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Piégée dans un schéma de douleur où personne ne peut vous aider

Le décès du « héros » O.J. Simpson nous donne l'occasion de publier cet article d'Andrea Dworkin au sujet du décès de son ex-épouse
Tiré de Entre les lignes et les mots
Vous ne saurez jamais ce qui est arrivé de pire à Nicole Brown Simpson dans son mariage, parce qu'elle est morte et qu'elle ne peut pas vous le dire. Et si elle était vivante, rappelez-vous, vous ne la croiriez pas.
Vous avez entendu Lorena Bobbitt, après que John Wayne Bobbitt eut été acquitté de viol conjugal. Lors de son propre procès pour blessure malicieuse, elle a décrit des raclées, des viols anaux, des humiliations. Elle avait été constamment blessée, frappée, étouffée par un mari qui aimait lui faire du mal. Depuis, on a vu John Wayne Bobbitt, après un bref passage en tant que star misogyne des médias, agresser une nouvelle partenaire.
C'est toujours la même chose. Cela arrive à des femmes aussi différentes que Nicole Simpson, Lorena Bobbitt et moi-même. Les agresseurs sont des hommes aussi différents qu'O.J. Simpson, John Wayne Bobbitt et l'ex-« flower child » avec qui j'ai été mariée et que j'ai encore trop peur de nommer.
Il y a de la terreur, oui, et de la douleur physique. Il y a le désespoir. On s'en veut, on lui pardonne. On se juge sévèrement pour ne pas l'avoir assez aimé. « C'est de ta faute », crie-t-il en enfonçant la porte ou en nous frappant la tête contre le sol. Et avant de s'évanouir, on dit oui. Vous tentez de lui échapper, mais personne ne vous cachera ni ne vous défendra – ce qui signifierait lui tenir tête. Vous vous cacherez derrière des buissons, s'il y en a, ou derrière des poubelles, ou dans des ruelles, loin des gens honnêtes qui ne vous aident pas. Après tout, c'est de votre faute.
Il vous fait encore plus mal : plus que la dernière fois et plus que vous ne l'auriez jamais cru possible ; certainement plus qu'une personne raisonnable ne le croirait – si vous étiez assez folle pour en parler. Et, finalement, vous vous rendez à lui, vous vous excusez, vous le suppliez de vous pardonner de l'avoir blessé ou provoqué ou insulté ou d'avoir été négligente avec quelque chose qui lui appartient – son linge, sa voiture, son repas. Vous lui demandez de ne pas vous blesser pendant qu'il fait de vous ce qu'il veut.
La honte de cette capitulation physique, souvent sexuelle, et la trahison de votre amour-propre ne vous quitteront jamais. Vous vous en voudrez et vous vous détesterez toujours. Vous vous souviendrez mentalement de votre condition à l'époque – suppliante, abjecte. À un moment donné, vous lui tiendrez tête verbalement ou en refusant d'obtempérer, et il vous frappera à coups de poing et coups de pied ; il peut vous violer ; il peut vous enfermer ou vous ligoter. La violence devient votre contexte, l'élément dans lequel vous tentez de survivre.
Vous essayerez de vous enfuir, de planifier une évasion. S'il le découvre, ou s'il vous retrouve, il vous fera encore plus mal. Vous serez tellement effrayée que vous penserez que mourir pourrait être une bonne chose.
Si vous n'avez pas d'argent, si vous n'arrivez pas à vous loger, si vous n'avez pas de travail, vous retournerez chez lui et lui demanderez de vous laisser entrer. Si vous avez un emploi, il vous trouvera. Il peut vous demander de revenir et vous faire des promesses pleines de repentir. Il peut vous battre et vous forcer à revenir. Mais si vous restez à distance afin de rompre, il apparaîtra de nulle part, vous battra à nouveau, vandalisera votre logis, vous harcèlera constamment.
Encore là, personne ne l'arrêtera. Vous n'êtes plus sa femme mais il peut continuer sa violence.
Nicole Simpson, comme toutes les femmes battues, savait qu'elle ne serait pas crue. Elle a peut-être été assez perspicace pour anticiper les foules qui, le long des autoroutes du comté d'Orange, allaient acclamer O.J. dans sa fuite des policiers. Toutes les femmes battues doivent être prudentes, même avec les étrangers. Ses amis ne l'arrêteront pas. Les vôtres non plus.
Nicole Simpson a demandé de l'aide à de nombreux experts en violence conjugale, mais aucun d'entre eux n'a arrêté O.J. C'est ce qu'il faut faire : il faut arrêter l'agresseur. Il ne s'arrêtera pas de lui-même. Il doit être emprisonné, ou tué, ou elle doit s'échapper et se cacher, parfois pour le reste de sa vie, parfois jusqu'à ce qu'il trouve une autre femme à « aimer ». Il n'existe aucune preuve que des conseils donnés à l'agresseur entravent sa violence.
C'est Nicole qui a demandé à des policiers d'arrêter Simpson en 1989, la neuvième fois qu'elle les a appelés. L'arrestation doit devenir obligatoire. L'agression de Nicole Simpson en 1989 aurait dû entraîner la neuvième arrestation d'O.J. Simpson. Nous ne savons pas par quel facteur multiplier le chiffre neuf : combien d'épisodes de coups les femmes endurent-elles en moyenne par appel téléphonique à la police ? Pour la seule année 1993, la police de New York a reçu 300 000 appels pour violence conjugale.
La violence conjugale n'est pas le sale petit secret de l'Amérique, comme l'affirment les médias et la secrétaire d'État à la santé et aux services sociaux, Donna Shalala. Les féministes ont passé deux décennies à dénoncer la violence conjugale avec insistance et précision, à mettre sur pied des refuges et à organiser des itinéraires de fuite et à modifier les pratiques des forces de l'ordre de sorte que, de plus en plus, la violence conjugale est reconnue comme un crime violent.
La violence à l'égard des femmes est banale et ordinaire parce que les hommes pensent qu'ils ont des droits sur les femmes, droits que ces dernières contestent. Le contrôle que les hommes veulent exercer sur les femmes, la domination que les hommes exigent sur les femmes, s'expriment dans cette terrible brutalité. Pour moi, cela a duré quatre ans, il y a 25 ans, dans un autre pays. Pour 4 millions de femmes aux États-Unis, une toutes les 15 secondes, c'était hier et aujourd'hui.
Ce que personne n'accepte de voir, c'est ceci : Le problème ne vient pas de la femme, mais de l'agresseur. Elle peut travailler à chacune de ses faiblesses, transformer chacune de ses dépendances. Elle peut s'échapper avec la bravade d'un Jesse James ou le talent subtil d'un Houdini. Mais si le mari est décidé à exercer cette violence et qu'elle ne l'est pas, elle ne peut gagner ni sa sécurité ni sa liberté. Ni le système juridique actuel, ni les défenseurs des victimes, ni les services de conseil ne peuvent assurer sa sécurité face à son agresseur.
Les récits de femmes battues ont généralement été accueillis avec incrédulité et dédain, la meilleure expression de cette attitude étant la question persistante : « Pourquoi ne part-elle pas ? ». Mais après deux décennies d'études sur la violence conjugale, nous savons aujourd'hui que les femmes violentées sont plus souvent tuées après leur départ qu'avant.
Nicole Simpson vivait dans sa propre maison lorsqu'elle a été assassinée. Son divorce avait été prononcé en 1992. Que son ex-mari ait ou non commis le meurtre, il a continué à l'agresser, à la menacer, à la traquer, à l'intimider. Son soi-disant désir de réconciliation masquait l'horreur de sa situation, semblable à celle de toutes les femmes qui s'échappent mais ne disparaissent pas. Après avoir mis fin à son mariage, Nicole Simpson devait encore négocier sa sécurité avec l'homme qui lui faisait du mal.
Elle devait éviter de le mettre en colère. Toute allusion au fait que son amabilité était essentiellement contrainte, toute menace de révélation publique, toute insulte à sa dignité de son point de vue à lui, pouvait déclencher une agression. Ce scénario de causalité est plus imaginé que réel, puisque l'agresseur choisit seul le moment où il va blesser, menacer ou traquer sa victime. Pourtant, la femme essaie. Toutes les photos souriantes d'O.J. et Nicole ensemble après leur divorce devraient susciter l'inquiétude, et non des descriptions romantiques du désir d'O.J. de se réconcilier. Nicole Simpson s'est conformée à une stratégie d'apaisement, car personne ne s'est interposé entre elle et lui pour le contrer.
La fuite, en fait, c'est l'enfer, une période d'une durée indéterminée qui se compte en années, et non en mois, pendant laquelle l'ex-mari commet des agressions par intermittence et des actes de terrorisme avec une certaine constance. Le tourment vient en partie du fait que la liberté est proche, mais qu'il ne veut pas la laisser la femme l'obtenir. De nombreuses femmes qui se sont échappées vivent dans une semi-clandestinité. J'ai toujours peur de mon ex-mari, chaque jour de ma vie – et je n'ai pas peur de grand-chose.
Peut-être ignorez-vous à quel point les femmes sont courageuses – celles qui sont restées jusqu'à présent et celles qui se sont échappées, celles qui sont encore vivantes et celles qui sont mortes. C'est Nicole Simpson qui est la véritable héroïne. Et vous devez comprendre que c'est son agresseur qui constituait le problème.
Andrea Dworkin
Lettre ouverte publiée dans le Los Angeles Times du 26 juin 1994
https://tradfem.wordpress.com/2024/04/12/le-deces-du-heros-o-j-simpson-nous-donne-loccasion-de-publier-cet-article-dandrea-dworkin-au-sujet-du-deces-de-son-ex-epouse/
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Le viol tarifé

Les hommes qui paient pour du sexe. Des prostitueurs, des michetons, des viandards, des « motés »… Enfermez-les tous et envoyez-les sur une île isolée et déserte d'où ils ne pourront jamais revenir.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/24/le-viol-tarife/
« Je crois sincèrement que cela permet d'éviter des viols », m'a dit Benjamin. « Cela permet aux hommes de se défouler et de satisfaire leurs besoins naturels. » Benjamin parlait des avantages de la prostitution. « C'est une bonne chose pour les femmes, affirmait-t-il, car au lieu de violer, les hommes peuvent avoir des relations sexuelles quand et comme ils le souhaitent en payant pour cette activité avec une femme prostituée. Pour les hommes, cela garantit la satisfaction de leurs besoins. » Aux yeux de Benjamin, cela satisfaisait tout le monde.
Mais ces affirmations sont aussi éloignées qu'il se peut de la réalité du commerce du sexe. Les hommes ne sont pas programmés pour violer s'ils n'ont pas un accès immédiat à du sexe, et il n'existe pas de « droit au sexe ». « Lorsque les hommes prétendent que la prostitution réduit le nombre de viols », déclareFiona Broadfoot, survivante du commerce du sexe, « ce qu'ils veulent dire en réalité, c'est qu'il est acceptable de violer les femmes prostituées, ce qui est la façon dont nous vivons les rapports sexuels avec les clients ».
La prostitution est du viol
Au cours des vingt dernières années, j'ai interrogé une foule d'hommes qui paient pour avoir des relations sexuelles – ils le font dans des bordels légaux, dans des salons de massage illégaux ou avec des femmes approchées sur la rue. J'ai entendu toutes les justifications possibles de ces hommes, y compris la prétention d'aider les femmes à nourrir leurs enfants avec l'argent échangé pour du sexe. Bien que la prostitution – que ce soit l'achat ou la vente de services sexuels – soit illégale dans la majeure partie des États-Unis, très peu d'acheteurs de services sexuels sont arrêtés. En revanche, les femmes prostituées sont lourdement et injustement criminalisées, alors qu'il est amplement démontréque la très grande majorité d'entre elles sont amenées au commerce du sexe par la contrainte et l'exploitation.
Aux États-Unis, le Nevada est le seul État où est légalisée la prostitution – y compris le proxénétisme, la tenue de bordels et l'achat de services sexuels. Elle n'est autorisée que dans sept comtés, mais les recherches sur le commerce du sexe au Nevada montrent que cette légalisation a entraîné la normalisation de la prostitution dans l'ensemble de l'État. La majorité des visiteurs de Las Vegas pensent que la prostitution est totalement légale dans cette ville. Cela permet aux hommes de justifier facilement le choix d'acheter des relations sexuelles.
Alors que l'on débat régulièrement au Nevada de la fermeture ou non de ses bordels légaux, et que les lobbyistes pro-prostitution de la ville de New York font pression pour que le commerce du sexe y soit décriminalisé, il est impératif de ne plus se focaliser sur les femmes qui vendent des services sexuels, mais sur les hommes qui en attisent la demande.
C'est pourquoi les recherches sur les hommes qui paient pour avoir des relations sexuelles, études menées parDemand Abolition (DA), un groupe américain qui fait campagne contre l'exploitation sexuelle, sont essentielles pour convaincre les gouvernements que la légalisation du commerce du sexe a des effets désastreux.
Les recherches de DA indiquent qu'aux États-Unis, la majorité des hommes choisissent de ne pas acheter de sexe, mais que la « normalisation insidieuse » du commerce du sexe conduit à généraliser la notion que la prostitution est un crime sans victime. Pourtant, dans les pays et les États où la prostitution est légalisée, on voit augmenter les taux de traite des femmes et des jeunes filles à des fins sexuelles.
L'étude de Demand Abolition est basée sur les comportements et les attitudes des prostitueurs. Plus de 8 000 hommes adultes ont été interrogés à travers les États-Unis, et un certain nombre de survivantes de cette industrie ont été invitées à donner leur avis sur l'étude en question et à formuler des recommandations en vue d'un changement social. Marian Hatcher est l'une des survivantes ayant participé à cette démarche. Cette défenseure des victimes au sein de la division de lutte contre la traite du bureau du shérif du comté de Cook à Chicago, a été l'une des personnes chargées de l'évaluation par les pairs de cette étude.
« Son rapport final sert les intérêts des survivantes en reconnaissant que les règles du jeu sont inégales et qu'il faut responsabiliser les acheteurs », explique Mme Hatcher. « Il donne de l'espoir aux victimes et aux survivantes abolitionnistes sorties du commerce du sexe, l'espoir qu'elles pourront vivre dans une société qui leur offre des possibilités de sortie de l'industrie et qui sensibilise à ses torts d'éventuels acheteurs. J'aimerais que les préconisations de ce rapport s'appliquent à la fois au commerce du sexe illégal et à son mode légal. Il est impossible d'agir efficacement sur l'un sans agir sur l'autre. Ils favorisent ensemble la réduction d'êtres humains au statut de marchandises et encouragent la violence à l'encontre des femmes et des jeunes filles. »
Les interviews menés par DA ont mis l'accent sur les « facteurs d'incitation » (les raisons pour lesquelles les hommes achètent du sexe) et sur d'éventuelles mesures dissuasives. Cette organisation considère comme préjudiciable l'acte de payer pour des relations sexuelles, à la fois pour les femmes exploitées et pour la société dans son ensemble, parce qu'une culture mondiale de misogynie repose sur les privilèges des clients.
Il existe certaines similitudes universelles concernant les hommes qui paient pour avoir des relations sexuelles. Des recherches que j'ai menées de concert avec Melissa Farley, psychologue clinicienne et coordinatrice de l'organisation non gouvernementale californienneProstitution, Research & Education, ont révélé que parmi les clients britanniques, l'un des principaux facteurs d'incitation était la pression exercée par d'autres hommes, dans le cadre de la culture de tolérance qui entoure la prostitution.
Cette recherche menée au Royaume-Uni a conclu à l'efficacité de mesures dissuasives, même les plus légères, telles que la menace d'arrestation, le risque que des membres de la famille ou des employeurs soient informés des actions des clients, ou que des informations pertinentes soient intégrées à une base de données tenue par la police. Si l'on excepte les acheteurs d'habitude, ces mesures dissuasives inciteraient généralement les hommes à réfléchir à deux fois avant de payer pour des services sexuels.
Les observations de DA nous apprennent que, en dehors des zones légales du Nevada, seuls 6% environ des acheteurs américains de relations sexuelles déclarent avoir été arrêtés pour ce crime. Lorsque les prostitueurs perçoivent ce risque, ils peuvent être amenés à modifier leurs activités. Environ un quart des acheteurs se disent « tout à fait d'accord » avec l'énoncé « le risque d'arrestation est si élevé que je pourrais arrêter ».
« Les acheteurs très fréquents » représentent une part disproportionnée du commerce sexuel illégal. Environ un quart des prostitueurs actifs déclarent payer pour des rapports sexuels chaque semaine ou chaque mois, mais ces transactions représentent près des trois quarts du marché. Ces acheteurs sont plus susceptibles d'avoir commencé dans leur jeunesse, avec l'aide ou l'encouragement d'autres personnes de leur réseau social.
Le commerce du sexe implique beaucoup d'argent, dont une grande partie va aux proxénètes, aux propriétaires de bordels et aux trafiquants de drogue. Les acheteurs de sexe étasuniens dépensent en moyenne plus de 100 dollars par transaction. La prostitution génère des profits considérables, estimés à unmilliard de dollars par an au Royaume-Uni et à 186 milliards de dollars dans le monde. C'est le capitalisme sous son aspect le plus impitoyable et le plus prédateur, avec des êtres humains comme produits.
Comment se fait-il alors que tant d'hommes considèrent que le summum de la liberté des femmes consiste à être pénétrées par des masses d'étrangers ? Et pourquoi tant de personnes et d'organisations de gauche, telles que l'Organisation internationale du travail et Amnesty International, ont-elles adopté le discours pro-prostitution ?
Ces soi-disant organisations de défense des droits de la personne adoptent la position que « le travail sexuel est un travail », ignorant l'adoption du modèle nordique – ou comme on l'appelle de plus en plus, le modèle abolitionniste, par la Suède, la Norvège, la Finlande, l'Irlande du Nord, la République d'Irlande, Israël et la France. Selon cette approche, les personnes prostituées sont décriminalisées et reçoivent une aide pour échapper à l'industrie du sexe, mais les acheteurs sont criminalisés.
Bien que le modèle abolitionniste bénéficie d'un soutien important et croissant, ceux qui croient au droit inaliénable des hommes à acheter des services sexuels le considèrent comme une abomination. Lorsque la loi a été débattue en France en 2013, un groupe d'intellectuels français réputés ont signé une pétition qui déclarait : « Certains d'entre nous ont fréquenté, fréquentent ou fréquenteront des prostituées – et nous n'en avons même pas honte. » Ils ont ajouté :« Chacun devrait être libre de vendre ses charmes, et même d'aimer le faire. »
Un médecin sud-africain a publié dans le magazine Teen Vogue un article intitulé « Why Sex Work Is Real Work » (Pourquoi le travail sexuel est un travail réel) dans lequel il affirmait que « [l]es clients qui recherchent des travailleuses du sexe varient, et ce ne sont pas seulement des hommes. L'idée d'acheter de l'intimité et de payer pour les services peut être valorisante pour de nombreuses personnes qui ont besoin de contacts humains, d'amitié et de soutien émotionnel. Certaines personnes peuvent avoir des fantasmes et des préférences sexuelles qu'elles peuvent satisfaire grâce aux services d'une travailleuse du sexe ».
Outre le fait qu'il est honteux qu'une publication destinée aux filles et aux jeunes femmes promeuve l'exploitation sexuelle à des fins commerciales comme une option de carrière viable, une telle propagande perpétue les sentiment masculins d'entitrement sexuel.
L'existence continue de l'industrie du sexe repose sur la misogynie, les préjugés de classe, le racisme, le colonialisme et l'impérialisme. « Si les gauchistes ne peuvent pas voir à quel point le commerce du sexe est néfaste pour les femmes », déclare Bridget Perrier, une survivante autochtone canadienne, « on pourrait espérer qu'ils se soucient un peu du racisme et du colonialisme sur lesquels repose ce commerce ».
Bon nombre des quelque 50 survivantes du commerce du sexe que j'ai côtoyées lors des recherches pour mon ouvrage sur l'industrie mondiale du sexe, The Pimping of Prostitution : Abolishing the Sex Work Myth, m'ont parlé du racisme, du sectarisme et des préjugés auxquels elles étaient confrontées en tant que femmes de couleur.
En fait, de nombreuses survivantes noires du commerce du sexe associent leur expérience de la prostitution à celle de l'esclavage. Vednita Carter, une abolitionniste afro-américaine du commerce sexuel, déclare : « C'est à l'époque de la traite des esclaves que le trafic sexuel a commencé pour les Afro-Américaines. Même après la libération des esclaves, les femmes et les jeunes filles noires ont continué à être achetées et vendues. Aujourd'hui, il y a trop de zones urbaines pauvres que les hommes de la classe moyenne traversent en voiture dans le seul but de trouver une femme ou une jeune fille de couleur à acheter ou à utiliser. »
Aux États-Unis, les femmes prostituées sont, dans une proportion énorme, de jeunes Afro-Américaines et d'autres femmes de couleur. Un client que j'ai interviewé dans un bordel légal du Nevada m'a dit que la principale raison pour laquelle il payait pour avoir des relations sexuelles était qu'il pouvait « essayer différentes couleurs de filles sans sortir avec elles ».
« Je n'emmènerai pas une Noire ou une Latina rencontrer mes parents », m'a-t-il dit, « mais c'est sûr qu'elles sont chaudes à baiser ».
Au cours de mes recherches sur le commerce du sexe, j'ai constaté que les acheteurs et les non-acheteurs avaient des points de vue très différents sur la masculinité et l'achat de sexe. Les non-acheteurs de sexe sont beaucoup plus susceptibles que les autres hommes de reconnaître qu'acheter quelqu'un pour du sexe implique de traiter les femmes comme des objets et que ces actions constituent une exploitation d'autrui. Les acheteurs actifs sont très susceptibles de dire qu'ils sont « simplement des mecs qui se comportent en mecs » ou qu'ils « répondent à leurs besoins ». Mais la recherche a également montré que beaucoup d'hommes qui ont acheté des services sexuels dans le passé souhaitent arrêter de le faire. Environ un tiers des acheteurs actifs interrogés ont déclaré qu'ils ne voulaient pas recommencer.
Néanmoins, à l'exception des proxénètes et des propriétaires de bordels, ce sont les acheteurs qui soutiennent le plus fortement la légalisation du commerce du sexe aux États-Unis.
De nombreux acheteurs actifs pensent que les femmes « aiment l'activité prostitutionnelle » et « la choisissent comme profession ». Lors d'un voyage à Amsterdam, j'ai rencontré un jeune homme dans le célèbre quartier des bordels à vitrine, qui m'a a raconté que c'est à 12 ans qu'il avait payé pour la première fois des relations sexuelles. « Mon père m'a emmené dans un bordel et m'a dit que j'apprendrais à être un homme », m'a-t-il dit. « C'est légal ici, donc il n'y a aucun problème. »
Mais la prostitution est, en fait, un facteur énorme de danger. Une étude sur les homicides de femmes se prostituant dans la rue a montré qu'elles sont 60 à 10 fois plus susceptibles d'être assassinées que les autres femmes. Les clients et les proxénètes sont les principaux auteurs d'homicides et d'autres crimes violents à l'encontre des femmes prostituées – en 2017, entre 57% et 100% des homicides de femmes prostituées aux États-Unis ont été commis par des acheteurs de sexe.
Une recherchemenée par Melissa Farley a a prouvé que l'acceptation de la prostitution par les hommes contribue à encourager et à justifier la violence à l'égard des femmes. Lorsque des hommes se sentent autorisés à louer l'intérieur du corps d'une femme pour un plaisir sexuel unilatéral, sous prétexte qu'elle est consentante en raison de l'argent versé, il n'est pas étonnant que ces hommes considèrent les femmes comme leur étant soumises – une attitude qui engendre le mépris.
« Les hommes paient pour des femmes parce qu'ils peuvent obtenir tout ce qu'ils veulent avec qui ils veulent. Beaucoup d'hommes vont fréquenter des prostituées pour pouvoir leur faire des choses que de vraies femmes ne supporteraient pas », m'a dit un client. J'ai entendu d'innombrables hommes décrire l'acte de prostitution comme une masturbation sans effort.
Nous avons besoin de plus d'éléments probants des méfaits de la prostitution afin d'aider les gens et organisations aux prises avec le débat polarisé sur la question de savoir si nous parlons soit de « droits des travailleuses du sexe » et de « liberté d'action des femmes », soit de l'exploitation sexuelle commerciale de personnes vulnérables et prostituées.
Parallèlement à ces recherches, il faut que nous puissions toutes et tous imaginer un monde sans prostitution et que nous nous posions la question suivante : « Pourquoi existe-t-elle ? »
Dans un monde où les femmes et les filles seraient libérées de la suprématie masculine, où nous pourrions vivre en tant qu'êtres humains égaux, la prostitution serait privée d'oxygène.
Julie Bindel
Julie Bindel est l'autrice de The Pimping of Prostitution : Abolishing the Sex Work Myth, publié par Spinifex (non encore traduit en français).
substack, le 19 avril 2024
Traduction : TRADFEM
https://tradfem.wordpress.com/2024/04/20/le-viol-tarife/
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Kurdistan irakien : Le Conseil du genre de la FIJ demande un environnement de travail plus sûr et plus égalitaire pour les femmes

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/29/kurdistan-irakien-le-conseil-du-genre-de-la-fij-demande-un-environnement-de-travail-plus-sur-et-plus-egalitaire-pour-les-femmes/
« Nous condamnons les dangers encourus par les femmes journalistes qui, dans de nombreuses régions du monde, mettent leur vie et leur santé en péril pour informer les membres de leur communauté et de leur pays ». Le 23 avril, à Erbil (Kurdistan), le Conseil du genre de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a adopté une déclaration appelant à redoubler d'efforts pour améliorer la sécurité et parvenir à l'égalité pour les femmes journalistes, ainsi qu'à réviser les objectifs de la Déclaration de Pékin (1995) afin de renforcer l'action des médias pour faire progresser l'égalité en éradiquant les stéréotypes de genre.
Le Conseil du genre de la FIJ s'est réuni dans un format hybride pour sa réunion à mi-parcours les 22 et 23 avril 2024 sous le thème « Renforcer les capacités des femmes journalistes : briser les obstacles vers le leadership syndical et lutter contre la violence et le harcèlement ». La réunion a été accueillie par le Syndicat des journalistes du Kurdistan, un affilié de la FIJ.
Les participantes et participants ont abordé certaines des principales préoccupations de la FIJ pour les femmes journalistes : la violence en ligne et hors ligne et la manière dont les syndicats peuvent soutenir les femmes ; les femmes journalistes dans la guerre avec l'intervention d'Amal Toman, journaliste de Gaza, en Palestine ; la lutte contre l'abus de pouvoir et la mise en œuvre de la Convention C190 de l'OIT sur la violence et le harcèlement dans le monde du travail ; et la manière dont les syndicats peuvent utiliser la Convention pour changer l'approche des médias vers plus d'égalité entre les hommes et les femmes.
Une session spéciale de la réunion a permis de présenter les projets de la FIJ visant à promouvoir l'égalité des genres au niveau régional, à savoir les formations sur le genre menées en Asie-Pacifique, Rewriting The Story, un projet visant à améliorer la représentation impartiale des femmes politiques en Europe, les formations à la sécurité pour les femmes dispensée dans la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord et l'étude régionale sur les femmes journalistes en Amérique latine et dans les caraïbes.
La réunion s'est achevée par l'adoption de la déclaration d'Erbil, qui appelle à redoubler d'efforts pour améliorer la sécurité et parvenir à l'égalité pour les femmes journalistes, ainsi qu'à réviser les objectifs de laDéclaration de Pékin(1995) en ce qui concerne les médias, afin de faire progresser l'égalité en brisant les stéréotypes liés au genre dans les médias. La Déclaration d'Erbil insiste également sur le travail spécifique que doit poursuivre la FIJ pour promouvoir une plus grande égalité des genres dans les syndicats
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Le nouvel âge des fléaux du capitalisme. Les assauts de l’agro-industrie contre les forêts tropicales et l’émergence de nouvelles épidémies (IV)

En 1998, les porcs d'une ferme du nord de la Malaisie ont développé une maladie respiratoire, caractérisée par une toux très forte. Certains animaux n'ont présenté aucun autre symptôme, d'autres ont eu de la fièvre et des spasmes musculaires, mais la plupart se sont rétablis. 265 personnes ont développé une encéphalite sévère et 105 d'entre elles sont décédées, soit un taux de mortalité comparable à celui d'Ebola.
Tiré de A l'Encontre
24 avril 2024
Par Ian Angus
Les experts médicaux ont découvert que la ferme où l'épidémie s'est déclarée élevait quelque 30 000 porcs dans des enclos en plein air, à proximité de manguiers. Les chauves-souris frugivores des forêts profondes de l'île voisine de Bornéo avaient récemment migré vers ces arbres lorsque leurs habitats naturels avaient été rasés au bulldozer pour faire place à des plantations de palmiers, et les porcs mangeaient les fruits partiellement consommés que les chauves-souris laissaient tomber. La salive des chauves-souris était porteuse d'un virus inconnu à l'époque – appelé plus tard Nipah en référence à un village voisin – qui était inoffensif pour eux, mais qui rendait les porcs malades et tuait des personnes. L'épidémie malaisienne a été endiguée en tuant plus d'un million de porcs, mais, ayant échappé à son origine forestière, le virus s'est propagé. Le Nipah est désormais endémique au Bangladesh et dans certaines régions de l'Inde, où les épidémies annuelles tuent encore 40 à 75% des personnes infectées. Il n'existe ni vaccin ni traitement.
***
Le déboisement qui a détruit l'habitat naturel des chauves-souris n'est pas un phénomène nouveau ou isolé. En effet, comme l'a écrit Karl Marx, « le développement de la culture [civilisation] et de l'industrie a de tout temps agi si fortement pour la destruction des forêts que tout ce qu'il a fait en revanche pour leur conservation et leur plantation n'est qu'une quantité absolument négligeable » [1].
Après la dernière période glaciaire et avant l'invention de l'agriculture, les forêts couvraient environ six milliards d'hectares de la surface terrestre habitable. Aujourd'hui, la superficie boisée n'est plus que de quatre milliards d'hectares, soit une diminution de 33% en l'espace d'environ dix mille ans. Mais plus de la moitié de ce déclin s'est produit après 1900, et la plus grande partie depuis 1950 [2].
Dans la science du système terrestre, les graphiques de la Grande Accélération [amplification brutale, à l'âge industriel et surtout depuis le milieu du XXIe siècle, l'ensemble des processus d'origine humaine conduisant à modifier l'environnement] et le projet des Limites planétaires [seuil établi à l'échelle mondiale à ne pas dépasser pour que l'humanité puisse vivre dans un écosystème sûr] présentent la disparition des forêts tropicales comme un élément clé du passage, à l'échelle mondiale, des conditions relativement stables de l'Holocène à l'Anthropocène, plus volatil, au milieu du XXe siècle [3]. La mise à jour de 2023 du dispositif des Limites planétaires a conclu que le changement du système terrestre est entré dans la zone de danger vers 1988 et qu'il est « depuis entré dans une zone de risque croissant de perturbation systémique » [4].
Dans son histoire de la déforestation, Michael Williams décrit la période qui s'est écoulée depuis 1945 comme le Grand Déferlement.
« Les événements cataclysmiques de la Seconde Guerre mondiale ont modifié les forêts du monde plus sûrement que n'importe quelle “fin de siècle” d'une cinquantaine d'années auparavant. Mais ce ne sont pas les cinq années de conflit, aussi dévastatrices qu'elles aient été, qui ont provoqué la déforestation ; ce sont plutôt les conséquences des changements qu'elles ont déclenchés qui ont été rapides, d'une grande portée, et qui ont provoqué une perturbation des biomes mondiaux. La nature et l'intensité du changement ont atteint des niveaux inquiétants en termes de rythme, d'ampleur et d'importance environnementale par rapport à tout ce qui s'était passé auparavant. » [5]
On prétend parfois que la déforestation est due aux taux de natalité élevés dans les pays tropicaux – que trop de pauvres cultivente de petites exploitations dans les forêts tropicales pour nourrir leur famille. En fait, alors que la colonisation de l'agriculture paysanne soutenue par l'Etat était un facteur important de la disparition des forêts en Amérique latine et en Asie du Sud-Est jusqu'en 1980 environ, « la majorité de la déforestation mondiale est aujourd'hui le fait de sociétés transnationales, dont Cargill, JBS et Mafrig, ainsi que de leurs créanciers BlackRock, JPMorgan Chase et HSBC » [6]. Les géants de l'agroalimentaire défrichent d'immenses zones pour produire des monocultures destinées aux marchés mondiaux. Quatre produits seulement – le bœuf, le soja, l'huile de palme et le bois – sont responsables de plus de 70% de la déforestation du XXIe siècle [7] et les zones défrichées sont remplacées non pas par des exploitations agricoles familiales, mais par des ranchs et des plantations de grande envergure.
Les écologistes ont à juste titre attiré l'attention sur les liens entre la déforestation et le changement climatique – on estime que le changement d'affectation des sols est responsable de 15% des émissions de gaz à effet de serre. Il s'agit bien sûr d'une question d'une importance capitale, mais comme le souligne l'épidémiologiste socialiste Rob Wallace, nous devons également comprendre et remettre en question le rôle des investisseurs basés à Londres, New York et Hong Kong, qui transforment les forêts tropicales en terrains de reproduction pour les pandémies mondiales.
« Le capital est le fer de lance de l'accaparement des dernières forêts primaires et des terres agricoles des petits exploitants dans le monde entier. Ces investissements sont à l'origine de la déforestation et du développement qui conduisent à l'émergence de maladies. La diversité et la complexité fonctionnelles que représentent ces immenses étendues de terre sont rationalisées de telle sorte que des agents pathogènes auparavant confinés se répandent dans le bétail local et les communautés humaines. » [8]
Le vaste réservoir de biodiversité des forêts tropicales comprend un nombre incalculable de virus qui ont habité et se sont adaptés aux « espèces réservoirs » au cours de millions d'années d'évolution. La perturbation et la dégradation massives des forêts augmentent les contacts entre les hommes et leurs animaux domestiques d'une part, et les animaux sauvages d'autre part – des contacts qui créent de nouvelles opportunités pour les virus et les bactéries d'infecter des hôtes jusqu'alors inconnus. Comme l'écrit Andreas Malm, la déforestation est l'un des principaux facteurs de propagation zoonotique et d'émergence de maladies infectieuses.
« Que de nouvelles maladies étranges surgissent de la nature est, d'une certaine manière, logique : c'est au-delà de la domination humaine que résident les agents pathogènes inconnus. Mais ce domaine pourrait être laissé en paix. S'il n'y avait pas l'économie des humains qui assaillent constamment la nature, l'empiètent, la déchirent, la découpent, la détruisent avec un zèle proche de la soif d'extermination, ces choses n'arriveraient pas…
« La déforestation est un moteur non seulement de la perte de biodiversité, mais aussi de la propagation des zoonoses. Lorsque des routes sont tracées à travers les forêts tropicales, que des parcelles sont déboisées et que des avant-postes sont installés plus à l'intérieur, les hommes entrent en contact avec toutes les formes de vie fourmillantes qui étaient jusqu'alors laissées à elles-mêmes. Les hommes investissent ou occupent des espaces où les agents pathogènes sont les plus abondants. Les deux parties se rencontrent le plus souvent à la lisière des forêts fragmentées, là où le contenu des bois peut s'échapper et rencontrer les lisières de l'économie humaine. Il se trouve que les généralistes comme les souris et les moustiques, qui ont le don de servir d'“hôtes-relais”, ont tendance à prospérer dans ces zones…
« Les points chauds de propagation sont les points chauds de déforestation. » [9]
« En conséquence, écrit Wallace, la dynamique des maladies forestières, sources primitives des agents pathogènes, n'est plus limitée aux seuls arrière-pays. Les épidémiologies qui leur sont associées sont elles-mêmes devenues relationnelles, ressenties à travers le temps et l'espace. Un SRAS peut soudainement se répandre chez les humains dans les grandes villes, quelques jours seulement après avoir quitté sa caverne de chauve-souris. » [10]
En plus de créer de nouvelles possibilités de propagation du virus, la déforestation offre de nouveaux habitats aux vecteurs, c'est-à-dire aux moustiques et autres insectes qui transportent les agents pathogènes des animaux infectés vers les humains. Un rapport publié par le Programme des Nations unies pour l'environnement, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Convention sur la diversité biologique [traité adopté en 1992 au Somme de la Terre de Rio de Janeiro] met en garde :
« Les modifications des habitats, y compris la modification de la composition des espèces (influencée par des conditions plus favorables aux porteurs de maladies, comme on l'a vu avec les vecteurs de la malaria dans les zones déboisées de l'Amazonie) et/ou l'abondance dans un écosystème (et donc la dispersion et la prévalence potentielles des agents pathogènes), et l'établissement de nouvelles possibilités de transmission de maladies dans un habitat donné, ont des implications majeures pour la santé. La modification des paysages par l'homme s'accompagne d'un empiétement humain sur des habitats autrefois vierges, souvent accompagné de l'introduction d'espèces animales domestiques, ce qui permet de nouveaux types d'interactions entre les espèces et donc de nouvelles possibilités de transmission d'agents pathogènes. » [11]
L'utilisation intensive de pesticides a fortement réduit l'incidence des maladies transmises par les insectes au cours de la dernière moitié du XXe siècle, mais elles sont revenues en force depuis. La plus meurtrière, la malaria, tue entre un et trois millions de personnes chaque année, principalement en Afrique subsaharienne. Les insectes qui la véhiculent, ainsi que d'autres agents pathogènes, trouvent dans les zones récemment déboisées des lieux de reproduction propices.
On prétend parfois que les plantations de palmiers devraient être considérées comme des substituts efficaces aux forêts d'origine, mais des études scientifiques montrent que « les moustiques vecteurs de maladies humaines sont représentés de manière disproportionnée dans les habitats déboisés » et qu'il existe « une association positive entre le nombre d'épidémies de maladies à transmission vectorielle [maladies infectieuses transmise par des vecteurs] et l'augmentation des superficies converties en plantations de palmiers à huile » [12].
Comme ce constat le montre, les forêts ne sont pas seulement des arbres. Ce sont des écosystèmes immensément complexes dont les fonctions écologiques ne peuvent pas être reproduites simplement en introduisant d'autres arbres plus rentables. L'une de ces fonctions consiste à limiter la propagation des maladies à transmission vectorielle et la propagation virale. Comme l'affirment Roderick Wallace et ses associés [13], pour être véritablement durables, les politiques et les actions doivent donner la priorité à « la préservation de ce que la forêt fait, par opposition à ce qu'elle est ». (A suivre) (Article publié sur le blog de Ian Angus Climate&Capitalism le 19 avril 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
[1] Karl Marx, Le Capital, Livre deuxième, chap. XIII, « Le temps de production », p. 225, Ed. Sociales, 1960.
[2] Omri Wallach and Aboulazm, Zach, “Visualizing the World's Loss of Forests Since the Ice-Age,” Visual Capitalist, April 1, 2022.
[3] Ian Angus, Facing the Anthropocene : Fossil Capitalism and the Crisis of the Earth System (New York : Monthly Review Press, 2016), 44–45, 71–77.
[4] Katherine Richardson et al., “Earth beyond Six of Nine Planetary Boundaries,” Science Advances 9, no. 37 (September 15, 2023).
[5] Michael Williams, Deforesting the Earth : From Prehistory to Global Crisis : An Abridgment (Chicago : University of Chicago Press, 2006), 395.
[6] April Fisher, “Deforestation and Monoculture Farming Spread COVID-19 and Other Diseases,” Truthout, May 12, 2020.
[7] Hannah Ritchie and Max Roser, “Cutting down Forests : What Are the Drivers of Deforestation ?,” Our World in Data, March 18, 2024.
[8] Robert G. Wallace, Dead Epidemiologists : On the Origins of COVID-19 (New York : Monthly Review Press, 2020), 30–31.
[9] Andreas Malm, Corona, Climate, Chronic Emergency : War Communism in the Twenty-First Century (London New York : Verso, 2020), 35, 42, 43.
[10] Rob Wallace et al., “COVID-19 and Circuits of Capital,” Monthly Review 72, no. 1 (May 1, 2020) : 1–15.
[11] World Health Organization and Convention on Biological Diversity, Connecting Global Priorities : Biodiversity and Human Health. S State of Knowledge Review (Geneva : World Health Organization, 2015), 39.
[12] Nathan D. Burkett-Cadena and Amy Y. Vittor, “Deforestation and Vector-Borne Disease : Forest Conversion Favors Important Mosquito Vectors of Human Pathogens,” Basic and Applied Ecology 26 (February 2018) : 101–10 ; Serge Morand and Claire Lajaunie, “Outbreaks of Vector-Borne and Zoonotic Diseases Are Associated With Changes in Forest Cover and Oil Palm Expansion at Global Scale,” Frontiers in Veterinary Science 8 (March 24, 2021) : 661063.
[13] Rodrick Wallace et al., Clear-Cutting Disease Control : Capital-Led Deforestation, Public Health Austerity, and Vector-Borne Infection(Cham : Springer International Publishing, 2018), 55.
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Planification écologique, un débat nécessaire...

Alors que l'idée de planification fait son grand retour, le livre de de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, « Comment Bifurquer. Les principes de la planification écologique », est un ouvrage important qui, par sa richesse même, pose nombre de questions dont il faut discuter.
20 avril 2024 | tiré d'Europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article70568
Alors que l'idée de planification fait son grand retour, le livre de de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Comment Bifurquer. Les principes de la planification écologique[1], est un ouvrage important que doivent lire toutes celles et ceux qui sont à la recherche de solutions face aux urgences écologique et sociale[2]. Il ne s'agit pas ici d'en faire une recension complète mais d'examiner les débats qu'il pose. Nous nous concentrerons donc sur les lignes de forces de l'argumentation. En ce sens, il s'agit moins de réponses assurées que d'interrogations dans la perspective d'une transformation sociale et écologique de la société.
Besoins réels et besoins artificiels
Face à la logique du capital qui subordonne la satisfaction des besoins à la logique du profit, gouverner par les besoins s'avère être un mot d'ordre particulièrement pertinent. Les besoins, mais lesquels, car comme le disent à juste titre les auteurs, ils doivent être « conditionnés à un principe de soutenabilité, stipulant que leur satisfaction doit tenir compte des limites des ressources terrestres, et à un principe d'égalité[3] ». Comment faire ? Après d'autres, Cédric Durand et Razmig Keucheyan s'attellent à mettre en évidence une distinction entre besoins artificiels et besoins réels, les premiers étant à éliminer. Or cette distinction n'est pas si évidente que cela.
Ils analysent très finement le fait que le capitalisme crée en permanence de nouveaux besoins qui se traduisent en normes de comportement intégrées par les individus dans un imaginaire social. Le néolibéralisme a d'ailleurs fait franchir une étape nouvelle à la « société de consommation », en raccourcissant la durée de vie des produits, techniquement par l'obsolescence programmée et symboliquement par un déchaînement publicitaire continu. La possession des objets est devenue le signe d'un statut social dans une fuite en avant sans fin où le mode de vie des plus riches est un horizon qui s'éloigne au fur et à mesure que l'on pense s'en rapprocher. Dans ce cadre « Les besoins ressemblent aux désirs, la distinction est fluide, et il serait vain de prétendre tracer une frontière étanche[4] » et, nous disent-ils, « Un besoin apparu avec le temps devient ainsi essentiel. Son caractère « essentiel » ne se mesure pas abstraitement, mais en fonction des standards de vie à une époque et dans un pays donné[5] ». Cette analyse rend en fait caduque la distinction entre besoins artificiels et besoins réels. Tout besoin est à la fois réel et artificiel. Même ceux que les auteurs pointent comme nécessaires à une « vie décente » - se nourrir, se loger, se vêtir, etc. - besoins basiques s'il en est, sont, comme ils l'écrivent eux-mêmes en rapport à un référentiel historique et civilisationnel. Même ce type de besoins comporte une dose d'artificialité que l'on ne peut éradiquer. Peut-on par un débat démocratique faire évoluer la perception que les individus peuvent avoir des besoins ou des désirs qu'ils expriment ? Question sans réponse évidente.
De plus, Cédric Durand et Razmig Keucheyan pointent très justement « le risque de « dictature sur les besoins », où ceux-ci seraient définis par des bureaucrates comme c'était le cas dans la défunte URSS[6] ». On est donc d'autant plus surpris quand ils avancent des normes de consommation précises, visiblement impératives et pour le moins discutables. Ils prônent par exemple un ordinateur par foyer. Outre que l'on voit bien que la taille du foyer en question est ici d'une importance majeure, une telle préconisation a pour effet d'aggraver considérablement les inégalités entre celles et ceux qui, par leur position sociale, ont accès dans leur vie professionnelle à internet et les autres qui devront se contenter de se partager un ordinateur dans les quelques heures qu'ils passent chez eux. Cet exemple est certes caricatural mais il montre le danger qu'il y a à essayer de définir a priori ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas.
Ces difficultés renvoient aussi à la différenciation entre le Nord et le Sud. Il est indéniable que les normes de consommation avancées pour une « vie décente » et compatibles avec une soutenabilité écologique forte seraient un progrès considérable pour les milliards d'êtres humains vivant aujourd'hui dans des conditions catastrophiques. Mais quid des pays riches ? Les auteurs notent à juste titre que dans ces pays aussi, « Le mode de vie des classes moyennes et populaires devra aussi évoluer[7] ». Mais ils ne s'attardent pas vraiment sur la question. « Le consumérisme, c'est fini » nous disent-ils et l'État doit « se fixer à lui-même un objectif de sobriété. Par ce biais, les besoins artificiels décroîtront considérablement[8] ». Ils ne nous disent rien sur ce que serait ce régime de sobriété pour l'État, ni même comment cela permettrait de faire décroître les besoins artificiels des individus. De plus, comme à juste titre ils préconisent le renforcement et la création de nouveaux services publics pour satisfaire des besoins collectifs, on voit mal dans ce cadre de quelle sobriété il s'agit.
La question de la mobilité est un concentré des difficultés d'une bifurcation écologique. Dans la perspective d'une sobriété de l'État, ils préconisent le démantèlement de certains aéroports et la nécessité « d'inventer des imaginaires du voyage qui sauront se délester du kérosène[9] » et, ajoutons-nous, du pétrole et même de l'électricité au vu du caractère non soutenable du développement mondial de la voiture électrique. La mobilité est-elle un besoin réel ou artificiel ? De toute évidence, c'est un besoin qui renvoie à une construction sociale et historique. Certes le capital s'en est emparé dans sa logique de valorisation et on sait l'importance de l'automobile dans le capitalisme fordiste qui s'est mis en place après la seconde guerre mondiale. Mais, pour les classes moyennes et populaires des pays riches et probablement aussi dans les autres, la mobilité est considérée comme une liberté fondamentale.
Ce qui renvoie à l'obstacle essentiel, celui de l'acceptabilité sociale des mesures nécessaires à prendre pour remettre en cause le consumérisme car, nous disent les auteurs « Il faut donc beaucoup de ressources en travail, en capital, mais aussi en ressources naturelles pour transformer la structure économique, ce qui implique de renoncer à leur usage pour la consommation. Et ce surcroît d'effort, contrairement aux expériences développementistes, n'engage pas une promesse de prospérité grandissante pour l'avenir[10] ». Comment dans ces conditions penser pouvoir s'appuyer sur une adhésion populaire ? Certes la réduction des inégalités sociales et le fait de s'attaquer en priorité au mode de consommation des plus riches sont la condition pour que des mesures transformatrices soient acceptées par le plus grand nombre. Mais s'il s'agit d'une condition nécessaire, elle est loin d'être suffisante. Transformer l'imaginaire consumériste suppose de lui en substituer un autre. Même si on peut penser que la transformation du travail, la valorisation d'un autre rapport à la nature peuvent participer à la création de ce nouvel imaginaire, tout cela prendra beaucoup de temps. Or, sans ce nouvel imaginaire, mener à bien la bifurcation écologique sera difficile et il ne faut pas sous-estimer les résistances sociales que les mesures visant à changer les comportements pourront susciter, y compris dans les classes moyennes et populaires, ce que notent rapidement les auteurs dans la conclusion de l'ouvrage.
Ces résistances seront d'ailleurs d'autant plus importantes que l'expérience d'une bifurcation écologique commencera probablement dans un seul pays et que joueront à plein, non seulement les tentatives de déstabilisation, mais aussi les effets de comparaison avec les autres pays. Ce qui pose la question de la démocratie. Les auteurs martèlent que « la planification écologique suppose un approfondissement de la démocratie[11] » et reviennent longuement sur ce sujet, consacrant une partie importante de leur livre à la nécessité de créer « un nouveau régime politique ». Mais les exemples de planification réussie mis en avant sont en fait des planifications de nature dictatoriale – Corée du Sud des années 1960, Chine – à l'exception de la France de l'après-guerre. De plus, la mise en œuvre de ces planifications, si elles ont pu avoir des effets bénéfiques pour toute la population, se sont faites globalement au bénéfice des classes dirigeantes, même si une partie de ces dernières ont pu se montrer réticentes. Un projet politique émancipateur ne peut qu'être démocratique. Il doit viser à ce que toutes et tous participent effectivement à tout pouvoir dans la société. La bifurcation écologique suppose de transformer en profondeur la vie concrète de l'énorme majorité de la population avec un changement radical de paradigme. Il n'est pas si évident que bifurcation écologique et démocratie se complètent harmonieusement.
Plan, marché, capitalisme
Les auteurs font une critique acérée des propositions des économistes orthodoxes en matière de lutte contre le réchauffement climatique que ce soit le recours central au « signal prix » par l'établissement d'un prix du carbone ou la mise en place de mécanismes de transactions marchandes passant par l'établissement de droits de propriété. En quelques pages synthétiques tout est dit, et bien dit, sur ces sujets.
Cependant, un certain nombre de points méritent que l'on s'y attarde. Les auteurs refusent tout mécanisme marchand et semblent opposer l'« Anarchie du marché »[12] à la rationalité du plan. Ils critiquent au détour d'une phrase la perspective de Karl Polanyi « d'encastrement des marchés » avec l'argument qu' « un marché reste un marché, même s'il est fortement régulé[13] ». Or justement non, tous les marchés ne se valent pas. Le marché est un instrument de coordination des activités économiques horizontal et décentralisé. Laissé à sa propre logique, ou pire dominé par la logique capitaliste, il ne peut qu'aggraver les inégalités et s'avère incapable de répondre aux nécessités sociales. Encastrés dans des dispositifs institutionnels qui les surdéterminent, ils peuvent permettre de réaliser des objectifs déterminés collectivement. Il y a donc plusieurs types de marchés.
Concernant la crise écologique, quoi de commun entre le marché européen, totalement inefficace, dérèglementé, des quotas carbone où ces derniers ont été pour une très large part distribués gratuitement et le marché très encadré du dioxyde de soufre aux États-Unis qui a permis de réduire considérablement les émissions ? Ce que Cédric Durand et Razmig Keucheyan semblent ne pas voir c'est que marché et capitalisme ne peuvent être assimilés l'un à l'autre et que, dans certaines conditions, des marchés peuvent échapper à la logique capitaliste. D'ailleurs, dans les exemples de planifications réussies qu'ils mettent en avant, les marchés n'ont pas disparu. Ils ont été « encastrés » dans le plan. Contrairement donc à ce que l'opposition sommaire plan/marché laisse entendre des mécanismes marchands peuvent cohabiter avec ceux de la planification.
De plus, il ne faut pas confondre aussi concurrence et marché. Pour qu'un marché existe, il faut une institution qui l'organise et qui permette de mettre en relation acheteurs et vendeurs. Ce processus n'existe que pour la plupart des produits financiers et pour une poignée de biens, les matières premières par exemple. Pour les millions d'autres produits disponibles, il n'y a pas de marché au sens strict du terme, c'est-à-dire permettant par une mise en concurrence réelle des produits d'en déterminer les prix. Ces derniers sont administrés par les entreprises dans une situation la plupart du temps oligopolistique. Ces dernières, campagnes de publicité à l'appui, essaient de faire distinguer leurs produits par des qualités réelles ou supposées, le prix n'étant qu'un des éléments du choix du consommateur. Parler ici de « marché » est abusif et signifie simplement que la validation sociale de la production se fait a postériori dans l'échange. Les auteurs notent d'ailleurs ce point lorsqu'ils indiquent « que la concurrence entre des firmes en plus petit nombre se livre désormais moins sur le terrain des prix – puisqu'il y a monopole ou oligopole – et davantage sur celui de la publicité[14] ». Ils n'en tirent cependant pas vraiment de conséquence.
Ainsi ils nous disent que « Les entreprises doivent […] se situer au niveau de productivité moyen du secteur où elles opèrent[15] ». Ce niveau moyen est une abstraction qu'aucune entreprise d'une branche ne calcule. Pour que cette moyenne puisse avoir la moindre réalité, cela supposerait que la grande majorité des entreprises de la branche travaille dans ces conditions moyennes, ce qui est rarement, voire jamais, le cas. Pour que cela soit le cas, il faut postuler une économie statique, dans laquelle aucun changement technique ne puisse à court/moyen terme modifier le procès de production, ou dans laquelle les entreprises ne sont pas capables d'innovation sur leurs produits, et dans laquelle la concurrence est inexistante. En fait, ce que regardent les entreprises d'un secteur, c'est le niveau de productivité de l'entreprise la plus efficace et c'est par rapport à cette dernière que les stratégies des entreprises moins productives se développent : restructuration, baisse des prix en rognant les marges, augmentation des volumes, rupture technologique pour reprendre l'avantage, etc.
Pour résumer, ce qui distingue les sociétés capitalistes de celles qui les ont précédées n'est pas l'existence de marchés, mais, comme l'a montré Karl Polanyi, le fait que la sphère économique devient partiellement autonome[16] car le capital s'en est emparé. Mais même dans le cadre du capitalisme, il peut y avoir des marchés qui, particulièrement encadrés et contrôlés, échappent au moins partiellement à la logique capitaliste. Il y a donc une ambivalence du marché, à la fois instrument du capitalisme et institution le dépassant.
Le calcul en nature
Les auteurs n'abordent pas vraiment la question de la propriété. Les coopératives sont évoquées dans un paragraphe et on peut y lire que c'est l'État « qui est en mesure de les protéger du secteur marchand, et d'œuvrer à leur montée en échelle par des mesures juridiques – par exemple la "déconstitutionnalisation de la propriété privée – et financières[17] ». Il restera donc un secteur marchand. Lequel, dans quelle conditions et comment cela s'articulera avec la planification ? Cela n'est pas précisé. De plus, les coopératives, si elles diffèrent effectivement dans leurs objectifs des entreprises capitalistes comme les sociétés par actions, restent des entreprises privées au sens où elles appartiennent à leurs sociétaires. Il s'agit donc d'une socialisation très limitée. Il est de même de la notion de « commun » qui est mentionnée favorablement. Les problèmes complexes de l'existence de différentes formes de propriétés et des conséquences que cela peut avoir sur le processus de planification sont passés sous silence.
On ne peut qu'être d'accord avec les auteurs lorsqu'ils affirment qu'il « est nécessaire d'assumer une décision politique sur les priorités indissociablement économiques, sociales et écologiques[18] ». Toute la question est de savoir comment mettre en œuvre ces priorités décidées politiquement. Refusant tout mécanisme marchand dans la planification, Cédric Durand et Razmig Keucheyan se prononcent pour une planification fondée sur le calcul en nature. Ils s'appuient sur les travaux d'Otto Neurath (1882-1945), économiste autrichien de gauche. Ce dernier « pose l'alternative entre le capitalisme et le socialisme dans les termes d'une opposition entre calcul monétaire et calcul en nature[19] ». Pour Neurath « Pour un tel calcul socialiste, il n'existe pas d'unité du type de celle que le capitalisme trouve dans l'argent […] La comptabilité n'indique que des quantités de machines, de pétrole, de matières premières, d'heures de travail, etc. utilisés par une entreprise[20] ». En fait Neurath ne fait ici que reprendre l'idée d'Engels qui, évoquant « le plan de production » d'une société ayant exproprié les capitalistes affirme : « Dès que la société se met en possession des moyens de production […] le travail de chacun, si différent que soit son caractère spécifique d'utilité, devient d'emblée et directement du travail social. La quantité de travail social que contient un produit n'a pas besoin, dès lors, d'être d'abord constatée par un détour[21] ». Il précise quelques lignes plus haut ce qu'il entend par là : « La production immédiatement sociale comme la répartition directe exclut tout échange de marchandise, donc aussi la transformation des produits en marchandises ».
Nous verrons plus loin les problèmes de fond que pose cette perspective. Nous avons cependant un exemple historique d'une planification qui a essayé de le faire, celle de l'Union soviétique. En effet, les objectifs annuels essentiels y ont été exprimés en termes physiques par des quantités de produits. Or paradoxalement, alors même que nombre d'exemples de planification sont précisément analysés dans cet ouvrage, aucun bilan sérieux n'est fait de la planification soviétique simplement pointée par allusion au détour de quelques phrases[22].
Des contradictions non résolues
Notons aussi certaines contradictions. Cédric Durand et Razmig Keucheyan prônent un calcul en nature mais indiquent, dans la perspective de la socialisation de l'investissement, que « les crédits distribués par les banques d'investissement/desinvestissement sont conditionnés par un faisceau de critères écologiques qui définissent l'espace des activités financées[23] ». Si on ne peut qu'être que d'accord avec cette dernière proposition, elle suppose néanmoins un calcul monétaire et la comptabilité n'indiquera pas simplement « des quantités de machines, de pétrole, de matières premières, d'heures de travail, etc. » contrairement à la perspective tracée par Neurath à laquelle ils adhèrent. Il y aura une comptabilité monétaire. De même, les salaires seront payés en monnaie, pas en nature. Que des indicateurs de bien-être, et soutenabilité écologique soient intégrés dans les déterminants de la production et de la consommation ou dans des décisions d'investissement ne signifie pas que tout calcul économique disparaîtrait.
Sauf dans la perspective illusoire d'une abondance sans limite, que les auteurs récusent - ils indiquent à juste titre que « les sociétés vont opérer sous contrainte de rareté[24] » - le calcul économique restera nécessaire, mais il ne doit être qu'un élément parmi d'autres de la décision. Sur ce point les auteurs semblent en fait hésiter entre deux positions. D'une part, ils prônent la disparation des catégories marchandes et du calcul monétaire comme quand par exemple ils évoquent la perspective de basculer vers une autre logique, « Celle de se passer des prix, par exemple[25] », c'est-à-dire, si on comprend bien, de revenir au troc... D'autre part, on trouve dans leur ouvrage des formulations qui indiquent que le calcul monétaire perdurera malgré tout. C'est le cas, par exemple, quand ils affirment qu'il faut « mettre en place une comptabilité écologique qui transcende la comptabilité économique[26] ». L'emploi ici du verbe « transcender » indique une tout autre démarche qu'une utilisation du verbe « remplacer ».
De ce point de vue l'affirmation que « dès lors qu'une société vise au bien-être de ses membres, l'analyse coût-bénéfice, si adéquate à la logique du profit, perd toute pertinence[27] » est tout à fait discutable. Il est certain que la logique coût-bénéfice au niveau microéconomique, au niveau de l'entreprise, est tout à fait adéquate à la logique du profit. Mais est-ce vraiment toujours le cas au niveau macroéconomique, c'est-à-dire pour l'ensemble de la société ? Prenons l'exemple du remboursement des soins de santé. Dans l'absolu, on peut défendre que la Sécurité sociale doit tout rembourser. Mais en pratique, même en l'absence de politique d'austérité, il y a une contrainte de financement qui joue et qui nécessite à chaque fois une discussion sur les choix : par exemple doit doit-on rembourser des soins qui, comme l'homéopathie ou les cures thermales, ont des effets curatifs controversés ? On voit donc bien que chaque choix politique est mis en rapport avec une contrainte financière.
Plus globalement, les auteurs indiquent à juste titre qu'un service public n'est pas forcément gratuit. Ils mettent en avant l'idée de péréquation tarifaire qui permet que les usagers les plus riches ou ceux dont le coût de revient du service est moindre, paient en partie pour le service rendu aux plus pauvres ou à ceux dont le coût du service est plus élevé. Cette déconnexion entre le coût du service et le prix payé par l'usager est la règle dans les services publics de réseau. On a donc affaire comme ils l'indiquent à « une politisation des prix[28] ». Cependant, et contrairement à ce qu'ils affirment, il n'y a pas là « une hégémonie du calcul en nature[29] ». En effet la péréquation s'effectue sur la base d'un calcul global des coûts et c'est en fonction de ce calcul économique que sont effectués les choix politiques qui déterminent telle ou telle forme de péréquation. Un service public se fixe des objectifs, décisions de nature politique, mais il est ensuite bien obligé de faire un calcul économique pour en déterminer les conditions de mise en œuvre.
La présence inévitable des catégories marchandes
Bref, les catégories marchandes de disparaitront pas. Il y a pour cela des raisons de fond qui tiennent au fait que l'activité économique dans une économie planifiée n'a pas de caractère immédiatement social. Les auteurs semblent reprendre à leur compte une affirmation de Lénine dans L'État et la révolution qui évoque « la transformation de tous les citoyens en travailleurs et employés d'un grand cartel unique, à savoir : l'État tout entier ». Ils commentent en expliquant que « Ce « grand cartel unique » n'est autre chose que la socialisation organisationnelle parvenue à son aboutissement : une seule organisation économique, et qui fusionne avec l'État[30] ». Au-delà d'une perspective que l'on peut trouver un peu effrayante, c'est surtout confondre étatisation, qui est une opération juridique, et socialisation effective.
Marx avait pointé le nœud du problème : « des objets d'utilité ne deviennent des marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres[31] ». Ce qui est important est donc de savoir si des travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres peuvent exister dans le cadre du plan, malgré le fait que ce dernier soit censé coordonner rigoureusement à l'avance les différents travaux. Or, outre qu'une coordination absolue ex ante paraît très difficile au vu de la complexité des différents processus de production, le point essentiel est que les entreprises, même nationalisées, peuvent se transformer en centres de production autonomes exprimant les intérêts propres des managers et/ou des salariés concernés. L'existence du plan n'empêchera pas que les entreprises, quel que soit leur statut juridique, restent des agents économiques et que, en conséquence, des travaux privés soient exécutés indépendamment les uns des autres.
Cela sera d'ailleurs d'autant plus le cas que Cédric Durand et Razmig Keucheyan prônent à juste titre un « fédéralisme écologique qui privilégie l'initiative locale tout en autorisant l'intervention du centre pour garantir la trajectoire de soutenabilité[32] ». Ils insistent sur le fait que « cette socialisation centrale de l'investissement ne doit pas empêcher ni l'intervention des travailleurs au niveau du secteur, ni l'existence d'une liberté réelle des collectifs de travail à influer sur les choix […] y compris donc sur les types d'investissements à réaliser[33] ». Ils vont même assez loin dans le sens d'une décentralisation puisqu'ils indiquent que « Récuser la dictature d'une planification bureaucratique implique de laisser aux individus (c'est nous qui soulignons), dans le cadre du plan, une liberté de choix et une capacité à peser depuis leur position de consommateur sur l'innovation et l'évolution de l'offre[34] ». De plus, ils admettent qu'existera « une période de transition au cours de laquelle l'économie passerait par différentes étapes, dont les premières seraient encore capitalistes[35] ».
Tout cela a des conséquences sur la planification. Les auteurs pointent la « friction » entre centralisation et décentralisation mais n'en tirent pas les conséquences. Le plan peut éliminer les catégories marchandes uniquement s'il peut coordonner totalement ex ante les différents travaux. Mais dès lors que des centres de production autonomes, avec leur propre décision d'investissement, existeront dans le cadre du fédéralisme écologique, que les individus consommateurs, les cybercommunautés de consommateurs pourront peser sur l'offre et qu'existeront des entreprises capitalistes, les productions seront en partie effectuées indépendamment les unes des autres, nourrissant les bases des rapports marchands. Il faudra donc bien en passer par « le détour » des catégories marchandes[36].
L'existence du plan ne garantit aucunement la maîtrise réelle de la production, non seulement par la société, mais même par « le centre » auquel font référence nos auteurs et il serait vain de croire, comme le montre l'expérience soviétique, qu'un surcroît de centralisation permettra de résoudre ce problème : dissimulation de l'information, formation d'une économie parallèle, marchandage à tous les niveaux croissent avec l'augmentation de la mainmise du « centre » sur la planification[37]. Comme le résume Jean-Marie Harribey, « Les leçons tirées de l'histoire du XXe siècle, surtout celles de ses échecs, permettent de distinguer sur le plan théorique capitalisme et marché, et d'envisager sur le plan politique, le dépassement du capitalisme sans pour autant renoncer aux avantages du marché et de la monnaie[38] ».
L'émancipation par les algorithmes ?
Les auteurs développent dans cet ouvrage le point de vue qu'ils avaient déjà exprimé dans un article plus ancien[39] sur l'utilisation du big data comme instrument pouvant être mis au service de la planification écologique. Ils voient évidemment bien que « les réseaux et autres data centers représentent une source importante et croissance d'émission de gaz à effet de serre et autres pollutions contribuant au désastre écologique[40] ». Ils plaident donc pour une « utilisation ciblée du numérique à des fins de planification écologique et de décroissance matérielle […] sous contrainte de sobriété[41] ». On ne peut que les suivre sur ce point, mais il est dommage que, dans la suite de leur exposé, cette exigence ne soit plus évoquée et que jamais ne soit indiqué des priorités d'utilisation du numérique dans la perspective d'une planification générale des activités économiques.
Ainsi, ils se prononcent pour « une numérisation intensive de l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement depuis les consommateurs finaux jusqu'aux matières premières […] une planification automatique et simultanée des opérations de fabrication et de distribution, avant même la passation des commandes tout en accélérant la conception de nouveaux produits[42] ». Ils préconisent de plus la mise en place de « cybercommunautés de consommateurs […] (de) s'appuyer sur la médiation des réseaux sociaux pour rendre praticable une association entre big data et agentivité accrue des individus[43] ». Dans ces perspectives, la question de la sobriété numérique semble avoir été oubliée.
Le big data réponse aux néoclassiques ?
Au-delà, l'utilisation du big data est avancée comme une réponse à l'objection majeure de l'école néolibérale autrichienne qui, avec Von Mises et Hayek, a avancé à l'époque un élément critique décisif contre la planification centralisée, celui lié au rôle de l'information privée dans la coordination économique et à la difficulté pour une économie planifiée de collecter toutes les informations nécessaires, d'en valider la qualité et de les traiter. L'ouvrage cite ainsi une remarque majeure de Lionel Robbins (1898-1984) économiste néolibéral à l'encontre de la planification : « Il faudrait établir des millions d'équations sur la bases de millions de tableaux statistiques fondés sur des millions de calculs individuels. Au moment même où ces équations seraient résolues, les informations sur lesquelles elles étaient fondées seraient déjà obsolètes et elle devraient être calculées à nouveau[44] ».
Cette critique est-elle dépassée ? Si la récolte des informations est grandement facilitée par l'existence des réseaux numériques, « La question difficile est de savoir comment transformer l'information en connaissance[45] », ce qui renvoie à la seconde partie de la remarque de Lionel Robbins. L'intelligence artificielle (IA) peut-elle résoudre ce problème ? Un des premiers problèmes renvoie à la collecte des données. Or, cette collecte ne pourrait exister sans le travail fragmenté de millions de personnes, « les travailleurs du clic », monde dans lequel la précarité est la règle. Cette « tâcheronisation » du travail est l'envers du décor de l'intelligence artificielle qui nécessite « une arrière-boutique dans laquelle les travailleurs se tuent à la micro-tâche[46]. Or ce travail ne pourra disparaître. En effet, « nourrir principalement l'algorithme avec du contenu généré par l'IA contribue à la dégénérescence, voire à l' « effondrement » des modèles, avec des effets de distorsion qui sont amplifiés par les cycles d'entraînement[47] ». Les travailleurs du clic ne sont pas prêts de disparaitre et on voit donc mal comment ce processus de recollement de l'information pourrait être utilisé dans une logique d'émancipation. Il est assez surprenant que ce problème ne soit pas abordé.
Le deuxième problème renvoie à la nature même des informations récoltées. Cédric Durand et Razmig Keucheyan insistent longuement, dans le cadre d'une « demande émancipée », sur le fait que « la consommation fasse irruption dans la production de manière à imposer la prééminence des besoins sur l'activité économique[48] ». Ils prônent, comme nous l'avons vu, la création de cybercommunautés de consommateurs « magnifiée par la puissance des machines algorithmiques[49] ». Le problème est que, à la différence des plateformes comme Amazon, il ne s'agit pas dans le cas d'une bifurcation écologique de simplement récolter les désirs de consommation pour pouvoir les anticiper en vue de les combler. Il s'agit de les transformer en profondeur. Dans cette perspective, la logique prédictive de l'IA est d'une utilité moindre puisqu'elle s'appuie sur les comportements passés qu'il s'agit justement de transformer. S'il s'agissait simplement de planifier l'existant ou même le faire croître, l'IA serait un outil technique tout à fait adapté. Elle l'est beaucoup moins pour une planification écologique car ses résultats s'appuient sur des données renvoyant à des pratiques sociales qu'il s'agit de modifier en profondeur.
De plus, la planification est un phénomène complexe nécessitant de prendre en compte les millions d'interactions des facteurs de production. L'IA peut résoudre ce problème à la condition que, au moment où elle le résout, les données, issues des conditions initiales, n'aient pas changé. Or la moindre modification de ces dernières, sans même parler des erreurs inévitables dans le processus d'élaboration du plan, peut entraîner des conséquences considérables et non maitrisées[50]. Le rapport entre la fin et les moyens est ici interrogé. Il est d'ailleurs dommage que les auteurs ne s'attardent pas sur une remarque de Jan Philipp Dapprich et William Paul Cockshott mise en note de bas de page[51] qui indique que « Réaliser les calculs nécessaires pour optimiser une planification intégrale de l'ensemble des produits reste un défi, mais une planification au niveau des différentes branches […] n'a rien d'impossible[52] ». Une planification limitée donc qui aurait mérité un plus long développement.
Le troisième problème a trait au contrôle démocratique des algorithmes. Au vu de leur complexité extrême, il paraît très difficile de faire en sorte qu'une discussion réellement démocratique sur leur contenu puisse avoir lieu. Le pouvoir des experts, question centrale dans la démocratie, s'en trouvera inévitablement renforcé. De plus, l'IA permet l'existence de systèmes de décision automatisés contraires à tout processus délibératif. Comme l'écrivent Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, « Cela ne veut pas dire que les algorithmes sont incompatibles en soi avec la démocratie, mais l'IA ne peut représenter la clef de voûte unique d'une système démocratique[53] ». Reste à trouver les autres éléments de la voûte et la clef en question.
Une vieille question
Il n'est donc pas si évident que « les formes avancées de planification des grandes firmes intégrant l'ensemble des étapes de la chaine de production pourraient être retournées au service d'une consommation désaliénée[54] ». Ce problème n'est pas nouveau. Une vieille idée, déjà présente chez Marx et Engels, défend que le socialisme ne fait que pousser à son terme les tendances présentes dans le capitalisme, les sociétés par actions préfigurant la socialisation de l'économie et l'organisation des trusts la planification socialiste. La social-démocratie du début du XXe siècle, Lénine y compris, voyait dans la grande entreprise capitaliste et dans la poste allemande la préfiguration du socialisme. Pour lui, comme d'ailleurs pour Trotski, le taylorisme, « distribution rationnelle et raisonnée du travail à l'intérieur de la fabrique », même s'il permettait sous le capitalisme de surexploiter la classe ouvrière, pouvait être un outil au service du socialisme[55]. Pour Lénine en 1917, « le capitalisme monopoliste d'État est la préparation la plus complète au socialisme[56] »
Or cette conception fait fi d'un problème fondamental. Les modes d'organisation ou les techniques de gestion employées par les entreprises capitalistes ne sont pas neutres. Ils sont porteurs de rapports sociaux, les rapports de production capitaliste qui s'appuient sur la séparation entre les producteurs directs et les moyens de production ainsi que sur la division sociale du travail. La socialisation du processus de travail dans le capitalisme reproduit et approfondit la division sociale du travail. Les forces productives sont ainsi profondément marquées par le capital et les rapports sociaux sont cristallisés dans leur structure matérielle[57]. Croire, comme le pensait la grande majorité des bolcheviks, qu'il suffisait de transférer à l'État la propriété de ces entreprises pour que les rapports de production soient transformés relève d'une illusion juridique qui a abouti, in fine, à la constitution d'une nouvelle classe exploiteuse et à une surexploitation.
Il serait évidemment absurde de refuser tout emploi des technologies numériques, du big data et de l'IA au nom de ces problèmes. Mais leur existence plaide pour une planification algorithmique limitée[58] et contrôlée tant pour des raisons écologiques, sociales, démocratiques que de stricte faisabilité.
Au-delà, cela renvoie à la question de l'État. Les auteurs donnent un rôle majeur à l'État dans le processus de bifurcation écologique et le « nouveau régime politique » qu'ils décrivent vise à engager un processus de démocratisation à tous les niveaux, y compris celui du noyau dur de l'État. Cependant, il y a, semble-t-il, un trou dans leur analyse. L'État, peu importe au bénéfice de qui s'exerce son action, reste une machine techno-bureaucratique élevée au-dessus de la société. En ce sens tout État est « bourgeois ». C'est d'ailleurs pour cela que la question du « dépérissement de l'État » a été une question majeure du marxisme. Si cette perspective semble aujourd'hui illusoire, il n'en reste pas moins que le problème demeure. Il prendra d'autant plus d'importance qu'à l'âge de l'IA le pouvoirs des experts va prendre encore une nouvelle dimension et que la perspective d'une planification intégrale, même démocratisée, ne fait pas disparaître l'inquiétude que manifeste Thomas Coutrot : « quand un organisme central dispose de l'énorme pouvoir d'organiser la production à l'échelle de la société, si bien intentionnés soient initialement ses dirigeants, il ne peut que se transformer en instrument de pouvoir d'une bureaucratie[59] ».
En conclusion
On le voit, l'ouvrage de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, par sa richesse même, pose nombre de questions. La première est celle du postulat de la nécessité d'une planification intégrale des activités économiques dans la perspective de la bifurcation. Est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? La deuxième question renvoie à la place des catégories marchandes. Question complexe s'il en est qui a fait l'objet d'interminables débats dans le passé. Troisième question, la définition des besoins dans une situation de rareté écologique. Les auteurs tentent d'y répondre en combinant différenciation entre besoins réels et besoins artificiels et approfondissement de la démocratie. Enfin, les auteurs parient sur les possibilités émancipatrices du big data et de l'IA. Problème majeur pour l'avenir. Sur tous ces sujets, les réponses de Cédric Durand et Razmig Keucheyan soulèvent de nouvelles questions. C'est le propre des ouvrages qui font progresser des discussions. Que le débat continue !
Pierre Khalfa
Notes
[1] Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Comment Bifurquer. Les principes de la planification écologique, Zones 2024. Sauf avis contraire, toutes les citations sont issues de cet ouvrage.
[2] Sur la planification on peut lire avec intérêt le dossier d'Actuel Marx, La planification aujourd'hui, Actuel Marx 2019/1, n° 65 et celui de la revue d'Attac, Les Possibles, n° 23, printemps 2020.
[3] P. 195.
[4] P. 69.
[5] P. 70.
[6] P. 76.
[7] P. 75.
[8] P. 76.
[9] Ibid.
[10] P. 161.
[11] P. 235.
[12] Sous-titre p. 25.
[13] P. 36.
[14] P. 61.
[15] P. 60.
[16] Karl Polanyi, La grande transformation, Éditions Gallimard, 1983.
[17] P. 54.
[18] P. 153.
[19] P. 102.
[20] Ibid
[21] Friedrich Engels, Anti-Duhring, Éditions sociales, 1950.
[22] Pour une vision critique synthétique de la planification soviétique, voir Bernard Chavance, La planification centrale et ses alternatives dans des économies socialistes in Actuel Marx op cité.
[23] P. 160.
[24] P. 202.
[25] P. 86.
[26] P. 117.
[27] P. 103
[28] P. 232.
[29] Ibid.
[30] P. 45.
[31] Karl Marx, Le Capital, livre premier, tome 1, Éditions sociales.
[32] P. 246.
[33] P. 157.
[34] P. 171.
[35] P. 223.
[36] Sur tous ces points, voir Isaac Joshua, La révolution selon Karl Marx, Éditions Page deux, 2012 et Bernard Chavance, Le capital socialiste, Éditions le Sycomore, 1980.
[37] Sur tous ces points voir Bernard Chavance, op et art cités.
[38] Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l'inestimable, Éditions LLL, 2013, p 293-294.
[39] Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Planifier à l'âge des algorithmes ? in La planification aujourd'hui, Actuel Marx 2019/1, n° 65.
[40] P. 121.
[41] P. 123.
[42] P. 181.
[43] P. 190.
[44] P. 128.
[45] P ; 129.
[46] Voir Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Éditions du Seuil 2019.
[47] Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le Capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l'ère de l'intelligence artificielle, écosociété 2023.
[48] P. 188.
[49] P. 190.
[50] Voir Hubert Krivine, L'IA peut-elle penser ?, deboecksupérieur 2021.
[51] Note 1, P. 129.
[52] P. 129.
[53] Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, op cité.
[54] P. 191.
[55] Voir sur ce point Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, essai d'analyse matérialiste historique de la naissance du système soviétique, Éditions du Seuil, 1972.
[56] Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres choisies, Tome 3, Éditions du progrès, 1968.
[57] Sur ce sujet, voir Isaac Joshua, op cité.
[58] Voir Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, op cité.
[59] Thomas Coutrot, Démocratie contre capitalisme, Éditions La dispute, 2005.
P.-S.
• BILLET DE BLOG (MEDIAPART) 20 AVRIL 2024 :
https://blogs.mediapart.fr/pierre-khalfa/blog/200424/planification-ecologique-un-debat-necessaire
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Climat : la catastrophe a commencé, organisons la justice et la solidarité !

Un appel est lancé pour le Tour Alternatiba 2024, signé par plusieurs personnalités dont l'écrivain Alain Damasio, la sociologue Monique Pinçon-Charlot, le paysan solidaire Cédric Herrou ou l'autrice du 6e rapport du GIEC Céline Guivarch. La liste complète des signataires à ce jour figure en bas de ce texte.
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Tribune 24 avril 2024
Malgré des décennies d'alertes, nous sommes désormais entré·es dans l'ère du dérèglement climatique et en subissons les premières conséquences : incendies, sécheresses, inondations, tempêtes, sont plus nombreuses et destructrices que jamais… Face à cette situation, que peut-on faire ? Les plus riches peuvent s'adapter, s'équiper, se déplacer, déménager, réparer les dégâts, acheter au prix fort des ressources devenant plus rares et plus chères (énergie, eau, nourriture). Mais la majorité de la population, les classes populaires, les familles et les personnes les plus précaires, se retrouvent bien plus démunies face à ces impacts.
Pourtant, l'adaptation commence et la manière dont elle s'organise au quotidien pose les bases de la société de demain. Nous sommes à la croisée des chemins : construisons-nous une société du chacun pour soi, d'inégalités et d'injustices sociales aggravées, ou une société d'entraide, de partage, de solidarité et de justice sociale ? Ce choix fondamental se joue dès maintenant, par les arbitrages faits sur l'accès à l'eau, à la santé, au logement, à l'éducation pour toutes et tous, par les moyens octroyés à la rénovation des bâtiments et aux transports en commun, par les politiques agricoles décidées à Paris ou à Bruxelles…
Si des actions politiques d'ampleur aux niveaux national et international sont indispensables, nous voyons bien qu'elles ne se mettent en place ni assez vite, ni avec assez d'ambition, ni avec assez de justice sociale. Nous appelons donc à la mobilisation la plus massive possible autour des initiatives collectives d'adaptation et de transformation concrète de nos territoires pouvant être réalisées directement par les citoyennes et les citoyens, pour davantage de justice et de solidarité climatiques.
C'est le sens du Tour Alternatiba 2024 auquel nous participons et que nous appelons à rejoindre.Retrouvez-nous sur les nombreuses étapes prévues, qui s'égrènent sur un parcours de plus de 5500 km entre le 2 juin à Nantes et le 4 octobre à Marseille. Nous y ferons progresser concrètement les alternatives et les résistances portées par la multitude de collectifs, d'associations citoyennes, de coopératives, qui irriguent la société autour des valeurs qui nous sont chères : démocratie, justice sociale, féminisme, droits humains, anti-racisme et lutte contre les discriminations, accueil des personnes migrantes, paix, non-violence, justice internationale.
Ces quatre mois de mobilisation ininterrompue se traduiront à travers un large éventail de modes d'action en fonction des pratiques de nos organisations : mobilisations populaires, construction d'alternatives citoyennes, actions spectaculaires, désobéissance civile non-violente assumée à visage découvert, plaidoyer, recours en justice…
Loin des fausses solutions, incertaines, injustes, ou dangereuses, telles que la géo-ingénierie, les OGM, les agro-carburants, les méga-bassines, loin des dérives des marchés carbone, de la fuite en avant dans le nucléaire, des grands projets d'infrastructures inutiles et imposées, des accords de libre-échange, nous devons continuer à développer massivement les milliers d'alternatives concrètes basées sur le respect des équilibres écologiques et de la dignité humaine.
Agriculture biologique et paysanne, consommation responsable, circuits courts, cuisine végétarienne et végétalienne, relocalisation de l'économie, partage du travail et des richesses, reconversion sociale et écologique de la production, emplois climatiques, finance éthique, défense des biens communs comme l'eau, la terre et les forêts, pêche durable, souveraineté alimentaire, solidarité et partage, réparation et recyclage, réduction des déchets, mobilités douces, éco-rénovation, lutte contre l'étalement urbain, contre l'artificialisation des sols, contre l'invasion publicitaire, préservation du foncier agricole et de la biodiversité, sobriété et efficacité énergétique, énergies renouvelables, villes en transition, éducation à l'environnement, etc. : non seulement ces alternatives sont notre meilleure garantie d'adaptation collective à court terme, mais elles permettent également de réduire les émissions de gaz à effet de serre pour limiter l'ampleur de la catastrophe, et éviter de détruire les conditions d'habitabilité de la planète de nos enfants.
Nous appelons nos sympathisant·es, nos adhérent·es, nos allié·es, nos partenaires à faire vivre et à faire grandir ces alternatives lors des étapes du Tour Alternatiba 2024, qui seront autant d'occasions de coopérer, de se former et d'organiser des dynamiques d'action citoyenne pour la justice climatique et sociale !
Rendez-vous sur tour.alternatiba.eu
Première personnalités signataires de l'appel :
Alain Damasio, écrivain
Cédric Herrou, paysan solidaire
Céline Guivarch, directrice de recherche au CIRED, membre du Haut Conseil pour le climat et co-autrice du sixième rapport du GIEC
Charles Merlin, “VivreMoinsCon”, créateur de contenu engagé
Cyril Pedrosa, auteur de bande dessinée
Kaddour Hadadi, chanteur de HK et les Saltimbanks
Kévin Jean, enseignant-chercheur en épidémiologie, association Sciences Citoyennes
Lucie Pinson, militante écologiste, prix Goldman de l'environnement, Time 100 climate leaders
Maxime Combes, économiste, membre de l'Aitec
Monique Pinçon-Charlot, sociologue
Pierre Rustin, biologiste et chercheur émérite au CNRS
Victoria Berni-André, militante écologiste
Wolfgang Cramer, directeur de recherche au CNRS-IMBE, co-auteur du sixième rapport du GIEC
Premières organisations signataires de l'appel :
350.org - Soraya Fettih, chargée de campagnes France
Agir pour l'Environnement - Stephen Kerckhove, directeur général
AIRS l'albergerie - Jean-Michel Viel, mandataire social
Alda - Malika Peyraut, co-présidente
Alliance citoyenne - Justice Ensemble - Amel Doghmane, présidente
Alofa Tuvalu - Gilliane Le Gallic, présidente
Alternatiba - Anne-Sophie Trujillo Gauchez, porte-parole
AMAP Velars - Odile Plantamp, présidente
ANV-COP21 - Zoé Pélegry, porte-parole
Archipel des Confluences - Patrick Viveret
Assemblée Virtuelle - Yannick Duthe, développeur
Association Médiation Nomade - Yazid Kherfi, fondateur-directeur
ATTAC Cornouaille - Pierre Crampon, militant
Attac 44 - Cédric Buron, porte-parole
Biocoop Vienne - Damien Romatet, gérant
Bio Equitable en France - Vincent Rousselet, directeur
Bizi ! - Elise Ayrault, porte-parole
Campagne Air-Quotas - Armel Prieur, président
Collectif Marches pour l'alimentation - Benjamin Ball, porte-parole
Collectif StopTotal
Combat Monsanto - Kim Vo Dinh, co-président
Concordia - Claire Iehl, présidente
Coopérative Commown - Delphine Gross, coordinatrice commerciale
Coquelicots de Paris - Jean-Jacques Mabilat, président
Emmaüs France
Emmaüs La Roya - Cédric Herrou, fondateur
Extinction Rébellion Nantes
Fédération Artisans du Monde - Yannick Anvroin, administrateur
Framasoft
France Nature Environnement - Antoine Gatet, président
FSU - Benoit Teste, Secrétaire général
Générations Futures - Nadine Lauverjat, déléguée générale
Geres - Marie-Noëlle Reboulet, présidente
Groupe National de Surveillance des Arbres - Alexis Boniface, coprésident
Greenpeace France - Jean-François Julliard, directeur général
Groupe d'Action Francophone pour l'Environnement - GAFE France - Jean-Noël Dumont, président
Groupe d'Action Francophone pour l'Environnement - GAFE Haïti - David Tilus, directeur exécutif
Groupe Uni-Terre - Kim Vo Dinh, animateur
Jour de la Terre - Clarisse Matta, coordinatrice
L'Abeille Cubzaguaise - Hélène Richet, présidente
L'Heureux Cyclage - Pierre-Eric Letellier, chargé de plaidoyer
LDH (Ligue des droits de l'Homme) - Patrick Baudouin, président
Le Relais Jeunes - Manon Durieux, co-présidente
Le Tiers Lien - Thierry Merle, animateur
Les Amis de la Terre - Khaled Gaiji, président
Les Enseignant.es pour la Planète - Pauline Odekerken, secrétaire
Librairie Utopia - Elodie Duprat, libraire
Lilo.org
Locataires Ensemble Grenoble - Houcine Benmaza, président
MIRAMAP (Mouvement Inter-Régional des AMAP) - Evelyne Boulongne, porte-parole
Mouvement pour l'économie solidaire France - Bruno Lasnier, délégué général
Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) - Hélène Bourdel, co-porte-parole
Mouvement Sol - Ingrid-Hélène Guet, déléguée générale
Mouvement Utopia - Chantal Richard, membre du bureau national
Non-violence XXI - François Marchand, co-président
Notre Affaire à Tous - Jérémie Suissa, délégué général
On est prêt - Magali Payen, fondatrice
Oxfam France - Elise Naccarato, responsable plaidoyer climat
Pour notre santé - Martin Rieussec-Fournier, président
Printemps écologique - Anne Le Corre, co-fondatrice & porte-parole
Rame pour ta Planète - François Verdet, porte-parole
ReAct Transnational - Eloïse Maulet, directrice du pôle éco-syndicalisme - agro
Reclaim Finance - Lucie Pinson, fondatrice et directrice
Réseau Action Climat - Morgane Créach, directrice générale
Réseau régional des AMAP de Bourgogne Franche-Comté - Sébastien Barbati, administrateur et représentant du réseau
Rester sur Terre - Charlène Fleury, coordinatrice du réseau
Riposte Alimentaire - Océane, chargée relations extérieures
SNETAP-FSU (Syndicat National de l'Enseignement Agricole Technique Agricole Public - Fédération Syndicale Unitaire) - Frédéric
Chassagnette, co-secrétaire général
SOS MCS - Pascale Poupin, présidente
TelesCoop
Terre&Humanisme - Françoise Vernet, présidente
Terre de Liens Languedoc Roussillon - Pauline Avila, animatrice territoriale
Union syndicale Solidaires - Didier Aubé, secrétaire national
WWOOF France - Cécile Paturel, porte-parole
Zero Waste Marseille - Fiona Cosson, directrice
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Les plus démunis paient le prix fort du dérèglement climatique

Chaleurs extrêmes, cyclones, inondations... Les événements climatiques extrêmes de 2023 ont davantage affecté les plus précaires et les peuples autochtones, analyse un rapport d'Amnesty International.
24 avril 2024 | tiré de reporterre.net
https://reporterre.net/A-travers-le-monde-les-plus-precaires-en-premiere-ligne-de-la-crise-climatique
À travers le monde, le droit des peuples à vivre dans un environnement sain régresse, et les populations marginalisées se retrouvent en première ligne. C'est ce qui ressort de la dernière édition du rapport annuel d'Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde, publiée le 24 avril.
Cette épaisse analyse recense les atteintes aux droits humains au cours de l'année passée dans 155 pays. Concoctée grâce au travail des chercheurs d'Amnesty International disséminés à travers la planète, elle se penche notamment sur les effets du dérèglement climatique, les conséquences des grands projets polluants, ainsi que la répression des activistes écologistes.
Les plus précaires en première ligne
Premier constat : en 2023 — l'année la plus chaude depuis au moins 100 000 ans —, les événements climatiques extrêmes se sont multipliés. « Et ce sont ceux qui ont le moins contribué au dérèglement climatique qui en ont payé le prix fort », observe Carine Thibaut, directrice de la section belge francophone d'Amnesty International. Les habitants des pays du Sud ont globalement été davantage affectés par les cyclones, les inondations et les vagues de chaleur, note-t-elle. À l'échelle nationale, les personnes précaires, âgées et racisées ont également souffert « plus fortement » des événements climatiques extrêmes.
Le cas de la population rohingya, au Myanmar, illustre bien cette vulnérabilité spécifique. En mai 2023, le pays d'Asie du Sud-Est a été terrassé par le cyclone Mocha, la tempête la plus violente enregistrée depuis plus d'une décennie dans la région. Le nombre « considérable » de victimes au sein de la population rohingya s'explique « en grande partie par les conditions effroyables dans lesquelles ces personnes vivaient depuis leur déplacement forcé, en 2012 », déplore Amnesty International dans son rapport. Des dizaines de milliers d'entre eux étaient cloîtrés depuis plus de dix ans dans des camps « déplorables ». Les autorités militaires se sont par ailleurs opposées à ce qu'une aide humanitaire leur soit apportée suite au passage du cyclone.

Avec des vents jusqu'à 195 km/h, le cyclone Mocha est la tempête la plus violente enregistrée depuis plus d'une décennie dans le golfe du Bengale. Wikimedia Commons/CC BY 4.0 Deed/AWS S3 Explorer
Autre exemple : le Pakistan, qui a été frappé l'année dernière par des vagues de chaleur record. La santé de sa population — qui a très faiblement contribué aux émissions historiques de gaz à effet de serre mondiales — a été mise à mal par ces canicules, retracent les chercheurs d'Amnesty International. Coups de chaleur, fatigue, fièvre, difficultés respiratoires… Les personnes pauvres ou travaillant dans le secteur informel ont été « particulièrement touchées » par ces symptômes, note le rapport. Les plans de gestion des vagues de chaleur du gouvernement n'incluant « aucune protection sociale solide », beaucoup n'ont pas été en mesure de suivre les recommandations sanitaires, comme la réduction du temps de travail.
« Risquer de perdre la vie »
Les autochtones figurent également parmi ceux ayant le plus souffert, en 2023, de la catastrophe écologique. Au Canada, l'anéantissement par le feu de 18,4 millions d'hectares de forêt les a affectés de manière disproportionnée. Plusieurs communautés autochtones — dont celle de Fort Chipewyan, en Alberta, et celle de Uashat mak Mani-utenam, au Québec — ont été forcées à l'exil par ces incendies rendus sept fois plus probables par le réchauffement climatique.
Les peuples premiers ont par ailleurs été davantage touchés par les conséquences des grands projets extractivistes que le reste de la population. Le rapport évoque une multitude de cas, des États-Unis à l'Argentine en passant par le Paraguay, la Bolivie, le Mexique ou encore le Pérou. En Équateur, notamment, un décret exécutif adopté en mai 2023 a autorisé les entreprises minières à démarrer leurs activités sans obtenir au préalable le consentement des peuples premiers.
« Pour les défenseurs de l'environnement, l'année 2023 a été extrêmement difficile »
Au Canada, la construction du gazoduc de Coastal GasLink s'est poursuivie « en l'absence du consentement préalable, libre et éclairé » des chefs héréditaires des Wet'suwet'en, un peuple autochtone vivant dans l'actuelle province de Colombie-Britannique. La gendarmerie et des compagnies de sécurité privées se sont livrées à des « actes de harcèlement et d'intimidation » à l'égard des défenseurs de ces terres, et plusieurs d'entre eux ont dû comparaître en justice.
« Pour les défenseurs de l'environnement, l'année 2023 a été extrêmement difficile, constate Carine Thibaut. Dans beaucoup d'endroits du monde, se battre pour un environnement sain, c'est risquer de perdre la vie. » En Amérique latine, notamment, « être un défenseur de l'environnement est un engagement à haut risque », regrette-t-elle.
Les États européens ont eux aussi « durci », en 2023, leur réponse aux activistes écologistes. Carine Thibaut évoque en exemple le projet de dissolution des Soulèvements de la Terre, ou encore les poursuites engagées, en Belgique, contre quatorze activistes qui avaient organisé en avril 2023 une action pacifiste contre le gaz naturel liquéfié. « On est dans un climat d'intimidation, ce qui réduit la capacité de se rassembler, de manifester, de protester », déplore-t-elle. Et tandis que ces droits régressent, la température, elle, continue de s'envoler.
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Soudan. Un an après le début du conflit, la réaction de la communauté internationale reste totalement insuffisante

Un an après le début du conflit qui oppose au Soudan les forces armées soudanaises aux Forces d'appui rapide, la réaction de la communauté internationale reste totalement insuffisante alors même que le bilan des victimes civiles s'alourdit, ont déclaré le 12 avril Amnesty International, Sudan Democracy First Group et The NGO International Film Festival.
Tiré d'Afrique en lutte.
« Le peuple soudanais, qui fait les frais des violents affrontements entre les forces armées soudanaises et les Forces d'appui rapide, est depuis un an délaissé et négligé. Les démarches diplomatiques n'ont jusqu'à présent pas permis de mettre fin aux violations, de protéger les civil·e·s, d'apporter une aide humanitaire suffisante et d'amener les responsables des crimes de guerre à rendre des comptes, a déclaré Tigere Chagutah, directeur régional pour l'Afrique de l'Est et l'Afrique australe à Amnesty International.
- « La communauté internationale n'a pas exercé de pressions suffisantes sur les parties au conflit pour qu'elles cessent de violer les droits humains des personnes happées par le conflit. L'Union africaine, en particulier, n'a pas fait preuve de l'autorité requise ni pris des mesures concrètes à la hauteur de la gravité du conflit.
« Lors de son sommet annuel qui s'est tenu en février, et qui a été le premier à avoir lieu depuis le début du conflit, l'Assemblée des chefs d'État et de gouvernement de l'Union africaine n'a pas fait de la situation au Soudan un point distinct de son ordre du jour.
« Il a fallu attendre presque un pour voir le Conseil de sécurité des Nations unies adopter une résolution sur le Soudan appelant à la fin immédiate des hostilités et à un accès humanitaire sans entrave. Or, malgré cette résolution, les combats se poursuivent partout dans le pays et aucune mesure n'a été mise en place pour protéger la population civile. »
En octobre 2023, le Conseil des droits de l'homme des Nations unies a créé une mission d'établissement des faits pour le Soudan ayant pour mandat d'enquêter et d'établir les faits et les causes profondes des violations des droits humains et des atteintes à ces droits commises au cours du conflit.
« Malgré le rôle crucial qu'elle peut jouer en faveur de la reddition de comptes pour les atrocités perpétrées au Soudan, la mission d'établissement des faits est actuellement incapable de remplir concrètement sa mission, car ses effectifs ne sont pas au complet et elle ne dispose pas des fonds nécessaires en raison d'un gel des recrutements à l'ONU. Mais le monde ne peut pas continuer de détourner le regard. Les États membres doivent veiller à ce que la mission d'établissement des faits pour le Soudan dispose des ressources nécessaires et d'un soutien politique total, et à ce que la situation des droits fondamentaux au Soudan demeure un des points prioritaires de l'ordre du jour du Conseil des droits de l'homme des Nations unies et des autres organes de l'ONU », a déclaré Omayma Gutabi, directrice de Sudan Democracy First Group.
Une crise humanitaire catastrophique
Malgré de nombreuses déclarations de cessez-le-feu, les combats se sont intensifiés à travers le pays. Plus de 14 700 personnes ont été tuées, notamment lors d'attaques aveugles ou ayant délibérément ciblé des civil·e·s. Près de 10,7 millions de personnes ont été déplacées à cause du conflit, et cela représente la plus grande crise au monde de personnes déplacées à l'intérieur de leur pays. Au moins 14 millions d'enfants, soit la moitié des enfants du pays, ont besoin d'une aide humanitaire.
Le Programme alimentaire mondial des Nations unies a mis en garde contre le fait que la réaction humanitaire internationale face à ce qui se passe au Soudan reste totalement insuffisante alors que des organisations humanitaires ont tiré la sonnette d'alarme concernant la famine. Fin février, l'appel lancé par les Nations unies n'était financé qu'à hauteur de 5 %, ce qui compromettait gravement la fourniture d'une aide et de services d'urgence pourtant essentiels.
« Les partenaires régionaux et internationaux du Soudan doivent faire pression sur les parties au conflit pour qu'elles protègent les civil·e·s et permettent un accès humanitaire sans entrave. Nous demandons aussi une augmentation immédiate de l'aide humanitaire pour les personnes qui se sont réfugiées dans les pays voisins du Soudan, et pour les personnes déplacées à l'intérieur du pays, en particulier pour les femmes et les filles qui sont exposées au risque de violences sexuelles », a déclaré Omayma Gutabi.
Des musées et des centres culturels et de recherche ont par ailleurs été pillés et détruits. Le 15 avril 2024, Amnesty International, Sudan Democracy First Group et The NGO International Film Festival organisent à Nairobi une exposition rassemblant des artistes soudanais en témoignage de solidarité avec les civil·e·s soudanais les plus touchés par le conflit.
« Les artistes sont des vecteurs d'espoir, une source de force et les gardiens de sites culturels. Avec le conflit actuel, l'histoire ancienne du Soudan risque d'être détruite maintenant que les gardiens ont fui pour se mettre en sécurité. Nous nous retrouvons à la croisée des chemins : nous essayons d'une part de sauver des vies et d'autre part de protéger un héritage culturel qui est rapidement en train de disparaître. Il est essentiel que ces artistes soudanais se réunissent de nouveau un an après, pour bâtir la solidarité, récolter des fonds pour les organisations locales et réfléchir à l'avenir du Soudan », a déclaré Taye Balogun, fondateur de The NGO international Film Festival.
Il est grand temps de mettre fin à l'impunité
Depuis 2003, Amnesty International et d'autres organisations ont recueilli à de multiples reprises des preuves de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et d'autres violations graves du droit international humanitaire commis par les forces gouvernementales soudanaises, qui ont notamment tué illégalement des civil·e·s, détruit illégalement des biens de caractère civil, violé des femmes et des filles, déplacé de force la population civile et utilisé des armes chimiques.
« L'impunité généralisée au Soudan incite les parties au conflit et les milices alliées à ces dernières à continuer de s'en prendre aux civil·e·s en violation du droit international. Les responsables de ces actes croient ne jamais avoir à en assumer les conséquences, et l'inaction de la communauté internationale ne fait que les enhardir, a déclaré Tigere Chagutah.
« Nous appelons les parties au conflit au Soudan à coopérer pleinement avec la mission d'établissement des faits créée par le Conseil des droits de l'homme des Nations unies ; les pays voisins du Soudan devraient en outre soutenir et faciliter le travail de cette mission d'une importance cruciale. »
Complément d'information
Le conflit armé en cours au Soudan, qui oppose les forces armées soudanaises aux Forces d'appui rapide, une force paramilitaire gouvernementale, a éclaté le 15 avril 2023. Les combats ont débuté après plusieurs mois de tensions entre les deux groupes dues à des désaccords portant sur une éventuelle réforme des forces de sécurité proposée dans le cadre des négociations concernant un nouveau gouvernement de transition, entre autres.
Le conflit a engendré des souffrances massives pour la population civile et des destructions de grande ampleur. Les affrontements ont commencé à Khartoum et ont rapidement gagné d'autres régions du Soudan, notamment le Darfour, le Kordofan du Nord et l'État de Gezira.
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Soudan : La conférence de Paris controversée

Les promesses de dons annoncés lors de la conférence de Paris du 15 avril, organisée conjointement par la France, l'Allemagne et l'Union européenne, cachent l'absence de volonté de mettre fin à une guerre en imposant un embargo sur les armes.
Tiré d'Afrique en lutte.
Ont participé à la conférence 58 pays, les Nations unies, l'Union africaine, des organisation régionales d'Afrique de l'Est et des bailleurs de fonds. La conférence s'est déroulée en trois volets, l'un portant sur les questions humanitaires, le deuxième en soutien aux initiatives de paix et un dernier se déroulant à huis-clos regroupant les parties soudanaises.
Une catastrophe humanitaire
La principale annonce est la promesse d'un don d'un peu plus de 2 milliards d'euros pour répondre aux besoins urgents des populations. Les principales organisations humanitaires estiment qu'il en faudrait le double au vu des conditions désastreuses.
En effet, à l'intérieur du Soudan on compte 9 millions de personnes déplacées et près de 2 millions dans les pays voisins. Plus de 27 millions, soit la moitié de la population a besoin d'une aide et parmi elle, 18 millions sont en situation d'insécurité alimentaire avec un risque de famine pour au moins 5 millions de personnes.
Cette situation est la conséquence de la guerre que se mènent depuis un an le général Al-Burhan des « Sudanese Armed Forces » (SAF) et les paramilitaires des « Rapid Support Forces » (RSF) dirigées par Hemedti. Les deux s'étaient entendus auparavant pour avoir tenté d'écraser la révolution en menant un coup d'État.
Une guerre qui s'étend
Les SAF dans les territoires qu'elles contrôlent ont remis en place le système répressif de l'ancien régime d'Omar el-Bashir. Les forces de répression surveillent les populations et les escadrons de la mort s'en prennent aux citoyens soupçonnés d'être du camp adverse ou d'avoir été activiste lors de la révolution. Les islamistes ont largement infiltré les SAF et procèdent aux enrôlements de jeunes dans les villages. Du côté des RSF, comme il y a vingt ans lorsqu'ils étaient connus sous le nom de « janjawids », elles procèdent au Darfour à des épurations ethniques. Elles s'allient avec certaines milices des tribus et attaquent et tuent les populations non arabes notamment les Massalits. Ces circonstances conduisent certains groupes armés qui avaient observé une neutralité à s'engager aux côtés des SAF. Cette guerre qui a commencé entre les deux factions est en train de se transformer en guerre civile et se répand sur l'ensemble du territoire. Un contexte d'autant plus grave que les deux belligérants s'échignent à empêcher la distribution de l'aide humanitaire.
Hypocrisie et compromission
Dans la déclaration de principe issue de la conférence de Paris est indiqué au point quatre : « Nous demandons instamment à tous les acteurs étrangers de cesser d'apporter un soutien armé ou du matériel aux parties au conflit et de s'abstenir de toute action qui exacerberait les tensions et alimenterait le conflit. » Ce texte est signé entre autres par les États arabes unis et l'Égypte. Alors que l'un fournit armes et munitions aux RSF via la Libye et le Tchad notamment en utilisant l'aérodrome d'Amdjarass, l'autre soutient militairement les SAF. Une guerre qui est en train de s'internationaliser avec la Russie et ses mercenaires de Wagner d'un côté, et de l'autre la Turquie mais aussi l'Ukraine en soutien aux SAF.
La meilleure façon d'arrêter cette guerre serait de cesser l'approvisionnement en armes. Les pays occidentaux ont suffisamment de leviers pour imposer cet embargo mais ils préfèrent se cantonner à de simples déclarations.
Cette conférence est loin de faire l'unanimité. Le comité des Soudanais en France souligne l'opacité des critères d'invitations et constate que les organisations populaires étaient marginalisées. Pourtant les comités de résistance, forces vives de la révolution, jouent un rôle crucial dans l'aide des populations avec les mises en place de « salles d'urgence » et représentent, à travers la Charte révolutionnaire du peuple, une vraie alternative.
Paul Martial
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Sénégal : Après la victoire électorale de l’opposition

L'élection de Bassirou Diomaye Diakhar Faye avec 54,28 % des voix dépassant largement le candidat du pouvoir Amadou Ba (35,79 %), peut être considérée comme la seconde rupture qu'a connue le Sénégal depuis son accession à l'indépendance en 1960. La première fut celle de la victoire électorale de Abdoulaye Wade en mars 2000. Elle mit fin à quarante années de pouvoir du parti socialiste, incarné d'abord par Léopold Sédar Senghor puis ensuite par Abdou Diouf. La victoire de Wade fut accompagnée par une mobilisation électorale de forte ampleur avec une participation massive de la jeunesse. La gauche sénégalaise avait aussi mis tout son poids dans cette victoire. Une victoire qui venait sanctionner un régime finissant, où les politiques d'ajustements structurels dont le Sénégal a été le premier pays à en être victime, ont détérioré fortement les niveaux de vie des populations. De plus, l'absence de perspectives pour une grande majorité des jeunes, était durement ressentie.
Tiré d'Afrique en lutte.
Derrière les grands travaux, le libéralisme outrancier
Quant à Macky Sall, il arrive au pouvoir en mars 2012. Il profite d'une situation de grande mobilisation contre Wade qui tente de briguer un troisième mandat. Si Sall a adhéré à And-Jëf/Mouvement révolutionnaire pour la démocratie nouvelle, organisation de la gauche radicale, il n'y est pas resté longtemps puisque l'essentiel de sa carrière s'est déroulé au Parti Démocratique Sénégalais (PDS) de Wade dont il fut le premier ministre. Il quittera le PDS avec quelques dizaines de cadres du PDS pour fonder l'Alliance pour la République (APR-Yaakaar). Alors que la classe politique entière se consacre à la lutte contre la tentative de troisième mandat de Wade, lui bien que se situant dans l'opposition utilise temps, énergie et argent pour faire campagne et construire un réseau qui lui permettra d'être au second tour et de gagner les élections présidentielles grâce aux ralliements de la plupart des candidats.
Lors de son second mandat, beaucoup d'observateurs ont cru que la croissance économique du pays de la Teranga permettrait une réduction importante de la pauvreté. Ce ne fut pas le cas. La croissance du Sénégal est avant tout issue de prêts qui ont servi à des grands travaux d'infrastructures comme la construction d'un nouvel aéroport international, ou l'édification d'une nouvelle ville Diamniadio située au sud de Dakar qui devrait accueillir les principaux ministères, ou encore la mise en place d'un Train Express Régional reliant cette ville à Dakar soit 36 kilomètres pour un coût supérieur à 1 milliard d'euros. A titre de comparaison le budget de la santé pour 2024 s'élève à 450 millions d'euros. Tous ces coûteux projets liés au Plan Sénégal Emergent (PSE) ont eu peu d'impact voire aucun sur la vie quotidienne des populations.
L'idée que la croissance économique permettrait de réduire la pauvreté en l'absence de mesures réduisant les inégalités sociales s'est avérée une illusion libérale. D'ailleurs même la Banque Mondiale est revenue sur cette idée : « La croissance reste le principal facteur de la réduction limitée de la pauvreté en Afrique subsaharienne depuis 2000, et non des changements dans la répartition des revenus, ce qui rend l'impact limité de la croissance sur la réduction de la pauvreté particulièrement préoccupant. (1) »
Dans ce PSE figurait un volet social autour de la mise en place d'une Couverture Maladie Universelle (CMU). Lors de son lancement en 2015 cette CMU a bénéficié d'un budget de 26 millions d'euros. Elle regroupe les mutuelles déjà existantes et permet la gratuité des soins pour les enfants de moins de cinq ans, l'accouchement par césarienne et certaines pathologies comme la tuberculose, le VIH ou l'insuffisance rénale. Dans la réalité, les sénégalais ont été confrontés à un manque criant de personnel soignant particulièrement dans les centres de santé ruraux. De plus la gratuité est toute relative. Une enquête de l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD) effectuée entre 2018 et 2019 démontre « que le reste à charge médical moyen d'une consultation de routine est compris entre 6,5 euros (pour les enfants et les adolescents) et 31 euros (pour les adultes et les HSH).
A ce montant, il convient d'ajouter les frais de transport. Le reste à charge moyen total pour une consultation de routine, comprenant les frais de transport, varie entre de 11 à 32 euros par consultation. Ce montant s'avère très élevé en proportion des ressources des patients. En effet, au Sénégal, la dépense quotidienne moyenne est de 2,12 euros par personne par jour ; de plus, près de 38 % de la population vit avec 1,39 euro par personne par jour, qui représente le seuil de pauvreté national calculé en 2019. (2) »
Parallèlement, des affaires de corruption sont mises à jour touchant directement le pouvoir en place. Un reportage de la BBC met en cause le frère cadet du président pour avoir, contre rétribution favorisé une entreprise pour l'exploitation du pétrole. La Cour des comptes dénonce des détournements de fonds sur des sommes destinées à la lutte contre la Covid. Une ONG rend publique une information sur la forte présomption de corruption dans l'achat d'armes. Des affaires amplifiées par un népotisme qui bénéficie aussi à la famille de la première dame.
Le départ calamiteux de Sall
Cette situation peu reluisante s'est dégradée lors des derniers temps du pouvoir. Macky Sall a tenté à son tour de briguer un troisième mandat sans jamais se déclarer officiellement mais en lançant des ballons d'essai. Il a indiqué que le changement constitutionnel remettait le compteur à zéro et donc l'autorisait à se présenter pour les élections présidentielles de 2024. Cela a soulevé une forte contestation à l'intérieur du pays. A l'international, les nations occidentales ont désapprouvé une telle éventualité non pas par souci démocratique, mais par peur d'une déstabilisation du pays. Sall s'est donc contenté de désigner son dauphin Amadou Ba. Ce qui a suscité des oppositions entrainant une profonde division dans le camp présidentiel. Plusieurs candidatures issues de la majorité sont apparues, Mahammed Dionne, ancien premier ministre, Aly Ngouille Ndiaye, plusieurs fois ministre ou Mamadou Diao. D'autant que le manque de charisme d'Amadou Ba n'a pas permis de dynamiser une campagne électorale qui s'est révélée poussive. Pourtant Sall avait pris soin de baliser le terrain de son dauphin. Le principal concurrent Ousmane Sonko a été écarté.
Accusé de viol il a finalement été condamné pour corruption de la jeunesse, peine sanctionnant une personne qui pousse à la débauche un jeune de moins de 21 ans. Ces péripéties juridiques ont provoqué des manifestations de ses supporters qui a ont été violemment réprimées. Le bilan est lourd, 60 morts, des centaines de blessés, la dissolution du parti les Patriotes Africains du Sénégal pour le Travail, l'Ethique et la Fraternité (PASTEF) dirigé par Ousmane Sonko. Le Sénégal comptait près d'un millier de prisonniers politiques sans compter le recul de la liberté de la presse avec des journalistes écroués.
Pour conjurer un échec qui s'annonçait, Macky Sall tentera différentes manœuvres allant jusqu'à reporter au dernier moment les élections déclenchant une désapprobation générale dans le pays et discréditant encore plus son camp.
Enfin la réception par Macky Sall au mois de mars 2023 de la dirigeante française d'extrême droite Marine Le Pen n'a évidemment pas rehaussé son image déjà bien dégradée au Sénégal.
La victoire de Faye
Les manigances de la majorité présidentielle ont eu l'effet inverse, elles ont rebuté une majorité de sénégalais soucieux de préserver la démocratie et scandalisés par les violences. Preuve en est la cartographie électorale qui montre les bons scores de Bassirou Diomaye Faye dans les principaux centres urbains, ce qui n'est pas une surprise car les grandes villes du pays traditionnellement favorisent les candidats de l'opposition, mais aussi dans les campagnes. Si l'électorat rural habitué à un vote légitimiste favorise le camp du président sortant, ce ne fut pas le cas cette fois-ci permettant à Faye de gagner l'élection présidentielle dès le premier tour.
Une première dans l'histoire du Sénégal démontrant l'ampleur de la mobilisation électorale pour un parti qui avait de faibles moyens et en butte à la répression. Les deux dirigeants étaient encore en prison quelques jours avant l'ouverture officielle de la campagne. Le remplacement d'Ousmane Sonko, inéligible du fait de sa condamnation par Faye, a remarquablement bien fonctionné d'autant que les deux n'ont eu de cesse de souligner leur similarité avec le slogan « Ousmane moy Diomaye, Diomaye moy Ousmane » (Ousmane c'est Diomaye, Diomaye c'est Ousmane).
Cette victoire d'un camp uni face à un camp présidentiel divisé, affaibli par un bilan social et démocratique peu flatteur, s'inscrit aussi dans un cadre politique plus général que connait une partie des pays d'Afrique de l'ouest.
Le Sénégal n'échappe pas à la volonté d'une affirmation de souveraineté. Plusieurs batailles politiques ont été menées contre la présence militaire française dans les différentes emprises à Ouakam au port militaire et à l'aéroport militaire de Dakar et à Rufisque où se situe la station d'écoute, contre l'implantation de grandes enseignes de la distribution française et pour la sortie de Franc CFA. Lors des manifestations en faveur d'Ousmane Sonko, les bâtiments d'entreprises françaises ont été la cible des manifestants. Si le Sénégal a connu une telle mobilisation « anti française » c'est que Macky Sall est réputé pour être lié à la France. Alors que sous le pouvoir d'Abdoulaye Wade, les entreprises françaises ont été souvent écartées au profit des chinoises ou des turques, elles sont revenues en force pour les grands travaux dans le cadre du PSE.
Les multinationales ont eu la part belle c'est le cas par exemple pour la construction de la ligne du TER confiée à un groupement d'entreprises composé d'Alstom, Engie et Thalès, l'exploitation de la ligne est gérée par la SNCF et la RATP. Au niveau de de la fourniture d'eau potable ce sont deux entreprises françaises qui ont remporté le marché de la construction d'une station de traitement. Idem pour la gestion des terminaux du port de Dakar gérée par Necotrans et Bolloré. D'ailleurs le président français Emmanuel Macron ne s'y est pas trompé en proposant à Macky Sall une confortable retraite en pantouflant comme président du comité de suivi du « Pacte de Paris pour la planète et les peuples ».
La victoire électorale de Faye traduit la volonté de changement qui se décline par l'affirmation d'un souverainisme, le refus d'un personnel politique corrompu, et l'amélioration des conditions sociales et économiques. Dans d'autres pays africains ces exigences, ou au moins une ou deux d'entre elles, apparaissent sous des formes différenciées. Ainsi au Mali et au Burkina Faso les juntes s'affichent comme les meilleures défenseuses de la souveraineté du pays et parviennent à développer une base sociale en faveur de leur régime. Au Gabon c'est un sentiment de soulagement qui s'est exprimé parmi les populations après le coup d'Etat qui a renversé la dynastie Bongo. Au Cameroun c'est Maurice Kamto un haut fonctionnaire qui est arrivé second aux élections présidentielles de 2018 contre Paul Biya au pouvoir depuis 42 ans.
Idem en Ouganda où le rappeur Bobi Wine est le principal opposant et défie la dictature de Yoweri Museveni, vieille de plusieurs décennies. Au Tchad le parti Les Transformateurs créé seulement en 2019 par Succès Masra initie la forte mobilisation contre la prise du pouvoir par le fils Déby. Succès Masra se ralliera plus tard au régime. La question ne porte pas, comme souvent on peut l'entendre à l'occasion des coups d'Etat, sur un rejet de la démocratie mais plus sur un rejet des dirigeants qu'ils soient arrivés au pouvoir démocratiquement ou non. Ce rejet pouvant se traduire par des coups de forces ou des mobilisations électorales.
S'inscrire dans cette volonté et dynamique de changement souhaitées par les populations, notamment les plus jeunes est important et la gauche sénégalaise ne s'y est pas trompée, à l'exception notable du Parti de l'Indépendance et du Travail (PIT), le PC local. Il a préféré soutenir le camp présidentiel, jugeant les dirigeants du PASTEF comme des intégristes religieux représentant une menace pour la démocratie au Sénégal. Une partie du PIT autour de Comité pour la plateforme de réflexions (CPR) Dooleel PIT s'est désolidarisée de cette analyse en soutenant la candidature de Faye.
Un programme politique en deçà
Le PASTEF a été fondé en 2014 par une cinquantaine de personnes, la plupart venant du Syndicat autonome des agents des impôts et domaines (SAID) créé et dirigé par Ousmane Sonko. Sa notoriété s'est établie au fur et mesure qu'il critiquait la corruption et sa radiation de la fonction publique lui a assuré un fort capital de sympathie notamment dans la jeunesse.
Les dirigeants du PASTEF sont en grande partie des jeunes issus de la haute administration centrale qui considèrent que le pays est mal dirigé, victime de la corruption, du népotisme et du copinage. D'où leur volonté de proposer des mesures qui permettent une meilleure gouvernance. Le programme présidentiel du PASTEF est avant tout technocratique. Ce sont des ensembles de mesures administratives qui ne remettent nullement en cause les rapports de production et la bureaucratie étatique. Au niveau économique le programme s'inscrit dans un cadre libéral. L'idée est que le redressement du pays se fera à partir d'une administration efficace et d'un patriotisme économique des dirigeants des entreprises. Cette croyance recèle une double illusion car entre profit et patriotisme le choix est rapidement fait d'autant que la bourgeoisie sénégalaise est surtout issue du milieu commerçant. De plus la plupart des grandes entreprises sénégalaises sont en fait détenues par des capitaux étrangers souvent français.
C'est le cas de SONATEL entreprise de télécommunication, l'entreprise TOTAL, le Groupe MIMRAN entreprise d'agroalimentaire, SOCOCIM production de ciment, TSE-SA matériel et équipement, SENTEL (Tigo) télécommunication et réseaux, SDE (Sénégalaise des Eaux), Société Générale de Banque, DIPRO- Pharma Sénégal, SOCOCIM INDUSTRIES cimenterie contrôle par le groupe Vicat, SHELL, INDUSTRIES CHIMIQUES DU SENEGAL contrôlé par le groupe indonésien Indorama basé à Singapour, OILIBYA produits pétroliers détenus par des capitaux libyens, ELTON – SA détenu par des fonds d'investissement, SBG SENEGAL entreprise de construction à capitaux saoudiens.
La Promotion du patriotisme économique impliquerait que les grandes entreprises soient au moins sénégalaises ce qui n'est pas le cas comme nous l'avons vu. En résumé sur les vingt entreprises les plus importantes, six seulement appartiennent à des ressortissants sénégalais. Sur ces six quatre sont des compagnies commerciales donc sans création de valeur ajoutée. La seule solution résiderait dans une nationalisation des entreprises à capitaux étrangers permettant au pouvoir public de disposer d'un levier pour orienter l'économie selon les décisions politiques prises. Mais une telle mesure n'est absolument pas prévue dans le programme du PASTEF. Seul est proposé un État interventionniste dans le domaine économique et un développement « (d') un secteur privé très fort en renforçant les capacités des entreprises et en développant des chaînes de valeur des produits miniers et pétroliers. (3) »
Sur la démocratie, les mesures sont prévues pour garantir l'Etat de droit, notamment sur la question de l'indépendance de la justice. Mais rien n'est avancé pour permettre un contrôle de la population sur le fonctionnement de l'Etat et encore moins leur participation à la gestion du pays. C'est à l'identique pour les droits des travailleurs si ce n'est l'engagement de garantir le respect des conventions collectives dans les entreprises. Quant aux travailleurs du secteur informel, la seule proposition est de sensibiliser à l'intérêt de la formalisation du travail : « Nous mettrons en œuvre des programmes d'information, de sensibilisation et de formation des acteurs de l'informel sur la formalisation et ses multiples avantages : droit aux aides de l'État en période de crise, retraite, IPRES/CSS, mutuelle, congés payés, indemnités chômage, etc. (4) »
Prendre en compte toutes les luttes
Entre le programme du PASTEF et les mobilisations qui se sont déroulées dans le pays il y a une dichotomie. Ainsi sur la question de la présence militaire française au Sénégal et sur le franc CFA aucune mesures n'est préconisée pas plus que sur les implantations des grandes enseignes commerciales françaises même si ces problèmes sont évoqués lors des meetings. Tout comme l'absence de prise en compte des aspirations des populations spécifiquement opprimées. On pense d'abord aux luttes des femmes pour leurs droits notamment à l'avortement.
L'absence de légalisation de l'IVG est une catastrophe pour le pays. De nombreux corps de nouveaux nés sont retrouvés dans les décharges publiques et 19 % des femmes détenues le sont pour infanticide (5) sans compter les avortements clandestins mettant en danger la santé voire la vie des femmes. Mais aussi contre les discriminations et les violences. Pourtant les luttes féministes au Sénégal sont présentes. Dans les années 80, Yewwu Yewwi PLF (Pour la libération de la femme) a mené de nombreux combats contre le patriarcat, des revendications qui sont oubliées dans le programme du PASTEF.
Les immigrations importantes de Sénégalais vers l'Europe ne sont pas questionnées. Il ne s'agit pas seulement de raisons économiques et d'absence de perspectives. Les causes sont aussi à trouver dans les structures très hiérarchisées de la société qui donnent peu de place aux cadets au profit des ainés. Il existe un système discriminatoire lié à l'origine sociale comme le souligne Seydi Gassama représentant d'Amnesty international Sénégal : « La discrimination basée sur les castes et l'ascendance constitue une grave atteinte aux droits et à la dignité humaine. Et les organisations de droits humains doivent s'engager plus vigoureusement en faveur de son éradication (6) ». Quant aux populations LGBTI+ elles sont stigmatisées et considérées comme une importation de l'occident.
Ce qui est factuellement faux comme en témoigne bien avant la colonisation l'existence des Goor-Jigeen, désignant aussi bien les hommes inversant leur genre que les hommes homosexuels. Ousmane Sonko se prononce pour de plus lourdes sanctions pénales contre ces populations soutenant le combat du collectif And Samm Djikoyi fer de lance de l'homophobie au Sénégal. Rien non plus sur les questions environnementales si ce n'est un contrôle accru de l'exploitation du pétrole. En ne se départissant pas de sa vision technocratique libérale et profondément conservatrice sur les questions d'oppression, le PASTEF ne pourra répondre aux attentes des populations.
Vers une gauche plus offensive
Le succès électoral du PASTEF est lié à la volonté de tourner la page d'une série de gouvernements du parti socialiste d'abord puis ensuite du PDS et APR, qui tous ont été incapables d'améliorer les conditions sociales et économiques des populations et ont tous été marqués par la corruption. Régler la question du chômage et améliorer le pouvoir d'achat sont les deux questions clefs. Si le programme du PASTEF n'y répond pas du moins directement les discours et les prises de position lors de la campagne électorale, tant de Faye que de son mentor Ousmane Sonko, assurent qu'ils s'attaqueront à ces problèmes.
La gauche bien que très affaiblie par la période Wade a accompagné le combat et la victoire électorale. Des organisations comme YOONU ASKAN WI /Mouvement pour l'Autonomie Populaire issu de And-Jëf ont intégré le PASTEF. L'erreur serait sous prétexte de ne pas gêner les actions du nouveau président Faye de mettre de côté les revendications sociales. D'autant que la gauche, marquée par son origine maoïste peut être sensible à l'idée d'une union nationale contre l'impérialisme et favoriser la bourgeoisie nationale contre les multinationales occidentales en laissant de côté l'exploitation des travailleurs.
D'autres voix se font entendre comme le relate le journal Ferñent : « Pourtant il y a une gauche, certes minoritaire, au sein de PASTEF qui adopte jusqu'à présent un profil bas face à un courant réactionnaire s'appuyant sur le rouleau compresseur d'une réislamisation d'une société qui n'épargne pas la sphère publique. Cette gauche pourrait s'appuyer sur une jeunesse curieuse, connectée, mais vierge de la mémoire des luttes démocratiques et anti-impérialistes. Cette gauche doit relever la tête et entraîner cette jeunesse dans la lutte contre toute discrimination basée sur le sexe, l'appartenance religieuse, l'orientation sexuelle. Aucun compromis ne devrait être toléré dans la lutte contre le sexisme, l'homophobie, l'antisémitisme. Les résultats faibles d'un parti dont le guide est un chef religieux ainsi que l'impact faible des structures religieuses sur ces élections devraient conforter la gauche dans ce combat incontournable à moyen et à long terme. (7) ».
C'est à cette condition que la gauche pourra se reconstruire et être capable d'influencer l'expérience qui s'ouvre avec la victoire électorale de l'opposition.
Paul Martial
Notes
1- Banque Mondiale « Africa Pulse » Volume 29. Avril 2024 p.3
4- Ibidem
6- https://fr.allafrica.com/stories/202109160897.html
7- Fernent Avril 2024 p 18 in https://www.afriquesenlutte.org/afrique-de-l-ouest/senegal/article/journal-fernent-avril-2024
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La démocratie à l’épreuve de l’IA

Dans un monde numérique dominé par des intelligences artificielles génératives, la diversité et la fiabilité des opinions est en péril. Les algorithmes renforçant les contenus stéréotypés et menant à une uniformisation dangereuse, il apparaît vital de réinventer les systèmes de recommandation pour privilégier la qualité et les perspectives citoyennes, préservant ainsi notre espace médiatique comme un véritable bastion de la démocratie.
26 avril 2024 | tiré d'AOC.media
Le jeudi 15 février 2024, l'entreprise OpenAI annonçait l'arrivée imminente de Sora, un nouveau logiciel capable de générer automatiquement des vidéos ultraréalistes sur la base de commandes écrites. Cette annonce faisait suite à la diffusion massive, un an auparavant et par la même entreprise, du dispositif nommé ChatGPT, logiciel de génération automatique de texte qui agence de gros modèles de langage (large langage models) comme GPT-3 ou GPT-4 avec une interface interactive permettant aux usagers de produire automatiquement des textes très standardisés ressemblant à s'y méprendre à des textes écrits par des humains. Depuis presque deux ans, le développement fulgurant desdites « intelligences artificielles génératives » promet de transformer en profondeur l'espace médiatique numérique, dans lequel circulent aujourd'hui les contenus informationnels et culturels.
En effet, contrairement à ce que leur nom indique, les « intelligences artificielles génératives » constituent des automates computationnels et statistiques visant à prédire et à produire les suites les plus probables de signes ou de pixels en fonction des requêtes effectuées. Tous les contenus improbables, originaux ou singuliers sont donc éliminés car les calculs probabilistes des algorithmes ne prennent pas en compte les expressions idiomatiques, originales et inattendues, peu représentées dans les masses de données, et qui disparaissent dans les moyennes une fois les calculs achevés. Les expressions majoritaires se voient donc renforcées au dépend de la diversité – d'où l'amplification de certains préjugés et de certains biais (racistes, homophobes, sexistes etc.) dans les textes et les images automatiquement générés, qui semblent la plupart du temps très stéréotypés.
Tout se passe comme si le mythe de la « singularité technologique » masquait l'élimination systémique des singularités par les calculs statistiques sur des quantités massives de données, alors même que ce sont de telles singularités qui sont à l'origine du renouvellement des cultures et de l'évolution des sociétés. Qu'il s'agisse des savoirs théoriques, scientifiques, artistiques, pratiques, techniques, sportifs etc., la nouveauté, quand elle émerge dans un champ culturel donné, semble toujours produire un écart par rapport à la norme ou à la moyenne en allant à l'encontre des préjugés dominants.
En éliminant systémiquement tout germe de nouveauté, c'est le renouvellement culturel que les automates computationnels tendent à menacer. D'autant que les textes automatiquement générés ne tarderont pas à devenir dominants sur la Toile : ils intégreront de fait les données d'entraînement des algorithmes, qui opéreront leurs calculs probabilistes sur des textes qui ont déjà été automatiquement produits. Cette probabilité au carré ne peut conduire qu'à une homogénéisation et une uniformisation progressive des contenus générés en ligne : à quels types de textes aurons-nous à faire quand les chatbots se citeront les uns les autres de manière auto-référentielle, répétant en boucle leurs propres bêtises artificielles ?
Outre ce premier risque de destruction progressive de la diversité culturelle en ligne, les dispositifs de génération automatique de textes, d'images ou de vidéos permettent aussi et surtout de générer des fausses informations en quantité industrielle et de manière parfaitement indiscernable des informations certifiées. Elles permettent aussi d'alimenter des quantités industrielles de faux comptes, qui servent ensuite à tel ou tel contenu à accumuler les vues, afin d'être viralement amplifié par les algorithmes de recommandation automatique, qui valorisent systémiquement les contenus les plus cliqués. En effet, les réseaux sociaux principaux conçus par les entreprises de la Silicon Valley fondent leurs modèles d'affaire sur la captation de l'attention et la collecte des données, toutes deux revendues à des publicitaires ou à des annonceurs en vue du ciblage personnalisé, pouvant servir le marketing et la publicité de certaines entreprises comme la propagande politique de certains gouvernements ou partis.
Afin de « maximiser l'engagement des utilisateurs » et que ceux-ci demeurent connectés le plus longtemps possible à leurs services, les géants du numérique s'appuient sur les algorithmes de recommandation automatiques, qui permettent de suggérer aux usagers des contenus sur la base de leurs comportements et préférences passées ainsi que d'amplifier les contenus les plus « aimés » ou les plus « suivis », quand bien même cela supposerait de renforcer des tendances grégaires ou mimétiques. En effet, les contenus les plus viraux sont souvent aussi les plus courts, les plus provocants, les plus choquants ou les plus violents, qui déclenchent des réactions immédiates (d'indignation ou d'enthousiasme) poussant ainsi les usagers à réagir compulsivement et à rester sur le réseau plus longtemps. Ce type de contenu se voit donc privilégié au détriment des contenus plus longs, plus complexes, plus approfondis et plus nuancés, qui requièrent une plus grande attention et une interprétation sur le long terme, qui ne se convertit pas directement en profit pour alimenter le « business de la haine ».
L'espace numérique n'a aujourd'hui plus rien de démocratique.
Ces mécanismes algorithmiques sont au cœur des stratégies des leaders nationalistes et autoritaires, dont les équipes de spin-doctors et de data scientists, experts dans la communication et l'astroturfing numériques, profite de la recommandation automatique pour s'affirmer dans l'arène politique : qu'il s'agisse de l'affaire Facebook-Cambridge Analytica en 2016, durant laquelle les données de 87 millions de citoyens américains sont aspirées, vendues et utilisées par le comité de campagne de Donald Trump pour influencer les électeurs, qu'il s'agisse de l'entreprise de commerce électronique Casaleggio Associati et des spécialistes de marketing numérique au fondement de la montée du mouvement Cinq Etoiles en Italie ou qu'il s'agisse des milliers de faux comptes Twitter créés par l'équipe de campagne d'Eric Zemmour durant les élections présidentielles françaises de 2022, les réseaux numériques tendent à devenir une « arme de destruction massive de nos démocraties » comme le suggérait en novembre 2023 la maire de Paris.
En effet, contrairement aux promesses initiales du Web, créé pour concrétiser des idéaux d'ouverture, de liberté et d'horizontalité, l'espace numérique n'a aujourd'hui plus rien de démocratique. Si tout un chacun demeure encore libre de s'exprimer ou de publier, ce sont les entreprises propriétaires des réseaux sociaux qui décident de la visibilité ou de l'invisibilité d'un contenu, à travers leurs algorithmes de recommandation élaborés en toute opacité. L'apparence de décentralisation et d'horizontalité masque une extrême centralisation ou une extrême verticalité, qui devient d'autant plus puissante qu'elle demeure cachée.
L'espace numérique peut-il constituer un espace démocratique dans de telles conditions ? Est-il légitime de laisser uniquement à des entreprises privées le soin de décider ce qui doit être vu ou de ce qui doit être invisibilisé, quand on prétend défendre les libertés d'expression et de pensée ? À quoi sert-il d'avoir le droit de s'exprimer dans l'espace public numérique si ce qu'on exprime est d'emblée invisibilisé ? L'amplification des contenus les plus suivis ou les plus aimés peut-il valoir de critère de choix universel, en particulier quand les contenus peuvent être produits automatiquement et quand les clics peuvent provenir de faux comptes robotisés ?
Avec l'arrivée des « intelligences artificielles génératives » sur le marché, la question sera de moins en moins celle de la production ou de la modération des contenus, désormais générés en masse et de manière automatisée, mais de plus en plus celle de la sélection des contenus produits et publiés : si nous voulons avoir une chance de nous repérer dans l'environnement informationnel à venir, nous devons faire en sorte que les contenus jugés pertinents soient les contenus les plus vus, sans quoi, il ne faudra pas longtemps avant que la surcharge (dés)informationnelle détruise à jamais l'idéal de partage des savoirs qui était à l'origine du web.
L'alternative qui se présente à nous aujourd'hui ne consiste pas à se demander si ce sont les humains ou les machines qui produiront les textes et les images de demain (cette question n'a aucun sens, puisque les deux sont toujours co-impliqués dans la production de contenus numériques), mais à se demander si nous voulons que les contenus sélectionnés dans la masse soient choisis en fonction des intérêts d'une poignée d'acteurs privés (au dépend de la santé psychique des individus et du débat public des sociétés) ou en fonction des évaluations diversifiées des citoyens, qui pourraient ainsi exercer une nouvelle forme de citoyenneté, en participant à la structuration de leurs espaces informationnels quotidiens.
Pour ce faire, il suffit de donner aux citoyens le pouvoir d'agir sur les algorithmes de recommandation, en articulant ces derniers avec les interprétations, les évaluations et les jugements humains. Il s'agit d'inverser la tendance : au lieu de laisser aux algorithmes de quelques entreprises privées le pouvoir de téléguider les choix des citoyens, il semble nécessaire de donner aux citoyens la possibilité d'influencer les recommandations algorithmiques afin de valoriser les contenus qui leur semble les plus appropriés.
Ce passage de la recommandation automatique et privée (fondée sur les choix des entreprises et la quantification des vues) à la recommandation herméneutique et citoyenne (fondée sur les interprétations des citoyens et la qualité des contenus) est tout à fait possible. C'est ce dont témoignent les travaux de l'association Tournesol, présidée par Lê Nguyen Hoang, mathématicien et spécialiste de cybersécurité, qui propose une plateforme de recommandation collaborative de vidéos : il s'agit de construire un algorithme de recommandation qui ne se fonde pas sur des critères quantitatifs et mimétiques, mais sur les évaluations et les contributions des citoyens, qui ont regardés les contenus et qui les évaluent en fonction de leur utilité publique (clarté et fiabilité de l'information proposée, pertinence et importance du sujet abordé, certification de(s) producteur(s) ou de(s) auteur(s), etc.).
Des outils existent pour contester l'hégémonie des plateformes.
Dès lors, la recommandation ne s'effectue plus en fonction des seules quantités de vues, c'est-à-dire, en fonction des intérêts financiers des propriétaires du réseau ou des objectifs électoraux de tel ou tel parti, mais en fonction des jugements des citoyens sur la base de critères explicités et partagés. Il devient très probable que des contenus plus exigeants, mieux sourcés, plus originaux ou plus nuancés se voient recommandés, car les individus et les groupes qui votent n'ont aucun intérêt à « maximiser l'engagement » des usagers, à capter leurs attentions ou à collecter leurs données. Avec de tels algorithmes de recommandations qualitatives, les créateurs de contenus, quant à eux, ne seraient pas obligés de se conformer aux formats stéréotypés : ils pourraient expérimenter de nouvelles formules et oser l'originalité, en visant le goût et l'intelligence du public, et non les seuls calculs statistiques.
La question qui se pose, dès lors, est celle de savoir comment obliger les plateformes et les réseaux sociaux dominants à s'ouvrir à ce type de systèmes de recommandations algorithmiques qualitatives, fondés sur les interprétations et les évaluations des citoyens – ce qui les contraindrait à renoncer à leur hégémonie sur la fonction de recommandation. Tel est précisément le but du « dégroupage » des réseaux sociaux, que de nombreux acteurs de la société civile appellent aujourd'hui de leurs vœux (ONG, associations, organismes, chercheurs et chercheuses, etc.), parmi lesquels Maria Luisa Stasi, directrice « Law & Policy des marchés numériques » chez l'ONG Article 19, ainsi que le Conseil National du Numérique, dans une récente note publique.
Le dégroupage des réseaux sociaux implique de contester l'hégémonie des plateformes sur toutes les fonctions et services qu'elles regroupent et à affirmer le droit d'autres entreprises ou d'autres entités à assumer certaines de ces fonctions ou à fournir d'autres services en implémentant leurs systèmes sur les plateformes elles-mêmes. Si le dégroupage entrait en vigueur, les réseaux sociaux comme Facebook, TikTok ou Twitter seraient obligés de s'ouvrir à des applications, services et acteurs extérieurs pour assurer certaines fonctions, notamment la recommandation. Les utilisateurs pourraient ainsi choisir entre différents systèmes de recommandation ceux qui leur semblent les plus pertinents : si certains souhaitent s'abandonner aux algorithmes de TikTok ou de Twitter, pourquoi pas, mais tout le monde ne serait pas obligé de se plier à ce choix, certains pourraient préférer se fier à d'autres tiers de confiance plus pertinents – par exemple, à des médias, à des institutions, à des associations ou à des groupes de chercheurs ou d'amateurs développant leurs propres systèmes de recommandation singuliers en fonction de critères explicités.
Le dégroupage des réseaux sociaux donnerait aussi aux utilisateurs la capacité de savoir qui leur recommande quoi et pourquoi (selon quels critères) : dans un contexte où l'IA générative brouille les frontières entre le faux et le vrai et nous oblige à nous méfier de tous les contenus reçus, de tels systèmes permettrait de recréer de la certification et du crédit dans l'espace numérique. Les utilisateurs pourraient à nouveau faire confiance aux contenus qui leurs sont recommandés, car ils sauraient que ceux-ci ont été évalués et choisis en fonction de certains critères par des groupes de pairs.
Si la recommandation citoyenne en est encore à ses balbutiements, plusieurs réseaux sociaux ont déjà opté pour le dégroupage : c'est le cas de Bluesky (le réseau social alternatif créé par Jack Dorsey, alors fondateur de Twitter) ou de Mastodon (le réseau social libre, distribué et décentralisé au sein du Fediverse). Sur ces réseaux, la fonction de recommandation peut être assurée par des applications tierces ou même configurée par les utilisateurs. Comme le rappelle Jean Cattan, secrétaire général du Conseil National du numérique, « sur Bluesky, les utilisateurs les plus chevronnés, des médias ou autres tiers de confiance peuvent proposer à l'ensemble des utilisateurs des algorithmes de recommandation de leur cru » alors que sur Mastodon, « le principe même du logiciel libre permet à l'administrateur comme à l'utilisateur de développer les fonctionnalités de curation de contenus qu'il souhaite ». Sans surprise, de tels réseaux n'ont pas les mêmes effets nocifs sur les esprits de leurs utilisateurs et ne contribuent pas à la propagation des fausses informations ou à la polarisation des opinions : pourquoi ne pas obliger les autres à suivre l'exemple et à se transformer ?
Une telle transformation semble en effet nécessaire, si nous ne voulons pas laisser la surcharge (dés)informationnelle détruire à jamais l'idéal de partage des savoirs qui était à l'origine du web et les principes de la liberté d'expression et d'opinion qui sont au fondement de nos démocraties. Seules les perspectives de la recommandation collaborative et du dégroupage des réseaux sociaux peuvent aujourd'hui permettre d'implémenter concrètement ces principes dans les architectures numériques. Les régulations en cours à l'échelle européenne (DMA et DSA) rendent cela possible et la récente résolution du Parlement européen appelant à agir contre les « interfaces addictives » nous y invite.
Ces deux leviers constituent par ailleurs les meilleurs moyens de lutter efficacement contre les désastres psychiques et politiques que constituent l'économie de l'attention et l'industrie de la désinformation, sans tomber dans l'écueil de la censure ou dans le vœu pieu de la modération. Enfin, loin de représenter des idéaux utopiques, la recommandation citoyenne et le dégroupage des réseaux sociaux constituent les traductions, dans le champ des technologies numériques, du service public audiovisuel (qui permet de valoriser sur les chaînes publiques des contenus jugés non rentables par les chaînes privées) et du dégroupage du réseau téléphonique (qui permet d'ouvrir le réseau téléphonique à des services concurrents).
Ce sont de telles mesures qui ont permis aux démocraties libérales d'adopter les nouvelles technologies de l'information et de la communication que constituaient à l'époque les médias audiovisuels et les réseaux téléphoniques. Les réseaux numériques opèrent la convergence entre l'audiovisuel et les télécommunications : il serait donc pertinent leur appliquer les principes que nous avons appliqué aux informations télévisuelles et aux télécommunications, si nous ne voulons pas les abandonner entre les mains des « ingénieurs du chaos ». Alors que les « IA génératives » menacent de renforcer l'industrie de la désinformation et l'économie des données, il est temps d'implémenter les libertés d'expression et de pensée dans l'architecture des réseaux numériques, pour sauver la vie démocratique.
Anne Alombert
PHILOSOPHE, MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES EN PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE À L'UNIVERSITÉ PARIS 8 ET MEMBRE DU CONSEIL NATIONAL DU NUMÉRIQUE
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Sur la nouvelle guerre froide

Après l'effondrement de l'URSS, les discours sur le triomphe mondial du libéralisme, de la « démocratie », voire de la « fin de l'Histoire » se sont multipliés.
Traduction d'un article paru dans Le Monde diplomatique (english edition)
Publication avec l'aimable autorisation de l'auteur
Discours désormais caduques, tant la réalité géopolitique — les guerres incessantes et les nouveaux impérialismes — a démontré leur dimension imaginaire. Certes, le monde n'est plus divisé en deux blocs idéologiques antagonistes. Néanmoins, l'hégémonie étasunienne des années 1990 a inéluctablement contribué à la formation de nouvelles alliances, pour ou contre elle. Loin de la pacification attendue, les tensions et les affrontements n'ont fait que se déplacer. En somme, le décor a changé mais les dynamiques du siècle passé demeurent. Serions-nous face à une nouvelle guerre froide ? Le chercheur Gilbert Achcar a discuté la pertinence d'un recours à cette notion dans un article de la version anglaise du Monde diplomatique. Il nous a proposé sa traduction, que nous publions.
L'invasion ratée de l'Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, et la guerre en cours depuis lors dans l'est de l'Ukraine ont eu des conséquences non seulement matérielles mais aussi sémantiques : la fréquence de l'utilisation de l'expression « nouvelle guerre froide » pour décrire l'état actuel des relations internationales a atteint un nouveau sommet.
Dans les années 1980 déjà, l'appellation « deuxième guerre froide » avait été utilisée pour désigner la recrudescence des tensions entre les États-Unis et l'Union soviétique à la suite de l'invasion soviétique de l'Afghanistan fin 1979, suivie un an plus tard par l'élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis. Le premier mandat du nouveau président fut marqué par un discours enflammé contre « l'empire du mal » ainsi que par une forte augmentation des dépenses militaires.
« La fréquence de l'utilisation de l'expression nouvelle guerre froide pour décrire l'état actuel des relations internationales a atteint un nouveau sommet. »
L'appellation « deuxième guerre froide » est tombée en désuétude car elle n'avait jamais été réellement justifiée. La détente des années 1970 n'avait alors pas mis fin à la première guerre froide ; elle n'était qu'un répit temporaire dans une succession de phases de réchauffement et de refroidissement qu'ont connue les tensions mondiales depuis 1945. De nos jours, les historiens se réfèrent à la guerre froide comme une période unique qui a commencé après la fin de la Seconde Guerre mondiale et s'est terminée avec l'effondrement du bloc soviétique, avec notamment l'unification de l'Allemagne en novembre 1990 puis la dissolution de l'URSS en décembre 1991.
L'appellation « nouvelle guerre froide », quant à elle, fait référence à une nouvelle période de tensions mondiales dans un monde qui n'est plus caractérisé par une opposition idéologique entre un bloc d'États fondé sur le libéralisme et la libre entreprise et un autre fondé sur le régime « communiste » et la propriété étatique de l'économie. Ce dernier bloc a été remplacé, dans la nouvelle période, par une alliance de convenance entre un État chinois toujours dirigé par un parti « communiste », bien que le pays soit profondément intégré au marché capitaliste mondial et que le secteur privé contribue à plus de 60 % de son PIB, et un État russe dont le dirigeant est considéré comme un modèle par l'extrême droite mondiale et dans lequel les frontières entre les secteurs privé et étatique sont aussi poreuses que dans d'autres États rentiers népotistes.
Définir la « guerre froide » elle-même
Cette différence entre l'ancienne période et la nouvelle nécessite de clarifier la notion même de guerre froide. Contrairement à ce que beaucoup pensent, il ne s'agit pas d'une référence à la confrontation idéologique et systémique spécifique entre les deux empires mondiaux issus de la Seconde Guerre mondiale. En effet, la première utilisation connue du terme « guerre froide » dans son sens contemporain a été faite avant la Première Guerre mondiale par le dirigeant socialiste allemand Eduard Bernstein. Sa paternité est cependant rarement reconnue : le concept apparaît deux fois sous le nom de Bernstein dans des documents imprimés, d'abord à la fin du XIXe siècle, puis en 1914, à la veille de la guerre1.
Dans les deux cas, Bernstein faisait référence aux dépenses d'armement massives du Reich allemand — une situation qu'il a décrite en 1914 comme une « non-guerre », plutôt qu'une « vraie paix », au cours de laquelle l'État allemand s'était engagé dans une course aux armements avec ses voisins. C'est une très bonne définition de ce que nous appelons aujourd'hui une guerre froide : une situation dans laquelle le facteur décisif est que les deux parties maintiennent une disposition permanente à entrer en guerre et la renforcent constamment en augmentant leur force militaire.
« Contrairement à ce que beaucoup pensent, la notion de guerre froide n'est pas une référence à la confrontation idéologique et systémique spécifique entre les deux empires mondiaux issus de la Seconde Guerre mondiale. »
Tandis que les États-Unis choisirent dès le début des années 1990 de maintenir un niveau de préparation militaire adapté à une confrontation simultanée avec la Russie et la Chine, la Russie recommença à augmenter ses dépenses militaires au début du siècle. La nouvelle flambée des prix des hydrocarbures, qui coïncida avec l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine, permit à la Russie de commencer à rebondir après avoir atteint le creux de la vague sur le plan économique dans les années 1990. La Chine, pour sa part, choisit de donner la priorité à son développement économique tout en s'engageant dans un effort militaire constant, bien qu'à un niveau nettement inférieur à celui des États-Unis ou de la Russie par rapport à leurs économies respectives. Face à l'agressivité de Washington, la Russie et la Chine accrurent leur collaboration. Les ventes d'armement sophistiqué par Moscou à Pékin à partir des années 1990 furent bientôt complétées par des exercices militaires conjoints.
George Kennan, l'un des principaux architectes de la guerre froide en 1946–47, fut le premier à proposer le terme de « nouvelle guerre froide » pour décrire le nouvel état du monde. Thomas Friedman du New York Times rapporta en 1998 que Kennan lui avait déclaré que la décision de l'administration Clinton d'élargir l'OTAN à l'Europe de l'Est, officiellement sanctionnée en 1997, marquait « le début d'une nouvelle guerre froide2 ».
La décision fatale de Clinton
J'ai été, à ma connaissance, la deuxième personne à établir ce diagnostic. Ce fut dans un essai à propos de la guerre du Kosovo paru dans un recueil publié en 1999 sous le titre La Nouvelle Guerre froide3. Mon diagnostic s'appuyait sur l'analyse faite l'année précédente, des orientations budgétaires du Pentagone dans l'après-guerre froide et du comportement de l'administration Clinton au cours des années 1990 à l'égard de la Russie et de la Chine, qui correspondait à ces orientations4. La décision fatale prise par Bill Clinton d'élargir l'OTAN pour y inclure les pays d'Europe de l'Est qui avaient été auparavant sous domination soviétique, ainsi que l'intervention militaire américaine en 1996 pour contrer la posture militaire de la Chine face aux velléités indépendantistes de Taiwan, avaient jeté les bases d'une nouvelle guerre froide.
Le tournant qui en marqua véritablement le début fut la guerre du Kosovo en 1999. Cette toute première guerre menée par l'OTAN en tant que telle, fut menée en dépit de l'opposition de Moscou et de Pékin, et en contournant le Conseil de sécurité de l'ONU dont ces deux pays sont membres permanents avec droit de veto. La guerre du Kosovo rompit ainsi la promesse d'un « nouvel ordre mondial » dans lequel devait prévaloir la primauté du droit international, faite par George H.W. Bush en 1990. Le président américain fit cette annonce quelques mois avant la première guerre du Golfe menée par les États-Unis avec le feu vert de l'ONU pour chasser les troupes irakiennes hors du Koweït.
« Deux camps distincts se sont formés : les États-Unis, d'une part, avec leurs alliés occidentaux dont ils se sont efforcés de maintenir l'allégeance après 1990 — et, de l'autre, la Russie et la Chine. »
Le « nouvel ordre mondial » ne survécut pas à la décennie. Depuis lors, deux camps distincts se sont formés : les États-Unis, d'une part, avec leurs alliés occidentaux (au sens politique de l'Occident, qui comprend des pays de l'Asie-Pacifique comme le Japon, l'Australie et la Corée du Sud) dont ils se sont efforcés de maintenir l'allégeance après 1990 — et, de l'autre, la Russie et la Chine. Les deux camps se sont alors mutuellement considérés comme des puissances mondiales rivales et ont agi en conséquence, quels qu'aient pu être les hauts et les bas dans leurs relations triangulaires au cours du dernier quart de siècle passé.
Il a fallu attendre encore quelques années pour que l'existence d'une nouvelle guerre froide soit reconnue. Deux livres portant cette appellation dans leurs titres furent publiés en 2007 et 20085. Et pourtant, en 2008 même, quelques mois seulement avant la première contre-attaque militaire de Moscou en riposte à l'élargissement continu de l'OTAN — l'intervention russe en Géorgie en soutien aux séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud, selon un modèle qui allait être reproduit à Donetsk et Louhansk en Ukraine en 2014 — Condoleezza Rice, alors secrétaire d'État américaine, affirmait encore que « les récents propos au sujet d'une nouvelle guerre froide sont un non-sens hyperbolique6 ».
Il faudra l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et son intervention en Ukraine pour faire pencher la balance de manière décisive vers une reconnaissance toujours plus grande de la réalité d'une nouvelle guerre froide. Après le tournant nettement hostile des relations américano-chinoises inauguré par Donald Trump et poursuivi par Joseph Biden, l'invasion de l'Ukraine lancée par Vladimir Poutine en février 2022 — en portant les tensions entre la Russie et l'Occident à son paroxysme, peut-être même à deux doigts de l'utilisation d'armes nucléaires et du début d'une nouvelle guerre mondiale — a rendu la nouvelle guerre froide visible à tous, sauf ceux qui ne veulent pas voir.
Article traduit de l'anglais par l'auteur | Gilbert Achcar, « A cold war by any other name », Le Monde diplomatique (english version), juin 2023
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« Il faut mettre en crise les institutions européennes, par le vote et par des luttes »

L'économiste Catherine Samary, membre d'Attac et du NPA, porte un regard critique sur les « visions » européennes proposées par Emmanuel Macron ou Raphaël Glucksmann. Mais elle conteste aussi la stratégie trop institutionnelle des Insoumis, et certains pans de leurs discours. Publié par Mediapart.
Tiré de Inprecor 719 - avril 2024
26 avril 2024
Par Catherine Samary
Catherine Samary à l'Université d'été du NPA. © Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas
En présentant son « Agenda 2030 » pour l'Union européenne (UE), Raphaël Glucksmann a préempté la critique du second discours de la Sorbonne prononcé par Emmanuel Macron, désormais lesté de son bilan. Cette course à l'Européen le plus ambitieux ou le plus cohérent a de quoi laisser insatisfaits, à gauche, celles et ceux qui partagent une sensibilité internationaliste tout en pensant que des ruptures franches sont nécessaires pour « mettre en crise »l'intégration européenne existante.
C'est le point de vue de Catherine Samary, économiste et militante altermondialiste, membre d'Attac et du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Cosignatrice d'une tribune collective récente plaidant pour la constitution d'un « pôle alternatif, révolutionnaire et radicalement démocratique », elle est également critique de la posture de La France insoumise (LFI) à ce scrutin, avec son mot d'ordre selon lequel il serait possible de « tout changer » par un simple vote le 9 juin. Entretien.
Emmanuel Macron et Raphaël Glucksmann viennent de partager, à un jour d'intervalle, leur « vision » pour l'Union européenne. Vous semblent-elles antithétiques, ou s'affrontent-elles au sein d'un même espace de cogestion de l'intégration européenne, sans remise en cause de ses piliers fondamentaux ?
J'observe du côté de Glucksmann et du Parti socialiste (PS) une volonté de redonner vie à une social-démocratie ayant largement dépéri sur bien des terrains, en retrouvant de la vitalité sur le plan social et écologique. Mais cela ne dessine pas de véritable rupture avec le cours existant de l'intégration européenne.
Le cadre institutionnel global n'est pas critiqué frontalement, et on n'a pas vraiment de réponse sur ce qu'il advient lorsqu'une force de gauche se retrouve confrontée aux traités de libre-échange noués par l'UE, aux critères budgétaires austéritaires, aux règles sur la libre concurrence, etc. Je ne nie pas la pertinence de certaines luttes concrètes à l'intérieur des institutions, en faveur des travailleurs ubérisés ou contre la politique migratoire européenne. Ces batailles sont nécessaires au Parlement, mais cela ne suffit pas.
Le thème de la désobéissance à certaines règles de l'UE n'est guère présent dans la campagne, alors qu'il figurait dans le programme de l'union des gauches aux législatives. Les Insoumis de Manon Aubry ne l'ont pas abandonné mais ne le mettent pas en avant. Le regrettez-vous ?
Je crois en effet à la nécessité de mettre en crise notamment le rôle d'institutions non élues comme la Commission et la Banque centrale européenne (BCE), qui agissent d'après leurs critères de « concurrence libre et non faussée » qui sont antithétiques avec une sortie des logiques productiviste et capitaliste. Pour mettre en cause ces institutions, il faut cependant construire un mouvement européen alternatif, « par en bas ». Or, nous avons un retard considérable dans ce processus.
Face à la globalisation capitaliste, il y avait eu la construction d'un mouvement altermondialiste, avec des forums sociaux mondiaux et européens, à partir de 2001 à Porto Alegre (Brésil) pour les premiers, et de 2002 à Florence (Italie) pour les seconds. Ces forums ont dépéri mais un rebondissement est en cours, comme le processus mis en œuvre lors des rencontres de Marseille du 26 au 28 avril prochains pour construire un « Espace commun européen des alternatives » afin d'articuler des campagnes populaires à différentes échelles.
À cet égard, je trouve que le slogan de LFI pour les élections européennes, « donnez-nous la force de tout changer », exagère ce qu'il est raisonnable d'espérer par le vote. Cela suggère de s'en remettre à une organisation politique et à sa position institutionnelle, ce qui est assez loin de la logique ébauchée avant les élections, d'une union populaire tournée vers un « front social ». C'est pourtant indispensable pour crédibiliser un discours plus radical contre « la cogestion par la droite, les socialistes et les macronistes ».
Il ne faut adhérer ni aux approches apologétiques d'un « bloc occidental », ni à l'expansion impériale et réactionnaire grand-russe de Poutine.
Est-ce qu'une ligne de rupture avec l'intégration existante n'est pas plus difficile à défendre depuis la guerre en Ukraine, à l'heure où des grandes puissances révisionnistes s'apprêtent à explorer les failles de l'UE ?
Face à la guerre en Ukraine, même des forces modestes ont entrepris de mettre en place un réseau solidaireluttant sur plusieurs fronts avec les forces progressistes ukrainiennes. Il s'agit de s'opposer à la fois à une agression grand-russe impériale, mais aussi à des attaques sur le droit social, les droits syndicaux, la santé, sous pression du FMI (de la dette) et de l'UE… De même, sur la cause palestinienne, le réseau BDS [Boycott Désinvestissement Sanctions – ndlr] est précieux pour défendre le droit international, en contestant les politiques de l'UE envers l'État d'Israël tout en réclamant la poursuite en justice de tous les crimes de guerre.
En tout état de cause, il ne faut adhérer ni aux approches apologétiques d'un « bloc occidental », comme Glucksmann et Macron ont tendance à le faire, ni à l'expansion impériale et réactionnaire grand-russe de Poutine. Celui-ci est principalement soutenu par des extrêmes droites dans le monde ; mais une partie des gauches est attirée par la posture « anti-occidentale » qu'affichent les BRICS[une entente économique de grandes puissances du « Sud global » – ndlr], dont fait partie la Russie. Or ce regroupement hétérogène n'offre aucune alternative anti-impérialiste, anticapitaliste et démocratique à l'ordre du monde actuel.
Au sein de la gauche anticapitaliste, vous faites partie de celles et ceux qui assument la nécessité d'un soutien militaire à l'Ukraine. Que pensez-vous du mot d'ordre d'« économie de guerre » avancé par Raphaël Glucksmann ?
Il faut faire attention à la surenchère dans les mots. Historiquement, le terme suggère la participation à une guerre mondiale, là où il s'agit surtout d'être en soutien à une guerre de libération nationale. Il signifie plus précisément la transformation de la quasi-intégralité des structures productives d'une économie, ce qui n'est pas à l'ordre du jour, y compris dans les propres propositions de Raphaël Glucksmann.
Il s'oppose à un discours pacifiste, tenu par le PCF ou LFI, qui avance un mot d'ordre « cessez-le-feu partout ». C'est un discours insatisfaisant au regard du soutien concret à porter à l'Ukraine : l'aide armée n'est pas demandée seulement par le gouvernement Zelensky, mais par toutes les composantes de la société qui résistent à l'agression russe, dont des combattant·es femmes et LGBT. Cela n'implique pas de renoncer à la critique des blocs militaires comme l'OTAN (ou l'OTSC dominé par la Russie) mais ce n'est pas parce que des armes viennent d'un membre de l'Otan qu'elles ne sont pas nécessaires dans une résistance contre une occupation et une agression militaires.
Cela étant dit, le discours pacifiste contient une critique pertinente de l'exploitation réelle que les forces impérialistes et les industries d'armement font de la guerre. Il faut y répondre, et donc remettre en cause une logique de production des armes qui vise le profit, et la combiner avec des discussions politiques pour un mouvement anti-guerre décolonial. C'est un aspect que je n'entends ni chez Macron ni chez Glucksmann.
Comment appréhender la question de l'élargissement demandé par l'Ukraine et d'autres pays dans les Balkans ou à l'Est ? En l'envisageant favorablement, vous êtes finalement plus proche de Glucksmann que de LFI…
Parce que Glucksmann est moins critique de l'UE que d'autres composantes de gauche, ou plus optimiste dans sa transformation depuis l'intérieur des institutions, il défend en effet le principe de l'élargissement. J'y suis ouverte pour d'autres raisons.
Lorsque LFI s'y dit opposée en affirmant qu'élargir l'UE à des pays aux normes plus faibles créerait une concurrence déloyale, ce parti oublie que les délocalisations n'ont pas attendu les adhésions à l'UE pour avoir lieu. Et cela voudrait dire qu'on ne pourrait construire une Union européenne qu'avec des pays ayant les mêmes niveaux de richesse et de développement ? Cela revient à acter une logique d'Europe forteresse, d'Europe des riches.
La meilleure façon d'avancer des alternatives, ce n'est pas de sortir de cette construction européenne mais d'y désobéir.
Je pense qu'il faudrait plutôt saisir l'opportunité de ces demandes d'intégration, lorsqu'elles ont un véritable soutien populaire, comme c'est le cas en Ukraine face à l'agression russe. Car en réalité, l'élargissement soulève des problèmes constitutionnels majeurs. Quels fonds et politiques économiques pour réduire les inégalités ? Quel type de démocratie ? On ne peut pas répondre à ces questions avec l'UE telle qu'elle est. Ce n'est pas une raison pour rejeter les adhésions, mais s'en saisir au contraire comme opportunité d'une mise à plat démocratique des traités et politiques européennes.
Ce ne serait pas du luxe. L'UE n'a pas été capable de se confronter aux enjeux monétaires et bancaires de la grande crise économique de 2009, aux enjeux de santé du Covid, aux enjeux d'une transition écologique dans la justice sociale… La meilleure façon d'avancer des alternatives, ce n'est pas de sortir de cette construction mais d'y désobéir, d'organiser des campagnes populaires et d'inventer un fonctionnement alternatif de l'Europe, avec des mises en œuvre partielles et institutionnelles.
C'est une véritable gageure, au regard des reculs sociaux et démocratiques accumulés, et de la désynchronisation des rythmes politiques entre États membres.
C'est l'une des difficultés de notre époque. Les grandes luttes nécessaires d'aujourd'hui, sociales, féministes ou écologiques, ou à propos de la guerre et de la paix, ne peuvent se résoudre à une échelle purement nationale. À cet égard, l'horizon européen est stratégiquement intéressant entre le niveau national et le niveau international, nécessaire mais encore plus lointain. Le niveau continental, par la proximité qu'il suppose, est décisif.
C'est pourquoi il faut une posture radicalement critique sur ce qu'est l'UE réellement existante, mais ne pas louper des batailles, que ce soit dans, hors et contre l'UE. Il s'agit de désobéir et d'entraîner le plus de forces possible pour des alternatives internationalistes, dans l'intérêt des peuples.
Propos recueillis par Fabien Escalona
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l’extraordinaire progression d’Eh Bildu... et la réédition du pacte PNV-PSE

Si l'on devait résumer les résultats des élections en un seul titre, on pourrait dire que l'extraordinaire progression d'EH Bildu (4,56% des voix (92.155) et 6 sièges) n'a pas réussi à empêcher que le prochain gouvernement basque soit une réédition du précédent : un gouvernement de coalition entre le PNV (Parti Nationaliste Basque, droite) et le PSE-EE (PSOE).
23 avril 2024, par EGIREUN
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article70555
Ainsi, bien que le PNV ait perdu 3,83% des voix et 4 sièges par rapport aux élections de 2020, l'augmentation de 0,56% et de 2 sièges du PSE, permet à la coalition PNV-PSE d'atteindre la majorité absolue dans le futur parlement (39 sièges sur 75) et de continuer à gouverner.
Selon le candidat de EH Bildu au Lehendakari (président), Pello Otxandiano, les résultats de dimanche permettent de former deux majorités au parlement basque : d'une part, la plus grande majorité nationaliste (PNV-EH Bildu) de l'histoire du parlement basque (54 sièges sur 75) en faveur du « droit de décider » [1] et d'autre part, une majorité de gauche (EH Bildu, PSE, Sumar, 40 sièges sur 75) pour promouvoir les politiques sociales. Et EH Bildu considère que cette situation ouvre un nouveau cycle politique dans lequel la gauche nationaliste joue un rôle central.
Cependant, si ces chiffres sont réels, la constitution de ces deux majorités ne dépend pas d'EH Bildu mais surtout de l'accord PNV-PSE, tant en termes d'autonomie que de politiques de transition sociale, fiscale ou écologique.
Quoi qu'il en soit, ce qu'il faut retenir, c'est que ces élections montrent la crise du PNV et un EH Bildu en plein essor. Une montée, disons structurelle, non soumise à la conjoncture se consolide depuis quelques années, notamment depuis les élections municipales de 2023 (c'est la première force municipale du Pays basque) et lors des élections au Parlement espagnol de juillet 2023, avec une augmentation de 5,27% en pourcentage face à un PNV qui a perdu 8% de voix par rapport aux élections précédentes.
Quelles sont les raisons du déclin du PNV ?
Les raisons du déclin du PNV sont, d'une part, l'usure produite par la longue période de gestion gouvernementale qu'il a dominée depuis 1980 (bien que sa gestion ait été acceptée par de larges secteurs de la population) et, d'autre part et surtout, une législature particulièrement agressive en matière de politiques sociales (principalement la santé et le logement) et au ton nettement autoritaire, en accord avec l'air du temps.
Au cours de la campagne électorale, la question centrale a été le débat sur le système de santé publique (Osakidetza) qui, après avoir été un système de pointe en Espagne, s'est progressivement dégradé en raison de la privatisation des services, de la réduction des ressources et du manque de personnel. Et alors qu'Osakidetza apparaissait comme le fleuron du pays basque selon le PNV, son candidat a dû reconnaître les faiblesses et annoncer des mesures d'amélioration (en matière de recrutement de personnel, de soins primaires...) que son parti et le gouvernement PNV/PSE avaient jusqu'à présent systématiquement refusées.
Il ne pouvait en être autrement, car pendant la campagne électorale, les mobilisations des usagers et du personnel de santé n'ont pas cessé, pas plus que les mobilisations promues par les groupes de défense d'une santé publique de qualité et les syndicats.
En outre, le PNV a également été confronté aux manifestations d'autres secteurs, tels que les retraités, les femmes travaillant dans les soins à domicile ou le réseau des maisons de retraite...
L'opposition du PNV à la loi sur le logement adoptée en Espagne (avec le soutien d'EH Bildu et de la gauche SUMAR/Podemos) pour tenter de mettre un terme à la voracité des fonds vautours dans le secteur et à la crise aiguë du logement - qui explique l'émergence de syndicats de locataires et la déclaration de certaines villes comme zones de tension- a été très controversée.
A cela s'ajoute la relation étroite que le PNV entretient avec les élites économiques et financières (le président de Petronor - entreprise pétrolière et gazière, pionnière en matière de pollution et de négation de la crise climatique - est un ancien président du parti), qui constitue l'alpha et l'oméga de sa politique économique.
Si l'on ajoute à cela que les temps changent et que des questions comme l'égalité des sexes, les droits LGBTQ, la crise écologique, la démocratie participative... sont peu identifiables à l'image du PNV ;tandis qu' avec EH Bildu émerge une alternative plus identifiable à celles-ci. L'érosion du PNV est donc compréhensible, même si contrairement à d'autres partis bourgeois, le PNV est un parti avec une base populaire et une base militante.
L'essor d'EH Bildu
Depuis la fin de l'activité armée de l'ETA, EH Bildu développe une politique nationale et sociale alternative à celle du PNV, et son ascension électorale doit être replacée dans les coordonnées suivantes :
• Premièrement, ses racines sociales. Par sa nature et son histoire, EH Bildu n'est pas seulement une marque électorale, c'est une force politique profondément enracinée dans la société basque, tant par une tradition militante dans le mouvement ouvrier (syndicat LAB, plus de 50.000 membres et deuxième syndicat du Pays Basque) que dans les mouvements sociaux (mouvement féministe, mouvement environnemental, etc.), avec un militantisme présent dans les mobilisations sociales et politiques.
• Deuxièmement, il a une forte présence au niveau municipal (première force électorale municipale au Pays basque).
• Troisièmement, tant au Parlement espagnol (où il constitue une force essentielle pour empêcher la droite d'arriver au pouvoir) qu'au Parlement basque, il accorde une attention particulière à la mise en place de politiques sociales en faveur du plus grand nombre avec un discours qui ne s'adresse pas seulement à la population basque, mais à tous les peuples de l'État. Il en va de même pour la défense des droits et des libertés (contre la loi du bâillon...) ou contre la corruption.
• Quatrièmement, sur la question nationale, il se situe loin de la revendication traditionnelle d'indépendance. Comme l'expliquait Oscar Matute à Mediapart en 2023 « Jusqu'à présent, nous avons surtout eu un public réceptif à notre discours sur l'indépendance. Nous essayons désormais de créer un point de connexion avec les gens qui vivent au Pays basque mais ne partagent pas forcément notre projet sur l'indépendance ». D'où son plaidoyer en faveur d'une structure confédérale de l'État.
• Enfin, pour ces élections, son programme constitue une proposition alternative à celle du PNV. « En période de transformation de l'emploi, nous allons opter résolument pour l'emploi de qualité, en nous opposant à la précarité qui conditionne profondément les conditions et les projets de vie. Le salaire minimum de 1 400 euros, la journée de travail de 32 heures sans réduction de salaire, le renforcement intégral de la santé au travail et de l'inspection du travail, la lutte ferme contre l'écart salarial et la signature du Pacte pour le cadre basque des relations de travail et de la protection sociale ... le soutien aux revendications du mouvement des retraités pour un salaire minimum de 1080 euros ». Un programme, disons, antilibéral, qui, bien qu'il comporte des aspects critiquables , répond aux attentes de changement de larges secteurs sociaux.
Et maintenant ?
Ces résultats ouvrent selon EH Bildu un nouveau cycle politique, dans lequel EH Bildu constitue l'axe capable d'articuler deux majorités : une majorité nationaliste pour canaliser les aspirations nationales du peuple basque et une majorité de gauche pour s'attaquer aux politiques sociales. Est-ce possible ?
D'une part, sur la question nationale, il n'est pas du tout évident que le PNV s'appuie uniquement sur EH Bildu pour faire avancer les « Bases consensuelles pour l'actualisation de l'Autogouvernement d'Euskadi » (approuvées en 2018 avec les votes de ces deux partis). D'ailleurs ce document s'est perdu dans les tiroirs et, au cours de cette campagne, la question n'a pratiquement pas été abordée.
D'autre part, il est certain que le PSE (fidèle disciple du PSOE et de la politique gouvernementale en Espagne) ne sera pas disposé à faire partie d'une majorité de gauche pour promouvoir des politiques sociales de grande envergure. Il le sera d'autant moins s'il est en coalition avec le PNV. Il ne faut pas oublier que sur des questions telles que la santé publique, les projets inutiles ou les revendications des retraités, ce parti n'a pas bougé le petit doigt jusqu'à présent. Ce qui explique en partie sa faible progression électorale.
Donc le problème n'est pas dans l'arithmétique parlementaire - ce qui peut être le cas parfois- mais dans le rapport de force social pour faire pencher la situation du bon côté.
Il est un peu inquiétant que pendant la campagne électorale et le soir même du scrutin, la question des mobilisations sociales, de la construction d'un rapport de force pour défendre les revendications sociales , écologiques, féministes... ait été absente. Car sans ce rapport de force, l'arithmétique parlementaire a peu de chance.
Par ailleurs, lorsque EH Bildu affirme dans la présentation de son programme de gouvernement pour ces élections que le point cardinal pour avancer est que chacun commence à réfléchir à la manière de faire pays. Certes si la formule travailler pour le bien-être du pays, signifie travailler pour les 99% et répondre aux besoins de la majorité sociale, alors elle fait sens. Mais le problème est que pour illustrer cette formule de campagne, il cite deux accords (l'un qui a abouti et l'autre qui n'a pas abouti) qu'EH Bildu a signés avec le PNV au cours de la dernière législature. Le premier accord concernait le système éducatif basque (compétence de la Communauté autonome) signé par la gauche nationaliste avec le PNV mais rejeté par une grande partie du secteur : il sacralisait la dualité du système éducatif (public et privé) et renvoyait l'unification du système dans le secteur public aux calendes grecques. EH Bildu ne s'est retiré de cet accord que parce que le PSE a introduit une modification concernant le droit de choisir l'enseignement en castillan si les parents le demandent.
Le second accord concerne la loi sur la transition écologique, un accord très critiqué par les secteurs écosocialistes car, malgré des aspects positifs, il s'accomode d'un verdissment du capitalisme alors qu'au Pays Basque il existe déjà des propositions rééllement alternatives.
Ces deux exemples montrent les tensions liées à cette orientation politique. Cette orientation qui cherche des accords avec des forces politiques dont le modèle de société est aux antipodes est vouée à l'échec d'autant qu'elle n'est pas en position hégémonique et qu'il n'y a pas de rapport de forces sociales.
Par conséquent, la tâche ici et maintenant serait de traduire cette impulsion électorale d'EH Bildu et la demande de changement profond qu'elle reflète en une dynamique de construction de mobilisation et d'organisation sociales ppour faire avancer les droits sociaux et démocratiques.
Josu Egireun
P.-S.
• Mise à jour. Des corrections et une note explicative ont été ajoutées le 24 avril 2024.
Notes
[1] La Constitution de l'État espagnol ne reconnaît pas aux nationalités historiques (Catalogne, Pays basque, Galice...) le droit à un référendum pour décider du type de relation à établir avec l'État (relation fédérale, confédérale ou indépendance). C'est pourquoi des initiatives (sociales et institutionnelles) sont promues au Pays basque pour que ce droit à décider
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Italie : un an et demi de règne de la droite

La ligne politique de Meloni et de ses alliés prône une continuité totale avec les politiques économiques néolibérales de Bruxelles et soutient le nouveau pacte de stabilité européen, qui annonce, dès l'automne, une loi financière très punitive pour les classes populaires.
Tiré de Inprecor 719 - avril 2024
18 avril 2024
Par Franco Turigliatto
Un autre élément crucial est la centralité des entreprises qui ne doivent être soumises à aucune contrainte (laisser les mains libres aux capitalistes !) et qui, au contraire, doivent être soutenues par de nouvelles baisses d'impôts. Les douze amnisties fiscales en un an pour la petite et la moyenne bourgeoisie, principale base électorale du gouvernement, ont été une invitation flagrante à l'évasion fiscale.
Répression, course aux armement et offensive idéologique réactionnaire
À cela s'ajoute la pénalisation sévère de toutes les couches les plus faibles de la société (les pauvres, les migrantEs et aussi les personnes en situation de handicap), à la fois sur le plan économique et normatif. Ces mesures se réalisent à travers l'introduction de 22 nouvelles infractions pénales allant de la répression des rave-partys à la criminalisation des actions collective des jeunes activistes pour la défense de l'environnement tandis que des mesures plus « sérieuses » sont en préparation pour écraser le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien dans les universités.
Sur le plan international, Meloni appuie pleinement la coalition impérialiste de l'Otan, la course aux armements et l'envoi de la flotte italienne dans le golfe Persique.
Son action s'accompagne aussi d'une poursuite du processus de privatisation des écoles, d'accentuation des divisions de classe en leur sein et d'une offensive idéologique visant à réécrire l'histoire du pays dans un sens réactionnaire et révisionniste. Les représentants des forces armées sont de plus en plus présents dans la vie et l'éducation de nombreuses écoles et on assiste à l'activation de toutes les impulsions réactionnaires de la société, y compris le racisme, le patriotisme nationaliste et le vieux colonialisme.
On assiste à une occupation systématique à tous les niveaux des institutions et du pouvoir, avec le contrôle total de la télévision et des médias publics et la tentative de museler et même de criminaliser les journalistes critiques.
Le culte de la prétendue démocratie du dirigeant élu par le peuple s'exprime dans une contre-réforme institutionnelle qui donnera d'énormes pouvoirs au Premier ministre, modifiant complètement l'équilibre des pouvoirs de l'État, et qui est combinée à la contre-réforme de la prétendue autonomie différenciée, qui rendra les régions riches encore plus riches et qui détruira encore plus les soins de santé publics au profit du secteur privé.
Morts au travail et destruction des acquis de la Résistance
Ils veulent mettre fin à cette « religion civile réformiste » (porteuse de droits, de liberté et de recherche de la justice sociale) qui a caractérisé le pays pendant des années après la victoire de la Résistance, exprimée par le mouvement ouvrier et les forces sociales, syndicales et politiques de la gauche. Les défaites de la classe ouvrière, sa fragmentation et les politiques d'austérité menées par les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche ont ouvert une autoroute à l'extrême droite pour tenter d'instaurer ce que Gramsci appelait une « révolution passive » réactionnaire des classes dominantes.
Une chaîne interminable et inacceptable de morts au travail, de véritables massacres de travailleurEs, marque désormais la condition de la classe ouvrière, et il est clair que ce gouvernement, qui ne veut mettre aucun obstacle à la libre exploitation des entreprises et à la précarité, ne peut pas et veut encore moins mettre en place une législation efficace et des contrôles adéquats pour lutter contre ces meurtres.
Vers une nouvelle saison de luttes ?
Le gouvernement sait bien que pour consolider son pouvoir, il doit en venir à une confrontation avec le mouvement ouvrier (et il s'y prépare). Ce dernier conserve sa force syndicale et organisationnelle, bien qu'affaiblie. Jusqu'à présent, cette confrontation directe a été reportée en raison de la passivité des directions syndicales, y compris la subordination totale de la CISL (deuxième syndicat italien), et de l'espoir du gouvernement que l'inaction syndicale accentue encore la démoralisation et les divisions de la classe ouvrière, mais les tensions sur les salaires et l'emploi sont bien présentes et (avec l'arrivée de la loi budgétaire d'austérité) pourraient précipiter la confrontation. Les syndicats de base, mais aussi les directions des deux autres grands syndicats, la CGIL et l'UIL, tentent de réagir d'une manière ou d'une autre, en commençant par le renouvellement des contrats de travail de nombreuses catégories dans les secteurs public et privé, dont les salaires ont été massacrés par l'inflation. Le 11 avril, des grèves et des mobilisations ont eu lieu dans tout le pays contre les morts au travail. Le 12 avril, 10 000 travailleurEs de Stellantis et de l'industrie automobile sont descenduEs dans les rues de Turin pour défendre leurs emplois.
En outre, deux dates symboliques de lutte pour le mouvement ouvrier, le 25 avril, anniversaire de la défaite du fascisme, et le 1er mai, sont très proches. La perspective doit être celle d'une nouvelle saison de lutte, d'un regain du mouvement ouvrier, capable de résister au dur affrontement social contre le gouvernement fasciste qui gère les intérêts de la classe capitaliste.
Publié par L'Anticapitaliste n°704.
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Argentine : la jeunesse entre massivement en lutte contre Milei et l’austérité

Face au plan d'austérité de Milei qui pousse les universités d'Argentine au bord du gouffre, la mobilisation en défense de l'enseignement public a été massivement suivie ce mardi. Une entrée de la jeunesse dans la lutte contre Milei qui pourrait constituer un point d'appui majeur face au président d'extrême-droite.
24 avril 2024 | tiré de Révolution permanente | Photo : La Izquierda Diario
https://www.revolutionpermanente.fr/Argentine-la-jeunesse-entre-massivement-en-lutte-contre-Milei-et-l-austerite
Alors que le nouveau chef d'État de la République d'Argentine est en poste depuis le 10 décembre 2023, la situation des établissements de recherche et d'enseignement public a atteint un point de crise majeur. Ce mardi 23 avril, une nouvelle mobilisation massive est attendue à Buenos Aires et dans la plupart des grandes villes du pays pour défendre le droit à l'éducation publique dans les universités. Appelée par la quasi-totalité des forces politiques du pays (au-delà du PRO, le parti de Macri, et du parti de Milei, La Libertad avanza), la mobilisation concentrera la majorité des fédérations étudiantes et des centres étudiants, ainsi que des recteurs et des directeurs d'universités, y compris des universités privées.
« Augmenter le budget oui, piller les pensions et les salaires pour satisfaire le FMI et les grandes entreprises non ». C'est derrière ce mot d'ordre que les Jeunesses du Parti des travailleurs socialistes (PTS) appelaient l'ensemble de la jeunesse argentine et toutes celles et ceux qui souhaitent faire front contre les politiques mortifères du libertaire président argentin, Javier Milei, à se rendre massivement dans la rue ce 23 avril, à Buenos Aires et dans une dizaine de localités.
Les universités publiques touchées de plein fouet par l'inflation
Une situation dramatique qui n'est que le reflet de la politique de la « tronçonneuse » que revendique le nouveau président. Alors que la situation économique du pays est extrêmement dégradée, à l'image du taux de pauvreté qui a explosé depuis l'arrivé au pouvoir du dirigeant d'extrême-droite, passant de 45% à 57% de la population, et d'une hausse de l'inflation de 240% prévue en 2024, les universités du pays sont elles aussi en première ligne face à cette situation de paupérisation accélérée. En ce sens, face à la hausse de 700% des prix de l'électricité, suite à la dérégulation des prix de l'énergie voulue par Milei, certaines universités ont été contraintes de réduire à peau de chagrin leurs consommations énergétiques, à l'image de la Faculté de Médecine de Buenos Aires, dispensant des cours dans le noir une fois la nuit tombée.
Et pour cause, malgré l'inflation incontrôlée qui touche l'Argentine, le gouvernement de Milei a alloué, en 2024, aux établissements d'enseignement supérieur le même budget que l'année 2023. « Cela représente une contraction de pratiquement 70 % des budgets dans tous les domaines de l'éducation supérieure », dénonce Emiliano Yacobitti, vice-recteur de l'université de Buenos Aires, interrogé par Le Monde. En ce sens, les établissements doivent faire face à une hausse massive de leurs frais de fonctionnement, avec le quart du budget qui leur avait été alloué pour l'année 2023. Comme le souligne la Izquierda Diario, une augmentation de 300% des budgets universitaire serait nécessaire pour faire face à l'inflation prévue pour cette année. Un besoin qui contraste avec la récente annonce du gouvernement d'une hausse de 140% des seuls budgets de fonctionnement, budgets qui ne représentent que 5% des dépenses totales de universités.
Dans le même sens, alors que les sénateurs ont récemment augmenté leur revenu de 170%, les personnels du secteur doivent se contenter de salaires devenus faméliques. Comme le souligne un professeur de la Faculté d'architecture et d'urbanisme de La Plata, « beaucoup de professeurs viennent travailler pour trois fois rien. C'est grâce à eux que l'université survit ». Représentatif de cette situation, l'enseignant ne touche que 127 000 pesos par mois, soit 137 €. Un appauvrissement généralisé à l'image, là encore, de la situation nationale, alors que le pouvoir d'achat des argentins a été réduit de plus de 20% depuis le choc austéritaire mené par Milei.
Vers mobilisation générale contre Milei ?
Pourtant face au tollé national mais également international provoqué, à l'image de la lettre ouverte de soixante-huit Prix Nobel internationaux s'inquiétant que « le système de sciences et de technologies argentin s'approche d'un dangereux précipice », la présidence d'extrême droite ne répond que par le mépris.Réagissant à la lettre des nobels, le porte-parole du gouvernement, Manuel Adorni, affirmait que « L'Argentine est un pays paupérisé avec la moitié de sa population vivant sous le seuil de pauvreté. La science qui n'apporte pas de bénéfice direct pour la société ne sera pas financée ». Une déclaration qui illustre le dessein que réserve Milei à l'enseignement et à la recherche publique, faire table rase des domaines relevant des sciences humaines et sociales, accusés de mener une « bataille culturelle », et la privatisation.
Une posture qui pourrait couter cher au président Argentin, qui a été contraint, face à la montée de la contestation d'organiser une allocution télévisée pour vanter réformes largement impopulaires. En effet, comme le souligne RFI, « l'éducation et l'université publique et gratuite sont une fierté pour beaucoup d'Argentins, et la mobilisation de ce mardi pourrait être l'une des plus importantes depuis son élection ». De nombreux secteurs ont appelé à la mobilisation ce mardi, des franges du perronisme, en passant par les radicaux à l'extrême-gauche. Un appel qui n'est pas propre au secteur de l'enseignement supérieur, à l'image du syndicat d'enseignants du primaire et du secondaire Ademys, qui a appelé à la grève pour cette journée de mobilisation, et qui a poussé la principale centrale syndicale du secteur, l'UTE/Ctera à en faire de même. Un mouvement qui a été également suivi par des nombreux comités de quartier et par les principales centrales syndicales, comme la CGT.
En plus des enseignants se sont également des larges couches des secteurs étudiants qui se sont mobilisés en amont du 23 avril, afin de préparer la mobilisation. En ce sens, les Jeunesses du PTS se sont réunis ou ont directement appelé dans différents lieux d'études à des assemblées, rassemblant plusieurs milliers de jeunes. Un début d'auto-organisation du secteur étudiant, qui au travers des mots d'ordres revendiqués à l'issu des assemblées, illustre la colère qui traverse l'ensemble de la société et qui dépasse largement le seul cadre de l'enseignement supérieur. À l'université de Buenos Aires, l'assemblée de la faculté des sciences sociales a ainsi voté la mobilisation avec le slogan : « Contre la loi omnibus, l'austérité budgétaire et la réforme du travail », tandis que l'assemblée de la faculté d'architecture a elle voté un appel avec le slogan : « Budget de l'université OUI au pillage des retraités et des travailleurs pour se conformer au FMI et aux grandes entreprises, NON au DNU, à la nouvelle loi omnibus et à la contre-réforme du travail qui attaque le droit de grève des travailleurs de l'éducation. »
La mobilisation de ce 23 avril pourrait donc figurer comme un véritable tournant dans la mobilisation et la résistance contre les politiques de Milei, en mobilisant de nombreux secteurs, mais également en faisant finalement entrer la jeunesse dans la bataille contre le dirigeant d'extrême droite. Une combativité que les étudiants membres du PTS, souhaitent maintenir au-delà de la mobilisation de ce mardi, tel qu'ils le revendiquent dans leur appel : « Après la marche, nous devons continuer à développer l'organisation dans chaque faculté et la coordination avec les travailleurs en lutte et les assemblées de quartier ».
Les attaques à l'université doivent être comprises comme un pas supplémentaire dans une politique de mise en dépendance du pays au capital international et d'attaque contre l'accès à l'université pour tous, et ce en sapant un système universitaire déjà profondément défaillant et attaqué de toutes parts par les gouvernements qui se sont succédé ces dernières décennies. Si le mouvement étudiant argentin n'a pas été particulièrement présent ces dernières années en matière de mobilisation, il pourrait être amené à jouer un rôle central pour infliger une défaite à Milei et ses alliés.
Une perspective d'autant plus nécessaire alors que deux journées de mobilisation d'ampleur se profilent en Argentine. Le 1er mai d'une part, et le 9 mai d'autre part. Il y a en effet un enjeu important à ce que cette dernière date, appelée par les principales directions syndicales du pays, devienne l'épicentre et le début d'un front large de combat contre Milei. Cette journée de grève contre la réforme du code du travail, finalement appelée par une CGT sous la pression de sa base. Une mobilisation d'ampleur ce mardi, et l'entrée du secteur étudiant dans la mobilisation contre les politique du président d'extrême droite pourraient permettre de contraindre les direction syndicales à ne pas se contenter d'une journée de lutte contre la réforme du droit du travail, mais également contre l'ensemble des législation réactionnaire de l'exécutif argentin, au premier rang desquels le méga DNU ou la nouvelle loi omnibus prochainement discutée au Parlement. Cette position, refusant le dialogue social entretenu par les directions syndicales, et pour une direction combative de la mobilisation contre Milei, est clairement revendiqué par l'appel jeunes militants du PTS : « A bas la nouvelle loi omnibus, la réforme du travail écrite par le radicalisme et le DNU ! Que la CGT, le CTA et les organisations appelant à la marche sur la 23 avril appellent à se mobiliser le jour de la discussion de la loi ! Pour la grève appelée le 9 mai, nous exigeons une grève nationale active ! ».
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Stratégie d’annihilation de la culture en Argentine

Des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans plusieurs villes d'Argentine cette semaine contre la politique du président Javier Milei qui tente d'assécher l'enseignement supérieur, la recherche, le journalisme, la culture, tous les secteurs qui se dédient à établir des vérités, par la connaissance, l'information ou l'exploration artistique et sont considérés comme peuplés de parasites par le nouveau gouvernement argentin.
26 avril 2024 tiré de la lettre AOC media
https://aoc.media/analyse/2024/04/25/strategie-dannihilation-de-la-culture-en-argentine/
Depuis l'investiture de Javier Milei à la présidence de la République argentine le 10 décembre dernier, son gouvernement s'est employé à bloquer les financements d'à peu près tous les services, directs ou délégués, de l'État. Cet assèchement s'est accompagné d'une rhétorique sur une supposée gabegie antérieure des finances publiques, ainsi que d'un lot quotidien d'invectives et d'insultes qui constituent désormais une bonne part de la parole publique du haut de l'État.
À la fois cibles de coupes budgétaires remettant en cause leurs existences et des insultes présidentielles, les institutions culturelles – au sens large, depuis l'Éducation publique jusqu'à celles dédiées aux arts – sont particulièrement détestées par le nouveau pouvoir. Au-delà la violence verbale, souvent délirante, cette hargne relève d'une stratégie d'une droite qui se dit nouvelle.
Abattre les fondements de l'établissement de vérités
Recherche, journalisme, art, tous les secteurs qui se dédient à établir des vérités, par la connaissance, l'information ou l'exploration artistique, sont considérés comme peuplés de parasites et mis au pilori par le nouveau gouvernement argentin. Durant sa campagne, Milei a promis de fermer le CONICET (l'équivalent du CNRS en Argentine), probablement l'organisme de recherche le plus performant d'Amérique latine. Une fois à la tête de l'État, effectivement, le CONICET est asphyxié financièrement et de nombreux chercheurs sont contraints de prendre la route d'un exil « économique » (la distinction entre « migration économique » et exil politique n'a jamais été très convaincante du fait de politiques économiques forçant à la migration, son ineptie est flagrante dans ce cas).
L'agence de presse nationale, Télam, a brutalement été fermée. Du jour au lendemain, ses travailleurs ont trouvé porte close, dont l'accès était protégé par des clôtures et des policiers. Enfin, l'ensemble des financements des arts et de la culture ont été sévèrement sabrés, y compris l'emblématique INCAA (Institut National du Cinéma et des arts audiovisuels) qui permet à l'Argentine de compter parmi les meilleures productions de cinéma mondial. Bref, l'ensemble des professions qui ont pour raison d'être d'établir et discuter des vérités, questionner, vérifier, mettre en perspective, sont mis à l'index par le nouveau pouvoir.
Détruire les organismes qui ont pour vocation d'établir des vérités (questionnables, par nature) s'inscrit dans un agenda où le brouillage des vérités et leur recouvrement par une propagande permanente sont essentiel à ce pouvoir. Cela se comprend de la part d'un gouvernement qui vit dans une « vérité alternative », selon l'indétrônable expression de l'administration Trump. Il a cependant un acharnement particulier contre tout ce qui ressemble, de près ou de loin, au monde culturel qui interroge.
Les insultes en surplus
Tout d'abord, une telle hargne ne peut s'expliquer par le seul discours officiel, centré sur le budget et l'objectif de « déficit zéro », dont l'effet est un très rapide appauvrissement de la population bien au-delà des seuls secteurs culturels nommés. Lorsqu'il est question de recherche scientifique, de journalisme ou d'art, le gouvernement accompagne ses mesures d'asphyxie financière d'insultes ou de dénigrements envers les professions affectées.
Ainsi, Patricia Bullrich (ministre de la Sécurité) a justifié la fermeture de Télam car « les informations parviennent aujourd'hui par Twitter. Twitter est bien plus important qu'avoir une agence de presse ». Ironiquement, le chef de Reuters pour la région avait dû corriger la ministre. En effet, dans la même déclaration, elle a affirmé que l'agence britannique employait 250 journalistes à travers le monde afin de faire croire, par comparaison, que le millier de journalistes pour la seule Argentine de Télam fussent des fainéants ou des inutiles. (En réalité, Reuters emploie plus de 2500 journalistes et Télam était présent dans de nombreux pays). Quoiqu'il en soit, outre sa bêtise, Bullrich a exprimé tout le mépris dans lequel elle tient le journalisme. Mépris qu'il était tout à fait inutile d'exposer s'il ne s'agissait que d'une question d'économie budgétaire.
Plus cynique et insultant, le communiqué officiel du ministère du Capital Humain[1], annonçant des coupes drastiques dans le budget de l'INCAA, se félicitait que « les années où les festivals de ciné se finançaient avec la faim de milliers d'enfants sont terminées ». Sachant que ce même ministère a littéralement coupé les vivres à des centaines de milliers de personnes qui dépendaient de la distribution de nourritures fournies par l'État, le message est abject. Pour ce qui nous intéresse, néanmoins, il est surtout inutilement insultant à l'endroit du monde du cinéma. De nouveau, il y a une hargne particulière qui s'exprime, cette fois de la part d'une ancienne figure de second rang de la télévision. (Sandra Pettovello, ministre du Capital Humain, était auparavant « journaliste » d'une émission d'infotainment au travail plus assimilable à de la propagande que de la mise à la connaissance publique de faits).
Enfin, dans une belle confusion faite de comparaisons absurdes Milei a estimé que le CONICET avait un personnel pléthorique pour des résultats médiocres par rapport à ceux de la NASA. Il existe bien une agence dédiée aux activités spatiales en Argentine (la CONAE) mais elle n'emploie que 288 personnes. D'ailleurs, le CONICET est mieux noté que la NASA (avec un financement soixante-douze fois inférieur) dans la catégorie des organismes gouvernementaux de recherche, selon l'indicateur SCMimago (qui se dédie à cette activité particulièrement imbécile – et néfaste – de classer les institutions de recherche et l'influence de chaque revue scientifique).
Plus généralement, l'éducation publique est considérée comme une machine à « laver les cerveaux », selon l'expression maintes fois répétée par Milei qui réactive ainsi le mythe et la grande peur anticommuniste des années 1950 octroyant au camp communiste la capacité d'intervenir sur les cerveaux afin de les téléguider[2]. Milei est totalement embarqué dans une fantasmagorique croissante contre le communisme, bien résumé par le communiqué annonçant son déplacement au Forum économique mondial de Davos : « L'objectif du voyage est de promouvoir les idées de Liberté dans un forum contaminé par l'agenda socialiste 2030 qui n'apportera que misère au monde » (16 janvier 2023).
Une stratégie réfléchie mise en œuvre par des marginaux
La hargne verbale qui accompagne le démantèlement des institutions culturelles peut certes être considérée comme la forme habituelle de Milei et ses proches de s'exprimer, souvent ordurière presque toujours insane. Il est en effet rare que vingt-quatre heures ne se passent sans que Milei n'insulte une personne ou un groupe. Par ailleurs, cette détestation des espaces culturels se comprend de la part de personnes marginales, et souvent méprisées, à l'intérieur de ces mêmes espaces. Milei est un professeur d'économie d'une université peu prestigieuse, qui a adopté un crédo totalement discrédité, aussi bien par les keynésiens que les néolibéraux. Pentocaveo provient d'une émission, qui se prétend de journalisme, méprisée par la profession. La sœur de Milei – surnommée par son frère « le chef » – s'est spécialisée dans la télépathie avec des animaux, y compris morts, afin de permettre à Javier de communiquer avec son défunt chien, Conan (baptisé en l'honneur au barbare). Bref, ce sont des gens moqués et méprisés par le monde des sciences, de la culture et des arts. En retour, il est assez compréhensible qu'ils nous détestent, artistes, intellectuels, scientifiques.
Cette explication, entre le sociologique (un secteur marginal de la sphère culturelle) et le psychologique (une réaction de personnes particulièrement méprisées dans leurs œuvres), reste très incomplète et assez frustre (ils nous haïssent car nous les méprisons). Il convient surtout de comprendre ces attaques dans une stratégie à l'intérieur de ce que l'idéologue de la « nouvelle droite » et proche de Milei, Agustín Laje, appelle « la bataille culturelle »[3]. Le raisonnement de Laje, à l'instar d'une Maréchal-Le Pen en France, consiste à réduire la pensée de l'émancipation de Gramsci à une stratégie de prise du pouvoir par la culture. Et, dans un renversement, il propose aux droites, une méthode inspirée de ce Gramsci (format très réduit), afin de conquérir le pouvoir ou le consolider. Dans ce cadre de pensée, rien de plus logique que d'abattre toutes les institutions faisant vivre les arts et la réflexion intellectuelle.
Le rassemblement des droites contre la vision critique
Le même Agustín Laje (qui a une influence sur l'ensemble du monde ibérico-américain) appelle à « articuler les différents courants droitiers ». Il précise ainsi son souhait : « Une Nouvelle Droite pourrait se former dans l'articulation de libertaires non-progressistes, de conservateurs non-immobilistes, de patriotes non-étatistes et de traditionalistes non-intégristes. Le résultat serait une force résolue dans l'incorrection politique qui pourrait se traduire dans une opposition radicale à la caste politique nationale et internationale »[4].
Cet extrait provient d'un ouvrage paru en 2022. Entre temps, le candidat de cet auteur est parvenu à la présidence, si bien que l'on peut désormais observer que Milei attire bien au-delà de l'« incorrection politique » et puise essentiellement dans le personnel politique de la « caste », dont son gouvernement offre l'exacte synthèse de ce que pourrait être ce concept. Or, au-delà de l'opportunisme de ce personnel politique, on le retrouve uni dans sa croisade contre le monde de la culture. Ainsi, le gouvernement de la ville de Buenos Aires (gérée par une administration au profil de droite plus classique) souhaite fermer la seule école publique de photographie. Ici, c'est probablement moins une haine contre les savoirs qu'une vision de classe de ceux-ci : arts et sciences devraient être des activités réservées à qui a les moyens de payer des écoles privées. Nous sommes dans la logique qui a dirigé la présidence de Mauricio Macri (2015-2019), le chef du gouvernement de la Ville de Buenos Aires est son cousin, Jorge Macri. Les Macri sont l'une des familles les plus fortunées du pays. Cette logique de classes et la stratégie des miléïstes se combinent parfaitement.
Jérémy Rubenstein
HISTORIEN
Notes
[1] Il ne s'agit pas d'une invention dystopique d'un film d'anticipation mais du ministère qui a absorbé les anciens ministères du Travail, des Affaires sociales de l'Éducation et de la Culture.
[2] Si cette expression de « lavage de cerveau » est assez courante aujourd'hui, elle a une histoire notamment racontée par Grégoire Chamayou qui rapporte la grande peur du Pentagone qui, suite aux procès de Moscou, était persuadé que les Soviétiques possédaient une technique ou une substance permettant de guider les cerveaux. Un film tel que The Mandchourian Candidat (sorti en France sous le titre Un crime dans la tête, 1962) illustre cette grande peur occidentale des années 1950. Voir l'introduction de Grégoire Chamayou au Collectif, Kubark. Le Manuel secret de manipulation mentale et de torture [1963], Zones/La Découverte, 2012.
[3] Agustín Laje, La batalla cultural. Reflexiones críticas para una Nueva Derecha, HarperCollins, 2022. En France, cette même maison d'édition mondiale a édité la rigoureuse enquête de Christine Dupont de Ligonnès qui prouve que son frère n'a pas tué sa famille dans un mélange de délires et de fantasmes, le tout tissé dans une logique qui échappe à la raison. Bref, il s'agit d'une maison d'édition qui ne peut qu'avoir une très bonne santé financière dans le marché éditorial actuel et un fort impact. Dans le cas qui nous intéresse, Laje rencontre un succès dans l'ensemble du monde hispanophone.
[4] Ibid, pp. 477 et 484
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Jordanie. La rue gronde contre les ambiguïtés de la monarchie

Alors que la Jordanie est intervenue pour protéger Israël contre les drones et les missiles iraniens, dans la nuit du 14 avril, des défilés quotidiens de soutien à Gaza ont marqué la seconde moitié du mois de ramadan à Amman et les étudiants de toutes les universités s'apprêtent à se mobiliser ce mardi 30 avril. Les manifestants, durement réprimés, dénoncent l'ambivalence de la position des autorités qui tentent de reprendre la main.
Tiré d'Orient XXI.
Le ciel d'Amman la tranquille s'est embrasé. Dans la nuit du 14 avril 2024, les habitants de la capitale jordanienne ont été témoins d'un spectacle inhabituel, dans cette cité réputée pour son calme. Des dizaines de drones et de missiles iraniens sont venus rompre la torpeur de la ville, avant d'être interceptés par les forces armées jordaniennes, sous les yeux ébahis des citadins.
Après une journée de balbutiements, les autorités jordaniennes ont reconnu leur responsabilité dans la défense d'Israël, par la voix du ministre des affaires étrangères, Ayman Safadi, interrogé par CNN, le 15 avril.
- Les projectiles qui violent notre espace aérien constituent une menace pour la Jordanie, et nous avons fait ce qu'il fallait pour neutraliser cette menace. Et permettez-moi d'être très clair : nous ferons la même chose, quelle que soit la provenance de ces drones, d'Israël, d'Iran ou de n'importe où ailleurs. Notre priorité est de protéger la Jordanie (1).
Cet épisode se déroule dans un contexte déjà tendu pour la monarchie hachémite, qui abrite des bases militaires britanniques, françaises et états-uniennes notamment. Déjà fin janvier, l'attaque mortelle d'un avant-poste américain dans le nord-est du pays par une milice Kataeb Hezbollah irakienne soutenue par l'Iran avait fait craindre une escalade régionale.
L'embarras des autorités à reconnaitre leur rôle dans cette nuit de tension souligne l'ambiguïté de la position de la monarchie sur la guerre à Gaza entre d'un côté, le soutien affiché aux Gazaouis et de l'autre, le respect de l'accord de paix avec Israël (2). Oscillant entre circonspection, déception et compréhension, la rue jordanienne est relativement divisée sur l'action des forces armées dans la nuit du 14 avril.
« Sous le couvert de défendre le territoire national, les autorités protègent Israël »
Selon Abdel Rahman, un coiffeur dans la trentaine, « la Jordanie a défendu son territoire cette nuit-là ». Même son de cloche chez Leila qui se présente comme une jeune web-designeuse : « un geste logique pour tout pays qui se sent menacé ». De nombreux témoignages soulignent l'impuissance de la Jordanie, embarquée dans un conflit qui la dépasse. Pieds et poings liés aux décisions de ses alliés américains et israéliens, Amman n'aurait pas son mot à dire.
Pourtant un discours critique vis-à-vis de cette interception semble l'emporter. Aux yeux de Mohamed, chauffeur de taxi en âge d'être retraité, le gouvernement a agi tel un « traitre » en défendant Israël, oubliant ainsi ses obligations morales de soutien aux Palestiniens. Tout comme ce fringant travailleur du secteur banquier, Chérif, qui considère : « La Jordanie a fait une erreur en tentant de stopper les frappes iraniennes. Nous aurions dû laisser Israéliens et Iraniens se battre, car tous deux méritent d'être frappés ». Abondant dans le sens de ses concitoyens, Farah dénonce l'hypocrisie des autorités qui, « sous couvert de défendre le territoire national, protègent Israël ».
Cette polémique vient s'inscrire dans un contexte de mobilisations populaires quotidiennes en faveur de Gaza et d'appels au cessez-le-feu. Parallèlement, les manifestants n'épargnent pas le pouvoir et exigent une position plus ferme à l'égard d'Israël. Les manifestations du ramadan mettent en évidence les contradictions de la position jordanienne. Les protestataires rassemblés au niveau de la mosquée Al-Kabouti, non loin de l'ambassade israélienne, scandent :
- Ô lâches gouvernements arabes ! Au nom des sans-voix, nous protestons contre le pont terrestre. Le pont terrestre est une trahison. Nous aussi, nous sommes aux côtés de Gaza. Nous sommes assiégés.
Des informations, démenties par le gouvernement, font état de l'établissement d'un corridor à travers la Jordanie et par lequel les pays arabes du Golfe contourneraient le blocus des Houthis à l'encontre des navires israéliens en acheminant par camions des produits vers Israël.
Depuis le 18 mars et le début du siège de l'hôpital Al-Shifa par l'armée israélienne, des rassemblements organisés par le Forum national pour la solidarité avec la résistance et le mouvement Ataharrak contre la normalisation, rassemblent entre 3 000 et 5 000 personnes tous les soirs dans le quartier de Rabbié, au centre de la capitale.
Ces derniers condamnent le génocide en cours à Gaza, et appellent au cessez-le-feu que rend encore plus urgent la perspective d'une offensive israélienne sur Rafah. D'autant que la population jordanienne est composée en grande majorité de réfugiés palestiniens (entre 60 et 70 %), arrivés au lendemain de la Nakba puis dans la foulée de la guerre de 1967. Bien qu'intégrés à la population et disposant de documents d'identité jordaniens, à l'inverse des réfugiés palestiniens établis au Liban ou en Syrie, ils n'en oublient pas pour autant leurs racines, comme en témoigne la présence de nombreux keffieh et autres drapeaux palestiniens dans le cortège.
Outre un cessez-le-feu, les manifestants réclament la fermeture définitive de l'ambassade israélienne à Amman. Bien que celle-ci ait été vidée de son personnel en octobre 2023, et que l'ambassadeur jordanien en Israël ait été rappelé le mois suivant en guise de protestation, des rumeurs de reprise de l'activité du complexe diplomatique israélien font craindre ce que les manifestants perçoivent comme une énième trahison du royaume hachémite à l'égard de la cause palestinienne.
Ce n'est pas la seule demande, comme nous l'explique Ahmed (3) : « Nous demandons la fermeture du pont terrestre qui passe par la Jordanie pour alimenter les sionistes en marchandises ». Autres exigences : « Mettre fin à la normalisation avec Tel-Aviv, annuler le traité de paix avec Israël et l'accord sur le gaz, et enfin stopper les exportations de légumes jordaniens vers ce pays ».
De même, les manifestants rejettent catégoriquement tout éventuel élargissement des accords énergétiques entre les deux pays. En 2023, la Jordanie, frappée par un stress hydrique inquiétant, a formellement demandé à son voisin de lui fournir de l'eau en échange d'énergie. Toutefois, le ministre des affaires étrangères déclarait le 16 novembre 2023 : « Nous ne signerons pas cet accord. Pouvez-vous imaginer un ministre jordanien assis à côté d'un ministre israélien pour signer un accord eau contre électricité, alors qu'Israël continue de tuer des enfants à Gaza (4) ».
La réévaluation des relations de la monarchie avec les États-Unis, à la lumière de son indéfectible soutien à Israël, fait également partie des demandes des manifestants. Les deux pays sont liés par des traités qui assurent à la Jordanie le versement annuel d'une aide économique et militaire de 1,45 milliard de dollars jusqu'en 2029.
De nombreuses arrestations
Bien que pacifiques, les manifestations se terminent souvent par une répression violente. Selon une stratégie assez classique d'encerclement, les forces de l'ordre forment un cordon qui entoure les militants, puis les poussent en dehors de la place Al-Kalouti afin d'écourter les rassemblements.
Parallèlement, les autorités ont procédé à de nombreuses arrestations de journalistes, de manifestants et de personnalités politiques. Le Centre d'études sur les droits humains d'Amman (ACHRS) dénombre pas moins de 116 arrestations depuis le 18 mars 2024. Dans un communiqué publié le 3 avril, il dénonce :
- la répression des manifestations pacifiques, exhortant le gouvernement à autoriser des rassemblements sûrs, légitimes et pacifiques, conformément aux droits civils des citoyens tels que garantis par la Constitution, ainsi que par le droit humanitaire international (5).
Reporters sans frontières a également fait état de « pressions croissantes envers les journalistes couvrant les manifestations contre la guerre à Gaza ».
Dans une interview télévisée à la chaine étatique Al-Mamlaka, Ayman Safadi a tenté de se dépêtrer des contradictions.
- Entre le droit constitutionnel de manifester pacifiquement et le devoir constitutionnel du gouvernement et des institutions de l'État de faire respecter la loi, il y a de la place pour une complémentarité entre les positions officielles et populaires.
En marge des manifestations, de nombreux militants ont été arrêtés en vertu des dispositions de la récente « loi cyber » en application depuis septembre 2023. Cette dernière criminalise de nombreuses activités en ligne et limite fortement la liberté d'expression, au nom de l'unité nationale. C'est sur son fondement que près d'un millier d'individus ont été arrêtés depuis le 7 octobre, pour des publications critiquant la politique du gouvernement vis-à-vis d'Israël ou encensant le Hamas. Parmi eux, deux membres du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) en Jordanie.
Les symboles palestiniens ont progressivement été bannis des rassemblements, à commencer par le drapeau suivi, quelques jours plus tard par... le keffieh.
Les autorités jordaniennes ont blâmé l'appel de Khaled Mechaal, membre du bureau politique du Hamas en exil, fin mars, à descendre dans la rue, notamment en Jordanie, en Égypte, en Algérie et au Maroc, pour protester contre l'occupation israélienne. Elles ont accusé « les dirigeants du mouvement islamique à Amman de se coordonner avec les dirigeants du Hamas à l'étranger afin d'entraîner le public jordanien dans la guerre à Gaza ». Une enquête officielle a été ouverte sur ce que les autorités qualifient « d'appels exhortant le public jordanien à s'engager dans une escalade contre son propre gouvernement ».
De leur côté, les protestataires continuent à s'époumoner et à dresser les louanges du mouvement islamique. « Que la voix d'Amman se fasse entendre », « Nous faisons partie du déluge (6). Que chaque traître et collaborateur l'entende », ou encore « Avec le Hamas pour la libération », entend-t-on dans les manifestations. Le pouvoir craint une instrumentalisation de ces mouvements par la population palestinienne et leur détournement à des fins idéologiques. Par ailleurs, la commission des affaires étrangères de la chambre basse du Parlement a publié une note dans laquelle elle rejette « toute tentative menée par un petit groupe infiltré, qui cherche à saboter et à saper l'unité nationale ».
Ces mises en garde font écho aux déclarations du porte-parole de la milice irakienne pro-Iran Kataeb Hezbollah qui, après l'attaque israélienne contre le consulat iranien en Syrie, a menacé d'armer 12 000 combattants jordaniens pour combattre Israël. Cette menace a été suivie par des déclarations d'éminents dirigeants du Hamas soulignant l'importance des manifestations en Jordanie. Abou Hamza, porte-parole du mouvement du Djihad islamique palestinien, a également dédié un message de soutien aux manifestants d'Al-Kalouti.
Agiter la menace de la déstabilisation provoquée par l'étranger
La couverture médiatique des manifestations constitue une caisse de résonance des lignes de fracture régionale. Des médias tels que Sky News Arabia ou Al-Arabiya ont abordé les manifestations en donnant la parole à de nombreux invités critiquant les rassemblements, présentant ceux-ci comme des manœuvres de l'Iran qui aurait conspiré avec les Frères musulmans et le Hamas pour semer la confusion au sein du royaume hachémite.
Dans la même veine, un membre du Conseil national palestinien, Oussama Al-Ali, affilié au Fatah, a qualifié les manifestants Jordaniens de « vaches arriérées », alimentant ainsi le narratif hostile au Hamas, à l'Iran et aux Frères musulmans.
L'accent mis sur la thèse de la tentative de déstabilisation jordanienne marque un changement de ton eu égard à la couverture antérieure des grands médias du Golfe, qui étaient plus hésitants à critiquer le Hamas jusqu'à récemment.
Le soutien aux Palestiniens de Gaza est une question extrêmement sensible dans le pays, en raison de l'émotion qu'elle véhicule au sein de la population jordanienne et de l'attention médiatique qu'elle génère. Dès lors, une répression excessivement violente des manifestations parait difficilement envisageable. D'où la nécessité d'alimenter la thèse d'une tentative de déstabilisation par des forces extérieures, Hamas et Iran en tête. La sempiternelle menace à l'unité nationale devient donc une véritable raison d'État.
Ces manifestations soulignent néanmoins les contradictions et ambiguïtés de la position jordanienne dans le conflit en cours. La monarchie hachémite est certes engoncée dans une équation manifestement insoluble, entre la nature intrinsèquement pro-palestinienne de son opinion d'une part, et ses impératifs stratégiques et économiques d'autre part. Mais la hausse des tensions régionales expose le royaume au risque de se retrouver du mauvais côté de l'Histoire.
La monarchie hachémite marche sur des œufs, et le ministre des affaires étrangères a tenté le 15 avril 2024, tant bien que mal, de réconcilier les souhaits populaires et les nécessités du pouvoir.
- La position officielle et la position populaire concernant la question palestinienne sont les mêmes, et il n'y a aucune différence entre les deux. Le peuple exprime sa colère face aux crimes commis contre les Palestiniens à travers des manifestations, et le gouvernement l'exprime à travers des actions et des efforts politiques et diplomatiques (7).
À cet égard, l'attaque iranienne de la nuit du 14 avril, apparaît comme une aubaine pour le régime jordanien. Elle donne corps à ladite « menace » iranienne de déstabilisation de la région et donc du royaume, servant ainsi de prétexte à la répression des manifestations.
Notes
1- « Jordan warns Iran against airspace violations », CNN, 15 avril 2024.
2- L'accord de Wadi Araba qui établit la paix entre le royaume hachémite et son voisin Israélien a été signé en 1994, ainsi que l'alliance militaire avec les États-Unis.
3- Son prénom a été modifié.
4- « Jordan says it won't sign energy and water exchange deal with Israel », Al-Jazeera, 16 novembre 2023.
5- « Repression of Pro-Palestinian Protests in Jordan », Centre d'études sur les droits humains d'Amman (ACHRS), 1-5 avril 2024.
6- En référence à l'opération du 7 octobre, Déluge d'Al-Aqsa.
7- Post du 15 avril 2024 sur X.
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Élections en Inde : Modi dans une dangereuse “escalade” antimusulmane

Alors que les élections générales viennent de débuter en Inde, le Premier ministre nationaliste hindou a multiplié cette semaine les attaques contre la minorité musulmane. Un tournant sinistre dans la campagne électorale, mais guère surprenant, selon la presse indienne.
Tiré de Courrier international.
“Le parti du Congrès a déjà déclaré que les musulmans avaient la priorité sur les ressources du pays”, a lancé dimanche 21 avril le Premier ministre indien, Narendra Modi, rapporte The Hindu, après la première phase des élections générales, qui se tiennent en Inde depuis le 19 avril et jusqu'au 1er juin.
Le leader nationaliste hindou, en quête d'un troisième mandat consécutif, est allé encore plus loin dans sa rhétorique antimusulmane en promettant que le principal parti de l'opposition et sa coalition, l'Alliance nationale indienne pour le développement inclusif (India), n'autoriseraient pas, s'ils arrivaient au pouvoir, le port du mangalsutra, un collier traditionnel chez les femmes hindoues mariées.
“Ils vont voler l'or de nos sœurs et de nos mères et le redistribuer à tous ces intrus qui font plus d'enfants. Cela vous convient-il ?” a-t-il même asséné à la foule dans cet État du Nord où 88,5 % de la population est hindoue, un chiffre au-dessus de la moyenne nationale. Les nationalistes hindous affirment que les musulmans indiens ont plus d'enfants que leurs compatriotes hindous, pour attiser l'angoisse de la majorité quant à un possible futur où ils se retrouveront en minorité. Le parti de Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP), utilise également souvent le terme “intrus” pour désigner les immigrants clandestins, et pour alimenter l'idée que nombre des musulmans de l'Inde sont en fait des étrangers.
Mardi 23 avril, Modi a encore enfoncé le clou en utilisant à nouveau la minorité musulmane, qui représente environ 14 % de la population, pour attaquer l'opposition. Le parti du Congrès aurait essayé dans le passé de réduire le quota des emplois et postes dans l'éducation réservée aux anciens intouchables et aux peuples tribaux “pour les donner aux musulmans”, a assuré le Premier ministre, toujours depuis le Rajasthan, signale The Indian Express.
“Attaques répétées”
Ces déclarations, répétées et amplifiées par d'autres figures importantes du cabinet du Modi lors de rassemblements, marquent “une escalade significative” du ton du BJP dans cette campagne, estime The Times of India. Le Premier ministre avait attaqué l'opposition, et le parti du Congrès en particulier, ces dernières semaines, mais sans aller jusqu'à cibler au passage les musulmans.
“Les attaques répétées du Premier ministre pourraient faire partie d'une offensive plus large contre la section ‘équité' du manifeste du [parti du] Congrès, selon le journal indien, ce qui pourrait pousser la compétition électorale désormais sur le terrain communautaire et sur celui de la laïcité.”
Apoorvanand, enseignant à l'université de Delhi, a pour sa part dénoncé cette pente dangereuse dans un article d'opinion paru sur le site qatari Al-Jazeera, alors que les élections générales vont encore durer plusieurs semaines, en rappelant que Narendra Modi était ministre en chef du Gujarat quand de violentes émeutes antimusulmanes avaient éclaté, en 2002.
“Modi est considéré comme un expert des appels du pied. Il est passé maître dans l'art d'insulter, de se moquer et d'attaquer les musulmans sans prononcer le mot ‘musulman'”, selon Apoorvanand.
Les élections indiennes en chiffres
– 986,8 millions : c'est le nombre officiel d'électeurs enregistrés, sur une population totale de 1,45 milliard d'Indiens.
– Sept : c'est le nombre de semaines que prend l'ensemble du processus électoral pour que chaque électeur puisse exprimer son vote dans les 28 États et les huit territoires administrés qui composent l'Union indienne. Le scrutin débute le 19 avril ; les résultats seront connus le 4 juin.
– 543 : c'est le nombre de députés qui composent la Lok Sabha, ou “assemblée du peuple” en hindi, la chambre basse du Parlement indien.
– 334 : c'est le nombre de l'écrasante majorité de députés sortants appartenant à la coalition dirigée par le BJP et Narendra Modi, Premier ministre depuis 2014. Pour l'heure, les sondages lui prédisent une victoire aussi éclatante que lors des législatives précédentes, en 2019.
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« Le moment Modi », sa signification pour l’Inde et internationalement

La décision de l'Inde de s'abstenir lors du vote de l'Assemblée générale des Nations unies du 26 octobre 2023 appelant à un cessez-le-feu à Gaza – se rangeant ainsi aux côtés d'Israël, des Etats-Unis et de leurs alliés du bloc occidental contre les 121 pays qui ont soutenu la motion – donne un aperçu des déclarations contradictoires du gouvernement de Narendra Modi, qui cherche à occuper une position de premier plan au sein d'un ordre mondial en pleine mutation.
Tiré d'À l'encontre.
Dans d'autres domaines, Modi s'est empressé de rejeter toute critique de son bilan en matière de droits de l'homme ou de son recul démocratique comme émanant de l'Occident impérialiste et colonial, tout en affirmant la prétention de l'Inde à être un leader du Sud. Il s'agit là d'un élément important de l'attrait que Modi exerce sur sa base socio-politique. Un récent sondage réalisé en Inde a montré que, si les gens ne sont pas optimistes quant à leur propre avenir en termes d'économie, de bien-être ou de conditions de sécurité des femmes, ils pensent que l'Inde se débrouille bien sur la scène internationale.
Le repositionnement vers l'axe états-unien n'est pas nouveau et a lieu depuis que l'Inde a ouvert son économie en 1991, s'éloignant du modèle protégé par l'Etat et se rapprochant économiquement du bloc occidental, mais aussi politiquement, se présentant comme la « plus grande démocratie du monde » avec des implications dans la « guerre contre la terreur ». C'est un positionnement que Washington a adopté dans sa nouvelle guerre froide avec la Chine, se tournant vers l'Inde en tant que « démocratie asiatique » à inclure dans des formations telles que le groupe des pays du Quad, soit avec le Japon et l'Australie. Lors d'une visite d'Etat aux Etats-Unis, en juin 2023, Modi a été accueilli par une salve de 21 coups de canon. Il été invité à un dîner à la Maison Blanche et a été convié à s'adresser aux deux chambres du Congrès. Entre-temps, pour la quatrième année consécutive, la Commission des Etats-Unis pour la liberté religieuse internationale (USCIRF-United States Commission on International Religious Freedom) a recommandé au département d'Etat de désigner l'Inde comme un pays particulièrement préoccupant (CPC-Country of Particular Concern) en raison de ses « violations systématiques, continues et flagrantes de la liberté de religion ». Le fondateur de Genocide Watch a mis en garde contre un génocide imminent contre les musulmans en Inde. Le Washington Post et leNew York Times n'ont cessé d'apporter des preuves de l'autoritarisme croissant de Modi. Et l'Inde continue de reculer dans presque tous les indicateurs mondiaux : démocratie, liberté des journalistes, pauvreté, etc.
Si la géopolitique est à la base des relations entre les Etats-Unis et l'Inde, d'autres facteurs expliquent également la proximité croissante sous Modi de l'Inde avec Israël, et plus particulièrement avec le gouvernement de Benyamin Netanyahou. Comme l'explique Azad Essa dans Hostile Homelands : The New Alliance Between India and Israel (Pluto Press, 2022), l'Inde a commencé à acheter discrètement des technologies de défense et des formations à Israël dans les années 1960, tout en maintenant sa position officielle en faveur de l'autodétermination palestinienne. Mais sous Modi, le partenariat de défense est renforcé et célébré, et le soutien à la Palestine est plus conditionnel. Modi et Netanyahou se reconnaissent et se respectent mutuellement en tant que dirigeants autoritaires ; le nationalisme hindou et le sionisme ont de fortes affinités en tant que mouvements de domination majoritaire. Les deux Etats se considèrent comme des défenseurs conjoints contre la « terreur islamique ». Et les capitalistes préférés [domine en effet une « économie capitaliste de connivence »] de Modi ont désormais des investissements importants en Israël. Ces caractéristiques découlent de trois éléments centraux et interdépendants de la « Nouvelle Inde » de Modi : la réussite du projet d'Hindutva (nationalisme hindou) visant à transformer l'Inde en une nation hindoue ; la capacité de Modi à s'assurer le soutien du capital en permettant une forme prédatrice d'accumulation accélérée pour ses copains et, plus largement, pour les capitalistes en tant que classe ; et sa capacité à lier la population par une combinaison astucieuse de charisme personnel [un statut à connotation divine], de mesures sociales populistes, de capture institutionnelle et de répression pure et simple.
Nationalisme hindou
Ce qui distingue Modi d'autres politiciens populistes autoritaires tels que Bolsonaro, Erdogan, Duterte [Philippine] ou même Trump, c'est l'ancienne et profonde base idéologique et organisationnelle du mouvement auquel lui et son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP), appartiennent. Le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l'organisation à la tête du mouvement Hindutva de nationalisme suprémaciste hindou, a été fondé en 1925 comme l'un des courants de la résistance nationaliste au colonialisme britannique, puisant sa vision suprématiste ethno-raciale de la nation [il n'est de vrai Indien d'hindou] dans les idéologies du fascisme européen.
Dès le départ, le mouvement s'est articulé autour de deux axes. Premièrement, il s'agit de construire une identité hindoue à partir des diverses sectes et pratiques du sous-continent, dans le cadre d'une définition patriarcale, brahmanique (caste privilégiée) et scripturale [les Quatre Védas] de l'hindouisme. Cela implique de résister aux défis lancés par les Dalits (castes opprimées) à son ordre de caste profondément hiérarchique et, simultanément, de les coopter, ainsi que les Adivasis (communautés indigènes), dans le giron hindou afin de constituer une majorité. Deuxièmement, il s'agit de créer des tensions dans cette identité en définissant les autres, tels que les musulmans et les chrétiens [14% de la population est musulmane, 2% chrétienne], comme étrangers à la nation. Le RSS dispose d'un vaste appareil organisationnel pour obtenir un large consentement culturel à ses doctrines, avec des milliers de structures [Fronts] à travers le pays, s'adressant à différents groupes sociaux : enfants, jeunes, femmes, étudiants universitaires, travailleurs (y compris la plus grande fédération syndicale centrale du pays), soldats, Adivasis, et différentes castes. Le RSS gère des écoles et mène des actions caritatives et de service, y compris des opérations de secours en cas de catastrophes naturelles. Le BJP, formé en 1984 à partir d'anciens partis affiliés au mouvement RSS, s'est imposé grâce à des campagnes de masse visant à s'opposer à l'extension des programmes de discrimination positive à un plus grand nombre de castes et à effacer les symboles de l'histoire musulmane de l'Inde au profit de son passé « authentiquement hindou ».
Depuis que Modi a été élu pour la première fois au niveau fédéral en 2014, l'intention génocidaire de ses efforts pour éradiquer la condition musulmane est devenue évidente. S'il est inconcevable que 196 millions de musulmans, soit 14% de la population indienne, puissent être éliminés, ils peuvent être soumis à la violence et à l'humiliation, réduits au silence, privés de leurs droits en tant que musulmans et de leurs droits humains fondamentaux. De la réécriture des manuels d'histoire au changement de nom des lieux, leur présence plus que millénaire dans l'histoire de l'Inde est systématiquement effacée.
Les moyens mêmes dont ils disposent pour « manger, prier, aimer » ont été criminalisés, à commencer en 2014 par un nombre croissant de lynchages d'hommes musulmans par des groupes d'autodéfense pour avoir mangé ou commercialisé de la viande de bœuf, ou pour avoir « séduit » des femmes hindoues en les mariant afin de les convertir à l'islam (ce qui est qualifié de « djihad de l'amour »). Les hommes musulmans pauvres ont été des cibles privilégiées, attaqués et battus par des groupes d'autodéfense qui leur ont demandé de réciter « Jai Sri Ram » (Vive le Seigneur Ram – héros de la mythologie hindoue). Même les stars de cinéma et les joueurs de cricket les plus appréciés, s'ils sont musulmans, n'ont pas été épargnés par les trolls et les menaces. Les appels au boycott économique des entreprises musulmanes ont aggravé la marginalisation économique et sociale qui était déjà une réalité omniprésente de la condition musulmane dans de nombreuses régions du pays, les musulmans étant incapables de trouver des logements à louer dans de nombreuses villes.
Dans un Etat gouverné par le BJP, des femmes portant le hijab ont été empêchées de s'inscrire à l'université, au motif que la Constitution interdit le port de symboles religieux dans les institutions publiques. Or, les prières et les pratiques hindoues restent monnaie courante dans ces établissements. Il est de plus en plus fréquent, lors des fêtes hindoues, de voir de grandes foules d'hommes hindous portant des bandanas safran, armés de bâtons et d'épées, marcher agressivement dans les quartiers musulmans en chantant des chansons et des slogans antimusulmans, en frappant des musulmans et en détruisant leurs biens. Il ne fait aucun doute qu'ils croient obéir aux chefs religieux hindous extrémistes qui ont fait du viol et du meurtre des musulmans un devoir religieux.
Modi et les membres de son parti sont restés silencieux face à cette violence, prenant parfois leurs distances, la qualifiant d'œuvre d'individus isolés, mais faisant le plus souvent des allusions en demi-teinte pour provoquer et intensifier la polarisation à des fins électorales. Presque aucun des auteurs de lynchages et d'autres agressions n'a été arrêté. Au contraire, les hommes impliqués dans le viol collectif d'une musulmane et le meurtre de plusieurs musulmans lors du pogrom contre les musulmans au Gujarat en février-mars 2002, lorsque Modi gouvernait l'Etat, ainsi que les hommes impliqués dans le lynchage d'un marchand de bétail musulman, ont été libérés et accueillis en héros par les députés du BJP. La police assiste régulièrement aux violences, et les musulmans qui se défendent ont vu leurs magasins et leurs propriétés détruits par les autorités municipales des Etats gouvernés par le BJP, sous le prétexte de « construction illégale ».
Au cours du second mandat de Modi, qui a débuté en 2019, les gouvernements du BJP ont adopté une série de lois visant à priver les musulmans de leurs droits. Plusieurs Etats gouvernés par le BJP ont adopté des lois sur la protection des vaches et des lois interdisant les mariages interconfessionnels (censés n'être conclus qu'à des fins de conversion), en y ajoutant la force de la police et des tribunaux pour légitimer la violence des groupes d'autodéfense. En 2019, trois changements législatifs et juridiques majeurs, dont une loi d'amendement sur la citoyenneté, ont irrévocablement transformé la nature de la citoyenneté, faisant effectivement des musulmans des citoyens de seconde zone d'une nation hindoue.
L'une de ces lois, la loi sur la réorganisation du Cachemire, a institutionnalisé l'occupation du Cachemire par l'Inde. Cette loi a supprimé l'autonomie limitée accordée au Cachemire par la Constitution indienne. Elle a aboli la loi interdisant la vente de terres à des non-Cachemiriens, ouvrant ainsi la voie à une occupation à grande échelle et à une transformation démographique. Le Cachemire reste l'une des régions les plus militarisées du monde, avec de fréquentes coupures d'Internet, des arrestations aléatoires, notamment de journalistes et de militants des droits de l'homme, en vertu de lois « anti-terroristes » draconiennes, des disparitions et des « meurtres de rencontre » [extra-judiciaires] perpétrés par une police et une armée bénéficiant de l'impunité en vertu de la loi sur les pouvoirs spéciaux des forces armées, en vigueur au Cachemire depuis plus de trente ans maintenant.
La mobilisation totale de l'Etat et de la société pour faire la guerre à ce que les nationalistes hindous considèrent comme la « vieille Inde » – une nation multiethnique et multiconfessionnelle, à la fois en termes de tissu social et de garanties constitutionnelles de sécularisme, d'égalité et de non-discrimination – a également d'autres cibles. Les chrétiens (comme les musulmans, considérés comme des adeptes d'une foi née en dehors de la sphère continentale indienne) ont fait l'objet d'attaques violentes pour avoir prétendument mené des activités de conversion parmi les Adivasis et les Dalits (ce qui pourrait réduire la « majorité » hindoue). Des calculs électoraux sur les avantages de la création d'une base hindoue intrinsigeante ont également motivé la récente campagne de viols et de meurtres de membres de communautés chrétiennes dans l'Etat de Manipur, dans le nord-est du pays. On a cherché à délégitimer un vaste mouvement de protestation contre les lois agricoles néolibérales en alléguant que les agriculteurs sikhs qui le dirigeaient étaient des « séparatistes » et des « terroristes ». D'autres ont également été qualifiés d'« anti-nationaux » et ont fait l'objet de violences de la part des milices d'autodéfense et de l'Etat. Les intellectuels et les militants de gauche et libéraux, les journalistes, les professeurs d'université et les étudiants, les artistes, les féministes et les membres d'organisations de la société civile ont tous été dépeints comme des membres d'une élite mise en place, anglicisée et « pseudo-séculariste », contre laquelle le BJP se présente comme le représentant de la nation authentique.
Le capitalisme prédateur
Le taux de croissance relativement élevé de l'économie indienne (7,2% en 2022-23) masque les crises croissantes de l'inégalité, du chômage et de la paupérisation, qui se reflètent plus précisément dans les données relatives à la malnutrition, à la mortalité infantile et à la santé des femmes. Le gouvernement de Modi a échoué de manière spectaculaire à relever les plus grands défis économiques de l'Inde : augmenter les investissements dans l'industrie manufacturière, attirer les investissements étrangers, créer des emplois et développer les exportations [s'y ajoutent les investissements dans les infrastructures opérés par l'Etat fédéral et les Etats]. Les taux de croissance reflètent en partie le pouvoir de consommation d'une « classe moyenne » qui, bien qu'importante en termes absolus, ne représente qu'une petite partie de la population indienne de 1,4 milliard d'habitants [avec un âge médian de 28 ans]. Une grande partie de l'explication réside toutefois dans la nature de la croissance, générée par l'achat d'actifs en situation de faillite par des spéculateurs internationaux, l'acquisition de terres et de ressources à des coûts extraordinairement bas et l'accès privilégié au capital et aux marchés existants pour les capitalistes favorisés.
Le gouvernement a adopté une série de lois néolibérales visant à améliorer la « facilité de faire des affaires », y compris des réformes du travail décimant la réglementation et les normes concernant le droit du travail, et des modifications des lois et règlements concernant les effets négatifs sur l'environnement ainsi que de la législation sur la protection des forêts qui facilitent l'accès des entreprises aux ressources naturelles. Les plans visant à privatiser davantage les actifs publics comprennent l'autorisation de l'exploitation commerciale du charbon, le relèvement de la limite des investissements étrangers dans la fabrication de matériel militaire, la vente aux enchères d'aéroports à des partenariats public-privé et la cession d'actifs du secteur public à des acteurs privés sur la base d'un « bail à long terme ». Trois nouvelles lois sur l'agriculture, adoptées à la hâte par le Parlement en 2020, avec à peine le temps de débattre, auraient effectivement inversé les politiques qui garantissaient aux agriculteurs la possibilité de vendre une certaine quantité de leur production [avant de tout de riz, de blé et de canne à sucre] à un prix fixe et auraient ouvert l'agriculture aux marchés dominés par les entreprises, si les agriculteurs ne s'étaient pas défendus [voir sur ce site entre autres l'article publié le 24 novembre 2021].
Au cours de ses quatorze années en tant que ministre en chef de l'Etat du Gujarat, où il a peaufiné son modèle de gouvernement, Modi a noué des relations étroites avec les principaux acteurs du monde des affaires du Gujarat, qui ont financé sa campagne fédérale en 2014. Ces amis, en particulier les plus proches de lui, Gautam Adani et Mukesh Ambani, ont été richement récompensés, aidés à acquérir des terres à bas prix et ont reçu des licences pour construire tout ce qu'ils veulent, des ports aux universités. En mars 2022, Hurun Global Rich List [du Hurun Research Institute qui établit une liste des milliardaires analogue à celle de Forbes] a indiqué que Gautam Adani, qui était devenu la deuxième personne la plus riche d'Inde et d'Asie en 2020, avait ajouté 49 milliards de dollars à sa fortune en 2021, soit plus que les trois premiers milliardaires mondiaux Elon Musk, Jeff Bezos et Bernard Arnault, ce qui représente une augmentation de 153% de sa fortune au cours d'une année où l'Inde a été dévastée par la pandémie de Covid. Mukesh Ambani, qui reste l'Indien le plus riche, a vu sa fortune augmenter de 24% cette année-là. Au cours des dix années qui ont suivi l'accession de Modi au poste de premier ministre, la fortune d'Ambani a augmenté de 400% et celle d'Adani de 1830%, bien que, comme l'a révélé un rapport publié en janvier 2023 par Hindenburg Research [société de recherche en investissement centrée sur la vente à découvert, basée à New York], des manipulations d'actions et des fraudes comptables aient permis une surévaluation massive de la fortune d'Adani. Plus généralement, le nombre de milliardaires indiens a augmenté, tout comme la richesse qu'ils ont ajoutée au cours de la dernière décennie : le responsable de la Hurun Global Rich List a noté qu'au cours des dix dernières années, les milliardaires indiens ont ajouté quelque 700 milliards de dollars à leur richesse cumulée [en fin 2023, 1% des plus riches concentrent 40% des richesses], soit un peu moins (100 milliards) que le PIB de la Suisse et le double de celui des Emirats arabes unis.
Les riches se sont également enrichis grâce à des politiques telles que le passage à des impôts indirects, comme la taxe sur les biens et services, la réduction des taux d'imposition des sociétés et l'abolition de l'impôt sur la fortune pour les super-riches, contribuant ainsi à l'augmentation du déficit budgétaire du pays. Alors que le capitalisme prédateur que Modi a rendu possible a provoqué le déplacement, la dépossession et la paupérisation d'un grand nombre de personnes, les dépenses de l'Inde en matière de protection sociale restent parmi les plus faibles au monde. Les dépenses de santé se maintiennent entre 1,2 et 1,6% du PIB et ont même diminué en 2021, tandis que les dépenses d'éducation ont représenté en moyenne 3% du PIB au cours des deux dernières décennies. En 2022, Oxfam a indiqué qu'au cours de la pandémie, environ 46 millions d'Indiens sont tombés dans l'extrême pauvreté.
Une autocratie électorale
Dans son rapport de 2021 sur le statut de la démocratie, l'institut suédois V-Dem (Varieties of Democracy) a rétrogradé l'Inde au rang d'« autocratie électorale ». Cette formulation rend compte du rôle de plus en plus performant que jouent en Inde les rituels démocratiques pour démontrer la légitimité, alors même qu'une grande partie du processus de gouvernance échappe à l'obligation de rendre des comptes à la population. Comme la plupart des autres institutions publiques, la Commission électorale, historiquement respectée pour sa neutralité, est aujourd'hui sujette à la domination politique du BJP [ce qu'a reconnu la Cour suprême]. Le BJP dispose de fonds considérables, plus importants que ceux de tous les autres partis réunis, collectés, entre autres, par le biais d'instruments financiers opaques appelés « obligations électorales », qui attirent des dons massifs d'entreprises, effectués de manière anonyme depuis l'Inde et l'étranger. Le parti est constamment en mode électoral, et les fonds sont nécessaires pour entretenir sa formidable machine électorale ainsi que pour inciter les élus en place à changer de camp [lors des présentes élections, un nombre important d'élus de l'ex-opposition se trouvent sur des listes du BJP].
Modi le populiste semble également se régaler de la performance de la démocratie. A l'image de certains dieux hindous, Modi est un homme aux multiples avatars. Il est à la fois monarque – il édicte des politiques sous forme de décrets et lance des projets monumentaux pour marquer son règne – et homme du peuple, faisant constamment référence à ses origines modestes, contrairement aux Gandhi du parti rival, le Parti du Congrès, avec leur caste et leurs privilèges dynastiques. Il porte chaque jour une nouvelle tenue et des accessoires de marque, mais ses partisans (ou adorateurs, comme ses détracteurs les appellent) le décrivent comme un ascète. Ses décisions apparemment irréfléchies et erratiques, comme le fait de rendre sans valeur 87% de la monnaie indienne avec un préavis de quelques heures ou d'imposer un confinement national pour le Covid-19 pendant la nuit, ont été saluées comme des « coups de maître » et comme la preuve de la capacité à prendre des décisions difficiles qui exigent un dirigeant fort. Ses projets technocratiques – villes intelligentes, trains à grande vitesse, Inde numérique – même s'ils sont mal exécutés et incomplets, donnent une image d'action et de modernisation, tandis que ses discours intègrent habilement des images et des tropes nationalistes hindous.
Le type de programme « d'aide providence » de Modi partage ces caractéristiques populistes. Plutôt que des investissements à long terme dans l'alimentation, la santé et l'éducation, l'aide sociale qu'il propose prend la forme de petits transferts d'argent ciblés et de programmes limités de distribution de sanitaires, de bouteilles de gaz de cuisine, de logements et de raccordements à l'électricité et à l'eau, dont les femmes sont les principales bénéficiaires. Distribuée de manière centralisée, plutôt qu'en réponse aux besoins locaux, l'aide sociale est personnalisée, la photo de Modi figurant sur les bouteilles de gaz, les colis alimentaires [800 millions de personnes sont éligibles à ces colis, ce qui n'implique pas que 800 millions les reçoivent] et les panneaux publicitaires promouvant ces programmes.
Les projections populistes de Modi sont facilitées par sa mainmise efficace sur la sphère publique. En 2014 déjà, les médias appartenant à des entreprises l'avaient monté en épingle avant même son élection. Depuis lors, ces médias ont été maintenus dans le droit chemin en menaçant de retirer les recettes publicitaires du gouvernement, qui constituent une grande partie de leurs revenus, ou de mener des perquisitions pour violation de l'impôt sur le revenu. Entre-temps, de nouvelles filières de médias pro-gouvernementaux ont été créées, et ses copains capitalistes ont acheté les quelques médias indépendants. Les médias sociaux jouent un autre rôle important, avec une armée de personnes rémunérées pour générer des trolls qui diffusent la propagande du BJP et un nombre encore plus important de sympathisants qui diffusent des fausses nouvelles et des mèmes remplis de haine, tout en « trollant » ses opposants avec les menaces les plus viles. Parallèlement au contrôle et à la construction de ce qui est considéré comme des nouvelles, il y a la non-collecte, la suppression ou la falsification des données, combinées à l'affaiblissement systématique des universités et des instituts de recherche.
L'Etat est ainsi en guerre contre la société civile. Les organisations non gouvernementales ont été menacées de mesures policières ou de l'annulation de leur autorisation de recevoir des fonds étrangers. Parmi les pays qui ont déployé le logiciel de surveillance Pegasus de l'entreprise israélienne NSO, l'Inde a constitué des groupes cibles qui comptent parmi les plus importants internationalement ; ils comprenent des dirigeants de l'opposition, des journalistes et toute une série d'acteurs de la société civile. Les dissidents et ceux qui disent la vérité – manifestants, dirigeants de partis d'opposition, agriculteurs, journalistes, leaders étudiants – ont été arrêtés sur la base d'accusations forgées de toutes pièces et détenus, sans possibilité de libération sous caution, en vertu d'une législation antiterroriste draconienne. Même parmi ses adorateurs, on craint l'Etat de surveillance et l'effritement des protections juridiques et institutionnelles.
Résistance
Aucune des mesures prises par Modi n'a échappé à la contestation : les lois sur la réorganisation du Cachemire et sur l'amendement de la citoyenneté, les « obligations électorales », Pegasus, etc. ont été contestées devant les tribunaux. Des journalistes ont traité de ces délits, ont dévoilé les escroqueries, et des articles critiques continuent d'être publiés dans certains journaux de langue anglaise. Les partis non-BJP, au pouvoir dans près de la moitié des Etats, ont vivement protesté contre les tendances de plus en plus centralisatrices du gouvernement fédéral en matière de fiscalité et d'homogénéisation culturelle et linguistique. Certains juges de la Cour suprême et des tribunaux inférieurs ont fait preuve d'indépendance en contestant les arrestations arbitraires et d'autres mesures non constitutionnelles. Des mobilisations ont également eu lieu, en particulier au cours du premier mandat de Modi, contre la multiplication des actes de violence visant des minorités. Deux mouvements massifs en particulier, d'une ampleur sans précédent depuis le mouvement nationaliste des années 1940, sont porteurs d'espoir.
Le premier a débuté en novembre 2019 contre la loi d'amendement sur la citoyenneté (CAA), qui fait des musulmans de l'Inde des citoyens de seconde zone. Initié par des étudiants de l'université Jamia Millia Islamia à Delhi, le mouvement s'est étendu à tout le pays, avec des protestations et des manifestations organisées même dans des villes plus petites. Un grand nombre de musulmans auparavant apolitiques, ainsi qu'un nombre important de non-musulmans, se sont joints au mouvement. Un sit-in historique initié par les femmes de Shaheen Bagh, un quartier majoritairement musulman du nord-est de Delhi, a duré quelques mois jusqu'à ce qu'il soit fermé par le confinement pandémique de mars 2020 et que, simultanément, de nombreux militants anti-CAA soient arrêtés, prétendument pour incitation à la violence. Bien que le mouvement ait été dissous, le gouvernement a tardé à adopter des réglementations basées sur le CAA, signe de l'ampleur de l'opposition.
Le deuxième mouvement était une réponse aux trois lois agricoles visant à placer l'agriculture sous la domination du business [le secteur agricole emploie 45% de la main-d'œuvre du pays – une partie des populations paupérisées sont contraintes de rejoindre l'agriculture, comme journaliers, pour survivre, suite à l'inexistence effective d'un filet social – mais ne représente que 15% de son PIB et la masse des petits paysans est en situation permanente de survie, aggravée par la monoculture, le délabrement des sols, la crise climatiques… ].
A partir de novembre 2020, quelque 250 000 agriculteurs de trois Etats du Nord ont campé pendant un an sur trois sites situés à la frontière de Delhi, avec pour seule exigence l'abrogation des lois agricoles. Des organisations d'agriculteurs de tout le pays ont envoyé des contingents. L'action a été coordonnée démocratiquement par un comité national. Pendant l'année où les agriculteurs ont campé, la résistance à la domination de l'agriculture par l'agro-industrie et les firmes commerciales s'est développée pour relier les questions du travail et de la détresse agricole, du patriarcat et du travail des femmes, de la caste et de l'absence de terres, de l'Hindutva et de l'Etat répressif. Toutes ses tentatives de répression et de cooptation ayant échoué, Modi a finalement accepté de retirer les lois quelques semaines avant les élections au Pendjab et en Uttar Pradesh. [Depuis fin février 2024, une certaine relance du mouvement paysan – étant donné le non-respect des engagements pris en 2021, entre autres les prix garantis sur un marché étatique : les mandis – s'est produite, mais a suscité de suite une forte réaction du pouvoir.]
Ces deux grands mouvements, les manifestations précédentes et l'éventail des cibles de l'Hindutva – musulmans et chrétiens, Dalits, Adivasis, femmes, écologistes, libéraux, journalistes, étudiants et professeurs, artistes – ont créé des alliances bien au-delà de la gauche. En Inde, « la gauche » – qui désigne principalement les principaux partis de gauche, le Parti communiste indien (CPI) et le Parti communiste indien-marxiste (CPM) – était déjà critiquée pour son manque d'intégration des questions de caste et d'identité et pour son attachement historique au développement industriel. Depuis 2014, de nouvelles alliances bleues (mouvements d'opprimés de caste/dalits), rouges (communistes) et parfois vertes (écologistes) ont été forgées sur les campus et plus largement. Ils tendent à rejoindre les syndicats nationaux, les mouvements sociaux inspirés par Gandhi contre les expulsions de populations (agraires et urbaines paupérisées) provoquées par des dits développement, mouvements qui défendent les droits des communautés dépendantes des ressources naturelles. S'y ajoutent les organisations de défense des droits civils et démocratiques qui ont été une partie vitale du paysage démocratique depuis l'état d'urgence de 1975-77 [décidé par Indira Gandhi, alors première ministre]. Leurs efforts sont documentés et amplifiés par une petite mais influente section de médias numériques, dont la plupart ont moins de dix ans, qui continue à dire la vérité au pouvoir malgré les procès ainsi que la surveillance et l'arrestation de ses journalistes.
Une grande partie de cette résistance s'affronte à une répression sévère de la part du gouvernement. Une question cruciale est de savoir comment la résistance se traduira en termes électoraux lors des élections fédérales, qui se tiendront probablement en mai 2024. L'alliance I.N.D.I.A. (Indian National Developmental Inclusive Alliance, coalition de 26 partis) récemment formée [en juillet 2023], qui comprend tous les principaux partis d'opposition, y compris le Congrès national indien, le principal concurrent du BJP au niveau fédéral [en février, les comptes bancaires du Parti du Congrès ont été gelés !], est une initiative prometteuse. Mais il s'agit d'une « grande tente », selon leurs propres termes, et les interrogations abondent quant à sa cohésion et au fait qu'il est déjà trop tard pour offrir un défi efficace, étant donné que le BJP n'a jamais vraiment cessé d'être en mode électoral. Les élections qui viennent de se dérouler dans cinq Etats [Madhya Pradesh, Rajasthan, Chhattisgarh, Telangana et Mizoram] et qui ont vu le BJP remporter trois d'entre eux [Madhya Pradesh (163 sièges sur 230), Rajasthan (115 sièges sur 119) et Chhattisgarh (54 sièges sur 90)] confirment les doutes quant à la force de l'opposition [le Congrès a obtenu une victoire dans l'Etat du sud de Telangana (64 sièges sur 119) et un nouveau parti, le Zoram People's Movement a obtenu une victoire dans l'Etat de Mizoram, à l'extrême nord-est du pays avec 27 sièges sur 40].
Implications internationales
Lorsque l'on réfléchit aux implications mondiales du moment Modi, il faut d'abord prêter attention à la diaspora indienne en Occident. La VHP (World Hindu Organization), membre de la famille RSS, s'efforce depuis les années 1960 de renforcer la communauté hindoue dans le monde entier. Le mélange réussi par Modi de la « convivialité marchande » (market friendliness) et de la « culture hindoue » (yoga, tenue vestimentaire, etc.) représente un moment de réussite culturelle pour cette diaspora. Avec quelque quatre millions de personnes, les Indiens constituent aujourd'hui le deuxième groupe d'immigrés aux Etats-Unis. Une grande partie des plus prospères d'entre eux sont issus de castes hindoues privilégiées et constituent un groupe important pour l'Hindutva, contribuant financièrement au BJP et aux organisations caritatives qui canalisent des fonds vers le RSS, et adoptant de plus en plus les symboles et les pratiques violentes des foules hindoues en Inde [1].
Mais d'autres membres de la diaspora indienne les combattent activement. Des campagnes menées par des organisations dalits ont permis de faire reconnaître la caste comme une catégorie protégée dans des universités telles que California State, UC Davis, Harvard, Brandeis et Brown, et dans d'autres lieux tels que la ville américaine de Seattle, les villes canadiennes de Brampton et de Burnaby, et le conseil scolaire du district de Toronto. Les organisations progressistes de la diaspora, y compris celles qui représentent les minorités religieuses de l'Inde, s'efforcent de contester les flux de fonds destinés au BJP/RSS en Inde et d'essayer d'influencer les gouvernements et les opinions publiques états-uniens et canadiens pour qu'ils reconnaissent l'Inde pour ce qu'elle est. Ces efforts ont à leur tour donné lieu à une campagne des organisations de l'Hindutva, s'inspirant du manuel sioniste qui utilise l'« antisémitisme » pour détourner toute critique d'Israël, pour tenter de faire qualifier les critiques de l'Hindutva d'hindouphobie. Et c'est ainsi que le combat continue.
Des événements récents ont fait prendre conscience à la gauche nord-américaine des implications de certaines de ces batailles. En septembre 2023, le Premier ministre canadien Justin Trudeau s'est adressé au parlement pour annoncer de manière surprenante que l'Inde était derrière l'assassinat d'un militant séparatiste sikh au Canada, en juin 2023. En novembre de la même année, les services de renseignement des Etats-Unis ont indiqué qu'ils avaient averti un militant séparatiste sikh basé aux Etats-Unis qu'une menace similaire pesait sur sa vie, ce qui renforce l'inquiétude quant à la volonté de l'Etat indien d'étendre sa répression au-delà de ses frontières.
La droite indienne joue un rôle important dans le développement d'une extrême droite mondiale, pas nécessairement dans le sens d'une cohésion organisationnelle ou d'une conspiration mondiale, mais dans le sens où elle oriente le discours public dans cette direction, sape les valeurs démocratiques libérales, délégitime toute forme de mobilisation égalitaire, normalise les « fake news » et les perspectives anti-scientifiques [par exemple, la théorie de l'évolution est remise en question]. Elle s'aligne sur les suprémacistes blancs et les sionistes. Les fausses nouvelles et les images générées par l'univers de l'Hindutva ont joué un rôle majeur dans la désinformation des médias sociaux autour du génocide à Gaza [2]. Il a également été rapporté qu'Israël avait demandé à l'Inde d'envoyer jusqu'à 100 000 travailleurs pour remplacer les travailleurs palestiniens.
La gauche indienne et sa diaspora ripostent. Une pétition adressée aux représentants de l'Etat américain, déjà signée par quelque 3000 Indiens-Américains, appelle à un cessez-le-feu à Gaza. Elle met également en évidence les sources de désinformation de la droite hindoue qui contribuent à justifier l'attaque contre Gaza [3]. Et tous les principaux syndicats indiens, à l'exception du Bharatiya Mazdoor Sangh (Syndicat des travailleurs indiens) affilié au BJP, ont publié une déclaration annonçant qu'ils s'opposeraient à tout accord de travail Inde-Israël s'il était mis en œuvre [4] Mais pour faire reculer le fascisme qu'est l'Inde de Modi, il faudra une réponse internationale beaucoup plus forte et coordonnée que celle dont les forces progressistes mondiales ont fait preuve jusqu'à présent. (Article publié dans le magazine New Politics, n° 76, vol. XIX ; traduction rédaction A l'Encontre)
Aparna Sundar
Notes
[1] Max Daly, Sahar Habib Ghazi, and Pallavi Pundir, “How Far-Right Hindu Supremacy Went Global,” Vice, Oct. 26, 2022.
[2] Mohammed Asif Khan, “India is the Epicentre of Hate and Misinformation Against Palestinians,” Middle East Monitor, Nov. 10, 2023.
[3] Indian Americans for a Ceasefire Now.
[4] “Indian Trade Unions Stand with Palestine, Reject ‘export deal' to Replace Palestinian Workers in Israel,” People's Dispatch, Nov. 16, 2023.
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De l’inhumaine humanité du genre humain ou Comment éviter les risques de génocide à Gaza ?

On a voulu, depuis la dernière guerre mondiale, faire de l'holocauste des 6 millions de Juifs anéantis dans les camps d'extermination nazie, le paradigme par excellence de la barbarie et de l'inhumanité dont ont pu faire preuve les êtres humains. Et non sans quelque raison, puisque se sont combinées alors—au travers d'un génocide clairement planifié en Allemagne à la conférence de Wannsee de janvier 1942— la barbarie absolue d'une guerre totale avec la froide efficacité technique d'une civilisation industrielle aux moyens destructeurs considérables. Le tout, en utilisant et manipulant sordidement de tenaces préjugés racistes anti-sémites !
29 avril 2024
Mais comment expliquer que les descendants des victimes de l'holocauste ayant avec l'appui des pays européens, migré en Palestine et bâti l'État d'Israël, se trouvent presque 80 plus tard, amenés à cautionner des politiques d'État guerrières agressives ? Des politiques sionistes pour lesquelles la Cour internationale de justice, la plus haute juridiction de l'ONU vient d'annoncer qu'elles relèvent —dans le cas de Gaza — d'une convention pour la prévention du crime de génocide !
Oui, vous avez bien lu : voilà que les descendants directs des victimes d'un génocide perpétré il y a seulement quelques décennies en arrière, se retrouvent sur la sellette, accusés de risquer d'en provoquer un à leur tour ? Le monde à l'envers ? Peut-on imaginer qu'un peuple qui a vécu dans sa chair l'horreur de l'anéantissement se retrouve entraîné dans une telle spirale ?
L'horreur de l'anéantissement
Face à une question aussi dérangeante, on comprendra que certains —cyniques ou désabusés— aient envie de jeter le blâme sur « l'inhumaine humanité du genre humain », ajoutant que ce n'est là qu'une autre de ces calamités déclenchées par l'être humain dont notre époque est aujourd'hui le théâtre.
Il faut pourtant se rappeler une vérité qui devrait servir de boussole. L'être humain n'existe pas en soi. Il n'est ni "bon, ni "mauvais", mais reste le fruit de circonstances historiques données, de conditions d'existence, économiques, sociales, politiques qui, pour une bonne part, façonnent son comportement.
Si l'Allemagne nazie, forte de l'appui tacite du gros de ses classes dirigeantes, s'est rendue coupables de génocide, c'est en raison de conditions bien précises. Mue par de puissants intérêts militaires et économiques, eux-mêmes stimulés par les dynamiques d'un capitalisme agressif, elle bénéficiait en leur faveur d'une formidable a-symétrie de pouvoir lui permettant, d'imaginer pouvoir imposer sa domination partout au monde, violence déchaînée de la guerre et arbitraire absolu en prime. Broyant pour longtemps les espaces et règles démocratiques existant, tout comme les souterraines aspirations à l'égalité sociale qui les rendaient effectives.
Une bulle cognitive aveuglante
Bien évidemment 8 décennies plus tard, les factions d'extrême-droite israéliennes qui aujourd'hui sont à la tête du gouvernement Netanyahou ne se trouvent pas dans une telle situation. Et sans doute –à la suite des massacres perpétrés [1] par le Hamas le 7 octobre dernier et hantées par le trauma de l'holocauste— ont-elles réussi à enfermer le peuple d'Israël dans une sorte de bulle cognitive aveuglante, lui interdisant de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer à Gaza ; là où 2,4 millions personnes sont depuis des décennies parquées dans une prison à ciel ouvert, en passe cependant de se transformer en un cimetière dantesque [2] .
Il n'en demeure pas moins qu'en 2024, les factions intégristes du gouvernement Netanyahou peuvent compter, elles aussi, sur les avantages d'une formidable asymétrie de pouvoir, leur permettant de faire fi, violence de la guerre et arbitraire en prime [3] , de toutes les règles de droit internationales en vigueur, de tous les principes de coexistence pacifique hérités des traditions humanistes.
L'arrogance des tout-puissants
Étant devenus les alliés privilégiés de la première puissance économique et militaire mondiale et s'étant transformé –l'arme nucléaire en prime— en la bastille des intérêts pétroliers occidentaux au Moyen-Orient, les dirigeants israéliens, ont repris à leur compte cette arrogance des tout-puissants. Au fil du temps, ils se sont refusés, non seulement à prendre en compte le légitime droit à l'auto-détermination du peuple palestinien, mais aussi à saisir les occasions de paix offertes. Plus encore, ils se sont laissés peu à peu entraînés par leurs factions les plus extrêmes, dans des politiques d'apartheid et d'épuration ethniques —voire de duplicité machiavélique avec le Islamistes intégristes pour éviter tout compromis de paix possible—, pour finalement s'engager dans une guerre ouverte prenant des allures génocidaires.
La prévention des génocides commence chez nous
« L'inhumaine inhumanité du genre humain » a donc bien un nom, et son remède est avant tout d'ordre politique : combattre la montée de l'intégrisme identitaire, de l'autoritarisme et de la guerre, en réinstallant partout où elles vacillent, les exigences de la démocratie et de ses aspirations à l'égalité sociale. Partout : en Israël bien sûr, mais aussi ailleurs, aux USA, au Québec et au Canada tant le monde est aujourd'hui inter-relié.
Un peu comme ont cherché à le faire les internationalistes venus de 35 pays de la flottille de la liberté pour Gaza qui voulaient depuis Istanbul accompagner par bateau l'acheminement d'une aide humanitaire et demandaient pour cela, notamment un soutien effectif du Canada pour y parvenir. En vain !
Saura-t-on en ces temps si difficiles se souvenir de leur détermination et se rappeler que le combat pour la démocratie et la prévention de génocides commence aussi chez nous ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
Le 28 avril 2024
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[1] Il est pas inutile de rappeler à ce propos les chiffres exacts : « Selon les chiffres disponibles, le 7 octobre, 1 143 personnes, pour la plupart israéliennes, ont été tuées – 767 civils, dont 36 enfants et 71 étrangers, ainsi que 376 militaires et membres des forces de sécurité. Près de 250 personnes étaient enlevées. Le même jour, selon des sources israéliennes, plus de 1 600 combattants parmi les assaillants ont été tués sur place et près de 200 personnes arrêtées. » Voir https://www.yaani.fr/post/gaza-le-7-octobre-en-perspective-historique
[2] « (…) L'enclave est un vaste champ de ruines, où plus de 70 % des logements et de 80 % des commerces sont détruits (selon les experts de l'ONU), où s'entassent plus de 26 millions de tonnes de débris et
gravas (selon La Banque mondiale) et où des dizaines de milliers de Palestinien·nes ont été tué·es 34 262, selon les derniers bilans, qui n'incluent pas les cadavres encore sous les décombres ». (source : Médiapart :https://www.mediapart.fr/journal/international/260424/apres-six-mois-gaza-l-armee-israelienne-toujours-rafah-dans-le-viseur ?)
Voir aussi : « Depuis le 7 octobre, selon des sources gazaouies, plus de 34 000 Palestiniens ont été
tués, dont environ 40 % d'enfants, soit plus de 13 500, auxquels il faut ajouter jusqu'à 20 000 personnes qui seraient ensevelies sous les décombres, ainsi que près de 77 000 blessés, dont beaucoup très gravement. La grande majorité des 2,4 millions d'habitants de Gaza ont été déplacés et l'ensemble de la population de l'enclave souffre d'une famine croissante, qui lui est infligée par la sévère limitation par Israël du volume de l'aide entrant dans l'enclave. (…) En fait, alors que la bombe atomique larguée sur Hiroshima avait une puissance de 15 kilotonnes de TNT, les forces armées israéliennes ont déjà largué près de cinq fois ce tonnage sur les 365 kilomètres carrés de Gaza. (...) ». Gilbert Achcar : https://www.yaani.fr/post/gaza-le-7-octobre-en-perspective-historique
[3] Voir l'opération Lavender (Lavande en français !) : « on a appris récemment que l'armée israélienne avait mis au point un système de ciblage basé sur l'intelligence artificielle (IA), dénommé « Lavender », qui consacre environ 20 secondes à identifier des « cibles », sur la base de « vérifications » extrêmement ténues, occasionnant l'assassinat massif de personnes sans lien avéré avec le Hamas ou les autres groupes armés palestiniens ». (sources Médiapart ;https://www.mediapart.fr/journal/international/260424/apres-six-mois-gaza-l-armee-israelienne-toujours-rafah-dans-le-viseur ?) voir aussi la chronique de Jean-François Lisée à ce propos
dans Le Devoir du 27-28 avril 2024, L'IA au service de la mort à Gaza)

Gaza : le 7 octobre en perspective historique

Plus de six mois et demi après l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » menée par le Hamas le 7 octobre 2023, par-delà la barrière qui entoure la bande de Gaza, et celle de l'armée israélienne nommée « Glaive de fer » sur l'enclave palestinienne, le bilan provisoire est effrayant. Alors qu'un narratif appréhendant l'attaque du 7 octobre comme une opération antisémite ne cesse d'être martelé, replacer cet évènement dans une perspective historique permet de le repolitiser et d'en comprendre les dynamiques.
Tiré de : Yaani
https://www.yaani.fr/post/gaza-le-7-octobre-en-perspective-historique
Par Gilbert Achcar, professeur en études du développement et relations internationales à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l'Université de Londres.
Selon les chiffres disponibles, le 7 octobre, 1 143 personnes, pour la plupart israéliennes, ont été tuées – 767 civils, dont 36 enfants et 71 étrangers, ainsi que 376 militaires et membres des forces de sécurité. Près de 250 personnes étaient enlevées. Le même jour, selon des sources israéliennes, plus de 1 600 combattants parmi les assaillants ont été tués sur place et près de 200 personnes arrêtées.
Depuis le 7 octobre, selon des sources gazaouies, plus de 34 000 Palestiniens ont été tués, dont environ 40 % d'enfants, soit plus de 13 500, auxquels il faut ajouter jusqu'à 20 000 personnes qui seraient ensevelies sous les décombres, ainsi que près de 77 000 blessés, dont beaucoup très gravement. La grande majorité des 2,4 millions d'habitants de Gaza ont été déplacés et l'ensemble de la population de l'enclave souffre d'une famine croissante, qui lui est infligée par la sévère limitation par Israël du volume de l'aide entrant dans l'enclave.
La plupart des habitations de Gaza ont été détruites dans ce qui est certainement la campagne de bombardement la plus destructrice de ce siècle, et probablement la plus destructrice de l'histoire en termes d'intensité (combinant étendue et vitesse), armes nucléaires exceptées. En fait, alors que la bombe atomique larguée sur Hiroshima avait une puissance de 15 kilotonnes de TNT, les forces armées israéliennes ont déjà largué près de cinq fois ce tonnage sur les 365 kilomètres carrés de Gaza. Tous ces chiffres sont provisoires, bien entendu, et continuent d'augmenter, jour après jour, au moment de la rédaction de cet article.
De quoi le 7 octobre a-t-il été la suite ?
La réaction immédiate d'Israël à l'attaque du 7 octobre a été non seulement de la qualifier de « plus grand massacre d'Israéliens commis en un seul jour », ce qui est indiscutable, mais aussi de « plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah » – une description beaucoup plus contestable, car chargée de sens politique implicite. Cette dernière description est pourtant devenue un mantra dans les pays occidentaux, repris par exemple par le président français Emmanuel Macron qui, le 7 février 2024, a qualifié le 7 octobre de « plus grand massacre antisémite de notre siècle » lors d'une cérémonie en hommage aux quarante-deux personnes de nationalité française tuées ce jour-là.
Pour quiconque garde à l'esprit le terrible bilan décrit ci-dessus, l'analogie implicite entre l'attaque du 7 octobre et le massacre des Juifs par les nazis doit paraître tout à fait inappropriée, car elle ignore complètement le rapport de forces réel ainsi que l'identité des oppresseurs et opprimés dans chaque cas. Comme le disent très justement les spécialistes de l'antisémitisme et de la Shoah signataires de la « Lettre ouverte sur l'utilisation abusive de la mémoire de l'Holocauste » (ci-dessous une traduction améliorée del'original) :
Il est compréhensible que de nombreux membres de la communauté juive évoquent l'Holocauste et les pogroms antérieurs lorsqu'ils tentent de comprendre ce qui s'est passé le 7 octobre – les massacres et les images qui ont été diffusées à la suite de ces événements ont puisé dans la mémoire collective profondément ancrée de l'antisémitisme génocidaire, motivée par une histoire juive bien trop récente.
Cependant, faire appel à la mémoire de l'Holocauste obscurcit notre compréhension de l'antisémitisme auquel les Juifs sont confrontés aujourd'hui et dénature dangereusement les causes de la violence en Israël-Palestine. Le génocide nazi impliquait un État – et sa société civile consentante – s'en prenant à une infime minorité, ce qui s'est ensuite transformé en un génocide à l'échelle d'un continent. C'est pourquoi les comparaisons de la crise qui se déroule en Israël-Palestine avec le nazisme et l'Holocauste – surtout lorsqu'elles émanent de dirigeants politiques et d'autres personnes capables d'influencer l'opinion publique – sont des échecs intellectuels et moraux.
Ceci sans compter que, quelles que soient les ressemblances que l'on puisse identifier entre le Hamas et les nazis, il existe certainement davantage de similitudes entre ces derniers et le gouvernement sioniste d'extrême droite d'Israël. La coalition est dominée par le Likoud, un parti au pedigree fasciste, et comprend des ministres que l'historien israélien de la Shoah Daniel Blatman, professeur à l'Institute for Contemporary Jewry de l'Université hébraïque de Jérusalem, n'a pas hésité à qualifier de « néo-nazis » dans le quotidien israélien Haaretz.
Le 7 octobre en contexte
Pour avoir constaté le 24 octobre le fait plutôt évident et banal que le 7 octobre « ne s'est pas produitdans le vide », le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, a été accusé par Israël de « justifier le terrorisme », tandis que l'ambassadeur d'Israël à l'ONU exigeait sa démission. Évoquant l'occupation d'après 1967, Guterres avait expliqué que « le peuple palestinien a été soumis à 56 ans d'occupation étouffante. Ils ont vu leurs terres progressivement dévorées par les colonies et en proie à la violence ; leur économie asphyxiée ; leurs semblables déplacés et leurs maisons démolies. Leurs espoirs d'une solution politique à leur triste sort se sont évanouis ».
Guterres avait par ailleurs affirmé que « les griefs du peuple palestinien ne peuvent justifier les attaques épouvantables du Hamas. Et ces attaques épouvantables ne peuvent justifier la punition collective du peuple palestinien. » Et pourtant, même Benny Gantz, opposant politique à Benjamin Netanyahou et membre prétendument « modéré » du cabinet de guerre israélien de l'après-7 octobre, a déclaré que le secrétaire général de l'ONU « agrée le terrorisme », ajoutant que « les apologistes du terrorisme ne peuvent pas parler au nom du monde », approuvant ainsi tacitement la demande formulée par le représentant d'Israël.
Ces réactions de responsables israéliens ne sont que de nouveaux exemples du déni de la réalité commun à toutes les puissances occupantes des temps modernes, depuis que l'éthique et le droit international dominants des temps modernes condamnent l'occupation du territoire d'un autre peuple. En fait, non seulement il est vrai que le 7 octobre « ne s'est pas produit dans le vide », mais il était tout à fait prévisible qu'une flambée de violence allait se produire à un moment donné, en particulier dans la bande de Gaza.
En décembre 2009, deux ans après le blocus imposé par Israël à Gaza à la suite du retrait de ses troupes en 2005 et de l'arrivée au pouvoir du Hamas en 2007, et quelques mois après la première grande campagne israélienne de bombardement de l'enclave (2008-9), Larry Derfner posait les bonnes questions à ses compatriotes israéliens dans le Jerusalem Post :
La question que nous devons nous poser est la suivante : si quelqu'un nous traitait comme nous traitons les habitants de Gaza, que ferions-nous ? […] Ce n'est pas que nous ne pouvons pas imaginer la vie à Gaza. C'est que nous sommes déterminés à ne pas essayer de l'imaginer. Si nous le faisions, nous ne nous arrêterions peut-être pas là. Nous pourrions ensuite essayer d'imaginer comment ce serait si notre pays se trouvait dans la situation dans laquelle nous avons laissé Gaza. Et tôt ou tard, nous pourrions essayer d'imaginer ce que nous ferions si nous vivions ici comme eux vivent là-bas.
Ou même pas ce que nous ferions, juste ce que nous penserions – des gens et du pays qui nous ont fait cela et qui ne nous permettent même pas de commencer à nous relever une fois la guerre terminée. Qui ont imposé un blocus à nos frontières et n'ont permis l'entrée d'approvisionnements qu'à un niveau minimal pour notre subsistance, de sorte à éviter la famine et les épidémies de masse.
En vérité, décrire le Hamas comme étant principalement motivé par l'antisémitisme et apparenté aux nazis n'est que la continuation, dans le nouvel épisode intensif en cours de la guerre israélo-arabe des récits, d'un vieux stratagème narratif éprouvé, inauguré par l'exploitation après 1945 de la figure d'Amin al-Husseini afin de présenter la conquête sioniste de la terre palestinienne en 1948 comme ultime bataille de la Seconde Guerre mondiale. Le dernier épisode de conquête coloniale des temps modernes pouvait ainsi être présenté comme la dernière bataille contre le nazisme.
Ce stratagème fonctionne bien dans les régions du monde qui portent la culpabilité du génocide nazi des Juifs européens : parmi les populations dont les ancêtres ont été auteurs du crime, complices directs ou spectateurs impassibles, y compris les pays qui ont claqué leurs portes au nez des réfugiés juifs. Ce stratagème ne fonctionne cependant pas pour la majeure partie de l'humanité qui, située dans les pays du Sud mondial, n'avait que peu d'intérêt dans la Seconde Guerre mondiale et a toujours perçu les Palestiniens, non pas comme continuateurs de l'impérialisme nazi, mais comme continuateurs de la longue série sanglante des victimes coloniales.
Flashback historique : Angola 1961
Peu après le 7 octobre, mon ami Michel Cahen, spécialiste français de l'histoire de l'Afrique lusophone, attirait mon attention sur un épisode historique survenu en Angola en 1961, qui présente une ressemblance frappante avec les événements en cours au Moyen-Orient. Intrigué, j'ai effectué une recherche sur la question et découvert que le parallèle allait bien au-delà du seul moment du 7 octobre. Voici les faits.
En 1961, dans le contexte d'une avancée majeure de la décolonisation sur le continent africain, le ressentiment contre l'irréductible colonialisme portugais s'était considérablement accru en Angola, surtout après que la République du Congo voisine (qui deviendra plus tard la République démocratique du Congo) eut obtenu son indépendance de la domination coloniale belge l'année précédente, incitant les autorités coloniales portugaises à intensifier leur répression contre les indépendantistes angolais. La lutte armée anticoloniale progressait dans les derniers territoires coloniaux d'Afrique, et l'Angola ne faisait pas exception. L'un de ses mouvements anticoloniaux était l'Union des populations de l'Angola (UPA), dont le leader, Holden Roberto, avait des liens tant avec le Front de libération nationale algérien – dont il adoptera plus tard le nom pour devenir Front de libération nationale de l'Angola (FLNA) – qu'avec la CIA.
Le 15 mars 1961, les combattants de l'UPA traversèrent la frontière du Congo au nord de l'Angola, rejoints par un grand nombre d'autochtones locaux. Une masse hétéroclite de quatre à cinq mille hommes, quelques-uns armés de fusils et la plupart de machettes, se lancèrent dans une frénésie meurtrière, tuant avec une horreur indescriptible plusieurs centaines, voire un millier (il n'y a pas de chiffres précis), de colons blancs – hommes, femmes, bébés et enfants – ainsi que beaucoup plus d'Angolais d'autres ethnies et de métis. Comme l'a écrit Maria da Conceição Neto soixante ans plus tard, « les images de blancs, de métis et de noirs massacrés allaient devenir la pièce maîtresse de la propagande portugaise visant à discréditer les assaillants en les qualifiant de “terroristes” et de “barbares” sans objectif politique. À ce jour, ce sont les images les plus répandues sur “le 15 mars”, créant immédiatement une barrière devant la compréhension de ce qui s'est passé… ».
Le gouvernement portugais du dictateur d'extrême droite António de Oliveira Salazar – qui prit en main personnellement le ministère de la défense à cette fin – lança une campagne de représailles massives, avec un recours intensif à l'armée de l'air. En quelques mois, des dizaines de milliers de personnes (plus de 50 000 à la fin de l'année, selon Nkwelle Ekaney) furent tuées parmi la population noire, plusieurs villages ayant été incendiés et rasés sur un vaste territoire. Une arme majeure utilisée par l'armée de l'air portugaise pour perpétrer ce massacre génocidaire fut le napalm fourni par l'administration américaine de John F. Kennedy.
Deux autres éléments du dossier historique sont pertinents ici. Premièrement, l'UPA/FLNA allait continuer en tant que rival, soutenu par la CIA, du Mouvement populaire pour la libération de l'Angola (MPLA), soutenu par l'URSS. Mais le Portugal d'extrême droite était membre fondateur de l'OTAN. Par conséquent, comme Roberto l'a expliqué lui-même plus tard à un chercheur suédois :
« Nous n'avons pas pu recevoir d'aide des pays occidentaux, à cause de l'OTAN et des relations avec le Portugal. Nous n'avions aucun soutien. Le peu de soutien sur lequel nous pouvions compter provenait de pays africains et arabes, comme la Tunisie. Et Israël, qui était très important pour nous. Le gouvernement israélien nous a aidé à cette époque.
Tor Sellström : Avec des armes ?
Holden Roberto : Avec des armes. C'était avec l'aide de Golda Meir. »
Deuxièmement, Frantz Fanon, qui avait encouragé Roberto à lancer la lutte armée, a commenté les événements angolais dans le chapitre intitulé « Grandeur et faiblesses de la spontanéité » de son célèbre livre de 1961 Les Damnés de la Terre dans les termes suivants :
« On se souvient que, le 15 mars 1961, les paysans angolais se sont lancés par groupe de deux ou trois mille contre les positions portugaises. Hommes, femmes et enfants, armés ou non armés, avec leur courage, leur enthousiasme, se sont rués en masses compactes et par vagues successives sur des régions où dominaient le colon, le soldat et le drapeau portugais. Des villages, des aérodromes ont été encerclés et ont subi des assauts multiples, mais aussi des milliers d'Angolais ont été fauchés par la mitraille colonialiste. Il n'a pas fallu longtemps aux chefs de l'insurrection angolaise pour comprendre qu'ils devaient trouver autre chose s'ils voulaient réellement libérer leur pays. Aussi, depuis quelques mois, le leader angolais Holden Roberto a-t-il réorganisé l'Armée nationale angolaise en tenant compte des différentes guerres de libération et en utilisant les techniques de guérilla. »
Laquelle des deux séquences historiques suivantes ressemble le plus aux attentats anti-israéliens du 7 octobre menés par le Hamas et à l'offensive qui s'en est suivie, menée par le gouvernement israélien d'extrême droite : un massacre anti-juif commis par les nazis suivi de la destruction des Juifs européens perpétrée par les mêmes nazis ; ou le massacre anti-portugais commis par l'UPA et l'offensive qui s'en est suivie, menée par le gouvernement portugais d'extrême droite avec la complicité des États-Unis ?
Les Angolais menés par l'UPA le 15 mars étaient-ils principalement motivés par le racisme antiblanc ou par la haine de l'oppression coloniale portugaise ? De même, les Palestiniens menés par le Hamas le 7 octobre étaient-ils principalement motivés par l'antisémitisme ou par la haine de l'oppression coloniale israélienne ? Les réponses à ces questions devraient être évidentes pour quiconque n'est pas aveuglé par un racisme antipalestinien, anti-arabe ou antimusulman et par la « compassion narcissique » avec les Israéliens perçus comme blancs.
Gilbert Achcar, Professeur à l'École des études orientales et africaines (SOAS) de l'Université de Londres. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (2009) ; Le peuple veut : une exploration radicale du soulèvement arabe (2013) ; Symptômes morbides : la rechute du soulèvement arabe (2016) ; La Nouvelle Guerre froide. Etats-Unis, Russie et Chine, du Kosovo à l'Ukraine (2023).
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L’attaque israélienne reportée contre l’Iran

Israël achèvera la guerre génocidaire qu'il mène contre Gaza depuis six mois et demi, avant de diriger inexorablement ses efforts militaires contre l'Iran et son auxiliaire libanais, le Hezbollah. (Traduit de l'arabe.)
Tiré du blogue de l'auteur.
Gilbert Achcar
Professeur, SOAS, Université de Londres
Le gouvernement israélien s'est contenté d'une attaque très limitée sur le territoire iranien vendredi dernier – si limitée que la nature même de l'attaque a été entourée de mystère. Tandis que Téhéran certifiait que l'attaque impliquait uniquement de petits drones lancés depuis l'intérieur de l'Iran, des sources américaines ont affirmé qu'en plus de drones lancés afin de saturer les radars, l'attaque comprenait un à trois missiles lancés depuis un avion qui s'est approché de l'espace aérien iranien. Toutefois, les images satellite ont confirmé que la frappe a touché un système de défense aérienne dédié à la protection du réacteur d'enrichissement d'uranium de Natanz, réacteur le mieux protégé d'Iran, enfoui sous d'épaisses couches de béton et de sable, et considéré comme le lieu où se déroulent les préparatifs pour doter l'Iran en armes nucléaires. Autrement dit, Israël voulait transmettre au régime iranien le message qu'il peut pénétrer ses défenses aériennes et frapper ce réacteur stratégiquement important.
Le contraste était clair entre l'attaque iranienne massive contre l'État sioniste, avec son impact limité, et la « frappe chirurgicale » israélienne contre l'Iran. Téhéran avait lancé au moins 320 drones, missiles de croisière et missiles balistiques, parmi lesquels Israël avait initialement affirmé que seuls quatre missiles balistiques avaient frappé son territoire, ce qui représente pour ses défenses un taux de réussite de 99 %. Cependant, des sources américaines ont rapporté plus tard que neuf missiles avaient pénétré les défenses aériennes israéliennes, et non quatre seulement. Cela a amené un chercheur israélien interrogé par le journal israélien Maariv (17 avril 2024) à affirmer que le taux d'interception réel était de 84 %, étant donné qu'il doit être mesuré par rapport aux seuls missiles balistiques, la véritable source de danger, et parce que la moitié des missiles lancés par l'Iran, dont le nombre total est estimé à 110 par le même expert, sont tombés en Irak, en Syrie et en Jordanie (9 missiles constituent ainsi 16 pour cent des 55 missiles entrés dans l'espace aérien israélien selon l'estimation de l'expert).
Il convient de noter comment le même expert a terminé son entretien avec le journal israélien. Estimant que l'Iran a utilisé dans son attaque entre 10 et 15 pour cent de sa flotte de missiles capables d'atteindre le territoire israélien, il a affirmé que ces engins manquent de précision et ont un taux d'échec élevé, et a conclu qu'ils ne constituent pas une menace existentielle pour l'État sioniste, à moins qu'ils ne soient équipés de têtes nucléaires. C'est ce qui nous a fait affirmer précédemment que « la logique stratégique incite Téhéran à accélérer son acquisition de l'arme nucléaire et à le faire savoir une fois que ce sera fait, car c'est le moyen de dissuasion le plus efficace que l'Iran puisse acquérir ». En effet, pour la première fois jeudi dernier, un jour avant l'attaque israélienne, le général Ahmed Haq Talab, commandant de la Brigade de protection et de sécurité des installations nucléaires des Gardiens de la révolution iraniens, a déclaré que « si Israël tente d'utiliser la menace d'attaquer des installations nucléaires pour faire pression sur l'Iran, une révision de la doctrine nucléaire et un écart par rapport aux considérations annoncées précédemment sont probables » (Agence de presse iranienne Tasnim).
C'est la première fois que Téhéran affirme explicitement sa disposition à acquérir des armes nucléaires, après avoir souligné pendant des années que ses intentions dans le domaine nucléaire étaient uniquement pacifiques et qu'il considérait même les armes nucléaires comme religieusement illicites. Avant le général, le chef de l'Organisation iranienne de l'énergie atomique, Mohammad Eslami, avait déclaré en début d'année que « la dissuasion a été obtenue avec l'aide de Dieu », une déclaration qui a retenu l'attention des observateurs car le terme « dissuasion » est généralement utilisé pour décrire la fonction des armes nucléaires. Après avoir réaffirmé la position officielle, Eslami a ajouté : « Il ne s'agit pas d'un manque de capacités… Il ne faut pas sous-estimer ce que nous avons accompli en pensant que nous n'y sommes pas encore. » Le mois suivant, son prédécesseur à la tête de l'OIEA, Ali Akbar Salehi, déclarait que l'Iran possédait les composants des armes nucléaires et qu'il n'aurait besoin que de les assembler s'il le voulait. Alors que les sources américaines reconnaissent que Téhéran dispose désormais de suffisamment d'uranium enrichi pour pouvoir produire en quelques jours du combustible de qualité militaire pour au moins trois bombes nucléaires, elles ajoutent que l'Iran aurait besoin de quelques mois pour fabriquer des bombes et d'environ deux ans pour parvenir à équiper des missiles de têtes nucléaires.
Cependant, il est probable que ces estimations, répétées par les sources américaines depuis un certain temps déjà, visent à rassurer les alliés israéliens et éviter qu'ils ne fassent pression sur Washington pour qu'il entreprenne une action militaire, ou n'agissent eux-mêmes, entraînant ainsi Washington dans une guerre régionale à un moment qu'il n'a pas choisi. Les milieux du renseignement israélien contestent constamment les estimations américaines. Ils ont raison dans leurs craintes, car l'Iran a développé des missiles balistiques à longue portée d'un type que seuls les pays dotés d'armes nucléaires possèdent, et il a certainement plus de savoir-faire technologique que le Pakistan n'en avait lorsqu'il s'est doté d'armes nucléaires il y a un quart de siècle, sans parler de la coopération militaire actuelle entre l'Iran, d'une part, et la Corée du Nord et la Russie, d'autre part, toutes deux dotées de l'arme nucléaire. Il suffit en outre que l'Iran possède un ou deux missiles nucléaires pour avoir une pleine capacité de dissuasion contre l'État sioniste, compte tenu de la petite superficie de ce dernier.
Le message qu'Israël a envoyé à l'Iran vendredi dernier n'est donc rien d'autre que la menace d'une action de bien plus grande envergure. Le gouvernement Netanyahu a choisi de reporter la date d'une frappe à grande échelle visant à neutraliser les capacités nucléaires de l'Iran, conformément au souhait de Washington et pour des considérations économiques et militaires connexes. En effet, Israël a besoin de l'aide américaine pour remplacer le matériel utilisé pour faire face à l'attaque iranienne dans la nuit du 13 au 14 avril, et les États-Unis eux-mêmes doivent remplacer ce que leurs forces locales ont utilisé pour défendre leur allié israélien le même soir. Ces deux reconstitutions de stocks sont en effet deux dispositions des crédits supplémentaires que la Chambre des représentants américaine a approuvés samedi dernier, au lendemain de la frappe israélienne limitée. De plus, selon les médias américains et israéliens, le président américain Biden a donné le feu vert à Netanyahu pour l'offensive sur Rafah en échange du renoncement d'Israël à lancer une frappe majeure contre l'Iran pour le moment. Cela indique que l'État sioniste achèvera la guerre génocidaire qu'il mène contre Gaza depuis six mois et demi, avant de diriger inexorablement ses efforts militaires contre l'Iran et son auxiliaire libanais, le Hezbollah.
Traduction de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est paru le 23 avril en ligne et dans le numéro imprimé du 24 avril. Vous pouvez librement le reproduire en en indiquant la source avec le lien correspondant.
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Fabrication de la famine : Israël commet le crime de guerre de la famine dans la bande de Gaza

Au début du mois d'avril 2024, une frappe aérienne israélienne sur un convoi de la World Central Kitchen (WCK) qui s'apprêtait à livrer de l'aide humanitaire dans la bande de Gaza a tué sept travailleurs de l'organisation. WCK, qui joue un rôle clé dans les efforts d'aide humanitaire dans la bande de Gaza depuis le début de la guerre, a interrompu ses activités à la suite de l'incident. Plusieurs autres organisations ont également annoncé qu'elles suspendaient leurs activités dans la bande de Gaza parce qu'elles craignaient pour la vie de leurs travailleurs.
Tiré d'Europe solidaire sans frontière. Article publié à l'origine par B'Tselem.
L'assassinat des travailleurs humanitaires, dont six étaient des ressortissants étrangers, a suscité de vives critiques à l'égard d'Israël de la part de hauts responsables de la communauté internationale, en particulier du président américain Joe Biden. Dans une déclaration spéciale publiée par la Maison Blanche, le président Biden a affirmé qu'Israël ne faisait pas assez pour éviter de blesser les civils et les travailleurs humanitaires qui tentent d'apporter une aide « désespérément nécessaire » à la population affamée de la bande de Gaza, et qu'il ne s'agissait pas d'un « incident isolé ». Tout cela fait suite aux mesures provisoires prises par la Cour internationale de justice à la fin du mois de janvier, enjoignant à Israël d'autoriser l'entrée de l'aide humanitaire dans la bande de Gaza.
Répondant à la pression internationale, les responsables israéliens, y compris le porte-parole des FDI et la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires COGAT), se sont engagés à travailler à l'amélioration des conditions humanitaires dans la bande de Gaza, ont publié des chiffres à ce sujet et ont même annoncé la réouverture du point de passage d'Erez et l'augmentation du nombre de camions autorisés à entrer dans Gaza. Le porte-parole de l'IDF est allé jusqu'à annoncer à la presse étrangère « l'expansion des efforts pour faciliter l'aide humanitaire à Gaza ».
Il est trop tôt pour déterminer comment le changement de politique d'Israël affectera la réalité sur le terrain. Cependant, il est clair que c'est trop peu, trop tard, et qu'Israël est le principal responsable de la crise humanitaire qui, depuis le début de la guerre il y a environ six mois, s'est transformée en la catastrophe dont nous sommes témoins aujourd'hui. Pendant des mois, Israël a refusé de laisser entrer l'aide humanitaire par les points de passage terrestres situés sur son territoire, limitant ainsi la quantité d'aide qui pouvait entrer. Même lorsque, à la suite de pressions internationales, Israël a accepté de laisser entrer l'aide sur son territoire, les quantités étaient loin de répondre aux besoins de la population, et Israël s'est même abaissé jusqu'à essayer de donner une fausse image selon laquelle il n'y avait pas de crise alimentaire grave à Gaza. Le changement de politique actuel ne peut exonérer Israël de sa responsabilité dans la crise de la faim dans la bande de Gaza, et il est douteux que les « nouvelles mesures » qu'il a récemment annoncées – dont il est trop tôt pour analyser l'effet sur le terrain, dans la mesure où elles existent réellement – puissent répondre aux besoins actuels de la population civile de la bande de Gaza.
Dans ce document, nous examinons l'ampleur actuelle de la crise de la faim dans la bande de Gaza, ses conséquences à court et à long terme, le comportement d'Israël à cet égard et les implications juridiques de ce comportement. Nous nous appuyons sur les chiffres et les données les plus récents disponibles.
Sur la base de divers rapports d'organismes internationaux sur la situation à Gaza et des témoignages recueillis par les chercheurs de B'Tselem sur le terrain, nous concluons malheureusement que depuis des mois, Israël commet le crime de famine au regard du droit international dans la bande de Gaza.
L'état de la faim dans la bande de Gaza au cours des derniers mois
Le rapport de l'IPC, une initiative impliquant plus de 15 organisations internationales d'aide humanitaire dirigée par l'ONU et publiée fin mars, a déterminé que la bande de Gaza était au bord de la famine. Il s'agit de la phase 5 de l'IPC, ou classification intégrée des phases de sécurité alimentaire, la moitié des habitants de Gaza souffrant d'une insécurité alimentaire catastrophique. Selon la norme internationale reconnue, une région est en état de famine lorsqu'au moins 20% des ménages sont confrontés à des carences alimentaires extrêmes et qu'au moins 30% des enfants souffrent de malnutrition sévère.
Selon le rapport, en février et mars 2024, l'ensemble de la bande de Gaza se trouvait en phase 4 de l'échelle de la faim, certains ménages se trouvant déjà en phase 5 d'insécurité alimentaire aiguë : 55% des ménages dans le nord, 25% dans le centre de la bande de Gaza et 25% dans le sud. Le rapport prévoit que la situation se détériorera encore dans les mois à venir et que 70% des ménages dans le nord, 50% dans le centre de Gaza et 45% dans le sud atteindront la phase 5.
Des chiffres et des mises en garde similaires ont été publiés ces dernières semaines par l'Organisation mondiale de la santé, l'USAID, Human Rights Watch, le Programme alimentaire mondial, le Global Nutrition Cluster et d'autres responsables humanitaires internationaux. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), en mars 2024, 2,2 millions de personnes (près de 100% de la population) à Gaza étaient en situation d'insécurité alimentaire de phase 3 ou pire, 1,17 million étaient en phase 4 et près d'un demi-million de personnes étaient en situation d'insécurité alimentaire de phase 5, le niveau le plus élevé.
« Il n'y a ni eau ni nourriture ici. En fait, il n'y a rien ici. Il n'y a pas non plus de nourriture au marché – pas de conserves, de farine ou de riz. Il n'y a même plus d'orge. Parfois, nous parvenons à trouver des khubeiza qui poussent au bord de la route ou dans les champs et nous les cueillons. Si nous parvenons à trouver du carton ou du bois pour faire du feu, nous le faisons cuire dans de l'eau et nous le mangeons pendant un jour ou deux, ce qui nous permet au moins de mieux dormir la nuit. Nous avions l'habitude de manger de la khubeiza peut-être une fois par an, et maintenant c'est presque notre seule source de nourriture. Ces quatre derniers jours, nous n'avons pas dormi du tout tellement nous avions faim. Nous n'avons rien mangé. Nous n'avons pas pu trouver de nourriture. Je ne fais que chercher de la nourriture, tout le temps, et je n'arrête pas d'y penser la nuit non plus. Ici, dans le camp, tout le monde est pâle de faim et tient à peine sur ses jambes. »
Khamis al-A'araj, 52 ans, camp de déplacés d'al-Falujah. Lire le témoignage complet ici.
Début avril, Samantha Power, qui dirige l'Agence américaine pour le développement international (USAID), a estimé que la famine sévissait déjà dans le nord de la bande de Gaza. Cette évaluation a été faite lors d'une audition de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants des États-Unis. C'est la première fois qu'un fonctionnaire américain déclare que la famine est déjà présente à Gaza, après des mois d'avertissements sur l'escalade de la crise de la faim.
De nombreux fonctionnaires font état de l'impact sur le terrain. Les équipes médicales internationales qui ont visité l'hôpital Kamal Adwan, le seul établissement médical du nord de la bande de Gaza spécialisé en pédiatrie, ont fait état d'une véritable catastrophe humanitaire. Le directeur général de l'Organisation mondiale de la santé a déclaré que 10 enfants étaient morts à l'hôpital à cause de la faim. L'OCHA a indiqué que 32 personnes, dont 28 enfants, sont mortes de malnutrition ou de déshydratation depuis le début de la guerre dans la bande de Gaza. Il a également été rapporté qu'environ 16% des enfants de moins de deux ans dans le nord de Gaza souffrent de malnutrition sévère, et 5% à Rafah. L'Organisation mondiale de la santé a également déclaré que tous les ménages de Gaza « sautent » des repas en raison de la grave pénurie alimentaire, les adultes se retenant de manger pour que leurs enfants puissent le faire. Le rapport sur la situation humanitaire publié par le Fonds des Nations unies pour l'enfance (UNICEF) indique que, dans la semaine du 29 février au 6 mars, la ligne d'urgence de l'UNICEF a reçu plus de 1 000 appels concernant des pénuries alimentaires ou la faim, principalement dans le nord de la bande de Gaza.
« Yazan est né avec une maladie musculaire et a été traité dans des hôpitaux de Gaza et de Jérusalem. Au cours des quatre dernières années, il a bénéficié d'une physiothérapie et d'un régime alimentaire spécial, ce qui lui a permis d'avoir une vie normale. […] Nous ne pouvions pas fournir à Yazan la nourriture dont il avait besoin – ni œufs, ni fruits, ni légumes. Il n'y en avait pratiquement pas et ce qui était disponible, nous ne pouvions pas l'acheter. Il n'y a pas eu beaucoup d'aide sur place. Ils ont surtout distribué des conserves et des céréales. En dehors de cela, nous avions surtout du pain et du thé. À l'heure du déjeuner, nous lui préparions de la bouillie de semoule, et comme il était impossible de se procurer du lait frais, nous utilisions du lait en poudre. Parfois, j'allais jusqu'à Rafah pour chercher de la semoule pour lui, et quand je n'en trouvais pas, je lui achetais du halva. Nous ne pouvions pas non plus obtenir les médicaments qu'il prenait avant la guerre, et il n'a évidemment pas bénéficié de physiothérapie. Il n'y avait ni eau ni électricité et c'était sale. Tous nos enfants avaient des maux d'estomac à cause de la mauvaise alimentation.
Yazan pesait 15 kilos avant la guerre et perdait rapidement du poids. Nous avons décidé de déménager à Rafah il y a 35 jours, dans l'espoir de trouver des médicaments et des aliments plus sains pour lui, ainsi qu'un environnement plus propre. […] Mais même à Rafah, nous ne pouvions pas fournir à Yazan des médicaments ou de la nourriture appropriée et son état continuait à empirer. Je l'ai emmené à l'hôpital Abu Yusef a-Najar. Les médecins l'ont examiné et ont dit qu'il devait être hospitalisé pour malnutrition et perte de poids sévère. Il avait également des mucosités dans la poitrine. Ils l'ont nourri par voie intraveineuse et l'ont mis sous inhalation et oxygène, mais son état n'a cessé d'empirer.
Le 2 mars 2024, je lui ai apporté des vêtements propres. Lorsque nous l'avons habillé, je l'ai regardé et mon cœur s'est brisé. Il n'avait plus que la peau sur les os. Il ne pesait plus que la moitié de son poids.
Le 3 mars, à 4 heures du matin, ma femme m'a appelé pour me dire que Yazan était décédé. Je suis allé immédiatement à l'hôpital. Je l'ai pris dans mes bras.
Sharif al-Kafarneh, 31 ans, camp de déplacés à Rafah. Lire le témoignage complet ici.
Une équipe médicale d'urgence composée de volontaires de plusieurs organisations humanitaires du monde entier a signalé des patients mourant d'infections dues à la malnutrition aiguë. Les travailleurs et les travailleuses humanitaires qui arrivent dans les hôpitaux de la bande de Gaza rencontrent des équipes médicales épuisées et affamées qui ont désespérément besoin de nourriture et d'eau. Les patient·es des hôpitaux – des personnes souffrant de maladies chroniques telles que le cancer ou le diabète, des personnes se remettant de blessures graves, d'opérations chirurgicales et de la perte de membres due aux combats, ainsi que des femmes ayant récemment accouché et des nouveau-nés – souffrent tous de la faim, ce qui entrave leur rétablissement.
Le président du Conseil national de sécurité alimentaire d'Israël, le professeur Roni Strier, s'est récemment exprimé sur l'état de la sécurité alimentaire à Gaza :
« Il existe de solides témoignages d'organisations internationales avec lesquelles nous travaillons en permanence, telles que la Banque mondiale, l'Organisation mondiale de la santé et le Programme alimentaire mondial, ainsi que de diverses institutions telles que les organisations d'aide internationale et la presse mondiale, qui attestent de l'exceptionnelle catastrophe humanitaire, notamment de la faim extrême de la population locale. »
L'impact de la faim sur la santé de la population
La malnutrition peut accroître la vulnérabilité aux maladies et aux infections, en particulier chez les enfants, ainsi que le risque de décès [1] ; elle prolonge considérablement le temps de guérison des maladies et des blessures existantes et augmente le risque d'effets à long terme sur la santé. Le taux de mortalité des enfants de Gaza est déjà élevé en raison de la combinaison de la malnutrition et des maladies existantes.
« Nous sommes neuf dans la tente, sans eau, sans électricité, sans médicaments et presque sans nourriture. La vie ici ressemble à un désastre. Nous vivons dans le désert, dans des conditions impropres à l'habitation humaine. Il est difficile d'obtenir de l'eau potable ou même de l'eau pour le nettoyage. Il n'y a pas moyen de se laver, et nous ne faisons pas de lessive non plus. Nous avons très froid car nous n'avons pas de vêtements chauds. Il y a des insectes partout ici – des moustiques et des mouches, et des reptiles aussi. Nous avons tous perdu beaucoup de poids et nous nous sentons toujours faibles et épuisés. Nous dormons à peine la nuit.
Nos enfants ont des problèmes de santé. Kinan souffre d'une carence en calcium et doit recevoir une injection une fois par mois. Je n'ai réussi à faire les injections que deux fois pendant la guerre, parce qu'elles coûtent 30 shekels ( USD 8) par mois et que nous ne pouvons même pas nous le permettre. [Muhammad est atteint d'une hépatite incurable. Il a besoin d'un régime alimentaire sain, mais nous ne pouvons pas le lui fournir. »
Fatimah Baker, 37 ans, camp de déplacés à Rafah. Lire le témoignage complet ici.
Outre ses effets dévastateurs à court terme, la faim a des conséquences funestes à long terme. La malnutrition et ses effets secondaires ont des conséquences considérables sur le développement neurologique et cognitif des enfants, en particulier au cours des deux premières années de leur vie. Les bébés qui naissent avec une insuffisance pondérale et les enfants qui souffrent de malnutrition ont un quotient intellectuel inférieur, et leurs performances et résultats scolaires sont moindres. La faim contribue également de manière significative à l'augmentation des problèmes comportementaux et psychologiques chez les enfants.
En outre, la malnutrition au cours des premières années de la vie interfère avec le développement du système musculo-squelettique, ainsi qu'avec le développement des bactéries intestinales, dont l'absence augmente le risque de maladies chroniques à un âge avancé. La malnutrition pendant la grossesse entrave le développement cognitif et augmente le risque de diabète et d'obésité plus tard dans la vie. La faim et la malnutrition peuvent même contribuer au développement de troubles de la santé chez les générations futures, y compris, entre autres, les maladies cardiovasculaires, le diabète, l'obésité et une tendance accrue à transmettre des maladies infectieuses et des infections, telles que la tuberculose [2].
Difficultés d'acheminement et de distribution de l'aide humanitaire
Après six mois de combats et de bombardements incessants (qui font suite à des années de blocus et d'opérations militaires fréquentes), il est pratiquement impossible de cultiver des aliments ou de produire des aliments à base de produits locaux. Une grande partie des zones agricoles de Gaza ont été détruites par les bombardements, et celles qui restent constituent toujours un risque pour les agriculteurs et agricultrices palestiniennes car elles sont exposées aux tirs d'obus. Toutes les branches du secteur de la production alimentaire ont été lourdement endommagées et les destructions massives causées par les bombardements israéliens ont presque complètement mis hors service les usines de production alimentaire, les boulangeries, les entrepôts alimentaires et les marchés. En outre, les centaines de milliers de personnes déplacées de leurs maisons ont peu ou pas d'accès à l'eau courante et aux fournitures et provisions nécessaires à la cuisine.
Les témoignages donnés à B'Tselem indiquent que le prix de la nourriture et des autres articles encore disponibles dans la bande de Gaza a augmenté de centaines de pour cent ou plus, entraînant des coûts exorbitants que la grande majorité de la population ne peut pas se permettre. Dans ce contexte choquant, les posts répétés de la Coordination israélienne des activités gouvernementales dans les territoires COGAT) montrant des photos de stands débordant de nourriture à Gaza sont révoltants. Au vu des prix de ces stands, décrits dans les témoignages, il s'agit clairement d'une tentative de l'armée israélienne de faire croire qu'il y a suffisamment de nourriture à Gaza, alors que la réalité est tout autre.
« Un sac de farine qui coûtait 30 shekels ( 8 USD) avant la guerre est passé à 600 shekels ( 168 USD). Nous devions nous contenter d'un repas par jour et il y avait des jours où nous ne mangions pas du tout. Parfois, les voisins nous donnaient de l'eau et de la nourriture. Il était également très dangereux de sortir pour s'approvisionner en nourriture à cause des tirs et des bombardements. […] Une fois tous les 10 à 15 jours, nous recevons de l'eau, et parfois, il est possible d'obtenir de la farine et de faire du pain pita, mais la plupart du temps, nous n'avons vraiment rien à manger. Au cours du dernier mois, nous avons eu moins d'un repas par jour. À cause de la faim, ma femme peut à peine allaiter notre fils de neuf mois, Yamen, et le lait maternisé est introuvable. Il y a peu, nous avons réussi à acheter un kilo de dattes pour 40 NIS ( X USD), ce qui nous a permis de survivre. Nous vivons de ce que nous parvenons à obtenir – un peu de riz, un peu de maïs que nous avons moulu, et aussi de l'orge, qui est destiné à nourrir les animaux de la ferme. Le prix de l'orge s'est également envolé. Aujourd'hui, même l'orge est épuisé et les gens ont commencé à moudre de la nourriture pour oiseaux et lapins. Mais il n'y en a pas beaucoup non plus. Il n'y a pas de nourriture pour les humains ni pour les animaux ».
Ibrahim a-Ghandur, 38 ans, Gaza City. Lire le témoignage complet ici.
Pour se procurer de la nourriture, les habitant·es de la bande de Gaza dépendent aujourd'hui presque entièrement de l'aide fournie par les États et les organisations internationales. Cependant, les camions d'aide passent par un processus long et ardu avant d'atteindre leur destination à l'intérieur de Gaza. La plupart des fournitures d'aide sont stockées à Al-Arish, en Égypte. De là, elles sont transportées à Gaza dans des camions via l'un des deux seuls points de passage, tous deux situés dans le sud de la bande de Gaza. L'accès à ces points de passage est difficile et prend du temps, avec de nombreux arrêts en cours de route. La cargaison des camions est contrôlée plusieurs fois, généralement à la fois au point de passage de Rafah et à Nitzana ou à Kerem Shalom, ce qui entraîne des retards importants. La cargaison est déchargée aux points de passage, puis chargée dans d'autres camions et acheminée vers des installations de stockage à l'intérieur de la bande de Gaza. De là, l'aide est distribuée dans différentes parties de Gaza, en coordination avec Israël. En raison des restrictions imposées par Israël et des graves dommages causés aux infrastructures par les bombardements israéliens, seule une fraction de l'aide atteint le nord de la bande de Gaza, où, comme le montrent les chiffres, la situation humanitaire en général, et la faim en particulier, sont particulièrement graves.
En raison des nombreux obstacles aux efforts d'aide humanitaire sur le terrain, les initiatives et les plans d'acheminement de l'aide par voie aérienne et maritime ont pris de l'ampleur. Outre le corridor d'aide maritime établi au large des côtes de Gaza, neuf pays (Jordanie, Égypte, États-Unis, Émirats arabes unis, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, France et Singapour) ont reçu, début avril, l'autorisation de larguer de l'aide à partir d'avions-cargos survolant la bande de Gaza. Ces solutions permettent de contourner la lourdeur de la bureaucratie israélienne, mais les experts estiment qu'elles sont lentes, coûteuses et très limitées en quantité par rapport à l'aide acheminée par camion. L'aide acheminée par avion a également causé des dommages et des blessures, tuant cinq personnes depuis le début du mois de mars, selon les médias palestiniens.
Comme si la myriade d'obstacles qu'Israël dresse sur le chemin de la réponse humanitaire à la crise qu'il a créée ne suffisait pas, Israël rend également difficile la distribution efficace de l'aide à la population, qui lutte pour survivre. Par exemple, malgré le rôle essentiel joué par l'Office de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA) dans la collecte et la distribution de l'aide, depuis le début des hostilités, Israël a pris des mesures pour restreindre les opérations de l'UNRWA et même pour l'expulser de la bande de Gaza, parce que certains de ses employés auraient participé à l'attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre. Ces mesures sont prises en dépit du fait qu'aucun autre organisme ne peut assumer les nombreux rôles civils et humanitaires de l'agence.
L'UNRWA et un grand nombre d'organisations d'aide humanitaire de premier plan affirment que depuis de nombreux mois, Israël ne respecte pas ses obligations légales et morales et ne fournit en pratique qu'une aide nutritionnelle limitée et réduite qui est loin de répondre à l'ampleur actuelle de la faim. Les chiffres de la faim croissante dans la bande de Gaza corroborent ces affirmations. En mars, Josep Borrell, chef de la politique étrangère de l'UE, a déclaré qu'Israël provoquait la faim et utilisait la famine comme méthode de guerre. Israël refuse également d'accorder des visas aux travailleurs humanitaires qui cherchent à se rendre à Gaza et se vante même de refuser les demandes.
L'État d'Israël, pour sa part, rejette sa responsabilité dans la situation, affirmant notamment que le Hamas est responsable de la perturbation des convois d'aide et du vol de l'aide. Que ces affirmations soient fondées ou non, Israël reste responsable de prendre toutes les mesures nécessaires pour répondre aux besoins humanitaires de la population occupée.
« Notre situation est très difficile. Nous dépendons maintenant entièrement de la charité, mais il n'y a pas assez de nourriture. Les seules choses que l'on peut acheter ici sont des conserves et des céréales qui coûtent très cher. Il n'y a rien de sain à manger. Cela fait des mois que nous n'avons pas mangé de légumes ni de fruits. Ils sont très rares et chers. La viande est hors de question. Je me souviens à peine de ce à quoi elle ressemble. Lorsque la viande arrive dans les magasins, elle coûte 120 shekels ( 32 USD) le kilo. Les œufs sont également rares et coûtent 100 shekels le paquet ».
Hanan Abu Rabi', 30 ans, camp de personnes déplacées à Rafah. Lire le témoignage complet ici.
Les envois d'aide qui parviennent à surmonter les nombreux obstacles, y compris ceux imposés par Israël, se heurtent parfois à la machine de guerre israélienne, qui continue d'opérer à Gaza. À la mi-mars, le ministère palestinien de la santé a déclaré qu'au moins 21 personnes avaient été tuées et 150 blessées par les tirs des FDI alors qu'elles se pressaient sur la place Koweït, à Gaza, pour recevoir de l'aide. Un incident similaire s'est produit plus tôt, fin février, lorsque plus de 100 personnes ont été tuées et plus de 700 blessées lorsque des milliers de personnes ont pris d'assaut des camions d'aide arrivant dans la rue a-Rashid dans la ville de Gaza. Israël a affirmé que la plupart des décès étaient dus aux camions eux-mêmes et à la foule, et que les troupes avaient respecté les règles relatives aux tirs à découvert. Le ministère palestinien de la santé, quant à lui, a déclaré que les tirs étaient à l'origine d'un grand nombre de blessures. Les témoignages reçus par B'Tselem vont dans le même sens.
« Mais ce qui s'est passé sur la place a-Nabulsi le 29 février 2024 est quelque chose que je n'oublierai jamais. J'y suis allé avec des milliers d'autres personnes pour chercher des sacs de farine, et lorsque nous nous sommes approchés des camions, nous avons essuyé des tirs massifs. De nombreuses personnes ont été blessées par les tirs, et certaines ont été tuées. C'était un spectacle choquant. Horrible. Le sang s'est infiltré dans la farine et l'expression « pain trempé dans le sang » est devenue une réalité.
Les gens n'y allaient que pour chercher de la nourriture pour leur famille. Certains sont revenus blessés, d'autres ne sont pas revenus du tout. Tout ce que je veux, c'est survivre à la faim qui nous tue tous dans le nord de Gaza. Au moins, sauvez les enfants, qui meurent de faim ici depuis si longtemps. »
Ahmad Abu Ful, 40 ans, camp de réfugiés de Jabalya. Lire le témoignage complet ici.
Le crime de guerre qu'est la famine
Le droit international des droits de l'homme contient une interdiction générale de la famine. Il interdit notamment aux États de prendre des mesures qui auraient pour effet de priver des personnes de l'accès à la nourriture, même lorsqu'elles vivent en dehors du territoire de l'État [3].
L'interdiction d'utiliser la famine comme méthode de guerre découle de l'obligation générale, énoncée dans le droit de la guerre, de protéger la population civile en temps de guerre et de l'interdiction qui en découle de porter atteinte aux biens nécessaires à la survie de la population [4].
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) prévoit une interdiction pénale concrète de la famine. La privation de nourriture des civils en tant que méthode de guerre est définie dans le Statut comme un crime de guerre, qui relève de la compétence de la CPI en matière d'enquête et de poursuites.
Le Statut de Rome définit le crime de famine comme suit :
« Le fait d'utiliser intentionnellement la famine comme méthode de guerre en privant des civils d'objets indispensables à leur survie, y compris en entravant délibérément l'acheminement des secours… ».
(Statut de Rome de la CPI, art. 8(2)(b)(xxv))
L'infraction comporte quatre éléments : le comportement, l'intention, le contexte et la conscience du contexte. Si ces quatre éléments sont réunis, le crime a été commis. Ci-dessous, nous examinons brièvement les quatre éléments par rapport à ce que nous savons des actions d'Israël dans la bande de Gaza au cours des derniers mois.
Le comportement interdit consiste à priver la population d'objets indispensables à sa survie (ou à lui en fournir délibérément des quantités insuffisantes). Les objets nécessaires à la survie peuvent être divers et inclure différents éléments, en fonction des circonstances spécifiques. Les actions qui ont un impact indirect sur l'accès aux objets nécessaires à la survie peuvent également être considérées comme de la famine, lorsque le résultat contribue à empêcher l'accès à ces objets.
Comme nous l'avons vu, depuis de nombreux mois, Israël empêche l'aide humanitaire nécessaire, notamment la nourriture et les médicaments, d'entrer dans la bande de Gaza et en particulier dans le nord de la bande de Gaza. La destruction qu'Israël a semée pendant les combats a pratiquement réduit à néant la capacité de cultiver localement des denrées alimentaires ou de s'en procurer pour la production. Dans ces conditions, le régime alimentaire de la population dépend presque entièrement de l'aide extérieure, qui est contrôlée par Israël. Comme décrit ci-dessus, Israël manque à ses obligations à cet égard en n'autorisant pas l'entrée d'une aide suffisante dans la bande de Gaza et en ne garantissant pas l'arrivée en toute sécurité de l'aide à destination, même dans les zones qu'il dit être sous son contrôle.
Le deuxième élément est l'utilisation intentionnelle de la famine comme méthode de guerre, c'est-à-dire pour obtenir un avantage militaire ou affaiblir l'ennemi. L'interdiction s'applique aux comportements dont on sait qu'ils provoquent la famine et qui sont destinés à servir l'effort de guerre. Par conséquent, il n'est pas nécessaire qu'un résultat (comme la mort de civils ou une malnutrition massive) découle directement du comportement qui relève de la définition de la famine.
L'intention d'Israël d'utiliser la famine pour obtenir un avantage militaire se reflète dans les déclarations de hauts responsables politiques et de commandants militaires, selon lesquelles le fait de priver les habitant·es de nourriture et d'eau fait partie des méthodes de guerre d'Israël dans la bande de Gaza. Par exemple, le ministre de la défense Yoav Gallant, membre du cabinet de guerre, qui est la plus haute instance dirigeant la politique d'Israël dans sa guerre à Gaza, a explicitement déclaré que le fait de priver les habitant·es d'eau et de nourriture faisait partie des combats : « Nous imposons un siège total à la ville de Gaza. Il n'y a pas d'électricité, pas de nourriture, pas d'eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons des bêtes et nous agissons en conséquence ». Le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a établi un lien entre les efforts déployés pour libérer les otages israéliens et le fait d'empêcher l'aide humanitaire d'entrer dans la bande de Gaza : « Tant que le Hamas refusera de libérer les otages qu'il détient, seules des centaines de tonnes d'explosifs de l'armée de l'air devraient entrer à Gaza, et pas un gramme d'aide humanitaire. » Le ministre des affaires étrangères, Yisrael Katz, a déclaré :
« Pendant des années, nous avons fourni à Gaza de l'électricité, de l'eau et du carburant. Au lieu de nous remercier, ils ont envoyé des milliers de bêtes pour massacrer, violer et kidnapper des bébés, des femmes et des personnes âgées. C'est pourquoi nous avons décidé d'arrêter l'approvisionnement en eau, en électricité et en carburant, et maintenant leur centrale électrique locale s'est effondrée et il n'y a plus d'électricité à Gaza. Nous continuerons à renforcer le siège jusqu'à ce que la menace que le Hamas fait peser sur Israël et sur le monde soit écartée. Le passé ne sera pas l'avenir ».
Quant à la conscience qu'a Israël que ses actions provoquent la famine, il ne fait aucun doute que les responsables israéliens sont conscients de la faim qui se développe dans la bande de Gaza et en particulier dans le nord, que le Premier ministre Netanyahou dit avoir été « conquis » par Israël. Cette prise de conscience est le résultat de nombreux rapports et chiffres publiés par des organismes internationaux, ainsi que d'un recours devant la Cour suprême israélienne déposé par plusieurs organisations israéliennes de défense des droits de l'homme, Gisha en tête. En outre, Israël impose un blocus à Gaza depuis des années et, dans le cadre de cette politique, s'est attaqué aux « besoins économiques » de Gaza, c'est-à-dire au calcul des besoins minimaux nécessaires à la subsistance de la population.
Le crime doit être commis dans le cadre d'un conflit armé international. Il est incontestable que les combats dans la bande de Gaza constituent un conflit armé international.
L'auteur du crime doit être conscient du contexte et des circonstances qui constituent un tel conflit. À cet égard, il est également incontestable que les responsables israéliens sont conscients de l'existence d'un conflit armé, étant donné qu'une guerre a été déclarée.
L'examen des éléments qui font de la famine un crime de guerre au regard du droit pénal international – à la lumière des informations dont dispose B'Tselem à partir des rapports de divers organismes internationaux et des témoignages recueillis par nos enquêteurs sur le terrain – montre qu'Israël commet ce crime de guerre depuis des mois.
Nous rappelons qu'en vertu du droit international, les crimes graves considérés comme des crimes de guerre, tels que la famine, peuvent engager la responsabilité individuelle de leurs auteurs. L'article 27 du Statut de Rome stipule que la responsabilité personnelle s'applique indépendamment de la qualité officielle, telle que celle de chef d'État, ou de toute immunité dont une personne pourrait bénéficier en vertu d'un poste ministériel ou de toute autre fonction.
L'article 28 du Statut de Rome stipule la responsabilité personnelle des chefs militaires et des supérieurs civils effectifs.
« Un chef militaire ou une personne faisant effectivement fonction de chef militaire est pénalement responsable des crimes relevant de la compétence de la Cour commis par des forces placées sous son commandement et son contrôle effectifs, ou sous son autorité et son contrôle effectifs, selon le cas, du fait qu'il n'a pas exercé le contrôle voulu sur ces forces ».
Cette responsabilité s'applique aux commandants dans l'un des trois cas suivants : (1) le commandant en tant qu'auteur direct de l'infraction, (2) le commandant ayant ordonné la commission de l'infraction, (3) le commandant en tant que complice de l'infraction.
Le nombre de hauts responsables de Tsahal et d'institutions publiques qui ont pris part au refus d'apporter une aide humanitaire adéquate aux habitants de Gaza au cours des derniers mois est important, et nombre d'entre eux étaient vraisemblablement conscients de leurs actes et de leurs conséquences. Les remarques faites par le colonel Yogev Bar-Sheshet, chef adjoint de l'administration civile, lors d'une interview télévisée depuis l'intérieur de la bande de Gaza, prouvent que les forces sur le terrain sont conscientes de la destruction généralisée d'objets nécessaires à la survie : « Il n'est pas rentable de faire du mal à notre peuple. Tel est le message. Il n'y a plus rien là-bas. Ceux qui reviendront ici, s'ils reviennent après, trouveront de la terre brûlée. Pas de maisons. Pas d'agriculture. Ils n'ont pas d'avenir. »
Conclusion
« La guerre actuelle contre les assassins du Hamas est un nouveau chapitre de l'histoire de notre résilience nationale à travers les générations. Souvenez-vous de ce qu'Amalek vous a fait ». C'est ce qu'a écrit Binyamin Netanyahou dans un message aux soldats israéliens le 3 novembre 2023, dans un sifflement de chien que toute personne ayant suivi le système éducatif israélien reconnaîtra comme signifiant une réponse à une attaque d'une manière qui effacerait tout souvenir de cette nation, femmes et enfants compris. Lorsque la lutte contre le Hamas est comparée à la guerre contre Amalek, la conclusion est claire : l'ordre est d'anéantir Gaza.
Israël opère depuis sept mois dans cet esprit, et il y parvient : des villes réduites à l'état de ruines, un nombre insondable de morts, un système de santé dysfonctionnel et un avenir incertain. Poussé par une soif de vengeance pour les crimes commis par le Hamas le 7 octobre, Israël ignore toute norme morale fondamentale et viole grossièrement ses obligations en vertu du droit international.
Parmi la multitude de mesures inacceptables auxquelles Israël a recours, affamer la population de Gaza est particulièrement horrible. Depuis des mois, Israël poursuit une politique de blocus total, de destruction complète des possibilités de production alimentaire locale par l'agriculture ou la pêche, et de restriction de l'acheminement de l'aide. Le résultat de cette politique est que des millions de personnes meurent de faim.
La grave famine qui s'est installée ces derniers mois dans la bande de Gaza n'est pas le fruit du hasard, mais le produit d'une politique israélienne délibérée et consciente. Elle a été ouvertement déclarée par les décideurs, y compris un membre du cabinet de guerre israélien, dès le début de la guerre. Au cours des années de blocus de Gaza, Israël a étudié la quantité de nourriture dont les habitant·es de Gaza ont besoin pour survivre. Israël a élaboré des formules mathématiques et des tableaux caloriques à cette fin. Cela signifie qu'Israël est entré en guerre en connaissant parfaitement les besoins de la population de Gaza et qu'il a délibérément choisi de les lui refuser.
Pousser des centaines de milliers de personnes à la famine et utiliser la famine comme méthode de guerre exige une déshumanisation totale. Malheureusement, la déshumanisation des Palestiniens·ne aux yeux des Israélien·nes s'est accélérée au cours des derniers mois.
Nous espérons que la mise en évidence des implications destructrices de cette politique, ainsi que la responsabilité personnelle des hommes politiques impliqués dans la prise de décision et des commandants militaires chargés de les mettre en œuvre, amèneront Israël à comprendre ce qui devrait être évident : la famine ne peut jamais être utilisée comme méthode de guerre. Affamer une population est un crime. La tache morale, ainsi que la responsabilité criminelle créées par la conduite israélienne de ces derniers mois, ne peuvent être effacées.
B'Tselem
Pour les témoignages complets figurant dans ce document et d'autres témoignages provenant de la bande de Gaza, voir le blog Voices from Gaza sur le site web de B'Tselem.
Notes
[1] Fenêtres de vulnérabilité : Consequences of Exposure Timing during the Dutch Hunger Winter, septembre 2022 ; Organisation mondiale de la santé. La famine à Gaza est imminente, avec des conséquences immédiates et à long terme sur la santé, mars 2024 ; UNICEF. Les enfants de Gaza ont besoin d'une aide vitale
[2] Historic famine leaves multiple generations vulnerable to infectious disease, Université de Californie, Berkeley, octobre 2020.
[3] Article 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948) ; art. 2(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) ; Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale n° 12 (1999), paragraphe 36.
[4] Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I) (1977), Art. 54, intitulé : « Protection des biens indispensables à la survie de la population civile » ; Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II) (1977), Art. 14, intitulé : « Protection des biens indispensables à la survie de la population civile ».
Le régime israélien d'apartheid et d'occupation est inextricablement lié aux violations des droits de l'homme. B'Tselem s'efforce de mettre fin à ce régime, car c'est la seule façon d'avancer vers un avenir où les droits de l'homme, la démocratie, la liberté et l'égalité seront garantis à toutes les personnes, tant palestiniennes qu'israéliennes, vivant entre le Jourdain et la mer Méditerranée.
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Informations insistantes sur des mandats d’arrêt de la CPI : Netanyahu met en garde contre « un précédent dangereux »

Réagissant aux informations persistantes sur des mandats d'arrêt imminents délivrés par la Cour pénale internationale (CPI) contre lui et plusieurs dirigeants politiques et sécuritaires israéliens, le Premier ministre de l'Etat hébreu, Benyamin Netanyahu, met en garde en disant : « Sous ma direction, Israël n'acceptera jamais une tentative, de la part de la CPI, de saper le droit fondamental du pays à se défendre (…). »
Tiré d'El Watan.
Alors que des informations persistantes sur l'imminence du lancement de mandats d'arrêt internationaux par la Cour pénale internationale (CPI) contre les dirigeants israéliens, le Premier ministre de l'Etat hébreux, Benyamin Netanyahu, sort de sa réserve pour avertir, dans un message publié sur Telegram, que « toute décision n'aurait aucun effet sur les actions entreprises par Israël, mais pourrait être un précédent dangereux ».
Le Premier ministre a lancé une véritable mise en garde en déclarant : « Sous ma direction, Israël n'acceptera jamais une tentative, de la part de la Cour pénale internationale, de saper le droit fondamental du pays à se défendre (…). » Et d'ajouter : « Alors que les décisions prises par la Cour, à La Haye, n'affecteront pas les actions qui sont celles d'Israël, elles viendront établir un précédent dangereux qui menace à la fois les soldats et les personnalités publiques. »
La déclaration de Netanyahu est intervenue juste après la publication, par la Chaîne 12, l'une des chaînes d'information les plus suivies en Israël, faisant état « d'inquiétudes de plus en plus » pesantes « de la possibilité que des mandats d'arrêt soient émis par la CPI à l'encontre de Netanyahu, de son ministre de la Défense, Gantz Gallant, ainsi que son chef d'état-major, Herzi Helvi, et d'autres hauts responsables politiques et sécuritaires, pour des violations présumées du droit international à Ghaza ».
Le média avait également révélé que ces informations ont fait l'objet d'« une discussion en toute urgence » au niveau du bureau du Premier ministre israélien, sans pour autant donner plus de détails.
Même s'il n'est pas membre de la CPI et qu'il ne reconnaît pas cette juridiction, Israël a fait l'objet de nombreuses plaintes déposées par des ONG et des Etats signataires du Statut de Rome, dont l'Autorité palestinienne, pour des « crimes de génocide », « de guerre », « d'agression » et « contre l'humanité » commis par l'entité sioniste lors de l'assaut menée contre Ghaza, au lendemain de l'attaque du 7 octobre.
Ces plaintes se sont ajoutées à une même procédure qui était pendante depuis 2018. La Chaîne 12 a précisé également que les mandats d'arrêt attendus seront probablement émis dans le contexte de la crise humanitaire dans la bande de Ghaza, en plus des déclarations internationales concernant la violation par Israël du droit international, en faisant référence à la guerre dévastatrice contre Ghaza et aux violations du droit international.
Citant des spécialistes du droit, la même source a estimé que « les professionnels du droit qui ont assisté à la réunion d'urgence limitée, à laquelle ont pris part les ministres des Affaires stratégiques Ron Dermer, le juge Yariv Levin et le ministre des Affaires étrangères Israël Katz, ont tenté de faire obstacle à la décision en prenant des mesures urgentes de dernière minute, devant le tribunal lui-même et devant des partis politiques influents, mais il apparaît que ces efforts n'ont pas porté leurs fruits ».
Note interne
Révélations réaffirmées samedi dernier par le journal israélien Maariv en citant des « sources bien informées » sans les nommer. « Netanyahu était anormalement effrayé et nerveux à l'idée d'un mandat d'arrêt émis contre lui par la Cour pénale internationale », a écrit le journal en soulignant qu'« au cours des derniers jours, Netanyahu a noué de nombreux contacts avec des dirigeants et responsables internationaux dans le but de faire pression pour empêcher l'émission du mandat d'arrêt, notamment auprès du président américain, Joe Biden ».
Selon les sources du journal, « Netanyahu se rend compte que le mandat d'arrêt international pourrait faire de lui une personne persécutée, c'est pourquoi il s'investit chaque jour dans des efforts pour le contrecarrer ».
Pour les mêmes sources, « il n'est pas improbable que la flexibilité de la position israélienne concernant la question de l'accord d'échange de prisonniers et de détenus entre le mouvement Hamas et l'Etat occupant, y compris l'ouverture à la question de la fin définitive de la guerre à Ghaza, fasse partie des tentatives visant à contrecarrer la publication du mémorandum ».
L'Etat hébreu semble se rendre à l'évidence que les graves violations du droit international par ses forces armées, encouragées par de nombreux dirigeants politiques à Ghaza, depuis presque sept mois, ne peuvent passer inaperçues ou jouir de l'impunité. Même à Washington, un des pays les plus liés à Israël et celui qui le défend et vient de lui accorder une aide militaire de 26 milliards de dollars, de plus en plus de voix s'élèvent contre la manière avec laquelle Tel-Aviv mène la guerre contre Ghaza.
En effet, selon une note interne, consultée par l'agence britannique de presse Reuter, « de hauts responsables du département d'Etat américain ont informé le secrétaire Anthony Blinken qu'Israël aurait violé le droit international dans sa guerre contre la bande de Ghaza ». Cependant, a indiqué l'agence, « ils n'ont pas trouvé d'assurances crédibles ou documentées de la part d'Israël selon lesquelles celui-ci utilise des armes américaines conformément au droit humanitaire international.
Cela a donné lieu à une présentation conjointe de quatre bureaux du département d'Etat américain, à savoir : démocratie, droits de l'homme et travail, population, réfugiés et migrations, justice pénale mondiale et affaires des organisations internationales, sérieusement préoccupés par le non-respect du droit international humanitaire pendant la poursuite par Israël de la guerre à Ghaza ». Reuters a écrit que « l'évaluation menée par les quatre bureaux a révélé que les assurances israéliennes ne sont ni crédibles ni fiables ».
Cette évaluation, a ajouté l'agence, « cite huit exemples d'actions militaires israéliennes » qui, selon les responsables, soulèvent de sérieuses questions sur de potentielles violations du droit humanitaire international.
Ces violations comprenaient : « Des frappes répétées sur des sites et des infrastructures protégés, ainsi que des niveaux déraisonnablement élevés de dégâts civils pour des gains militaires, et peu de mesures ont été prises pour enquêter sur les violations ou pour demander des comptes aux responsables des dommages civils massifs et du meurtre de travailleurs humanitaires et des journalistes à un rythme sans précédent. »
Cette évaluation a précisé l'agence, cite également 11 cas d'actions militaires israéliennes « qui, selon les responsables, ont vu des restrictions arbitraires sur l'aide humanitaire, y compris le refus d'admettre des camions entiers d'aide en raison d'un seul article à double usage, des restrictions artificielles sur les inspections, ainsi que des attaques répétées contre des sites militaires. L'humanitaire n'aurait pas dû être attaqué ».
Reuters a écrit en outre que « d'autres responsables du département d'Etat américain ont soutenu les affirmations d'Israël selon lesquelles il adhère au droit international », avant d'évoquer « une autre évaluation », que l'agence dit avoir consultée, émanant du Bureau des affaires politiques et militaires, qui s'occupe de l'aide militaire américaine et des transferts d'armes, qui a averti Blinken sur le fait que « la suspension des ventes d'armes américaines limitera la capacité d'Israël à faire face aux menaces potentielles en dehors de son espace aérien et exiger que Washington reconsidère toutes les ventes actuelles et futures à d'autres pays de la région ».
A ce titre, a souligné l'agence, « le bureau a déclaré dans son évaluation que toute suspension des ventes d'armes américaines susciterait des provocations de la part de l'Iran et de ses groupes alliés », alors que « le mémorandum n'aborde pas directement les garanties qu'Israël doit fournir ».
L'agence a rappelé qu'au mois de février de l'année en cours, le président Joe Biden a publié un mémorandum sur la sécurité nationale exigeant que Blinken soumette un rapport au Congrès d'ici le 8 mai, déterminant s'il avait trouvé des « garanties israéliennes crédibles » selon lesquelles son utilisation d'armes américaines ne viole pas la loi américaine ou internationale.
Le 24 mars 2024, au moins sept bureaux du département d'Etat américain avaient envoyé à Blinken leurs contributions à un « mémorandum d'options » préliminaire, et « certaines parties du mémorandum, qui n'avaient pas été divulguées auparavant, ont été scellées ».
Multiplication des plaintes
Le procureur de la CPI, Karim Khan, avait déclaré au mois d'octobre dernier que le tribunal avait « l'autorité nécessaire pour examiner tout crime de guerre potentiel » commis par les Israéliens à Ghaza.
Moins d'un mois après, l'Afrique du Sud a lancé devant la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute juridiction onusienne, sa plainte contre Israël pour « génocide » et sa demande d'indications de mesures provisoires contre Tel-Aviv contre les mêmes faits.
La Cour a déjà statué sur les mesures, alors que sur le fond, l'examen est toujours pendant. D'autres plaintes pénales pour les mêmes faits ont été déposées, au mois de mars dernier, par « plusieurs personnes » en Suisse, contre le président israélien, Isaac Herzog, alors qu'il était sur le sol helvétique, pour prendre part au WEF (Forum économique mondial), à Davos.
La procédure a été engagée auprès du procureur cantonal de Bâle-Ville, et des polices cantonales de Bâle-Ville, Berne et Zurich. Le procureur avait alors indiqué que ces plaintes « étaient examinées selon la procédure habituelle » et a expliqué être « en contact » avec le ministère suisse des Affaires étrangères « afin d'examiner la question de l'immunité » du président israélien.
Dans leur communiqué, les plaignants ont expliqué que l'immunité pouvait être levée dans des « circonstances précises » lorsqu'il s'agit de « crimes contre l'humanité ».
Pour leur plainte, ils ont affirmé que « les conditions sont remplies » et révélé avoir demandé « la mise en place d'une procédure pénale approfondie » en Suisse contre le président israélien pour « génocide » et « crimes contre l'humanité », en parallèle aux accusations de « génocide contre le peuple palestinien à Ghaza », portées par l'Afrique du Sud contre Israël devant la CIJ. -S. T."
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Israël : crimes de guerre, mensonges et impunité

Les images retransmises par la télévision Al Jazeera et les réseaux sociaux ont révélé l'ampleur des massacres perpétrés contre des femmes, des enfants et des hommes sans défense, ensevelis au bulldozer, à l'intérieur du complexe hospitalier Al Shifa, par les militaires israéliens.
Tiré d'El Watan.
Plus le mensonge est gros, plus il passe. » Le sinistre ministre de la propagande nazie Joseph Goebbels avait résumé dans cette formule toute la ligne de conduite du régime hitlérien depuis ses débuts jusqu'à sa chute en 1945. C'est la même démarche qu'adopte le régime génocidaire israélien dans la guerre qu'il mène contre les Palestiniens de Ghaza et de Cisjordanie.
Après plus de 200 jours d'une sauvage agression contre Ghaza provoquant la mort de plus de 34 000 personnes, des milliers de blessés et de disparus, on découvre avec effroi le degré d'inhumanité dont fait preuve l'armée d'occupation à l'égard des populations civiles palestiniennes.
Les images retransmises par la télévision Al Jazeera et les réseaux sociaux ont révélé l'ampleur des massacres perpétrés contre des femmes, des enfants et des hommes sans défense, ensevelis au bulldozer, à l'intérieur du complexe hospitalier Al Shifa, par les militaires israéliens.
Tout comme la découverte aux alentours de charniers, d'où ont été retirés des centaines de cadavres, ne peut que susciter des sentiments de colère contre les auteurs de telles violations du droit humanitaire international. Et comble de cynisme, la propagande sioniste avait affirmé au moment où de tels massacres étaient commis que tous les malades et les civils avaient été évacués sains et saufs avant les bombardements !
Inspirés, sans aucun doute, par l'attitude du chef de la propagande nazie, les dirigeants de Tel-Aviv, Netanyahu en tête, se sont empressés d'accuser le Hamas d'être à l'origine de ces exactions contre la population civile palestinienne.
Deux semaines plus tard, c'est un autre crime de guerre qui vient d'être dévoilé à l'hôpital Al Nasser de Khan Younès. Plusieurs centaines de corps déchiquetés, d'hommes menottés de femmes éventrées et d'enfants tués par des éclats d'obus ont été exhumés par les secouristes de la Défense civile palestinienne. Face à une telle succession de crimes de guerre, on est saisi par le manque de réaction de la part des gouvernements des pays occidentaux, pourtant si prompts à réagir en d'autres circonstances face à des cas de violation du droit international humanitaire.
Les recommandations de la CIJ bafouées
Alors que le monde entier assiste à un véritable nettoyage ethnique en Palestine, ordonné par le gouvernement génocidaire de Tel-Aviv, pas la moindre condamnation n'émerge des capitales occidentales. Ce qui confirme une fois de plus que l'occupant sioniste bénéficie, aujourd'hui plus que par le passé, d'une totale complaisance dans le camp occidental.
Et pourtant, la Cour internationale de justice (CIJ), suite à la saisine par la République d'Afrique du Sud, avait ordonné, le 26 janvier dernier, des mesures conservatoires, mais non moins contraignantes, qui exigent qu'Israël « empêche tout acte de génocide à l'égard des Palestiniens et permette la fourniture de services de base et d'assistance humanitaire ».
Trois mois plus tard, l'entité sioniste persiste à ignorer l'ordonnance de la CIJ, poursuit sa politique génocidaire en commettant quotidiennement des crimes de guerre dans la bande de Ghaza et tente d'affamer toujours la population qui s'y trouve. Tout comme elle a ignoré depuis 1949 toutes les résolutions des Nations unies condamnant ses violations du droit international et des Conventions de Genève vis-à-vis des Palestiniens.
Aucune sanction, ni mesure de rétention n'a été prise contre Israël au sein des instance de l'ONU. Toute disposition qui peut nuire ou susceptible d'être hostile à Tel-Aviv est immédiatement vouée à l'échec de par l'attitude des Etats-Unis. Ceux-ci n'hésitent pas à user de leur droit de veto au sein du Conseil de sécurité de l'ONU empêchant ainsi l'application de la moindre sanction.
Et ce, même en cas de violation de droit humanitaire international, comme on l'a vu après le meurtre de sept agents de l'organisation américaine d'aide WKC. Depuis que ce crime de guerre a été perpétré, Tel-Aviv n'a fourni aucune explication, agissant comme s'il ne devait rendre de compte à personne, pas même à la communauté internationale.
Bien au contraire, le gouvernement Netanyahu a pris pour cible l'Organisation des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), immédiatement après les conclusions de la CIJ, accusant l'agence onusienne d'héberger une douzaine de « terroristes qui auraient participé à l'attaque du 7 octobre sur le territoire israélien », déroulant ainsi un nouvel épisode de son récit victimaire.
Des accusations sans preuve
En pointant ses attaques contre l'agence onusienne, accusée de détourner l'aide internationale destinée aux Palestiniens au profit du Hamas, de former des terroristes dès l'école, d'encourager des programmes scolaires antisionistes prônant la disparition de l'Etat d'Israël, des juifs et d'autres allégations de ce genre, le gouvernement Netanyahu pensait pouvoir détourner l'attention de l'opinion publique internationale du génocide qu'il commet depuis plus de 200 jours dans la bande Ghaza.
Il n'empêche que devant l'insistance déployée par la propagande sioniste contre l'Unrwa, comme le faisait jadis celle de Goebbels contre les juifs rendus coupables de tous les maux auxquels était confrontée l'Allemagne nazie, le secrétariat général des Nations unies a fait appel à une commission indépendante chargée d'enquêter sur les accusations portées contre l'agence d'aide aux Palestiniens.
La commission présidée par Catherine Colonna a rendu ses conclusions : Israël n'a fourni aucune preuve pouvant étayer ses accusations. L'on comprend dès lors pourquoi les résultats de la commission d'enquête n'ont pas, ou presque pas été commentés dans les médias des pays occidentaux, dès lors qu'ils s'inscrivent en porte-à-faux contre les allégations israéliennes. Et surtout, quand ils contredisent le récit victimaire israélien. Le flagrant délit de mensonge d'Etat est plus qu'évident.
Face à ce retour de flammes, Tel-Aviv s'est empressé d'accuser la commission d'enquête d'avoir été manipulée. Pourtant de l'aveu même de sa présidente, qui a déclaré avoir supplié les autorités israéliennes de tenir compte des conclusions de l'enquête pour améliorer le fonctionnement de l'Unrwa, leur position n'a pas changé d'un iota.
Ils maintiennent toujours leurs accusations graves portées contre une organisation onusienne qui a de surcroît payé le prix le plus cher de son engagement sur le terrain au profit des Palestiniens depuis 1947. Faut-il rappeler que plus de 170 de ses agents sont morts dans l'exercice de leurs fonctions sous les bombardements israéliens depuis l'agression du 7 octobre 2023, certains d'entre eux étaient des fonctionnaires, membres d'une organisation internationale et censés être protégés par leur statut de diplomates.
En outre, plus de 150 bâtiments et structures de l'agence ont été détruits par les Israéliens. Si le rapport de la commission remis au secrétaire général de l'ONU insiste sur le renforcement de la neutralité dans le fonctionnement de l'Unrwa et sur les questions d'éthique dans le recrutement de ses personnels à l'avenir, par contre, il ne souffle aucun mot sur comment renforcer la sécurité des personnels de l'agence dans l'exercice de leurs fonctions et la protection de ses structures : écoles, centres de santé, de distribution d'aide alimentaire et d'accueil de réfugiés en situation de guerre imposée par Israël à Ghaza et Cisjordanie.
Sur tous ces aspects malheureusement, le rapport de la commission d'enquête reste muet, même s'il s'est appuyé sur des travaux qui ont épluché des centaines de livres scolaires palestiniens pour déceler la moindre allusion antisémite. En vain et au grand dam du gouvernement ultraconservateur et suprémaciste de Netanyahu. Lequel a rejeté immédiatement les conclusions du rapport remis au secrétaire général de l'ONU.
Poursuite de la politique de la terre brûlée
Dans de telles conditions, rien n'indique pour l'instant qu'Israël ne va pas commettre d'autres crimes de guerre. Tout comme il est à craindre, malheureusement, que d'autres charniers soient découverts dans les jours qui viennent.
Et ce, en dépit des quelques rares appels au niveau de la commission des droits humains et d'autres instances des Nations unies à dépêcher des enquêtes internationales sur le terrain pour faire toute la lumière sur ces exactions en violation du droit humanitaire international et des Conventions de Genève. Animé par une hostilité et une haine chronique à l'égard des Palestiniens, il entend poursuivre sa « politique de la terre brûlée » sur la bande de Ghaza, que rien, ni personne ne semble pouvoir arrêter.
Ni même, surtout, vouloir arrêter – et c'est là le plus inquiétant – eu égard à l'attitude complaisante américaine et des pays occidentaux envers Israël. On doit donc s'attendre, dans les jours qui viennent, à la poursuite des massacres de civils ghazaouis et des tentatives d'affamer les femmes et les enfants.
La destruction des hôpitaux, des écoles, des universités et de toutes les infrastructures socioéconomiques n'a d'autre objectif que de rendre d'ores et déjà invivable la bande de Ghaza pour les populations qui s'y trouvent.
Selon les Nations unies, on estime jusqu'à présent à 40 millions de tonnes de gravats conséquence des 70 000 tonnes de bombes lancées ou larguées sur cette enclave palestinienne. En l'état actuel des dommages matériels, il faudra 14 années pour tout déblayer. On a du mal à imaginer l'état de dévastation dans lequel va se retrouver cette partie des Territoires palestiniens, suite à l'agression sioniste entamée voilà plus de 200 jours.
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États-Unis - Victoire historique dans le Tennessee pour le syndicat UAW

Le 20 avril, les travailleurs de l'usine Volkswagen (VW) de Chattanooga, dans le Tennessee, ont voté à une écrasante majorité pour rejoindre le syndicat UAW, remportant la première élection depuis les années 1940 pour former un syndicat dans cette industrie dans le sud du pays. Une formidable victoire qui pourrait commencer à restaurer le poids des syndicats en Amérique.
Hebdo L'Anticapitaliste - 705 (25/04/2024)
Par Dan La Botz
Crédit Photo
Capture d'écran vidéo UAW
« Vous venez tous de faire la chose la plus importante qu'un membre de la classe ouvrière puisse faire, à savoir se lever », a déclaré le président du syndicat, Shawn Fain, aux travailleurEs qui célébraient la victoire.
Quelque 2 628 salariéEs ont voté pour et 985 contre, soit 73 % en faveur du syndicat. Au total, 4 326 personnes avaient le droit de voter et environ 84 % d'entre elles l'ont fait.
Le sud, bastion rétrograde
Jusqu'à présent, le Sud était un bastion des patrons avec des entreprises sans syndicat, où les travailleurs n'ont ni droit de vote ni voix au chapitre sur leur lieu de travail. Si cette victoire en appelle d'autres, comme on s'y attend, elle modifiera l'équilibre des forces entre les entreprises et la classe ouvrière en Amérique. Le Sud, fondé sur l'esclavage jusqu'à la fin des années 1860 et sur la ségrégation des lois Jim Crow, la privation de droits et le lynchage jusqu'aux années 1960, est resté la région des États-Unis où l'on trouve le moins de syndicats, les salaires les plus bas, le niveau d'éducation le plus médiocre, la santé publique la plus mauvaise et les attitudes politiques les plus rétrogrades du pays. Cette victoire de l'UAW pourrait commencer à changer tout cela.
Pendant des décennies, l'UAW n'a pas réussi à organiser cette usine et d'autres usines automobiles dans le Sud, en dépit des millions de dollars dépensés pour organiser des élections malgré les pressions des patrons.
Des victoires qui donnent confiance pour s'organiser
Pourquoi cette victoire aujourd'hui ? Sous la direction de Shawn Fain, président de l'UAW, le syndicat a mené l'année dernière une grève de 45 jours contre Ford, Stellantis et General Motors et a obtenu en octobre un contrat prévoyant de fortes augmentations de salaire, la remise en cause des différences de statuts entre salariéEs et une certaine représentation syndicale dans les usines de batteries pour les véhicules électriques. Pour la première fois, l'UAW a frappé les trois entreprises en même temps, en recourant à une grève progressive d'usines stratégiquement choisies, qui a fini par impliquer 50 000 travailleurEs dans tout le pays et a contraint les entreprises à céder. Cela faisait des décennies que les États-Unis n'avaient pas vu un syndicat mener une telle grève de travailleurEs industriels. Les travailleurs de l'usine VW non syndiquée, voyant désormais une direction prête à se battre, ont décidé qu'ils devaient eux aussi adhérer au syndicat.
Après avoir remporté cette grève, l'UAW a consacré 40 millions de dollars à l'organisation des usines non syndiquées de l'industrie. Il vient ainsi de remporter sa première victoire. Après avoir gagné chez VW, l'UAW tentera le mois prochain d'obtenir le vote des 5 200 travailleurEs de l'usine Mercedes-Benz en Alabama. La force de l'UAW sera essentielle pour défendre les travailleurEs lorsque l'industrie passera aux véhicules électriques.
Opposition des Républicains
Les gouverneurs républicains du Sud ont pris fermement position contre les syndicats dans leur région. Le gouverneur du Tennessee, Bill Lee, et les gouverneurs du Texas, de la Caroline du Sud, du Mississippi, de la Géorgie et de l'Alabama ont signé une déclaration commune affirmant que le vote en faveur du syndicat pourrait menacer l'économie de l'État, les emplois des travailleurs et « les valeurs qui nous animent ». Leur déclaration dénonce l'UAW : « Ils se qualifient fièrement de socialistes démocratiques et semblent plus soucieux d'aider le président Biden à se faire réélire que de s'occuper des emplois d'ouvriers de l'automobile supprimés dans les usines qu'ils représentent déjà ».
Vague de syndicalisation
Le président Biden, quant à lui, est devenu l'année dernière le premier président à participer à un piquet de grève avec les travailleurEs de l'UAW en grève. Il a félicité les travailleurs en déclarant : « J'ai été fier de me tenir aux côtés des travailleurEs de l'automobile lors de leur lutte victorieuse pour obtenir des contrats records, et je suis fier de me tenir aux côtés des travailleurEs de l'automobile aujourd'hui, alors qu'ils réussissent à s'organiser chez Volkswagen ». L'UAW, soutient la candidature de Biden à la présidence tout en ayant appelé à un cessez-le-feu à Gaza.
Nous sommes au début de ce qui pourrait devenir une vague de syndicalisation telle que nous n'en avons pas connu depuis les années 1960. Les pétitions pour la tenue d'élections syndicales ont augmenté de 35 % en 2024 par rapport à l'année précédente et quelque 67 % des Américains se disent aujourd'hui favorables aux syndicats. Les syndicats sont désormais prêts à organiser le Sud. Un jour nouveau est peut-être en train de se lever.
Dan La Botz, traduction Henri Wilno
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Aux États-Unis, la mobilisation pro-Palestine sur les campus s’étend

De la côte Est à la côte Ouest en passant par la Géorgie, le Texas, l'Indiana ou l'Arizona, les manifestations et les occupations contre la guerre à Gaza se multiplient sur les campus américains.
Tiré de Courrier international.
La contestation contre la guerre à Gaza a gagné de nombreux campus aux États-Unis, souligne The New York Times en rappelant que cette “vague de militantisme étudiant a été déclenchée par l'arrestation d'au moins 108 manifestants à l'université Columbia le 18 avril dernier”, après que la présidente de l'université, Nemat Shafik, a demandé à la police de New York d'intervenir pour démanteler un premier campement.
Depuis lors, souligne le quotidien new-yorkais, des interventions de police sur plusieurs campus ont conduit “à plus de 800 arrestations”. Si la plupart des manifestations et des occupations se déroulent dans le calme et si de nombreuses universités, publiques ou privées, ont opté pour le laisser-faire, des affrontements ont pu avoir lieu à certains endroits entre manifestants et contre-manifestants, ou avec la police.
Des étudiants pro-israéliens estiment que les campements de soutien à la Palestine “alimentent l'antisémitisme et que leurs universités ne font pas assez pour assurer leur sécurité sur les campus”, note également le journal.
Parmi les universités où un grand nombre de personnes ont été arrêtées au cours de la semaine du 22 au 28 avril, le quotidien cite l'université Yale, dans le Connecticut (60 arrestations), l'université de Californie du Sud à Los Angeles (USC, 93 arrestations) ou encore l'université Emory, en Géorgie (plus de 28 arrestations), où la police “aurait fait usage de gaz lacrymogène et de tasers contre les manifestants”, souligne de son côté The Guardian.
Courrier international

Rencontrez Asna Tabassum, major de promotion de l’USC : L’école annule le discours de remise des diplômes d’une étudiante pro-palestinienne

Au milieu de la répression généralisée des voix pro-palestiniennes sur les campus à travers les États-Unis, nous nous sommes entretenus avec Asna Tabassum, major de promotion de l'Université de Californie du Sud, dont le discours de remise des diplômes a été annulé pour ce que l'université a prétendu être des raisons de « sécurité » après que Tabassum soit devenu le sujet d'une campagne de haine anti-palestinienne en ligne menée par des groupes pro-israéliens. « Lorsque j'ai demandé des détails sur les problèmes de sécurité », a déclaré Tabassum à propos de l'annulation, « on ne m'a offert aucune information et on m'a dit qu'il n'était pas approprié pour moi de le savoir. » Tabassum, une musulmane américaine d'origine sud-asiatique de première génération, diplômée d'une majeure en génie biomédical et d'une mineure en résistance au génocide, a déclaré que l'annulation sans précédent de son discours avait été « déchirante ».
18 aril 2024 | tiré de democracy now !
https://www.democracynow.org/2024/4/18/asna_tabassum_censored
NERMEEN SHAIKH : Aujourd'hui, nous allons nous pencher sur la répression des voix pro-palestiniennes sur les campus à travers les États-Unis. Dans un instant, nous nous pencherons sur les audiences du Congrès de mercredi, où le président de l'Université Columbia a été interrogé pendant des heures sur des accusations d'antisémitisme sur le campus. Mais commençons par l'Université de Californie du Sud, qui continue d'être secouée par la controverse après avoir annulé le discours d'ouverture de sa major de promotion pour ce qu'elle a prétendu être des raisons de « sécurité » après qu'elle ait fait l'objet d'une campagne de haine anti-palestinienne en ligne.
Le co-animateur de Democracy Now !, Juan González, et moi-même avons interviewé mercredi Asna Tabassum, qui est une musulmane américaine d'origine sud-asiatique de première génération. J'ai commencé par lui souhaiter la bienvenue à Democracy Now !
ASNA TABASSUM : Merci de m'avoir invité. Je l'apprécie.
AMY GOODMAN : Alors, pourquoi ne nous donnez-vous pas la chronologie de ce qui s'est passé ? Je veux dire, être le major de promotion de cette université d'élite, l'Université de Californie du Sud, est un accomplissement énorme. Pouvez-vous nous parler du moment où vous avez appris que vous seriez major de promotion et du moment où vous avez appris que vous prononceriez le discours lors de la remise des diplômes ? Et que s'est-il passé ensuite ?
ASNA TABASSUM : Absolument. Ainsi, une partie du processus de sélection pour devenir major de promotion est la volonté de prononcer un discours lors de la cérémonie de remise des diplômes. Et donc, quand j'ai reçu l'appel, je crois que c'était la deuxième semaine de mars, c'était pendant le Ramadan, et j'étais incroyablement heureuse de recevoir cet honneur et incroyablement reconnaissante. Et c'est à ce moment-là que j'ai su que j'aurais la chance et l'occasion de m'adresser à mes pairs lors de la remise des diplômes.
JUAN GONZÁLEZ : Et quand avez-vous appris que l'université avait changé d'avis ? Et qui vous a contacté ?
ASNA TABASSUM : Bien sûr. Donc, j'ai été contacté par l'administration lundi, en fait, lundi dernier, peu de temps avant la publication de la déclaration, que je ne serais malheureusement plus autorisé à donner le discours de remise des diplômes de la classe de 2024.
AMY GOODMAN : N'est-ce pas typique, Asna ? Est-ce que le major de promotion prononce toujours le discours ?
ASNA TABASSUM : Oui, pour autant que je sache, dans l'histoire de l'University South California (USC). Et en fait, j'ai posé la question suivante au prévôt lui-même, vous savez : est-ce que cela est déjà arrivé à un major de promotion de l'USC ? Et en fait, je pense que nous étions tous les deux d'accord pour dire que, à notre connaissance, cela ne s'était jamais produit auparavant.
AMY GOODMAN : Et qu'a-t-il dit exactement lorsqu'il vous a expliqué que c'était pour des raisons de sécurité ? Vous a-t-il parlé des menaces ?
ASNA TABASSUM : Donc, c'est exactement la question ici, c'est que je n'ai reçu aucun détail sur les menaces à la sécurité ou sur les préoccupations en matière de sécurité. Vous savez, j'ai entendu dire qu'il y avait des centaines et des milliers de courriels envoyés à l'université, mais on ne m'a donné aucune idée du contenu de ces courriels, et l'université a dit, par exemple, qu'il y avait d'autres problèmes de sécurité liés à la tenue d'un grand événement comme la remise des diplômes. Mais, vous savez, même les détails n'étaient pas clairs. Et donc, quand j'ai demandé des détails concernant les problèmes de sécurité – par exemple, s'agissait-il de problèmes de sécurité pour moi ou mes camarades de classe ? — On ne m'a donné aucune information et on m'a dit qu'il n'était pas approprié que je le sache.
JUAN GONZÁLEZ : Maintenant, saviez-vous que des groupes d'étudiants pro-Israël vous ciblaient sur les réseaux sociaux, qu'un groupe appelé We Are Tov a posté une photo de vous sur son compte Instagram et a affirmé que vous étiez, je cite, « ouvertement » – que vous « promouvez ouvertement des écrits antisémites » ?
ASNA TABASSUM : Honnêtement, c'est déchirant, oui. Une fois que j'ai été annoncé sur les réseaux sociaux, par les médias étudiants de l'USC, il n'a fallu que quelques heures avant que de tels messages ne commencent à circuler. Et une campagne très généralisée a été lancée et, honnêtement, très haineuse et décevante pour me destituer en tant que major de promotion, oui.
AMY GOODMAN : Je veux revenir sur la question qui n'a pas été soulevée par le prévôt, mais dans votre biographie Instagram, vous faites un lien vers une page d'accueil pro-palestinienne qui dit, en partie, « renseignez-vous sur ce qui se passe en Palestine et comment aider ». Certains étudiants se sont tournés vers les médias sociaux pour exprimer leur opposition en raison du langage utilisé sur la page d'accueil. Le site Web déclare, je cite, que « le sionisme est une idéologie coloniale raciste qui prône un État ethnique juif construit sur la terre palestinienne ». Le site Web indique également, je cite, « un État palestinien signifierait la libération de la Palestine et l'abolition complète de l'État d'Israël », fin de citation. Pouvez-vous nous en parler et nous parler du moment où vous avez créé un lien vers cette page, et de ce que vous en pensez ?
ASNA TABASSUM : Sûr. Il y a donc quelques points que j'aimerais clarifier. La première est qu'une université et les étudiants ont la responsabilité de s'engager dans des discussions productives et significatives. Et nous avons le droit d'apprendre des idées des autres et d'exprimer ces idées afin que nous puissions tous grandir. Et je pense que c'est la beauté d'une institution universitaire.
Mais un autre facteur que j'aimerais soulever, c'est qu'il y a d'autres formes — il y a d'autres éléments d'information dans ce lien. Vous savez, il y a aussi des paragraphes et des informations relatifs à la solution à deux États, ainsi qu'à la solution à un État. La phrase juste après celle que vous venez de citer parle de la coexistence entre les Arabes et les Juifs. Vous savez, il y a beaucoup de facteurs ici. Et mon objectif en mettant le lien dans ma biographie est simplement d'informer mes pairs de la plus rapide façon possible. Mais, en fin de compte, ce que je veux que les gens retiennent, c'est qu'ils s'informent, tirent leurs propres conclusions, puis défendent ce en quoi ils croient.
Et donc, en aucun cas, je ne prône la haine. Je ne fais que plaider en faveur de l'égalité humaine et du caractère sacré de la vie humaine lorsque je dis que les Palestiniens, ainsi que les Juifs, ainsi que les musulmans et les Arméniens et tous ceux qui sont investis dans ce conflit, ont le même droit à la vie et le même privilège de la pleine mesure de la vie.
JUAN GONZÁLEZ : Pouvez-vous nous en dire plus sur vous ? Vous vous spécialisez en génie biomédical et vous vous spécialisez en résistance au génocide. Qu'est-ce qui vous a incité à suivre ces cursus ?
ASNA TABASSUM : C'est ma question préférée, surtout parce que, vous savez, comme vous le savez peut-être, j'ai fait beaucoup d'entrevues récemment, et j'aimerais que les gens parlent davantage de ma majeure en génie biomédical, parce que je pense que c'est une partie importante de qui je suis et de ma vision du monde.
Cela étant dit, la façon dont je vois ma majeure et ma mineure travailler ensemble, pour le même objectif, c'est que, vous savez, ma mineure en résistance au génocide me permet d'étudier la condition humaine dans l'une de ses pires conditions, et puis le génie biomédical est ma façon d'apprendre techniquement comment nous pouvons améliorer la condition humaine en augmentant l'accessibilité aux soins de santé.
Et donc, les façons dont je vois spécifiquement cela sont, par exemple, lorsque j'apprends sur le génocide rwandais ou l'Holocauste ou diverses autres formes de génocides et de conflits à travers ma mineure, je regarde les façons dont les soins de santé et la santé sont entravés et les façons dont la qualité de vie est entravée. afin que je puisse construire des dispositifs et des technologies de la santé, en utilisant ma majeure et en utilisant l'éducation et l'information que j'apprends dans ma majeure en génie biomédical, pour voir comment nous pouvons développer des dispositifs de point de service peu coûteux et accessibles, afin que nous puissions améliorer la façon dont les gens vivent les soins de santé lorsqu'ils en ont le plus besoin.
AMY GOODMAN : Pouvez-vous nous dire si, si vous prononciez le discours — je veux dire, ce discours serait prononcé en mai —, n'est-ce pas ? — à la remise des diplômes. N'y a-t-il donc pas encore une possibilité que l'USC change d'avis ? Quel serait votre discours ? Que diriez-vous à la communauté de l'USC ?
ASNA TABASSUM : Donc, vous savez, je n'ai pas réfléchi et je n'ai pas commencé à écrire mon discours. Mais, bien sûr, cette expérience m'informe sur la façon dont je veux m'y prendre. Mais, en fin de compte, mon message est un message d'espoir. Je pense qu'une chose en laquelle je crois vraiment, compte tenu de mes antécédents familiaux et, vous savez, de la façon dont j'ai été élevé, c'est que l'éducation est un privilège. Et en utilisant les façons dont nous avons appris à apprendre, il nous incombe de regarder le monde et de voir ce que nous voyons, puis de prendre des informations et de tirer des conclusions afin que nous puissions changer le monde de la manière dont nous le voulons. Et donc, conformément à mon message d'espoir, je veux aussi faire un message inspirant, afin que nos diplômés et mes pairs puissent se sentir habilités à s'attaquer à des questions d'intérêt mondial et à se voir dans des positions de changement.
AMY GOODMAN : Vous avez parlé d'une campagne de haine en ligne contre vous. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce que vous avez reçu ?
ASNA TABASSUM : Bien sûr. Vous savez, j'ai reçu des commentaires incroyablement décevants. Et je pense que c'est une partie malheureuse, vous savez, d'exprimer qui vous êtes et d'exprimer ce en quoi vous croyez. Mais je tiens à attirer l'attention sur le soutien écrasant. Et je pense que tous ceux qui regardent cela se dérouler voient que diverses communautés, des communautés musulmanes aux communautés juives en passant par les communautés sud-asiatiques et américaines de première génération, se réunissent pour voir cela comme quelque chose de plus grand et comme quelque chose de représentatif d'une voix collective. Et donc, vous savez, bien qu'il y ait de la haine là-bas, je veux féliciter les gens qui ont vu l'inspiration et l'espoir au fur et à mesure que cela se déroule.
AMY GOODMAN : Asna Tabassum, major de promotion de l'Université de Californie du Sud. Elle s'est jointe à nous mercredi sur Democracy Now ! après que l'USC ait annulé son discours de remise des diplômes pour ce qu'elle prétend être des raisons de « sécurité » après qu'Asna ait fait l'objet d'une campagne de haine en ligne.
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De l’inhumaine humanité du genre humain
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