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Brésil : « Pour un PSOL indépendant »

19 décembre 2023, par Ana Cristina Carvalhaes — , ,
Le 20 octobre 2022, Lula da Silva a été élu président de la République du Brésil pour la troisième fois, battant d'une courte tête le candidat d'extrême droite Jair Bolsonaro. (…)

Le 20 octobre 2022, Lula da Silva a été élu président de la République du Brésil pour la troisième fois, battant d'une courte tête le candidat d'extrême droite Jair Bolsonaro. Cette victoire du large front démocratique autour de Lula, ainsi que la campagne qui l'a précédée, suscite de grands débats au sein du Parti Socialisme et Liberté (PSOL). Ana Cristina Carvalhaes nous parle de la situation au Brésil, du gouvernement Lula 3.0, et de sa vision des débats et du congrès du PSOL, qui s'est déroulé du 29 septembre au 1er octobre 2023.

Tiré de Quatrième internationale
12 décembre 2023

Entretien avec Ana Cristina Carvalhaes

Antoine Larrache : Comment vois-tu la situation politique et le gouvernement actuel ?

Ana Cristina Carvalhaes : Lula est arrivé au pouvoir dans un contexte politique complètement différent des trois premiers gouvernements du PT. Il est arrivé au pouvoir dans un pays où l'extrême droite est très présente, après quatre ans de passage de Bolsonaro au Palace du Planalto. Les partisans de Bolsonaro gouvernent certains des États les plus importants du pays (São Paulo, Rio de Janeiro, Minas Gerais) et disposent du plus grand groupe parlementaire à la Chambre des députés. : aujourd'hui, l'extrême droite a conquis un poids de masse. Elle a été au pouvoir avec Bolsonaro, elle gouverne certains des États les plus importants du pays, possède la majorité au parlement, c'est dire à quel point elle constitue une menace. Dès avant la campagne électorale, Lula n'a jamais voulu chercher la victoire avec une coalition de gauche – ce qui est compréhensible d'un point de vue électoral, compte tenu de la menace fascite – ni à parier sur la mobilisation populaire. Lula et le PT ont choisi de rechercher la victoire sur la base d'une alliance la plus large possible, à la fois à gauche, avec le PCdoB et le PSOL (1) et surtout à droite. Cela a conduit à l'élection de Geraldo Alckmin (ancien dirigeant du PSDB) au poste de vice-président, et à l'inclusion dans le « front large » de partis bourgeois dits de centre-gauche, ainsi que de partis plus explicitement de droite. Lula n'a jamais été prêt à chercher la victoire avec une coalition de gauche, ni à parier sur la mobilisation populaire. Au second tour, la coalition s'est élargie à des partis encore plus à droite. Une partie de la bourgeoisie avait déjà explicitement soutenu Lula au premier tour, et une partie beaucoup plus importante l'a soutenu au second tour. Le secteur bourgeois qui a soutenu Bolsonaro avec le plus d'ardeur au second tour était celui des propriétaires terriens, mais aussi une grande partie de la petite bourgeoisie propriétaire dans les villes. Cette tactique a permis à Lula de remporter une courte victoire au second tour. Ce fut une victoire démocratique difficile et importante, qui a empêché l'avancée du néo ou du post-fascisme au Brésil, et le PSOL a participé à juste titre à ce processus en votant pour Lula-Alckmin.

Antoine Larrache : Il s'agit donc d'un gouvernement de conciliation des classes, n'est-ce pas ? Comment gérez-vous cette contradiction entre la gauche et la droite en son sein ?

Ana Cristina Carvalhaes : Le gouvernement a adopté des mesures démocratiques pour faire face aux destructions causées par les quatre années de pouvoir de Bolsonaro. Il a ordonné une énorme mobilisation de ressources pour sauver les Yanomami (2) de la famine et de la maladie lorsqu'ils ont été attaqués, dans leur réserve, par l'exploitation minière illégale, à laquelle le dirigeant fasciste avait donné carte blanche, de sorte qu'un génocide était en cours. Il enquête également sur les responsables de la tentative de coup d'État du 8 janvier 2023. Il a recréé des ministères, créé le ministère des peuples indigènes.

D'un autre côté, il a des engagements solides envers les grandes entreprises et la stabilité du régime : il a une politique économique nettement néolibérale, une politique environnementale de « capitalisme vert », il ne cherche pas à mobiliser contre la droite, s'appuyant sur la Cour suprême et la police pour l'affronter. Ce n'est pas un « gouvernement contestataire ». Ses neuf premiers mois ne sont pas un « succès » en faveur des travailleurs et du peuple car, sur le plan économique, la nouvelle règle fiscale négociée avec le Congrès est un plan d'ajustement néolibéral classique qui réduit les ressources des programmes dans l'éducation, de la santé, la recherche scientifique et les droits humains, ainsi que les investissements nécessaires pour faire fonctionner l'économie – le tout pour et d'investissement afin d'atteindre un improbable déficit zéro d'ici 2024. Sur le plan environnemental, Lula a prononcé un discours à l'ONU pour défendre l'Amazonie, tout en « laissant » ses ministres de droite et l'industrie fossile faire campagne pour l'exploration pétrolière à l'embouchure de l'Amazone.

Le gouvernement présente toutes les contradictions et incohérences insolubles imposées par son caractère de conciliation de classe. Ce n'est pas une situation dans laquelle une politique d'opposition de gauche au gouvernement, comme le PSOL l'a fait correctement au cours de ses 12 premières années d'existence, est pertinente. Mais plus que jamais, il est nécessaire que le parti soit indépendant, qu'il soutienne ce qui est positif, qu'il combatte les mesures du gouvernement contre les intérêts populaires et qu'il soit prêt à faire face à de nouvelles attaques (comme il y en aura certainement sur l'environnement et l'économie populaire), qu'il maintienne son profil autonome et qu'il présente ses différences programmatiques avec l'action du gouvernement.

Antoine Larrache : Quelle est la situation de l'extrême droite ?

Ana Cristina Carvalhaes : La menace persiste, l‘extrême droite gouverne des États importants et pourrait revenir au pouvoir en cas de déception à l'égard du gouvernement de Lula. Il faut distinguer plusieurs niveaux : il y a Bolsonaro lui-même, sa famille et son groupe politique le plus proche, et un secteur beaucoup plus large de personnes qui votent pour l'extrême droite, quelque chose comme 20 à 25 % des électeurs. Le bolsonarisme a été considérablement affaibli par la tentative, ou simulacre de coup d'État du 8 janvier, parce que les secteurs bourgeois ont dû s'y opposer. Cette tentative fait l'objet d'une enquête judiciaire et le chef de l'armée de l'air de l'époque est impliqué. Il a donc été fortement fragilisé par ces affaires judiciaires et les enquêtes pour corruption – en particulier le fait qu'il se soit approprié des bijoux offerts par des cheikhs du Golfe. Les officiers militaires qui ont gouverné avec lui ont également été associés à des scandales de détournement de fonds, de mauvaise gestion des ressources pendant la pandémie et maintenant même de détournement d'armes au profit d'organisations criminelles. Cela ne signifie nullement qu'ils ont été vaincus, mais la confiance des masses dans les forces armées s'est effondrée. La Cour suprême, qui s'est prononcée en faveur de l'annulation des procès donne raison à Lula, et Lula lui-même sont en train de démanteler « par le haut » l'appareil créé par Bolsanoro.

Aujourd'hui, la bourgeoisie compte sur Lula pour remettre de l'ordre dans la société. Le grand problème est que cet accord signifie que le PT ne mobilisera pas les travailleur·es. Et c'est un point très important, car c'est précisément le PT qui les dirige, puisqu'il a retrouvé son influence de masse au cours des huit dernières années où il était dans l'opposition. Je pense que les choses vont empirer en 2024. Les mesures d'austérité du plan d'« ajustement fiscal » deviendront plus évidentes : le gouvernement propose un budget national équilibré pour 2024, ce qui aura d'énormes conséquences, car il devra réduire les budgets de l'éducation, de la santé et d'autres domaines. Je pense que la colère va monter contre ces choix.

Antoine Larrache : Avec Bolsonaro écarté du pouvoir pour un temps, n'y a-t-il pas un risque de voir se développer un véritable mouvement fasciste ?

Ana Cristina Carvalhaes : Dans le sens d'une nouvelle tentative de coup d'État ? Je ne pense pas, à court terme. Le bolsonarisme est toujours très vivant, il a une grande influence au parlement, il a l'intention de gagner 1 500 mairies, sur un peu plus de 5 000 dans le pays, l'année prochaine. En d'autres termes, tout se joue au sein des institutions. Tout peut arriver au Brésil, mais leur problème est que Bolsonaro est inéligible, parce que la Cour suprême l'a rendu inéligible, et son mouvement discute ouvertement de qui sera le candidat à la prochaine élection présidentielle.

Quoi qu'il en soit, je n'exclus pas la possibilité qu'à un autre moment, en cas de crise nationale et institutionnelle profonde, il y ait une nouvelle tentative de coup d'État. Il ne faut pas oublier un autre élément constitutif de la droite au Brésil : l'évangélisme chrétien néo-pentecôtiste. Au sein des classes populaires, ce courant a fait d'énormes progrès. Aujourd'hui, il représente la majorité de la population brésilienne et, en termes d'influence religieuse, il dépasse le catholicisme et le protestantisme historiques. Dans les favelas, ces fondamentalistes sont les plus influents d'un point de vue idéologique. Ils ont une contradiction : ils ont moins de contrôle sur le vote des femmes, beaucoup de femmes évangélistes ont voté pour Lula.

La crise mondiale rendra également les choses plus difficiles pour Lula. C'est le grand problème des gouvernements dits progressistes de cette deuxième vague. La première vague a bénéficié d'un contexte merveilleux, avec le boom des matières premières, mais cette deuxième vague est confrontée à une situation économique mondiale très difficile. La Chine continue de croître et, dans de nombreux pays d'Amérique latine, elle est devenue le premier ou le deuxième partenaire commercial, tandis que le Brésil approfondit ses liens avec les BRICS. Je ne pense pas que la Chine va sauver le Brésil ou d'autres pays d'Amérique latine. Je pense que les prochaines années apporteront de nombreux défis au gouvernement et qu'il y aura des luttes. Il est inévitable qu'il y ait des luttes parce que le pays est très inégalitaire.

Antoine Larrache : Quelles sont les relations actuelles entre le gouvernement et les mouvements sociaux ?

Ana Cristina Carvalhaes : Les mouvements de masse au Brésil sont dirigés par le PT, directement ou par l'intermédiaire de gens qui en sont très proches. Il y a quelques contre-exemples, comme le syndicat des professeurs d'université qui est dirigé par des gens de gauche, ou les liens que Boulos entretient avec des mouvements sociaux. Mais ce sont des phénomènes isolés. La grande différence avec ce qui s'est passé sous les précédents gouvernements du PT est que les dirigeants des mouvements de masse craignent l'extrême droite et donc se freinent d'eux-mêmes. Les enseignants du secteur public fédéral sont très en colère contre les plans du gouvernement. Mais ils disent : « qu'est-ce qu'on peut faire ? On ne va pas faire grève et affaiblir Lula ! ». Il y a des grèves mais au niveau des États. Et la semaine dernière par exemple, il y a eu deux jours de grève dans le métro de Sao Paulo.

Il y aura peut-être un phénomène de distanciation vis-à-vis du pouvoir mais ce serait alors un second cycle de ce type. Parce que le premier a eu lieu lors des premiers gouvernements du PT, qui ont duré treize ans. Il n'y a pas vraiment eu de lune de miel : après quelques crises dans différents secteurs, il y a eu un choc de rupture avec ce qui faisait la base de l'existence du PT. Ce choc a été provoqué par la réforme des retraites de 2003, lors duquel une grande partie des fonctionnaires des États et de l'État fédéral, ainsi que les fonctionnaires pauvres, ont rompu avec lui. Puis les relations ont continué à se dégrader, principalement avec Dilma. Au début de la crise de 2008, ils ont réussi à en contenir les effets mais à partir de 2012-13 ils n'y sont plus parvenus et le processus de discrédit du gouvernement s'est accentué. Ce processus a fait croître le PSOL, de façon limitée mais réelle.

Antoine Larrache : Peux-tu décrire les enjeux principaux du congrès du PSOL ?

Ana Cristina Carvalhaes : Le PSOL a tenu une grande assemblée de la direction élargie juste après l'élection de Lula. À cette assemblée, il y a eu un premier choc entre le courant majoritaire du parti, qui souhaite une relation encore plus étroite avec le gouvernement, et la minorité qui veut garantir l'indépendance du PSOL par rapport à celui-ci. La minorité a présenté une motion qui affirme le refus du PSOL de participer au gouvernement Lula. Les deux courants principaux qui forment la majorité, celui de Guilherme Boulos (Revolucão Solidária) et celui du précédent président du Parti (Primavera) ne voulaient pas d'une telle déclaration qui les aurait mis en grande difficulté alors que le gouvernement n'était même pas encore mis en place. Ils ont donc travaillé à une motion plus unitaire en faisant des concessions, notamment vis-à-vis de l'aile gauche du bloc majoritaire, dont font partie des camarades de la IVe Internationale. Ce courant, appelé Semente, reste allié à la majorité avec trois arguments fondamentaux : premièrement il faut l'unité, y compris avec le PT, face au danger fasciste – ce qui est juste ; deuxièmement le secteur minoritaire du parti veut une politique d'opposition au gouvernement – ce qui est faux ; et troisièmement la tactique nécessaire dans la période pour surmonter le petismo (pétisme, le soutien au projet politique historique du PT) est de miser sur la figure de Guilherme Boulos. Pour tenter d'influencer la majorité, Semente a réussi à obtenir une résolution majoritaire refusant de participer au gouvernement. C'est alors que le MES (3) et d'autres secteurs du bloc minoritaire du parti ont accepté de voter en faveur de la résolution majoritaire.

Cependant, cette déclaration d'intention est ambigüe : elle indique que le PSOL ne va pas participer au gouvernement, ne va pas y envoyer des membres en tant que représentant·es du PSOL, mais elle laisse des portes ouvertes à la participation de certains de ses membres en leur nom propre. Une exception était déjà acceptée par toutes les composantes du PSOL, celle de la participation au gouvernement de la dirigeante de l'Association des Peuples indigènes du Brésil, Sonia Guajajara, car c'était une demande explicite des peuples indigènes. Mais quand le gouvernement s'est formé, un autre membre du PSOL y est entré, un représentant du Mouvement des travailleurs sans toit (MSTT). Ce dernier est lié à Boulos. De plus, par la volonté de Boulos, il a été décidé que le groupe des député·es du PSOL ferait partie du groupe parlementaire du gouvernement. Le président du groupe est membre du PT et le vice-président membre du PSOL. L'ambiguïté de la résolution de décembre avait pour fonction de permettre ces choix.

Antoine Larrache : Et comment ce conflit sur la participation au gouvernement s'est-il reflété dans le Congrès du PSOL ?

Ana Cristina Carvalhaes : Dans la tradition du PSOL depuis sa création (2005), un congrès est organisé tous les deux ans. Il y a eu une interruption avec la pandémie – une longue interruption – même si on a tenu un congrès virtuel. Celui-ci était donc le premier congrès avec présence physique depuis 2017. L'objectif principal de ce congrès, pour la direction, était d'obtenir l'accord pour la participation au gouvernement. Un autre objectif, qui n'était pas avoué, était de se débarrasser de tou·tes ceux et celles qui y sont opposés. Pour bien comprendre les dynamiques, il faut comprendre, sans trop personnaliser, que Boulos est issu du mouvement social, du MSTT plus précisément, qui est un mouvement d'une grande valeur. Boulos s'appuie sur celui-ci et cela lui confère un poids important. Mais il a toujours voulu rejoindre un parti sans courant, sans opposition (4) . Ce n'est pas ce que voulaient ceux qui l'ont fait entrer dans le parti, mais il a toujours été comme ça, et ce n'est ni nouveau ni diffamatoire. C'est un leader important qui se situe à la gauche du PT, mais qui est plus proche du PT que de la tradition du PSOL. Il souhaite sans équivoque faire partie d'un gouvernement dirigé par le PT. Quant à l'autre grand groupe majoritaire, Primavera, il dirige la mairie de Belém dans la région amazonienne et s'inscrit dans la tradition politique des Fronts populaires des années 1930.

Les congrès du PSOL se déroulent selon un processus qui dure trois mois, avec des assemblées de quartiers, dans les grandes villes, des assemblées de districts qui élisent des délégué·es au niveau de l'État, de la province, et ces délégué·es élisent les délégué·es pour le congrès fédéral. Dans tout ce processus, on discute des positions politiques. Lors du congrès, un sujet important était un changement dans le fonctionnement de la direction. Au sein du bloc d'opposition, dont je fais partie, nous savions que notre poids allait diminuer dans ce congrès, en raison de l'intégration du groupe de Boulos depuis le congrès de 2017. Mais on espérait avoir au moins assez de votes pour peser sur ce qui en sortirait.

Depuis la fondation du PSOL, qui regroupe un grand nombre de groupes, il existe une tradition de construire sa stabilité autour de pactes, des accords larges de fonctionnement. Chez nous, le pacte historique avait été établi entre Primavera et le MES. Le premier tenait la direction et les postes principaux, l'autre tenait la trésorerie, même s'il ne tient pas les cordons de la bourse seul, car deux signatures étaient requises pour toutes les dépenses. C'était selon moi un bon pacte parce qu'il était fondé sur les résultats des congrès et permettait au parti de fonctionner. La direction autour de Boulos a voulu remettre en cause le pacte constitutif du PSOL dans un contexte où les partis sont très riches : la Fondation est un organe de propagande et d'éducation populaire qui, de par la loi, dispose de 20 % du budget du parti. Comme le président de la Fondation contrôle 20 % du budget du Parti, ce poste est de fait stratégique et s'impose comme le troisième dans la hiérarchie du Parti.

À la veille du congrès, la majorité a informé tout le monde que la Fondation ne ferait plus partie des postes de direction distribués sur une base proportionnelle, mais que sa direction serait nommée directement par la liste victorieuse. Il s'agissait d'un coup d'État visant à garantir que l'opposition non seulement perdrait le Congrès, mais serait également complètement exclue de la direction centrale. Pour l'essentiel, le seul secteur de la majorité qui s'est opposé à cette manœuvre a été Insurgencia, de Semente. Cela a provoqué un grand malaise au sein du bloc majoritaire, qui a été contraint de retirer la proposition. En fin de compte, la présidence de la Fondation reste parmi les postes de direction élus lors du congrès et restera donc, dans la pratique, à un·e membre du MES.

Antoine Larrache : Peux-tu expliquer les raisons plus profondes de ces conflits ?

Ana Cristina Carvalhaes : Je pense qu'il y a deux questions fondamentales combinées. Premièrement, la relation du parti avec le gouvernement, qui s'exprime par une tentative d'écraser ceux qui s'opposent à la participation. Face à cette situation politique, la direction du PSOL affirme que nous sommes dans une « période de front unique », que ce gouvernement est le nôtre, qu'il faut être avec lui et que ceux qui ne sont pas avec lui vont finir à la poubelle de l'histoire. Concrètement, les député·es du PSOL se sont divisés sur le vote du plan d'ajustement : 7 ont voté en sa faveur et 3 ont voté contre (les deux député·es du MES et un député indépendant). L'argument de Boulos, qui est le chef du groupe parlementaire, est qu'il faut toujours soutenir le gouvernement parce que l'extrême droite pourrait profiter de ses difficultés. Et, au congrès, le discours de Boulos a été le même : dans une assemblée, à propos des cuisines populaires que son mouvement avait créées pendant la pandémie et qui aujourd'hui sont financées par l'État, il a déclaré que ces cuisines étaient « bien plus socialistes que tous les discours de l'extrême gauche qui vont finir à la poubelle de l'histoire ».

Le deuxième problème est que le PSOL s'est enrichi, de sorte que prendre le contrôle total de la machine et de l'appareil du parti devient une question de vie ou de mort pour la majorité. Dans le contexte de la droitisation de la société et de tous les scandales de corruption de la période de 2014-15, une nouvelle loi a accordé des fonds très importants aux partis politiques. Cela change beaucoup de choses. Par exemple, le PSOL a reçu un fonds électoral de 99 millions de reals (20 millions de dollars) en 2022, contre seulement l'équivalent de 590 000 dollars lors de la campagne présidentielle de Plinio en 2010 – à quoi il faut ajouter le fonds permanent du parti de 774 000 dollars par mois (9,3 millions de dollars par an). C'est une montagne de fric. Cela change les rapports internes. (5)

Antoine Larrache : Au final, comment selon toi le PSOL se définira-t-il par rapport au gouvernement ?

Ana Cristina Carvalhaes : En fait, la victoire du bloc majoritaire actuel au Congrès est déjà une définition claire : la politique de ce bloc prévaudra, c'est-à-dire un soutien ouvert au gouvernement et une participation, si possible. Le problème est qu'à l'heure actuelle, il n'y a pas la moindre possibilité que Lula ouvre un espace plus important au PSOL, parce que, sous la pression de la droite au Congrès, il ne fait que limoger des ministres progressistes afin de donner plus de positions à la droite au sein du ministère. La situation actuelle convient aux dirigeants du PSOL, car ils peuvent à la fois soutenir le gouvernement et prétendre à l'autonomie.

Donc le congrès a été très conflictuel. Il y a une difficulté importante pour nous car les camarades de la IV sont séparé·es en deux, avec des points de vue très différents sur la direction du PSOL. La situation interne entre la majorité du PSOL et la minorité est très tendue, très conflictuelle, et je crois que les choses vont se renforcer.

Mais il faut bien maintenir la perspective d'un PSOL indépendant, car cette indépendance sera capitale à moyen terme.

Texte publié dans Inprecor n°174 (novembre 2023) et revu le 28 novembre 2023.

Notes

1. PCdoB est le Parti communiste du Brésil. À l'origine une scission pro-Cuba du Parti communiste, il a pris son autonomie et s'est rapproché du PT. Le PSOL a été fondé en 2004, après l'expulsion de parlementaires, notamment à la suite de leur vote contre la réforme des retraites et leur entrée en dissidence dans le PT au pouvoir. Le PSDB, Parti social-démocrate du Brésil, a été fondé en 1988 comme partisan de la « troisième voie » libérale représentée par Tony Blair, Bill Clinton et Gerhard Schröder. Il a été pendant de nombreuses années le principal parti de la droite brésilienne.

2. Les Yanomami constituent le plus grand peuple vivant de façon relativement isolée en Amérique du Sud. Ils vivent dans la forêt tropicale et les montagnes situées au nord du Brésil et au sud du Venezuela.

3. Le Movimento Esquerda Socialist (mouvement de la gauche socialiste) est organisation sympathisante de la IVe Internationale.

4. Guilherme Boulos est entré au PSOL en 2018 en tant que pré-candidat à la présidence de la République.

5. On peut ajouter aussi le fait que le PSOL est passé de 41 000 à 226 000 membres entre 2010 et 2022.

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Vœux pour la nouvelle année 2024, après la COP28

19 décembre 2023, par Riccardo Petrella — ,
« Que le Grand Esprit de Justice puisse accueillir les appauvris et damnés de la Terre au paradis et condamner les dominants prédateurs à l'enfer » Tiré de Pressenza (…)

« Que le Grand Esprit de Justice puisse accueillir les appauvris et damnés de la Terre au paradis et condamner les dominants prédateurs à l'enfer »

Tiré de Pressenza
(Crédit image : bing / Pressenza)

17.12.23 - Bruxelles - Riccardo Petrella

Il faut arrêter d'accepter l'hypocrisie et le cynisme, une fois de plus des invités de marque à la table de la COP28. Certes, les grands prédateurs de la vie de la Terre peuvent fêter les conclusions qu'ils ont imposées au monde et qui vont tout droit dans la direction de leurs intérêts et priorités. Mais que penser des centaines de millions d'asiatiques du Sud, d'africains subsahariens, de moyen-orientaux, en particulier, victimes des grandes inondations et des grandes sécheresses dont la responsabilité primaire revient aux plus grands et riches producteurs d'énergies fossiles ? La COP28 a annoncé la création d'un fonds pour pertes et compensations (sic !) Les inondations record dont le Pakistan a été victime ont déplacé environ 33 millions de personnes et compromis les moyens de subsistance de la population avec la perte d'environ un million de têtes de bétail. En outre, elles ont emporté au moins un million de maisons et endommagé un tiers de terres agricoles (avec famine à l'horizon proche). Or les dernières estimations font état de dégâts pour plus de 30 milliards de dollars !

Quid, aussi, de la destinée de la majorité des habitants/paysans des 52 pays principales victimes de la dette spoliatrice qui les empêche de disposer de ressources financières pour mitiger et s'adapter aux conséquences néfastes du changement climatique. Revenons au Pakistan, ses créditeurs lui demandent de verser avant la fin de 2023 plus de 38 milliards de dollars au seul titre du service de la dette. Au Nigeria, le service de la dette s'élève à 60% du budget alors que la part de l'éducation ne représente que 5,6% et celle de la santé 4,6 !! La COP28 a fait le silence sur le drame mondial de la piraterie de la dette exercée par les pays riches sur les pays appauvris. Elle s'est limitée à renvoyer, hypocritement, aux solutions qui depuis trente ans ont démontré leur perversité et leurs insuffisances, parmi lesquelles la plus mystificatrice est sans doute la solution dite des « échanges dette-nature », un énième piège inventé par le génie financier du monde dominant.

Il n'y a rien non plus à fêter, c'est clair, par les milliards d'affamés, d'assoiffés, des sans couverture sanitaire (à ce jour, plus de 4 milliards d'êtres humains, dont 736 millions d'enfants sont en risque élevé de pénurie d'eau, c'est-à-dire, sans eau potable et manque d'hygiène) du fait que la COP 28 continue à apprécier que les pays riches manifestent encore l'intention d'allouer 100 milliards par an à un fonds pour l'aide aux pays « en développement » (sic), décision prise à Paris et qui devait être exécuté à partir de 2020 ! Or, la COP28, malgré les 4 ans de non-respect de l'engagement, s'est limitée à souhaiter que la concrétisation de l'engagement puisse commencer en 2024 ! Entre-temps la compagnie pétrolière ADNOC, propriété du président de la COP28 Al-Jaber, a décidé d'augmenter la production de pétrole de 600.000 barils par jour d'ici 2030 en investissant à cette fin plus de 150 milliards de dollars. Dans le même sens, les plans des principaux pays producteurs de combustibles fossiles prévoient d'augmenter leur production d'ici 2030 de 110% de plus que celle compatible avec la limite/objectif de 1.5°C.

Enfin, petite cerise du grand théâtre de l'irresponsabilité qui vient d'être joué à Dubaï, on nous dit qu'il faut exulter pour le fait que, pour la première fois depuis le lancement en 1993 par l'ONU des COP annuelles sur le changement climatique, les groupes dominants du monde (en particulier les groupes industriels et financiers privés) ont mentionné, 30 ans après, leur accord non pas pour la fin de l'utilisation des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) mais pour une « transition hors les énergies fossiles », sans contraintes, volontaire, sans échéances datées, sans mention des montants des investissements nécessaires…
Congratulations aux groupes dominants. Ils ont réussi, grâce aussi aux médias de toute nature, à faire croire que nous tous, citoyens e citoyennes de divers continents de la planète, nous devons être de plus en plus contents du moins en moins d'engagements pris par eux en faveur des droits à la vie de tous les habitants de la terre et du droit de la vie de la communauté de vie de la Terre. C'est cela que les seigneurs de la finance prédatrice mondiale appellent « efficience ». Dormons tranquilles.

On peut, cependant, se poser une question. S'il a fallu 30 ans aux groupes dominants du monde pour mentionner leur accord en faveur d'un jeu de mots tel que « la transition hors énergies fossiles » au lieu de « sortie des énergies fossiles « (accompagné d'une panoplie considérable de lacunes, imprécisions et contradictions), combien d'années leur faudra-t-il pour parvenir à « zéro énergies fossiles » effectif ? Je préfère, en tout cas, ne pas attendre et obtenir que le Grand Esprit de Justice exauce mon vœux pour 2024 et qu'il « accueille (le moment venu) les appauvris et damnés de la Terre au paradis et condamne (le plus tôt possible) les dominants prédateurs à l'enfer ».

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« Historique » ! Les décisions de la COP28 sur le climat le sont-elles vraiment ?

19 décembre 2023, par Maxim Combes — , ,
« Accord historique ». C'est ainsi qu'est présenté le texte de décision de la COP28 validé ce mercredi 13 décembre, reprenant le qualificatif de la Présidence émiratie de la (…)

« Accord historique ». C'est ainsi qu'est présenté le texte de décision de la COP28 validé ce mercredi 13 décembre, reprenant le qualificatif de la Présidence émiratie de la COP sans recul et distance critique. Si l'appel à une « transition hors des énergies fossiles » est évidemment un résultat positif, il comporte de nombreuses faiblesses qui en limite la portée. Explications.

La COP28 sur le réchauffement climatique de Dubai vient d'aboutir à plusieurs textes de décisions ce mercredi 13 décembre. Le plus commenté, le Global Stocktake, dont l'ambition était d'établir un bilan de la mise en œuvre l'accord de Paris de 2015, mentionne, pour la première fois dans une décision de COP, l'ensemble des énergies fossiles et « appelle » les Etats à une « transition hors des énergies fossiles dans les systèmes énergétiques ».

Le président de la COP28, Sultan Al-Jaber, par ailleurs PDG d'une entreprise pétrolière, a immédiatement parler d'une décision « historique pour accélérer l'action climatique ». Ce terme, « historique », est désormais repris, souvent sans recul et sans distance critique, par de nombreux commentateurs et articles de presse. Ce post de blog rapide vise à en mesurer la portée et apporter quelques nuances (cf. la fin du texte pour préciser pourquoi je me pense légitime à écrire ces lignes)
.

Il y a toujours plusieurs façons d'analyser le résultat d'une conférence internationale telle que la COP28 sur le climat :

en regardant le chemin parcouru : alors que les énergies fossiles, responsables de plus de 80% des émissions mondiales de CO2, n'avaient jamais été mentionnées dans les décisions de COP jusqu'à la COP26, pas plus que dans les accords internationaux qui en sont issus (Protocole de Kyoto, Accord de Paris etc), elles sont désormais mises à l'index comme une source d'énergie à laquelle il faut progressivement renoncer dans nos systèmes énergétiques : c'est un net progrès ;

  • en regardant là où les Etats devraient déjà être parvenus : les études scientifiques, les rapports du GIEC, le rapport de 2021 de l'AIE montrent qu'il faudrait déjà avoir enclenché une décrue rapide dans la production et consommation des énergies fossiles (3% par an pour le gaz et le pétrole, 7% pour le charbon) et ne plus investir un euro dans l'exploration ou l'exploitation des énergies fossiles, et regarder la réalité : la production-consommation d'énergies fossiles continue pourtant à augmenter et les nouveaux investissements se poursuivent ;
  • en regardant les faiblesses intrinsèques du texte de décisions lui-même : tant la nature de la décision prise – ce n'est pas un nouveau traité international organisant la sortie des énergies fossiles – que son contenu exact – nombreuses limites intrinsèques à l'effectivité des engagements pris – conduisent à éviter les superlatifs trop hâtifs et préférer la lucidité de l'analyse et l'exigence de mise en cohérence des politiques nationales ;
  • en regardant les contradictions des Etats réclamant la sortie des énergies fossiles tout en continuant à mettre en œuvre des politiques publiques qui conduisent à en augmenter la production et la consommation d'énergies fossiles (nouvelles infrastructures pétro-gazières, nouvelles infrastructures de transports, nouveaux accords de libre-échange, etc), notamment dans les pays riches, et y compris en France (cf. cet article)

La décision de la COP28 est la reconnaissance des limites de l'Accord de Paris

Notons d'abord que le paragraphe sur les énergies fossiles que tout le monde commente n'est que l'un des 196 paragraphes de l'un des nombreux textes adoptés lors de la COP28. Notons également qu'il est inséré dans la partie « Mitigation » (réduction des émissions de gaz à effet de serre) du texte de bilan de la mise en œuvre l'accord de Paris de 2015, visant notamment à définir les « progrès collectifs à réaliser en vue des objectifs de long terme de l'Accord de Paris ». C'est la double reconnaissance :

  • (explicite) qu'il ne saurait y avoir de lutte contre le réchauffement climatique à la hauteur des enjeux des objectifs de l'accord de Paris sans « transition hors des énergies fossiles » ;
  • (implicite) que le silence de l'Accord de Paris à ce sujet est insoutenable et problématique.

Que dit le texte de décision de la COP28 à propos des énergies fossiles ?

Pour mesurer la portée d'un texte de décision de COP, il ne suffit pas de vérifier avec un Ctrl+F si les mots clefs sont présents. Il faut regarder le vocabulaire utilisé, notamment les verbes et locutions adverbiales, et regarder comment les paragraphes et les phrases s'enchainent. Cela peut-être technique. Essayons de l'expliciter ici simplement :

le terme « sortie des énergies fossiles » (« phasing out fossil fuels) que réclamaient plus de 100 Etats en cours de COP28 a été remplacé par un terme plus faible, et plus vague, de « transition hors des énergies fossiles » (transitioning away) ;

l'objectif de « transition hors des énergies fossiles » porte sur les seules « énergies fossiles » utilisées dans nos « systèmes énergétiques » : cette précision est importante car, selon le vocabulaire utilisé par les rapports du GIEC, « systèmes énergétiques » comprend l'énergie utilisée pour produire de l'électricité, du chauffage ou des carburants mais exclut par exemple l'énergie utilisée pour la production de plastique ; l'industrie du plastique est pourtant aujourd'hui un gros consommateur d'énergies fossiles ;

cet objectif de « transition hors des énergies fossiles » n'est positionné qu'au 4ème rang des 8 « efforts globaux » auxquels les Etats sont « appelés » à « contribuer », au même titre que des « efforts » de second rang et/ou discutables ;

peut-être la limite la plus importante : les Etats sont « appelés à contribuer » (« calls on Parties to contribute) à la « transition hors des énergies fossiles » : voilà des termes parmi les plus faibles du vocabulaire onusien pour exiger des Etats qu'ils prennent des décisions, contrairement à des termes tels que « urges », « requests » ou « decides » ;

tout aussi significatif : outre le verbe utilisé, il faut immédiatement regarder comment il est complété par des locutions adverbiales pour comprendre l'intention de la COP : ici, il est mentionné que cet « appel à contribuer » peut être réinterprété à l'aune des « circonstances nationales », ce qui en limite la portée : il n'y a ici ni plan d'action global, ni agenda, ni objectifs précis assignés aux Etats.

Illustration 2
Décision de la COP28 sur les énergies fossiles © @MaximCombes

Sur un autre paragraphe clef du texte (paragraphe 39 et 40), ce problème de vocabulaire adéquat est tout aussi manifeste : alors que toutes les études montrent que les politiques climatiques actuelles conduisent a minima vers 2,5°C, 3°C ou plus de réchauffement, le texte se limite à « encourager » (et pas « exiger » ou autre) les Etats donner plus d'ambitions à leurs politiques afin de respecter l'objectif des 1,5°C.

Efforts globaux sur les énergies fossiles minorés par de nombreux échappatoires

Plus largement, il faut remarquer que ce paragraphe portant sur les « efforts globaux » que les Etats sont « appelés » à engager sur les énergies fossiles :

  • limite les efforts à fournir sur le charbon au seul charbon qui n'est pas associé à du captage et stockage de CO2 (« unabated » dans le langage des COP)
  • limite aux seules subventions « inefficaces », sans que le terme ne soit jamais défini (ni à la COP28, ni au G20), les efforts de « sortie des subventions aux énergies fossiles », laissant la porte ouverte à ce qu'elles soient toutes poursuivies si les Etats les jugent efficaces ;
  • ne fixe pas d'objectifs et d'agenda précis sur les émissions de méthane liées à l'exploitation et la consommation des énergies fossiles, alors que c'est décisif à court-terme ;
  • donne beaucoup de place aux solutions technologiques : capture et stockage du CO2, hydrogène bas-carbone, véhicules à faibles émissions, etc ;
  • ne fixe aucun agenda clair et engageant sur tous ces sujets
  • ne prévoit pas de programme de travail afin de s'accorder sur des restrictions, des contraintes ou des interdictions à l'exploration et l'exploitation de nouveaux gisements.

L'industrie gazière et les Etats gaziers épargnés à la dernière minute ?

Il faut également noter, car c'est important et cela peut sans doute expliquer pour partie pourquoi les pays pétro-gaziers se sont résolus à accepter ce texte de décision de la COP28 : il a été ajouté dans la dernière nuit un paragraphe ad hoc, ie de même niveau que la totalité du paragraphe sur les énergies fossiles, qui « reconnaît le rôle que jouent les carburants de transition pour faciliter la transition énergétique ». Par « carburants de transition », l'industrie-pétro-gazière et les Etats producteurs entendent notamment le gaz fossile : ce paragraphe incite donc à poursuivre les investissements dans l'exploration, l'exploitation et la production de gaz fossile alors que les études et rapports montrent que la production de gaz fossile devrait décroître de 3% par an à compter de 2022.

Où sont les financements ? Où est le programme de travail permanent sur les énergies fossiles en vue d'un Traité international ?

Pour qu'une décision de COP soit opérationnelle, il ne faut pas seulement en rester à l'édiction de recommandations générales. Encore faut-il préciser comment elle doit s'appliquer, par qui, à quel moment et avec quels moyens. Qui dit vouloir une « transition hors des énergies fossiles » implique par exemple de savoir quels sont les Etats qui doivent l'appliquer immédiatement, lesquels plus tard. Et surtout avec quels moyens, et sur la base de quels principes les efforts vont être répartis entre les différents Etats (équité).

Les Etats du Nord, les plus riches, dont la richesse accumulée depuis deux siècles est pour partie fondée sur l'exploitation et la consommation d'énergies fossiles à bas coûts ne sauraient exiger un engagement sur la sortie des énergies fossiles des pays du Sud au même rythme et dans les mêmes conditions. A minima, cela nécessite des financements ad hoc. C'est par exemple ce que réclame la Colombie pour avancer dans le sens de la décision prise. Manifestement, ces financements ne sont pas là.

Ils sont pourtant essentiels. Au sujet des financements, souvenons-nous de la promesse que les pays riches avaient fait aux pays pauvres lors de la COP15 à Copenhague, à savoir 100 milliards de dollars d'argent public, additionnels et pérennes sur la table d'ici à 2020. Quatorze ans plus tard, ils ne sont toujours pas là. La décision de la COP28 le « note avec de profonds regrets ». Sans financements supplémentaires, il n'y aura pas de sortie des énergies fossiles : « No finance, no phase out ».

Pour avancer en ce sens, la communauté internationale ne saurait se dispenser d'un programme de travail permanent, de préférence au sein des COP, afin qu'il y ait désormais une négociation continue entre les Etats-membres pour définir l'ordre de priorité des gisements que l'on déciderait de ne plus exploiter, en vue d'un Traité international ad hoc. A titre de comparaison, cela a pris près de 30 ans pour la reconnaissance des pertes et dommages et la création d'un fonds pour les pays pauvres. Ce n'est pas ce que prévoit la COP28 dans son texte de décision.

Que va changer cette décision de COP28 ? Est-on véritablement sur la voie d'une « transition hors des énergies fossiles » ?

A ce stade, il faut immédiatement préciser que les décisions de COP ne sont pas de la même nature qu'un traité international tels que le Protocole de Kyoto ou l'Accord de Paris qui, une fois ratifiés par les Etats-membres, deviennent du droit international et entrent en application. La Convention cadre des Nations-Unies sur le réchauffement climatique (CCNUCC ou UNFCCC), qui est le cadre international dans lequel se déroulent les négociations climatiques internationales, n'est pas une organisation internationale qui décide de règles internationales s'appliquant aux Etats. La décision d'une COP n'est pas un Traité international. Du fait de l'Accord de Paris, les COP ont pouvoir d'émettre des recommandations sur les énergies fossiles, notamment parce que les objectifs de l'Accord de Paris de rester en deçà de 1,5 ou 2°C sont en danger, mais il ne s'ensuit pas qu'une décision de COP impose une obligation aux Etats.

La décision de la COP28 d'une « transition hors des énergies fossiles dans les systèmes énergétiques » n'oblige aucun Etat à réduire, limiter ou interdire l'exploration ou l'exploitation des énergies fossiles sur son territoire national. Tous les nouveaux projets d'exploration ou d'exploitation annoncés ces dernier mois, au mépris des recommandations du GIEC ou de l'AIE, pourront légalement perdurer tant que cet appel à une « transition hors des énergies fossiles » n'est pas transformé dans du droit international via une modification de l'Accord de Paris et/ou la négociation d'un nouveau Traité international pour sortir des énergies fossiles. TotalEnergies & co n'ont pas obligation de mettre fin à leurs projets climaticides.

Conclusion (provisoire)

Ceci étant dit, cela ne signifie pas que cette décision de COP est sans effet. La COP28 de Dubai marque définitivement reconnaissance par la communauté internationale qu'il ne saurait y avoir de lutte contre le réchauffement climatique sans réduction de la consommation et de la production d'énergies fossiles. Cela constitue une avancée diplomatique majeure. Ne serait-ce que parce qu'elle disqualifie moralement et politiquement tous les projets d'exploration ou d'exploitation d'énergies fossiles récemment approuvés ou encore dans les cartons.

Puisque cette décision ne va pas devenir du droit international contraignant, du moins dans l'immédiat, il est de la responsabilité des chercheurs, de la société civile organisée, de l'opinion publique en général, et des pouvoirs publics bien intentionnés de se servir de cette décision de COP pour bloquer et enterrer des projets d'énergies fossiles en cours de déploiement. On peut commencer par la France (lire cet article)

BONUS : le jour où décision internationale sera prise de laisser 80% des énergies fossiles dans le sol, la cotation boursière de TotalEnergies, Shell, BP et consorts s'effondrera immédiatement. Ce n'est pas le cas :-)

La cotation de TotalEnergies suite à l'annonce de la décision de la COP28 © @MaximCombes
(je vous renvoie au livre Sortons de l'âge des fossiles pour savoir comment gérer cette légère difficulté).

D'où je parle : Engagé dans le suivi des négociations climatiques depuis le milieu des années 2000 – même si j'ai raté quelques COP depuis 2018, dont Dubai, j'ai toujours essayé de garder une distance critique envers les discours énonçant l'inutilité des COP d'un côté et envers ceux qui de l'autre nous promettent monts et merveilles des « COP de la dernière chance ». Par exemple, en 2009, avant la COP15 à Copenhague, j'étais un des rares en France à affirmer qu'elle ne serait probablement pas le succès qu'on nous annonçait malgré l'élection récente d'Obama, et en 2015, j'ai alerté bien avant la COP21 (dès Lima en 2014 -iciou ici ou ici), sur le fait que l'Accord de Paris en gestation comportait des failles telles qu'il ne saurait contenir le réchauffement climatique à 1,5°C ou 2°C, ce que nous constatons désormais avec clarté.

Précision : Ce papier, comme beaucoup d'autres, reposent sur de nombreux échanges avec des spécialistes de ces questions, notamment lorsqu'il s'agit de questions juridiques. Merci donc toutes celles et ceux qui m'aident à construire des analyses telles que celles-ci.

Maxime Combes, économiste et auteur de Sortons de l'âge des fossiles ! Manifeste pour la transition(Seuil, 2015) et co-auteur de « Un pognon de dingue mais pour qui ? L'argent magique de la pandémie » (Seuil, 2022).

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COP28 : l’Asie, l’OPEP et les énergies fossiles

19 décembre 2023, par Hubert Testard — , , , ,
La COP28 s'est conclue par un accord pour une « transition hors des énergies fossiles ». Après une longue bataille entre les partisans et les opposants d'une « suppression (…)

La COP28 s'est conclue par un accord pour une « transition hors des énergies fossiles ». Après une longue bataille entre les partisans et les opposants d'une « suppression progressive » de ces énergies, l'imagination des négociateurs a permis de trouver une formulation moins contraignante qui permette d'aboutir à un consensus. Dans cette bataille, l'Asie s'est essentiellement cachée derrière l'OPEP, qui a mené la bataille des « pro-fossiles ». Une discrétion qui contraste avec celle de la COP27 où l'Inde et la Chine avaient dû sortir du bois pour éviter une formulation contraignante sur la suppression progressive du charbon. Quelles que soient les formulations, la fin du recours aux énergies fossiles reste un enjeu colossal pour tous.

Tiré de Asialyst
14 décembre 2023

Par Hubert Testard

Le président de la COP28 Sultan al-Jaber entouré du négociateur chinois Xie Zhenhua (à gauche) et de l'émissaire américain pour le climat John Kerry, le 9 décembre 2023 à Dubaï. (Source : Bloomberg)

Il aura fallu 28 COP pour que l'ensemble des énergies fossiles soient sur la sellette. Ce qui donne la mesure de la vitesse à laquelle la communauté internationale se mobilise face au changement climatique. L'accord final, dont chaque mot a été âprement négocié, prévoit d'effectuer une « transition hors des énergies fossiles dans les systèmes énergétiques, d'une manière juste, ordonnée et équitable, en accélérant l'action dans cette décennie cruciale, afin d'atteindre la neutralité carbone en 2050 conformément aux préconisations scientifiques. » L'idée d'accélération d'ici 2030 répond à la demande des Américains et des Européens, et aux recommandations de l'Agence internationale de l'énergie (AIE).

Le besoin d'accélérer est évident alors que les émissions de CO2 ont continué à progresser de 1,1 % en 2023, contre +0,9 % en 2022. Il faudrait, selon l'AIE, les réduire de 42 % d'ici 2030 pour rester sur une trajectoire compatible avec un réchauffement de la température mondiale limité à 1,5 degrés. Les progrès dans la composition du mix énergétique ont été très lents, et l'Asie-Pacifique n'est pas en tête de cette course de tortues, malgré le développement rapide des énergies nouvelles en Chine, en Inde et ailleurs.

Les énergies fossiles toujours incontournables

Depuis 1990, la part des énergies fossiles dans le mix énergétique mondial n'a diminué que de cinq points, passant de 86,9 % en 1990 à 81,8 % en 2022.
Source : "Our world in data".

Le Moyen-Orient ne progresse pas du tout et reste quasi exclusivement fossile (98,5 %). L'Asie-Pacifique avait en 1990 un mix énergétique plus tourné vers les énergies fossiles que la moyenne mondiale. Elle a progressé un peu plus vite vers la décarbonation, avec une diminution de 6,4 points de la part des énergies fossiles, comparable à celle de l'Amérique du Nord. Mais elle reste au-dessus de la moyenne mondiale. Le seul continent qui progresse de façon plus sensible est l'Europe (une diminution de 12,7 points), avec des énergies fossiles qui restent toutefois dominantes (seule la France est à 50 % grâce au nucléaire), malgré les multiples engagements pris depuis la conférence de Kyoto en 1997. Les débats de la COP28 visaient en pratique à progresser vingt fois plus vite vers la décarbonation d'ici 2050 que durant les trente années passées, ce qui soulève un sérieux problème de faisabilité.

L'OPEP était cette fois-ci au premier rang de la résistance au changement. Car si la COP27 s'était concentrée sur une seule énergie fossile qui était le charbon, la COP28 étend le champ de la transition énergétique au pétrole et au gaz. Or la quasi-totalité du mix énergétique du Moyen-Orient repose sur le gaz (52 %) et le pétrole (46 %). L'Asie-Pacifique vient en seconde ligne car son mix énergétique inclut d'abord le charbon (47 %), loin devant le pétrole (25 %) et le gaz (12 %). Les pays asiatiques ont pu s'abriter derrière la résistance des pays du Moyen-Orient pour éviter des formulations trop contraignantes dans le texte final de la Conférence.

La Chine avance à pas comptés

La Chine s'est voulue « constructive » dans la phase de préparation de la COP28 comme dans son déroulement. La déclaration conjointe avec les États-Unis du 15 novembre dernier – appelée « Sunnylands statement » – convient qu'il faut poursuivre les efforts en vue de tripler les capacités de production d'énergies renouvelables d'ici 2030. Pour autant, la Chine n'a pas rejoint l'engagement global sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique signé par 120 pays en marge de la COP28, dont l'UE et les États-Unis. Cet engagement porte précisément sur un triplement des capacités installées d'énergie renouvelable et sur un doublement de l'efficacité énergétique d'ici 2030. La Chine ne l'a sans doute pas signé car il va au-delà des objectifs du 14ème plan chinois en matière d'efficacité énergétique (qui ne seront probablement pas atteints). Surtout, il fait mention d'une « suppression progressive » du charbon, avec l'engagement d'un arrêt des nouvelles centrales à charbon.

La Chine est en 2023 le principal responsable de la hausse des émissions de CO2 dans le monde, avec une progression de 4 % de ses propres émissions. Elle planifie toujours une augmentation des capacités installées de ses centrales à charbon de 250 Gigawatts d'ici 2030, ce qui dépasse le niveau total des capacités installées de l'Inde, deuxième utilisateur mondial du charbon. La seule bonne nouvelle est que l'expansion des capacités d'énergie renouvelable se poursuit à un rythme très rapide. Selon Lauri Millyvirta, un expert de l'ONG Carbon Brief, la Chine devrait commencer à réduire de façon structurelle le niveau de ses émissions de CO2 à partir de 2024 grâce à l'impact de ses investissements dans le renouvelable.

Pékin vient d'annoncer avec un an de retard un plan de réduction de ses émissions de méthane, qui faisait partie des engagements pris avec les États-Unis à la veille de la COP27. Ce plan comporte certains objectifs sectoriels – par exemple, réutiliser 85 % des émissions de méthane liées à l'élevage d'ici 2030 – mais n'inclut aucun engagement global de réduction. Pour une raison simple : plus de 40 % des émissions de méthane chinoise sont liées à l'activité des mines de charbon.

Dans les négociations, le chef de la délégation chinoise, Xie Zheng Hua, s'est opposé à tout langage trop contraignant sur la « suppression progressive » des énergies fossiles, tout en se montrant prêt à accepter différentes formules de compromis.

La Chine s'est par ailleurs gardée de participer au fond de réparation des dommages climatiques destiné aux pays les plus fragiles, qui a été rendu opérationnel le premier jour de la conférence. Une position qui soulève de plus en plus de critiques. La distinction trop simpliste entre pays développés et pays en développement qui fonde l'équilibre des engagements en matière de climat ne reflète manifestement pas la répartition par pays des émissions mondiales. La Chine, proche du seuil des pays à hauts revenus, et qui représente plus de 30 % des émissions mondiales, ne va pas pouvoir longtemps éluder ses responsabilités à l'égard de pays les plus pauvres et les plus exposés aux risques climatiques.

L'Inde s'oppose à toute contrainte sur sa politique énergétique

La délégation indienne avait imposé un affaiblissement de la déclaration de Glasgow (COP27) l'an dernier concernant le charbon. Dans le texte final de la conférence, « l'élimination progressive » du charbon avait été remplacée par « la réduction progressive » du charbon. Cette position a été réaffirmé lors de la visite de Narendra Modi à Dubaï début décembre. Son ministre des Affaires étrangères a rappelé que « le charbon est et restera une partie importante du mix énergétique indien ». En clair, l'Inde n'a pas l'intention de compromettre sa stratégie de développement économique par des engagements internationaux contraignants. Alors que Narendra Modi s'est publiquement engagé à un triplement des capacités d'énergie renouvelable du pays d'ici 2030, son pays n'a, pas plus que la Chine et pour les mêmes raisons, accepté de se joindre aux 120 pays signataires de l'engagement global sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique.

Les émissions de CO2 de l'Inde ont connu une progression record en 2023 : + 8,2 % et + 10 % pour les émissions liées aux centrales à charbon. Le ministre de l'Électricité indiquait le 23 novembre dernier, lors d'une réunion avec les compagnies d'électricité du pays, qu'il faudrait ajouter 80 GW de centrales à charbon d'ici 2030 au-delà des 27GW déjà en construction, soit une progression de près de 40 % du parc installé. On est encore loin de la « réduction progressive » convenue lors de la COP27 ou de la « transition accélérée » de la COP28.

Le Japon déploie une vision « technologique » de la décarbonation

La politique du gouvernement japonais porte le nom de « Code GX » (pour « Green transformation »). Ce plan insiste sur les technologies dites de « charbon propre », qui passent notamment par la capture et le stockage du carbone (carbon capture and storage ou CCS en anglais) émis par les centrales thermiques, ou la cogénération à base d'ammoniaque et de charbon. Le Japon, avec 54GW de capacités installées, dispose du quatrième parc mondial de centrales au charbon derrière la Chine, l'Inde et les États-Unis. Il prévoit encore une augmentation limitée de ses capacités jusqu'en 2030.

Le gouvernement japonais a invité en mars dernier une dizaine de pays d'Asie-Pacifique à créer une communauté asiatique de la neutralité carbone (« Asia net zero community »). Le communiqué conjoint publié à l'issue de cette réunion fait la part belle aux solutions technologiques promues par l'industrie japonaise : hydrogène, ammoniaque, CCS…

Le débat sur la captation et le stockage du carbone a été vif lors de la COP28. Les partisans du CCS ne se limitent pas aux Japonais. Ils incluent les majors de l'industrie pétrolière américaine comme Exxon Mobil, dont le PDG Darren Woods est venu pour la première fois participer à une COP. L'Agence internationale de l'énergie considère pour sa part comme « illusoire » l'idée qu'une montée en puissance du CCS puisse constituer une solution, en raison de nombreux problèmes techniques et de coûts beaucoup plus élevés que ceux des énergies renouvelables. Le représentant américain pour le climat John Kerry est sur une ligne assez proche, même s'il essaie de prendre en compte les intérêts de l'industrie pétrolière américaine. Il a qualifié le recours exclusif au CCS comme une solution « dangereuse et inquiétante ». Emmanuel Macron lors d'une conférence de presse à Dubaï a qualifié de « marginal » l'apport de la captation et du stockage de carbone à la transition énergétique. Pour lui, cette solution ne doit pas entraver l'effort international de sortie des énergies fossiles, et il serait beaucoup plus utile d'agir sur la déforestation. La campagne pour une décarbonation « technologique » lancée par le Japon est par ailleurs vue par de nombreuses ONG comme une offensive des groupes industriels japonais en vue de limiter l'effort de sortie des énergies fossiles.

L'Asie reste prudente dans ses engagements internationaux sur le nucléaire civil

À l'initiative de la France et des États-Unis, une déclaration sur le triplement des capacités nucléaires civiles à l'horizon 2050 a été adoptée en marge de la COP28. Cette déclaration a été signée par 23 pays dont neuf pays membres de l'Union européenne et trois pays d'Asie-Pacifique : le Japon, la Corée du Sud et la Mongolie. Là encore, la Chine et l'Inde n'ont pas signé cette déclaration pour le moment. La part du nucléaire est passée de 6 % du mix énergétique mondial en 1990 à 4 % seulement en 2022. La relance du secteur ne fait pas consensus (on pense notamment à l'Allemagne), mais l'idée que le nucléaire puisse contribuer à la transition énergétique gagne du terrain.

La Chine a une capacité nucléaire installée déjà comparable à celle de la France, avec vingt centrales supplémentaires en construction. Elle est probablement l'un des rares pays à être capable de tripler son parc nucléaire d'ici 2050 et prévoit déjà de le doubler avant 2035. Rien ne s'oppose donc à ce qu'elle signe l'engagement de Dubaï, si ce n'est sa réticence à prendre des engagements internationaux qui puissent constituer une contrainte pour sa politique énergétique.

L'Inde est dans une situation comparable. Son parc nucléaire actuel est assez modeste (7 GW contre 57 GW pour la Chine et 63 GW pour la France). Mais ses projets de construction en cours ou annoncés pourraient tripler les capacités nucléaires du pays d'ici 2035 ou 2040.

Le Japon n'utilise actuellement que le tiers de ses trente-trois centrales nucléaires, en raison du choc durable provoqué par l'accident nucléaire de Fukushima. Ses projets de construction sont limités, et sa participation à la déclaration de Dubaï a pour le moment une portée plus symbolique que réelle.

La Corée du Sud a des projets de construction de centrales plus actifs que le Japon, lui permettant d'augmenter d'environ 30 % ses capacités nucléaires d'ici 2035. Au total, les signataires asiatiques de la déclaration de Dubaï sur le nucléaire ne sont pas ceux qui ont une chance d'atteindre l'objectif fixé.

Globalement, la prudence des pays asiatiques dans les débats de la COP28 reflète à la fois des réflexes de souveraineté et un réalisme sur les ambitions qui tranche avec le volontarisme européen. Le texte final de la Conférence a le mérite principal de souligner le rôle central des énergies fossiles dans le réchauffement climatique. Il fixe un horizon et tente d'impulser une accélération. L'Asie-Pacifique, avec 53 % des émissions de gaz à effet de serre et 90 % de leur progression depuis 2015, sera déterminante pour faire de cet objectif une réalité.

Par Hubert Testard

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COP 28 : Non au colonialisme vert, Non aux fausses solutions du capitalisme vert, Non à la normalisation verte, Pour la souveraineté des peuples sur leurs territoires

19 décembre 2023, par ATTAC/CADTM Maroc — , ,
Tous les rapports officiels sur le climat, y compris le rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), confirment l'aggravation de la crise (…)

Tous les rapports officiels sur le climat, y compris le rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), confirment l'aggravation de la crise climatique mondiale associée au réchauffement climatique et le fait que nous sommes terriblement proches du point de non-retour fixé, par son rapport spécial de 2018, à 1,5 degrés Celsius. Ces phénomènes seront multipliés par cinq si les émissions de gaz à effet de serre poursuivent leur tendance, selon le même rapport.

13 décembre 2023 | tiré du site du CADTM
https://www.cadtm.org/COP-28-Non-au-colonialisme-vert-Non-aux-fausses-solutions-du-capitalisme-vert

Ces transformations profondes bien réelles sont liées à la pollution accélérée de l'atmosphère qui accompagne le développement du système capitaliste mondial depuis le milieu du XIXe siècle, notamment en Europe et aux États-Unis. Elles sont qualifiées par les scientifiques comme une nouvelle ère de l'histoire géologique Anthropocène ou plus précisément Capitalocène.

Les changements climatiques liés au réchauffement climatique ne sont pas seulement des pronostics pour l'avenir, ils sont présents depuis longtemps et s'incarnent notamment dans des phénomènes extrêmes tels que les inondations, les incendies de forêt et les fortes canicules. Ces phénomènes augmentent en fréquence et en intensité dans de nombreuses régions du monde : inondations en Belgique et en Allemagne en 2022, incendies de forêt en Turquie, en Algérie et au Maroc, pour ne citer que ceux-là.

Malgré la catastrophe et l'urgence de la crise, essentiellement liée au système de production, de distribution et de consommation capitaliste imposé à la majorité par des minorités parasitaires mondiales et locales, les classes dominantes poursuivent leurs opérations de greenwashing et leurs tentatives pour tirer profit de cette crise pour réaliser plus de profits.

Les voilà qu'ils tiennent le sommet COP28 du 30 novembre au 12 décembre 2023 à Dubaï aux Émirats arabes unis, le pays qui a le deuxième taux de pollution le plus élevé au monde par rapport à sa population. Ils ont osé et accepté de céder la présidence de la COP28 à Sultan Al Jaber, président-directeur général d'Abu Dhabi Petroleum Company, l'une des plus grandes sociétés pétrolières au monde. Les Émirats arabes unis sont également l'un des États les plus répressifs au monde, notamment les libertés d'organisation des syndicats et des associations.

Le Maroc, avec les pays non pétroliers d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, est considéré comme un symbole d'injustice environnementale, car sa contribution aux émissions de gaz à effet de serre est très faible par rapport à des pays comme les États-Unis d'Amérique et les Emirats Arabe Unies. Malgré cela, c'est l'un des pays les plus touchés par les effets de ces changements et parmi les moins préparés à leur faire face. La baisse des précipitations, la succession des années de sécheresse et leur gravité croissante, ainsi que la succession des inondations et leurs incidences croissantes ces dernières années, sont considérées comme les expressions les plus importantes de ces transformations dans notre pays.

Le régime marocain est considéré comme le premier allié du colonialisme vert, dans la mesure où il permet aux entreprises internationales et aux classes dirigeantes de s'accaparer les terres et des territoires sous prétexte de transition énergétique, avec pour conséquence le déplacement et l'oppression des populations, comme cela s'est produit à Midelt où 5 000 hectares de terres ont été expropriés aux autochtones, et avant cela, le cas de Ouarzazate où 3 000 hectares ont été expropriés, et il y en a d'autres... représentés par les projets à venir, comme celui de Total Energy dans la région de Guelmim, où 150 hectares seront expropriés.

Malgré les investissements massifs réalisés par les gouvernants dans des projets d'énergies renouvelables, notamment solaires et éoliennes, financés directement par le budget public ou à travers le mécanisme de la dette, la part de ces énergies ne dépasse pas 20% de l'énergie totale produite pour l'année 2021.Ce pourcentage ne dépasse pas 8% de l'énergie primaire dominée par les produits pétroliers comme l'essence et le gasoil importés exclusivement par des sociétés privées dominées par celles du groupe d'Aziz Akhannouch (un milliardaire et chef du gouvernement actuel au Maroc), puis par les groupes Total et Shell. Le processus de privatisations du secteur énergétique au Maroc depuis la fin des années 1990, et son approfondissement avec le lancement des projets dits verts et la loi n°13-09 relative aux énergies renouvelables, ont abouti à un contrôle quasi total du secteur par le capital privé avec 78% de la production d'énergie électrique.

Les dirigeants marocains affirment donc leur intention de mener une transition énergétique en investissant environ 70 milliards de dirhams depuis le début du plan en 2009. Mais la réalité est que ce plan et la prétendue transition verte ne sont qu'un prétexte pour réaliser davantage de profits. Nous pourrons avancer l'exemple du contrat de la centrale solaire de Midelt dont a bénéficié la société « Green of Africa » company, propriété d'Akhannouch en partenariat avec EDF France et Masdar de l'Émirats Arabes Unies. Il y a aussi celui de la société Nareva du groupe Al Mada - anciennement ONA – qui contrôle à plus de 90 % le marché de l'énergie éolienne au Maroc.

Le régime marocain est également l'un des partenaires les plus importants de l'entité sioniste dans ce secteur, dans ce que l'on peut appeler une normalisation verte, à travers l'implication d'entreprises israéliennes dans des projets verts au Maroc, notamment ENLT et NewMed.

La position du Maroc au sommet de la COP28

À l'exception de la signature de nouveaux traités et accords commerciaux coloniaux portant sur des projets plus extractifs orientés vers l'exportation d'énergie verte vers l'Europe et des déclarations d'intention envers l'Afrique, il est difficile de clarifier la position des négociateurs marocains sur les questions les plus importantes soulevées à le sommet de Dubaï, notamment : l'arrêt de l'extraction des énergies fossiles, l'évaluation des engagements de l'Accord de Paris, le manque d'engagement des pays, les États-Unis d'Amérique en tête, et la question des réparations et du fonds d'indemnisation.

Les grandes puissances font pression pour que ce fonds, s'il est créé, soit remis à la Banque mondiale qui a joué et continue de jouer un rôle colonial aux côtés du Fonds monétaire international. Ces deux institutions portent une responsabilité majeure dans la détérioration du niveau de vie de millions de personnes dans le monde et dans la destruction de nombreux écosystèmes en encourageant par des financements des politiques extractives. Ils portent également une responsabilité historique dans la crise climatique globale en soutenant et en finançant des projets polluants. C'est ce qui a été dénoncé énergiquement par les mouvements sociaux mondiaux dans leur sommet à Marrakech contre les réunions annuelles de ces deux institutions en octobre dernier (2023).

Nous à ATTAC CADTM Maroc, alors que nous joignons notre voix à celles du mouvement mondial luttant pour la justice climatique et contre toutes les formes de colonialisme vert, considérons que toute transition écologique juste nécessite :

• La rupture avec l'illusion du rattrapage ou le calquage du modèle de développement capitaliste occidental qui n'a pas abouti socialement et qui est impossible à généraliser écologiquement.
• Faire payer la facture de la transition environnementale aux responsables du désastre : les multinationales, les États impérialistes et les « élites » locales qui pillent.
• Arrêter et annuler le paiement des dettes financières publiques illégitimes.
• Assurer la souveraineté des populations locales sur les décisions à chaque étape du processus de transition écologique : conception, mise en œuvre, exploitation, stockage, distribution, etc.
• Établir une alliance entre tous les acteurs directement concernés au sein des populations, les travailleurs, les usagers, etc.
• Donner la priorité aux alternatives décentralisées et conçues à petite échelle visant à répondre aux besoins fondamentaux de la majorité, tout en respectant le potentiel de régénération des écosystèmes.
• Développer des alliances écologiques régionales basées sur les principes de complémentarité, de solidarité et d'intérêt commun.

Rabat, le 8 décembre 2023
Secrétariat National

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La COP28 d’accord pour en finir avec les fossiles - mais pas trop vite

19 décembre 2023, par Valéry Laramée de Tannenberg — , ,
La COP28 a évité l'échec, au terme d'une nuit blanche de négociation. L'accord mentionne la « transition hors des énergies fossiles ». Mais sans date ni obligation. Dubaï (…)

La COP28 a évité l'échec, au terme d'une nuit blanche de négociation. L'accord mentionne la « transition hors des énergies fossiles ». Mais sans date ni obligation. Dubaï (Émirats arabes unis), reportage

13 décembre 2023 | tiré de reporterre.net | Photo : La salle éclate en applaudissements. Le président de la COP28, Sultan Al Jaber, a frappé le coup de marteau signifiant qu'un accord était adopté.
https://reporterre.net/La-COP28-d-accord-pour-en-finir-avec-les-fossiles-mais-pas-trop-vite

Au terme d'une folle journée de mardi, cadencée par les séances plénières, les réunions bilatérales, les rumeurs, la présidence a proposé tôt le matin une nouvelle version du projet de décision. ll a été adopté au cours de la séance plénière qui s'est achevée à 11 heures (heure de Dubaï). Pour la première fois dans un accord issu d'une de ces COP, le texte appelle à une « transition hors des énergies fossiles ». La formulation tient en quelques lignes qui ont été rédigées mot à mot au cours d'âpres négociations nocturnes : le texte appelle les États à « opérer une transition hors des combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques [transitioning away from fossil fuels in energy systems], d'une manière juste, ordonnée et équitable, en accélérant l'action au cours de cette décennie cruciale afin d'atteindre le niveau zéro d'ici 2050 » (article 28).

Les objectifs consensuels sont bien là : triplement des capacités de production mondiale des énergies renouvelables (électriques et biomasse) entre 2023 et 2030, doublement du rythme d'amélioration de l'efficacité énergétique (qui passerait donc à 4 %/an). Plus délicat, étant donné la place que pèse encore le charbon dans de nombreux pays, notamment en Asie, l'accélération de la diminution du nombre de centrales au charbon non équipées de systèmes de captage.

Les secteurs du fret maritime et du transport aérien ne sont pas oubliés : il leur est recommandé d'utiliser des carburants bas et zéro carbone bien avant ou aux alentours de 2050.

L'accord emploie une formule alambiquée à propos de la sortie des énergies fossiles : les États pétroliers s'opposaient jusque là à cette idée, d'où leblocage de la négociation les jours derniers). Elle suggère d'accélérer la décarbonation des systèmes énergétiques de sorte qu'ils atteignent la neutralité carbone au mitan du siècle. Cela peut s'interpréter comme une sortie progressive des énergies fossiles ; laquelle devra se faire « orderly » et de manière équitable. Traduction : chacun pourra le faire à son rythme et selon ses méthodes, sans aucune contrainte.

Pour aider les décideurs à décarboner leur bouquet énergétique, la présidence émirienne a aussi proposé une série de modes de production d'énergie labellisés « bas carbone » : renouvelables et nucléaire (l'inclusion de l'énergie nucléaire dans l'accord est une victoire pour legouvernement français !). Le texte mentionne aussi des technologies d'extraction du CO₂, telle que le captage-stockage géologique (CSC) et l'hydrogène « bas carbone ». Elles ne devront être utilisées que pour les secteurs industriels difficiles à décarboner : sidérurgie et cimenterie en tête.

Autre point notable, à l'attention des producteurs de gaz et de système de climatisation : il faudra accélérer « de manière substantielle » la baisse des émissions de gaz à effet de serre autres que le gaz carbonique. Comprendre : le méthane (principal composant du gaz naturel) et les fluides frigorigènes qui comptent parmi les gaz à effet de serre les plus puissants qui soient.

Les transports routiers ne sont pas oubliés : ils devront, eux aussi, abattre leurs rejets carbonés. Et en la matière, la voie est toute tracée pour l'électrification du parc automobile mondial. En pointe dans ce domaine, la Chine et l'Europe sont aux anges.

Déjà présent dans les précédentes versions, le couplet sur la fin des « subventions aux énergies fossiles inefficaces », dès que possible, est toujours là. Et l'on ignore toujours leur définition précise. Pourront être maintenues, en revanche, les aides publiques aux précaires énergétiques et à la transition énergétique « juste ».

Un paragraphe qui « reconnaît que l'utilisation transitoire » de carburants ou combustibles fossiles peut jouer un rôle dans la transition énergétique et le renforcement de la sécurité d'approvisionnement a été ajoutée à la demande du Groupe Afrique dont de nombreux États membres privilégient leur développement, quitte à consommer leurs hydrocarbures, à la baisse des émissions. Cette position a notamment été défendue par Adonia Ayebare, chef de la délégation ougandaise.

Les pays en développement ont besoin de plus de 200 milliards de dollars par an pour s'adapter au réchauffement

Séance plénière finale le 13 décembre à Dubaï - © Giuseppe Cacace/AFP

Le texte consacre un chapitre à l'adaptation, sujet majeur pour les pays en développement. Il appelle les gouvernements à accroître leurs ambitions, à réduire les risques de ruptures d'approvisionnement en eau. Ce qui suppose de développer une agriculture résiliente aux effets du réchauffement. Novateur, le texte appelle les pouvoirs publics à se pencher sur les conséquences sanitaires du réchauffement, notamment dans les populations défavorisées.

Il appelle aussi les gouvernements à se doter de plans nationaux d'adaptation. Ces documents devraient mentionner les risques inhérents à chaque pays et les outils mis en œuvre pour y faire face. Il n'y a pas d'urgence : la première échéance est fixée à 2030.

« Regrettant » que les pays occidentaux n'aient pas tenu leur promesse de verser 100 milliards de dollars par an, entre 2020 et 2023, aux nations les plus vulnérables, le texte appelle les pays les plus développés à accroître leurs soutiens pour financer l'adaptation des pays en développement. Leurs besoins sont déjà importants : entre 215 et 387 milliards de dollars par an jusqu'à 2030.

« Ce n'est pas une décision historique »

Dès le début de la matinée, le projet de décision avait reçu le soutien de l'Union européenne. Ce projet apporte des améliorations « conséquentes », estimait le chef des négociateurs de l'UE, Wopke Hoekstra, pour qui « c'est le début de la fin des énergies fossiles ».

De son côté, l'Arabie Saoudite a entraîné avec elle les autres pays membres de l'OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole). La plupart des membres du Groupe Afrique étaient, eux aussi, favorables à la version finale. Mais les ONG environnementales voient l'accord en demi-teinte. « C'est un signal important que toutes les énergies fossiles soient citées dans le texte mais cela n'est pas encore la décision historique dont les populations, notamment les plus vulnérables, ont besoin. Les négociations ne peuvent plus ignorer les avertissements lancinants que nous avons entendus ces derniers jours de la part des représentants des petits États insulaires », indiquait Gaïa Febvre, responsable des politiques internationales au Réseau Action Climat.

D'autres groupes étaient moins enclins à le signer des deux mains. S'exprimant au nom du Coalition de la Haute Ambition (HAC), le ministre du climat de l'Irlande a estimé que « tout le monde a des problèmes avec ce texte. » Un point de vue partagé par la Zambie, le Bangladesh, le Brésil, les États-Unis et le Canada.

Mais l'échec n'était pas envisageable. Tout le monde a donc approuvé. Entérinant le début de la fin des énergies fossiles...

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COP28 : l’Asie, l’OPEP et les énergies fossiles

19 décembre 2023, par Hubert Testard — ,
Le président de la COP28 Sultan al-Jaber entouré du négociateur chinois Xie Zhenhua (à gauche) et de l'émissaire américain pour le climat John Kerry, le 9 décembre 2023 à (…)

Le président de la COP28 Sultan al-Jaber entouré du négociateur chinois Xie Zhenhua (à gauche) et de l'émissaire américain pour le climat John Kerry, le 9 décembre 2023 à Dubaï. (Source : Bloomberg)
Le président de la COP28 Sultan al-Jaber entouré du négociateur chinois Xie Zhenhua et de l'émissaire américain pour le climat John Kerry, le 9 décembre 2023 à Dubaï. (Source : Bloomberg)
La COP28 s'est conclue par un accord pour une « transition hors des énergies fossiles ». Après une longue bataille entre les partisans et les opposants d'une « suppression progressive » de ces énergies, l'imagination des négociateurs a permis de trouver une formulation moins contraignante qui permette d'aboutir à un consensus. Dans cette bataille, l'Asie s'est essentiellement cachée derrière l'OPEP, qui a mené la bataille des « pro-fossiles ». Une discrétion qui contraste avec celle de la COP27 où l'Inde et la Chine avaient dû sortir du bois pour éviter une formulation contraignante sur la suppression progressive du charbon. Quelles que soient les formulations, la fin du recours aux énergies fossiles reste un enjeu colossal pour tous.

13 Décembre 2023 mise à jour 14 décembre | tiré du site asialyst.com
https://asialyst.com/fr/2023/12/13/cop28-asie-opep-energies-fossiles/

Il aura fallu 28 COP pour que l'ensemble des énergies fossiles soient sur la sellette. Ce qui donne la mesure de la vitesse à laquelle la communauté internationale se mobilise face au changement climatique. L'accord final, dont chaque mot a été âprement négocié, prévoit d'effectuer une « transition hors des énergies fossiles dans les systèmes énergétiques, d'une manière juste, ordonnée et équitable, en accélérant l'action dans cette décennie cruciale, afin d'atteindre la neutralité carbone en 2050 conformément aux préconisations scientifiques. » L'idée d'accélération d'ici 2030 répond à la demande des Américains et des Européens, et aux recommandations de l'Agence internationale de l'énergie (AIE).

Le besoin d'accélérer est évident alors que les émissions de CO2 ont continué à progresser de 1,1 % en 2023, contre +0,9 % en 2022. Il faudrait, selon l'AIE, les réduire de 42 % d'ici 2030 pour rester sur une trajectoire compatible avec un réchauffement de la température mondiale limité à 1,5 degrés. Les progrès dans la composition du mix énergétique ont été très lents, et l'Asie-Pacifique n'est pas en tête de cette course de tortues, malgré le développement rapide des énergies nouvelles en Chine, en Inde et ailleurs.

LES ÉNERGIES FOSSILES TOUJOURS INCONTOURNABLES

Depuis 1990, la part des énergies fossiles dans le mix énergétique mondial n'a diminué que de cinq points, passant de 86,9 % en 1990 à 81,8 % en 2022.

Le Moyen-Orient ne progresse pas du tout et reste quasi exclusivement fossile (98,5 %). L'Asie-Pacifique avait en 1990 un mix énergétique plus tourné vers les énergies fossiles que la moyenne mondiale. Elle a progressé un peu plus vite vers la décarbonation, avec une diminution de 6,4 points de la part des énergies fossiles, comparable à celle de l'Amérique du Nord. Mais elle reste au-dessus de la moyenne mondiale. Le seul continent qui progresse de façon plus sensible est l'Europe (une diminution de 12,7 points), avec des énergies fossiles qui restent toutefois dominantes (seule la France est à 50 % grâce au nucléaire), malgré les multiples engagements pris depuis la conférence de Kyoto en 1997. Les débats de la COP28 visaient en pratique à progresser vingt fois plus vite vers la décarbonation d'ici 2050 que durant les trente années passées, ce qui soulève un sérieux problème de faisabilité.

L'OPEP était cette fois-ci au premier rang de la résistance au changement. Car si la COP27 s'était concentrée sur une seule énergie fossile qui était le charbon, la COP28 étend le champ de la transition énergétique au pétrole et au gaz. Or la quasi-totalité du mix énergétique du Moyen-Orient repose sur le gaz (52 %) et le pétrole (46 %). L'Asie-Pacifique vient en seconde ligne car son mix énergétique inclut d'abord le charbon (47 %), loin devant le pétrole (25 %) et le gaz (12 %). Les pays asiatiques ont pu s'abriter derrière la résistance des pays du Moyen-Orient pour éviter des formulations trop contraignantes dans le texte final de la Conférence.

LA CHINE AVANCE À PAS COMPTÉS

La Chine s'est voulue « constructive » dans la phase de préparation de la COP28 comme dans son déroulement. La déclaration conjointe avec les États-Unis du 15 novembre dernier – appelée « Sunnylands statement » – convient qu'il faut poursuivre les efforts en vue de tripler les capacités de production d'énergies renouvelables d'ici 2030. Pour autant, la Chine n'a pas rejoint l'engagement global sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique signé par 120 pays en marge de la COP28, dont l'UE et les États-Unis. Cet engagement porte précisément sur un triplement des capacités installées d'énergie renouvelable et sur un doublement de l'efficacité énergétique d'ici 2030. La Chine ne l'a sans doute pas signé car il va au-delà des objectifs du 14ème plan chinois en matière d'efficacité énergétique (qui ne seront probablement pas atteints). Surtout, il fait mention d'une « suppression progressive » du charbon, avec l'engagement d'un arrêt des nouvelles centrales à charbon.

La Chine est en 2023 le principal responsable de la hausse des émissions de CO2 dans le monde, avec une progression de 4 % de ses propres émissions. Elle planifie toujours une augmentation des capacités installées de ses centrales à charbon de 250 Gigawatts d'ici 2030, ce qui dépasse le niveau total des capacités installées de l'Inde, deuxième utilisateur mondial du charbon. La seule bonne nouvelle est que l'expansion des capacités d'énergie renouvelable se poursuit à un rythme très rapide. Selon Lauri Millyvirta, un expert de l'ONG Carbon Brief, la Chine devrait commencer à réduire de façon structurelle le niveau de ses émissions de CO2 à partir de 2024 grâce à l'impact de ses investissements dans le renouvelable.

Pékin vient d'annoncer avec un an de retard un plan de réduction de ses émissions de méthane, qui faisait partie des engagements pris avec les États-Unis à la veille de la COP27. Ce plan comporte certains objectifs sectoriels – par exemple, réutiliser 85 % des émissions de méthane liées à l'élevage d'ici 2030 – mais n'inclut aucun engagement global de réduction. Pour une raison simple : plus de 40 % des émissions de méthane chinoise sont liées à l'activité des mines de charbon.
Dans les négociations, le chef de la délégation chinoise, Xie Zheng Hua, s'est opposé à tout langage trop contraignant sur la « suppression progressive » des énergies fossiles, tout en se montrant prêt à accepter différentes formules de compromis.

La Chine s'est par ailleurs gardée de participer au fond de réparation des dommages climatiques destiné aux pays les plus fragiles, qui a été rendu opérationnel le premier jour de la conférence. Une position qui soulève de plus en plus de critiques. La distinction trop simpliste entre pays développés et pays en développement qui fonde l'équilibre des engagements en matière de climat ne reflète manifestement pas la répartition par pays des émissions mondiales. La Chine, proche du seuil des pays à hauts revenus, et qui représente plus de 30 % des émissions mondiales, ne va pas pouvoir longtemps éluder ses responsabilités à l'égard de pays les plus pauvres et les plus exposés aux risques climatiques.

L'INDE S'OPPOSE À TOUTE CONTRAINTE SUR SA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE

La délégation indienne avait imposé un affaiblissement de la déclaration de Glasgow (COP27) l'an dernier concernant le charbon. Dans le texte final de la conférence, « l'élimination progressive » du charbon avait été remplacée par « la réduction progressive » du charbon. Cette position a été réaffirmé lors de la visite de Narendra Modi à Dubaï début décembre. Son ministre des Affaires étrangères a rappelé que « le charbon est et restera une partie importante du mix énergétique indien ». En clair, l'Inde n'a pas l'intention de compromettre sa stratégie de développement économique par des engagements internationaux contraignants. Alors que Narendra Modi s'est publiquement engagé à un triplement des capacités d'énergie renouvelable du pays d'ici 2030, son pays n'a, pas plus que la Chine et pour les mêmes raisons, accepté de se joindre aux 120 pays signataires de l'engagement global sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique.

Les émissions de CO2 de l'Inde ont connu une progression record en 2023 : + 8,2 % et + 10 % pour les émissions liées aux centrales à charbon. Le ministre de l'Électricité indiquait le 23 novembre dernier, lors d'une réunion avec les compagnies d'électricité du pays, qu'il faudrait ajouter 80 GW de centrales à charbon d'ici 2030 au-delà des 27GW déjà en construction, soit une progression de près de 40 % du parc installé. On est encore loin de la « réduction progressive » convenue lors de la COP27 ou de la « transition accélérée » de la COP28.

LE JAPON DÉPLOIE UNE VISION « TECHNOLOGIQUE » DE LA DÉCARBONATION

La politique du gouvernement japonais porte le nom de « Code GX » (pour « Green transformation »). Ce plan insiste sur les technologies dites de « charbon propre », qui passent notamment par la capture et le stockage du carbone (carbon capture and storage ou CCS en anglais) émis par les centrales thermiques, ou la cogénération à base d'ammoniaque et de charbon. Le Japon, avec 54GW de capacités installées, dispose du quatrième parc mondial de centrales au charbon derrière la Chine, l'Inde et les États-Unis. Il prévoit encore une augmentation limitée de ses capacités jusqu'en 2030.
Le gouvernement japonais a invité en mars dernier une dizaine de pays d'Asie-Pacifique à créer une communauté asiatique de la neutralité carbone (« Asia net zero community »). Le communiqué conjoint publié à l'issue de cette réunion fait la part belle aux solutions technologiques promues par l'industrie japonaise : hydrogène, ammoniaque, CCS…

Le débat sur la captation et le stockage du carbone a été vif lors de la COP28. Les partisans du CCS ne se limitent pas aux Japonais. Ils incluent les majors de l'industrie pétrolière américaine comme Exxon Mobil, dont le PDG Darren Woods est venu pour la première fois participer à une COP. L'Agence internationale de l'énergie considère pour sa part comme « illusoire » l'idée qu'une montée en puissance du CCS puisse constituer une solution, en raison de nombreux problèmes techniques et de coûts beaucoup plus élevés que ceux des énergies renouvelables. Le représentant américain pour le climat John Kerry est sur une ligne assez proche, même s'il essaie de prendre en compte les intérêts de l'industrie pétrolière américaine. Il a qualifié le recours exclusif au CCS comme une solution « dangereuse et inquiétante ». Emmanuel Macron lors d'une conférence de presse à Dubaï a qualifié de « marginal » l'apport de la captation et du stockage de carbone à la transition énergétique. Pour lui, cette solution ne doit pas entraver l'effort international de sortie des énergies fossiles, et il serait beaucoup plus utile d'agir sur la déforestation. La campagne pour une décarbonation « technologique » lancée par le Japon est par ailleurs vue par de nombreuses ONG comme une offensive des groupes industriels japonais en vue de limiter l'effort de sortie des énergies fossiles.

L'ASIE RESTE PRUDENTE DANS SES ENGAGEMENTS INTERNATIONAUX SUR LE NUCLÉAIRE CIVIL

À l'initiative de la France et des États-Unis, une déclaration sur le triplement des capacités nucléaires civiles à l'horizon 2050 a été adoptée en marge de la COP28. Cette déclaration a été signée par 23 pays dont neuf pays membres de l'Union européenne et trois pays d'Asie-Pacifique : le Japon, la Corée du Sud et la Mongolie. Là encore, la Chine et l'Inde n'ont pas signé cette déclaration pour le moment. La part du nucléaire est passée de 6 % du mix énergétique mondial en 1990 à 4 % seulement en 2022. La relance du secteur ne fait pas consensus (on pense notamment à l'Allemagne), mais l'idée que le nucléaire puisse contribuer à la transition énergétique gagne du terrain.

La Chine a une capacité nucléaire installée déjà comparable à celle de la France, avec vingt centrales supplémentaires en construction. Elle est probablement l'un des rares pays à être capable de tripler son parc nucléaire d'ici 2050 et prévoit déjà de le doubler avant 2035. Rien ne s'oppose donc à ce qu'elle signe l'engagement de Dubaï, si ce n'est sa réticence à prendre des engagements internationaux qui puissent constituer une contrainte pour sa politique énergétique.

L'Inde est dans une situation comparable. Son parc nucléaire actuel est assez modeste (7 GW contre 57 GW pour la Chine et 63 GW pour la France). Mais ses projets de construction en cours ou annoncés pourraient tripler les capacités nucléaires du pays d'ici 2035 ou 2040.

Le Japon n'utilise actuellement que le tiers de ses trente-trois centrales nucléaires, en raison du choc durable provoqué par l'accident nucléaire de Fukushima. Ses projets de construction sont limités, et sa participation à la déclaration de Dubaï a pour le moment une portée plus symbolique que réelle.
La Corée du Sud a des projets de construction de centrales plus actifs que le Japon, lui permettant d'augmenter d'environ 30 % ses capacités nucléaires d'ici 2035. Au total, les signataires asiatiques de la déclaration de Dubaï sur le nucléaire ne sont pas ceux qui ont une chance d'atteindre l'objectif fixé.
Globalement, la prudence des pays asiatiques dans les débats de la COP28 reflète à la fois des réflexes de souveraineté et un réalisme sur les ambitions qui tranche avec le volontarisme européen. Le texte final de la Conférence a le mérite principal de souligner le rôle central des énergies fossiles dans le réchauffement climatique. Il fixe un horizon et tente d'impulser une accélération. L'Asie-Pacifique, avec 53 % des émissions de gaz à effet de serre et 90 % de leur progression depuis 2015, sera déterminante pour faire de cet objectif une réalité.

Par Hubert Testard

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Les pathologies de l’espoir dans la guerre pour la Palestine : Une réponse à Adam Shatz

19 décembre 2023, par Abdaljawad Omar — , , , ,
Quand les intellectuels occidentaux expriment leur consternation devant les « pathologies vengeresses » de la violence palestinienne du 7 octobre, c'est qu'ils en ignorent les (…)

Quand les intellectuels occidentaux expriment leur consternation devant les « pathologies vengeresses » de la violence palestinienne du 7 octobre, c'est qu'ils en ignorent les causes militaires, tactiques et politiques sous-jacentes.

Tiré d'Algeria-Watch.

L'article intitulé « Vengeful Pathologies », signé par Adam Shatz publié dans la London Review of Books et largement diffusé, développe un narratif qui associe de manière complexe des analogies historiques et des comparaisons fallacieuses visant à affaiblir les principes de la décolonisation et les bouleversements qui accompagnent leur mise en œuvre. Shatz met en avant un argumentaire construit autour de trois grands énoncés polémiques. Le premier consiste à affirmer que la vengeance est le principal mode d'interaction entre Israéliens et Palestiniens, les « pathologies vengeresses » des deux parties reflétant les mêmes instincts primordiaux. Le deuxième point est une critique de ce que l'auteur présente comme la « gauche décoloniale », qu'il accuse de fermer volontairement les yeux sur les « crimes » commis par les colonisés et de se réjouir de manière puérile de la mort de civils. Le troisième point, peut-être le plus important, concerne l'utilisation d'analogies historiques pour souligner la nature véritable des événements du 7 octobre, en pointant la similitude entre ceux-ci et un épisode oublié de la guerre de libération algérienne – la bataille de Philippeville – dans l'exacerbation de la montée du fascisme en Occident.

Cet article est l'expression achevée d'un véritable dédale intellectuel qui hante les intellectuels occidentaux. Ce labyrinthe de la pensée caractérise les Palestiniens comme des « victimes nécessaires et inévitables », les rendant visibles uniquement en tant que notes de bas de page à portée archivistique dans une perspective clairement coloniale. N'est-il pas curieux que la sympathie manifestée aux Palestiniens soit directement proportionnelle à leur incapacité supposée à faire face à la mécanique uniforme du colonialisme de peuplement ? Il y a une gratification cachée à assister de loin à ce récit tragique. La très évidente supériorité continue d'Israël est un puissant stimulant de la sympathie des intellectuels occidentaux, une sorte de pseudo-solidarité qui murmure aux Palestiniens : « Nous sommes avec vous, mais uniquement tant que vous demeurez des victimes tragiques, sombrant gracieusement dans votre propre abîme ». On pourrait même dire que cette sympathie est subordonnée à l'acceptation par les Palestiniens de ce dramatique statu quo.

Ces intellectuels y trouvent un certain confort : l'expérience palestinienne, aussi douloureuse soit-elle, reste confortablement distante, comme un spectacle à apprécier. Ce scénario très installé apparait comme le marqueur préoccupant des limites de l'engagement intellectuel critique à l'égard de la Palestine et des Palestiniens.

De ce fait, lorsque les Palestiniens osent se rebeller et remettre en question le sort qui leur est imposé après des années d'oppression, les réactions sont schizophréniques, comme on pouvait s'y attendre. Les mêmes intellectuels qui pleuraient autrefois sur notre sort sont aujourd'hui déchirés. Nombre d'entre eux se transforment en policiers moraux, brandissant rapidement le bâton de la condamnation, mais plus gravement encore, ils entérinent volontiers le récit des événements du 7 octobre élaboré et sensationnalisé par Israël, autour des événements qui touchent ce que l'on appelle l'enveloppe de Gaza (les colonies israéliennes qui bordent Gaza).

D'autres, drapés dans un linceul d'indifférence, n'offrent rien d'autre que le silence, parmi ceux-ci beaucoup d'intellectuels et d'historiens palestiniens. La voix collective, qui résonnait autrefois avec sympathie, résonne aujourd'hui de mises en garde contre la colère des opprimés, qui serait barbare, primitive et coupable de réveiller le fascisme. Lorsque certains s'expriment malgré tout, comme Joseph Massad, ils font l'objet d'une chasse aux sorcières destinée à les transformer en bouc-émissaire et réduire ainsi les autres au silence.

La pathologie vengeresse d'Israël et le franchissement du mur de fer

Lorsque l'on s'enfonce dans le dédale du récit historique d'Israël, il devient évident que la vengeance n'est pas simplement une émotion abstraite et fugace, mais qu'elle est presque insidieusement ancrée dans le centre nerveux même du militarisme israélien. Il suffit d'examiner des événements tels que l'incendie de Turmusayya et de Huwwara : il ne s'agit pas de simples accidents de parcours dans l'histoire du sionisme, mais de confirmations que la vengeance est son modus operandi. Le véritable paradoxe du récit de Shatz réside dans sa compréhension erronée du fonctionnement de la vengeance sioniste, qui ne se contente pas de réagir aux actions et aux provocations des Palestiniens, ni même à leur capacité à invoquer la terreur, mais va au-delà du domaine conventionnel de la cause et de l'effet et cherche à punir les Palestiniens d'avoir l'audace d'exister. Même un Palestinien comme le président Mahmoud Abbas, qui permet à Israël de poursuivre l'expansion de ses colonies en Cisjordanie et de servir ses intérêts sécuritaires et financiers, est ressenti comme un affront par les colons. En échange de sa coopération civile et sécuritaire avec Israël, l'Autorité palestinienne (AP) n'a obtenu que des sanctions financières et le désir caché d'Israël de se débarrasser de sa dépendance vis-à-vis de l'AP en matière policière.

Nous sommes témoins de cette expression génocidaire dans le tissu social israélien – non seulement dans la droite radicale, mais aussi au cœur de la politique de l'État, et même parmi ses courants libéraux. Le dévoilement de ce moment de vérité touche à l'essence même du problème sioniste. C'est un moment où l'inconscient collectif du sionisme, largement exprimé par des gens comme Bezlalel Smotirtich et Itamar Ben-Gvir, apparaît comme la conscience collective de l'État dans ses différents courants.

Shatz, dans sa myopie, a peut-être négligé la transformation irrésistible du très estimé Haaretz (qu'il qualifie d'extraordinaire quotidien d'Israël ») en relais de propagande, alors qu'il résonnait d'appels à la vengeance et au conflit. Au bout de 75 ans, Israël réitère obstinément ce qui est sa transgression fondamentale : l'anéantissement des Palestiniens. Le déversement de 18 000 tonnes d'explosifs sur l'une des régions les plus densément peuplées du monde dépasse la simple réaction aux événements du 7 octobre ; il signifie qu'Israël arme la folie et s'attaque à un monde qui ose remettre en question le statu quo dominant du colonialisme expansif et de l'occupation militaire.

Les pères fondateurs du sionisme, tels que Ze'ev Jabotinsky, avaient une vision lucide des « maux nécessaires » qu'Israël devrait commettre pour établir un État aux dépens des Arabes palestiniens. Le « mur de fer » de Jabotinsky reflète en fait la doctrine militaire actuelle d'Israël, qui consiste à s'engager à fond dans la force militaire en érigeant un « mur de fer » que les Arabes seraient finalement contraints d'accepter.

La doctrine du mur de fer conduit à la prise de conscience que le sionisme culmine dans un jeu à somme nulle à l'égard des indigènes – une équation existentielle du « soit nous, soit eux ». Pour sortir de ce cycle, il est impératif de démanteler ce mur, de remettre en question la confiance d'Israël dans l'élaboration perpétuelle d'une « solution militaire » à une situation systémique et politique complexe. Que l'on approuve ou que l'on condamne, c'est précisément ce que les Palestiniens ont entrepris le 7 octobre.

La barbarie palestinienne et la « folie logique » d'Israël

Lors de l'évaluation des événements du 7 octobre, il y a lieu de tenir compte des règles préexistantes d'engagement militaire, dont beaucoup avaient déjà été établies par Israël au cours de ses 16 années de blocus de Gaza et de campagne contre-insurrectionnelle. Il est nécessaire également de tenir compte de l'ensemble des facteurs politiques et sociaux qui constituent la toile de fond de ce même événement. Shatz fait référence à certains de ces facteurs dans son récit, mais il semble les écarter en faveur de l'imputation aux Palestiniens d'une sorte de désir de vengeance primitive motivant leurs actions.

Dans l'argumentation de Shatz, on retrouve l'idée selon laquelle si les combattants palestiniens avaient limité leurs attaques à des cibles militaires, ils auraient pu obtenir un semblant de « légitimité ». Une telle approche aurait pu, peut-être, empêcher la condamnation sans appel associée à l'image du combattant palestinien barbare dans l'imaginaire collectif occidental, qu'Israël et les États-Unis tentent d'assimiler à ISIS. Mais la proposition de Shatz doit être examinée avec scepticisme parce qu'elle néglige plusieurs points cruciaux dans l'histoire de l'engagement militaire d'Israël contre la résistance.

Prenons ainsi en référence l'incursion terrestre d'Israël au Liban en 2006, où la distinction entre cibles militaires et civiles s'est rapidement estompée, entraînant d'importantes pertes civiles libanaises et plus de 1 200 morts. Et à quoi Israël répondait-il ? Au ciblage d'une unité militaire israélienne – une cible militaire légitime selon Shatz.

De même, l'enlèvement du caporal Gilad Shalit à Gaza a déclenché une riposte militaire qui a causé des dommages directs aux civils palestiniens, faisant près de 1 200 morts. Ces exemples soulignent l'imbrication des cibles militaires et des populations civiles sur le théâtre du conflit. Ni l'histoire du conflit ni le discours américain et israélien n'ont jamais fait de ces distinctions une question d'importance, et le Hezbollah comme le Hamas demeurent des organisations terroristes, qu'ils ciblent des militaires ou des civils. L'intensité de la réponse n'est pas non plus vraiment différente – après tout, la « doctrine Dahiya » a été élaborée en réponse à la capture et à l'élimination de soldats israéliens par le Hezbollah.

La mise en œuvre de ma doctrine Dahiya est évidente à Gaza aujourd'hui. Israël a déclaré que toute attaque jugée significative entraînerait la destruction complète des infrastructures civiles et gouvernementales, y compris le bombardement de villages, de villes et de cités pour les ramener à « l'âge de pierre » par des destructions massives. En d'autres termes, toute forme de résistance, quelle qu'en soit la cible, fera l'objet d'une politique aérienne de terre brûlée.

Mais ce qui est le plus important dans tout cela, ce n'est pas tant la réponse militaire israélienne disproportionnée (qui reste la même lorsque les combattants attaquent des cibles « légitimes ») que l'évolution du style de guerre et de contre-insurrection d'Israël. Ces règles d'engagement militaire, principalement fixées par Israël, devraient constituer la toile de fond première de toute analyse du 7 octobre.

Au cours des deux dernières décennies, Israël s'est orienté vers une forme de guerre qui tente d'éliminer l'affrontement direct, en choisissant de maintenir ses soldats et son armée à distance en s'appuyant sur son monopole de puissance aérienne comme moyen d'action offensif. Israël a eu recours à cette stratégie lors de ses précédentes guerres à Gaza, ce qui a eu pour effet de préserver ses soldats tout en tuant des centaines de Palestiniens, pour la plupart civils. En 2021, Israël a même tenté de tromper les combattants palestiniens en annonçant une opération terrestre visant à cibler les tunnels souterrains et à éliminer de nombreux combattants palestiniens. Cette « opération métro » a échoué en partie à cause de l'incrédulité des Palestiniens qui ne croyaient pas qu'Israël entrerait réellement dans la bande de Gaza. Pendant des années, la dépendance à l'égard de la puissance aérienne et du renseignement a fait d'Israël une armée unidimensionnelle qui utilise essentiellement sa puissance aérienne pour des opérations de contre-insurrection, avec toutes ses limites opérationnelles et une efficacité limitée pour cibler les combattants, tout en causant des ravages dans les espaces civils palestiniens.

Israël a choisi de tuer sans risquer d'être tué. Cette stratégie a incité ses adversaires à développer des alternatives en réponse à la réticence apparente d'Israël pour des engagements terrestres – si vous ne venez pas à nous, nous viendrons à vous. La guerre, comme le suggère Clausewitz, est intrinsèquement dialectique et s'apparente à un « duel » dans lequel chaque partie utilise son expertise technique, sa détermination, sa structure organisationnelle, son commandement et son contrôle, ainsi que ses renseignements pour s'assurer un avantage. C'est ce qui s'est passé le 7 octobre ; il s'agissait bien d'une réponse palestinienne au statu quo tactique imposée par Israël.

Il est essentiel de comprendre que la résistance palestinienne dans la bande de Gaza a commencé à planifier cette opération en 2022, un an seulement après que « l'opération métro » d'Israël ait échoué. Les planificateurs militaires palestiniens ont tenu compte de plusieurs facteurs importants. L'un de ces paramètres étant la réticence récurrente d'Israël à s'engager directement à Gaza, mais il existait également des pressions politiques et sociales qui allaient dans le sens du 7 octobre. Notamment l'amélioration trop lente et très limitée des conditions de vie dans la bande de Gaza ainsi que l'absence d'une voie politique claire pour aller de l'avant. En d'autres termes, il s'agit bien du constat de l'épuisement des voies politiques, diplomatiques et juridiques.

De plus, les efforts délibérés d'Israël pour délégitimer l'AP en imposant des sanctions financières ont exacerbé la nécessité de recourir à des options militaires. La radicalisation des factions de droite israéliennes, ainsi que les tentatives des colons les plus extrémistes de modifier le statu quo à Jérusalem et l'expansion des colonies illégales en Cisjordanie, ont jeté de l'huile sur le feu. Et lorsque les Palestiniens se sont engagés dans des manifestations sans représenter une véritable menace lors de la Grande Marche du Retour, ils ont été confrontés à une réponse létale, disproportionnée, des centaines de manifestants ayant été victimes de tirs de snipers qui les ont handicapés à vie.

Shatz mentionne certaines de ces circonstances contextuelles sans vraiment en comprendre les implications. Ces circonstances mettent en évidence la volonté d'exiger des Palestiniens de demeurer non-violents étant donné le statut mondial d'Israël – un état apparemment capable de pratiquer la violence symbolique, structurelle et physique en toute impunité. Il y a quelques années, les États-Unis ont mis en garde la CPI contre toute poursuite pénale à l'encontre de dirigeants israéliens accusés de crimes de guerre. L'Europe n'a ni reconnu l'État de Palestine ni imposé des sanctions à Israël. Le monde a envoyé un message clair aux Palestiniens : il n'y aura pas de répit juridique, pas de soulagement politique, seulement un soutien limité à la non-violence et des condamnations occasionnelles quand et si Israël est perçu comme ayant commis des crimes. En fait, l'insistance de la communauté internationale sur la non-violence est elle-même une violence, car elle invite les Palestiniens à se coucher et à mourir.

La question de la mort des civils

On pourrait être généreux avec Shatz en supposant qu'il ne partage pas nécessairement cette injonction dogmatique contre la violence politique et que ses scrupules résident davantage dans le choix de la cible – les civils – et peut-être dans la manière dont ils ont été massacrés. Mais Shatz concède déjà trop au récit officiel israélien et, plus important encore, il ignore une autre série d'éléments contextuels dans la planification militaire du Déluge d'Al-Aqsa.

L'un de ces éléments concerne le caractère particulier de la société israélienne. Les différentes couches de la structure défensive d'Israël intègrent la proximité géographique de ses installations militaires et de ses colonies civiles, y compris la présence importante de forces de police, formées par l'armée, dans les zones civiles. La détention généralisée d'armes à feu, notamment dans les zones frontalières telles que l'enveloppe de Gaza, est également un élément important à prendre en compte dans toute planification militaire ou opération offensive.

Cette observation ne signifie pas pour autant que tous les Israéliens soient des militaires et donc des cibles légitimes. Elle joue cependant un rôle important en déterminant une démarche de prudence ou de précaution – que de nombreuses organisations militaires, qu'elles soient occidentales ou orientales, civilisées ou barbares, partagent dans la conduite de leurs opérations militaires. La politique de la terre brûlée d'Israël, qui comprend l'utilisation de sa puissance de feu à plusieurs niveaux dans ses manœuvres offensives, la création de « ceintures de feu » et la lenteur des mouvements pour éviter la mort de ses propres soldats, en dit long de ce point de vue.

Le discours israélien dominant soutient que l'attaque d'octobre n'avait pas d'objectif stratégique sous-jacent au-delà de la simple vengeance et de l'effusion de sang gratuite. Il semble parfois que, malgré lui, Shatz ait intériorisé ce récit. Une évaluation plus nuancée s'avère nécessaire.

Les informations disponibles permettent de supposer que l'opération du 7 Octobre avait trois objectifs tactiques principaux : capturer des soldats israéliens en échange de prisonniers, obtenir des informations ou des armes à partir des nombreuses bases militaires israéliennes et faire en sorte qu'aucune force policière ou militaire ne puisse facilement nettoyer et reprendre l'enveloppe de Gaza (ce qu'elle ferait probablement en négociant les otages qu'elle détient dans les colonies situées à l'intérieur de l'enveloppe de Gaza).

Les combattants se sont donc installés dans les colonies israéliennes pour tenter de retarder la reprise de l'enveloppe. Pour ce faire, ils se sont battus ou ont négocié pendant longtemps pour libérer les otages tout en empêchant les civils de s'opposer à la manœuvre en profondeur à l'intérieur du territoire israélien. Le problème est que de plus en plus d'éléments montrent qu'Israël n'était pas intéressé par la négociation sur les otages et qu'il a préféré reprendre l'enveloppe de Gaza en bombardant ses propres colonies, en tuant les combattants et en provoquant probablement la mort de ses propres civils.

Bien entendu, cela ne signifie pas que de nombreux combattants n'aient pas outrepassé leurs ordres ou que tous les combattants palestiniens aient agi à l'unisson, mais cela suggère que la stratégie militaire palestinienne visait à retarder et à différer le retour de l'armée d'occupation, tandis que la stratégie d'Israël se concentrait sur la récupération rapide et la reconquête du territoire. Et il est très peu probable que cette politique n'ait pas, au moins, exacerbé l'ampleur des pertes civiles. De nombreux témoignages de survivants israéliens indiquent que les unités militaires et policières israéliennes n'ont peut-être pas fait preuve de discernement lors des combats autour de l'enveloppe de Gaza. Ces éléments ont incité un groupe d'Israéliens à rédiger une lettre ouverte encourageant leurs concitoyens à exiger la vérité sur les événements du 7 octobre.

La principale différence entre les crimes commis par Israël contre les civils palestiniens et ceux commis par les Palestiniens provient donc d'un réseau médiatico-politique international qui légitime, clarifie et coordonne la logique qui sous-tend les actions militaires israéliennes. Cela confère à ces actions une apparence de respectabilité, même lorsque le raisonnement sous-jacent semble profondément discutable ou semble justifier le massacre à grande échelle de civils palestiniens à Gaza. En examinant la littérature de n'importe quel groupe de réflexion militaire occidental et israélien, il ressort à l'évidence que la guerre urbaine, notamment, est intrinsèquement complexe. Ces scénarios de combat impliquent souvent de nombreuses victimes civiles et peuvent nécessiter de frapper des installations civiles, y compris des hôpitaux, comme le soulignent certains documents de recherche. Israël s'en est souvent servi pour préparer le public international au massacre des Palestiniens. Ces justifications militaires sont ensuite diffusées dans les médias grand public, où elles sont souvent dissimulées dans des récits qui rendent les Palestiniens responsables des actions meurtrières systématiques d'Israël. Les porte-parole américains se font également l'écho de ces massacres en répétant le mantra selon lequel « la guerre entraîne la mort de civils » en Palestine, alors qu'ils s'offusquent des mêmes effets dans le contexte de la guerre de la Russie contre l'Ukraine.

Le Hamas peut ainsi rester barbare et Israël peut rester un allié « démocratique et libéral » des États-Unis. Dans le premier cas, il s'agit d'un acte irréfléchi de violence sauvage, tandis que dans le second, il s'agit de frappes calculées et méthodiques, une forme sanctifiée de violence. Cette dichotomie empêche de répondre à la question de savoir si la manœuvre offensive palestinienne du 7 octobre répondait à une logique militaire opérationnelle.

En refusant d'approfondir la logique militaire de l'offensive, Adam Shatz illustre l'aversion pour la confrontation avec la réalité de la violence et les logiques qui l'animent, aversion endémique chez certains intellectuels. Il ne s'agit pas seulement du refus de mettre ces sujets en lumière, mais de ce que ce refus signifie quant à la problématique du traitement de la rationalité de la violence palestinienne, en particulier dans un environnement qui la considère simplement comme barbare, détestable et moralement dégradée. C'est pourquoi l'essai de Shatz est d'autant plus surprenant : il tente de décoder la violence palestinienne, mentionne souvent une partie du contexte politique et social, mais revient à la pulsion instinctive de vengeance.

Ce qui est sans doute essentiel à tout jugement moral, c'est qu'il doit être rigoureusement soumis à des preuves, en particulier lorsqu'Israël refuse de partager une grande partie des preuves dont il dispose. Le Hamas a-t-il donné l'ordre de tuer des civils, ou bien le meurtre de civils a-t-il constitué un dépassement de la part des combattants ? Combien d'Israéliens ont été tués dans les échanges de tirs avec les combattants ? L'effort militaire israélien pour reprendre l'enveloppe de Gaza a-t-il pris en compte la présence de civils israéliens ? Ces questions sont importantes, non seulement parce qu'elles permettent d'y voir plus clair, mais aussi parce que la version officielle israélienne des événements a été utilisée pour justifier la campagne aérienne contre Gaza, comparable à celle qui a frappé Dresde, et le massacre des Palestiniens. Il ne s'agit pas d'une simple question éthique. Il s'agit de l'instrumentalisation du préjudice moral pour commettre des massacres.

L'examen de la logique militaire de l'attaque suggère également que l'analogie historique de Shatz, qui assimile les actions offensives palestiniennes à la bataille de Philippeville en Algérie française, n'est pas tout à fait exacte. L'objectif principal de la bataille de Philippeville était de cibler les civils, et supposer que c'était l'objectif principal du 7 octobre revient à ignorer les faits. Encore une fois, cela ne signifie pas que des civils n'ont pas été tués ni que les combattants palestiniens ne se sont pas engagés dans le meurtre pur et simple de civils, mais cela nous donne une idée de la façon dont leurs actions ont été reçues : Shatz semble avoir intériorisé la perception largement répandue selon laquelle les combattants palestiniens sont cruels, ce qui l'a incité à faire la comparaison avec Philippeville en premier lieu.

L'une des conséquences les plus importantes de la bataille de Philippeville a été de mettre fin aux perspectives d'un mouvement de « troisième voie » qui liait les Arabes algériens aux colons français. En Palestine, cette « troisième voie » a pris fin il y a deux décennies, devenant une coalition très faible soutenue par quelques organisations de défense des droits de l'homme et des voix minoritaires en Israël, sans réel impact politique. Rien ne le démontre mieux que l'absence totale de mention des Palestiniens lors du mouvement de protestation israélien contre la réforme judiciaire de la droite.

En outre, chaque guerre ou bataille est un événement unique dans sa propre conjoncture historique, et les analogies avec le passé en disent plus sur ceux qui les établissent qu'elles ne facilitent la lecture du présent.

Les retombées du 7 octobre

Shatz lui-même doit reconnaître que, après avoir été écartée pendant des années comme une question sans importance dans les centres de pouvoir, y compris la politique de non-engagement de Biden, la Palestine réapparaît sur la scène internationale comme une question urgente. De plus, la manière dont les alliances fonctionnent de nos jours accroît la probabilité d'un conflit régional et international, ainsi qu'un grave contrecoup économique qui pourrait empêcher l'économie mondiale de se remettre des pressions inflationnistes. Sans compter que la rhétorique de Biden pourrait réussir à lui aliéner nombre d'électeurs de moins de trente ans lors des prochaines élections.

M. Biden ignore peut-être qu'en ce qui concerne la Palestine, il n'y a pas de consensus sur une guerre longue et sanglante. Les Palestiniens ont construit un réseau de soutien qui comprend des organisations de la société civile, des mouvements politiques et diverses formes de luttes intersectionnelles aux États-Unis parmi les progressistes et la gauche – et même parfois la droite conservatrice. Ces coalitions commencent à créer un dissensus dans les pays occidentaux d'une manière qui n'existe pas pour le consensus occidental sur le soutien à l'Ukraine, par exemple.

Pourtant, tout ce que nous obtenons de Shatz à ce sujet, c'est un commentaire par courriel de la correspondance de Shatz avec l'universitaire palestinien Yezid Sayigh, qui a historiquement minimisé la lutte palestinienne et suggéré son incapacité à avoir un impact significatif sur le système international. Le courriel de Sayigh à Shatz fait état de ses craintes que les retombées du 7 octobre n'accélèrent les tendances fascistes, les comparant à Sarajevo en 1914 ou à la Nuit de Cristal en 1938. Il n'est pas question de savoir comment le fascisme se développe en Occident en premier lieu, ou peut-être encore plus critique, comment l'évolution quotidienne sous un gouvernement ouvertement fasciste dont le ministre des Finances a annoncé publiquement un « plan décisif » pour les Palestiniens qui équivaut à un nettoyage ethnique bien avant le 7 octobre – nous a amenés à ce point.

La contradiction flagrante dans l'essai de Shatz est évidente, mais il semble l'ignorer : on le voit lorsqu'il commence son essai en identifiant les objectifs politiques de l'offensive palestinienne, mais qu'il les réduit ensuite à de simples pathologies « vengeresses ». Il rejette des analogies historiques spécifiques, comme l'offensive du Têt au Vietnam, sans expliquer son raisonnement autrement que par son aversion pour la violence. Ces observations sont incongrues : soit les Palestiniens avaient des objectifs politiques et ont effectivement ouvert un espace politique auparavant fermé pendant des années, soit ils sont des acteurs irrationnels et barbares animés par une pulsion émotionnelle.

La planification méticuleuse, la « ruse » stratégique et le contournement réussi des défenses israéliennes sont autant d'indices d'une manœuvre délibérée (ce que Shatz admet lorsqu'il dénonce le caractère « effrayant » de la nature méthodique des excès des combattants). Le système d'alliance de la résistance palestinienne constitue un levier important, qui complique à la fois la réponse israélienne et la position américaine dans la région. En fait, une nouvelle perspective significative est que la réputation d'Israël en tant qu'acteur stratégique calculé, rationnel et compétent est questionnée. Le pays lutte pour redorer son image et dépend de plus en plus des ressources et de la puissance de l'OTAN, ce qui le place également dans une posture qui permettrait à son allié américain, qui ne partage pas exactement les mêmes intérêts s'agissant d'une escalade régionale, d'influencer ses décisions politiques. Pour l'instant, il semble qu'Israël n'ait pas identifié d'objectif spécifique autre que la « vengeance ». La visite de M. Blinken il y a quelques jours l'a confirmé lorsque le secrétaire d'État américain s'est rendu compte que M. Netanyahou n'avait pas de stratégie de sortie.

Enfin, pourquoi une attaque contre le nerf principal d'Israël – sa dissuasion et sa puissance militaire – ne conduirait-elle pas à une leçon d'humilité qui pourrait ouvrir d'autres voies pour une nouvelle solution politique ? Si de telles perspectives semblent lointaines dans le feu de l'action et des intentions génocidaires d'Israël, c'est la bataille réelle sur le terrain qui décidera de l'avenir. Shatz est particulièrement peu convaincant sur ce point, puisqu'il choisit déjà d'exclure les possibilités qui pourraient émerger des suites du 7 octobre.

En contournant leur utilité politique et leur logique militaire et en les confinant à une simple « vengeance », Shatz ignore le fait que toutes les guerres et les batailles, aussi horribles, sanglantes et tragiques soient-elles, peuvent en fin de compte créer un espace pour de nouvelles possibilités, éventuellement porteuses d'espoir. Il reste fidèle à une interprétation dystopique, ajoutant une tonalité plus sombre au destin de la Palestine et du monde. Peut-être a-t-il raison de dire qu'en fin de compte, tout le monde sera perdant et que le pays la métropole n'est pas disposé à déconstruire son organisation ethno-religieuse et nationale. L'essai de Shatz en est peut-être un signe. La volonté du maintien de la domination et de l'hégémonie pourra peut-être contribuer à la montée du fascisme en Occident. Mais ce courant de pensée ignore également le monde tel que les Palestiniens le vivent et le perçoivent – c'est-à-dire que tant que les Israéliens vivront dans la conviction de la pérennité de leur pouvoir, la volonté de changer la réalité des Palestiniens restera absente.

Même si la résistance palestinienne ne parvient pas à arracher une victoire relative dans cette bataille, l'alternative aurait été une mort lente.

Violence et Fanon

Ce serait faire preuve de légèreté que de ne pas mentionner la façon dont Shatz traite Fanon en ce qui concerne la violence palestinienne. Dans Les Damnés de la Terre, Fanon fait remarquer que la violence des colonisés entraîne une forme de catharsis et de reconnaissance de soi – une « désintoxication », comme le souligne Shatz – dans laquelle la violence n'est pas seulement une brutalité pure, mais un rite de transformation qui nettoie les taches de l'asservissement. Cependant, Shatz s'empresse de souligner que Fanon ne se réjouissait pas nécessairement de cette perspective, étant donné le cauchemar imminent d'un avenir postcolonial où le libérateur devient l'oppresseur, et où les schémas de la hiérarchie coloniale sont recréés au sein de l'État postcolonial naissant. Shatz a raison de souligner le traitement nuancé par Fanon du rôle de la violence dans la décolonisation, qui met en garde contre les célébrations nihilistes de l'utilité psychologique de la violence, car cela risque d'occulter l'effet néfaste de la violence sur ceux qui l'exercent.

Mais même si Shatz le souligne à juste titre, il ne reste pas entièrement fidèle à la portée de l'œuvre de Fanon. Fanon n'a pas seulement mis en garde contre les mirages de la conscience nationale, il a également défendu un changement dialectique vers un horizon humaniste et socialiste plus large. Indépendamment de l'ombre portée de la violence, Fanon a finalement considéré la violence comme une nécessité dans les limites de l'oppression coloniale, et comme un outil stratégique et politique indispensable au démantèlement des structures coloniales. Shatz en est sans aucun doute conscient, mais il ne le traduit pas dans sa lecture de la situation très pénible des Palestiniens.

L'élément central du discours de Fanon sur la libération découle du fait qu'il était profondément enraciné dans un mouvement auquel il appartenait véritablement. Il n'était pas un observateur extérieur portant un jugement ou jetant l'opprobre sur les combattants qu'il côtoyait. Il s'agissait d'une critique interne capable d'identifier les potentiels et les pièges du mouvement anticolonial. Plus important encore, Fanon a également parié sur la capacité de la colonie non seulement à se libérer du colonialisme de peuplement, mais aussi à libérer la métropole d'elle-même. C'est là que réside son ultime imaginaire radical.

C'est le type d'engagement critique authentique avec la résistance palestinienne dont nous avons besoin. Il ne s'agit pas seulement de la position de la Palestine contre le nettoyage ethnique, ou de son propre combat pour récupérer la Palestine – il s'agit plutôt d'un mouvement de libération avec une résonance mondiale qui représente une lutte universelle. Alors que des personnalités comme Yezid Sayigh et Adam Shatz pensent que la violence du 7 octobre alimentera le fascisme, elle a aussi le potentiel d'ouvrir la voie à un horizon humain plus large. Les mouvements palestiniens, malgré leurs imperfections, requièrent plus qu'une simple critique négative, le retrait et les condamnations sévères des intellectuels masquent souvent des réserves profondes ou un rejet pur et simple de la lutte de libération palestinienne, quand il ne s'agit pas simplement de mépris.

Les Palestiniens devraient-ils simplement accepter le sort prédéterminé qui leur est réservé par les intellectuels occidentaux ? Si c'est le cas, ces intellectuels devraient avoir le courage de l'exprimer clairement. Si leur suggestion est l'anéantissement politique de la Palestine ou sa réduction en note de bas de page d'articles et de critiques savantes d'Israël, il faut le dire avec conviction.

Il est possible que la perception des événements du 7 Octobre ne soit qu'une expression de la nécrose intra-palestinienne et, davantage une indication de ce que les intellectuels souhaitent secrètement pour nous. Mais nous, en Palestine, nous voulons et nous nous battons pour un monde qui nous inclut, et un monde qui inclut tout le monde. Pleurez-nous si vous voulez, ou ne le faites pas. Condamnez-nous ou non. Comme si nous n'avions pas déjà entendu les cris de condamnation.

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Gaza. Pathologies de la vengeance

Comment penser ce qui s'est passé le 7 octobre 2023 et ses suites ? Comment mesurer le poids de l'histoire coloniale ? Comment sortir de l'impasse ? S'appuyant en particulier (…)

Comment penser ce qui s'est passé le 7 octobre 2023 et ses suites ? Comment mesurer le poids de l'histoire coloniale ? Comment sortir de l'impasse ? S'appuyant en particulier sur les écrits de Frantz Fanon, l'intellectuel Adam Shatz répond à ces questions dans une longue analyse.

Tiré d'Orient XXI.

Le 16 octobre, Sabrina Tavernise, animatrice d'un podcast du New York Times, The Daily, s'est entretenue avec deux Palestiniens dans la bande de Gaza. Elle a d'abord interrogé Abdallah Hasaneen, un habitant de Rafah, près de la frontière égyptienne, qui ne pouvait capter le signal que depuis son balcon :

  • Alors, dites-moi, Abdallah, nous parlions des frappes aériennes qui ont eu lieu depuis samedi dernier et puis, bien entendu, de l'attaque meurtrière du Hamas contre Israël. Comment interprétez-vous cette attaque ? Quelle est votre opinion ?

Abdallah Hasaneen lui répond :

  • On ne peut pas mettre des gens en prison, les priver de leurs droits fondamentaux et s'attendre à ce qu'ils ne réagissent pas. On ne peut pas déshumaniser les gens impunément... Je ne suis pas membre du Hamas et je n'ai jamais été un grand fan du Hamas... Mais ce qui se passe ici n'a rien à voir avec le Hamas.

Tavernise (un peu embarrassée) : « Mais alors ça a à voir avec quoi ? » Il lui explique :

  • C'est un nettoyage ethnique du peuple palestinien, ça concerne 2,3 millions de Palestiniens. C'est pour ça que la première chose qu'a faite Israël a été de couper l'eau, l'électricité et la nourriture. Le problème ce n'est pas le Hamas. Le problème c'est que nous avons commis l'erreur d'être nés Palestiniens.

Une tombe à ciel ouvert

La deuxième personne interviewée par Tavernise était une femme, Wafa Elsaka, récemment retournée à Gaza après avoir travaillé comme enseignante en Floride pendant 35 ans. Ce week-end-là, Elsaka avait abandonné son domicile familial après qu'Israël eut ordonné au 1,1 million d'habitants du nord de Gaza de quitter leurs domiciles et de se diriger vers le sud en prévision d'une invasion terrestre imminente. Des dizaines de Palestiniens périrent sous les bombes alors qu'ils empruntaient des itinéraires dont l'armée israélienne leur avait garanti qu'ils étaient sans danger. Elle déclare à la journaliste américaine :

  • Nous avons vécu 1948, et tout ce que nous demandons, c'est de pouvoir élever nos enfants en paix. Pourquoi faut-il que l'histoire se répète ? Qu'est-ce qu'ils veulent ? Ils veulent Gaza ? Que vont-ils faire de nous ? Qu'est-ce qu'ils vont faire de la population ? Je veux des réponses à ces questions, je veux en avoir le cœur net. Est-ce qu'ils veulent nous jeter à la mer ? Eh bien allez-y, faites-le, ne prolongez pas nous souffrances ! N'hésitez plus, faites-le... Avant, je disais que Gaza était une prison à ciel ouvert. Maintenant, je dis que c'est une tombe à ciel ouvert... Vous croyez que les gens ici sont vivants ? Ce sont tous des zombies.

Lorsque Tavernise a de nouveau interrogé Hasaneen le lendemain, elle lui a expliqué que toute sa famille s'était réfugiée dans la même pièce pour avoir au moins une chance de mourir ensemble.

Ces derniers jours, la situation à Gaza a atteint des extrêmes qui dépassent l'imagination, mais il n'y a là rien de vraiment nouveau. Dans un récit de 1956 intitulé « Lettre de Gaza », l'écrivain palestinien Ghassan Kanafani décrit son territoire comme « plus étouffant que l'esprit d'un dormeur en proie à un cauchemar effrayant, avec l'odeur singulière de ses rues étroites, l'odeur de la défaite et de la pauvreté ». Le héros de l'histoire, un enseignant qui a travaillé pendant des années au Koweït, rentre chez lui après un bombardement israélien. Il est accueilli par sa nièce et constate qu'elle a une jambe amputée : elle a été mutilée en essayant de protéger ses frères et sœurs de l'impact des bombes.

Pour Amira Hass, une journaliste israélienne qui a couvert Gaza pendant de nombreuses années, « Gaza incarne la contradiction centrale de l'État d'Israël — la démocratie pour certains, la dépossession pour les autres ; c'est notre nerf à vif ». Quand les Israéliens veulent maudire quelqu'un, ils ne l'envoient pas métaphoriquement « en enfer », mais « à Gaza ». Les autorités d'occupation l'ont toujours traitée comme une terre de frontière, plus semblable au Sud-Liban qu'à la Cisjordanie, et où elles appliquent des règles différentes, et beaucoup plus sévères.

Après l'occupation de Gaza en 1967, Ariel Sharon, alors responsable du commandement sud d'Israël, supervisa la « pacification » du territoire conquis, à savoir l'exécution sans procès de dizaines de Palestiniens (on ne sait pas exactement combien) soupçonnés d'avoir participé à la résistance, et la démolition de milliers de maisons. En 2005, le même Sharon présida au « désengagement » : Israël obligea huit mille colons à quitter la bande de Gaza, qui restait toutefois pour l'essentiel sous contrôle israélien.

Les motifs de l'opération « déluge d'Al-Aqsa »

Depuis la victoire électorale du Hamas en 2006, elle est soumise à un blocus que le gouvernement égyptien contribue à faire respecter. « Pourquoi ne pas abandonner cette terre de Gaza et fuir ? », se demandait le narrateur de Kanafani en 1956. Aujourd'hui, une telle réflexion serait une pure fantasmagorie. Les habitants de Gaza — il n'est pas exact de les appeler « Gazaouis », puisque les deux tiers d'entre eux sont des enfants et des petits-enfants de réfugiés d'autres régions de la Palestine — sont en réalité captifs d'un territoire qui a été amputé du reste de leur patrie. Ils ne pourraient le quitter que si les Israéliens leur ordonnaient de s'installer dans un « couloir humanitaire » quelque part dans le Sinaï, et si l'Égypte se soumettait aux pressions américaines et ouvrait la frontière.

Les motifs qui ont présidé à l'organisation de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa », comme le Hamas a baptisé son offensive, n'ont rien de très mystérieux : réaffirmer la primauté de la lutte palestinienne à un moment où elle semblait ne plus figurer à l'ordre du jour de la communauté internationale ; obtenir la libération des prisonniers politiques palestiniens ; faire échouer un rapprochement israélo-saoudien ; humilier encore davantage une Autorité palestinienne impuissante ; protester contre la vague de violence des colons de Cisjordanie ainsi que contre les incursions provocatrices de juifs religieux et de responsables israéliens dans la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem ; et, surtout, faire comprendre aux Israéliens qu'ils ne sont pas invincibles, qu'il y a un prix à payer pour le maintien du statu quo à Gaza.

Cette opération a obtenu un succès éclatant : pour la première fois depuis 1948, ce sont des combattants palestiniens, et non des soldats israéliens, qui ont occupé des villes frontalières et terrorisé leurs habitants. Jamais Israël n'a eu aussi peu l'air d'un refuge inviolable pour le peuple juif. Comme le soulignait Mahmoud Muna, propriétaire d'une librairie à Jérusalem, l'impact de l'attaque du Hamas a été « comme si les cent dernières années avaient été condensées en une semaine ». Pourtant, cette rupture du statu quo, cette violente tentative d'établir une sorte de parité macabre avec la formidable machine de guerre d'Israël, a eu un coût, et il est énorme.

Les commandos du Hamas et du Djihad islamique, organisés en brigades d'environ 1 500 hommes, ont tué mille quatre cents personnes, dont 300 militaires et des femmes et des enfants. On ne sait toujours pas pourquoi le Hamas ne s'est pas contenté d'avoir atteint ses objectifs initiaux. La première phase de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » était une guérilla classique — et légitime — contre une puissance occupante : les combattants ont franchi la frontière et la clôture qui encercle Gaza et ont attaqué des avant-postes militaires.

Les premières images de cet assaut, ainsi que les informations selon lesquelles ils avaient pénétré dans vingt agglomérations urbaines israéliennes, ont suscité une euphorie compréhensible chez les Palestiniens, tout comme la mort de centaines de soldats israéliens et la prise de pas moins de 250 otages. En Occident, il n'y a pas grand monde pour se souvenir que, lorsque les Palestiniens de Gaza ont manifesté à la frontière en 2018-2019 à l'occasion de ce qu'ils appelaient la « Grande Marche du retour », l'armée israélienne a massacré 223 manifestants. Mais les Palestiniens, eux, s'en souviennent, et le meurtre de protestataires non violents n'a fait que renforcer l'attrait de la lutte armée.

La deuxième phase de l'offensive du Hamas a toutefois été très différente. Rejoints par des habitants de Gaza, dont beaucoup quittaient leur ville pour la première fois de leur vie, les combattants du Hamas se sont livrés à une véritable orgie meurtrière. Ils ont transformé la rave party Tribe of Nova en bacchanale sanglante, un nouveau Bataclan. Ils ont traqué des familles dans leurs maisons, dans des kibboutz. Ils ont exécuté non seulement des juifs, mais aussi des Bédouins et des travailleurs immigrés (plusieurs de leurs victimes étaient des juifs bien connus pour leur travail de solidarité avec les Palestiniens, notamment Vivian Silver, une Israélo-Canadienne qui est aujourd'hui retenue en otage à Gaza). Comme l'a signalé Vincent Lemire dans Le Monde, « il faut du temps pour débusquer et tuer plus d'un millier de civils cachés dans les garages et les parkings ou réfugiés dans les chambres fortes [1] ». Le zèle et la patience des combattants du Hamas font froid dans le dos.

Les racines de la rage

Rien dans l'histoire de la résistance armée palestinienne à Israël n'approche l'ampleur de ce massacre — ni l'attentat commis par Septembre noir aux Jeux olympiques de Munich en 1972, ni le massacre de Maalot perpétré par le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) en 1974. [2] Plus d'Israéliens sont morts le 7 octobre que pendant les cinq années de la seconde Intifada.

Comment expliquer ce festival de tueries ? La rage alimentée par l'intensification de la répression israélienne y est certainement pour quelque chose. Depuis un an, plus de 200 Palestiniens ont été tués par l'armée et les colons israéliens, dont de nombreux mineurs. Mais cette rage a des racines bien plus profondes que les politiques du gouvernement de droite de Benyamin Nétanyahou. Ce qui s'est passé le 7 octobre n'est pas une explosion, mais une action méthodique d'extermination ; la diffusion très calculée de vidéos des meurtres sur les comptes des réseaux sociaux des victimes suggère que la vengeance était l'une des motivations des commandants du Hamas : Mohamed Deif, le chef de la branche militaire de l'organisation, a perdu sa femme et ses deux enfants lors d'une frappe aérienne en 2014.

On se souvient de l'observation de Frantz Fanon selon laquelle « le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur ». Le 7 octobre, ce rêve s'est réalisé pour ceux qui ont franchi la frontière sud d'Israël : enfin les Israéliens allaient ressentir l'impuissance et la terreur qu'eux-mêmes avaient connues toute leur vie. Le spectacle de la jubilation palestinienne — et les démentis ultérieurs du Hamas concernant l'assassinat de civils — est troublant mais guère surprenant. « Dans le contexte colonial, écrit Fanon, le bien est tout simplement ce qui leur fait du mal. »

Ce qui a choqué les Israéliens presque autant que l'attaque elle-même, c'est que personne ne l'avait vue venir. Le gouvernement israélien avait été averti par les Égyptiens que la bande de Gaza était en état d'ébullition, mais Nétanyahou et ses collaborateurs croyaient avoir réussi à contenir le Hamas. Lorsque, récemment, les Israéliens ont déplacé un contingent militaire important de la frontière gazaouie vers la Cisjordanie, où les soldats étaient chargés de protéger les colons qui se livraient à des pogroms à Huwara et dans d'autres localités palestiniennes, ils pensaient ne pas avoir à s'inquiéter : Israël disposait des meilleurs systèmes de surveillance au monde et de vastes réseaux d'informateurs à l'intérieur de la bande de Gaza. La véritable menace, c'était l'Iran, pas les Palestiniens, qui n'avaient ni les capacités ni le savoir-faire pour organiser une attaque d'une quelconque importance.

Déjà à Philippeville en 1955

C'est cette arrogance et ce mépris raciste, nourris par des années d'occupation et d'apartheid, qui sont à l'origine de la « défaillance du renseignement » le 7 octobre. De nombreuses analogies ont été faites pour décrire l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » : Pearl Harbor (1941), l'offensive du Têt pendant la guerre du Vietnam (1968), l'attaque égyptienne d'octobre 1973, qui a déclenché la guerre du Kippour, et, bien entendu, le 11 septembre 2001. Mais la comparaison peut-être la plus pertinente est un épisode crucial et largement oublié de la guerre d'indépendance algérienne : le soulèvement de Philippeville en août 1955.

Encerclé par l'armée française, craignant de perdre du terrain au profit des politiciens musulmans réformistes favorables à un règlement négocié, le Front de libération nationale (FLN) lança alors une attaque féroce dans la ville portuaire de Philippeville et ses environs. Des paysans armés de grenades, de couteaux, de gourdins, de haches et de fourches massacrèrent — parfois en les éventrant – 123 personnes, principalement des Européens, mais aussi un certain nombre de musulmans. Pour les Français, ces violences étaient purement gratuites, mais dans l'esprit des auteurs de ces actes, il s'agissait de venger les massacres à Sétif, Guelma et Kherrata de dizaines de milliers de musulmans par l'armée française, appuyée par des milices de colons, après les émeutes indépendantistes de mai 1945.

En réponse aux évènements de Philippeville, le gouverneur général français, Jacques Soustelle, un libéral que la communauté européenne d'Algérie considérait comme beaucoup trop proche des Arabes et indigne de leur confiance, mena une campagne de répression où plus de dix mille Algériens trouvèrent la mort. Avec cette réaction disproportionnée, Soustelle était tombé dans le piège tendu par le FLN : la brutalité de l'armée française poussa les Algériens dans les bras des insurgés, de même que la riposte féroce d'Israël risque de renforcer le Hamas, au moins pour un temps, et ce même chez les Palestiniens de Gaza qui n'apprécient guère le régime autoritaire des islamistes. Soustelle lui-même admit qu'il avait alors contribué à « creuser entre les deux communautés un abîme où coule un fleuve de sang ».

C'est un abîme similaire qui s'est creusé à Gaza aujourd'hui. Déterminée à surmonter son humiliation par le Hamas, l'armée israélienne ne s'est pas comportée de manière différente — ni plus intelligente — que les Français en Algérie, les Britanniques au Kenya ou les Américains après le 11-Septembre. Le mépris d'Israël pour la vie des Palestiniens n'a jamais été aussi flagrant ni aussi impitoyable, et il est alimenté par une rhétorique au sujet de laquelle l'adjectif « génocidaire » n'a plus rien d'hyperbolique. Au cours des six premiers jours de frappes aériennes, Israël a largué plus de six mille bombes sur Gaza, et le nombre de personnes tuées par les bombardements, au 27 octobre, se monte déjà à 7 326. Ces atrocités ne sont pas des excès ou des « dommages collatéraux » : elles sont le fruit d'une volonté délibérée. Comme l'a dit le ministre israélien de la défense Yoav Gallant, « nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence » (Fanon : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. (…) Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. »)

Depuis l'attaque du Hamas, la rhétorique exterminatrice de l'extrême droite israélienne a atteint son paroxysme et se répand aussi chez les courants censément plus modérés. « Zéro Gazaoui », proclame ainsi un slogan israélien. Un membre du Likoud, le parti de Nétanyahou, a déclaré que l'objectif d'Israël devrait être « une Nakba qui éclipsera la Nakba de 1948 ». L'ancien premier ministre israélien Naftali Bennett s'est « lâché » devant un journaliste de la chaîne Sky News : « Sérieusement, vous allez continuer à me poser des questions sur les civils palestiniens ? Qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? (…) Nous combattons des nazis. »

La nazification de l'adversaire

La « nazification » des adversaires est une stratégie déjà ancienne qui sous-tend depuis longtemps les guerres et les politiques expansionnistes d'Israël. Lors de la guerre de 1982 contre l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) au Liban, Menahem Begin comparait Yasser Arafat à « Hitler dans son bunker ». Dans un discours prononcé en 2015, Benyamin Nétanyahou laissait entendre que les nazis se seraient contentés de déporter les juifs d'Europe plutôt que de les exterminer si le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin Al-Husseini, n'avait pas instillé l'idée de la « solution finale » dans l'esprit d'Hitler. En instrumentalisant effrontément la Shoah et en accusant les Palestiniens d'être des nazis pires que leurs prédécesseurs allemands, les dirigeants israéliens « bafouent la véritable signification de la tragédie juive », comme l'observait Isaac Deutscher au lendemain de la guerre de 1967. Sans compter que ces analogies contribuent à justifier une brutalisation encore plus grande du peuple palestinien.

Le sadisme de l'attaque du Hamas a facilité le travail à cette entreprise de nazification en ravivant la mémoire collective des pogroms et de la Shoah, transmise d'une génération à l'autre. Il est naturel que les juifs, tant en Israël que dans la diaspora, cherchent des explications à leurs souffrances dans l'histoire de la violence antisémite. Les traumatismes intergénérationnels sont tout aussi réels chez les Israéliens que chez les Palestiniens, et l'attaque du Hamas a affecté la partie la plus sensible de leur psyché : leur peur de l'anéantissement.

Mais la mémoire peut aussi nourrir l'aveuglement. Il y a longtemps que les juifs ont cessé d'être des parias impuissants, l'« Autre » intime de l'Occident. L'État qui prétend parler en leur nom possède l'une des armées les plus puissantes du monde — et le seul arsenal nucléaire de la région. Les atrocités du 7 octobre peuvent rappeler les pogroms de l'empire tsariste, mais Israël n'est pas la « zone de Résidence » [3].

Comme l'a observé l'historien Enzo Traverso, le peuple juif « occupe aujourd'hui une position tout à fait unique dans les mémoires du monde occidental. Ses souffrances sont mises en avant et font l'objet d'une protection légale, comme si les Juifs devaient toujours être soumis à des législations spéciales [4]. » Compte tenu de l'histoire des persécutions antisémites en Europe, ce souci occidental de protéger les vies juives est tout à fait compréhensible.

Mais ce que Traverso appelle la « religion civile » de la Shoah s'exerce de plus en plus au détriment de toute préoccupation pour les musulmans — et d'une reconnaissance véritable du problème de la Palestine. « Ce qui distingue Israël, les États-Unis et les autres démocraties lorsqu'il s'agit de faire face à des situations difficiles comme celle-ci, déclarait le 11 octobre 2023 le secrétaire d'État américain Antony Blinken, c'est notre respect du droit international et, le cas échéant, des lois de la guerre. » Et ce, au moment même où Israël honorait le droit international en rasant des quartiers de Gaza et en massacrant des familles entières, nous rappelant que, comme l'écrivait Aimé Césaire, « la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot ».

Les accueillir dans le Néguev ?

Dans les jours qui ont suivi l'attaque du Hamas, l'administration Biden a encouragé des politiques de transfert de population susceptibles de provoquer une nouvelle Nakba, comme par exemple le projet d'évacuation soi-disant « temporaire » de centaines de milliers de Palestiniens dans le Sinaï pour permettre à Israël de poursuivre son assaut contre le Hamas (le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi a répondu que si Israël était vraiment intéressé par le bien-être des réfugiés de Gaza, il n'avait qu'à les accueillir dans le Néguev — soit du côté israélien de la frontière avec l'Égypte).

En renfort de son offensive militaire, Israël a reçu de nouvelles livraisons d'armes de Washington, qui a également envoyé deux porte-avions en Méditerranée orientale en guise d'avertissement aux principaux alliés régionaux du Hamas, l'Iran et le Hezbollah. Le 13 octobre, le département d'État américain a diffusé une note interne demandant à ses fonctionnaires de ne pas utiliser les termes et expressions « désescalade/cessez-le-feu », « fin de la violence/des effusions de sang » et « rétablissement du calme » : même les reproches les plus inoffensifs envers Israël ne sauraient être tolérés.

Quelques jours plus tard, une résolution du conseil de sécurité des Nations unies appelant à une « pause humanitaire » à Gaza s'est heurtée à un veto américain, comme on pouvait s'y attendre. Dans l'émission Face the Nation de la chaîne CBS, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, a défini le « succès » dans le cadre du conflit de Gaza comme « la sécurité à long terme de l'État juif et du peuple juif », sans aucune mention de celle du peuple palestinien — ni de son statut d'apatride permanent. Dans un lapsus extraordinaire, il a quasiment reconnu sans le vouloir le droit au retour des Palestiniens : « Lorsque des personnes doivent quitter leur foyer ou leur maison en raison d'un conflit, elles ont le droit d'y retourner, de récupérer ce foyer et cette maison. Et c'est la même chose dans cette situation. » Peut-être, mais c'est assez improbable, surtout si le Hezbollah abandonne sa prudence et se joint à la bataille, un scénario qu'une offensive terrestre israélienne rend beaucoup plus plausible. Le soutien des États-Unis à l'escalade fait peut-être sens au niveau électoral pour Joe Biden, mais risque de provoquer une guerre régionale.

Jusqu'au bombardement dévastateur de l'hôpital Al-Ahli Arabi le 17 octobre – que Nétanyahou a immédiatement imputé aux « terroristes barbares de Gaza » —, les articles de la presse américaine étaient pratiquement des copies conformes des communiqués de l'armée israélienne. Les fissures dans le consensus pro-israélien qui avaient commencé à accorder une place à la réalité palestinienne et à des mots comme « occupation » ou « apartheid » ont disparu du jour au lendemain, témoignant sans doute de la fragilité de ces minces victoires rhétoriques. Le New York Times signait un éditorial affirmant que l'attaque du Hamas ne répondait à aucune « provocation immédiate » de la part d'Israël, et publiait également un portrait élogieux d'un général israélien à la retraite qui « s'était saisi de son pistolet pour se confronter au Hamas » et conseillait à l'armée de « tout raser » à Gaza (une fois de plus, la couverture de l'extraordinaire quotidien israélien Haaretz a montré par comparaison la lâcheté des médias américains en attribuant la responsabilité du conflit au « gouvernement annexionniste et expropriateur » de Nétanyahou).

Un niveau d'islamophonie inégalé

Les trois présentateurs musulmans de MSNBC ont dû momentanément quitter l'antenne, apparemment pour ne pas heurter les sensibilités israéliennes. Rashida Tlaib, une parlementaire américano-palestinienne de Detroit a été accusée de diriger une « faction pro-Hamas » à la Chambre des représentants en raison de ses critiques à l'encontre de l'armée israélienne. Des crimes haineux ont été perpétrés contre des musulmans américains, alimentés entre autres par un torrent d'islamophobie d'un niveau jamais vu depuis le 11-Septembre et la « guerre contre le terrorisme ». Une des premières victimes en fut un petit garçon palestinien de 6 ans, Wadea Al-Fayoume, assassiné à Chicago par le propriétaire du logement de sa famille, apparemment en représailles au 7 octobre.

En Europe, les expressions de soutien aux Palestiniens sont devenues pratiquement taboues et, dans certains cas, elles ont été criminalisées. La romancière palestinienne Adania Shibli a ainsi appris l'annulation de la cérémonie de remise de prix pour son roman Un détail mineur à la Foire du livre de Francfort. Son livre s'appuie sur l'histoire vraie d'une jeune bédouine palestinienne violée et tuée par des soldats israéliens en 1949. La France a interdit les manifestations propalestiniennes et la police française a utilisé des canons à eau pour disperser un rassemblement de soutien à Gaza sur la place de la République à Paris. La ministre britannique de l'intérieur, Suella Braverman, a proposé d'interdire de brandir le drapeau palestinien. Le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré que la « responsabilité assumée par l'Allemagne du fait de la Shoah » l'obligeait à « défendre l'existence et la sécurité de l'État d'Israël » et a imputé toutes les souffrances de Gaza au Hamas.

Dominique de Villepin, ancien premier ministre français, a été l'un des rares responsables occidentaux à exprimer son horreur face à ce qui se passe sur place. Sur France Inter, le 12 octobre, il s'est insurgé contre l'« amnésie » de l'Occident concernant la Palestine, un « oubli » qui a permis aux Européens de croire que les accords économiques et le commerce d'armements entre Israël et ses nouveaux amis arabes du Golfe feraient disparaître la question palestinienne de la surface de la terre. Le 14 octobre, Ione Belarra, la ministre espagnole des droits sociaux et membre du parti de gauche Podemos, est allée encore plus loin, accusant Israël de mettre en œuvre une punition collective à caractère génocidaire et a appelé à juger Nétanyahou pour crimes de guerre.

Mais les voix de Tlaib, de de Villepin et de Belarra sont complètement submergées par celles des politiciens et des experts occidentaux alignés sur Israël qui représente le camp de la « civilisation » dans ce conflit et exerce son « droit de se défendre » contre la barbarie des Arabes. Les propos sur l'occupation et sur les racines du conflit sont de plus en plus fréquemment taxés d'antisémitisme.

Les « amis d'Israël » parmi les juifs peuvent considérer cette situation comme un triomphe. Mais, comme le souligne Enzo Traverso, « le passage de la stigmatisation à la valorisation de la judéité », et le fait qu'elle entraîne un soutien inconditionnel de l'Occident à Israël et une préoccupation unilatérale pour les souffrances des juifs plutôt que pour celles des musulmans palestiniens, « favorise (…) un positionnement des juifs dans les structures de domination ». Pire encore, l'abandon de toute neutralité face au comportement d'Israël expose les juifs de la diaspora à un risque croissant de violence antisémite, qu'elle soit le fait de groupes djihadistes ou de « loups solitaires ». La censure des voix palestiniennes au nom de la sécurité du peuple juif, loin de protéger ce dernier, ne fera qu'intensifier son insécurité.

Les errements d'une certaine gauche

La partialité systématique des médias occidentaux trouve un écho dans la réaction symétrique du monde arabe et d'une bonne partie des pays du Sud, où le soutien de l'Occident à la résistance de l'Ukraine contre l'agression russe, alors qu'il refuse de reconnaître l'agression d'Israël contre les Palestiniens sous occupation, a déjà suscité des accusations d'hypocrisie (une division qui rappelle les fractures de 1956, lorsque les peuples des « pays en voie de développement » étaient solidaires de la lutte de l'Algérie pour l'autodétermination, tandis que les pays occidentaux soutenaient la résistance de la Hongrie à l'invasion soviétique). Dans les nations qui se sont battues pour en finir avec le colonialisme, la domination blanche et l'apartheid, la lutte palestinienne pour l'indépendance et les conditions d'asymétrie obscène dans laquelle elle se déroule touchent une corde sensible.

Par ailleurs, il faut compter avec les admirateurs du Hamas au sein de la gauche dite « décoloniale », dont beaucoup ont fait carrière dans des universités occidentales. Certains d'entre eux — notamment le Parti des Indigènes de la République en France, qui a salué sans réserve l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » — semblent presque exaltés par la violence du Hamas, qu'ils décrivent comme une forme de justice anticoloniale faisant écho aux thèses de Fanon dans le premier chapitre fort controversé des Damnés de la terre, intitulé « De la violence ». Dans un message sur Twitter, la journaliste américano-somali Najma Sharif affirmait sur un ton ironique : « C'est quoi la décolonisation, à votre avis ? Une ambiance cool ? Des articles académiques ? Des essais ? Bande de losers. » Bref, le refrain des groupies du « Déluge d'Al-Aqsa » pourrait être : « La décolonisation n'est pas une métaphore ». D'autres ont suggéré que les jeunes participants du festival Tribe of Nova méritaient leur sort pour avoir eu l'audace d'organiser un tel événement à quelques kilomètres de la frontière de Gaza.

Il est évident que Fanon prônait la lutte armée contre le colonialisme, mais il qualifiait le recours à la violence par les colonisés de processus de « désintoxication » (« Au niveau des individus, la violence désintoxique. »), un terme souvent traduit de façon erronée en anglais par cleansing (« purification »). Sa conception des formes les plus meurtrières de la violence anticoloniale était celle d'un psychiatre diagnostiquant une pathologie de vengeance engendrée par l'oppression coloniale, pas une prescription. Il était naturel, écrivait-il, qu'un peuple « à qui l'on n'a jamais cessé de dire qu'il ne comprenait que le langage de la force, décide de s'exprimer par la force ». Évoquant l'expérience phénoménologique des combattants anticolonialistes, il observait qu'au stade initial de la révolte, « pour le colonisé, la vie ne peut surgir qu'à partir du cadavre en décomposition du colon ».

Ce que Fanon a vraiment dit

Mais Fanon a également décrit avec une éloquence poignante les effets des traumatismes de la guerre — y compris les traumatismes subis par les insurgés anticolonialistes ayant massacré des civils. Dans un passage que peu de ses admirateurs d'aujourd'hui se risquent à citer, il mettait ainsi en garde ses lecteurs :

  • Le racisme, la haine, le ressentiment, « le désir légitime de vengeance » ne peuvent alimenter une guerre de libération. Ces éclairs dans la conscience qui jettent le corps dans des chemins tumultueux, qui le lancent dans un onirisme quasi pathologique où la face de l'autre m'invite au vertige, où mon sang appelle le sang de l'autre, où ma mort par simple inertie appelle la mort de l'autre, cette grande passion des premières heures se disloque si elle entend se nourrir de sa propre substance. Il est vrai que les interminables exactions des forces colonialistes réintroduisent les éléments émotionnels dans la lutte, donnent au militant de nouveaux motifs de haine, de nouvelles raisons de partir à la recherche du « colon à abattre ». Mais le dirigeant se rend compte jour après jour que la haine ne saurait constituer un programme.

Pour organiser un mouvement efficace, Fanon estimait que les protagonistes de la lutte anticoloniale devaient surmonter la tentation de la vengeance primordiale et développer ce que Martin Luther King, citant le théologien Reinhold Niebuhr, appelait une « discipline spirituelle contre le ressentiment ». Conformément à cette perspective, sa conception de la décolonisation algérienne accordait une place non seulement aux musulmans luttant pour s'émanciper du joug colonial, mais aussi aux membres de la minorité européenne et aux juifs algériens (eux-mêmes jadis une communauté « indigène ») pour autant qu'ils se joignent à la lutte pour la libération.

Dans L'An V de la révolution algérienne, Fanon rendait un hommage éloquent aux non-musulmans d'Algérie qui, aux côtés de leurs camarades professant l'islam, imaginaient un avenir dans lequel l'identité et la citoyenneté algériennes seraient définies par des idéaux communs, et non par l'appartenance ethnique ou la foi. L'éclipse de cette vision sous les effets conjoints de la violence française et du nationalisme islamique autoritaire du FLN est une tragédie dont l'Algérie ne s'est pas encore remise. C'est la même vision qui était défendue par des intellectuels tels qu'Edward Said et par un contingent certes minoritaire mais influent de représentants des gauches palestinienne et israélienne, et sa destruction n'a pas été moins dommageable pour le peuple d'Israël-Palestine.

Récemment, l'historien palestinien Yezid Sayigh m'écrivait :

  • Ce qui me terrifie, c'est que nous nous trouvons à un point d'inflexion de l'histoire mondiale. Nous avions déjà assisté à une accumulation de profondes mutations en cours depuis au moins deux décennies, lesquelles ont donné naissance à des mouvements (et des gouvernements) de droite, voire fascistes. De mon point de vue, le massacre de civils par le Hamas est un peu l'équivalent de Sarajevo en 1914, ou peut-être de la Nuit de cristal en 19385 en ce qu'il déclenche ou accélère des mouvements de fond beaucoup plus amples. À un niveau plus circonscrit, je suis furieux contre le Hamas, qui a pratiquement effacé tout ce pour quoi nous nous sommes battus pendant des décennies, et je suis sidéré par les gens qui ne sont pas capables de distinguer critiquement opposition à l'occupation israélienne et crimes de guerre, et qui ferment les yeux sur ce que le Hamas a fait dans les kibboutzim du sud d'Israël. C'est de « l'ethno-tribalisme ».

Le culte de la force

Les fantasmes ethno-tribalistes de la gauche décoloniale, avec ses invocations rituelles de Fanon et son exaltation des guérilleros en parapente du Hamas, sont en effet pervers. Comme l'écrivait l'écrivain palestinien Karim Kattan dans un essai émouvant publié par le journal Le Monde [5], il semble être devenu impossible à certains amis autoproclamés de la Palestine de dire tout à la fois que « les massacres comme ceux qui ont eu lieu à la rave party du festival Tribe of Nova sont une horreur indigne » et qu'« Israël est une puissance coloniale féroce, coupable de crimes contre l'humanité ». Dans une ère de défaite et de démobilisation, où les voix les plus extrémistes sont amplifiées par les réseaux sociaux, le culte de la force semble s'être imposé dans certains secteurs de la gauche, court-circuitant toute forme d'empathie pour les civils israéliens.

Mais le culte de la force d'une certaine gauche radicale est moins dangereux, parce que largement dénué de conséquences, que celui d'Israël et de ses partisans, à commencer par l'administration Biden. Pour Nétanyahou, la guerre est une lutte pour la survie, la sienne comme celle d'Israël. Jusqu'ici, il a généralement préféré les manœuvres tactiques et évité les offensives militaires de grande envergure. Si Israël a mené sous son égide plusieurs assauts contre Gaza, l'actuel premier ministre est aussi un des principaux architectes de l'entente avec le Hamas, une position qu'il a justifiée en 2019, lors d'une réunion des membres du Likoud au Parlement, au cours de laquelle il a déclaré que « quiconque veut contrecarrer la création d'un État palestinien doit soutenir le Hamas et lui transférer de l'argent ».

Nétanyahou a compris que tant que les islamistes seraient au pouvoir à Gaza, il n'y aurait pas de négociations sur la création d'un État palestinien. L'offensive du 7 octobre n'a pas seulement fait échouer son pari sur la viabilité du fragile équilibre entre Israël et Gaza ; elle s'est produite à un moment où il devait simultanément faire face à des accusations de corruption et à un mouvement de protestation déclenché par son projet de mise sous tutelle du système judiciaire et de remodelage du système politique israélien à l'image de la Hongrie de Viktor Orbán. Dans un effort désespéré de faire oublier ces revers, il s'est lancé dans cette guerre en la présentant comme une « lutte entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre l'humanité et la loi de la jungle ».

Les colons fascistes israéliens - représentés dans son cabinet par Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, tous deux partisans déclarés du nettoyage ethnique — ont tué nombre de Palestiniens en Cisjordanie depuis l'attaque du Hamas (si l'on inclut les victimes de l'armée, le bilan s'élève à près de cent-vingt morts [au 29 octobre]). Les citoyens arabes d'Israël craignent de devoir revivre le genre d'attaques qu'ils ont subies de la part de bandes d'émeutiers juifs en mai 2021, lors des mobilisations connues sous le nom d' « Intifada de l'unité ». Quant aux habitants de Gaza, ils sont non seulement contraints de payer pour les actions du Hamas, mais aussi, une fois de plus, pour les crimes d'Hitler. Et l'impératif d'invoquer la Shoah est devenu le véritable « dôme de fer » idéologique d'Israël, son bouclier contre toute critique de ses actions.

Quel est l'objectif ultime de Nétanyahou ? Éliminer le Hamas ? C'est tout simplement impossible. Malgré tous les efforts d'Israël pour dépeindre cette organisation comme la branche palestinienne de l'État islamique, et en dépit de son caractère indéniablement violent et réactionnaire, le Hamas est un mouvement nationaliste islamique, pas une secte nihiliste. Il fait partie du paysage politique palestinien et se nourrit du désespoir engendré par l'occupation. Il ne peut donc être simplement liquidé, pas plus que les zélotes fascistes du cabinet de Nétanyahou (ou d'ailleurs les terroristes de l'Irgoun, qui, après avoir commis des attentats à la bombe et des massacres dans les années 1940, ont intégré dans les décennies suivantes l'establishment politique israélien) [6]. L'assassinat de dirigeants du Hamas tels que le cheikh Ahmed Yassine ou Abdel Aziz Al-Rantissi, tous deux éliminés en 2004, n'a en rien entravé l'influence croissante de cette organisation et l'a même favorisée.

Benyamin Nétanyahou croit-il qu'il peut forcer les Palestiniens à rendre les armes ou à renoncer à leur aspiration à un État en les soumettant à coups de bombes ? Cela a déjà été tenté, et plus d'une fois ; le résultat invariable a été l'émergence d'une nouvelle génération de militants palestiniens encore plus révoltés. Israël n'est certes pas un tigre de papier, comme l'ont conclu imprudemment au lendemain du 7 octobre certains dirigeants du Hamas, tout à la joie d'avoir pu exterminer les soldats israéliens surpris dans leur sommeil. Mais Israël est de plus en plus incapable de changer de cap : sa classe politique manque de l'imagination et de la créativité nécessaires à la poursuite d'un accord durable, sans parler du sens de la justice et de la dignité de l'autre.

Juifs israéliens et arabes palestiniens sont « coincés »

Une administration américaine responsable, moins sensible aux préoccupations électorales et moins prisonnière de l'establishment pro-israélien, aurait pu profiter de la crise actuelle pour exhorter Israël à réexaminer non seulement sa doctrine en matière de sécurité, mais aussi ses politiques envers la seule population du monde arabe avec laquelle l'État israélien n'a manifesté aucun intérêt à l'idée d'une paix véritable, à savoir les Palestiniens. En lieu de quoi Biden et Blinken se sont fait l'écho des clichés israéliens sur la « lutte contre le Mal » en passant commodément sous silence la responsabilité d'Israël dans l'impasse politique dans laquelle il se trouve. La crédibilité de Washington dans la région, qui n'a jamais été très forte, est désormais encore plus faible que sous l'administration Trump.

Le 18 octobre, Joshua Paul, qui fut pendant plus de onze ans à la tête des relations publiques et des rapport avec le Congrès américain pour le Bureau des affaires politico-militaires du département d'État, a démissionné de son poste en signe de protestation contre les livraisons d'armes des Etats-Unis à Israël. Dans sa lettre de démission, il écrivait qu'une attitude de « soutien aveugle à l'une des parties » a entraîné des politiques « à courte vue, destructrices, injustes, et contradictoires avec les valeurs mêmes que nous défendons publiquement ». Il n'est pas étonnant que les Émirats arabes unis aient été le seul État de la région à critiquer l'opération « Déluge d'Al-Aqsa ». L'hypocrisie américaine — et la cruauté de la riposte israélienne — ont rendu cette critique impossible.

La vérité incontournable, c'est qu'Israël ne peut pas plus étouffer la résistance palestinienne par la violence que les Palestiniens ne peuvent vaincre dans une guerre de libération de type algérien : juifs israéliens et Arabes palestiniens sont « coincés » dans une relation inextricable — à moins qu'Israël, de loin le plus fort des deux adversaires, ne pousse les Palestiniens à l'exil pour de bon. La seule chose qui puisse sauver les peuples d'Israël et de Palestine et empêcher une nouvelle Nakba — laquelle est devenue une possibilité réelle, alors qu'une nouvelle Shoah n'est qu'une hallucination d'origine traumatique — est une solution politique qui accorde aux deux peuples un égal droit de citoyenneté et leur permette de vivre en paix et en liberté, que ce soit dans un unique État démocratique, dans deux États ou dans une fédération. Tant que la quête de cette solution sera refoulée, la dégradation continue de la situation est pratiquement garantie, et avec elle la certitude d'une catastrophe encore plus terrible.

Adam Shatz

• Article paru initialement dans la London Review of Books, vol. 45, n° 20, 19 octobre 2023. Traduit de l'anglais par Marc Saint-Upéry.

• Adam Shatz est éditeur pour les États-Unis de la London Review of Books. Sa biographie de Frantz Fanon, Frantz Fanon, une vie en révolutions, sera publiée par les éditions La Découverte en mars 2024.

Notes

[1] « Depuis l'attaque du Hamas contre Israël, nous sommes entrés dans une période obscure qu'il est encore impossible de nommer », Le Monde, 14 octobre 2023.

[2] NDLR : le 15 mai 1974, une centaine d'élèves furent pris en otage dans une école de la ville Maalot lors d'une attaque menée par des militants du FDLP. Au total, 22 écoliers et trois enseignants furent assassinés par leurs ravisseurs, ainsi qu'un couple et leur enfant de 4 ans.

[3] NDLR : région occidentale de l'empire russe où les juifs furent cantonnés par les autorités tsaristes à partir de la fin du XVIIIe siècle et jusqu'à la révolution de février 1917. Ils n'avaient pas le droit de quitter le territoire sauf sur dérogation spéciale

[4] Les citations d'Enzo Traverso sont tirées de La fin de la modernité juive, La Découverte, 2016.

[5] « Dans la tourmente qui ne fait que commencer, nous devons faire preuve de cœur et de hauteur d'esprit », Le Monde, 11 octobre 2023.

[6] NDLR : d'inspiration révisionniste, cette milice sioniste clandestine fut créée en 1931. Elle organisa notamment l'attentat contre l'hôtel King David de Jérusalem, le 22 juillet 1946, qui fit 91 morts. La milice formera par la suite l'ossature du parti de droite Herout, futur Likoud.

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Hong Kong : en marge du procès des démocrates, les disparitions continuent en Chine

19 décembre 2023, par Pierre-Antoine Donnet — , ,
Vient de s'achever à Hong Kong le « procès des 47 », ces activistes pro-démocratie embastillés pour avoir « conspiré en vue de renverser le pouvoir ». Verdict attendu au (…)

Vient de s'achever à Hong Kong le « procès des 47 », ces activistes pro-démocratie embastillés pour avoir « conspiré en vue de renverser le pouvoir ». Verdict attendu au printemps prochain. Au même moment, les disparitions continuent en Chine. Derniers exemples en date, une journaliste du South China Morning Post et deux militantes féministes chinoises dont les proches sont sans nouvelles.

Tiré de Asialyst
9 décembre 2023

Par Pierre-Antoine Donnet

Un manifestant se tient derrière de faux barreaux de prison avec les photos des 47 figures du camp pro-democraie en procès pour "tentative de renverser le gouvernement", à Hong Kong en mai 2021. (Source : Guardian)

C'est presque devenu une scène de vie ordinaire dans cette ancienne colonie britannique totalement mise sous cloche depuis l'imposition par Pékin de la Loi sur la sécurité nationale » en juin 2020. Les audiences au cours desquelles ont comparu les 47 prévenus se sont déroulées dans une apparente indifférence générale. Or ce procès a rassemblé la quasi-totalité des figures de proue du camps pro-démocratie, accusées d'avoir participé à une primaire de l'opposition organisée en juillet 2020. Désormais, ils attendront leur verdict d'ici trois ou quatre mois. Les accusés risquent une peine allant jusqu'à la prison à vie. La Loi sur la sécurité nationale punit les coupables de « sédition », « intelligence avec une puissance étrangère » et d'autres motifs dont la définition est suffisamment vague pour jeter en prison celles et ceux qui manifestent leur opposition à l'emprise de Pékin sur cette ville de 7,5 millions d'âmes.

Pékin avait imposé cette loi en 2020 à la suite de manifestations de rue monstres rassemblant jusqu'à deux millions d'habitants de Hong Kong pour exprimer leur rejet de la mainmise du régime communiste chinois sur la vie quotidienne de la population. Or celle-ci s'était vue promettre par l'ancien président chinois Deng Xiaoping cinquante années de libertés publiques inchangées en vertu du principe « Un pays, deux systèmes ». Un concept qu'il avait inventé en échange de la rétrocession de la cité à la Chine par les autorités britanniques en 1997.

Les accusés, parmi lesquels figurent des parlementaires démocratiquement élus comme Claudia Mo, une ancienne journaliste de l'Agence France-Presse, et des universitaires, forment un échantillon représentatif de l'opposition dans cette ex-colonie britannique, qui a été méthodiquement écrasée depuis que la Chine depuis l'adoption de cette loi. L'affaire, qui traîne depuis que les autorités ont lancé leurs accusations il y a plus de mille jours, est attentivement scrutée, les observateurs y voyant un indicateur de l'atmosphère politique locale devenue étouffante.

« Moyen illégal »

Les 47 personnes poursuivies sont inculpées de « complot en vue de subvertir le pouvoir de l'État » pour avoir organisé et soutenu en juillet 2020 des élections primaires non officielles, auxquelles elles ont participé, afin de présélectionner des candidats pro-démocratie en vue des élections législatives. L'accusation a déclaré qu'elles avaient eu l'intention d'obtenir la majorité au parlement en faisant élire les vainqueurs de ces primaires dans le but de contraindre le gouvernement à répondre aux requêtes des manifestants en menaçant de mettre sans discernement un veto à l'approbation du budget annuel.

Les débats finaux ont en particulier porté sur la question de savoir si le fait d'user d'un tel veto concernant le budget était une prérogative figurant dans la Loi fondamentale – la mini-Constitution de Hong Kong – ou un « moyen illégal » de contribuer à ce que les autorités ont qualifié de complot subversif. « Nous parlons de quelqu'un qui fait quelque chose en violation des principes essentiels » de la Loi fondamentale, a lancé le procureur principal Jonathan Man devant le tribunal.

Le parquet a soutenu que pour être jugés « illégaux » les moyens employés ne devaient pas nécessairement être violents, tandis que les avocats de la défense ont estimé qu'ils devaient, pour être qualifiés ainsi, impliquer une « coercition physique » ou des « actes criminels ». L'avocat de la défense Kevin Chan a affirmé que l'accusation ne disposait d'aucun texte pour étayer sa définition du terme « illégal ». La plupart des membres de ce groupe sont emprisonnés depuis près de trois ans. Ils ont été inculpés début 2021 et 31 d'entre eux ont plaidé coupable.

Le procès, qui a au total duré 118 jours, s'est déroulé sans jury – une rupture majeure par rapport à une tradition vieille de 178 ans à Hong Kong – pour empêcher « l'implication d'éléments étrangers ». Le tribunal est présidé par trois juges de haut rang tous choisis par le gouvernement.

« Je ne voulais pas risquer d'être arrêtée de nouveau »

L'une des activistes les plus connue à Hong Kong, Agnes Chow, a quant à elle choisi de fuir la ville. Emprisonnée en 2020 pour avoir pris part aux manifestations, elle avait été libérée sous caution en 2021 mais son passeport avait été confisqué. Toujours sous le coup d'une enquête, la jeune femme avait bénéficié d'un programme universitaire au Canada début 2023. En septembre, son passeport lui avait été rendu. Aujourd'hui âgée de 27 ans, cette icône de la contestation à Hong Kong vit désormais à Toronto. Elle a raconté sur Instagram ces mois de surveillance constante et comment elle a été contrainte, pour récupérer ce passeport, de rédiger une lettre d'auto-critique ainsi que de déclarer en public devant des photographes à Shenzhen sa « gratitude » à la police et son admiration pour le « développement de la grande mère-patrie ».

Confiant son angoisse permanente et sa dépression vécues jusqu'à son départ au Canada, elle explique à la BBC avoir pris la décision de ne jamais plus retourner à Hong Kong contrairement à l'engagement pris de revenir : « Je ne veux plus être forcée de faire des choses contraires à ma volonté. Mon corps et mon esprit s'effondreraient. [Hong Kong est maintenant] un endroit plongé dans la peur. Comment pourrais-je vivre encore 10, 20 ou 30 ans sous un tel contrôle. » Et de justifier ainsi sa décision de partir : « J'ai pris la décision au dernier moment car je ne voulais pas risquer d'être arrêtée à nouveau. Je ne voulais pas être envoyée en Chine une nouvelle fois. Je veux que le monde entende [mon témoignage] sur la façon avec laquelle la police de Hong Kong abuse de sa puissance. Je pense qu'il n'y a plus de mouvement pro-démocratie, il a été écrasé par la police. Il n'y a plus aucune place pour quiconque pour dire ou faire quoi que ce soit. »

Après le départ d'Agnes Chow pour l'exil et sa décision de ne pas revenir, le chef de l'exécutif hongkongais John Lee a condamné son initiative : « Les fugitifs seront poursuivis pendant toute leur vie jusqu'à ce qu'ils se rendent. » Il a traité la jeune femme de « menteuse » et « d'hypocrite ». Agnes Chow est sous le coup d'une enquête pour « collusion avec des puissances étrangères ». Ces « forces étrangères » essaient encore d'infiltrer Hong Kong, a renchéri John Lee.

« Activités subversives » des féministes

La répression en Chine a également pris pour cible les mouvements féministes. L'un des nombreux exemples est celui d'une journaliste chinoise, Huang Xueqin, qui était devenue l'une des principales activistes du mouvement #MeToo chinois. Arrêtée en 2021, elle avait ensuite disparu jusqu'à l'ouverture de son procès à huis clos en octobre dernier.

Son amie Wang Jianbing avait subi le même sort, arrêtée en septembre 2021 puis accusée d'activités « subversives ». Son sort est depuis inconnu. Les deux jeunes femmes avaient disparu alors qu'elles s'apprêtaient à monter ensemble dans un avion pour le Royaume-Uni où elles avaient obtenu une bourse d'études du gouvernement britannique. « Ce cas est exemplaire de la volonté [des autorités] d'écraser toute la société civile », a déclaré Lu Pin, une autre activiste féministe citée par le New York Times.

De fait, les disparitions s'accélèrent en Chine, la dernière en date étant celle de Minnie Chan, journaliste au quotidien hongkongais South China Morning Post. Partie en Chine continentale fin octobre pour couvrir à Pékin le Xiangshan Forum, une plateforme annuelle réunissant dans la capitale chinoise des responsables militaires internationaux, elle n'a donné aucune nouvelle depuis cette date à ses proches et ses amis.

Son journal, propriété du groupe chinois Alibaba et aujourd'hui étroitement contrôlé par Pékin, a expliqué vendredi 8 décembre que la jeune femme est actuellement en congé à Pékin et qu'elle avait informé sa famille avoir « besoin de temps pour régler une affaire personnelle ». « Sa famille nous a dit qu'elle est en sécurité mais a demandé de respecter sa vie privée », a expliqué un porte-parole à des médias japonais, l'agence Kyodo estimant qu'elle est peut-être détenue contre son gré par les autorités de Pékin.

Les enquêtes de Minnie Chan concernaient la politique à Hong Kong. Elles n'étaient plus publiées par son journal depuis neuf mois. La reporter avait récemment été mutée dans un autre service du South China Morning Post, assignée à des sujets moins sensibles, selon des sources informées dans l'ancienne colonie britannique. Elle est la deuxième journaliste du quotidien anglophone à disparaître depuis 2022.

Sans explication

« Quelque chose est pourri dans l'entourage impérial de Xi Jinping », titre le site américain Politico le 6 décembre dans un article consacré aux dernières disparitions de dirigeants chinois, pour certains des proches du maître de la Chine communiste. Parmi eux, l'ancien ministre des Affaires étrangères Qin Gang qui avait disparu sans explication le 25 juin dernier avant d'être officiellement limogé pour une relation illégitime avec une journaliste chinoise, Fu Xiaotian, travaillant aux États-Unis pour Phoenix, une télévision de Hong Kong. Des rumeurs savamment répandues avaient fait état d'un enfant conçu de cette union né aux Etats-Unis et donc citoyen américain. Politico cite deux sources haut placées au sein du régime chinois mais non identifiées selon lesquelles Qin Gang serait mort fin juillet, soit des suites d'un suicide soit de tortures, dans un hôpital militaire de Pékin spécialisé dans les soins pour les hauts dirigeants.

Au même moment de la disparition du chef de la diplomatie chinoise s'est produite celle du commandant en chef du département des missiles nucléaires Li Yuchao et de son adjoint Lin Guanbin. Plus tard, ces derniers ont été formellement remplacés sans explication. Puis vint le tour du ministre de la Défense Li Shangfu, pourtant un proche de Xi Jinping, qui devait plus tard être limogé, là aussi sans explication. Purgé lui aussi sans explication à peu près au même moment, Wang Shaojun, le chef depuis 2015 de l'unité chargée de la protection des dirigeants chinois et en particulier de la protection personnelle de Xi Jinping lors de ses voyages à l'étranger. Ce dernier devait mourir trois mois plus tard, officiellement faute de « traitement médical efficace ». « Des centaines de responsables de haut rang de l'Armée populaire de libération (APL) de même que des milliers de responsables du Parti ont été arrêtés, ont disparu, été menés au suicide ou tués dans des circonstances montées pour faire croire à un suicide », affirme Politico.

Par Pierre-Antoine Donnet

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