que toute la technologie de Google est profondément liée les unes aux autres. Donc, oui, nous considérons que c'est vraiment important, oui.

JUAN GONZÁLEZ : Eh bien, Gabe, je voulais vous demander – à la personne moyenne, qui n'est pas un employé de Google, qui pourrait soutenir votre position et qui utilise Google plusieurs fois par jour dans le monde entier, que leur demandez-vous de faire ?

GABRIEL SCHUBINER : Droite. Donc, je veux dire, nous appelons tout le monde dans le monde à nous aider vraiment, comme, avec la sensibilisation, comme, nous aider à faire savoir que Google est un profiteur de guerre. Je pense que Google est profondément ancré dans la vie des gens, n'est-ce pas ? — qu'il est difficile de demander un boycott. Mais je pense que nous appelons spécifiquement les gens de l'industrie de la technologie à se désinvestir de Google et d'Amazon. Les services Google Cloud et Amazon Web Services sont à la base d'une grande majorité d'Internet, mais il existe d'autres options. Ainsi, les travailleurs de la technologie ont en fait beaucoup de pouvoir pour changer ce paradigme et, par exemple, pour retirer la technologie de cette profonde complicité avec l'occupation israélienne.

AMY GOODMAN : Mohammad Khatami, pouvez-vous nous parler de vos propres antécédents familiaux et des raisons pour lesquelles vous vous souciez particulièrement de ce qui se passe à Gaza en ce moment ?

MOHAMMAD KHATAMI : Oui, oui. Donc, je viens d'une famille musulmane. J'ai été élevé dans la religion musulmane. Et c'est vraiment difficile de se réveiller en voyant les images d'enfants massacrés et de savoir que votre — vous savez, le travail que vous faites contribue à cela. J'ai perdu le sommeil. Il a été extrêmement difficile de se concentrer sur le travail et de penser que vous travaillez pour quelque chose qui contribue au massacre de masse qui a lieu. Et pour m'être prononcé contre cela, on m'a littéralement traité de partisan du terrorisme, ce qui est quelque chose qui...

AMY GOODMAN : Appelé par ?

MOHAMMAD KHATAMI : Vous savez, par des collègues, des RH et des gens de l'entreprise, un partisan du terrorisme, ce qui est, vous savez, quelque chose – c'est comme une insulte de cour d'école. C'est quelque chose que je n'ai pas entendu depuis le collège. Et ce n'est qu'un exemple des représailles, du harcèlement et de la haine auxquels nous sommes confrontés simplement parce que nous dénonçons l'utilisation de notre travail de cette manière.

AMY GOODMAN : Craignez-vous de perdre votre emploi ?

MOHAMMAD KHATAMI : Absolument. Mais ce n'est pas le cas – ce n'est même pas important pour moi du tout par rapport à travailler pour quelque chose qui a du sens et qui a un bon impact sur la planète. Je ne veux pas être associé à ce génocide. Et j'espère que Google changera d'avis à ce sujet également.

AMY GOODMAN : Et enfin, Ray Westrick, où voyez-vous ce mouvement aller à partir d'ici ? Et pouvez-vous nous en dire plus sur l'alliance judéo-musulmane autour de cela parmi les travailleurs de Google et les anciens travailleurs de Google ?

RAY WESTRICK : oui. Je ne vois que ce mouvement grandir et continuer à faire pression. Nous avons reçu tellement de soutien pendant le sit-in. J'ai reçu tellement de messages personnels de gens, vous savez, me remerciant de m'être exprimé, et me demandant comment ils peuvent être plus vocaux et s'impliquer davantage. Je pense donc que c'est en pleine croissance. Je pense que Google sait que cela va continuer, que, vous savez, les travailleurs sont très agités à ce sujet et continueront à s'exprimer et à faire pression. Et je pense que c'est pour ça qu'il était important pour eux de nous faire taire. Mais ce mouvement prend de l'ampleur, et de plus en plus de gens le découvrent, et de plus en plus de gens sont prêts à s'organiser et à risquer leur emploi pour prendre position contre la complicité de génocide.

AMY GOODMAN : Eh bien, je tiens à remercier...

RAY WESTRICK : Et oui, je pense que cela a été une campagne vraiment unificatrice pour les gens de tous les horizons. Et je sais, en particulier, que beaucoup d'entre nous se sont rassemblés parce que nous étions particulièrement préoccupés par la façon dont Google a traité et exercé des représailles contre nos collègues palestiniens, arabes et musulmans, en particulier, comme Mohammad l'a mentionné, beaucoup d'entre eux ont été victimes de harcèlement et de doxxing pour s'être exprimés sur les canaux appropriés chez Google et ont été constamment ignorés, harcelés et victimes de représailles. Et donc, nous avons dû nous rassembler pour dire que nous ne pouvions plus laisser cela se produire. Nous devons nous unir pour protéger nos collègues et les uns les autres et pour protéger l'utilisation éthique de notre technologie, afin de nous assurer que nous ne construisons pas une technologie qui est utilisée pour nuire. Donc, je pense que c'est une campagne vraiment unificatrice qui est vraiment fondée sur le fait de prendre soin les uns des autres et sur le fait d'avoir un impact positif et de ne pas faciliter plus de dommages avec la technologie.

AMY GOODMAN : Je tiens à vous remercier tous d'être avec nous. Ray Westrick et Mohammad Khatami sont tous deux des employés de Google qui ont été arrêtés hier, Ray dans les bureaux du PDG de Google Cloud à Sunnyvale, en Californie, et Mohammad ici à New York. Il y a aussi Gabriel Schubiner, un ancien ingénieur logiciel chez Google Research et un organisateur de la campagne No Tech for Apartheid, avant cela, avec Jewish Diaspora in Tech.

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Quand les crues engendrent la soif : la lutte pour l’eau au Pakistan

23 avril 2024, par Solidarités international — , , ,
Le Pakistan est le cinquième pays le plus touché par le réchauffement climatique. À l'été 2022, le pays a subi de fortes inondations aux effets encore vifs aujourd'hui. En (…)

Le Pakistan est le cinquième pays le plus touché par le réchauffement climatique. À l'été 2022, le pays a subi de fortes inondations aux effets encore vifs aujourd'hui. En conséquence, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL a repris son activité dans le nord du Sind en 2023 afin d'accompagner les communautés pakistanaises dans le renforcement de leur résilience face aux catastrophes climatiques.

Tiré du blogue de l'auteur.

1- Le Pakistan est la victime régulière d'une multitude de catastrophes naturelles telles que les inondations, sécheresses et tremblements de terre. En juillet 2022, le gouvernement pakistanais a déclaré subir « l'évènement climatique du siècle » : les provinces du Sind, du Balouchistan et de Khyber Pakhtunkhwa ont subi des précipitations record, causant d'importantes inondations responsables de la mort de plus de 1 700 personnes et affectant directement 33 millions de personnes, selon les Nations Unies.

Aujourd'hui, les effets de ces inondations se font encore sentir. Les crues ont en effet causé des dégâts importants et durables à travers le pays, particulièrement éprouvants pour les populations vivant en zones rurales. Les inondations s'ajoutent à une série de crises qui perdurent : augmentation de la pauvreté, insécurité alimentaire à long terme, propagation de maladies comme le paludisme et la typhoïde, et perturbation de la scolarité de millions d'enfants.

Ghous Baksh, 6/12/2023

2- La période de la mousson est vitale pour le Pakistan. Elle fournit chaque année une grande partie de l'eau nécessaire aux cultures pendant la saison de croissance. Mais le réchauffement climatique rend cette période de plus en plus intense et imprévisible.

À l'été 2022, des pluies de moussons sept fois supérieures à la moyenne, conjuguées à la fonte rapide des glaciers himalayens desquels découlent les rivières, ont été dévastatrices. En s'abattant sur des sols asséchés par une canicule inhabituellement forte et prolongée au printemps, les intempéries ont transformé les ruisseaux et rivières dévalant les montagnes en fleuves de boue, de bois et de débris des infrastructures détruites par les eaux.

Plusieurs mois après ces pluies, les provinces du Sind et du Baloutchistan, les plus touchées du pays, n'étaient toujours pas entièrement libérées de l'eau qui les avait submergées. Six mois après les crues, près d'1,8 million de Pakistanais vivaient encore à proximité d'eaux de crue stagnantes, les exposant, à long terme, à un risque accru de maladies liées à l'eau. Les ménages les plus pauvres, les femmes, les enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées sont les plus exposés. Dans les zones les plus touchées, on recense des cas de malnutrition, maladies diarrhéiques, paludisme, maladies de la peau ou encore infections des voies respiratoires. 

Ramzanpur, 4/12/2023

3- Dans le 5e pays plus gros producteur de coton au monde, les inondations ont aussi affecté matériellement la population, qui a vu ses opportunités économiques s'envoler et ses revenus disparaitre. Les pluies ont dévasté plus de 600 000 hectares de culture de coton selon les autorités pakistanaises, notamment sur la rive gauche du fleuve de l'Indus. Il en va de même pour les cultures de riz et de blé sur la rive droite où près de la moitié des champs ont été engorgés. Les éleveurs non plus n'ont pas été épargnés. Plus de 700 000 têtes de bétails ont péri à travers le pays d'après les autorités nationales qui estiment à 10 milliards d'euros les pertes subies par le pays.

En conséquence directe des inondations, la Banque mondiale estime que près de 9 millions de personnes risquent de tomber sous le seuil de pauvreté, s'ajoutant ainsi aux 44 millions de Pakistanais vivant déjà sous ce seuil. Il en va ainsi d'Allah Rakhio qui, faute d'argent, a dû quitter sa maison à la suite des inondations dans l'espoir de rejoindre des terres épargnées par les eaux. En vain. À son retour chez lui, 40 jours plus tard, et sans avoir pu s'installer ailleurs, tout avait disparu. « Nos cultures, prêtes à être récoltées, ont été détruites et nos maisons ont toutes été volées. » déclare-t-il, amer, devant une situation qui se répète sans cesse. « Nous sommes rentrés chez nous sans rien. Nous avons travaillé dur, puis il a plu à nouveau. Les toits et les murs [de nos maisons] ont été détruits. ». À l'image d'Allah Rakhio, près de 20,6 millions de Pakistanais ont aujourd'hui un besoin urgent d'aide humanitaire, d'après l'UNICEF.

Ramzanpur, 4/12/2023

4- La montée des eaux a rendu très critiques les conditions d'hygiène dans certains villages, du fait du manque de système d'assainissement. En emportant des débris, de la boue, et d'autres substances, les inondations contaminent les sources d'eau potable, les rendant impropres à la consommation humaine. « Les inondations ont détruit notre environnement ; notre eau a été contaminée. Des maladies comme la malaria et la diarrhée se sont répandues. » relate Aijaaz aux équipes de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL présentes dans le village de Ghous Baksh pour conduire une évaluation des besoins sur place. Dans les zones où l'ONG mène cette évaluation, la moitié des villages déclarent ne plus avoir accès à l'eau potable.

En se propageant, les inondations submergent les systèmes d'égouts et de drainage, ce qui entraîne des débordements et la contamination des points d'eau à proximité. D'ailleurs, la plupart des points d'eau (puits, réservoirs, stations) ont été inondés et sont soit détruits soit grandement endommagés (fissures, ruptures) ce qui compromet leur capacité à fournir de l'eau potable aux populations. « Nous avons besoin de nouvelles pompes manuelles, d'eau douce et d'un environnement propre. » explique Aijaaz.

Ghous Baksh, 6/12/2023

5- Devant des besoins en eau, hygiène et assainissement clairement identifiés, les équipes de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL ont lancé des activités dans les zones les plus affectées du Nord de la province du Sind. 

L'ONG travaille ainsi à la construction et la réhabilitation de points d'eau, en veillant à leur élévation afin de prévenir des contaminations des eaux souillées au sol et protéger les infrastructures. « SOLIDARITÉS INTERNATIONAL nous a fourni des pompes manuelles. Nous avons maintenant de l'eau propre et la pompe à eau est placée à l'intérieur de notre maison » explique Waziran, habitante du village de Ghaus Bux, dont les enfants étaient tombés malades du fait de l'eau impure. Au total 40 pompes manuelles ont été installées.

Ghous Baksh, 6/12/2023

6- Une première action d'urgence à mettre en place pour assurer la salubrité d'une zone habitée est la réhabilitation de latrines. « Un moyen pour nous de prendre soin de notre santé et de notre hygiène » assure Imam Zaadi après la reconstruction de ces latrines détruites par les inondations.

Au premier trimestre 2023, 12 villages ont pu bénéficier de l'aide de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL. On dénombre 468 latrines construites. Un résultat qui permet de garantir la sécurité et la salubrité de l'environnement mais aussi et surtout la dignité des hommes, femmes et enfants qui y vivent.

Les prochaines interventions permettront de viser environ 15 000 personnes afin d'améliorer leur accès à l'eau, à l'assainissement et à l'hygiène. À l'image du point d'eau et des latrines construits dans le village de Ghous Baksh où vit Imam Zaadi : « nous sommes mieux protégés de toutes ces maladies et nous menons aujourd'hui une vie beaucoup plus saine. »

Ghous Baksh, 6/12/2023 

7- Dans les premiers mois suivants les inondations, plusieurs centaines de milliers de personnes ont été déplacées selon les Nations Unies. Si certaines sont retournées dans les villages dévastés par les inondations, toutes ont dû faire face à un état de dénuement presque total. C'est pour pallier le manque de ressources de première nécessité que SOLIDARITÉS INTERNATIONAL a fourni des kits de santé, d'abris et de nourriture. Plusieurs centaines de kits d'hygiène ont été distribués. Ici, Mohammad Shoaib en liste le contenu aux cotés de Noor Jahan, bénéficiaire de cette distribution. Dentifrices, brosses à dents, savons ou encore serviettes hygiéniques constituent une première aide d'urgence pour les ménages les plus en difficulté. « L'ONG nous a guidés sur la santé et l'hygiène, nous a parlé de la prévention des maladies et nous a fourni des kits d'hygiène. » explique Abdul Ghaffar.

Point de distribution, 7/12/2023

8- Les inondations destructrices de l'été 2022 ont eu lieu dans un contexte de grave crise économique, compliquant la capacité des Pakistanais à répondre à leurs besoins vitaux. En outre, l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture estime que presque la moitié de la population rurale se trouverait en phase d'insécurité alimentaire. Si plus d'un millier de kits alimentaires ont été distribués aux populations les plus vulnérables dans les premiers temps de l'urgence, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL cherche aussi à accompagner les populations dans la durée.

SOLIDARITÉS INTERNATIONAL concentre son action sur le renforcement de la production agricole locale, en fournissant un soutien à l'élevage. Elle cherche également à soutenir les mécanismes d'adaptation au changement climatique dans les zones rurales, ce qui renforce la résilience des populations et réduit la pauvreté à long terme. Cela implique d'améliorer l'accès à des moyens de subsistance durables, de développer les compétences et les opportunités d'emploi, tout en élargissant le soutien aux secteurs tels que l'élevage, la volaille, la pêche, les entreprises artisanales et l'artisanat.

Point de distribution, 7/12/2023 

9- Renforcer la résilience des communautés vulnérables aux effets du changement climatique est un objectif clef de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL. Pour cela, l'ONG collabore avec des partenaires locaux qu'elle forme, afin de développer des compétences locales déjà présentes. Sur la vingtaine de salariés de l'ONG sur place, seuls deux sont des staffs internationaux, le reste étant constitué de Pakistanais et Pakistanaises.

L'ONG conduit des ateliers de sensibilisation aux connaissances et bonnes pratiques en matière de nutrition, de santé et d'hygiène. Ces ateliers contribuent à réduire le taux de maladies évitables et à améliorer la qualité de vie globale des populations locales.

Sensibilisation aux bonnes pratiques en matière d'hygiène, village Basham Jakhrani, 7/12/2023

10- « [SOLIDARITÉS INTERNATIONAL a] créé un comité, dont je suis membre, et nous résolvons nos problèmes quotidiens grâce à une contribution collective » raconte Abdul Ghaffar. Un tel comité permet d'intégrer pleinement les habitants à la prise de décision et de travailler à la résilience des populations sur le long terme. Au Pakistan, les inondations seront nécessairement amenées à se reproduire. Violentes, désastreuses, meurtrières, elles ne doivent toutefois pas occulter que le pays s'apprête à souffrir de nombreuses sècheresses et d'un manque cruel d'eau potable dans les années futures. Réunir les communautés vulnérables au changement climatique et travailler à leurs côtés permet de renforcer leur résilience en garantissant la continuité de l'approvisionnement en eau. Surtout, cette méthode permet de souligner l'ultra nécessité de la préservation de l'eau et d'accompagner ces communautés dans les initiatives intelligentes face au climat qu'elles sont les premières à porter.

Village Sher Ali, 8/12/2023

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Inde : ce sont les mouvements populaires, et non les élections, qui apporteront un changement transformateur

23 avril 2024, par Sushovan Dhar — ,
À l'exception d'une brève période, l'Inde a eu la chance, plus que bien d'autres nations, de garder un régime parlementaire au cours des 77 dernières années. Avec 900 millions (…)

À l'exception d'une brève période, l'Inde a eu la chance, plus que bien d'autres nations, de garder un régime parlementaire au cours des 77 dernières années. Avec 900 millions d'électeurs, soit plus que les populations de l'Europe et de l'Australie réunies, les élections indiennes sont considérées comme la plus grande vitrine et célébration de la démocratie. La croissance économique du pays au cours des 30 dernières années - l'une des plus rapides au monde - rend également les élections dignes d'intérêt à l'échelle mondiale.

Tiré d'Inprecor 719 - avril 2024
19 avril 2024

Par Sushovan Dhar

L'Inde est incontestablement à la pointe de l'expansion capitaliste mondiale, même si ce processus a entraîné une augmentation massive des inégalités. Les proportions de cette inégalité rappellent les jours les plus sombres de l'ère coloniale.

La « magie Modi »

À l'instar de ses prédécesseurs d'extrême droite et fascistes, le Premier ministre indien Narendra Modi peut rassembler des foules considérables, en adoration, tant dans son pays qu'à l'étranger. Auparavant, élément clé des coalitions au pouvoir, son parti, le BJP, a remporté des victoires électorales remarquables depuis 2014, sous sa direction très personnalisée. En mettant l'accent à la fois sur le nationalisme hindou et sur le néo-développement, il a également réussi à établir une domination idéologique. L'analyse détaillée des positions nationalistes du BJP dépasse le cadre de cet article. Mais nous pouvons affirmer que le parti a créé un nouveau récit nationaliste largement accepté par une grande partie de l'électorat. En outre, le BJP a également été en mesure de définir et d'affiner le discours sur l'économie et la croissance économique.

La stratégie du BJP s'articule autour de quelques éléments clés. Tout d'abord, l'administration Modi est résolument favorable aux entreprises, surtout lorsqu'il s'agit d'entreprises appartenant à des Indiens. Il a également habilement lié le prestige de l'Inde à l'étranger à cette libération des entreprises indiennes. Par exemple, après son élection en 2014, Modi s'est audacieusement engagé à propulser la position de l'Inde dans le classement de la Banque mondiale sur la facilité de faire des affaires dans les 50 premiers rangs mondiaux. L'Inde est classée 63e sur 190 économies dans le dernier classement annuel de la Banque.

Deuxièmement, Modi a réussi à s'afficher comme meilleur réformateur anti-corruption. Il a su transformer des initiatives, pourtant essentiellement inefficaces, en succès médiatiques grâce à sa maîtrise de la harangue publique et de la gestion des messages. Troisièmement, l'auto-projection du Premier ministre en tant que créateur de l'État-providence contemporain en Inde trouve un écho auprès des électeurs. Toutefois, ces développements ont suscité des inquiétudes quant à l'avenir de la démocratie dans le pays.

Défauts systémiques

Le système électoral indien présente de nombreuses failles systémiques. Le système électoral uninominal à un tour (ou winner-take-all), établi par la Constitution indienne sur le modèle de Westminster [le Parlement à Londres], a été l'une des principales lacunes. Auparavant, il avait continué à donner au Parti du Congrès d'énormes majorités parlementaires, alors même que sa part du vote populaire commençait à diminuer. Le BJP en a profité et, depuis 2014, Modi et son entourage ont une présence disproportionnée au Parlement par rapport à leur pourcentage de voix.

Deuxièmement, il est devenu de plus en plus évident que l'argent domine les élections indiennes. Les énormes dépenses sont désormais reconnues et déplorées comme un aspect fondamental de l'économie politique du pays. En outre, les contributions politiques sont très peu transparentes. Il est pratiquement impossible de savoir qui a donné de l'argent à un homme politique ou à un parti, ou d'où l'homme politique tire le financement de sa campagne. Les donateurs ne sont guère disposés à rendre publiques leurs contributions politiques, car ils craignent de subir un retour de bâton si le parti qu'ils ont choisi perd le pouvoir. C'est dans ce contexte que l'administration de Narendra Modi a fait une grande annonce sur le financement des campagnes électorales en 2017, présentant cette proposition de réforme comme une tentative d'accroître la transparence des financements politiques.

Selon une analyse récente, entre 2016 et 2022, le BJP a reçu trois fois plus d'argent en dons directs d'entreprises et en obligations électorales (5 300 crore 639,36 millions de dollars) que tous les autres partis nationaux réunis (1 800 crore 217,17 millions de dollars). Les électeurs indiens ont certainement le droit de connaître la source de financement d'un parti qui visent à capter l'électorat. Ces sociétés donatrices d'obligations sont-elles légitimes ou ont-elles été créées uniquement pour transférer de l'argent noir vers des dons politiques ? Les « Public Sector Undertakings » (l'équivalent indien des entreprises publiques) sont-elles forcées de faire des dons ?

Récemment, la Cour suprême a déclaré illégal le système d'obligations électorales du gouvernement indien. Elle a souligné que ce système, en autorisant les dons politiques anonymes, contrevenait au droit à l'information prévu par la Constitution. On ne peut qu'espérer que ce verdict permettra à l'électorat de prendre des décisions plus éclairées et facilitera la mise en place de règles du jeu plus équitables pour les partis politiques à l'approche des élections générales de cette année.

Le verdict a également montré clairement que ce type de droit va au-delà de l'exercice de la liberté de parole et d'expression. Il est essentiel pour faire progresser la démocratie participative en obligeant le gouvernement à rendre des comptes. Il a souligné la forte corrélation entre l'argent et la politique, et la façon dont l'inégalité économique se traduit par des degrés variables de participation politique. Par conséquent, il est raisonnable de supposer que le fait de donner de l'argent à un parti politique entraînerait des accords de contrepartie. La Cour a jugé que l'amendement apporté aux sociétés, qui permettait aux entreprises d'effectuer des paiements politiques illimités, était manifestement arbitraire.

Enfin, la Commission électorale indienne dispose de facto d'une indépendance limitée et peut être contrôlée et manipulée par le pouvoir en place.

Des institutions démocratiques fragilisées

L'Inde est l'un des principaux exemples de récession démocratique mondiale. La polarisation croissante, la persécution des médias, la censure, l'intégrité électorale compromise et la diminution de l'espace de dissidence sont autant de menaces pour la démocratie indienne. L'administration dirigée par le BJP, qui a pris le pouvoir en 2014 et l'a conservé en 2019, a été critiquée pour ses résultats médiocres en matière d'indices démocratiques.

Freedom House maintient le statut « partiellement libre » de l'Inde, mais les commentateurs affirment que le pays est devenu de plus en plus illibéral sur le plan idéologique. Le BJP au pouvoir a encouragé les nationalistes hindous radicaux, ce qui a entraîné une augmentation des attaques contre les minorités religieuses et des discriminations à l'encontre des musulmans et des chrétiens.

L'Inde a été classée comme une « autocratie électorale » par le projetVarieties of Democracy (V-Dem) et comme une « démocratie imparfaite » par l'Economist Intelligence Unit, ce qui souligne le déclin démocratique du pays. Les tendances antidémocratiques du gouvernement indien se sont de plus en plus intensifiées, laissant très peu d'espace à la dissidence et à la protestation. Même le chef de l'opposition, Rahul Gandhi, a été expulsé du parlement à la suite d'une condamnation pour diffamation pour une blague sur le Premier ministre. Le gouvernement a également pris le contrôle de l'une des rares chaînes de télévision encore indépendantes, ce qui a entraîné un recul significatif de l'Inde dans le classement mondial de la liberté de la presse 2023. L'Inde occupe la 161e place sur 180 pays.

Les prochaines élections générales indiennes se dérouleront dans un contexte où le choix libre et informé de l'électorat est de plus en plus compromis par des facteurs à la fois structurels et techniques. À l'heure actuelle, l'opinion commune est que le BJP a toutes les chances de s'en sortir, même si l'opposition tente de créer un semblant de front uni contre lui. Cependant, l'opposition est tout autant ancrée dans les mêmes doctrines économiques néolibérales, et il n'y a pas grand-chose à choisir entre les deux camps belligérants en ce qui concerne les politiques qu'elles promeuvent en ce domaine.

Mouvements populaires

La seule force capable d'apporter un changement progressif et transformateur dans le corps politique indien est la mobilisation populaire d'en bas. Il y a quelques années, le mouvement des agriculteurs indiens a démontré que des mouvements populaires forts pouvaient avoir le potentiel d'affronter le rouleau compresseur de l'Hinduvta (l'extrémisme hindou), bien plus que des alliances électorales improvisées.

Les mouvements sociaux n'ont toutefois que très peu d'effet sur la politique électorale. Malgré les protestations des agriculteurs en 2020-2021, le BJP a largement remporté les élections législatives de 2022 en Uttar Pradesh, en particulier dans la région agricole de l'ouest de l'Uttar Pradesh, qui abrite une importante population de Jat qui a largement soutenu le mouvement. Il ne fait aucun doute que le mouvement a motivé des millions de personnes dans le monde entier à lutter pour l'équité, la démocratie et la solidarité, mais il lui reste encore beaucoup à faire pour créer une hégémonie politique au-delà des protestations militantes. De nombreux autres groupes sociaux se sont mobilisés de manière significative ; le défi consiste à déterminer comment les rassembler pour élaborer un programme de transformation.

Comment expliquer l'incapacité des mouvements sociaux à créer une hégémonie politique malgré les nombreuses luttes menées à travers le pays ? L'absence de la gauche et des forces progressistes a créé un vide idéologique qui conduit de nombreux mouvements dans une impasse, même après avoir obtenu des gains au terme de luttes laborieuses. Au lieu de forger des solidarités et de favoriser des alternatives, le ressentiment et la rage populaires alimentent l'ascension de la droite en Inde en l'absence d'un programme anticapitaliste idéologiquement motivé. C'est dans ce contexte que la renaissance d'une nouvelle gauche radicale est plus que jamais nécessaire.

Post-scriptum

Une éventuelle défaite du BJP peut certainement offrir un répit vital pour la construction d'un programme alternatif. Cependant, ce n'est qu'un moyen et non une fin en soi.

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La confrontation sino-américaine en Asie de l’Est s’envenime

23 avril 2024, par Pierre-Antoine Donnet — ,
Loin de s'apaiser, la confrontation entre la Chine et les États-Unis s'envenime toujours un peu plus. Principale zone de fracture entre les deux superpuissances de la planète : (…)

Loin de s'apaiser, la confrontation entre la Chine et les États-Unis s'envenime toujours un peu plus. Principale zone de fracture entre les deux superpuissances de la planète : l'Asie de l'Est où les grandes manœuvres ont franchi un pas inédit avec un partenariat renforcé entre Washington, Tokyo, Canberra et Manille qui a déclenché la fureur de Pékin.

Tiré de Asialyst
13 avril 2024

Par Pierre-Antoine Donnet

Le président américain Joe Biden entouré du président philippin Ferdinand Marcos Jr (à gauche) et du Premier ministre japonais Fumio Kishida, le 11 avril 2024 à la Maison Blanche. (Source : SCMP)

Les petits plats dans les grands à la Maison Blanche. Mercredi 10 avril, Joe Biden a invité Fumio Kishida à un dîner d'État, un privilège jusque-là jamais accordé à un Premier ministre japonais japonais. Parmi les convives, l'ancien président Bill Clinton, l'ancienne secrétaire d'État Hillary Clinton, l'acteur Robert De Niro, le patron d'Amazon Jeff Bezos, le PDG d'Apple Tim Cook et celui de JP Morgan Chase, Jamie Dimon.

Et pour cause, ce n'était pas une visite de courtoisie. Le président américain et le chef du gouvernement japonais ont annoncé un vaste programme de défense conjointe visant à renforcer la coopération militaire entre leur deux pays. Lors d'une conférence de presse, Joe Biden a précisé : les États-Unis et le Japon ont décidé « la mise en œuvre d'étapes significatives pour moderniser les structures de commandement et de contrôle. Nous augmentons l'interopérabilité et la planification de nos armées afin qu'elles puissent travailler ensemble d'une façon efficace et sans accroc. » Autrement dit, avec un nouveau commandement militaire conjoint.

Plus tard, accueillant le chef du gouvernement japonais dans le Bureau Ovale, le président américain a souligné la nécessité « de garantir que l'Indo-Pacifique demeure libre, prospère et ouvert sur le monde en restant ensemble ». Fumio Kishida, de son côté, a mis l'accent sur « l'amitié et la confiance mutuelle » avec Joe Biden. Les deux pays, selon lui, se trouvent « à l'avant-garde pour maintenir et renforcer un ordre international libre et ouvert fondé sur l'exercice du droit ».

Selon des responsables américains, Américains et Japonais vont en outre étudier les possibilités de produire ensemble des armes. La coopération permettra de renforcer la puissance industrielle du Japon et de créer des synergies entre les deux armées en cas de conflit régional. Le scénario le plus probable, ont-ils expliqué, est une invasion de Taïwan par l'Armée populaire de libération (APL) chinoise. Mais ce pourrait être aussi une initiative militaire agressive de la Corée du Nord. Cette année, Pyongyang a déclaré la Corée du Sud comme son principal ennemi tout en resserrant ses liens militaires avec la Russie. « Toute tentative de changer le statu quo [dans le détroit de Taïwan] par la force ou tout coercition serait absolument inacceptable, a lancé Fumio Kishida. Washington et Tokyo continueront de répondre d'une façon appropriée à de tels actes. L'Ukraine d'aujourd'hui pour être l'Asie de l'Est demain. »

La Constitution japonaise adoptée après la reddition du Japon en 1945 lui interdit de livrer toute guerre en dehors de son territoire, tandis que l'opinion publique japonaise demeure attachée à la paix et hostile à toute participation de l'archipel nippon à une guerre à l'extérieur de ses frontières. Quelque 54 000 soldats américains sont stationnés sur le sol japonais. Les États-Unis y possèdent bases navales et aéroports militaires, dont celui de Kadena à Okinawa, dans le sud du Japon, d'où décollent des avions-espions ainsi que des bombardiers stratégiques à long rayon d'action. À l'initiative de Fumio Kishida, le Japon a entrepris en 2022 un programme de dépenses militaires inédites depuis 1945 dans le but de moderniser son armée et se doter de nouvelles armes, principalement américaines, afin d'être en mesure de se défendre en cas d'agression militaire ou de conflit en Asie de l'Est.

Le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin et le ministre japonais de la Défense Minoru Kihara vont finaliser les détails de cette coopération pour la production conjointe d'armes dans les prochains mois. Le budget militaire prévisionnel du Japon pour 2024 devrait atteindre 52 milliards de dollars, une hausse de 47 % comparée à celui de 2022. Ces dépenses ne prennent pas en compte des rallonges budgétaires généralement votées en cours d'année. L'objectif est de porter la part des dépenses militaires à 2 % du PIB japonais d'ici quatre ans, contre 1 % actuellement.

« Pour le président Biden, [la visite de Fumio Kishida] représente à l'évidence l'occasion de souligner et cimenter les progrès dans cette relation qui est la plus importante alliance bilatérale en Indo-Pacifique, estime Christopher Johnstone, expert du Japon au Center for Strategic and International Studies, cité par Foreign Affairs. Pour Kishida, il y a là une chance de montrer l'excellence des liens avec les États-Unis dans le but de renforcer son soutien au Japon. »

Fumio Kishida : « Les États-Unis ne doivent pas être seuls à tout faire »

Ce sommet américano-japonais a pris place dans un contexte de tensions croissantes en Indo-Pacifique. En cause, les ambitions chinoises toujours plus grandes en mer de Chine Méridionale et les inquiétudes, elles aussi croissantes, suscitées par la posture belliciste de la Corée du Nord. Le partenariat entre les États-Unis et le Japon est « incassable », a célébré Joe Biden. « Le monde fait aujourd'hui face à davantage de défis et de problèmes que jamais auparavant, a de son coté déclaré le Premier ministre japonais. Le Japon va resserrer les liens avec nos amis américains et, ensemble, nous ouvrirons la voie pour surmonter les défis dans la région Indo-Pacifique et le monde. » Pour le sénateur républicain Bill Hagerty, un ancien ambassadeur américain au Japon, la décision de Fumio Kishida de renforcer le rôle sécuritaire du Japon illustre « à quel point les pressions de la Chine se sont multipliées et, de la sorte, ont réorienté l'opinion publique [japonaise] d'une façon significative et profonde ».

Réaction quasi-immédiate de la Chine en réaction à ce sommet : Mao Ning, l'un des porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, a déclaré que « le Japon doit réfléchir avec sérieux sur son passé d'agression, mettre fin à toute participation à des groupes militaires et choisir la voie du développement pacifique. » Xi Jinping, lui, avait choisi le moment de ce sommet à la Maison Blanche pour rencontrer à Pékin Ma Ying-jeou. Avec l'ancien président taïwanais, qu'il avait rencontré à Singapour en 2015, le numéro un chinois a évoqué la nécessité d'une réunification de l'ancienne Formose avec le continent chinois. Ce geste n'est pas le fait du hasard : il rappelle à Joe Biden et Fumio Kishida que la priorité des priorités pour la Chine demeure la prise de contrôle de Taïwan, quels que soient les engagements des États-Unis à défendre l'île et celui du Japon à lui apporter une aide en cas d'invasion par la Chine, estiment les analystes.

Jeudi 11 avril, Fumio Kishida a en outre prononcé un discours en anglais devant les deux chambres du Congrès américain, le deuxième dirigeant japonais à le faire. Les États-Unis, a-t-il déclaré, ne doivent pas être les seuls à endosser la responsabilité de défendre l'ordre international, le Japon étant prêt à s'engager lui aussi dans ce combat. « Je sens bien un courant sous-jacent chez des Américains qui doutent du rôle qui devrait être le vôtre dans le monde. Ce doute croît au moment où l'Histoire se trouve à un tournant. L'ère de la Guerre froide est déjà derrière nous et nous nous trouvons maintenant à un point de bascule qui va définir la prochaine étape de l'histoire de l'humanité, a-t-il ajouté dans une allusion transparente à la Russie, la Chine et la Corée du Nord. Je veux m'adresser à ces Américains qui ressentent la solitude et la fatigue d'un pays qui a défendu l'ordre international presque tout seul. Je comprends qu'il s'agit là d'une lourde charge que celle de soutenir de tels espoirs sur vos épaules. Les États-Unis ne doivent pas être seuls à tout faire. Vous êtes notre plus proche ami, le peuple japonais est avec vous, côte à côte, pour garantir la survie de la liberté. […] Nous sommes sur le pont, nous ferons notre part. Nous sommes prêts pour faire ce qui est nécessaire. Vous n'êtes pas seuls. Nous sommes avec vous », a encore lancé le chef du gouvernement japonais, déclenchant un tonnerre d'applaudissements.

Le même jour, Fumio Kishida a pris part à un sommet tripartite avec Joe Biden et le président des Philippines Ferdinand Marcos Junior pour discuter de la posture agressive de l'armée chinoise ainsi que le harcèlement dont sont victimes des navires de pêche ou militaires philippins. Il a rencontré en tête-à-tête son homologue philippin qui, selon un responsable américain cité par Reuters, entend « retourner la situation et isoler la Chine ».

Le Japon proche d'Aukus

Loin de s'apaiser, les manœuvres d'intimidation commandées depuis Pékin se sont multipliées contre les Philippines depuis plus d'un mois. L'objectif non-dit mais évident de Pékin : contraindre Manille à accepter la suzeraineté que la Chine proclame jusque dans ses eaux territoriales, phénomène qui a conduit l'archipel philippin à se rapprocher des États-Unis. Or c'est précisément ce rapprochement qui a déclenché la fureur de la Chine, qui entend non seulement affirmer sa puissance en Asie de l'Est mais chasser les États-Unis de la région.

Le 7 avril, pour la première fois, le Japon, les États-Unis, les Philippines et l'Australie ont procédé à des exercices aéronavals conjoints en mer de Chine méridionale. Ces manœuvres se sont déroulées dans la Zone économique exclusive (ZEE) des Philippines, selon un communiqué de l'armée à Manille : « Ces activités avaient pour but de renforcer les capacités de ces différentes forces à travailler ensemble dans le cadre de scénarios maritimes. » Dans un autre communiqué, les chefs des forces armées de ces quatre pays ont souligné que ces exercices conjoints visaient à démontrer leur « engagement collectif pour renforcer la coopération régionale et internationale afin de soutenir un Indo-Pacifique libre et ouvert ». Ce communiqué ne fait pas mention de la Chine mais l'allusion était transparente. Pékin revendique une « souveraineté indiscutable » sur quelque 90% des 4 millions de km² de la mer de Chine méridionale réputée riche en réserves halieutiques et en hydrocarbures et où transitent chaque année des milliers de milliards de dollars de marchandises. Outre les Philippines, Taïwan, l'Indonésie, Brunei, la Malaisie et le Vietnam revendiquent une partie de ces vastes étendues maritimes et contestent les revendications chinoises.

En réaction à ces manœuvres, la Chine a annoncé le 7 avril la tenue de ses propres manœuvres aéronavales dans la région dans une zone non précisée. « Toutes les activités militaires qui gênent la stabilité en mer de Chine méridionale sont sous contrôle », a indiqué un communiqué du ministère chinois de la Défense. Les incursions incessantes de l'Armée populaire de libération dans les eaux des Philippines sont « une démonstration de violence qui doit cesser. Ce sommet doit montrer que l'alliance entre le Japon, les Philippines et les Etats-Unis représentent une dissuasion crédible face à l'agression de la Chine », a estimé le sénateur philippin Risa Hontiveros, membre du parti d'opposition Citizens' Action Party, dans une interview accordée à China Watcher.

Le sommet trilatéral à la Maison Blanche le 11 avril « est une réponse directe à la coercition menée par la Chine en mer de Chine méridionale et vise à envoyer un message parfaitement clair d'unité », a indiqué un responsable américain cité par le Nikkei Asia. Notre alliance [qui date de 1951] avec les Philippines est la plus ancienne en Indo-Pacifique et n'a jamais été aussi forte. » Entouré de Fumio Kishida et de Ferdinand Marcos Jr, Joe Biden a lancé un avertissement fort à Pékin : « Toute attaque contre un avion, un navire ou les forces armées philippines en mer de Chine méridionale déclenchera la mise en œuvre du traité de défense mutuelle » qui lie Washington et Manille.

Plus inquiétant encore pour la Chine, l'Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis avait indiqué le 9 avril qu'ils « envisagent de coopérer » avec le Japon dans le cadre de l'alliance tripartie de défense Aukus (Australie, Royaume-Uni, États-Unis). L'entrée du Japon dans le traité Aukus fait actuellement l'objet de négociations, selon des sources diplomatiques citées dans les médias américains et japonais. Depuis la création d'Aukus en 2021, « nos pays ont clairement exprimé leur intention de faire participer d'autres pays aux projets de deuxième pilier au fur et à mesure de l'avancement de nos travaux, ajoute un communiqué américain. Nous avons construit une base trilatérale solide destinée à fournir des capacités militaires avancées rapidement et à grande échelle. »

L'alliance Aukus vise à renforcer les liens de défense entre Washington, Londres et Canberra, sur fond de montée en puissance militaire de la Chine en Asie-Pacifique. Le premier pilier de ce pacte consiste à équiper l'Australie d'une flotte de puissants sous-marins à propulsion nucléaire. Le second grand volet porte sur la cyberguerre, l'intelligence artificielle (IA) ainsi que le développement de drones sous-marins et de missiles hypersoniques de longue portée. Le Premier ministre australien, Anthony Albanese, a précisé devant la presse que la participation du Japon ne concernerait que le deuxième pilier de l'accord. « Le Japon est un candidat naturel pour cela », a-t-il insisté.

Soutien de Pékin au complexe militaro-industriel russe

Les États-Unis ont d'autre part adressé une sérieuse mise en garde à la Chine contre toute aide à la Russie qui mène une guerre brutale en Ukraine depuis le 24 février 2022. Toute aide par les entreprises chinoises à Moscou aurait « de graves conséquences », a expliqué vendredi Janet Yellen, secrétaire au Trésor, au terme d'une courte visite officielle en Chine. Le 12 avril, un haut responsable américain a accusé la Chine d'aide la Russie à mener « sa plus importante expansion militaire depuis l'ère soviétique, et à un rythme plus élevé que ce que nous pensions possible » au début de la guerre en Ukraine. Les États-Unis encouragent Pékin à jouer au contraire « un rôle constructif » dans le conflit, a-t-il dit, en ajoutant : « Nous espérons que nos alliés se joindront à nous ».

Cet appel intervient alors que le chancelier allemand Olaf Scholz, dont le pays entretient des liens économiques particulièrement étroits avec la Chine, est en Chine du 13 au 15 avril. En guise d'exemples du soutien de Pékin au complexe militaro-industriel russe, une autre haute responsable américaine a cité des achats massifs par Moscou de composants électroniques, de machines-outils et d'explosifs chinois : des « entités chinoises et russes travaillent à produire ensemble des drones » sur le sol russe. Les deux responsables américains cités ont requis l'anonymat.

Dans le détail, les renseignements à la disposition de l'administration Biden montrent que sur les trois derniers mois de 2023, « plus de 70% des importations de machines-outils de la Russie provenaient de Chine », ce qui a selon eux permis aux Russes d'augmenter leur production de missiles balistiques. Les Américains ont cité l'entreprise chinoise Dalian Machine Tool Group parmi les fournisseurs de la Russie. Les hauts responsables cités ont précisé que les groupes Wuhan Global Sensor Technology, Wuhan Tongsheng Technology et Hikvision fournissaient des systèmes optiques utilisés dans les chars russes. La Chine livre également à la Russie, selon la même source, des moteurs de drones et des systèmes de propulsion pour missiles de croisière, ainsi que de la nitrocellulose, matériau utilisé par la Russie pour fabriquer des munitions d'artillerie.

« Nous savons aussi que la Chine fournit des images de reconnaissance à la Russie pour sa guerre contre l'Ukraine, a déclaré la haute responsable déjà citée. « L'une des manières les plus décisives d'aider l'Ukraine aujourd'hui est de convaincre la Chine d'arrêter d'aider la Russie à reconstituer sa base militaro-industrielle », a commenté l'autre haut responsable américain.

De son côté, le 3 avril, le secrétaire d'État américain Anthony Blinken expliquait devant les ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne et du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) que Pékin apportait un soutien à Moscou « à une échelle inquiétante ». La Chine fournit, selon le ministre cité par le Financial Times, à la Russie « des outils, des produits et une expertise substantielle ». Cette aide concerne essentiellement la production par la Russie d'équipements optiques et des carburants pour des missiles et fusées qui « non seulement contribue à l'agression de la Russie en Ukraine mais menace d'autres pays ».

Joe Biden avait soulevé cette question avec son homologue chinois Xi Jinping le 4 avril lors d'un entretien téléphonique. Selon la Maison Blanche, Le président américain lui a fait part de son inquiétude à propos du « soutien [de la Chine] à l'industrie de défense de la Russie et son impact sur la sécurité de l'Europe et [des pays] outre-Atlantique ». Le narratif chinois est constant sur ce sujet : la Chine ne fournit pas d'armes létales à la Russie et accuse l'Occident de « mettre de l'huile sur le feu » dans cette guerre qualifiée « d'opération spéciale » par la Russie, terme repris par les organes de propagande chinois.

Autre développement qui souligne le rapprochement rapide entre la Chine et la Russie, le 9 avril, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi a déclaré que Pékin entend « renforcer la coopération stratégique » avec Moscou, lors d'un entretien avec son homologue russe Sergueï Lavrov, en visite officielle les 8 et 9 avril dans la capitale chinoise. « Pékin et Moscou continueront à renforcer la coopération stratégique sur la scène mondiale et à s'apporter mutuellement un soutien de poids », a précisé Wang Yi, cité par l'agence russe RIA Novosti.

Sergueï Lavrov a, lui, remercié Pékin pour le « soutien » apporté à Vladimir Poutine après sa récente réélection.Le président russe a été « réélu » pour un cinquième mandat le 17 mars, obtenant 87,28 % des suffrages, score abondamment condamné et comparé en Occident à un plébiscite grâce à un scrutin truqué. Depuis le déclenchement de l'assaut russe en Ukraine il y a un peu plus de deux ans, les relations entre Moscou et Pékin se sont profondément renforcées. En mars 2023, Xi Jinping s'était rendu à Moscou, réaffirmant avec Vladimir Poutine « une amitié sans limites » entre leurs pays qui, tous deux, dénoncent l'hégémonie occidentale sur la scène internationale.

Ces déclarations, manœuvres et gesticulations militaires témoignent d'une montée constante des périls en Asie-Pacifique. S'ils ne sont pas maîtrisés, ils risquent de conduire à un embrasement général aux conséquences potentiellement catastrophiques pour cette zone et, au-delà, pour la planète entière.

Par Pierre-Antoine Donnet

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Deux leçons de ce qui s’est passé cette nuit dans le ciel au-dessus de la Palestine et d’Israël

23 avril 2024, par Vincent Présumey — , , , ,
Premièrement, les mollahs iraniens n'en ont absolument rien à foutre des Palestiniens. Les motifs de leur attaque étaient en partie internes (donner une impression de force (…)

Premièrement, les mollahs iraniens n'en ont absolument rien à foutre des Palestiniens. Les motifs de leur attaque étaient en partie internes (donner une impression de force après le bombardement de leur consulat à Damas, qui n'est qu'un prétexte purement symbolique) et en partie externes, et là, c'est important : la distanciation croissante de Washington envers le gouvernement Netanyahou, avec une condamnation par avance de toute “seconde Nakba” achevant de se réaliser à Gaza, portait en elle le blocage de la destruction de Gaza.

14 avril 2024 | tiré d'aplusoc
https://aplutsoc.org/2024/04/14/deux-lecons-de-ce-qui-sest-passe-cette-nuit-dans-le-ciel-au-dessus-de-la-palestine-et-disrael-billet-dhumeur-par-vp/

Par son opération, Téhéran permet à Tsahal de poursuivre. Il est essentiel que les “campistes” et les « BRICS+ » puissent compter en permanence sur ce qu'ils appellent « le génocide », c'est-à-dire la destruction de Gaza, pour mener leurs opérations ailleurs, manipuler des foules et des idiots utiles partout, il serait catastrophique pour eux que les Palestiniens arrêtent de se faire tuer.

Symbole de cette réalité : à ce que l'on sait à cette heure, la seule victime humaine au pronostic vital engagé est une petite fille bédouine.

Quand au Hezbollah et aux Houtis, ils ont poursuivi leur cirque habituel, sans plus. Ils n'en ont rien à foutre des Palestiniens, les cris du chœur des groupies hurlant « Stop au génocide » n'ont d'autre fonction réelle que de perpétuer le massacre des Palestiniens.

Deuxièmement, l'attaque iranienne massive a été presque totalement déjouée par la défense antiaérienne israélienne adossée à l'aide américaine, avec la collaboration jordanienne. Au plan militaire et technique, c'est, pour l'Iran, un fiasco (mais le vrai but politique : garantir que la destruction de Gaza puisse continuer pour pouvoir continuer à s'en servir, est sans doute atteint, hélas).

Cette défense efficace devrait conduire tout esprit libre à crier une question, adressée au Pentagone : POURQUOI L'UKRAINE EST-ELLE PRIVÉE DE SON “DÔME DE FER” ?

Orientalisme, impérialisme et couverture des médias dominants de la Palestine

23 avril 2024, par Joseph Daher — , ,
Cet article examine la façon dont les préjugés des grands médias dominants occidentaux et la défense du discours israélien sont liés à l'orientalisme, au racisme et à (…)

Cet article examine la façon dont les préjugés des grands médias dominants occidentaux et la défense du discours israélien sont liés à l'orientalisme, au racisme et à l'impérialisme, et servent les intérêts des élites politiques et économiques occidentales au pouvoir. Cependant, ces discours dominants en occident sont remis en question par des mouvements mondiaux visant à faire la lumière sur les réalités de la guerre génocidaire menée à Gaza et à exprimer la solidarité avec la population palestinienne.

Tiré de la revue Contretemps
19 avril 2024

Par Joseph Daher

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Couverture occidentale de la Palestine et de la guerre génocidaire israélienne contre Gaza

A l'heure de l'écriture de cet article, l'armée d'occupation israélienne poursuit sa campagne génocidaire contre les Palestiniens de la bande de Gaza depuis maintenant plus de 6 mois. Le bilan humain est catastrophique. Les chiffres officiels font état de plus de 33 000 Palestiniens tués, dont plus de 12 300 enfants, soit un nombre supérieur à celui des enfants tués dans toutes les guerres mondiales des quatre dernières années réunies. Il y a également plus de 1,7 million de personnes déplacées, soit plus de 75 % de la population de Gaza, selon l'Unrwa, et 95% de la population est face à un risque d'insécurité alimentaire. Dans l'ensemble, 1,1 million de personnes sont déjà touchées par une « famine catastrophique », le niveau d'insécurité alimentaire le plus élevé, selon un rapport du Programme alimentaire mondial (PAM) publié le 18 mars Les destructions sont également sans précédent dans le territoire palestinien de la bande de Gaza, avec plus de 60 % d'immeubles endommagés ou détruits, parmi lesquels environ 45 % sont des bâtiments résidentiels, laissant un million de personnes sans abri sur les 2,4 millions d'habitants.

De même, l'État israélien continue à non seulement ignorer la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU appelant le 25 mars à un cessez-le-feu immédiat pour le ramadan – pour laquelle les États-Unis se sont abstenus –, mais il a aussi fait l'objet d'une nouvelle ordonnance de la Cour internationale de justice le 28 mars relative au risque que « la famine s'installe » à Gaza, alors que l'Afrique du Sud l'accuse de non-respect de la Convention sur le génocide.

Cet guerre constitue à bien des égards une nouvelle Nakba ou catastrophe, qui rappelle la Nakba de 1948, lorsque plus de 700 000 Palestiniens ont été chassés par la force de leurs maisons et sont devenus des réfugiés.

Les médias grand public occidentaux continuent de mettre l'accent sur la « souffrance » et la « légitime défense » israéliennes à la suite des attaques du Hamas du 7 octobre 2023, qui ont fait 1 139 morts selon les autorités israéliennes. Ces chiffres incluent 695 civils israéliens, 373 membres des forces de sécurité et 71 étrangers. Il convient toutefois de noter que de nombreux décès de civils israéliens ont également été causés par les forces d'occupation israéliennes, y compris le bombardement par des chars d'assaut de maisons où des Israéliens étaient détenus – un détail crucial qui n'a été que très peu couvert par les principaux médias occidentaux. Certains articles récents ont commencé à démentir de nombreuses affirmations erronées propagées sans vérification par les médias israéliens et reprises dans les pays occidentaux. Par exemple, les premières informations faisant état de 40 enfants israéliens décapités se sont avérées par la suite fabriquées de toutes pièces. Ces accusations ont néanmoins été approuvées et diffusées par les principaux médias et hommes politiques occidentaux, dont le président américain Joe Biden. En outre, plusieurs études ont démontré l'existence de préjugés systémiques des médias à l'encontre des Palestiniens dans différents pays occidentaux.

De même, le journalisme alternatif sur le terrain est devenu quasiment impossible, les forces d'occupation israéliennes prenant quasi-systématiquement pour cible les journalistes palestiniens dans la bande de Gaza. Plus de 133 journalistes palestiniens ont été tués par Israël depuis le 7 octobre.

Dans le même temps, la réalité de la guerre génocidaire israélienne en cours contre la bande de Gaza est souvent ignorée par les médias grand public. Les Palestiniens ont souvent été déshumanisés dans les représentations médiatiques. Leurs aspirations politiques et leur rôle ont également été mis sous silence ou minimisés. Dans une grande partie de la couverture médiatique occidentale, le récit ne prend en compte que les événements survenus à partir du 7 octobre, sans fournir de contexte suffisant ni tenter d'expliquer comment la situation a évolué sur le long terme.

Les points de vue des Palestiniens eux-mêmes sur le contexte historique ne sont souvent pas mis en avant ou autorisés, en particulier lorsqu'il s'agit de faire la lumière sur les raisons pour lesquelles les événements en sont arrivés là. Comme l'a expliqué le journaliste palestinien Motaz Azaiza dans un tweet concernant les questions relatives au 7 octobre dans les grands médias occidentaux, « j'ai répondu à cette question plusieurs fois mais ils ne l'ont jamais gardée ou partagée parce qu'ils ont enregistré mon interview avant et ont ensuite pris ce qui convenait à leur agenda ».

La nature inhérente de l'État israélien en tant qu'entité coloniale, et ses politiques au fil du temps, ont mené à créer les circonstances qui ont conduit aux événements du 7 octobre et au-delà – comme c'est si souvent le cas pour les puissances coloniales et occupantes au cours de l'histoire. Cependant, à ce jour, le 7 octobre a tendance à être présenté de manière simpliste comme une « attaque terroriste » sans que le contexte historique approprié ne soit généralement fourni. Dans le même temps, les réponses israéliennes contre Gaza sont souvent décrites comme de simples actes d' »autodéfense »…

Mais pourquoi la majorité des grands médias occidentaux continue-t-elle à adopter et à défendre le discours israélien ? Pourquoi y a-t-il une tendance à déshumaniser les Palestiniens et à les rendre responsables aux événements actuels ? Quels sont les intérêts des grands médias occidentaux à maintenir ce type de couverture ?

Les réponses à ces questions trouvent leur origine dans l'orientalisme, le racisme et l'impérialisme, qui sont tous liés. Les images et les récits propagés par une grande partie des médias grand public occidentaux ne peuvent pas vraiment être dissociés des intérêts géopolitiques et économiques des élites dirigeantes occidentales.

La forme évolutive de l'orientalisme

L'orientalisme est une idéologie essentialiste enracinée dans l'idéalisme philosophique et les notions hégéliennes selon lesquelles le destin des personnes est déterminé par leurs cultures et religions éternelles. Le terme « orientaliste » est apparu en anglais vers 1779 et en français en 1799, d'abord axé sur l'étude linguistique, puis lié aux expansions coloniales impériales occidentales en Orient et ailleurs. Alors que les puissances européennes intervenaient, envahissaient et dominaient de plus en plus le Moyen-Orient, l'Afrique et l'Asie au XIXe siècle, des discours sont apparus, décrivant des régions comme l'Empire ottoman comme « l'homme malade de l'Europe », qui souffrait de plus en plus des interventions et de l'influence des puissances impériales européennes, tandis que le terme d'« Homo Islamicus » apparaissait également à cette époque. L'idée d'une essence arabe/islamique spécifique est toujours d'actualité dans les analyses traditionnelles et néo-orientalistes.

La supériorité économique, technique, militaire, politique et culturelle croissante de l'Europe sur l'Empire ottoman, et plus généralement sur l' »Orient », a été associée pendant cette période à la religion chrétienne (dans sa compréhension et sa pratique occidentales) et les revers du monde musulman à l'islam. Le christianisme est présenté comme favorable au progrès, tandis que l'islam est au contraire décrit comme repoussant le progrès. Toute résistance à l'Europe et à son influence était présentée comme un fanatisme religieux et un rejet de la civilisation.

Ce type de discours n'a jamais vraiment disparu de la scène politique et des grands médias occidentaux, avec une intensité variable selon les périodes. Le discours prononcé il y a plus d'un an, en octobre 2022, par Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne et haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères, à la nouvelle Académie diplomatique européenne de Bruges illustre cette perspective orientaliste. Il explique que « l'Europe est un jardin » où « tout fonctionne », combinant « la liberté politique, la prospérité économique et la cohésion sociale que l'humanité a pu construire », tout en s'inquiétant que « la majeure partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait prendre le dessus sur le jardin… Les jardiniers doivent aller dans la jungle. Les Européens doivent s'engager davantage dans le reste du monde. Sinon, le reste du monde nous envahira, par différents moyens ». Ce discours ignore bien sûr la montée constante de l'extrême droite dans toute l'Europe, la montée du racisme et des attaques contre les droits démocratiques et les migrants, etc.

Il n'est donc pas surprenant que les responsables israéliens et occidentaux ainsi que les médias grand public aient utilisé cette rhétorique pour qualifier de barbares les actions du Hamas le 7 octobre et justifier la guerre génocidaire d'Israël contre la bande de Gaza. Un éditorialiste israélien du Jerusalem Post a par exemple déclaré que « le 7 octobre, la civilisation occidentale a perdu et les barbares l'ont emporté… L'Occident moderne contre le djihad meurtrier », tandis que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré :

« C'est un mal ancien, qui nous rappelle le passé le plus sombre et nous choque tous au plus profond de nous-mêmes… Israël a le droit de se défendre contre des attaques aussi odieuses ».

Dans le cadre de cette stratégie, les comparaisons entre Daesh (« État islamique ») et le Hamas se sont multipliées chez les responsables israéliens et occidentaux et dans les grands médias occidentaux, à l'image du secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin décrivant le Hamas comme « pire que l'Etat Islamique ». Les tentatives d'Israël et des gouvernements occidentaux de présenter le Hamas, et plus généralement les Palestiniens, comme des terroristes semblables aux organisations djihadistes ne sont pas nouvelles.

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la classe dirigeante israélienne a décrit sa guerre contre les Palestiniens pendant la deuxième Intifada comme sa propre « guerre contre le terrorisme ». Et ce, bien que l'Autorité Palestinienne et le Hamas aient condamné les actions d'Al-Qaïda. Les actions suicides du Hamas à Jérusalem et ailleurs dans la Palestine historique ont été présentées comme « un symptôme du terrorisme islamique mondial ». Avant cela, l'OLP et ses factions avaient également été comparées par les dirigeants israéliens à des nazis.

Plus généralement, les tentatives des dirigeants israéliens et occidentaux de faire l'amalgame entre le Hamas et les groupes djihadistes tels que Daesh ou Al-Qaïda s'inscrivent dans une stratégie plus large qui consiste à s'appuyer de plus en plus sur l'islamophobie pour justifier leur soi-disant guerre contre la terrorisme. Au début des années 2000, l'administration Bush a défendu le droit d'Israël à l'autodéfense contre le « terrorisme islamique », tout comme le font aujourd'hui l'administration américaine et les États occidentaux.

Dans cette perspective, l'objectif d'éliminer le Hamas justifie la guerre d'Israël contre la bande de Gaza, comme l'explique un chroniqueur du New York Times :

« La cause principale de la misère de Gaza est le Hamas. Il porte seul la responsabilité des souffrances qu'il a infligées à Israël et qu'il a sciemment invitées contre les Palestiniens. La meilleure façon de mettre fin à la misère est d'éliminer la cause, et non pas d'arrêter la main de celui qui l'élimine ».

Ainsi, les responsables israéliens et les commentateurs pro-israéliens peuvent prétendre agir en légitime défense, et même dans certains cas pour aider les Palestiniens, en commettant un génocide contre les Palestiniens…

Cette perspective raciste des grands médias occidentaux est ancrée dans une vision orientaliste du monde, et plus particulièrement de la région. Cet orientalisme est ancré dans la dynamique politique moderne, notamment l'impérialisme, la colonisation, la lutte des classes, la dynamique du genre et du racisme, etc.

Cette conception est donc différente de celle du célèbre auteur palestinien Edward Said, auteur du livre L'Orientalisme. Said n'a pas critiqué l'idéalisme historique en tant que matrice principale de l'essentialisme culturel, et il existe une forme de continuité historique homogène dans ses critiques de l'orientalisme, depuis la Grèce antique jusqu'à nos jours. Comme l'affirme l'auteur marxiste Aijaz Ahmad, il n'y a aucune considération pour les dynamiques de classe, les dynamiques de genre, aucune mention de l'histoire, de la résistance, des projets de libération humaine, etc. [1]

En d'autres termes, l'orientalisme n'est pas un phénomène profondément moderne, comme nous l'avons expliqué, mais le produit naturel d'un esprit européen ancien et presque irrésistible visant à déformer les réalités des autres cultures, peuples et langues, en faveur de l'affirmation de soi et de la domination de l'Occident. En rejoignant les critiques constructives d'autres auteurs orientaux également critiques de l'orientalisme, tels que Sadiq Jalal al-Azm, Mehdi Amel, [2] Samir Amin [3] et Aijaz Ahmad, la compréhension de l'orientalisme par Said risque de tomber dans ses dénonciations de l'essentialisme occidental, dans une forme d' »orientalisme en retour ou inversé », comme l'explique l'auteur marxiste syrien Sadiq al-Azm. [4]

En effet, comment expliquer la défense des politiques meurtrières d'Israël par les grands médias occidentaux, si ce n'est par la protection de leurs intérêts politiques ? Cela se fait au travers d'une lentille orientaliste.

Israël, un instrument essentiel pour les élites dirigeantes occidentales

Dans un cadre typiquement orientaliste, Israël a été présenté par ses alliés occidentaux et ses grands médias pendant des décennies comme un phare de la démocratie et du progrès dans une région hostile peuplée de barbares.

Cette propagande a également été promue par les dirigeants du mouvement sioniste avant la création d'Israël, et jusqu'à aujourd'hui par les responsables israéliens actuels. Avant la Nakba et la fondation d'Israël en 1948, Theodor Herzl, principal idéologue du mouvement sioniste, écrivait que le futur État juif serait « l'avant-garde de la civilisation contre la barbarie ». Il prônait en effet un projet colonial visant à installer une population majoritairement européenne, d'origine juive, sur une terre majoritairement peuplée de populations arabes, en l'occurrence la Palestine.

Aujourd'hui, ce discours est tenu par les responsables israéliens. Le Premier ministre Netanyahou a déclaré dans de nombreux discours après le 7 octobre qu' »Israël ne mène pas seulement sa guerre, mais la guerre de l'humanité contre les barbares… » : « Nos alliés dans le monde occidental et nos partenaires dans le monde arabe savent que si nous ne gagnons pas, ils seront les prochains dans la campagne de conquête et de meurtre de l'axe du mal »… De même, le président israélien Isaac Herzog a affirmé que la guerre d'Israël contre Gaza « a pour but… de sauver la civilisation occidentale », Israël étant « attaqué par un réseau djihadiste » et « si nous n'étions pas là, l'Europe serait la prochaine, et les États-Unis suivraient ».

Les responsables occidentaux et les grands médias ont soutenu cette propagande. Le mot génocide ou guerre génocidaire n'est presque jamais mentionné par ces acteurs, mais il est en outre rejeté lorsqu'il est utilisé par les détracteurs d'Israël. Cette impunité de l'État israélien n'a pas commencé après le 7 octobre, mais dure depuis des décennies. Même les groupes traditionnels reconnaissent désormais la nature violente et réactionnaire de l'État israélien. Par exemple, Human Rights Watch et l'organisation israélienne B'Tselem ont tous deux dénoncé la saisie permanente de terres palestiniennes par Israël. Ils ont documenté la manière dont Israël a violé les lois internationales pour soutenir plus de 700 000 colons construisant des colonies dans les territoires occupés de Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Ils ont également conclu qu'Israël est un État d'apartheid qui accorde des privilèges spéciaux aux Juifs et réduit les Palestiniens à une citoyenneté de seconde zone.

Cela démontre une fois de plus que les soi-disant principes des États européens et des États-Unis concernant la démocratie et le respect des droits de l'homme ne sont utilisés que pour leur propagande rhétorique, cherchant à couvrir des politiques ancrées dans la protection de leurs propres intérêts politiques et économiques. Dans ce cadre, la déclaration du pasteur palestinien Munther Isaac, de Bethléem, est tout à fait correct :

« À nos amis européens, je ne veux plus jamais vous entendre nous faire la leçon sur les droits de l'homme ou le droit international. »

Comme indiqué plus haut, le mouvement sioniste, depuis ses origines en Europe jusqu'à la création d'Israël en 1948 et au déplacement des Palestiniens qu'il opère aujourd'hui, est un projet de colonisation. Pour établir, maintenir et étendre son territoire, l'État israélien a dû nettoyer ethniquement les territoires palestiniens de leurs habitants, chassés de leurs maisons et de leurs emplois. Pour ce faire, il a dû rechercher le soutien de l'étranger. En effet, tout au long de ce processus, il s'est allié à des puissances impérialistes, d'abord l'Empire britannique, puis les États-Unis, qui ont utilisé Israël comme leur agent dans la lutte contre leurs ennemis, ou perçus comme tels, dans la région, et lui ont apporté leur soutien. [5]

Les Britanniques ont d'abord soutenu le projet sioniste de créer une nation alliée dans une région d'une grande importance politique et stratégique – une « petite Ulster loyale », selon les termes de Ronald Storrs, haut fonctionnaire du ministère britannique des affaires étrangères et des colonies. Ensuite, Washington, en particulier après la guerre des Six Jours de 1967, a été le principal soutien d'Israël, qui a également joué le rôle de force de police locale contre les menaces américaines perçues dans la région et contre tout événement susceptible de remettre en cause son contrôle sur ses réserves d'énergie stratégiques.

Depuis lors, les États-Unis ont soutenu Israël. Washington a versé en moyenne 4 milliards de dollars par an dans les coffres de Tel-Aviv, soutenant sa colonisation de la Palestine et ses guerres d'agression contre différents gouvernements et mouvements de la région. Selon un rapport du Congressional Research Service de mars 2023, les États-Unis ont fourni à Israël 158 milliards de dollars d'aide bilatérale et de financement de la défense antimissile depuis 1948, ce qui en fait le plus grand bénéficiaire cumulé de l'aide étrangère des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale.

Depuis les années 1960, les gouvernements successifs américains ont mis en place une politique d'aide militaire envers l'Etat d'Israël permettant un « avantage militaire qualitatif » (Qualitative Military Edge) sur les états voisins et les acteurs non étatiques de cette zone. Entre 2013 et 2022, 69 % des armes importées en Israël provenaient des États-Unis.

Alors que les responsables américains ont utilisé à plusieurs reprises leur droit de veto contre des résolutions appelant à un éventuel cessez-le-feu, la guerre israélienne actuelle contre la bande de Gaza aurait été impossible sur le plan militaire sans le soutien continu des États-Unis. Washington a notamment accepté depuis le 7 octobre 2023 la fourniture de 25 avions de combat dernière génération F-35, et de l'autre 500 bombes MK82 et plus de 1 800 bombes MK84 – qui ne sont plus utilisées par les armées des États occidentaux dans des zones densément peuplées en raison des dégâts collatéraux inévitables. Ces livraisons d'armes ont contourné l'obligation de consultation du Congrès en invoquant des « pouvoirs d'urgence ».

Cette administration américaine a effectué également plus de 100 livraisons d'armes à Israël sans aucun débat public, en utilisant une faille dans laquelle le montant spécifique en dollars de chaque vente était inférieur au seuil requis à partir duquel le Congrès doit être averti. De son côté, le journal israélien Haaretz a déclaré que les données de suivi des vols accessibles au public montrent qu'au moins 140 avions de transport lourd à destination d'Israël ont décollé de bases militaires américaines dans le monde entier depuis le 7 octobre, transportant des équipements principalement vers la base aérienne de Nevatim, dans le sud d'Israël.

Et si le président américain Joe Biden a fait signe d'un mécontentement à la suite de l'attaque sur le convoi humanitaire du World Central Kitchen, tuant sept employés de l'organisation américaine, il a encore récemment affirmé que « la défense d'Israël reste essentielle, qu'il n'y a donc pas de ligne rouge qui pourrait couper toutes les (livraisons d')armes pour que le pays n'ait plus de Dôme de fer pour le protéger »

De même, depuis novembre 2023, le gouvernement allemand, deuxième principal exportateur d'armes à Israël après les États-Unis, a approuvé l'exportation d'équipements de défense d'une valeur d'environ 303 millions d'euros (323 millions de dollars) vers Israël. À titre de comparaison, des exportations de matériel de défense d'une valeur de 32 millions d'euros avaient été approuvées en 2022.

La raison en est qu'Israël est toujours perçu comme un acteur clé pour préserver les intérêts occidentaux dans la région. Le processus de normalisation entre Israël et les pays arabes initié par le président Donald Trump et poursuivi par le président Joe Biden avait pour objectif de consolider les intérêts américains dans la région, y compris dans sa rivalité avec la Chine. L'un des principaux objectifs de l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre était de saper ce processus et a été temporairement couronné de succès.

Peu après le déclenchement de la guerre israélienne contre la bande de Gaza, l'Arabie saoudite a en effet réagi en interrompant tout progrès dans les accords bilatéraux entre elle-même et Israël et a annoncé qu'aucun processus de normalisation n'interviendrait entre les deux pays avant l'établissement clair d'un plan de route pour la création d'un État palestinien aux côtés d'Israël.

En outre, de nombreux États européens et les États-Unis ont tenté d'amalgamer l'antisémitisme et l'antisionisme pour criminaliser la solidarité avec la lutte palestinienne et le soutien à la campagne de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS). Ces actions doivent être comprises comme un objectif plus large des élites occidentales visant les politiques progressistes et de gauche, comme nous l'avons vu au Royaume-Uni, en France, en Allemagne et aux États-Unis, et comme des tentatives de restreindre les droits démocratiques dans ces sociétés.

Dans ce cadre, les théories du complot affirmant que les Juifs contrôlent le monde ne remettent pas en cause les perspectives orientalistes, mais au contraire les renforcent. En effet, les différentes formes de racisme se nourrissent généralement l'une l'autre, comme l'a dit le penseur anticolonialiste Frantz Fanon : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l'oreille, on parle de vous ». De plus, ce type d'explications minore en partie la responsabilité des élites occidentales dans la tragédie palestinienne.

Sans oublier que le soutien occidental à Israël n'a jamais empêché l'antisémitisme permanent de ses élites. De Lord Balfour au président américain Trump, tous ont soutenu des politiques ou des dynamiques antisémites. Lord Balfour était bien l'auteur de la lettre disant que « le gouvernement de Sa Majesté voit d'un bon œil l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif », mais aussi l'un des promoteurs de l'Aliens Act de 1905 qui fermait les frontières britanniques aux émigrants juifs fuyant les pogroms russes, tandis que les partisans de Trump défilaient à Charlottesville en 2017 en criant « Les juifs ne nous remplaceront pas ». De même, en France, Emmanuel Macron a été critiqué pour avoir réhabilité le maréchal Pétain ou remis sur le devant de la scène le théoricien antisémite Charles Maurras.

Remettre en cause l'orientalisme et l'impérialisme : une lutte commune menée par en bas

La remise en cause des perspectives orientalistes et racistes sur la Palestine et les Palestiniens, ainsi que sur d'autres populations non blanches, est liée à la lutte d'en bas dans le monde entier et en particulier dans les sociétés occidentales, dans lesquelles les institutions dirigeantes sont les principales productrices de ces idées. Comme nous l'avons déjà mentionné, la cause palestinienne influence la dynamique politique bien au-delà du Moyen-Orient.

Les premières critiques de l'orientalisme et des études orientalistes en Occident sont apparues pendant la période de décolonisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, sous la plume d'auteurs originaires de régions colonisées et vivant souvent dans des pays occidentaux, comme Anouar Abdel al-Malek [6] et Edward Said. Les études et orientations orientalistes dominantes dans les universités ont commencé à être remises en question après la Première Guerre mondiale de 1914-1918 et par la révolution russe, mais surtout par la résistance croissante et grandissante des mouvements anticoloniaux à l'impérialisme occidental en « Orient », de l'Asie à l'Afrique en passant par le Moyen-Orient. Plus tard, les mouvements antiracistes et féministes ont également joué un rôle dans la remise en question de ces idées dans les États occidentaux. [7]

De même, aujourd'hui, la multitude de luttes qui se déroulent dans diverses sociétés, dans les universités, sur les lieux de travail, dans les médias alternatifs, etc. en faisant pression sur les autorités dirigeantes et les gouvernements pour qu'ils agissent afin d'empêcher la guerre génocidaire israélienne continue contre la population palestinienne de la bande de Gaza, pour qu'ils fassent la lumière sur le contexte historique de la Palestine, sur la nature coloniale d'Israël et sur son système d'apartheid, et surtout pour qu'ils agissent en solidarité avec les Palestiniens, remettent en question la perspective orientale des grands médias occidentaux, qui servent de bouclier (parmi de multiples autres) pour protéger les intérêts de l'élite dirigeante.

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Cet article a aussi été publié sur le site de Al-Jazeera – Middle East Institute

Notes

[1] Aijaz Ahmad, Orientalism and After : Ambivalence and Cosmopolitan Location in the Work of Edward Said, Economic and Political Weekly, Vol. 27, No. 30 (Jul. 25, 1992), pp. PE98-PE116

[2] Voir Gilbert Achcar, « Mahdi Amel (1936-1987). Préface à un recueil de textes choisis », https://www.contretemps.eu/mahdi-amel-marxisme-arabe-liberation-nationale-preface-achcar/

[3] Voir Samir Amin, Eurocentrism, New York : Monthly Review Press, 1989

[4] Sadik Jalal al-'Azm, Orientalism and orientalism in reverse, https://libcom.org/article/orientalism-and-orientalism-reverse-sadik-jalal-al-azm

[5] Voir Joseph Daher, « La Palestine et les révolutions au Moyen Orient et en Afrique du Nord », Contretemps.

[6] La première critique est venue en effet du philosophe égyptien marxisant de l'université de la Sorbonne, Anouar Abdel al-Malek (né en 1923 au Caire), avec son article « l'Orientalisme en crise » écrit en 1962 et publié en 1963. Après avoir étudié à l'université d'Aim Chams, au Caire, et la Sorbonne, et avoir enseigné la philosophie au Lycée al-Hourriyya, au Caire, il fut nommé en 1960 Centre Nationale de la Recherche Scientifique (CNRS) à Paris. Voir Anouar Abdel Malek, « Orientalisme en crise », L'orientalisme en crise », Diogène, n° 44, hiver 1963, p. 109-142

[7] Il faut également souligner les écrits de Maxime Rodinson dans la critique de l'orientalisme, notamment son livre de « La fascination de l'Islam » publié en 1980 qui est une critique remarquable de l'eurocentrisme et de l'orientalisme.

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Il est impossible de quantifier la souffrance à Gaza

23 avril 2024, par Amira Hass — , ,
En raison des limites de l'imagination humaine (par opposition à l'imagination des fauteurs de guerre et des fabricants d'armes), et en l'absence d'un tout autre dictionnaire, (…)

En raison des limites de l'imagination humaine (par opposition à l'imagination des fauteurs de guerre et des fabricants d'armes), et en l'absence d'un tout autre dictionnaire, il n'y a pas de véritable moyen de décrire la destruction et les pertes subies à Gaza après six mois de guerre.

Tiré de la revue Contretemps
12 avril 2024

Par Amira Hass

En théorie, il suffirait de visionner les centaines, voire les milliers de vidéos qui montrent les enfants tremblants– incapables de contrôler leurs tremblements – après les bombardements israéliens : dans les hôpitaux, dans la rue, certains d'entre eux sanglotant, d'autres incapables de prononcer un mot. Ils sont couverts de poussière et de sang. C'est un détail qui suffit à représenter le désastre. Que ceux qui aiment se venger regardent les vidéos, une par une.

En pratique, dans un journal, les mots doivent suffire. Cela signifie qu'en raison des limites des termes, nous nous réfugions dans les chiffres. Selon l'UNICEF, à la fin du mois de janvier,17 000 enfants « errent » dans la bande de Gazasans être accompagnés d'un adulte. Leurs parents ont été tués, ils n'ont pas pu être extirpés des ruines. Ou bien les enfants se sont perdus lors des déplacements massifs vers le sud.

Et c'est sans compter les 14 000 enfants (sur environ 33 000 morts recensés) qui ont été tués jusqu'à présent par les bombardements israéliens. A cela s'ajoutent des milliers d'enfants qui ont perdu des membres, souffrent de brûlures, se promènent avec des blessures qui se sont infectées en l'absence de bandages et de médicaments, et souffriront de troubles post-traumatiques pour le reste de leur vie. Quel est leur avenir ? Il est impossible de quantifier la souffrance. Est-il possible de quantifier le coût de leur traitement et de leurs besoins spécifiques, ainsi que les répercussions sur l'économie ?

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Pour chaque décompte de morts, de blessés et d'orphelins qui ne sont pas les nôtres, il y a un piège. C'est général, c'est abstrait pour nous. Même lorsqu'il s'agit de 44 membres d'une même famille, tués dans un seul attentat, comme la famille du Dr. Abdel Latif al Haj, à laquelle j'ai déjà consacré un article (Haaretz, 1er janvier 2024). Plus le nombre est élevé, moins nous pouvons comprendre ce que cela signifie. Psychologiquement, nous pouvons éviter de comprendre le trou béant causé par les bombardements israéliens dans une société à l'égard de laquelle nos sentiments vont de l'ignorance de notre domination à notre haine.

Mais si nous oublions la quantité et racontons une seule histoire, ce sera une unique histoire. Et elle devrait atteindre le seuil de l'histoire la plus horrible de toutes pour être comprise. Lorsque je parlerai de l'histoire unique à la fin, je dirai : c'est un détail représentatif, qui contient le tout. Et ce n'est pas le plus horrible.

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Voici un autre chiffre : « Les Palestiniens de Gaza représentent désormais 80% de toutes les personnes confrontées à la famine ou à la faim sévère dans le monde », selon le rapport intérimaire conjoint – publié la semaine dernière – de la Banque mondiale (BM), de l'Union européenne (UE) et des Nations unies (ONU).

Comparez cette affirmation avec la déclaration devant la Haute Cour de justice du lieutenant-colonel Nir Azuz, de l'Unité de coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), selon laquelle « en ce qui nous concerne, la quantité de nourriture qui entre [à Gaza] permet une solution raisonnable pour la population ».

L'officier a été appelé à défendre la position du gouvernement [israélien] contre une pétition d'organisations israéliennes de défense des droits humains demandant d'autoriser des livraisons d'aide illimitées, afin d'enrayer la propagation de la faim et de la mort par inanition à Gaza. L'écart entre les deux affirmations – ou entre la réalité et le déni – nécessite une définition qui fait défaut dans le lexique disponible.

L'objectif du rapport conjoint (Banque Mondiale, Union Européenne, ONU) est de présenter une estimation des dommages matériels subis jusqu'à présent, qui servira de base aux premiers efforts de réhabilitation. Les données relatives aux dégâts matériels sont plus faciles à quantifier, et peut-être aussi plus faciles à comprendre.

A la fin du mois de janvier 2024, les destructions matérielles dans la bande de Gaza étaient estimées à environ 18,5 milliards de dollars. C'est le coût de 50 avions de combat que l'administration Biden souhaite vendre à Israël, sous réserve de l'approbation du Congrès, comme le rapporte CNN. C'est le montant des indemnités que le Canada a accepté de verser à 300 000 personnes en raison de la discrimination et de la négligence dont ont été victimes les enfants des peuples indigènes dans le système scolaire, entre 1991 et 2022. C'est 92,5 millions de salaires mensuels moyens à Gaza (environ 200 dollars avant la guerre).

Si cette somme semble atteignable, il faut rappeler que les besoins de reconstruction sont plus coûteux que le coût des dommages, comme le note le rapport. Par exemple, lors de la guerre de 2014 à Gaza, les dégâts se sont élevés à 1,4 milliard de dollars. Les coûts de reconstruction se sont élevés à 3,9 milliards de dollars. Lors du tremblement de terre en Turquie et en Syrie en février 2023, les dégâts ont été estimés à 3,7 milliards de dollars. Les coûts de reconstruction, à 7,9 milliards de dollars.

Le volume des décombres dans la bande de Gaza, qu'il faudra déblayer pour commencer la reconstruction, est de 26 millions de tonnes. Il faudra des années pour les déblayer, selon le rapport. Combien d'années ? Le rapport ne fait aucune promesse, puisqu'il ne s'agit pas d'une estimation précise.

Tout d'abord, l'étendue des dégâts depuis début février n'a pas encore été mesurée (elle comprend, par exemple, les ruines du complexe hospitalier Al-Shifa et les maisons environnantes). Deuxièmement, pour des raisons évidentes de sécurité, les équipes ne peuvent pas se rendre sur place et l'évaluation se fait à distance. Troisièmement, nous ne savons pas combien de temps la guerre va durer.

Parmi les décombres, il y a des munitions qui n'ont pas explosé, ce qui rend le processus de déblaiement et de recyclage plus dangereux, plus long et plus coûteux. Si Israël imposeles mêmes restrictions et difficultés que par le passé pour l'acheminement des matières premières et des équipements, le processus sera encore plus long.

Le coût des dommages environnementaux, l'un des secteurs examinés par le rapport conjoint, est estimé à environ 411 millions de dollars. En réalité, on ne sait pas très bien comment on est arrivé à ce calcul, mais les conséquences immédiates et à long terme sont faciles à comprendre : la contamination supplémentaire des eaux souterraines, la pollution de l'air et du sol par des rebuts dangereux, y compris des munitions, les produits chimiques toxiques émis par toutes les bombes, les déchets médicaux dispersés partout, la pollution causée par les eaux usées non traitées qui inondent les rues et finissent dans la mer.

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De tous les secteurs détruits (infrastructures d'eau et d'électricité, système de santé, écoles, usines et commerces, fermes, bref, tout), le coût des dégâts infligés aux habitations est le plus élevé : 13,3 milliards de dollars. A la fin du mois de janvier, 62% des maisons de la bande de Gaza étaient totalement ou partiellement détruites, soit 290 820 unités d'habitation.

Je suppose que le terme « partiellement détruit » correspond aux dégâts subis par les appartements et les maisons de certains de mes amis à Gaza : ils n'ont plus de murs intérieurs, plus de toit, plus de fenêtres et de portes, plus de tuyaux, plus de planchers, plus d'escaliers, avec des murs extérieurs tordus et pleins de fissures. « Totalement détruit », c'est comme l'appartement d'un ami, au septième ou huitième étage, dans un complexe résidentiel qui, en un seul bombardement, s'est transformé en une bouillie de béton froissé.

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La quantification n'inclut pas l'intérieur des appartements. Simples ou élégants. Bijoux en or ou bibliothèques privées, si chères au cœur de leurs propriétaires. Leurs livres ont servi à un moment donné de bois d'allumage, faute de combustible ou de bois.

La quantification suggérée par le rapport n'inclut évidemment pas la nostalgie de la mer vue de la fenêtre, les histoires et les poèmes enregistrés sur un ordinateur de bureau sans sauvegarde. Les peintures. L'importance de la maison pour les personnes qui ont grandi dans le désastre fondateur de la guerre de 1948 : quitter la maison et en être expulsé. Les souvenirs des premiers pas de la fille. La fierté et la joie lorsque les économies lentement accumulées ont permis d'obtenir un appartement séparé des parents ou des frères et sœurs.

Les chanceux – comme les habitants de Gaza ne cessent de le répéter aujourd'hui – ont effectivement été déracinés au début de cette guerre, mais ils vivent avec le reste de la famille élargie dans un appartement loué à un prix exorbitant à Rafah, ou chez des parents, avec une densité d'une douzaine de personnes ou plus par pièce. On entend de plus en plus parler de querelles et de tensions à l'intérieur de cette cocotte-minute. « J'en ai assez. J'envisage d'aller vivre sous une tente avec mes enfants », dit une amie. Ses tentatives pour se rendre en Egypte ont été vaines jusqu'à présent.

Même ceux qui sont partis à l'étranger n'y sont pas vraiment. Ils vivent le cauchemar jour et nuit. C'est le cas de Mona (nom fictif), la petite-fille de Naifa Al-Nawati. Mona, sa mère, son mari et ses enfants sont arrivés en Egypte il y a plus d'un mois. Ils ont essayé de parler tous les jours à leur famille restée sur place, dans l'immeuble Al Islam 3, dans la rue Ahmad Bin Abdel Aziz, à l'ouest de la maternité de l'hôpital Al-Shifa de Gaza.

Ils ont parlé à leurs oncles et tantes, ainsi qu'à leurs enfants. Ils n'ont pas pu parler à leur grand-mère de 94 ans : elle souffre de la maladie d'Alzheimer et a besoin de soins infirmiers et d'une surveillance 24 heures sur 24. « Elle ne peut même pas prendre un verre d'eau toute seule. » En raison de ses maladies et de sa dépendance, la famille est restée dans la ville de Gaza, malgré les ordres israéliens de se déplacer vers le sud au début de la guerre. « J'ai des amis dont les mères sont mortes dans une tente à Rafah », m'a dit Mona au téléphone, dans une sorte de justification inutile pour expliquer pourquoi ils ont refusé de traîner leur grand-mère vers le sud.

***

Au début de l'incursion terrestre et pendant les batailles dans la zone de l'hôpital Al-Shifa en novembre, la famille Al-Nawati a trouvé refuge dans les quartiers est de la ville. Plus tard, ils sont retournés dans leur immeuble, qui a été partiellement endommagé lors des échanges de tirs. Le 18 mars, les Forces de défense israéliennes (FDI) ont de nouveau assiégé Al-Shifa, affrontant des hommes armés des organisations militantes palestiniennes.

Comme tout a commencé par une attaque surprise après minuit, les Al-Nawati et les autres habitants du bâtiment n'ont pas pu sortir et sont restés retranchés dans leurs maisons, sans nourriture ni eau, pendant quatre jours. Autour d'eux, les échanges de tirs et les rugissements des chars. « Le 21 mars, vers 11 heures du matin, une force des FDI a fait irruption dans l'appartement après avoir fait sauter la porte d'entrée », m'a raconté Mona.

Elle m'a raconté ce qu'elle avait entendu lors d'une conversation fragmentée avec sa tante à Rafah, lors d'une liaison téléphonique avec elle coupée à plusieurs reprises. Les militaires qui ont fait irruption dans la maison ont rassemblé les hommes qui se trouvaient dans le bâtiment dans une pièce séparée, où on leur a demandé de se déshabiller, on leur a bandé les yeux, puis on les a menottés et interrogés.

Mona ne sait pas combien ils étaient, mais elle affirme qu'ils n'étaient pas nombreux, car la plupart des habitants des appartements adjacents avaient déjà quitté l'immeuble. Au même moment, les soldats ont ordonné aux femmes de laisser leurs maris et leurs enfants adultes derrière elles et de partir vers le sud. Les femmes de la famille ont demandé aux soldats de laisser l'une d'entre elles rester dans la maison avec la grand-mère âgée, qui est dépendante d'elles.

Sur la base du rapport qu'elle a reçu de ses parentes, Mona m'a dit que « les soldats qui ont fait irruption dans la maison de ma grand-mère se sont comportés relativement bien, par rapport à leur comportement dans d'autres endroits, et au moins il a été possible de leur parler ».

Tout le monde à Gaza connaît les images et les témoignages sur les corps de civils retrouvés, abattus, dans les maisons où l'armée est entrée. Tout le monde connaît les histoires d'humiliation, y compris les photos des soldats. Pourtant, malgré leur relative gentillesse, les soldats ont refusé que l'une des femmes de la famille reste avec la grand-mère dans l'appartement. Ils ont promis aux femmes d'emmener Al-Nawati à l'hôpital Al-Shifa !

***

Les femmes qui se trouvaient dans l'immeuble sont arrivées dans le sud de la bande de Gaza vers le soir, et à peu près au même moment, les hommes ont été libérés, et elles ne savaient même pas que la vieille femme avait été laissée derrière. Depuis lors, la famille n'a pas été en mesure de savoir ce qui est arrivé à la femme de 94 ans. Elle s'est adressée à Hamoked [organisation de défense des droits humains basée en Israël dans le but déclaré d'aider « les Palestiniens soumis à l'occupation israélienne qui cause des violations graves et continues de leurs droits »], qui a déposé jeudi dernier une requête en habeas corpus devant la Haute Cour, en exigeant que les FDI déterminent ce qui est arrivé à la femme qui était sous leur garde.

Le porte-parole des FDI a déclaré à Haaretz à la fin de la semaine dernière qu'il n'était pas au courant de cet événement. La semaine dernière également, Mona m'a écrit qu'après que l'armée eut nettoyé la zone, ses cousins ont cherché sa grand-mère dans la maison elle-même et dans ce qui restait de l'hôpital, et n'ont trouvé aucune trace d'elle. « Personne ne les a informés qu'elle était entrée à Al-Shifa, la maison a complètement brûlé, et ils n'y ont pas trouvé son corps. Où l'ont-ils emmenée ? Nous sommes arrivés à une situation où nous pensons qu'il est préférable qu'elle soit morte. »

Lorsque je lui ai posé la question, Mona a expliqué : « Mercredi [la semaine dernière], ils ont vu tous les corps qu'ils soient en décomposition, intacts ou enterrés à Shifa. Elle n'en fait pas partie. Dans le bâtiment, ils n'ont rien trouvé, à l'exception des corps de ma cousine de 28 ans et de son mari au septième étage. Le toit est entouré de fenêtres en verre. Ma cousine est venue d'Allemagne – où vivent ses parents – pour se marier à Gaza, deux mois avant la guerre. Elle était enceinte de jumeaux. Nous pensons qu'un drone les a tués, puis que les corps ont brûlés avec le bâtiment. Ce sont les seuls cadavres qui ont été retrouvés dans le bâtiment. Nous ne savions pas jusqu'à présent ce qu'ils étaient devenus. »

« Il n'y a aucune trace de ma grand-mère », poursuit Mona. « Nous avions peur qu'ils trouvent son corps dans la maison et qu'elle soit morte seule, et nous avions peur que les chars l'écrasent dans la rue, s'ils l'avaient laissée seule pour qu'elle arrive à l'hôpital Al-Shifa. Nous avions peur de tout. Nous avions peur de l'étendue de sa souffrance si elle était vraiment morte seule, et nous avions peur de sa souffrance si elle était encore en vie. »

Après la publication de cet article en hébreu, Mona m'a écrit pour m'informer que ses cousins ont fouillé à nouveau la maison et ont trouvé les restes brûlés de sa grand-mère, dans son lit.

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Article publié dans Haaretz le 10 avril 2024traduction A l'Encontre revue par Contretemps.

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